Poèmes ingénusLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 81-83).




L’OMBRE HEUREUSE




J’évoque, sous un ciel ignoré des regards,
Au pays pacifique où des clartés sereines
Attardent plus longtemps leur doux sourire épars,
Un bois tout murmurant de sources léthéennes....

Un soupir est dans l’air !... Tout le ciel en frémit !...
Au gré de la lueur plus vive ou plus tremblante,
Le bruit mélodieux s’élève ou s’assoupit,
Si vague, qu’on dirait de la clarté qui chante.

Au loin, par les sentiers, de beaux couples s’en vont.
Au loin, par le mystère adorable des sentes,
Le charme souverain de la douce saison
Mêle plus tendrement les bêtes innocentes.


Ces cœurs adolescents s’aiment sans le savoir !
Étrangement heureux, pleins d’obscures alarmes,
Ils respirent partout, dans la beauté du soir,
Comme un pressentiment d’ivresses et de larmes.

Mais d’autres, absorbés en un songe sans fin,
A quoi sert de parler ? Les choses sont si belles !
Parcourent les forêts et l’horizon divin
Comme un livre ineffable entr’ouvert autour d’elles.

Les plus sages, pourtant, les yeux clos à jamais
Au mirage incertain qui trouble leurs sœurs pâles,
Regardent défiler, sous leurs fronts ceints de paix,
Des cortèges muets de formes idéales.

Heureux qui, déjouant l’énigme du destin.
Du songe ou de la vie a préféré le songe ;
Même la pureté de ce ciel enfantin,
Au prix de ses pensers, n’est qu’un divin mensonge !

L’air, vague et lumineux, du calme paradis
Où glissent, deux à deux, ces âmes apaisées,
Fait, dans l’ombre des bois, sur ces sommeils bénis,
Trembler comme un halo la douceur des rosées.


L’une d’elles, parfois, parlant, comme à regret,
Avec la voix lointaine et tendre qu’ont les ombres,
Semble vouloir livrer un peu de son secret
A la complicité taciturne des ombres.

Que dit-elle ? Des mots de paix et de pitié...
Des mots calmes, hélas ! tels qu’une âme fiévreuse
N’en saurait, désormais, saisir le sens altier ;
Et l’on ne comprend rien, sinon qu’elle est heureuse..

Que lui sont les amants ? que lui sont les aimés,
Et ces cœurs enfantins que la terre émerveille ?
Le plus beau songe encore est sous les yeux fermés,
Il n’est rien au dehors qui vaille qu’on s’éveille !...


1893.