PAOLO ARETINO
1508-1584
« Sabbato Sancto » : Lamentationes et Responsoria.
Odhecaton, Paolo Da Col.
Arcana. Ø 2021. TT : 1 h 03’.
TECHNIQUE : 3,5/5
Enregistré en août 2021 en l’église Sant’Ignazio d’Arezzo par Giuseppe Maletto. Une image ample et homogène, même si les voix sont captées de près, pour leur donner de la présence. Une réverbération extrêmement dense soutient et prolonge la matière vocale mais l’épaissit un peu trop par sa longueur.
En 1544 et 1546, un certain Paolo Aretino fait paraître à Venise des Sacra responsoria (révisés en 1563) et des Piae ac devotissime lamentationes. Encore baigné d’auteurs transalpins, le panorama éditorial italien du milieu de siècle se voit affublé alors d’une musique sacrée autochtone avec ce qui constitue la plus ancienne édition imprimée de répons polyphoniques pour la semaine sainte.
De cet Aretino nous savons qu’il n’a quasi jamais quitté sa ville natale d’Arezzo où il gravit les échelons à Santa Maria della Pieve, de responsable de l’enseignement du chant à maître de musique. Nous savons aussi qu’il eut de nombreux contacts avec le milieu florentin des Medicis, et qu’il n’a pas seulement composé de la musique sacrée : deux livres de madrigaux, publiés en 1549 et 1558, toujours à Venise, ont attiré l’attention des chercheurs depuis les années 1970.
A partir des recueils de 1544 et 1546, Paolo Da Col exhume ici les lamentations et les répons pour l’office des Ténèbres du samedi saint écrits à quatre voix égales, faisant appel au registre grave voire très grave avec l’usage d’une basse profonde en clef de fa sur la cinquième ligne (combinée à d’autres basses dans les lamentations) ! Dix chanteurs – un contre-ténor, cinq ténors, deux barytons, deux basses – s’approprient avec une ferveur époustouflante cette musique d’avant le Concile de Trente, constituée essentiellement de valeurs longues. La lenteur, une économie des moyens dans l’écriture (souvent homorythmique, parfois à la limite de l’incantation) permettent de créer un climat expressif où la respiration et la dévotion n’excluent pas le raffinement, les contrastes (Lamentatio I) et les effets figuratifs (les retards sur « Si est dolor similis sicut dolor meus » dans le O vos omnes). Rien ne lasse. On admire à l’infini cette plastique vocale diablement efficace où les voix se déploient dans leur plénitude et mettent en avant chaque détail dans une cohésion à couper le souffle (Plange quasi virgo). Cette redécouverte montre Odhecaton à son meilleur.
Frédéric Degroote
CARL PHILIPP EMANUEL BACH
1714-1788
Symphonies Wq 174, 176, 177, 182/1, 3-5.
Akademie für Alte Musik Berlin.
HM. Ø 2023. TT : 1 h 11’.
TECHNIQUE : 4/5
Enregistré par Matthias Erb et Philipp Nedel en janvier 2023 au Studio b-sharp, à Berlin. Une image aux contours très précis, à la fois dense et riche en détails comme en nuances, avec des timbres bien définis et des textures homogènes. Bel équilibre entre les sections de cuivres et de bois.
En 1997 puis 2001, l’Akademie für Alte Musik avait consacré à Carl Philipp Emanuel Bach deux anthologies essentielles, suivies par quelques miettes en 2014 (Wq 183/1) et 2020 (Wq 175 et 183/4). Quatre symphonies de Hambourg (Wq 182) manquaient encore à l’appel : les voici ! Et si elles ont pu échapper à des ensembles réputés, comme l’ont hélas démontré Gli Incogniti (HM, cf. no 700) et l’Orchestre du XVIIIe siècle (Glossa, cf. no 731), elles constituent un terrain d’élection pour nos Berlinois, dont l’audace, le goût pour les contrastes marqués font mouche dans cette musique.
Si la sombre tension de la Wq 177 est rendue sans concession, rien ne vient non plus amoindrir ou tamiser les excentricités des quatre « Hambourgeoises ». Le drame insondable qui se joue dans l’Adagio de la Wq 182/3 nous saisit, les bifurcations rythmiques et chromatiques qui ponctuent l’Allegro di molto de la Wq 182/1 nous désarçonnent. Le caractère « innocentemente » imprimé au Largo de la Wq 182/4 est touchant de vérité. Quant au panache mis à la Wq 182/5, il est tout aussi pertinent – et séduisant – que le tranchant d’Il Giardino Armonico (Naïve, 2005).
En comparant cet enregistrement avec les précédents, on mesure aussi l’évolution sonore de l’Akademie, moins percutante qu’hier, plus subtile dans son impact mais pas moins efficace (Presto de la Wq 182/5). Cette maturité assumée, que la fraîcheur du regard n’a pas désertée, vaut une splendide conclusion à cette aventure. Une intégrale « en passant », comme la qualifie le Konzertmeister Georg Kallweit dans la notice ? Une intégrale pour rester !
Jean-Christophe Pucek
JOHANN SEBASTIAN BACH
1685-1750
L’Art de la fugue BWV 1080.
Les Récréations.
Ricercar. Ø 2022. TT : 1 h 13’.
TECHNIQUE : 4/5
Enregistré à Notre-Dame de l’Assomption de Basse-Bodeux (Belgique) en septembre 2022 par Rainer Arndt. Très belle définition des timbres, des harmoniques et de l’image sonore. Assez fournie, la réverbération apporte une épaisseur et des résonances que seul un bon système pourra reproduire sans dommage pour la richesse des médiums.
Les quatre portées sur lesquelles est noté L’Art de la fugue cacheraient, selon Gustav Leonhardt, une œuvre pour clavier. L’absence de toute indication d’instrumentation y autorise aussi bien des formations variées. Hermann Scherchen l’offrit à l’orchestre dès 1949. Parallèlement aux quatre archets du Cuarteto Casals (HM, Diapason d’or, cf. no 725), Les Récréations optent pour un « quatuor augmenté » afin de suivre au plus près la partition de Bach tout en apportant de la variété aux timbres. Le Contrapunctus I est ainsi distribué de façon classique (deux violons, alto, violoncelle); le II fait, lui, appel à un violon, alto, violoncelle piccolo et violoncelle.
Aride, L’Art de la fugue ? Hesperion XX ajoutait aux violes trombone, basson, hautbois de chasse et cornet (Astrée, 1986), quand les nouveaux venus, plus économes, démontrent l’incroyable vitalité de ces savantes constructions. Moins cérébrale que celle des Casals, plus sensible que celle du Richter Ensemble (Passacaille, 2023, cf. no 721), leur éloquence fait oublier la rigueur magistrale de l’architecture par la souplesse, voire le swing qui anime cette lecture. L’émotion sourd des profondeurs du Contrapunctus V, le IX ose le dramatisme.
Pas un moment de flottement, y compris dans les passages périlleux (Contrapunctus XI), pas une once d’ennui tout au long du parcours, dont les paysages se métamorphosent au fil des lignes polyphoniques. De l’ultime fugue, on saluera l’exemplaire clarté formelle autant que l’incandescence qui s’y invite. En signe d’humilité, une pause de cinq secondes précède la conclusion sobre imaginée par le violoniste Matthieu Camilleri. Elle referme cette magnifique aventure sur une note lumineuse.
Jean-Christophe Pucek
Sonates pour violon seul nos 1 et 3. Partita pour violon seul no 1.
Frank Peter Zimmermann (violon).
Bis (SACD). Ø 2021 et 2022.
TT : 1 h 02’.
TECHNIQUE : 4,5/5
Enregistré en août 2021 à la Kammermusiksaal de la Radio de Cologne, en mars et novembre 2022 à l’Immanuelskirche de Wuppertal par Hans Kipfer (Take 5). Malgré deux lieux différents, la continuité d’écoute est parfaite. Le violon, tout en relief, se déploie au sein d’espaces sonores amples et éminemment aérés.
Frank Peter Zimmermann livre la suite de son intégrale des Sonates et partitas de Bach dans un second album aussi splendide que le premier (cf. no 718). Un son clair, plein, chaleureux, racé, savoureux, porte un discours d’épopée qui exalte le chant, l’émotion poignante, autant que la rigueur stylistique : tout ici respire l’évidence et la ferveur. Par son artisanat à la fois humble et furieux, son engagement constant, voire sa rudesse de diction et d’articulation où la nuance n’est jamais anémiée, le violoniste exprime non l’orgueilleux narcissisme du virtuose mais son contraire : la communication, c’està-dire le sacré.
Frappent d’emblée la sensation d’une lutte sans cesse transcendée par la sérénité, l’imagination et l’épanouissement de l’interprète, mais aussi une extrême caractérisation de chaque mouvement et presque de chaque phrase, où s’équilibrent son et silence, lumière et ombres. Dès le long Adagio initial de la Sonate no 1 en sol mineur, cette approche se traduit par un vibrato serré, économe et sélectif, des irisations franches et douces, tandis que les mouvements vifs, comme ceux de la Partita no 1 en si mineur, tour à tour légers et sensuels, pugnaces et rugueux, semblent toujours repousser leurs limites pour affirmer le triomphe de l’esprit sur la matière.
Les phrasés nets, la fluidité d’un galbe d’archet mûrement pensé et dénué de pesanteur jouent leur rôle dans la Sonate no 3 en ut majeur (sommet du recueil, de pair avec la Partita no 2 et son iconique Chaconne). Dans l’extraordinaire et gigantesque Fuga à quatre voix, les inflexions, les prises de risques paraissent par moments moins radicales et subjectives qu’avec Isabelle Faust (HM) ou Christian Tetzlaff (Ondine). Mais paradoxalement, Zimmermann nous semble aller plus loin dans l’acuité sonore, l’approfondissement rythmique, la concentration et surtout l’inté gration de figurations mélodiques adjacentes dans le développement du thème de choral. Plus romantique par son intériorité et son ampleur de vue que ses meilleurs rivaux actuels, il atteint à la classe violonistique hors norme d’un Szeryng, d’un Grumiaux, d’un Milstein.
Patrick Szersnovicz
Suites pour violoncelle seul BWV 1007-1012.
Jean-Guihen Queyras (violoncelle).
HM (2 CD + 1 Blu-ray vidéo).
Ø 2023. TT : 2 h 15’.
TECHNIQUE : 4,5/5
Enregistré en octobre 2023 dans l’église mennonite de Haarlem par Olivier Rosset. Le violoncelle, capté avec un certain recul, se déploie dans une acoustique enveloppante. Le rapport entre la définition précise de l’instrument et le moelleux sonore du lieu est particulièrement harmonieux.
Comme il l’annonçait dans son livre Les Suites en partage (Premières Loges, 2023, cf. no 721), Jean-Guihen Queyras a remis sur le métier un recueil qu’il avait déjà enregistré avec succès (HM, 2007, Diapason d’or). Seize années à promener les Suites pour violoncelle sur toute la planète, à les faire se rencontrer avec la musique contemporaine ou les danseurs de Rosas (une vidéo immortalisant la performance est jointe au double album) dans un ample processus alliant questionnement et maturation.
Dès le célèbre Prélude de la BWV 1007, l’évolution est perceptible : sans perdre en énergie, le pas est un rien moins véloce, le regard plus intérieur. C’est encore plus manifeste dans la Courante, où l’alacrité qui prévalait en 2007 s’est muée en une dynamique aux gradations subtiles tout aussi efficace. Frappe aussi le poids émotionnel conféré à la BWV 1008, dont le Prélude, à la respiration plus large, oscille sans cesse entre murmure et cri, quand l’Alle mande adopte une texture aux frôlements presque fantomatiques.
Dans la notice, Queyras déclare s’être inspiré de la « gestique propre à la viole » à travers la transcription réalisée pour son instrument par Paolo Pandolfo (Glossa, 2001). Les bénéfices d’une telle démarche s’imposent avec force dans la BWV 1008 (les Menuets I & II) comme dans la BWV 1011. L’exploration du registre grave dans le Prélude, prodigieuse, n’y contraint jamais le mouvement, la Sarabande tutoie le silence d’une manière fascinante. La pulsation de la danse et une vitalité toujours en éveil traversent cette lecture avec plus de souplesse qu’en 2007, comme l’attestent les Bourrées et la Gigue de la BWV 1010. La BWV 1009 séduit par des couleurs fraîches et tendres, la BWV 1012 prodigue la luminosité chaleureuse qui est sa substance même.
Quand l’interprétation de 2007 happait d’emblée par son caractère solaire, la nouvelle se signale par un lyrisme parfois nocturne, intensément personnel et tout aussi irrésistible. Parcourue de frissons, de confidences, elle tend à la musique un miroir où le temps a fait son œuvre, adoucissant certains contours, apportant aux ombres plus de longueur, aux perspectives davantage de profondeur. Dix-sept ans après, Queyras continue à marquer la discographie des Suites.
Jean-Christophe Pucek
Transcriptions d’après : Concertos pour orgue BWV 593 et 596. Wachet auf, ruft uns die Stimme BWV 140. Nun komm’ der Heiden Heiland BWV 659.
Cantate Actus tragicus BWV 106 (Sonatina). Pedal-Exercitium BWV 598 (transcr.). Concerto pour deux clavecins BWV 1060. Passacaglia BWV 582.
Loris Barrucand, Clément Geoffroy (clavecins).
L’Encelade. Ø 2023. TT : 52’.
TECHNIQUE : 3,5/5
Enregistré en novembre 2023 à la chapelle des Sœurs noires de Mons par Mathilde Genas. Se répondant de part et d’autre de l’image sonore, les deux clavecins se fondent avec une grande homogénéité de timbres. L’ensemble manque quelque peu de dynamique et de relief.
En adaptant pour leur duo de clavecins les Concertos BWV 593 et 596, Loris Barrucand et Clément Geoffroy emboîtent le pas au grand transcripteur que fut Bach, le Cantor ayant transporté à l’orgue ces originaux pour violon signés Vivaldi. Solaire, débordant de vitalité, leur proposition nous enthousiasme en donnant au son une ampleur quasi orchestrale sans remettre en cause la netteté de l’articulation. D’autant que, par la souplesse du geste et la volubilité des ornements, le tandem fait souffler sur ces pages un vent d’italianità fort bienvenu – l’éloquence limpide de la Fuga, dans le BWV 596, en offre une parfaite illustration.
Barrucand et Geoffroy n’en sont pas à leur premier coup d’éclat : leur premier album commun, consacré à des transcriptions de Rebel et Boismortier (CVS, cf. no 694), s’imposait par l’art du caractère, l’énergie et le relief du théâtre. Voyez ici comme la pulsation, dans la Sonatina de l’Actus tragicus, souligne l’espérance qui en tempère l’affliction ! Suivant un Pedal-Exercitium BWV 598 dont la compacité impressionne, l’ample et profuse Passacaglia BWV 582 est architecturée de mains de maîtres. La rigueur de sa conception nourrit sa vigueur au lieu de la contraindre : c’est jubilatoire, éblouissant.
Après pareil tourbillon, la simplicité de Wachet auf, ruft uns die Stimme BWV 140 nous enchante, nous prépare à un ultime feu d’artifice : un Concerto BWV 1060 réduit à ses seuls claviers. Est-ce assez dire la réussite de Barrucand et Geoffroy qu’on en oublie l’absence des parties d’orchestre ? Car tout y est : la vaillance de l’Allegro liminaire, la tendresse du Largo ovvero Adagio, comme les folles embardées de l’Allegro final. Tout convainc et emporte, imprégné par la complicité de Barrucand et Geoffroy, dont irradie le bonheur de jouer ensemble. Le nôtre à les écouter est intarissable.
Jean-Christophe Pucek
AGUSTIN BARRIOS
1885-1944
« El Bohemio ». 17 pièces pour guitare et 3 arrangements d’après Chopin, Beethoven, Schumann.
Thibaut Garcia (guitare).
Erato. Ø 2023. TT : 1 h 20’.
TECHNIQUE : 4,5/5
Enregistré en février 2023 à la chapelle Corneille de Rouen et en mars 2018 à la Salle des concerts d’Arras par Hugues Deschaux. La guitare est captée en proximité dans l’acoustique généreuse de la chapelle. Elle s’y épanouit sans rugosité avec des contours et des harmoniques d’une grande douceur.
A vingt-neuf ans, Thibaut Garcia est déjà un guitariste accompli, lauréat de plusieurs concours internationaux, et Révélation aux Victoires de la Musique 2019. Un Diapason d’or saluait son premier disque avec orchestre, partagé entre Rodrigo et Tansman (cf. no 695). Après avoir joué les accompagnateurs pour Philippe Jaroussky, le voici en solo, mettant ses pas dans ceux d’Agustin Barrios, « le Paganini des jungles du Paraguay » : un excentrique virtuose de la guitare, que vénéraient Stravinsky et Villa-Lobos.
Ses œuvres mêlent écriture savante, nourrie à la source romantique (Chopin, Schumann), et inspirations populaires. Garcia, avec sa riche palette et sa souplesse de jeu, déploie les séductions chaloupées de la Maxixe et rend toute sa facétie à la Danza paraguaya, avec ses rythmes syncopés et ses couleurs si caractéristiques. Si sa Mazurka apasionada est moins dramatisée que celle de David Russel (Telarc), moins tragique que celle de Celil Refik Kaya (Naxos), elle gagne sous les doigts du nouveau venu un rubato expressif et chantant, un toucher soyeux et équilibré qui donnent à cette page une ferveur dans la volupté, un mystère, une délicatesse irrésistibles. Sommes-nous si loin de ce que fait Barrios lui-même dans une Caazapa gravée à Buenos Aires en 1928 et glissé en fin d’album – bonus d’un charme envoûtant ?
Sous les doigts de Garcia, les passages en trémolo dans Un sueño en la floresta ou dans Una limosnita por el amor de Dios fendraient les pierres. Les notes répétées sont idéalement dosées, déliées, fines et régulières, leur accord avec les basses créant une délicieuse suspension que n’évoque pas le trémolo, très légèrement irrégulier, d’un John Williams (Sony), ou celui un peu trop ramassé de Milos Karadaglic (DG).
En regard d’un Adagio de Beethoven (celui de la Sonate « Clair de lune ») dont l’arrangement par Barrios préserve toute la finesse, épurant le trait avec élégance, le Prélude no 20 de Chopin déçoit un peu, sans doute parce qu’on y attend une majesté, une gravité dont la guitare le prive. Au moins le portrait est-il fidèle ! Un joyau couronne le programme : le triptyque La catedral. Plus lent et métaphysique que celui de Manuel Barrueco (Warner), le Preludio saudade résonne ici avec humilité, comme un soupir flottant sous les voûtes de la cathédrale de Montevideo. L’Allegro solemne conclusif s’envole, plus aérien et léger que celui, fondateur, de John Williams (Sony). Même Sharon Isbin, malgré ses trésors d’accentuations (Sony), n’atteint pas à cette nostalgie prégnante qu’y trouve Garcia : il en délivre la plus belle interprétation actuelle.
Julien Gobin
LUDWIG VAN BEETHOVEN
1770-1827
Quatuors à cordes nos 7 à 9 « Razoumovsky », no 10 « Les Harpes » et no 11 « Serioso ».
Quatuor Dover.
Cedille (3 CD). Ø 2019 et 2020.
TT : 2 h 35’.
TECHNIQUE : 4/5
Enregistré par Bruce Egre en décembre 2019, juillet et août 2020 au Sauder Concert Hall, du Goshen College (Indiana, Etats-Unis). Belle couleur et définition des cordes, captées en relative proximité et qui s’épanouissent au sein d’une image homogène et aérée. La cohésion du quatuor se trouve parfaitement mise en valeur.
Une nouvelle intégrale des quatuors à cordes de Beethoven se justifie aujourd’hui dans la mesure où elle nous révèle quelque chose de nouveau. Ce qui est certainement le cas avec celle du Dover Quartet, dont les trois volumes distincts ont été publiés par Cedille aux Etats-Unis entre 2019 et 2022. Si elle a mis un peu de temps à traverser l’Atlantique, elle s’impose comme l’une des meilleures de ces dix ou quinze dernières années, avec pour sommet les quatuors médians.
Fondé en 2008 sur les bancs du Curtis Institute de Philadelphie où il est désormais en résidence, lauréat du prestigieux Concours de Banff en 2013, ce quatuor américain est ici époustouflant de conviction et de profondeur. Equilibrant idéalement la passion et la clarté, il affiche partout une sûreté d’intonation, une cohésion et une écoute mutuelle exemplaires.
Son interprétation des trois Quatuors « Razoumovsky » impressionne particulièrement par la variété des attaques, la beauté du son, le raffinement du phrasé, la fermeté des lignes. Le jeu lumineux et la qualité de vibrato du premier violon Joel Link, sa force de projection y jouent un grand rôle.
D’un héroïsme moins ostentatoire et démonstratif que sous d’autres archets, le Quatuor no 7 en fa majeur voit l’énergie du discours, sans cesse projetée vers l’avant, se nuancer d’intéressantes inflexions, pleines de fraîcheur et de spontanéité. Ombré par les interrogations puis la douloureuse introspection des deux mouvements centraux, son formidable élan se prolonge dans un finale rendu aussi substantiel que tout ce qui le précède – ce qui n’est guère fréquent.
Dans le Quatuor no 8 en mi mineur, l’égal poids expressif donné aux quatre mouvements s’accompagne d’une extrême caractérisation de chacun. Sans que la mémoire de l’auditeur ait rien perdu de l’effervescence, de la tension implacable et des incessantes ruptures de l’Alle gro initial, l’intensité contemplative du Molto adagio en mi majeur paraît illuminer la partition entière. L’ampleur hymnique avec laquelle est joué ce mouvement n’a d’ailleurs rien à envier à celle qui portera, dans le Quatuor no 15, le Chant de reconnaissance. L’approche du Quatuor no 9, en ut majeur, éblouissant de puissance comme de virtuosité, permet tout autant d’admirer le jeu dense, sobre et d’une rare éloquence du violoncelliste Camden Shaw.
Il est tentant, dans l’œuvre de détente qu’est le Quatuor no 10 « Les Harpes » en mi bémol majeur, de dédramatiser à l’excès le propos. Les Dover, tels récemment les Chiaroscuro (Bis, cf. no 728), évitent cet écueil. Quand ces dernières privilégiaient pour ce faire les nuances infinitésimales, les dynamiques douces, les nouveaux venus s’appuient avant tout sur l’étonnante beauté mélodique des thèmes et le constant chatoiement sonore qu’offre la partition, hantée par l’esprit de variation.
L’exaltation d’une certaine qualité de timbre apparaît beaucoup moins essentielle dans le sévère et « » en mineur. Pourtant, ce sont le fruité, la diversité des couleurs et la transparence de la trame qui nous frappent ici et nous séduisent.