PORTRAIT CROISÉ
En 1881, Émile Zola fait ses adieux au journalisme. À 41 ans, il commence à bien gagner sa vie comme romancier, et n’a plus besoin de travailler dans la presse. Dans un texte intitulé L’argent et la littérature, il écrit : « Personne n’oblige un honnête garçon à écrire ; dès qu’il prend une plume, il accepte les conséquences de la bataille. » Et celle-ci est sans pitié : « Les faibles succombent, malgré les protections ; les forts arrivent au milieu des obstacles et toute la morale de l’aventure est là. » Un siècle et demi plus tard, les choses sont-elles devenues plus faciles ? Comment devient-on romancier ? À quel prix ? Et surtout, existe-t-il une morale dans la grande aventure littéraire ?
Un soir de septembre 2014, à 21 h 15 précises, Alexandre Comte sonne à la porte de Nicolas Rey. Le premier a trente ans, rêve de devenir écrivain et travaille pour Les Inrocks, hebdomadaire culturel qui surfe sur les tendances. Le second est la nouvelle coqueluche de Saint-Germain-des-Prés : un écrivain branché de 41 ans, récompensé en 2000 du prix de Flore dès son deuxième roman, Mémoire courte, chroniqueur sur Canal + et France Inter, habitué des plateaux télé. Il est un peu tard pour une rencontre, mais telle est justement l’idée de ce « portrait de nuit », destiné au site associé au magazine, et ainsi défini par son auteur : saisir une personnalité à l’heure du crime ou de la citrouille, « entre le crépuscule et l’aurore », pour lui permettre de se révéler sous un jour nouveau et de dévoiler « sa part d’ombre ». Ils se connaissent à peine, mais le courant passe si bien entre eux qu’Alexandre Comte raconte comment, dès le lendemain soir, Nicolas Rey, après six appels en absence, entre minuit et deux heures du matin, et un message péremptoire : « Rappelle-moi de toute urgence », finit par lui dire : « Tu me manques mon salaud, la vie sans toi, on se fait chier, je te jure. » Le journaliste est sous le charme, mais diagnostique, aussi clinique que séduit : « Il est comme ça : impulsif, étonnant, touchant, égoïste et généreux, bouleversant, pas toujours fiable. Il promet beaucoup, Nicolas Rey. »
Dix ans plus tard, le 3 avril 2024, après sept ans de négociations et de procédures judiciaires liées à une affaire de plagiat, Nicolas Rey est condamné en appel à payer à Alexandre Comte la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral. Cette victoire juridique a un goût amer pour les proches d’Alexandre, car ce dernier n’a jamais su qu’il avait gagné son procès. Il est mort le 2 mars 2024, dans son lit, à 40 ans, un mois avant la décision de la cour d’appel. L’autopsie, me confie sa mère, conclut à une « mort subite de l’adulte », sans cause réelle, exactement comme pour les nourrissons. Ce qui aurait pu rester une simple affaire de plagiat, et d’amitié qui tourne mal, bascule alors dans une histoire tragique, sans narrateur. Parce que celui qui aurait pu la raconter ne peut plus le faire, celui qui est toujours vivant aurait trop à perdre à remuer le couteau dans la plaie, et ceux qui en savent le plus en disent le moins, se contentant d’un laconique : « Y a quand même un salaud dans l’histoire. »
Cocktail maison
Que s’est-il donc passé entre ces deux garçons, qui avaient tout pour s’entendre ? Pourquoi la justice s’en est-elle mêlée ? Comment en sont-ils arrivés là ? À partir de documents judiciaires, de témoignages de proches et d’indices éparpillés