Études morales et politiques
Par Ligaran et Édouard Laboulaye
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Aperçu du livre
Études morales et politiques - Ligaran
EAN : 9782335066852
©Ligaran 2015
À M. S. DE SACY
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Mon cher ami,
Permettez-moi de vous dédier ces pages, où votre nom revient plus d’une fois. Ne les lisez pas ; je ne suis point un classique, et ne veux point troubler de douces habitudes ; mais gardez ce volume dans un coin de votre bibliothèque, comme le souvenir d’un compagnon d’armes et d’un ami. Depuis dix ans enrôlé sous votre drapeau, je suis resté fidèle à notre mot d’ordre : Évangile et liberté. Plus j’avance dans la vie, plus cette devise me console et me soutient, plus j’essaye de faire partager notre commun espoir à ceux qui m’écoutent ou me lisent. C’est à ce titre, mon cher de Sacy, que j’ose vous offrir ce livre, et que j’ai la hardiesse de vous dire, en me cachant derrière Cicéron : Vale et me ama.
ÉDOUARD LABOULAYE.
Paris, 20 juin 1862,
Préface
Voici le troisième recueil d’articles que j’offre au public. La bienveillance avec laquelle on a reçu les Études contemporaines sur l’Allemagne et les pays slaves, ainsi que la Liberté religieuse, m’a enhardi à faire cette nouvelle collection. On y trouvera les mêmes idées et les mêmes espérances : ma foi n’a pas changé. Plus que jamais je crois au Dieu personnel, au Dieu consolateur ; plus que jamais je crois que le monde ne peut se passer ni de religion ni de liberté. S’il y a dans ce volume un caractère qui puisse le distinguer des autres, c’est peut-être que j’y ai mis plus de moi-même, que j’y ai dit avec plus d’abandon combien l’expérience et la vie me ramènent chaque jour davantage à l’Évangile et au Christ. Tous les systèmes qui chassent Dieu du monde et du cœur de l’homme me paraissent aussi faux en philosophie qu’en politique ; ce sont des doctrines de désespoir que je repousse de toutes les forces de mon âme, comme l’erreur et le danger de notre temps.
Un des grands malheurs de notre époque, c’est que l’Église catholique, troublée dans ses intérêts temporels, ou menacée dans ses privilèges politiques, se délie des idées modernes, et n’a que des anathèmes pour ces principes de 1789, d’où le salut lui viendra quelque jour. Il y a là un malentendu funeste, dont la religion ne souffre pas moins que la société. Rien, dans l’Évangile, ne justifie cette vaine terreur ; le christianisme est tout à la fois la religion et la philosophie de la liberté. C’est pour combattre cette erreur, c’est pour faire cesser ce divorce fatal que je suis souvent revenu sur les institutions des États-Unis. L’Amérique, si mal jugée en France, nous donne le spectacle d’une démocratie féconde, qui se réclame de l’Évangile, et fait du christianisme la condition essentielle de la liberté. Un peuple qui risque sa fortune pour rejeter loin de lui l’esclavage, c’est la plus grande chose que le dix-neuvième siècle aura vu. Voilà un exemple qu’il ne faut point laisser perdre, et que je signale à toutes les âmes pieuses, à tous les cœurs généreux qui ne veulent désespérer ni de Dieu ni de l’avenir.
Un recueil tel que celui-ci ne s’adresse qu’à un public peu nombreux ; mais s’il y a dans ce volume quelques pages qui puissent raffermir une foi ébranlée ou ranimer un libéralisme éteint, j’aurai reçu le seul prix que j’ambitionne, j’aurai servi la cause à laquelle j’ai dévoué ma vie.
Paris, 20 juin 1862.
De la personnalité divine
Essai de philosophie religieuse, par M. Émile Saisset.
Le livre de M. Saisset (que l’auteur me pardonne de commencer par une critique) a le défaut de porter un titre trop général ; on ne voit pas assez quel en est le sujet. Philosophie religieuse est un nom vague qui se prête aux désignations les plus diverses ; d’ordinaire il indique quelque nouvelle tentative pour concilier la philosophie et le christianisme, la raison et la foi. Il n’y a rien de pareil dans l’ouvrage intéressant que j’ai sous les yeux. La question qu’aborde M. Saisset est d’un ordre plus élevé ; ce qu’il examine, c’est le problème fondamental de toute religion comme de toute philosophie. Son livre est une théodicée, ou, pour parler français, un essai sur la personnalité de Dieu. Que ne l’a-t-il nommé : Traité de l’existence de Dieu et de ses attributs ? c’est le titre que Fénelon a consacré ; c’est tout à la fois le plus exact et le mieux fait pour appeler l’attention du lecteur.
La personnalité divine, est-ce là un problème qu’on ait besoin de discuter aujourd’hui ? Oui, sans doute, et j’oserai dire que pour notre société il n’y en a point dont la solution soit plus nécessaire et plus urgente. Nous ne sommes plus au temps où Bernardin de Saint-Pierre, rompant avec l’athéisme du dix-huitième siècle, prenait en main la cause de l’Être suprême devant un public étonné de cette hardiesse ; mais si personne aujourd’hui ne se dit athée, si personne n’est assez insensé pour prétendre que les choses vont au hasard et que l’univers n’a point de loi, il s’en faut de beaucoup que la science moderne accepte le Dieu du christianisme, le Dieu de Descartes, de Bossuet et de Leibnitz. Pour la plupart des naturalistes, comme pour les nouveaux philosophes qui s’inspirent de l’Allemagne, Dieu est devenu un nom vague et sans objet. Ce n’est plus l’Être vivant, source de toutes les existences, celui qui a librement créé l’homme et le monde, qui les environne et les soutiens de sa toute-puissante bonté ; Dieu, c’est le synonyme de l’absolu, de l’infini, de l’idéal, considérés comme attributs de l’univers, ou comme de purs concepts de la raison ; en d’autres termes, Dieu n’est plus qu’une abstraction et un mot.
Regardons autour de nous, nous verrons des écoles diverses d’origine et de caractère, écoles qui s’entre-combattent, mais qui toutes s’accordent en ce point qu’elles cherchent à écarter du monde un Dieu personnel. C’est l’école positiviste, qui s’enferme dans l’étude des phénomènes et ne voit dans la succession des choses que le jeu de lois nécessaires au-delà desquelles la raison n’a pas le droit de remonter. Ce sont des systèmes qui s’inspirent des idées de Hegel, qui les habillent à la française et les transforment de mille manières ; mais sous ces déguisements on reconnaît toujours le maître à son Dieu Nature et Humanité, Dieu qui ne se connaît pas lui-même, et qui n’est, sous un autre nom, que l’ensemble des êtres. Voilà les doctrines qui, dit-on, doivent réconcilier la science et la philosophie en ruinant les idoles de l’antique théologie ; voilà les théories que défendent des hommes dont on ne peut contester ni la sincérité ni le talent ; voilà les idées qui peu à peu s’infiltrent dans les esprits et gagnent les cœurs. En dehors du christianisme et de l’école spiritualiste, la philosophie marche à la négation d’un Dieu personnel. La Providence n’est plus qu’un vieux mot inventé par la foi naïve de l’humanité. Une loi inexorable tourne le monde ; la nature est une force inconsciente qui produit et absorbe toutes les existences ; nous revenons à la fatalité des stoïciens.
« Qu’importent ces vaines théories ? dira-t-on. N’y a-t-il pas vingt siècles que Cicéron s’écriait déjà qu’il n’y a rien de si absurde qui n’ait été avancé par quelque philosophe ? Montaigne n’a-t-il pas remarqué depuis longtemps qu’infinis esprits se trouvent ruynés par leur propre force et soupplesse ; et que c’est de la plus subtile sagesse que se fait la plus subtile folie ? Toutes ces orgueilleuses constructions ressemblent à la tour de Babel ; elles commencent par menacer le ciel, elles finissent par la confusion des langues. Laissez-les tomber d’elles-mêmes : la science et la vérité n’ont rien à faire avec ces illusions. » Ce dédain peu justifié a plus d’un danger. Il n’est pas vrai que les systèmes soient de pures créations de la fantaisie, comme sont les caprices d’un poète ; les systèmes ont des racines profondes, il faut compter avec eux. Que la philosophie soit cause ou effet des idées régnantes, il y a toujours un lien étroit entre la vie d’une société et sa foi philosophique. En chaque siècle on trouve des doctrines qui entraînent les esprits, parce qu’elles répondent aux besoins, aux désirs, aux passions du temps. Dans l’empire romain, quand pour tromper la jalousie du maître chacun se réfugiait dans ses jouissances ou dans sa pensée, est-ce le hasard qui faisait triompher le matérialisme d’Épicure et le panthéisme des stoïques ? Le spiritualisme, au contraire, n’a-t-il pas toujours été le fruit naturel de temps meilleurs ? N’est-ce pas la philosophie de la liberté ?
Il faut donc nier l’histoire ou reconnaître que dans toute philosophie digne de ce nom il y a un fonds essentiel, un élément vital qu’il n’est pas permis de dédaigner. Pour tout homme qui réfléchit, il vient une heure où se dresse devant lui le sphinx qui menace de le dévorer s’il ne résout pas le grand problème de toute vie comme de toute science humaine ; ce problème, c’est celui de la personnalité divine. Si cette recherche ne concernait que Dieu, on pourrait dire que l’éternelle Majesté n’a pas besoin de notre impuissante curiosité ; le plus sage serait de se tenir dans le silence et le respect. Mais la personnalité divine implique la nôtre ; c’est par là que cette question nous touche au plus profond du cœur. Si Dieu n’a ni volonté, ni liberté, ni conscience, si, en un mot, il n’est pas une personne, nous ne sommes rien. S’il n’y a dans le monde qu’un être universel dont nous faisons partie, si la pierre, la plante, l’animal, l’homme ne sont que les manifestations diverses de cette force aveugle qui ne se connaît pas, que sommes-nous autre chose qu’une goutte d’eau dans un torrent qui entraîne tout et ne s’arrête jamais ? Qu’on ne nous parle plus de liberté, de vertu, d’immortalité ; tout cela peut être notre apanage, si nous dépendons d’une intelligence et d’une bonté suprême, mais tout cela n’est qu’une illusion, si nous sommes un atome imperceptible de ce Léviathan qu’on nomme l’univers. Au milieu de ces phénomènes qui passent en courant, nous ne savons plus où nous prendre nous-mêmes ; nous sommes faits de l’étoffe des rêves, comme dit le poète, et notre courte vie est tout entourée de sommeil :
We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep.
Si savants, si vertueux que soient les auteurs et les disciples de ces nouvelles philosophies, fussent-ils aussi sages que Marc-Aurèle, aussi constants et aussi résignés que Spinoza, leur doctrine, il faut le dire, fait le vide dans l’âme humaine, elle en chasse tout ce qui donne du prix à l’existence. Qu’est-ce que le devoir s’il ne nous engage qu’envers nous-mêmes ou notre espèce ? Qu’est-ce que l’espérance si elle finit au tombeau ?
En signalant ces tristes conséquences, je n’entends pas qu’on en puisse tirer une fin de non-recevoir pour écarter sans discussion les nouvelles théories. Ce sont les principes seuls qu’un philosophe a droit d’attaquer : il ne condamne et ne rejette que l’erreur. La philosophie est la religion de la vérité ; elle prend le vrai où elle le trouve, sans égard aux croyances les plus respectables, aux préjugés les plus légitimes, aux intérêts les plus sacrés. C’est là sa force ; c’est là ce qui, malgré tant de déceptions, lui ramène toujours les hommes. On se lasse et on se dégoûte des systèmes, mais notre âme a un invincible besoin de la vérité ; nous la cherchons partout pour nous donner à elle ; il nous la faut, dût-elle nous ôter tout espoir. La seule chose que je veuille établir, c’est qu’en face de ces nouveautés il n’y a plus de place pour l’indifférence. Si notre foi est vraie, il faut la défendre ; si elle est fausse, il faut y renoncer, fût-elle la plus douce et la plus nécessaire des illusions.
D’où vient qu’aujourd’hui on abandonne les idées qui ont fait la grandeur de la société moderne ? Pourquoi n’a-t-on plus ce vif sentiment de la Providence et de l’immortalité qui soutenait nos pères dans l’adversité et les modérait dans la fortune ? L’Évangile est-il épuisé, les philosophies sorties de l’Évangile sont-elles ruinées, pour que sous des noms nouveaux et des formes plus savantes on voie renaître ces doctrines païennes qui devant le christianisme naissant s’éclipsaient comme l’ombre aux premiers feux du jour ? Il y a là une question qui touche à la fois l’histoire et la philosophie ; elle mérite toute notre attention.
Notre âme, notre pensée, de quelque nom qu’on l’appelle, est une force vivante et identique ; c’est par elle que nous sommes des individus, bien plus que par le corps qui change et se renouvelle à chaque battement de notre cœur. Dans cette âme, il y a des facultés diverses qui n’en détruisent pas plus l’unité que la variété de nos organes n’empêche l’unité de notre corps. C’est la sensibilité, c’est l’imagination, c’est la conscience, c’est la raison, c’est la volonté. Toutes ces facultés vont à Dieu, mais par des chemins différents ; toutes n’éclairent pas du même jour le problème de notre destinée. Un Aristote, un Bossuet, un Leibnitz, un Cuvier tiennent en bride toutes ces énergies et les font marcher d’un même pas ; le génie chez ces grands hommes n’est qu’un suprême bon sens ; mais c’est le petit nombre qui sait maintenir cet équilibre. La plupart du temps on se laisse entraîner par une faculté dominante ; comme le paysan de Luther, on ne se redresse d’un côté que pour verser de l’autre. Quand on n’envisage les choses que sous un seul aspect, on s’égare forcément. On tire une vérité de ses limites, et en la grossissant outre mesure, en lui donnant tout, on n’en fait plus qu’une erreur. C’est l’histoire des systèmes ; tous sont faux parce que tous sont incomplets.
Cherchons des exemples autour de nous. Les sciences naturelles ont pris de nos jours un développement considérable. On a observé la succession des phénomènes, on en a saisi la marche ; dès lors on s’est trouvé maître de la nature. Dès qu’on la connaît, c’est chose aisée que de la plier à nos besoins ; quand on lui cède, elle obéit. Cette méthode d’observation n’a pas seulement renouvelé les études physiques, c’est une vérité conquise qui a profité à la psychologie, à la morale, à la politique. Qu’il s’agisse de phénomènes naturels ou de phénomènes de la conscience, c’est à l’observation seule qu’on s’adresse aujourd’hui pour en obtenir des lois générales ; on n’explique plus les faits par des hypothèses ; le temps des systèmes à priori est passé à jamais.
Tout cela est légitime, tout cela est la gloire de notre âge ; mais cette découverte d’un admirable instrument a égaré des esprits absolus. Entrés dans le sanctuaire de la nature, éblouis par le magnifique spectacle de ces phénomènes physiques qui pour la première fois se déroulaient devant eux suivant un ordre constant et enfin connu, des philosophes en sont venus à renfermer toute science dans l’observation des phénomènes sensibles, ils ont défendu à la raison de sortir de l’espace et du temps. M. Auguste Comte est le fondateur de cette école, qu’il a baptisée du nom de positiviste ; elle a trouvé dans M. Littré un disciple plus grand que le maître, un avocat ardent, convaincu, qui emploie un talent de premier ordre à défendre par des arguments nouveaux une cause perdue depuis deux mille ans.
L’école positiviste se défend d’être athée ; car l’athée, dit-elle, est un théologien à sa façon, qui a son explication de l’essence et de l’origine du monde, tandis que la philosophie positive n’étudie que le relatif, ne sait rien de l’origine des êtres, ni de leur fin, et, par conséquent, ne nie rien et n’affirme rien. En d’autres termes, si je comprends M. Littré, c’est un scepticisme mitigé qui ne voit de vérité que dans l’observation sensible, et doute de tout le reste. Mais ce doute est insupportable, la raison ne s’y peut tenir ; une philosophie qui écarte comme hypothèses insolubles l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme n’est pas pour nous une philosophie. Cela est si vrai que, malgré son dédain pour la métaphysique, l’école positiviste a une solution pour ces problèmes inévitables. Cette solution, c’est que l’univers est un ensemble illimité qui a ses causes en lui-même ; en d’autres termes, il n’est nul besoin d’un Dieu personnel pour l’expliquer. Sur ce point, écoutons M. Littré ; il a au plus haut degré la première vertu du philosophe : la sincérité ; c’est un écrivain puissant qui ne souffre jamais d’ombre sur sa pensée :
« Encore bien qu’il ne puisse rester aucun doute sur ce qu’il faut penser des causes premières et finales… pourtant, dans une matière si sérieuse et si décisive, il importe d’être explicite et de ne pas laisser d’accès aux fausses interprétations. Ceux qui croiraient que la philosophie positive nie ou affirme quoi que ce soit là-dessus se tromperaient ; elle ne nie rien, n’affirme rien ; car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient. Nous ne savons rien sur la cause de l’univers et des habitants qu’il renferme ; ce qu’on en raconte ou imagine est idée, conjecture, manière de voir, suggérées spontanément à l’esprit par le premier aspect. Ce fut là l’hypothèse primordiale, début de toute civilisation et de toute science. Mais peu à peu la science et la civilisation ont trouvé aux choses un second aspect. La philosophie positive ne s’occupe donc ni des commencements de l’univers, si l’univers a des commencements, ni de ce qui arrive aux êtres vivants, plantes, animaux, hommes, après leur mort, ou à la consommation des siècles, s’il y a une consommation des siècles. Permis à chacun de se figurer cela comme il voudra ; aucun obstacle n’empêche celui qui s’y complaît de rêver sur ce passé et sur cet avenir. Mais quoi qu’on pense de ce qui est par-delà le temps et l’espace, quelque solution individuelle que l’on donne aux insolubles questions d’origine et de fin, le fait est que l’univers nous apparaît présentement comme un ensemble ayant ses causes en lui-même, causes que nous nommons ses lois. Le long conflit entre l’immanence et la transcendance touche à son terme : la transcendance, c’est la théologie ou la métaphysique expliquant l’univers par des causes qui sont en dehors de lui ; l’immanence, c’est la science expliquant l’univers par des causes qui sont en lui. »
Dire que la science explique l’univers par des causes qui sont en lui, si l’on entend par là des causes physiques, c’est évidemment prendre parti pour un système qui n’est pas le spiritualisme. Vrai ou faux, ce système est fatal à l’humanité, alors même qu’à l’exemple des stoïciens on y joint une morale héroïque, car, en écartant Dieu comme une hypothèse inutile, cette philosophie nous laisse sans soutien et sans espoir. Mais ce qui me frappe dans l’assertion de M. Littré, c’est qu’elle n’est pas légitime ; en d’autres termes, pour en arriver là, il faut que la philosophie positive sorte du cercle où elle s’est volontairement emprisonnée. S’enfermer dans l’étude des phénomènes, c’est, il me semble, renoncer du même coup à expliquer le pourquoi des choses. On aura beau entasser des millions d’expériences, on rencontrera toujours certains faits primordiaux dont nous n’avons pas le secret, et au-delà desquels nos sens ne saisissent plus rien. C’est ce que M. Littré nomme des lois, une condition dernière devant laquelle il s’arrête. La science, dit-il, ne peut aller plus loin. Les deux bouts des choses nous sont inaccessibles. Soit ; mais restez-en là ; vous n’avez pas le droit de conclure que l’univers a sa cause en lui-même plutôt que hors de lui-même, car l’observation ne vous apprend rien de semblable ; la notion même de cause est étrangère à toute philosophie de la sensation.
Qu’un Dieu personnel ait créé le monde et le fasse durer, ou que l’univers ait en soi sa raison d’être et sa loi, que ce prodigieux édifice soit l’œuvre d’un architecte divin, ou qu’il ait toujours existé par lui-même, cela ne change rien aux phénomènes, et de votre aveu vous ne pouvez connaître que les phénomènes. Vous êtes donc condamnés à douter éternellement des principes et des causes ; toute conclusion est empruntée à cette métaphysique que vous déclarez une chimère, et dont néanmoins vous ne pouvez vous passer.
Au fond, M. Comte a voulu tout expliquer par une méthode qui n’est légitime que dans le domaine des choses qu’on pèse, qu’on nombre et qu’on mesure ; vérité dans ces limites, erreur au-delà. Toute philosophie a un triple objet : Dieu, la nature et l’homme. M. Comte écarte Dieu comme inutile, et n’étudie dans l’homme que certains phénomènes qui tombent sous les sens. Mais on ne gagne rien à de pareilles mutilations. M. Saisset l’a démontré dans un beau travail. Ce ne sont pas nos yeux qui voient la nature dans son ensemble, c’est notre esprit. « Par l’espace, a dit Pascal, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par ma pensée, je le comprends. » C’est en transportant dans le monde les données de la raison que nous pénétrons le secret des phénomènes et de leur enchaînement. Prétendre expliquer l’univers sans s’élever au-dessus de l’observation sensible, c’est réduire la philosophie à enregistrer et à cataloguer des faits. M. Littré parle de lois et de causes ; est-ce dans la nature ou en lui-même qu’il a trouvé ces notions qu’il applique aux choses du dehors ? Comment saurions-nous ce que c’est qu’une cause, si l’habitude de vouloir et d’agir ne nous avait d’abord appris que nous sommes une force vivante, une cause active et féconde ? D’où nous vient l’idée de loi, si ce n’est qu’en commandant à nos organes nous voyons l’effet suivre la volonté ? Ce n’est donc pas le monde qui explique l’homme, c’est l’homme qui explique le monde, en faisant de sa pensée la mesure des choses, seule mesure, après tout, qui lui appartienne. Voilà pourquoi une philosophie qui laisse de côté les notions de la conscience et les concepts de la raison est une philosophie incomplète et qui n’approchera jamais de la vérité.
Les anciens étaient meilleurs logiciens que nous, même dans leurs erreurs. Épicure livrait le monde au hasard ; il avait raison, c’était le seul moyen de sauver son système. Les idées de loi et de cause, étant tirées de nous-mêmes, sont tout imprégnées d’intelligence et de personnalité. Il est impossible d’y ramener les phénomènes sans qu’aussitôt l’univers n’apparaisse à nos yeux comme l’œuvre d’une raison et d’une volonté suprêmes. Nous ne comprenons pas une loi sans législateur, un ordre sans sagesse, une première cause qui ne sait pas ce qu’elle fait. C’est ce que Leibnitz a expliqué avec un sens admirable dans une de ses lettres à Pélisson :
« L’effet ne s’entend jamais bien que par sa cause. C’est pourquoi on a grand tort de vouloir expliquer les premiers principes de la nature sans vouloir y faire entrer Nσõν, la sagesse divine… Il est vrai qu’on peut expliquer les particularités de la nature sans avoir recours à la cause première et souveraine, par les seules lois de nature ou de mécanique bien établies. Mais on ne saurait rendre la dernière raison de ces lois que par un recours à la sagesse du législateur. »
« Dieu, dit-il dans une autre lettre, est la dernière raison de l’univers, ultima ratio rerum. »
On dirait que Leibnitz a prévu les erreurs modernes. Les sciences naturelles, qui ne s’occupent que des corps et de leurs propriétés, n’ont pas besoin de métaphysique pour diriger leurs expériences ; elles nomment lois, dans un sens peu philosophique, soit la simple succession des phénomènes, soit le fait primitif au-delà duquel elles ne peuvent remonter. Dans la première acception, la loi n’est que l’étiquette d’une série ; dans la seconde, c’est une inconnue que peut-être la science dégagera plus tard pour se trouver en face d’un problème nouveau. Mais la philosophie, qui n’est que l’effort de l’esprit humain pour trouver les vérités premières, ne peut ainsi s’arrêter à un anneau de la chaîne ; il faut tout au moins qu’elle nous dise ce qu’elle pense de ce fait primordial. Déclarer qu’il est inexplicable et qu’on ne peut remonter au-delà, ce n’est pas démontrer que ce fait a sa cause en lui-même, c’est confesser le mystère d’une cause inconnue. Pascal, fort injuste envers Descartes, disait souvent : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Cette chiquenaude, n’en déplaise à Pascal, c’est toute la métaphysique. Le monde est pour nous comme une horloge vivante. Chaque jour nous connaissons mieux les forces qui l’animent ; mais quand même ces forces n’auraient plus rien de caché, resterait toujours la chiquenaude, et plus que jamais il nous faudrait conclure à l’existence de l’horloger.
Chose incroyable ! plus la science de la nature fait de progrès, plus elle découvre de merveilles, merveilles de sagesse et de raison, et plus elle rejette dans l’ombre l’idée d’un premier auteur. On dirait que la richesse et la perfection du travail lui cachent la main de l’ouvrier. Pour un Cuvier (je ne parle que des morts), combien de savants qui semblent croire qu’à force de recherches ils trouveront un fait élémentaire qui leur donnera le mot de l’énigme ! On ne voit pas que, plus on s’enfonce et plus on sent l’infini qui nous déborde de toutes parts. On ne voit pas que si par impossible on trouvait une loi qui expliquât l’univers, il faudrait à son tour expliquer cette loi et savoir qui l’a faite ; on se retrouverait en face du problème éternel.
Que la science s’élève au plus haut des espaces célestes ou qu’elle descende au plus profond des abîmes, qu’elle pèse le soleil ou qu’elle compte les millions d’êtres que renferme une goutte d’eau, partout et toujours elle trouvera assez de géométrie, d’harmonie, de dessein pour aboutir malgré elle à une première loi, pour saisir au travers des ombres l’image visible d’un ordre suprême. Je sais qu’en abusant des causes finales on est arrivé à des conclusions ridicules ; est-il plus sage de reconnaître une organisation dans le monde et d’en nier l’auteur ? La nature est remplie de mystères qu’on n’a pas expliqués et que peut-être on n’expliquera jamais ; cela donne-t-il à la science le droit de nier les preuves les plus visibles d’une sagesse admirable ? Le plus petit insecte comme la plus simple fleur ne révèlent-ils pas à nos yeux étonnés un art qui dépasse infiniment toute l’industrie des hommes ? Dans ces merveilleuses créations est-il possible de voir autre chose que l’œuvre d’une intelligence sans pareille, et qu’est-ce que cette intelligence, sinon ce Dieu qu’on ne peut fuir et qui s’impose à notre raison comme à notre cœur ?
J’ai parlé longuement d’une philosophie engendrée par l’étude exclusive de la nature ; après l’essor que les sciences physiques ont pris de nos jours, c’est la doctrine qui répond le mieux aux faiblesses de l’esprit moderne, celle qu’il est le plus nécessaire de combattre, tout en faisant une juste part aux vérités qu’elle contient. Mais, comme je l’ai dit plus haut, l’observation sensible n’épuise pas toutes les forces de notre âme, nous avons d’autres facultés que la sensation, et chacune de ces facultés a pour ainsi dire sa philosophie et sa religion particulières. C’est ce que Gœthe a exprimé d’une façon piquante dans une de ses lettres à Jacobi :
« Quant à moi, dit-il, avec les divers penchants de mon âme, je ne puis me contenter d’une seule façon de penser. Comme artiste et comme poète, je suis polythéiste ; comme naturaliste, au contraire, je suis panthéiste, et l’un aussi décidément que l’autre. Comme individu moral, ai-je besoin d’un Dieu unique pour ma personnalité, je sais aussi où le trouver. Les choses du ciel et de la terre forment un règne si vaste, que pour l’embrasser ce n’est pas trop de tous les organes de tous les êtres réunis. »
Il y a un grand fonds de vérité dans les paroles de Gœthe. Aujourd’hui, par exemple, ce qui, après la science, tient le premier rang dans notre société, c’est l’art ; et il est visible que l’art est polythéiste, ou, si l’on aime mieux, panthéiste, ce qui n’est qu’une différence de mots. Comme les anciens, nos peintres et nos sculpteurs divinisent à l’envi la nature ; ils ne voient rien au-delà de la forme et de la couleur. On ne comprend plus ni la foi naïve des premiers maîtres, ni l’idéal que Michel-Ange plaçait :
Nel bel, ch’età non cangia o verno.
L’art pour l’art, c’est la devise de notre temps. En dehors d’Ary Scheffer, qui donc sent aujourd’hui que la forme et la couleur ne sont qu’une enveloppe, et qu’il faut chercher plus haut l’éternelle beauté ? L’art n’a-t-il pas à souffrir de cette conception étroite ? À n’admirer que la réalité, n’en devient-on pas l’esclave ? Je le laisse à juger aux connaisseurs. Ce qui est certain, c’est que cette conception a pénétré dans les lettres, et qu’elle y exerce une influence peu favorable. La poésie ne poursuit plus que l’expression des choses visibles ; la critique fait comme la poésie, elle ne croit qu’à ce qui lui paraît beau. Religions, philosophies, poèmes, lois, évènements, ce sont pour elle autant de phénomènes naturels venus à l’heure nécessaire, et ayant chacun leur beauté, suivant les temps et les lieux. Cette méthode, contenue en des bornes légitimes, a son bon côté ; elle permet d’être juste avec les hommes et les idées d’autrefois ; mais il ne faut pas que le beau éclipse le vrai et le bien, autrement l’histoire n’est plus qu’un spectacle sans portée ; le jeu des acteurs nous fait oublier le poète éternel. Quand la science prend pour objet la vérité, elle rencontre partout Dieu présent dans le long développement des choses humaines ; quand elle poursuit un idéal de beauté que chacun imagine au gré de sa fantaisie, elle n’est plus que le plaisir raffiné de quelques esprits délicats. Ce n’est plus le bien ou le mal qui nous touchent, c’est la grandeur, la force, l’éclat, la passion, la douleur, la poésie, tout ce qui brille, tout ce qui émeut. On s’incline avec respect devant la sublime figure du Christ cloué sur un bois sanglant ; mais avec la même bonne foi on se sent païen au milieu des fêtes splendides de la Grèce ; on devient bouddhiste à contempler la résignation mystique de Sakya-Mouni, musulman quand on écoute le silence