Les Aventures du Baron de Trenck
Par Paul Boiteau
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À propos de ce livre électronique
Il fait beau soleil et il est dix heures. Le roi est levé depuis quatre heures du matin, c’est-à-dire qu’il a travaillé déjà six heures avec ses secrétaires et son premier aide de camp.
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Aperçu du livre
Les Aventures du Baron de Trenck - Paul Boiteau
AVENTURES DU BARON DE TRENCK
d’après ses mémoires
Paul Boiteau
Première Edition 1853
© 2021 Librorium Editions
ISBN : 9782383830184
AVANT-PROPOS.
Le baron de Trenck est le Latude de l’Allemagne.
Nos grand’mères ont pleuré plus d’une fois en lisant le récit de ses aventures ; et nous-mêmes, tout jeunes, n’avons-nous pas eu le frisson, le soir, quand le Magasin des Familles nous racontait quelque chose de ce qu’il a souffert dans sa prison ? Les histoires lamentables ont le privilège de se faire lire à tous les âges, quel qu’en soit le style ou la composition. En vertu de ce privilège, et bien qu’on l’ait racontée avant nous, ce que, du reste, nous ne savons que par ouï-dire, nous racontons ici celle de Trenck.
La lecture de ses Mémoires est pénible à cause de ses digressions soi-disant philosophiques et des incroyables morceaux d’éloquence que sa vanité excessive et son vieil âge, l’âge un peu radoteur, lui font écrire à tout bout de champ. Ces Mémoires sont d’ailleurs incomplets ; ils ne disent pas toute la vérité et ils s’arrêtent, naturellement, avant la mort de leur auteur.
Nous n’avons pas la prétention de savoir mieux que lui ce qui lui est arrivé ; mais, ayant fait partie du public, nous savons peut-être mieux ce qui intéresse les gens dans le récit de ses infortunes. D’ailleurs nous avons pu soulever le voile que Trenck a jeté à dessein sur certaines parties de son histoire, et faire ainsi grâce aux lecteurs de toutes les circonlocutions et de tous les ambages employés par notre héros lorsqu’il s’est mis à raconter ses aventures. Rien n’est plus impatientant que les obscurités qui restent dans l’esprit après la lecture de son réquisitoire. Nous espérons qu’on en rencontrera moins dans ce livre.
Un illustre écrivain, George Sand, a eu l’occasion d’amener Trenck sur la scène dans deux de ses beaux ouvrages, Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt ; il en a peint la physionomie avec un coloris qui nous manque et une liberté qu’il ne nous est pas loisible de prendre. Ce sont là des romans, et nous ne sortons pas de l’histoire.
Si nous ajoutons quelque chose aux Mémoires de Trenck, ce n’est que pour les compléter sans en détruire l’ordonnance et sans altérer la vérité. Nous avons consulté pour cela quelques-uns des écrivains qui se sont occupés de la Prusse, au siècle dernier(1) ; et, parmi eux, celui qui nous a été le plus utile, est Thiébault, qui a fait un ouvrage intéressant, et même agréable, sous ce titre laconique : Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, ou Frédéric le Grand, sa famille, sa cour, son gouvernement, son académie et ses amis littérateurs et philosophes.
Un mot maintenant, et ce sera le dernier, sur la forme qu’on a donnée à ce récit des infortunes du baron de Trenck. On a cru que les lecteurs pouvaient très bien réfléchir eux-mêmes et s’apitoyer sur le sort de ce malheureux. Par conséquent, on n’a pas assombri à plaisir une histoire qui est suffisamment triste ; et, faisant un livre sur les Mémoires de la victime, on l’a fait tout à la fois le plus vrai et le moins larmoyant qu’on a pu.
PAUL BOITEAU.
I.
Le cabinet de Frédéric II.
Au mois d’août de l’année 1743, le roi de Prusse, Frédéric II, était venu à Berlin. Entrons au palais pour y faire connaissance avec Sa Majesté, le conquérant de la Silésie et le futur vainqueur de Rosbach.
Il fait beau soleil et il est dix heures. Le roi est levé depuis quatre heures du matin, c’est-à-dire qu’il a travaillé déjà six heures avec ses secrétaires et son premier aide de camp.
« Mon enfant, dit-il, en regardant sa montre, à l’un de ses valets, faites entrer M. de Trenck. « Et, en attendant celui qu’il avait appelé, Frédéric se mit à jouer avec ses levrettes, les poursuivant sur ses vieux fauteuils recouverts de toiles roses, et se mettant fort en colère si l’une d’elles faisait mine de toucher aux papiers dont presque tous les meubles étaient chargés, autour de sa table à écrire. « Laissez cela, vilaine ; c’est de la prose de M. de Voltaire. Eh, morbleu ! tu ne te gênes pas, Rosine ! Sais-tu ce que tu vas gâcher là ? l’état de mon escadron des gardes. Détalez, mademoiselle, ou je vous fouette sans pitié. »
Pendant ce temps-là un valet de pied descendait dans la cour du château et invitait à le suivre chez le roi l’un des gardes du corps de Sa Majesté, beau et grand jeune homme de dix-huit ans, qui s’était assis au soleil sur un banc, et lisait Horace. Le valet et le jeune homme prirent l’escalier qui conduisait à la salle des tapisseries des Gobelins, entrèrent à gauche dans la salle de la table ronde, ensuite dans la salle d’audience, et, traversant vers une de ses extrémités la bibliothèque du roi, pénétrèrent dans la rotonde qui servait de cabinet à Frédéric.
« Ah, vous voilà, monsieur ! dit le roi ; vous ne vous pressez guère.
— Sire, j’attendais vos ordres.
— Où cela, monsieur ?
— Dans la cour, sur ce banc qui est au soleil, à côté de ces deux ormes. » Et, disant cela, Trenck écartait les rideaux verts de l’une des fenêtres, et montrait au roi un grand banc de pierre sur lequel étaient alors assis deux cuisiniers du château.
« Là où Noël et Joyard, mes excellents amis, devisent à leur aise, sur la façon dont on doit assaisonner le potage aux salsifis que j’ai commandé hier pour mon dîner d’aujourd’hui ? C’est donc vous, monsieur, que j’y voyais tout à l’heure lisant un petit livre rouge. Quel était ce livre ? un petit roman de France, je présume ; quelque conte bleu fait pour les chambrières ?
— Sire, c’était Horace.
— Ah bah ! monsieur le garde du corps, vous lisez Horace ! Mais j’en suis ravi, je vous assure. Horace ! un ami que je voudrais avoir et avec qui je jaserais volontiers quand ma besogne est finie. Vous savez donc bien le latin, monsieur le baron de Trenck, et ce ne sont pas des contes que l’on m’a faits quand on m’a parlé de vos brillantes études à l’Université, où vous avez eu, je crois, un duel à quatorze ans, et chez ce bon Christiani, du collège des Boursiers de Grabenschen, qui vous a instruit comme Pic de La Mirandole ? Vous voyez, monsieur, et Frédéric souriait, marchait à grands pas et s’arrêtait en frappant sa botte avec une badine, que je sais très bien ce qui vous concerne.
— Votre Majesté, répondit Trenck, est trop bonne assurément.
— Quoi ! des fadeurs ? vous aussi ! Je ne suis pas trop bon, monsieur ; mais j’aime à connaître à fond ceux dont je me dois servir.
— Votre Majesté ne m’empêchera pas de la remercier pour m’avoir pris à son service.
— Vous me remercierez tout à l’heure. Vous avez eu encore un duel l’année dernière, n’est-ce pas ? Et, trois jours après avoir soutenu vos thèses dans la grande salle de l’Université, vous avez mis cinq pouces de fer dans la hanche d’un inconnu ? Quinze jours plus tard, vous avez envoyé encore à l’hôpital, avec deux blessures, un lieutenant de service. Si j’avais su cela plus tôt, monsieur, vous ne seriez pas dans mes gardes. Je n’aime pas les tapageurs.
— Sire, je n’ai jamais provoqué personne.
— Je le sais ; je le savais. Quel âge avez-vous ?
— Je suis né le 16 février 1726.
— Ce qui vous fait aujourd’hui ? Allons, vite, calculez ; répondez. »
Le jeune homme répondit : « Dix-sept ans et demi.
— Moins deux jours ; soyez donc exact dans vos calculs. Vous avez une sœur et deux frères ?
— Oui, sire. Notre père nous a tous élevés avec les plus grands soins, dans l’espérance de nous voir servir comme il faut Votre Majesté.
— Je sais aussi cela. Un digne homme que votre père ! c’était le meilleur général-major de la cavalerie prussienne. Tâchez de lui ressembler, monsieur. Et, si vous le voulez, cela vous sera facile : je vous y aiderai. Répondez-moi d’abord : comment trouvez-vous le service ?
— Un peu fatigant, sire ; nous n’avons pas en huit jours huit heures de repos.
— Et moi, je n’ai pas une heure en un mois.
— Sire, je ne me plains pas. Tout au contraire, je m’estime aussi heureux que possible d’appartenir à ce corps de cavaliers d’élite qui, chaque jour, en pleine paix, courent tous les dangers de la guerre, et qui, sous les yeux et par les soins de Votre Majesté, sont devenus les premiers cavaliers du monde.
— À merveille ; ne me flattez jamais que de cette façon, si vous voulez rester mon ami. Tenez, prenez ce livre sur ce fauteuil. » Frédéric désignait à Trenck un volume fatigué par de nombreuses lectures et rempli de petits papiers de couleurs différentes, qui semblaient servir de signets.
« C’est un Racine ; connaissez-vous Racine ? »
Et, sans laisser de temps pour la réponse, Frédéric ajouta :
« Faites-vous des vers ?
— J’en ai fait quelquefois.
— Vous m’en montrerez. J’aime cela, moi aussi, et j’en fais le plus possible ; faire des vers est mon plus grand plaisir ; c’est une vraie jouissance ; je suis bien aise que vous la connaissiez. Eh bien, jeune homme, pendant que je vais relire un griffonnage, apprenez-moi les chœurs du premier acte d’Esther ; je vous les ferai réciter. »
Trenck prit le livre et se mit à lire ce que le roi lui indiquait ; il n’eut que le temps de faire une seconde lecture. Au bout de quelques minutes, Frédéric, qui s’était approché d’une fenêtre et, toujours debout, avait donné quelques coups de crayon sur cinq ou six feuilles de grand papier couvertes déjà de ratures, se dirigea vers Trenck, et lui prenant le livre des mains : « Récitez, lui dit-il, et faites ce que vous pourrez pour ne pas oublier un vers. » Trenck n’oublia pas une syllabe.
Il était jeune, sûr de sa mémoire, joyeux d’être distingué par son roi, et ambitieux de le satisfaire ; il récita les vers du poète français avec une expression qui plut à Frédéric.
« C’est bien, lui dit celui-ci quand il arriva au dernier vers ; prenez maintenant cette feuille de papier ; elle contient les noms de cinquante soldats : dans cinq minutes, soyez prêt à me les nommer tous. »
Et Frédéric reprit ses feuilles de papier pour les couvrir de nouveaux signes hiéroglyphiques. Puis, sa besogne terminée, il les jeta dans un grand carton et recommença son métier de maître d’étude. Il fut une seconde fois satisfait.
« On m’avait parlé de votre mémoire ; je viens de l’essayer. De mieux en mieux, mon ami. Voici deux petites phrases, ajouta-t-il, en montrant du doigt à Trenck deux lignes qu’il venait d’écrire lui-même au crayon ; faites-moi deux lettres là-dessus, l’une en français, l’autre en latin : ou mieux écrivez vous-même la lettre latine, pendant que vous me dicterez la lettre française. Vous avez le roi de Prusse pour secrétaire. »
Il ne fallait jamais hésiter avec Frédéric II ; Trenck fit ce que le roi désirait, et, quand les deux lettres furent finies, il fallut voir le prince placer les deux mains sur les épaules du jeune homme, qui le dominait de toute la tête, le regarder fixement, et enfin s’écrier, en lui fouettant les bottes de sa badine : « Petit Jules César ! Monsieur tranche du Jules César. C’est bien, très bien, mon enfant ; je suis content de vous. Mais, voyons : pourriez-vous me tracer de mémoire le plan de la Silésie ou celui de la Bohême, à votre choix ?
— Sire, je les tracerai tous les deux ; » et sur-le-champ Trenck saisit un crayon et jeta sur le papier une esquisse très ferme des principales lignes géographiques de ces deux pays.
Frédéric le suivait des yeux avec attention ; au dernier coup de crayon, il l’attira vers lui et l’embrassa.
« Trenck, lui dit-il, je te fais cornette des gardes du corps. Sois toujours le même. La nature t’a doué d’une vive et forte intelligence, d’une admirable mémoire ; tu es laborieux, instruit, actif, intrépide. J’ai besoin de lieutenants tels que toi pour faire la grande guerre en Europe. À tous leurs petits généraux de cour, formés sous les cotillons des favorites, je veux opposer de vrais capitaines, élevés dans l’étude des lettres et des sciences, amis de leur souverain plutôt que ses sujets.
« Sais-tu pourquoi je vous donne quatorze jours d’arrêts quand, huit minutes après le coup de clairon qui sonne le réveil, vous n’êtes pas à cheval, à votre rang, armés de pied en cap ? C’est pour faire de vous, mes enfants, les plus agiles soldats du monde, comme vous êtes déjà les plus intrépides.
« Tu as perdu trois chevaux, coup sur coup, dans les manœuvres. Eh bien ! cela t’aura appris à en perdre d’autres sur le champ de bataille, et à prendre à l’ennemi ce qui te manquera. J’ai vu avec joie que, parmi tes compagnons, tu es le meilleur cavalier ; je t’ai fait cornette, ce n’est pas assez : à partir de la semaine prochaine, tu formeras notre cavalerie silésienne aux