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Pieuvre
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Livre électronique287 pages4 heures

Pieuvre

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À propos de ce livre électronique

Pieuvre est un cocktail explosif de bière écossaise, de fumée de cigarettes, et d’une bonne vieille Thompson à tambour, le tout servi dans une chope bien glacée. En 1928, avant que le monde ne sombre dans la Grande Dépression, un Highlander à la main leste, voit sa vie basculer après une mésaventure qui le laisse infirme. Alors qu’il lutte pour retrouver sa place dans un monde impitoyable, il croise la route d’un mystérieux inconnu qui l’entraîne dans une chasse à l’homme rocambolesque. Des troquets d’Écosse à la noirceur industrielle de Birmingham, des tournois de boxe clandestins aux fêtes délirantes du Paris des années folles, notre héros traîne ses guêtres sur terre comme sur mer et plonge dans les abysses d’un passé qui lui colle à la peau. Dans un monde où la morale se paie comptant, survivre n’est qu’une question de savoir à qui se fier, quand frapper, et quand laisser les fantômes dicter les règles du jeu.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Lizzie Agostinis - Après avoir traversé une multitude de vies pour le moins atypiques – ado grunge, SDF puis flic repentie ou encore cheffe d’entreprise – Lizzie a toujours eu l’écriture comme ancrage. Son style, sombre et addictif, reflète ce parcours aussi intense que solitaire. Lorsqu’on lui demande « pourquoi ce métier ? », la romancière n’a définitivement qu’une seule réponse : « l’écriture ne m’a jamais quittée, elle est de loin ma plus vieille amie. »
LangueFrançais
Date de sortie25 nov. 2024
ISBN9782889496990
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    Aperçu du livre

    Pieuvre - Lizzie Agostinis

    Couverture pour Pieuvre réalisée par Lizzie Agostinis

    Lizzie Agostinis

    PIEUVRE

    Chapitre 1 : la gitane

    Quelque part en Écosse. Janvier 1928.

    « Et merde. »

    Je frottai mon ciré couvert de bière. Le liquide collant poissait le long de mon bras et dégageait une forte odeur d’alcool. Non pas que l’alcool me faisait horreur, mais merde, gaspiller une chope de bonne bière c’est pécher. D’aucuns préfèrent le whisky, moi ça me tord les boyaux, ça me crame le gosier et ça me rend foutrement con.

    Les verres s’entrechoquent au milieu du bordel général de l’échoppe où je me suis arrêté pour la nuit. Un vieux troquet à l’ambiance davantage bal musette que piano-bar ; la clientèle sentait le rance, comme le bar, comme les piaules.

    Les gaillards avinés se rentraient dans le mou à mesure que se vidaient leurs godets, tant et si bien qu’ils auraient pu se battre avec leurs propres reflets. Comme des clébards qui courent après leurs queues.

    J’étais là depuis seulement une vingtaine de minutes et j’avais été plus bousculé qu’en plein centre d’une mêlée. Évidemment, les Écossais, particulièrement les highlanders, étaient tous des types bien bâtis. Des meubles !

    J’avais beau bien me porter du haut de mon mètre quatre-vingt-dix, au milieu de quinze poivrots celtes biberonnés au houblon, je ne faisais pas le poids. Fort heureusement, j’avais sur moi mon fidèle surin, fallait pas chercher des crosses à un O’Grady, même seuls, à poil dans une meute on défendait nos peaux.

    « Où était-il ? » Je cherchais des yeux Ruben, le gros Ben, une vieille fripouille de gallois que je connaissais depuis l’enfance. Je devais retrouver sa couenne sur les coups de vingt et une heures pour discuter d’un sujet d’une haute importance.

    Plus tôt dans l’année, des gars à moi avaient allégé de leurs deniers quelques rupins britanniques. Les salauds s’étaient vantés des frasques de l’un de leurs ancêtres. Une raclure de British qui aurait dépossédé l’un de nos aïeux pendant la glorieuse révolution. Les vautours.

    Qu’à cela ne tienne, on leur avait rendu la pareille. L’ancien avait beau être une relique reposant six pieds sous terre depuis je ne sais quand et je ne sais où, il méritait d’être vengé. On n’allait pas élever un cénotaphe bourré de bibelots à son nom, mais je comptais bien faire honneur à son héritage. Le gros Ben avait toujours un plan de derrière les fagots pour transformer une encombrante marchandise en petites coupures.

    – Te voilà, vieux bœuf !

    – Salut, Ruben.

    – Pour sûr, t’as doublé de volume depuis Aberdeen, tu fais bien dans les trois cents livres mon cochon !

    « Le salaud. »

    Le gros commanda un hydromel pour s’éclaircir la voix. Il m’expliqua sa traversée de la manche à bord d’un chalutier puant. Une épopée rocambolesque à base de fûts de whisky, de poker en fond de cale et d’un bosco fini à la pisse qui avait le mal de mer.

    – Prendre la flotte quand on a la panse fébrile, faut être un drôle d’oiseau. Heureusement pour ma pomme il avait autant le pied marin que de mains aux cartes. J’me suis vite refait avec cet imbécile. Mais, dis-moi, d’après ta lettre, tu t’es pas mal verni toi aussi.

    J’avais sous mon ciré quelques trouvailles empaquetées que je lui présentais en douce au fond du troquet. Apporter tout ce matos ici ce n’était pas franchement une bonne idée, je restais discret, pas de grabuge ce soir.

    Ruben prit une gorgée d’hydromel et sortit quelques babioles de la besace, un bracelet serti, un portrait signé et une paire de boutons de manchette. Il examina les accessoires, les sentit, les mordilla puis grogna d’un air conquis. Il se saisit de la représentation, s’arrêta sur la griffe et lança :

    – Eh bien, mon salaud ! Tu te rends compte de ce que tu as là ?

    Évidemment, non. Il me raconta la provenance du portrait, le grain, la peinture et tout le curriculum de l’artiste. Un Espagnol esclave qui aurait fait fortune à titre posthume. Qu’est-ce que j’en savais ? L’art, ça n’a jamais été mon truc ; en revanche, le prix du machin oui. Le gros Ben resta vague tout en fouinant dans le sac en tissu, il semblait plutôt satisfait.

    Après quelques minutes à me rancarder sur chaque objet comme une foutue encyclopédie, il se leva pour pisser et commander à manger.

    Depuis la table, je l’observais esquiver les immenses rouquins en trottinant et dévisager les filles d’un œil lubrique. Qui le lui aurait reproché ?

    Les catins avaient sorti le grand jeu ce soir. Leurs corsages les compressaient suffisamment pour faire déborder leurs poitrines pigeonnantes. Quant à leurs croupes parfaitement dessinées, elles donnaient envie de s’y perdre. Le tapin marchait fort, il avait toujours marché. Et les frangines, en femmes du monde, géraient leurs business comme des cheffes, seules. Pas besoin d’une paire de couilles pour leur dicter conduite, vous voyez, pas de saloperie de mac pour leur siffler leur rente. Je ne pouvais pas me les farcir ces gars-là. J’en avais déjà emboucané un ou deux qui jouaient des poings sur les bosseuses. C’est que j’aime pas qu’on abîme les dames.

    Accoudé au comptoir, Ben en alpaga une. Belle gitane aux cheveux cendrés, trop bien pour lui. Ce n’était pas la même étoffe que les autres, ça se ressentait, elle ne traînait pas les trottoirs, c’était le genre poule de luxe, tu vois. Il montra notre table à la fille qui fit un signe de la main puis s’éclipsa dans le pub.

    Ruben l’avait sans doute invitée à se joindre à nous et elle l’avait copieusement envoyé promener. C’était bien lui ça, une rengaine vieille comme le monde. Il disparut à un angle de mur en direction des chiottes et je le perdis de vue.

    C’est quand le groupe de musiciens eut fini son ramdam que je remarquais que ça faisait bien une demi-pinte que Ben n’était pas revenu. J’ai la descente plutôt longue. Je souhaitais qu’il n’ait pas cherché des noises à l’un de ces piliers de bistrot ; je ne rechignais jamais à aller au front pour les copains, mais ce n’était pas le bon soir pour une branlée. J’avais toute une quincaillerie dans les fouilles et mon Opinel dans la manche, j’espérais qu’il fût resté tranquille. Le sang commençait à me monter quand je décidai d’aller voir si ce con n’était pas tombé dans les latrines. C’est là qu’une forte senteur de jasmin me prit à la gorge. Allez savoir comment je connaissais ce parfum. J’imagine que ma mère s’en faisait des tisanes quand j’étais môme. Mais cette fois, l’odeur était plus suave, plus enivrante. La gitane se glissa contre moi, coupant mon élan. Elle papillonna de ses grands cils et me décrocha un sourire à faire bander un aveugle.

    – Salut. Je crois que ton copain s’est trouvé un coin tranquille avec une des filles.

    C’était tout Ben ça ! Comme si c’était le moment ! La belle attrapa ma chope et s’en envoya une rasade sans même en perdre une goutte. J’ai toujours aimé les femmes qui savent boire, les garçons manqués, celles qui ont du chien. Elle lécha un peu de mousse logée à la commissure de ses lèvres et fit signe au tavernier de nous remettre la petite sœur.

    Elle me parla longuement et je n’étais pas foutu d’écouter, elle était belle à crever. Je dessinais des yeux chaque trait de son visage pour ne plus l’oublier et je luttais comme un fou pour ne pas goûter à sa bouche. Elle plongeait son regard dans le mien en me contant le temps en Écosse et sa préférence pour les climats beaucoup plus chauds. Tout en relevant ses longs cheveux sur sa nuque, elle caressait le verre épais de ma bière du bout des doigts.

    C’est le moment que choisit le patron pour nous apporter à boire, me sortant par là même de ma transe. Qu’est-ce que j’y pouvais, ce n’est pas que je sois faible, mais voyez la dame, c’est pas le genre qu’on laisse sur le carreau.

    – Tu sais, tu peux te détendre, je mords pas moi.

    Et, sans que je puisse demander ce qu’elle me voulait, elle m’entraîna sur le plancher du pub où quelques gars beurrés dansaient en charmantes compagnies. La belle lança un clin d’œil au joueur de banjo et le groupe entreprit une farandole gaélique rythmée dans l’effervescence générale.

    Elle retroussa sa longue jupe et grimpa sur la table renversant bières, rhums et whiskys, éclaboussant les quidams qui n’avaient pas pris part à la danse.

    Très vite, un amas de gugusses l’entourait tandis qu’elle se déhanchait, ses épais cheveux fouettant l’air à chaque fois qu’elle tournait. On peut dire qu’elle savait enflammer la foule, l’ambiance était à son comble, chacun la bouffant des yeux, hommes comme femmes.

    La beauté se jeta à mon cou, m’entraînant dans son tourbillon. L’alcool était en train de m’embrumer, je n’avais aucune idée de ce qui me brûlait le plus, son parfum ou la bière. Il faut dire que la friponne me versait les bocks à même le gosier et que la musique commençait à me taper dans la caboche.

    Je titubais jusqu’au comptoir pour y demander un peu de flotte, juste pour me rafraîchir la nuque, quand la demoiselle arriva :

    – Alors, on rend les armes ? Je pensais les Écossais plus téméraires.

    Elle me lança ces mots comme un défi, je n’en croyais pas mes oreilles. Était-ce un jeu, ou plutôt un véritable appel à la dépravation ?

    Tant pis, je pris le risque, même une gifle venant d’elle devait être délicieuse.

    Je lui attrapai le visage de mes lourdes paluches, que je n’espérais pas trop calleuses, pour goûter enfin à ses lèvres pulpeuses. Je m’en serais voulu de griffer sa peau satinée.

    À ma surprise, elle me rendit mon baiser avec fougue, m’entraînant avec passion en direction des toilettes.

    Elle n’avait vraiment pas froid aux yeux.

    Lorsque nous arrivâmes à l’angle de la porte, elle me jeta un regard mutin, et m’attira à l’intérieur.

    C’est là qu’attendait le gros Ben.

    Mon compagnon avait dû finir son affaire et s’apprêtait à nous retrouver, un peu tard.

    Alors que j’allais le charrier, je crus surprendre un geste étrange entre lui et ma belle inconnue.

    Qu’est-ce que c’était ?

    Tandis que la farandole reprenait, je reçus ce qui me semblait être une locomotive lancée à pleine vitesse dans les côtes.

    Avant que je ne puisse récupérer mon souffle, j’encaissai un uppercut dans le menton et un coup de savate dans les tibias. Je tombai à genoux, attrapai ma lame et me relevai le visage tuméfié pour affronter mon assaillant.

    Par chance, le gros Ben était là, nous allions…

    Quoi ?

    Lorsque je trouvai des yeux mon ami, celui-ci terminait d’enrouler sa ceinture au poing et m’envoya un direct en plein nez.

    J’avalai une gorgée de mon propre sang et en recrachai la moitié.

    – Qu’est-ce que tu fous !

    Dans l’angle de la pièce, la gitane s’était retirée et hurlait à Ruben d’en finir rapidement.

    Je n’y croyais pas, comment pouvaient-ils ?

    Je m’étais fait avoir comme un bleu.

    Une pouliche pareille qui se laissait si facilement dompter… et l’autre animal qui disparaît, j’avais été naïf.

    Je me redressai péniblement et retournai au front.

    J’assenai de coups mon camarade mutin de toutes mes forces.

    L’alcool rendait chaque attaque moins précise, mais ne semblait pas altérer la puissance de mes poings.

    Heureusement puisque le gros Ben était une force de la nature, je l’avais toujours admiré pour ça, un véritable fils du pays.

    Alors que je reprenais le dessus, la bohémienne se rua sur mon dos et me griffa frénétiquement. Je ne pouvais pas frapper une femme, c’était contre mes principes.

    Et merde.

    Alors que je me débattais contre la tigresse, je sentis s’abattre sur moi le poids du monde, puis tout s’assombrit.

    Je tombai face contre terre dans les relents de pisse et de cendre, du sang coagulé sous les paupières et un lourd parfum de jasmin qui me soulevait le cœur.

    Fait chier.

    Lorsque je revins à moi, j’étais transi de froid, le corps complètement rigide, je ne tremblais pas, je n’avais pas l’impression d’avoir mal.

    Dans ma torpeur, je vis une enfant courir devant sa mère sur les falaises nacrées de chez moi. La petite tournait, puis virevoltait en riant à gorge déployée, ses longs cheveux d’un blond vénitien ondulant sous le souffle du vent.

    Ça sentait le poisson. Où est-ce que j’étais ?

    Un port ?

    J’entendis une corne au loin et devinai une lumière chaude s’allumant puis s’éteignant. Le phare !

    J’étais bien au port, ou proche de lui en tout cas.

    J’avais un goût de fer et de sel dans la gorge, de l’hémoglobine et de l’eau de mer, j’en avais la nausée.

    Que s’était-il passé ?

    Ah oui, le gros Ben, la gitane. Les enfoirés.

    C’est là que je compris. Je cherchai des yeux mon ciré, mon sac, mes gains, mais je n’y voyais pas grand-chose.

    Plus rien, j’étais à poil.

    La garce ! Ils avaient tout pris.

    Le soleil se levait et commençait à réchauffer ma barbe. J’avais une de ces gueules de bois.

    Pas le temps de me reposer, je devais reprendre mes esprits et retrouver ces deux salopards. J’avais besoin de ce pognon, je méritais ce pognon !

    Alors que j’essayais de rassembler mes forces pour me relever, j’entendis un hurlement, celui d’une femme.

    La demoiselle me dévisageait depuis le bout de la jetée, blême, les yeux planqués derrière ses mains tremblantes.

    Qu’avait-elle encore celle-là ? J’étais conscient de ma sale bobine au matin, mais tout de même.

    Je luttai pour me redresser, la rassurer, mais rien ne bougeait.

    En y regardant d’un peu plus près…

    Mon œil ! Ma jambe !

    Mais que… Ils n’y étaient plus !

    À leur place, un moignon ensanglanté grossièrement cautérisé qui remuait ridiculement et un trou qui me semblait béant dans le crâne.

    Je gueulai de fureur avant de gueuler d’autre chose.

    Les fourbes, qu’est-ce qu’ils avaient foutu ?

    La douleur m’envahit enfin, comme une lame émoussée et glacée qui vous tranche lentement la couenne. Je goûtai, au plus profond de ma gorge, mes tripes emplies d’amertume puis je retombai dans les vapes.

    Chapitre 2 : œil pour œil

    Quelques mois plus tard, à Inverness, je grattais furieusement le bois d’un tonneau du bout des ongles en observant la rue humide. Les chevaux battaient du fer sur le pavé glissant et la plupart des gens, cachés sous leurs manteaux et chapeaux, se réfugiaient dans les cafés et les porches, avant que la pluie ne se mette à tomber. J’avais laissé pousser ma tignasse aux reflets roux, puis l’avais nouée en demi-queue au-dessus de mon crâne, à la manière des Vikings. Ma barbe me bouffait tellement le visage que j’avais l’air d’un cabot, ou d’une vieille bâtisse que le lierre aurait commencé à recouvrir.

    Depuis le soir où mes membres avaient été ravis, je n’avais pas retrouvé forme humaine. D’un côté, un cache-œil en cuir de savate, de l’autre, un pic de bois me remontait jusqu’à mi-hanche. Même pas foutus de me trancher la couenne dans les règles de l’art. J’avais mariné, plusieurs mois durant, dans un ancien hôpital de guerre repris par des bonnes sœurs, à me faire raccommoder au mieux ; malheureusement leur savoir était limité et leurs prières au Saint-Père étaient restées sans réponse. Il faut dire que le barbu là-haut avait sans doute plus intéressant à faire que de s’occuper de ma carcasse de soûlard.

    Dans la vitrine de la boutique de textile devant laquelle j’étais, je pouvais voir le reflet des bonnes femmes s’affairer autour des mannequins de bois. Elles virevoltaient dans le tissu comme des papillons dans un champ de fleurs, vantant les mérites de telle ou telle étoffe. Les présentoirs dégueulaient de frous-frous, de têtes d’épingles et de rubans. Je n’aurai pas à attendre bien longtemps.

    Après d’interminables minutes, planqué dans ma ruelle, je commençais à avoir furieusement envie de pisser. Alors que j’entrepris de me défroquer et de me soulager contre le mur noirci, je sentis une vague odeur de jasmin me prendre au nez. La voilà.

    J’avais pisté cette petite garce sans relâche jusqu’à un hôtel miteux du centre du bled. Le soir, elle faisait le tapin dans un rade à côté et, en journée, elle prédisait la bonne aventure aux pigeons qu’elle arrivait à charmer. Pour gérer son fric, la morue s’était dégotté un mac véreux qui m’avait gentiment rancardé sur son emploi du temps, moyennant quelques pièces. Tous les mêmes vautours.

    J’avais pris une piaule dans son auberge au nom de Mc Kormic, Finn Mc Kormic, et avais réservé ses services pour la nuit. C’était la planque idéale. Les flics n’y mettaient pas les pieds, sauf pour se louer les attentions des catins et la bâtisse était suffisamment bruyante pour y faire du tapage sans que personne ne vienne foutre le nez dans mes affaires.

    J’étais retourné dans ma chambre un peu plus tôt pour organiser mon coup et patientais sagement sur le pieu miteux en triturant mon couteau. À dix-huit heures, elle frappa à la porte ; j’entendis le plancher craquer sous ses talons et les effluves de jasmin se déverser à travers le chambranle. Lorsque j’apparus, son sourire se figea, elle blêmit, je ne lui laissai pas l’occasion de protester et l’attrapai fermement sous mon bras puis calmai ses cris d’un coup de crâne bien senti.

    Les principes, vous savez.

    Je lui enfonçai alors un épais morceau de tartan dans le gosier pour l’empêcher de couiner à son réveil. J’avais peu de temps devant moi. Je l’étendis sur le lit et la regardai longuement. C’était pourtant vrai qu’elle était belle. Elle aurait pu se faire un pactole si elle avait su s’entourer de types davantage préoccupés par ses intérêts que par les leurs. Elle avait dû se payer la tronche d’un paquet d’honnêtes gars. Malheureusement pour elle, je n’étais pas homme à ne pas rendre les coups. Et c’était pas le jour à me faire chier.

    À la nuit tombée, je traînai sa carcasse dans les couloirs de l’hôtel crasseux, jusque dans la ruelle. Pas facile en claudiquant, je butai contre chaque mur comme un soûlard un soir de beuverie. Par chance, le tenancier était affairé à une partie de cartes dans l’arrière-boutique et ne fit pas attention aux grincements des escaliers humides, ni au bordel qu’avait fait la gitane lorsque je l’avais lâchée au-dessus du palier. Elle avait dévalé les marches dans un bruit sourd, sans même se réveiller. Elle aurait pu se briser la nuque, mais, quand je me hâtai pour la relever, elle respirait toujours. C’était bien ma veine.

    Dans la rue mal éclairée, je retrouvai mon cousin, l’un de ceux qui m’avaient aidé à dépouiller les Britanniques. Il m’attendait près d’un camion de lait qu’il avait dû faucher plus tôt. Le véhicule était en piteux état et perdait de l’huile de vidange sur son passage. Nous jetâmes la gitane à l’arrière après nous être salués brièvement et démarrâmes en trombe en direction de la sortie de la ville.

    Aucun de nous ne dit mot jusqu’à arriver à la cabane. Je dis « la cabane », il s’agit plutôt d’un ancien planton de gare ferroviaire, une bicoque moisie prête à s’écrouler qui nous avait déjà servi pour entreposer du matériel.

    Les ronces avaient bouffé les murs et toutes les fenêtres étaient brisées. Sûrement des gosses venus s’y flanquer la frousse, il faut avouer que l’endroit s’y prêtait. C’était glauque à souhait.

    La cahute nous avait paru parfaite, c’était assez proche d’Inverness pour y accéder rapidement et assez loin pour y faire gueuler quelqu’un sans qu’on vienne y voir. Imaginez qu’un type se pointe et nous trouve en train de nous charger de la gitane. On n’aurait pas eu le temps de régler le premier problème qu’il faudrait déjà penser à en éliminer un second.

    À notre arrivée, mon oncle attendait sur le perron, une clope au bec, s’essuyant les mains dans un torchon taché.

    – C’est pas trop tôt ? souffla-t-il entre les dents.

    Il nous rejoignit et, ensemble, nous déchargeâmes la traînée jusque dans la maison. C’était foutrement plus simple à trois. Elle pesait son poids.

    La nuit était déjà bien avancée, la rosée commençait à se coller aux murs et aux meubles, ça sentait la charogne et pour cause, au milieu de la pièce, baignant dans sa propre pisse, se tenait le gros Ben. En caleçon, la morve au nez, le visage boursouflé, tuméfié et la bouche de travers.

    On l’avait retrouvé quelques jours plus tôt soûl comme un cochon à dépenser notre pognon au jeu. Il n’avait pas été difficile à cueillir, c’était loin d’être un malin et il n’était pas en état de déguerpir rapidement.

    Il avait nettement moins fière allure, recroquevillé comme un fœtus, gelé jusqu’aux os, la peur au ventre, gémissant de douleur contre le plancher vermoulu. Je m’agenouillai devant mon vieil ami, lui proposant une taffe sur mon mégot. Il leva le menton, me dévisagea amèrement et tendit ses lèvres que j’accueillis d’un franc revers de paume, l’expédiant face contre terre dans un lourd craquement.

    La tignasse de la gitane vint lui chatouiller le front. Il releva la nuque pour y regarder de plus près et ne parut pas étonné de la trouver ici. Elle remua légèrement, se tordit d’un côté, puis de l’autre en soufflant à travers son bâillon. Elle se réveillait enfin.

    Lorsqu’elle nous découvrit tous trois debout, inexpressifs et le vieux Ruben le visage boursouflé, elle exorbita les yeux et tenta de hurler en vain. Mon oncle lui offrit alors une paire de baffes en guise de bienvenue pour lui « mettre les idées au clair », a-t-il dit.

    Il avait toujours eu la main lourde, sur le whisky autant que sur les femmes. J’avais trop souvent vu ma tante porter des coquards. C’était comme ça.

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