La Chute d'Icare

tableau de Pieter Bruegel l'Ancien

La Chute d'Icare est un tableau de Pieter Brueghel l'Ancien dont l'original a disparu mais dont il existe deux copies exposées à Bruxelles, l'une dans la collection du musée van Buuren et l'autre dans celle des Musées royaux des beaux-arts de Belgique.

La Chute d'Icare
Copie probable (vers 1595-1600), exposée au Musée royal d'art ancien à Bruxelles
Artiste
Date
c. 1558 (œuvre originale, perdue)
Type
Huile sur panneau, transposée sur toile[1]
Technique
Dimensions (H × L)
73,5[1] × 112[1] cm
Mouvement
No d’inventaire
4030Voir et modifier les données sur Wikidata
Localisation

Authenticité

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Les experts et les critiques ont longtemps été divisés sur l'authenticité de l'œuvre exposée au musée OldMasters[2], anciennement musée royal d'art ancien à Bruxelles. Les deux versions connues du tableau (l'une peinte sur toile et l'autre sur panneau) sont inventoriées sous le même titre, sans signature ni date.

La dendrochronologie date l'œuvre sur panneau de 1583 (exemplaire van Buuren).

Une étude comparée des œuvres de Pieter Brueghel l'Ancien et ces copies réalisées à l'identique par son fils aîné, Pieter Brueghel le Jeune, révèle que la version sur toile doit dater des alentours de 1600, soit une trentaine d'années après la mort de Bruegel[3]. L'analyse stylistique du dessin (étudiable par réflectographie infrarouge) montre qu'il s'agit d'une copie, sans doute d'un tableau plus ancien qui a été perdu[4],[5]. Cette attribution est néanmoins controversée car basée sur des hypothèses non vérifiées et des données lacunaires.

 
La Chute d'Icare, anonyme, c. 1583, huile sur bois, 63 × 90 cm, Musée van Buuren.

La controverse au sujet de l'authenticité de l'œuvre n'est pas récente. Dès 1912, à l'acquisition de La chute d'Icare par les Musées royaux des beaux-arts de Belgique, son authenticité fut contestée par certains connaisseurs, principalement pour deux raisons : pour ses qualités picturales inférieures, dues aux surpeints lourds, mais surtout parce qu'il s'agit d'une peinture à l'huile sur toile, ce qui s'avère être une exception chez Bruegel l'Ancien, dont toutes les œuvres à l'huile ont été peintes sur panneau.

En 1963, Philippe Roberts-Jones, conservateur des MRBAB et Marlier, spécialiste de Bruegel, avancent l'hypothèse d'une œuvre peinte sur panneau mais transposée sur toile.

En 1998, une équipe mixte Institut royal du patrimoine artistique (IRPA-Bruxelles)-Université d'Utrecht[6] tenta de résoudre le problème d'authenticité par une datation au radiocarbone de la toile tenue à tort pour originelle. La conclusion de cette datation étant la quasi-impossibilité que Pierre Bruegel l'Ancien ait peint sur cette toile. Mais en 2006, Jacques Reisse, professeur honoraire de chimie à l'Université libre de Bruxelles ( ULB) montra que cette datation n'est pas valable[7].

Un échantillon de peinture prélevé sur le bord droit (bleu de l'eau) en 1973 fut réexaminé avec des méthodes performantes comme la microscopie électronique à balayage avec spectroscopie des rayonnements X par dispersion d'énergie (SEM-EDX). Combinée à la microscopie optique des deux coupes tirées de cet échantillon, cette analyse révéla les structures et compositions suivantes, de bas en haut :

  1. toile (de la transposition) ;
  2. blanc de plomb huileux (adhésif) ;
  3. bleu épais à base d'azurite (repeint) ;
  4. enduit de préparation à la craie ;
  5. blanc de plomb huileux avec traces de charbon de bois ;
  6. bleu huileux à base d'azurite.

Les couches 4 à 6 sont originales. La présence d'une préparation à la craie sous le bleu original prouve qu'il s'agit d'une peinture sur panneau, transposée sur toile.

Le bleu d'origine se compose de blanc de plomb et d'azurite contenant de rares grains d'ocre et de noir. Ces structure et composition correspondent tout à fait à celles trouvées dans d'autres peintures sur bois de Pieter Brueghel l'Ancien. En outre, il est à noter que les particules de charbon de bois dans la couche blanche sont exceptionnelles car très longues et aciculaires, il n'a pu en être trouvé que dans Le dénombrement de Pieter Brueghel l'Ancien du même musée[8]. Récemment, l'examen du dessin sous-jacent, par réflectographie infrarouge a été publié. La réflectographie fournit des images en lumière infrarouge qui traverse toutes les couleurs sauf le noir, ce qui permet donc de révéler le dessin sous-jacent, généralement noir. L'interprétation de ces réflectogrammes est fort subjective. Le dessin sous-jacent de La Chute d'Icare ne diffère pas sensiblement de celui trouvé sur des œuvres certifiées de la main de Pieter Brueghel l'Ancien. Ce dessin se limite normalement à une simple mise en place. Ceci s'explique par une peinture très mince et peu couvrante sur fond blanc comparable à une aquarelle qui aurait mal oblitéré un travail graphique élaboré.

Globalement, toutes les analyses convergent vers la conclusion suivante : La Chute d'Icare des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique est une peinture à l'huile sur panneau transposée sur toile, dont la couche picturale et peut-être même le dessin ont été fortement endommagés par cette intervention et deux rentoilages, donnant lieu à de lourds surpeints.

Dans l'échantillon prélevé subsiste un fragment dont la structure et la composition correspondent parfaitement à celles des grands panneaux attribués à Pieter Brueghel l'Ancien. Il est dès lors inconcevable qu'il s'agisse de l'œuvre d'un copiste, sauf peut-être Pieter Bruegel le Jeune.

Aussi l'exemplaire van Buuren, dont la technique est différente ne peut être de la main d'un Pieter Bruegel, ni père, ni fils.

Description

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Dans une vue plongeante , le regard s'arrête d'abord sur les personnages : un paysan qui laboure son champ, un berger appuyé sur son bâton, un pêcheur de dos qui tend son fil. Le rouge de la blouse du laboureur et de l'echarpe du pêcheur attire l'attention sur leurs occupations. Quand les yeux peuvent s'en détacher, on découvre la profondeur de l'espace quasi infini. À l'horizon, le soleil forme un disque qui irradie et unit le violet du ciel à l'émeraude de la mer. Les montagnes qui bordent celle-ci paraissent irréelles, blanches et légères, comme le port qui s'éveille dans une lumière rose.

L'esprit se plaît à admirer ce paysage harmonieux et paisible mais l'œil, irrésistiblement revient au rouge sang du premier plan, vers ce paysan absorbé par sa tâche. Nous le voyons de biais, la scène étant construite en diagonale et l'impression d'un travail continu, méthodique, en train de se faire, en est accentuée. Derrière lui, les taches claires des brebis guident le regard vers les voiles beiges du navire qui passe. Il est temps alors de découvrir les « détails » de cette scène quotidienne : près du bateau, devant le rocher, la mer se ride et deux jambes s'agitent : Icare est en train de se noyer dans l'indifférence de l'entourage et de la nature. Icare, coupable de s'être approché un peu trop près du soleil, qui a cru braver les lois de la gravité et de la condition humaine, plonge dans le vert émeraude profond et personne ne le remarque. Pas même la perdrix dont le regard vague et lointain rappelle celui du berger qui tourne le dos au drame.

Toutefois la version conservée au musée Van Buuren montre également le père d'Icare, Dédale, en plein vol : on comprend alors que le berger debout est absorbé dans la vision de cet être extraordinaire, qui est absent de la version conservée aux Musées royaux en supposant que cette dernière a conservé ses dimensions d'origine[9].

Analyse

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La chute d'Icare, Livre d'emblèmes d'Andrea Alciato, gravé par Jörg Breu.

Le peintre illustre un passage des Métamorphoses d'Ovide :

« Un pêcheur qui taquine le poisson du bout de sa gaule flexible, un berger appuyé sur sa houlette, un laboureur guidant sa charrue les voient passer tous deux. Étonnés, ils prennent pour des dieux ces hommes capables de voler dans les airs. Déjà, sur leur gauche, a disparu Samos, aimée de Junon; ils ont dépassé Délos et Paros; sur leur droite apparaissent Lébinthos et Calymné, célèbre pour son miel, lorsque l'adolescent, enivré par la sensation audacieuse du vol, s'écarte de son guide. S'abandonnant au vertige des cieux, il gagne de l'altitude. C'est là qu'à l'approche du soleil ardent, la cire odorante qui maintient les plumes devient molle. Elle fond. Icare a beau agiter ses bras nus : privé d'ailes, il ne se soutient plus dans le vide. Il appelle son père, puis disparaît dans l'azur des flots de cette mer que l'on nomme depuis mer Icarienne. »

— Ovide, Les Métamorphoses, livre VIII

Comme souvent, le peintre prend l'inverse de la tradition, l'envers des choses et distille discrètement son ironie. Si les personnages d'Ovide sont représentés pour la première fois, l'essentiel est inversé : les gens à l'aube d'une journée de travail, sauf le berger qui regarde le ciel, n'ont pas de temps à perdre avec l'ambition d'un fou ou d'un rêveur. Il faut ensemencer et pêcher, il faut retendre les cordages afin que le navire, comme la vie, avance vers la lumière ou l'or philosophal, selon une lecture ésotérique.

Stoïcien et humaniste, Brueghel exprime l'accord de l'homme avec les lois de l'Univers dont il n'est qu'une petite partie. À l'avant-plan, l'épée et la bourse, posées près du laboureur, évoquent un de ces proverbes populaires que Brueghel a illustrés dans d'autres tableaux : « Épée et argent requièrent mains astucieuses. », van Lennep.

Pierre Francastel[10] développe une autre théorie qui a le mérite de situer le peintre dans le contexte historique de son pays. Icare incarne aussi le courage, l'aventure positive de ceux qui osent. Prisonnier de Minos, il a la volonté de s'enfuir et l'audace d'essayer. C'est l'ingéniosité de son père, Dédale, qui lui en fournit le moyen. Son seul « défaut » est de succomber à la griserie de la réussite. Il est jeune encore. Dédale reste le forgeron, l'artiste et le créateur génial. Au XVIe siècle, le mythe trouve un écho dans ce pays sous domination étrangère : c'est l'appel de la liberté et le rêve d'évasion… La vie continue, oui mais les questions restent posées : toute tentative libératrice est-elle vouée à l'échec ? N'y a-t-il plus de place pour le rêve ? L'indifférence n'est-elle pas l'écueil le plus dangereux pour l'aventure humaine et le progrès ?

L'œuvre pourrait être une condamnation ironique de la vanité d'Icare, figure qui apparaît souvent dans les livres d'emblèmes comme un exemplum de l'orgueil, au même titre que Phaéton ou Nemrod (voir La Tour de Babel et L'Orgueil dans la série des Sept Péchés capitaux). C'est pourquoi Robert Baldwin, analysant l'iconographie du tableau, a pu voir dans la figure du laboureur au premier plan une allégorie de l'espoir[11] ou de l'espérance, qui s'opposerait alors à l'allégorie de la chute, écho de la chute originelle qui compose l'arrière-plan des souffrances de l'homme déchu, condamné à se racheter par son travail. W. H. Auden, dans son poème Icarus, est plus sensible à une certaine indifférence des hommes et de la nature face aux tragédies individuelles[12]. La structure du tableau suggère aussi la séparation en diagonale du rêve et de la réalité.

La Chute d'Icare est pour l'historien d'art français Norbert-Bertrand Barbe[13] le symbole typologique repris de la mythologie gréco-romaine du Péché originel dans les livres d'emblèmes contemporains, ses motifs en sont dans la toile de Brueghel : les formes du travail humain (rurale et maritime), conformément à la description classique de celles-ci[14] et la mort par l'évocation de l'éphémérité du pouvoir terrenal (représenté par la tiare et l'épée au milieu du champ, qui renvoient à l'iconographie des Danses Macabres, dans lesquels la Mort enlève même les riches, le Pape et l'Empereur, reconnaissables à leurs attributs).

Références culturelles

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Dans le film de Dario Argento, Le Syndrome de Stendhal, Anna Manni fait un malaise en s’imprégnant de la toile de Brueghel exposée dans la Galerie des Offices à Florence. Cette scène est l'élément déclencheur du long-métrage. Le tableau réapparaît ensuite à plusieurs occasions dans le film.

Dans le film The Man Who Fell to Earth, Nicolas Roeg semble nous donner son interprétation de « la chute d’Icare » de Pieter Brueghel l’Ancien. Il nous montre au début de son film, un David Bowie extra-terrestre s’écrasant sur terre, au beau milieu d’un lac. Plus loin on voit Buck Henry (alias Oliver Farnsworth), gérer l’entreprise de Thomas Jerome Newton (David Bowie) à la manière du laboureur au premier plan du tableau absorbé dans son travail. Juste après, on nous montre Rip Torn (alias Nathan Bryce) feuilleter les pages d’un livre : « Masterpiece in paint and poetry » (le livre est estampillé au nom de la compagnie de Mr Newton « world enterprise »). La camera nous dévoile alors le tableau, puis, une interprétation écrite du tableau, pour ensuite revenir par un zoom sur le détail du pied d’Icare qui vient d’atterrir à la surface de l’eau. Si le réalisateur effectue ici une mise en abyme de son récit, il nous donne également une interprétation du tableau se rapprochant de celle de Roger Baldwin. Baldwin a pu voir dans la figure du laboureur au premier plan une allégorie de l’espoir ou de l’espérance, en opposition à l’allégorie de la chute, écho de la chute originelle qui compose l’arrière plan des souffrances de l’homme déchu, condamné à se racheter par son travail. En effet après avoir découvert le tableau, son interprétation et le détail du pied, on revient sur Mr Newton au téléphone, en pleine négociation : « No, no, i want you to begin negociation with Eastman Kodak immediately. »

Exposition hors Belgique

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D'août à , une exposition de 74 tableaux sur l'art belge contemporain se déroule au musée de Grenoble, accompagnés du tableau La Chute d'Icare[15].

Notes et références

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  1. a b c et d Exemplaire exposé au musée royal d'art ancien à Bruxelles
  2. La Chute d'Icare sur La boîte à images
  3. « La Chute d'Icare n'est pas un Bruegel, in: l'avenir.net, 8 novembre 2011
  4. « La Chute d'Icare des Beaux-Arts n’est pas de Bruegel »(Archive.orgWikiwixArchive.isGoogleQue faire ?), Jean-Marie Wynants, Lesoir.be, 8 novembre 2011
  5. (en) Christina Currie et Dominique Allart, The Brueg(H)el Phenomenon. Paintings by Pieter Bruegel the Elder and Pieter Brueghel the Younger with a Special Focus on Technique and Copying Practice, Bruxelles, Institut royal du patrimoine artistique, coll. « Scientia Artis » (no 8), , 3 vol., 1062 (ISBN 978-2-930054-14-8), p. 844-878
  6. (en) M. van Strydonck, L. Masschelein-Kleiner, C. ALderliesten et A. de JonG, Radiocarbon dating of canvas paintings : two case studies, coll. « Studies in Conservation » (no 43), (lire en ligne), p. 209
  7. Philippe Roberts-Jones, Jacques Reisse et Françoise Roberts-Jones-Popelier, Bruegel invenit. La Chute d’Icare : mise au point et controverse », vol. XVII, coll. « Académie royale de Belgique, Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, 6e série », , chap. 1-6, p. 179-189
  8. (en) L. Kockaert, Bruegel's Fall of Icarus at the laboratory, Bruxelles, coll. « Symposium Bruegel's Enterprises »,
  9. Francastel 1995, p. 93, 97.
  10. Francastel 1995.
  11. (en) Robert Baldwin, « Peasant Imagery and Bruegel's “Fall of Icarus”lien=https://view.officeapps.live.com/op/embed.aspx?src=http%3A%2F%2Fhistoforum.digischool.nl%2Fbruegel%2FBruegel'sIcarus.doc&wdStartOn=1 », Konsthistorisk Tidskrift, LV, 3, 1986, 101-114 [doc]
  12. (en) CPP - Musée des Beaux Arts - W.H. Auden
  13. Norbert-Bertrand Barbe, Bosch Brueghel, 2006
  14. La Fortune romaine, Mélanges des Écoles d'Athènes et de Rome, Honoré Champion, 2 vol.
  15. Felixart museum, Grenoble 1927: un panorama de l'art Belge.

Bibliographie

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  • Pierre Francastel, Bruegel, Paris, Hazan, , p. 92-98, 116 et 118.
  • (en) Karl Kilinski II, « Bruegel on Icarus : Inversions of the Fall », in Zeitschrift für Kunstgeschichte, 2004, vol. 67, no 1, pp. 91-114.
  • (en) Nigel Wentworth, The Phenomenology of Painting, Cambridge University Press, Cambridge, 2004, p. 91.
  • (en) James Snyder, Larry Silver, Henry Luttikhuizen, Northern Renaissance Art. Painting, sculpture, the graphic arts from 1350 to 1375, Prentice Hall Inc., Upper Saddle River, 2004 (2e édition), p. 502.
  • (en) Jeanne Nuechterlein, « Pieter Bruegel the Elder's Landscape with the Fall of Icarus », dans Vanda Zajko et Helena Hoyle, A Handbook to the Reception of Classical Mythology, Wiley, (ISBN 9781444339604), p. 379-390.

Liens externes

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