Poésies (Gregh)/02
Lorsque j’étais tout jeune, en été, dans la nuit,
Au seuil de ma maison sur des jardins ouverte,
Écoutant déferler le vent dans l’ombre verte,
— Promesse de bonheur qui s’approche et s’enfuit, —
Je m’écriais : Ô nuit ! balbutiant d’extase,
Je répétais : Ô nuit ! sans dire un mot de plus ;
J’aurais voulu pouvoir submerger d’un reflux
D’étoiles mon cœur vierge offert comme un beau vase.
Ce vent venu de noirs pays délicieux,
J’aurais voulu pouvoir l’arrêter au passage.
En regardant là-haut ces soleils en voyage,
Je croyais regarder la vie au fond des yeux.
Maintenant, la fatigue a déjà fait plus blême
Ce front nu dont je sens la pâleur certains soirs ;
Et cependant le charme est demeuré le même :
Le bonheur est plus fort que tous nos désespoirs !
Et quand j’erre au jardin dans la ténèbre chaude.
Effleuré ça et là par un rameau pendant,
Ainsi qu’aux jeunes nuits où l’illusion rôde.
Je tiens les yeux levés vers le grand gouffre ardent !
J’ai beau vieillir, j’attends encore quelque chose,
Ce bonheur impossible et cependant natal,
Ce pays de nos cœurs que notre instinct compose
Avec tous les plaisirs qui nous ont fait du mal !
Et je répète : O nuit ! comme en ces soirs sublimes
Où je sentais là-haut veiller le Paradis ;
Et bien qu’ayant appris les rythmes et les rimes,
Je balbutie encore et toujours, et je dis :
O nuit ! tout le Bonheur nage dans tes espaces,
Ainsi qu’un grand poisson ténébreux et glissant
Que les hommes essaient de saisir en leurs nasses,
Mais qui rompt les filets de leur rêve impuissant.
O nuit ! tout le Bonheur navigue sur tes ondes,
Ainsi qu’un grand vaisseau de l’air, sombre et divin,
Dont nous sentons frémir les voiles vagabondes
Qui cinglent d’astre en astre au profond du ciel vain.
Et pour ce beau vaisseau notre âme est le rivage
Qui l’appelle et qui tend ses caps lourds de forêts,
Et délègue vers lui sa douce odeur sauvage ;
Mais le navire passe et n’aborde jamais.
O nuit ! tout le Bonheur palpite dans ton vide !
Une vitre éclairée, une femme songeant,
Une odeur font soudain crier le cœur avide
Vers des biens infinis dont il est l’indigent.
O nuit ! le fleuve d’or de l’éternel lyrisme
Te traverse, pareil au grand torrent lacté !
Ton silence est un hymne et ton ombre est un prisme
Qui fait l’homme mystique et le monde enchanté !
Comme Délos jadis, au fond des mers pâlies,
Passait en parfumant les soirs de l’Archipel,
Tous les Édens perdus, toutes les Italies
Flottent par grands îlots fugitifs dans ton ciel.
Les baisers, les aveux, les aventures folles,
Les rêves, vérité suprême de nos cœurs,
Rôdent dans les bosquets comme des lucioles,
Et nous joignons les mains pour capter leurs lueurs !
Des Tempés sont au bout de ta moindre venelle,
Et tes étoiles sont les fanaux vacillants
Que berce sur ses eaux la Venise éternelle,
Celle dont les palais sont les nuages blancs !
O nuit, noirceur du sein maternel, nuit féconde,
Entrailles où le sang des choses bat plus fort,
Ombre que le mystère où tout se crée inonde,
Refuge de l’amour, origine du monde,
Nuit qui fais espérer dans l’autre Ombre, la Mort !
Ce soir, tu juges vain ton labeur de poète :
Ta voix même renonce, et veut rester muette
Au bord du grand silence où maint chant se perdit.
Chanter encor, d’ailleurs, à quoi bon ? Tout est dit.
Devant la page blanche un doute affreux te ronge.
Tu sens trembler la plume entre tes doigts…
Mais songe :
En écrivant des vers jusqu’au vent matinal,
Ce que tu fais, d’un geste anonyme et banal,
C’est une chose immense, auguste, un peu divine.
Ces mots que ton fervent souci pèse et combine,
Même indécis et joints en rythmes hésitants,
Ces pauvres mots, depuis l’origine des temps,
N’avaient jamais été disposés dans cet ordre.
Tes vers, gauches de l’âpre effort qui vient les tordre,
Sont une expression suprême, en ce moment,
Du vaste Esprit qui meut le monde obscurément,
De la grande Pensée épanouie en l’homme.
Quand sur eux inquiet tu t’inclines, c’est comme
Lorsque jadis Lucrèce ou Virgile, — penchant
Sur la cire amollie où s’essayait leur chant
Des fronts aussi fiévreux mais, eux, plein de génie, —
Traduisaient, les derniers alors, l’Ame infinie.
Dans leur tête le monde atteignait son sommet.
Leur rêve, dernier-né des choses, résumait
Le grand Songe, à ce point culminant des durées.
Ainsi, penses-y plein d’ivresse quand tu crées,
Dignes de gloire ou non, tes vers, tes humbles vers
Sont en naissant l’extrême fleur de l’univers ;
Et bien que leurs mots soient chétifs, — tel que la sève
Qui de la profondeur souterraine s’élève
Et va se propager aux plus frêles rameaux, —
Tout le passé du monde aboutit à ces mots !
On ne sait comment il se fait,
Mais voilà, — la vie est passée.
C’était hier qu’on triomphait
De jeunesse ardente et pressée.
On se jetait, — c’était hier ! —
Dans l’inconnu, l’âme éblouie,
Comme dans une immense mer
En mille écumes rejaillie.
On attendait tout du destin,
La gloire dont- le nom seul dore
Les lèvres, et l’amour certain,
Et le bonheur, et plus encore,
Quelque chose de plus uni
Que l’eau, de plus chaud que la flamme,
Qui ne pouvait qu’être infini
Pour combler l’attente de l’âme.
— Quoi ! rien ne vint ? — Si, l’on avait
Parfois quelque joie espacée…
On ne sait comment il se fait,
Mais voilà, — la vie est passée.
Un peu de fièvre au bout des doigts,
Le creux des deux paumes sensible ;
Dehors, sous des nuages froids,
Un oiseau qui chante invisible ;
Un oiseau qui chante, anxieux
De voir le cher printemps renaître,
Et qui croit de son chant, peut-être,
Le hâter à travers les cieux ;
Un peu de fièvre, un peu d’angoisse
Pour quelque chose d’approchant
Comme Avril approche, au couchant,
Dans l’air qu’un vent plus tiède froisse ;
Un ardent, un avide ennui,
L’âme en attente, comme blanche…
Ah ! je sais bien que c’est dimanche !
Pourtant, qu’ai-je donc aujourd’hui ?
Oui, le printemps est près de naître,
Et c’est dimanche en Février ;
Et j’attends devant la fenêtre
Son premier ciel qui va briller ;
Mais c’est encor bien autre chose
Que le jour et que la saison ;
Cela vient de tout l’horizon,
De tout le ciel gris et morose ;
Cela vient du profond de moi
Qui rêve penché sur ma table…
C’est le grand mal inévitable,
C’est l’éternel et l’humble émoi
D’être là, de ne savoir comme
Il faut faire pour être heureux,
De vieillir, non pas douloureux,
Mais plein des vains soucis de l’homme,
De sentir passer à mon tour
Le temps qui, pendant que j’hésite,
Sable entre mes doigts, fuit si vite !
Et de devoir mourir un jour !
Les soirs où, voyant face à face la beauté,
Chaque poète en lui sent abonder les strophes,
Sont les premiers soirs chauds et fleuris de l’été.
Pendant l’hiver, saison close des philosophes,
L’esprit seul à l’écart cerne la vérité
Dans la chambre hermétique aux murs tendus d’étoiles.
L’automne est le moment du souvenir frileux :
A travers les carreaux brouillés, l’âme muette
Regarde le passé fuir vers les lointains bleus.
Le printemps même, où tout s’inquiète et souhaite,
Poursuit sans le chanter le bonheur fabuleux :
Les soirs d’été font seuls s’accomplir le poète.
S’il travaille devant les ténébreux jardins,
Avec le vent qui souffle à sa fenêtre ouverte
Des conseils d’allégresse entrent, frais et soudains.
Au loin sa lampe éclaire un lys dans la nuit verte :
Ainsi son âme en lui, dans l’ombre des dédains,
Fait briller tout à coup une foi découverte.
Quand il lève les yeux au ciel ardent, là-bas,
En dépit de l’antique et douce accoutumance,
Les astres semblent neufs à ses yeux jadis las.
De même il aperçoit au ciel de l’art immense
Des soleils de beauté qu’il ne connaissait pas :
Tout en lui-même ainsi qu’au monde recommence.
Et puisque de Décembre âpre et sombre, à son tour,
Juin a pu rayonner enfin, brusque harmonie
De souffles, de parfums, de chaleur et d’amour,
Il sent, il sent qu’après mainte nuit d’insomnie,
Il pourra du labeur, hiver morose, un jour,
Faire éclore l’été merveilleux du génie !
O douceur de l’après-midi de ce dimanche
Où tout est simple et pacifique et tendre et bon !
Loin, une cloche épand un son, un son, un son
Dans un ciel fait de clarté blanche.
Il flotte sur le vent plus tiède un goût de miel :
Les ormes sont en fleur dans la forêt voisine.
Au-dessus du toit pend en grappes la glycine
Qui se balance bleu sur bleu contre le ciel.
On a senti ce vent affluer dans l’enfance
Sur les Fête-Dieu aux draps blancs ;
L’écho des bruits de la semaine est en vacance :
C’est fin de Mai sur les jardins et sur les champs.
Il suffit que pendant une heure rien ne souffle :
Le mal est oublié ; le monde a presque un sens.
Là-bas dans l’herbe jouent beaux, heureux, innocents,
Les enfants adorés qui nous poussent au gouffre.
O rossignol de Provence
Qui chantes devant la mer,
Ce soir où l’on sent dans l’air
Tout le printemps qui s’avance,
Poète qui dans la nuit
Vas l’enivrer de toi-même
Sans fin, jusqu’à l’heure extrême
Où sous l’eau la lune fuit,
Toi par qui sortent les charmes
Cachés au profond du sol,
O rossignol, rossignol,
Ta voix me fait fondre en larmes !
Mieux qu’au pin ou qu’au rosier,
C’est à moi qu’elle s’adresse,
Et c’est toute ma jeunesse
Qui chante dans ton gosier !
Je revis les nuits sans nombre
Où nous t’écoutions à deux,
Sous de hauts murs ruineux,
Près d’un grand parc tiède et sombre !
La fièvre de nos vingt ans
Battait dans nos gorges sèches.
Tes traits vifs comme des flèches
S’enfonçaient dans le printemps.
Devinés sous la nuit noire
A leurs humides lueurs,
Ses cils vifs tremblaient de pleurs
Que mes lèvres venaient boire…
O vertige ! ô nouveauté
Du monde plein de mystère !
Jamais avant nous sur terre
Un oiseau n’avait chanté !
L’allée aux grands pins droits tels que des tuyaux d’orgue
Que le vent fait chanter,
Coin d’Elysée, Éden grave et noble sans morgue
Qu’il t’est deux de hanter,
Tu la suis lentement, seul, roulant trop de choses
Dans ton triste cerveau,
Plus fleuri de soucis remontants que de roses
N’est cet été nouveau.
Tu ne la suivras plus, un jour… — Mais pourquoi faire
T’attendrir brusquement ?
Tu vis, et tu ne sais à quoi bon ? Persévère
Encore un court moment.
Et peut-être bientôt verras-tu, — tout arrive,
Tout, même aussi le bien ! —
Ces beaux lieux que promet parfois sur notre rive
Un souffle élyséen.
Ô nuit, ô belle nuit de Provence, bleuâtre !
Ô monts, pâles degrés de l’éternel théâtre
Où myrtes, roses, pins, cyprès noirs, azur clair,
L’un sur l’autre étages, assistent à la mer !
Ciel qui tournes ainsi qu’une divine roue,
Toi, lune, barque d’or tranchant l’air de ta proue,
Toi, doux bruit de la mer lointaine aux calmes plis,
Grand murmure qu’on sent plein de cailloux polis,
Et qui semblés, scandant une ineffable phrase,
La respiration de la Terre en extase,
— En des temps qui feraient s’épandre aux sabliers
Tout le sable de ces beaux golfes à mes pieds.
En des millions d’ans, en des milliards d’heures.
Durant les presqu’éternités antérieures.
Quand je ne vivais pas encore, vous étiez !
Vous étiez là déjà, sans moi ! — vous m’attendiez ! —
Et maintenant que je vous ai, beauté du monde.
Je ne puis arrêter le temps d’une seconde !
J’ai beau vouloir vous embrasser, vous retenir,
Vous passez, je vous sens naître ensemble et finir,
À chacun de mes pas un peu de vous me quitte,
Votre présence enfin n’est qu’une immense fuite,
Paysages plus bleus, mais plus vains que l’azur,
Pans du monde aspirés par le grand gouffre obscur.
Espaces que j’étreins du regard, étendues
Qui glissez comme l’air entre mes mains tendues !