Desert - J. M. G. Le Clezio
Desert - J. M. G. Le Clezio
Desert - J. M. G. Le Clezio
LE CLZIO
DSERT
Saguiet el Hamra, hiver 1909-1910
Ils sont apparus, comme dans un rve, au sommet de la dune, demi cach par la
brume de sable que leurs pieds soulevaient lentement ils sont descendus dans la
valle, en suivant la piste presque invisible. En tte de la caravane, il y avait les hommes,
envelopps dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqus par le voile bleu. Avec
eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chvres et les moutons harcels par
les jeunes garons. Les femmes fermaient la marche. Ctaient des silhouettes alourdies,
encombres par les lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait
encore plus sombre dans les voiles d'indigo.
Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder o ils allaient. Le
vent soufflait continment, le vent du dsert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait
autour d'eux, entre les pattes des chameaux, fouettait le visage des femmes qui
rabattaient la toile bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bbs
pleuraient, enrouls dans la toile bleue sur le dos de leur mre. Les chameaux
grommelaient, ternuaient. Personne ne savait o on allait. Le soleil tait encore haut
dans k ciel nu, le vent emportait les bruits et les odeurs. La sueur coulait lentement sur le
visage des voyageurs, et leur peau sombre avait pris le reflet de l'indigo, sur leurs joues.
Sur leurs bras, le long de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le front des femmes
brillaient comme des scarabes. Les yeux noirs, pareils des gouttes de mtal, regardaient
peine l'tendue de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des dunes. Il
n'y avait rien d'autre sur la terre, rien, ni personne. Ils taient ns du dsert, aucun autre
chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait
sur eux, travers eux. Comme s'il n'y avait personne sur les dunes. Ils marchaient depuis
la premire aube, sans s'arrter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue.
La scheresse avait durci leurs lvres et leur langue. La faim les rongeait. Ils n'auraient
pas pu parler. Ils taient devenus, depuis si longtemps, muets comme le dsert, pleins de
lumire quand le soleil brle au centre du ciel vide et glac de la nuit aux toiles figes.
Ils continuaient descendre lentement la pente vers le fond de la valle, en zigzaguant
quand le sable s'boulait sous leurs pieds. Les hommes choisissaient sans regarder
l'endroit o leurs pieds allaient se poser. C'tait comme s'ils cheminaient sur des traces
invisibles qui les conduisaient vers l'autre bout de la solitude, vers la nuit. Un seul d'entre
eux portait un fusil, une carabine pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur
sa poitrine, serre entre ses deux bras, le canon dirig vers le haut comme la hampe d'un
drapeau. Ses frres marchaient ct de lui. Envelopps dans leurs manteaux, un peu
courbs en avant sous le poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus
taient en lambeaux, dchirs par les pines, uss par le sable. Derrire le troupeau
extnu. Nour, le fils de lhomme au fusil, marchait devant sa mre et ses surs. Son
visage tait sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumire de son
regard tait presque surnaturelle.
Ils taient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumire, de la nuit. Us
taient apparus, comme dans un rve, en haut d'une dune, comme s'ils taient ns du ciel
sans nuage, et qu'ils avaient dans leurs membres la duret de l'espace. Ils portaient avec
eux la faim, la soif qui fait saigner les lvres, le silence dur o luit le soleil, les nuits
froides, la lueur de la Voie lacte, la lune : ils avaient avec eux leur ombre gante au
coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils carts touchaient lhorizon
inaccessible. Ils avaient surtout la
lumire de leur regard, qui brillait si claire- ment dans la sclrotique de leurs yeux.
Le troupeau des chvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les btes
aussi allaient sans savoir o posant leurs sabots sur des traces anciennes. Le sable
tourbillonnait entre leurs pattes, s'accrochant leurs toisons sales. Un homme guidait les
dromadaires, rien qu'avec la voix, en grognant et en crachant comme eux. Le bruit rauque
des respirations se mlait au vent, disparaissait aussitt dans les creux des dunes, vers le
sud. Mais le vent, la scheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le
troupeau fuyaient lentement, descendaient vers le fond de la valle sans eau, sans ombre.
Ils taient partis depuis des semaines, des mois, allant d'un puits un autre,
traversant les torrents desschs qui se perdaient dans le sable, franchissant les collines
de pierres, les plateaux. Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les
feuilles d'euphorbe qu'il partageait avec les hommes. Le soir, quand le soleil mit prs de
l'horizon et que l'ombre des buissons s'allongeait dmesurment, les hommes et les btes
cessaient de marcher. Les hommes dchargeaient les chameaux, construisaient la grande
tente de laine brune, debout sur son unique poteau en bois de cdre. Les femmes
allumaient le feu prparaient la bouillie de mil, le lait caill, le beurre, les dattes. La nuit
venait trs vite, le ciel immense et froid s'ouvrait au-dessus de la terre teinte. Alors, les
toiles naissaient, les milliers d'toiles arrtes dans l'espace. L'homme au fusil, celui qui
guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait la pointe de la Petite Ourse, l'toile
solitaire qu'on nomme le Cabri, puis, l'autre extrmit de la constellation, korhab, la
bleue. Vers I est, il montrait Nour le pont o brillent les cinq toiles Alkad. Mizar.
Alioth. Megrez. Fecda. Tout fait l'est, peine au-dessus de l'horizon couleur de cendre.
Orion \ en ail de natre, avec Alnilam un peu pench de ct comme le mt d'un navire il
connaissait toutes les toiles, il leur donnait parfois des noms tranges, qui taient
comme des commencements d'histoires. Alors, il montrait Nour la route qu'ils
suivraient le jour, comme si les lumires qui s'allumaient dans le ciel traaient les
chemins que doivent parcourir les hommes sur la terre. Il y avait tant d'toiles ! la nuit du
dsert, tait pleine de ces feux qui palpitaient doucement, tandis que le vent passait et
repassait comme un souffle. C'tait un pays hors du temps, loin de l'histoire des hommes,
peut-tre, un pays o plus rien ne pouvait apparatre ou mourir, comme s'il tait dj
spar des autres pays, au sommet de l'existence terrestre. Les hommes regardaient
souvent les toiles, la grande voie blanche qui fait comme un pont de sable au-dessus de
la terre. Ils parlaient un peu, en fumant des feuilles de kif enroules, ils se racontaient les
rcits de voyage, les bruits de la guerre contre les soldats des Chrtiens, les vengeances.
Puis ils coutaient la nuit.
Les flammes du feu de brindilles dansaient sous la thire de cuivre, avec un bruit
d'eau qui fuse. De l'autre ct du brasero, les femmes parlaient, et l'une d'elles
chantonnait pour son bb qui s'endormait sur son sein. Les chiens sauvages glapissaient,
et c'tait l'cho dans le creux des dunes qui leur rpondait, comme d'autres chiens
sauvages. L'odeur des btes montait, se mlait l'humidit du sable gris, l'cret des
fumes des braseros.
Ensuite les femmes et les enfants dormaient sous la tente, et les hommes se
couchaient dans leurs manteaux, autour du feu teint. Ils disparaissaient sur l'tendue de
sable et de pierre, invisibles, tandis que le ciel noir resplendissait encore davantage. Ils
avaient march ainsi pendant des mois, des annes, peut-tre. Ils avaient suivi les routes
du ciel entre les vagues des dunes, les routes qui viennent du Draa, de Tangrout, de l'Erg
Iguidi, ou plus au nord, la route des Ait Atta, des Ghris, de Tafilelt, qui rejoignent les
grands ksour des contreforts de l'Atlas, ou bien la roule sans fin qui s'enfonce jusqu'au
cur du dsert, au-del du Hank, vers la grande ville de Tombouctou. Certains taient
morts en route, d'autres taient ns, ctaient maris. Les btes aussi taient mortes, la
gorge ouverte pour fertiliser les profondeurs de la terre, ou bien frappes par la peste, et
laisses pourrir sur la terre dure.
C'tait comme s'il n'y avait pas de noms, ici, comme s'il n'y avait pas de paroles. Le
dsert lavait tout dans sou vent, effaait tout. Les hommes avaient la libert de l'espace
dans leur regard, leur peau tait pareille au mtal. La lumire du soleil clatait partout. Le
sable ocre, jaune, gris, blanc, le sable lger glissait, montrait le vent. Il couvrait toutes les
traces, tous les os. Il repoussait la lumire, il chassait l'eau, la vie, loin d'un centre que
personne ne pouvait reconnatre. Les hommes savaient bien que le dsert ne voulait pat
d'eux : alors ils marchaient sans s'arrter, sur les chemins que d'autres pieds avaient dj
parcourus, pour trouver autre chose. L'eau, elle tait dans les aiun, les yeux, couleur de
ciel, ou bien dans les lits humides des vieux ruisseaux de boue. Mais ce n'tait pas de l'eau
pour le plaisir, ni pour le repos. C'tait juste la trace d'une sueur la surface du dsert, le
don parcimonieux d'un Dieu sec. le dernier mouvement de la vie. Eau lourde arrache au
sable, eau morte des crevasses, eau alcaline qui donnait la colique, qui faisait vomir. Il
fallait aller encore plus loin, pench un peu en avant, dans la direction qu'avaient donne
les toiles.
Mais c'tait le seul, le dernier pays libre peut-tre, le pays o les lois des hommes
n'avaient plus d'importance, l'n pays pour les pierres et pour le vent, aussi pour les
scorpions et pour les gerboises, ceux qui savent se cacher et s'enfuir quand le soleil brle
et que la nuit gle.
Maintenant, ils taient apparus au-dessus de la valle de la Saguiet el Hamra, ils
conduisaient lentement les pentes de sable au fond de la valle, commenaient les traces
de la vie humaine: champs de terre entours de murs de pierre sche, enclos pour les
chameaux, baraquement de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles
des bateaux renverss. Les hommes descendaient lentement, enfonant leurs talons dans
le sable qui s'boulait. Les femmes ralentissaient leur marche, et restaient loin derrire le
groupe des btes tout coup affoles par l'odeur des puits. Alors, l'immense valle
apparaissait, s'ouvrait sous le plateau de pierre. Nour cherchait les hauts palmiers vert
sombre jaillissant du sol, en rangs serrs autour du lac d'eau claire, il cherchait les palais
blancs, les minarets, tout ce qu'on lui avait dit depuis son enfance, quand on lui avait
parl de la ville de Smara. Il y avait si longtemps qu'il navait pas vu d'arbres. Ses bras un
peu desserrs, il marchait vers le bas de la valle, les yeux demi ferms cause de la
lumire et du sable.
mesure que les hommes descendaient vers le fond de la valle, la ville quils avaient
entrevue un instant disparaissait, et ils ne trouvaient que la terre sche et nue. Il faisait
chaud, la sueur coulait abondamment sur le visage de Nour, collait ses vlements bleus
ses reins, ses paules.
Maintenant, d'autres hommes, d'autres femmes apparaissaient aussi, comme ns de la
valle. Des femmes avaient allum leurs braseros pour le repas du soir, des enfants, des
hommes immobiles devant leurs tentes poussireuses. Ils taient venin de lotis les points
du dsert, au-del de la Hamada de pierres, des montagnes du Cheheba et de Ouarkziz,
du Siroua, des monts Oum Chakourt, au-del mme des grandes oasis du Sud, du lac
souterrain de Gourara. Ils avaient franchi les montagnes par le pas de Maider, vers
Tarhamant, ou plus bas, la ou le Draa rencontre le Tingut, par Regbat. Ils taient venus,
tous les peuples du Sud, les nomades, les commerants, les bergers, les pillards, les
mendiants. Peut-tre que certains avaient quitt le royaume de Biru, ou la grande oasis de
Oualata. Leurs visages portaient la marque du terrible soleil, du froid mortel des nuits,
aux confins du dsert. Certains d'entre eux taient d'un noir presque rouge, grands et
longilignes, qui parlaient une langue inconnue ; c'taient les Tubbus venus de l'autre ct
du dsert, du Borku et du Tibesti, les mangeurs de noix de cola, qui allaient jusqu la
mer.
mesure que le troupeau d'hommes et de btes approchait, les silhouettes noires des
hommes se multipliaient. Derrire les acacias tordus, les huttes de branches et de boue
apparaissaient, telles des termitires. Des maisons en pis, des casemates de planches et
de boue, et surtout, ces petits murs de pierre sche, qui natteignaient mme pas le genou,
et qui divisaient la terre rouge en alvoles minuscules. Dans des champs pas plus grands
qu'un tapis de selle, les esclaves harratins essayaient de faire vivre quelques fves, du
piment, du mil. Les acquias plongeaient leurs sillons striles travers la valle, pour
capter la moindre humidit.
C'tait l qu'ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara. Les hommes, les
btes, tous avanaient sur la terre dessche, au fond de cette grande blessure de la valle
de la Saguiet.
Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d'heures qu'ils attendaient de
voir cela. Il y avait tant de souffrance dans l eurs corps meurtris, dans leurs lvres
saignantes, dans leur regard brl. Ils se htaient vers les puits, sans entendre les cris des
btes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont arrivs devant les puits, devant le
mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrts. Les enfants ont loign les
btes coups de pierres, pendant que les hommes se sont agenouills pour prier. Puis
chacun a plong son visage dans Peau et a bu longuement.
C'tait comme cela, les yeux de Peau au milieu du dsert. Mais l'eau tide contenait
encore la force du vent, du sable, et du grand ciel glac de la nuit. Tandis qu'il buvait,
Nour sentait entrer en lui le vide qui l'avait chass de puits en puits. L'eau trouble et fade
l'curait, ne parvenait pas tancher sa soif. C'tait comme si elle installait au fond de
son corps le silence et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L'eau tait
immobile dans les puits, lisse comme du mtal, portant sa surface les dbris de feuilles
et la laine des animaux. A l'autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs
chevelures.
Prs d'elles, les chvres et les dromadaires taient immobiles, comme si des piquets
les maintenaient dans la boue du puits.
D'autres hommes allaient et venaient, entre les tentes. C'taient les guerriers bleus du
dsert, masqus, arms de poignards et de longs fusils, qui marchaient grands pas, sans
regarder personne. Les esclaves soudanais vtus de haillons portaient les charges de mil
ou de dattes, les outres d'huile. Des fils de grande tente, vtus de blanc et de bleu sombre,
des Chleuhs la peau presque noire, des enfants de la cote, aux cheveux rouges et la
peau tache, des hommes sans race, sans nom, des mendiants lpreux qui napprochaient
pas de l'eau. Tous, ils marchaient sur le sol de pierres et de poussire rouge, ils allaient
vers les murs de la ville sainte de Smara. Ils avaient fui le dsert, pour quelques heures,
quelques jours. Ils avaient dploy la toile lourde de leurs tentes, ils s'taient enrouls
dans leurs manteaux de laine, ils attendaient la nuit. Ils mangeaient, maintenant, la
bouillie de mil arrose de lait caill, le pain, les dattes sches au got de miel et de
poivre. Les mouches et les moustiques dansaient autour des cheveux des enfants dans
Pair du soir, les gupes se posaient sur leurs mains, sur leurs joues salies de poussire.
Ils parlaient, maintenant, voix trs haute, et les femmes, dans l'ombre touffante des
tentes, riaient et jetaient de petits cailloux sur les enfants qui jouaient. La parole jaillissait
de la bouche des hommes comme dans l'ivresse, les mots chantaient, criaient,
rsonnaient guttural ment. Derrire les tentes, prs des murs de Smara, le vent sifflait
dans les branches des acacias, dans les feuilles des palmiers nains. Mais pourtant ils
restaient dans le silence, les hommes et les femmes aux visages et aux corps bleuis par
l'indigo et la sueur ; pourtant, ils n'avaient pas quitt le dsert.
Ils n'oubliaient pas. C'tait au fond de leur corps, dans leurs viscres, ce grand silence
qui passait continuellement sur les dunes. C'tait le vritable secret. Par instants,
l'homme au fusil cessait de parler Nour, et il regardait en arrire, vers la tte de la valle,
l d'o venait le vent.
Parfois un homme d'une autre tribu s'approchait de la tente et saluait en tendant les
deux mains ouvertes. Ils changeaient peine quelques mots, quelques noms. Mais
c'taient des mots et des noms qui s'effaaient tout de suite, de simples traces lgres que
le vent de sable allait ensevelir.
Quand la nuit venait ici, sur Peau des puits, c'tait nouveau le rgne du ciel constell
du dsert. Sur la valle de la Saguiet el Hamra, les nuits taient plus douces, et la lune
nouvelle montait dans le ciel sombre, les chauves-souris commenaient leur danse autour
des tentes, voletaient au ras de Peau des puits. La lumire des braseros vacillait, rpandait
l'odeur de l'huile chaude et de la fume. Quelques enfants couraient entre les tentes, en
jetant des cris gutturaux de chiens. Les btes dormaient dj, les dromadaires aux pattes
entraves, les moutons et les chvres dans les cercles de pierres sches.
Les hommes n'taient plus vigilants. 1e guide avait pos son fusil a l'entre de la tente,
et il fumait eu regardant droit devant lui. Il coutait peine les bruits doux des voix et des
rires des femmes assises prs des braseros. Peut-tre qu'il rvait d'autres soirs, d'autres
routes, comme si la brlure du soleil sur sa peau et la douleur de la soif dans sa gorge
n'taient que le commencement d'un autre dsir.
Le sommeil passait lentement sur la ville de Smara. Ailleurs, au sud, sur la grande
Hamada de pierres, il ny avait pas de sommeil dans la nuit. Il y avait l'engourdissement
du froid, quand le vent souillait sur le sable et mettait nu le socle des montagnes. On ne
pouvait pas dormir sur les routes du dsert, on vivait, on mourait, toujours en regardant
avec des yeux fixes brls de fatigue et de lumire. Quelquefois les hommes bleus
rencontraient un des leurs, assis bien
droit dans le sable, les jambes tendues devant lui, le corps immobile dans des
lambeaux de vtement qui flottaient. Sur le visage gris, les yeux noircis fixaient l'horizon
mouvant des dunes, car c'tait ainsi.....la mort l'avait surpris.
Le sommeil est comme l'eau, personne ne pouvait vraiment dormir loin des sources.
Le vent souillait, pareil au vent de la stratosphre, tant toute chaleur de la terre. Mais ici,
dans la valle rouge, les voyageurs pouvaient dormir.
Le guide se rveillait avant les autres, il se tenait immobile devant la tente. Il regardait
la brume qui remontait lentement le long de la valle, vers la Hamada. Lu nuit s'effaait
au passage de la brume. Les bras croiss sur sa poitrine, le guide respirait peine, ses
paupires restaient fixes. Il attendait comme cela la premire lumire de l'aube, le fjar. la
tache blanche qui nat l'est, au-dessus des collines. Quand lu lumire paraissait, il se
penchait sur Nour, et il le rveillait doucement, en mettant la main sur son paule.
Ensemble ils s'loignaient en silence, ils marchaient sur la piste de sable qui allait vers les
puits. Des chiens aboyaient au loin. Dans la lumire grise de l'aube. Lhomme et Nour se
lavaient selon l'ordre rituel, partie aprs partie, recommenant trois fois. L'eau du puits
tait froide et pure, l'eau ne du sable et de la nuit. L'homme et l'enfant baignaient encore
leur face et lavaient leurs mains, puis ils se tournaient vers l'Orient pour faire leur
premire prire. Le ciel commenait clairer l'horizon.
Dans les campements, les braseros rougeoyaient dans la dernire ombre. Les femmes
allaient puiser l'eau, les fillettes couraient dans l'eau du puits en criant un peu, puis elles
revenaient, titubant, la jarre en quilibre sur leur cou maigre.
Les bruits de la vie humaine commenaient monter des campements et des maisons
de boue : bruits de mtal, de pierres, d'eau. Les chiens jaunes, runis sur la place,
tournaient en rond en jappant. Les chameaux et les btes pitinaient, faisaient monter la
poussire rouge.
C'tait ce moment-l que la lumire tait belle sur la Saguiet el Hamra. Elle venait
la fois du ciel et de la terre, lumire d'or et de cuivre, qui vibrait dans le ciel nu, sans
brler, sans tourdir. Les jeunes filles, cartant un pan de tente, peignaient leurs lourdes
chevelures, s'pouillaient. dressaient le chignon o elles accrochaient le voile bleu. La
belle lumire brillait sur le cuivre de leurs visages et de leurs bras.
Accroupi dans le sable, immobile, Nour regardait lui aussi le jour qui emplissait le ciel
au dessus des campements. Des vols de perdrix traversaient lentement l'espace,
remontaient la valle rouge. O allaient- ils ? Peut-tre qu'ils iraient jusqu' la tte de la
Saguiet. jusqu'aux troites valles de terre rouge, entre les monts de l'Agmar. Puis, quand
le soleil descendrait, ils reviendraient vers la valle ouverte, au-dessus des champs, l o
les maisons des hommes ressemblent aux maisons des termites.
Peut-tre qu'ils connaissaient Aaiun. La ville de boue et de planches o les toits sont
quelquefois en mtal rouge, peut-tre mme qu'ils connaissaient la mer couleur d
meraude et de bronze, la mer libre ?
Les voyageurs commenaient arriver dans la Saguiet el Hamra. Caravanes d'hommes
et de btes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussire roue. Ils
passaient devant les campements, sans mme tourner la tte, encore lointains et seuls
comme s'ils taient au milieu du dsert
Ils marchaient lentement vers l'eau des puits, pour abreuver leurs bouches saignantes.
Le vent avait commenc souffler, l-haut, sur la Hamada. Dans la valle, il s'affaiblissait
sur les palmiers nains, dans les buissons d'pines, dans les ddales de pierre sche. Mais,
loin de la Saguiet. le monde tincelait aux yeux des voyageurs ; plaines de roches
coupantes, montagnes dchirantes, crevasses, nappes de sable qui rverbraient le soleil.
Le ciel tait sans limites, d'un bleu si dur qu'il brlait lu face. Plus loin encore, les
hommes marchaient dans le rseau des dunes, dans un monde tranger.
Mais c'tait leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel, ce soleil, ce silence, cette
douleur, et non pas les villes de mtal et de ciment, o l'on entendait le bruit des
fontaines et des voix humaines. C'tait ici. Tordre vide du dsert, o tout tait possible, o
l'on marchait sans ombre au bord de sa propre mort. Les hommes bleus avanaient sur la
piste invisible, vers Smara. libres comme nul tre au monde ne pouvait l'tre. Autour
d'eux, perte de vue , c'taient les crtes mouvantes des dunes, les vagues de l'espace
qu'on ne pouvait pas connatre. Les pieds
nus des femmes et des enfants se posaient sur le sable, laissant une trace lgre que le
vent effaait aussitt. Au loin, les mirages flottaient entre terre et ciel, villes blanches,
foires, caravanes de chameaux et d'nes chargs de vivres, rves affairs. Et les hommes
taient eux-mmes semblables des mirages, que la faim, la soif et la fatigue avaient fait
natre sur la terre dserte.
Les routes taient circulaires, elles conduisaient toujours au point de dpart, traant
des cercles de plus en plus troits autour de la Saguiet el Hamra. Mais c'tait une route
qui n'avait pas de fin, car elle tait plus longue que la vie humaine.
Les hommes venaient de l'est, au-del de montagnes de l'Aadme Rieh, au-del du
Yetti. de Tabelbala. D'autres venaient du sud. de l'oasis d'el Haricha. du puits d'Abd el
Malek. Ils avaient march vers l'ouest, vers le nord, jusqu'aux rivages de la mer, ou bien
travers les grandes mines de sel de Teghaza. Ils taient revenus, chargs de vivres et de
munitions, jusqu' la terre sainte, la grande valle de la Saguiet el Hamra. Sans savoir vers
o ils allaient repartir. Ils avaient voyag en regardant les chemins des toiles, fuyant les
vents de sable quand le ciel devient rouge et que les dunes commencent bouger.
Les hommes, les femmes vivaient ainsi, en marchant, sans trouver de repos. Ils
mouraient un jour, surpris par la lumire du soleil, frapps par une balle ennemie, ou
bien rongs par la fivre. Les femmes mettaient les enfants au monde, simplement
accroupies dans l'ombre de la tente, soutenues par deux femmes, le ventre serr par la
grande ceinture de toile. Ds la premire minute de leur vie. les hommes appartenaient
l'tendue sans limites, au sable, aux chardons, aux serpents, aux rats, au vent surtout, car
c'tait leur vritable famille. Les petites filles aux cheveux cuivrs grandissaient,
apprenaient les gestes sans fin de la vie. Elles n'avaient pas d'autre miroir que l'tendue
fascinante des plaines de gypse, sous le ciel uni. Les garons apprenaient marcher,
parler, chasser et combattre, simplement pour apprendre mourir sur le sable.
Debout devant la tente, du ct des hommes, le guide tait rest longtemps immobile
regarder bouger les caravanes vers les dunes, vers les puits. Le soleil clairait son visage
brun, son nez en bec d'aigle, ses longs cheveux boucls couleur de cuivre. Nour lui avait
parl, mais il n'avait pas cout. Puis, quand le campement avait t calme, il avait fait un
signe Nour, et ensemble ils taient partis le long de la piste qui remontait vers le nord,
vers le centre de la Saguiet el Hamra. Parfois ils avaient crois quelqu'un qui marchait
vers Smara.
et ils avaient chang quelques paroles :
Qui es-tu ?
Bou Sba. Et toi ?
Yuemaa
D'o viens-tu ?
Aan Rag.
Moi, du Sud, d'Iguetti.
Puis ils se sparaient sans se dire adieu. Plus loin, la piste presque invisible traversait
des rocailles, des bosquets de maigres acacias. C'tait difficile de marcher, cause des
cailloux aigus qui sortaient de la terre rouge, et Nour avait du mal suivre son pre. La
lumire brillait plus fort, le vent du dsert soulevait la poussire sous leurs pas. A cet
endroit, la valle n'tait plus ouverte ; c'tait une sorte de crevasse grise el rouge. qui
tincelait par endroits comme du mtal. Les cailloux encombraient le lit du torrent sec.
pierres blanches, rouges, silex noirs sur lesquels le soleil faisait natre des tincelles.
Le guide marchait contre 1p soleil, pench en avant, la tte couverte par son manteau
de laine. Les griffes des arbustes dchiraient les vtements de Nour, zbraient ses jambes
et ses pieds nus, mais il n'y prenait pas garde. Son regard tait fix devant lui, sur la
silhouette de son pre qui se htait. Tout coup, ils s'arrtrent ensemble : le tombeau
blanc tait apparu entre les collines de pierres, tincelant dans la lumire du ciel.
L'homme restait immobile, un peu inclin comme s'il saluait le tombeau. Puis ils
recommencrent marcher sur les cailloux qui s'boulaient.
Lentement, sans baisser les yeux, le guide montait vers le tombeau. mesure qu'ils
approchaient, le toit arrondi semblait sortir des pierres rouges, grandir vers le ciel. La
lumire trs belle et pure illuminait le tombeau, le gonflait dans l'air surchauff. Il n'y
avait pas d'ombre cet endroit, simplement les pierres aigus de la colline, et, au-dessous,
le lit assch du torrent.
Ils arrivrent devant le tombeau. C'taient juste quatre murs de boue peinte la
chaux, poss sur un socle de pierres rouges. Il y avait une seule porte pareille l'entre
d'un four, obstrue par une large pierre rouge. Au-dessus des murs, le dme blanc avait la
forme d'une coquille d'uf, et se terminait par une pointe de lance. Nour ne regardait plus
que l'entre du tombeau, et la porte grandissait dans ses yeux, devenait la porte d'un
monument immense aux murailles pareilles des falaises de craie, au dme grand
comme une montagne. Ici. s'arrtaient le vent et la chaleur du dsert, la solitude du jour ;
ici finissaient les pistes lgres, mme celles o marchent les gars, les fous, les vaincus.
C'tait le centre du dsert, peut-tre, le lieu o tout avait commenc, autrefois, quand les
hommes taient venus pour la premire fois. Le tombeau brillait sur la pente de la colline
rouge. La lumire du soleil se rverbrait sur la terre battue, brlait le dme blanc, faisait
tomber, de temps autre, de petits ruisseaux de poudre rouge le long des fissures des
murs. Nour el son pre taient seuls prs du tombeau. Le silence dense rgnait sur la
valle de la Saguiet el Hamra.
Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vu l'ombre
puissante et froide, et il lui a sembl sentir sur son visage comme un souffle.
Autour du tombeau, il y avait une aire de terre rouge battue par les pieds des visiteurs.
C'est l que le guide et Nour s'installrent d'abord, pour prier. Ici. en haut de la colline,
prs du tombeau de l'homme saint, avec la valle de la Saguiet el Hamra qui tendait
perte de vue son lit dessch, et l'horizon immense o apparaissaient d'au trs collines,
d'autres rochers contre le ciel bleu, le silence tait encore plus poignant. C'tait comme si
le monde s'tait arrt de bouger et de parler, s'tait transform en pierre.
De temps en temps. Nour entendait quand mme les craquements des murs de boue,
le bourdonnement d'un insecte, le gmissement du vent.
Je suis venu disait l'homme genoux sur la terre battue. Aide-moi, esprit de
mon pre, esprit de mon grand-pre. J'ai travers le dsert, je suis venu pour te demander
ta bndiction avant de mourir. Aide-moi, donne-moi ta bndiction, puisque je suis ta
propre chair. Je suis venu.
Il parlait comme cela, et Nour coutait les paroles de son pre sans comprendre. Il
parlait, tantt voix pleine, tantt en murmurant et en chantonnant, la tte se balanant,
rptant toujours ces simples mots : Je suis venu, je suis venu.
Il se penchait en avant, prenait de la poussire rouge dans le creux de ses mains et la
laissait couler sur son visage, sur son front, sur ses paupires, sur ses lvres.
Puis il se levait et marchait jusqu' la porte. Devant l'ouverture, il s'agenouillait et
priait encore, le front pos sur la pierre du seuil. L'ombre se dissipait lentement
l'intrieur du tombeau, comme un brouillard nocturne. Les murs du tombeau taient nus
et blancs, comme l'extrieur, et le plafond bas montrait son armature de branches
mles la boue sche.
Nour entrait lui aussi, maintenant, quatre pattes. Il sentait sous les paumes de ses
mains la dalle dure et froide de la terre mlange au sang des moutons. Au fond du
tombeau, sur la terre battue, le guide tait tendu plat ventre. Il touchait la terre avec
ses mains, les bras allongs devant lui. ne faisant qu'un avec le sol. Il ne priait plus,
prsent, il ne chantait plus. Il respirait lentement, la bouche contre la terre, coutant le
sang battre dans sa gorge et dans ses oreilles. C'tait comme si quelque chose d'tranger
entrait en lui, par sa bouche, par son front, par les paumes de ses mains et par son ventre,
quelque chose qui allait loin au fond de lui et le changeait imperceptiblement. C'tait le
silence, peut-tre, venu du dsert, de la mer des dunes, des montagnes de pierre sous la
clart lunaire, ou bien des grandes plaines de sable rose o la lumire du soleil danse el
trbuche comme un rideau de pluie ; le silence des trous d'eau verte, qui regardent le ciel
comme des yeux, le silence du ciel sans nuages, sans oiseaux, o le vent est libre.
L'homme allong sur le sol sentait ses membres s'engourdir. L'ombre emplissait ses
yeux comme avant le sommeil. Pourtant, en mme temps, une nergie nouvelle entrait
par son ventre, par ses mains, rayonnait dans chacun de ses muscles. En lui, tout se
changeait, s'accomplissait. Il n'y avait plus de souffrance, plus de dsir, plus de vengeance.
Il oubliait cela, comme si l'eau de la prire avait lav son esprit. Il n'y avait plus de mots
non plus, l'ombre froide du tombeau les rendait vains. A leur place, il y avait ce courant
trange qui vibrait dans la terre mle de sang, cette onde, relie chaleur. Cela n'tait
comme rien de ce qu'il y a sur la terre. C'tait un pouvoir direct, sans pense, qui venait
du fond de la terre et s'en allait vers le fond de l'espace, comme si un lien invisible
unissait le corps de l'homme allong et le reste du monde.
Nour respirait peine, regardant son pre dans l'ombre du tombeau. Ses doigts carts
touchaient la terre froide, et elle l'entranait travers l'espace dans une course
vertigineuse.
Longtemps ils restrent ainsi, le guide allong sur la terre, et Nour accroupi, les yeux
ouverts, immobile. Puis, quand tout fut fini, l'homme se releva lentement et fit sortir son
fils. Il alla s'asseoir contre le mur du tombeau, prs de la porte, et il roula de nouveau la
pierre pour fermer l'entre du tombeau. Il semblait puis comme s'il avait march
pendant des heures sans boire ni manger, Mais au fond de lui il y avait une force
nouvelle, un bonheur qui clairait son regard. C'tait maintenant comme s'il savait ce
qu'il devait faire, comme s'il connaissait d'avance le chemin qu'il devrait parcourir.
Il rabattait le pan de son manteau de laine sur son visage ; et il remerciait l'homme
saint, sans prononcer de paroles, simplement en bougeant un peu la tte et en
chantonnant l'intrieur de sa gorge. Ses longues mains bleues caressaient la terre
battue, saisissant la fine poussire.
Devant eux, le soleil suivait sa courbe dans le ciel, lentement, descendant de l'autre
ct de la Saguiet el Hamra. Les ombres des collines et des rochers s'allongeaient, au fond
de la valle. Mais le guide ne semblait s'apercevoir de rien. Immobile, le dos appuy
contre le mur du tombeau, il ne sentait pas le passage du jour, ni la faim et la soif. Il tait
plein d'une autre force, d'un autre temps, qui l'avaient rendu tranger l'ordre des
hommes. Peut-tre qu'il n'attendait plus rien, qu'il ne savait plus rien, et qu'il tait devenu
semblable au dsert, silence, immobilit, absence.
Quand la nuit a commenc descendre. Nour a eu peur et il a touch l'paule de son
pre. L'homme l'a regard sans rien dire, en souriant un peu. Ensemble ils se sont mis
redescendre la colline vers le lit du torrent dessch. Malgr la nuit qui venait, leurs yeux
avaient mal, et le vent chaud brlait leurs visages et leurs mains. L'homme titubait un
peu en marchant sur le chemin, et il dut s'appuyer sur l'paule de Nour.
En bas, au fond de la valle, l'eau des puits tait noire. Les moustiques dansaient dans
l'air, cherchaient piquer les paupires des enfants. Plus loin, prs des murs rouges de
Smara. les chauves-souris volaient au ras des tentes, tournaient autour des braseros.
Quand ils arrivrent devant le premier puits, Nour et son pre s'arrtrent encore, pour
laver soigneusement chaque partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernire prire,
tourns vers le ct d'o venait la nuit.
Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la valle de la Saguiet el Hamra.
Ils arrivaient du sud, certains avec leurs chameaux et leurs chevaux, mais la plupart
pied, parce que les btes mouraient de soif et de maladie sur le chemin. Chaque jour,
autour du rempart de boue de Smara. Le jeune garon voyait les nouveaux campements.
Les tentes de laine brune ajoutaient de nouveaux cercles autour des murs de la ville.
Chaque soir, la tombe de la nuit. Nour regardait les voyageurs qui arrivaient dans des
nuages de poussire. Jamais il n'avait vu tant d'hommes. C'tait un brouhaha continu de
voix d'hommes et de femmes, de cris aigus d'enfants, de pleurs, mls aux appels des
chvres et des brebis, aux fracas des attelages, aux grommellements des chameaux. L'ne
odeur trange que Nour ne connaissait pas bien montait du sable et venait par bouffes
dans le vent du soir ; c'tait une odeur puissante, acre et douce la fois, celle de la peau
humaine, de la respiration, de la sueur. Les feux de charbon de bois, de brindilles et de
bouse s'allumaient dans la pnombre. La fume des braseros s'levait au-dessus des
tentes. Nour entendait les mlopes douces des femmes qui endormaient leurs bbs.
La plupart de ceux qui arrivaient maintenant taient des vieux, des femmes et des
enfants, fatigus par les marches forces travers le dsert. les vtements dchirs, les
pieds nus ou entours de chiffons. Les visages taient noirs, brls par la lumire, les
yeux pareils des morceaux de charbon. Les jeunes enfants allaient nus. leurs jambes
marques de plaies, leurs ventres dilats par la faim et la soif.
Nour parcourait le campement, se faufilant entre les tentes. Il tait tonn de voir tant
de monde, et en mme temps il sentait une sorte d'angoisse, parce qu'il pensait, sans bien
comprendre pourquoi, que beau coup de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants
allaient bientt mourir.
Sans cesse il rencontrait de nouveaux voyageurs, qui marchaient lentement le long des
alles, entre les tentes. Certains d'entre eux venaient du plus au sud. noirs comme des
Soudanais, et parlant une langue que Nour ne connaissait pas. Les hommes taient
masques pour la plupart, envelopps dans des manteaux de laine et dans des liges bleus,
les pieds chausss de sandales de cuir de chvre. Us portaient de longs fusils pierre au
canon de bronze, des lances, des poignards. Nour s'cartait pour les laisser passer, et il les
regardait marcher vers la porte de Smara. Ils allaient saluer le grand cheikh Moulay
Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu'on appelait Ma el Anine, lEau des Yeux.
Tous, ils allaient s'asseoir sur les banquettes de boue sche, autour de la cour de la
maison du cheikh. Puis ils allaient dire leur prire, au coucher du soleil, l'est du puits,
genoux dans le sable, le corps tourn dans la direction du dsert.
Lorsque la nuit tait venue. Nour tait retourn vers la tente de son pre, et il s'tait
assis ct de son frre an. Dans la partie droite de la lente, sa mre et ses surs
parlaient, allonges sur 1rs tapis, entre les vivres et le bt du chameau. Peu a peu le
silence revenait sur Smara et dans la valle, les bruits de voix humaines et les cris des
btes s'teignaient les uns aprs les autres. La pleine lune apparaissait dans le ciel noir,
disque blanc magnifiquement dilat. La nuit tait froide, malgr toute la chaleur du jour
qui tait reste dans le sable. Quelques chauves-souris volaient devant la lune,
basculaient rapidement vers le sol. Nour. tendu sur le ct, la tte appuye contre ton
bras, les suivait du regard, en attendant le sommeil. Il s'endormit tout d'un coup, sans
s'en apercevoir, les yeux ouverts.
Quand il se rveilla, il eut l'impression bizarre que le temps n'tait pas pass. Il
chercha des yeux le disque de la lune, et c'est en voyant qu'elle avait commenc sa
descente vers l'ouest qu'il comprit qu'il avait dormi longtemps.
Le silence tait oppressant sur les campements. On entendait seulement les cris loin-
tains des chiens sauvages, quelque part la limite du dsert.
Nour se leva, et vit que son pre et son frre n'taient plus sous la tente. Seules, dans
l'ombre, gauche de la tente, les formes des femmes et des enfants enrouls dans les
tapis apparaissaient vaguement, sable, entre les campements, dans la direction des
remparts de Smara. Le sable clair par la lumire de la lune tait trs blanc, avec les
ombres bleues des cailloux el des arbustes. 11 n'y avait aucun bruit, comme si tous les
hommes taient endormis, mais Nour savait que les hommes n'taient pas sous les
tentes. Il n'y avait que les enfants qui dormaient, el les femmes qui regardaient au-
dehors, sans bouger, enroules dans les manteaux et les tapis. L'air de la nuit faisait
frissonner le jeune garon, et le sable tait froid et dur sous ses pied nus.
Quand il approcha des murs de la ville. Nour entendit la rumeur des hommes. M vit.
un peu plus loin, la silhouette immobile d'un gardien, accroupi devant la porte de lu ville,
sa longue carabine appuye sur ses genoux. Mais Nour connaissait un endroit o le rem-
part de boue tait croul, et il put entrer dans Smara sans passer devant la sentinelle.
Tout de suite, il dcouvrit l'assemble des hommes dans la cour de la maison du
cheikh. Ils taient assis par terre, par groupes de cinq ou six autour des braseros o les
grandes bouilloires de cuivre contenaient leau pour le th vert. Nour se glissa sans bruit
dans l'assemble. Personne ne le regardait. Tous les hommes taient occups par un
groupe de guerriers debout devant la porte de la maison. Il y avait quelques soldats du
dsert- vtus de bleu, qui restaient absolument immobiles regarder un homme g. vtu
d'un simple manteau de laine blanche qui recouvrait sa tte, et deux hommes jeunes,
arms, qui parlaient tour de rle avec vhmence.
De l o Nour tait assis, cause de la rumeur des hommes qui rptaient ou
commentaient ce qui avait dj t dit, il n'tait pas possible de comprendre leurs paroles.
Quand ses yeux furent habitus au contraste de l'ombre et des lueurs rouges des braseros,
Nour reconnut la silhouette du vieil homme. C'tait le grand cheikh Ma el Anine, celui
qu'il avait dj aperu quand son pre et son frre an taient venus le saluer, leur
arrive au puits de Smara.
Nour demanda son voisin qui taient les deux jeunes hommes qui entouraient le
cheikh. On lui donna les noms :
Saadbou, et Larhdaf, les frres de Ahmed ed Dehiba, celui qu'on appelle la Parcelle
d'Or, celui qui sera bientt notre vrai roi.
Nour ne cherchait pas entendre les paroles des deux jeunes guerriers. Il regardait de
toutes ses forces la figure frle du vieil homme, immobile entre eux. et dont le manteau
clair par la lune faisait une tache trs blanche.
Tous les hommes le regardaient aussi, comme avec un seul regard, comme si c'tait lui
qui parlait vraiment, comme s'il allait faire un seul geste et qu'alors tout serait
transform, car c'tait lui qui donnait l'ordre mme du dsert.
Ma el Anine ne bougeait pas. II ne semblait pas entendre les paroles de ses fils, ni la
rumeur continue qui venait des centaines d'hommes assis dans la cour, devant lui. Parfois
il tournait un peu la tte, et il regardait ailleurs, au-del des hommes et des murs de boue
de sa ville, vers le ciel sombre, dans la direction des collines de pierres.
Nour pensait qu'il voulait peut-tre simplement que les hommes retournent vers le
dsert, d'o ils taient partis, et son cur se serrait. Il ne comprenait pas les paroles des
hommes autour de lui. Au-dessus de Smara. le ciel tait sans fond, glac, aux toiles
noyes par la nue blanche de la lumire lunaire. Et c'tait un peu comme un signe de
mort, ou d'abandon, comme un signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les
tentes immobiles et dans les murs de la ville. Nour sentait cela surtout quand il regardait
la silhouette fragile du grand cheikh, comme s'il entrait dans le cur mme du vieillard et
qu'il entrait dans son silence.
Les autres cheikhs, les chefs de grande tente, et les guerriers bleus sont venus, l'un
aprs l'autre. Tous disaient la mme parole, la voix brise par la fatigue et par la
scheresse. Ils parlaient des soldats des Chrtiens qui entraient dans les oasis du Sud, et
qui apportaient la guerre aux nomades ; ils parlaient des villes fortifies que les Chrtiens
construisaient dans le dsert, et qui fermaient l'accs des puits jusqu'aux rivages de la
mer. Ils parlaient des batailles perdues, des hommes morts, si nombreux qu'on ne se
souvenait mme plus de leurs noms, des troupes de femmes et d'enfants qui fuyaient vers
le nord travers le dsert, des carcasse, de btes mortes qu'on rencontrait partout sur la
route. Us parlaient des caravanes interrompues, quand les soldats des Chrtiens
libraient les esclaves et les renvoyaient vers le sud, et quand les guerriers touareg
recevaient de l'argent des Chrtiens pour chaque esclave qu'ils avaient vol dans les
convois. Ils parlaient des marchandises et du btail saisis, des troupes de brigands qui
taient entres dans le dsert en mme temps que les Chrtiens. Ils parlaient aussi des
troupes de soldats chrtiens, guides par les Noirs du Sud. si nombreuses qu'elles
couvraient les dunes de sable d'un bout l'autre de l'horizon. Puis les cavaliers qui
encerclaient les campements et qui tuaient sur place tous ceux qui leur rsistaient, et qui
emmenaient ensuite les enfants pour les mettre dans les coles des Chrtiens, dans les
forteresses sur les rivages de la mer Alors, quand ils entendaient cela, les autres hommes
disaient que c'tait vrai, par Dieu, et la rumeur des voix s'enflait et bougeait sur la place
comme le bruit du vent qui arrive.
Nour coutait la rumeur des voix qui grandissait, puis retombait, comme le passage du
vent du dsert sur les dunes, et sa gorge se resserrait, parce qu'il y avait une menace
terrible sur la ville et sur tous les hommes, une menace qu'il ne parvenait pas
comprendre.
Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme,
immobile entre ses fils malgr la fatigue et le froid de la nuit. Nour pensait que seul lui-
Ma el Anine, pouvait changer le cours de cette nuit, calmer la colre de la foule d'un geste
de la main, ou au contraire, la dchaner, avec seulement quelques paroles qui seraient
rptes de bouche en bouche, et feraient grandir une vague de rage et d'amertume.
Comme Nour, tous les hommes regardaient vers lui. avec leurs yeux brlants de fatigue et
de fivre, leur esprit tendu par la souffrance. Tous sentaient leur peau durcie par la
brlure du soleil, et leurs lvres taient dessches par le vent du dsert. Ils attendaient,
presque sans bouger, les yeux fixes, guettant un signe. Mais Ma el Anine ne semblait pas
s'en apercevoir. Ses yeux taient fixes el son regard lointain, passant au-dessus des ttes
des hommes, au-del des murs de boue sche de Smara. Peut-tre qu'il cherchait la
rponse l'angoisse des hommes dans le plus profond du ciel nocturne, dans l'trange
bue de lumire qui nageait autour du disque lunaire. Nour regarda au-dessus de lui.
l'endroit o d'ordinaire on voyait les sept toiles du Petit Chariot, mais il ne vit rien. Seule
la plante Jupiter apparaissait, fige dans le ciel glac. La lumire de la lune avait tout
recouvert de son brouillard. Nour aimait les toiles, car son pre lui avait appris leur nom
depuis qu'il tait tout petit : mais cette nuit-l , c'tait comme s'il ne par- venait pas
reconnatre le ciel. Tout tait immense et froid, noy dans la lumire blanche de la lune,
aveugle. Sur la terre, les feux des braseros faisaient des trous rouges qui clairaient
bizarrement les visages des hommes. C'tait peut-tre la peur qui avait tout chang, qui
avait dcharn les visages et les mains, et tach d'ombre noire les orbites vides ; c'tait la
nuit qui avait glac la lumire dans le regard des hommes, qui avait creus ce trou
immense dans le fond du ciel.
Quand les hommes eurent fini de parler, chacun son tour, debout ct du cheikh
Ma el Anine - tous ceux dont Nour avait entendu les noms prononcs autrefois par son
pre, les chefs des tribus guerrires, les hommes de la lgende, les Maqil. Arib. Oulad
Yahia, Oulad Delim. Aroussiyine. Icherguiguine, les Reguibat au visage voil de noir, et
ceux qui parlaient les langages des chleuhs. les Idaou Belal. Idaou Meribat. At ba
Amrane. et ceux mmes dont les noms taient inconnus, venus des confins de la
Mauritanie, de Tombouctou, ceux qui n'avaient pas voulu s'asseoir auprs des braseros,
mais qui taient rests prs de lentre de la place, debout, envelopps dans leurs
manteaux, l'air la fois craintif et mprisant, ceux qui n'avaient pas voulu parler. Nour les
regardait tous, les uns aprs les autres, et il sentait le vide terrible qui se creusait sur leurs
visages, comme s'ils allaient bientt mourir.
Ma el Anine ne les voyait pas. Il n'avait regard personne, sauf une fois, peut-tre,
quand son regard s'tait arrt un bref instant sur le visage de Nour, comme s'il tait
tonn de le rencontrer au milieu de tant d'hommes. C'tait depuis cet instant, rapide
comme un reflet, peine perceptible, mais le cur de Nour s'tait mis a battre plus vite et
plus fort, que Nour avait attendu le signe que le vieux cheikh devait donner aux hommes
runis devant lui. Le vieil homme restait immobile, comme s'il pensait autre chose,
tandis que ses deux fils, penchs vers lui. parlaient voix basse. Enfin, il sortit de sa robe
son chapelet d'bne et il s'accroupit dans la poussire, trs lentement, la tte penche en
avant. Puis il commena prier, en rcitant la formule qu'il avait crite pour lui-mme,
tandis que ses fils s'asseyaient ses cts. Bientt, comme si ce simple geste avait suffi, la
rumeur des voix humaines cessa, et le silence vint sur la place, intense et glac dans la
lumire trop blanche le la pleine lune. Les bruits lointains, peine perceptibles, venus du
dsert, du vent, des pierres sches des plateaux, et les cris hachs des chiens sauvages
recommencrent emplir l'espace. Sans se saluer, sans dire un mot, sans faire un bruit,
les hommes se levaient, les uns aprs les autres, et quittaient la place. Ils marchaient sur
le chemin poussireux, un par un, parce quils n'avaient plus envie de se parler. Quand
son pre toucha son paule. Nour se leva et s'en alla lui ausi. Avant de quitter la place, il
se retourna pour regarder l'trange frle silhouette du vieil homme, tout seul maintenant
dans la clart de la lune, qui psalmodiait sa prire en balanant le haut de son corps
comme quelqu'un qui va cheval.
Les jours suivants, l'inquitude grandit encore dans le campement de Smara, C'tait
incomprhensible, mais tout le monde le sentait, comme une souffrance au cur, comme
une menace. Le soleil brlait fort dans la journe, rverbrant sa lumire violente sur les
angles des cailloux et sur le lit des torrents asschs. Les contreforts de la Hamada
rocheuse vibraient nu loin, et on voyait sans cesse des mirages au-dessus de la valle de la
Saguiet. A chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harasss
par la fatigue et par la soif, venus du sud par marches forces, et leurs silhouettes se
confondaient l'horizon avec les fourmillements des mirages. Ils marchaient lentement,
les pieds bands dans des lanires de peau de chvre, portant sur leur dos leurs maigres
fardeaux. Ils taient quelquefois suivis de chameaux famliques et de chevaux boiteux, de
chvres, de moutons. Ils dressaient htivement leurs tentes la lisire du campement.
Personne n'allait les saluer, ni leur demander d'o ils venaient. Certains portaient les
marques des blessures reues dans les combats contre les soldats des Chrtiens ou contre
les pillards du dsert : la plupart taient bout de forces, uss par les fivres et par les
maladies de ventre. Parfois arrivaient les restes d'une arme, dcime, sans chefs, sans
femmes, des hommes la peau noire presque nus dans leurs vtements en loques, le
regard vide et brillant de fivre et de folie. Ils allaient s'abreuver la fontaine, devant la
porte de Smara, puis ils se couchaient par terre l'ombre des murs de la ville, comme
pour dormir, mais leurs yeux restaient grands ouverts.
Depuis la nuit de l'assemble des tribus, Nour n'avait pas revu Ma el Anine ni ses fils.
Mais il sentait bien que la grande rumeur qui s'tait apaise quand le cheikh avait
commenc sa prire n'avait pas vraiment cess. La rumeur n'tait plus dans les paroles,
maintenant. Son pre, son frre an, sa mre ne disaient rien, et ils dtournaient la tte
comme s'ils ne voulaient pas qu'on les interroge. Mais I inquitude grandissait toujours,
dans les bruits du campement, dans les cris des btes qui s'impatientaient, dans le bruit
des pas des nouveaux voyageurs qui arrivaient du sud. dans les paroles dures que les
hommes se jetaient entre eux ou contre leurs enfants. L'inquitude tait aussi dans le
odeurs violentes, la sueur, l'urine, la faim, toute cette cret qui venait de la terre el des
replis des campements. Elle grandissait dans la raret de la nourriture, quelques dattes
poivres, le lait caill et la bouillie d'orge qu'on mangeait vite, la premire heure du jour,
quand le soleil n'tait pas encore sorti des dunes. L'inquitude tait dans l'eau sale du
puits que les pas des hommes et des btes avaient trouble, et que le th vert ne parvenait
pas bonifier. Il y avait longtemps qu'il n'y avait plus de sucre, ni de miel, et les dattes
taient sches comme des pierres, et la viande tait celle, acre et dure, des chameaux
morts d'puisement. L'inquitude grandissait dans les bouches sches et dans les doigts
qui saignaient, dans la lourdeur qui pesait sur la tte et sur les paules des hommes, dans
la chaleur du jour, puis dans le froid de la nuit qui faisait grelotter les enfants dans les plis
des vieux tapis.
Chaque jour, en passant devant les campements, Nour entendait les voix des femmes
qui pleuraient parce que quelqu'un tait mort pendant la nuit. Chaque jour, on tait all
un peu plus loin dan. le dsespoir et la colre, et le cur de Nour se serrait davantage. Il
pensait au regard du cheikh qui flottait au loin sur les collines invisibles de la nuit, puis
qui se posait sur lui, un bref instant, comme un reflet, et qui l'clairai au-dedans de lui-
mme.
Tous, ils taient venus de si loin vers Smara, comme si ce devait tre l la fin de leur
voyage. Comme si plus rien ne pouvait manquer. Ils taient venus parce que la terre
manquait sous leurs pieds, comme si elle s tait croule derrire eux, et qu'il n'tait
dsormais plus possible de revenir en arrire Et maintenant, ils taient l. des centaines,
des milliers, sur une terre qui ne pouvait pas les recevoir, une terre sans eau, sans arbres,
sans nourriture. Leur regard allait sans cesse vers tous les points du cercle de l'horizon,
vers les montagnes dchirantes du Sud. vers le dsert de l'Est, vers les lits desschs des
torrents de la Saguiet. vers les hauts plateaux du Nord. Leur regard se perdait aussi dans
le ciel vide, sans un nuage, o le soleil de feu aveuglait. Alors l'inquitude devenait de la
peur, et la peur de la colre, et Nour sentait une onde trange qui passait sur le
campement, une odeur peut-tre, qui montait des toiles des tentes et qui tournait autour
de la ville de Smara. C'tait une ivresse aussi, l'ivresse du vide et de la faim qui
transformait les formes et les couleurs de la terre, qui changeait le bleu du ciel, qui faisait
natre de grands lacs d'eau pure sur les fonds brlants des salines, qui peuplait l'azur de
nuages d'oiseaux et de mouches.
Nour allait s'asseoir l'ombre de la muraille de boue, quand le soleil dclinait, et il
regardait l'endroit o Ma el Anine avait apparu, cette nuit-l, sur la place.,lendroit
invisible o il s'tait accroupi pour prier. Quelquefois d'autres hommes venaient comme
lui. et restaient immobiles l'entre de la place, pour regarder la muraille de terre rouge
aux troites fentres. Ils ne disaient rien, ils regardaient seulement. Puis ils retournaient
vers leur campement.
Ensuite, aprs tous ces jours de colre et de peur sur la terre et dans le ciel, aprs
toutes ces nuits glaces o l'on dormait un peu, o l'on se rveillait tout coup, sans
raison, les yeux fivreux et le corps couvert dune mauvaise sueur, aprs tout ce temps si
long qui teignait peu peu les vieillards et les jeunes enfants, soudain, sans que
personne sache comment, on a au que le moment du dpart tait arriv.
Nour l'avait entendu, avant mme que sa mre n'en parle, avant mme que son frre
ne lui dise en riant, comme si tout tait chang : Nous allons partir, demain, ou
aprs-demain, coule bien, nous allons partir vers le nord, c'est le cheikh Ma el Anine qui
l'a dit, nous allons partir trs loin d'ici ! Peut-tre que la nouvelle tait venue dans l'air,
ou dans la poussire, ou bien peut-tre que Nour l'avait entendue rn regardant la terre
battue, sur la place de Smara.
C'tait venu sur tout le campement trs vite, et l'air rsonnait comme une musique.
Les voix des hommes, les cris des enfants, les sons des cuivres, les grognements des
chameaux, les pitinements et les ptarades des chevaux, el cela ressemblait au bruit que
fait la pluie quand elle arrive, descendant la valle et roulant avec elle 1rs eaux rouges des
torrents. Les hommes et les femmes allaient en courant le long des alles, les chevaux
pitinaient, les chameaux entravs mordaient leurs liens, parce que l'impatience tait
grande. Malgr lu brlure du ciel, les femmes restaient debout devant 1rs tentes, parler
et crier. Personne n'aurait pu dire comment la nouvelle tait venue d'abord, mais tous
rptaient la phrase qui les enivrait : Nous allons partir, nous allons partir vers le nord.
Il se lve dj, mais Lalla secoue la tte, et il se rassoit. Plus tard, elle boit un peu de
th chaud, et sa fatigue se dissipe. Son visage est de nouveau couleur de cuivre, la lumire
brille dans ses yeux. Elle se lve, et l'homme l'accompagne jusqu' la rue.
Vous - vous tes sre que a va aller maintenant ? Vous pouvez marcher ?
Oui, oui, merci , dit Lalla.
Avant de partir, Paul Estve crit son nom et son adresse sur un bout de papier.
Si vous avez besoin de quelque chose...
Il serre la main de Lalla. Il est peine plus grand qu'elle. Ses yeux bleus sont encore
tout embus d'motion.
Au revoir , dit Lalla. Et elle s'en va le plus vite qu'elle peut, sans se retourner.
Il y a des chiens, un peu partout. Mais ils ne sont pas comme les mendiants, ils
prfrent vivre au Panier, entre la place de Lenche et la rue du Refuge. Lalla les regarde,
quand elle passe, elle fait attention eux. Ils ont des poils hrisss, ils sont trs maigres,
mais ils ne ressemblent pas aux chiens sauvages qui volaient les poules et les moutons,
autrefois, la Cit : ceux-ci sont plus grands et plus forts, et il y a quelque chose de
dangereux et de dsespr dans leur aspect. Ils vont vers tous les tas d'ordures, pour
manger, ils croquent les vieux os, les ttes de poissons, les dbris que leur jettent les
bouchers. Il y a un chien que Lalla connat bien. H est tous les jours au mme endroit, en
bas des escaliers, vers la rue qui conduit la grande glise zbre. Il est tout noir, avec un
collier de poils blancs qui descend sur sa poitrine. Il s'appelle
Did. ou Htb. elle ne sait pas bien, mais au fond son nom n'a aucune importance
puisqu'il na pas vraiment de matre. Lalla a entendu un petit garon qui l'appelait comme
cela dans la rue. Quand il voit Lalla, il a Pair un peu content, et il remue la queue, mais il
ne s'approche pas d'elle, et il ne lais- se personne s'approcher de lui. Simplement. Lalla lui
dit quelques mots, elle lui demande comment a va, mais sans s'arrter, juste en passant,
et si elle a quelque chose manger, elle lui en jette un petit morceau.
Tout le monde connat plus ou moins tout le monde, ici, au Panier Ce n'est pas comme
dans le reste de la ville, o il y a ces flots d'hommes et de femmes qui coulent dans les
avenues en faisant un grand bruit de moteurs et de chaussures. Ici au Panier, les rues
sont courtes, elles tournent, elles dbouchent sur d'autres rues, sur des ruelles, des
passages, des escaliers, et a ressemble plutt un grand appartement avec des couloirs et
des pices qui s'embotent les unes dans les autres Pourtant, part le grand chien noir
Dib ou Hib, et Quelques enfants dont elle ne sait pas les noms, la plupart des gens ne
semblent mme pas la voir. Lalla plisse sans faire de bruit, elle va d'une rue l'autre, elle
suit la marche du soleil et de la lumire.
Peut-tre que les gens ont peur, ici ? Peur de quoi ? C est difficile dire, c'est comme
s'ils se sentaient surveills, et qu'ils devaient faire attention tous leurs gestes, toutes
leurs paroles. Mais personne ne les surveille vraiment. Alors. Ca vient peut-tre de ce
qu'ils parlent tellement de langues diffrentes ? Il y a les gens d'Afrique du nord, les
Maghrbins Marocains. Algriens, Tunisiens. Mauritaniens, et puis les gens d'Afrique, les
Sngalais, les Maliens, les Dahomens et puis les Juifs, qui viennent de partout, mais ne
parlent jamais tout fait la langue de leur pays : il y a les Portugais les Espagnols, les
Italiens, et aussi des gens tranges, qui ne ressemblent pas aux autres, des Yougoslaves,
des Turcs des Armniens, des Lithuaniens : Lalla ne sait pas ce que veulent dire ces noms,
mais c'est comme cela qu'on les appelle ici et Aamma sait bien tous ces noms. Il y a
surtout les gitans, comme ceux qui vivent dans la maison voisine, si nombreux qu'on ne
sait jamais si on les a dj vus, ou s'ils viennent d'arriver : ils n'aiment pas les Arabes, ni
les Espagnols ni les Yougoslaves : ils n'aiment personne, parce qu'ils n'ont pas l'habitude
de vivre dans un endroit comme le Panier alors ils sont toujours prts se battre, mme
les jeunes garons, mme les femmes qui, d'aprs ce que du Aamma, portent une lame de
rasoir l'intrieur de leur bouche. Quelquefois la nuit, on est rveill par le bruit d une
bataille dans les ruelles. Lalla descend les escaliers jusqu' la rue, et elle voit, la lumire
blme du lampadaire, un homme qui rampe sur le sol en tenant un couteau enfonc dans
sa poitrine. Le lendemain, il y a une longue trane gluante par terre, o les mouches
viennent vrombir.
Quelquefois aussi viennent les gens de la police, ils arrtent leur grande auto noire en
bas des escaliers et ils vont dans les maisons, surtout dans celles o vivent des Arabes et
des gitans. Il y a des policiers qui ont un uniforme et une casquette, mais ce ne sont pas
ceux-l les plus dangereux ; ce sont les autres, ceux qui sont habills comme tout le
monde, complet veston gris et pull col roul. Ils frappent aux portes, trs fort parce qu'il
faut leur ouvrir tout de suite, et ils entrent dans les appartements sans rien dire, pour voir
qui habite l. Chez Aamma, le policier va s'asseoir sur le divan en ska qui sert de lit
Lalla, et elle pense qu'il va faire un trou, ce que ce soir, quand elle se couchera, il y aura
encore la marque, l o le gros homme s'est assis.
Nom ? Prnom ? Nom de la tribu ? Permis de sjour ? Permis de travail ? Nom de
l'employeur ? Numro de scurit sociale ? Bail, quittance de loyer ?
Il ne regarde mme pas les papiers qu'Aamma lui donne, fini aprs l'autre. Il est assis
sur le divan, il fume sa gauloise avec Pair de s'ennuyer. Il regarde quand mme Lalla qui
est debout au garde--vous devant la porte de la chambre d "Aamma. II dit Aamma :
C'est ta fille ?
Non, c'est ma nice . dit Aamma.
II prend tous les papiers et il les examine.
O sont ses parents ?
Ils sont morts.
Ah , dit le policier. I) regarde les papiers comme s'il rflchissait.
Elle travaille ?
Non, pas encore. Monsieur , dit Aamma ; elle dit Monsieur quand elle a peur.
Mais elle va travailler ici ?
Oui, Monsieur, si elle trouve du travail. Ce n'est pas facile de trouver du travail pour
une jeune fille.
Elle a dix-sept ans ?
Oui Monsieur.
Il faut faire attention, il y & beaucoup de dangers ici pour une jeune fille de dix-sept
ans.
Aamma ne dit rien. Le policier croit qu'elle n'a pas compris, et il insiste. Il parle
lentement, en dtachant bien chaque mot, et ses yeux brillent comme si a l'intressait
davantage, maintenant.
Fais attention que ta fille ne finisse pas la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a
beaucoup qui sont l-bas, des fil- les comme elle, tu comprends ?
Oui Monsieur , dit Aamma. Elle n'ose pas rpter que Lalla n'est pas sa fille.
Mais le policier sent le regard dur de Lalla pos sur lui, et cela le met mal l'aise. Il ne
dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolrable. Alors le gros
homme clate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux tout trcis de colre :
Oui, je comprends, oui, on dit a, et puis un jour ta fille sera sur le trottoir, une
putain dix francs la passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais
pas, parce que je t'aurai prvenue.
Il crie presque, les veines de ses tempes gonfles. Aamma reste immobile, paralyse,
mais Lalla n'a pas peur du gros homme. Elle le regarde durement, elle avance vers lui et
elle lui dit seulement ;
Allez-vous-en.
Le policier la regarde berlu, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la
bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-tre. Mais le regard de la jeune fille est dur
comme du mtal, difficile soutenir. Alors le policier se lve brutalement, et en un
instant il est dehors, il dvale l'escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue.
Il est parti.
Aamma pleure, maintenant, la tte entre ses mains, assise sur le divan. Lalla
s'approche d'elle, entoure ses paules, embrasse sa joue pour la consoler.
Peut-tre que je devrai partir d'ici , dit-elle doucement, comme on parle un
enfant. Si je partais, cela vaudrait peut-tre mieux.
Non, non , dit Aamma, et elle pleure de plus belle. La nuit, quand tout est endormi
autour d elle, qu'il n'y a plus que le bruit du vent sur le zinc des toits, et Peau qui dgoutte
quelque part, dans un ruisseau, Lalla reste allonge sur le divan, les yeux ouverts dans la
pnombre. Elle pense la maison de la Cit, l-bas, si loin, quand venait le vent froid de la
nuit. Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et tre dehors tout de suite, comme
autrefois, entoure par la nuit profonde aux milliers d'toiles. Elle sentirait la terre dure
et glace sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid, les cris des
engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des chiens sauvages. Elle
pense qu'elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit, jusqu'aux collines de pierres, au
milieu du chant des criquets, ou bien le long du sentier des dunes, guide par la
respiration de la mer.
De toutes ses forces, elle scrute l'ombre, comme si son regard allait pouvoir ouvrir
nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues, les lignes des toits de tle et de papier
goudronn, les murs de planches et de carton, les silhouettes des collines, et eux tous, le
vieux Naman, les filles de la fontaine, le Soussi, les fils d'Aamma, et lui surtout, le
Hartani, tel quil tait, immobile dans la chaleur du dsert, debout sur une jambe, le corps
et le visage envelopps, sans une parole, sans un signe de colre ou de fatigue ; immobile
devant elle, comme s'il attendait la mort, tandis que les hommes de la Croix-Rouge
venaient la chercher pour remmener. Elle veut le voir aussi, celui qu'elle appelait Es Ser,
le Secret, celui dont le regard venait de loin et l'enveloppait, la pntrait comme la
lumire du soleil.
Mais peuvent-ils venir jusqu'ici, de l'autre ct de la mer, de l'autre ct de tout ?
Peuvent-ils trouver leur chemin au milieu de toutes ces routes, trouver la porte au
milieu de toutes ces portes ? L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la
chambre, que cela tourne et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du
vertige s'applique sur elle et l'attire en avant. De toutes ses forces, elle s'agrippe au divan,
elle rsiste, son corps tendu se rompre. Elle voudrait crier, hurler, pour rompre le
silence, arracher le poids de la nuit. Mais sa gorge serre ne laisse passer aucun son, et sa
respiration ne peut se faire qu'au prix d'un effort douloureux, en sifflant comme une
vapeur. Pendant des minutes, des heures peut-tre, elle lutte, tout son corps pris par cette
crampe. Enfin, d'un coup, tandis que la premire lueur de l'aube apparat dans la cour de
l'immeuble, Lalla sent le tourbillon se dfaire, s'loigner. Son corps retombe sur le divan,
mou et informe. Elle pense lenfant qu'elle porte en elle, et pour la premire fois elle
ressent l'angoisse d'avoir fait mal quelqu'un qui dpend d'elle. Elle place ses deux mains
de chaque ct de son ventre, jusqu' ce que la chaleur soit profonde. Elle pleure
longtemps, sans faire de bruit, petits sanglots calmes, comme on respire.
Ils sont prisonniers du Panier. Peut-tre qu'ils ne le savent pas vraiment. Peut-tre
qu'ils croient qu'ils pourront s'en aller, un jour, aller ailleurs, retourner dans leurs villages
des montagnes et des valles boueuses, retrouver ceux qu'ils ont laisss, les parents, les
enfants, les amis. Mais c'est impossible. Les rues troites aux vieux murs dcrpis, les
appartements sombres, les chambres humides et froides o Pair gris pse sur la poitrine,
les ateliers touffant s o les filles travaillent devant leurs machines faire des pantalons
et des robes, les salles d'hpital, les chantiers, les routes o explose le fracas des marteaux
pneumatiques, tout les tient, les enserre, les fait prisonniers, et ils ne pourront pas se
librer.
Maintenant Lalla a trouv du travail. Elle est femme de mnage l'htel Sainte-
Blanche, a l'entre de la vieille ville, vers le nord, pas trs loin de la grande avenue o elle
a rencontr Radiez pour la premire fois. Chaque jour, elle part tt, avant l'ouverture des
magasins. Elle se serre bien dans son manteau marron cause du froid, et elle traverse
toute la vieille ville, elle marche le long des ruelles sombres, elle monte les escaliers o
l'eau sale coule de marche en marche. Il n'y a pas grand monde dehors, seulement
quelques chiens au poil hriss, qui cherchent des dbris dans les tas d'ordures. Lalla
garde dans sa poche un morceau de vieux pain, parce qu'on ne lui donne pas manger
l'htel ; quelquefois elle le partage avec le vieux chien noir, celui qu'on appelle Dib, ou
Hib. Ds qu'elle arrive, le patron de l'htel lui donne un seau et un balai brosse pour
qu'elle lave les escaliers, bien qu'ils soient si sales que Lalla pense que c'est peine perdue.
Le patron est un homme pas trs vieux, mais avec un visage jaune et des yeux bouffis
comme s'il ne dormait pas assez. L'htel Sainte-Blanche est une maison de trois tages,
moiti en ruine, dont le rez-de-chausse est occup par un magasin de pompes funbres.
La premire fois que Lalla est entre l, elle a eu peur, et elle a failli s'en aller tout de
suite, tellement c'tait sale, froid et malodorant. Mais maintenant elle s'y est habitue.
C'est comme l'appartement d'Aamma, ou comme le quartier du Panier, c'est une question
d'habitude. Il faut simplement fermer la bouche et respirer lentement, petits coups,
pour ne pas laisser entrer l'intrieur de son corps l'odeur de la pauvret, de la maladie et
de la mort qui rgne ici, dans ces escaliers, dans ces corridors, dans ces recoins o vivent
les araignes et les blattes.
Le patron de l'htel est un Grec, ou un Turc, Lalla ne sait pas bien. Quand il a donn le
seau et le balai brosse, il retourne se coucher dans sa chambre, au premier tage, l o la
porte est vitre pour qu'il puisse surveiller de son lit qui entre et qui sort. L'htel n'est
habit que par des gens minables, des pauvres, des hommes uniquement. Ce sont des
Nord-Africains qui travaillent sur les chantiers, des Noirs antillais, des Espagnols aussi,
qui n'ont pas de famille, pas de maison, et qui logent l en attendant de trouver mieux.
Mais ils s'y habituent et ils y restent, et souvent ils retournent dans leur pays sans avoir
rien trouv, parce que les logements sont chers et que personne ne veut d'eux dans la
ville. Alors ils vivent dans l'htel Sainte-Blanche, deux ou trois par chambre, sans se
connatre. Chaque matin, quand ils s'en vont leur travail, ils frappent la porte vitre du
patron, et ils paient la nuit d'avance.
Quand elle a fini de frotter avec le balai brosse les marches crasseuses de l'escalier et
le linolum collant des couloirs. Lalla nettoie les W.C. et Tunique salle de douches avec la
brosse du balai brosse, bien que l encore, la couche de crasse soit telle que les poils durs
de la brosse n'arrivent mme pas l'entamer. Ensuite elle fait les chambres ; elle vide les
cendriers et elle balaie les miettes et la poussire. Le patron lui donne son passe-partout
et elle va de chambre en chambre. Il n'y a plus personne dans l'htel. Les chambres sont
vite faites, parce que les hommes qui vivent l sont trs pauvres, et qu'ils n'ont
pratiquement rien eux. Il y ajuste les valises en carton, les sacs de plastique qui
contiennent le linge sale, un bout de savon dans du papier journal. Quelquefois il y a des
photos dans une pochette sur la table ; Lalla regarde un moment les visages incertains sur
le papier glac, visages doux d'enfants, de femmes, demi effacs, comme travers un
brouillard. Il y a des lettres aussi, parfois, dans de grosses enveloppes ; ou bien des cls,
des porte-monnaie vides, des souvenirs achets dans les bazars, prs du vieux port, des
jouets en plastique pour les enfants qu'on voit sur les photos floues. Lalla regarde tout
cela un long moment, elle tient ces objets entre ses mains mouilles, elle regarde ces
trsors prcaires comme si elle rvait demi, comme si elle allait pouvoir entrer dans
l'univers des photos troubles, retrouver le son des voix, des rires, entrevoir la lumire des
sourires. Puis cela s'en va d'un coup, et elle continue balayer les chambres, enlever les
miettes laisses par les repas rapides des hommes, restaurer lanonymat triste et gris
que les objets et les photos avaient un instant troubl. Quelquefois, sur un lit ouvert,
Lalla trouve un magazine plein de photos obscnes, de femmes nues aux cuisses cartes,
aux seins obses gonfls comme d'normes oranges ; de femmes aux lvres peintes en
rouge clair, au regard lourd tach de bleu et de vert, aux chevelures blondes et rousses.
Les pages du magazine sont froisses, colles de sperme, les photos sont salies et uses
comme si elles avaient t tranes dans la rue sous les pas des gens. Lalla regarde le
magazine un bon moment aussi, et son cur se met battre plus vite, d'angoisse et de
malaise ; puis elle repose le magazine sur le lit fait, aprs avoir bien liss les pages et avoir
remis la couverture en ordre, comme si c'tait aussi un souvenir prcieux.
Tout le temps o elle travaille dans les escaliers et dans les chambres, Lalla ne voit
personne. Elle ne connat pas le visage des hommes qui vivent l'htel, et eux, quand ils
partent le matin pour leur travail, sont presss et passent devant elle sans la voir.
D'ailleurs Lalla est habille pour qu'on ne la voie pas. Sous son manteau marron, elle met
une robe grise d'Aamma, qui descend presque jusqu' ses chevilles. Elle noue un grand
foulard autour de sa tte, et ses pieds sont chausss de sandales de caoutchouc noir. Dans
les couloirs sombres de l'htel, sur le linolum couleur de lie de vin, et devant les portes
taches, elle est une silhouette peine visible, grise et noire, pareille un tas de chiffons.
Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l'htel, et le veilleur de nuit qui reste
jusqu'au matin, un Algrien grand et trs maigre, avec un visage dur et de beaux yeux
verts comme ceux de Naman le pcheur. Lui salue toujours Lalla, en franais, et il lui dit
quelques mots gentils ; comme il parle toujours trs crmonieusement avec sa voix
grave, Lalla lui rpond avec un sourire. Il est peut-tre le seul ici qui se soit aperu que
Lalla est une jeune fille, le seul qui ait vu sous t'ombre de ses chiffons son beau visage
couleur de cuivre et ses yeux pleins de lumire. Pour les autres, c'est comme si elle
n'existait pas.
Quand elle a fini son travail l'htel Sainte-Blanche, le soleil est encore haut dans le
ciel- Alors Lalla descend la grande avenue, vers la mer. A ce moment-l, elle ne pense plus
rien d'autre, comme si elle avait tout oubli. Dans l'avenue, sur les trottoirs, la foule se
presse toujours, toujours vers l'inconnu. Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent,
qui se htent grandes enjambes, il y a des pauvres vtus de costumes lims, qui vont
en sens inverse, les yeux aux aguets comme des renards. Il y a des groupes djeunes filles
babilles avec des vtements collants, qui marchent en faisant claquer leurs talons,
comme ceci : Kra-kab, kra-kab, kra-kab.
Les autos, les motos, les cyclos, les camions, les autocars vont toute vitesse, vers la
mer, ou vers le haut de la ville, tous chargs d'hommes et de femmes aux visages
identiques. Lalla marche sur le trottoir, elle voit tout cela, ces mouvements, ces formes,
ces clats de lumire, et tout cela entre en elle et fait un tourbillon. Elle a faim, son corps
est fatigu par le travail de l'htel, mais pourtant elle a envie de marcher encore, pour voir
davantage de lumire, pour chasser toute l'ombre qui est reste au fond d'elle. Le vent
glac de l'hiver souffle par rafales le long de l'avenue, soulve les poussires et les vieilles
feuilles de journaux. Lalla ferme demi les yeux, elle avance, un peu penche en avant,
comme autrefois dans le dsert, vers la source de lumire, l-bas, au bout de l'avenue.
Quand elle arrive au port, elle sent une sorte d'ivresse en elle, et elle titube au bord du
trottoir. Ici le vent tourbillonne en libert, chasse devant lui l'eau du port, fait claquer les
agrs des bateaux. La lumire vient d'encore plus loin, au-del de l'horizon, tout fait au
sud, et Lalla marche le long des quais, vers la mer. Le bruit des hommes et des moteurs
tourne autour d'elle, mais elle n'y fait plus attention. Tantt en courant, tantt en
marchant, elle va vers la grande glise zbre, puis, plus loin encore, elle entre dans la
zone abandonne des quais, l o le vent soulve des trombes de poussire de ciment.
Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle tait vrai- ment arrive dans le
dsert. Devant elle, il y a ltendue blanche des quais o la lumire du soleil brille avec
force. Lalla marche lentement, le long des silhouettes des grands cargos, sous les grues
mtalliques, entre les ranges de containers rouges. Il n'y a pas d'hommes ici, ni de
moteurs d'auto, rien que la pierre blanche et le ciment, et l'eau sombre des bassins. Alors
elle choisit une place, entre deux ranges de chargements recouverts d'une bche bleue, et
elle s'assoit l'abri du vent pour manger du pain et du fromage, en regardant l'eau du
port. Parfois, de grands oiseaux de mer passent en glapissant, et Lalla pense sa place
entre les dunes, et L'oiseau blanc qui tait un prince de la mer. Elle partage son pain
avec les mouettes, mais il y a aussi quelques pigeons qui viennent. Ici tout est calme,
jamais personne ne vient la trouver. Il y a bien de temps en temps un pcheur qui va le
long du quai, sa gaule la main, la recherche d'un endroit qui serait bon pour les sars ;
mais c'est peine s'il regarde Lalla du coin de l'il, et il s'en va vers le fond du port. Ou
bien un enfant qui marche les mains dans les poches, qui joue tout seul donner des
coups de pied dans une bote de conserve rouille.
Lalla sent le soleil la pntrer, l'emplir peu peu, chasser tout ce qu'il y a de noir et de
triste au fond d'elle. Elle ne pense plus la maison d'Aamma, aux cours noires o
dgoulinent les lessives. Elle ne pense plus l'htel Sainte-Blanche, ni mme toutes ces
rues, avenues, boulevards o les gens marchent et grondent sans arrt. Elle devient
comme un morceau de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile, sans pense,
dilate par la chaleur du soleil. Quelquefois mme elle s'endort, appuye contre la bche
bleue, les genoux sous le menton, et elle rve qu'elle glisse dans un bateau sur la mer
plate, jusque de l'autre ct du monde. Les grands cargos glissent lentement sur les
bassins noirs. Ils vont vers la porte du port, ils vont chercher la mer. Lalla s'amuse les
suivre en courant le long des quais, le plus loin qu'elle peut. Elle ne peut pas lire leurs
noms, mais elle regarde leurs drapeaux, elle regarde les taches de rouille sur leurs coques,
et leurs gros mts de charge replis comme des antennes, et leurs chemines sur
lesquelles il y a des dessins d'toiles, de croix, de carrs, de soleils. Devant les cargos, le
bateau pilote avance en se dandinant comme un insecte, et quand les cargos entrent dans
la haute mer, ils font marcher leur sirne, juste une fois ou deux, comme cela, pour dire
au revoir.
L'eau du port est belle aussi, et Lalla s'installe souvent, le dos contre un bollard, les
jambes pendant au-dessus de Peau.
Elle regarde les taches de ptrole irises qui font et dfont leurs nuages, et toutes les
choses bizarres qui drivent la surface, les bouteilles de bire, les peaux d'orange, les
sacs de plastique, les bouts de bois et de corde, et cette sorte de mousse brune qui vient
on ne sait d'o, qui s'effile comme une bave le long des quais. Quand un bateau passe, il y
a le clapotis de son sillage qui avance en s'cartant, en cognant contre les quais. Le vent
souffle de temps en temps trs fort, fait des rides sur les bassins, des frissons, trouble les
reflets des cargos.
Certains jours d'hiver, quand il y a beaucoup de soleil. Radiez le mendiant vient voir
Lalla. Il marche lentement le long des quais, mais Lalla le reconnat de loin, elle sort de sa
cachette entre les bches et elle siffle entre ses doigts, comme autrefois les bergers dans
le pays du Hartani. Le garon arrive en courant, il s'assoit cot d'elle au bord du quai, et
ils restent un moment sans rien dire, regarder l'eau du port.
Puis le jeune garon montre Lalla quelque chose qu'elle n'avait jamais remarqu :
la surface de l'eau noire, il y a de Lalla regarde en lair, parce qu'elle croit que ce sont des
gouttes de pluie. Mais le ciel est bleu. Alors, elle comprend : ce sont des bulles qui
viennent du fond, et qui clatent la surface de Peau. Ensemble ils s'amusent regarder
les explosions des bulles :
L ! L !... Encore, encore !
L, regarde !
Et l !...
D'o viennent ces bulles ? Radiez dit que ce sont les poissons qui respirent, mais Lalla
pense que ce sont plutt les plantes, et elle pense ces herbes mystrieuses qui bougent
lentement au fond du port.
Aprs cela, Radiez sort sa bote d'allumettes. Il dit que c'est pour fumer, mais en
ralit ce n'est pas fumer qu'il aime ; ce qui lui plat, c'est brler les allumettes. Quand il a
un peu d'argent lui. Radiez va dans un bureau de tabac et il achte une grosse bote
d'allumettes, sur laquelle on voit une gitane qui danse. Il va s'asseoir dans un coin
tranquille, et il gratte ses allumettes. Tune aprs l'autre. Il fait a trs vite, juste pour le
plaisir de voir la petite tte rouge qui s'embrase en faisant son bruit de fuse, et ensuite la
belle flamme orange qui danse au bout du petit bton de bois, l'abri dans le creux de ses
mains.
Sur le port, il y a beaucoup de vent, et Lalla doit faire comme une tente en cartant les
pans de son manteau, et elle sent la chaleur acre du phosphore qui pique ses narines.
Chaque fois que Radiez craque une allumette, tous les deux ils rient trs fort, et ils
essaient de prendre le petit bout de bois tour de rle. Radiez montre Lalla comment on
fait brler toute l'allumette, en lchant le bout de ses doigts et en prenant le bout
carbonis. a fait un petit chuintement quand Lalla prend l'allumette par le charbon
encore rouge, et a brle son pouce et son index, mais a n'est pas une brlure
dsagrable : elle regarde la flamme qui dvore toute l'allumette, et le charbon qui se tord
comme s'il tait vivant.
Ensuite ils fument, une cigarette pour deux, le dos appuy contre la bche bleue, et le
regard dans le vague, du ct de Peau sombre du port et du ciel couleur de poussire de
ciment.
Tu as quel ge ? demande Radiez.
Dix-sept ans, mais j'aurai bientt dix-huit , dit Lalla.
Moi je vais avoir quatorze ans le mois prochain , dit Radiez.
Il rflchit un peu, les sourcils froncs.
Tu as dj... couch avec un homme ?
Lalla est surprise par la question.
Non, enfin oui, pourquoi ?
Radiez est tellement proccup quil en oublie de donner la cigarette Lalla ; il tire
bouffe sur bouffe, sans avaler la fume.
Moi je n'ai pas fait a , dit-il.
Pas fait quoi ?
Je n'ai pas couch avec une femme.
Tu es trop jeune.
Ce n'est pas vrai ! dit Radiez. Il s'nerve et bgaie un peu. Ce n'est pas vrai ! Moi,
mes amis ils ont tous fait a. Et il y en a mme qui ont une femme eux, et ils se
moquent de moi, ils disent que je suis pd, parce que je n'ai pas de femme.
Il rflchit encore, en fumant sa cigarette.
Mais a m'est gal ce qu'ils disent. Moi je crois que a n'est pas bien de coucher avec
une femme, comme a, juste pour - pour faire le malin, pour rigoler. C'est comme les
cigarettes. Tu sais, je ne fume jamais devant les autres, l-bas, l'htel, alors ils croient
que je n'ai jamais fum et a les fait rigoler aussi. Mais c'est parce qu'ils ne savent pas,
mais moi, a m'est gal, je prfre qu'ils ne sachent pas.
Maintenant il donne nouveau la cigarette Lalla. Le mgot est presque entirement
consum. Lalla prend juste une bouffe, puis elle l'crase par terre, sur le quai.
Tu sais que je vais avoir un bb ?
Elle ne sait pas bien pourquoi elle a dit cela Radiez. Lui la regarde un bon moment
sans rien rpondre. Il y a quelque chose de sombre dans ses yeux, mais tout d'un coup,
cela s'claire.
C'est bien , dit-il srieusement. C'est bien, je suis bien content.
II est si content qu'il ne peut plus rester assis. Il se lve, il marche devant l'eau, puis il
revient vers Lalla.
Tu viendras me voir l-bas, l o j'habite ?
Si tu veux , dit Lalla.
Tu sais, c'est loin, il faut prendre lautocar, et puis marcher longtemps, vers les
rservoirs. Quand tu voudras, on ira ensemble, parce qu'autrement tu te perdrais.
Il s'en va en courant. Le soleil est descendu maintenant, il n'est plus trs loin de la
ligne des grands immeubles qu'on voit lautre bout des quais. Les cargos sont toujours
immobiles, pareils de grandes falaises rouilles, et les vols des mouettes passent devant
eux lentement, dansent au-dessus des mts.
Il v a des jours o Lalla entend les bruits de la peur. Elle ne sait pas bien ce que c'est,
comme des coups lourds frapps sur des plaques de tle, et aussi une rumeur sourde qui
ne vient pas par les oreilles, mais par la plante des pieds et qui rsonne l'intrieur de son
corps. C'est la solitude, peut-tre, et la faim aussi, la faim de douceur, de lumire, de
chansons, la faim de tout.
Ds quelle franchit la porte de l'htel Sainte-Blanche, aprs avoir fini son travail, Lalla
sent la lumire trop claire du ciel qui tombe sur elle, qui la fait trbucher. Elle enfonce le
plus qu'elle peut sa tte dans le col de son manteau marron, elle couvre ses cheveux
jusqu'aux sourcils avec le foulard gris d'Aamma, mais la blancheur du ciel l'atteint
toujours, et aussi le vide des rues. C'est comme une nause, qui monte du centre de son
ventre, qui vient dans sa gorge, qui emplit sa bouche d'amertume. Lalla s'assoit vite,
n'importe o, sans chercher comprendre, sans se soucier des gens qui la regardent,
parce qu'elle a peur de s'vanouir encore une fois. Elle rsiste de toutes ses forces, elle
essaie de calmer les battements de son cur, les mouvements de ses entrailles. Elle met
ses deux mains sur son ventre, pour que la chaleur douce de ses paumes traverse sa robe,
entre en elle, jusqu' l'enfant. C'est comme cela qu'elle se soignait autrefois, quand
venaient les terribles douleurs, au bas de son ventre, comme une bte qui rongeait par
l'intrieur. Puis elle se berce un peu, d'avant en arrire, comme cela, assise sur le rebord
du trottoir ct des autos arrtes.
Les gens passent devant elle sans s'arrter. Ils ralentissent un peu, comme s'ils
allaient venir vers elle, mais quand Lalla relve la tte, il y a tant de souffrance dans ses
yeux qu'ils s'en vont trs vite, parce que a leur fait peur.
Au bout d'un moment, la douleur s'amenuise sous les mains de Lalla. Elle peut
respirer de nouveau, plus librement. Malgr le vent froid, elle est couverte de sueur, et sa
robe mouille colle son dos. C'est peut-tre le bruit de la peur, le bruit qu'on n'entend
pas avec les oreilles, mais qu'on entend avec les pieds et tout le corps, qui vide les rues de
la ville.
Lalla remonte vers la vieille ville, elle gravit lentement les marches de l'escalier
dfonc o coule l'gout qui sent fort. En haut de l'escalier, elle tourne gauche, puis elle
marche dans la rue du Bon Jsus. Sur les vieux murs lpreux, il y a des signes crits la
craie, des lettres et des dessins incomprhensibles, demi effacs. Par terre, il y a
plusieurs taches rouges comme le sang, o rdent des mouches. La couleur rouge
rsonne dans la tte de Lalla, fait un bruit de sirne, un sifflement qui creuse un trou,
vide son esprit. Lentement, avec effort, Lalla enjambe une premire tache, une deuxime,
une troisime. Il y a de drles de choses blanches mles aux taches rouges, comme des
cartilages, des os briss, de la peau, et la sirne rsonne encore plus fort dans la tte de
Lalla. Elle essaie de courir le long de la rue en pente, mais les pierres sont humides et
glissantes, surtout quand on a des sandales de caoutchouc. Hue du Timon, il y a encore
des signes crits la craie sur les vieux murs, des mots, peut-tre des noms ? Puis une
femme nue, aux seins pareils des yeux, et Lalla pense au journal obscne dpli sur le lit
dfait, dans la chambre d'htel. Plus loin, c'est un phallus norme dessin la craie sur
une vieille porte, comme un masque grotesque.
Lalla continue marcher, en respirant avec peine. La sueur coule toujours sur son
front, le long de son dos, mouille ses reins, pique ses aisselles. Il n'y a personne dans les
rues cette heure-l, seulement quelques chiens au poil hriss, qui rongent leurs os en
grognant. Les fentres au ras du sol sont fermes par des grillages, des barreaux. Plus
haut, les volets sont tirs, les maisons semblent abandonnes. Il y a un froid de mort qui
sort des bouches des soupirail, des caves, des fentres noires. C'est comme une haleine de
mort qui souffle le long des rues, qui emplit les recoins pourris au bas des murs. O aller
? Lalla avance lentement de nouveau, elle tourne encore une fois droite, vers le mur de
la vieille maison. Lalla a toujours un peu peur, quand elle voit ces grandes fentres
garnies de barreaux, parce qu'elle croit que c'est une prison o les gens sont morts
autrefois ; on dit mme que la nuit, parfois, on entend les gmissements des prisonniers
derrire les barreaux des fentres. Elle descend maintenant le long de la rue des Pistoles,
toujours dserte, et par la traverse de la Charit, pour voir, travers le portail de pierre
grise. Ltrange dme rose qu'elle aime bien. Certains jours elle s'assoit sur le seuil d'une
maison, et elle reste l regarder trs longtemps le dme qui ressemble un nuage, et
elle oublie tout, jusqu' ce qu'une femme vienne lui demander ce qu'elle fait l et l'oblige
s'en aller.
Mais aujourd'hui, mme le dme rose lui fait peur, comme s'il y avait une menace
derrire ses fentres troites, ou comme si c'tait un tombeau. Sans se retourner, elle s'en
va vite, elle redescend vers la mer, le long des rues silencieuses. Le vent qui passe par
rafales fait claquer le linge, de grands draps blancs aux bords effilochs, des vtements
d'enfant, d'homme, des lingeries bleues et roses de femme ; Lalla ne veut pas les regarder,
parce qu'ils montrent des corps invisibles, des jambes, des bras, des poitrines, comme des
dpouilles sans tte. Elle longe la rue Rodillat, et l aussi il y a ces fentres basses,
couvertes de grillage, fermes de barreaux, o les hommes et les enfants sont prisonniers.
Lalla entend par moments les bribes de phrases, les bruits de vaisselle ou de cuisine, ou
bien la musique nasillarde, et elle pense tous ceux qui sont prisonniers, dans ces
chambres obscures et froides, avec les blattes et les rats, tous ceux qui ne verront plus la
lumire, qui ne respireront plus le vent.
L, derrire cette fentre aux carreaux fls et noircis, il y a cette grosse femme
impotente, qui vit seule avec deux chats maigres, et qui parle toujours de son jardin, de
ses roses, de ses arbres, de son grand citronnier qui donne les plus beaux fruits du monde,
elle qui n'a rien qu'un rduit froid et noir, et ses deux chats aveugles. Ici, c'est la maison
d'Ibrahim, un vieux soldat oranais qui s'est battu contre les Allemands, contre les Turcs,
contre les Serbes, l-bas, dans des endroits dont il rpte les noms inlassablement, quand
Lalla les lui demande : Salonique, Varna, Bjala. Mais est-ce qu'il ne va pas mourir, lui
aussi, pris au pige de sa maison lpreuse o l'escalier sombre et glissant manque de le
faire tomber chaque marche, o les murs psent sur sa poitrine maigre comme un
manteau mouill ? L, encore, l'Espagnole qui a six enfants, qui dorment tous dans la
mme chambre la fentre troite, ou qui errent dans le quartier du Panier, vtus de
haillons, ples, toujours affams. L, dans cette maison o court une lzarde, aux murs
qui semblent humides d'une sueur mauvaise, le couple malade, qui tousse si fort que
Lalla sursaute parfois, dans la nuit, comme si elle pouvait rellement les entendre
travers tous les murs. Et le mnage tranger, lui italien, elle grecque, et L'homme est ivre
chaque soir, et chaque soir il frappe 6a femme grands coups de poing sur la tte, comme
cela, sans mme se mettre en colre, seulement parce qu'elle est l et qu'elle le regarde
avec ses yeux larmoyants dans son visage bouffi de fatigue. Lalla hait cet homme, elle
serre les dents quand elle pense lui, mais elle a peur aussi de cette ivresse tranquille et
dsespre, et de la soumission de cette femme, car c'est cela qui apparat dans chaque
pierre et dans chaque tache des rues maudites de cette ville, dans chaque signe crit sur
les murs du Panier.
Partout il y a la faim, la peur, la pauvret froide, comme de vieux habits uss et
humides, comme de vieux visages fltris et dchus.
Rue du Panier, rue du Bouleau, traverse Boussenoue, toujours les mmes murs
lpreux, le haut des immeubles qu'effleure la lumire froide, le bas des murs o croupit
leau verte, o pourrissent les tas d'ordures. Il n'y a pas de gupes ici, ni de mouches qui
bondissent librement dans l'air o bouge la poussire. Il n'y a que des hommes, des rats,
des blattes, tout ce qui vit dans les trous sans lumire, sans air, sans ciel. Lalla tourne
dans les rues comme un vieux chien noir au poil hriss, sans trouver sa place. Elle
s'assoit un instant sur les marches des escaliers, prs du mur derrire lequel pousse le
seul arbre de la ville, un vieux figuier plein d'odeurs. Elle pense un instant l'arbre qu'elle
aimait l-bas, lorsque le vieux Naman allait rparer ses filets en racontant des histoires.
Mais elle ne peut pas rester longtemps la mme place, comme les vieux chiens
courbaturs. Elle repart travers le ddale sombre, tandis que la lumire du ciel dcline
peu peu. Elle s'assoit encore un moment sur un des bancs de la placette, l o il y a le
jardin d'enfants. Il y a des jours o elle aime bien rester l, en regardant les tout-petits qui
titubent sur la place, les jambes flageolantes, les bras carts. Mais maintenant, il n'y a
plus que l'ombre, et sur un des bancs, une vieille femme noire dans une grande robe
bariole. Lalla va s'asseoir ct d'elle, elle essaie de lui parler.
Vous habitez ici ?
D'o est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ?
La vieille femme la regarde sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage
avec un pan de sa robe bariole.
Au fond de la place, il y a un mur que Lalla connat bien. Elle connat chaque tache du
crpi, chaque fissure, chaque coule de rouille. Tout fait en haut du mur, il y a les tubes
noirs des chemines, les gouttires. En dessous du toit, de petites fentres sans volets aux
carreaux sales. En dessous del chambre de la vieille Ida, du linge pend une ficelle, raidi
par la pluie et par la poussire. En dessous, il y a les fentres des gitans. La plupart des
carreaux sont casss, certaines fentres n'ont mme plus de traverses, elles ne sont plus
que des trous noirs bants comme des orbites.
Lalla regarde fixement ces ouvertures sombres, et elle sent encore la prsence froide
et terrifiante de la mort. Elle frissonne. Il y a un trs grand vide sur cette place, un
tourbillon de vide et de mort qui nat de ces fentres, qui tourne entre les murs des
maisons. Sur le banc, ct d'elle, la vieille multresse ne bouge pas, ne respire pas. Lalla
ne voit d'elle que son bras dcharn o les veines sont apparentes comme des cordes, et la
main aux longs doigts tachs de henn qui maintient le pan de sa robe sur la partie du
visage qui est du ct de Lalla.
Peut-tre qu'il y a un pige, ici aussi ? Lalla voudrait se lever et s'en aller en courant,
mais elle se sent rive au banc de plastique, comme dans un rve. La nuit tombe peu
peu sur la ville, lombre emplit la place, noie les recoins, les fissures, entre par les fentres
aux carreaux casss. Il fait froid maintenant, et Lalla se serre dans son manteau brun, elle
remonte le col jusqu' ses yeux. Mais le froid monte par les semelles en caoutchouc de ses
sandales, dans ses jambes, dans ses fesses, dans ses reins. Lalla ferme les yeux pour
rsister, pour ne plus voir le vide qui tourne sur la place, autour des jeux d'enfants
abandonns, sous les yeux aveugles des fentres.
Quand elle rouvre ses yeux, il n'y a plus personne. La vieille multresse la robe
bariole est partie sans que Lalla s'en rende compte. Curieusement, le ciel et la terre sont
moins sombres, comme si la nuit avait recul.
Lalla recommence marcher le long des ruelles silencieuses. Elle descend les
escaliers, l o le sol est dfonc par les marteaux-piqueurs. Le froid balaye la rue, fait
claquer les tles des cabanes outils.
Quand elle dbouche devant la mer. Lalla voit que le jour n'est pas encore fini. 11 y a
une grande tache claire au-dessus de la Cathdrale, entre les tours. Lalla traverse l'avenue
en courant, sans voir les autos qui foncent, qui klaxonnent et donnent des coups de
phares. Elle s'approche lentement du haut parvis, elle monte les marches, elle passe entre
les colonnes. Elle se souvient de la premire fois qu'elle est venue la Cathdrale. Elle
avait trs peur, parce que c'tait si grand et abandonn, comme une falaise. Puis c'est
Radiez le mendiant qui lui a montr o il passe les nuits, l't, quand le vent qui vient de
la mer est tide comme un souffle. Il lui a montr Pendrait d'o l'on voit les grands cargos
entrer dans le port, la nuit, avec leurs feux rouges et verts. Il lui a montr aussi Pendrait
d'o lon peut voir la lune et les toiles, entre les colonnes du parvis.
Mais ce soir il n'y a personne. La pierre blanche et verte est glace, le silence pse,
troubl seulement par le froissement lointain des pneus des autos et par les crissements
des chauves-souris qui volettent sous la vote. Les pigeons dorment dj, perchs un peu
partout sur les corniches, serrs les uns contre les autres.
Lalla s'assoit un moment sur les marches, labri de la balustrade de pierre. Elle
regarde le sol tach de guano, et la terre poussireuse devant le parvis. Le vent passe avec
violence, en sifflant dans les grillages. La solitude est grande ici, comme sur un navire en
pleine mer. Elle fait mal, elle serre la gorge et les tempes, elle fait rsonner trangement
les bruits, elle fait palpiter les lumires au loin, le long des rues.
Plus tard, quand la nuit est venue, Lalla retourne lintrieur de la ville, vers le haut.
Elle traverse la place de Lenche, o les hommes se pressent autour des portes des bars,
elle prend la monte des Accoules, la main pose sur la double rampe de fer poli qu'elle
aime tant. Mais, mme ici, langoisse ne parvient pas se dissiper. C'est derrire elle,
comme un des grands chiens au poil hriss, au regard affam, qui rde le long des
caniveaux la recherche d'un os ronger. C'est la faim, sans doute, la faim qui ronge le
ventre, qui creuse son vide dans la tte, mais la faim de tout, de tout ce qui est refus,
inaccessible. Il y a si longtemps que les hommes n'ont pas mang leur faim, si
longtemps qu'ils n'ont pas eu de repos, ni de bonheur, ni d'amour, mais seulement des
chambres souterraines, froides, o flotte la vapeur d'angoisse, seulement ces rues
obscures o courent les rats, o coulent les eaux pourries, o s'entassent les immondices.
Le mal.
Tandis qu'elle avance le long des rainures troites des rues, rue du Refuge, rue des
Moulins, rue des Belles-Ecuelles, rue de Montbrion, Lalla voit tous les dtritus comme
rejets par la mer, botes de conserve rouilles, vieux papiers, morceaux dos, oranges
fltries, lgumes, chiffons, bouteilles casses, anneaux de caoutchouc, capsules, oiseaux
morts aux ailes arraches, cafards crass, poussires, poudres, pourritures. Ce sont les
marques de la solitude, de l'abandon, comme si les hommes avaient dj fui cette ville, ce
monde, qu'ils les avaient laisss en proie la maladie, la mort, l'oubli. Comme s'il ne
restait plus que quelques hommes dans ce monde, les malheureux qui continuaient
vivre dans ces maisons qui s'croulent, dans ces appartements dj semblables des
tombeaux, tandis que le vide entre par les fentres bantes, le froid de la nuit qui serre les
poitrines, qui voile les yeux des vieillards et des enfants.
Lalla continue d'avancer parmi les dcombres, elle marche sur les tas de pltres
tombs. Elle ne sait pas o elle va. Elle repasse plusieurs fois par la mme rue, autour des
hauts murs de lHtel-Dieu. Peut-tre qu'Aamma est l, dans la grande cuisine
souterraine aux vasistas crasseux, en train de passer son balai ponge sur les dalles noires
que rien ne nettoiera jamais? Lalla ne veut pas retourner chez Aamma, plus jamais. Elle
tourne le long des rues sombres, tandis qu'une pluie fine commence tomber du ciel, car
le vent s'est tu. Des hommes passent, silhouettes noires, sans visage, qui semblent
perdues, elles aussi. Lalla s'efface pour les laisser passer, disparait dans l'embrasure des
portes, se cache derrire les autos arrtes. Quand la rue est nouveau vide, elle sort, elle
continue marcher sans bruit, fatigue, ivre de sommeil.
Mais elle ne veut pas dormir. O pourrait-elle s'abandonner, s'oublier ? La ville est
trop dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les enfants
de riches.
Il y a trop de bruits dans le silence de la nuit, bruits de la faim, bruits de la peur, de la
solitude. 11 y a les bruits des voix avines des clochards, dans les asiles, les bruits des
cafs arabes o ne cesse pas la musique monotone, et les rires lents des haschischins. 11 y
a le bruit terrible de l'homme fou qui frappe sa femme grands coups de poing, tous les
soirs, et la voix aigu de la femme qui crie d'abord, puis qui pleurniche et qui geint. Lalla
entend tous ces bruits, maintenant, distinctement, comme s'ils ne cessaient jamais de
rsonner. Il y a un bruit surtout qui la suit partout o elle va, qui entre dans sa tte et
dans son ventre et rpte tout le temps le mme malheur : c'est le bruit d'un enfant qui
tousse, dans la nuit, quelque part, dans la maison voisine, peut-tre le fils de la femme
tunisienne si grosse et si ple, aux yeux verts un peu fous? Ou peut-tre est-ce un autre
enfant qui tousse dans une maison, plusieurs rues de distance, et puis un autre qui lui
rpond ailleurs, dans une mansarde au plafond crev, un autre encore, qui n'arrive pas
dormir dans l'alcve glace, et encore un autre, comme s'il y avait des dizaines, des
centaines d'enfants malades qui toussaient dans la nuit en faisant le mme bruit rauque
qui dchire la gorge et les bronches. Lalla s'arrte le dos contre une porte, et elle bouche
ses oreilles en appuyant les paumes de ses mains de toutes ses forces, pour ne plus
entendre les toux d'enfants qui aboient dans la nuit froide, de maison en maison.
Plus loin, il y a le tournant de rue o l'on voit en contrebas, comme du haut d'un
balcon, le grand carrefour des avenues, pareil l'estuaire d'un fleuve, et toutes les
lumires qui clignotent, qui aveuglent. Alors Lalla descend la colline, le long des escaliers,
elle entre par le passage de Lorette, elle traverse la grande cour aux murs noircis par la
fume et la misre, avec le bruit des radios et des voix humaines. Elle s'arrte un instant,
la tte tourne vers les fentres, comme si quelqu'un allait apparatre. Mais on n'entend
que le bruit inhumain d'une voix de radio qui crie quelque chose, qui rpte lentement la
mme phrase :
Au son de cette musique les dieux entrent en scne !
Mais Lalla ne comprend pas ce que cela veut dire. La voix inhumaine couvre le bruit
des enfants qui toussent, le bruit des hommes ivres et de la femme qui pleurniche.
Ensuite, il y a un autre passage obscur, comme un corridor, et on dbouche sur le
boulevard.
Ici, pendant un instant, Lalla ne sent plus la peur, ni la tristesse. La foule se hte sur
les trottoirs, yeux tincelants, mains agiles, pieds qui frappent le sol de ciment, hanches
qui bougent, vtements qui se froissent, s'lectrisent. Sur la chausse roulent les autos,
les camions, les motos aux phares allums, et les reflets des vitrines s'allument et
s'teignent tout le temps. Lalla se laisse porter par le mouvement des gens, elle ne pense
plus elle, elle est vide, comme si elle n'existait plus rellement. C'est pour cela qu'elle
retourne toujours aux grandes avenues, pour se perdre dans leur flot, pour aller la
drive.
Il y a beaucoup de lumires ! Lalla les regarde en marchant droit devant elle. Les
lumires bleues, rouges, oranges, violettes, les lumires fixes, celles qui avancent, celles
qui dansent sur place comme des flammes d'allumettes. Lalla pense un peu au ciel
constell, la grande nuit du dsert, quand elle tait tendue sur le sable dur ct du
Hartani, et qu'ils respiraient doucement, comme s'ils n'avaient qu'un seul corps. Mais
c'est difficile de se souvenir. Il faut marcher, ici, marcher, avec les autres, comme si on
savait o on allait, mais il n'y a pas de fin au voyage, pas de cachette au creux de la dune.
Il faut marcher pour ne pas tomber, pour ne pas tre pitin par les autres.
Lalla descend jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue, une
autre encore. Il y a toujours les lumires, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit
sans cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse, comme si tous les bruits de
pneus et de pas traaient de grands cercles concentriques sur les bords d'un gigantesque
entonnoir.
Maintenant, Lalla les voit, de nouveau : ils sont l, par- tout, assis contre les vieux
murs noircis, tasss sur le sol au milieu des excrments et des immondices : les
mendiants, les vieillards aveugles aux mains tendues, les jeunes femmes aux lvres
gerces, un enfant accroch leur sein flasque, les petites filles vtues de haillons, le
visage couvert de crotes, qui s'accrochent aux vtements des passants, les vieilles
couleur de suie, aux cheveux emmls, tous ceux que la faim et le froid ont chasss des
taudis, et qui sont pousss comme des rebuts par les vagues. Ils sont l, au centre de la
ville indiffrente, dans le bruit saoulant des moteurs et des voix, mouills de pluie,
hrisss par le vent, plus laids et plus pauvres encore la lueur mauvaise des ampoules
lectriques. Ils regardent ceux qui passent avec des yeux troubles, leurs veux humides et
tristes qui fuient et reviennent sans cesse vers vous comme les yeux des chiens. Lalla
marche lentement devant les mendiants, elle les regarde, le cur serr, et c'est encore ce
vide terrible qui creuse son tourbillon ici, devant ces corps abandonns. Elle marche si
lentement qu'une clocharde l'attrape par son manteau et veut la tirer vers elle. Lalla se
dbat, dfait avec violence les doigts qui se nouent sur l'toffe de son manteau ; elle
regarde avec piti et horreur le visage encore jeune de la femme, ses joues bouffies par
l'alcool, taches de rouge cause du froid, et surtout ces deux yeux bleus d'aveugle,
presque transparents, o la pupille n'est pas plus grande qu'une tte d'pingle.
Viens Viens ici ! rpte la clocharde, tandis que Lalla essaie de dtacher les
doigts aux ongles casss. Puis la peur est la plus forte, et Lalla arrache son manteau des
mains de la clocharde, et elle se sauve en courant, tandis que les autres mendiants se
mettent rire et que la femme, demi dresse sur le trottoir au milieu de ses tas de
hardes se met hurler des injures.
Le cur battant, Lalla court le long de l'avenue ; elle heurte les gens qui se promnent,
qui entrent et sortent des cafs, des cinmas : des hommes en complet veston, qui
viennent de dner, et qui ont encore le visage tout luisant de l'effort qu'ils ont fait pour
trop manger et trop boire ; des garons parfums, des couples, des militaires en
vadrouille, des trangers la peau noire et aux cheveux crpus, qui lui disent des mots
qu'elle ne comprend pas, ou qui essaient de l'attraper au passage en riant trs fort.
Dans les cafs, il y a une musique qui n'arrte pas de battre, une musique lancinante
et sauvage qui rsonne sourdement dans la terre, qui vibre travers le corps, dans le
ventre, dans les tympans. C'est toujours la mme musique qui sort des cafs et des bars,
qui cogne avec la lumire des tubes de non, avec les couleurs rouges, vertes, oranges sur
les murs, sur les tables, sur les visages peints des femmes.
Depuis combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de cette
musique ? Elle ne le sait plus. Des heures ; peut-tre, des nuits entires, des nuits sans
aucun jour pour les interrompre. Elle pense l'tendue des plateaux de pierres, dans la
nuit, aux monticules de cailloux tranchants comme des lames, aux sentiers des livres et
des vipres sous la lune, et elle regarde autour d'elle, ici, comme si elle allait le voir
apparatre. Le Hartani vtu de son manteau de bure, aux yeux brillants dans son visage
trs noir, aux gestes longs et lents comme la dmarche des antilopes. Mais il n'y a que
cette avenue, et encore cette avenue, et ces carrefours pleins de visages, d'yeux, de
bouches, ces voix criardes, ces paroles, ces murmures. Ces bruits de moteurs et de
klaxons, ces lumires brutales. On ne voit pas le ciel, comme s'il y avait une taie blanche
qui recouvrait la terre. Comment pourraient-ils venir jusqu'ici, le Hartani, et lui. Le
guerrier bleu du dsert, Es Ser, le Secret, comme elle l'appelait autrefois ? Ils ne
pourraient pas la voir travers cette taie blanche, qui spare cette ville du ciel. Ils ne
pourraient pas la reconnatre, au milieu de tant de visages, de tant de corps, avec toutes
ces autos, ces camions, ces motocyclettes. Ils ne pourraient mme pas entendre sa voix,
ici, avec tous ces bruits de voix qui parlent dans toutes les langues, avec cette musique qui
rsonne, qui fait trembler le sol. C'est pour cela que Lalla ne les cherche plus, ne leur
parle plus, comme s'ils avaient disparu pour toujours, comme s'ils taient morts pour elle.
Les mendiants sont l, au cur mme de la ville, dans la nuit. La pluie a cess de
tomber, et la nuit est trs blanche, lointaine, alle jusqu' minuit. Les hommes sont rares.
Ils entrent et sortent des cafs et des bars, mais ils s'enfuient en auto toute vitesse. Lalla
tourne droite, dans la rue troite qui monte un peu, et elle marche en se dissimulant
derrire les autos arrtes. Sur l'autre trottoir, il y a quelques hommes. Ils sont
immobiles, ils ne parlent pas. Ils regardent vers le haut de la rue, l'entre d'un immeuble
sordide, une toute petite porte peinte en vert, demi ouverte sur un couloir clair.
Lalla s'arrte, elle aussi, et elle regarde, cache derrire une voiture. Son cur bat vite,
et le grand vide de l'angoisse souffle dans la rue. L'immeuble est debout, comme une
forteresse sale, avec ses fentres sans volets, dont les carreaux sont tapisss de feuilles de
papier journal. Certaines fentres sont claires, d'une mauvaise lumire dure, ou bien
d'une drle de lueur faiblarde, couleur de sang. On dirait un gant immobile, aux dizaines
d'yeux qui regardent ou qui dorment, un gant plein de la force du mal, qui va dvorer les
petits hommes qui attendent dans la rue. Lalla est si faible qu'elle doit s'appuyer sur la
coque de la voiture, en grelottant de tous ses membres.
Le vent du mal souffle dans la rue, c'est lui qui fait le vide sur la ville, la peur, la
pauvret, la faim ; c'est lui qui creuse ses tourbillons sur les places, et qui fait peser le
silence dans les chambres solitaires o touffent les enfants et les vieillards. Lalla le hait,
lui, et tous ces gants aux yeux ouverts, qui rgnent sur la ville, seulement pour dvorer
les hommes et les femmes, les broyer dans son ventre.
Ensuite la petite porte verte de l'immeuble s'ouvre compltement, et maintenant sur
le trottoir, en face de Lalla, une femme est immobile. C'est elle que les hommes regardent
sans bouger, en fumant des cigarettes. C'est une femme trs petite, presque une naine, au
corps large, la tte enfle pose sur ses paules, sans cou. Mais son visage est enfantin,
avec une toute petite bouche couleur cerise, et des veux trs noirs entours d'un cerne
vert. Ce qui tonne le plus en elle, aprs sa petite taille, ce sont ses cheveux : courts,
boucls, ils sont d'un rouge de cuivre qui tincelle bizarrement la lumire du couloir
derrire elle, et font comme une aurole de flamme sur sa tte de poupe grasse, comme
une apparition surnaturelle.
Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascine, sans bouger, presque sans
respirer. Le vent froid souffle avec violence autour d'elle, mais la petite femme reste
debout devant l'entre de l'immeuble, avec ses cheveux qui flamboient sur sa tte. Elle est
habille d'une jupe noire trs courte qui montre ses cuisses grasses et blanches, et d'une
sorte de pull-over violet dcollet. Elle est chausse d'escarpins vernis talons aiguilles
trs hauts. A cause du froid, elle fait quelques pas sur place, et le bruit de ses talons
rsonne dans le vide de la ruelle.
Des hommes s'approchent d'elle, maintenant, en fumant leurs cigarettes. Ce sont des
Arabes pour la plupart, aux cheveux trs noirs, avec un teint gris que Lalla ne connat pas,
comme s'ils vivaient sous la terre et ne sortaient que la nuit. Ils ne parlent pas. Ils ont
Pair brutal, but, lvres serres, regard dur. La petite femme aux cheveux de feu ne les
regarde mme pas. Elle allume une cigarette son tour, et elle fume vite, en pivotant sur
place. Quand elle tourne le dos, elle semble bossue.
Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est trs grande, au
contraire, et trs forte, dj vieillie, fltrie par la fatigue et le manque de sommeil. Elle est
vtue d'un grand impermable en toile cire bleue, et ses cheveux noirs sont dcoiffs par
le vent.
Elle descend lentement la rue, en faisant claquer ses chaussures hauts talons, elle
arrive ct de la naine, et elle s'arrte, elle aussi, devant la porte. Les Arabes
s'approchent d'elle, lui parlent. Mais Lalla n'entend pas ce qu'ils disent. L'un aprs l'autre,
ils s'loignent, et s'arrtent distance, les yeux fixs sur les deux femmes immobiles qui
fument. Le vent passe par rafales le long de la ruelle, plaque les vtements sur les corps
des femmes, agite leurs cheveux. Il y a tant de haine et de dsespoir dans cette ruelle,
comme si elle descendait sans fin travers tous les degrs de l'enfer, sans jamais
rencontrer de fond, sans jamais s'arrter. Il y a tant de faim, de dsir inassouvi, de
violence. Les hommes silencieux regardent, immobiles au bord du trottoir comme des
soldats de plomb, leurs yeux fixs sur le ventre des femmes, sur leurs seins, sur la courbe
de leurs hanches, sur la chair pale de leur gorge, sur leurs jambes nues. Peut-tre qu'il n'y
a pas d'amour, nulle part, pas de piti, pas de douceur. Peut-tre que la taie blanche qui
spare la terre du ciel a touff les hommes, a arrt les palpitations de leur cur, a fait
mourir tous leurs souvenirs, tous leurs dsirs anciens, toute la beaut ?
Lalla sent le vertige continu du vide qui entre en elle, comme si le vent qui passait
dans la ruelle tait celui d'un long mouvement giratoire. Le vent va peut-tre arracher les
toits des maisons sordides, dfoncer portes et fentres, abattre les murs pourris,
renverser en tas de ferraille toutes les voitures ? Cela doit arriver, car il y a trop de haine,
trop de souffrance... Mais le grand immeuble sale reste debout, crasant les hommes de
toute sa hauteur. Ce sont les gants immobiles, aux yeux sanglants, aux yeux cruels, les
gants dvoreurs d'hommes et de femmes. Dans leurs entrailles, les jeunes femmes sont
renverses sur les vieux matelas tachs, et possdes en quelques secondes par les
hommes silencieux dont le sexe brle comme un tison. Puis ils se rhabillent et s'en vont,
et leur cigarette pose sur le bord de la table n'a pas eu le temps de s'teindre. Dans
l'intrieur des gants dvoreurs, les vieilles femmes sont couches sous le poids des
hommes qui les crasent, qui salissent leurs chairs jaunes. Alors, dans tous ces ventres de
femmes nat le vide, le vide intense et glac qui s'chappe d'elles et qui souffle comme un
vent le long des rues et des ruelles, en lanant ses tourbillons sans fin.
Tout coup, Lalla n'en peut plus d'attendre. Elle veut crier, mme pleurer, mais c'est
impossible. Le vide et la peur ont ferm troitement sa gorge, et c'est peine si elle peut
respirer. Alors elle s'chappe. Elle court de toutes ses forces le long de la ruelle, et le bruit
de ses pas rsonne fort dans le silence. Les hommes se retournent et la regardent fuir. La
naine crie quelque chose, mais un homme la prend par le cou et la pousse avec lui
l'intrieur de l'immeuble. Le vide, un instant troubl, se referme sur eux, les treint.
Quelques hommes jettent leur cigarette dans le ruisseau et s'en vont vers l'avenue, en
glissant comme des ombres. D'autres arrivent et s'arrtent au bord du trottoir, et
regardent la grande femme aux cheveux noirs debout devant la porte de l'immeuble.
Prs de la gare, il y a beaucoup de mendiants qui dorment, engoncs dans leurs
hardes, eu bien entours de cartons, devant les portes. Au loin, brille l'difice de la gare,
avec ses grands rverbres blancs comme des astres. Dans un coin de porte, l'abri d'une
borne de pierre, dans un grand lac d'ombre humide, Lalla s'est couche par terre Elle a
rentr sa tte et ses membres le plus qu'elle a pu l'intrieur de son grand manteau
marron, tout fait dans le genre d'une tortue. La pierre est froide et dure, et le bruit
mouill des pneus des autos la fait frissonner. Mais elle voit quand mme le ciel s'ouvrir,
comme autrefois, sur le plateau de pierres, et entre les bords de la taie qui se fend, en
tenant les yeux bien ferms, elle peut voir encore la nuit du dsert.
Lalla habite l'htel Sainte-Blanche. Elle a une toute petite chambre, un rduit
sombre sous les toits, qu'elle partage avec les balais, les seaux, les vieilles choses oublies
l depuis des annes. Il y a une ampoule lectrique, une table, et un vieux lit sangles.
Quand elle a demand au patron si elle pouvait habiter l, il lui a dit oui simplement, sans
poser de questions. II n'a pas fait de commentaires, il a dit qu'elle pouvait dormir l, que
le lit ne servait pas. Il a dit aussi qu'il dduirait l'argent de l'lectricit et de l'eau sur son
salaire, voil tout. Il a recommenc lire son journal allong sur son lit. C'est pour cela
que Lalla trouve qu'il est bien, le patron, mme s'il est sale et pas ras, parce qu'il ne pose
pas de questions. Tout lui est gal.
Avec Aamma, a n'a pas t la mme chose. Quand Lalla lui a dit qu'elle n'habiterait
plus chez elle, son visage s'est ferm, et elle a dit des tas de choses dsagrables, parce
qu'elle croyait que Lalla s'en allait pour vivre avec un homme. Mais elle a t d'accord
quand mme, parce que de toute faon a l'arrangeait, cause de ses fils qui devaient
bientt venir. Il n'y aurait pas eu assez de place pour tout le monde.
Maintenant, Lalla connat un peu mieux les gens de l'htel Sainte-Blanche. Ils sont
tous trs pauvres, venus de pays o on ne mange pas, o il n'y a presque rien pour vivre.
Ils ont des visages durcis, mme les plus jeunes, et ils ne peuvent pas parler trs
longtemps. A l'tage o habite Lalla il n'y a personne, parce que ce sont les combles, o
vivent les souris. Mais juste en dessous, il y a une chambre o logent trois Noirs, des
frres. Eux ne sont pas mchants, ni tristes. Ils sont toujours gais, et Lalla aime bien les
entendre rire et chanter le samedi aprs-midi et le dimanche. Elle ne connat pas leurs
noms, elle ne sait pas ce qu'ils font dans la ville. Mais elle les rencontre quelquefois dans
le couloir, quand elle va aux W.C, ou quand elle descend tt le matin pour frotter les
marches de l'escalier Mais ils ne sont plus l quand elle va nettoyer leur chambre. Ils
n'ont presque pas d'effets, juste quelques cartons pleins de vtements, et une guitare.
A ct de la chambre des Noirs, il y a deux chambres occupes par des Nord-Africains
des chantiers, qui ne restent jamais trs longtemps. Ils sont gentils mais taciturnes, et
Lalla ne leur parle pas beaucoup non plus. Il n'y a rien dans leurs chambres, parce qu'ils
mettent tous leurs vtements dans des valises, et les valises sous leurs lits. Ils ont peur
qu'on les vole.
Celui que Lalla aime bien, c'est un jeune Noir africain qui habite avec son frre dans la
petite chambre du deuxime tage, tout fait au bout du couloir. C est la plus jolie
chambre, parce qu'elle donne sur un morceau de cour o il y a un arbre. Lalla ne cornait
pas le nom de l'an, mais elle sait que le plus jeune s'appelle Daniel. Il est trs trs noir,
avec des cheveux tellement friss qu'il y a toujours des choses qui s'y accrochent, des
bouts de paille, des plumes, des brins d'herbe. Il a une tte toute ronde, et un cou
dmesur. Il est d'ailleurs tout en longueur, avec de longs bras et de longues jambes, et
une drle de dmarche, un peu comme s'il dansait. Il est toujours trs gai, il rit tout le
temps quand il parle avec Lalla. Elle ne comprend pas bien ce qu'il dit, parce qu'il a un
accent bizarre qui chante. Mais a n'a pas une grande importance, parce qu'il fait des
gestes trs drles avec ses longues mains, et toutes sortes de grimaces avec sa grande
bouche pleine de dents trs blanches. C'est lui que Lalla prfre, cause de son visage
lisse, cause de son rire, parce qu'il ressemble un peu un enfant. Il travaille l'hpital,
avec son frre, et le samedi et le dimanche, il va jouer au football. C'est sa grande passion.
Il a des affiches et des photos dans toute sa chambre, punaises sur les murs, sur la porte,
l'intrieur du placard. Chaque fois qu'il voit Lalla, il lui demande quand est-ce qu'elle va
venir le voir jouer au stade.
Elle y est alle une fois, un dimanche aprs-midi. Elle s'est installe tout fait en haut
des gradins, et elle Ta regard. Il faisait une petite tache noire sur le gazon vert du terrain,
et c'est cela qu'elle a pu le reconnatre. Il jouait avant-centre droit, avec ceux qui
conduisent lattaque. Mais Lalla ne lui a jamais dit qu'elle tait alle le voir, peut-tre
pour qu'il continue lui demander de venir, avec son rire qui rsonne bien fort dans les
couloirs de l'htel.
II y a aussi un vieil homme qui vit dans une chambre trs petite, l'autre bout du
couloir. Lui ne parle jamais personne, et personne ne sait trs bien d'o il vient. C'est un
vieil homme dont le visage a t mang par une maladie terrible, sans nez ni bouche, avec
juste deux trous la place des narines et une cicatrice la place des lvres. Mais il a de
beaux ns et une cicatrice la place des lvres. Mais il a de beaux yeux profonds et tristes,
et il est toujours poli et doux, et Lalla l'aime bien cause de cela. Il vit trs pauvrement
dans cette chambre, presque sans manger, et il sort seulement de bonne heure le matin
pour aller ramasser les fruits tombs au march, et pour aller se promener au soleil. Lalla
ne connat pas son nom mais elle l'aime bien. Il ressemble un peu au vieux Naman, il a le
mme genre de mains, puissantes et agiles, des mains brles par le soleil et pleines de
savoir. Quand elle regarde ses mains, c'est comme si elle reconnaissait un peu le paysage
qui brle, les tendues de sable et de pierres, les arbustes calcins, les rivires dessches.
Mais lui ne parle jamais de son pays ni de lui-mme, il garde cela serr au fond de lui. Il
dit peine quelques mots Lalla, quand il la croise dans le couloir, juste sur le temps
qu'il fait dehors, sur les nouvelles qu'il a entendues la radio. Peut-tre qu'il est le seul
l'htel qui sache le secret de Lalla, parce qu'il lui a demand deux fois, en la regardant
avec ses yeux pleins de profondeur, si a n'tait pas trop dur pour elle de travailler. Il n'a
rien dit de plus, mais Lalla a pens qu'il savait qu'elle avait un bb dans son ventre, et
elle a mme eu un peu peur que le vieil homme en parie au patron, parce qu'il ne voudrait
plus la garder l'htel. Mais le vieil homme ne dit rien personne d'autre. Chaque lundi,
il paie d'avance une semaine de logement, sans que personne ne sache d'o lui vient son
argent. Lalla est la seule savoir qu'il est trs pauvre, parce qu'il n'y a jamais rien d'autre
manger dans sa chambre que les fruits taps qui sont tombs par terre au march. Alors,
quelquefois, quand elle a un peu d'argent devant elle, elle achte une ou deux belles
pommes, des oranges, et elle les met sur l'unique chaise de la petite chambre, en faisant
le mnage. Le vieil homme ne lui a jamais dit merci, mais elle voit dans ses yeux qu'il est
content quand il la rencontre.
Les autres locataires, Lalla les connat sans les connatre. Ce sont des gens qui ne
restent pas, des Arabes, des Portugais, des Italiens, qui ne sont l que pour dormir. Il y a
aussi ceux qui restent, mais que Lalla n'aime pas, deux Arabes du premier qui ont l'air
brutal, et qui se saoulent l'alcool brler. Il y a celui qui lit ses revues obscnes, et qui
laisse traner toutes ces photos de femmes nues sur son lit dfait, pour que Lalla les
ramasse et les regarde. C'est un Yougoslave, qui s'appelle Gregori. Un jour, Lalla est
entre dans sa chambre, et il tait l. Il Ta prise par les bras et il a voulu la faire tomber
sur son lit, mais Lalla s'est mise crier et il a eu peur. Il l'a laisse partir en lui criant des
injures. Depuis ce jour-l, Lalla ne met plus les pieds dans sa chambre quand il est l.
Mais tous, ils n'existent pas vraiment, sauf le vieil homme au visage mang. Ils
n'exi9tent pas, parce qu'ils ne laissent pas de traces de leur passage, comme s'ils n'taient
que des ombres, des fantmes. Quand ils s'en vont, un jour, c'est comme s'ils n'taient
jamais venus. Le lit de sangles est toujours le mme, et la chaise disloque, le linolum
tach, les murs graisseux o la peinture cloque, et l'ampoule lectrique nue au bout de
son fil, avec ses chiures de mouches. Tout reste pareil.
Mais c'est surtout la lumire qui vient du dehors, travers les carreaux sales, la
lumire grise de la cour intrieure, les reflets ples du soleil, et les bruits : bruits des
postes de radio, bruits des moteurs des autos dans la grande avenue, voix des hommes qui
se querellent. Bruit des robinets qui chuintent, bruit de la chasse d'eau, grincements des
escaliers, bruit du vent qui agite les tles et les gouttires.
Lalla coute tous ces bruits, la nuit, allonge sur son lit, en regardant la tache jaune de
l'ampoule lectrique allume. Les hommes ici ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni
rien de ce qui vit. Elle coute les bruits de la nuit, comme lintrieur d'une grotte, et c'est
comme si elle n'existait plus elle-mme trs bien. Dans son ventre, quelque chose
tressaille, prsent, palpite comme un organe inconnu.
Lalla se love dans son lit, les genoux contre le menton, et elle essaie d'couter ce qui
bouge en elle, ce qui commence vivre. Il y a la peur, encore, la peur qui fait fuir le long
des rues et fait rebondir d'un angle l'autre, comme une balle. Mais, en mme temps, il y
a une onde de bonheur trange, de chaleur et de lumire, qui semble venir de trs loin,
d'au-del des mers et des villes, et qui unit Lalla la beaut du dsert. Alors, comme
chaque nuit, Lalla ferme les veux, elle respire profondment. Lentement, la lumire grise
de la chambre troite s'teint, et la belle nuit apparat. Elle est peuple d'toiles, froide,
silencieuse, solitaire. Elle repose sur la terre sans limites, sur l'tendue des dunes
immobiles. A ct de Lalla, il y a le Hartani, vtu de son manteau de bure, et son visage de
cuivre noir est brillant la lumire des toiles. C'est son regard qui vient jusqu' elle, qui
la trouve ici, dans cette chambre troite, dans la clart maladive de l'ampoule lectrique,
et le regard du Hartani bouge en elle, dans son ventre, rveille la vie. Il y a si longtemps
qu'il a disparu, si longtemps qu'elle est partie, de l'autre ct de la mer, comme si elle
avait t chasse, et pourtant le regard du jeune berger est trs fort ; elle le sent qui bouge
vraiment au fond d'elle, dans le secret de son ventre. Alors, ce sont eux qui s'effacent, les
gens de cette ville, les policiers, les hommes de la rue, les locataires de l'htel, tous, ils
disparaissent, et avec eux leur ville, leurs maisons, leurs rues, leurs autos, leurs camions,
et il ne reste plus que l'tendue du dsert, o Lalla et le Hartani sont couchs ensemble.
Tous deux sont envelopps dans le grand manteau de bure, entours par la nuit noire et
les myriades d'toiles, et ils se serrent trs fort l'un contre l'autre pour ne pas sentir le
froid qui envahit la terre.
Quand il y a quelqu'un qui meurt au Panier, c'est le magasin des pompes funbres, au
rez-de-chausse de l'htel, qui s'occupe de tout. Au dbut. Lalla croyait que c'tait
quelqu'un de la famille du patron de l'htel ; mais c'est un commerant comme les autres.
Au dbut, Lalla pensait que les gens venaient mourir l'htel et qu'on les envoyait
ensuite aux pompes funbres. Il n'y a pas beaucoup de monde dans le magasin, juste le
patron. Monsieur Cherez, deux croque-morts, et le conducteur de la limousine.
Quand quelqu'un est mort au Panier, les employs partent avec la limousine, et ils
vont accrocher de grandes tentures noires avec des larmes d'argent sur la porte de la
maison. Devant la porte, sur le trottoir, ils installent une petite table recouverte d'une
nappe noire avec aussi des larmes d'argent. Sur la table, il y a une petite soucoupe pour
que les gens puissent mettre un petit carton avec leur nom, quand Us vont rendre visite
au mort.
Quand Monsieur Ceresola est mort, Lalla Va su tout de suite, parce quelle a vu son fils
dans le magasin, au rez-de-chausse de l'htel. Le fils de Monsieur Ceresola est un petit
bonhomme gras avec pas beaucoup de cheveux et une moustache en brosse, et il regarde
toujours Lalla comme si elle tait transparente. Mais Monsieur Ceresola, lui, tait
diffrent. C'est quelqu'un que Lalla aime bien. C'est un Italien, pas trs grand, mais vieux
et maigre, et qui marche difficile- ment cause de ses rhumatismes. 11 est toujours
habill d'un complet veston noir, qui doit tre bien vieux aussi, parce que l'toffe est use
jusqu' la trame, aux coudes, aux genoux. Avec a, il a de vieilles chaussures de cuir noir,
toujours bien cires, et quand il fait froid, il met un foulard de laine et une casquette.
Monsieur Ceresola a une figure toute sche et ride, mais bien tanne par le grand air, des
cheveux blancs coups court, et de drles de lunettes en caille de tortue, raccommodes
avec du sparadrap et de la ficelle.
Les gens l'aiment bien, ici, au Panier, parce qu'il est poli et aimable avec tout le
monde, et qu'il a un air de dignit, avec son habit noir dmod et ses souliers cirs. Et
puis, tout le monde sait qu'il a t charpentier autrefois, un vrai matre charpentier, et
qu'il est venu d'Italie avant la guerre, parce qu'il n'aimait pas Mussolini. C'est ce qu'il
raconte quelquefois, quand il rencontre Lalla dans la rue, en allant faire ses courses. Il dit
qu'il est arriv Paris sans argent, avec juste de quoi payer deux ou trois nuits d'htel, et
qu'il ne parlait pas un mot de franais ; alors quand il a demand du savon pour se laver,
on lui a mont un pot d'eau chaude.
Quand Lalla le rencontre, elle l'aide porter ses paquets, parce qu'il marche
difficilement, surtout quand il faut monter les escaliers vers la rue du Panier. Alors, en
marchant, il lui parie de l'Italie, de son village, et du temps o il tait ouvrier en Tunisie,
et des maisons qu'il construisait, partout, Paris, Lyon, en Corse. Il a une drle de voix
un peu forte, et Lalla a du mal comprendre son accent, mais elle aime bien l'entendre
parler.
Maintenant il est mort. Quand Lalla a compris cela, elle a eu Pair si triste que le Fils de
Monsieur Ceresola Ta regarde avec tonnement, comme s'il tait surpris que quelqu'un
puisse penser son pre. Lalla est repartie trs vite, parce qu'elle n'aime pas beaucoup
respirer l'air du magasin des pompes funbres, ni voir toutes ces couronnes de cellulod,
ces cercueils, et surtout ces croque-morts qui ont des yeux mchants.
Alors Lalla a suivi les rues, lentement, la tte baisse, et elle est arrive comme cela
jusqu' la porte de la maison de Monsieur Ceresola. Autour de la porte, il y avait les
tentures, et la petite table avec sa nappe noire et sa soucoupe. Il y avait aussi un grand
tableau noir au-dessus de la porte avec deux lettres en forme de croissants de lune,
comme ceci :
Lalla entre dans la maison, elle monte l'escalier aux marches troites, comme quand
elle portait les paquets de Monsieur Ceresola, lentement, en s'arrtant chaque palier
pour reprendre son souffle. Elle est si fatigue, aujourd'hui, elle se sent si lourde, comme
si elle allait s'endormir, comme si elle allait mourir en arrivant au dernier tage.
Elle s'arrte devant la porte, elle hsite un peu. Puis elle pousse la porte, et elle entre
dans le petit appartement. D'abord, elle ne reconnat pas P endroit, parce que les volets
sont ferms et qu'il fait sombre. Il n'y a personne dans lappartement, et Lalla avance vers
la grande pice, l o il y a une table recouverte de toile cire, avec une corbeille de fruits.
Au fond de la pice, il y a l'alcve avec le lit. Quand elle s'approche, Lalla aperoit
Monsieur Ceresola qui est couch sur le dos, dans le lit, comme s'il dormait. Il a l'air si
tranquille, dans la pnombre, avec les yeux ferms et les mains allonges le long de son
corps, que Lalla croit un instant qu'il est seulement assoupi, qu'il va bientt se rveiller.
Elle dit, voix chuchote, pour ne pas le dranger :
Monsieur Ceresola ? Monsieur Ceresola ?
Mais Monsieur Ceresola ne dort pas. Cela se voit ses habits, toujours le mme
complet veston noir, les mmes souliers cirs : mais le veston est un peu de travers, avec
le col qui se soulve derrire la tte, et Lalla pense qu'il va tre froiss. II y a une ombre
grise sur les joues et sur le menton du vieillard, et des cernes bleus autour de ses veux,
comme s'il avait t frapp. Lalla pense encore au vieux Naman, quand il tait couch par
terre dans sa maison et qu'il ne pouvait plus respirer. Elle pense lui si fort, que pendant
quelques secondes c'est lui qu'elle voit, couch sur le lit, le visage effac par le sommeil,
les mains tendues le long de son corps. La vie tremble encore dans la pnombre de la
chambre, avec un murmure trs bas, peine perceptible. Lalla s'approche tout prs du lit,
elle regarde mieux le visage teint, couleur de cire, les cheveux blancs qui tombent sur ses
tempes en mches raides, la bouche entrouverte, les joues creuses par le poids de la
mchoire qui pend. Ce qui rend le visage trange, c'est qu'il ne porte plus les vieilles
lunettes d'caill ; il semble nu, faible, cause de ces marques qui ne servent plus, sur le
nez, autour des yeux, le long des tempes. Le corps de Monsieur Ceresola est devenu tout
d'un coup trop petit, trop maigre pour ces habits noirs, et c'est comme s'il avait disparu,
comme s'il ne restait plus que ce masque et ces mains de cire, et ces habits mal ajusts
sur des cintres trop triqus. Alors, soudain, la peur revient sur Lalla, la peur qui brle la
peau, qui trouble le regard. La pnombre est touffante, elle est un poison qui paralyse.
La pnombre vient du fond des cours, elle suit les rues troites, travers la vieille ville,
elle noie tous ceux qu'elle trouve, prisonniers dans les chambres troites : les petits
enfants, les femmes, les vieillards. Elle entre dans les maisons, sous les toits humides,
dans les caves, elle occupe les moindres fissures. Lalla reste immobile devant le cadavre
de Monsieur Ceresola. Elle sent le froid la gagner, et la drle de couleur de cire recouvrir
la peau de son visage et de ses mains. Elle se souvient encore du vent mauvais qui a
souffl cette nuit-l sur la Cit, quand le vieux Naman tait en train de mourir : et du
froid qui semblait sortir de tous les trous de la terre pour anantir les hommes.
Lentement, sans quitter des yeux le corps mort, Lalla reu le vers la porte de
l'appartement. La mort est dans l'ombre grise qui flotte entre les murs, dans l'escalier, sur
la peinture caille des couloirs. Lalla descend aussi vite qu'elle peut, le cur battant, les
yeux pleins de larmes. Elle se jette dehors, et elle essaie de courir, vers le bas de la ville,
vers la mer, entoure par le vent et par la lumire. Mais une douleur dans son ventre
l'oblige s'asseoir par terre, plie sur elle-mme. Elle geint, tandis que les gens passent
devant elle, la regarde furtivement, et s'loignent. Ils ont peur, eux aussi, cela se voit la
faon qu'ils ont de marcher en rasant les murs, un peu djets, comme les chiens au poil
hriss.
La mort est partout, sur eux, pense Lalla, ils ne peuvent pas s'chapper. La mort est
installe dans le magasin noir, au rez-de-chausse de l'htel Sainte-Blanche, parmi les
bouquets de violettes en pltre et les dalles en marbre agglomr. Elle habite l-bas, dans
la vieille maison pourrie, dans les chambres des hommes, dans les couloirs. Ils ne le
savent pas, ils ne s en doutent mme pas. La nuit, elle quitte le magasin des pompes
funbres, sous forme de cafards, de rats, de punaises, et elle se rpand dans toutes les
chambres humides, sur toutes les paillasses, elle rampe et grouille sur les planchers, dans
les fissures, elle emplit tout comme une ombre empoisonne.
Lalla se relve, elle marche en titubant, les mains presses sur le bas de son ventre, l
o il y a une douleur qui promine. Elle ne regarde plus personne. O pourrait-elle aller ?
Eux, ils vivent, ils mangent, ils boivent, ils parlent, et pendant ce temps-l, le pige se
referme sur eux. Ils ont tout perdu, exils, frapps, humilis, ils travaillent dans le vent
glac des routes, sous la pluie, ils creusent des trous dans la terre caillouteuse, ils brisent
leurs mains et leur tte, rendus fous par les marteaux pneumatiques. Ils ont faim, ils ont
peur, ils sont glacs par la solitude et par le vide. Et quand ils s'arrtent, il y a la mort qui
monte autour d'eux, l, sous leurs pieds, dans le magasin, au rez-de-chausse de l'htel
Sainte-Blanche. L, les croque-morts aux yeux mchants les effacent, les teignent, font
disparatre leur corps, remplacent leur visage par un masque de cire, leurs mains par des
gants qui sortent de leurs habits vides.
O aller, o disparatre ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois,
dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d'o on verrait seulement la
mer et le ciel.
Elle arrive jusqu' la placette, et elle s'assoit sur le banc de plastique, devant le mur de
la maison abme, aux fentres vides comme les yeux d'un gant mort.
Ensuite, il y a eu une sorte de fivre, un peu partout, dans la ville. Peut-tre cause du
vent qui s'est mis souffler, la fin de l'hiver, non pas le vent de malheur et de maladie,
comme lorsque le vieux Naman avait commenc mourir : mais un vent de violence et de
froid, qui passait dans les grandes avenues de la ville en soulevant la poussire et les
vieux journaux, un vent qui enivrait, qui faisait tituber. Lalla n'a jamais senti un vent
pareil. Cela entre l'intrieur de la tte et tourbillonne, traverse le corps comme un
courant froid, en chassant de grands frissons. Alors, ds qu'elle est dehors, cet aprs-midi,
elle part en courant, droit devant elle, sans mme regarder la boutique des pompes
funbres o s'ennuie l'homme en noir.
Au-dehors, dans les grandes avenues, il y a beaucoup de lumire, parce que le vent l'a
amene avec lui. Elle bondit, elle tincelle sur les coques des autos, sur les vitres des mai-
sons. Cela aussi entre l'intrieur de la tte de Lalla, cela vibre sur sa peau, fait tinceler
ses cheveux. Elle voit autour d'elle, aujourd'hui, pour la premire fois depuis si
longtemps, la blancheur ternelle des pierres et du sable, les clats coupants comme le
silex, les toiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard de
lumire apparaissent les mirages, le dme, les tours, les minarets, et les caravanes qui se
mlent au grouillement des gens et des autos.
C'est le vent de la lumire, venu de l'ouest, et qui va dans la direction des ombres.
Lalla entend, comme autrefois, le bruit de la lumire crpitant sur l'asphalte, le bruit long
des reflets sur les vitres, tous les craquements de braise. O est-elle ? Il y a tant de
lumire qu'elle est comme isole au centre d'un rseau d'aiguilles. Peut-tre quelle
marche maintenant sur l'immense tendue de pierres et de sable, l o attend le Hartani,
au centre du dsert ? Peut-tre quelle rve en marchant, cause de la lumire et du vent,
et que la grande ville va bientt se dissoudre, s'vaporer dans la chaleur du soleil levant,
aprs la terrible nuit ?
A l'angle d'une rue, prs de l'escalier qui conduit la gare. Radiez le mendiant est
debout devant elle. Son visage est fatigu et anxieux, et Lalla a du mal le reconnatre,
parce que le jeune garon est devenu semblable un homme. Il porte des habits que Lalla
ne connat pas, un complet veston marron qui flotte sur son corps osseux, et de grandes
chaussures de cuir noir qui doivent blesser ses pieds nus.
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu'elle ne
retournera plus jamais travailler l'htel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces chambres
o la mort peut venir chaque instant, et vous transformer en masque de cire : mais il y a
trop de vent et trop de bruit pour parler, alors elle montre Radiez la poigne de billets de
banque tout froisss dans sa main :
Regarde !
Radiez ouvre de grands yeux, mais il ne pose pas de questions. Peut-tre qu'il croit que
Lalla a vol cet argent, ou pire encore.
Lalla remet les billets dans la poche de son manteau. C'est tout ce qui reste de ces
jours passs dans la noirceur de l'htel, frotter les linos avec la brosse en chiendent, et
balayer les chambres grises qui sentent la sueur et le tabac. Quand elle a dit au patron de
l'htel quelle s'en allait, lui non plus n'a rien dit. II est sorti de son vieux lit jamais fait, et
il est all jusqu'au coffre-fort, au fond de sa pice. Il a pris l'argent, il la compt, et il a
ajout une semaine d'avance, et il a donn tout a Lalla, puis il est all se recoucher sans
rien dire de plus. Il a fait tout a sans se presser, en pyjama, avec ses joues mal rases et
ses cheveux sales, et ensuite il a repris la lecture de son journal, comme si rien d'autre
n'avait d'importance.
Alors, maintenant, Lalla est ivre de libert. Elle regarde tout autour d'elle, les murs, les
fentres, les autos, les gens, comme s'ils taient des formes seulement, des images, des
fantmes, que le vent et la lumire allaient balayer.
Radiez l'air si malheureux que Lalla a piti de lui.
Viens ! Elle entrane le jeune garon par la main, travers les remous de la foule.
Ensemble ils entrent dans un magasin trs grand, o brille la lumire, pas la belle lumire
du soleil, mais une lueur blanche et dure, que renvoient les quantits de miroirs. Mais
celte lueur enivre aussi, elle tourdit et aveugle. Avec Radiez qui titube un peu derrire
elle, Lalla traverse la rgion des parfums, des cosmtiques, des perruques, des
savonnettes. Elle s'arrte un peu partout, elle achte plusieurs savons de toutes les
couleurs, qu'elle fait sentir Radiez. Puis des petits flacons de parfum, qu'elle respire un
instant en marchant le long des alles, et cela fait tourner la tte, jusqu' l'curement.
Rouges lvres, verts paupires, noirs, ocres, fonds de teint, brillantines, crmes, faux
cils, fausses mches, Lalla se fait montrer tout cela, et elle le montre Radiez, qui ne dit
rien ; puis elle choisit longuement une petite bouteille carre de vernis ongle couleur de
brique, et un tube de rouge lvres carlate. Elle est assise sur un haut tabouret, devant
un miroir, et elle essaie les couleurs sur le dessus de sa main, tandis que la vendeuse aux
cheveux de paille la regarde avec des yeux stupides.
A l'tage, Lalla se faufile entre les vtements, toujours en tenant Radiez par la main.
Elle choisit un tee-shirt, une salopette de travail en denim bleu, puis des sandales de
tennis et des chaussettes rouges. Elle laisse derrire, dans le salon d'essayage, sa vieille
robe-tablier grise et ses sandales de caoutchouc, mais elle garde le manteau marron parce
quelle l'aime bien. Maintenant, elle marche plus lgrement, en rebondissant sur ses
semelles lastiques, une main dans la poche de sa salopette. Ses cheveux noirs tombent
en lourdes boucles sur le col de son manteau, excellent la lumire de l'lectricit
blanche.
Radiez la regarde et la trouve belle, mais il nose pas le lui dire. Ses yeux sont brillants
de joie. Il y a comme l'clat du feu dans le noir des cheveux de Lalla, dans le cuivre rouge
de son visage. Maintenant, c'est comme si la lumire de llectricit avait ranim la
couleur du soleil du dsert comme si elle tait venue l, dans le Prisunic, directement du
chemin qui vient des plateaux de pierres.
Peut-tre que tout a disparu, rellement, et que le grand magasin est seul au centre
d'un dsert sans fin pareil une forteresse de pierre et de boue. Mais c est la ville entire
que le sable entoure, que le sable enserre, et on entend craquer les superstructures des
immeubles de bton, tandis que courent les fissures sur les murs, et que tombent les
panneaux de verre miroir des gratte-ciel.
C'est le regard de Lalla qui porte la force brlante du dsert. La lumire est ardente sur
ses cheveux noirs, sur la natte paisse qu'elle tresse au creux de son paule en marchant.
La lumire est ardente dans ses yeux couleur d ambre, sur sa peau, sur ses pommettes
saillantes, sur ses lvres. Alors, dans le grand magasin plein de bruit et dlectricit
blanche, les gens s'cartent, s'arrtent sur le passage de Lalla et de Radiez le mendiant.
Les femmes, les hommes s'arrtent, tonns, car ils n'ont jamais vu personne qui leur
ressemble. Au centre de l'alle, Lalla avance, vtue de sa salopette sombre, de son
manteau brun qui souvre sur son cou et sur son visage couleur de cuivre. Elle nest pas
grande, et pourtant elle semble immense quand elle avance au centre de lalle, puis
quand elle descend sur l'escalier roulant vers le rez-de-chausse.
C'est cause de toute la lumire qui jaillit de ses yeux, de sa peau, de ses cheveux, la
lumire presque surnaturelle. Derrire elle vient l'trange garon maigre, dans ses habits
d'homme, pieds nus dans ses chaussures de cuir noir. Ses cheveux noirs et longs
entourent son visage triangulaire aux joues creuses, aux yeux enfoncs. Il va en arrire,
sans bouger les bras, silencieux, un peu de travers comme les chiens peureux. Les gens
aussi le regardent avec tonnement, comme s'il tait une ombre dtache d'un corps. La
peur se lit sur son visage, mais il essaie de la cacher avec un drle de sourire dur qui
ressemble plutt une grimace.
Parfois, Lalla se retourne, elle lui fait un petit signe, ou elle le prend par la main :
Viens !
Mais le jeune garon se laisse bien vite distancer.
Quand ils sont nouveau dehors, dans la rue, dans le soleil et le vent. Lalla lui
demande :
Tu as faim ?
Radiez la regarde avec des yeux brillants, fivreux.
On va manger , dit Lalla. Elle montre ce qui reste de la poigne de billets froisss
dans la poche de sa salopette neuve.
Le long des grandes avenues rectilignes, les gens marchent, les uns vite, les autres
lentement, en tranant les pieds. Les autos roulent toujours le long des trottoirs, comme
si elles guettaient quelque chose, quelqu'un, une place pour se garer. II y a des martinets
dans le ciel sans nuage, ils descendent les valles des rues en poussant des cris stridents.
Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radiez, sans rien dire,
comme s'ils allaient vers l'autre bout du monde pour ne plus jamais revenir. Elle pense
aux pays qu'il y a de l'autre ct de la mer, les terres rouges et jaunes, les noirs rochers
debout dans le sable, comme des dents. Elle pense aux yeux de l'eau douce ouverts sur le
ciel, et au got du chergui, qui soulve la peau de la poussire et fait avancer les dunes.
Elle pense encore la grotte du Hartani, en haut de la falaise, l o elle a vu le ciel, rien
que le ciel. Maintenant c'est comme si elle marchait vers ce pays, le long des avenues,
comme si elle retournait. Les gens s'cartent sur leur passage, les yeux trcis par la
lumire, sans comprendre. Elle passe devant eux sans les voir, comme travers un peuple
d'ombres. Lalla ne parle pas. Elle serre trs fort la main de Radiez, elle va droit devant
elle, dans la direction du soleil.
Quand ils arrivent la mer, le vent souffle plus fort, bouscule. Les autos klaxonnent
avec violence, prises dans les embouteillages du port. De nouveau, la peur se lit sur le
visage de Radiez, et Lalla tient sa main bien serre, pour le rassurer. Il ne faut pas qu'elle
hsite, sinon 1 ivresse du vent et de la lumire va partir, les laisser eux-mmes, et ils
n'auront plus le courage d'tre libres.
Ils marchent le long des quais, sans regarder les bateaux dont les mts rsonnent. Les
reflets de l'eau dansent sur la joue de Lalla, font briller sa peau de cuivre, ses cheveux. La
lumire est rouge autour d'elle, d'un rouge de braise. Le jeune garon la regarde, il laisse
entrer en lui la chaleur qui sort de Lalla, qui l'enivre. Son cur bat avec force, rsonne
dans ses tempes, dans son cou.
Maintenant apparaissent les hauts murs blancs, les vitres larges du grand restaurant.
C'est l qu'elle veut aller. Au-dessus de la porte, il y a des mts avec des drapeaux de
couleur qui claquent dans le vent. Lalla connat bien cette maison, il y a longtemps qu'elle
la voit de loin, trs blanche, avec ses grandes vitres qui renvoient les clairs du soleil
couchant.
Elle entre sans hsiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre, mais
sur les tables rondes, les nappes font des taches blouissantes. En un instant. Lalla voit
tout, distinctement : les bouquets de fleurs roses dans des vases de cristal, les couverts en
argent, les verres facettes, les serviettes immacules, puis les chaises couvertes de
velours bleu marine, et le parquet de bois cir o passent les garons vtus de blanc. C'est
irrel et lointain, et pourtant c'est ici qu'elle entre, en marchant lentement et sans bruit
sur le parquet, et tenant trs fort la main de Radiez le mendiant.
Viens dit Lalla. On va s'asseoir l-bas.
Elle montre une table, prs d'une grande fentre. Ils traversent la salle du restaurant.
Autour des tables blanches, les hommes, les femmes relvent la tte au-dessus de leur
assiette et s arrtent de mcher, de parler. Les garons restent en suspens, la cuiller
plonge dans le plat de riz, ou la bouteille de vin blanc incline un peu, laissant couler
dans le verre un filet trs milice qui s'effiloche comme une flamme en train de s'teindre.
Puis Lalla et Radiez s'assoient devant la table ronde, chacun d'un ct de la belle nappe
blanche, spars par un bouquet de roses. Alors les gens recommencent a mcher, a
parler, mais plus bas, et le vin recommence couler, la cuiller sert le riz, et les voix
chuchotent un peu, couvertes par le brouhaha des autos qui passent devant les larges
vitres comme de monstrueux poissons d'aquarium.
Radiez n'ose pas regarder autour de lui. Il regarde seulement le visage de Lalla, de
toutes ses forces. Il n'a jamais vu de visage plus beau, plus clair. La lumire de la fentre
illumine les lourds cheveux noirs, fait une flamme autour du visage de Lalla, sur son cou,
sur ses paules, jusque sur ses mains poses plat sur la nappe blanche. Les yeux de Lalla
sont pareils deux silex, couleur de mtal et de feu, et son visage est pareil un masque
de cuivre lisse.
Un homme de haute stature est debout devant leur table. Il est vtu d'un complet noir,
et sa chemise est aussi blanche que les nappes des tables. Il a une grosse figure ennuye
et molle, avec une bouche sans lvres. Justement, il va ouvrir la bouche pour dire aux
deux enfants de partir tout de suite, et sans faire d'histoires, quand son regard triste
rencontre celui de Lalla, et d'un coup il oublie ce qu'il allait dire. Le regard de Lalla est dur
comme le silex, plein d'une telle force que l'homme en noir doit dtourner les veux. Il fait
un pas en arrire, comme s'il allait partir, puis il dit, d'une drle de voix qui s'trangle un
peu :
Vous... Vous voulez boire quelque chose ?
Lalla le regarde toujours fixement, sans ciller.
Nous avons faim , dit-elle seulement. Apportez-nous manger.
L'homme en noir s'loigne et revient avec la carte, qu'il dpose sur ta table. Mais Lalla
rend le carton, et ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme. Peut-tre que tout
l'heure, il se souviendra de sa haine, et quil aura honte de sa peur.
Donnez-nous la mme chose qu' eux , commande Lalla. Elle montre le groupe la
table voisine, ceux qui les observent de temps autre par-dessus leurs lunettes en se
retournant demi.
L'homme va parler un des garons qui vient en poussant un petit chariot charg de
plats de toutes les couleurs. Sur les assiettes, le garon dpose des tomates, des feuilles de
laitue, des filets d'anchois, des olives et des cpres, des pommes de terre froides, des ufs
en poussire jaune, et beaucoup d'autres choses encore. Lalla regarde Radiez qui mange
vite, pench sur son assiette comme un chien en train de ronger, et elle a envie de rire.
La lumire et le vent continuent danser pour elle, mme ici, au-dessus des verres et
des assiettes, sur les miroirs des murs, sur les bouquets de fleurs. Les plats arrivent les
uns aprs les autres sur la table, normes, flamboyants, pleins de toutes sortes de mets
que Lalla ne connat pas : poissons nageant dans des sauces orange, monticules de
lgumes, assiettes de rouge, de vert, de brun couvertes d'un dme d'argent que Radiez
soulve pour hunier les odeurs. Le matre d'htel crmonieusement leur verse un vin
couleur d'ambre, puis, dans un autre verre large et lger, un vin couleur de rubis, presque
noir. Lalla trempe ses lvres dans le breuvage, mais c'est la couleur qu'elle boit plutt, en
la regardant en transparence. C'est la lumire qui les enivre plus que le vin, et les couleurs
et les odeurs de la nourriture. Radiez mange vite, de tout la fois, et il boit l'un aprs
l'autre les verres de vin. Mais Lalla ne mange presque pas ; elle regarde seulement le
jeune garon en train de manger, et les autres personnes, dans la salie, qui sont comme
figes devant leurs assiettes. Le temps s'est ralenti, ou bien c'est son regard qui
immobilise, avec la lumire. Dehors, les autos continuent de rouler devant les vitres, et
on voit la couleur grise de la mer entre les bateaux.
Quand Radiez a fini de manger tout ce qu'il y a dans les plats, il s'essuie la bouche avec
la serviette, et il s'appuie sur le dossier de sa chaise. Il est un peu rouge, et ses yeux
brillent fort.
C'tait bon ? demande Lalla.
Oui , dit simplement Radiez. Il a un peu le hoquet, tellement il a mang. Lalla lui
fait boire un verre d'eau et lui dit de la regarder dans les yeux jusqu' ce que son hoquet
soit pass.
Le gros homme en noir s'approche de leur table.
. Caf ?
Lalla secoue la tte. Quand le matre d'htel apporte l'addition sur un plateau, Lalla la
lui tend.
Lisez-la.
Elle sort de la poche de son manteau la liasse de billets froisss, et elle les dplie l'un
aprs l'autre, sur la nappe. Le matre d'htel prend l'argent. Il va s'en aller, puis il se
ravise.
Il y a un monsieur qui voudrait vous parler, la table, l-bas, prs de la porte.
Radiez prend Lalla par le bras, la tire violemment.
Viens, on s'en va d'ici !
Quand elle s'approche de la porte, Lalla voit la table voisine un homme d'une
trentaine d'annes, l'air un peu triste. Il se lve et vient vers elle. Il bafouille.
Je, excusez-moi, de vous aborder comme cela, mais je -
Lalla le regarde bien en face, en souriant.
Voil, je suis photographe, et j'aimerais bien faire des photos de vous, quand vous
voudrez.
Comme Lalla ne rpond pas, et continue sourire, il s'embrouille de plus en plus.
C'est parce que - je vous aie vue, l, tout l'heure, quand vous tes entre dans le
restaurant et c'tait - c'tait extraordinaire, vous tes - C'tait vraiment extraordinaire.
Il sort un crayon bille de la poche de son veston, et il crit vite son adresse et son
nom sur un bout de papier. Mais Lalla secoue la tte et ne prend pas le papier.
Je ne sais pas lire , dit-elle.
Alors dites-moi o vous habitez ? demande le photographe. Il a des yeux bleu-gris,
trs tristes et humides comme les yeux des chiens. Lalla le regarde avec ses yeux pleins de
lumire, et l'homme cherche encore quelque chose dire.
J'habite l'htel Sainte-Blanche , dit Lalla. Et elle s'en va trs vite.
Dehors. Radiez le mendiant l'attend. Le vent rabat ses cheveux longs sur son visage
maigre. Il n'a pas Pair content. Quand Lalla lui parle, il hausse les paules.
Ensemble, ils marchent jusqu' la mer, sans savoir o ils vont. Ici, la mer n'est pas
comme sur la plage de Naman le pcheur. C'est un grand mur de ciment qui longe la cte,
accroch aux rochers gris. Les vagues courtes cognent dans les creux des rochers en
faisant des explosions : l'cume monte comme un brouillard. Mais c'est bien. Lalla aime
passer sa langue sur ses lvres et sentir le got du sel. Avec Radiez, elle descend au milieu
des rochers, jusqu' une anfractuosit F abri du vent. Le soleil brle trs fort cet
endroit, il brille sur la mer, au large, et sur les rochers sals. Aprs le bruit de la ville, et
aprs toutes ces odeurs bizarres du restaurant, c'est bien d'tre ici, avec rien d'autre
devant soi que la mer et le ciel. Un peu l'ouest, il y a des lots, quelques rochers noirs qui
sortent de la mer comme des baleines - c'est Radiez qui dit cela. Il y a aussi de petits
bateaux avec une grande voile blanche, et on dirait des jouets d enfant.
Quand le soleil commence baisser dans le Ciel, et que la lumire s'adoucit, sur les
vagues, sur les rochers, et que le vent aussi souffle moins fort, cela donne envie de rver,
de parler. Lalla regarde les minuscules plantes grasses qui sentent le miel et le poivre ;
elles tremblent chaque rafale de vent, dans les creux des rochers gris, devant la mer. Elle
pense qu'elle voudrait devenir si petite qu'elle pourrait vivre dans un bosquet de ces
petites plantes ; alors elle habiterait dans un trou de rocher, et une seule goutte d'eau
suffirait lui donner boire pour un jour, et une seule miette de pain suffirait lui
donner manger pour deux jours.
Radiez sort de la poche de son vieux veston marron un paquet de cigarettes un peu
abm, et il en donne une Lalla. Il dit qu'il ne fume jamais devant les autres, mais
seulement quand il est dans un endroit qu'il aime. Il dit qu'avec Lalla, c'est la premire
fois qu'il fume devant quelqu'un. Ce sont des cigarettes amricaines avec un morceau de
carton et de coton un bout, et qui sentent une odeur de miel curante. Ils fument tous
les deux lentement, en regardant devant eux la mer. Le vent chasse la fume bleue.
Tu veux que je te raconte l'endroit o j'habite, l-bas, du ct des rservoirs ?
La voix de Radiez est toute change, maintenant, un peu rauque, comme si l'motion
lui serrait la gorge. Il parle sans regarder Lalla, en fumant la cigarette jusqu' ce quelle
brle ses lvres et le bout de ses doigts.
Avant, je n'habitais pas avec le patron, tu sais. J habitais avec mon pre et ma mre
dans une caravane, on allait de foire en foire, on avait un stand de tir, enfin, pas avec des
carabines, avec des boules et des botes de conserve. Et puis mon pre est mort, et comme
on tait nombreux et quon n'avait pas assez d'argent, ma mre m'a vendu au patron et je
suis venu habiter ici, Marseille. Au dbut- je ne savais pas que ma mre m'avait vendu,
mais un jour, j'ai voulu m en aller, et le patron m'a rattrap et il m'a battu, et il ma dit que
je ne pouvais plus retourner avec ma mre parce qu'elle m'avait vendu et que maintenant
c'tait lui qui tait devenu comme mon pre, alors aprs cela, je ne suis plus parti de chez
lui, parce que je ne voulais plus voir ma mre. Au dbut, j'tais trs triste, parce que je ne
connaissais personne, et j'tais tout seul. Mais aprs je me suis habitu, parce que le
patron est gentil, il nous donne tout ce qu'on veut manger, et a valait mieux pour moi
que de rester avec ma mre puisqu'elle ne voulait plus s'occuper de moi. On tait six
garons avec le patron, enfin sept au dbut, et il y en a un qui est mort, il a eu une
pneumonie et il est mort tout de suite. Alors on allait s'asseoir aux endroits que le patron
avait pays, et on mendiait, et on ramenait l'argent le soir, on en gardait un peu, et le reste
c'tait pour le patron, il achetait la nourriture avec. Le patron nous disait toujours de faire
attention ne pas se faire ramasser par la police, parce qu'autrement on irait
l'assistance publique, et que lui ne pourrait pas nous sortir de l. On ne restait jamais trs
longtemps au mme endroit cause de a, et le patron nous emmenait ensuite ailleurs.
On a habit d'abord dans un hangar, au nord, et puis on a eu une caravane comme celle de
mon pre, et on allait camper avec les gitans dans les terrains, la sortie de la ville.
Maintenant, on a une grande maison pour nous tous, juste avant les rservoirs, et il y a
d'autres enfants, ils travaillent pour un patron qui s'appelle Marcel, et il y a Anita avec
d'autres enfants aussi, deux garons et trois filles, je crois que la plus grande est vraiment
sa fille. On travaille du ct de la gare, mais pas tous les jours, pour ne pas se faire
reprer, et on va aussi sur le port, et puis sur le cours Belsunce, ou sur la Canebire. Mais
maintenant le patron dit que je suis trop vieux pour mendier, il dit que a c'est bon pour
les petits, et pour les filles, mais il veut que je travaille srieusement, il m'apprend
piquer dans les poches, dans les magasins, dans les marchs. Tiens, tu vois, ce complet
veston, cette chemise, ces chaussures, tout a il l'a piqu pour moi dans un magasin,
pendant que je faisais le guet. Tout l'heure, si tu avais voulu, tu aurais pu partir avec tes
nippes pour rien, c'est facile, tu n'avais qu' choisir, et moi je te les faisais passer, je
connais les trucs. Par exemple, pour les portefeuilles, il faut tre deux, il y en a un qui
prend et il passe tout de suite l'autre, pour ne pas se faire prendre avec. Le patron dit
que je suis dou pour ce mtier, parce que j'ai les mains longues et souples. Il dit que c'est
bien pour faire de la musique ou pour voler. Maintenant, on est trois faire a, avec la
fille d'Anita, on visite les super, un peu partout. Quelquefois, le patron dit Anita, allez,
on va faire les courses au supermarch, alors il prend deux garons, et quelquefois la fille
d'Anita et un garon, eh bien, le garon c'est toujours moi. Tu sais, les super, c'est trs
grand, il y a tellement d'alles que tu peux te perdre, avec des choses manger, des
vtements, des chaussures, des savons, des disques, tout. Alors, deux, on travaille vite.
On a un sac double fond pour les choses les plus petites, pour les choses manger, et le
reste c'est Anita qui le met sur son ventre, elle a un truc rond qu'el- le met sous sa robe
comme si elle tait enceinte, et le patron, lui, il a un impermable avec des poches partout
l'intrieur, alors on ramasse tout ce qu'on veut et on s'en va ! Tu sais, au dbut, j'avais
peur de me faire pincer, mais ce qu'il faut, c'est choisir le bon moment, et ne pas hsiter.
Si tu hsites, tu te fais reprer par les surveillants. Maintenant, je reconnais trs bien les
surveillants, mme de trs loin, ils ont tous la mme faon de marcher, de regarder du
coin de l'il, je pourrais les reconnatre un kilomtre. Moi, ce que je prfre, c'est
travailler dans la rue, avec les bagnoles. Le patron dit qu'il va rn apprendre travailler sur
les bagnoles, c'est sa spcialit. Quelquefois, il va en ville, et il ramne une auto pour que
je puisse m'entraner. Il m'a appris ouvrir les serrures avec un fil de fer, ou bien avec
une fausse cl. La plu- part des bagnoles, tu peux les ouvrir avec une fausse cl. Aprs, il
m'apprend tirer les fils sous le tableau, et dbloquer l'antivol. Mais il dit que je suis
trop jeune pour conduire. Alors je prends ce qu'il y a dans les autos, il y a souvent des tas
de choses dans la bote gants, des carnets de chques, des papiers, mme de l'argent, et
sous les siges, des appareils de photo, des postes de radio. Moi j'aime bien travailler trs
tt le matin, tout seul, quand il n'y a personne dans les rues, juste un chat de temps en
temps, et j'aime bien voir le soleil se lever, et le ciel bien propre le matin. Le patron veut
que j'apprenne aussi faire les serrures des portes des maisons, les villas riches, par ici,
prs de la mer, il dit qu' deux, on pourrait faire du bon boulot, parce qu'on est lgers et
qu'on sait bien grimper aux murs. Alors il nous apprend les trucs, pour ouvrir les serrures,
et aussi les fentres. Lui, il ne veut plus le faire, il dit qu'il est trop vieux et qu'il ne
pourrait plus courir s'il le fallait, mais a n'est pas pour a, c'est parce qu'il a dj t pris
une fois et que a lui fait peur. Je suis all dj une fois, avec un type qui s'appelle Rito, il
est plus vieux que moi, il a travaill autrefois pour le patron et il m'a emmen avec lui. On
est all dans une rue, prs du Prado, il avait repr une maison, il savait qu'il n'y avait
personne. Moi je ne suis pas entr, je suis rest dans le jardin pendant que Rito
dmnageait tout ce qu'il pouvait, ensuite on a tout transport jusqu' la voiture o le
patron attendait. J'ai eu peur, parce que c'est moi qui suis rest dans le jardin faire le
guet, et je crois que j'aurais eu moins peur si j'tais entr dans la maison pour travailler.
Mais il faut savoir tout avant de commencer, sinon on se fait prendre. Pour entrer,
d'abord, il faut savoir trouver la bonne fentre, et puis grimper, sur un arbre, ou bien avec
la gouttire. Il ne faut pas avoir le vertige. Et puis il ne faut pas s'affoler, si les flics
arrivent, il faut rester immobile, ou se cacher sur le toit, parce que si tu pars en courant,
on te rattrape en cinq sec. Alors le patron il nous montre tout a, chez nous, l'htel, il
nous fait escalader la maison, il nous fait marcher sur le toit la nuit, il nous apprend
mme sauter comme les parachutistes, a s'appelle faire un roul-boul. Mais il dit
qu'on ne va pas rester indfiniment l, qu'on va acheter une caravane, et partir pour
l'Espagne. Moi j'aimerais mieux aller vers Nice, mais je crois que le patron prfre
l'Espagne. Tu ne veux pas venir avec nous ? Tu sais, je dirais au patron que tu es une
amie, il ne te demandera rien, je lui dirais seulement que tu es mon amie, et que tu vas
vivre avec nous dans la caravane, a serait bien. Peut-tre que tu pourrais apprendre aussi
travailler dans les magasins, ou bien on pourrait faire les bagnoles ensemble, chacun
son tour, comme a les gens ne se mfieraient pas ? Tu sais. Anita est trs gentille, je suis
sr que tu l'aimerais bien, c'est une femme avec des cheveux blonds et des yeux bleus,
personne ne veut croire que c'est une gitane. Si tu venais avec nous, a me serait gal de
ne pas aller Nice, a me serait gal d'aller en Espagne, n importe o
Radiez s'arrte de parler. Il voudrait bien demander des choses Lalla, au sujet de
l'enfant qui est dans son ventre, mais il n'ose pas. Il a allum une autre cigarette, et il
fume, et de temps en temps, il donne la cigarette Lalla pour qu'elle aspire une bouffe.
Tous les deux, ils regardent la mer si belle, les les noires comme des baleines, et les
bateaux jouets qui avancent lentement sur la mer pleine de lumire. De temps en temps,
le vent souffle si fort qu'on dirait que le ciel et la mer vont basculer.
Maintenant. Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les
couvertures des journaux. Elle regarde les liasses de photos, les planches de contact, les
maquettes en couleurs o son visage apparat, presque grandeur nature. Elle feuillette les
magazines d'arrire en avant, en les tenant un peu de travers et en penchant la tte de
ct.
Elles te plaisent ? demande le photographe, avec un peu d'inquitude dans la voix,
comme si cela avait de l'importance.
Elle, a la fait bien rire, de son rire sans bruit qui fait tinceler ses dents trs blanches.
Elle rit de tout cela, de ces photos, de ces journaux, comme si c'tait une plaisanterie,
comme si ce n'tait pas elle qu'on voyait sur ces feuilles de papier. D'abord, ce n'est pas
elle. C'est Hawa, c'est le nom qu'elle s'est donn, qu'elle a donn au photographe, et c'est
comme cela qu'il l'appelle ; c'est comme cela qu'il l'a appele, la premire fois qu'il l'a
rencontre, dans les escaliers du Panier, et qu'il la amene chez lui, dans son grand
appartement vide, au rez-de-chausse de l'immeuble neuf.
Maintenant, Hawa est partout, sur les pages des magazines, sur les planches de
contact, sur les murs de l'appartement. Hawa, vtue de blanc, une ceinture noire autour
de la taille, seule au centre d'une aire de rochers, sans ombre ; Hawa, en soie noire, un
foulard apache autour du front ; Hawa debout dans le ddale des rues de la vieille ville,
ocre, rouge, or ; Hawa debout au-dessus de la mer Mditerrane, Hawa au milieu de la
foule du cours Belsunce, ou bien sur les marches de l'escalier de la gare ; Hawa vtue
d'indigo, pieds nus sur l'asphalte de l'esplanade grande comme un dsert, avec les
silhouettes des rservoirs et les chemines qui brlent ; Hawa, en train de marcher, en
train de danser, Hawa en train de dormir. Hawa au beau visage couleur de cuivre, au corps
long et lisse, qui brille dans la lumire, Hawa au regard d'aigle, aux lourds cheveux noirs
qui cascadent sur ses paules, ou bien lisss par l'eau de mer comme un casque de
galalithe.
Mais qui est Hawa ? Chaque jour, quand elle se rveille, dans le grand living-room
gris-blanc o elle dort sur un matelas pneumatique, mme le sol, elle va se laver dans la
salle de bains sans bruit, puis elle sort par la fentre, et elle s'en va travers les rues du
quartier, au hasard, elle marche jusqu' la mer. Le photographe se rveille, il ouvre les
yeux, mais il ne bouge pas, il fait comme s'il n'avait rien entendu, pour ne pas dranger
Hawa. Il sait qu'elle est comme cela, qu'il ne faut pas essayer de la retenir. Simplement, il
laisse la fentre ouverte, pour qu'elle puisse entrer, comme un chat.
Quelquefois elle ne rentre qu' la nuit. Elle se glisse l'intrieur de l'appartement par
la fentre. Le photographe l'entend ; il sort de son laboratoire et il va s'asseoir ct d'elle
dans le living-room, pour lui parler un peu. Il est toujours mu quand il la voit, parce que
son visage est si plein de lumire et de vie, et il cligne un peu les yeux parce qu'en venant
de l'ombre du laboratoire, il est bloui. Il croit toujours qu'il a beaucoup de choses lui
dire, mais quand Hawa est devant lui, il ne sait plus ce qu'il voulait raconter. C'est elle qui
parle, elle raconte ce qu'elle a vu, ce qu'elle a entendu, dans les rues, et elle mange un peu
en parlant, du pain qu'elle a achet, des fruits, des dattes qu'elle ramne chez le
photographe par kilos.
Le plus extraordinaire de tout cela, ce sont les lettres : elles arrivent de tous les cts,
qui portent le nom de Hawa sur l'enveloppe. Ce sont les journaux de mode, les magazines
qui les font suivre, en ajoutant le nom du photographe et son adresse. Lui, est la fois
heureux et inquiet de recevoir toutes ces lettres. Hawa lui demande de les lire, et elle
coute tout le temps avec la tte un peu penche de ct, en buvant du th la menthe
(maintenant la cuisinette du photographe est pleine de botes de gunpowder et de th au
jasmin, et de petits paquets de menthe). Les lettres disent quelquefois des choses
extraordinaires, des choses trs btes qu'crivent des jeunes filles qui ont vu la photo de
Hawa quelque part et qui lui parlent comme si elles la connaissaient depuis toujours Ou
bien des lettres de jeunes garons qui sont tombs amoureux d'elle, et qui disent qu'elle
est belle comme Nfertiti ou comme une princesse inca, et qu'ils aimeraient bien la
rencontrer un jour.
Lalla se met rire :
Quels menteurs !
Quand le photographe lui montre les photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en
amande, brillants comme des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'tincelles de
lumire, et ses lvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met
rire encore, elle rpte
Quel menteur ! Quel menteur !
Parce qu'elle pense que a ne lui ressemble pas
II y a aussi des lettres srieuses, qui parlent de contrats, d'argent, de rendez-vous, de
dfils de mode. C'est le photographe qui dcide tout, qui s'occupe de tout. Il tlphone
aux couturiers, il note les rendez-vous sur son agenda, il signe les contrats. C'est lui qui
choisit les modles, les couleurs, qui dcident de l'endroit o on fera les photos. Puis il
emmne Hawa dans sa camionnette Volkswagen rouge, et ils s'en vont trs loin, l o il
n'y a plus de maisons, rien que des collines grises couvertes de broussailles pineuses, ou
bien dans le delta du grand fleuve, sur les plages lisses des marcages, l o le ciel et l'eau
sont de la mme couleur.
Lalla Hawa aime bien voyager dans la camionnette du photographe. Elle regarde le
paysage glisser autour des vitres, la route noire qui sinue vers elle, les maisons, les
jardins, les friches qui se dfont sur le ct, qui s'en vont. Les gens sont debout au bord de
la route, ils regardent d'un air vide, comme dans un rve. C'est un rve peut-tre que vit
Lalla Hawa, un rve o il n'y a plus vraiment de jour ni de nuit, plus de faim ni de soif,
mais le glissement des paysages de craie, de ronces, les carrefours des routes, les villes
qui passent, avec leurs rues, leurs monuments, leurs htels.
Le photographe ne cesse pas de photographier Hawa. Il change d'appareil, il mesure la
lumire, il appuie sur la dtente. Le visage de Hawa est partout, partout. Il est dans la
lumire du soleil, allum comme une gloire dans le ciel d'hiver, ou bien au cur de la
nuit, il vibre dans les ondes des postes de radio, dans les messages tlphoniques. Le
photographe s'enferme tout seul dans son laboratoire, sous la petite lampe orange, et il
regarde indfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans le bain d'acide. D'abord
les yeux, immenses, taches qui s'approfondissent, puis les cheveux noirs, la courbe des
lvres, la forme du nez, l'ombre sous le menton. Les yeux regardent ailleurs, comme fait
toujours Lalla Hawa, ailleurs, de l'autre ct du monde, et le cur du photographe se met
battre plus vite, chaque fois, comme la premire fois qu'il a capt la lumire de son
regard, au restaurant des Galres, ou bien quand il la retrouve, plus tard, au hasard des
escaliers de la vieille ville.
Elle lui donne sa forme, son image, rien d'autre. Parfois le contact de la paume de sa
main, ou l'tincelle lectrique quand ses cheveux frlent son corps, et puis son odeur, un
peu acre, un peu piquante comme l'odeur des agrumes, et le son de sa voix, son rire clair.
Mais qui est-elle? Peut-tre qu'elle n'est que le prtexte d'un rve, qu'il poursuit dans son
laboratoire obscur avec ses appareils soufflet, et les lentilles qui agrandissent l'ombre de
ses yeux, la forme de son sourire ? Un rve qu'il fait avec les autres hommes, sur les pages
des journaux et sur les photos glaces des magazines.
Il emmne Hawa en avion jusqu' la ville de Paris, ils roulent en taxi sous le ciel gris,
le long du fleuve Seine, vers les rendez-vous d'affaires. Il prend des photos sur les quais
du fleuve boueux, sur les grandes places, sur les avenues sans fin. Il photographie sans se
lasser le beau visage couleur de cuivre o la lumire glisse comme de Peau. Hawa vtue
d'une combinaison de satin noir, Hawa vtue d'un impermable bleu de nuit, les cheveux
tresss en une seule natte paisse. Chaque fois que son regard rencontre celui de Hawa,
cela lui fait un pincement au cur, et c'est pour cela qu'il se hte de prendre des photos,
toujours davantage de photos. Il avance, il recule, il change d'appareil, il met un genou par
terre. Lalla se moque de lui :
On dirait que tu danses.
Il voudrait se mettre en colre, mais c'est impossible. Il essuie son front mouill de
sueur, son arcade sourcilire qui glisse contre le viseur. Puis, tout d'un coup, Lalla sort du
champ de lumire, parce qu'elle est fatigue d'tre photographie. Elle s'en va. Lui, pour
ne pas ressentir le vide, va continuer la regarder encore pendant des heures, dans la nuit
du laboratoire improvis dans la salle de bains de sa chambre d'htel, attendant en
comptant les coups de son cur que le beau visage apparaisse dans le bac d'acide, surtout
le regard, la lumire profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumire couleur d'ombre. Du
plus loin, comme si quelqu'un d'autre, de secret, regardait par ces pupilles, jugeait en
silence. Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil un nuage qui se forme, le front, la
ligne des pommettes hautes, le grain de la peau cuivre, use par le soleil et par le vent. Il
y a quelque chose de secret en elle, qui se dvoile au hasard sur le papier, quelque chose
qu'on peut voir, mais jamais possder, mme si on prenait des photographies chaque
seconde de son existence, jusqu' la mort. Il y a le sourire aussi, trs doux, un peu
ironique, qui creuse les coins des lvres, qui rtrcit les yeux obliques. C'est tout cela que
le photographe voudrait prendre, avec ses appareils de photo, puis faire renatre dans
l'obscurit de son laboratoire. Quelquefois, il a l'impression que cela va apparatre
rellement le sourire, la lumire des yeux, la beaut des traits. Mais cela ne dure qu'un
trs bref instant. Sur la feuille de papier plonge dans l'acide, le dessin bouge, se modifie,
se trouble, se couvre d'ombre, et c'est comme si l'image effaait la personne en train de
vivre.
Peut-tre que c'est ailleurs que dans l'image ? Peut-tre que c'est dans la dmarche,
dans le mouvement ? Le photographe regarde les gestes de Lalla Hawa, sa faon de
s'asseoir, de bouger les mains, avec la paume ouverte, formant une ligne courbe parfaite
depuis la saigne du coude jusqu'au bout des doigts. Il regarde la ligne de la nuque, le dos
souple, les mains et les pieds larges, les paules, et la lourde chevelure noire aux reflets
cendrs, qui tombe en boucles paisses sur les paules. Il regarde Lalla Hawa, et c'est
comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune
femme, un autre corps derrire son corps ; peine perceptible, lger, passager, l'autre
personne apparat dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. Qui
est-ce ? Celle qu'il appelle Hawa, qui est-elle, quel nom porte-t-elle vraiment ?
Quelquefois, Hawa le regarde, ou bien elle regarde les gens, dans les restaurants, dans
les halls des aroports, dans les bureaux, elle les regarde comme si ses yeux allaient
simplement les effacer, les faire retourner au nant auquel ils doivent appartenir. Quand
elle a ce regard trange, le photographe ressent un frisson, comme un froid qui entre en
lui. Il ne sait pas ce que c'est. C'est peut-tre l'autre tre qui vit en Lalia Hawa qui regarde
et qui juge le monde, par ses yeux, comme si cet instant tout cela, cette ville gante, ce
fleuve, ces places, ces avenues, tout disparaissait et laissait voir l'tendue du dsert, le
sable, le ciel, le vent.
Alors le photographe emmne Hawa dans les endroits qui ressemblent au dsert ; les
grandes plaines caillouteuses, les marais, les esplanades, les terrains vagues. Pour lui,
Hawa marche dans la lumire du soleil, et son regard balaie l'horizon comme celui des
oiseaux de proie, la recherche d'une ombre, d'une silhouette. Elle regarde un long
moment, comme si elle cherchait vraiment quelqu'un ; puis elle reste immobile sur son
ombre, tandis que le photographe commence photographier.
Que cherche-t-elle ? Que veut-elle de la vie ? Le photographe regarde ses yeux, son visage,
et il sent la profondeur de l'inquitude derrire la force de sa lumire. Il y a aussi la
mfiance, l'instinct de fuite, cette sorte de drle de lueur qui traverse par instants les yeux
des animaux sauvages. Elle le lui a dit, un jour, alors qu'il s'y attendait, elle lui a parl
doucement de l'enfant qu'elle porte en elle, qui arrondit son ventre et gonfle ses seins, et :
Un jour, tu sais, je m'en irai, je partirai, et il ne faudra pas essayer de me retenir,
parce que je partirai pour toujours...
Elle ne veut pas d'argent, cela ne l'intresse pas. Chaque fois que le photographe lui
donne de l'argent - le prix des heures de pose - Hawa prend les billets de banque, en
choisit un ou deux, et elle lui rend le reste. Quelquefois, mme, c'est elle qui lui donne de
l'argent, des poignes de billets et de pices qu'elle sort de la poche de sa salopette,
comme si elle ne voulait rien garder pour elle.
Ou bien elle parcourt les rues de la ville, la recherche des mendiants aux coins des
murs, et elle leur donne l'argent, par poignes de pices aussi, en appuyant bien sa main
dans la leur pour qu'ils ne perdent rien. Elle donne de l'argent aux gitanes voiles qui
errent pieds nus dans les grandes avenues, et aux vieilles femmes en noir accroupies
l'entre des bureaux de post ; aux clochards allongs sur les bancs, dans les squares, et
aux vieux qui fouillent dans les poubelles des riches, la nuit tombante. Tous, ils la
connaissent bien, et quand ils la voient arriver, ils la regardent avec des yeux qui brillent.
Les clochards croient quelle est une prostitue, parce qu'il n'y a que les prostitues qui
leur donnent tant d'argent, et ils font des plaisanteries et ils rient trs fort, mais ils ont
l'air bien content de la voir quand mme.
Maintenant, partout on parle de Hawa. A Paris, les journalistes viennent la voir, et il y
a une femme qui lui pose des questions, un soir, dans le hall de l'htel.
On parle de vous, du mystre de Hawa. Qui est Hawa ?
- Je ne m'appelle pas Hawa, quand je suis ne je navais pas de nom, alors je
m'appelais Bla Esm, a veut dire Sans Nom".
- Alors, pourquoi Hawa ?
- C'tait le nom de ma mre, et je m'appelle Hawa, fille de Hawa, c'est tout.
- De quel pays tes-vous venue ?
- Le pays d'o je viens n'a pas de nom, comme moi.
- O est-ce ?
- C'est l o il n'y a plus rien, plus personne.
- Pourquoi tes-vous ici ?
- J'aime voyager.
- Qu'est-ce que vous aimez dans la vie ?
- La vie.
- Manger ?
- Les fruits.
- Votre couleur prfre ?
- Le bleu.
- Votre pierre prfre ?
- Les cailloux du chemin.
- La musique ?
- Les berceuses.
- On dit que vous crivez des pomes ?
- Je ne sais pas crire.
- Et le cinma ? Avez-vous des projets ?
- Non.
- Qu'est-ce que lamour pour vous ?
%m - % alla
Mais tout a coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s en va trs vite, sans se retourner, elle
pousse la porte de l'htel et elle disparat dans la rue.
Il y a des gens maintenant qui la reconnaissent dans la rue, des jeunes filles qui lui
donnent une de ses photos, pour qu'elle mette sa signature. Mais comme Hawa ne sait
pas crire, elle dessine seulement le signe de sa tribu, celui qu'on marque sur la peau des
chameaux et des chvres, et qui ressemble un peu un cur :
Il y a tant de monde partout, dans les avenues, dans les magasins, sur les routes. Tant
de gens qui se bousculent, qui se regardent. Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur
eux, c'est comme si tout s'effaait, devenait muet et dsert.
Lalla Hawa veut traverser ces endroits trs vite, pour savoir ce qu'il y a aprs. Une
nuit, le photographe l'emmne dans un dancing qui s'appelle le Palace, le Paris-Palace, un
nom comme a. Pour danser, elle a mis une robe noire dcollete dans le dos, parce que le
photographe veut faire des photos.
L aussi, c'est un endroit qui ressemble aux grandes places vides o il n'y a que les
silhouettes des immeubles et les carrosseries des autos arrtes au soleil. C'est un endroit
terrible et vide, o les hommes et les femmes se pressent et grimacent dans l'ombre
touffante, avec les clairs de la lumire lectrique dans les nuages de la fume des
cigarettes, et le bruit du tonnerre qui cogne, qui fait vibrer le sol et les murs.
Lalla Hawa s'assoit dans un coin, sur une marche, et elle regarde ceux qui dansent,
leurs visages luisants de sueur, leurs vtements pleins d'tincelles. Au fond de la salle,
dans une sorte de grotte, il y a les musiciens : ils bougent leurs guitares, ils frappent sur
les tambours, mais le bruit de la musique semble venir d'ailleurs, pareil des cris de
gants.
Puis elle danse, son tour, sur l'arne, au milieu des gens. Elle danse pomme elle a
appris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu'il y a trop de
bruit, trop de lumire. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans mme
penser la photographier. Au dbut, les gens ne font pas attention Hawa, parce que la
lumire les aveugle. Puis, c'est comme s'ils sentaient que quelque chose d'extraordinaire
tait arriv, sans qu'ils s'en doutent. Ils s'cartent, ils s'arrtent de danser, les uns aprs
les autres, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumire, elle ne
voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la musique lectrique, et c'est comme si la
musique tait l'intrieur de son corps. La lumire brille sur le tissu noir de a robe, sur
sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux cause de l'ombre,
mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beaut.
Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au rythme des
tambours, ou plutt, c'est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses talons le
rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches, ses paules et ses bras sont
lgrement carts comme des ailes. La lumire des projecteurs rebondit sur elle,
l'enveloppe, cre des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la
grande salle, seule comme au milieu d'une esplanade, seule comme au milieu d'un
plateau de pierres, et la musique lectrique joue pour elle seule, de son rythme lent et
lourd. Peut-tre qu'ils ont tous disparu, enfin, ceux qui taient l autour d'elle, hommes,
femmes, reflets passagers des miroirs blouis, dvors ? Elle ne les voit plus, prsent,
elle ne les entend plus. Mme le photographe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont
devenus pareils des rochers, pareils des blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger,
enfin, elle est libre, elle tourne sur elle-mme, les bras carts, et ses pieds frappent le sol,
du bout des orteils, puis du talon, comme sur les rayons d'une grande roue dont laxe
monte jusqu' la nuit.
Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les
nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brlant, lger, couleur de sable, et
Pair tourne autour de son corps la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparatre
la lumire, maintenant, non pas la lumire dure et froide des spots, mais la belle lumire
du soleil, quand la terre, les rochers et mme le ciel sont blancs. C'est la musique lente et
lourde de l'lectricit, des guitares, de l'orgue et des tambours, elle entre en elle, mais
peut-tre qu'elle ne l'entend mme plus. La musique est si lente et profonde qu'elle
couvre sa peau de cuivre, ses cheveux, ses yeux. L'ivresse de la danse s'tend autour d'elle,
et les hommes et les femmes, un instant arrts, reprennent les mouvements de la danse,
mais en suivant le rythme du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds
et leurs talons. Personne ne dit rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le
mouvement de la danse vienne en soi, vous entrane, pareil ces trombes qui marchent
sur la mer. La lourde chevelure de Hawa se soulve et frappe ses paules en cadence, ses
mains aux doigts carts frmissent. Sur le sol vitrifi, les pieds nus des hommes et des
femmes frappent de plus en plus vite, de plus en plus fort, tandis que le rythme de la
musique lectrique s'acclre. Dans la grande salle, il n'y a plus tous ces murs, ces
miroirs, ces lueurs. Us ont disparu, anantis par le vertige de la danse, renverss. Il n'y a
plus ces villes sans espoir, ces villes d'abmes, ces villes de mendiants et de prostitues,
o les rues sont des piges, o les maisons sont des tombes. Il n'y a plus tout cela, le
regard ivre des danseurs a effac tous les obstacles, tous les mensonges anciens.
Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une tendue sans fin de poussire et de pierres
blanches, une tendue vivante de sable et de sel, et les vagues des dunes. C'est comme
autrefois, au bout du sentier chvres, l o tout semblait s'arrter, comme si on tait au
bout de la terre, au pied du ciel, au seuil du vent. C'est comme quand elle a senti pour la
premire ibis le regard d'Es Ser, celui qu'elle appelait le Secret. Alors, au centre de son
vertige, tandis que ses pieds continuent la faire tourner sur elle-mme de plus en plus
vite, elle sent nouveau, pour la premire fois depuis longtemps, le regard qui vient sur
elle- qui l'examine. Au centre de l'aire immense et nue, loin des hommes qui dansent, loin
des villes brumeuses, le regard du Secret entre en elle, touche son cur. La lumire d'un
seul coup se met brler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude
qui tend ses rayons travers toute la salle, un clair qui doit briser toutes les ampoules
lectriques, les tubes de non, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et
qui fait clater tous les haut-parleurs.
Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s'croule sur elle-mme, glisse sur le sol
vitrifi, pareille un mannequin dsarticul. Elle reste un long moment, seule, tendue
par terre, le visage cach par ses cheveux, avant que le photographe ne s'approche d'elle,
tandis que les danseurs s'cartent, sans comprendre encore ce qui leur est arriv.
La mort est venue. Elle a commenc par les moutons et les chvres, les chevaux aussi,
qui restaient sur le lit de la rivire, le ventre ballonn, les pattes cartes. Puis ce fut le
tour des enfants et des vieillards, qui dliraient, et ne pouvaient plus se relever. Ils
mouraient si nombreux qu'on dut faire un cimetire pour eux, en aval de la rivire, sur
une colline de poussire rouge. On les emportait l'aube, sans crmonie, emmaillots
dans de vieilles toiles, et on les enterrait dans un simple trou creus la hte, sur lequel
on posait ensuite quelques pierres pour que les chiens sauvages ne les dterrent pas. En
mme temps que la mort, c'tait le vent du Chergui qui tait venu. Il soufflait par rafales,
enveloppant les hommes dans ses plis brlants, effaant toute humidit de la terre.
Chaque jour. Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, la recherche des
crevettes. Il plaait aussi des piges faits avec des lacets d'herbe et des brindilles, pour
capturer les livres et les gerboises, mais souvent les renards taient passs avant lui.
C'tait la faim qui rongeait les hommes et faisait mourir les enfants. Depuis des jours
qu'ils taient arrivs devant la ville rouge, les voyageurs n'avaient pas reu de nourriture,
et les provisions touchaient leur fin. Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers
devant les murs de la ville, pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple.
Mais les notables promettaient toujours et ne donnaient rien. Ils taient si pauvres eux-
mmes, disaient-ils. Les pluies avaient manqu, la scheresse avait durci la terre, et les
rserves de la moisson s'taient puises. Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient
jusqu'aux remparts de la ville, pour demander des terres, des semences, une part des
palmeraies. Mais il n'y avait pas assez de terres pour eux-mmes, disaient les notables, de
la tte du fleuve jusqu' la mer les terres fertiles taient prises, et les soldats des
Chrtiens venaient souvent dans la ville d'Agadir, ils prenaient pour eux la plus grande
part des rcoltes.
Chaque fois. Ma el Anine coutait la rponse des notables sans rien dire, puis il
retournait sous sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n'tait plus la colre, ni l'impatience
qui grandissaient maintenant dans son cur. Avec la venue de la mort, chaque jour, et le
vent brlant du dsert, c'tait le dsespoir qu'il partageait avec son peuple. C'tait comme
si les hommes errant le long des rivages vides du fleuve, ou bien accroupis dans l'ombre
de leurs abris, avaient devant les yeux l'vidence de leur condamnation. Ces terres rouges,
ces champs desschs, ces maigres terrasses plantes d'oliviers et d'orangers, ces
palmeraies sombres, tout cela leur tait tranger, lointain, pareil aux mirages.
Malgr leur dsespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le cheikh
refusait cette violence. Les hommes bleus du dsert taient trop fatigus maintenant, il y
avait trop longtemps qu'ils marchaient et jenaient. La plupart des guerriers taient
fivreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimes. Mme leurs
armes taient hors d'usage.
Les gens de la ville se mfiaient des hommes du dsert, et les portes restaient fermes
tout le jour. Ceux qui avaient voulu s'aventurer du ct des remparts avaient reu des
coups de feu : c'tait un avertissement.
Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien esprer, qu'ils allaient mourir tous,
les uns aprs les autres, sur le lit brlant de la rivire, devant les remparts del ville
impitoyable. Ma el Anine a donn le signal du dpart vers le nord. Cette fois.il n'y eut pas
de prire, ni de chants ni de danse. Les uns aprs les autres, lentement, comme des
animaux malades qui dplient leurs membres et se relvent en titubant, les hommes
bleus ont quitt le lit du fleuve, ils ont recommenc leur marche vers l'inconnu.
Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n'avait plus la mme apparence Ils
marchaient avec le convoi des hommes et des btes, harasss comme eux, leurs
vtements en lambeaux, le regard fivreux et vide. Peut-tre quils avaient cess de croire
aux raisons de cette longue marche, qu'ils continuaient avancer seulement par habitude,
la limite de leurs forces, prts tomber chaque instant. Les femmes avanaient,
penches en avant, le visage cach par leurs voiles bleus, et beaucoup n'avaient plus leur
enfant avec elle, parce qu'il tait rest dans la terre rouge de la valle du Souss. Puis, la
fin du convoi qui s'tirait dans toute la valle, c'taient les enfants, les vieillards, les
guerriers blesss, tous ceux qui marchaient lentement. Nour tait parmi eux, guidant le
guerrier aveugle. Il ne savait mme plus o tait sa famille, perdue quelque part dans le
nuage de poussire. Seuls, quelques guerriers avaient encore leur monture. Le grand
cheikh allait parmi eux, sur son chameau blanc, envelopp dans son manteau.
Personne ne parlait. On allait pour soi, le visage noirci, les yeux fivreux regardant
fixement la terre rouge des collines, vers l'ouest, pour trouver la piste qui franchit les
montagnes jusqu' la ville sainte de Marrakech. On marchait dans la lumire qui frappe le
crne, la nuque, qui fait vibrer la douleur dans les membres, qui brle jusqu'au centre du
corps. On n'entendait plus le vent, ni le bruit des pas des hommes raclant le dsert. On
n'entendait que le bruit de son cur, le bruit de ses nerfs, la souffrance qui siffle et grince
derrire les tympans.
Nour ne sentait plus la main du guerrier aveugle agrippe son paule. Il avanait
seulement, sans savoir pourquoi, sans espoir de s'arrter jamais. Peut-tre que le jour o
son pre et sa mre avaient dcid d'abandonner les campements du Sud, ils avaient t
condamns errer jusqu' la fin de leur existence, dans cette marche sans fin, de puits en
puits, le long des valles dessches ? Mais y avait-il au monde d'autres terres que celles-
l , tendues infinies, mles au ciel par la poussire, montagnes sans ombre, pierres
aigus, rivires sans eau, buissons d'pines dont chacune peut, par u n e blessure
minuscule, donner la mort ? Chaque jour, au loin, au flanc des collines, prs des puits, les
hommes voyaient de nouvelles maisons, des forteresses de boue rouge, entoures de
champs et de palmiers. Mais ils les voyaient comme on voit des mirages, tremblantes
dans Pair surchauff, lointaines, inaccessibles. Les habitants des villages ne se montraient
pas. Ils avaient fui dans les montagnes, ou bien ils se cachaient derrire leurs remparts,
prts combattre les hommes bleus du dsert.
En tte de la caravane, sur leurs chevaux, les fils de Ma el Anine montraient
l'ouverture troite de la valle, au milieu du chaos des montagnes.
La route ! La route du Nord !
Alors ils ont franchi les montagnes pendant des jours. Le vent brlant soufflait dans
les ravins. Le ciel bleu tait immense au-dessus des rochers rouges. Il n'y avait personne
ici, ni homme ni bte, seulement parfois la trace d'un serpent dans le sable, ou, trs haut
dans le ciel, l'ombre d'un vautour. On avanait sans chercher la vie, sans voir un signe
d'espoir. Comme des aveugles, les hommes et les femmes cheminaient la suite les uns
des autres, plaant leurs pieds sur les marques de pas qui les prcdaient, mls aux btes
du troupeau. Qui les guidait ? La piste de terre serpentait le long des ravins, franchissait
les boulis, se confondait avec les lits des torrents secs.
Enfin les voyageurs arrivrent au bord de l'oued Issene, grossi par la fonte des neiges.
L'eau tait belle et pure, elle bondissait entre les rives arides. Mais les hommes la
regardrent sans motion, parce que cette eau n'tait pas eux, qu'ils ne pouvaient pas la
retenir. Ils restrent plusieurs jours sur les bords de l'oued, tandis que les guerriers du
grand cheikh, accompagns de Larhdaf et de Saadbou, remontaient la piste de Chichaoua.
Est-ce que nous sommes arrivs, est-ce ici, notre terre ? demandait toujours le
guerrier aveugle. L'eau froide du fleuve descendait en cascadant sur les rochers, et la
route devenait plus difficile. Puis la caravane arriva devant un village chleuh, au fond de
la valle. Les guerriers du cheikh les attendaient l. Ils avaient dress leur grande tente, et
les cheikhs de la montagne avaient sacrifi des moutons pour recevoir Ma el Anine.
C'tait le village d'Aglagla, au pied de la haute montagne. Les gens du dsert se sont
installs prs des murs du village, sans rien demander. Le soir, les enfants du village sont
venus, apportant la viande grille et le lait caill, et chacun put se rassasier comme il ne
l'avait pas fait depuis longtemps. Puis ils ont allum de grands feux de cdre, parce que la
nuit tait froide.
Nour a regard longtemps la danse des flammes dans la nuit trs noire. Il y a eu des
chants aussi, une musique trange comme il n'en avait jamais entendu, triste et lente,
accompagne du son de la flte. Les hommes et les femmes du village ont demand la
bndiction de Ma el Anine, pour qu'il les gurisse de leurs maladies.
Maintenant, les voyageurs allaient vers l'autre versant de la montagne, dans la
direction de la ville sainte. C'tait l peut-tre que les gens du dsert connatraient la fin
de leur souffrance, selon ce que disaient les guerriers bleus de Ma el Anine. Car c'tait
Marrakech que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait reu l'acte d'allgeance
de Ma el Anine, quatorze ans auparavant. C'tait l que le roi avait donn au cheikh une
terre, pour qu'il puisse y faire btir la maison de l'enseignement des Goudfia. Et puis,
c'tait dans la ville sainte que le fils an de Ma el Anine attendait son pre pour se
joindre la guerre sainte : et tous vnraient Moulay Hiba, celui qu'on appelait Dehiba, la
Parcelle d'Or, celui qu'on appelait Moulay Sebaa, le Lion, car il tait celui qu'ils avaient
choisi pour roi des terres du Sud.
Le soir, quand la caravane s'arrtait, et que les feux s'allumaient, Nour conduisait le
guerrier aveugle l o les soldats de Ma el Anine taient assis, et ils coutaient les rcits
de ce qui s'tait pass autrefois, quand le grand cheikh et ses fils taient venus avec les
guerriers du dsert, tous monts sur les chameaux rapides, et comment ils taient entrs
dans la ville sainte, ils avaient t reus par le roi, avec les deux fils de Ma el Anine,
Moulay Sebaa, le Lion, et Mohammed Ech Chems, celui qu'on appelait le Soleil ; ils
racontaient aussi les offrandes que le roi avait faites pour que le cheikh puisse btir les
remparts de la ville de Smara ; et le voyage qu'ils avaient fait, avec des troupeaux de
chameaux si nombreux qu'ils recouvraient toute la plaine, tandis que les femmes et les
enfants, et les provisions et les vivres taient embarqus bord du grand bateau vapeur
qu'on appelait Bachir, et avaient navigu plusieurs jours et plusieurs nuits de Mogador
Marsa Tarfaya.
Ils racontaient aussi la lgende de Ma el Anine, avec leurs voix qui chantaient un peu,
et c'tait comme le rcit d'un rve qu'ils avaient fait autrefois. La voix des guerriers se
mlait au bruit des flammes, et Nour voyait par instants la silhouette lgre du vieil
homme, travers les volutes de la fume, pareil une flamme, au centre du campement.
Le grand cheikh est n loin, au sud, dans le pays qu'on appelle Hodh, et son pre
tait fils de Moulay Idriss, et sa mre tait de la ligne du Prophte. Quand le grand
cheikh est n, son pre l'a nomm Ahmed, mais sa mre l'a nomm Ma el Anine, l'Eau
des Yeux, parce qu'elle avait pleur de joie au moment de sa naissance...
Nour coutait dans la nuit, la tte appuye contre une pierre, ct du guerrier
aveugle.
Quand il a eu sept ans, il a rcit le Coran sans faire une faute, alors son pre,
Mohammed el Fadel, Ta envoy la grande ville sainte de La Mecque, et sur le chemin,
l'enfant faisait des miracles... Il savait gurir les malades, et ceux qui lui demandaient de
l'eau, il disait, le ciel te donnera l'eau, et aussitt la grande pluie ruisselait sur la terre...
Le guerrier aveugle balanait un peu la tte, comme s'il rythmait les paroles, et Nour
tait lentement entran vers le sommeil.
Alors les gens sont venus de tous les points du dsert pour voir l'enfant qui savait
faire des miracles, et l'enfant, le fils du grand Mohammed Fadel ben Maminna, mettait
seulement un peu de salive sur les yeux du malade, il soufflait sur ses lvres: et le malade
se levait aussitt et il embrassait la main de Tentant, parce qu'il tait guri...
Nour sentait le corps du guerrier aveugle qui tremblait contre lui, tandis qu'il balanait
lentement la tte sur ses paules. C'taient la voix monotone du conteur et le
balancement des flammes et de la fume ; mme la terre semblait bouger selon le rythme
de la voix.
Alors le grand cheikh s'est install dans la ville sainte de Chinguetti au puits de
Nazaran, prs dEd Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la science des
astres et des nombres, et la parole de Dieu. Alors les hommes du dsert sont devenus ses
disciples, et on les appelait Berik Allah, ceux qui ont reu la bndiction de Dieu...
La voix du guerrier bleu continuait psalmodier dans la nuit, devant les flammes qui
montaient, dansaient, avec la fume qui enveloppait les hommes et les faisait tousser.
Nour coutait les rcits des miracles, les sources jaillies du dsert, les pluies qui
recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place de Chinguetti,
ou devant sa demeure de Nazaran. Il coutait le commencement de la longue marche de
Ma el Anine travers le dsert, jusqu' la smara, la terre des broussailles, o le grand
cheikh avait fond sa ville. Il coutait la lgende de ses combats contre les Espagnols, El
Aaiun, Ifni, Tiznit, avec ses fils, Rebbo, Taaleb, Larhdaf, Ech Chems, et celui qu'on
appelait Moulay Sebaa, le Lion.
Ainsi, chaque soir, la mme voix continuait la lgende, comme cela, en chantonnant,
et Nour oubliait o il tait, comme si c'tait sa propre histoire que l'homme bleu
racontait.
De l'autre ct des montagnes, ils sont entrs sur la grande plaine rouge, et ils ont
march vers le nord, allant de village en village. A chaque village, des hommes au regard
fivreux, des femmes, des enfants venaient se joindre la caravane, et prenaient la place
de ceux qui taient morts. Le grand cheikh allait au-devant, sur son chameau blanc,
entour de ses fils et de ses guerriers, et Nour voyait au loin le nuage de poussire qui
semblait les guider.
Quand ils arrivrent devant la grande ville de Marrakech, ils n'osrent pas s'approcher
et ils tablirent leur camp prs du fleuve dessch, au sud. Pendant deux jours, les
hommes bleus attendirent, presque sans bouger, l'abri de leurs tentes et dans les huttes
de branches. Le vent chaud de Pt les couvrait de poussire, mais ils attendaient, toutes
leurs forces taient pour attendre.
Enfin, le troisime jour, les fils de Ma el Anine sont revenus. A ct d'eux, mont sur
un cheval, il y avait un homme de haute stature, vtu comme les guerriers du Nord, et son
nom a couru sur toutes les lvres : Moulay Hiba, celui qu'on appelle Moulay Dehiba, la
Parcelle d'Or, Moulay Sebaa, le Lion.
Quand le guerrier aveugle a entendu son nom, il s'est mis trembler, et des larmes
coulaient de ses yeux brls. Il a couru droit devant lui, les bras carts, en poussant un
long cri, une sorte de gmissement aigu qui dchirait les oreilles.
Nour a essay de le rattraper, mais l'aveugle courait de toutes ses forces, en butant sur
les pierres, en titubant sur le sol poussireux. Les gens du dsert s'cartaient devant lui, et
quelques-uns mme avaient peur et dtournaient le regard, parce qu'ils pensaient que
l'aveugle tait possd du dmon. Le guerrier aveugle semblait dvor par une joie et une
souffrance surhumaines. Plusieurs fois il est tomb sur le sol, en butant sur une racine,
ou sur une pierre, mais chaque fois il s'est relev et il a continu courir vers l'endroit o
se trouvaient Ma el Anine et Moulay Hiba, sans les voir. Enfin, Nour Ta rejoint. Ta pris
par le bras ; mais l'homme continuait courir en criant, entranant Nour avec lui. Il allait
droit devant lui, comme s'il voyait Ma el Anine et son fils, il avanait vers eux sans se
tromper. Alors les guerriers du cheikh ont eu peur, ils ont empoign leurs fusils pour
empcher l'aveugle d'avancer. Mais le cheikh a dit simplement :
Laissez-les venir.
Puis il est descendu de son chameau et il s'est approch du guerrier aveugle.
Que veux-tu ?
Le guerrier aveugle s'est jet sur le sol, les bras tendus e n avant, e t les sanglots
secouaient son corps, ltouffaient. Seul, le long gmissement aigu continuait s'chapper
de sa gorge, devenu faible et haletant comme une plainte. Alors c'est Nour qui a parl :
Donne-lui la vue, grand roi , a-t-il dit.
Ma el Anine a regard un long moment l'homme allong par terre, son corps secou
par les sanglots, ses habits en haillons, ses pieds et ses mains ensanglants par le chemin.
Sans rien dire, il s'est agenouill ct de l'aveugle, il a pos la main sur sa nuque. Les
hommes bleus, et les fils du cheikh sont rests debout. Le silence tait si grand cet
instant que Nour a ressenti un vertige. Une force trange, inconnue, jaillissait de la terre
poussireuse, enveloppait les hommes dans son tourbillon. C'tait la lumire du
couchant, peut-tre, ou bien le pouvoir du regard qui s'tait fix sur ce lieu, qui cherchait
s'chapper comme une eau prisonnire. Lentement, le guerrier aveugle s'est redress,
son visage est apparu la lumire, macul par le sable et l'eau des larmes. Avec un coin de
son hak bleu ciel. Ma el Anine a essuy le visage de l'homme. Puis il a pass la main sur
son front, sur ses paupires brles, comme s'il voulait effacer quelque chose. Le bout de
ses doigts mouill de salive, il a frott les paupires de l'aveugle, et il a souffl doucement
sur son visage, sans prononcer une parole. Le silence a dur si longtemps que Nour ne se
souvenait plus de ce qu'il y avait eu avant, de ce qu'il avait dit. A genoux dans le sable
ct du cheikh, il regardait seulement le visage du guerrier aveugle o une lumire
nouvelle semblait grandir. L'homme ne gmissait plus. Il restait immobile devant le
cheikh, les bras un peu carts, ses yeux blesss trs grands ouverts, comme s'il s'enivrait
lentement du regard du cheikh.
Ensuite les fils de Ma el Anine sont venus, et Moulay Hiba lui aussi s'est approch, et
ils ont aid le vieil homme se relever. Trs doucement, Nour a pris le guerrier par le
bras, il Ta fait lever sou tour. L'homme s'est mis marcher, appuy sur l'paule du jeune
garon, et la lumire du couchant brillait sur son visage comme une poussire d'or. Il ne
parlait pas. Il avanait trs lentement, comme un homme qui a travers une longue
maladie, en posant ses pieds bien plat sur le sol caillouteux.
Il avanait en titubant un peu, mais ses bras n'taient plus carts, et il n'y avait plus
de souffrance dans son corps. Les gens du dsert restaient immobiles et silencieux, en le
regardant marcher vers lautre bout de la plaine. Il n'y avait plus de souffrance, et
maintenant, son visage tait calme et doux, et son regard tait plein de la lumire dore
du soleil qui touchait l'horizon. Et sur l'paule de Nour, sa main tait devenue lgre,
comme celle d'un homme qui sait o il va
Oued Tadla, 18 juin 1910
Les soldats ont quitt Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le gnral Moinier qui
commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins arms de fusils Lebel.
Le convoi avanait lentement sur la plaine brle, dans la direction de la valle du fleuve
Tadla. En tte de la colonne, il y avait le gnral Moinier, deux officiers franais, et un
observateur civil. L'n guide maure les accompagnait, vtu comme les guerriers du Sud,
mont cheval, comme les officiers.
Le mme jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitt la
ville de Zettat, pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de
Ma el Anine sur leur route vers le Nord.
Devant les soldats, la terre nue s'tendait perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante
sous le bleu du ciel. Le vent ardent de Pt passait sur la terre, soulevait la poussire,
voilait la lumire comme une brume.
Personne ne parlait. Les officiers l'avant poussaient leurs chevaux pour se sparer du
reste de la troupe, dans l'espoir d'chapper un peu au nuage de poussire suffocante.
Leurs yeux guettaient l'horizon, pour voir ce qu'il y aurait : Peau, les villages de boue, ou
l'ennemi.
Il y avait si longtemps que le gnral Moinier attendait cet instant. Chaque fois qu'on
parlait du Sud, du dsert, il pensait lui. Ma el Anine, l'irrductible, le fanatique,
l'homme qui avait jur de chasser tous les Chrtiens du sol du dsert, lui, la tte de la
rbellion, l'assassin du gouverneur Coppolani.
Rien de srieux , disait ltat-major, Casa, Fort-Trinquet, Fort-Gouraud.
Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie, qui a entran derrire lui
tous les loqueteux du Draa, du Tindouf, tous les ngres de Mauritanie.
Mais le vieil homme du dsert tait insaisissable. On le signalait dans le Nord, prs des
premiers postes de contrle du dsert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on
parlait de lui encore, cette fois sur la cte, au Rio de Oro, Ifni. Naturellement, avec les
Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, l-bas, El Aaiun, Tarfaya, cap Juby
? Son coup fait, le vieux cheikh, rus comme un renard, retournait avec ses guerriers sur
son territoire , l-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet el Hamra, dans sa forteresse
de Smara. Impossible de l'en dloger. Et puis il y avait le mystre, la superstition.
Combien d'hommes avaient pu traverser cette rgion ? Tandis qu'il chevauchait aux cts
des officiers, l'observateur se souvenait du voyage de Camille Douls, en 1887. Le rcit de
sa rencontre avec Ma el Anine- devant son palais de Smara : vtu de son grand hak bleu
ciel, coiffe de son haut turban blanc, le cheikh s'tait approch jusqu' lui, il Pavait
regard longuement. Douls tait prisonnier des Maures, les vtements en haillons, le
visage meurtri par la fatigue et par le soleil, mais Ma el Anine Pavait regard sans haine,
sans mpris. C'tait ce regard long, ce silence, qui duraient encore, qui avaient fait
frissonner l'observateur, chaque fois qu'il avait pens Ma el Anine. Mais il tait peut-
tre le seul avoir senti cela, en lisant autrefois le rcit de Douls. Un fanatique ,
disaient les officiers, un sauvage, qui ne pense qu' piller et tuer, mettre feu et
sang les provinces du Sud, comme en 1904, quand Coppolani avait t assassin dans le
Tagant, comme en aot 1905, quand Mauchamp avait t assassine Oujda.
Pourtant, chaque jour, tandis qu'il marchait avec les officiers, l'observateur sentait en
lui cette inquitude, cette apprhension qu'il ne pouvait comprendre. C'est comme s'il
redoutait de rencontrer tout coup, au dtour d'une colline, dans la crevasse d'un ru sec,
le regard du grand cheikh, seul au milieu du dsert.
Il est fini maintenant, il ne peut plus tenir, c'est une question de mois, de semaines
peut-tre, il est oblig de se rendre, ou alors il devra se jeter la mer ou se perdre dans le
dsert, plus personne ne le soutient et il le sait bien...
Il y a si longtemps que les officiers attendent ce moment, et l'tat-major de l'arme,
Oran, Rabat, Dakar mme. Le fanatique est accul, dun ct la mer, de l'autre au
dsert. Le vieux renard va tre oblig de capituler. N'a-t-il pas t abandonn de tous ? Au
nord, Moulay Hafid a sign l'Acte d'Algsiras, qui met fin la guerre sainte. Il accepte le
protectorat de la France. Et puis, il y a eu la lettre d'octobre 1909, signe du propre fils de
Ma el Anine, Ahmed Hiba, celui qu'ils appellent Moulay Sebaa, le Lion, par laquelle il
offre la soumission du cheikh la loi du Makhzen, et il implore du secours. Le Lion ! Il
est bien seul, maintenant, le Lion, et les autres fils du cheikh, Ech Chems, Marrakech, et
Larhdaf, le bandit, le pillard de la Hamada. Ils n'ont plus de ressources, plus d'armes, et la
population du Souss les a abandonns... Ils n'ont plus qu'une poigne de guerriers, des
loqueteux, qui n'ont pour armes que leurs vieilles carabines canon de bronze, leurs
yatagans et leurs lances ! Le Moyen Age !
Tandis qu'il chevauche avec les officiers, l'observateur civil pense tous ceux qui
attendent la chute du vieux cheikh. Les Europens d'Afrique du nord, les Chrtiens ,
comme les appellent les gens du dsert - mais leur vraie religion 'nest-elle pas celle de
l'argent ? Les Espagnols de Tanger, d'Ifni, les Anglais de Tanger, de Rabat, les Allemands,
les Hollandais, les Belges, et tous les banquiers, tous les hommes d'affaires qui guettent
la chute de l'empire arabe, qui font dj leurs plans d'occupation, qui se partagent les
labours, les forts de chne-lige, les mines, les palme- raies. Les agents de la Banque de
Paris et des Pays-Bas, qui relvent le montant des droits de douane dans tous les ports.
Les affairistes du dput Etienne, qui ont cr la Socit des Emeraudes du Sahara , la
Socit des Nitrates du Gourara-Touat , pour lesquelles la terre nue doit livrer passage
aux chemins de fer imaginaires, aux voies transsahariennes, transmauritanienne, et c'est
larme qui ouvre le passage coups de fusil.
Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d'argent et de
balles ? Que peut son regard farouche d'animal traqu contre ceux qui spculent, qui
convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse que promet la misre
de ce peuple ?
A ct de l'observateur civil, les officiers chevauchent, le visage impassible, sans
prononcer une parole inutile. Leur regard est fix sur l'horizon, au-del des collines de
pierres, l o s'tend la valle brumeuse de l'oued Tadla.
Peut-tre qu'ils ne pensent mme pas ce qu'ils font ? Ils chevauchent, sur la piste
invisible qu'ouvre pour eux le guide targui sur son cheval fauve.
Derrire eux, les tirailleurs sngalais, soudanais, vtus de leurs uniformes gris de
poussire, penchs en avant, marchent lourdement en levant trs haut leurs jambes,
comme s'ils franchissaient des sillons. Le bruit de leurs pas fait un raclement rgulier sur
la terre dure. Derrire eux, le nuage de poussire rouge et grise monte lentement, salit le
ciel.
Il y a longtemps que cela a commenc. Maintenant, on ne peut plus rien, comme si
cette arme allait l'assaut de fantmes. Mais il n'acceptera jamais de se rendre, surtout
pas des Franais. Il prfrera faire tuer tous ses hommes jusqu'au dernier, et se faire
tuer lui aussi, ct de ses fils, plutt que d'tre pris... Et ce sera mieux pour lui, parce
que, croyez-moi, le gouvernement n'acceptera pas sa reddition, aprs l'assassinat de
Coppolani, souvenez-vous. Non, c'est un fanatique, cruel, sauvage, il faut qu'il disparaisse,
lui et toute sa tribu, les Berik Al-lah, les Bnis de Dieu comme ils s'appellent... Le Moyen
Age, n'est-ce pas ?
Le vieux renard a t trahi par les siens, abandonn. Les unes aprs les autres, les
tribus se sont spares de lui- parce que les chefs sentaient que la progression des
Chrtiens tait irrsistible, au nord, au sud, ils venaient mme par la mer, ils traversaient
le dsert, ils taient aux portes du dsert, Tindouf, Tabelbala, Ouadane, ils
occupaient mme la ville sainte de Chinguetti, l o Ma el Anine avait dabord donn son
enseignement.
A Bou Denib, c'est peut-tre la dernire grande bataille qui a eu lieu, quand le gnral
Vigny a cras les six mille hommes de Moulay Hiba. Alors le fils de Ma el Anine s'est
enfui dans les montagnes, il a disparu pour cacher sa honte sans doute, parce qu'il tait
devenu un lakhme, une chair sans os, comme ils disent, un vaincu. Le vieux cheikh est
rest seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans comprendre que ce n'taient pas les
armes, mais l'argent qui l'avait vaincu ; l'argent des banquiers qui avait pay les soldats du
sultan Moulay Hafid et leurs beaux uniformes ; l'argent que les soldats des Chrtiens
venaient chercher dans les ports, en prlevant leur part sur les droits de douane ; l'argent
des terres spolies, des palmeraies usurpes, des forts donnes ceux qui savaient les
prendre. Comment aurait-il compris cela? Savait-il ce qu'tait la Banque de Paris et des
Pays-Bas, savait- il ce qu'tait un emprunt pour la construction des chemins de fer, savait-
il ce qu'tait une Socit pour l'exploitation des nitrates du Gourara-Touat ? Savait-il
seulement que, pendant qu'il priait et donnait sa bndiction aux hommes du dsert, les
gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne signaient un accord qui donnait
l'un un pays nomm Maroc, lautre un pays nomm Egypte ? Tandis qu'il donnait sa
parole et son souffle aux derniers hommes libres, aux Izarguen, aux Aroussiyine, aux
Tidrarin, aux Ouled Bou Sebaa, aux Taubalt, aux Reguibat Sahel, aux Ouled Delim, aux
Imraguen, tandis qu'il donnait son pouvoir sa propre tribu, aux Berik Al-lah, savait-il
qu'un consortium bancaire, dont le principal membre tait la Banque de Paris et des Pays-
Bas, accordait au roi Moulay Hafid un prt de 62 500 000 francs-or, dont l'intrt de 5 %,
tait garanti par le produit de tous les droits de douane des ports de la cte, et que les
soldats trangers taient entrs dans le pays pour surveiller qu'au moins 60 % des
recettes journalires des douanes soient verss la Banque ? Savait-il qu'au moment de
l'Acte d'Algsiras qui mettait fin la guerre sainte dans le Nord, l'endettement du roi
Moulay Hafid tait de 206 000 000 francs-or, et qu'il tait alors vident qu'il ne pourrait
jamais rembourser ses cranciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses
guerriers ne combattaient pas pour de l'or, mais seulement pour une bndiction, et que
la terre qu'ils dfendaient ne leur appartenait pas, ni personne, parce qu'elle tait
seulement l'espace libre de leur regard, un don de Dieu.
... Un sauvage, un fanatique, qui dit ses guerriers avant le combat qu'il va les
rendre invincibles et immortels, qui les envoient l'assaut des fusils et des mitrailleuses
simplement arms de leurs lances et de leurs sabres...
Maintenant, la troupe des tirailleurs noirs occupe toute la valle du fleuve Tadla,
devant le gu, tandis que les notables de Kasbah Tadla sont venus apporter leur sou-
mission aux officiers franais. Les fumes des feux de camp montent dans l'air du soir, et
l'observateur civil regarde, comme chaque tape, le beau ciel nocturne qui se dvoile
lentement. Il pense encore au regard de Ma el Anine, mystrieux et profond, ce regard
qui s'est pos sur Camille Douls dguis en marchand turc, et qui la scrut jusqu'au fond
de son me. Peut-tre qu'alors il a devin ce qu'apportait cet homme tranger vtu de
haillons, ce premier voleur d'images, qui crivait son journal chaque soir sur les pages de
son Coran? Mais maintenant il est trop tard, et plus rien ne peut empcher le destin de
s'accomplir. D'un ct la mer, de lautre le dsert. Les horizons se referment sur le peuple
de Smara, ils enserrent les derniers nomades. La faim, la soif les encerclent, ils
connaissent la peur, la maladie, la dfaite.
Il y a bien longtemps qu'on aurait pu n'en faire qu'une bouche, de votre cheikh et
de ses loqueteux, si on avait voulu. Un canon de 75 devant son palais de torchis, quelques
mitrailleuses, et il tait balay. Peut-tre qu'on a cru qu'il n'en valait pus la peine. On s'est
dit qu'il valait mieux attendre qu'il tombe tout seul, comme un fruit vreux... Mais
maintenant, aprs l'assassinat de Coppolani, ce n'est plus de la guerre : c'est une
opration de police contre une bande de brigands, voil tout.
Le vieil homme a t trahi par ceux-l mmes qu'il voulait dfendre. Ce sont les
hommes du Souss, de Taroudant, d'Agadir qui ont donn la nouvelle : Le grand cheikh
Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu'on appelle Ma el Anine, lEau des
Yeux, est en marche vers le Nord avec ses guerriers du dsert, ceux du Draa, ceux de la
Saguiet el Hamra, et mme les hommes bleus de Oualata, de Chinguetti. Us sont si
nombreux qu'ils couvrent une plaine entire. Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte
de Fez, pour renverser le sultan, et faire nommer sa place Moulay Hiba, celui qu'on
appelle Sebaa, le Lion, le fils an de Ma el Anine.
Mais ltat-major n'a pas cru la nouvelle. Cela a bien fait rire les officiers.
Le vieil homme de Smara est devenu fou. Comme s'il pouvait, avec sa troupe de
loqueteux, renverser le sultan et chasser l'arme franaise ! C'est ce qui semblait : le
vieux renard est accul la mer et au dsert et il a choisi de se suicider ; c'est la seule
issue qui lui reste, se faire tuer avec toute sa tribu.
Alors, aujourd'hui, 21 juin 1910, la troupe des tirailleurs noirs est en route, avec les
trois officiers franais et l'observateur civil en tte. Elle a obliqu vers le sud, pour
rencontrer l'autre troupe qui est partie de Zettat. Les mchoires de la tenaille se
referment, pour pincer le vieux cheikh et ses loqueteux.
Le soleil brle les yeux des soldats, de sa lumire mle de poussire. Au loin, sur la
colline qui domine la plaine caillouteuse, un village ocre surgit, peine distinct du d-
sert. Kasbah Zidaniya , dit seulement le guide. Mais aussitt il arrte son cheval. Au
loin, un groupe de guerriers cheval galope le long des collines. Les tirailleurs noirs
prennent position, tandis que les officiers poussent leurs chevaux l'cart. Des coups de
feu claquent, dissmins, sans qu'aucune balle siffle ou frappe. L'observateur civil pense
que cela ressemble davantage au bruit que font les chasseurs, la campagne. Un homme
bless est fait prisonnier, un Arabe de la tribu des Bni Amir. Le cheikh Ma el Anine n'est
pas loin, ses guerriers marchent sur la route d'El Borouj, au sud. La troupe repart mais
maintenant les officiers restent prs des soldats. Chacun scrute les broussailles. Le soleil
est encore haut dans le ciel quand a lieu la deuxime escarmouche sur la piste d'El
Borouj. Les coups de feu rsonnent nouveau dans le silence torride. Le gnral Moinier
donne Tordre de charger vers le creux de la valle. Les Sngalais tirent genou en terre,
puis ils courent, baonnette en avant. La tribu des Bni Moussa a tu douze soldats noirs
avant de s'enfuir travers les broussailles, en laissant sur le terrain des dizaines de morts.
Alors la troupe des Sngalais continue sa charge, vers le bas de la valle. Les soldats
dbusquent des hommes bleus partout, mais ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on
attendait. Ce sont des hommes en haillons, hirsutes, sans armes, qui courent en boitant,
qui tombent sur le sol caillouteux. Des mendiants, plutt, maigres, brls par le soleil,
rongs par la fivre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de dtresse,
tandis que les Sngalais, en proie une vengeance meurtrire, dchargent sur eux leurs
fusils, les clouent coups de baonnette dans la terre rouge. En vain le gnral Moinier
fait sonner le rappel. Devant les soldats noirs, les hommes et les femmes fuient en
dsordre, tombent sur le sol. Les enfants courent au milieu des buissons, muets de peur,
et les troupeaux de moutons et de chvres se bousculent en criant. Partout les corps des
hommes bleus jonchent le sol. Les derniers coups de feu rsonnent, puis Ton n'entend
plus rien, nouveau, le silence torride pse sur le paysage.
Immobiles en haut d'une colline, sur leurs chevaux qui bronchent d'inquitude, les
officiers regardent la grande tendue de broussailles o les hommes bleus ont dj
disparu, comme s'ils avaient t avals par la terre. Les tirailleurs sngalais reviennent,
portant leurs compagnons morts, sans un regard pour les centaines d'hommes et de
femmes en haillons qui sont couchs par terre. Quelque part, sur la pente de la valle, au
milieu des buissons d'pines, un jeune garon est assis ct du corps d'un guerrier mort,
et il regarde de toutes ses forces le visage ensanglant o les yeux se sont teints.
Dans la rue claire par le soleil levant, le jeune garon avance sans hte le long des
voitures arrtes. Son corps mince glisse le long des carrosseries, son reflet court sur les
glaces, sur les ailes vernies, sur les phares, mais ce n'est pas cela qu'il regarde. Il se
penche un peu sur chaque auto, et son regard scrute l'intrieur de la coque, les siges, le
plancher sous les siges, la lunette arrire, la bote gants.
Il avance en silence, tout seul dans la grande rue vide o le soleil allume sa premire
lumire du matin, pure et nette. Le ciel est dj trs bleu, limpide, sans un nuage. Le vent
de l't souffle de la mer, s'engouffre dans les rues, le long des avenues rectilignes,
tourbillonne dans les petits jardins en secouant les palmiers et les grands araucarias.
Radiez aime bien le vent de l't ; ce n'est pas un vent mauvais, comme celui qui
arrache la poussire, ou comme celui qui pntre l'intrieur du corps et glace jusqu'aux
os. C'est un vent lger, charg d'odeurs douces, un vent qui sent la mer et l'herbe, qui
donne envie de dormir. Radiez est heureux, parce qu'il a dormi la belle toile, dans un
jardin abandonn, la tte entre les racines d'un grand pin parasol, pas loin de la mer.
Avant le lever du soleil, il s'est rveill et il a senti tout de suite que le vent de l't
avait commenc. Alors il s'est un peu roul dans l'herbe comme font les chiens, et puis
ensuite, il a couru sans s'arrter jusqu'au bord de la mer. Il l'a regarde un long moment,
du haut de la route, si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais dj tache par
endroits du bleu et du rose de l'aurore. Mme, un instant, il a eu envie de descendre par
les rochers encore froids, d'ter tous ses habits, et de plonger dans l'eau. C'est le vent de
l't qui l'a appel jusqu' la mer, qui lui a montre leau. Mais il s'est souvenu qu'il n'avait
plus beaucoup de temps devant lui, qu'il fallait se dpcher parce que les gens allaient
bientt se rveiller. Alors il est remont vers les rues, la recherche des voitures.
Maintenant, il arrive devant un grand ensemble d'immeubles et de jardins. Il marche
le long des alles du parc, l o sont gares les voitures. Il n'y a personne dans les jardins,
aussi loin qu'on puisse voir. Les stores des immeubles sont encore baisss, les balcons
sont vides. Le vent de l't souffle sur la faade des immeubles et fait claquer les stores. Il
y a aussi le bruit doux dans les branches des mimosas et des lauriers, et les grandes
palmes qui se balancent en crissant.
La lumire arrive lentement, dans le ciel d'abord, puis sur le haut des immeubles, et
les rverbres allums deviennent ples. Radiez aime beaucoup cette heure, parce que les
rues sont encore silencieuses, les maisons fermes, sans personne, et c'est comme s'il
tait seul au monde. Il marche lentement le long des alles de l'immeuble, et il pense que
toute la ville est lui, qu'il ne reste personne d'autre. Peut-tre, comme aprs une
catastrophe, pendant qu'il dormait dans le jardin abandonn, les hommes et les femmes
ont fui, ils sont partis en courant vers les montagnes, en abandonnant leurs maisons et
leurs autos. Radiez avance le long des carrosseries immobiles, en regardant l'intrieur, les
siges vides, les volants immobiles, et il a l'impression trange d'un regard qui l'observe,
qui le menace. Il s'arrte, il lve la tte vers les hauts murs des immeubles. La lumire de
l'aurore claire dj le haut des faades avec sa teinte rose. Mais les stores et les fentres
restent ferms, et les grands balcons sont vides. Le bruit du vent qui passe est un bruit
trs doux, trs lent, un bruit qui n'est pas pour les hommes, et Radiez sent encore le vide
qui s'est creus sur la ville, qui a remplac le bruit et le mouvement des hommes.
Peut-tre que, pendant qu'il dormait, la tte entre les racines du vieux pin parasol,
mystrieusement, comme venu d'un autre monde, le vent de l't a endormi tous les
habitants et toutes les habitantes, et qu'ils sont allongs dans leurs lits, dans leurs
appartements aux volets clos, plongs dans un sommeil magique qui ne finira jamais.
Alors la ville peut enfin se reposer, respirer, les grandes rues vides aux voitures
immobiles, les magasins ferms, les rverbres et les feux rouges teints ; alors l'herbe va
pouvoir pousser tranquillement dans les fissures de la chausse, les jardins vont
redevenir comme des forts, et les rats et les oiseaux vont pouvoir aller partout sans
crainte, comme avant qu'il n'y et des hommes.
Radiez s'arrte un peu pour couter. Justement les oiseaux se rveillent dans les
arbres, les tourneaux, les moineaux, les merles. Les merles surtout crient trs fort, et ils
volent lourdement d'un palmier l'autre, ou bien ils avancent en sautillant sur le goudron
mouill des grands parkings. Le jeune garon aime bien les merles. Ils ont une belle robe
noire et un bec trs jaune, et ils ont cette faon particulire de sautiller, la tte un peu
tourne de ct, pour surveiller les dangers. Ils ressemblent des voleurs, et c'est pour a
que Radiez les aime. Ils sont comme lui, un peu tourdis, un peu filous, et ils savent
pousser des sifflements stridents pour prvenir quand il y a un danger ; ils savent rire,
avec des sortes de roulements de la gorge qui le font bien rire, lui aussi. Radiez avance
lentement sur les parkings, et de temps en temps, il siffle pour rpondre aux merles.
Peut-tre que, pendant que le jeune garon dormait dans le jardin abandonn, la tte
entre les racines du grand pin parasol, les hommes et les femmes ont quitt la grande
ville, comme a, sans faire de bruit, et que ce sont les merles qui ont pris leur place. Cette
ide fait beaucoup plaisir Radiez, et il siffle plus fort, en saidant de ses doigts, pour dire
aux merles qu'il est d'accord avec eux, que tout est eux, tout, les maisons, les rues, les
autos, et mme les magasins et ce qu'il y a dedans.
La lumire grandit vite dans le parc, autour des immeubles. Les gouttes de rose
brillent sur les toits des voitures, sur les feuilles des arbustes. Radiez doit faire de grands
efforts pour ne pas s arrter pour regarder toutes ces gouttes de lumire. Dans le vide du
grand parking, avec ces hauts murs blancs, ces stores baisss, ces balcons vides, elles
brillent avec une intensit accrue, comme si elles taient les seules choses vraies et
vivantes. Elles tremblent un peu dans le vent qui souffle de la mer, elles semblent des
milliers d'yeux fixes en train de regarder le monde.
Alors, nouveau, confusment. Radiez sent la menace qui pse sur tout cela, ici, dans
le parking des immeubles, le danger qui rde. C'est un regard, ou bien une lumire, que le
jeune garon ne voit pas, ne peut pas comprendre. La menace est cache sous les roues
des autos arrtes, dans le reflet des glaces, dans la lueur blme des rverbres qui
continuent brler malgr le jour. Cela fait un frisson sur sa peau, et le jeune garon sent
son cur ralentir, puis battre plus vite, et les paumes de ses mains se mouillent d'eau
froide.
Les oiseaux ont disparu, maintenant, sauf des vols de martinets qui passent toute
vitesse en criant. Les merles se sont enfuis de l'autre ct des grands blocs de bton, et
l'air est devenu silencieux. Mme le vent cesse peu peu. L'aube ne dure pas longtemps
au-dessus de la grande ville, elle montre son miracle un moment, puis elle s'efface.
Maintenant c'est le jour qui arrive. Le ciel n'est plus gris et rose, la couleur terne l'envahit.
Il y a une sorte de brume, du ct de l'ouest, l o les grandes chemines des rservoirs
ont sans doute commenc cracher leurs fumes empoisonnes.
Radiez voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cur se serre. Bientt, les hommes et
les femmes vont ouvrir leurs volets et leurs portes, ils vont soulever les stores et sortir
sur les balcons, ils vont marcher dans les rues de la ville, et mettre en marche les moteurs
de leurs autos et de leurs camions, et rouler en regardant tout avec leurs yeux mchants.
C'est pour cela qu'il y a ce regard, cette menace. Radiez n'aime pas le jour. Il n'aime que la
nuit, et l'aurore, quand tout est silencieux, inhabit, quand il n'y a plus que les chauves-
souris et les chats errants.
Alors, il continue remonter les alles du grand parking, en scrutant avec plus
d'attention l'intrieur des autos arrtes. De temps en temps, il voit quelque chose qui
pourrait tre intressant, et il tte la poigne des portires, comme cela, rapidement, en
passant, pour le cas o elles seraient ouvertes. Il a repr trois autos dont les portires ne
sont pas verrouilles, mais il les laisse pour l'instant, parce qu'il n'est pas sr que a vaille
la peine. Il se dit qu'il reviendra tout l'heure, quand il aura fait le tour du bloc, parce que
les voitures ouvertes, a se fait vite.
La lueur du soleil grandit dans le ciel, au-dessus des arbres, mais on ne le voit pas
encore. On voit seulement la belle lumire chaude qui s'ouvre, qui se rpand dans le ciel.
Radiez n'aime pas la journe, mais il aime bien le soleil, et il est content l'ide de le voir
apparatre. Il vient enfin, un disque incandescent qui jette un clair au fond de ses yeux,
et Radiez s'arrte de marcher un instant, bloui.
Il attend, en coutant les coups de son cur dans ses artres. La menace l'environne,
sans qu'il puisse savoir d'o elle vient. Le jour augmente, et avec lui le poids de la peur, du
haut des grands murs blancs aux centaines de stores bleus, du haut des toits plats
hrisss d'antennes, du haut des pylnes de ciment, du haut des grands palmiers aux
troncs lisses. C'est le silence surtout qui fait peur, le silence du jour, et les lumires
lectriques des rverbres qui continuent brler en faisant un bourdonnement aigu.
C'est comme si les bruits habituels des hommes et de leurs moteurs ne pourraient plus
reparatre, comme si le sommeil les avait arrts, dans une gangue, moteurs gripps,
gorges serres, visages aux yeux ferms.
Bon, on y va.
C'est Radiez qui a parl tout haut, pour se donner du courage. Sa main tte nouveau
les poignes des portires, ses yeux scrutent l'intrieur froid des carrosseries. La lumire
du soleil tincelle sur les gouttes de rose accroches aux coques et aux pare-brise.
Rien... rien.
La hte maintenant efface un peu l'angoisse. Le jour est tendu, blanc, le soleil a
bientt dpass les toits des grands immeubles. 11 brille dj srement sur la mer, en
allumant des reflets tincelants sur les crtes des vagues. Radiez avance sans regarder
autour de lui.
a va, merci.
Une portire s'est ouverte. Sans bruit, le jeune garon coule son corps l'intrieur de
la voiture ; ses mains ttent partout, sous les siges, dans les recoins, dans les poches des
portires, ouvrent la bote gants. Ses mains ttent vite, avec habilet, comme des mains
d'aveugle.
Rien !
Rien ; l'intrieur de l'auto est vide, froid et humide comme une cave.
Salauds !
A l'inquitude succde la colre, et le jeune garon remonte l'alle, le long de
l'immeuble, en scrutant l'intrieur de chaque voiture. Soudain un bruit le fait sursauter,
un grondement de moteur et un bruit de tles. Cach derrire une station-wagon verte,
Radiez regarde passer le camion des boueurs qui vident les poubelles. Le camion tourne
autour des immeubles, sans entrer sur le parking. Il s'en va, demi cach par les haies de
lauriers et par les troncs des palmiers, et Radiez trouve qu'il ressemble un drle
d'insecte de mtal, un bousier peut-tre, avec son dos rond et sa dmarche cahotante.
Quand tout est de nouveau silencieux. Radiez voit sur la plate-forme de la station-
wagon des formes qui pourraient tre intressantes. Il s'approche de la vitre arrire et il
distingue des vtements, beaucoup de vtements empils larrire, dans des housses de
plastique orange. Il y a aussi des vtements l'avant, des cartons de chaussures et, sur le
sol, tout prs du sige, difficile apercevoir pour quelqu'un qui ne s'y connat pas, l'angle
d'un poste de radio transistors. Les portires de la station-wagon sont verrouilles, mais
la vitre avant est entrouverte ; Radiez tire de toutes ses forces, se suspend au rebord de la
glace, pour agrandir l'ouverture. Millimtre par millimtre, la glace cde, et bientt Radiez
peut passer son long bras maigre jusqu' ce que le bout de ses doigts touche le bouton de
scurit, et le tire. Il ouvre la portire et il se glisse l'avant de la voiture.
La station-wagon est trs grande, avec des siges profonds en ska vert sombre. Radiez
est content d tre l'intrieur de l'auto. II reste un instant assis sur le sige froid, les
mains poses sur le volant, et il regarde le parking et les arbres travers le grand pare-
brise. Le haut du pare-brise est teint de vert meraude, et a fait une drle de lueur dans
le ciel blanc, quand on bouge la tte. A droite du volant, il y a un poste de radio. Radiez
tourne les boutons, mais le poste ne s'allume pas. Sa main appuie sur le bouton de la
bote gants, et le couvercle s'ouvre. Dans la bote, il y a des papiers, un crayon bille et
une paire de lunettes noires.
Radiez se glisse par-dessus le dossier du sige avant, jus- qu' la plate-forme arrire. Il
examine rapidement les vtements. Ce sont des habits neufs, des complets, des chemises,
des tailleurs et des pantalons de femme, des chandails, tous plies dans leur housse de
plastique. Radiez fait ct de lui une pile de vtements, puis de cartons chaussures, de
cravates, de foulards. Il bourre les vtements dans les pantalons, dont il noue les jambes
pour faire des paquets. Tout d'un coup, il se souvient du poste de radio transistors. II se
glisse sur le sige avant, la tte vers le plancher, et ses mains ttent l'objet, le soulvent
un peu. Il tourne un bouton, et cette fois, la musique jaillit, des notes de guitare qui
glissent et coulent comme le chant des oiseaux laurore, des pelouses. Elles dtalent de
toutes leurs forces, perdues et secoues de panique, sans savoir o elles vont, sans savoir
o elles s'arrteront. Maintenant il y a le haut mur de sparation du parking, et les jambes
ne peuvent pas s'envoler. Elles courent le long du mur, elles zigzaguent entre les voitures
immobiles. Le jeune garon n'a pas besoin de se retourner pour savoir que l'auto noire
des policiers est toujours l, qu'elle est toute proche, qu'elle prend les virages toute
vitesse en faisant crisser ses pneus et ronfler son moteur. Puis elle est derrire, sur une
longue ligne droite, au bout de laquelle il y a l'avenue ouverte, et le corps minuscule de
Radiez qui galope comme un lapin dbusqu. L'auto noire des policiers grandit,
s'approche, ses roues dvorent l'alle de goudron et de gravillons. Tandis qu'il court,
Radiez entend le bruit des stores qui se soulvent, un peu partout, sur la faade de
l'immeuble, et il pense que maintenant tous les gens sont sur les balcons pour le regarder
courir. Et tout coup, il y a une ouverture dans le mur, une porte peut-tre, et le corps de
Radiez bondit travers l'ouverture. Maintenant, il est de l'autre ct du mur, tout seul sur
la grande avenue qui conduit la mer, avec trois, quatre minutes d'avance, le temps que
l'auto noire des policiers atteigne la sortie du parking, fasse demi-tour sur l'avenue. Cela
aussi, le jeune garon le sait sans y penser, comme si c'taient son cur perdu et ses
jambes qui pensaient pour lui. Mais o aller ? Au bout de l'avenue, moins de cent
mtres, il y a la mer, les rochers. C'est vers l que le jeune garon continue
instinctivement, si vite que l'air chaud du jour fait pleurer ses yeux. Ses oreilles
n'entendent que le bruit du vent, et il ne peut plus rien voir d'autre que le ruban noir de la
route o brille avec force la lumire du soleil, et. Tout au bout, au-dessus du mur de la
corniche, la couleur laiteuse de la mer et du ciel mlangs. Il court si vite qu'il ne peut
plus entendre prsent les pneus de l'auto noire des policiers sur la chausse, ni les deux
tons terribles du klaxon en train de remplir tout l'espace entre les immeubles.
Encore quelques bonds, encore, jambes, encore quelques battements, cur, encore,
car la mer n'est plus trs loin, la mer et le ciel mlangs, o il n'y a plus ni maisons, ni
hommes, ni voitures. Alors, l'instant mme o le corps du jeune garon bondit sur la
chausse de la route de corniche, droit vers la mer et le ciel mlangs, comme un
chevreuil que la meute va rejoindre, a cet instant-l arrive un grand autobus bleu, aux
phares encore allums, et le soleil levant percute comme un clair son pare-brise
recourb, quand le corps de Radiez se brise sur le capot et sur les phares, dans un grand
bruit de tle et de freins qui crient. Pas trs loin de l, la lisire du parc des palmiers, il y
a une jeune femme trs sombre, immobile, comme une ombre, qui regarde de toutes ses
forces. Elle ne bouge pas, elle regarde seulement, tandis que les gens viennent de tous les
cts, s'assemblent sur la route autour de l'autobus, de la voiture noire, et de la
couverture qui cache le corps bris du voleur.
Tiznit, 23 octobre 1910
A l'endroit o la ville se confond avec la terre rouge du dsert, vieux murs de pierre
sche, ruines de maisons en pis, au milieu des acacias dont certains ont brl, l o
passe librement le vent de poussire, loin des puits, loin de l'ombre des palmiers, c'est l
que le vieux cheikh est en train de mourir.
Il est arriv ici, la ville de Tiznit, au bout de sa longue marche inutile. Au nord, dans
le pays du roi vaincu, les soldats trangers progressent, de ville en ville, dtruisant tout ce
qui leur rsiste. Au sud, les soldats des Chrtiens sont entrs dans la valle sainte de la
Saguiet el Hamra, ils ont mme occup la ville de Smara, le palais vide de Ma el Anine. Le
vent de malheur a commenc souffler sur les murs de pierre, par les meurtrires
troites, le vent qui use tout, qui vide tout.
Ici il souffle maintenant, le vent mauvais, le vent tide qui vient du nord, qui apporte
la brume de la mer. Autour de Tiznit, dissmins comme des btes perdues, les hommes
bleus attendent, l'abri de leurs huttes de branches.
Sur tout le camp, on n'entend pas d'autre bruit que celui du vent qui fait cliqueter les
branches des acacias, et de temps autre l'appel d'une bte entrave. Il y a un grand
silence, un silence terrible qui n'a pas cess depuis l'attaque des soldats sngalais, dans
la valle de l'oued Tadla. Maintenant les voix des guerriers se sont tues, les chants se sont
teints. Plus personne ne parle de ce qui va venir, peut-tre parce que plus rien ne doit
venir.
C'est le vent de la mort qui souffle sur la terre dessche, le vent mauvais qui vient des
terres occupes par les trangers, Mogador, Rabat, Fez, Tanger. Le vent tide qui
porte la rumeur de la mer, et au- del mme, le bourdonnement des grandes villes
blanches o rgnent les banquiers, les marchands
Dans la maison de boue au toit demi effondr, le vieux cheikh est couch, allong
sur son manteau mme la terre battue. La chaleur est suffocante, Pair est plein du bruit
des mouches et des gupes. Sait-il prsent que tout est perdu, tout est fini ? Hier, avant-
hier, les messagers du Sud sont venus lui donner des nouvelles, mais il n'a pas voulu les
entendre. Les messagers ont gard les nouvelles du Sud, l'abandon de Smara, la fuite de
Hassena et de Larhdaf, les fils cadets de Ma el Anine, vers le plateau de Tagant, la fuite de
Moulay Hiba vers les montagnes de l'Atlas. Mais ils emportent maintenant avec eux la
nouvelle qu'ils vont donner l-bas, ceux qui les attendent : Le grand cheikh Ma el
Anine va mourir bientt. Dj ses yeux ne voient plus, et ses lvres ne peuvent plus
parler. Ils diront que le grand cheikh est en train de mourir dans la maison la plus
pauvre de Tiznit, comme un mendiant, loin de ses fils, loin de son peuple.
Autour de la maison en ruine, quelques hommes sont assis. Ce sont les derniers
guerriers bleus de la tribu des Berik Al-lah. Ils ont fui travers la plaine du fleuve Tadla,
sans se retourner, sans chercher comprendre. Les autres sont retourns vers le Sud, vers
leurs pistes, parce qu'ils ont compris qu'il u\ avait plus rien esprer, que les terres
promises ne leur seraient jamais donnes. Mais eux, ce n'tait pas de la terre qu'ils
voulaient. Ils aimaient le grand cheikh, ils le vnraient l'gal d'un saint. Il leur avait
donn sa bndiction divine, et cela les avait lis lui comme les paroles d'un serment.
Nour est avec eux, aujourd'hui. Assis sur la terre poussireuse, l'abri d'un toit de
branches, il regarde fixement la maison de boue au toit demi effondr o le grand
cheikh est enferm. Il ne sait pas encore que Ma el Anine est en train de mourir. Cela fait
plusieurs jours qu'il ne l'a pas vu sortir, vtu de son manteau blanc sali, appuy sur
l'paule de son serviteur, suivi de Meymuna
Laliyi, sa premire femme, la mre de Moulay Sebaa, le Lion. Au dbut, quand il est
arriv Tiznit, Ma el Anine a envoy des messagers pour que ses fils viennent le
chercher. Mais les messagers ne sont pas revenus. Chaque soir, avant la prire. Ma el
Anine sortait de la maison pour regarder vers le nord, la piste o Moulay Hiba aurait d
venir. Maintenant il est tard, et il est clair que ses fils ne viendront plus.
Depuis deux jours il a perdu la vue, comme si la mort avait d'abord pris ses veux. Dj,
quand il sortait pour se tourner vers le nord, ce n'taient plus ses yeux qui cherchaient
son fils, c'tait son visage tout entier, ses mains, son corps qui dsiraient la prsence de
Moulay Hiba. Nour le regardait, silhouette lgre, presque fantomatique, entoure de ses
serviteurs, suivie par l'ombre noire de Lalla Meymuna. Et il sentait le froid de la mort qui
obscurcissait le paysage, comme si un nuage avait cach le soleil.
Nour pensait au guerrier aveugle, couch dans le ravin, sur le lit du fleuve Tadla. Il
pensait au visage teint de son ami, que maintenant les chacals avaient peut-tre mang,
et il pensait aussi tous ceux qui taient morts sur le chemin, abandonns au soleil et la
nuit.
Plus tard, il avait rejoint les restes de la caravane qui avaient chapp au massacre, et
ils avaient march pendant des jours, mourants de faim et de fatigue. Ils avaient fui
comme des proscrits le long des chemins les plus durs, vitant les villes, osant peine
goter l'eau des puits. Alors le grand cheikh tait tomb malade, et il avait fallu s'arrter
ici, aux portes de Tiznit, sur cette terre poussireuse o soufflait le vent mauvais.
La plupart des hommes bleus avaient continu leur route, sans but, sans fin, vers les
plateaux du Draa, pour retrouver les pistes qu'ils avaient laisses. Le pre et la mre de
Nour taient retourns vers le dsert. Mais lui n'avait pas pu les suivre. Peut-tre
esprait-il encore un miracle, cette terre que le cheikh leur avait promise, o il y aurait la
paix et 1 abondance, o les soldats trangers ne pourraient jamais entrer ? Les hommes
bleus taient partis, les uns aprs les autres, emportant leurs hardes. Mais il y avait tant
de morts, sur leur route ! Jamais ils ne retrouveraient la paix d'autrefois, jamais le vent de
malheur ne les laisserait en paix.
Parfois, venait la rumeur : Moulay Hiba arrive, Moulay Sebaa, le Lion, notre roi !
Mais ce n'tait qu'un mirage, qui se dissolvait dans le silence torride.
Maintenant, il est bien tard, parce que le cheikh Ma el Anine est en train de mourir.
Le vent ne souffle plus tout coup.ie poids de l'air fait lever les hommes. Tous se
haussent sur leurs jambes, regardent vers l'ouest, du ct o le soleil descend vers
l'horizon bas. La terre poussireuse, aux pierres aigus comme des lames, se couvre d'une
teinte qui brille comme le mtal en fusion. Le ciel se voile d'une fine brume travers
laquelle le soleil apparat comme un disque rouge, normment dilat.
Personne ne comprend pourquoi le vent a cess soudain, ni pourquoi il y a sur
l'horizon cette couleur trange et brle. Mais Nour sent nouveau le froid qui entre en
lui, comme la fivre, et il se met trembler. II se tourne vers la vieille maison en ruine, l
o est Ma el Anine. Il marche lentement vers la maison, attir malgr lui, le regard fix
sur la porte noire.
Les guerriers de Ma el Anine, les Berik Allah au visage sombre regardent le jeune
garon qui avance vers la maison, mais aucun d'eux ne s'interpose pour lui barrer le
chemin. Leur regard est vide et fatigu, comme s'ils vivaient un rve. Peut-tre qu'eux
aussi ont perdu la vue au long de la marche inutile, leurs yeux brls par le soleil et le
sable du dsert ?
Lentement Nour avance sur la terre caillouteuse, vers la maison aux murs de boue. Le
soleil couchant fait briller les vieux murs, creuse l'ombre de la porte.
C'est par cette porte que Nour entre maintenant, comme autrefois, avec son pre, dans
le tombeau du saint. Un instant, il reste immobile, aveugl par l'ombre, sen- tant la
fracheur humide de la maison. Quand ses yeux se sont accoutums, il voit la grande pice
nue, le sol de terre battue. Au bout de la pice, le vieux cheikh est couch sur son
manteau, la tte pose sur une pierre. Lalla Meymuna est assise ct de lui, enveloppe
dans son manteau noir, le
visage voil.
Nour ne fait aucun bruit, retient son souffle. Au bout d'un long temps, Lalla Meymuna
tourne son visage vers le jeune garon, parce qu'elle a senti son regard. Le voile noir
s'carte, dcouvre son beau visage couleur de cuivre. Ses yeux brillent dans la pnombre,
des larmes coulent sur ses joues. Le cur de Nour se met battre trs fort, et il sent une
douleur poignante au centre de son corps. Il va reculer vers la porte, s'en aller, quand la
vieille femme lui dit d'entrer. Il marche lentement vers le centre de la pice, un peu
courb cause de la douleur au milieu de son corps. Quand il est devant le cheikh, les
jambes lui manquent, et il tombe sur le sol lourdement, les bras tendus en avant. Ses
mains touchent le manteau blanc de Ma el Anine, et il reste tendu, le visage contre la
terre humide. Il ne pleure pas, il ne dit rien, il ne pense rien, mais ses mains sont
accroches au manteau de laine et le serrent si fort qu'elles en ont mal. A ct de lui, Lalla
Meymuna est immobile, assise prs de l'homme qu'elle aime, enveloppe dans son
manteau noir, et elle ne voit plus rien, elle n'entend plus rien.
Ma el Anine respire lentement, douloureusement. Son souffle soulve avec peine sa
poitrine, avec un bruit rauque qui emplit toute la maison. Dans la pnombre, son visage
maci parat encore plus blanc, presque transparent.
Nour regarde le vieil homme, de toutes ses forces, comme si son regard pouvait
ralentir la marche de la mort. Les lvres entrouvertes de Ma el Anine prononcent des
bribes de paroles, aussitt touffes par les rles. Peut-tre qu'il chantonne encore les
noms de ses fils, Mohammed Rebbo, Mohammed Larhdaf, Taaleb, Hassena. Saadbou,
Ahmed Ech Chems, celui qu'on appelle le Soleil, et surtout le nom de celui qu'il a guett
chaque soir sur la piste du nord, celui qu'il attend encore, Ahmed Dehiba, celui qu'on
appelle Moulay Sebaa, le Lion. Lalla Meymuna essuie avec un pan de son manteau noir la
sueur qui perle sur le visage de Ma el Anine, mais il ne sent mme pas le contact de
l'toffe sur son front et sur ses joues.
Par moments, ses bras se raidissent, et son buste fait un effort, parce qu'il veut
s'asseoir. Ses lvres tremblent, ses yeux roulent dans ses orbites. Nour s'approche
davantage, et il aide Meymuna soulever Ma el Anine, ils le tiennent assis. Pendant
quelques secondes, avec une nergie incroyable dans son corps si lger, le vieux cheikh
reste assis, les bras tendus en avant, comme s'il allait se mettre debout. Son visage maigre
exprime une angoisse intense, et Nour se sent plein de frayeur cause de ce regard vide,
de ces iris ples. Nour se souvient du guerrier aveugle, de la main de Ma el Anine qui a
touch ses yeux, de son souffle sur la face de l'homme bless. Maintenant, Ma el Anine
connat la mme solitude, celle dont on ne s'chappe pas, et personne ne peut apaiser le
vide de son regard.
La souffrance que ressent Nour est si grande qu'il voudrait s'en aller, quitter cette
maison d'ombre et de mort, s'enfuir en courant sur la plaine poussireuse, vers la lumire
dore du couchant.
Mais soudain, c'est dans ses mains qu'il ressent la puissance, dans son souffle.
Lentement, comme s'il cherchait se souvenir de gestes anciens, Nour passe la paume de
sa main sur le front de Ma el Anine, sans prononcer une parole. Il mouille le bout de ses
doigts avec sa salive, et il touche les paupires qui tremblent d'inquitude. Il souffle
doucement sur le visage, sur les lvres, sur les yeux du vieil homme. Il entoure le buste de
son bras et longuement le corps lger s'abandonne, se couche en arrire.
Maintenant, le visage de Ma el Anine semble apais, libr de sa souffrance. Les yeux
ferms, le vieil homme respire tout doucement, sans bruit, comme s'il allait s'endormir.
Nour aussi sent la paix en lui, sa douleur s'est dlie l'intrieur de son corps. Il se recule
un peu, sans cesser de regarder le cheikh. Puis il sort de la maison, tandis que l'ombre
noire de Lalla Meymuna s'tend sur le sol pour dormir.
Dehors, la nuit tombe lentement. On entend les cris des oiseaux qui survolent le lit de
l'oued, vers la palmeraie. Le vent tide de la mer recommence souffler par
intermittence, en froissant les feuilles du toit en ruine. Meymuna allume la lampe huile,
elle donne boire au cheikh. Devant la porte de la maison, Nour sent sa gorge serre et
brlante, il ne peut pas dormir. Plusieurs fois dans la nuit, sur un signe de Meymuna, il
s'approche du vieillard, il passe sa main sur son front, il souffle sur ses lvres et sur ses
paupires. Mais la fatigue et la dtresse ont dtruit son pouvoir, et il ne parvient plus
effacer l'inquitude qui fait trembler les lvres de Ma el Anine. C'est peut-tre la douleur
l'intrieur de son propre corps qui brise son souffle.
Juste avant la premire aube, quand au-dehors Pair est silencieux et immobile, qu'il
n'y a pas un bruit, pas un cri d'insecte. Ma el Anine meurt. Meymuna qui tient sa main
s'en rend compte, et elle se couche par terre ct de celui qu'elle aime, et elle commence
pleurer sans plus touffer ses sanglots. Alors Nour, debout prs de la porte, regarde une
dernire fois la silhouette fragile du grand cheikh, couch dans son manteau blanc, si
lger qu'il semble flotter au-dessus de la terre. Puis, reculons, il s'loigne, il se retrouve
seul dans la nuit, sur la plaine couleur de cendre claire par la pleine lune. La peine et la
fatigue l'empchent de marcher loin. Il tombe sur le sol, prs des buissons d'pines, et il
s'endort tout de suite, sans entendre la voix de Lalla Meymuna qui pleure, comme une
chanson.
C'est comme cela qu'elle est partie, un jour, sans prvenir. Elle s'est leve, un matin,
juste avant l'aurore, comme elle avait l'habitude de le faire, l-bas, dans son pays, pour
aller jusqu' la mer, ou jusqu'aux portes du dsert. Elle a cout le souffle du photographe
qui dormait dans son grand lit, accabl par la chaleur de l't. Dehors, il y avait dj les
cris aigus des martinets, et dans le lointain, peut-tre, le bruit doux du jet d'eau de
l'arroseur public. Lalla a hsit, parce qu'elle voulait laisser quelque chose au
photographe, un signe, un message, pour lui dire adieu. Comme elle n'avait rien, elle a
pris un morceau de savon, et elle a dessin le fameux signe de sa tribu, avec lequel elle
signait ses photos dans la rue, Paris :
Parce que c'est le plus vieux dessin qu'elle connaisse, et qu'il ressemble un cur.
Ensuite elle est partie travers les rues de la ville, pour ne plus jamais revenir.
Elle a voyag en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville, de pays en pays.
Elle a attendu des trains dans des gares, si longtemps que ses jambes devenaient raides et
que son dos et ses fesses taient meurtris.
Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas attention
la silhouette de cette jeune femme au visage fatigu, qui tait enveloppe malgr la
chaleur dans un drle de vieux manteau marron qui descendait jusqu' ses pieds. Peut-
tre qu'ils pensaient qu'elle tait pauvre, ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient,
dans les wagons, mais elle ne comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire.
Ensuite, le bateau avance lentement sur la mer d'huile, il s'loigne d'Algsiras, il va
vers Tanger. Sur le pont brlent le soleil et le sel, et les gens sont masss l'ombre,
hommes, femmes, enfants, assis ct de leurs cartons et de leurs valises. Certains
chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse, une chanson nasillarde et triste,
puis le chant s'teint, et on n'entend plus que les trpidations de la machine.
Par-dessus le bastingage, Lalla regarde la mer bleu sombre, lisse, o les rouleaux de la
houle avancent lentement. Dans le sillage blanc du bateau, les dauphins bondissent, se
poursuivent, se sparent. Lalla pense l'oiseau blanc, celui qui tait un vrai prince de la
mer, qui volait au-dessus de la plage, au temps du vieux Nam an. Son cur bat plus vite,
et elle regarde avec ivresse, comme si elle allait rellement l'apercevoir, ses bras tendus
au-dessus de la mer. Sur sa peau elle sent la brlure du soleil, la brlure ancienne, et elle
voit la lumire si belle et si cruelle du ciel.
La voix des hommes qui chantent leur chanson nasillarde la trouble soudain, et elle
sent les larmes qui coulent de ses yeux, sans bien comprendre pourquoi. II y a si
longtemps qu'elle a entendu cette chanson, comme dans un rve ancien, demi effac. Ce
sont des hommes la peau noire, vtus seulement d'une chemise lopard et d'un
pantalon de toile trop court, pieds nus dans des sandales japonaises. L'un aprs l'autre, ils
chantent la chanson nasillarde et triste, que personne d'autre ne peut comprendre,
comme cela, en se balanant et les yeux moiti ferms.
Et quand elle entend leur chanson, Lalla sent au fond d'elle, trs secret, le dsir de
revoir la terre blanche, les hauts palmiers dans les valles rouges, les tendues de pierres
et de sable, les grandes plages solitaires, et mme les villages de boue et de planches, aux
toits de tle et de papier goudronn. Elle ferme un peu les yeux, et elle voit cela, devant
elle, comme si elle n'tait pas partie, comme si elle avait seulement dormi une heure ou
deux.
Au fond d'elle, l'intrieur de son ventre gonfl, il y a ce mouvement aussi, ces
secousses qui font mal, qui frappent l'intrieur de la peau. Maintenant, elle pense
l'enfant qui veut natre, qui vit dj, qui rve dj. Elle frissonne un peu, et elle serre
entre ses mains son ventre dilat, elle laisse aller son corps au balancement lourd du
bateau, le dos appuy contre la paroi de fer qui tremble. Mme, elle chante un peu pour
elle-mme, entre ses dents, un peu pour l'enfant qui cesse de la battre et l'coute, la
chanson ancienne, celle que chantait Aamma, et qui venait de sa mre :
Un jour, le corbeau sera blanc, la mer s'asschera on trouvera le miel dans la fleur
du cactus, on fera un lit avec les branches de l'acacia, un jour, oh, un jour, il n'y aura plus
de venin dans la bouche du serpent, et les balles de fusil ne porteront plus la mort, car ce
jour-l, je quitterai mon amour...
Les trpidations des machines couvrent le son de sa voix mais l'intrieur de son
ventre, l'enfant inconnu coute bien les paroles, et il s'endort. Alors, pour faire plus de
bruit, et pour se donner courage, Lalla chante plus fort les mots de la chanson qu'elle
prfrait :
Mdi-ter-ra-n--e...
Le bateau glisse lentement sur la mer huileuse, sous le ciel lourd. Maintenant, il y a
une vilaine tache grise l'horizon, comme un nuage accroch la mer : Tanger. Tous les
visages sont tourns vers la tache, et les gens ont cess de parler ; mme les Noirs ne
chantent plus. L'Afrique arrive lentement devant l'trave du bateau, indcise, dserte.
L'eau de la mer devient grise, moins profonde. Dans le ciel volent les premires mouettes,
grises elles aussi, maigres et peureuses.
Tout a donc chang ? Lalla pense au premier voyage, vers Marseille, quand tout tait
encore neuf, les rues, les maisons, les hommes. Elle pense l'appartement d'Aamma,
l'htel Sainte-Blanche, aux terrains vagues prs des rservoirs, tout ce qui est rest
derrire elle dans la grande ville meurtrire. Elle pense Radiez le mendiant, au
photographe, aux journalistes, tous ceux qui sont devenus comme des ombres.
Maintenant, elle n'a plus rien que ses vtements, et le manteau marron qu'Aamma lui a
donn quand elle est arrive. L'argent aussi, la liasse de billets de banque neufs, retenus
par une pingle, qu'elle a prise dans la poche de la veste du photographe, avant de s'en
aller. Mais c'est comme si rien ne s'tait pass, comme si elle n'avait jamais quitt la Cit
des planches et du papier goudronn, ni le plateau de pierres et les collines o vit le
Hartani. Comme si elle avait dormi simplement une heure ou deux.
Elle regarde l'horizon vide, la poupe du navire, puis la tache de terre grise et la
montagne o s'agrandissent les espces de macules des maisons de la ville arabe. Elle
tressaille, parce que dans son ventre, l'enfant s'est mis bouger trs fort.
Dans l'autocar qui roule sur la route de poussire, qui s'arrte pour charger des
paysans, des femmes, des enfants, Lalla sent encore l'ivresse trange. La lumire
l'enveloppe, et la poussire fine qui monte comme un brouillard de chaque ct de
l'autocar, qui entre l'intrieur de la carlingue, qui s'accroche sa gorge et crisse sous ses
doigts, la lumire, la scheresse, la poussire : Lalla sent leur prsence, et c'est comme
une nouvelle peau sur elle, comme un nouveau souffle.
Est-il possible que quelque chose d'autre ait exist ? Y a-t-il un autre monde, d'autres
visages, d'autre lumire ? Le mensonge des souvenirs ne peut pas survivre au bruit de
l'autocar poussif, ni la chaleur, ni la poussire. La lumire nettoie tout, abrase tout,
comme autrefois, sur le plateau de pierres. Lalla sent nouveau le poids du regard secret
sur elle, autour d'elle ; non plus le regard des hommes, plein de dsir et d'envie, mais le
regard de mystre de celui qui connat Lalla et qui rgne sur elle comme un dieu.
L'autocar roule sur la piste de poussire, monte en haut des collines. Partout, il n'y a
que la terre sche brle pareille une vieille peau de serpent. Au-dessus du toit du car, le
ciel et la lumire brlent fort, et la chaleur augmente dans la carlingue comme
l'intrieur d'un four. Lalla sent les gouttes de sueur qui coulent sur son front, le long de
son cou, dans son dos. Dans l'autocar, les gens sont immobiles, impassibles. Les hommes
sont envelopps dans leurs manteaux de laine, les femmes sont accroupies par terre entre
les siges, couvertes de leurs voiles bleu-noir. Seul le chauffeur bouge, grimace, regarde
dans le rtroviseur. Plusieurs fois son regard rencontre celui de Lalla, et elle dtourne la
tte. Le gros homme au visage plat rgle le rtroviseur pour pouvoir mieux la regarder,
puis, d'un geste colreux, le remet en place. La radio, le bouton tourn fond, siffle et
crache, et laisse entendre, quand on passe prs d'un pylne lectrique, une longue trane
de musique nasillarde.
Tout le jour, l'autocar roule sur les routes de goudron et sur les pistes de poussire,
traverse les fleuves desschs, s'arrte devant des villages de boue o les enfants nus
attendent. Les chiens maigres courent cte de lautocar, essaient de mordre ses roues.
Quelquefois, l'autocar s arrte au milieu d'une plaine dsertique, parce que le moteur a
des faiblesses. Pendant que te chauffeur au nez plat se penche dans le capot ouvert, pour
nettoyer le gicleur, les hommes et les femmes descendent, s'assoient l'ombre de
l'autocar, ou bien vont uriner, accroupis au milieu des buissons d'euphorbe. Certains
sortent de leur poche de petits citrons qu'ils sucent longuement, en faisant claquer la
langue.
Puis l'autocar repart, cahote sur les routes, monte les collines, comme cela,
interminablement, dans la direction du soleil couchant. La nuit vient vite sur ltendue
des plaines dsertiques, elle recouvre les pierres et transforme la poussire en cendres.
Alors, soudain, dans la nuit, l'autocar s'arrte, et Lalla aperoit au loin les lumires, de
l'autre ct de la rivire. Dehors, la nuit est chaude, pleine du bruissement des insectes,
des cris des crapauds. Mais cela ressemble au silence aprs ces heures passes dans
l'autocar.
Lalla descend, elle marche lentement le long de la rivire. Elle reconnat la btisse des
bains publics, puis le gu. La rivire est noire, la mare a repouss le courant de l'eau
douce. Laila traverse le gu, avec l'eau jusqu' mi-cuisse, mais la fracheur de la rivire lui
fait du bien. Dans la pnombre, Lalla voit la silhouette d'une femme qui porte un paquet
sur sa tte, sa longue robe retrousse jusqu'au ventre.
Un peu plus loin, sur l'autre rive, commence le sentier qui va jusqu' la Cit. Puis les
maisons de boue et de planches, une, encore une. Lalla ne reconnat plus les maisons. Il y
en a de nouvelles partout, mme prs de la rive du fleuve, l o passe Peau quand il y a
une crue. La lumire lectrique claire mal les ruelles de terre battue, et les maisons de
planches et de tles ont l'air abandonnes. Quand elle marche le long des rues, Lalla
entend des bruits de voix qui chuchotent, des pleurs de bbs. Quelque part, au-del de la
ville, irrel, le jappement d'un chien sauvage. Les pas de Lalla se posent sur des traces
anciennes, et elle te ses sandales de tennis pour mieux sentir la fracheur et le grain de la
terre.
C'est toujours le mme regard qui guide, ici, dans les rues de la Cit ; c'est un regard
trs long et trs doux, qui vient de tous les cts la fois, du fond du ciel, qui bouge avec
le vent. Lalla marche devant les maisons qu'elle connat, elle sent l'odeur du feu de braise
qui est en train de s'teindre, elle reconnat le bruit du vent dans les feuilles de papier
goudronn, sur les tles. Tout cela revient en elle d'un coup, comme si elle n'tait jamais
partie, comme si elle avait seulement dormi une heure ou deux.
Alors, au lieu d'aller vers la maison d'Ikiker, l-bas, prs de la fontaine, Lalla prend le
chemin des dunes. La fatigue alourdit son corps, met une douleur dans ses reins, mais
c'est le regard inconnu qui la guide, et elle sait qu'elle doit sortir du village. Pieds nus, elle
marche le plus vite qu'elle peut entre les broussailles pineuses et les palmiers nains
jusqu'aux dunes.
L, rien n'a chang. Elle marche le long des dunes grises, comme autrefois. De temps
en temps, elle s'arrte, elle regarde autour d'elle, elle cueille une tige de plante grasse
pour l'craser entre ses doigts et sentir l'odeur poivre qu'elle aimait. Elle reconnat tous
le6 creux, tous les sentiers ceux qui mnent aux collines caillouteuses, ceux qui vont au
marais salant, ceux qui ne vont nulle part. La nuit est profonde et douce, et au-dessus
d'elle les toiles sont brillantes Combien de temps a pass pour elles ? Elles n'ont pas
chang de place, leur flamme ne s'est pas consume, comme celle des lampes magiques.
Peut-tre que les dunes ont boug, mais comment savoir ? La vieille carcasse qui sortait
ses griffes et ses cornes, et qui lui faisait si peur, a disparu maintenant .Il n'y a plus les
botes de conserve abandonnes, et certains arbustes ont brl : leurs branches ont t
casses en morceaux pour le feu des braseros.
Lalla ne retrouve plus sa place, en haut des dunes. Le passage qui conduisait la plage
a t ensabl. Avec peine Lalla escalade les dunes de sable froid, jusqu' la crte. Son
souffle siffle dans sa gorge, et la douleur de ses reins est si poignante qu'elle gmit,
malgr elle. En serrant les dents, elle transforme son gmissement en chanson. Elle
pense la chanson qu'elle aimait chanter, autrefois, quand elle avait peur :
Mditer-ra-n--e !...
Elle essaie de chanter, mais sa voix n'a pas assez de force
Elle marche maintenant sur le sable dur de la plage tout prs de l'cume de la mer. Le
vent ne souffle pas trs fort et le bruit des vagues est doux dans la nuit, et Lalla sent
nouveau l'ivresse, comme sur le bateau et dans l'autocar, comme si tout cela l'attendait,
l'esprait. C'est peut-tre le regard d'Es Ser, celui qu'elle appelle le Secret, qui est sur la
plage ml la lumire des toiles, au bruit de la mer, la blancheur de l'cume. C'est une
nuit sans peur, une nuit lointaine, comme Lalla n'en a jamais connu.
Elle arrive maintenant prs de l'endroit o le vieux Naman aimait tirer sa barque, pour
faire chauffer la poix ou pour raccommoder les filets. Mais la place est vide, la plage
s'tend dans la nuit, dserte. Il n'y a que le vieux figuier, debout contre la dune, avec ses
larges branches rejetes en arrire par l'habitude du vent. Lalla reconnat avec dlices son
odeur puissante et fade, elle regarde le mouvement de ses feuilles. Elle s'assoit au pied de
la dune, non loin de l'arbre, et elle le regarde longuement, comme si chaque instant le
vieux pcheur allait reparatre.
La fatigue pse sur le corps de Lalla, la douleur a engourdi ses jambes et ses bras. Elle
se laisse glisser en arrire dans le sable froid, et elle s'endort tout de suite, rassure par le
bruit de la mer et par l'odeur du figuier.
La lune se lve, l'est, monte dans la nuit au-dessus des collines de pierres. Sa lumire
ple claire la mer et les dunes, baigne le visage de Lalla. Plus tard dans la nuit, le vent
vient aussi, le vent tide qui souffle de la mer. Il passe sur le visage de Lalla, sur ses
cheveux, il saupoudre son corps de sable. C'est le ciel qui est si grand, et la terre absente.
Au-dessous des constellations, les choses ont chang, ont boug. Les cits ont agrandi
leur cercle, espces de moisissures au creux des valles, l'abri des baies et des estuaires.
Des hommes sont morts, des maisons se sont croules, dans un nuage de poussire et de
cafards. Et pourtant, sur la plage, prs du figuier, l o venait le vieux Naman, c est
comme si rien ne s'tait pass. C'est comme si la jeune femme n'avait pas cess de dormir.
La lune avance lentement, jusqu'au znith. Puis elle descend vers l'ouest, du ct de la
haute mer. Le ciel est pur, sans nuage. Dans le dsert, au-del des plaines et des collines
de pierres, le froid sourd du sable, se rpand comme une eau. C'est comme si toute la
terre, ici, et mme le ciel, la lune et les toiles, avaient retenu leur souffle, avaient
suspendu leur temps.
Tous, ils sont maintenant arrts, tandis que vient le fijar, la premire aube.
Dans le dsert ne courent plus le renard, le chacal, aprs la gerboise ou le livre. La
vipre cornue, le scorpion, le scolopendre sont arrts sur la terre froide, sous le ciel noir.
Le fijar les a saisis, les a transforms en pierres, en poudre de pierre, en vapeur, parce que
c'est l'heure o le temps du ciel se rpand sur la terre, glace les corps, et parfois
interrompt la vie et le souffle. Dans le creux de la dune, Lalla ne bouge pas. Sa peau
frissonne, en de longs frissons qui secouent ses membres et font claquer ses dents, mais
elle reste dans le sommeil.
Alors vient la deuxime aube, le blanc. La lumire commence se mler la noirceur
de Pair. Tout de suite elle tincelle dans l'cume de la mer, sur les crotes de sel des
rochers, sur les pierres coupantes au pied du vieux figuier. La lueur grise et ple claire le
sommet des collines de pierres, elle efface peu peu les toiles : la Chvre, le Chien, le
Serpent, le Scorpion, et les trois toiles surs, Mintaka, Alnilam, Alnitak. Puis le ciel
semble basculer, une grande taie blanchtre le recouvre, teint les derniers astres. Dans le
creux des dunes, les petites herbes pineuses tremblent un peu, tandis que les gouttes de
rose font des perles dans leurs poils.
Sur les joues de Lalla, les gouttes roulent un peu, comme des larmes. La jeune femme
se rveille et gmit tout bas. Elle n'ouvre pas encore les yeux, mais sa plainte monte, se
mle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient nouveau dans ses oreilles. La douleur va
et vient dans son ventre, lance des appels de plus en plus proches, rythms comme le
bruit des vagues.
Lalla se redresse un peu sur le lit de sable, mais la douleur est si forte qu'elle lui coupe
le souffle. Alors, tout d'un coup, elle comprend que le moment de la naissance de l'enfant
est arriv, maintenant, ici, sur cette plage, et la peur l'envahit, la traverse de son onde,
parce qu'elle sait qu'elle est seule, que personne ne viendra l'aider, personne. Elle veut se
lever, elle fait quelques pas dans le sable froid, en titubant, mais elle retombe et sa plainte
se transforme en cri. Ici, il n'y a que la plage grise, et les dunes qui sont encore dans la
nuit, et devant elle, la mer, lourde, grise et verte, sombre, mle encore la noirceur.
Couche sur le ct dans le sable, les genoux replis, Lalla gmit nouveau selon le
rythme lent de la mer. La douleur vient par vagues, par longues lames espaces, dont la
crte plus haute avance la surface obscure de l'eau, accrochant par instants un peu de
lumire ple, jusqu'au dferlement. Lalla suit la marche de sa douleur sur la mer, chaque
frisson venu du fond de l'horizon, de la zone obscure o la nuit reste paisse, et s'irradiant
lentement, jusqu'aux confins de la plage, l'est, et s'talant un peu de biais, en jetant des
nappes d'cume, tandis que le crissement de l'eau sur le sable dur avance vers elle, la
recouvre. Parfois, la douleur est trop forte, comme si son ventre se vidait, en se dchirant,
et le gmissement augmente dans sa gorge, couvre le fracas de l'crasement de la vague
sur le sable.
Lalla se lve sur les genoux, elle essaie de marcher quatre pattes le long de la dune,
jusqu'au chemin. L'effort est si intense que, malgr le froid de l'aube, la sueur inonde son
visage et son corps. Elle attend encore, les yeux fixs sur la mer qui blanchit. Elle se
tourne vers le chemin, de l'autre ct des dunes, et elle crie, elle appelle: Harta-a-ni !
Harta-a-ni ! comme autrefois, quand elle allait sur le plateau de pierres, et qu'il se
cachait dans un creux de rocher. Elle essaie de siffler aussi, comme les bergers, mais ses
lvres sont gerces et tremblantes.
Dans peu de temps, les gens vont se rveiller, dans les maisons de la Cit, ils vont
rejeter leurs draps, et les femmes vont marcher jusqu' la fontaine pour puiser la
premire eau. Peut-tre que les filles vont errer dans les broussailles, la recherche de
brindilles de bois mort pour le feu, et les femmes vont allumer le brasero, pour faire
griller un peu de viande, pour faire chauffer la bouillie d'avoine, l'eau pour le th. Mais
tout cela est loin, dans un autre monde. C'est comme un rve qui continue de se jouer, l-
bas, sur la plaine boueuse o vivent les hommes, l'embouchure du grand fleuve. Ou
bien, plus loin encore, de l'autre ct de la mer, dans la grande ville des mendiants et des
voleurs, la ville meurtrire aux immeubles blancs et aux voitures piges. Le fijar a
rpandu partout sa lueur blanche, froide, l'instant o les vieillards rencontrent la mort,
dans le silence, dans la peur.
Lalla sent qu'elle se vide, et son cur se met battre trs lentement, trs
douloureusement. Les vagues de souffrance sont tellement rapproch, maintenant, qu'il
n'y a plus qu'une seule douleur continue qui ondoie et bat l'intrieur de son ventre.
Lentement, avec des peines infinies, Lalla trane son corps, sur les avant-bras, le long de
la dune. Devant elle, quelques brasses, la silhouette de l'arbre se dresse sur le tas de
pierres, trs noire contre le ciel blanc. Jamais le figuier ne lui avait paru si grand, si fort.
Son tronc large est tordu vers l'arrire, ses grosses branches rejetes, et les belles feuilles
denteles bougent un peu dans le vent frais, en brillant la lumire du jour. Mais c'est
l'odeur surtout qui est belle et puissante. Elle enveloppe Lalla, elle semble l'attirer, elle
l'enivre et l'cure la fois, elle ondoie avec les vagues de la douleur. En respirant
peine, Lalla hisse son corps trs lentement, le long du sable qui freine. Derrire elle, ses
jambes cartes laissent un sillage sur le sable, comme un bateau qu'on hale au sec.
Lentement, avec peine, elle tire le fardeau trop lourd, en geignant quand la douleur
devient trop forte. Elle ne quitte pas des yeux la silhouette de l'arbre, le grand figuier au
tronc noir, aux feuilles claires qui luisent la lueur du jour. A mesure qu'elle s'en
approche, le figuier grandit encore, devient immense, semble occuper le ciel tout entier.
Son ombre s'tend autour de lui comme un lac sombre o s'accrochent encore les
dernires couleurs de la nuit. Lentement, en tranant son corps, Lalla entre l'intrieur de
cette ombre, sous les hautes branches puissantes comme des bras de gant. C'est cela
qu'elle veut, elle sait qu'il n'y a que lui qui puisse l'aider, prsent. L'odeur puissante de
l'arbre la pntre, l'environne, et cela apaise son corps meurtri, se mle l'odeur de la mer
et des algues. Au pied du grand arbre, le sable laisse nu les rochers rouilles par l'air
marin, polis, uss par le vent et par la pluie. Entre les rochers, il y a les racines puissantes,
pareilles des bras de mtal.
En serrant les dents pour ne pas se plaindre, Lalla entoure le tronc du figuier de ses
bras, et lentement elle se hisse, elle se met debout sur ses genoux tremblants. La douleur
l'intrieur de son corps est maintenant comme une blessure, qui s'ouvre peu peu et se
dchire. Lalla ne peut plus penser rien d'autre qu' ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce
qu'elle sent. Le vieux Naman, le Hartani, Aamma, et mme le photo- graphe, qui sont-ils,
que sont-ils devenus ? La douleur qui jaillit du ventre de la jeune femme et se rpand sur
toute l'tendue de la mer, sur toute l'tendue des dunes, jusque dans le ciel ple, est plus
forte que tout, elle efface tout, elle vide tout. La douleur emplit son corps, comme un
bruit puissant, elle fait son corps grand comme une montagne, qui repose couche sur la
terre.
Le temps s'est ralenti cause de la douleur, il bat au rythme du cur, au rythme des
poumons qui respirent, au rythme des contractions de L'utrus. Lentement, comme si elle
soulevait un poids immense, Lalla dresse son corps contre le tronc du figuier. Elle sait
qu'il n'y a que lui qui puisse l'aider, comme l'arbre qui a aid autrefois sa mre, le jour de
sa naissance. Instinctivement, elle retrouve les gestes ancestraux, les gestes dont la
signification va au-del delle-mme, sans que personne n'ait eu les lui apprendre.
Accroupie au pied du grand arbre sombre, elle dfait la ceinture de sa robe. Son manteau
marron est tendu par terre, sur le sol caillouteux. Elle accroche la ceinture la premire
matresse branche du figuier, aprs avoir torsad le tissu pour le rendre plus rsistant.
Quand elle s'accroche des deux mains la ceinture de toile, l'arbre oscille un peu, en
faisant tomber une pluie de gouttes de rose. L'eau vierge coule sur le visage de Lalla, et
elle la boit avec dlices en passant sa langue sur ses lvres.
Dans le ciel, c'est l'heure rouge qui commence, maintenant. Les dernires taches de la
nuit disparaissent, et la blancheur laiteuse laisse place l'embrasement de la dernire
aube, lest, au-dessus des collines de pierres. La mer devient plus sombre, presque
violace, tandis que, au sommet des vagues, s'allument les tincelles de pourpre, et que
l'cume resplendit encore plus blanche. Jamais Lalla na regard avec autant de force
l'arrive du jour, les yeux dilats, douloureux, le visage brl par la splendeur de la
lumire.
C'est le moment o les spasmes deviennent d'un seul coup violents, terribles, et la
douleur est semblable la grande lumire rouge qui aveugle. Pour ne pas crier, Lalla
mord dans le tissu de sa robe, sur son paule, et ses deux bras levs au-dessus de sa tte
tirent sur la ceinture de toile, si fort que l'arbre bouge et que le corps se soulve. A chaque
extrme douleur, en rythme, Lalla se suspend la branche de larbre. La sueur coule
maintenant sur son visage et l'aveugle, la couleur sanglante de la douleur est devant elle,
sur la mer, dans le ciel, dans l'cume de chaque vague qui dferle. Parfois, entre ses dents
serres, un cri s'chappe malgr elle, touff par le bruit de la mer. C'est un cri de douleur
et de dtresse la fois, a cause de toute cette lumire, de toute cette solitude. L'arbre se
plie un peu chaque secousse, fait miroiter ses larges feuilles. A petites goules, Lalla
respire son odeur, l'odeur du sucre et de la sve, et c'est comme une odeur familire qui la
rassure et l'apaise. Elle tire sur la matresse branche, ses reins cognent le tronc du figuier,
les gouttes de rose continuent pleuvoir sur ses mains, sur son visage, sur son corps. 11
y a mme des fourmis noires trs petites qui courent le long de ses bras agripps la
ceinture, et qui descendent le long de son corps, pour s'chapper.
Cela dure trs longtemps, si longtemps que Lalla sent les tendons de ses bras durcis
comme des cordes, mais ses doigts sont serrs si Tort sur la ceinture de toile que rien ne
pourrait les dtacher. Puis, tout d'un coup, elle sent que son corps se vide,
incroyablement, tandis que ses bras tirent avec violence sur la ceinture. Trs lentement,
avec des gestes d'aveugle, Lalla se laisse glisser en arrire le long de la ceinture de toile,
ses reins et son dos touchent les racines du figuier. L'air entre enfin dans ses poumons, et
au mme instant, elle entend le cri aigu de l'enfant qui commence pleurer.
Sur la plage', la lumire rouge est devenue orange, puis couleur d'or Le soleil doit dj
toucher les collines de pierres, lest, au pays des bergers. Lalla tient l'enfant dans ses
bras, elle coupe le cordon avec ses dents, et elle le noue comme une ceinture autour du
ventre minuscule secou de pleurs. Trs lentement, elle rampe sur le sable dur vers la
mer, elle s'agenouille dans l'cume lgre, et elle plonge l'enfant qui hurle dans l'eau
sale, elle le baigne et le lave avec soin. Puis elle retourne vers l'arbre, elle pose le bb
dans le grand manteau marron. Avec les mmes gestes instinctifs quelle ne comprend
pas, elle creuse avec ses mains dans le sable, prs des racines du figuier, et elle enterre le
placenta.
Puis elle s'allonge enfin au pied de l'arbre, la tte tout prs du tronc si fort : elle ouvre
le manteau, elle prend le bb dans ses bras et elle l'approche de ses seins gonfls. Quand
l'enfant commence tter, son visage minuscule aux yeux ferms appuy sur son sein,
Lalla cesse de rsister la fatigue. File regarde un instant la belle lumire du jour qui
commence, et la mer si bleue, aux vagues obliques pareilles des animaux qui courent.
Ses yeux se ferment. Elle ne dort pas, mais c'est comme si elle flottait la surface des
eaux, longuement. Elle sent contre elle le petit tre chaud qui se presse contre sa poitrine,
qui veut vivre, qui suce goulment son lait. Hawa, fille de Hawa . pense Lalla, une
seule fois, parce que cela est drle, et lui fait du bien, comme un sourire, aprs tant de
souffrance. Puis elle attend, sans impatience, que vienne quelqu'un de la Cit des
planches et du papier goudronn, un jeune garon pcheur de crabes, une vieille la
chasse au bois mort, ou bien une petite fille qui aime simplement se promener sur les
dunes pour regarder les oiseaux de mer. Ici, il finit toujours par venir quelqu'un, et
l'ombre du figuier est bien douce et frache.
Agadir, 30 mars 1912
Alors ils sont venus pour La dernire fois, ils sont apparus sur la grande plaine, prs de
la mer, l'embouchure du fleuve. Ils venaient de toutes les directions, ceux du Nord, les
Ida ou Trouma, les Ida ou Tamane, les Ait Daoud, les Meskala, les Ait Hadi, les Ida ou
Zemzen, les Sidi Amil, ceux de Bigoudi ne, d'Amizmiz, d'Ichemraren. Ceux de l'Orient, au-
del de Taroudant, ceux de Tazenakht, d'Ouarzazate, les Ait Kalla, les Assarag, les Ait
Kedif, les Amtazguine, les Ait Toumert, les At Youss, At Zarhal, At Oudinar, At Moudzit,
ceux des monts Sarhro, des monts Bani ; ceux des rivages de la mer, d'Essaouira jusqu'
Agadir la fortifie, ceux de Tiznit, d'Ifni. DAoreora, de Tan-Tan, de Goulimine, les At
Melloul, les Lahoussine, les At Bella. At Boukha, les Sidi Ahmed ou Moussa, les Ida
Gougmar, les At Baha ; et ceux du grand Sud surtout, les hommes libres du dsert, les
Imraguen, les Arib, les Oulad Yahia. Oulad Delim, les Aroussiyine, les Khalifiya, les
Reguibat Sahel, les Sebaa, les peuples de langue chleuh, les Ida ou Belal, Ida ou Meribat,
les Ait ba Amrane.
Ils se sont runis sur le lit du fleuve, si nombreux qu'ils recouvraient toute la valle.
Mais ce n'taient pas des guerriers, pour la plupart. C'taient des femmes et des enfants,
des hommes blesss, des vieillards, tous ceux qui avaient fui sans cesse sur les routes de
poussire, chasss par l'arrive des soldats trangers, et qui ne savaient plus o aller. La
mer les avait arrts ici, devant la grande ville d'Agadir.
Pour la plupart, ils ne savaient pas pourquoi Us taient venus ici, sur le lit du fleuve
Souss. Peut-tre que c'taient seulement la faim, la fatigue, le dsespoir qui les avaient
conduits l, l'embouchure du fleuve, devant la mer. O pouvaient-ils aller? Depuis des
mois, des annes, ils erraient la recherche d'une terre, d'une rivire, d'un puits o ils
pourraient installer leurs tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons. Beaucoup
taient morts, perdus sur les pistes qui ne vont nulle part, dans le dsert, autour de la
grande ville de Marrakech, ou dans les ravins de l'oued Tadla. Ceux qui avaient pu s enfuir
taient retourns vers le Sud, mais les anciens puits taient taris, et les soldats trangers
taient partout. Dans la ville de Smara, l o s'levait le palais de pierres rouges de Ma el
Anine. Maintenant soufflait le vent du dsert, qui abrase tout. Les soldats des Chrtiens
avaient lentement referm leur mur sur les hommes libres du dsert, ils occupaient les
puits de la valle sainte de la Saguiet el Hamra. Que voulaient-ils, ces trangers ? Ils
voulaient la terre tout entire, ils n'auraient de cesse qu'ils ne l'aient dvore toute, cela
tait sr.
Depuis des jours, les gens du dsert taient ici, au sud de la ville fortifie, et ils
attendaient quelque chose. Aux tribus des montagnes s'taient mls les derniers
guerriers de Ma el Anine, les Berik Al-lah : ceux-l portaient sur leur visage les marques
de la dtresse, de l'abandon, cause de la mort de Ma el Anine. Dans leur regard
brillaient la fivre, la faim, trangement. Chaque jour, les hommes du dsert regardaient
vers la citadelle, l o devait apparatre Moulay Sebaa, le Lion, avec ses guerriers cheval.
Mais, au loin, les murs rouges de la ville restaient silencieux, les portes taient fermes.
Et ce silence qui durait depuis des jours avait quelque chose de menaant. De grands
oiseaux noirs tournaient dans le ciel bleu, et la nuit, on entendait les glapissements des
chacals.
Nour tait l aussi, seul dans la foule des hommes vaincus. Depuis longtemps il s'tait
habitu cette solitude. Son pre, sa mre et ses surs taient retourns vers le Sud, vers
les pistes sans fin. Mais lui n'avait pas pu retourner, mme aprs la mort du cheikh.
Chaque soir, allong sur la terre froide, il pensait la route que Ma el Anine avait
ouverte vers le Nord, vers les terres nouvelles, et que le Lion allait suivre maintenant,
pour devenir le vrai roi. Depuis deux ans, son corps s'tait aguerri la faim et la fatigue,
et il n'y avait rien d'autre dans son esprit que le dsir de cette route qui allait s'ouvrir,
bientt.
Alors, le matin, la rumeur s'est propage travers le campement : Moulay Hiba.
Moulay Sebaa, le Lion ! Notre roi ! Notre roi ! Des coups de feu ont claqu, et les
enfants et les femmes ont cri en faisant grelotter leur voix. La foule s'est tourne vers la
plaine poussireuse, et Nour a vu les cavaliers du cheikh, envelopps dans un nuage
rouge.
Les cris et les coups de fusil couvraient le bruit des sabots des chevaux. Le brouillard
rouge s'levait haut dans le ciel du matin, tournoyait au-dessus de la valle du fleuve. La
foule des guerriers a couru au-devant des cavaliers, en dchargeant vers le ciel leurs
carabines longs canons. C'taient, pour la plupart, des hommes des montagnes, des
Chleuhs vtus de leurs manteaux de bure, des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux
flamboyants. Nour ne reconnais- sait pas les guerriers du dsert, les hommes bleus qui
avaient suivi Ma el Anine jusqu' sa mort. Ceux-ci n'avaient pas t marqus par la faim
et la soif, n'avaient pas t brls par le dsert pendant des jours et des mois : ils venaient
de leurs champs, de leurs villages, sans savoir pour quoi et contre qui ils allaient se battre.
Tout le jour, les guerriers ont couru travers la valle, jusqu'aux remparts d'Agadir,
tandis que les chevaux de Moulay Sebaa, le Lion, galopaient en soulevant le grand nuage
rouge. Que voulaient-ils ? Ils couraient et ils criaient, seulement, et les voix des enfants et
des femmes grelottaient sur le lit du fleuve. Par moments, Nour voyait passer les
cavaliers, dans leur nuage rouge, entours d'clairs de lumire, les cavaliers du Lion qui
brandissaient leurs lances.
Moulay Hiba Moulay Sebaa, le Lion ! Les voix des enfants criaient autour de lui.
Puis les cavaliers disparaissaient vers l'autre bout de la plaine, vers les remparts d'Agadir.
C'est l'ivresse qui a rgn sur la valle, durant tout ce jour, avec le feu du soleil qui
brlait les lvres. Le vent du dsert s'est mis souffler vers le soir, recouvrant les
campements sous un brouillard d'or, cachant les murs de la ville. Nour s'est mis l'abri
d'un arbre, envelopp dans son manteau.
Peu peu, l'ivresse est tombe, avec la nuit. La fracheur de l'ombre est venue sur la
terre dessche, l'heure de la prire, quand les btes se sont agenouilles pour se
protger de l'humidit de la nuit.
Nour pensait encore l't qui allait venir, la scheresse, aux puits, aux lents
troupeaux que son pre allait mener jus- qu'aux salines, de l'autre ct du dsert,
Oualata, Ouadane, Chinchan. Il pensait la solitude de ces terres sans limites, si
lointaines qu'on ne sait plus rien de la mer ni des montagnes. Il y avait si longtemps qu'il
n'avait pas connu de repos. C'tait comme s'il n'y avait plus que cela, de toutes parts : les
tendues de poussire et de cailloux, les ravins, les fleuves secs, les rochers hrisss
comme des couteaux, et la peur surtout, comme une ombre sur tout ce qu'on voit.
A l'heure du repas, quand il allait partager le pain et la bouillie de mil des hommes
bleus, Nour regardait la nuit constelle qui recouvrait la terre. La fatigue brlait sa peau,
la fivre aussi, qui jette ses grands frissons le long du corps.
Dans leur campement prcaire, sous les abris de branchages et de feuilles, les hommes
bleus ne parlaient plus. Ils ne racontaient plus la lgende de Ma el Anine, ils ne
chantaient plus. Envelopps dans leurs manteaux trous, ils regardaient le feu de braise,
en clignant des paupires quand le vent rabattait la fume. Peut-tre qu'ils n'attendaient
plus rien maintenant, les veux troubles, le cur battant au ralenti
Les uns aprs les autres, les feux s'teignaient, et 1 obscurit envahissait toute la
valle. Au loin, avance dans la mer noire, la ville d'Agadir clignotait faiblement. Alors,
Nour se couchait sur la terre, la tte tourne vers les lumires, et comme chaque soir, il
pensait au grand cheikh Ma el Anine qui avait t enterr devant la maison en ruine,
Tiznit. On l'avait couch dans la fosse, le visage tourn vers l'Orient ; dans ses mains on
avait mis ses seules richesses, son livre saint, son calame, son chapelet d'bne. La terre
meuble avait coul sur son corps, la poudre rouge du dsert, puis on avait plac de larges
cailloux, pour que les chacals ne dterrent pas le corps ; et les hommes avaient frapp la
terre avec leurs pieds nus, jusqu' ce qu'elle soit lisse et dure comme une dalle. Prs de la
tombe, il y avait un jeune acacia pines blanches, comme celui qui tait devant la
maison de la prire, Smara.
Alors, les uns aprs les autres, les hommes bleus du dsert, les Berik Al-lah, les
derniers compagnons de la Goudfia s'taient agenouills sur la tombe, et ils avaient pass
lentement leurs mains sur la terre lisse, puis sur leur visage, comme pour recevoir
l'ultime bndiction du grand cheikh.
Nour pensait cette nuit-l, quand tous les hommes avaient quitt la plaine de Tiznit,
et qu'il tait rest seul avec Lalla Meymuna auprs du tombeau. Dans la nuit froide, il
avait cout la voix de la vieille femme qui pleurait interminablement, l'intrieur de la
maison en ruine, comme une chanson. Il s'tait endormi par terre, couch ct du
tombeau, et son corps tait rest sans bouger, sans rver, comme s'il tait mort aussi. Le
lendemain, et les jours suivants, il n'avait presque pas quitt le tombeau, assis sur la terre
brlante, envelopp dans son manteau de laine, les yeux et la gorge brlants de fivre.
Dj le vent apportait la poussire sur la terre du tombeau, l'effaait doucement. Ensuite,
la fivre avait envahi son corps, et il avait perdu conscience. Des femmes de Tiznit
l'avaient emmen chez elles et l'avaient soign, tandis qu'il dlirait, au bord de la mort.
Quand il avait t guri, aprs plusieurs semaines, il avait march nouveau vers la
maison en ruine o Ma el Anine tait mort. Mais il n'y avait plus personne ; Lalla
Meymuna tait repartie vers sa tribu, et le vent qui avait souffl avait tellement apport
de sable qu'il n'avait pas pu retrouver l'emplacement du tombeau.
Peut-tre que c'tait ainsi que les choses devaient se passer, pensait Nour ; peut-tre
que le grand cheikh tait retourn vers son vrai domaine, perdu dans le sable du dsert,
emport par le vent. Maintenant, Nour regardait la grande tendue du fleuve Souss, dans
la nuit, peine claire par le brouillard de la galaxie, la grande lueur qui est la trace du
sang de l'agneau de l'ange Gabriel, selon ce qu'on dit. C'tait la mme terre silencieuse,
comme auprs de Tiznit, et Nour avait par instants l'impression d'entendre encore la
longue plainte chante de Lalla Meymuna, mais c'tait probablement la voix d'un chacal
qui glapissait dans la nuit. Ici, l'esprit de Ma el Anine vivait encore, il couvrait la terre
entire, ml au sable et la poussire, cach dans les crevasses, ou bien luisant
vaguement sur chaque pierre aigu.
Nour sentait son regard, l, dans le ciel, dans les taches d'ombre de la terre. Il sentait
le regard sur lui, comme autrefois, sur la place de Smara, et un frisson passait sur son
corps. Le regard entrait en lui, creusait son vertige. Que voulait-il dire ? Peut-tre qu'il
demandait quelque chose, comme cela, muettement, sur la plaine, environnant les
hommes de sa lumire. Peut-tre qu'il demandait aux hommes de le rejoindre, l o il
tait, ml la terre grise, dispers dans le vent, devenu poussire... Nour s'endormait,
emport par le regard immortel, sans bouger, sans rver.
Quand ils ont entendu le bruit des canons pour la premire fois, les hommes bleus et
les guerriers se sont mis courir vers les collines, pour regarder la mer. Le bruit branlait
le ciel comme le tonnerre. Seul, au large d'Agadir, un grand bateau cuirass, pareil un
animal monstrueux et lent, jetait ses clairs. Le bruit arrivait un long moment aprs, un
roulement suivi du bruit dchirant des obus qui explosaient l'intrieur de la ville. En
quelques instants, les hauts murs de pierre rouge n'taient plus qu'un monceau de ruines
d'o s'levait la fume noire des incendies. Puis, des murs briss est sortie la population,
hommes, femmes, enfants, ensanglants et criant. Ils ont empli la valle du fleuve,
s'loignant de la mer le plus vite qu'ils pouvaient, en proie la panique. La flamme courte
a brill plusieurs fois au bout des canons du croiseur Cosmao, et le bruit dchirant des
obus qui clataient dans la Kasbah d'Agadir a retenti sur toute la valle du fleuve Souss.
La fume noire des incendies est monte haut dans le ciel bleu, couvrant de son ombre le
campement des nomades.
Alors les guerriers cheval de Moulay Sebaa, le Lion, sont apparus. Ils ont travers le
lit du fleuve, se repliant vers les collines, devant les habitants de la ville. Au loin, le
croiseur Cosmao tait immobile sur la mer couleur de mtal, et ses canons se sont
tourns lentement vers la valle o fuyaient les gens du dsert. Mais la flamme n'a plus
brill au bout des canons. Il y a eu un long silence, avec seulement le bruit des gens qui
couraient et les cris des btes, tandis que la fume noire continuait monter dans le ciel.
Quand les soldats des Chrtiens sont apparus devant les remparts briss de la ville,
personne n'a compris tout de suite qui ils taient. Peut-tre mme que Moulay Sebaa et
ses hommes ont cru un instant que c'taient les guerriers du Nord que Moulay Hafid le
Commandeur des Croyants, avait envoys pour la guerre sainte.
Mais c'taient les quatre bataillons du colonel Mangin, venus par marche force
jusqu' la ville rebelle d'Agadir - quatre mille hommes vtus des uniformes des tirailleurs
africains, sngalais, soudanais, sahariens, arms de fusils Lebel et d'une dizaine de
mitrailleuses Nordenfeldt. Les soldats se sont avancs lentement vers la rive du fleuve, se
dployant en demi-cercle, tandis que, de l'autre ct du fleuve, au pied des collines
caillouteuses, l'arme des trois mille cavaliers de Moulay Sebaa a commenc tourner sur
elle-mme en formant un grand tourbillon qui soulevait la poussire rouge dans le ciel
l'cart du tourbillon. Moulay Sebaa, vtu de son manteau blanc, regardait avec inquitude
la longue ligne des soldats des Chrtiens, pareille une colonne d'insectes en marche sur
la terre dessche. Il savait que la bataille tait perdue d'avance, comme autrefois Bou
Denib, quand les balles des tirailleurs noirs avaient fauch plus d'un millier de ses
cavaliers venus du Sud. Immobile sur son cheval qui tressaillait d'impatience, il regardait
les hommes tranges qui avanaient lentement vers le fleuve, comme l'exercice.
Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essay de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers
des montagnes n'coutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux au galop dans
cette ronde frntique, ivres de poussire et de l'odeur de la poudre, poussant des cris
dans leur langue sauvage, invoquant les noms de leurs saints. Quand la ronde s'achvera,
ils bondiront vers le pige qui leur est tendu, ils mourront tous.
Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, prsent, et des larmes de douleur emplissaient
dj ses yeux. De l'autre ct du lit du fleuve dessch, le colonel Mangin a fait disposer
les mitrailleuses chaque aile de son arme, en haut des collines de pierres. Quand les
cavaliers maures chargeront vers le centre, au moment o ils traverseront le lit du fleuve,
le tir crois des mitrailleuses les balaiera, et il n'y aura plus qu' donner le coup de grce,
la baonnette.
II y a eu encore un silence lourd, tandis que les cavaliers s'taient arrts de tourner
sur la plaine. Le colonel Mangin regardait avec ses jumelles, essayait de comprendre : est-
ce qu'ils n'allaient pas battre en retraite, prsent ? Alors, il faudrait marcher nouveau
pendant des jours, sur cette terre dsertique, au-devant de cet horizon qui fuit et
dsespre. Mais Moulay Sebaa restait immobile sur son cheval, parce qu'il savait que la
fin tait proche. Les guerriers des montagnes, les fils des chefs de tribu taient venus ici
pour combattre, non pour fuir. Ils s'taient arrts de tourner pour prier, avant l'assaut.
Ensuite, tout s'est pass trs vite, sous le soleil cruel de midi. Les trois mille cavaliers
ont charg en formation serre, comme pour une parade, brandissant leurs fusils pierre
et leurs longues lances. Quand ils sont arrivs sur le lit du fleuve, les sous-officiers
commandant les mitrailleuses ont regard le colonel Mangin qui avait lev son bras. Il a
laiss passer les premiers cavaliers, puis, tout coup, il a baiss son bras, et les canons
d'acier ont commenc tirer leur flot de balles, six cents la minute, avec un bruit
sinistre qui hachait l'air et rsonnait dans toute la valle, jusqu'aux montagnes. Est-ce que
le temps existe, quand quelques minutes suffisent pour tuer mille hommes, mille
chevaux ? Quand les cavaliers ont compris qu'ils taient dans un pige, qu'ils ne
franchiraient pas ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c'tait trop tard.
Les rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des
chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les
galets, des ruisseaux de sang coulaient, se mlant aux minces filets d'eau. Puis le silence
est revenu, tandis que les derniers cavaliers s'chappaient vers les collines, clabousss de
sang, sur leurs chevaux au poil hriss par la peur.
Sans hte, l'arme des soldats noirs s'est mise en marche le long du lit du fleuve,
compagnie aprs compagnie, avec, sa tte, les officiers et le colonel Mangin. Ils sont
partis sur la piste de lest, vers Taroudant, vers Marrakech, la poursuite de Moulay
Sebaa, le Lion. Ils sont partis sans se retourner sur le lieu du massacre, sans regarder les
corps briss des hommes tendus sur les galets, ni les chevaux renverss, ni les vautours
qui taient dj arrivs sur les rives. Ils n'ont pas regard non plus les ruines d'Agadir, la
fume noire qui montait encore dans le ciel bleu. Au loin, le croiseur Cosmao glissait
lentement sur la mer couleur de mtal, prenait le cap vers le nord.
Alors le silence a cess, et on a entendu tous les cris des vivants, les hommes et les
animaux blesss, les femmes, les enfants, comme un seul gmissement interminable,
comme une chanson. C'tait un bruit plein d'horreur et de souffrance qui montait de tous
les cts la fois, sur la plaine et sur le lit du fleuve. Maintenant, Nour marchait sur les
galets, au milieu des corps tendus. Dj les mouches voraces et les gupes vrombissaient
en nuages noirs au-dessus des cadavres, et Nour sentait la nause dans sa gorge serre.
Avec des gestes trs lents, comme s'ils sortaient d'un rve, les femmes, les hommes,
les enfants cartaient les broussailles et marchaient sur le lit du fleuve, sans parler. Tout
le jour, jusqu' la tombe de la nuit, ils ont port les corps des hommes sur la rive du
fleuve, pour les enterrer. Quand la nuit est venue, ils ont allum des feux sur chaque rive,
pour loigner les chacals et les chiens sauvages. Les femmes des villages sont venues,
apportant du pain et du lait caill, et Nour a mang et bu avec dlices. Il a dormi ensuite,
couch par terre, sans mme penser la mort.
Le lendemain, ds l'aube, les hommes et les femmes ont creus d'autres tombes pour
les guerriers, puis ils ont enterr aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils ont plac de gros
cailloux du fleuve.
Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommenc marcher, sur la
piste du sud, celle qui est si longue qu'elle semble n'avoir pas de fin. Nour marchait avec
eux, pieds nus, sans rien d'autre que son manteau de laine, et un peu de pain serr dans
un linge humide. Ils taient les derniers Imazighen, les derniers hommes libres, les
Taubalt, les Tekna, les Tidrarin, les Aroussiyine, les Sebaa, les Reguibat Sahel, les derniers
survivants des Berik Al- lah, les Bnis de Dieu. Ils n'avaient rien d'autre que ce que
voyaient leurs yeux, que ce que touchaient leurs pieds nus. Devant eux, la terre trs plate
s'tendait comme la mer, scintillante de sel. Elle ondoyait, elle crait ses cits blanches
aux murs magnifiques, aux coupoles qui clataient comme des bulles. Le soleil brlait
leurs visages et leurs mains, la lumire creusait son vertige, quand les ombres des
hommes sont pareilles des puits sans fond.
Chaque soir, leurs lvres saignantes cherchaient la fracheur des puits, la boue
saumtre des rivires alcalines. Puis, la nuit froide les enserrait, brisait leurs membres et
leur souffle, mettait un poids sur leur nuque. Il n'y avait pas de fin la libert, elle tait
vaste comme ltendue de la terre, belle et cruelle comme la lumire, douce comme les
yeux de l'eau. Chaque jour, la premire aube, les hommes libres retournaient vers leur
demeure, vers le sud, l o personne d'autre ne savait vivre. Chaque jour, avec les mmes
pestes, ils effaaient les traces de leurs feux, ils enterraient leurs excrments. Tourns
vers le dsert, ils faisaient leur prire sans paroles. Ils s'en allaient, comme dans un rve,
ils disparaissaient.