La Débâcle by Zola, Émile, 1840-1902

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The Project Gutenberg EBook of La d�b�cle, by �mile Zola

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Title: La d�b�cle

Author: �mile Zola

Release Date: February 22, 2006 [EBook #17831]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA D�B�CLE ***

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�mile Zola

LA D�B�CLE

(1892)

Table des mati�res

Premi�re partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
Deuxi�me partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
Troisi�me partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII

Premi�re partie

� deux kilom�tres de Mulhouse, vers le Rhin, au milieu de la


plaine fertile, le camp �tait dress�. Sous le jour finissant de
cette soir�e d'ao�t, au ciel trouble, travers� de lourds nuages,
les tentes-abris s'alignaient, les faisceaux luisaient,
s'espa�aient r�guli�rement sur le front de bandi�re; tandis que,
fusils charg�s, les sentinelles les gardaient, immobiles, les yeux
perdus, l�-bas, dans les brumes viol�tres du lointain horizon, qui
montaient du grand fleuve.

On �tait arriv� de Belfort vers cinq heures. Il en �tait huit, et


les hommes venaient seulement de toucher les vivres. Mais le bois
devait s'�tre �gar�, la distribution n'avait pu avoir lieu.
Impossible d'allumer du feu et de faire la soupe. Il avait fallu
se contenter de m�cher � froid le biscuit, qu'on arrosait de
grands coups d'eau-de-vie, ce qui achevait de casser les jambes,
d�j� molles de fatigue. Deux soldats pourtant, en arri�re des
faisceaux, pr�s de la cantine, s'ent�taient � vouloir enflammer un
tas de bois vert, de jeunes troncs d'arbre qu'ils avaient coup�s
avec leurs sabres-ba�onnettes, et qui refusaient obstin�ment de
br�ler. Une grosse fum�e, noire et lente, montait dans l'air du
soir, d'une infinie tristesse.

Il n'y avait l� que douze mille hommes, tout ce que le g�n�ral


F�lix Douay avait avec lui du 7e corps d'arm�e. La premi�re
division, appel�e la veille, �tait partie pour Froeschwiller; la
troisi�me se trouvait encore � Lyon; et il s'�tait d�cid� �
quitter Belfort, � se porter ainsi en avant avec la deuxi�me
division, l'artillerie de r�serve et une division de cavalerie,
incompl�te. Des feux avaient �t� aper�us � Lorrach. Une d�p�che du
sous-pr�fet de Schelestadt annon�ait que les Prussiens allaient
passer le Rhin � Markolsheim. Le g�n�ral, se sentant trop isol� �
l'extr�me droite des autres corps, sans communication avec eux,
venait de h�ter d'autant plus son mouvement vers la fronti�re,
que, la veille, la nouvelle �tait arriv�e de la surprise
d�sastreuse de Wissembourg. D'une heure � l'autre, s'il n'avait
pas lui-m�me l'ennemi � repousser, il pouvait craindre d'�tre
appel�, pour soutenir le 1er corps. Ce jour-l�, ce samedi
d'inqui�te journ�e d'orage, le 6 ao�t, on devait s'�tre battu
quelque part, du c�t� de Froeschwiller: cela �tait dans le ciel
anxieux et accablant, de grands frissons passaient, de brusques
souffles de vent, charg�s d'angoisse. Et, depuis deux jours, la
division croyait marcher au combat, les soldats s'attendaient �
trouver les Prussiens devant eux, au bout de cette marche forc�e
de Belfort � Mulhouse.

Le jour baissait, la retraite partit d'un coin �loign� du camp, un


roulement des tambours, une sonnerie des clairons, faibles encore,
emport�s par le grand air. Et Jean Macquart, qui s'occupait �
consolider la tente, en enfon�ant les piquets davantage, se leva.
Aux premiers bruits de guerre, il avait quitt� Rognes, tout
saignant du drame o� il venait de perdre sa femme Fran�oise et les
terres qu'elle lui avait apport�es; il s'�tait r�engag� � trente-
neuf ans, retrouvant ses galons de caporal, tout de suite
incorpor� au 106e r�giment de ligne, dont on compl�tait les
cadres; et, parfois, il s'�tonnait encore, de se revoir avec la
capote aux �paules, lui qui, apr�s Solf�rino, �tait si joyeux de
quitter le service, de n'�tre plus un tra�neur de sabre, un tueur
de monde. Mais quoi faire? Quand on n'a plus de m�tier, qu'on n'a
plus ni femme ni bien au soleil, que le coeur vous saute dans la
gorge de tristesse et de rage? Autant vaut-il cogner sur les
ennemis, s'ils vous emb�tent. Et il se rappelait son cri: ah! bon
sang! puisqu'il n'avait plus de courage � la travailler, il la
d�fendrait, la vieille terre de France!

Jean, debout, jeta un coup d'oeil dans le camp, o� une agitation


derni�re se produisait, au passage de la retraite. Quelques hommes
couraient. D'autres, assoupis d�j�, se soulevaient, s'�tiraient
d'un air de lassitude irrit�e. Lui, patient, attendait l'appel,
avec cette tranquillit� d'humeur, ce bel �quilibre raisonnable,
qui faisait de lui un excellent soldat. Les camarades disaient
qu'avec de l'instruction il serait peut-�tre all� loin. Sachant
tout juste lire et �crire, il n'ambitionnait m�me pas le grade de
sergent. Quand on a �t� paysan, on reste paysan.

Mais la vue du feu de bois vert qui fumait toujours, l'int�ressa,


et il interpella les deux hommes en train de s'acharner, Loubet et
Lapoulle, tous deux de son escouade.

-- L�chez donc �a! vous nous empoisonnez!

Loubet, maigre et vif, l'air farceur, ricanait.

-- Ca prend, caporal, je vous assure... Souffle donc, toi!

Et il poussait Lapoulle, un colosse, qui s'�puisait � d�cha�ner


une temp�te, de ses joues enfl�es comme des outres, la face
congestionn�e, les yeux rouges et pleins de larmes.

Deux autres soldats de l'escouade, Chouteau et Pache, le premier


�tal� sur le dos, en fain�ant qui aimait ses aises, l'autre
accroupi, tr�s occup� � recoudre soigneusement une d�chirure de sa
culotte, �clat�rent, �gay�s par l'affreuse grimace de cette brute
de Lapoulle.
-- Tourne-toi, souffle de l'autre c�t�, �a ira mieux! cria
Chouteau.

Jean les laissa rire. On n'allait peut-�tre plus en trouver si


souvent l'occasion; et lui, avec son air de gros gar�on s�rieux, �
la figure pleine et r�guli�re, n'�tait pourtant pas pour la
m�lancolie, fermant les yeux volontiers quand ses hommes prenaient
du plaisir. Mais un autre groupe l'occupa, un soldat de son
escouade encore, Maurice Levasseur, en train, depuis une heure
bient�t, de causer avec un civil, un monsieur roux d'environ
trente-six ans, une face de bon chien, �clair�e de deux gros yeux
bleus � fleur de t�te, des yeux de myope qui l'avaient fait
r�former. Un artilleur de la r�serve, mar�chal des logis, l'air
cr�ne et d'aplomb avec ses moustaches et sa barbiche brunes, �tait
venu les rejoindre; et tous les trois s'oubliaient l�, comme en
famille.

Obligeamment, pour leur �viter quelque algarade, Jean crut devoir


intervenir.

-- Vous feriez bien de partir, monsieur. Voici la retraite, si le


lieutenant vous voyait...

Maurice ne le laissa pas achever.

-- Restez donc, Weiss.

Et, s�chement, au caporal:

-- Monsieur est mon beau-fr�re. Il a une permission du colonel,


qu'il conna�t.

De quoi se m�lait-il, ce paysan, dont les mains sentaient encore


le fumier? Lui, re�u avocat au dernier automne, engag� volontaire
que la protection du colonel avait fait incorporer dans le 106e,
sans passer par le d�p�t, consentait bien � porter le sac; mais,
d�s les premi�res heures, une r�pugnance, une sourde r�volte
l'avait dress� contre cet illettr�, ce rustre qui le commandait.

-- C'est bon, r�pondit Jean, de sa voix tranquille, faites-vous


empoigner, je m'en fiche.

Puis, il tourna le dos, en voyant bien que Maurice ne mentait pas;


car le colonel, M De Vineuil, passait � ce moment, de son grand
air noble, sa longue face jaune coup�e de ses �paisses moustaches
blanches; et il avait salu� Weiss et le soldat d'un sourire.
Vivement, le colonel se rendait � une ferme que l'on apercevait
sur la droite, � deux ou trois cents pas, parmi des pruniers, et
o� l'�tat-major s'�tait install� pour la nuit. On ignorait si le
commandant du 7e corps se trouvait l�, dans l'affreux deuil dont
venait de le frapper la mort de son fr�re, tu� � Wissembourg. Mais
le g�n�ral de brigade Bourgain-Des-Feuilles, qui avait sous ses
ordres le 106e, y �tait s�rement, tr�s braillard comme �
l'ordinaire, roulant son gros corps sur ses courtes jambes, avec
son teint fleuri de bon vivant que son peu de cervelle ne g�nait
point. Une agitation grandissait autour de la ferme, des
estafettes partaient et revenaient � chaque minute, toute
l'attente f�brile des d�p�ches, trop lentes, sur cette grande
bataille que chacun sentait fatale et voisine depuis le matin. O�
donc avait-elle �t� livr�e, et quels en �taient � cette heure les
r�sultats? � mesure que tombait la nuit, il semblait que, sur le
verger, sur les meules �parses autour des �tables, l'anxi�t�
roul�t, s'�tal�t en un lac d'ombre. Et l'on disait encore qu'on
venait d'arr�ter un espion Prussien r�dant autour du camp, et
qu'on l'avait conduit � la ferme, pour que le g�n�ral
l'interroge�t. Peut-�tre le colonel De Vineuil avait-il re�u
quelque t�l�gramme, qu'il courait si fort.

Cependant, Maurice s'�tait remis � causer avec son beau-fr�re


Weiss et son cousin Honor� Fouchard, le mar�chal des logis. La
retraite, venue de loin, peu � peu grossie, passa pr�s d'eux,
sonnante, battante, dans la paix m�lancolique du cr�puscule; et
ils ne sembl�rent m�me pas l'entendre. Petit-fils d'un h�ros de la
grande arm�e, le jeune homme �tait n�, au Chesne-Populeux, d'un
p�re d�tourn� de la gloire, tomb� � un maigre emploi de
percepteur. Sa m�re, une paysanne, avait succomb� en les mettant
au monde, lui et sa soeur jumelle Henriette, qui, toute petite,
l'avait �lev�. Et, s'il se trouvait l�, engag� volontaire, c'�tait
� la suite de grandes fautes, toute une dissipation de temp�rament
faible et exalt�, de l'argent qu'il avait jet� au jeu, aux femmes,
aux sottises de Paris d�vorateur, lorsqu'il y �tait venu terminer
son droit et que la famille s'�tait saign�e pour faire de lui un
monsieur. Le p�re en �tait mort, la soeur, apr�s s'�tre
d�pouill�e, avait eu la chance de trouver un mari, cet honn�te
gar�on de Weiss, un Alsacien de Mulhouse, longtemps comptable � la
raffinerie g�n�rale du Chesne-Populeux, aujourd'hui contrema�tre
chez M Delaherche, un des principaux fabricants de drap de Sedan.
Et Maurice se croyait bien corrig�, dans sa nervosit� prompte �
l'espoir du bien comme au d�couragement du mal, g�n�reux,
enthousiaste, mais sans fixit� aucune, soumis � toutes les sautes
du vent qui passe. Blond, petit, avec un front tr�s d�velopp�, un
nez et un menton menus, le visage fin, il avait des yeux gris et
caressants, un peu fous parfois.

Weiss �tait accouru � Mulhouse, � la veille des premi�res


hostilit�s, dans le brusque d�sir d'y r�gler une affaire de
famille; et, s'il s'�tait servi, pour serrer la main de son beau-
fr�re, du bon vouloir du colonel De Vineuil, c'�tait que ce
dernier se trouvait �tre l'oncle de la jeune Madame Delaherche,
une jolie veuve �pous�e l'ann�e d'auparavant par le fabricant de
drap, et que Maurice et Henriette avaient connue gamine, gr�ce �
un hasard de voisinage. D'ailleurs, outre le colonel, Maurice
venait de retrouver dans le capitaine de sa compagnie, le
capitaine Beaudoin, une connaissance de Gilberte, la jeune Madame
Delaherche, un ami � elle, intime, disait-on, lorsqu'elle �tait �
M�zi�res Madame Maginot, femme de M Maginot, inspecteur des
for�ts.

-- Embrassez bien Henriette pour moi, r�p�tait � Weiss le jeune


homme, qui aimait passionn�ment sa soeur. Dites-lui qu'elle sera
contente, que je veux la rendre enfin fi�re de moi.

Des larmes lui emplissaient les yeux, au souvenir de ses folies.


Son beau-fr�re, �mu lui-m�me, coupa court, en s'adressant � Honor�
Fouchard, l'artilleur.
-- Et, d�s que je passerai � Remilly, je monterai dire � l'oncle
Fouchard que je vous ai vu et que vous vous portez bien.

L'oncle Fouchard, un paysan, qui avait quelques terres et qui


faisait le commerce de boucher ambulant, �tait un fr�re de la m�re
d'Henriette et de Maurice. Il habitait Remilly, en haut, sur le
coteau, � six kilom�tres de Sedan.

-- Bon! r�pondit tranquillement Honor�, le p�re s'en fiche, mais


allez-y tout de m�me, si �a vous fait plaisir.

� cette minute, une agitation se produisit, du c�t� de la ferme;


et ils en virent sortir, libre, conduit par un seul officier, le
r�deur, l'homme qu'on avait accus� d'�tre un espion. Sans doute,
il avait montr� des papiers, cont� une histoire, car on
l'expulsait simplement du camp. De si loin, dans l'ombre
naissante, on le distinguait mal, �norme, carr�, avec une t�te
rouss�tre.

Pourtant, Maurice eut un cri.

-- Honor�, regarde donc... On dirait le Prussien, tu sais,


Goliath!

Ce nom fit sursauter l'artilleur. Il braqua ses yeux ardents.


Goliath Steinberg, le gar�on de ferme, l'homme qui l'avait f�ch�
avec son p�re, qui lui avait pris Silvine, toute la vilaine
histoire, toute l'abominable salet� dont il souffrait encore! Il
aurait couru, l'aurait �trangl�. Mais d�j� l'homme, au del� des
faisceaux, s'en allait, s'�vanouissait dans la nuit.

-- Oh! Goliath! murmura-t-il, pas possible! Il est l�-bas, avec


les autres... Si jamais je le rencontre!

D'un geste mena�ant, il avait montr� l'horizon envahi de t�n�bres,


tout cet orient viol�tre, qui pour lui �tait la Prusse. Il y eut
un silence, on entendit de nouveau la retraite, mais tr�s
lointaine, qui se perdait � l'autre bout du camp, d'une douceur
mourante au milieu des choses devenues ind�cises.

-- Fichtre! reprit Honor�, je vais me faire pincer, moi, si je ne


suis pas l� pour l'appel... Bonsoir! adieu � tout le monde!

Et, ayant serr� une derni�re fois les deux mains de Weiss, il fila
� grandes enjamb�es vers le monticule o� �tait parqu�e
l'artillerie de r�serve, sans avoir reparl� de son p�re, sans rien
avoir fait dire � Silvine, dont le nom lui br�lait les l�vres.

Des minutes encore se pass�rent, et vers la gauche, du c�t� de la


deuxi�me brigade, un clairon sonna l'appel. Plus pr�s, un autre
r�pondit. Puis, ce fut un troisi�me, tr�s loin. De proche en
proche, tous sonnaient � la fois, lorsque Gaude, le clairon de la
compagnie, se d�cida, � toute vol�e des notes sonores. C'�tait un
grand gar�on, maigre et douloureux, sans un poil de barbe,
toujours muet, et qui soufflait ses sonneries d'une haleine de
temp�te.
Alors, le sergent Sapin, un petit homme pinc� et aux grands yeux
vagues, commen�a l'appel. Sa voix gr�le jetait les noms, tandis
que les soldats qui s'�taient approch�s, r�pondaient sur tous les
tons, du violoncelle � la fl�te. Mais un arr�t se produisit.

-- Lapoulle! r�p�ta tr�s haut le sergent.

Personne ne r�pondit encore. Et il fallut que Jean se pr�cipit�t


vers le tas de bois vert, que le fusilier Lapoulle, excit� par les
camarades, s'obstinait � vouloir enflammer. Maintenant, sur le
ventre, le visage cuit, il chassait au ras du sol la fum�e du
bois, qui noircissait.

-- Mais, tonnerre de Dieu! L�chez donc �a! cria Jean. R�pondez �


l'appel!

Lapoulle, ahuri, se souleva, parut comprendre, hurla un: pr�sent!


D'une telle voix de sauvage, que Loubet en tomba sur le derri�re,
tant il le trouva farce. Pache, qui avait fini sa couture,
r�pondit, � peine distinct, d'un marmottement de pri�re. Chouteau,
d�daigneusement, sans m�me se lever, jeta le mot et s'�tala
davantage.

Cependant, le lieutenant de service, Rochas, immobile, attendait �


quelques pas. Lorsque, l'appel fini, le sergent Sapin vint lui
dire qu'il ne manquait personne, il gronda dans ses moustaches, en
d�signant du menton Weiss toujours en train de causer avec
Maurice:

-- Il y en a m�me un de trop, qu'est-ce qu'il fiche, ce


particulier-l�?

-- Permission du colonel, mon lieutenant, crut devoir expliquer


Jean, qui avait entendu.

Rochas haussa furieusement les �paules, et, sans un mot, se remit


� marcher le long des tentes, en attendant l'extinction des feux;
pendant que Jean, les jambes cass�es par l'�tape de la journ�e,
s'asseyait � quelques pas de Maurice, dont les paroles lui
arriv�rent, bourdonnantes d'abord, sans qu'il les �cout�t, envahi
lui-m�me de r�flexions obscures, � peine formul�es, au fond de son
�paisse et lente cervelle.

Maurice �tait pour la guerre, la croyait in�vitable, n�cessaire �


l'existence m�me des nations. Cela s'imposait � lui, depuis qu'il
se donnait aux id�es �volutives, � toute cette th�orie de
l'�volution qui passionnait d�s lors la jeunesse lettr�e. Est-ce
que la vie n'est pas une guerre de chaque seconde? est-ce que la
condition m�me de la nature n'est pas le combat continu, la
victoire du plus digne, la force entretenue et renouvel�e par
l'action, la vie renaissant toujours jeune de la mort? Et il se
rappelait le grand �lan qui l'avait soulev�, lorsque, pour
racheter ses fautes, cette pens�e d'�tre soldat, d'aller se battre
� la fronti�re, lui �tait venue. Peut-�tre la France du
pl�biscite, tout en se livrant � l'empereur, ne voulait-elle pas
la guerre. Lui-m�me, huit jours auparavant, la d�clarait coupable
et imb�cile. On discutait sur cette candidature d'un prince
allemand au tr�ne d'Espagne; dans la confusion qui, peu � peu,
s'�tait faite, tout le monde semblait avoir tort; si bien qu'on ne
savait plus de quel c�t� partait la provocation, et que, seul,
debout, l'in�vitable demeurait, la loi fatale qui, � l'heure
marqu�e, jette un peuple sur un autre. Mais un grand frisson avait
travers� Paris, il revoyait la soir�e ardente, les boulevards
charriant la foule, les bandes qui secouaient des torches, en
criant: � Berlin! � Berlin! Devant l'H�tel de Ville, il entendait
encore, mont�e sur le si�ge d'un cocher, une grande belle femme,
au profil de reine, dans les plis d'un drapeau et chantant la
_Marseillaise_. �tait-ce donc menteur, le coeur de Paris n'avait-
il pas battu? Et puis, comme toujours chez lui, apr�s cette
exaltation nerveuse, des heures de doute affreux et de d�go�t
avaient suivi: son arriv�e � la caserne, l'adjudant qui l'avait
re�u, le sergent qui l'avait fait habiller, la chambr�e empest�e
et d'une crasse repoussante, la camaraderie grossi�re avec ses
nouveaux compagnons, l'exercice m�canique qui lui cassait les
membres et lui appesantissait le cerveau. En moins d'une semaine
pourtant, il s'�tait habitu�, sans r�pugnance d�sormais. Et
l'enthousiasme l'avait repris, lorsque le r�giment �tait enfin
parti pour Belfort.

D�s les premiers jours, Maurice avait eu l'absolue certitude de la


victoire. Pour lui, le plan de l'empereur �tait clair: jeter
quatre cent mille hommes sur le Rhin, franchir le fleuve avant que
les Prussiens fussent pr�ts, s�parer l'Allemagne du nord de
l'Allemagne du sud par une pointe vigoureuse; et, gr�ce � quelque
succ�s �clatant, forcer tout de suite l'Autriche et l'Italie � se
mettre avec la France. Le bruit n'avait-il pas couru, un instant,
que ce 7e corps, dont son r�giment faisait partie, devait prendre
la mer � Brest, pour �tre d�barqu� en Danemark et op�rer une
diversion qui obligerait la Prusse � immobiliser une de ses
arm�es? Elle allait �tre surprise, accabl�e de toutes parts,
�cras�e en quelques semaines. Une simple promenade militaire, de
Strasbourg � Berlin. Mais, depuis son attente � Belfort, des
inqui�tudes le tourmentaient. Le 7e corps, charg� de surveiller la
trou�e de la For�t-Noire, y �tait arriv� dans une confusion
inexprimable, incomplet, manquant de tout. On attendait d'Italie
la troisi�me division; la deuxi�me brigade de cavalerie restait �
Lyon, par crainte d'un mouvement populaire; et trois batteries
s'�taient �gar�es, on ne savait o�. Puis, c'�tait un d�nuement
extraordinaire, les magasins de Belfort qui devaient tout fournir,
�taient vides: ni tentes, ni marmites, ni ceintures de flanelle,
ni cantines m�dicales, ni forges, ni entraves � chevaux. Pas un
infirmier et pas un ouvrier d'administration. Au dernier moment,
on venait de s'apercevoir que trente mille pi�ces de rechange
manquaient, indispensables au service des fusils; et il avait
fallu envoyer � Paris un officier, qui en avait rapport� cinq
mille, arrach�es avec peine. D'autre part, ce qui l'angoissait,
c'�tait l'inaction. Depuis deux semaines qu'on se trouvait l�,
pourquoi ne marchait-on pas en avant? Il sentait bien que chaque
jour de retard �tait une irr�parable faute, une chance perdue de
victoire. Et, devant le plan r�v�, se dressait la r�alit� de
l'ex�cution, ce qu'il devait savoir plus tard, dont il n'avait
alors que l'anxieuse et obscure conscience: les sept corps d'arm�e
�chelonn�s, diss�min�s le long de la fronti�re, de Metz � Bitche
et de Bitche � Belfort; les effectifs partout incomplets, les
quatre cent trente mille hommes se r�duisant � deux cent trente
mille au plus; les g�n�raux se jalousant, bien d�cid�s chacun �
gagner son b�ton de mar�chal, sans porter aide au voisin; la plus
effroyable impr�voyance, la mobilisation et la concentration
faites d'un seul coup pour gagner du temps, aboutissant � un
g�chis inextricable; la paralysie lente enfin, partie de haut, de
l'empereur malade, incapable d'une r�solution prompte, et qui
allait envahir l'arm�e enti�re, la d�sorganiser, l'annihiler, la
jeter aux pires d�sastres, sans qu'elle p�t se d�fendre. Et,
cependant, au-dessus du sourd malaise de l'attente, dans le
frisson instinctif de ce qui allait venir, la certitude de
victoire demeurait.

Brusquement, le 3 ao�t, avait �clat� la nouvelle de la victoire de


Sarrebruck, remport�e la veille. Grande victoire, on ne savait.
Mais les journaux d�bordaient d'enthousiasme, c'�tait l'Allemagne
envahie, le premier pas dans la marche glorieuse; et le prince
imp�rial, qui avait ramass� froidement une balle sur le champ de
bataille, commen�ait sa l�gende. Puis, deux jours plus tard,
lorsqu'on avait su la surprise et l'�crasement de Wissembourg, un
cri de rage s'�tait �chapp� des poitrines. Cinq mille hommes pris
dans un guet-apens, qui avaient r�sist�s pendant dix heures �
trente-cinq mille Prussiens, ce l�che massacre criait simplement
vengeance! Sans doute, les chefs �taient coupables de s'�tre mal
gard�s et de n'avoir rien pr�vu. Mais tout cela allait �tre
r�par�, Mac-Mahon avait appel� la premi�re division du 7e corps,
le 1er corps serait soutenu par le 5e, les Prussiens devaient, �
cette heure, avoir repass� le Rhin, avec les ba�onnettes de nos
fantassins dans le dos. Et la pens�e qu'on s'�tait furieusement
battu ce jour-l�, l'attente de plus en plus enfi�vr�e des
nouvelles, toute l'anxi�t� �pandue s'�largissait � chaque minute
sous le vaste ciel p�lissant.

C'�tait ce que Maurice r�p�tait � Weiss.

-- Ah! on leur a s�rement aujourd'hui allong� une fameuse racl�e!

Sans r�pondre, Weiss hocha la t�te d'un air soucieux. Lui aussi
regardait du c�t� du Rhin, vers cet orient o� la nuit s'�tait d�j�
compl�tement faite, un mur noir, assombri de myst�re. Depuis les
derni�res sonneries de l'appel, un grand silence tombait sur le
camp engourdi, troubl� � peine par les pas et les voix de quelques
soldats attard�s. Une lumi�re venait de s'allumer, une �toile
clignotante, dans la salle de la ferme o� l'�tat-major veillait,
attendant les d�p�ches qui arrivaient d'heure en heure, obscures
encore. Et le feu de bois vert, enfin abandonn�, fumait toujours
d'une grosse fum�e triste, qu'un l�ger vent poussait au-dessus de
cette ferme inqui�te, salissant au ciel les premi�res �toiles.

-- Une racl�e, finit par r�p�ter Weiss, Dieu vous entende!

Jean, toujours assis � quelques pas, dressa l'oreille; tandis que


le lieutenant Rochas, ayant surpris ce voeu tremblant de doute,
s'arr�ta net pour �couter.

-- Comment! reprit Maurice, vous n'avez pas une enti�re confiance,


vous croyez une d�faite possible!

D'un geste, son beau-fr�re l'arr�ta, les mains fr�missantes, sa


bonne face tout d'un coup boulevers�e et p�lie.
-- Une d�faite, le ciel nous en garde!... Vous savez, je suis de
ce pays, mon grand-p�re et ma grand'm�re ont �t� assassin�s par
les cosaques, en 1814; et, quand je songe � l'invasion, mes poings
se serrent, je ferais le coup de feu, avec ma redingote, comme un
troupier!... Une d�faite, non, non! je ne veux pas la croire
possible!

Il se calma, il eut un abandon d'�paules, plein d'accablement.

-- Seulement, que voulez-vous! Je ne suis pas tranquille... Je la


connais bien, mon Alsace; je viens de la traverser encore, pour
mes affaires; et nous avons vu, nous autres, ce qui crevait les
yeux des g�n�raux, et ce qu'ils ont refus� de voir... Ah! la
guerre avec la Prusse, nous la d�sirions, il y avait longtemps que
nous attendions paisiblement de r�gler cette vieille querelle.
Mais �a n'emp�chait pas nos relations de bon voisinage avec Bade
et avec la Bavi�re, nous avons tous des parents ou des amis, de
l'autre c�t� du Rhin. Nous pensions qu'ils r�vaient comme nous
d'abattre l'orgueil insupportable des Prussiens... Et nous, si
calmes, si r�solus, voil� plus de quinze jours que l'impatience et
l'inqui�tude nous prennent, � voir comment tout va de mal en pis.
D�s la d�claration de guerre, on a laiss� les cavaliers ennemis
terrifier les villages, reconna�tre le terrain, couper les fils
t�l�graphiques. Bade et la Bavi�re se l�vent, d'�normes mouvements
de troupes ont lieu dans le Palatinat, les renseignements venus de
partout, des march�s, des foires, nous prouvent que la fronti�re
est menac�e; et, quand les habitants, les maires des communes,
effray�s enfin, accourent dire cela aux officiers qui passent,
ceux-ci haussent les �paules: des hallucinations de poltrons,
l'ennemi est loin... Quoi? Lorsqu'il n'aurait pas fallu perdre une
heure, les jours et les jours se passent! Que peut-on attendre?
Que l'Allemagne tout enti�re nous tombe sur les reins!

Il parlait d'une voix basse et d�sol�e, comme s'il se f�t r�p�t�


ces choses � lui-m�me, apr�s les avoir pens�es longtemps.

-- Ah! l'Allemagne, je la connais bien aussi; et le terrible,


c'est que vous autres, vous paraissez l'ignorer autant que la
Chine... Vous vous souvenez, Maurice, de mon cousin Gunther, ce
gar�on qui est venu, le printemps dernier, me serrer la main �
Sedan. Il est mon cousin par les femmes: sa m�re, une soeur de la
mienne, s'est mari�e � Berlin; et il est bien de l�-bas, il a la
haine de la France. Il sert aujourd'hui comme capitaine dans la
garde Prussienne... Le soir o� je l'ai reconduit � la gare, je
l'entends encore me dire de sa voix coupante: �si la France nous
d�clare la guerre, elle sera battue.�

Du coup, le lieutenant Rochas, qui s'�tait contenu jusque-l�,


s'avan�a, furieux. �g� de pr�s de cinquante ans, c'�tait un grand
diable maigre, avec une figure longue et creus�e, tann�e, enfum�e.
Le nez �norme, busqu�, tombait dans une large bouche violente et
bonne, o� se h�rissaient de rudes moustaches grisonnantes. Et il
s'emportait, la voix tonnante.

-- Ah ��! Qu'est-ce que vous foutez l�, vous, � d�courager nos


hommes!
Jean, sans se m�ler de la querelle, trouva au fond qu'il avait
raison. Lui non plus, tout en commen�ant � s'�tonner des longs
retards et du d�sordre o� l'on �tait, n'avait jamais dout� de la
racl�e formidable que l'on allait allonger aux Prussiens. C'�tait
s�r, puisqu'on n'�tait venu que pour �a.

-- Mais, lieutenant, r�pondit Weiss interloqu�, je ne veux


d�courager personne... Au contraire, je voudrais que tout le monde
s�t ce que je sais, parce que le mieux est de savoir pour pr�voir
et pouvoir... Et, tenez! Cette Allemagne...

Il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses craintes: la


Prusse grandie apr�s Sadowa, le mouvement national qui la pla�ait
� la t�te des autres �tats allemands, tout ce vaste empire en
formation, rajeuni, ayant l'enthousiasme et l'irr�sistible �lan de
son unit� � conqu�rir; le syst�me du service militaire
obligatoire, qui mettait debout la nation en armes, instruite,
disciplin�e, pourvue d'un mat�riel puissant, rompue � la grande
guerre, encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur
l'Autriche; l'intelligence, la force morale de cette arm�e,
command�e par des chefs presque tous jeunes, ob�issant � un
g�n�ralissime qui semblait devoir renouveler l'art de se battre,
d'une prudence et d'une pr�voyance parfaites, d'une nettet� de vue
merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il osa ensuite
montrer la France: l'empire vieilli, acclam� encore au pl�biscite,
mais pourri � la base, ayant affaibli l'id�e de patrie en
d�truisant la libert�, redevenu lib�ral trop tard et pour sa
ruine, pr�t � crouler d�s qu'il ne satisferait plus les app�tits
de jouissances d�cha�n�s par lui; l'arm�e, certes, d'une admirable
bravoure de race, toute charg�e des lauriers de Crim�e et
d'Italie, seulement g�t�e par le remplacement � prix d'argent,
laiss�e dans sa routine de l'�cole d'Afrique, trop certaine de la
victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle; les
g�n�raux enfin, m�diocres pour la plupart, d�vor�s de rivalit�s,
quelques-uns d'une ignorance stup�fiante, et l'empereur � leur
t�te, souffrant et h�sitant, tromp� et se trompant, dans
l'effroyable aventure qui commen�ait, o� tous se jetaient en
aveugles, sans pr�paration s�rieuse, au milieu d'un effarement,
d'une d�bandade de troupeau men� � l'abattoir.

Rochas, b�ant, les yeux arrondis, �coutait. Son terrible nez


s'�tait fronc�. Puis, tout d'un coup, il prit le parti de rire,
d'un rire �norme qui lui fendait les m�choires.

-- Qu'est-ce que vous nous chantez l�, vous! Qu'est-ce que �a veut
dire, toutes ces b�tises!... Mais �a n'a pas de sens, c'est trop
b�te pour qu'on se casse la t�te � comprendre... Allez conter �a �
des recrues, mais pas � moi, non! Pas � moi qui ai vingt-sept ans
de service!

Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d'un ouvrier ma�on,


venu du Limousin, n� � Paris et r�pugnant � l'�tat de son p�re, il
s'�tait engag� d�s l'�ge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il
avait port� le sac, caporal en Afrique, sergent � S�bastopol,
lieutenant apr�s Solf�rino, ayant mis quinze ann�es de dure
existence et d'h�ro�que bravoure pour conqu�rir ce grade, d'un
manque tel d'instruction, qu'il ne devait jamais passer capitaine.
-- Mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez pas �a...
Oui, � Mazagran, j'avais dix-neuf ans � peine, et nous �tions cent
vingt-trois hommes, pas un de plus, et nous avons tenu quatre
jours contre douze mille arabes... Ah! oui, pendant des ann�es et
des ann�es, l�-bas, en Afrique, � Mascara, � Biskra, � Dellys,
plus tard dans la grande Kabylie, plus tard � Laghouat, si vous
aviez �t� avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales
moricauds filer comme des li�vres, d�s que nous paraissions... Et
� S�bastopol, monsieur, fichtre! On ne peut pas dire que �'a �t�
commode. Des temp�tes � vous d�raciner les cheveux, un froid de
loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui, � la fin, ont
tout fait sauter! N'emp�che pas que nous les avons fait sauter
eux-m�mes, oh! En musique et dans la grande po�le � frire!... Et �
Solf�rino, vous n'y �tiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez-
vous? Oui, � Solf�rino, o� il a fait si chaud, bien qu'il ait
tomb� ce jour-l� plus d'eau que vous n'en avez peut-�tre jamais vu
dans votre vie! � Solf�rino, la grande bross�e aux autrichiens, il
fallait les voir, devant nos ba�onnettes, galoper, se culbuter,
pour courir plus vite, comme s'ils avaient eu le feu au derri�re!

Il �clatait d'aise, toute la vieille gaiet� militaire Fran�aise


sonnait dans son rire de triomphe. C'�tait la l�gende, le troupier
Fran�ais parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de
bon vin, la conqu�te de la terre faite en chantant des refrains de
goguette. Un caporal et quatre hommes, et des arm�es immenses
mordaient la poussi�re.

Brusquement, sa voix gronda.

-- Battue, la France battue!... Ces cochons de Prussiens nous


battre, nous autres!

Il s'approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa


redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant
exprimait l'absolu m�pris de l'ennemi, quel qu'il f�t, dans une
insouciance compl�te du temps et des lieux.

-- �coutez bien, monsieur... Si les Prussiens osent venir, nous


les reconduirons chez eux � coups de pied dans le cul... Vous
entendez, � coups de pied dans le cul, jusqu'� Berlin!

Et il eut un geste superbe, la s�r�nit� d'un enfant, la conviction


candide de l'innocent qui ne sait rien et ne craint rien.

-- Parbleu! C'est comme �a, parce que c'est comme �a!

Weiss, �tourdi, convaincu presque, se h�ta de d�clarer qu'il ne


demandait pas mieux. Quant � Maurice, qui se taisait, n'osant
intervenir devant son sup�rieur, il finit par �clater de rire avec
lui: ce diable d'homme, que d'ailleurs il jugeait stupide, lui
faisait chaud au coeur. De m�me, Jean, d'un hochement de t�te,
avait approuv� chaque parole du lieutenant. Lui aussi �tait �
Solf�rino, o� il avait tant plu. Et voil� qui �tait parler! Si
tous les chefs avaient parl� comme �a, on ne se serait pas mal
fichu qu'il manqu�t des marmites et des ceintures de flanelle!

La nuit �tait compl�tement venue depuis longtemps, et Rochas


continuait d'agiter ses grands membres dans les t�n�bres. Il
n'avait jamais �pel� qu'un volume des victoires de Napol�on, tomb�
au fond de son sac de la bo�te d'un colporteur. Et il ne pouvait
se calmer, et toute sa science sortit en un cri imp�tueux.

-- L'Autriche ross�e � Castiglione, � Marengo, � Austerlitz, �


Wagram! La Prusse ross�e � Eylau, � I�na, � Lutzen! La Russie
ross�e � Friedland, � Smolensk, � la Moskowa! L'Espagne,
l'Angleterre ross�es partout! La terre enti�re ross�e, ross�e de
haut en bas, de long en large! ... et, aujourd'hui, c'est nous qui
serions ross�s! Pourquoi? Comment? On aurait donc chang� le monde?

Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe d'un drapeau!

-- Tenez! On s'est battu l�-bas aujourd'hui, on attend les


nouvelles. Eh bien! Les nouvelles, je vais vous les donner,
moi!... On a ross� les Prussiens, ross� � ne leur laisser ni ailes
ni pattes, ross� � en balayer les miettes!

Sous le ciel sombre, � ce moment, un grand cri douloureux passa.


�tait-ce la plainte d'un oiseau de nuit? �tait-ce une voix du
myst�re, venue de loin, charg�e de larmes? Tout le camp, noy� de
t�n�bres, en frissonna, et l'anxi�t� �pandue dans l'attente des
d�p�ches si lentes � venir, s'en trouva enfi�vr�e, �largie encore.
Au loin, dans la ferme, �clairant la veill�e inqui�te de l'�tat-
major, la chandelle br�lait plus haute, d'une flamme droite et
immobile de cierge.

Mais il �tait dix heures, Gaude surgit du sol noir, o� il avait


disparu, et le premier sonna le couvre-feu. Les autres clairons
r�pondirent, s'�teignirent de proche en proche, dans une fanfare
mourante, d�j� comme engourdie de sommeil. Et Weiss, qui s'�tait
oubli� l� si tard, serra tendrement Maurice entre ses bras: bon
espoir et bon courage! Il embrasserait Henriette pour son fr�re,
il irait dire bien des choses � l'oncle Fouchard. Alors, comme il
partait enfin, une rumeur courut, toute une agitation f�brile.
C'�tait une grande victoire que le mar�chal De Mac-Mahon venait de
remporter: le prince royal de Prusse fait prisonnier avec vingt-
cinq mille hommes, l'arm�e ennemie refoul�e, d�truite, laissant
entre nos mains ses canons et ses bagages.

-- Parbleu! cria simplement Rochas, de sa voix de tonnerre.

Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se h�tait de rentrer �


Mulhouse:

-- � coups de pied dans le cul, monsieur, � coups de pied dans le


cul, jusqu'� Berlin!

Un quart d'heure plus tard, une autre d�p�che disait que l'arm�e
avait d� abandonner Woerth et battait en retraite. Ah! quelle
nuit! Rochas, foudroy� de sommeil, venait de s'envelopper dans son
manteau et dormait sur la terre, insoucieux d'un abri, comme cela
lui arrivait souvent. Maurice et Jean s'�taient gliss�s sous la
tente, o� d�j� Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient,
la t�te sur leur sac. On tenait six, � condition de replier les
jambes. Loubet avait d'abord �gay� leur faim � tous, en faisant
croire � Lapoulle qu'il y aurait du poulet, le lendemain matin, �
la distribution; mais ils �taient trop las, ils ronflaient, les
Prussiens pouvaient venir. Un instant, Jean resta sans bouger,
serr� contre Maurice; malgr� sa grande fatigue, il tardait �
s'endormir, tout ce qu'avait dit ce monsieur lui tournait dans la
t�te, l'Allemagne en armes, innombrable, d�vorante; et il sentait
bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux m�mes
choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul,
et l'autre comprit qu'il le g�nait. Entre le paysan et le lettr�,
l'inimiti� d'instinct, la r�pugnance de classe et d'�ducation
�taient comme un malaise physique. Le premier pourtant en
�prouvait une honte, une tristesse au fond, se faisant petit,
t�chant d'�chapper � ce m�pris hostile qu'il devinait l�. Si la
nuit dehors devenait fra�che, on �touffait tellement sous la
tente, parmi l'entassement des corps, que Maurice, exasp�r� de
fi�vre, sortit d'un saut brusque, alla s'�tendre � quelques pas.
Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil
p�nible, o� se m�laient le regret de ne pas �tre aim� et
l'appr�hension d'un immense malheur, dont il croyait entendre le
galop, l�-bas, au fond de l'inconnu.

Des heures durent se passer, tout le camp noir, immobile, semblait


s'an�antir sous l'oppression de la vaste nuit mauvaise, o� pesait
ce quelque chose d'effroyable, sans nom encore. Des sursauts
venaient d'un lac d'ombre, un r�le subit sortait d'une tente
invisible. Ensuite, c'�taient des bruits qu'on ne reconnaissait
pas, l'�brouement d'un cheval, le choc d'un sabre, la fuite d'un
r�deur attard�, toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des
retentissements de menace. Mais, tout � coup, pr�s des cantines,
une grande lueur �clata. Le front de bandi�re en �tait vivement
�clair�, on aper�ut les faisceaux align�s, les canons des fusils
r�guliers et clairs, o� filaient des reflets rouges, pareils � des
coulures fra�ches de sang; et les sentinelles, sombres et droites,
apparurent dans ce brusque incendie. �tait-ce donc l'ennemi, que
les chefs annon�aient depuis deux jours, et que l'on �tait venu
chercher de Belfort � Mulhouse? Puis, au milieu d'un grand
p�tillement d'�tincelles, la flamme s'�teignit. Ce n'�tait que le
tas de bois vert, si longtemps tracass� par Lapoulle, qui, apr�s
avoir couv� pendant des heures, venait de flamber comme un feu de
paille.

Jean, effray� par cette clart� vive, sortit � son tour


pr�cipitamment de la tente; et il faillit buter dans Maurice,
soulev� sur un coude, regardant. D�j�, la nuit �tait retomb�e plus
opaque, les deux hommes rest�rent allong�s sur la terre nue, �
quelques pas l'un de l'autre. Il n'y avait plus, en face d'eux, au
fond des t�n�bres �paisses, que la fen�tre toujours �clair�e de la
ferme, cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort. Quelle
heure pouvait-il �tre? Deux heures, trois heures peut-�tre. L�-
bas, l'�tat-major ne s'�tait d�cid�ment pas couch�. On entendait
la voix braillarde du g�n�ral Bourgain-Desfeuilles, enrag� de
cette nuit de veille, pendant laquelle il n'avait pu se soutenir
qu'� l'aide de grogs et de cigares. De nouveaux t�l�grammes
arrivaient, les choses devaient se g�ter, des ombres d'estafettes
galopaient, affol�es et indistinctes. Il y eut des pi�tinements,
des jurons, comme un cri �touff� de mort, suivi d'un effrayant
silence. Quoi donc? �tait-ce la fin? Un souffle glac� avait couru
sur le camp, an�anti de sommeil et d'angoisse.

Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel De


Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement.
Il devait �tre avec le major Bouroche, un gros homme � t�te de
lion. Tous les deux �changeaient des paroles sans suite, de ces
paroles incompl�tes, chuchot�es, comme on en entend dans les
mauvais r�ves.

-- Elle vient de B�le... Notre premi�re division d�truite... Douze


heures de combat, toute l'arm�e en retraite... L'ombre du colonel
s'arr�ta, appela une autre ombre qui se h�tait, l�g�re, fine et
correcte.

-- C'est vous, Beaudouin?

-- Oui, mon colonel.

-- Ah! mon ami, Mac-Mahon battu � Froeschwiller, Frossard battu �


Spickeren, De Failly immobilis�, inutile entre les deux... �
Froeschwiller, un seul corps contre toute une arm�e, des prodiges.

Et tout emport�, la d�route, la panique, la France ouverte... Des


larmes l'�tranglaient, des paroles encore se perdirent, les trois
ombres disparurent, noy�es, fondues. Dans un fr�missement de tout
son �tre, Maurice s'�tait mis debout.

-- Mon Dieu! B�gaya-t-il.

Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean, le coeur


glac�, murmurait:

-- Ah! fichu sort!... Ce monsieur, votre parent, avait tout de


m�me raison de dire qu'ils sont plus forts que nous.

Hors de lui, Maurice l'aurait �trangl�. Les Prussiens plus forts


que les Fran�ais! C'�tait de cela que saignait son orgueil. D�j�,
le paysan ajoutait, calme et t�tu:

-- Ca ne fait rien, voyez-vous. Ce n'est pas parce qu'on re�oit


une tape, qu'on doit se rendre... Faudra cogner tout de m�me.

Mais, devant eux, une longue figure s'�tait dress�e. Ils


reconnurent Rochas, drap� encore de son manteau, et que les bruits
errants, le souffle de la d�faite peut-�tre venait de tirer de son
dur sommeil. Il questionna, voulut savoir.

Quand il eut compris, � grand-peine, une immense stupeur se


peignit dans ses yeux vides d'enfant. � plus de dix reprises, il
r�p�ta:

-- Battus! Comment battus? Pourquoi battus?

Maintenant, � l'orient, le jour blanchissait, un jour louche d'une


infinie tristesse, sur les tentes endormies, dans l'une desquelles
on commen�ait � distinguer les faces terreuses de Loubet et de
Lapoulle, de Chouteau et de Pache, qui ronflaient toujours, la
bouche ouverte. Une aube de deuil se levait, parmi les brumes
couleur de suie qui �taient mont�es, l�-bas, du fleuve lointain.
II

Vers huit heures, le soleil dissipa les nu�es lourdes, et un


ardent et pur dimanche d'ao�t resplendit sur Mulhouse, au milieu
de la vaste plaine fertile. Du camp, maintenant �veill�,
bourdonnant de vie, on entendait les cloches de toutes les
paroisses carillonner � la vol�e, dans l'air limpide. Ce beau
dimanche d'effroyable d�sastre avait sa gaiet�, son ciel �clatant
des jours de f�te.

Gaude, brusquement, sonna � la distribution, et Loubet s'�tonna.


Quoi? Qu'y avait-il? �tait-ce le poulet qu'il avait promis la
veille � Lapoulle? N� dans les halles, rue de la Cossonnerie, fils
de hasard d'une marchande au petit tas, engag� �pour des sous�,
comme il disait, apr�s avoir fait tous les m�tiers, il �tait le
fricoteur, le nez tourn� continuellement � la friandise. Et il
alla voir, pendant que Chouteau, l'artiste, le peintre en
b�timents de Montmartre, bel homme et r�volutionnaire, furieux
d'avoir �t� rappel� apr�s son temps fini, blaguait f�rocement
Pache, qu'il venait de surprendre en train de faire sa pri�re, �
genoux derri�re la tente. En voil� un calotin! est-ce qu'il ne
pouvait pas lui demander cent mille livres de rente, � son bon
Dieu? Mais Pache, arriv� d'un village perdu de la Picardie, ch�tif
et la t�te en pointe, se laissait plaisanter, avec la douceur
muette des martyrs. Il �tait le souffre-douleur de l'escouade, en
compagnie de Lapoulle, le colosse, la brute pouss�e dans les
marais de la Sologne, si ignorant de tout, que, le jour de son
arriv�e au r�giment, il avait demand� � voir le roi. Et, bien que
la nouvelle d�sastreuse de Froeschwiller circul�t depuis le lever,
les quatre hommes riaient, faisaient avec leur indiff�rence de
machine les besognes accoutum�es.

Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde.

C'�tait Jean, le caporal, qui, accompagn� de Maurice, revenait de


la distribution, avec du bois � br�ler. Enfin, on distribuait le
bois, que les troupes avaient vainement attendu la veille, pour
cuire la soupe. Douze heures de retard seulement.

-- Bravo, l'intendance! cria Chouteau.

-- N'importe, �a y est! dit Loubet. Ah! ce que je vais vous faire


un chouette pot-au-feu!

D'habitude, il se chargeait volontiers de la popote; et on l'en


remerciait, car il cuisinait � ravir. Mais il accablait alors
Lapoulle de corv�es extraordinaires.

-- Va chercher le champagne, va chercher les truffes...

Puis, ce matin-l�, une id�e baroque de gamin de Paris se moquant


d'un innocent, lui traversa la cervelle.

-- Plus vite que �a! Donne-moi le poulet.


-- O� donc, le poulet?

-- Mais l�, par terre... Le poulet que je t'ai promis, le poulet


que le caporal vient d'apporter!

Il lui d�signait un gros caillou blanc, � leurs pieds. Lapoulle,


interloqu�, finit par le prendre et par le retourner entre ses
doigts.

-- Tonnerre de Dieu! veux-tu laver le poulet!... Encore! Lave-lui


les pattes, lave-lui le cou!... � grande eau, feignant!

Et, pour rien, pour la rigolade, parce que l'id�e de la soupe le


rendait gai et farceur, il flanqua la pierre avec la viande dans
la marmite pleine d'eau.

-- C'est �a qui va donner du go�t au bouillon! Ah! tu ne savais


pas �a, tu ne sais donc rien, sacr�e andouille!... Tu auras le
croupion, tu verras si c'est tendre!

L'escouade se tordait de la t�te de Lapoulle, maintenant


convaincu, se pourl�chant. Cet animal de Loubet, pas moyen de
s'ennuyer avec lui! Et, lorsque le feu cr�pita au soleil, lorsque
la marmite se mit � chanter, tous, en d�votion, rang�s autour,
s'�panouirent, regardant danser la viande, humant la bonne odeur
qui commen�ait � se r�pandre. Ils avaient une faim de chien depuis
la veille, l'id�e de manger emportait tout. On �tait ross�, mais
�a n'emp�chait pas qu'il fallait s'emplir. D'un bout � l'autre du
camp, les feux des cuisines flambaient, les marmites bouillaient,
et c'�tait une joie vorace et chantante, au milieu des claires
vol�es de cloches qui continuaient � venir de toutes les paroisses
de Mulhouse.

Mais, comme il allait �tre neuf heures, une agitation se propagea,


des officiers coururent, et le lieutenant Rochas, � qui le
capitaine Beaudoin avait donn� un ordre, passa devant les tentes
de sa section.

-- Allons, pliez tout, emballez tout, on part!

-- Mais la soupe?

-- Un autre jour, la soupe! On part tout de suite!

Le clairon de Gaude sonnait, imp�rieux. Ce fut une consternation,


une col�re sourde. Eh quoi! Partir sans manger, ne pas attendre
une heure que la soupe f�t possible! L'escouade voulut quand m�me
boire le bouillon; mais ce n'�tait encore que de l'eau chaude; et
la viande, pas cuite, r�sistait, pareille � du cuir sous les
dents. Chouteau grogna des paroles rageuses. Jean dut intervenir,
afin de h�ter les pr�paratifs de ses hommes. Qu'y avait-il donc de
si press�, � filer ainsi, � bousculer les gens, sans leur laisser
le temps de reprendre des forces? Et, comme, devant Maurice, on
disait qu'on marchait � la rencontre des Prussiens, pour la
revanche, il haussa les �paules, incr�dule. En moins d'un quart
d'heure, le camp fut lev�, les tentes pli�es, rattach�es sur les
sacs, les faisceaux d�faits, et il ne resta, sur la terre nue, que
les feux des cuisines qui achevaient de s'�teindre.
C'�taient de graves raisons qui venaient de d�cider le g�n�ral
Douay � une retraite imm�diate. La d�p�che du sous-pr�fet de
Schelestadt, vieille d�j� de trois jours, se trouvait confirm�e:
on t�l�graphiait qu'on avait vu de nouveau les feux des Prussiens
qui mena�aient Markolsheim; et, d'autre part, un t�l�gramme
annon�ait qu'un corps d'arm�e ennemi passait le Rhin � Huningue.
Des d�tails arrivaient, abondants, pr�cis: la cavalerie et
l'artillerie aper�ues, les troupes en marche, se rendant de toutes
parts � leur point de ralliement. Si l'on s'attardait une heure,
c'�tait s�rement la ligne de retraite sur Belfort coup�e. Dans le
contre-coup de la d�faite, apr�s Wissembourg et Froeschwiller, le
g�n�ral, isol�, perdu � l'avant-garde, n'avait qu'� se replier en
h�te; d'autant plus que les nouvelles, re�ues le matin,
aggravaient encore celles de la nuit.

En avant, �tait parti l'�tat-major, au grand trot, poussant de


l'�peron les montures, dans la crainte d'�tre devanc� et de
trouver d�j� les Prussiens � Altkirch. Le g�n�ral Bourgain-
Desfeuilles, qui pr�voyait une �tape dure, avait eu la pr�caution
de traverser Mulhouse, pour y d�jeuner copieusement, en maugr�ant
de la bousculade. Et Mulhouse, sur le passage des officiers, �tait
d�sol�; les habitants, � l'annonce de la retraite, sortaient dans
les rues, se lamentaient du brusque d�part de ces troupes, dont
ils avaient si instamment implor� la venue: on les abandonnait
donc, les richesses incalculables entass�es dans la gare allaient-
elles �tre laiss�es � l'ennemi, leur ville elle-m�me devait-elle,
avant le soir, n'�tre plus qu'une ville conquise? Puis, le long
des routes, au travers des campagnes, les habitants des villages,
des maisons isol�es, s'�taient eux aussi plant�s devant leur
porte, �tonn�s, effar�s. Eh quoi! Ces r�giments qu'ils avaient vus
passer la veille, marchant au combat, se repliaient, fuyaient sans
avoir combattu! Les chefs �taient sombres, h�taient leurs chevaux,
sans vouloir r�pondre aux questions, comme si le malheur e�t
galop� � leurs trousses. C'�tait donc vrai que les Prussiens
venaient d'�craser l'arm�e, qu'ils coulaient de toutes parts en
France, comme la crue d'un fleuve d�bord�? Et d�j�, dans l'air
muet, les populations, gagn�es par la panique montante, croyaient
entendre le lointain roulement de l'invasion, grondant plus haut
de minute en minute; et d�j�, des charrettes s'emplissaient de
meubles, des maisons se vidaient, des familles se sauvaient � la
file par les chemins, o� passait le galop d'�pouvante.

Dans la confusion de la retraite, le long du canal du Rh�ne au


Rhin, pr�s du pont, le 106e dut s'arr�ter, au premier kilom�tre de
l'�tape. Les ordres de marche, mal donn�s et plus mal ex�cut�s
encore, venaient d'accumuler l� toute la deuxi�me division; et le
passage �tait si �troit, un passage de cinq m�tres � peine, que le
d�fil� s'�ternisait.

Deux heures s'�coul�rent, le 106e attendait toujours, immobile,


devant l'interminable flot qui passait devant lui. Les hommes
debout, sous le soleil ardent, le sac au dos, l'arme au pied,
finissaient par se r�volter d'impatience.

-- Para�t que nous sommes de l'arri�re-garde, dit la voix


blagueuse de Loubet.
Mais Chouteau s'emporta.

-- C'est pour se foutre de nous qu'ils nous font cuire. Nous


�tions l� les premiers, nous aurions d� filer.

Et, comme, de l'autre c�t� du canal, par la vaste plaine fertile,


par les chemins plats, entre les houblonni�res et les bl�s m�rs,
on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des
troupes, qui refaisaient en sens inverse le chemin d�j� fait la
veille, des ricanements circul�rent, toute une moquerie furieuse.

-- Ah! nous nous cavalons! reprit Chouteau! Eh bien! Elle est


rigolo, leur marche � l'ennemi, dont ils nous bourrent les
oreilles, depuis l'autre matin... Non, vrai, c'est trop cr�ne! On
arrive, et puis on refout le camp, sans avoir seulement le temps
d'avaler sa soupe!

L'enragement des rires augmenta, et Maurice, qui �tait pr�s de


Chouteau, lui donnait raison. Puisqu'on restait l�, comme des
pieux, � attendre depuis deux heures, pourquoi ne les avait-on pas
laiss�s faire tranquillement bouillir la soupe et la manger? La
faim les reprenait, ils avaient une rancune noire de leur marmite
renvers�e trop t�t, sans qu'ils pussent comprendre la n�cessit� de
cette pr�cipitation, qui leur paraissait imb�cile et l�che. De
fameux li�vres, tout de m�me!

Mais le lieutenant Rochas rudoya le sergent Sapin, qu'il accusait


de la mauvaise tenue de ses hommes.

Attir� par le bruit, le capitaine Beaudoin s'�tait approch�.

-- Silence dans les rangs!

Jean, muet, en vieux soldat d'Italie, rompu � la discipline,


regardait Maurice, que la blague mauvaise et emport�e de Chouteau
semblait amuser; et il s'�tonnait, comment un monsieur, un gar�on
qui avait re�u tant d'instruction, pouvait-il approuver des
choses, peut-�tre vraies tout de m�me, mais qui n'�taient pas �
dire? Si chaque soldat se mettait � bl�mer les chefs et � donner
son avis, on n'irait pas loin, pour s�r.

Enfin, apr�s une heure encore d'attente, le 106e re�ut l'ordre


d'avancer. Seulement, le pont �tait toujours si encombr� par la
queue de la division, que le plus f�cheux d�sordre se produisit.
Plusieurs r�giments se m�l�rent, des compagnies fil�rent quand
m�me, emport�es; tandis que d'autres, rejet�es au bord de la
route, durent marquer le pas. Et, pour mettre le comble � la
confusion, un escadron de cavalerie s'ent�ta � passer, refoulant
dans les champs voisins les tra�nards que l'infanterie semait
d�j�. Au bout de la premi�re heure de marche, toute une d�bandade
tra�nait le pied, s'allongeait, attard�e comme � plaisir.

Ce fut ainsi que Jean se trouva en arri�re, �gar� au fond d'un


chemin creux, avec son escouade, qu'il n'avait pas voulu l�cher.
Le 106e avait disparu, plus un homme ni m�me un officier de la
compagnie. Il n'y avait l� que des soldats isol�s, un p�le-m�le
d'inconnus, �reint�s d�s le commencement de l'�tape, chacun
marchant � son loisir, au hasard des sentiers. Le soleil �tait
accablant, il faisait tr�s chaud; et le sac, alourdi par la tente
et le mat�riel compliqu� qui le gonflait, pesait terriblement aux
�paules. Beaucoup n'avaient point l'habitude de le porter, g�n�s
d�j� dans l'�paisse capote de campagne, pareille � une chape de
plomb. Brusquement, un petit soldat p�le, les yeux emplis d'eau,
s'arr�ta, jeta son sac dans un foss�, avec un grand soupir, le
souffle fort de l'homme � l'agonie qui se reprend � l'existence.

-- En voil� un qui est dans le vrai, murmura Chouteau.

Pourtant, il continuait de marcher, le dos arrondi sous le poids.


Mais, deux autres s'�tant d�barrass�s � leur tour, il ne put
tenir.

-- Ah! zut! cria-t-il.

Et, d'un coup d'�paule, il lan�a son sac contre un talus. Merci!
Vingt-cinq kilos sur l'�chine, il en avait assez! On n'�tait pas
des b�tes de somme, pour tra�ner �a.

Presque aussit�t, Loubet l'imita et for�a Lapoulle � en faire


autant. Pache, qui se signait devant les croix de pierre
rencontr�es, d�fit les bretelles, posa tout le paquet
soigneusement au pied d'un petit mur, comme s'il devait revenir le
chercher. Et Maurice seul restait charg�, lorsque Jean, en se
retournant, vit ses hommes les �paules libres.

-- Reprenez vos sacs, on m'empoignerait, moi!

Mais les hommes, sans se r�volter encore, la face mauvaise et


muette, allaient toujours, poussant le caporal devant eux, dans le
chemin �troit.

-- Voulez-vous bien reprendre vos sacs, ou je ferai mon rapport!

Ce fut comme un coup de fouet en travers de la figure de maurice.


Son rapport! Cette brute de paysan allait faire son rapport, parce
que des malheureux, les muscles broy�s, se soulageaient!

Et, dans une fi�vre d'aveugle col�re, lui aussi fit sauter les
bretelles, laissa tomber son sac au bord du chemin, en fixant sur
Jean des yeux de d�fi.

-- C'est bon, dit de son air sage ce dernier, qui ne pouvait


engager une lutte. Nous r�glerons �a ce soir.

Maurice souffrait abominablement des pieds. Ses gros et durs


souliers, auxquels il n'�tait pas accoutum�, lui avaient mis la
chair en sang. Il �tait de sant� assez faible, il gardait � la
colonne vert�brale comme une plaie vive, la meurtrissure
intol�rable du sac, bien qu'il en f�t d�barrass�; et le poids de
son fusil, qu'il ne savait de quel bras porter, suffisait � lui
faire perdre le souffle. Mais il �tait angoiss� plus encore par
son agonie morale, dans une de ces crises de d�sesp�rance
auxquelles il �tait sujet. Tout d'un coup, sans r�sistance
possible, il assistait � la ruine de sa volont�, il tombait aux
mauvais instincts, � un abandon de lui-m�me, dont il sanglotait de
honte ensuite. Ses fautes, � Paris, n'avaient jamais �t� que les
folies de �l'autre�, comme il disait, du gar�on faible qu'il
devenait aux heures l�ches, capable des pires vilenies. Et, depuis
qu'il tra�nait les pieds, sous l'�crasant soleil, dans cette
retraite qui ressemblait � une d�route, il n'�tait plus qu'une
b�te de ce troupeau attard�, d�band�, semant les chemins. C'�tait
le choc en retour de la d�faite, du tonnerre qui avait �clat� tr�s
loin, � des lieues, et dont l'�cho perdu battait maintenant les
talons de ces hommes, pris de panique, fuyant sans avoir vu un
ennemi. Qu'esp�rer � cette heure? Tout n'�tait-il pas fini? On
�tait battu, il n'y avait plus qu'� se coucher et � dormir.

-- Ca ne fait rien, cria tr�s haut Loubet, avec son rire d'enfant
des halles, ce n'est tout de m�me pas � Berlin que nous allons.

� Berlin! � Berlin! Maurice entendit ce cri hurl� par la foule


grouillante des boulevards, pendant la nuit de fol enthousiasme,
qui l'avait d�cid� � s'engager. Le vent venait de tourner, sous un
coup de temp�te; et il y avait une saute terrible, et tout le
temp�rament de la race �tait dans cette confiance exalt�e, qui
tombait brusquement, d�s le premier revers, � la d�sesp�rance dont
le galop l'emportait parmi ces soldats errants, vaincus et
dispers�s, avant d'avoir combattu.

-- Ah! ce qu'il me scie les pattes, le flingot! reprit Loubet, en


changeant une fois encore son fusil d'�paule. En voil� un
mirliton, pour se promener! Et, faisant allusion � la somme qu'il
avait touch�e comme rempla�ant:

-- N'importe! Quinze cents balles, pour ce m�tier-l�, on est


rudement vol�!... Ce qu'il doit fumer de bonnes pipes, au coin de
son feu, le richard � la place de qui je vais me faire casser la
gueule!

-- Moi, grogna Chouteau, j'avais fini mon temps, j'allais filer...


Ah! vrai, ce n'est pas de chance, de tomber dans une cochonnerie
d'histoire pareille!

Il balan�ait son fusil, d'une main rageuse. Puis, violemment, il


le lan�a aussi de l'autre c�t� d'une haie.

-- Eh! va donc, sale outil!

Le fusil tourna deux fois sur lui-m�me, alla s'abattre dans un


sillon et resta l�, tr�s long, immobile, pareil � un mort. D�j�,
d'autres volaient, le rejoignaient. Le champ bient�t fut plein
d'armes gisantes, d'une tristesse raidie d'abandon, sous le lourd
soleil. Ce fut une �pid�mique folie, la faim qui tordait les
estomacs, les chaussures qui blessaient les pieds, cette marche
dont on souffrait, cette d�faite impr�vue dont on entendait
derri�re soi la menace. Plus rien � esp�rer de bon, les chefs qui
l�chaient pied, l'intendance qui ne les nourrissait seulement pas,
la col�re, l'emb�tement, l'envie d'en finir tout de suite, avant
d'avoir commenc�. Alors, quoi? Le fusil pouvait aller rejoindre le
sac. Et, dans une rage imb�cile, au milieu de ricanements de fous
qui s'amusent, les fusils volaient, le long de la queue sans fin
des tra�nards, �pars au loin dans la campagne.

Loubet, avant de se d�barrasser du sien, lui fit ex�cuter un beau


moulinet, comme � une canne de tambour-major. Lapoulle, en voyant
tous les camarades jeter le leur, dut croire que cela rentrait
dans la manoeuvre; et il imita le geste. Mais Pache, dans la
confuse conscience du devoir, qu'il devait � son �ducation
religieuse, refusa d'en faire autant, couvert d'injures par
Chouteau, qui le traitait d'enfant de cur�.

-- En voil� un cafard!... Parce que sa vieille paysanne de m�re


lui a fait avaler le bon Dieu tous les dimanches!... Va donc
servir la messe, c'est l�che de ne pas �tre avec les camarades!

Tr�s sombre, Maurice marchait en silence, la t�te pench�e sous le


ciel de feu. Il n'avan�ait plus que dans un cauchemar d'atroce
lassitude, hallucin� de fant�mes, comme s'il allait � un gouffre,
l�-bas, devant lui; et c'�tait une d�pression de toute sa culture
d'homme instruit, un abaissement qui le tirait � la bassesse des
mis�rables dont il �tait entour�.

-- Tenez! dit-il brusquement � Chouteau, vous avez raison!

Et Maurice avait d�j� pos� son fusil sur un tas de pierres,


lorsque Jean, qui tentait vainement de s'opposer � cet abandon
abominable des armes, l'aper�ut. Il se pr�cipita.

-- Reprenez votre fusil tout de suite, tout de suite, entendez-


vous!

Un flot de terrible col�re �tait mont� soudain � la face de Jean.


Lui, si calme d'habitude, toujours port� � la conciliation, avait
des yeux de flamme, une voix tonnante d'autorit�. Ses hommes, qui
ne l'avaient jamais vu comme �a, s'arr�t�rent, surpris.

-- Reprenez votre fusil tout de suite, ou vous aurez affaire �


moi!

Maurice, fr�missant, ne laissa tomber qu'un mot, qu'il voulait


rendre outrageux.

-- Paysan!

-- Oui, c'est bien �a, je suis un paysan, tandis que vous �tes un
monsieur, vous!... Et c'est pour �a que vous �tes un cochon, oui!
Un sale cochon. Je ne vous l'envoie pas dire.

Des hu�es s'�levaient, mais le caporal poursuivait avec une force


extraordinaire:

-- Quand on a de l'instruction, on le fait voir... Si nous sommes


des paysans et des brutes, vous nous devriez l'exemple � tous,
puisque vous en savez plus long que nous... Reprenez votre fusil,
nom de Dieu! O� je vous fais fusiller en arrivant � l'�tape.

Dompt�, Maurice avait ramass� le fusil. Des larmes de rage lui


voilaient les yeux. Il continua sa marche en chancelant comme un
homme ivre, au milieu des camarades qui, � pr�sent, ricanaient de
ce qu'il avait c�d�. Ah! ce Jean! Il le ha�ssait d'une
inextinguible haine, frapp� au coeur de cette le�on si dure, qu'il
sentait juste. Et, Chouteau ayant grogn�, � son c�t�, que des
caporaux de cette esp�ce, on attendait un jour de bataille pour
leur loger une balle dans la t�te, il vit rouge, il se vit
nettement cassant le cr�ne de Jean, derri�re un mur.

Mais il y eut une diversion. Loubet remarqua que Pache, pendant la


querelle, avait, lui aussi, abandonn� enfin son fusil, doucement,
en le couchant au bas d'un talus. Pourquoi? Il n'essaya point de
l'expliquer, riant en dessous, de la fa�on gourmande et un peu
honteuse d'un gar�on sage � qui on reproche son premier p�ch�.
Tr�s gai, ragaillardi, il marcha les bras ballants. Et, par les
longues routes ensoleill�es, entre les bl�s m�rs et les
houblonni�res qui se succ�daient toujours pareils, la d�bandade
continuait, les tra�nards n'�taient plus, sans sacs et sans
fusils, qu'une foule �gar�e, pi�tinante, un p�le-m�le de vauriens
et de mendiants, � l'approche desquels les portes des villages
�pouvant�s se fermaient.

� ce moment, une rencontre acheva d'enrager Maurice. Un sourd


roulement arrivait de loin, c'�tait l'artillerie de r�serve,
partie la derni�re, dont la t�te, tout d'un coup, d�boucha d'un
coude de la route; et les tra�nards d�band�s n'eurent que le temps
de se jeter dans les champs voisins. Elle marchait en colonne,
elle d�filait d'un trot superbe, dans un bel ordre correct, tout
un r�giment de six batteries, le colonel en dehors et au centre,
les officiers � leur place. Les pi�ces passaient, sonores, � des
intervalles �gaux, strictement observ�s, accompagn�es chacune de
son caisson, de ses chevaux et de ses hommes. Et Maurice, dans la
cinqui�me batterie, reconnut parfaitement la pi�ce de son cousin
Honor�. Le mar�chal des logis �tait l�, camp� fi�rement sur son
cheval, � la gauche du conducteur de devant, un bel homme blond,
Adolphe, qui montait un porteur solide, une b�te alezane,
admirablement accoupl�e avec le sous-verge trottant pr�s d'elle;
tandis que, parmi les six servants, assis deux par deux sur les
coffres de la pi�ce et du caisson, se trouvait � son rang le
pointeur, Louis, un petit brun, le camarade d'Adolphe, la paire,
comme on disait, selon la r�gle �tablie de marier un homme �
cheval et un homme � pied. Ils apparurent grandis � Maurice, qui
avait fait leur connaissance au camp; et la pi�ce, attel�e de ses
quatre chevaux, suivie du caisson que six autres chevaux tiraient,
lui sembla �clatante ainsi qu'un soleil, soign�e, astiqu�e, aim�e
de tout son monde, des b�tes et des gens, serr�s autour d'elle,
dans une discipline et une tendresse de famille brave; et surtout
il souffrit affreusement du regard m�prisant que le cousin Honor�
jeta sur les tra�nards, stup�fait soudain de l'apercevoir parmi ce
troupeau d'hommes d�sarm�s. D�j�, le d�fil� se terminait, le
mat�riel des batteries, les prolonges, les fourrag�res, les
forges. Puis, dans un dernier flot de poussi�re, ce furent les
haut-le-pied, les hommes et les chevaux de rechange, dont le trot
se perdit � un autre coude de la route, au milieu du grondement
peu � peu d�croissant des sabots et des roues.

-- Pardi! D�clara Loubet, ce n'est pas malin de faire les cr�nes,


quand on va en voiture!

L'�tat-major avait trouv� Altkirch libre. Pas de Prussiens encore.


Et, toujours dans la crainte d'�tre talonn�, de les voir para�tre
d'une minute � l'autre, le g�n�ral Douay avait voulu qu'on pouss�t
jusqu'� Dannemarie, o� les t�tes de colonne n'�taient entr�es qu'�
cinq heures du soir. Il �tait huit heures, la nuit se faisait,
qu'on �tablissait � peine les bivouacs, dans la confusion des
r�giments r�duits de moiti�. Les hommes, ext�nu�s, tombaient de
faim et de fatigue. Jusqu'� pr�s de dix heures, on vit arriver,
cherchant et ne retrouvant plus leurs compagnies, les soldats
isol�s, les petits groupes, toute cette lamentable et interminable
queue des �clop�s et des r�volt�s, sem�s le long des chemins.

Jean, d�s qu'il put rejoindre son r�giment, se mit en qu�te du


lieutenant Rochas, pour faire son rapport. Il le trouva, ainsi que
le capitaine Beaudoin, en conf�rence avec le colonel, tous les
trois devant la porte d'une petite auberge, tr�s pr�occup�s de
l'appel, inquiets de savoir o� �taient leurs hommes. D�s les
premiers mots du caporal au lieutenant, le colonel De Vineuil qui
entendit, le fit approcher, le for�a � tout dire. Sa longue face
jaune, o� les yeux �taient rest�s tr�s noirs, dans la blancheur
des �pais cheveux de neige et des longues moustaches tombantes,
exprima une d�solation muette.

-- Mon colonel, s'�cria le capitaine Beaudoin, sans attendre


l'avis de son chef, il faut fusiller une demi-douzaine de ces
bandits.

Et le lieutenant Rochas approuvait du menton. Mais le colonel eut


un geste d'impuissance.

-- Ils sont trop... Comment voulez-vous? Pr�s de sept cents! Qui


prendre l� dedans? ... Et puis, si vous saviez! Le g�n�ral ne veut
pas. Il est paternel, il dit qu'en Afrique il n'a jamais puni un
homme... Non, non! Je ne puis rien. C'est terrible.

Le capitaine osa r�p�ter:

-- C'est terrible... C'est la fin de tout.

Et Jean se retirait, lorsqu'il entendit le major Bouroche, qu'il


n'avait pas vu, debout sur le seuil de l'auberge, gronder de
sourdes paroles: plus de discipline, plus de punitions, arm�e
fichue! Avant huit jours, les chefs recevraient des coups de pied
au derri�re; tandis que, si l'on avait tout de suite cass� la t�te
� quelques-uns de ces gaillards, les autres auraient r�fl�chi
peut-�tre.

Personne ne fut puni. Des officiers, � l'arri�re-garde, qui


escortaient les voitures du convoi, avaient eu l'heureuse
pr�caution de faire ramasser les sacs et les fusils, aux deux
bords des chemins. Il n'en manqua qu'un petit nombre, les hommes
furent r�arm�s � la pointe du jour, comme furtivement, pour
�touffer l'affaire. Et l'ordre �tait de lever le camp � cinq
heures; mais, d�s quatre heures, on r�veilla les soldats, on
pressa la retraite sur Belfort, dans la certitude que les
Prussiens n'�taient plus qu'� deux ou trois lieues. On avait d�
encore se contenter de biscuit, les troupes restaient fourbues de
cette nuit trop courte et fi�vreuse, sans rien de chaud dans
l'estomac. De nouveau, ce matin-l�, la bonne conduite de la marche
se trouva compromise par ce d�part pr�cipit�.

Ce fut une journ�e pire, d'une infinie tristesse. L'aspect du pays


avait chang�, on �tait entr� dans une contr�e montagneuse, les
routes montaient, d�valaient par des pentes plant�es de sapins; et
les �troites vall�es, embroussaill�es de gen�ts, �taient toutes
fleuries d'or. Mais, au travers de cette campagne �clatante sous
le grand soleil d'ao�t, la panique soufflait plus affol�e � chaque
heure, depuis la veille. Une d�p�che, recommandant aux maires
d'avertir les habitants qu'ils feraient bien de mettre � l'abri ce
qu'ils avaient de pr�cieux, venait de porter l'�pouvante � son
comble. L'ennemi �tait donc l�? Aurait-on seulement le temps de se
sauver? Et tous croyaient entendre grossir le grondement de
l'invasion, ce roulement sourd de fleuve d�bord� qui, maintenant,
� chaque nouveau village, s'aggravait d'un nouvel effroi, au
milieu des clameurs et des lamentations.

Maurice marchait d'un pas de somnambule, les pieds saignants, les


�paules �cras�es par le sac et le fusil. Il ne pensait plus, il
avan�ait dans le cauchemar de ce qu'il voyait; et, autour de lui,
la conscience du pi�tinement des camarades s'en �tait all�e, il ne
sentait que Jean � sa gauche, ext�nu� par la m�me fatigue et la
m�me douleur. C'�tait lamentable, ces villages qu'on traversait,
d'une piti� � serrer le coeur d'angoisse. D�s qu'apparaissaient
les troupes en retraite, cette d�bandade des soldats �reint�s,
tra�nant la jambe, les habitants s'agitaient, h�taient leur fuite.
Eux si tranquilles quinze jours plus t�t, toute cette Alsace qui
attendait la guerre avec un sourire, convaincue qu'on se battrait
en Allemagne! Et la France �tait envahie, et c'�tait chez eux,
autour de leur maison, dans leurs champs, que la temp�te crevait,
comme un de ces terribles ouragans de gr�le et de foudre qui
an�antissent une province en deux heures! Devant les portes, au
milieu d'une furieuse confusion, les hommes chargeaient les
voitures, entassaient les meubles, au risque de briser tout. En
haut, par les fen�tres, les femmes jetaient un dernier matelas,
passaient le berceau qu'on allait oublier. On sanglait le b�b�
dedans, on l'accrochait au sommet, parmi les pieds des chaises et
des tables renvers�es. Sur une autre charrette, � l'arri�re, on
liait, contre une armoire, le vieux grand-p�re infirme, qu'on
emportait comme une chose. Puis, c'�taient ceux qui n'avaient pas
de voiture, qui empilaient leur m�nage en travers d'une brouette;
et d'autres s'�loignaient avec une charge de hardes entre les
bras, d'autres n'avaient song� qu'� sauver la pendule, qu'ils
serraient sur leur coeur, ainsi qu'un enfant. On ne pouvait tout
prendre, des meubles abandonn�s, des paquets de linge trop lourds
restaient dans le ruisseau. Certains, avant le d�part, fermaient
tout, les maisons semblaient mortes, portes et fen�tres closes;
tandis que le plus grand nombre, dans leur h�te, dans la certitude
d�sesp�r�e que tout serait d�truit, laissaient les vieilles
demeures ouvertes, les fen�tres et les portes b�antes sur le vide
des pi�ces d�m�nag�es; et elles �taient les plus tristes, d'une
tristesse affreuse de ville prise, d�peupl�e par la peur, ces
pauvres maisons ouvertes au vent, d'o� les chats eux-m�mes
s'�taient enfuis, dans le frisson de ce qui allait venir. � chaque
village, le pitoyable spectacle s'assombrissait, le nombre des
d�m�nageurs et des fuyards devenait plus grand, parmi la
bousculade croissante, les poings tendus, les jurons et les
larmes.

Mais Maurice, surtout, sentait l'angoisse l'�touffer, le long de


la grand-route, par la campagne libre. L�, � mesure qu'on
approchait de Belfort, la queue des fuyards se resserrait, n'�tait
plus qu'un cort�ge ininterrompu. Ah! les pauvres gens qui
croyaient trouver un asile sous les murs de la place! L'homme
tapait sur le cheval, la femme suivait, tra�nant les enfants. Des
familles se h�taient, �cras�es de fardeaux, d�band�es, les petits
ne pouvant suivre, dans l'aveuglante blancheur du chemin que
chauffait le soleil de plomb. Beaucoup avaient retir� leurs
souliers, marchaient pieds nus, pour courir plus vite; et des
m�res � moiti� v�tues, sans cesser d'allonger le pas, donnaient le
sein � des marmots en larmes. Les faces effar�es se tournaient en
arri�re, les mains hagardes faisaient de grands gestes, comme pour
fermer l'horizon, dans ce vent de panique qui �chevelait les t�tes
et fouettait les v�tements attach�s � la h�te. D'autres, des
fermiers, avec tous leurs serviteurs, se jetaient � travers
champs, poussaient devant eux les troupeaux l�ch�s, les moutons,
les vaches, les boeufs, les chevaux, qu'on avait fait sortir �
coups de b�ton des �tables et des �curies. Ceux-l� gagnaient les
gorges, les hauts plateaux, les for�ts d�sertes, soulevant la
poussi�re des grandes migrations, lorsque autrefois les peuples
envahis c�daient la place aux barbares conqu�rants. Ils allaient
vivre sous la tente, dans quelque cirque de rochers solitaires, si
loin de tout chemin, que pas un soldat ennemi n'oserait s'y
hasarder. Et les fum�es volantes qui les enveloppaient, se
perdaient derri�re les bouquets de sapins, avec le bruit
d�croissant des beuglements et des sabots du b�tail, tandis que,
sur la route, le flot des voitures et des pi�tons passait
toujours, g�nant la marche des troupes, si compact aux approches
de Belfort, d'un tel courant irr�sistible de torrent �largi, que
des haltes, � plusieurs reprises, devinrent n�cessaires.

Alors, ce fut pendant une de ces courtes haltes que Maurice


assista � une sc�ne, dont le souvenir lui resta comme celui d'un
soufflet, re�u en plein visage.

Au bord du chemin, se trouvait une maison isol�e, la demeure de


quelque paysan pauvre, dont le maigre bien s'�tendait derri�re.
Celui-l� n'avait pas voulu quitter son champ, attach� au sol par
des racines trop profondes; et il restait, ne pouvant s'�loigner,
sans laisser l� des lambeaux de sa chair. On l'apercevait dans une
salle basse, �cras� sur un banc, regardant d'un oeil vide d�filer
ces soldats, dont la retraite allait livrer son bl� m�r �
l'ennemi. Debout � son c�t�, sa femme, jeune encore, tenait un
enfant, tandis qu'un autre se pendait � ses jupes; et tous les
trois se lamentaient. Mais, tout d'un coup, dans le cadre de la
porte violemment ouverte, parut la grand'm�re, une tr�s vieille
femme, haute, maigre, avec des bras nus, pareils � des cordes
noueuses, qu'elle agitait furieusement. Ses cheveux gris, �chapp�s
de son bonnet, s'envolaient autour de sa t�te d�charn�e, et sa
rage �tait si grande, que les paroles qu'elle criait,
s'�tranglaient dans sa gorge, indistinctes.

D'abord, les soldats s'�taient mis � rire. Elle avait une bonne
t�te, la vieille folle! Puis, des mots leur parvinrent, la vieille
criait:

-- Canailles! Brigands! L�ches! L�ches!

D'une voix de plus en plus per�ante, elle leur crachait l'insulte


de l�chet�, � toute vol�e. Et les rires cess�rent, un grand froid
avait pass� dans les rangs. Les hommes baissaient la t�te,
regardaient ailleurs.

-- L�ches! L�ches! L�ches!

Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se soulevait, d'une


maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long
bras de l'ouest � l'est, d'un tel geste immense, qu'il semblait
emplir le ciel.

-- L�ches, le Rhin n'est pas l�... Le Rhin est l�-bas, l�ches,


l�ches!

Enfin, on se remettait en marche, et Maurice dont le regard, � ce


moment, rencontra le visage de Jean, vit que les yeux de celui-ci
�taient pleins de grosses larmes. Il en eut un saisissement, son
malheur en fut accru, � l'id�e que les brutes avaient elles-m�mes
senti l'injure, qu'on ne m�ritait pas et qu'il fallait subir. Tout
s'effondrait dans sa pauvre t�te endolorie, jamais il ne put se
rappeler comment il avait achev� l'�tape.

Le 7e corps avait employ� la journ�e enti�re, pour franchir les


vingt-trois kilom�tres qui s�parent Dannemarie de Belfort; et de
nouveau la nuit tombait, il �tait tr�s tard, lorsque les troupes
purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place, �
l'endroit m�me d'o� elles �taient parties, quatre jours
auparavant, pour marcher � l'ennemi. Malgr� l'heure avanc�e et la
fatigue extr�me, les soldats tinrent absolument � allumer les feux
de cuisine et � faire la soupe. Depuis le d�part, c'�tait enfin la
premi�re fois qu'ils avalaient quelque chose de chaud. Et, autour
des feux, sous la nuit fra�che, les nez s'enfon�aient dans les
�cuelles, des grognements d'aise commen�aient � s'�lever,
lorsqu'une rumeur qui courait, stup�fia le camp. Deux d�p�ches
nouvelles �taient arriv�es coup sur coup: les Prussiens n'avaient
point pass� le Rhin � Markolsheim, et il n'y avait plus un seul
Prussien � Huningue. Le passage du Rhin � Markolsheim, le pont de
bateaux �tabli � la clart� de grands foyers �lectriques, tous ces
r�cits alarmants �taient simplement un cauchemar, une
hallucination inexpliqu�e du sous-pr�fet de Schelestadt. Et quant
au corps d'arm�e qui mena�ait Huningue, le fameux corps d'arm�e de
la For�t-Noire, devant lequel tremblait l'Alsace, il n'�tait
compos� que d'un infime d�tachement wurtembergeois, deux
bataillons et un escadron, dont la tactique habile, les marches,
les contremarches r�p�t�es, les apparitions impr�vues et
soudaines, avaient fait croire � la pr�sence de trente � quarante
mille hommes. Dire que, le matin encore, on avait failli faire
sauter le viaduc de Dannemarie! Vingt lieues d'une riche contr�e
venaient d'�tre ravag�es, sans raison aucune, par la plus imb�cile
des paniques; et, au souvenir de ce qu'ils avaient vu dans cette
journ�e lamentable, les habitants fuyant affol�s, poussant leurs
bestiaux vers la montagne, le flot des voitures charg�es de
meubles coulant vers la ville, parmi le troupeau des enfants et
des femmes, les soldats se f�chaient, s'exclamaient, au milieu de
ricanements exasp�r�s.

-- Ah! non, elle est trop dr�le! B�gayait Loubet, la bouche


pleine, en agitant sa cuiller. Comment! C'est l� l'ennemi qu'on
nous menait combattre? Il n'y avait personne!... Douze lieues en
avant, douze lieues en arri�re, et pas un chat devant nous! Tout
�a pour rien, pour le plaisir d'avoir eu peur!

Chouteau, qui torchait bruyamment l'�cuelle, gueula alors contre


les g�n�raux, sans les nommer.

-- Hein? Les cochons! Sont-ils assez cr�tins! De fameux li�vres


qu'on nous a donn�s l�! S'ils se sont caval�s ainsi, quand il n'y
avait personne, hein?

Auraient-ils pris leurs jambes � leur cou, s'ils s'�taient trouv�s


en face d'une vraie arm�e!

On avait jet� une nouvelle brass�e de bois dans le feu, pour la


joie claire de la grande flamme qui montait, et Lapoulle, en train
de se chauffer b�atement les jambes, �clatait d'un rire idiot,
sans comprendre, lorsque Jean, apr�s avoir commenc� par faire la
sourde oreille, se permit de dire, paternellement:

-- Taisez-vous donc!... Si l'on vous entendait, �a pourrait mal


tourner.

Lui-m�me, dans son simple bon sens, �tait outr� de la b�tise des
chefs. Mais il fallait bien les faire respecter; et, comme
Chouteau grognait encore, il lui coupa la parole.

-- Taisez-vous!... Voici le lieutenant, adressez-vous � lui, si


vous avez des observations � faire.

Maurice, assis silencieusement � l'�cart, avait baiss� la t�te.


Ah! c'�tait bien la fin de tout! � peine avait-on commenc�, et
c'�tait fini. Cette indiscipline, cette r�volte des hommes, au
premier revers, faisaient d�j� de l'arm�e une bande sans liens
aucuns, d�moralis�e, m�re pour toutes les catastrophes. L�, sous
Belfort, eux n'avaient pas vu un Prussien, et ils �taient battus.

Les jours qui suivirent, furent, dans leur monotonie, frissonnants


d'attente et de malaise. Pour occuper ses troupes, le g�n�ral
Douay les fit travailler aux ouvrages de d�fense de la place, fort
incomplets. On remuait la terre avec rage, on tranchait le roc. Et
pas une nouvelle! O� �tait l'arm�e de Mac-Mahon? Que faisait-on
sous Metz? Les rumeurs les plus extravagantes circul�rent, � peine
quelques journaux de Paris venaient-ils augmenter par leurs
contradictions les t�n�bres anxieuses o� l'on se d�battait. Deux
fois, le g�n�ral avait �crit, demand� des ordres, sans m�me
recevoir de r�ponse. Cependant, le 12 ao�t enfin, le 7e corps se
compl�ta par l'arriv�e de la troisi�me division, qui d�barquait
d'Italie; mais il n'y avait toujours l� que deux divisions, car la
premi�re, battue � Froeschwiller, s'�tait trouv�e emport�e dans la
d�route, sans qu'on s�t encore � cette heure o� le courant l'avait
jet�e. Puis, apr�s une semaine de cet abandon, de cette s�paration
totale d'avec le reste de la France, un t�l�gramme apporta l'ordre
du d�part. Ce fut une grande joie, on pr�f�rait tout � cette vie
mur�e qu'on menait. Et, pendant les pr�paratifs, les suppositions
recommenc�rent, personne ne savait o� l'on se rendait: les uns
disaient qu'on allait d�fendre Strasbourg, tandis que d'autres
parlaient m�me d'une pointe hardie dans la For�t-Noire, pour
couper la ligne de retraite des Prussiens.

D�s le lendemain matin, le 106e partit un des premiers, entass�


dans des wagons � bestiaux. Le wagon o� se trouvait l'escouade de
Jean, fut particuli�rement empli, � ce point que Loubet pr�tendait
qu'il n'avait pas la place pour �ternuer. Comme les distributions,
une fois de plus, venaient d'avoir lieu dans le plus grand
d�sordre, les soldats ayant re�u en eau-de-vie ce qu'ils auraient
d� recevoir en vivres, presque tous �taient ivres, d'une ivresse
violente et hurlante, qui se r�pandait en chansons obsc�nes. Le
train roulait, on ne se voyait plus dans le wagon, que la fum�e
des pipes noyait d'un brouillard; il y r�gnait une insupportable
chaleur, la fermentation de ces corps empil�s; tandis que, de la
voiture noire et fuyante, sortaient des vocif�rations, dominant le
grondement des roues, allant s'�teindre au loin, dans les mornes
campagnes. Et ce fut seulement � Langres que les troupes
comprirent qu'on les ramenait vers Paris.

-- Ah! nom de Dieu! r�p�tait Chouteau, qui r�gnait d�j� dans son
coin, en ma�tre indiscut�, par sa toute-puissance de beau parleur,
c'est bien s�r qu'on va nous aligner � Charentonneau, pour
emp�cher Bismarck d'aller coucher aux Tuileries.

Les autres se tordaient, trouvaient �a tr�s farce, sans savoir


pourquoi. D'ailleurs, les moindres incidents du voyage soulevaient
des hu�es, des cris et des rires assourdissants: les paysans
plant�s sur le bord de la voie, les groupes de gens anxieux qui
attendaient le passage des trains, aux petites stations, avec
l'espoir d'obtenir des nouvelles, toute cette France effar�e et
frissonnante devant l'invasion. Et les populations accourues ne
recevaient ainsi au visage, dans le coup de vent de la locomotive
et la vision rapide du train, noy� de vapeur et de bruit, que le
hurlement de toute cette chair � canon, charri�e � grande vitesse.
Cependant, dans une gare o� l'on s'arr�ta, trois dames bien mises,
des bourgeoises riches de la ville, qui distribuaient aux soldats
des tasses de bouillon, eurent un vrai succ�s. Les hommes
pleuraient, en les remerciant et en leur baisant les mains.

Mais, plus loin, les abominables chansons, les cris sauvages


recommenc�rent. Et il arriva ainsi, un peu apr�s Chaumont, que le
train en croisa un autre, charg� d'artilleurs, que l'on devait
conduire � Metz. La marche venait d'�tre ralentie, les soldats des
deux trains fraternis�rent dans une effroyable clameur. Du reste,
ce furent les artilleurs, plus ivres sans doute, debout, les
poings hors des wagons, qui l'emport�rent, en jetant ce cri, avec
une telle violence d�sesp�r�e, qu'il couvrait tout:

-- � la boucherie! � la boucherie! � la boucherie!

Il sembla qu'un grand froid, un vent glacial de charnier passait.


Il se fit un brusque silence, dans lequel on entendit le
ricanement de Loubet.

-- Pas gais, les camarades!

-- Mais ils ont raison, reprit Chouteau, de sa voix d'orateur de


cabaret, c'est d�go�tant d'envoyer un tas de braves gar�ons se
faire casser la gueule, pour de sales histoires dont ils ne savent
pas le premier mot.

Et il continua. C'�tait le pervertisseur, le mauvais ouvrier de


Montmartre, le peintre en b�timents fl�neur et noceur, ayant mal
dig�r� les bouts de discours entendus dans les r�unions publiques,
m�lant des �neries r�voltantes aux grands principes d'�galit� et
de libert�. Il savait tout, il endoctrinait les camarades, surtout
Lapoulle, dont il avait promis de faire un gaillard.

-- Hein? Vieux, c'est bien simple!... Si Badinguet et Bismarck ont


une dispute, qu'ils r�glent �a entre eux, � coups de poing, sans
d�ranger des centaines de mille hommes qui ne se connaissent
seulement pas et qui n'ont pas envie de se battre.

Tout le wagon riait, amus�, conquis, et Lapoulle, sans savoir qui


�tait Badinguet, incapable de dire m�me s'il se battait pour un
empereur ou pour un roi, r�p�tait, de son air de colosse enfant:

-- Bien s�r, � coups de poing, et on trinque apr�s!

Mais Chouteau avait tourn� la t�te vers Pache, qu'il entreprenait


� son tour.

-- C'est comme toi qui crois au bon Dieu... Il a d�fendu de se


battre, ton bon Dieu. Alors, esp�ce de serin, pourquoi es-tu ici?

-- Dame! R�pondit Pache interloqu�, je n'y suis pas pour mon


plaisir... Seulement, les gendarmes...

-- Les gendarmes! Ah, ouiche! On s'en fout, des gendarmes!... Vous


ne savez pas, vous tous, ce que nous ferions, si nous �tions de
bons bougres? ... Tout � l'heure, quand on nous d�barquera, nous
filerions, oui! Nous filerions tranquillement, en laissant ce gros
cochon de Badinguet et toute sa clique de g�n�raux de quatre sous
se d�barbouiller comme ils l'entendraient avec leurs sales
Prussiens!

Des bravos �clat�rent, la perversion agissait, et Chouteau alors


triompha, en sortant ses th�ories, o� roulaient dans un flot
trouble la r�publique, les droits de l'homme, la pourriture de
l'empire qu'il fallait jeter bas, la trahison de tous les chefs
qui les commandaient, vendus chacun pour un million, ainsi que
cela �tait prouv�. Lui se proclamait r�volutionnaire, les autres
ne savaient seulement pas s'ils �taient r�publicains, ni m�me de
quelle fa�on on pouvait l'�tre, except� Loubet, le fricoteur, qui,
lui aussi, connaissait son opinion, n'ayant jamais �t� que pour la
soupe; mais, tous, entra�n�s, n'en criaient pas moins contre
l'empereur, les officiers, la sacr�e boutique qu'ils l�cheraient,
et raide! Au premier emb�tement. Et, soufflant sur leur ivresse
montante, Chouteau guettait de l'oeil Maurice, le monsieur, qu'il
�gayait, qu'il �tait fier d'avoir avec lui; si bien que, pour le
passionner � son tour, il eut l'id�e de tomber sur Jean, immobile
et comme endormi jusque-l�, au milieu du vacarme, les yeux demi-
clos. Depuis la dure le�on donn�e par le caporal � l'engag�
volontaire, qu'il avait forc� � reprendre son fusil, si celui-ci
gardait quelque rancune contre son chef, c'�tait bien le cas de
jeter les deux hommes l'un sur l'autre.
-- C'est comme j'en connais qui ont parl� de nous faire fusiller,
reprit Chouteau mena�ant. Des salauds qui nous traitent pire que
des b�tes, qui ne comprennent pas que, lorsqu'on a assez du sac et
du flingot, a�e donc! On foute tout �a dans les champs, pour voir
s'il en poussera d'autres!... Hein? Les camarades, qu'est-ce
qu'ils diraient, ceux-l�, si, � cette heure que nous les tenons
dans un petit coin, nous les jetions � leur tour sur la voie? ...
Ca y est-il, hein? Faut un exemple, pour qu'on ne nous emb�te plus
avec cette sale guerre! � mort les punaises � Badinguet! � mort
les salauds qui veulent qu'on se batte!

Jean �tait devenu tr�s rouge, sous le flot du sang de col�re qui
parfois lui montait au visage, dans ses rares coups de passion.
Bien qu'il f�t serr� par ses voisins comme dans un �tau vivant, il
se leva, avan�a ses poings tendus et sa face enflamm�e, d'un air
si terrible, que l'autre bl�mit.

-- Tonnerre de Dieu! veux-tu te taire � la fin, cochon!... Voil�


des heures que je ne dis rien, puisqu'il n'y a plus de chefs et
que je ne puis seulement pas vous faire coller au bloc. Bien s�r,
oui! J'aurais rendu un fier service au r�giment, en le
d�barrassant d'une fichue crapule de ton esp�ce... Mais �coute, du
moment o� les punitions sont de la blague, c'est � moi que tu
auras affaire. Il n'y a plus de caporal, il y a un bon bougre que
tu emb�tes et qui va te fermer le bec... Ah! sacr� l�che, tu ne
veux pas te battre et tu cherches � emp�cher les autres de se
battre! R�p�te un peu voir, que je cogne!

D�j�, tout le wagon, retourn�, soulev� par la belle cr�nerie de


Jean, abandonnait Chouteau, qui b�gayait, reculant devant les gros
poings de son adversaire.

-- Et je me fiche de Badinguet, comme de toi, entends-tu? ... Moi,


la politique, la r�publique ou l'empire, je m'en suis toujours
fichu; et, aujourd'hui comme autrefois, lorsque je cultivais mon
champ, je n'ai jamais d�sir� qu'une chose, c'est le bonheur de
tous, le bon ordre, les bonnes affaires... Certainement que �a
emb�te tout le monde, de se battre. Mais �a n'emp�che qu'on
devrait les coller au mur, les canailles qui viennent vous
d�courager, quand on a d�j� tant de peine � se conduire
proprement. Nom de Dieu! les amis, votre sang ne fait donc pas
qu'un tour, lorsqu'on vous dit que les Prussiens sont chez vous et
qu'il faut les foutre dehors!

Alors, avec cette facilit� des foules � changer de passion, les


soldats acclam�rent le caporal, qui r�p�tait son serment de casser
la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se
battre. Bravo, le caporal! on allait vite r�gler son affaire �
Bismarck!

Et, au milieu de la sauvage ovation, Jean, calm�, dit poliment �


Maurice, comme s'il ne se f�t pas adress� � un de ses hommes:

-- Monsieur, vous ne pouvez pas �tre avec les l�ches... Allez,


nous ne sommes pas encore battus, c'est nous qui finirons bien par
les rosser un jour, les Prussiens!

� cette minute, Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler


jusqu'au coeur. Il restait troubl�, humili�. Quoi? Cet homme
n'�tait donc pas qu'un rustre? Et il se rappelait l'affreuse haine
dont il avait br�l�, en ramassant son fusil, jet� dans une minute
d'inconscience. Mais il se rappelait aussi son saisissement, � la
vue des deux grosses larmes du caporal, lorsque la vieille
grand'm�re, ses cheveux gris au vent, les insultait, en montrant
le Rhin, l�-bas, derri�re l'horizon. �tait-ce la fraternit� des
m�mes fatigues et des m�mes douleurs, subies ensemble, qui
emportait ainsi sa rancune? Lui, de famille bonapartiste, n'avait
jamais r�v� la r�publique qu'� l'�tat th�orique; et il se sentait
plut�t tendre pour la personne de l'empereur, il �tait pour la
guerre, la vie m�me des peuples. Tout d'un coup, l'espoir lui
revenait, dans une de ces sautes d'imagination qui lui �taient
famili�res; tandis que l'enthousiasme qui l'avait, un soir, pouss�
� s'engager, battait de nouveau en lui, gonflant son coeur d'une
certitude de victoire.

-- Mais c'est certain, caporal, dit-il gaiement, nous les


rosserons!

Le wagon roulait, roulait toujours, emportant sa charge d'hommes,


dans l'�paisse fum�e des pipes et l'�touffante chaleur des corps
entass�s, jetant aux stations anxieuses qu'on traversait, aux
paysans hagards, plant�s le long des haies, ses obsc�nes chansons
en une clameur d'ivresse. Le 20 ao�t on �tait � Paris, � la gare
de Pantin, et le soir m�me on repartait, on d�barquait le
lendemain � Reims, en route pour le camp de Ch�lons.

III

� sa grande surprise, Maurice vit que le 106e descendait � Reims


et recevait l'ordre d'y camper. On n'allait donc pas � Ch�lons
rejoindre l'arm�e? Et, lorsque, deux heures plus tard, son
r�giment eut form� les faisceaux, � une lieue de la ville, du c�t�
de Courcelles, dans la vaste plaine qui s'�tend le long du canal
de l'Aisne � la Marne, son �tonnement grandit encore, en apprenant
que toute l'arm�e de Ch�lons se repliait depuis le matin et venait
bivouaquer en cet endroit. En effet, d'un bout de l'horizon �
l'autre, jusqu'� Saint-Thierry et � la Neuvillette, au del� m�me
de la route de Laon, des tentes se dressaient, les feux de quatre
corps d'arm�e flamberaient l� le soir. �videmment, le plan qui
avait pr�valu �tait d'aller prendre position sous Paris, pour y
attendre les Prussiens. Et il en fut tr�s heureux. N'�tait-ce pas
le plus sage?

Cette apr�s-midi du 21, Maurice la passa � fl�ner au travers du


camp, en qu�te de nouvelles. On �tait tr�s libre, la discipline
semblait s'�tre rel�ch�e encore, les hommes s'�cartaient,
rentraient � leur fantaisie. Lui, tranquillement, finit par
retourner � Reims, o� il voulait toucher un bon de cent francs,
qu'il avait re�u de sa soeur Henriette. Dans un caf�, il entendit
un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la
garde mobile de la Seine, qu'on venait de renvoyer � Paris: le 6e
bataillon surtout avait failli tuer ses chefs. L�-bas, au camp,
journellement, les g�n�raux �taient insult�s, et les soldats ne
saluaient m�me plus le mar�chal De Mac-Mahon, depuis
Froeschwiller. Le caf� s'emplissait de voix, une violente
discussion �clata entre deux bourgeois paisibles, au sujet du
nombre d'hommes que le mar�chal allait avoir sous ses ordres. L'un
parlait de trois cent mille, c'�tait fou. L'autre, plus
raisonnable, �num�rait les quatre corps: le 12e, p�niblement
compl�t� au camp, � l'aide de r�giments de marche et d'une
division d'infanterie de marine; le 1er, dont les d�bris
arrivaient d�band�s depuis le 14, et dont on reformait tant bien
que mal les cadres; enfin, le 5e, d�fait sans avoir combattu,
emport�, disloqu� dans la d�route, et le 7e qui d�barquait,
d�moralis� lui aussi, amoindri de sa premi�re division, qu'il
venait seulement de retrouver � Reims, en pi�ces; au plus, cent
vingt mille hommes, en comptant la cavalerie de r�serve, les
divisions Bonnemain et Margueritte. Mais le sergent s'�tant m�l� �
la querelle, en traitant avec un m�pris furieux cette arm�e, un
ramassis d'hommes sans coh�sion, un troupeau d'innocents men�s au
massacre par des imb�ciles, les deux bourgeois, pris d'inqui�tude,
craignant d'�tre compromis, fil�rent.

Dehors, Maurice t�cha de se procurer des journaux. Il se bourra


les poches de tous les num�ros qu'il put acheter; et il les lisait
en marchant, sous les grands arbres des magnifiques promenades qui
bordent la ville. O� �taient donc les arm�es allemandes? Il
semblait qu'on les e�t perdues. Deux sans doute se trouvaient du
c�t� de Metz: la premi�re, celle que le g�n�ral Steinmetz
commandait, surveillant la place; la seconde, celle du prince
Fr�d�ric-Charles, t�chant de remonter la rive droite de la
Moselle, pour couper � Bazaine la route de Paris. Mais la
troisi�me arm�e, celle du prince royal de Prusse, l'arm�e
victorieuse � Wissembourg et � Froeschwiller, et qui poursuivait
le 1er corps et le 5e, o� �tait-elle r�ellement, au milieu du
g�chis des informations contradictoires? Campait-elle encore �
Nancy? Arrivait-elle devant Ch�lons, pour qu'on e�t quitt� le camp
avec une telle h�te, en incendiant les magasins, des objets
d'�quipement, des fourrages, des provisions de toutes sortes? Et
la confusion, les hypoth�ses les plus contraires recommen�aient
d'ailleurs, � propos des plans qu'on pr�tait aux g�n�raux.
Maurice, comme s�par� du monde, apprit seulement alors les
�v�nements de Paris: le coup de foudre de la d�faite sur tout un
peuple certain de la victoire, l'�motion terrible des rues, la
convocation des chambres, la chute du minist�re lib�ral qui avait
fait le pl�biscite, l'empereur d�chu de son titre de g�n�ral en
chef, forc� de passer le commandement supr�me au mar�chal Bazaine.
Depuis le 16, l'empereur �tait au camp de Ch�lons, et tous les
journaux parlaient d'un grand conseil, tenu le 17, o� avaient
assist� le prince Napol�on et des g�n�raux; mais ils ne
s'accordaient gu�re entre eux sur les v�ritables d�cisions prises,
en dehors des faits qui en r�sultaient: le g�n�ral Trochu nomm�
gouverneur de Paris, le mar�chal De Mac-Mahon mis � la t�te de
l'arm�e de Ch�lons, ce qui impliquait le complet effacement de
l'empereur. On sentait un effarement, une irr�solution immenses,
des plans oppos�s, qui se combattaient, qui se succ�daient d'heure
en heure. Et toujours cette question: o� donc �taient les arm�es
allemandes? Qui avait raison, de ceux qui pr�tendaient Bazaine
libre, en train d'op�rer sa retraite par les places du nord, ou de
ceux qui le disaient d�j� bloqu� sous Metz? Un bruit persistant
courait de gigantesques batailles, de luttes h�ro�ques soutenues
du 14 au 20, pendant toute une semaine, sans qu'il s'en d�gage�t
autre chose qu'un formidable retentissement d'armes, lointain et
perdu.

Alors, Maurice, les jambes cass�es de fatigue, s'assit sur un


banc. La ville, autour de lui, semblait vivre de sa vie
quotidienne, et des bonnes, sous les beaux arbres, surveillaient
des enfants, tandis que les petits rentiers faisaient d'un pas
ralenti leur habituelle promenade. Il avait repris ses journaux,
lorsqu'il tomba sur un article qui lui avait �chapp�, l'article
d'une feuille ardente de l'opposition r�publicaine. Brusquement,
tout s'�claira. Le journal affirmait que, dans le conseil du 17,
tenu au camp de Ch�lons, la retraite de l'arm�e sur Paris avait
�t� d�cid�e, et que la nomination du g�n�ral Trochu n'�tait faite
que pour pr�parer la rentr�e de l'empereur. Mais il ajoutait que
ces r�solutions venaient de se briser devant l'attitude de
l'imp�ratrice-r�gente et du nouveau minist�re. Pour l'imp�ratrice,
une r�volution �tait certaine, si l'empereur reparaissait. On lui
pr�tait ce mot: �il n'arriverait pas vivant aux Tuileries�. Aussi
voulait-elle, de toute son ent�t�e volont�, la marche en avant, la
jonction quand m�me avec l'arm�e de Metz, soutenue d'ailleurs par
le g�n�ral de Palikao, le nouveau ministre de la guerre, qui avait
un plan de marche foudroyante et victorieuse, pour donner la main
� Bazaine. Et, le journal gliss� sur les genoux, Maurice
maintenant, les regards perdus, croyait tout comprendre: les deux
plans qui se combattaient, les h�sitations du mar�chal De Mac-
Mahon � entreprendre cette marche de flanc si dangereuse avec des
troupes peu solides, les ordres impatients, de plus en plus
irrit�s, qui lui arrivaient de Paris, qui le poussaient � la
t�m�rit� folle de cette aventure. Puis, au milieu de cette lutte
tragique, il eut tout d'un coup la vision nette de l'empereur,
d�mis de son autorit� imp�riale qu'il avait confi�e aux mains de
l'imp�ratrice-r�gente, d�pouill� de son commandement de g�n�ral en
chef dont il venait d'investir le mar�chal Bazaine, n'�tant plus
absolument rien, une ombre d'empereur, ind�finie et vague, une
inutilit� sans nom et encombrante, dont on ne savait quoi faire,
que Paris repoussait et qui n'avait plus de place dans l'arm�e,
depuis qu'il s'�tait engag� � ne pas m�me donner un ordre.

Cependant, le lendemain matin, apr�s une nuit orageuse, qu'il


dormit hors de la tente, roul� dans sa couverture, ce fut un
soulagement pour Maurice, d'apprendre que, d�cid�ment, la retraite
sur Paris l'emportait. On parlait d'un nouveau conseil, tenu la
veille au soir, auquel assistait l'ancien vice-empereur, M Rouher,
envoy� par l'imp�ratrice pour h�ter la marche sur Verdun, et que
le mar�chal semblait avoir convaincu du danger d'un pareil
mouvement. Avait-on re�u de mauvaises nouvelles de Bazaine? On
n'osait l'affirmer. Mais l'absence de nouvelles m�me �tait
significative, tous les officiers de quelque bon sens se
pronon�aient pour l'attente sous Paris, dont on allait �tre ainsi
l'arm�e de secours. Et, convaincu qu'on se replierait d�s le
lendemain, puisqu'on disait les ordres donn�s, Maurice, heureux,
voulut satisfaire une envie d'enfant qui le tourmentait: celle
d'�chapper pour une fois � la gamelle, de d�jeuner quelque part
sur une nappe, d'avoir devant lui une bouteille, un verre, une
assiette, toutes ces choses dont il lui semblait �tre priv� depuis
des mois. Il avait de l'argent, il fila le coeur battant, comme
pour une fredaine, cherchant une auberge.

Ce fut, au del� du canal, � l'entr�e du village de Courcelles,


qu'il trouva le d�jeuner r�v�. La veille, on lui avait dit que
l'empereur �tait descendu dans une maison bourgeoise de ce
village; et il y �tait venu fl�ner par curiosit�, il se souvenait
d'avoir vu, � l'angle de deux routes, ce cabaret avec sa tonnelle,
d'o� pendaient de belles grappes de raisin, d�j� dor�es et m�res.
Sous la vigne grimpante, il y avait des tables peintes en vert,
tandis que, dans la vaste cuisine, par la porte grande ouverte, on
apercevait l'horloge sonore, les images d'�pinal coll�es parmi les
fa�ences, l'h�tesse �norme activant le tournebroche. Derri�re,
s'�tendait un jeu de boules. Et c'�tait bon enfant, gai et joli,
toute la vieille guinguette Fran�aise.

Une belle fille, de poitrine solide, vint lui demander, en


montrant ses dents blanches:

-- Est-ce que monsieur d�jeune?

-- Mais oui, je d�jeune!... Donnez-moi des oeufs, une c�telette,


du fromage!... Et du vin blanc!

Il la rappela.

-- Dites, n'est-ce pas dans une de ces maisons que l'empereur est
descendu?

-- Tenez! Monsieur, dans celle qui est l� devant nous... Vous ne


voyez pas la maison, elle est derri�re ce grand mur que des arbres
d�passent.

Alors, il s'installa sous la tonnelle, d�boucla son ceinturon pour


�tre plus � l'aise, choisit sa table, sur laquelle le soleil,
filant � travers les pampres, jetait des palets d'or. Et il
revenait toujours � ce grand mur jaune, qui abritait l'empereur.
C'�tait en effet une maison cach�e, myst�rieuse, dont on ne voyait
pas m�me les tuiles du dehors. L'entr�e donnait de l'autre c�t�,
sur la rue du village, une rue �troite, sans une boutique, ni m�me
une fen�tre, qui tournait entre des murailles mornes. Derri�re, le
petit parc faisait comme un �lot d'�paisse verdure, parmi les
quelques constructions voisines. Et l�, il remarqua, � l'autre
bord de la route, encombrant une large cour, entour�e de remises
et d'�curies, tout un mat�riel de voitures et de fourgons, au
milieu d'un va-et-vient continu d'hommes et de chevaux.

-- Est-ce que c'est pour l'empereur, tout �a? demanda-t-il,


croyant plaisanter, � la servante, qui �talait sur la table une
nappe tr�s blanche.

-- Pour l'empereur tout seul, justement! r�pondit-elle de son bel


air de gaiet�, heureuse de montrer ses dents fra�ches.

Et, renseign�e sans doute par les palefreniers, qui, depuis la


veille, venaient boire, elle �num�ra: l'�tat-major compos� de
vingt-cinq officiers, les soixante cent-gardes et le peloton de
guides du service d'escorte, les six gendarmes du service de la
pr�v�t�; puis, la maison, comprenant soixante-treize personnes,
des chambellans, des valets de chambre et de bouche, des
cuisiniers, des marmitons; puis, quatre chevaux de selle et deux
voitures pour l'empereur, dix chevaux pour les �cuyers, huit pour
les piqueurs et les grooms, sans compter quarante-sept chevaux de
poste; puis, un char � bancs, douze fourgons � bagages, dont deux,
r�serv�s aux cuisiniers, avaient fait son admiration par la
quantit� d'ustensiles, d'assiettes et de bouteilles qu'on y
apercevait, en bel ordre.

-- Oh! Monsieur, on n'a pas id�e de ces casseroles! �a luit comme


des soleils... Et toutes sortes de plats, de vases, de machines
qui servent je ne peux pas m�me vous dire � quoi!... Et une cave,
oui! Du Bordeaux, du Bourgogne, du Champagne, de quoi donner une
fameuse noce!

Dans la joie de la nappe tr�s blanche, ravi du vin blanc qui


�tincelait dans son verre, Maurice mangea deux oeufs � la coque,
avec une gourmandise qu'il ne se connaissait pas. � gauche,
lorsqu'il tournait la t�te, il avait, par une des portes de la
tonnelle, la vue de la vaste plaine, plant�e de tentes, toute une
ville grouillante qui venait de pousser parmi les chaumes, entre
le canal et Reims. � peine quelques maigres bouquets d'arbres
tachaient-ils de vert la grise �tendue. Trois moulins dressaient
leurs bras maigres. Mais, au-dessus des confuses toitures de
Reims, que noyaient des cimes de marronniers, le colossal vaisseau
de la cath�drale se profilait dans l'air bleu, g�ant malgr� la
distance, � c�t� des maisons basses. Et des souvenirs de classe,
des le�ons apprises, �nonn�es, revenaient dans sa m�moire: le
sacre de nos rois, la sainte ampoule, Clovis, Jeanne D'Arc, toute
la glorieuse vieille France.

Puis, comme Maurice, envahi de nouveau par l'id�e de l'empereur,


dans cette modeste maison bourgeoise, si discr�tement close,
ramenait les yeux sur le grand mur jaune, il fut surpris d'y lire,
charbonn� en �normes lettres, ce cri: vive Napol�on! � c�t�
d'obsc�nit�s maladroites, d�mesur�ment grossies. La pluie avait
lav� les lettres, l'inscription, �videmment, �tait ancienne.
Quelle singuli�re chose, sur cette muraille, ce cri du vieil
enthousiasme guerrier, qui acclamait sans doute l'oncle, le
conqu�rant, et non le neveu! D�j�, toute son enfance renaissait,
chantait dans ses souvenirs, lorsque, l�-bas, au Chesne-Populeux,
d�s le berceau, il �coutait les histoires de son grand-p�re, un
des soldats de la grande arm�e. Sa m�re �tait morte, son p�re
avait d� accepter un emploi de percepteur, dans cette faillite de
la gloire qui avait frapp� les fils des h�ros, apr�s la chute de
l'empire; et le grand-p�re vivait l�, d'une infime pension,
retomb� � la m�diocrit� de cet int�rieur de bureaucrate, n'ayant
d'autre consolation que de conter ses campagnes � ses petits-
enfants, les deux jumeaux, le gar�on et la fille, aux m�mes
cheveux blonds, dont il �tait un peu la m�re. Il installait
Henriette sur son genou gauche, Maurice sur son genou droit, et
c'�tait pendant des heures des r�cits hom�riques de batailles.

Les temps se confondaient, cela semblait se passer en dehors de


l'histoire, dans un choc effroyable de tous les peuples. Les
anglais, les autrichiens, les Prussiens, les russes, d�filaient
tour � tour et ensemble, au petit bonheur des alliances, sans
qu'il f�t toujours possible de savoir pourquoi les uns �taient
battus plut�t que les autres. Mais, en fin de compte, tous �taient
battus, in�vitablement battus � l'avance, dans une pouss�e
d'h�ro�sme et de g�nie qui balayait les arm�es comme de la paille.
C'�tait Marengo, la bataille en plaine, avec ses grandes lignes
savamment d�velopp�es, son impeccable retraite en �chiquier, par
bataillons, silencieux et impassibles sous le feu, la l�gendaire
bataille perdue � trois heures, gagn�e � six, o� les huit cents
grenadiers de la garde consulaire bris�rent l'�lan de toute la
cavalerie autrichienne, o� Desaix arriva pour mourir et pour
changer la d�route commen�ante en une immortelle victoire. C'�tait
Austerlitz, avec son beau soleil de gloire dans la brume d'hiver,
Austerlitz d�butant par la prise du plateau de Pratzen, se
terminant par la terrifiante d�b�cle des �tangs glac�s, tout un
corps d'arm�e russe s'effondrant sous la glace, les hommes, les
b�tes, dans un affreux craquement, tandis que le Dieu Napol�on,
qui avait naturellement tout pr�vu, h�tait le d�sastre � coups de
boulets. C'�tait I�na, le tombeau de la puissance Prussienne,
d'abord des feux de tirailleurs � travers le brouillard d'octobre,
l'impatience de Ney qui manque de tout compromettre, puis l'entr�e
en ligne d'Augereau qui le d�gage, le grand choc dont la violence
emporte le centre ennemi, enfin la panique, le sauve-qui-peut
d'une cavalerie trop vant�e, que nos hussards sabrent ainsi que
des avoines m�res, semant la vall�e romantique d'hommes et de
chevaux moissonn�s. C'�tait Eylau, l'abominable Eylau, la plus
sanglante, la boucherie entassant les corps hideusement d�figur�s,
Eylau rouge de sang sous sa temp�te de neige, avec son morne et
h�ro�que cimeti�re, Eylau encore tout retentissant de sa
foudroyante charge des quatre-vingts escadrons de Murat, qui
travers�rent de part en part l'arm�e russe, jonchant le sol d'une
telle �paisseur de cadavres, que Napol�on lui-m�me en pleura.
C'�tait Friedland, le grand pi�ge effroyable o� les russes de
nouveau vinrent tomber comme une bande de moineaux �tourdis, le
chef-d'oeuvre de strat�gie de l'empereur qui savait tout et
pouvait tout, notre gauche immobile, imperturbable, tandis que
Ney, ayant pris la ville, rue par rue, d�truisait les ponts, puis
notre gauche alors se ruant sur la droite ennemie, la poussant �
la rivi�re, l'�crasant dans cette impasse, une telle besogne de
massacre, qu'on tuait encore � dix heures du soir. C'�tait Wagram,
les autrichiens voulant nous couper du Danube, renfor�ant toujours
leur aile droite pour battre Mass�na, qui, bless�, commandait en
cal�che d�couverte, et Napol�on, malin et titanique, les laissant
faire, et tout d'un coup cent pi�ces de canon enfon�ant d'un feu
terrible leur centre d�garni, le rejetant � plus d'une lieue,
pendant que la droite, �pouvant�e de son isolement, l�chant pied
devant Mass�na redevenu victorieux, emporte le reste de l'arm�e
dans une d�vastation de digue rompue. C'�tait enfin la Moskowa, o�
le clair soleil d'Austerlitz reparut pour la derni�re fois, une
terrifiante m�l�e d'hommes, la confusion du nombre et du courage
ent�t�, des mamelons enlev�s sous l'incessante fusillade, des
redoutes prises d'assaut � l'arme blanche, de continuels retours
offensifs disputant chaque pouce de terrain, un tel acharnement de
bravoure de la garde russe, qu'il fallut pour la victoire les
furieuses charges de Murat, le tonnerre de trois cents canons
tirant ensemble et la valeur de Ney, le triomphal prince de la
journ�e. Et, quelle que f�t la bataille, les drapeaux flottaient
avec le m�me frisson glorieux dans l'air du soir, les m�mes cris
de: vive Napol�on! Retentissaient � l'heure o� les feux de bivouac
s'allumaient sur les positions conquises, la France �tait partout
chez elle, en conqu�rante qui promenait ses aigles invincibles
d'un bout de l'Europe � l'autre, n'ayant qu'� poser le pied dans
les royaumes pour faire rentrer en terre les peuples dompt�s.

Maurice achevait sa c�telette, gris� moins par le vin blanc qui


p�tillait au fond de son verre, que par tant de gloire �voqu�e,
chantant dans sa m�moire, lorsque son regard tomba sur deux
soldats en loques, couverts de boue, pareils � des bandits las de
rouler les routes; et il les entendit demander � la servante des
renseignements sur l'exacte position des r�giments camp�s le long
du canal.

Alors, il les appela.

-- Eh! Camarades, par ici!... Mais vous �tes du 7e corps, vous!

-- Bien s�r, de la premi�re division!... Ah! foutre! je vous le


promets, que j'en suis! � preuve que j'�tais � Froeschwiller, o�
il ne faisait pas froid, je vous en r�ponds... Et, tenez! le
camarade, lui, est du 1er corps, et il �tait � Wissembourg, encore
un sale endroit!

Ils dirent leur histoire, roul�s dans la panique et dans la


d�route, rest�s � demi morts de fatigue au fond d'un foss�,
bless�s m�me l�g�rement l'un et l'autre, et d�s lors tra�nant la
jambe � la queue de l'arm�e, forc�s de s'arr�ter dans des villes
par des crises �puisantes de fi�vre, si en retard enfin, qu'ils
arrivaient seulement, un peu remis, en qu�te de leur escouade.

Le coeur serr�, Maurice, qui allait attaquer un morceau de


gruy�re, remarqua leurs yeux voraces, fix�s sur son assiette.

-- Dites donc, mademoiselle! Encore du fromage, et du pain, et du


vin!... N'est-ce pas, camarades, vous allez faire comme moi? Je
r�gale. � votre sant�!

Ils s'attabl�rent, ravis. Et lui, envahi d'un froid grandissant,


les regardait, dans leur d�ch�ance lamentable de soldats sans
armes, v�tus de pantalons rouges et de capotes si rattach�s de
ficelles, rapi�c�s de tant de lambeaux diff�rents, qu'ils
ressemblaient � des pillards, � des boh�miens achevant d'user la
d�froque de quelque champ de bataille.

-- Ah! foutre, oui! reprit le plus grand, la bouche pleine, ce


n'�tait pas dr�le, l�-bas!... Faut avoir vu, raconte donc,
Coutard.

Et le petit raconta, avec des gestes, agitant son pain.

-- Moi, je lavais ma chemise, tandis qu'on faisait la soupe...


Imaginez-vous un sale trou, un vrai entonnoir, avec des bois tout
autour, qui avaient permis � ces cochons de Prussiens de
s'approcher � quatre pattes, sans qu'on s'en doute seulement...
Alors, � sept heures, voil� que les obus se mettent � tomber dans
nos marmites. Nom de Dieu! �a n'a pas tra�n�, nous avons saut� sur
nos flingots, et jusqu'� onze heures, vrai! On a cru qu'on leur
allongeait une racl�e dans les grands prix... Mais faut que vous
sachiez que nous n'�tions pas cinq mille et que ces cochons
arrivaient, arrivaient toujours. J'�tais, moi, sur un petit
coteau, couch� derri�re un buisson, et j'en voyais d�boucher en
face, � droite, � gauche, oh! De vraies fourmili�res, des files de
fourmis noires, si bien que, quand il n'y en avait plus, il y en
avait encore. Ce n'est pas pour dire, mais nous pensions tous que
les chefs �taient de rudes serins, de nous avoir fourr�s dans un
pareil gu�pier, loin des camarades, et de nous y laisser aplatir,
sans venir � notre aide... Pour lors, voil� notre g�n�ral, le
pauvre bougre de g�n�ral Douay, pas une b�te ni un capon, celui-
l�, qui gobe une prune et qui s'�tale, les quatre fers en l'air.
Nettoy�, plus personne! �a ne fait rien, on tient tout de m�me.
Pourtant, ils �taient trop, il fallait bien d�guerpir. On se bat
dans un enclos, on d�fend la gare, au milieu d'un tel train, qu'il
y avait de quoi rester sourd... Et puis, je ne sais plus, la ville
devait �tre prise, nous nous sommes trouv�s sur une montagne, le
Geissberg, comme ils disent, je crois; et alors, l�, retranch�s
dans une esp�ce de ch�teau, ce que nous en avons tu�, de ces
cochons! Ils sautaient en l'air, �a faisait plaisir de les voir
retomber sur le nez... Et puis, que voulez-vous? Il en arrivait,
il en arrivait toujours, dix hommes contre un, et du canon tant
qu'on en demandait. Le courage, dans ces histoires-l�, �a ne sert
qu'� rester sur le carreau. Enfin, une telle marmelade, que nous
avons d� foutre le camp... N'emp�che que, pour des serins, nos
officiers se sont montr�s de fameux serins, n'est-ce pas, Picot?

Il y eut un silence. Picot, le plus grand, avala un verre de vin


blanc; et, se torchant d'un revers de main:

-- Bien s�r... C'est comme � Froeschwiller, fallait �tre b�te �


manger du foin pour se battre dans des conditions pareilles. Mon
capitaine, un petit malin, le disait... La v�rit� est qu'on ne
devait pas savoir. Toute une arm�e de ces salauds nous est tomb�e
sur le dos, quand nous �tions � peine quarante mille, nous autres.
Et on ne s'attendait pas � se battre ce jour-l�, la bataille s'est
engag�e peu � peu, sans que les chefs le veuillent, para�t-il...
Bref! Moi, je n'ai pas tout vu, naturellement. Mais ce que je sais
bien, c'est que la danse a recommenc� d'un bout � l'autre de la
journ�e, et que, lorsqu'on croyait que c'�tait fini, pas du tout!
Les violons reprenaient de plus belle... D'abord, � Woerth, un
gentil village, avec un clocher dr�le, qui a l'air d'un po�le, �
cause des carreaux de fa�ence qu'on a mis dessus. Je ne sais
foutre pas pourquoi on nous l'avait fait quitter le matin, car
nous nous sommes us� les dents et les ongles pour le r�occuper,
sans y parvenir. Oh! Mes enfants, ce qu'on s'est b�ch� l�, ce
qu'il y a eu de ventres ouverts et de cervelles �crabouill�es,
c'est � ne pas croire!... Ensuite, �'a �t� autour d'un autre
village qu'on s'est cogn�: Elsasshaussen, un nom � coucher � la
porte. Nous �tions canard�s par un tas de canons, qui tiraient �
leur aise du haut d'une sacr�e colline, que nous avions l�ch�e
aussi le matin. Et c'est alors que j'ai vu, oui! Moi qui vous
parle, j'ai vu la charge des cuirassiers. Ce qu'ils se sont fait
tuer, les pauvres bougres! Une vraie piti� de lancer des chevaux
et des hommes sur un terrain pareil, une pente couverte de
broussailles, coup�e de foss�s! D'autant plus, nom de Dieu! Que �a
ne pouvait servir � rien du tout. N'importe! C'�tait cr�ne, �a
vous r�chauffait le coeur... Ensuite, n'est-ce pas? Il semblait
que le mieux �tait de s'en aller souffler plus loin. Le village
flambait comme une allumette, les badois, les wurtembergeois, les
Prussiens, toute la clique, plus de cent vingt mille de ces
salauds, � ce qu'on a compt� plus tard, avaient fini par nous
envelopper. Et pas du tout, voil� la musique qui repart plus fort,
autour de Froeschwiller! Car, c'est la v�rit� pure, Mac-Mahon est
peut-�tre un serin, mais il est brave. Fallait le voir sur son
grand cheval, au milieu des obus! Un autre aurait fil� d�s le
commencement, jugeant qu'il n'y a pas de honte � refuser de se
battre, quand on n'est pas de force. Lui, puisque c'�tait
commenc�, a voulu se faire casser la gueule jusqu'au bout. Et ce
qu'il y a r�ussi!... Dans Froeschwiller, voyez-vous! Ce n'�taient
plus des hommes, c'�taient des b�tes qui se mangeaient. Pendant
pr�s de deux heures, les ruisseaux ont roul� du sang... Ensuite,
ensuite, dame! Il a tout de m�me fallu d�camper. Et dire qu'on est
venu nous raconter qu'� la gauche nous avions culbut� les
Bavarois! Tonnerre de bon Dieu! Si nous avions �t� cent vingt
mille, nous aussi! Si nous avions eu assez de canons et des chefs
un peu moins serins!

Et violents, exasp�r�s encore, dans leurs uniformes en guenilles,


gris de poussi�re, Coutard et Picot se coupaient du pain,
avalaient de gros morceaux de fromage, en jetant le cauchemar de
leurs souvenirs, sous la jolie treille, aux grappes m�res,
cribl�es par les fl�ches d'or du soleil. Maintenant, ils en
�taient � l'effroyable d�route qui avait suivi, les r�giments
d�band�s, d�moralis�s, affam�s, fuyant � travers champs, les
grands chemins roulant une affreuse confusion d'hommes, de
chevaux, de voitures, de canons, toute la d�b�cle d'une arm�e
d�truite, fouett�e du vent fou de la panique. Puisqu'on n'avait
point su se replier sagement et d�fendre les passages des Vosges,
o� dix mille hommes en auraient arr�t� cent mille, on aurait d� au
moins faire sauter les ponts, combler les tunnels. Mais les
g�n�raux galopaient, dans l'effarement, et une telle temp�te de
stupeur soufflait, emportant � la fois les vaincus et les
vainqueurs, qu'un instant les deux arm�es s'�taient perdues, dans
cette poursuite � t�tons sous le grand jour, Mac-Mahon filant vers
Lun�ville, tandis que le prince royal de Prusse le cherchait du
c�t� des Vosges. Le 7, les d�bris du 1er corps traversaient
Saverne, ainsi qu'un fleuve limoneux et d�bord�, charriant des
�paves. Le 8, � Sarrebourg, le 5e corps venait tomber dans le 1er,
comme un torrent d�mont� dans un autre, en fuite lui aussi, battu
sans avoir combattu, entra�nant son chef, le triste g�n�ral de
Failly, affol� de ce qu'on faisait remonter � son inaction la
responsabilit� de la d�faite. Le 9, le 10, la galopade continuait,
un sauve-qui-peut enrag� qui ne regardait m�me pas en arri�re. Le
11, sous une pluie battante, on descendait vers Bayon, pour �viter
Nancy, � la suite d'une rumeur fausse qui disait cette ville au
pouvoir de l'ennemi. Le 12, on campait � Harou�, le 13, �
Vicherey; et, le 14, on �tait � Neufch�teau, o� le chemin de fer,
enfin, recueillit cette masse roulante d'hommes qu'il chargea � la
pelle dans des trains, pendant trois jours, pour les transporter �
Ch�lons. Vingt-quatre heures apr�s le d�part du dernier train, les
Prussiens arrivaient.

-- Ah! foutu sort! conclut Picot, ce qu'il a fallu jouer des


jambes!... Et nous qu'on avait laiss�s � l'h�pital!

Coutard achevait de vider la bouteille dans son verre et dans


celui du camarade.
-- Oui, nous avons pris nos cliques et nos claques, et nous
courons encore... Bah! �a va mieux tout de m�me, puisqu'on peut
boire un coup � la sant� de ceux qui n'ont pas eu la gueule
cass�e.

Maurice, alors, comprit. Apr�s la surprise imb�cile de


Wissembourg, l'�crasement de Froeschwiller �tait le coup de
foudre, dont la lueur sinistre venait d'�clairer nettement la
terrible v�rit�. Nous �tions mal pr�par�s, une artillerie
m�diocre, des effectifs menteurs, des g�n�raux incapables; et
l'ennemi, tant d�daign�, apparaissait fort et solide, innombrable,
avec une discipline et une tactique parfaites. Le faible rideau de
nos sept corps, diss�min�s de Metz � Strasbourg, venait d'�tre
enfonc� par les trois arm�es allemandes, comme par des coins
puissants. Du coup, nous restions seuls, ni l'Autriche, ni
l'Italie ne viendraient, le plan de l'empereur s'�tait effondr�
dans la lenteur des op�rations et dans l'incapacit� des chefs. Et
jusqu'� la fatalit� qui travaillait contre nous, accumulant les
contretemps, les co�ncidences f�cheuses, r�alisant le plan secret
des Prussiens, qui �tait de couper en deux nos arm�es, d'en
rejeter une partie sous Metz, pour l'isoler de la France, tandis
qu'ils marcheraient sur Paris, apr�s avoir an�anti le reste. D�s
maintenant, cela apparaissait math�matique, nous devions �tre
vaincus pour toutes les causes dont l'in�vitable r�sultat
�clatait, c'�tait le choc de la bravoure inintelligente contre le
grand nombre et la froide m�thode. On aurait beau disputer plus
tard, la d�faite, malgr� tout, �tait fatale, comme la loi des
forces qui m�nent le monde.

Brusquement, Maurice, les yeux r�veurs et perdus, relut l�-bas,


devant lui, le cri: vive Napol�on! Charbonn� sur le grand mur
jaune. Et il eut une sensation d'intol�rable malaise, un
�lancement dont la br�lure lui trouait le coeur. C'�tait donc vrai
que cette France, aux victoires l�gendaires, et qui s'�tait
promen�e, tambours battants, au travers de l'Europe, venait d'�tre
culbut�e du premier coup par un petit peuple d�daign�? Cinquante
ans avaient suffi, le monde �tait chang�, la d�faite s'abattait
effroyable sur les �ternels vainqueurs. Et il se souvenait de tout
ce que Weiss, son beau-fr�re, avait dit, pendant la nuit
d'angoisse, devant Mulhouse. Oui, lui seul alors �tait
clairvoyant, devinait les causes lentes et cach�es de notre
affaiblissement, sentait le vent nouveau de jeunesse et de force
qui soufflait d'Allemagne. N'�tait-ce pas un �ge guerrier qui
finissait, un autre qui commen�ait? Malheur � qui s'arr�te dans
l'effort continu des nations, la victoire est � ceux qui marchent
� l'avant-garde, aux plus savants, aux plus sains, aux plus forts!

Mais, � ce moment, il y eut des rires, des cris de fille qu'on


force et qui plaisante. C'�tait le lieutenant Rochas, qui, dans la
vieille cuisine enfum�e, �gay�e d'images d'�pinal, tenait entre
ses bras la jolie servante, en troupier conqu�rant. Il parut sous
la tonnelle, o� il se fit servir un caf�; et, comme il avait
entendu les derni�res paroles de Coutard et de Picot, il intervint
gaiement:

-- Bah! mes enfants, ce n'est rien, tout �a! C'est le commencement


de la danse, vous allez voir la sacr�e revanche, � cette heure!...
Pardi! Jusqu'� pr�sent, ils se sont mis cinq contre un. Mais �a va
changer, c'est moi qui vous en fiche mon billet!... Nous sommes
trois cent mille, ici. Tous les mouvements que nous faisons et
qu'on ne comprend pas, c'est pour attirer les Prussiens sur nous,
tandis que Bazaine, qui les surveille, va les prendre en queue...
Alors, nous les aplatissons, crac! Comme cette mouche!

D'une claque sonore, entre ses mains, il avait �cras� une mouche
au vol; et il s'�gayait plus haut, et il croyait de toute son
innocence � ce plan si ais�, retomb� d'aplomb dans sa foi au
courage invincible. Obligeamment, il indiqua aux deux soldats la
place exacte de leur r�giment; puis, heureux, un cigare aux dents,
il s'installa devant sa demi-tasse.

-- Le plaisir a �t� pour moi, camarades! R�pondit Maurice �


Coutard et � Picot qui s'en allaient, en le remerciant de son
fromage et de sa bouteille de vin.

Il s'�tait fait �galement servir une tasse de caf�, et il


regardait le lieutenant, gagn� par sa belle humeur, un peu surpris
pourtant des trois cent mille hommes, lorsqu'on n'�tait gu�re plus
de cent mille, et de sa singuli�re facilit� � �craser les
Prussiens entre l'arm�e de Ch�lons et l'arm�e de Metz. Mais il
avait, lui aussi, un tel besoin d'illusion! Pourquoi ne pas
esp�rer encore, lorsque le pass� glorieux chantait toujours si
haut dans sa m�moire? La vieille guinguette �tait si joyeuse, avec
sa treille d'o� pendait le clair raisin de France, dor� de soleil!
De nouveau, il eut une heure de confiance, au-dessus de la grande
tristesse sourde amass�e peu � peu en lui.

Maurice avait un instant suivi des yeux un officier de chasseurs


d'Afrique, accompagn� d'une ordonnance, qui tous deux venaient de
dispara�tre au grand trot, � l'angle de la maison silencieuse,
occup�e par l'empereur. Puis, comme l'ordonnance reparaissait
seule et s'arr�tait avec les deux chevaux, � la porte du cabaret,
il eut un cri de surprise.

-- Prosper!... Moi qui vous croyais � Metz!

C'�tait un homme de Remilly, un simple valet de ferme, qu'il avait


connu enfant, lorsqu'il allait passer les vacances chez l'oncle
Fouchard. Tomb� au sort, il �tait depuis trois ans en Afrique,
lorsque la guerre avait �clat�; et il avait bon air sous la veste
bleu de ciel, le large pantalon rouge � bandes bleues et la
ceinture de laine rouge, avec sa longue face s�che, ses membres
souples et forts, d'une adresse extraordinaire.

-- Tiens! Cette rencontre!... Monsieur Maurice!

Mais il ne se pressait pas, conduisait � l'�curie les chevaux


fumants, donnait surtout au sien un coup d'oeil paternel. L'amour
du cheval, pris sans doute d�s l'enfance, quand il menait les
b�tes au labour, lui avait fait choisir la cavalerie.

-- C'est que nous arrivons de Monthois, plus de dix lieues d'une


traite, reprit-il quand il revint; et Z�phir va prendre volontiers
quelque chose.
Z�phir, c'�tait son cheval. Lui, refusa de manger, accepta un caf�
seulement. Il attendait son officier, qui attendait l'empereur. Ca
pouvait durer cinq minutes, �a pouvait durer deux heures. Alors,
son officier lui avait dit de mettre les chevaux � l'ombre. Et,
comme Maurice, la curiosit� �veill�e, t�chait de savoir, il eut un
geste vague.

-- Sais pas... Une commission bien s�r... Des papiers � remettre.

Mais Rochas, d'un oeil attendri, regardait le chasseur, dont


l'uniforme �veillait ses souvenirs d'Afrique.

-- Eh! Mon gar�on, o� �tiez-vous, l�-bas?

-- � M�d�ah, mon lieutenant.

M�d�ah! Et ils caus�rent, rapproch�s, malgr� la hi�rarchie.


Prosper s'�tait fait � cette vie de continuelle alerte, toujours �
cheval, partant pour la bataille comme on part pour la chasse,
quelque grande battue d'arabes. On avait une seule gamelle par six
hommes, par tribu; et chaque tribu �tait une famille, l'un faisant
la cuisine, l'autre lavant le linge, les autres plantant la tente,
soignant les b�tes, nettoyant les armes. On chevauchait le matin
et l'apr�s-midi, charg� d'un paquetage �norme, par des soleils de
plomb. On allumait le soir, pour chasser les moustiques, de grands
feux, autour desquels on chantait des chansons de France. Souvent,
sous la nuit claire, cribl�e d'�toiles, il fallait se relever et
mettre la paix parmi les chevaux, qui, fouett�s de vent ti�de, se
mordaient tout d'un coup, arrachaient les piquets, avec de furieux
hennissements. Puis, c'�tait le caf�, le d�licieux caf�, la grande
affaire, qu'on �crasait au fond d'une gamelle et qu'on passait au
travers d'une ceinture rouge d'ordonnance. Mais il y avait aussi
les jours noirs, loin de tout centre habit�, en face de l'ennemi.
Alors, plus de feux, plus de chants, plus de noces. On souffrait
parfois horriblement de la privation de sommeil, de la soif et de
la faim. N'importe! On l'aimait, cette existence d'impr�vu et
d'aventures, cette guerre d'escarmouches, si propre � l'�clat de
la bravoure personnelle, amusante comme la conqu�te d'une �le
sauvage, �gay�e par les razzias, le vol en grand, et par le
maraudage, les petits vols des chapardeurs, dont les bons tours
l�gendaires faisaient rire jusqu'aux g�n�raux.

-- Ah! dit Prosper, devenu grave, ce n'est pas ici comme l�-bas,
on se bat autrement.

Et, sur une nouvelle question de Maurice, il dit leur d�barquement


� Toulon, leur long et p�nible voyage jusqu'� Lun�ville. C'�tait
l� qu'ils avaient appris Wissembourg et Froeschwiller. Ensuite, il
ne savait plus, confondait les villes: de Nancy � Saint-Mihiel, de
Saint-Mihiel � Metz. Le 14, il devait y avoir eu une grande
bataille, l'horizon �tait en feu; mais lui n'avait vu que quatre
uhlans, derri�re une haie. Le 16, on s'�tait battu encore, le
canon faisait rage d�s six heures du matin; et on lui avait dit
que, le 18, la danse avait recommenc�, plus terrible. Seulement,
les chasseurs n'�taient plus l�, parce que, le 16, � Gravelotte,
comme ils attendaient d'entrer en ligne, le long d'une route,
l'empereur, qui filait dans une cal�che, les avait pris en
passant, pour l'accompagner � Verdun. Une jolie trotte, quarante-
deux kilom�tres au galop, avec la peur, � chaque instant, d'�tre
coup�s par les Prussiens!

-- Et Bazaine? demanda Rochas.

-- Bazaine? On dit qu'il a �t� rudement content que l'empereur lui


fiche la paix.

Mais le lieutenant voulait savoir si Bazaine arrivait. Et Prosper


eut un geste vague: est-ce qu'on pouvait dire? Eux, depuis le 16,
avaient pass� les journ�es en marches et contremarches sous la
pluie, en reconnaissances, en grand'gardes, sans voir un ennemi.
Maintenant, ils faisaient partie de l'arm�e de Ch�lons. Son
r�giment, deux autres de chasseurs de France et un de hussards,
formaient l'une des divisions de la cavalerie de r�serve, la
premi�re division, command�e par le g�n�ral Margueritte, dont il
parlait avec une tendresse enthousiaste.

-- Ah! le bougre! En voil� un rude lapin! Mais � quoi bon?


Puisqu'on n'a encore su que nous faire patauger dans la boue!

Il y eut un silence. Puis, Maurice causa un instant de Remilly, de


l'oncle Fouchard, et Prosper regretta de ne pouvoir aller serrer
la main d'Honor�, le mar�chal des logis, dont la batterie devait
camper � plus d'une lieue de l�, de l'autre c�t� du chemin de
Laon. Mais un �brouement de cheval lui fit dresser l'oreille, il
se leva, disparut pour s'assurer que Z�phir ne manquait de rien.
Peu � peu, des soldats de toute arme et de tous grades
envahissaient la guinguette, � cette heure de la demi-tasse et du
pousse-caf�. Pas une des tables ne restait libre, c'�tait une
gaiet� �clatante d'uniformes dans la verdure des pampres
�clabouss�s de soleil. Le major Bouroche venait de s'asseoir pr�s
de Rochas, lorsque Jean se pr�senta, porteur d'un ordre.

-- Mon lieutenant, c'est le capitaine qui vous attendra � trois


heures, pour un r�glement de service.

D'un signe de t�te, Rochas dit qu'il serait exact; et Jean ne


partit pas tout de suite, sourit � Maurice, qui allumait une
cigarette. Depuis la sc�ne du wagon, il y avait entre les deux
hommes une tr�ve tacite, comme une �tude r�ciproque, de plus en
plus bienveillante.

Prosper �tait revenu, pris d'impatience.

-- Je vas manger, moi, si mon chef ne sort pas de cette baraque...


C'est fichu, l'empereur est capable de ne pas rentrer avant ce
soir.

-- Dites donc, demanda Maurice, dont la curiosit� se r�veillait,


c'est peut-�tre bien des nouvelles de Bazaine que vous apportez?

-- Possible! On en causait l�-bas, � Monthois.

Mais il y eut un brusque mouvement. Et Jean, qui �tait rest� � une


des portes de la tonnelle, se retourna, en disant:

-- L'empereur!
Tous furent aussit�t debout. Entre les peupliers, par la grande
route blanche, un peloton de cent-gardes apparaissait, d'un luxe
d'uniformes correct encore et resplendissant, avec le grand soleil
dor� de leur cuirasse. Puis, tout de suite, venait l'empereur �
cheval, dans un large espace libre, accompagn� de son �tat-major,
que suivait un second peloton de cent-gardes.

Les fronts s'�taient d�couverts, quelques acclamations


retentirent. Et l'empereur, au passage, leva la t�te, tr�s p�le,
la face d�j� tir�e, les yeux vacillants, comme troubles et pleins
d'eau.

Il parut s'�veiller d'une somnolence, il eut un faible sourire �


la vue de ce cabaret ensoleill�, et salua.

Alors, Jean et Maurice entendirent distinctement, derri�re eux,


Bouroche qui grognait, apr�s avoir sond� � fond l'empereur de son
coup d'oeil de praticien:

-- D�cid�ment, il a une sale pierre dans son sac.

Puis, d'un mot, il arr�ta son diagnostic:

-- Foutu!

Jean, dans son �troit bon sens, avait eu un hochement de t�te: une
sacr�e malchance pour une arm�e, un pareil chef! Et, dix minutes
plus tard, apr�s avoir serr� la main de Prosper, lorsque Maurice,
heureux de son fin d�jeuner, s'en alla fumer en fl�nant d'autres
cigarettes, il emporta cette image de l'empereur, si bl�me et si
vague, passant au petit trot de son cheval. C'�tait le
conspirateur, le r�veur � qui l'�nergie manque au moment de
l'action. On le disait tr�s bon, tr�s capable d'une grande et
g�n�reuse pens�e, tr�s tenace d'ailleurs en son vouloir d'homme
silencieux; et il �tait aussi tr�s brave, m�prisant le danger en
fataliste pr�t toujours � subir le destin. Mais il semblait frapp�
de stupeur dans les grandes crises, comme paralys� devant
l'accomplissement des faits, impuissant d�s lors � r�agir contre
la fortune, si elle lui devenait adverse. Et Maurice se demandait
s'il n'y avait pas l� un �tat physiologique sp�cial, aggrav� par
la souffrance, si la maladie dont l'empereur souffrait visiblement
n'�tait pas la cause de cette ind�cision, de cette incapacit�
grandissantes qu'il montrait depuis le commencement de la
campagne. Cela aurait tout expliqu�. Un gravier dans la chair d'un
homme, et les empires s'�croulent.

Le soir, dans le camp, apr�s l'appel, il y eut une soudaine


agitation, des officiers courant, transmettant des ordres, r�glant
le d�part du lendemain matin, � cinq heures. Et ce fut, pour
Maurice, un sursaut de surprise et d'inqui�tude, quand il comprit
que tout, une fois encore, �tait chang�: on ne se repliait plus
sur Paris, on allait marcher sur Verdun, � la rencontre de
Bazaine. Le bruit circulait d'une d�p�che de ce dernier, arriv�e
dans la journ�e, annon�ant qu'il op�rait son mouvement de
retraite; et le jeune homme se rappela Prosper, avec l'officier de
chasseurs, venus de Monthois, peut-�tre bien pour apporter une
copie de cette d�p�che. C'�tait donc l'imp�ratrice-r�gente et le
conseil des ministres qui triomphaient, gr�ce � la continuelle
incertitude du mar�chal De Mac-Mahon, dans leur �pouvante de voir
l'empereur rentrer � Paris, dans leur volont� t�tue de pousser
malgr� toute l'arm�e en avant, pour tenter le supr�me sauvetage de
la dynastie. Et cet empereur mis�rable, ce pauvre homme qui
n'avait plus de place dans son empire, allait �tre emport� comme
un paquet inutile et encombrant, parmi les bagages de ses troupes,
condamn� � tra�ner derri�re lui l'ironie de sa maison imp�riale,
ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses
fourgons de casseroles d'argent et de vin de Champagne, toute la
pompe de son manteau de cour, sem� d'abeilles, balayant le sang et
la boue des grandes routes de la d�faite.

� minuit, Maurice ne dormait pas encore. Une insomnie fi�vreuse,


travers�e de mauvais r�ves, le faisait se retourner sous la tente.
Il finit par en sortir, soulag� d'�tre debout, de respirer l'air
froid, fouett� de vent. Le ciel s'�tait couvert de gros nuages, la
nuit devenait tr�s sombre, un infini morne de t�n�bres, que les
derniers feux mourants des fronts de bandi�re �clairaient de rares
�toiles. Et, dans cette paix noire, comme �cras�e de silence, on
sentait la respiration lente des cent mille hommes qui �taient
couch�s l�. Alors, les angoisses de Maurice s'apais�rent, une
fraternit� lui vint, pleine de tendresse indulgente pour tous ces
vivants endormis, dont bient�t des milliers dormiraient du sommeil
de la mort. Braves gens tout de m�me! Ils n'�taient gu�re
disciplin�s, ils volaient et buvaient. Mais que de souffrances
d�j�, et que d'excuses, dans l'effondrement de la nation enti�re!
Les v�t�rans glorieux de S�bastopol et de Solf�rino n'�taient d�j�
plus que le petit nombre, encadr�s parmi des troupes trop jeunes,
incapables d'une longue r�sistance. Ces quatre corps, form�s et
reconstitu�s � la h�te, sans liens solides entre eux, c'�tait
l'arm�e de la d�sesp�rance, le troupeau expiatoire qu'on envoyait
au sacrifice, pour tenter de fl�chir la col�re du destin. Elle
allait monter son calvaire jusqu'au bout, payant les fautes de
tous du flot rouge de son sang, grandie dans l'horreur m�me du
d�sastre.

Et Maurice, � ce moment, au fond de l'ombre frissonnante, eut la


conscience d'un grand devoir. Il ne c�dait plus � l'esp�rance
vantarde de remporter les victoires l�gendaires. Cette marche sur
Verdun, c'�tait une marche � la mort, et il l'acceptait avec une
r�signation all�gre et forte, puisqu'il fallait mourir.

IV

Le 23 ao�t, un mardi, � six heures du matin, le camp fut lev�, les


cent mille hommes de l'arm�e de Ch�lons s'�branl�rent, coul�rent
bient�t en un ruissellement immense, comme un fleuve d'hommes, un
instant �pandu en lac, qui reprend son cours; et, malgr� les
rumeurs qui avaient couru la veille, ce fut une grande surprise
pour beaucoup, de voir qu'au lieu de continuer le mouvement de
retraite, on tournait le dos � Paris, allant l�-bas, vers l'est, �
l'inconnu.
� cinq heures du matin, le 7e corps n'avait pas encore de
cartouches. Depuis deux jours, les artilleurs s'�puisaient, pour
d�barquer les chevaux et le mat�riel, dans la gare encombr�e des
approvisionnements qui refluaient de Metz. Et ce fut au dernier
moment que des wagons charg�s de cartouches furent d�couverts
parmi l'inextricable p�le-m�le des trains, et qu'une compagnie de
corv�e, dont Jean faisait partie, put en rapporter deux cent
quarante mille, sur des voitures r�quisitionn�es � la h�te. Jean
distribua les cent cartouches r�glementaires � chacun des hommes
de son escouade, au moment m�me o� Gaude, le clairon de la
compagnie, sonnait le d�part.

Le 106e ne devait pas traverser Reims, l'ordre de marche �tait de


tourner la ville, pour rejoindre la grande route de Ch�lons. Mais,
cette fois encore, on avait n�glig� d'�chelonner les heures, de
sorte que les quatre corps d'arm�e �tant partis ensemble, il se
produisit une extr�me confusion, � l'entr�e des premiers tron�ons
de routes communes. L'artillerie, la cavalerie, � chaque instant,
coupaient et arr�taient les lignes de fantassins. Des brigades
enti�res durent attendre pendant une heure, l'arme au pied. Et le
pis, ce fut qu'un �pouvantable orage �clata, dix minutes � peine
apr�s le d�part, une pluie diluvienne qui trempa les hommes
jusqu'aux os, alourdissant sur leurs �paules le sac et la capote.
Le 106e, pourtant, avait pu se remettre en marche, comme la pluie
cessait; tandis que, dans un champ voisin, des zouaves, forc�s
d'attendre encore, avaient trouv�, pour prendre patience, le petit
jeu de se battre � coups de boules de terre, des paquets de boue
dont l'�claboussement, sur les uniformes, soulevait des temp�tes
de rire.

Presque aussit�t, le soleil reparut, un soleil triomphal, dans la


chaude matin�e d'ao�t. Et la gaiet� revint, les hommes fumaient
comme une lessive, �tendue au grand air: tr�s vite ils furent
secs, pareils � des chiens crott�s, retir�s d'une mare,
plaisantant des sonnettes de fange durcie qu'ils emportaient �
leurs pantalons rouges. � chaque carrefour, il fallait s'arr�ter
encore. Tout au bout d'un faubourg de Reims, il y eut une derni�re
halte, devant un d�bit de boissons qui ne d�semplissait pas.

Alors, Maurice eut l'id�e de r�galer l'escouade, comme souhait de


bonne chance � tous.

-- Caporal, si vous le permettez...

Jean, apr�s une courte h�sitation, accepta un petit verre. Et il y


avait l� Loubet et Chouteau, ce dernier sournoisement respectueux,
depuis que le caporal faisait sentir sa poigne; et il y avait
�galement Pache et Lapoulle, deux braves gar�ons, lorsqu'on ne
leur montait pas la t�te.

-- � votre sant�, caporal! dit Chouteau d'une voix de bon ap�tre.

-- � la v�tre, et que chacun t�che de rapporter sa t�te et ses


pieds! R�pondit Jean avec politesse, au milieu d'un rire
approbateur.

Mais on partait, le capitaine Beaudoin s'�tait approch� d'un air


choqu�, pendant que le lieutenant Rochas affectait de tourner la
t�te, indulgent � la soif de ses hommes. D�j�, l'on filait sur la
route de Ch�lons, un interminable ruban, bord� d'arbres, allant
d'un trait, tout droit, parmi l'immense plaine, des chaumes �
l'infini, que bossuaient �� et l� de hautes meules et des moulins
de bois, agitant leurs ailes. Plus au nord, des files de poteaux
t�l�graphiques indiquaient d'autres routes, o� l'on reconnaissait
les lignes sombres d'autres r�giments en marche. Beaucoup m�me
coupaient � travers champs, en masses profondes. Une brigade de
cavalerie, en avant, sur la gauche, trottait dans un �blouissement
de soleil. Et tout l'horizon d�sert, d'un vide triste et sans
bornes, s'animait, se peuplait ainsi de ces ruisseaux d'hommes
d�bordant de partout, de ces coul�es intarissables de fourmili�re
g�ante.

Vers neuf heures, le 106e quitta la route de Ch�lons, pour


prendre, � gauche, celle de Suippe, un autre ruban tout droit, �
l'infini. On marchait par deux files espac�es, laissant le milieu
de la route libre. Les officiers s'y avan�aient � l'aise, seuls;
et Maurice avait remarqu� leur air soucieux, qui contrastait avec
la belle humeur, la satisfaction gaillarde des soldats, heureux
comme des enfants de marcher enfin. M�me, l'escouade se trouvant
presque en t�te, il apercevait de loin le colonel, M De Vineuil,
dont l'allure sombre, la grande taille raidie, balanc�e au pas du
cheval, le frappait. On avait rel�gu� la musique � l'arri�re, avec
les cantines du r�giment. Puis, accompagnant la division, venaient
les ambulances et le train des �quipages, que suivait le convoi du
corps tout entier, un immense convoi, des fourrag�res, des
fourgons ferm�s pour les provisions, des chariots pour les
bagages, un d�fil� de voitures de toutes sortes, qui tenait plus
de cinq kilom�tres, et dont, aux rares coudes de la route, on
apercevait l'interminable queue. Enfin, � l'extr�me bout, des
troupeaux fermaient la colonne, une d�bandade de grands boeufs
pi�tinant dans un flot de poussi�re, la viande encore sur pied,
pouss�e � coups de fouet, d'une peuplade guerri�re en migration.

Cependant, Lapoulle, de temps � autre, remontait son sac, d'un


haussement d'�paule. Sous le pr�texte qu'il �tait le plus fort, on
le chargeait des ustensiles communs � toute l'escouade, la grande
marmite et le bidon, pour la provision d'eau. Cette fois m�me, on
lui avait confi� la pelle de la compagnie, en lui persuadant que
c'�tait un honneur. Et il ne se plaignait pas, il riait d'une
chanson dont Loubet, le t�nor de l'escouade, charmait la longueur
de la route. Loubet, lui, avait un sac c�l�bre, dans lequel on
trouvait de tout: du linge, des souliers de rechange, de la
mercerie, des brosses, du chocolat, un couvert et une timbale,
sans compter les vivres r�glementaires, des biscuits, du caf�; et,
bien que les cartouches y fussent aussi, qu'il y e�t encore, sur
le sac, la couverture roul�e, la tente-abri et ses piquets, tout
cela paraissait l�ger, tellement il savait, selon son mot, bien
faire sa malle.

-- Foutu pays tout de m�me! r�p�tait de loin en loin Chouteau, en


jetant un regard de m�pris sur ces plaines mornes de la Champagne
pouilleuse.

Les vastes �tendues de terre crayeuse continuaient, se succ�daient


sans fin. Pas une ferme, pas une �me, rien que des vols de
corbeaux tachant de noir l'immensit� grise. � gauche, tr�s loin,
des bois de pin, d'une verdure sombre, couronnaient les lentes
ondulations qui bornaient le ciel; tandis que, sur la droite, on
devinait le cours de la Vesle, � une ligne d'arbres continue. Et
l�, derri�re les coteaux, on voyait, depuis une lieue, monter une
fum�e �norme, dont les flots amass�s finissaient par barrer
l'horizon d'une effrayante nu�e d'incendie.

-- Qu'est-ce qui br�le donc, l�-bas? demandaient des voix de tous


c�t�s.

Mais l'explication courut d'un bout � l'autre de la colonne.


C'�tait le camp de Ch�lons qui flambait depuis deux jours,
incendi� par ordre de l'empereur, pour sauver des mains des
Prussiens les richesses entass�es. La cavalerie d'arri�re-garde
avait, disait-on, �t� charg�e de mettre le feu � un grand
baraquement, appel� le magasin jaune, plein de tentes, de piquets,
de nattes, et au magasin neuf, un immense hangar ferm�, o�
s'empilaient des gamelles, des souliers, des couvertures, de quoi
�quiper cent autres mille hommes. Des meules de fourrage, allum�es
elles aussi, fumaient comme des torches gigantesques. Et, � ce
spectacle, devant ces tourbillons livides qui d�bordaient des
collines lointaines, emplissant le ciel d'un irr�parable deuil,
l'arm�e, en marche par la grande plaine triste, �tait tomb�e dans
un lourd silence. Sous le soleil, on n'entendait plus que la
cadence des pas, tandis que les t�tes, malgr� elles, se tournaient
toujours vers les fum�es grossissantes, dont la nu�e de d�sastre
sembla suivre la colonne pendant toute une lieue encore.

La gaiet� revint � la grande halte, dans un chaume, o� les soldats


purent s'asseoir sur leurs sacs, pour manger un morceau. Les gros
biscuits, carr�s, servaient � tremper la soupe; mais les petits,
ronds, croquants et l�gers, �taient une vraie friandise, qui avait
le seul d�faut de donner une soif terrible. Invit�, Pache � son
tour chanta un cantique, que toute l'escouade reprit en choeur.
Jean, bon enfant, souriait, laissait faire, tandis que Maurice
reprenait confiance, � voir l'entrain de tous, le bel ordre et la
belle humeur de cette premi�re journ�e de marche. Et le reste de
l'�tape fut franchi du m�me pas gaillard. Pourtant, les huit
derniers kilom�tres sembl�rent durs. On venait de laisser � droite
le village de Prosnes, on avait quitt� la grand'route pour couper
� travers des terrains incultes, des landes sablonneuses plant�es
de petits bois de pins; et la division enti�re, suivie de
l'interminable convoi, tournait au milieu de ces bois, dans ce
sable, o� l'on enfon�ait jusqu'� la cheville. Le d�sert s'�tait
encore �largi, on ne rencontra qu'un maigre troupeau de moutons,
gard� par un grand chien noir.

Enfin, vers quatre heures, le 106e s'arr�ta � Dontrien, un village


b�ti au bord de la Suippe. La petite rivi�re court parmi des
bouquets d'arbres, la vieille �glise est au milieu du cimeti�re,
qu'un marronnier immense couvre tout entier de son ombre. Et ce
fut sur la rive gauche, dans un pr� en pente, que le r�giment
dressa ses tentes. Les officiers disaient que les quatre corps
d'arm�e, ce soir-l�, allaient bivouaquer sur la ligne de la
Suippe, d'Auberive � Heutr�giville, en passant par Dontrien,
B�thiniville et Pont-Faverger, un front de bandi�re qui avait pr�s
de cinq lieues.
Tout de suite, Gaude sonna � la distribution, et Jean dut courir,
car le caporal �tait le grand pourvoyeur, toujours en alerte. Il
avait emmen� Lapoulle, ils revinrent au bout d'une demi-heure,
charg�s d'une c�te de boeuf saignante et d'un fagot de bois. On
avait d�j�, sous un ch�ne, abattu et d�pec� trois b�tes du
troupeau qui suivait. Lapoulle dut retourner chercher le pain,
qu'on cuisait � Dontrien m�me, depuis midi, dans les fours du
village. Et, ce premier jour, tout fut vraiment en abondance, sauf
le vin et le tabac, dont jamais d'ailleurs aucune distribution ne
devait �tre faite.

Comme Jean �tait de retour, il trouva Chouteau en train de dresser


la tente, aid� de Pache. Il les regarda un instant, en ancien
soldat d'exp�rience, qui n'aurait pas donn� quatre sous de leur
besogne.

-- Ca va bien qu'il fera beau cette nuit, dit-il enfin. Autrement,


s'il ventait, nous irions nous promener dans la rivi�re... Faudra
que je vous apprenne.

Et il voulut envoyer Maurice � la provision d'eau, avec le grand


bidon. Mais celui-ci, assis dans l'herbe, s'�tait d�chauss�, pour
examiner son pied droit.

-- Tiens! Qu'est-ce que vous avez donc?

-- C'est le contrefort qui m'a �corch� le talon... Mes autres


souliers s'en allaient, et j'ai eu la b�tise, � Reims, d'acheter
ceux-ci, qui me chaussaient bien. J'aurais d� choisir des bateaux.

Jean s'�tait mis � genoux et avait pris le pied, qu'il retournait


avec pr�caution, comme un pied d'enfant, en hochant la t�te.

-- Vous savez, ce n'est pas dr�le, �a... Faites attention. Un


soldat qui n'a plus ses pieds, �a n'est bon qu'� �tre fichu au tas
de cailloux. Mon capitaine, en Italie, disait toujours qu'on gagne
les batailles avec ses jambes.

Aussi commanda-t-il � Pache d'aller chercher l'eau. Du reste, la


rivi�re coulait � cinquante m�tres. Et Loubet, pendant ce temps,
ayant allum� le bois au fond du trou qu'il venait de creuser en
terre, put tout de suite installer le pot-au-feu, la grande
marmite remplie d'eau, dans laquelle il plongea la viande
artistement ficel�e. D�s lors, ce fut une b�atitude, � regarder
bouillir la soupe. L'escouade enti�re, lib�r�e des corv�es,
s'�tait allong�e sur l'herbe, autour du feu, en famille, pleine
d'une sollicitude attendrie pour cette viande qui cuisait; tandis
que Loubet, gravement, avec sa cuiller, �cumait le pot. Ainsi que
les enfants et les sauvages, ils n'avaient d'autre instinct que de
manger et de dormir, dans cette course � l'inconnu, sans
lendemain.

Mais Maurice venait de trouver dans son sac un journal achet� �


Reims, et Chouteau demanda:

-- Y a-t-il des nouvelles des Prussiens? Faut nous lire �a!

On faisait bon m�nage, sous l'autorit� grandissante de Jean.


Maurice, complaisamment, lut les nouvelles int�ressantes, pendant
que Pache, la couturi�re de l'escouade, lui raccommodait sa
capote, et que Lapoulle nettoyait son fusil. D'abord, ce fut une
grande victoire de Bazaine, qui avait culbut� tout un corps
Prussien dans les carri�res de Jaumont; et ce r�cit imaginaire
�tait accompagn� de circonstances dramatiques, les hommes et les
chevaux s'�crasant parmi les roches, un an�antissement complet,
pas m�me des cadavres entiers � mettre en terre. Ensuite,
c'�taient des d�tails copieux sur le pitoyable �tat des arm�es
allemandes, depuis qu'elles se trouvaient en France: les soldats,
mal nourris, mal �quip�s, tomb�s � l'absolu d�nuement, mouraient
en masse, le long des chemins, frapp�s d'affreuses maladies. Un
autre article disait que le roi de Prusse avait la diarrh�e et que
Bismarck s'�tait cass� la jambe, en sautant par la fen�tre d'une
auberge, dans laquelle des zouaves avaient failli le prendre. Bon,
tout cela! Lapoulle en riait � se fendre les m�choires, pendant
que Chouteau et les autres, sans �mettre l'ombre d'un doute,
cr�naient � l'id�e de ramasser bient�t les Prussiens, comme des
moineaux dans un champ, apr�s la gr�le. Et surtout on se tordait
de la culbute de Bismarck. Oh! Les zouaves et les turcos, c'en
�taient des braves, ceux-l�! Toutes sortes de l�gendes
circulaient, l'Allemagne tremblait et se f�chait, en disant qu'il
�tait indigne d'une nation civilis�e de se faire d�fendre ainsi
par des sauvages. Bien que d�cim�s d�j� � Froeschwiller, ils
semblaient encore intacts et invincibles.

Six heures sonn�rent au petit clocher de Dontrien, et Loubet cria:

-- � la soupe!

L'escouade, religieusement, fit le rond. Au dernier moment, Loubet


avait d�couvert des l�gumes, chez un paysan voisin. R�gal complet,
une soupe qui embaumait la carotte et le poireau, quelque chose de
doux � l'estomac comme du velours. Les cuillers tapaient dur dans
les petites gamelles. Puis, Jean, qui distribuait les portions,
dut partager le boeuf, ce jour-l�, avec la justice la plus
stricte, car les yeux s'�taient allum�s, il y aurait eu des
grognements, si un morceau avait paru plus gros que l'autre. On
torcha tout, on s'en mit jusqu'aux yeux.

-- Ah! nom de Dieu! D�clara Chouteau, en se renversant sur le dos,


quand il eut fini, �a vaut tout de m�me mieux qu'un coup de pied
au derri�re!

Et Maurice �tait tr�s plein et tr�s heureux, lui aussi, ne


songeant plus � son pied dont la cuisson se calmait. Il acceptait
maintenant ce compagnonnage brutal, redescendu � une �galit� bon
enfant, devant les besoins physiques de la vie en commun. La nuit,
�galement, il dormit du profond sommeil de ses cinq camarades de
tente, tous en tas, contents d'avoir chaud, sous l'abondante ros�e
qui tombait. Il faut dire que, pouss� par Loubet, Lapoulle �tait
all� prendre, � une meule voisine, de grandes brass�es de paille,
dans lesquelles les six gaillards ronfl�rent comme dans de la
plume. Et, sous la nuit claire, d'Auberive � Heutr�giville, le
long des rives aimables de la Suippe, lente parmi les saules, les
feux des cent mille hommes endormis �clairaient les cinq lieues de
plaine, comme une tra�n�e d'�toiles.
Au soleil levant, on fit le caf�, les grains pil�s dans une
gamelle avec la crosse du fusil, et jet�s dans l'eau bouillante,
puis le marc pr�cipit� au fond, � l'aide d'une goutte d'eau
froide. Ce matin-l�, le lever de l'astre �tait d'une magnificence
royale, au milieu de grandes nu�es de pourpre et d'or; mais
Maurice lui-m�me ne voyait plus ces spectacles des horizons et du
ciel, et Jean seul, en paysan r�fl�chi, regardait d'un air inquiet
l'aube rouge qui annon�ait de la pluie. Aussi, avant le d�part,
comme on venait de distribuer le pain cuit la veille, et que
l'escouade avait re�u trois pains longs, il bl�ma fortement Loubet
et Pache de les avoir attach�s sur leurs sacs. Les tentes �taient
pli�es, les sacs ficel�s, on ne l'�couta point. Six heures
sonnaient � tous les clochers des villages, lorsque l'arm�e
enti�re s'�branla, reprenant gaillardement sa marche en avant,
dans l'espoir matinal de cette journ�e nouvelle.

Le 106e, pour aller rejoindre la route de Reims � Vouziers, coupa


presque tout de suite par des chemins de traverse, monta � travers
des chaumes, pendant plus d'une heure. En bas, vers le nord, on
apercevait parmi des arbres B�thiniville, o� l'on disait que
l'empereur avait couch�. Et, lorsqu'on fut sur la route de
Vouziers, les plaines de la veille recommenc�rent, la Champagne
pouilleuse acheva de d�rouler ses champs pauvres, d'une
d�sesp�rante monotonie. Maintenant, c'�tait l'Arne, un maigre
ruisseau, qui coulait � gauche, tandis que les terres nues
s'�tendaient � droite, � l'infini, prolongeant l'horizon de leurs
lignes plates. On traversa des villages, Saint-Cl�ment, dont
l'unique rue serpente aux deux bords de la route, Saint-Pierre,
gros bourg de richards qui avaient barricad� leurs portes et leurs
fen�tres. La grande halte eut lieu, vers dix heures, pr�s d'un
autre village, Saint-Etienne, o� les soldats eurent la joie de
trouver encore du tabac. Le 7e corps s'�tait divis� en plusieurs
colonnes, le 106e marchait seul, n'ayant derri�re lui qu'un
bataillon de chasseurs et que l'artillerie de r�serve; et,
vainement, Maurice se retournait, aux coudes des routes, pour
revoir l'immense convoi qui l'avait int�ress� la veille: les
troupeaux s'en �taient all�s, il n'y avait plus que des canons
roulant, grandis par ces plaines rases, comme des sauterelles
sombres et hautes sur pattes. Mais, apr�s Saint-Etienne, le chemin
devint abominable, un chemin qui montait par ondulations lentes,
au milieu de vastes champs st�riles, dans lesquels ne poussaient
que les �ternels bois de pins, � la verdure noire, si triste au
milieu des terres blanches. On n'avait pas encore travers� une
pareille d�solation. Mal empierr�, d�tremp� par les derni�res
pluies, le chemin �tait un v�ritable lit de boue, de l'argile
grise d�lay�e, o� les pieds se collaient comme dans de la poix. La
fatigue fut extr�me, les hommes n'avan�aient plus, �puis�s. Et,
pour comble d'ennui, des averses brusques se mirent � tomber,
d'une violence terrible. L'artillerie, embourb�e, faillit rester
en route.

Chouteau, qui portait le riz de l'escouade, hors d'haleine,


furieux de la charge dont il �tait �cras�, jeta le paquet, croyant
n'�tre vu de personne. Loubet l'avait aper�u.

-- T'as tort, c'est pas � faire, ces coups-l�, parce qu'ensuite


les camarades se brossent le ventre.
-- Ah! ouiche! r�pondit Chouteau, puisqu'on a de tout, on nous en
donnera d'autre, � l'�tape.

Et Loubet, qui portait le lard, convaincu par le raisonnement, se


d�barrassa � son tour.

Maurice, lui, souffrait de plus en plus de son pied, dont le talon


devait s'�tre enflamm� de nouveau. Il tra�nait la jambe, si
douloureusement, que Jean c�da � une sollicitude grandissante.

-- Hein! �a ne va pas, �a recommence?

Puis, comme on faisait une courte halte pour laisser souffler les
hommes, il lui donna un bon conseil.

-- D�chaussez-vous, marchez le pied nu, la boue fra�che calmera la


br�lure.

En effet, Maurice put de cette fa�on continuer � suivre, sans trop


de peine; et un profond sentiment de reconnaissance l'envahit.
C'�tait une v�ritable chance, pour une escouade, d'avoir un
caporal pareil, ayant servi, sachant les tours du m�tier: un
paysan mal d�grossi, �videmment; mais tout de m�me un brave homme.

On n'arriva que tard � Contreuve, o� l'on devait bivouaquer, apr�s


avoir travers� la route de Ch�lons � Vouziers et �tre descendu,
par une c�te raide, dans le ravin de Semide. Le pays changeait,
c'�taient d�j� les Ardennes.

Et, des vastes coteaux nus, choisis pour le campement du 7e corps,


dominant le village, on apercevait au loin la vall�e de l'Aisne,
perdue dans la fum�e p�le des averses.

� six heures, Gaude n'avait pas encore sonn� � la distribution.


Alors, Jean, pour s'occuper, inquiet d'ailleurs du grand vent qui
se levait, voulut en personne planter la tente. Il montra � ses
hommes comment il fallait choisir un terrain en pente l�g�re,
enfoncer les piquets de biais, creuser une rigole autour de la
toile, pour l'�coulement des eaux. Maurice, � cause de son pied,
se trouvait exempt� de toute corv�e; et il regardait, surpris de
l'adresse intelligente de ce gros gar�on, d'allure si lourde. Lui,
�tait bris� de fatigue, mais soutenu par l'espoir qui rentrait
dans tous les coeurs. On avait rudement march� depuis Reims,
soixante kilom�tres en deux �tapes. Si l'on continuait de ce
train, et toujours droit devant soi, nul doute qu'on ne culbut�t
la deuxi�me arm�e allemande, pour donner la main � Bazaine, avant
que la troisi�me, celle du prince royal de Prusse, qu'on disait �
Vitry-Le-Fran�ois, e�t trouv� le temps de remonter sur Verdun.

-- Ah ��! est-ce qu'on va nous laisser crever de faim? demanda


Chouteau, en constatant, � sept heures, qu'aucune distribution
n'�tait encore faite.

Prudemment, Jean avait toujours command� � Loubet d'allumer du


feu, puis de mettre dessus la marmite pleine d'eau; et, comme on
n'avait pas de bois, il avait d� fermer les yeux, lorsque celui-
ci, pour s'en procurer, s'�tait content� d'arracher les treillages
d'un jardin voisin. Mais, quand il parla de faire du riz au lard,
il fallut bien lui avouer que le riz et le lard �taient rest�s
dans la boue du chemin de Saint-Etienne. Chouteau mentait
effront�ment, jurait que le paquet devait s'�tre d�tach� de son
sac, sans qu'il s'en aper��t.

-- Vous �tes des cochons! cria Jean, furieux. Jeter du manger,


quand il y a tant de pauvres bougres qui ont le ventre vide!

C'�tait comme pour les trois pains, attach�s sur les sacs: on ne
l'avait pas �cout�, les averses venaient de les d�tremper, � tel
point qu'ils s'�taient fondus, une vraie bouillie, impossible � se
mettre sous la dent.

-- Nous sommes propres! r�p�tait-il. Nous qui avions de tout, nous


voil� sans une cro�te... Ah! vous �tes de rudes cochons!

Justement, on sonnait au sergent, pour un service d'ordre, et le


sergent Sapin, de son air m�lancolique, vint avertir les hommes de
sa section que, toute distribution �tant impossible, ils eussent �
se suffire avec leurs vivres de campagne. Le convoi, disait-on,
�tait rest� en route, � cause du mauvais temps. Quant au troupeau,
il devait s'�tre �gar�, � la suite d'ordres contraires. Plus tard,
on sut que le 5e et le 12e corps �tant remont�s, ce jour-l�, du
c�t� de Rethel, o� allait s'installer le quartier g�n�ral, toutes
les provisions des villages avaient reflu� vers cette ville, ainsi
que les populations, enfi�vr�es du d�sir de voir l'empereur; de
sorte que, devant le 7e corps, le pays s'�tait vid�: plus de
viande, plus de pain, plus m�me d'habitants. Et, pour comble de
mis�re, un malentendu avait envoy� les approvisionnements de
l'intendance sur le Chesne-Populeux. Pendant la campagne enti�re,
ce fut le continuel d�sespoir des mis�rables intendants, contre
lesquels tous les soldats criaient, et dont la faute n'�tait
souvent que d'�tre exacts � des rendez-vous donn�s, o� les troupes
n'arrivaient pas.

-- Sales cochons, r�p�ta Jean hors de lui, c'est bien fait pour
vous! Et vous ne m�ritez pas la peine que je vais avoir � vous
d�terrer quelque chose, parce que, tout de m�me, mon devoir est de
ne pas vous laisser claquer en route!

Il partit � la d�couverte, comme tout bon caporal devait le faire,


emmenant avec lui Pache, qu'il aimait pour sa douceur, bien qu'il
le trouv�t trop enfonc� dans les cur�s.

Mais, depuis un instant, Loubet avait avis�, � deux ou trois cents


m�tres, une petite ferme, une des derni�res habitations de
Contreuve, o� il lui avait sembl� distinguer tout un gros
commerce. Il appela Chouteau et Lapoulle, en disant:

-- Filons de notre c�t�. J'ai id�e qu'il y a du fourbi, l�-bas.

Et Maurice fut laiss� � la garde de la marmite d'eau qui


bouillait, avec l'ordre d'entretenir le feu. Il s'�tait assis sur
sa couverture, le pied d�chauss�, pour que la plaie s�ch�t. La vue
du camp l'int�ressait, toutes les escouades en l'air, depuis
qu'elles n'attendaient plus les distributions. Cette v�rit� se
faisait en lui que certaines manquaient toujours de tout, tandis
que d'autres vivaient dans une continuelle abondance, selon la
pr�voyance et l'adresse du caporal et des hommes. Au milieu de
l'�norme agitation qui l'entourait, � travers les faisceaux et les
tentes, il en remarquait qui n'avaient pas m�me pu allumer leur
feu, d'autres r�sign�es d�j�, couch�es pour la nuit, d'autres, au
contraire, en train de manger de grand app�tit, on ne savait quoi,
de bonnes choses. Et ce qui le frappait d'autre part, c'�tait le
bel ordre de l'artillerie de r�serve, camp�e au-dessus de lui, sur
le coteau. � son coucher, le soleil parut entre deux nuages,
embrasa les canons, que les artilleurs avaient d�j� lav�s de la
boue des chemins.

Cependant, dans la petite ferme que Loubet et les camarades


guignaient, le chef de leur brigade, le g�n�ral Bourgain-
Desfeuilles, venait de s'installer commod�ment. Il avait trouv� un
lit possible, il �tait attabl� devant une omelette et un poulet
r�ti, ce qui le rendait d'une humeur charmante; et, comme le
colonel De Vineuil s'�tait trouv� l�, pour un d�tail de service,
il l'avait invit� � d�ner. Tous deux mangeaient donc, servis par
un grand diable blond, au service du fermier depuis trois jours
seulement, et qui se disait Alsacien, un expatri� emport� dans la
d�b�cle de Froeschwiller. Le g�n�ral parlait librement devant cet
homme, commentait la marche de l'arm�e, puis l'interrogeait sur la
route et les distances, oubliant qu'il n'�tait point des Ardennes.
L'ignorance absolue que montraient les questions, finit par
�mouvoir le colonel. Lui, avait habit� M�zi�res. Il donna quelques
indications pr�cises, qui arrach�rent ce cri au g�n�ral:

-- C'est idiot tout de m�me! Comment voulez-vous qu'on se batte


dans un pays qu'on ne conna�t pas!

Le colonel eut un vague geste d�sesp�r�. Il savait que, d�s la


d�claration de guerre, on avait distribu� � tous les officiers des
cartes d'Allemagne, tandis que pas un, certainement, ne poss�dait
une carte de France. Depuis un mois, ce qu'il voyait et ce qu'il
entendait l'an�antissait. Il ne lui restait que son courage, dans
son autorit� de chef un peu faible et born�, qui le faisait aimer
plut�t que craindre de son r�giment.

-- On ne peut pas manger tranquille! cria brusquement le g�n�ral.


Qu'est-ce qu'ils ont � brailler comme �a? ... Allez donc voir,
l'Alsacien!

Mais le fermier parut, exasp�r�, gesticulant, sanglotant. On le


pillait, des chasseurs et des zouaves mettaient sa maison � sac.
D'abord, il avait eu la faiblesse d'ouvrir boutique, �tant le seul
du village qui e�t des oeufs, des pommes de terre, des lapins. Il
vendait sans trop voler, empochait l'argent, livrait la
marchandise; si bien que les acheteurs, toujours plus nombreux, le
d�bordant, l'�tourdissant, avaient fini par le bousculer et par
tout prendre, en ne payant plus. Pendant la campagne, si bien des
paysans cach�rent tout, refus�rent un verre d'eau, ce fut dans
cette peur des pouss�es lentes et irr�sistibles de la mar�e
d'hommes qui les jetait hors de chez eux et emportait la maison.

-- Eh! Mon brave, fichez-moi la paix! R�pondit le g�n�ral


contrari�. Il faudrait en fusiller une douzaine par jour, de ces
coquins! est-ce qu'on peut?
Et il fit fermer la porte, pour ne pas �tre oblig� de s�vir,
pendant que le colonel expliquait qu'il n'y avait pas eu de
distributions et que les hommes avaient faim.

Dehors, Loubet venait d'apercevoir un champ de pommes de terre, et


il s'y �tait ru� avec Lapoulle, fouillant des deux mains,
arrachant, s'emplissant les poches. Mais Chouteau, en train de
regarder par-dessus un petit mur, eut un sifflement d'appel, qui
les fit accourir et s'exclamer: c'�tait un troupeau d'oies, une
dizaine d'oies magnifiques, se promenant majestueusement dans une
�troite cour. Tout de suite, il y eut conseil, et l'on poussa
Lapoulle, on le d�cida � enjamber la muraille. Le combat fut
terrible, l'oie qu'il avait prise faillit lui couper le nez dans
la dure cisaille de son bec. Alors, il lui empoigna le cou, voulut
l'�trangler, tandis qu'elle lui labourait les bras et le ventre de
ses fortes pattes. Il dut lui �craser la t�te du poing, et elle se
d�battait encore, et il se h�ta de filer, poursuivi par le reste
du troupeau, qui lui d�chirait les jambes.

Lorsque tous les trois revinrent, cachant la b�te dans un sac,


avec les pommes de terre, ils trouv�rent Jean et Pache, qui
rentraient, heureux �galement de leur exp�dition, charg�s de
quatre pains frais et d'un fromage, achet�s chez une vieille brave
femme.

-- L'eau bout, nous allons faire du caf�, dit le caporal. Nous


avons du fromage et du pain, c'est une vraie noce!

Mais, brusquement, il aper�ut l'oie, �tal�e � ses pieds, et il ne


put s'emp�cher de rire. Il la t�ta, en connaisseur, saisi
d'admiration.

-- Ah! nom de Dieu, la belle b�te! �a p�se dans les vingt livres.

-- C'est un oiseau que nous avons rencontr�, expliqua Loubet de sa


voix de loustic, et qui a voulu faire notre connaissance.

Jean, d'un geste, d�clara qu'il ne demandait pas � en savoir


davantage. Il fallait bien vivre. Et puis, mon Dieu! Pourquoi pas
ce r�gal � de pauvres bougres qui avaient perdu le go�t de la
volaille?

D�j�, Loubet allumait un brasier. Pache et Lapoulle plumaient


l'oie, violemment. Chouteau, qui �tait all� chercher en courant un
bout de ficelle chez les artilleurs, revint la pendre entre deux
ba�onnettes, devant le grand feu; et Maurice fut charg� de la
faire tourner de temps � autre, d'une pichenette. En dessous, la
graisse tombait dans la gamelle de l'escouade. Ce fut le triomphe
du r�tissage � la ficelle. Tout le r�giment, attir� par la bonne
odeur, vint faire le cercle. Et quel festin! De l'oie r�tie, des
pommes de terre bouillies, du pain, du fromage! Lorsque Jean eut
d�coup� l'oie, l'escouade s'en mit jusqu'aux yeux. Il n'y avait
plus de portions, chacun s'en fourrait tant qu'il pouvait en
contenir. M�me, on en porta un morceau � l'artillerie qui avait
donn� la ficelle. Or, ce soir-l�, les officiers du r�giment
je�naient. Par une erreur de direction, le fourgon du cantinier
s'�tait �gar�, � la suite du grand convoi sans doute. Si les
soldats souffraient, quand les distributions n'avaient pas lieu,
ils finissaient le plus souvent par trouver quelque nourriture,
ils s'entr'aidaient, les hommes de chaque escouade mettaient en
commun leurs ressources; tandis que l'officier, livr� � lui-m�me,
isol�, crevait de faim, sans lutte possible, d�s que la cantine
faisait d�faut.

Aussi Chouteau, qui avait entendu le capitaine Beaudoin s'emporter


contre la disparition du fourgon des vivres, ricana-t-il, enfonc�
dans la carcasse de l'oie, en le voyant passer de son air raide et
fier. Et il le montrait du coin de l'oeil.

-- Regardez-le donc! Son nez remue... Il donnerait cent sous du


croupion.

Tous rigol�rent de la faim du capitaine, qui n'avait pas su se


faire aimer de ses hommes, trop jeune et trop dur, un p�te-sec,
comme ils l'appelaient. Un instant, il parut sur le point
d'interpeller l'escouade, au sujet du scandale qu'elle soulevait,
avec sa volaille. Mais la crainte de montrer sa faim, sans doute,
le fit s'�loigner, la t�te haute, comme s'il n'avait rien vu.

Quant au lieutenant Rochas, galop� �galement d'une terrible


fringale, il tournait, avec un rire de brave homme, autour de la
bienheureuse escouade. Lui, ses hommes l'adoraient, d'abord parce
qu'il ex�crait le capitaine, ce freluquet sorti de Saint-Cyr, et
ensuite parce qu'il avait port� le sac, comme eux tous. Il n'�tait
pas toujours commode pourtant, d'une grossi�ret� parfois � lui
ficher des gifles.

Jean, qui, d'un coup d'oeil, avait consult� les camarades, se


leva, se fit suivre par Rochas derri�re la tente.

-- Dites donc, mon lieutenant, sans vous offenser, si �a pouvait


vous �tre agr�able...

Et il lui passa un quartier de pain et une gamelle, o� il y avait


une cuisse de l'oie, sur six grosses pommes de terre.

La nuit, de nouveau, on n'eut pas besoin de les bercer. Les six


dig�r�rent la b�te, � poings ferm�s. Et ils eurent � remercier le
caporal de la fa�on solide dont il avait plant� la tente, car ils
ne s'aper�urent m�me pas d'un violent coup de vent qui souffla
vers deux heures, accompagn� d'une rafale de pluie: des tentes
furent emport�es, des hommes r�veill�s en sursaut, tremp�s, forc�s
de courir au milieu des t�n�bres; tandis que la leur r�sistait et
qu'ils �taient bien � couvert, sans une goutte d'eau, gr�ce aux
rigoles o� ruisselait l'averse.

Au jour, Maurice se r�veilla, et comme on ne devait se remettre en


marche qu'� huit heures, il eut l'id�e de monter sur le coteau,
jusqu'au campement de l'artillerie de r�serve, pour serrer la main
du cousin Honor�. Son pied, repos� par la bonne nuit de sommeil,
le faisait moins souffrir. C'�tait encore pour lui un
�merveillement, le parc si bien dress�, les six pi�ces d'une
batterie correctement en ligne, suivies des caissons, des
prolonges, des fourrag�res, des forges. Plus loin, les chevaux, �
la corde, hennissaient, les naseaux tourn�s vers le soleil levant.
Et, tout de suite, il trouva la tente d'Honor�, gr�ce � l'ordre
parfait qui assigne � tous les hommes d'une m�me pi�ce une file de
tentes, de sorte que l'aspect seul d'un camp indique le nombre des
canons.

Quand Maurice arriva, les artilleurs, d�j� debout, prenaient le


caf�; et il y avait une querelle entre le conducteur de devant,
Adolphe, et le pointeur, Louis, son compagnon. Depuis trois ans
qu'ils �taient mari�s ensemble, selon l'usage qui appareillait un
conducteur et un servant, ils faisaient bon m�nage, sauf quand on
mangeait. Louis, plus instruit, fort intelligent, acceptait la
d�pendance o� tout homme de cheval tient l'homme � pied, dressait
la tente, allait � la corv�e, soignait la soupe, pendant
qu'Adolphe s'occupait de ses deux chevaux, d'un air d'absolue
sup�riorit�. Seulement, le premier, noir et maigre, afflig� d'un
app�tit excessif, se r�voltait, quand l'autre, tr�s grand, avec
ses grosses moustaches blondes, voulait se servir en ma�tre. Ce
matin-l�, la querelle venait de ce que Louis, qui avait fait le
caf�, accusait Adolphe de tout boire. Il fallut les r�concilier.

D�s le r�veil, chaque matin, Honor� allait voir sa pi�ce, la


faisait, sous ses yeux, essuyer de la ros�e de la nuit, comme s'il
e�t bouchonn� une b�te aim�e, par crainte des rhumes qu'elle
pourrait prendre. Et il �tait l�, paternellement, � la regarder
luire dans l'air frais de l'aube, lorsqu'il reconnut Maurice.

-- Tiens! Je savais le 106e dans le voisinage, j'ai re�u une


lettre de Remilly, hier, et je voulais descendre... Allons donc
boire le vin blanc.

Pour �tre seuls tous deux, il l'emmena vers la petite ferme, que
les soldats avaient pill�e la veille, et o� le paysan,
incorrigible, �pre au gain quand m�me, venait d'installer une
sorte de buvette, en mettant en perce un tonneau de vin blanc.
Devant la porte, sur une planche, il distribuait sa marchandise, �
quatre sous le verre, aid� par le gar�on qu'il avait engag� depuis
trois jours, le colosse blond, l'Alsacien.

D�j�, Honor� trinquait avec Maurice, lorsque ses yeux tomb�rent


sur cet homme. Il le d�visagea un instant, stup�fait. Puis, il eut
un juron terrible.

-- Tonnerre de Dieu! Goliath!

Et il s'�lan�a, il voulut le prendre � la gorge. Mais le paysan,


s'imaginant qu'on allait de nouveau mettre sa maison � sac, sauta
en arri�re, se barricada. Il y eut un moment de confusion, tous
les soldats pr�sents se ruaient, pendant que le mar�chal des
logis, furieux, s'�tranglait � crier:

-- Ouvrez donc, ouvrez donc, foutue b�te!... C'est un espion, je


vous dis que c'est un espion!

Maintenant, Maurice n'en doutait plus. Il venait de reconna�tre


parfaitement l'homme qu'on avait rel�ch� au camp de Mulhouse,
faute de preuves; et cet homme, c'�tait Goliath, l'ancien gar�on
de ferme du p�re Fouchard, � Remilly. Lorsque le paysan, enfin,
consentit � ouvrir sa porte, on eut beau fouiller partout,
l'Alsacien avait disparu, le colosse blond, � la bonne figure, que
le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles avait inutilement interrog� la
veille, et devant lequel, en d�nant, il s'�tait confess� lui-m�me,
en toute insouciance. Sans doute, le gaillard avait saut� par une
fen�tre de derri�re, qu'on trouva ouverte; mais on battit
vainement les environs, lui si grand s'�tait �vanoui, ainsi qu'une
fum�e.

Maurice dut emmener � l'�cart Honor�, dont le d�sespoir allait en


dire trop long aux camarades, qui n'avaient pas besoin d'entrer
dans ces tristes affaires de famille.

-- Tonnerre de Dieu! Je l'aurais �trangl� de si bon coeur!...


Justement, �a m'avait enrag� contre lui, cette lettre que j'ai
re�ue!

Et, comme tous deux venaient, � quelques pas de la ferme, de


s'asseoir contre une meule, il remit la lettre � son cousin.

La commune histoire, que cet amour contrari� d'Honor� Fouchard et


de Silvine Morange. Elle, une fille brune aux beaux yeux de
soumission, avait perdu toute jeune sa m�re, une ouvri�re s�duite,
qui travaillait dans une usine de Raucourt; et c'�tait le docteur
Dalichamp, son parrain d'occasion, un brave homme toujours pr�t �
adopter les enfants des malheureuses qu'il accouchait, qui avait
eu l'id�e de la placer comme petite servante chez le p�re
Fouchard. Certes, le vieux paysan, devenu boucher par un besoin de
lucre, promenant sa viande dans vingt communes des environs, �tait
d'une avarice noire, d'une impitoyable duret�; mais il
surveillerait la petite, elle aurait un sort, si elle travaillait.
En tout cas, elle serait sauv�e de la d�bauche de l'usine. Et il
arriva naturellement que, chez le p�re Fouchard, le fils de la
maison et la petite servante s'aim�rent. Honor� avait eu seize
ans, quand Silvine en avait douze, et comme elle en avait seize,
il en eut vingt, il tira au sort, ravi d'amener un bon num�ro,
r�solu � l'�pouser. Par une honn�tet� rare, qui tenait � la nature
r�fl�chie et calme du gar�on, rien ne s'�tait pass� entre eux que
de grandes embrassades dans la grange. Mais, quand il parla de ce
mariage au p�re, celui-ci exasp�r�, t�tu, d�clara qu'il faudrait
le tuer d'abord; et il garda la fille, tranquillement, esp�rant
qu'ils se contenteraient ensemble, que �a se passerait. Pendant
pr�s de dix-huit mois encore, les jeunes gens s'ador�rent, se
voulurent, sans se toucher. Puis, � la suite d'une sc�ne
abominable entre les deux hommes, le fils, ne pouvant rester
davantage, s'engagea, fut envoy� en Afrique, pendant que le vieux
s'obstinait � garder sa servante, dont il �tait content. Alors, ce
fut l'affreuse chose: Silvine, qui avait jur� d'attendre, se
trouva un soir, quinze jours plus tard, dans les bras d'un gar�on
de ferme engag� depuis quelques mois, ce Goliath Steinberg, le
Prussien comme on le nommait, un grand bon enfant aux petits
cheveux blonds, � la large face rose toujours souriante, qui �tait
le camarade, le confident d'Honor�. Le p�re Fouchard,
sournoisement, avait-il pouss� � cette aventure? Silvine s'�tait-
elle donn�e dans une minute d'inconscience ou avait-elle �t� �
demi violent�e, malade de chagrin, affaiblie encore par les larmes
de la s�paration? Elle ne savait plus elle-m�me, comme foudroy�e,
devenue enceinte, acceptant maintenant la n�cessit� d'un mariage
avec Goliath. Lui, d'ailleurs, toujours souriant, ne disait pas
non, reculait simplement la formalit� jusqu'� la naissance du
petit. Puis, brusquement, � la veille des couches, il disparut. On
raconta plus tard qu'il �tait all� servir dans une autre ferme, du
c�t� de Beaumont. Il y avait trois ans de cela, et personne �
cette heure ne doutait que ce Goliath si bon homme, qui faisait si
� l'aise des enfants aux filles, �tait un de ces espions dont
l'Allemagne peuplait nos provinces de l'est. En Afrique, lorsque
Honor� avait su cette histoire, il �tait rest� trois mois �
l'h�pital, comme si le grand soleil de l�-bas l'avait assomm�,
d'un coup de tison � la nuque; et jamais il n'avait voulu profiter
d'un cong� pour revenir au pays, de crainte d'y revoir Silvine et
l'enfant.

Tandis que Maurice lisait la lettre, les mains de l'artilleur


tremblaient. C'�tait une lettre de Silvine, la premi�re, la seule
qu'elle lui e�t jamais �crite. � quel sentiment avait-elle ob�i,
cette soumise, cette silencieuse, dont les beaux yeux noirs
prenaient parfois une fixit� de r�solution extraordinaire, dans
son continuel servage? Elle disait simplement qu'elle le savait �
la guerre et que, si elle ne devait pas le revoir, cela lui
faisait trop de peine de penser qu'il pouvait mourir, en croyant
qu'elle ne l'aimait plus. Elle l'aimait toujours, jamais elle
n'avait aim� que lui; et elle r�p�tait cela pendant quatre pages,
en phrases qui revenaient pareilles, sans chercher d'excuses, sans
t�cher m�me d'expliquer ce qui s'�tait pass�. Et pas un mot de
l'enfant, et rien qu'un adieu d'une infinie tendresse.

Cette lettre toucha beaucoup Maurice, que son cousin, autrefois,


avait pris pour confident. Il leva les yeux, le vit en larmes,
l'embrassa fraternellement.

-- Mon pauvre Honor�!

Mais d�j� le mar�chal des logis renfon�ait son �motion. Il remit


soigneusement la lettre sur sa poitrine, reboutonna sa veste.

-- Oui, ce sont des choses qui vous retournent... Ah! le bandit,


si j'avais pu l'�trangler!... Enfin, on verra.

Les clairons sonnaient la lev�e du camp, et ils durent courir pour


regagner chacun sa tente. D'ailleurs, les pr�paratifs du d�part
tra�n�rent, les troupes, sac au dos, attendirent jusqu'� pr�s de
neuf heures. Une incertitude semblait avoir pris les chefs, ce
n'�tait d�j� plus la belle r�solution des deux premiers jours, ces
soixante kilom�tres que le 7e corps avait franchis en deux �tapes.
Et une nouvelle singuli�re, inqui�tante, circulait depuis le
matin: la marche vers le nord des trois autres corps d'arm�e, le
1er � Juniville, le 5e et le 12e � Rethel, marche illogique, que
l'on expliquait par des besoins d'approvisionnements. On ne se
dirigeait donc plus sur Verdun? Pourquoi cette journ�e perdue? Le
pis �tait que les Prussiens ne devaient pas �tre loin, maintenant,
car les officiers venaient d'avertir leurs hommes de ne pas
s'attarder, tout tra�nard pouvant �tre enlev� par les
reconnaissances de la cavalerie ennemie.

On �tait au 25 ao�t, et Maurice, plus tard, en se rappelant la


disparition de Goliath, demeura convaincu que cet homme �tait un
de ceux qui renseign�rent le grand �tat-major allemand sur la
marche exacte de l'arm�e de Ch�lons, et qui d�cid�rent le
changement de front de la troisi�me arm�e. D�s le lendemain, le
prince royal de Prusse quittait Revigny, l'�volution commen�ait,
cette attaque de flanc, cet enveloppement gigantesque � marches
forc�es et dans un ordre admirable, au travers de la Champagne et
des Ardennes. Pendant que les Fran�ais allaient h�siter et
osciller sur place, comme frapp�s de paralysie brusque, les
Prussiens faisaient jusqu'� quarante kilom�tres par jour, dans
leur cercle immense de rabatteurs, poussant le troupeau d'hommes
qu'ils traquaient, vers les for�ts de la fronti�re.

Enfin, on partit, et ce jour-l�, en effet, l'arm�e pivota sur sa


gauche, le 7e corps ne parcourut que les deux petites lieues qui
s�parent Contreuve de Vouziers, tandis que le 5e et le 12e corps
restaient immobiles � Rethel, et que le 1er s'arr�tait � Attigny.
De Contreuve � la vall�e de l'Aisne, les plaines recommen�aient,
se d�nudaient encore; la route, en approchant de Vouziers,
tournait parmi des terres grises, des mamelons d�sol�s, sans un
arbre, sans une maison, d'une m�lancolie de d�sert; et l'�tape, si
courte, fut franchie d'un pas de fatigue et d'ennui, qui sembla
l'allonger terriblement. D�s midi, on fit halte sur la rive gauche
de l'Aisne, bivouaquant parmi les terres nues dont les derniers
�paulements dominaient la vall�e, surveillant de l� la route de
Monthois qui longe la rivi�re et par laquelle on attendait
l'ennemi.

Et ce fut, pour Maurice, une v�ritable stup�faction, lorsqu'il vit


arriver, par cette route de Monthois, la division Margueritte,
toute cette cavalerie de r�serve, charg�e de soutenir le 7e corps
et d'�clairer le flanc gauche de l'arm�e. Le bruit courut qu'elle
remontait vers le Chesne-Populeux. Pourquoi d�garnissait-on ainsi
l'aile qui seule �tait menac�e? Pourquoi faisait-on passer au
centre, o� ils devaient �tre d'une inutilit� absolue, ces deux
mille cavaliers, qu'on aurait d� lancer en �claireurs, � des
lieues de distance? Le pis �tait que, tombant au milieu des
mouvements du 7e corps, ils avaient failli en couper les colonnes,
dans un inextricable embarras d'hommes, de canons et de chevaux.
Des chasseurs d'Afrique durent attendre pendant pr�s de deux
heures, � la porte de Vouziers.

Un hasard fit alors que Maurice reconnut Prosper, qui avait pouss�
son cheval au bord d'une mare; et ils purent causer un instant. Le
chasseur paraissait �tourdi, h�b�t�, ne sachant rien, n'ayant rien
vu depuis Reims: si pourtant, il avait vu deux uhlans encore, des
bougres qui apparaissaient, qui disparaissaient, sans qu'on s�t
d'o� ils sortaient ni o� ils rentraient. D�j�, on contait des
histoires, quatre uhlans entrant au galop dans une ville, le
revolver au poing, la traversant, la conqu�rant, � vingt
kilom�tres de leur corps d'arm�e. Ils �taient partout, ils
pr�c�daient les colonnes d'un bourdonnement d'abeilles, mouvant
rideau derri�re lequel l'infanterie dissimulait ses mouvements,
marchait en toute s�curit�, comme en temps de paix. Et Maurice eut
un grand serrement au coeur, en regardant la route encombr�e de
chasseurs et de hussards, qu'on utilisait si mal.

-- Allons, au revoir, dit-il en serrant la main de Prosper. Peut-


�tre tout de m�me qu'on a besoin de vous, l�-haut.

Mais le chasseur paraissait exasp�r� du m�tier qu'on lui faisait


faire. Il caressait Z�phir d'une main d�sol�e, et il r�pondit:

-- Ah! ouiche! on tue les b�tes, on ne fait rien des hommes...


C'est d�go�tant!

Le soir, quand Maurice voulut enlever son soulier pour voir son
talon qui battait d'une grosse fi�vre, il arracha la peau. Le sang
jaillit, il eut un cri de douleur. Et, comme Jean se trouvait l�,
il parut pris d'une grande piti� inqui�te.

-- Dites donc, �a devient grave, vous allez rester sur le flanc...


Faut soigner �a. Laissez-moi faire.

Agenouill�, il lava lui-m�me la plaie, la pansa avec du linge


propre qu'il prit dans son sac. Et il avait des gestes maternels,
toute une douceur d'homme exp�riment�, dont les gros doigts savent
�tre d�licats � l'occasion.

Un attendrissement invincible envahissait Maurice, ses yeux se


troublaient, le tutoiement monta de son coeur � ses l�vres, dans
un besoin immense d'affection, comme s'il retrouvait son fr�re
chez ce paysan ex�cr� autrefois, d�daign� encore la veille.

-- Tu es un brave homme, toi... Merci, mon vieux.

Et Jean, l'air tr�s heureux, le tutoya aussi, avec son tranquille


sourire.

-- Maintenant, mon petit, j'ai encore du tabac, veux-tu une


cigarette?

Le lendemain, le 26, Maurice se leva courbatur�, les �paules


bris�es, de sa nuit sous la tente. Il ne s'�tait pas habitu�
encore � la terre dure; et, comme, la veille, on avait d�fendu aux
hommes d'�ter leurs souliers, et que les sergents �taient pass�s,
t�tant dans l'ombre, s'assurant que tous �taient bien chauss�s et
gu�tr�s, son pied n'allait gu�re mieux, endolori, br�lant de
fi�vre; sans compter qu'il devait avoir pris un coup de froid aux
jambes, ayant eu l'imprudence de les allonger hors des toiles,
pour les d�tendre.

Jean lui dit tout de suite:

-- Mon petit, si l'on doit marcher aujourd'hui, tu ferais bien de


voir le major et de te faire coller dans une voiture.

Mais on ne savait rien, les bruits les plus contraires


circulaient. On crut un moment qu'on se remettait en route, le
camp fut lev�, tout le corps d'arm�e s'�branla et traversa
Vouziers, en ne laissant sur la rive gauche de l'Aisne qu'une
brigade de la deuxi�me division, pour continuer � surveiller la
route de Monthois. Puis, brusquement, de l'autre c�t� de la ville,
sur la rive droite, on s'arr�ta, les faisceaux furent form�s dans
les champs et dans les prairies qui s'�tendent aux deux bords de
la route de Grand-Pr�. Et, � ce moment, le d�part du 4e hussards,
s'�loignant au grand trot par cette route, fit faire toutes sortes
de conjectures.

-- Si l'on attend ici, je reste, d�clara Maurice, � qui r�pugnait


l'id�e du major et de la voiture d'ambulance.

Bient�t, en effet, on sut qu'on camperait l�, jusqu'� ce que le


g�n�ral Douay se f�t procur� des renseignements certains sur la
marche de l'ennemi. Depuis la veille, depuis le moment o� il avait
vu la division Margueritte remonter vers le Chesne, il �tait dans
une anxi�t� grandissante, sachant qu'il ne se trouvait plus
couvert, que plus un homme ne gardait les d�fil�s de l'Argonne, si
bien qu'il pouvait �tre attaqu� d'un instant � l'autre. Et il
venait d'envoyer le 4e hussards en reconnaissance, jusqu'aux
d�fil�s de Grand-Pr� et de la Croix-Aux-Bois, avec l'ordre de lui
rapporter des nouvelles � tout prix.

La veille, gr�ce � l'activit� du maire de Vouziers, il y avait eu


une distribution de pain, de viande et de fourrage; et, vers dix
heures, ce matin-l�, on venait d'autoriser les hommes � faire la
soupe, dans la crainte qu'ils n'en eussent ensuite plus le temps,
lorsqu'un second d�part de troupes, le d�part de la brigade
Bordas, qui prenait le chemin suivi par les hussards, occupa de
nouveau toutes les t�tes. Quoi donc? est-ce qu'on partait? est-ce
qu'on n'allait pas les laisser manger tranquilles, maintenant que
la marmite �tait au feu? Mais les officiers expliqu�rent que la
brigade Bordas avait la mission d'occuper Buzancy, � quelques
kilom�tres de l�. D'autres, � la v�rit�, disaient que les hussards
s'�taient heurt�s � un grand nombre d'escadrons ennemis, et qu'on
envoyait la brigade afin de les d�gager.

Ce furent quelques heures d�licieuses de repos pour Maurice. Il


s'�tait allong� dans le champ � mi-c�te, o� bivouaquait le
r�giment; et, engourdi de fatigue, il regardait cette verte vall�e
de l'Aisne, ces prairies plant�es de bouquets d'arbres, au milieu
desquels la rivi�re coule, paresseuse. Devant lui, fermant la
vall�e, Vouziers se dressait en amphith��tre, �tageant ses toits,
que dominait l'�glise avec sa fl�che mince et sa tour coiff�e d'un
d�me. En bas, pr�s du pont, les chemin�es hautes des tanneries
fumaient; tandis que, � l'autre bout, les b�timents d'un grand
moulin se montraient, enfarin�s, parmi les verdures du bord de
l'eau. Et cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes, lui
apparaissait plein d'un charme doux, comme s'il e�t retrouv� ses
yeux de sensitif et de r�veur. C'�tait sa jeunesse qui revenait,
les voyages qu'il avait faits autrefois � Vouziers, quand il
habitait le Chesne, son bourg natal. Pendant une heure, il oublia
tout.

Depuis longtemps, la soupe �tait mang�e, l'attente continuait,


lorsque, vers deux heures et demie, une sourde agitation, peu �
peu croissante, gagna le camp entier. Des ordres coururent, on fit
�vacuer les prairies, toutes les troupes mont�rent, se rang�rent
sur les coteaux, entre deux villages, Chestres et Falaise,
distants de quatre � cinq kilom�tres. D�j�, le g�nie creusait des
tranch�es, �tablissait des �paulements; pendant que, sur la
gauche, l'artillerie de r�serve couronnait un mamelon. Et le bruit
se r�pandit que le g�n�ral Bordas venait d'envoyer une estafette
pour dire qu'ayant rencontr� � Grand-Pr� des forces sup�rieures,
il �tait forc� de se replier sur Buzancy, ce qui faisait craindre
que sa ligne de retraite sur Vouziers ne f�t bient�t coup�e.
Aussi, le commandant du 7e corps, croyant � une attaque imm�diate,
avait-il fait prendre � ses hommes des positions de combat, afin
de soutenir le premier choc, en attendant que le reste de l'arm�e
v�nt le soutenir; et un de ses aides de camp �tait parti avec une
lettre pour le mar�chal, l'avertissant de la situation, demandant
du secours. Enfin, comme il redoutait l'embarras de l'interminable
convoi de vivres, qui avait ralli� le corps pendant la nuit, et
qu'il tra�nait de nouveau � sa suite, il le fit remettre en branle
sur-le-champ, il le dirigea au petit bonheur, du c�t� de Chagny.
C'�tait la bataille.

-- Alors, mon lieutenant, c'est s�rieux, ce coup-ci?

Se permit de demander Maurice � Rochas.

-- Ah! oui, foutre! r�pondit le lieutenant en agitant ses grands


bras. Vous verrez s'il fait chaud, tout � l'heure!

Tous les soldats en �taient enchant�s. Depuis que la ligne de


bataille se formait, de Chestres � Falaise, l'animation du camp
avait grandi encore, une fi�vre d'impatience s'emparait des
hommes. Enfin, on allait donc les voir, ces Prussiens que les
journaux disaient si �reint�s de marches, si �puis�s de maladies,
affam�s et v�tus de haillons! Et l'espoir de les culbuter au
premier heurt, relevait tous les courages.

-- Ce n'est pas malheureux qu'on se retrouve, d�clarait Jean. Il y


a assez longtemps qu'on joue � cache-cache, depuis qu'on s'est
perdu, l�-bas, � la fronti�re, apr�s leur bataille... Seulement,
est-ce que ce sont ceux-l� qui ont battu Mac-Mahon?

Maurice ne put lui r�pondre, h�sitant. D'apr�s ce qu'il avait lu �


Reims, il lui semblait difficile que la troisi�me arm�e, command�e
par le prince royal de Prusse, f�t � Vouziers, lorsque, l'avant-
veille encore, elle devait camper � peine du c�t� de Vitry-Le-
Fran�ois. On avait bien parl� d'une quatri�me arm�e, mise sous les
ordres du prince de Saxe, qui allait op�rer sur la Meuse: c'�tait
celle-ci sans doute, quoique l'occupation si prompte de Grand-Pr�
l'�tonn�t, � cause des distances. Mais ce qui acheva de brouiller
ses id�es, ce fut sa stupeur d'entendre le g�n�ral Bourgain-
Desfeuilles questionner un paysan de Falaise pour savoir si la
Meuse ne passait pas � Buzancy et s'il n'y avait pas l� des ponts
solides. D'ailleurs, dans la s�r�nit� de son ignorance, le g�n�ral
d�clarait qu'on allait �tre attaqu� par une colonne de cent mille
hommes venant de Grand-Pr�, tandis qu'une autre de soixante mille
arrivait par Sainte-Menehould.

-- Et ton pied? demanda Jean � Maurice.

-- Je ne le sens plus, r�pondit celui-ci en riant. Si l'on se bat,


�a ira toujours.

C'�tait vrai, une telle excitation nerveuse le tenait debout,


qu'il �tait comme soulev� de terre. Dire que, de toute la
campagne, il n'avait pas encore br�l� une cartouche! Il �tait all�
� la fronti�re, il avait pass� devant Mulhouse la terrible nuit
d'angoisse, sans voir un Prussien, sans l�cher un coup de fusil;
et il avait d� battre en retraite jusqu'� Belfort, jusqu'� Reims,
et de nouveau il marchait � l'ennemi depuis cinq jours, son
chassepot toujours vierge, inutile. Un besoin grandissant, une
rage lente le prenait d'�pauler, de tirer au moins, pour soulager
ses nerfs. Depuis six semaines bient�t qu'il s'�tait engag�, dans
une crise d'enthousiasme, r�vant de combat pour le lendemain, il
n'avait fait qu'user ses pauvres pieds d'homme d�licat � fuir et �
pi�tiner, loin des champs de bataille. Aussi, dans l'attente
f�brile de tous, �tait-il un de ceux qui interrogeaient avec le
plus d'impatience cette route de Grand-Pr�, filant toute droite, �
l'infini, entre de beaux arbres. Au-dessous de lui, la vall�e se
d�roulait, l'Aisne mettait comme un ruban d'argent parmi les
saules et les peupliers; et ses regards revenaient invinciblement
� la route, l�-bas.

Vers quatre heures, on eut une alerte. Le 4e hussards rentrait,


apr�s un long d�tour; et, grossies de proche en proche, des
histoires de combats avec les uhlans circul�rent, ce qui confirma
tout le monde dans la certitude o� l'on �tait d'une attaque
imminente. Deux heures plus tard, une nouvelle estafette arriva,
effar�e, expliquant que le g�n�ral Bordas n'osait plus quitter
Grand-Pr�, convaincu que la route de Vouziers �tait coup�e. Il
n'en �tait rien encore, puisque l'estafette venait de passer
librement. Mais, d'une minute � l'autre, le fait pouvait se
produire, et le g�n�ral Dumont, commandant la division, partit
tout de suite, avec la brigade qui lui restait, pour d�gager son
autre brigade, demeur�e en d�tresse. Le soleil se couchait
derri�re Vouziers, dont la ligne des toits se d�tachait en noir,
sur un grand nuage rouge. Longtemps, entre la double rang�e des
arbres, on put suivre la brigade, qui finit par se perdre dans
l'ombre naissante.

Le colonel De Vineuil vint s'assurer de la bonne position de son


r�giment, pour la nuit. Il s'�tonna de ne pas trouver � son poste
le capitaine Beaudoin; et, comme celui-ci rentrait de Vouziers �
cette minute m�me, donnant l'excuse qu'il y avait d�jeun�, chez la
baronne De Ladicourt, il re�ut une rude r�primande, qu'il �couta
d'ailleurs en silence, de son air correct de bel officier.

-- Mes enfants, r�p�tait le colonel en passant parmi ses hommes,


nous serons sans doute attaqu�s cette nuit, ou s�rement demain
matin � la pointe du jour... Tenez-vous pr�ts et rappelez-vous que
le 106e n'a jamais recul�.

Tous l'acclamaient, tous pr�f�raient un �coup de torchon�, pour en


finir, dans la fatigue et le d�couragement qui les envahissaient
depuis le d�part. On visita les fusils, on changea les aiguilles.
Comme on avait mang� la soupe, le matin, on se contenta de caf� et
de biscuit. Ordre �tait donn� de ne pas se coucher. Des
grand'gardes furent envoy�es � quinze cents m�tres, des
sentinelles furent d�tach�es jusqu'au bord de l'Aisne. Tous les
officiers veill�rent autour des feux de bivouac. Et, contre un
petit mur, on distinguait par moments, aux lueurs dansantes d'un
de ces feux, les uniformes chamarr�s du g�n�ral en chef et de son
�tat-major, dont les ombres s'agitaient, anxieuses, courant vers
la route, guettant le pas des chevaux, dans la mortelle inqui�tude
o� l'on �tait du sort de la troisi�me division.

Vers une heure du matin, Maurice fut pos� en sentinelle perdue, �


la lisi�re d'un champ de pruniers, entre la route et la rivi�re.
La nuit �tait d'un noir d'encre. D�s qu'il se trouva seul, dans
l'�crasant silence de la campagne endormie, il se sentit envahir
par un sentiment de peur, d'une affreuse peur qu'il ne connaissait
pas, qu'il ne pouvait vaincre, pris d'un tremblement de col�re et
de honte. Il s'�tait retourn�, pour se rassurer en voyant les feux
du camp; mais un petit bois devait les lui cacher, il n'avait
derri�re lui qu'une mer de t�n�bres; seules, tr�s lointaines,
quelques lumi�res br�laient toujours � Vouziers, dont les
habitants, pr�venus sans doute, frissonnant � l'id�e de la
bataille, ne se couchaient pas. Ce qui acheva de le glacer, ce
fut, en �paulant, de constater qu'il n'apercevait m�me pas la mire
de son fusil. Alors commen�a l'attente la plus cruelle, toutes les
forces de son �tre band�es dans l'ou�e seule, les oreilles
ouvertes aux bruits imperceptibles, finissant par s'emplir d'une
rumeur de tonnerre. Un ruissellement d'eau lointaine, un remuement
l�ger de feuilles, le saut d'un insecte, devenaient �normes de
retentissement. N'�tait-ce point un galop de chevaux, un roulement
sans fin d'artillerie, qui arrivait de l�-bas, droit � lui? Sur sa
gauche, n'avait-il pas entendu un chuchotement discret, des voix
�touff�es, une avant-garde rampant dans l'ombre, pr�parant une
surprise? Trois fois, il fut sur le point de l�cher son coup de
feu, pour donner l'alarme. La crainte de se tromper, d'�tre
ridicule, augmentait son malaise. Il s'�tait agenouill�, l'�paule
gauche contre un arbre; il lui semblait qu'il �tait ainsi depuis
des heures, qu'on l'avait oubli� l�, que l'arm�e devait s'en �tre
all�e sans lui. Et, brusquement, il n'eut plus peur, il distingua
tr�s nettement, sur la route qu'il savait � deux cents m�tres, le
pas cadenc� de soldats en marche. Tout de suite, il avait eu la
certitude que c'�taient les troupes en d�tresse, si impatiemment
attendues, le g�n�ral Dumont ramenant la brigade Bordas. � ce
moment, on venait de le relever, sa faction avait � peine dur�
l'heure r�glementaire.

C'�tait bien la troisi�me division qui rentrait au camp. Le


soulagement fut immense. Mais on redoubla de pr�cautions, car les
renseignements rapport�s confirmaient tout ce qu'on croyait savoir
sur l'approche de l'ennemi. Quelques prisonniers qu'on ramenait,
des uhlans sombres, drap�s de leurs grands manteaux, refus�rent de
parler. Et le petit jour, une aube livide de matin�e pluvieuse, se
leva, dans l'attente qui continuait, �nerv�e d'impatience. Depuis
quatorze heures bient�t, les hommes n'osaient dormir. Vers sept
heures, le lieutenant Rochas raconta que Mac-Mahon arrivait avec
toute l'arm�e. La v�rit� �tait que le g�n�ral Douay avait re�u, en
r�ponse � sa d�p�che de la veille annon�ant la lutte in�vitable
sous Vouziers, une lettre du mar�chal qui lui disait de tenir bon,
jusqu'� ce qu'il p�t le faire soutenir: le mouvement en avant
�tait arr�t�, le 1er corps se portait sur Terron, le 5e sur
Buzancy, tandis que le 12e resterait au Chesne, en seconde ligne.
Alors, l'attente s'�largit encore, ce n'�tait plus un simple
combat qu'on allait livrer, mais une grande bataille, o� donnerait
toute cette arm�e, d�tourn�e de la Meuse, en marche d�sormais vers
le sud, dans la vall�e de l'Aisne. Et l'on n'osa toujours pas
faire la soupe, on dut se contenter encore de caf� et de biscuits,
car le �coup de torchon� �tait pour midi, tous le r�p�taient, sans
savoir pourquoi. Un aide de camp venait d'�tre envoy� au mar�chal,
afin de h�ter l'arriv�e des secours, l'approche des deux arm�es
ennemies devenant de plus en plus certaine. Trois heures plus
tard, un second officier partit au galop pour le Chesne, o� se
trouvait le grand quartier g�n�ral, dont il devait rapporter les
ordres imm�diats, tellement l'inqui�tude avait grandi, � la suite
des nouvelles donn�es par un maire de campagne, qui pr�tendait
avoir vu cent mille hommes � Grand-Pr�, tandis que cent autres
mille montaient par Buzancy.

� midi, toujours pas un seul Prussien. � une heure, � deux heures,


rien encore. Et la lassitude arrivait, le doute aussi. Des voix
goguenardes commen�aient � blaguer les g�n�raux. Peut-�tre bien
qu'ils avaient vu leur ombre sur le mur. On leur votait des
lunettes. De jolis farceurs, si rien ne venait, d'avoir ainsi
d�rang� tout le monde!

Un loustic cria:

-- C'est donc comme l�-bas, � Mulhouse?

� cette parole, le coeur de Maurice s'�tait serr�, dans l'angoisse


du souvenir. Il se rappelait cette fuite imb�cile, cette panique
qui avait emport� le 7e corps, sans qu'un allemand e�t paru, � dix
lieues de l�. Et l'aventure recommen�ait, il en avait maintenant
la sensation nette, la certitude. Pour que l'ennemi ne les e�t pas
attaqu�s, vingt-quatre heures apr�s l'escarmouche de Grand-Pr�, il
fallait que le 4e hussards s'y f�t heurt� simplement � quelque
reconnaissance de cavalerie. Les colonnes devaient �tre loin
encore, peut-�tre � deux journ�es de marche. Tout d'un coup, cette
pens�e le terrifia, lorsqu'il r�fl�chit au temps qu'on venait de
perdre. En trois jours, on n'avait pas fait deux lieues, de
Contreuve � Vouziers. Le 25 et le 26, les autres corps d'arm�e
�taient mont�s au nord, sous pr�texte de se ravitailler; tandis
que, maintenant, le 27, les voil� qui descendaient au midi, pour
accepter une bataille que personne ne leur offrait. � la suite du
4e hussards, vers les d�fil�s de l'Argonne abandonn�s, la brigade
Bordas s'�tait crue perdue, entra�nant � son secours toute la
division, puis le 7e corps, puis l'arm�e enti�re, inutilement. Et
Maurice, songeait au prix inestimable de chaque heure, dans ce
projet fou de donner la main � Bazaine, un plan que, seul, un
g�n�ral de g�nie aurait pu ex�cuter, avec des soldats solides, �
la condition d'aller en temp�te, droit devant lui, au travers des
obstacles.

-- Nous sommes fichus! dit-il � Jean, pris de d�sespoir, dans une


soudaine et courte lucidit�.

Puis, comme ce dernier �largissait les yeux, ne pouvant


comprendre, il continua � demi-voix, pour lui, parlant des chefs:

-- Plus b�tes que m�chants, c'est certain, et pas de chance! Ils


ne savent rien, ils ne pr�voient rien, ils n'ont ni plan, ni
id�es, ni hasards heureux... Allons, tout est contre nous, nous
sommes fichus!
Et ce d�couragement, que Maurice raisonnait en gar�on intelligent
et instruit, il grandissait, il pesait peu � peu sur toutes les
troupes, immobilis�es sans raison, d�vor�es par l'attente.
Obscur�ment, le doute, le pressentiment de la situation vraie
faisaient leur travail, dans ces cervelles �paisses; et il n'�tait
plus un homme, si born� f�t-il, qui n'�prouv�t le malaise d'�tre
mal conduit, attard� � tort, pouss� au hasard dans la plus
d�sastreuse des aventures. Qu'est-ce qu'on fichait l�, bon Dieu!
Puisque les Prussiens ne venaient pas? Ou se battre tout de suite,
ou s'en aller quelque part dormir tranquille. Ils en avaient
assez. Depuis que le dernier aide de camp �tait parti pour
rapporter des ordres, l'anxi�t� croissait ainsi de minute en
minute, des groupes s'�taient form�s, parlant haut, discutant. Les
officiers, gagn�s par cette agitation, ne savaient que r�pondre
aux soldats qui osaient les interroger. Aussi, � cinq heures,
lorsque le bruit se r�pandit que l'aide de camp �tait de retour et
qu'on allait se replier, y eut-il un all�gement dans toutes les
poitrines, un soupir de profonde joie.

Enfin, c'�tait donc le parti de la sagesse qui l'emportait!


L'empereur et le mar�chal, qui n'avaient jamais �t� pour cette
marche sur Verdun, inquiets d'apprendre qu'ils �taient de nouveau
gagn�s de vitesse et qu'ils allaient avoir contre eux l'arm�e du
prince royal de Saxe et celle du prince royal de Prusse,
renon�aient � l'improbable jonction avec Bazaine, pour battre en
retraite par les places fortes du nord, de fa�on � se replier
ensuite sur Paris. Le 7e corps recevait l'ordre de remonter sur
Chagny, par le Chesne, tandis que le 5e corps devait marcher sur
Poix, le 1er et le 12e, sur Vendresse. Alors, puisqu'on reculait,
pourquoi s'�tre avanc� jusqu'� l'Aisne, pourquoi tant de journ�es
perdues et tant de fatigues, lorsque, de Reims, il �tait si
facile, si logique d'aller prendre tout de suite de fortes
positions dans la vall�e de la Marne? Il n'y avait donc ni
direction, ni talent militaire, ni simple bon sens? Mais on ne
s'interrogeait plus, on pardonnait, dans l'all�gresse de cette
d�cision si raisonnable, la seule bonne pour se tirer du gu�pier
o� l'on s'�tait mis. Des g�n�raux aux simples soldats, tous
avaient cette sensation qu'on redeviendrait fort, qu'on serait
invincible sous Paris, et que c'�tait l�, n�cessairement, qu'on
battrait les Prussiens. Mais il fallait �vacuer Vouziers d�s la
pointe du jour, de fa�on � �tre en marche vers le Chesne, avant
d'avoir �t� attaqu�; et, imm�diatement, le camp s'emplit d'une
animation extraordinaire, les clairons sonnaient, des ordres se
croisaient; tandis que, d�j�, les bagages et le convoi
d'administration partaient en avant, pour ne pas alourdir
l'arri�re-garde.

Maurice �tait ravi. Puis, comme il t�chait d'expliquer � Jean le


mouvement de retraite qu'on allait ex�cuter, un cri de douleur lui
�chappa: son excitation �tait tomb�e, il retrouvait son pied,
lourd comme du plomb, au bout de sa jambe.

-- Quoi donc? �a recommence? demanda le caporal, d�sol�.

Et ce fut lui, avec son esprit pratique, qui eut une id�e.

-- �coute, mon petit, tu m'as dit hier que tu connaissais du


monde, l�, dans la ville. Tu devrais obtenir la permission du
major et te faire conduire en voiture au Chesne, o� tu passerais
une bonne nuit dans un bon lit. Demain, si tu marches mieux, nous
te reprendrons, en passant... Hein? �a va-t-il?

Dans Falaise m�me, le village pr�s duquel on �tait camp�, Maurice


venait de retrouver un ancien ami de son p�re, un petit fermier,
qui justement allait conduire sa fille au Chesne, pr�s d'une
tante, et dont le cheval, attel� � une l�g�re carriole, attendait.

Mais, avec le major Bouroche, d�s les premiers mots, les choses
faillirent mal tourner.

-- C'est mon pied qui s'est �corch�, monsieur le docteur... Du


coup, Bouroche, secouant sa t�te puissante, au mufle de lion,
rugit:

-- Je ne suis pas monsieur le docteur... Qui est-ce qui m'a foutu


un soldat pareil?

Et, comme Maurice, effar�, b�gayait une excuse, il reprit:

-- Je suis le major, entendez-vous, brute!

Puis, s'apercevant � qui il avait affaire, il dut �prouver quelque


honte, il s'emporta davantage.

-- Votre pied, la belle histoire!... Oui, oui, je vous autorise.


Montez en voiture, montez en ballon. Nous avons assez de tra�ne-
la-patte et de fricoteurs!

Lorsque Jean aida Maurice � se hisser dans la carriole, ce dernier


se retourna pour le remercier; et les deux hommes tomb�rent aux
bras l'un de l'autre, comme s'ils n'avaient jamais d� se revoir.
Est-ce qu'on savait, au milieu du branle de la retraite, avec ces
Prussiens qui �taient l�? Maurice resta surpris de la grande
tendresse qui l'attachait d�j� � ce gar�on. Et, deux fois encore,
il se retourna, pour lui dire au revoir de la main; et il quitta
le camp, o� l'on se pr�parait � allumer de grands feux, afin de
tromper l'ennemi, pendant que l'on partirait, dans le plus grand
silence, avant la pointe du jour.

En chemin, le petit fermier ne cessa de g�mir sur l'abomination


des temps. Il n'avait pas eu le courage de rester � Falaise; et il
regrettait d�j� de ne plus y �tre, r�p�tant qu'il �tait ruin�, si
l'ennemi br�lait sa maison. Sa fille, une grande cr�ature p�le,
pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice n'entendait pas, dormait
assis, berc� par le trot vif du petit cheval, qui, en moins d'une
heure et demie, franchit les quatre lieues, de Vouziers au Chesne.
Il n'�tait pas sept heures, le cr�puscule tombait � peine, lorsque
le jeune homme, �tonn� et frissonnant, descendit au pont du canal,
sur la place, en face de l'�troite maison jaune o� il �tait n�, o�
il avait pass� vingt ans de son existence. C'�tait l� qu'il se
rendait machinalement, bien que la maison, depuis dix-huit mois,
f�t vendue � un v�t�rinaire. Et, au fermier qui le questionnait,
il r�pondit qu'il savait parfaitement o� il allait, il le remercia
mille fois de son obligeance.

Cependant, au centre de la petite place triangulaire, pr�s du


puits, il demeurait immobile, �tourdi, la m�moire vide. O� donc
allait-il? Brusquement, il se souvint que c'�tait chez le notaire,
dont la maison touchait celle o� il avait grandi, et dont la m�re,
la tr�s vieille et tr�s bonne Madame Desroches, � titre de
voisine, le g�tait, lorsqu'il �tait enfant. Mais il reconnaissait
� peine le Chesne, au milieu de l'extraordinaire agitation que
causait, dans cette petite ville morte d'habitude, la pr�sence
d'un corps d'arm�e, camp� aux portes, emplissant les rues
d'officiers, d'estafettes, de gens � la suite, de r�deurs et de
tra�nards de toute esp�ce. Il retrouvait bien le canal traversant
la ville de bout en bout, coupant la place centrale, dont l'�troit
pont de pierre r�unissait les deux triangles; et c'�tait toujours
bien, l�-bas, sur l'autre rive, le march� avec sa toiture moussue,
la rue Berond qui s'enfon�ait � gauche, la route de Sedan qui
filait � droite. Seulement, du c�t� o� il �tait, il lui fallait
lever les yeux, reconna�tre le clocher ardois�, au-dessus de la
maison du notaire, pour �tre certain que c'�tait l� le coin d�sert
o� il avait jou� � la marelle, tellement la rue de Vouziers, en
face de lui, jusqu'� l'H�tel de Ville, bourdonnait d'un flot
compact de foule. Sur la place, il semblait qu'on faisait le vide,
que des hommes �cartaient les curieux. Et l�, occupant un large
espace, derri�re le puits, il fut �tonn� d'apercevoir comme un
parc de voitures, de fourgons, de chariots, tout un campement de
bagages qu'il avait certainement vus d�j�.

Le soleil venait de dispara�tre dans l'eau toute droite et


sanglante du canal, et Maurice se d�cidait, lorsqu'une femme, pr�s
de lui, qui le d�visageait depuis un instant, s'�cria:

-- Mais ce n'est pas Dieu possible! Vous �tes bien le fils


Levasseur?

Alors, lui-m�me reconnut Madame Combette, la femme du pharmacien,


dont la boutique �tait sur la place. Comme il lui expliquait qu'il
allait demander un lit � la bonne Madame Desroches, elle
l'entra�na, agit�e.

-- Non, non, venez jusque chez nous. Je vais vous dire...

Puis, dans la pharmacie, quand elle eut soigneusement referm� la


porte:

-- Vous ne savez donc pas, mon cher gar�on, que l'empereur est
descendu chez les Desroches... On a r�quisitionn� la maison pour
lui, et ils ne sont gu�re satisfaits du grand honneur, je vous
assure. Quand on pense qu'on a forc� la pauvre vieille maman, une
femme de soixante-dix ans pass�s, � donner sa chambre et � monter
se coucher sous les toits, dans un lit de bonne!... Tenez, tout ce
que vous voyez l�, sur la place, c'est � l'empereur, ce sont ses
malles enfin, vous comprenez!

En effet, Maurice se les rappela alors, ces voitures et ces


fourgons, tout ce train superbe de la maison imp�riale, qu'il
avait vu � Reims.

-- Ah! mon cher gar�on, si vous saviez ce qu'on a tir� de l�


dedans, et de la vaisselle d'argent, et des bouteilles de vin, et
des paniers de provisions et du beau linge, et de tout! Pendant
deux heures, �a n'a pas arr�t�. Je me demande o� ils ont pu
fourrer tant de choses, car la maison n'est pas grande...
Regardez, regardez! En ont-ils allum�, un feu, dans la cuisine!

Il regardait la petite maison blanche, � deux �tages, qui faisait


l'angle de la place et de la rue de Vouziers, une maison d'aspect
bourgeois et calme, dont il �voquait l'int�rieur, l'all�e centrale
en bas, les quatre pi�ces de chaque �tage, comme s'il y �tait
entr� la veille encore. En haut, vers l'angle, la fen�tre du
premier, ouvrant sur la place, se trouvait �clair�e d�j�; et la
femme du pharmacien lui expliquait que cette chambre �tait celle
de l'empereur. Mais, comme elle l'avait dit, ce qui flambait
surtout, c'�tait la cuisine, dont la fen�tre, au rez-de-chauss�e,
donnait sur la rue de Vouziers. Jamais les habitants du Chesne
n'avaient eu un pareil spectacle. Un flot de curieux, sans cesse
renouvel�, barrait la rue, b�ant devant cette fournaise, o�
r�tissait et bouillait le d�ner d'un empereur. Pour avoir un peu
d'air, les cuisiniers avaient ouvert les vitres toutes grandes.
Ils �taient trois, en vestes blanches �blouissantes, s'agitant
devant des poulets enfil�s dans une immense broche, remuant des
sauces au fond d'�normes casseroles, dont le cuivre luisait comme
de l'or. Et les vieillards ne se souvenaient pas d'avoir vu, au
lion d'argent, m�me pour les plus grandes noces, autant de feu
br�lant et autant de nourriture cuisant � la fois.

Combette, le pharmacien, un petit homme sec et remuant, rentra


chez lui, tr�s excit� par tout ce qu'il venait de voir et
d'entendre. Il semblait �tre dans le secret des choses, �tant
adjoint au maire. C'�tait vers trois heures et demie que Mac-Mahon
avait t�l�graphi� � Bazaine que l'arriv�e du prince royal de
Prusse � Ch�lons le for�ait � se replier sur les places du nord;
et une autre d�p�che allait partir pour le ministre de la guerre,
l'avertissant �galement de la retraite, lui expliquant le danger
terrible o� se trouvait l'arm�e d'�tre coup�e et �cras�e. La
d�p�che � Bazaine pouvait courir, si elle avait de bonnes jambes,
car toutes les communications semblaient interrompues avec Metz
depuis plusieurs jours. Mais, l'autre d�p�che, c'�tait plus grave;
et, baissant la voix, le pharmacien raconta qu'il avait entendu un
officier sup�rieur dire: �s'ils sont pr�venus � Paris, nous sommes
foutus!� Personne n'ignorait avec quelle �pret� l'imp�ratrice-
r�gente et le conseil des ministres poussaient � la marche en
avant. D'ailleurs, la confusion augmentait d'heure en heure, les
renseignements les plus extraordinaires arrivaient sur l'approche
des arm�es allemandes. Le prince royal de Prusse � Ch�lons, �tait-
ce possible? Et contre quelles troupes venait donc de se heurter
le 7e corps, dans les d�fil�s de l'Argonne?

-- � l'�tat-major, ils ne savent rien, continua le pharmacien en


agitant d�sesp�r�ment les bras. Ah! quel g�chis!... Enfin, tout va
bien, si demain l'arm�e est en retraite.

Puis, brave homme au fond:

-- Dites donc, mon jeune ami, je vais vous panser le pied, vous
d�nerez avec nous, et vous coucherez l�-haut, dans la petite
chambre de mon �l�ve, qui a fil�.

Mais, tourment� du besoin de voir et de savoir, Maurice, avant


tout, voulut absolument suivre sa premi�re id�e, en allant, en
face, rendre visite � la vieille Madame Desroches. Il fut surpris
de ne pas �tre arr�t�, � la porte, qui, dans le tumulte de la
place, restait ouverte, sans m�me �tre gard�e. Continuellement, du
monde entrait et sortait, des officiers, des gens de service; et
il semblait que le branle de la cuisine flambante agit�t la maison
enti�re. Pourtant, il n'y avait pas une lumi�re dans l'escalier,
il dut monter � t�tons. Au premier �tage, il s'arr�ta quelques
secondes, le coeur battant, devant la porte de la pi�ce o� il
savait que se trouvait l'empereur; mais, l�, dans cette pi�ce, pas
un bruit, un silence de mort. Et, en haut, au seuil de la chambre
de bonne o� elle avait d� se r�fugier, la vieille Madame Desroches
eut d'abord peur de lui. Ensuite, quand elle l'eut reconnu:

-- Ah! mon enfant, dans quel affreux moment faut-il qu'on se


retrouve!... Je la lui aurais donn�e bien volontiers, ma maison, �
l'empereur; mais il a, avec lui, des gens trop mal �lev�s! Si vous
saviez comme ils ont tout pris, et ils vont tout br�ler, tant ils
font du feu!... Lui, le pauvre homme, a la mine d'un d�terr� et
l'air si triste...

Puis, lorsque le jeune homme s'en alla, en la rassurant, elle


l'accompagna, se pencha au-dessus de la rampe.

-- Tenez! murmura-t-elle, on le voit d'ici... Ah!

Nous sommes bien tous perdus. Adieu, mon enfant!

Et Maurice resta plant� sur une marche, dans les t�n�bres de


l'escalier. Le cou tordu, il apercevait, par une imposte vitr�e,
un spectacle dont il emporta l'inoubliable souvenir.

L'empereur �tait l�, au fond de la pi�ce bourgeoise et froide,


assis devant une petite table, sur laquelle son couvert �tait mis,
�clair�e � chaque bout d'un flambeau. Dans le fond, deux aides de
camp se tenaient silencieux. Un ma�tre d'h�tel, debout pr�s de la
table, attendait. Et le verre n'avait pas servi, le pain n'avait
pas �t� touch�, un blanc de poulet refroidissait au milieu de
l'assiette. L'empereur, immobile, regardait la nappe, de ces yeux
vacillants, troubles et pleins d'eau, qu'il avait d�j� � Reims.
Mais il semblait plus las, et, lorsque, se d�cidant, d'un air
d'immense effort, il eut port� � ses l�vres deux bouch�es, il
repoussa tout le reste de la main. Il avait d�n�. Une expression
de souffrance, endur�e secr�tement, bl�mit encore son p�le visage.

En bas, comme Maurice passait devant la salle � manger, la porte


en fut brusquement ouverte, et il aper�ut, dans le braisillement
des bougies et la fum�e des plats, une tabl�e d'�cuyers, d'aides
de camp, de chambellans, en train de vider les bouteilles des
fourgons, d'engloutir les volailles et de torcher les sauces, au
milieu de grands �clats de voix.

La certitude de la retraite enchantait tout ce monde, depuis que


la d�p�che du mar�chal �tait partie. Dans huit jours, � Paris, on
aurait enfin des lits propres.

Maurice, alors, tout d'un coup, sentit la terrible fatigue qui


l'accablait: c'�tait certain, l'arm�e enti�re se repliait, et il
n'avait plus qu'� dormir, en attendant le passage du 7e corps. Il
retraversa la place, se retrouva chez le pharmacien Combette, o�,
comme dans un r�ve, il mangea. Puis, il lui sembla bien qu'on lui
pansait le pied, qu'on le montait dans une chambre. Et ce fut la
nuit noire, l'an�antissement. Il dormait, �cras�, sans un souffle.
Mais, apr�s un temps ind�termin�, des heures ou des si�cles, un
frisson agita son sommeil, le souleva sur son s�ant, au milieu des
t�n�bres. O� �tait-il donc? Quel �tait ce roulement continu de
tonnerre qui l'avait r�veill�? Tout de suite il se souvint, courut
� la fen�tre, pour voir. En bas, dans l'obscurit�, sur cette place
aux nuits si calmes d'ordinaire, c'�tait de l'artillerie qui
d�filait, un trot sans fin d'hommes, de chevaux et de canons, dont
les petites maisons mortes tremblaient. Une inqui�tude irraisonn�e
le saisit, devant ce brusque d�part.

Quelle heure pouvait-il �tre? Quatre heures sonn�rent � l'H�tel de


Ville. Et il s'effor�ait de se rassurer, en se disant que c'�tait
tout simplement l� un commencement d'ex�cution des ordres de
retraite donn�s la veille, lorsqu'un spectacle, comme il tournait
la t�te, acheva de l'angoisser: la fen�tre du coin, chez le
notaire, �tait toujours �clair�e; et l'ombre de l'empereur, � des
intervalles �gaux, s'y dessinait nettement, en un profil sombre.

Vivement, Maurice enfila son pantalon, pour descendre. Mais


Combette parut, un bougeoir � la main, gesticulant.

-- Je vous ai aper�u d'en bas, en revenant de la mairie, et je


suis mont� vous dire... Imaginez-vous qu'ils ne m'ont pas laiss�
coucher, voici deux heures que nous nous occupons de nouvelles
r�quisitions, le maire et moi... Oui, tout est chang�, une fois
encore. Ah! il avait bougrement raison, l'officier qui ne voulait
pas qu'on envoy�t la d�p�che � Paris!

Et il continua longtemps, en phrases coup�es, sans ordre, et le


jeune homme finit par comprendre, muet, le coeur serr�. Vers
minuit, une d�p�che du ministre de la guerre � l'empereur �tait
arriv�e, en r�ponse � celle du mar�chal. On n'en connaissait pas
le texte exact; mais un aide de camp avait dit tout haut, �
l'H�tel de Ville, que l'imp�ratrice et le conseil des ministres
craignaient une r�volution � Paris, si, abandonnant Bazaine,
l'empereur rentrait. La d�p�che, mal renseign�e sur les positions
v�ritables des allemands, ayant l'air de croire � une avance que
l'arm�e de Ch�lons n'avait plus, exigeait la marche en avant,
malgr� tout, avec une fi�vre de passion extraordinaire.

-- L'empereur a fait appeler le mar�chal, ajouta le pharmacien, et


ils sont rest�s enferm�s ensemble pendant pr�s d'une heure.
Naturellement, je ne sais pas ce qu'ils ont pu se dire, mais ce
que tous les officiers m'ont r�p�t�, c'est qu'on ne bat plus en
retraite et que la marche sur la Meuse est reprise... Nous venons
de r�quisitionner tous les fours de la ville pour le 1er corps,
qui remplacera ici, demain matin, le 12e, dont l'artillerie, comme
vous le voyez, part en ce moment pour la besace... Cette fois,
c'est bien fini, vous voil� en route pour la bataille!

Il s'arr�ta. Lui aussi regardait la fen�tre �clair�e, chez le


notaire. Puis, � demi-voix, d'un air de curiosit� songeuse:
-- Hein! qu'ont-ils pu se dire? ... C'est dr�le tout de m�me, de
se replier � six heures du soir, devant la menace d'un danger, et
d'aller � minuit t�te baiss�e dans ce danger, lorsque la situation
reste identiquement la m�me!

Maurice �coutait toujours le roulement des canons, en bas, dans la


petite ville noire, ce trot ininterrompu, ce flot d'hommes qui
s'�coulait vers la Meuse, � l'inconnu terrible du lendemain. Et,
sur les minces rideaux bourgeois de la fen�tre, il revoyait passer
r�guli�rement l'ombre de l'empereur, le va-et-vient de ce malade
que l'insomnie tenait debout, pris d'un besoin de mouvement,
malgr� sa souffrance, l'oreille emplie du bruit de ces chevaux et
de ces soldats qu'il laissait envoyer � la mort. Ainsi, quelques
heures avaient suffi, c'�tait maintenant le d�sastre d�cid�,
accept�. Qu'avaient-ils pu se dire, en effet, cet empereur et ce
mar�chal, tous les deux avertis du malheur auquel on marchait,
convaincus le soir de la d�faite, dans les effroyables conditions
o� l'arm�e allait se trouver, ne pouvant le matin avoir chang�
d'avis, lorsque le p�ril grandissait � chaque heure? Le plan du
g�n�ral de Palikao, la marche foudroyante sur Montm�dy, d�j�
t�m�raire le 23, possible peut-�tre encore le 25, avec des soldats
solides et un capitaine de g�nie, devenait, le 27, un acte de pure
d�mence, au milieu des h�sitations continuelles du commandement et
de la d�moralisation croissante des troupes. Si tous deux le
savaient, pourquoi c�daient-ils aux impitoyables voix fouettant
leur ind�cision? Le mar�chal, peut-�tre, n'�tait qu'une �me born�e
et ob�issante de soldat, grande dans son abn�gation. Et
l'empereur, qui ne commandait plus, attendait le destin. On leur
demandait leur vie et la vie de l'arm�e: ils les donnaient. Ce fut
la nuit du crime, la nuit abominable d'un assassinat de nation;
car l'arm�e d�s lors se trouvait en d�tresse, cent mille hommes
�taient envoy�s au massacre.

En songeant � ces choses, d�sesp�r� et fr�missant, Maurice suivait


l'ombre, sur la mousseline l�g�re de la bonne Madame Desroches,
l'ombre fi�vreuse, pi�tinante, que semblait pousser l'impitoyable
voix, venue de Paris. Cette nuit-l�, l'imp�ratrice n'avait-elle
pas souhait� la mort du p�re, pour que le fils r�gn�t? Marche!
Marche! Sans regarder en arri�re, sous la pluie, dans la boue, �
l'extermination, afin que cette partie supr�me de l'empire �
l'agonie soit jou�e jusqu'� la derni�re carte. Marche! Marche!
Meurs en h�ros sur les cadavres entass�s de ton peuple, frappe le
monde entier d'une admiration �mue, si tu veux qu'il pardonne � ta
descendance! Et sans doute l'empereur marchait � la mort. En bas,
la cuisine ne flambait plus, les �cuyers, les aides de camp, les
chambellans dormaient, toute la maison �tait noire; tandis que,
seule, l'ombre allait et revenait sans cesse, r�sign�e � la
fatalit� du sacrifice, au milieu de l'assourdissant vacarme du 12e
corps, qui continuait de d�filer, dans les t�n�bres.

Soudain, Maurice songea que, si la marche en avant �tait reprise,


le 7e corps ne remonterait pas par le Chesne; et il se vit en
arri�re, s�par� de son r�giment, ayant d�sert� son poste. Il ne
sentait plus la br�lure de son pied: un pansement habile, quelques
heures d'absolu repos en avaient calm� la fi�vre. Lorsque Combette
lui eut donn� des souliers � lui, de larges souliers o� il �tait �
l'aise, il voulut partir, partir � l'instant, esp�rant rencontrer
encore le 106e sur la route du Chesne � Vouziers. Vainement, le
pharmacien t�cha de le retenir, et il allait se d�cider � le
reconduire en personne dans son cabriolet, battant la route au
petit bonheur, quand son �l�ve, Fernand, reparut, en expliquant
qu'il revenait d'embrasser sa cousine. Ce fut ce grand gar�on
bl�me, l'air poltron, qui attela et qui emmena Maurice. Il n'�tait
pas quatre heures, une pluie diluvienne ruisselait du ciel
d'encre, les lanternes de la voiture p�lissaient, �clairant �
peine le chemin, au milieu de la vaste campagne noy�e, toute
pleine de rumeurs immenses, qui, � chaque kilom�tre, les faisaient
s'arr�ter, croyant au passage d'une arm�e.

Cependant, l�-bas, devant Vouziers, Jean n'avait point dormi.


Depuis que Maurice lui avait expliqu� comment cette retraite
allait tout sauver, il veillait, emp�chant ses hommes de
s'�carter, attendant l'ordre de d�part, que les officiers
pouvaient donner d'une minute � l'autre. Vers deux heures, dans
l'obscurit� profonde, que les feux �toilaient de rouge, un grand
bruit de chevaux traversa le camp: c'�tait la cavalerie qui
partait en avant-garde, vers Ballay et Quatre-Champs, afin de
surveiller les routes de Boult-Aux-Bois et de la Croix-Aux-Bois.
Une heure plus tard, l'infanterie et l'artillerie se mirent � leur
tour en branle, quittant enfin ces positions de Falaise et de
Chestres, que depuis deux grands jours elles s'ent�taient �
d�fendre contre un ennemi qui ne venait point. Le ciel s'�tait
couvert, la nuit restait profonde, et chaque r�giment s'�loignait
dans le plus grand silence, un d�fil� d'ombres se d�robant au fond
des t�n�bres. Mais tous les coeurs battaient d'all�gresse, comme
si l'on e�t �chapp� � un guet-apens. On se voyait d�j� sous les
murs de Paris, � la veille de la revanche.

Dans l'�paisse nuit, Jean regardait. La route �tait bord�e


d'arbres, et il lui semblait bien qu'elle traversait de vastes
prairies. Puis, des mont�es, des descentes se produisirent. On
arrivait � un village, qui devait �tre Ballay, lorsque la lourde
nu�e dont le ciel �tait obscurci, creva en une pluie violente. Les
hommes avaient d�j� re�u tant d'eau, qu'ils ne se f�chaient m�me
plus, enflant les �paules. Mais Ballay �tait d�pass�; et, � mesure
qu'ils s'approchaient de Quatre-Champs, se levaient des rafales de
vent furieux. Au del�, quand ils eurent mont� sur le vaste plateau
dont les terres nues vont jusqu'� Noirval, l'ouragan fit rage, ils
furent battus par un effroyable d�luge. Et ce fut au milieu de ces
vastes terres, qu'un ordre de halte arr�ta, un � un, tous les
r�giments. Le 7e corps entier, trente et quelques mille hommes,
s'y trouva r�uni, comme le jour naissait, un jour boueux dans un
ruissellement d'eau grise. Que se passait-il? Pourquoi cette
halte? Une inqui�tude courait d�j� dans les rangs, certains
pr�tendaient que les ordres de marche venaient d'�tre chang�s. On
leur avait fait mettre l'arme au pied, avec d�fense de rompre les
rangs et de s'asseoir. Par instants, le vent balayait le haut
plateau avec une violence telle, qu'ils devaient se serrer les uns
contre les autres, pour n'�tre pas emport�s. La pluie les
aveuglait, leur lardait la peau, une pluie glaciale qui coulait
sous leurs v�tements. Et deux heures s'�coul�rent, une
interminable attente, on ne savait pourquoi, au milieu de
l'angoisse qui de nouveau serrait tous les coeurs.

Jean, � mesure que le jour grandissait, t�chait de s'orienter. On


lui avait montr�, au nord-Ouest, de l'autre c�t� de Quatre-Champs,
le chemin du Chesne, qui filait sur un coteau. Alors, pourquoi
avait-on tourn� � droite, au lieu de tourner � gauche? Puis, ce
qui l'int�ressait, c'�tait l'�tat-major install� � la converserie,
une ferme plant�e au bord du plateau. On y semblait tr�s effar�,
des officiers couraient, discutaient, avec de grands gestes. Et
rien ne venait, que pouvaient-ils attendre? Le plateau �tait une
sorte de cirque, des chaumes � l'infini, que dominaient, au nord
et � l'est, des hauteurs bois�es; vers le sud, s'�tendaient des
bois �pais; tandis que, par une �chapp�e, � l'ouest, on apercevait
la vall�e de l'Aisne, avec les petites maisons blanches de
Vouziers. En dessous de la converserie, pointait le clocher
d'ardoises de Quatre-Champs, noy� dans l'averse enrag�e, sous
laquelle semblaient se fondre les quelques pauvres toits moussus
du village. Et, comme Jean enfilait du regard la rue montante, il
distingua tr�s bien un cabriolet arrivant au grand trot, par la
chauss�e caillouteuse, chang�e en torrent.

C'�tait Maurice, qui, enfin, du coteau d'en face, � un coude de la


route, venait d'apercevoir le 7e corps. Depuis deux heures, il
battait le pays, tromp� par les renseignements d'un paysan, �gar�
par la mauvaise volont� sournoise de son conducteur, � qui la peur
des Prussiens donnait la fi�vre. D�s qu'il atteignit la ferme, il
sauta de voiture, trouva tout de suite son r�giment.

Jean, stup�fait, lui cria:

-- Comment, c'est toi! Pourquoi donc? Puisque nous allions te


reprendre!

D'un geste, Maurice conta sa col�re et sa peine.

-- Ah! oui... On ne remonte plus par l�, c'est par l�-bas qu'on
va, pour y crever tous!

-- Bon! dit l'autre, tout p�le, apr�s un silence.

On se fera au moins casser la gueule ensemble.

Et, comme ils s'�taient quitt�s, les deux hommes se retrouv�rent,


en s'embrassant. Sous la pluie battante qui continuait, le simple
soldat rentra dans le rang, tandis que le caporal donnait
l'exemple, ruisselant, sans une plainte.

Mais la nouvelle, maintenant, courait, certaine. On ne se repliait


plus sur Paris, on marchait de nouveau vers la Meuse. Un aide de
camp du mar�chal venait d'apporter au 7e corps l'ordre d'aller
camper � Nouart; tandis que le 5e, se dirigeant sur Beauclair,
prendrait la droite de l'arm�e, et que le 1er remplacerait au
Chesne le 12e, en marche sur la besace, � l'aile gauche. Et, si,
depuis pr�s de trois heures, trente et quelques mille hommes
restaient l�, l'arme au pied, � attendre, sous les furieuses
rafales, c'�tait que le g�n�ral Douay, au milieu de la confusion
d�plorable de ce nouveau changement de front, �prouvait
l'inqui�tude la plus vive sur le sort du convoi, envoy� en avant,
la veille, vers Chagny. Il fallait bien attendre qu'il e�t ralli�
le corps. On racontait que ce convoi avait �t� coup� par celui du
12e corps, au Chesne. D'autre part, une partie du mat�riel, toutes
les forges d'artillerie, s'�tant tromp�es de route, revenaient de
Terron par la route de Vouziers, o� elles allaient s�rement tomber
entre les mains des allemands. Jamais d�sordre ne fut plus grand,
et jamais anxi�t� plus vive.

Alors, parmi les soldats, il y eut un v�ritable d�sespoir.


Beaucoup voulaient s'asseoir sur leurs sacs, dans la boue de ce
plateau d�tremp�, et attendre la mort, sous la pluie. Ils
ricanaient, ils insultaient les chefs: ah! de fameux chefs, sans
cervelle, d�faisant le soir ce qu'ils avaient fait le matin,
fl�nant quand l'ennemi n'�tait pas l�, filant d�s qu'il
apparaissait! Une d�moralisation derni�re achevait de faire de
cette arm�e un troupeau sans foi, sans discipline, qu'on menait �
la boucherie, par les hasards de la route. L�-bas, vers Vouziers,
une fusillade venait d'�clater, des coups de feu �chang�s entre
l'arri�re-garde du 7e corps et l'avant-garde des troupes
allemandes; et, depuis un instant, tous les regards se tournaient
vers la vall�e de l'Aisne, o�, dans une �claircie du ciel,
montaient les tourbillons d'une �paisse fum�e noire: on sut que
c'�tait le village de Falaise qui br�lait, incendi� par les
uhlans. Une rage s'emparait des hommes. Quoi donc? Les Prussiens
�taient l�, maintenant! On les avait attendus deux jours, pour
leur donner le temps d'arriver. Puis, on d�campait. Obscur�ment,
au fond des plus born�s, montait la col�re de l'irr�parable faute
commise, cette attente imb�cile, ce pi�ge dans lequel on �tait
tomb�: les �claireurs de la ive arm�e amusant la brigade Bordas,
arr�tant, immobilisant un � un tous les corps de l'arm�e de
Ch�lons, pour permettre au prince royal de Prusse d'accourir avec
la IIIe arm�e. Et, � cette heure, gr�ce � l'ignorance du mar�chal,
qui ne savait encore quelles troupes il avait devant lui, la
jonction se faisait, le 7e corps et le 5e allaient �tre harcel�s,
sous la continuelle menace d'un d�sastre.

Maurice, � l'horizon, regardait flamber Falaise. Mais il y eut un


soulagement: le convoi qu'on avait cru perdu, d�boucha du chemin
du Chesne. Tout de suite, pendant que la premi�re division restait
� Quatre-Champs, pour attendre et prot�ger l'interminable d�fil�
des bagages, la 2e se remettait en branle et gagnait Boult-Aux-
Bois par la for�t, pendant que la 3e se postait, � gauche, sur les
hauteurs de Belleville, afin d'assurer les communications. Et,
comme le 106e enfin, au moment o� redoublait la pluie, quittait le
plateau, reprenant la marche sc�l�rate vers la Meuse, � l'inconnu,
Maurice revit l'ombre de l'empereur, allant et revenant d'un train
morne, sur les petits rideaux de la vieille Madame Desroches. Ah!
cette arm�e de la d�sesp�rance, cette arm�e en perdition qu'on
envoyait � un �crasement certain, pour le salut d'une dynastie!
Marche, marche, sans regarder en arri�re, sous la pluie, dans la
boue, � l'extermination!

VI

-- Tonnerre de Dieu! dit le lendemain matin Chouteau en


s'�veillant, rompu et glac� sous la tente, je prendrais bien un
bouillon, avec beaucoup de viande autour.
� Boult-Aux-Bois, o� l'on avait camp�, il n'y avait eu, le soir,
qu'une maigre distribution de pommes de terre, l'intendance �tant
de plus en plus ahurie et d�sorganis�e par les marches et les
contremarches continuelles, n'arrivant jamais � rencontrer les
troupes aux rendez-vous donn�s. On ne savait plus o� prendre, par
le d�sordre des chemins, les troupeaux migrateurs, et c'�tait la
disette prochaine.

Loubet, en s'�tirant, eut un ricanement d�sesp�r�.

-- Ah! fichtre, oui! C'est fini, les oies � la ficelle!

L'escouade �tait maussade, assombrie. Quand on ne mangeait pas, �a


n'allait pas. Et il y avait, en outre, cette pluie incessante,
cette boue dans laquelle on venait de dormir.

Ayant vu Pache qui se signait, apr�s avoir fait sa pri�re du


matin, l�vres closes, Chouteau reprit furieusement:

-- Demande-lui donc, � ton bon Dieu, qu'il nous envoie une paire
de saucisses et une chopine � chacun.

-- Ah! si l'on avait seulement une miche, du pain tant qu'on en


voudrait! Soupira Lapoulle qui souffrait de la faim plus que les
autres, tortur� par son gros app�tit.

Mais le lieutenant Rochas les fit taire. Ce n'�tait pas une honte,
de ne toujours songer qu'� son ventre! Lui, bonnement, serrait la
ceinture de son pantalon. Depuis que les choses tournaient
d�cid�ment mal, et que, par moments, au loin, on entendait la
fusillade, il avait retrouv� toute son ent�t�e confiance.
Puisqu'ils �taient l�, maintenant, les Prussiens, c'�tait si
simple: on allait les battre! Et il haussait les �paules, derri�re
le capitaine Beaudoin, ce jeune homme, comme il le nommait, que la
perte d�finitive de ses bagages d�solait, les l�vres pinc�es, le
visage p�le, ne d�rageant pas. Ne point manger, passe encore! Ce
qui l'indignait, c'�tait de ne pouvoir changer de chemise.

Maurice venait d'avoir un r�veil accabl� et frissonnant. Son pied,


gr�ce aux larges chaussures, ne s'�tait pourtant plus enflamm�.
Mais le d�luge de la veille, dont sa capote restait lourde, lui
avait laiss� une courbature dans tous les membres. Et, envoy� � la
corv�e de l'eau, pour le caf�, il regardait la plaine, � un bord
de laquelle Boult-Aux-Bois est situ�: des for�ts montent � l'ouest
et au nord, une c�te s'�l�ve jusqu'au village de Belleville;
tandis que, vers Buzancy, � l'est, de vastes terrains plats
s'�tendent, avec de lentes ondulations, o� se cachent des hameaux.
�tait-ce par l� qu'on attendait l'ennemi? Comme il revenait du
ruisseau, rapportant le bidon plein, une famille de paysans
�plor�e, sur le seuil d'une petite ferme, l'appela, lui demanda si
les soldats allaient rester enfin, pour les d�fendre. D�j�, �
trois reprises, dans le va-et-vient des ordres contraires, le 5e
corps avait travers� le pays. La veille, on avait entendu le
canon, du c�t� de Bar. Certainement, les Prussiens n'�taient pas �
plus de deux lieues. Et, lorsque Maurice eut r�pondu � ces pauvres
gens que le 7e corps allait sans doute repartir, lui aussi, ils se
lament�rent. On les abandonnait, les soldats ne venaient donc pas
pour se battre, qu'ils les voyaient repara�tre et dispara�tre,
toujours fuyants?

-- Ceux qui voudront du sucre, dit Loubet en servant le caf�,


n'ont qu'� tremper leur pouce et attendre qu'il fonde.

Pas un homme ne rigola. C'�tait vexant tout de m�me, du caf� sans


sucre; et encore si l'on avait eu du biscuit! La veille, sur le
plateau de Quatre-Champs, presque tous, pour tromper l'attente,
avaient achev� les provisions de leurs sacs, croquant jusqu'aux
miettes. Mais l'escouade, heureusement, retrouva une douzaine de
pommes de terre, qu'elle se partagea.

Maurice, l'estomac d�labr�, eut un cri de regret.

-- Si j'avais su, au Chesne, j'aurais achet� du pain!

Jean �coutait, demeurait silencieux. Au lever, il avait eu une


querelle avec Chouteau, qu'il voulait envoyer � la corv�e du bois,
et qui s'y �tait refus� insolemment, disant que ce n'�tait pas son
tour. Depuis que tout allait de mal en pis, l'indiscipline
augmentait, les chefs finissaient par ne plus oser faire une
r�primande. Et Jean, avec son beau calme, avait compris qu'il
devait effacer son autorit� de caporal, s'il ne voulait pas
provoquer des r�voltes ouvertes. Il s'�tait fait bon diable, il
semblait n'�tre que le camarade de ses hommes, auxquels son
exp�rience continuait � rendre de grands services. Si son escouade
n'�tait plus si bien nourrie, elle ne crevait tout de m�me pas
encore de faim, comme tant d'autres. Mais la souffrance de
Maurice, surtout, l'attendrissait. Il le sentait s'affaiblir, il
le regardait d'un oeil inquiet, en se demandant comment ce gar�on
fr�le ferait pour aller jusqu'au bout.

Lorsque Jean entendit Maurice se plaindre de n'avoir pas de pain,


il se leva, disparut un instant, revint apr�s avoir fouill� dans
son sac.

Et, en lui glissant un biscuit:

-- Tiens! Cache �a, je n'en ai pas pour tout le monde.

-- Mais toi? demanda le jeune homme, tr�s touch�.

-- Oh! Moi, n'aie pas peur... J'en ai encore deux.

C'�tait vrai, il avait gard� pr�cieusement trois biscuits, pour le


cas o� l'on se battrait, sachant qu'on a tr�s faim sur les champs
de bataille. D'ailleurs, il venait de manger une pomme de terre.
Ca lui suffisait. On verrait plus tard.

Vers dix heures, de nouveau, le 7e corps s'�branla. L'intention


premi�re du mar�chal avait d� �tre de le diriger par Buzancy sur
Stenay, o� il aurait pass� la Meuse. Mais les Prussiens, gagnant
de vitesse l'arm�e de Ch�lons, devaient �tre d�j� � Stenay, et on
les disait m�me � Buzancy. Aussi, refoul� de la sorte vers le
nord, le 7e corps venait-il de recevoir l'ordre de se rendre � la
Besace, � vingt et quelques kilom�tres de Boult-Aux-Bois, pour
aller de l�, le lendemain, passer la Meuse � Mouzon. Le d�part fut
maussade, les hommes grognaient, l'estomac mal rempli, les membres
mal repos�s, ext�nu�s par les fatigues et les attentes des jours
pr�c�dents; et les officiers assombris, c�dant au malaise de la
catastrophe � laquelle on marchait, se plaignaient de l'inaction,
s'irritaient de ce qu'on n'�tait pas all�, devant Buzancy,
soutenir le 5e corps, dont on avait entendu le canon. Ce corps
devait, lui aussi, battre en retraite, remonter vers Nouart;
tandis que le 12e corps partait de la Besace pour Mouzon, et que
le 1er prenait la direction de Raucourt. C'�tait un pi�tinement de
troupeau press�, harcel� par les chiens, se bousculant vers cette
Meuse tant d�sir�e, apr�s des retards et des fl�neries sans fin.

Lorsque le 106e quitta Boult-Aux-Bois, � la suite de la cavalerie


et de l'artillerie, dans le vaste ruissellement des trois
divisions qui rayaient la plaine d'hommes en marche, le ciel de
nouveau se couvrit, de lentes nu�es livides, dont le deuil acheva
d'attrister les soldats. Lui, suivait la grande route de Buzancy,
bord�e de peupliers magnifiques. � Germond, un village dont les
tas de fumier, devant les portes, fumaient, align�s aux deux c�t�s
du chemin, les femmes sanglotaient, prenaient leurs enfants, les
tendaient aux troupes qui passaient, comme pour qu'on les emmen�t.
Il n'y avait plus l� une bouch�e de pain ni m�me une pomme de
terre. Puis, au lieu de continuer vers Buzancy, le 106e tourna �
gauche, remontant vers Authe; et les hommes, en revoyant de
l'autre c�t� de la plaine, sur le coteau, Belleville, qu'ils
avaient travers�e la veille, eurent alors la nette conscience
qu'ils revenaient sur leurs pas.

-- Tonnerre de Dieu! gronda Chouteau, est-ce qu'ils nous prennent


pour des toupies?

Et Loubet ajouta:

-- En voil� des g�n�raux de quatre sous qui vont � hue et � dia!


On voit bien que nos jambes ne leur co�tent pas cher.

Tous se f�chaient. On ne fatiguait pas des hommes de la sorte,


pour le plaisir de les promener. Et, par la plaine nue, entre les
larges plis de terrain, ils avan�aient en colonne, sur deux files,
une � chaque bord, entre lesquelles circulaient les officiers;
mais ce n'�tait plus, ainsi qu'au lendemain de Reims, en
Champagne, une marche �gay�e de plaisanteries et de chansons, le
sac port� gaillardement, les �paules all�g�es par l'espoir de
devancer les Prussiens et de les battre: maintenant, silencieux,
irrit�s, ils tra�naient la jambe, avec la haine du fusil qui leur
meurtrissait l'�paule, du sac dont ils �taient �cras�s, ayant
cess� de croire � leurs chefs, se laissant envahir par une telle
d�sesp�rance, qu'ils ne marchaient plus en avant que comme un
b�tail, sous la fatalit� du fouet. La mis�rable arm�e commen�ait �
monter son calvaire.

Maurice, cependant, depuis quelques minutes, �tait tr�s int�ress�.


Sur la gauche, s'�tageaient des vallonnements, et il venait de
voir, d'un petit bois lointain, sortir un cavalier. Presque
aussit�t, un autre parut, puis un autre encore. Tous les trois
restaient immobiles, pas plus gros que le poing, ayant des lignes
pr�cises et fines de joujoux. Il pensait que ce devait �tre un
poste d�tach� de hussards, quelque reconnaissance qui revenait,
lorsque des points brillants, aux �paules, sans doute les reflets
d'�paulettes de cuivre, l'�tonn�rent.

-- L�-bas, regarde! dit-il en poussant le coude de Jean, qu'il


avait � c�t� de lui. Des uhlans.

Le caporal �carquilla les yeux.

-- Ca!

C'�taient, en effet, des uhlans, les premiers Prussiens que le


106e apercevait. Depuis bient�t six semaines qu'il faisait
campagne, non seulement il n'avait pas br�l� une cartouche, mais
il en �tait encore � voir un ennemi. Le mot courut, toutes les
t�tes se tourn�rent, au milieu d'une curiosit� grandissante. Ils
semblaient tr�s bien, ces uhlans.

-- Il y en a un qui a l'air joliment gras, fit remarquer Loubet.

Mais, � gauche du petit bois, sur un plateau, tout un escadron se


montra. Et, devant cette apparition mena�ante, un arr�t se fit
dans la colonne. Des ordres arriv�rent, le 106e alla prendre
position derri�re des arbres, au bord d'un ruisseau. D�j�, de
l'artillerie rebroussait chemin au galop, s'�tablissait sur un
mamelon. Puis, pendant pr�s de deux heures, on demeura l�, en
bataille, on s'attarda, sans que rien de nouveau se produis�t. �
l'horizon, la masse de cavalerie ennemie restait immobile. Et,
comprenant enfin qu'on perdait un temps pr�cieux, on repartit.

-- Allons, murmura Jean avec regret, ce ne sera pas encore pour


cette fois.

Maurice, lui aussi, avait les mains br�lantes du d�sir de l�cher


au moins un coup de feu. Et il revenait sur la faute qu'on avait
commise, la veille, en n'allant pas soutenir le 5e corps. Si les
Prussiens n'attaquaient point, ce devait �tre qu'ils n'avaient pas
encore assez d'infanterie � leur disposition; de sorte que leurs
d�monstrations de cavalerie, � distance, ne pouvaient avoir
d'autre but que d'attarder les corps en marche. De nouveau, on
venait de tomber dans le pi�ge. Et, en effet, � partir de ce
moment, le 106e vit sans cesse les uhlans, sur sa gauche, � chaque
accident de terrain: ils le suivaient, le surveillaient,
disparaissaient derri�re une ferme pour repara�tre � la corne d'un
bois.

Peu � peu, les soldats s'�nervaient de se voir ainsi envelopper �


distance, comme dans les mailles d'un filet invisible.

-- Ils nous emb�tent � la fin! r�p�taient Pache et Lapoulle eux-


m�mes. Ca soulagerait de leur envoyer des pruneaux!

Mais on marchait, on marchait toujours, p�niblement, d'un pas d�j�


alourdi qui se fatiguait vite. Dans le malaise de cette �tape, on
sentait de partout l'ennemi approcher, de m�me qu'on sent monter
l'orage, avant qu'il se montre au-dessus de l'horizon. Des ordres
s�v�res �taient donn�s pour la bonne conduite de l'arri�re-garde,
et il n'y avait plus de tra�nards, dans la certitude o� l'on �tait
que les Prussiens, derri�re le corps, ramassaient tout. Leur
infanterie arrivait, d'une marche foudroyante, tandis que les
r�giments Fran�ais, harass�s, paralys�s, pi�tinaient sur place.

� Authe, le ciel s'�claircit, et Maurice, qui se dirigeait sur la


position du soleil, remarqua qu'au lieu de remonter davantage vers
le Chesne, � trois grandes lieues de l�, on tournait pour marcher
droit � l'est. Il �tait deux heures, on souffrit alors de la
chaleur accablante, apr�s avoir grelott� sous la pluie, pendant
deux jours. Le chemin, avec de longs circuits, montait au travers
de plaines d�sertes. Pas une maison, pas une �me, � peine de loin
en loin un petit bois triste, au milieu de la m�lancolie des
terres nues; et le morne silence de cette solitude avait gagn� les
soldats, qui, la t�te basse, en sueur, tra�naient les pieds.
Enfin, Saint-Pierremont apparut, quelques maisons vides sur un
monticule. On ne traversa pas le village, Maurice constata qu'on
tournait tout de suite � gauche, reprenant la direction du nord,
vers la Besace. Cette fois, il comprit la route adopt�e pour
s'efforcer d'atteindre Mouzon, avant les Prussiens. Mais pourrait-
on y r�ussir, avec des troupes si lasses, si d�moralis�es? �
Saint-Pierremont, les trois uhlans avaient reparu, au loin, au
coude d'une route qui venait de Buzancy; et, comme l'arri�re-garde
quittait le village, une batterie fut d�masqu�e, quelques obus
tomb�rent, sans faire aucun mal. On ne r�pondit pas, la marche
continuait, de plus en plus p�nible.

De Saint-Pierremont � la Besace, il y a trois grandes lieues, et


Jean, � qui Maurice disait cela, eut un geste d�sesp�r�: jamais
les hommes ne feraient douze kilom�tres, il le voyait � des signes
certains, leur essoufflement, l'�garement de leur visage. La route
montait toujours, entre deux coteaux qui se resserraient peu �
peu. On dut faire une halte. Mais ce repos avait achev�
d'engourdir les membres; et, quand il fallut repartir, ce fut pis
encore: les r�giments n'avan�aient plus, des hommes tombaient.
Jean, en voyant Maurice p�lir, les yeux chavir�s de lassitude,
causait contre son habitude, t�chait de l'�tourdir d'un flux de
paroles, pour le tenir �veill�, dans le mouvement m�canique de la
marche, devenu inconscient.

-- Alors, ta soeur habite Sedan, nous y passerons peut-�tre.

-- � Sedan, jamais! Ce n'est pas notre chemin, il faudrait �tre


fou.

-- Et elle est jeune, ta soeur?

-- Mais elle a mon �ge, je t'ai dit que nous �tions jumeaux.

-- Elle te ressemble?

-- Oui, elle est blonde aussi, oh! des cheveux fris�s, si doux!...
Toute petite, une figure mince, et pas bruyante, ah! non!... Ma
ch�re Henriette!

-- Vous vous aimez bien?

-- Oui, oui...

Il y eut un silence, et Jean, ayant regard� Maurice, remarqua que


ses yeux se fermaient et qu'il allait tomber.
-- H�! mon pauvre petit... Tiens-toi, tonnerre de Dieu!... Donne-
moi ton flingot un instant, �a te reposera... Nous allons laisser
la moiti� des hommes en route, ce n'est pas Dieu possible qu'on
aille plus loin aujourd'hui!

En face, il venait d'apercevoir Oches, dont les quelques masures


s'�tagent sur un coteau. L'�glise, toute jaune, haut perch�e,
domine, parmi des arbres.

-- C'est l� que nous allons coucher, bien s�r.

Et il avait devin�. Le g�n�ral Douay, qui voyait l'extr�me fatigue


des troupes, d�sesp�rait de jamais atteindre la Besace, ce jour-
l�. Mais ce qui le d�cida surtout, ce fut l'arriv�e du convoi, de
ce f�cheux convoi qu'il tra�nait depuis Reims, et dont les trois
lieues de voitures et de b�tes alourdissaient si terriblement sa
marche. De Quatre-Champs, il avait donn� l'ordre de le diriger
directement sur Saint-Pierremont; et c'�tait seulement � Oches que
les attelages ralliaient le corps, dans un tel �tat d'�puisement,
que les chevaux refusaient d'avancer. Il �tait d�j� cinq heures.
Le g�n�ral, craignant de s'engager dans le d�fil� de Stonne, crut
devoir renoncer � achever l'�tape indiqu�e par le mar�chal. On
s'arr�ta, on campa, le convoi en bas, dans les prairies, gard� par
une division, tandis que l'artillerie s'�tablissait en arri�re,
sur les coteaux, et que la brigade qui devait servir d'arri�re-
garde le lendemain, restait sur une hauteur, en face de Saint-
Pierremont. Une autre division, dont faisait partie la brigade
Bourgain-Desfeuilles, bivouaqua, derri�re l'�glise, sur un large
plateau, que bordait un bois de ch�nes.

La nuit tombait d�j�, lorsque le 106e, � la lisi�re de ce bois,


put enfin s'installer, tellement il y avait eu de confusion dans
le choix et dans la d�signation des emplacements.

-- Zut! dit furieusement Chouteau, je ne mange pas, je dors!

C'�tait le cri de tous les hommes. Beaucoup n'avaient pas la force


de dresser leurs tentes, s'endormaient o� ils tombaient, comme des
masses. D'ailleurs, pour manger, il aurait fallu une distribution
de l'intendance; et l'intendance, qui attendait le 7e corps � la
Besace, n'�tait pas � Oches. Dans l'abandon et le rel�chement de
tout, on ne sonnait m�me plus au caporal. Se ravitaillait qui
pouvait. � partir de ce moment, il n'y eut plus de distributions,
les soldats durent vivre sur les provisions qu'ils �taient cens�s
avoir dans leurs sacs; et les sacs �taient vides, bien peu y
trouv�rent une cro�te, les miettes de l'abondance o� ils avaient
fini par vivre � Vouziers. On avait du caf�, les moins las burent
encore du caf� sans sucre.

Lorsque Jean voulut partager, manger l'un de ses biscuits et


donner l'autre � Maurice, il s'aper�ut que celui-ci dormait
profond�ment. Un instant, il songea � le r�veiller; puis,
sto�quement, il remit les biscuits au fond de son sac, avec des
soins infinis, comme s'il e�t cach� de l'or: lui, se contenta de
caf�, ainsi que les camarades. Il avait exig� que la tente f�t
dress�e, tous s'y �taient allong�s, quand Loubet revint
d'exp�dition, rapportant des carottes d'un champ voisin. Dans
l'impossibilit� de les faire cuire, ils les croqu�rent crues; mais
elles exasp�raient leur faim, Pache en fut malade.

-- Non, non, laissez-le dormir, dit Jean � Chouteau, qui secouait


Maurice pour lui donner sa part.

-- Ah! dit Lapoulle, demain, quand nous serons � Angoul�me, nous


aurons du pain... J'ai eu un cousin militaire, � Angoul�me. Bonne
garnison.

On s'�tonnait, Chouteau cria:

-- Comment, � Angoul�me? ... En voil� un bougre de serin qui se


croit � Angoul�me!

Et il fut impossible de tirer une explication de Lapoulle. Il


croyait qu'on allait � Angoul�me.

C'�tait lui qui, le matin, � la vue des uhlans, avait soutenu que
c'�taient des soldats � Bazaine.

Alors, le camp tomba dans une nuit d'encre, dans un silence de


mort. Malgr� la fra�cheur de la nuit, on avait d�fendu d'allumer
des feux. On savait les Prussiens � quelques kilom�tres, les
bruits eux-m�mes s'assourdissaient, de crainte de leur donner
l'�veil. D�j�, les officiers avaient averti leurs hommes qu'on
partirait vers quatre heures du matin, pour rattraper le temps
perdu; et tous, en h�te, dormaient gloutonnement, an�antis. Au-
dessus des campements dispers�s, la respiration forte de ces
foules montait dans les t�n�bres, comme l'haleine m�me de la
terre.

Brusquement, un coup de feu r�veilla l'escouade. La nuit �tait


encore profonde, il pouvait �tre trois heures. Tous furent sur
pied, l'alerte gagna de proche en proche, on crut � une attaque de
l'ennemi. Et ce n'�tait que Loubet, qui, ne dormant plus, avait eu
l'id�e de s'enfoncer dans le bois de ch�nes, o� il devait y avoir
du lapin: quelle noce, si, d�s le petit jour, il rapportait une
paire de lapins aux camarades! Mais, comme il cherchait un bon
poste d'aff�t, il entendit des hommes venir � lui, causant,
cassant les branches, et il s'effara, il l�cha son coup de feu,
croyant avoir affaire � des Prussiens.

D�j�, Maurice, Jean, d'autres arrivaient, lorsqu'une voix enrou�e


s'�leva:

-- Ne tirez pas, nom de Dieu!

C'�tait, � la lisi�re du bois, un homme grand et maigre, dont on


distinguait mal l'�paisse barbe en broussaille. Il portait une
blouse grise, serr�e � la taille par une ceinture rouge, et avait
un fusil en bandouli�re. Tout de suite, il expliqua qu'il �tait
Fran�ais, franc-tireur, sergent, et qu'il venait, avec deux de ses
hommes, des bois de Dieulet, pour donner des renseignements au
g�n�ral.

-- Eh! Cabasse! Ducat! cria-t-il en se retournant, eh! Bougres de


feignants, arrivez donc!
Sans doute, les deux hommes avaient eu peur, et ils s'approch�rent
pourtant, Ducat petit et gros, bl�me, les cheveux rares, Cabasse
grand et sec, la face noire, avec un long nez en lame de couteau.

Cependant, Maurice qui examinait de pr�s le sergent, avec


surprise, finit par lui demander:

-- Dites donc, est-ce que vous n'�tes pas Guillaume Sambuc, de


Remilly?

Et, comme celui-ci, apr�s une h�sitation, l'air inquiet, disait


oui, le jeune homme eut un l�ger mouvement de recul, car ce Sambuc
passait pour �tre un terrible chenapan, digne fils d'une famille
de b�cherons qui avait mal tourn�, le p�re ivrogne, trouv� un soir
la gorge coup�e, au coin d'un bois, la m�re et la fille mendiantes
et voleuses, disparues, tomb�es � quelque maison de tol�rance.
Lui, Guillaume, braconnait, faisait la contrebande; et un seul
petit de cette port�e de loups avait grandi honn�te, Prosper, le
chasseur d'Afrique, qui, avant d'avoir la chance d'�tre soldat,
s'�tait fait gar�on de ferme, en haine de la for�t.

-- J'ai vu votre fr�re � Reims et � Vouziers, reprit Maurice. Il


se porte bien.

Sambuc ne r�pondit pas. Puis, pour couper court:

-- Menez-moi au g�n�ral. Dites-lui que ce sont les francs-tireurs


des bois de Dieulet, qui ont une communication importante � lui
faire.

Alors, pendant qu'on revenait vers le camp, Maurice songea � ces


compagnies franches, sur lesquelles on avait fond� tant
d'esp�rances, et qui d�j�, de partout, soulevaient des plaintes.
Elles devaient faire la guerre d'embuscade, attendre l'ennemi
derri�re les haies, le harceler, lui tuer ses sentinelles, tenir
les bois d'o� pas un Prussien ne sortirait. Et, � la v�rit�, elles
�taient en train de devenir la terreur des paysans, qu'elles
d�fendaient mal et dont elles ravageaient les champs. Par
ex�cration du service militaire r�gulier, tous les d�class�s se
h�taient d'en faire partie, heureux d'�chapper � la discipline, de
battre les buissons comme des bandits en goguette, dormant et
godaillant au hasard des routes. Dans certaines de ces compagnies,
le recrutement fut vraiment d�plorable.

-- Eh! Cabasse, eh! Ducat, continuait � r�p�ter Sambuc, en se


retournant � chaque pas, arrivez donc, feignants!

Ces deux-L� aussi, Maurice les sentait terribles.

Cabasse, le grand sec, n� � Toulon, ancien gar�on de caf� �


Marseille, �chou� � Sedan comme placier de produits du Midi, avait
failli t�ter de la police correctionnelle, toute une histoire de
vol rest�e obscure. Ducat, le petit gros, un ancien huissier de
Blainville, forc� de vendre sa charge apr�s des aventures
malpropres avec des petites filles, venait encore de risquer la
cour d'assises, pour les m�mes ordures, � Raucourt, o� il �tait
comptable, dans une fabrique. Ce dernier citait du latin, tandis
que l'autre savait � peine lire; mais tous les deux faisaient la
paire, une paire inqui�tante de louches figures.

D�j�, le camp s'�veillait. Jean et Maurice conduisirent les


francs-tireurs au capitaine Beaudoin, qui les mena au colonel De
Vineuil.

Celui-ci les interrogea; mais Sambuc, conscient de son importance,


voulait absolument parler au g�n�ral; et, comme le g�n�ral
Bourgain-Desfeuilles, qui avait couch� chez le cur� d'Oches,
venait de para�tre sur le seuil du presbyt�re, maussade de ce
r�veil en pleine nuit, pour une journ�e nouvelle de famine et de
fatigue, il fit � ces hommes qu'on lui amenait un accueil furieux.

-- D'o� viennent-ils? Qu'est-ce qu'ils veulent? ... Ah! c'est


vous, les francs-tireurs! Encore des tra�ne-la-patte, hein!

-- Mon g�n�ral, expliqua Sambuc, sans se d�concerter, nous tenons


avec les camarades les bois de Dieulet...

-- O� �a, les bois de Dieulet?

-- Entre Stenay et Mouzon, mon g�n�ral.

-- Stenay, Mouzon, connais pas, moi! Comment voulez-vous que je me


retrouve, avec tous ces noms nouveaux?

G�n�, le colonel De Vineuil intervint discr�tement, pour lui


rappeler que Stenay et Mouzon �taient sur la Meuse, et que, les
allemands ayant occup� la premi�re de ces villes, on allait
tenter, par le pont de la seconde, plus au nord, le passage du
fleuve.

-- Enfin, mon g�n�ral, reprit Sambuc, nous sommes venus pour vous
avertir que les bois de Dieulet, � cette heure, sont pleins de
Prussiens... Hier, comme le 5e corps quittait Bois-les-Dames, il a
eu un engagement, du c�t� de Nouart...

-- Comment! hier, on s'est battu?

-- Mais oui, mon g�n�ral, le 5e corps s'est battu en se repliant,


et il doit �tre, cette nuit, � Beaumont... Alors, pendant que des
camarades sont all�s le renseigner sur les mouvements de l'ennemi,
nous autres, nous avons eu l'id�e de venir vous dire la situation,
pour que vous lui portiez secours, car il va avoir s�rement
soixante mille hommes sur les bras, demain matin.

Le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles, � ce chiffre, haussa les �paules.

-- Soixante mille hommes, fichtre! pourquoi pas cent mille? ...


Vous r�vez, mon gar�on. La peur vous a fait voir double. Il ne
peut y avoir si pr�s de nous soixante mille hommes, nous le
saurions.

Et il s'ent�ta. Vainement Sambuc appela � son aide les t�moignages


de Ducat et de Cabasse.

-- Nous avons vu les canons, affirma le proven�al. Et il faut que


ces bougres-l� soient des enrag�s, pour les risquer dans les
chemins de la for�t, o� l'on enfonce jusqu'au mollet, � cause de
la pluie de ces derniers jours.

-- Quelqu'un les guide, c'est s�r, d�clara l'ancien huissier.

Mais le g�n�ral, depuis Vouziers, ne croyait plus � la


concentration des deux arm�es allemandes, dont on lui avait,
disait-il, rebattu les oreilles. Et il ne jugea m�me pas � propos
de faire conduire les francs-tireurs au chef du 7e corps, � qui du
reste ceux-ci croyaient avoir parl� en sa personne. Si l'on avait
�cout� tous les paysans, tous les r�deurs, qui apportaient de
pr�tendus renseignements, on n'aurait plus fait un pas, sans �tre
jet� � droite ou � gauche, dans des aventures impossibles.
Cependant, il ordonna aux trois hommes de rester et d'accompagner
la colonne, puisqu'ils connaissaient le pays.

-- Tout de m�me, dit Jean � Maurice, comme ils revenaient plier la


tente, ce sont trois bons bougres, d'avoir fait quatre lieues �
travers champs pour nous pr�venir.

Le jeune homme en convint, et il leur donnait raison, connaissant


le pays, lui aussi, tourment� d'une mortelle inqui�tude, � l'id�e
de savoir les Prussiens dans les bois de Dieulet, en branle vers
Sommauthe et Beaumont. Il s'�tait assis, harass� d�j�, avant
d'avoir march�, l'estomac vide, le coeur serr� d'angoisse, �
l'aube de cette journ�e qu'il sentait devoir �tre affreuse.

D�sesp�r� de le voir si p�le, le caporal lui demanda


paternellement:

-- Ca ne va toujours pas, hein? est-ce que c'est ton pied encore?

Maurice dit non, de la t�te. Son pied allait tout � fait mieux,
dans les larges souliers.

-- Alors, tu as faim?

Et Jean, voyant qu'il ne r�pondait pas, tira, sans �tre vu, l'un
des deux biscuits de son sac; puis, mentant avec simplicit�:

-- Tiens, je t'ai gard� ta part... Moi, j'ai mang� l'autre tout �


l'heure.

Le jour naissait, lorsque le 7e corps quitta Oches, en marche pour


Mouzon, par la Besace, o� il aurait d� coucher. D'abord, le
terrible convoi �tait parti, accompagn� par la premi�re division;
et, si les voitures du train, bien attel�es, filaient d'un bon
pas, les autres, les voitures de r�quisition, vides pour la
plupart et inutiles, s'attardaient singuli�rement dans les c�tes
du d�fil� de Stonne. La route monte, surtout apr�s le hameau de la
Berli�re, entre des mamelons bois�s qui la dominent. Vers huit
heures, au moment o� les deux autres divisions s'�branlaient
enfin, le mar�chal De Mac-Mahon parut, exasp�r� de trouver encore
l� des troupes qu'il croyait parties de la Besace, le matin,
n'ayant � faire que quelques kilom�tres pour �tre rendues �
Mouzon. Aussi eut-il une explication vive avec le g�n�ral Douay.
Il fut d�cid� qu'on laisserait la premi�re division et le convoi
continuer leur marche vers Mouzon; mais que les deux autres
divisions, pour ne pas �tre retard�es davantage, par cette lourde
avant-garde, si lente, prendraient la route de Raucourt et
d'Autrecourt, afin d'aller passer la Meuse � Villers. C'�tait, de
nouveau, remonter vers le nord, dans la h�te que le mar�chal avait
de mettre le fleuve entre son arm�e et l'ennemi. Co�te que co�te,
il fallait �tre sur la rive droite le soir. Et l'arri�re-garde
�tait encore � Oches, quand une batterie Prussienne, d'un sommet
lointain, du c�t� de Saint-Pierremont, tira, recommen�ant le jeu
de la veille. D'abord, on eut le tort de r�pondre; puis, les
derni�res troupes se repli�rent.

Jusque vers onze heures, le 106e suivit lentement la route qui


serpente au fond du d�fil� de Stonne, entre les hauts mamelons.
Sur la gauche, les cr�tes s'�l�vent, d�nud�es, escarp�es, tandis
que des bois, � droite, descendent les pentes plus douces. Le
soleil avait reparu, il faisait tr�s chaud, dans cette vall�e
�troite, d'une solitude lourde. Apr�s la Berli�re, que domine un
calvaire grand et triste, il n'y a plus une ferme, plus une �me,
plus une b�te paissant dans les pr�s. Et les hommes, si las d�j�
et si affam�s la veille, ayant � peine dormi et n'ayant rien
mang�, tiraient d�j� la jambe, sans courage, d�bordant d'une
col�re sourde.

Puis, brusquement, comme on faisait halte, au bord de la route, le


canon tonna, vers la droite. Les coups �taient si nets, si
profonds, que le combat ne devait pas �tre � plus de deux lieues.
Sur ces hommes las de se replier, �nerv�s par l'attente, l'effet
fut extraordinaire. Tous, debout, fr�missaient, oubliant leur
fatigue: pourquoi ne marchait-on pas? Ils voulaient se battre, se
faire casser la t�te, plut�t que de continuer � fuir ainsi � la
d�bandade, sans savoir o�, ni pourquoi.

Le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles venait pr�cis�ment de monter, �


droite, sur un mamelon, emmenant avec lui le colonel De Vineuil,
afin de reconna�tre le pays. On les voyait l�-haut, entre deux
petits bois, leurs lorgnettes braqu�es; et, tout de suite, ils
d�p�ch�rent un aide de camp qui se trouvait avec eux, pour dire
qu'on leur envoy�t les francs-tireurs, s'ils �taient l� encore.
Quelques hommes, Jean, Maurice, d'autres, accompagn�rent ceux-ci,
dans le cas o� l'on aurait besoin d'une aide quelconque.

D�s que le g�n�ral aper�ut Sambuc, il cria:

-- Quel fichu pays, avec ces c�tes et ces bois continuels!... Vous
entendez, o� est-ce, o� se bat-on?

Sambuc, que Ducat et Cabasse ne l�chaient pas d'une semelle,


�couta, examina un instant sans r�pondre le vaste horizon. Et
Maurice, pr�s de lui, regardait �galement, saisi de l'immense
d�roulement des vallons et des bois. On aurait dit une mer sans
fin, aux vagues �normes et lentes. Les for�ts tachaient de vert
sombre les terres jaunes, tandis que les coteaux lointains, sous
l'ardent soleil, se noyaient dans une vapeur rousse. Et, sans
qu'on aper��t rien, pas m�me une petite fum�e au fond du ciel
clair, le canon tonnait toujours, tout un fracas d'orage �loign�
et grandissant.
-- Voici Sommauthe � droite, finit par dire Sambuc, en d�signant
un haut sommet, couronn� de verdure. Yoncq est l�, sur la
gauche... C'est � Beaumont qu'on se bat, mon g�n�ral.

-- Oui, � Varnifor�t ou � Beaumont, confirma Ducat.

Le g�n�ral m�chait de sourdes paroles.

-- Beaumont, Beaumont, on ne sait jamais dans ce sacr� pays...


Puis, tout haut:

-- Et � combien ce Beaumont est-il d'ici?

-- � une dizaine de kilom�tres, en allant prendre la route du


Chesne � Stenay, qui passe l�-bas.

Le canon ne cessait pas, semblait avancer de l'ouest � l'est, dans


un roulement ininterrompu de foudre. Et Sambuc ajouta:

-- Bigre! Ca chauffe... Je m'y attendais, je vous avais pr�venu ce


matin, mon g�n�ral: c'est s�rement les batteries que nous avons
vues dans les bois de Dieulet. � cette heure, le 5e corps doit
avoir sur les bras toute cette arm�e qui arrivait par Buzancy et
par Beauclair.

Un silence se fit, pendant lequel la bataille, au loin, grondait


plus haut. Et Maurice serrait les dents, pris d'une furieuse envie
de crier. Pourquoi ne marchait-on pas au canon, tout de suite,
sans tant de paroles? Jamais il n'avait �prouv� une excitation
pareille. Chaque coup lui r�pondait dans la poitrine, le
soulevait, le jetait au besoin imm�diat d'�tre l�-bas, d'en �tre,
d'en finir. Est-ce qu'ils allaient encore longer cette bataille,
la toucher du coude, sans br�ler une cartouche? C'�tait une
gageure, de les tra�ner ainsi depuis la d�claration de guerre,
toujours fuyant! � Vouziers, ils n'avaient entendu que les coups
de feu de l'arri�re-garde. � Oches, l'ennemi venait seulement de
les canonner un instant, de dos. Et ils fileraient, ils n'iraient
pas cette fois soutenir les camarades, au pas de course! Maurice
regarda Jean qui �tait, comme lui, tr�s p�le, les yeux luisants de
fi�vre. Tous les coeurs sautaient dans les poitrines, � cet appel
violent du canon.

Mais une nouvelle attente se fit, un �tat-major montait par


l'�troit sentier du mamelon. C'�tait le g�n�ral Douay, le visage
anxieux, accourant. Et, lorsqu'il eut en personne interrog� les
francs-tireurs, un cri de d�sespoir lui �chappa. M�me averti le
matin, qu'aurait-il pu faire? La volont� du mar�chal �tait
formelle, il fallait traverser la Meuse avant le soir, � n'importe
quel prix. Puis, maintenant, comment r�unir les troupes
�chelonn�es, en marche vers Raucourt, pour les porter rapidement
sur Beaumont? N'arriverait-on pas s�rement trop tard? D�j�, le 5e
corps devait battre en retraite, du c�t� de Mouzon; et, nettement,
le canon l'indiquait, allait de plus en plus vers l'est, tel qu'un
ouragan de gr�le et de d�sastre, qui marche et s'�loigne. Le
g�n�ral Douay leva les deux bras au-dessus de l'immense horizon de
vall�es et de coteaux, de terres et de for�ts, dans un geste de
furieuse impuissance; et l'ordre fut donn� de continuer la marche
vers Raucourt.
Ah! cette marche au fond du d�fil� de Stonne, entre les hautes
cr�tes, tandis qu'� droite, derri�re les bois, le canon continuait
de tonner! � la t�te du 106e, le colonel De Vineuil se tenait
raidi sur son cheval, la face bl�me et droite, les paupi�res
battantes, comme pour contenir des larmes. Muet, le capitaine
Beaudoin mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant Rochas,
sourdement, m�chait des gros mots, des injures contre tous et
contre lui-m�me. Et, m�me parmi les soldats qui n'avaient pas
envie de se battre, parmi les moins braves, un besoin de hurler et
de cogner montait, la col�re de la continuelle d�faite, la rage de
s'en aller encore � pas lourds et vacillants, pendant que ces
sacr�s Prussiens �gorgeaient l�-bas des camarades.

Au pied de Stonne, dont le chemin en lacet descend parmi des


monticules, la route s'�tait �largie, les troupes traversaient de
vastes terres, coup�es de petits bois. � chaque instant, depuis
Oches, le 106e, qui se trouvait maintenant � l'arri�re-garde,
s'attendait � �tre attaqu�; car l'ennemi suivait la colonne pas �
pas, la surveillant, guettant sans doute la minute favorable pour
la prendre en queue. De la cavalerie, profitant des moindres plis
de terrain, tentait de gagner sur les flancs. On vit plusieurs
escadrons de la garde Prussienne d�boucher derri�re un bois; mais
ils s'arr�t�rent, devant la d�monstration d'un r�giment de
hussards, qui s'avan�a, balayant la route. Et, gr�ce � ce r�pit,
la retraite continuait � s'effectuer en assez bon ordre, on
approchait de Raucourt, lorsqu'un spectacle vint redoubler les
angoisses, en achevant de d�moraliser les soldats. Tout d'un coup,
par un chemin de traverse, on aper�ut une cohue qui se
pr�cipitait, des officiers bless�s, des soldats d�band�s et sans
armes, des voitures du train galopant, les hommes et les b�tes
fuyant, affol�s sous un vent de d�sastre. C'�taient les d�bris
d'une brigade de la premi�re division, qui escortait le convoi,
parti le matin vers Mouzon, par la Besace. Une erreur de route,
une malchance effroyable venait de faire tomber cette brigade et
une partie du convoi, � Varnifor�t, pr�s de Beaumont, en pleine
d�route du 5e corps. Surpris, attaqu�s de flanc, succombant sous
le nombre, ils avaient fui, et la panique les ramenait,
ensanglant�s, hagards, � demi fous, bouleversant leurs camarades
de leur �pouvante. Leurs r�cits semaient l'effroi, ils �taient
comme apport�s par le tonnerre grondant de ce canon que l'on
entendait depuis midi, sans rel�che.

Alors, en traversant Raucourt, ce fut l'anxi�t�, la bousculade


�perdue. Devait-on tourner � droite, vers Autrecourt, pour aller
passer la Meuse � Villers, ainsi que cela �tait d�cid�? Troubl�,
h�sitant, le g�n�ral Douay craignit d'y trouver le pont encombr�,
peut-�tre d�j� au pouvoir des Prussiens. Et il pr�f�ra continuer
tout droit, par le d�fil� d'Haraucourt, afin d'atteindre Remilly
avant la nuit. Apr�s Mouzon, Villers, et apr�s Villers, Remilly:
on remontait toujours, avec le galop des uhlans derri�re soi. Il
n'y avait plus que six kilom�tres � franchir, mais il �tait d�j�
cinq heures, et quelle �crasante fatigue! Depuis l'aube, on �tait
sur pied, on avait mis douze heures pour faire � peine trois
lieues, pi�tinant, s'�puisant dans des attentes sans fin, au
milieu des �motions et des craintes les plus vives. Les deux nuits
derni�res, les hommes avaient � peine dormi, et ils n'avaient pas
mang� � leur faim, depuis Vouziers. Ils tombaient d'inanition.
Dans Raucourt, ce fut pitoyable.

La petite ville est riche, avec ses nombreuses fabriques, sa


grande rue bien b�tie aux deux bords de la route, son �glise et sa
mairie coquettes. Seulement, la nuit qu'y avaient pass�e
l'empereur et le mar�chal De Mac-Mahon, dans l'encombrement de
l'�tat-major et de la maison imp�riale, et le passage ensuite du
1er corps entier, qui, toute la matin�e, avait coul� par la route
comme un fleuve, venaient d'y �puiser les ressources, vidant les
boulangeries et les �piceries, balayant jusqu'aux miettes des
maisons bourgeoises. On ne trouvait plus de pain, plus de vin,
plus de sucre, plus rien de ce qui se boit et de ce qui se mange.
On avait vu des dames, devant leurs portes, distribuant des verres
de vin et des tasses de bouillon, jusqu'� la derni�re goutte des
tonneaux et des marmites. Et c'�tait fini, et, lorsque les
premiers r�giments du 7e corps, vers trois heures, se mirent �
d�filer, ce fut un d�sespoir. Quoi donc? Ca recommen�ait, il y en
avait toujours! De nouveau, la grande rue charriait des hommes
ext�nu�s, couverts de poussi�re, mourants de faim, sans qu'on e�t
une bouch�e � leur donner. Beaucoup s'arr�taient, frappaient aux
portes, tendaient les mains vers les fen�tres, suppliant qu'on
leur jet�t un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui
sanglotaient, en leur faisant signe qu'elles ne pouvaient pas,
qu'elles n'avaient plus rien.

Au coin de la rue des Dix-Potiers, Maurice, pris d'un


�blouissement, chancela. Et, comme Jean s'empressait:

-- Non, laisse-moi, c'est la fin... J'aime mieux crever ici.

Il s'�tait laiss� tomber sur une borne. Le caporal affecta la


rudesse d'un chef m�content.

-- Nom de Dieu! Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil? ...
Est-ce que tu veux te faire ramasser par les Prussiens? Allons,
debout!

Puis, voyant que le jeune homme ne r�pondait plus, livide, les


yeux ferm�s, � demi �vanoui, il jura encore, mais sur un ton
d'infinie piti�.

-- Nom de Dieu! Nom de Dieu!

Et, courant � une fontaine voisine, il emplit sa gamelle d'eau, il


revint lui en baigner le visage.

Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tir� de son sac le


dernier biscuit, si pr�cieusement gard�, il se mit � le briser en
petits morceaux, qu'il lui introduisait entre les dents. L'affam�
ouvrit les yeux, d�vora.

-- Mais toi, demanda-t-il tout � coup, se souvenant, tu ne l'as


donc pas mang�?

-- Oh! Moi, dit Jean, j'ai la peau plus dure, je puis attendre...
Un bon coup de sirop de grenouille, et me voil� d'aplomb!

Il �tait all� remplir de nouveau sa gamelle, il la vida d'un


trait, en faisant claquer sa langue. Et il avait, lui aussi, le
visage d'une p�leur terreuse, si d�vor� de faim, que ses mains en
tremblaient.

-- En route! Mon petit, faut rejoindre les camarades.

Maurice s'abandonna � son bras, se laissa emporter comme un


enfant. Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au
coeur. Dans l'�croulement de tout, au milieu de cette mis�re
extr�me, avec la mort en face, cela �tait pour lui d'un r�confort
d�licieux, de sentir un �tre l'aimer et le soigner; et peut-�tre
l'id�e que ce coeur tout � lui �tait celui d'un simple, d'un
paysan rest� pr�s de la terre, dont il avait eu d'abord la
r�pugnance, ajoutait-elle maintenant � sa gratitude une douceur
infinie. N'�tait-ce point la fraternit� des premiers jours du
monde, l'amiti� avant toute culture et toutes classes, cette
amiti� de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin
d'assistance, devant la menace de la nature ennemie? Il entendait
battre son humanit� dans la poitrine de Jean, et il �tait fier
pour lui-m�me de le sentir plus fort, le secourant, se d�vouant;
tandis que Jean, sans analyser sa sensation, go�tait une joie �
prot�ger chez son ami cette gr�ce, cette intelligence, rest�es en
lui rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme, emport�e
dans un affreux drame, il se croyait sans coeur, il avait jur� de
ne plus jamais en voir, de ces cr�atures dont on souffre tant,
m�me quand elles ne sont pas mauvaises. Et l'amiti� leur devenait
� tous deux comme un �largissement: on avait beau ne pas
s'embrasser, on se touchait � fond, on �tait l'un dans l'autre, si
diff�rent que l'on f�t, sur cette terrible route de Remilly, l'un
soutenant l'autre, ne faisant plus qu'un �tre de piti� et de
souffrance.

Comme l'arri�re-garde quittait Raucourt, les allemands, � l'autre


bout, y entraient; et deux de leurs batteries, tout de suite
install�es, � gauche, sur les hauteurs, tir�rent. � ce moment, le
106e, filant par la route qui descend, le long de l'Emmane, se
trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord
de la rivi�re; un autre s'enterra dans un pr�, � c�t� du capitaine
Beaudoin, sans �clater. Mais le d�fil�, jusqu'� Haraucourt, allait
en se r�tr�cissant, et l'on s'enfon�ait l�, dans un couloir
�troit, domin� des deux c�t�s par des cr�tes couvertes d'arbres;
si une poign�e de Prussiens s'�tait embusqu�e en haut, un d�sastre
�tait certain. Canonn�es en queue, ayant � droite et � gauche la
menace d'une attaque possible, les troupes n'avan�aient plus que
dans une anxi�t� croissante, ayant la h�te de sortir de ce passage
dangereux. Aussi une flamb�e derni�re d'�nergie �tait-elle revenue
aux plus las. Les soldats qui, tout � l'heure, se tra�naient dans
Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas,
gaillards, ranim�s, sous l'�peron cuisant du p�ril. Il semblait
que les chevaux eux-m�mes eussent conscience qu'une minute perdue
pouvait �tre pay�e ch�rement. Et la t�te de la colonne devait �tre
� Remilly, lorsque, tout d'un coup, il y eut un arr�t dans la
marche.

-- Foutre! dit Chouteau, est-ce qu'ils vont nous laisser l�?

Le 106e n'avait pas encore atteint Haraucourt, et les obus


continuaient de pleuvoir.
Comme le r�giment marquait le pas, attendant de repartir, il en
�clata un sur la droite, qui, heureusement, ne blessa personne.
Cinq minutes s'�coul�rent, infinies, effroyables. On ne bougeait
toujours point, il y avait l�-bas un obstacle qui barrait la
route, quelque brusque muraille qui s'�tait b�tie. Et le colonel,
droit sur les �triers, regardait, fr�missant, sentant derri�re lui
monter la panique de ses hommes.

-- Tout le monde sait que nous sommes vendus, reprit violemment


Chouteau.

Alors, des murmures �clat�rent, un grondement croissant


d'exasp�ration, sous le fouet de la peur. Oui, oui! On les avait
amen�s l� pour les vendre, pour les livrer aux Prussiens. Dans
l'acharnement de la malchance et dans l'exc�s des fautes commises,
il n'y avait plus, au fond de ces cerveaux born�s, que l'id�e de
la trahison qui p�t expliquer une telle s�rie de d�sastres.

-- Nous sommes vendus! r�p�taient des voix affol�es.

Et Loubet eut une imagination.

-- C'est ce cochon d'empereur qui est, l�-bas, en travers de la


route, avec ses bagages, pour nous arr�ter.

Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que l'embarras


venait du passage de la maison imp�riale, qui coupait la colonne.
Et ce fut une ex�cration, des mots abominables, toute la haine que
soulevait l'insolence des gens de l'empereur, s'emparant des
villes o� l'on couchait, d�ballant leurs provisions, leurs paniers
de vin, leur vaisselle d'argent, devant les soldats d�nu�s de
tout, faisant flamber les cuisines, lorsque les pauvres bougres se
serraient le ventre. Ah! ce mis�rable empereur, � cette heure sans
tr�ne et sans commandement, pareil � un enfant perdu dans son
empire, qu'on emportait comme un inutile paquet, parmi les bagages
des troupes, condamn� � tra�ner avec lui l'ironie de sa maison de
gala, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers,
ses fourgons, toute la pompe de son manteau de cour, sem�
d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la
d�faite!

Coup sur coup, deux autres obus tomb�rent. Le lieutenant Rochas


eut son k�pi enlev� par un �clat. Et les rangs se serr�rent, il y
eut une pouss�e, une vague subite dont le refoulement se propagea
au loin. Des voix s'�tranglaient, Lapoulle criait rageusement
d'avancer. Encore une minute peut-�tre, et une �pouvantable
catastrophe allait se produire, un sauve-qui-peut qui aurait
�cras� les hommes au fond de ce couloir �troit, dans une m�l�e
furieuse.

Le colonel se retourna, tr�s p�le.

-- Mes enfants, mes enfants, un peu de patience. J'ai envoy�


quelqu'un voir... On marche...

On ne marchait pas, et les secondes �taient des si�cles. Jean,


d�j�, avait repris Maurice par la main, plein d'un beau sang-
Froid, lui expliquant � l'oreille que, si les camarades
poussaient, eux deux sauteraient � gauche, pour grimper ensuite
parmi les bois, de l'autre c�t� de la rivi�re. D'un regard, il
cherchait les francs-tireurs, avec l'id�e qu'ils devaient
conna�tre les chemins; mais on lui dit qu'ils avaient disparu, en
traversant Raucourt. Et, tout d'un coup, la marche reprit, on
tourna un coude de la route, d�s lors � l'abri des batteries
allemandes. Plus tard, on sut que, dans le d�sarroi de cette
malheureuse journ�e, c'�tait la division Bonnemain, quatre
r�giments de cuirassiers, qui avaient ainsi coup� et arr�t� le 7e
corps.

La nuit venait, quand le 106e traversa Angecourt. Les cr�tes


continuaient � droite; mais le d�fil� s'�largissait sur la gauche,
une vall�e bleu�tre apparaissait au loin. Enfin, des hauteurs de
Remilly, on aper�ut, dans les brumes du soir, un ruban d'argent
p�le, parmi le d�roulement immense des pr�s et des terres. C'�tait
la Meuse, cette Meuse si d�sir�e, o� il semblait que serait la
victoire.

Et Maurice, le bras tendu vers de petites lumi�res lointaines qui


s'allumaient gaiement dans les verdures, au fond de cette vall�e
f�conde, d'un charme d�licieux sous la douceur du cr�puscule, dit
� Jean, avec le soulagement joyeux d'un homme qui retrouve un pays
aim�:

-- Tiens! Regarde l�-bas... Voil� Sedan!

VII

Dans Remilly, une effrayante confusion d'hommes, de chevaux et de


voitures, encombrait la rue en pente, dont les lacets descendent �
la Meuse. Devant l'�glise, � mi-c�te, des canons, aux roues
enchev�tr�es, ne pouvaient plus avancer, malgr� les jurons et les
coups. En bas, pr�s de la filature, o� gronde une chute de
l'Emmane, c'�tait toute une queue de fourgons �chou�s, barrant la
route; tandis qu'un flot sans cesse accru de soldats se battait �
l'auberge de la croix de Malte, sans m�me obtenir un verre de vin.

Et cette pouss�e furieuse allait s'�craser plus loin, �


l'extr�mit� m�ridionale du village, qu'un bouquet d'arbres s�pare
du fleuve, et o� le g�nie avait, le matin, jet� un pont de
bateaux. Un bac se trouvait � droite, la maison du passeur
blanchissait, solitaire, dans les hautes herbes. Sur les deux
rives, on avait allum� de grands feux, dont les flammes, activ�es
par moments, incendiaient la nuit, �clairant l'eau et les berges
d'une lumi�re de plein jour. Alors apparaissait l'�norme
entassement de troupes qui attendaient, pendant que la passerelle
ne permettait que le passage de deux hommes � la fois, et que, sur
le pont, large au plus de trois m�tres, la cavalerie,
l'artillerie, les bagages, d�filaient au pas, d'une lenteur
mortelle. On disait qu'il y avait encore l� une brigade du 1er
corps, un convoi de munitions, sans compter les quatre r�giments
de cuirassiers de la division Bonnemain. Et, derri�re, arrivait
tout le 7e corps, trente et quelques mille hommes, croyant avoir
l'ennemi sur les talons, ayant la h�te f�brile de se mettre �
l'abri, sur l'autre rive.

Un moment, ce fut du d�sespoir. Eh quoi! On marchait depuis le


matin sans manger, on venait encore de se tirer, � force de
jambes, du terrible d�fil� d'Haraucourt, tout cela pour buter,
dans ce d�sarroi, dans cet effarement, contre un mur
infranchissable! Avant des heures peut-�tre, le tour des derniers
venus n'arriverait pas; et chacun sentait bien que, si les
Prussiens n'osaient continuer de nuit leur poursuite, ils seraient
l� d�s la pointe du jour. Pourtant, l'ordre de former les
faisceaux fut donn�, on campa sur les vastes coteaux nus dont les
pentes, long�es par la route de Mouzon, descendent jusqu'aux
prairies de la Meuse. En arri�re, couronnant un plateau,
l'artillerie de r�serve s'�tablit en bataille, braqua ses pi�ces
vers le d�fil�, pour en battre la sortie, au besoin. Et, de
nouveau, l'attente commen�a, pleine de r�volte et d'angoisse.

Cependant, le 106e se trouvait install�, au-dessus de la route,


dans un chaume qui dominait la vaste plaine. C'�tait � regret que
les hommes avaient l�ch� leurs fusils, jetant des regards en
arri�re, hant�s de la crainte d'une attaque. Tous, le visage dur
et ferm�, se taisaient, ne grognaient par instants que de sourdes
paroles de col�re. Neuf heures allaient sonner, il y avait deux
heures qu'on �tait l�; et beaucoup, malgr� l'atroce fatigue, ne
pouvaient dormir, allong�s par terre, tressaillant, pr�tant
l'oreille aux moindres bruits lointains. Ils ne luttaient plus
contre la faim qui les d�vorait: on mangerait l�-bas, de l'autre
c�t� de l'eau, et l'on mangerait de l'herbe, si l'on ne trouvait
pas autre chose. Mais l'encombrement ne semblait que s'accro�tre,
les officiers que le g�n�ral Douay avait post�s pr�s du pont,
revenaient de vingt minutes en vingt minutes, avec la m�me et
irritante nouvelle que des heures, des heures encore seraient
n�cessaires. Enfin, le g�n�ral s'�tait d�cid� � se frayer lui-m�me
un passage, jusqu'au pont. On le voyait dans le flot, se
d�battant, activant la marche.

Maurice, assis contre un talus avec Jean, r�p�ta, vers le nord, le


geste qu'il avait eu d�j�.

-- Sedan est au fond... Et, tiens! Bazeilles est l�... Et puis


Douzy, et puis Carignan, sur la droite... C'est � Carignan sans
doute que nous allons nous concentrer... Ah! s'il faisait jour, tu
verrais, il y a de la place!

Et son geste embrassait l'immense vall�e, pleine d'ombre. Le ciel


n'�tait pas si obscur, qu'on ne p�t distinguer, dans le
d�roulement des pr�s noirs, le cours p�le du fleuve. Les bouquets
d'arbres faisaient des masses plus lourdes, une rang�e de
peupliers surtout, � gauche, qui barrait l'horizon d'une digue
fantastique. Puis, dans les fonds, derri�re Sedan, piquet� de
petites clart�s vives, c'�tait un entassement de t�n�bres, comme
si toutes les for�ts des Ardennes eussent jet� l� le rideau de
leurs ch�nes centenaires.

Jean avait ramen� ses regards sur le pont de bateaux, au-dessous


d'eux.
-- Regarde donc!... Tout va fiche le camp. Jamais nous ne
passerons.

Les feux, sur les deux rives, br�laient plus haut, et leur clart�
en ce moment devenait si vive, que la sc�ne, dans son effroi,
s'�voquait avec une nettet� d'apparition. Sous le poids de la
cavalerie et de l'artillerie d�filant depuis le matin, les bacs
qui supportaient les madriers, avaient fini par s'enfoncer, de
sorte que le tablier se trouvait dans l'eau, � quelques
centim�tres. C'�taient maintenant les cuirassiers qui passaient,
deux par deux, d'une file ininterrompue, sortant de l'ombre de
l'une des berges pour rentrer dans l'ombre de l'autre; et l'on ne
voyait plus le pont, ils semblaient marcher sur l'eau, sur cette
eau violemment �clair�e, o� dansait un incendie. Les chevaux
hennissants, les crins effar�s, les jambes raidies, s'avan�aient
dans la terreur de ce terrain mouvant, qu'ils sentaient fuir.
Debout sur les �triers, serrant les guides, les cuirassiers
passaient, passaient toujours, drap�s dans leurs grands manteaux
blancs, ne montrant que leurs casques tout allum�s de reflets
rouges. Et l'on aurait cru des cavaliers fant�mes allant � la
guerre des t�n�bres, avec des chevelures de flammes.

Une plainte profonde s'exhala de la gorge serr�e de Jean.

-- Oh! J'ai faim!

Autour d'eux, cependant, les hommes s'�taient endormis, malgr� les


tiraillements des estomacs. La fatigue, trop grande, emportait la
peur, les terrassait tous sur le dos, la bouche ouverte, an�antis
sous le ciel sans lune. L'attente, d'un bout � l'autre des coteaux
nus, �tait tomb�e � un silence de mort.

-- Oh! J'ai faim, j'ai faim � manger de la terre!

C'�tait le cri que Jean, si dur au mal et si muet, ne pouvait plus


retenir, qu'il jetait malgr� lui, dans le d�lire de sa faim,
n'ayant rien mang� depuis pr�s de trente-six heures. Alors,
Maurice se d�cida, en voyant que, de deux ou trois heures peut-
�tre, leur r�giment ne passerait pas la Meuse.

-- �coute, j'ai un oncle par ici, tu sais, l'oncle Fouchard, dont


je t'ai parl�... C'est l�-haut, � cinq ou six cents m�tres, et
j'h�sitais; mais, puisque tu as si faim... L'oncle nous donnera
bien du pain, que diable!

Et il emmena son compagnon, qui s'abandonnait. La petite ferme du


p�re Fouchard se trouvait au sortir du d�fil� d'Haraucourt, pr�s
du plateau o� l'artillerie de r�serve avait pris position. C'�tait
une maison basse, avec d'assez grandes d�pendances, une grange,
une �table, une �curie; et, de l'autre c�t� de la route, dans une
sorte de remise, le paysan avait install� son commerce de boucher
ambulant, son abattoir o� il tuait lui-m�me les b�tes, qu'il
promenait ensuite au travers des villages, dans sa carriole.

Maurice, en approchant, restait surpris de n'apercevoir aucune


lumi�re.
-- Ah! le vieil avare, il aura tout barricad�, il n'ouvrira pas.

Mais un spectacle l'arr�ta sur la route. Devant la ferme,


s'agitaient une douzaine de soldats, des maraudeurs, sans doute
des affam�s qui cherchaient fortune. D'abord, ils avaient appel�,
puis frapp�; et maintenant, voyant la maison noire et silencieuse,
ils tapaient dans la porte � coups de crosse, pour en faire sauter
la serrure. De grosses voix grondaient.

-- Nom de Dieu! va donc! fous-moi �a par terre, puisqu'il n'y a


personne!

Brusquement, le volet d'une lucarne de grenier se rabattit, un


grand vieillard en blouse, t�te nue, apparut, une chandelle dans
une main, un fusil dans l'autre. Sous sa rude chevelure blanche,
sa face se carrait, coup�e de larges plis, le nez fort, les yeux
gros et p�les, le menton volontaire.

-- Vous �tes donc des voleurs que vous cassez tout! cria-t-il
d'une voix dure. Qu'est-ce que vous voulez?

Les soldats, un peu interdits, se reculaient.

-- Nous crevons de faim, nous voulons � manger.

-- Je n'ai rien, pas une cro�te... Est-ce que vous croyez, comme
�a, qu'on en a pour nourrir des cent mille hommes... Ce matin, il
y en a d'autres, oui! De ceux au g�n�ral Ducrot, qui ont pass� et
qui m'ont tout pris.

Un � un, les soldats se rapprochaient.

-- Ouvrez toujours, nous nous reposerons, vous trouverez bien


quelque chose...

Et d�j� ils tapaient de nouveau, lorsque le vieux, posant le


chandelier sur l'appui, �paula son arme.

-- Aussi vrai qu'il y a l� une chandelle, je casse la t�te au


premier qui touche � ma porte!

Alors, la bataille faillit s'engager. Des impr�cations montaient,


une voix cria qu'il fallait faire son affaire � ce cochon de
paysan, qui, comme tous les autres, aurait noy� son pain, plut�t
que d'en donner une bouch�e au soldat.

Et les canons des chassepots se braquaient, on allait le fusiller


presque � bout portant; tandis qu'il ne se retirait m�me pas,
rageur et t�tu, en plein dans la clart� de la chandelle.

-- Rien du tout! Pas une cro�te!... On m'a tout pris!

Effray�, Maurice s'�lan�a, suivi de Jean.

-- Camarades, camarades...

Il abattait les fusils des soldats; et, levant la t�te, suppliant:


-- Voyons, soyez raisonnable... Vous ne me reconnaissez pas? C'est
moi.

-- Qui, toi?

-- Maurice Levasseur, votre neveu.

Le p�re Fouchard avait repris la chandelle. Sans doute, il le


reconnut. Mais il s'obstinait, dans sa volont� de ne pas m�me
donner un verre d'eau.

-- Neveu ou non, est-ce qu'on sait, dans ce noir de gueux? ...


Foutez-moi tous le camp, ou je tire!

Et, au milieu des vocif�rations, des menaces de le descendre et de


mettre le feu � sa cambuse, il n'eut plus que ce cri, il le r�p�ta
� vingt reprises:

-- Foutez-moi tous le camp, ou je tire!

-- M�me sur moi, p�re? demanda tout d'un coup une voix forte, qui
domina le bruit.

Les autres s'�tant �cart�s, un mar�chal des logis parut, dans la


clart� dansante de la chandelle. C'�tait Honor�, dont la batterie
se trouvait � moins de deux cents m�tres, et qui, depuis deux
heures, luttait contre l'irr�sistible envie de venir frapper �
cette porte. Il s'�tait jur� de ne jamais en refranchir le seuil,
il n'avait pas �chang� une seule lettre, depuis quatre ans qu'il
�tait au service, avec ce p�re qu'il interpellait, d'un ton si
bref. D�j�, les soldats maraudeurs causaient vivement, se
concertaient. Le fils du vieux et un grad�! Rien � faire, �a
tournait mal, valait mieux chercher plus loin! Et ils fil�rent,
s'�vanouirent dans l'�paisse nuit.

Lorsque Fouchard comprit qu'il �tait sauv� du pillage, il dit


simplement, sans �motion aucune, comme s'il avait vu son fils la
veille:

-- C'est toi... Bon! je descends.

Ce fut long. On entendit, � l'int�rieur, ouvrir et fermer des


serrures, tout un m�nage d'homme qui s'assure que rien ne tra�ne.
Puis, enfin, la porte s'ouvrit, mais entreb�ill�e � peine, tenue
d'un poing vigoureux.

-- Entre, toi! Et personne autre!

Pourtant, il ne put refuser asile � son neveu, malgr� sa visible


r�pugnance.

-- Allons, toi aussi!

Et il repoussait impitoyablement la porte sur Jean, il fallut que


Maurice le suppli�t. Mais il s'ent�tait: non, non! Il n'avait pas
besoin d'inconnus, de voleurs chez lui, qui casseraient ses
meubles! Enfin, Honor�, d'un coup d'�paule, fit entrer le
camarade, et le vieux dut c�der, grognant de sourdes menaces. Il
n'avait pas l�ch� son fusil. Puis, quand il les eut conduits � la
salle commune, et qu'il eut pos� le fusil contre le buffet, la
chandelle sur la table, il tomba dans un obstin� silence.

-- Dites donc, p�re, nous crevons de faim. Vous nous donnerez bien
du pain et du fromage, � nous autres!

Il ne r�pondait pas, semblait ne pas entendre, retournait sans


cesse pour �couter, devant la fen�tre, si quelque autre bande ne
venait pas faire le si�ge de sa maison.

-- L'oncle, voyons, Jean est un fr�re. Il s'est arrach� pour moi


les morceaux de la bouche. Et nous avons tant souffert ensemble!

Il tournait, s'assurait que rien ne manquait, ne les regardait


m�me pas. Et, enfin, il se d�cida, toujours sans une parole.
Brusquement, il reprit la chandelle, les laissa dans l'obscurit�,
en ayant le soin de refermer derri�re lui la porte � clef, pour
que personne ne le suiv�t. On l'entendit qui descendait l'escalier
de la cave. Ce fut encore tr�s long. Et, lorsqu'il revint,
barricadant tout de nouveau, il posa au milieu de la table un gros
pain et un fromage, dans ce silence, qui, la col�re pass�e,
n'�tait plus que de la politique, car on ne sait jamais o� cela
m�ne, de parler. D'ailleurs, les trois hommes se jetaient sur la
nourriture, d�vorant. Et il n'y eut plus que le bruit furieux de
leurs m�choires.

Honor� se leva, alla chercher, pr�s du buffet, une cruche d'eau.

-- P�re, vous auriez bien pu nous donner du vin.

Alors, calm� et s�r de lui, Fouchard retrouva sa langue.

-- Du vin! Je n'en ai plus, plus une goutte!... Les autres, ceux


de Ducrot, m'ont tout bu, tout mang�, tout pill�!

Il mentait, et cela, malgr� son effort, �tait visible dans le


clignotement de ses gros yeux p�les. Depuis deux jours, il avait
fait dispara�tre son b�tail, les quelques b�tes � son service,
ainsi que les b�tes r�serv�es � sa boucherie, les emmenant de
nuit, les cachant on ne savait o�, au fond de quel bois, de quelle
carri�re abandonn�e. Et il venait de passer des heures � tout
enfouir chez lui, le vin, le pain, les moindres provisions,
jusqu'� la farine et au sel, de sorte qu'on aurait, en effet,
vainement fouill� les armoires. La maison �tait nette. Il avait
m�me refus� de vendre aux premiers soldats qui s'�taient
pr�sent�s. On ne savait pas, il y aurait peut-�tre de meilleures
occasions; et des id�es vagues de commerce s'�bauchaient dans son
cr�ne d'avare patient et rus�.

Maurice, qui se rassasiait, causa le premier.

-- Et ma soeur Henriette, y a-t-il longtemps que vous l'avez vue?

Le vieux continuait de marcher, avec des coups d'oeil sur Jean, en


train d'engloutir d'�normes bouch�es de pain; et, sans se presser,
comme apr�s une longue r�flexion:
-- Henriette, oui, l'autre mois, � Sedan... Mais j'ai aper�u
Weiss, son mari, ce matin. Il accompagnait son patron, Monsieur
Delaherche, qui l'avait pris avec lui dans sa voiture, pour aller
voir passer l'arm�e � Mouzon, histoire simplement de s'amuser...

Une ironie profonde passa sur le visage ferm� du paysan.

-- Peut-�tre bien tout de m�me qu'ils l'auront trop vue, l'arm�e,


et qu'ils ne se sont pas amus�s beaucoup; car, d�s trois heures,
on ne pouvait plus circuler sur les routes, tant elles �taient
encombr�es de soldats qui fuyaient.

De la m�me voix tranquille et comme indiff�rente, il donna


quelques d�tails sur la d�faite du 5e corps, surpris � Beaumont au
moment de faire la soupe, forc� de se replier, culbut� jusqu'�
Mouzon par les Bavarois. Des soldats d�band�s, fous de panique,
qui traversaient Remilly, lui avaient cri� que De Failly venait
encore de les vendre � Bismarck. Et Maurice songeait � ces marches
affol�es des deux derniers jours, � ces ordres du mar�chal De Mac-
Mahon h�tant la retraite, voulant passer la Meuse � tout prix,
lorsqu'on avait perdu en incompr�hensibles h�sitations tant de
journ�es pr�cieuses. Il �tait trop tard. Sans doute le mar�chal,
qui s'�tait emport� en trouvant � Oches le 7e corps, qu'il croyait
� la Besace, avait d� �tre convaincu que le 5e corps campait d�j�
� Mouzon, lorsque celui-ci, s'attardant � Beaumont, s'y laissait
�craser. Mais qu'exiger de troupes mal command�es, d�moralis�es
par l'attente et la fuite, mourantes de faim et de fatigue?

Fouchard avait fini par se planter derri�re Jean, �tonn� de voir


les bouch�es dispara�tre. Et, froidement goguenard:

-- Hein! �a va mieux?

Le caporal leva la t�te, r�pondit avec sa m�me carrure de paysan:

-- Ca commence, merci bien!

Honor�, depuis qu'il �tait l�, malgr� sa grosse faim, s'arr�tait


parfois, tournait la t�te, � un bruit qu'il croyait entendre. Si,
apr�s tout un combat, il avait manqu� � son serment de ne plus
jamais remettre les pieds dans cette maison, c'�tait pouss� par
l'irr�sistible d�sir de revoir Silvine. Il gardait sous sa
chemise, contre sa peau m�me, la lettre qu'il avait re�ue d'elle �
Reims, cette lettre si tendre o� elle lui disait qu'elle l'aimait
toujours, qu'elle n'aimerait jamais que lui, malgr� le cruel
pass�, malgr� Goliath et le petit Charlot qu'elle avait eu de cet
homme. Et il ne pensait plus qu'� elle, et il s'inqui�tait de ne
pas l'avoir encore vue, tout en se raidissant, pour ne pas montrer
son anxi�t� � son p�re. Mais la passion l'emporta, il demanda,
d'une voix qu'il s'effor�ait de rendre naturelle:

-- Et Silvine, elle n'est donc plus ici?

Fouchard eut, sur son fils, un regard oblique, luisant d'un rire
int�rieur.

-- Si, si.
Puis, il se tut, cracha longuement; et l'artilleur dut reprendre,
apr�s un silence:

-- Alors, elle est couch�e?

-- Non, non.

Enfin, le vieux daigna expliquer qu'il �tait tout de m�me all�, le


matin, au march� de Raucourt, avec sa carriole, en emmenant sa
servante. Ce n'�tait pas une raison, parce qu'il passait des
soldats, pour que le monde cess�t de manger de la viande et pour
qu'on ne f�t plus ses affaires. Il avait donc, comme tous les
mardis, emport� l�-bas un mouton et un quartier de boeuf; et il
achevait sa vente, lorsque l'arriv�e du 7e corps l'avait jet� au
milieu d'une bagarre �pouvantable. On courait, on se bousculait.
Alors, il avait eu peur qu'on ne lui pr�t sa voiture et son
cheval, il �tait parti, en abandonnant Silvine, qui faisait
justement des commissions dans le bourg.

-- Oh! Elle va revenir, conclut-il de sa voix tranquille. Elle a


d� se r�fugier chez le docteur Dalichamp, son parrain... C'est une
fille tout de m�me courageuse, avec son air de ne savoir
qu'ob�ir... S�rement, elle a bien des qualit�s.

Raillait-il? Voulait-il expliquer pourquoi il la gardait, cette


fille qui l'avait f�ch� avec son fils, et malgr� l'enfant du
Prussien dont elle refusait de se s�parer? De nouveau, il eut son
coup d'oeil oblique, son rire muet.

-- Charlot est l� qui dort, dans sa chambre, et bien s�r qu'elle


ne va pas tarder.

Honor�, les l�vres tremblantes, regarda son p�re si fixement, que


celui-ci reprit sa marche. Et le silence recommen�a, infini,
tandis que, machinalement, il se recoupait du pain, mangeant
toujours. Jean continuait, lui aussi, sans �prouver le besoin de
dire une parole. Rassasi�, les coudes sur la table, Maurice
examinait les meubles, le vieux buffet, la vieille horloge, r�vait
� des journ�es de vacances qu'il avait pass�es � Remilly
autrefois, avec sa soeur Henriette. Les minutes s'�coulaient,
l'horloge sonna onze heures.

-- Diable! murmura-t-il, il ne faut pas laisser partir les autres.

Et, sans que Fouchard s'y oppos�t, il alla ouvrir la fen�tre.


Toute la vall�e noire se creusa, roulant sa mer de t�n�bres.
Pourtant, lorsque les yeux s'�taient habitu�s, on distinguait tr�s
nettement le pont, �clair� par les feux des deux berges. Des
cuirassiers passaient toujours, dans leurs grands manteaux blancs,
pareils � des cavaliers fant�mes, dont les chevaux, fouett�s d'un
vent de terreur, marchaient sur l'eau. Et cela sans fin,
interminable, toujours du m�me train de vision lente. Vers la
droite, les coteaux nus, o� dormait l'arm�e, restaient dans une
immobilit�, un silence de mort.

-- Ah bien! reprit Maurice, avec un geste d�sesp�r�, ce sera pour


demain matin.
Il avait laiss� la fen�tre grande ouverte, et le p�re Fouchard,
saisissant son fusil, enjamba l'appui, sauta dehors, avec
l'agilit� d'un jeune homme. On l'entendit marcher un instant d'un
pas r�gulier de factionnaire; puis, il n'y eut plus que la grande
rumeur lointaine du pont encombr�: sans doute il s'�tait assis au
bord de la route, plus tranquille d'�tre l�, voyant venir le
danger, tout pr�t � rentrer d'un saut et � d�fendre sa maison.

Maintenant, � chaque minute, Honor� regardait l'horloge. Son


inqui�tude croissait. Il n'y avait que six kilom�tres de Raucourt
� Remilly; ce n'�tait gu�re plus d'une heure de marche, pour une
fille jeune et solide comme Silvine. Pourquoi n'�tait-elle pas l�,
depuis des heures que le vieux l'avait perdue, dans la confusion
de tout un corps d'arm�e, noyant le pays, bouchant les routes?
Certainement, quelque catastrophe s'�tait produite; et il la
voyait dans de mauvaises histoires, �perdue en pleins champs,
pi�tin�e par les chevaux.

Mais, soudain, tous trois se lev�rent. Un galop descendait la


route, et ils venaient d'entendre le vieux qui armait son fusil.

-- Qui va l�? Cria rudement ce dernier. C'est toi, Silvine?

On ne r�pondit pas. Il mena�a de tirer, r�p�tant sa question.


Alors, une voix haletante, oppress�e, parvint � dire:

-- Oui, oui, c'est moi, p�re Fouchard.

Puis, tout de suite elle demanda:

-- Et Charlot?

-- Il est couch�, il dort.

-- Ah! bon, merci!

Du coup, elle ne se h�ta plus, poussant un gros soupir, o� toute


son angoisse et toute sa fatigue s'exhalaient.

-- Entre par la fen�tre, reprit Fouchard. Il y a du monde.

Et, comme elle sautait dans la salle, elle resta saisie devant les
trois hommes. Sous la lumi�re vacillante de la chandelle, elle
apparaissait, tr�s brune, avec ses �pais cheveux noirs, ses grands
beaux yeux, qui suffisaient � sa beaut�, dans son visage ovale,
d'une tranquillit� forte de soumission. Mais, en ce moment, la vue
brusque d'Honor� avait jet� tout le sang de son coeur � ses joues;
et elle n'�tait pas �tonn�e pourtant de le trouver l�, elle avait
song� � lui, en galopant depuis Raucourt.

Lui, �trangl�, d�faillant, affectait le plus grand calme.

-- Bonsoir, Silvine.

-- Bonsoir, Honor�.

Alors, pour ne pas �clater en sanglots, elle tourna la t�te, elle


sourit � Maurice, qu'elle venait de reconna�tre. Jean la g�nait.
Elle �touffait, elle �ta le foulard qu'elle avait au cou. Honor�
reprit, ne la tutoyant plus, comme autrefois:

-- Nous �tions inquiets de vous, Silvine, � cause de tous ces


Prussiens qui arrivent.

Elle redevint subitement p�le, la face boulevers�e; et, avec un


regard involontaire vers la chambre o� dormait Charlot, agitant la
main, comme pour chasser une vision abominable, elle murmura:

-- Les Prussiens, oh! Oui, oui, je les ai vus.

� bout de force, tomb�e sur une chaise, elle raconta que, lorsque
le 7e corps avait envahi Raucourt, elle s'�tait r�fugi�e chez son
parrain, le docteur Dalichamp, esp�rant que le p�re Fouchard
aurait l'id�e de venir l'y prendre, avant de repartir. La Grande-
Rue �tait encombr�e d'une telle bousculade, qu'un chien ne s'y
serait pas risqu�. Et, jusque vers quatre heures, elle avait
patient�, assez tranquille, faisant de la charpie avec des dames;
car le docteur, dans la pens�e qu'on enverrait peut-�tre des
bless�s de Metz et de Verdun, si l'on se battait par l�,
s'occupait depuis quinze jours � installer une ambulance dans la
grande salle de la mairie. Du monde arrivait, qui disait qu'on
pourrait bien se servir tout de suite de cette ambulance; et, en
effet, d�s midi, on avait entendu le canon, du c�t� de Beaumont.
Mais �a se passait loin encore, on n'avait pas peur, lorsque, tout
d'un coup, comme les derniers soldats Fran�ais quittaient
Raucourt, un obus �tait venu, avec un bruit effroyable, d�foncer
le toit d'une maison voisine. Deux autres suivirent, c'�tait une
batterie allemande qui canonnait l'arri�re-garde du 7e corps.
D�j�, des bless�s de Beaumont se trouvaient � la mairie, on
craignit qu'un obus ne les achev�t sur la paille, o� ils
attendaient que le docteur v�nt les op�rer. Fous d'�pouvante, les
bless�s se levaient, voulaient descendre dans les caves, malgr�
leurs membres fracass�s, qui leur arrachaient des cris de douleur.

-- Et alors, continua Silvine, je ne sais pas comment �a s'est


fait, il y a eu un brusque silence... J'�tais mont�e � une fen�tre
qui donne sur la rue et sur la campagne. Je ne voyais plus
personne, pas un seul pantalon rouge, quand j'ai entendu des gros
pas lourds; et une voix a cri� quelque chose, et toutes les
crosses des fusils sont tomb�es en m�me temps par terre...
C'�taient, en bas, dans la rue, des hommes noirs, petits, l'air
sale, avec de grosses t�tes vilaines, coiff�es de casques, pareils
� ceux de nos pompiers. On m'a dit que c'�taient des Bavarois...
Puis, comme je levais les yeux, j'en ai vu, oh! J'en ai vu des
milliers et des milliers, qui arrivaient par les routes, par les
champs, par les bois, en colonnes serr�es, sans fin. Tout de
suite, le pays en a �t� noir. Une invasion noire, des sauterelles
noires, encore et encore, si bien qu'en un rien de temps, on n'a
plus vu la terre.

Elle fr�missait, elle r�p�ta son geste, chassant de la main


l'affreux souvenir.

-- Et alors, on n'a pas id�e de ce qui s'est pass�... Il para�t


que ces gens-l� marchaient depuis trois jours, et qu'ils venaient
de se battre � Beaumont, comme des enrag�s. Aussi crevaient-ils de
faim, les yeux hors de la t�te, � moiti� fous... Les officiers
n'ont pas m�me essay� de les retenir, tous se sont jet�s dans les
maisons, dans les boutiques, enfon�ant les portes et les fen�tres,
cassant les meubles, cherchant � manger et � boire, avalant
n'importe quoi, ce qui leur tombait sous la main... Chez Monsieur
Simonnot, l'�picier, j'en ai aper�u un qui puisait avec son
casque, au fond d'un tonneau de m�lasse. D'autres mordaient dans
des morceaux de lard cru. D'autres m�chaient de la farine. D�j�,
disait-on, il ne restait plus rien, depuis quarante-Huit heures
que des soldats passaient; et ils trouvaient quand m�me, sans
doute des provisions cach�es; de sorte qu'ils s'acharnaient � tout
d�molir, croyant qu'on leur refusait la nourriture. En moins d'une
heure, les �piceries, les boulangeries, les boucheries, les
maisons bourgeoises elles-m�mes, ont eu leurs vitrines fracass�es,
leurs armoires pill�es, leurs caves envahies et vid�es... Chez le
docteur, on ne s'imagine pas une chose pareille, j'en ai surpris
un gros qui a mang� tout le savon. Mais c'est dans la cave surtout
qu'ils ont fait du ravage. On les entendait d'en haut hurler comme
des b�tes, briser les bouteilles, ouvrir les cannelles des
tonneaux, dont le vin coulait avec un bruit de fontaine. Ils
remontaient les mains rouges, d'avoir pataug� dans tout ce vin
r�pandu... Et, voyez ce que c'est, quand on redevient ainsi des
sauvages, Monsieur Dalichamp a voulu vainement emp�cher un soldat
de boire un litre de sirop d'opium, qu'il avait d�couvert. Pour
s�r, le malheureux est mort � l'heure qu'il est, tant il
souffrait, quand je suis partie.

Prise d'un grand frisson, elle se mit les deux mains sur les yeux,
afin de ne plus voir.

-- Non, non! J'en ai trop vu, �a m'�touffe!

Le p�re Fouchard, toujours sur la route, s'�tait approch�, debout


devant la fen�tre, pour �couter; et le r�cit de ce pillage le
rendait soucieux: on lui avait dit que les Prussiens payaient
tout, est-ce qu'ils allaient se mettre � �tre des voleurs,
maintenant? Maurice et Jean, eux aussi, se passionnaient, � ces
d�tails sur un ennemi que cette fille venait de voir, et qu'eux
n'avaient pu rencontrer, depuis un mois qu'on se battait; tandis
que, pensif, la bouche souffrante, Honor� ne s'int�ressait qu'�
elle, ne songeait qu'au malheur ancien qui les avait s�par�s.

Mais, � ce moment, la porte de la chambre voisine s'ouvrit, et le


petit Charlot parut. Il devait avoir entendu la voix de sa m�re,
il accourait en chemise, pour l'embrasser. Rose et blond, tr�s
fort, il avait une tignasse p�le fris�e et de gros yeux bleus.

Silvine fr�mit, de le revoir si brusquement, comme surprise de


l'image qu'il lui apportait. Ne le connaissait-elle donc plus, cet
enfant ador�, qu'elle le regardait effray�e, ainsi qu'une
�vocation m�me de son cauchemar? Puis, elle �clata en larmes.

-- Mon pauvre petit!

Et elle le serra �perdument dans ses bras, � son cou, tandis


qu'Honor�, livide, constatait l'extraordinaire ressemblance de
Charlot avec Goliath: c'�tait la m�me t�te carr�e et blonde, toute
la race germanique, dans une belle sant� d'enfance, souriante et
fra�che. Le fils du Prussien, le Prussien, comme les farceurs de
Remilly le nommaient! Et cette m�re Fran�aise qui �tait l�, �
l'�treindre sur son coeur, encore toute boulevers�e, toute
saignante du spectacle de l'invasion!

-- Mon pauvre petit, sois sage, viens te recoucher!... Fais dodo,


mon pauvre petit!

Elle l'emporta. Puis, quand elle revint de la pi�ce voisine, elle


ne pleurait plus, elle avait retrouv� sa calme figure de docilit�
et de courage.

Ce fut Honor� qui reprit, d'une voix tremblante:

-- Et alors les Prussiens...?

-- Ah! oui, les Prussiens... Eh bien! ils avaient tout cass�, tout
pill�, tout mang� et tout bu. Ils volaient aussi le linge, les
serviettes, les draps, jusqu'aux rideaux, qu'ils d�chiraient en
longues bandes, pour se panser les pieds. J'en ai vu dont les
pieds n'�taient plus qu'une plaie, tant ils avaient march�. Devant
chez le docteur, au bord du ruisseau, il y en avait une troupe,
qui s'�taient d�chauss�s et qui s'enveloppaient les talons avec
des chemises de femme garnies de dentelle, vol�es sans doute � la
belle Madame Lef�vre, la femme du fabricant... Jusqu'� la nuit, le
pillage a dur�. Les maisons n'avaient plus de portes, elles
b�illaient sur la rue par toutes les ouvertures des rez-de-
chauss�e, et l'on apercevait les d�bris des meubles � l'int�rieur,
un vrai massacre qui mettait en col�re les gens calmes... Moi,
j'�tais comme folle, je ne pouvais rester davantage. On a eu beau
vouloir me retenir, en me disant que les routes �taient barr�es,
qu'on me tuerait pour s�r, je suis partie, je me suis jet�e tout
de suite dans les champs, � droite, en sortant de Raucourt. Des
chariots de Fran�ais et de Prussiens, en tas, arrivaient de
Beaumont. Deux ont pass� pr�s de moi, dans l'obscurit�, avec des
cris, des g�missements, et j'ai couru, oh! J'ai couru � travers
les terres, � travers les bois, je ne sais plus par o�, en faisant
un grand d�tour, du c�t� de Villers... Trois fois, je me suis
cach�e, en croyant entendre des soldats. Mais je n'ai rencontr�
qu'une autre femme qui courait aussi, qui se sauvait de Beaumont,
elle, et qui m'a dit des choses � faire dresser les cheveux...
Enfin, je suis ici, bien malheureuse, oh! Bien malheureuse!

Des larmes, de nouveau, la suffoqu�rent. Une hantise la ramenait �


ces choses, elle r�p�ta ce que lui avait cont� la femme de
Beaumont. Cette femme, qui habitait la grande rue du village,
venait d'y voir passer l'artillerie allemande, depuis la tomb�e du
jour. Aux deux bords, une haie de soldats portaient des torches de
r�sine, �clairant la chauss�e d'une lueur rouge d'incendie. Et, au
milieu, coulait le fleuve des chevaux, des canons, des caissons,
men�s d'un train d'enfer, en un galop furieux. C'�tait la h�te
enrag�e de la victoire, la diabolique poursuite des troupes
Fran�aises, � achever, � �craser, l�-bas, dans quelque basse
fosse. Rien n'�tait respect�, on cassait tout, on passait quand
m�me. Les chevaux qui tombaient, et dont on coupait les traits
tout de suite, �taient roul�s, broy�s, rejet�s comme des �paves
sanglantes. Des hommes, qui voulurent traverser, furent renvers�s
� leur tour, hach�s par les roues. Dans cet ouragan, les
conducteurs mourant de faim ne s'arr�taient m�me pas, attrapaient
au vol des pains qu'on leur jetait; tandis que les porteurs de
torches, du bout de leurs ba�onnettes, leur tendaient des
quartiers de viande. Puis, du m�me fer, ils piquaient les chevaux,
qui ruaient, affol�s, galopant plus fort. Et la nuit s'avan�ait,
et de l'artillerie passait toujours, sous cette violence accrue de
temp�te, au milieu de hourras fr�n�tiques.

Malgr� l'attention qu'il donnait � ce r�cit, Maurice, foudroy� par


la fatigue, apr�s le repas goulu qu'il avait fait, venait de
laisser tomber sa t�te sur la table, entre ses deux bras. Un
instant encore, Jean lutta, et il fut vaincu � son tour, il
s'endormit, � l'autre bout. Le p�re Fouchard �tait redescendu sur
la route, Honor� se trouva seul avec Silvine, assise, immobile
maintenant, en face de la fen�tre toujours grande ouverte.

Alors, le mar�chal des logis se leva, s'approcha de la fen�tre. La


nuit restait immense et noire, gonfl�e du souffle p�nible des
troupes. Mais des bruits plus sonores, des chocs et des
craquements, montaient. En bas, maintenant, c'�tait de
l'artillerie qui d�filait, sur le pont � demi submerg�. Des
chevaux se cabraient, dans l'effroi de cette eau mouvante. Des
caissons glissaient � demi, qu'il fallait jeter compl�tement au
fleuve. Et, en voyant cette retraite sur l'autre rive, si p�nible,
si lente, qui durait depuis la veille et qui ne serait
certainement pas achev�e au jour, le jeune homme songeait �
l'autre artillerie, � celle dont le torrent sauvage se ruait au
travers de Beaumont, renversant tout, broyant b�tes et gens, pour
aller plus vite.

Honor� s'approcha de Silvine, et doucement, en face de ces


t�n�bres, o� passaient des frissons farouches:

-- Vous �tes malheureuse?

-- Oh! Oui, malheureuse!

Elle sentit qu'il allait parler de la chose, de l'abominable


chose, et elle baissait la t�te.

-- Dites, comment est-ce arriv�? ... Je voudrais savoir...

Mais elle ne pouvait r�pondre.

-- Est-ce qu'il vous a forc�e? ... Est-ce que vous avez consenti?

Alors, elle b�gaya, la voix �trangl�e:

-- Mon Dieu! Je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas moi-
m�me... Mais, voyez-vous, ce serait si mal de mentir! Et je ne
puis m'excuser, non! Je ne puis dire qu'il m'ait battue... Vous
�tiez parti, j'�tais folle, et la chose est arriv�e, je ne sais
pas, je ne sais pas comment!

Des sanglots l'�touff�rent, et lui, bl�me, la gorge �galement


serr�e, attendit une minute. Cette id�e qu'elle ne voulait pas
mentir, le calmait pourtant. Il continua � l'interroger, la t�te
travaill�e de tout ce qu'il n'avait pu comprendre encore.
-- Mon p�re vous a donc gard�e ici?

Elle ne leva m�me pas les yeux, s'apaisant, reprenant son air de
r�signation courageuse.

-- Je fais son ouvrage, je n'ai jamais co�t� gros � nourrir, et


comme il y a une bouche de plus avec moi, il en a profit� pour
diminuer mes gages... Maintenant, il est bien s�r que, ce qu'il
commande, je suis forc�e de le faire.

-- Mais, vous, pourquoi �tes-vous rest�e?

Du coup, elle fut si surprise, qu'elle le regarda.

-- Moi, o� donc voulez-vous que j'aille? Au moins, ici, mon petit


et moi, nous mangeons, nous sommes tranquilles.

Le silence recommen�a, tous les deux � pr�sent avaient les yeux


dans les yeux; et, au loin, par la vall�e obscure, les souffles de
foule montaient plus larges, tandis que le roulement des canons,
sur le pont de bateaux, se prolongeait sans fin. Il y eut un grand
cri, un cri perdu d'homme ou de b�te, qui traversa les t�n�bres,
avec une infinie piti�.

-- �coutez, Silvine, reprit Honor� lentement, vous m'avez envoy�


une lettre qui m'a fait bien de la joie... Jamais je ne serais
revenu. Mais cette lettre, je l'ai encore relue ce soir, et elle
dit des choses qu'on ne pouvait pas mieux dire...

Elle avait d'abord p�li, en l'entendant parler de cela. Peut-�tre


�tait-il f�ch�, de ce qu'elle avait os� lui �crire, comme une
effront�e. Puis, � mesure qu'il s'expliquait, elle devenait toute
rouge.

-- Je sais bien que vous ne voulez pas mentir, et c'est pour �a


que je crois ce qu'il y a sur le papier... Oui, maintenant, je le
crois tout � fait... Vous avez eu raison de penser que, si j'�tais
mort � la guerre, sans vous revoir, �a m'aurait fait une grosse
peine, de m'en aller ainsi, en me disant que vous ne m'aimiez
pas... Et, alors, puisque vous m'aimez toujours, puisque vous
n'avez jamais aim� que moi...

Sa langue s'embarrassait, il ne trouvait plus les mots, secou�


d'une �motion extraordinaire.

-- �coute, Silvine, si ces cochons de Prussiens ne me tuent pas,


je veux bien encore de toi, oui! Nous nous marierons ensemble, d�s
que je rentrerai du service.

Elle se leva toute droite, elle eut un cri et tomba entre les bras
du jeune homme. Elle ne pouvait parler, tout le sang de ses veines
�tait � son visage. Il s'�tait assis sur la chaise, il l'avait
prise sur ses genoux.

-- J'y ai bien song�, c'�tait ce que j'avais � te dire, en venant


ici... Si mon p�re nous refuse son consentement, nous nous en
irons, la terre est grande... Et ton petit, on ne peut pas
l'�trangler, mon Dieu! Il en poussera d'autres, je finirai par ne
plus le reconna�tre, dans le tas.

C'�tait le pardon. Elle se d�battait contre cet immense bonheur,


elle murmura enfin:

-- Non, ce n'est pas possible, c'est trop. Peut-�tre te


repentirais-tu, un jour... Mais que tu es bon, Honor�, et que je
t'aime!

D'un baiser sur les l�vres, il la fit taire. Et elle n'avait d�j�
plus la force de refuser la f�licit� qui lui arrivait, toute la
vie heureuse qu'elle croyait � jamais morte. D'un �lan
involontaire, irr�sistible, elle le saisit � pleins bras, elle le
serra en le baisant � son tour, de toute sa force de femme, comme
un bien reconquis, � elle seule, que personne maintenant ne lui
enl�verait. Il �tait de nouveau � elle, lui qu'elle avait perdu,
et elle mourrait plut�t que de se le laisser reprendre.

Mais, � cette minute, une rumeur monta, un grand tumulte de


r�veil, qui emplit l'�paisse nuit. Des ordres �taient cri�s, des
clairons sonnaient, et toute une agitation d'ombres se levait des
terrains nus, une mer indistincte et mouvante, dont le flot
descendait d�j� vers la route. En bas, les feux des deux berges
allaient s'�teindre, on ne voyait plus que des masses confuses
pi�tinant, sans pouvoir m�me se rendre compte si le passage du
fleuve continuait. Et jamais encore une telle angoisse, un tel
effarement d'�pouvante n'avaient travers� les t�n�bres.

Le p�re Fouchard s'�tait rapproch� de la fen�tre, criant qu'on


partait. R�veill�s, frissonnants et engourdis, Jean et Maurice se
mirent debout. Vivement, Honor� avait serr� les deux mains de
Silvine dans les siennes.

-- C'est jur�... Attends-moi.

Elle ne trouva pas un mot, elle le regarda de toute son �me, d'un
dernier et long regard, comme il sautait par la fen�tre, pour
rejoindre sa batterie, au pas de course.

-- Adieu, p�re!

-- Adieu, mon gar�on!

Et ce fut tout, le paysan et le soldat se quittaient de nouveau


comme ils s'�taient retrouv�s, sans une embrassade, en p�re et en
fils qui n'avaient pas besoin de se voir pour vivre.

Quand ils eurent � leur tour quitt� la ferme, Maurice et Jean


galop�rent par les pentes raides. En bas, ils ne trouv�rent plus
le 106e; tous les r�giments �taient d�j� en branle; et ils durent
courir encore, on les renvoya, � droite, � gauche. Enfin, la t�te
perdue, au milieu d'une effroyable confusion, ils tomb�rent sur
leur compagnie, que conduisait le lieutenant Rochas; quant au
capitaine Beaudoin et au r�giment lui-m�me, ils �taient sans doute
ailleurs. Et Maurice fut alors stup�fi�, en constatant que cette
cohue d'hommes, de b�tes, de canons, sortait de Remilly et
remontait du c�t� de Sedan, par la route de la rive gauche. Quoi
donc? Qu'arrivait-il? On ne passait plus la Meuse, on battait en
retraite vers le nord!

Un officier de chasseurs qui se trouvait l�, on ne savait comment,


dit tout haut:

-- Nom de Dieu! C'�tait le 28 qu'il fallait foutre le camp,


lorsque nous �tions au Chesne!

D'autres voix expliquaient le mouvement, des nouvelles arrivaient.


Vers deux heures du matin, un aide de camp du mar�chal De Mac-
Mahon �tait venu dire au g�n�ral Douay que toute l'arm�e avait
l'ordre de se replier sur Sedan, sans perdre une minute. �cras� �
Beaumont, le 5e corps emportait les trois autres dans son
d�sastre. � ce moment, le g�n�ral, qui veillait pr�s du pont de
bateaux, se d�sesp�rait de voir que sa troisi�me division avait
seule pass� le fleuve. Le jour allait na�tre, on pouvait �tre
attaqu� d'un instant � l'autre. Aussi fit-il avertir tous les
chefs plac�s sous ses ordres de gagner Sedan, chacun pour son
compte, par les routes les plus directes. Et lui-m�me, abandonnant
le pont qu'il ordonna de d�truire, fila le long de la rive gauche,
avec sa premi�re division et l'artillerie de r�serve; tandis que
la troisi�me division suivait la rive droite, et que la premi�re,
entam�e � Beaumont, d�band�e, fuyait on ne savait o�. Du 7e corps,
qui ne s'�tait pas encore battu, il n'y avait plus que des
tron�ons �pars, perdus dans les chemins, galopant au fond des
t�n�bres.

Il n'�tait pas trois heures, et la nuit restait noire. Maurice,


qui connaissait pourtant le pays, ne savait plus o� il roulait,
incapable de se reprendre, dans le torrent d�bord�, la cohue
affol�e qui coulait � pleine route. Beaucoup d'hommes, �chapp�s �
l'�crasement de Beaumont, des soldats de toutes armes, en
lambeaux, couverts de sang et de poussi�re, se m�laient aux
r�giments, semaient l'�pouvante. De la vall�e enti�re, au del� du
fleuve, une rumeur semblable montait, d'autres pi�tinements de
troupeau, d'autres fuites, le 1er corps qui venait de quitter
Carignan et Douzy, le 12e corps parti de Mouzon avec les d�bris du
5e, tous �branl�s, emport�s, sous la m�me force logique et
invincible, qui, depuis le 28, poussait l'arm�e vers le nord, la
refoulait au fond de l'impasse o� elle devait p�rir.

Cependant, le petit jour parut, comme la compagnie Beaudoin


traversait Pont-Maugis; et Maurice se retrouva, les coteaux du
Liry � gauche, la Meuse � droite, longeant la route. Mais cette
aube grise �clairait d'une infinie tristesse Bazeilles et Balan,
noy�s au bout des prairies; tandis qu'un Sedan livide, un Sedan de
cauchemar et de deuil, s'�voquait � l'horizon, sur l'immense
rideau sombre des for�ts. Et, apr�s Wadelincourt, lorsqu'on eut
enfin atteint la porte de Torcy, il fallut parlementer, supplier
et se f�cher, presque faire le si�ge de la place, pour obtenir du
gouverneur qu'il baiss�t le pont-levis. Il �tait cinq heures. Le
7e corps entra dans Sedan, ivre de fatigue, de faim et de froid.

VIII
Dans la bousculade, au bout de la chauss�e de Wadelincourt, place
de Torcy, Jean fut s�par� de Maurice; et il courut, s'�gara parmi
la cohue pi�tinante, ne put le retrouver. C'�tait une vraie
malchance, car il avait accept� l'offre du jeune homme, qui
voulait l'emmener chez sa soeur: l�, on se reposerait, on se
coucherait m�me dans un bon lit. Il y avait un tel d�sarroi, tous
les r�giments confondus, plus d'ordres de route ni plus de chefs,
que les hommes �taient � peu pr�s libres de faire ce qu'ils
voulaient. Quand on aurait dormi quelques heures, il serait
toujours temps de s'orienter et de rejoindre les camarades.

Jean, effar�, se trouva sur le viaduc de Torcy, au-dessus des


vastes prairies, que le gouverneur avait fait inonder des eaux du
fleuve. Puis, apr�s avoir franchi une nouvelle porte, il traversa
le pont de Meuse, et il lui sembla, malgr� l'aube grandissante,
que la nuit revenait, dans cette ville �troite, �trangl�e entre
ses remparts, aux rues humides, bord�es de maisons hautes. Il ne
se rappelait m�me pas le nom du beau-fr�re de Maurice, il savait
seulement que sa soeur s'appelait Henriette. O� aller? Qui
demander? Ses pieds ne le portaient plus que par le mouvement
m�canique de la marche, il sentait qu'il tomberait, s'il
s'arr�tait. Comme un homme qui se noie, il n'entendait que le
bourdonnement sourd, il ne distinguait que le ruissellement
continu du flot d'hommes et de b�tes dans lequel il �tait charri�.
Ayant mang� � Remilly, il souffrait surtout du besoin de sommeil;
et, autour de lui, la fatigue aussi l'emportait sur la faim, le
troupeau d'ombres tr�buchait, par les rues inconnues. � chaque
pas, un homme s'affaissait sur un trottoir, culbutait sous une
porte, restait l� comme mort, endormi.

En levant les yeux, Jean lut sur une plaque: avenue de la Sous-
Pr�fecture. Au bout, il y avait un monument, dans un jardin. Et,
au coin de l'avenue, il aper�ut un cavalier, un chasseur
d'Afrique, qu'il crut reconna�tre. N'�tait-ce pas Prosper, le
gar�on de Remilly, qu'il avait vu � Vouziers, avec Maurice? Il
�tait descendu de son cheval, et le cheval, hagard, tremblant sur
les pieds, souffrait d'une telle faim, qu'il avait allong� le cou
pour manger les planches d'un fourgon, qui stationnait contre le
trottoir. Depuis deux jours, les chevaux n'avaient plus re�u de
rations, ils se mouraient d'�puisement. Les grosses dents
faisaient un bruit de r�pe, contre le bois, tandis que le chasseur
d'Afrique pleurait.

Puis, comme Jean, qui s'�tait �loign�, revenait, avec l'id�e que
ce gar�on devait savoir l'adresse des parents de Maurice, il ne le
revit plus. Alors, ce fut du d�sespoir, il erra de rue en rue, se
retrouva � la Sous-Pr�fecture, poussa jusqu'� la place Turenne.
L�, un instant, il se crut sauv�, en apercevant devant l'H�tel de
Ville, au pied de la statue m�me, le lieutenant Rochas, avec
quelques hommes de la compagnie. S'il ne pouvait rejoindre son
ami, il rallierait le r�giment, il dormirait au moins sous la
tente. Le capitaine Beaudoin n'ayant pas reparu, emport� de son
c�t�, �chou� ailleurs, le lieutenant t�chait de r�unir son monde,
s'informant, demandant en vain o� �tait fix� le campement de la
division. Mais, � mesure qu'on avan�ait dans la ville, la
compagnie, au lieu de s'accro�tre, diminuait. Un soldat, avec des
gestes fous, entra dans une auberge, et jamais il ne revint. Trois
autres s'arr�t�rent devant la porte d'un �picier, retenus par des
zouaves qui avaient d�fonc� un petit tonneau d'eau-de-vie.
Plusieurs, d�j�, gisaient en travers du ruisseau, d'autres
voulaient partir, retombaient, �cras�s et stupides. Chouteau et
Loubet, se poussant du coude, venaient de dispara�tre au fond
d'une all�e noire, derri�re une grosse femme qui portait un pain.
Et il n'y avait plus, avec le lieutenant, que Pache et Lapoulle,
ainsi qu'une dizaine de camarades.

Au pied du bronze de Turenne, Rochas faisait un effort


consid�rable, pour se tenir debout, les yeux ouverts.

Lorsqu'il reconnut Jean, il murmura:

-- Ah! c'est vous, caporal! Et vos hommes?

Jean eut un geste vague, pour dire qu'il ne savait pas. Mais
Pache, montrant Lapoulle, r�pondit, gagn� par les larmes:

-- Nous sommes l�, il n'y a que nous deux... Que le bon Dieu ait
piti� de nous, c'est trop de mis�re!

L'autre, le gros mangeur, regardait les mains de Jean, d'un air


vorace, r�volt� de les voir toujours vides � pr�sent. Peut-�tre,
dans sa somnolence, avait-il r�v� que le caporal �tait all� � la
distribution.

-- Sacr� bon sort! gronda-t-il, faut donc encore se serrer le


ventre!

Gaude, le clairon, qui attendait l'ordre de sonner au ralliement,


adoss� � la grille, venait de s'endormir, glissant d'une seule
coul�e, s'�talant sur le dos. Tous succombaient un � un,
ronflaient � poings ferm�s. Et, seul, le sergent Sapin restait les
yeux grands ouverts, avec son nez pinc� dans sa petite figure
p�le, comme s'il lisait son malheur � l'horizon de cette ville
inconnue.

Cependant, le lieutenant Rochas avait c�d� � l'irr�sistible besoin


de s'asseoir par terre. Il voulut donner un ordre.

-- Caporal, il faudra... Il faudra...

Et il ne trouvait plus les mots, la bouche emp�t�e de fatigue; et,


tout d'un coup, il s'abattit � son tour, foudroy� par le sommeil.

Jean, craignant de tomber lui aussi sur le pav�, s'en alla. Il


s'ent�tait � chercher un lit. De l'autre c�t� de la place, � une
des fen�tres de l'h�tel de la croix d'or, il avait aper�u le
g�n�ral Bourgain-Desfeuilles, d�j� en manches de chemise, tout
pr�t � se fourrer entre de fins draps blancs. � quoi bon faire du
z�le, p�tir davantage? Et il eut une soudaine joie, un nom avait
jailli de sa m�moire, celui du fabricant de drap, chez qui �tait
employ� le beau-fr�re de Maurice: M Delaherche, oui! C'�tait bien
�a. Il arr�ta un vieil homme qui passait.

-- Monsieur Delaherche?
-- Rue Maqua, presque au coin de la rue au beurre, une grande
belle maison, avec des sculptures.

Puis, le vieil homme le rejoignit en courant.

-- Dites donc, vous �tes du 106e... Si c'est votre r�giment que


vous cherchez, il est ressorti par le ch�teau, l�-bas... Je viens
de rencontrer le colonel, Monsieur De Vineuil, que j'ai bien
connu, quand il �tait � M�zi�res.

Mais Jean repartit, avec un geste de furieuse impatience. Non!


Non! Maintenant qu'il �tait certain de retrouver Maurice, il
n'irait pas coucher sur la terre dure. Et, au fond de lui, un
remords l'importunait, car il revoyait le colonel, avec sa haute
taille, si dur � la fatigue malgr� son �ge, dormant comme ses
hommes, sous la tente. Tout de suite, il enfila la Grande-Rue, se
perdit de nouveau dans le tumulte grandissant de la ville, finit
par s'adresser � un petit gar�on qui le conduisit rue Maqua.

C'�tait l� qu'un grand-Oncle du Delaherche actuel avait construit,


au si�cle dernier, la fabrique monumentale, qui, depuis cent
soixante ans, n'�tait point sortie de la famille. Il y a ainsi, �
Sedan, datant des premi�res ann�es de Louis XV, des fabriques de
drap grandes comme des Louvres, avec des fa�ades d'une majest�
royale. Celle de la rue Maqua avait trois �tages de hautes
fen�tres, encadr�es de s�v�res sculptures; et, � l'int�rieur, une
cour de palais �tait encore plant�e des vieux arbres de la
fondation, des ormes gigantesques. Trois g�n�rations de Delaherche
avaient fait l� des fortunes consid�rables. Le p�re de Jules, le
propri�taire actuel, ayant h�rit� la fabrique d'un cousin, mort
sans enfant, c'�tait maintenant une branche cadette qui tr�nait.
Ce p�re avait �largi la prosp�rit� de la maison, mais il �tait de
moeurs gaillardes et avait rendu sa femme fort malheureuse. Aussi
cette derni�re, devenue veuve, tremblante de voir son fils
recommencer les m�mes farces, s'�tait-elle efforc�e de le tenir
jusqu'� cinquante ans pass�s dans une d�pendance de grand gar�on
sage, apr�s l'avoir mari� � une femme tr�s simple et tr�s d�vote.
Le pis est que la vie a de terribles revanches. Sa femme �tant
venue � mourir, Delaherche, sevr� de jeunesse, s'�tait amourach�
d'une jeune veuve de Charleville, la jolie Madame Maginot, sur
laquelle on chuchotait des histoires, et qu'il avait fini par
�pouser, l'automne dernier, malgr� les remontrances de sa m�re.
Sedan, tr�s puritain, a toujours jug� avec s�v�rit� Charleville,
cit� de rires et de f�tes. D'ailleurs, jamais le mariage ne se
serait conclu, si Gilberte n'avait eu pour oncle le colonel De
Vineuil, en passe d'�tre promu g�n�ral. Cette parent�, cette id�e
qu'il �tait entr� dans une famille militaire, flattait beaucoup le
fabricant de drap.

Le matin, Delaherche, en apprenant que l'arm�e allait passer �


Mouzon, avait fait avec Weiss, son comptable, cette promenade en
cabriolet, dont le p�re Fouchard avait parl� � Maurice. Gros et
grand, le teint color�, le nez fort et les l�vres �paisses, il
�tait de temp�rament expansif, il avait la curiosit� gaie du
bourgeois Fran�ais qui aime les beaux d�fil�s de troupes. Ayant su
par le pharmacien de Mouzon que l'empereur se trouvait � la ferme
de Baybel, il y �tait mont�, l'avait vu, avait m�me failli causer
avec lui, toute une histoire �norme, dont il ne tarissait pas
depuis son retour. Mais quel terrible retour, � travers la panique
de Beaumont, par les chemins encombr�s de fuyards! Vingt fois, le
cabriolet avait failli culbuter dans les foss�s. Les deux hommes
n'�taient rentr�s qu'� la nuit, au milieu d'obstacles sans cesse
renaissants. Et cette partie de plaisir, cette arm�e que
Delaherche �tait all� voir d�filer, � deux lieues, et qui le
ramenait violemment dans le galop de sa retraite, toute cette
aventure impr�vue et tragique lui avait fait r�p�ter, � dix
reprises, le long de la route:

-- Moi qui la croyais en marche sur Verdun et qui ne voulais pas


manquer l'occasion de la voir!... Ah bien! Je l'ai vue et je crois
que nous allons la voir, � Sedan, plus que nous ne voudrons!

Le matin, d�s cinq heures, r�veill� par la haute rumeur d'�cluse


l�ch�e que faisait le 7e corps en traversant la ville, il s'�tait
v�tu � la h�te; et, dans la premi�re personne rencontr�e sur la
place Turenne, il avait reconnu le capitaine Beaudoin. L'ann�e
d'auparavant, � Charleville, le capitaine �tait un des familiers
de la jolie Madame Maginot; de sorte que Gilberte, avant le
mariage, l'avait pr�sent�. L'histoire, chuchot�e autrefois, disait
que le capitaine, n'ayant plus rien � d�sirer, s'�tait retir�
devant le fabricant de drap par d�licatesse, ne voulant pas priver
son amie de la tr�s grosse fortune qui lui arrivait.

-- Comment! c'est vous? s'�cria Delaherche, et dans quel �tat, bon


Dieu!

Beaudoin, si correct, si joliment tenu d'habitude, �tait en effet


pitoyable, l'uniforme souill�, la face et les mains noires.
Exasp�r�, il venait de faire route avec des turcos, sans pouvoir
s'expliquer comment il avait perdu sa compagnie. Ainsi que tous,
il se mourait de faim et de fatigue; mais ce n'�tait pas l� son
d�sespoir le plus cuisant, il souffrait surtout de ne pas avoir
chang� de chemise depuis Reims.

-- Imaginez-vous, g�mit-il tout de suite, qu'on m'a �gar� mes


bagages � Vouziers. Des imb�ciles, des gredins � qui je casserais
la t�te, si je les tenais!... Et plus rien, pas un mouchoir, pas
une paire de chaussettes! C'est � en devenir fou, ma parole
d'honneur!

Delaherche insista aussit�t pour l'emmener chez lui. Mais il


r�sistait: non, non! Il n'avait plus figure humaine, il ne voulait
pas faire peur au monde. Il fallut que le fabricant lui jur�t que
ni sa m�re ni sa femme n'�taient lev�es. Et, d'ailleurs, il allait
lui donner de l'eau, du savon, du linge, enfin le n�cessaire.

Sept heures sonnaient, lorsque le capitaine Beaudoin,


d�barbouill�, bross�, ayant sous l'uniforme une chemise du mari,
parut dans la salle � manger aux boiseries grises, tr�s haute de
plafond. Madame Delaherche, la m�re, �tait d�j� l�, toujours
debout � l'aube, malgr� ses soixante-dix-huit ans. Toute blanche,
elle avait un nez qui s'�tait aminci et une bouche qui ne riait
plus, dans une longue face maigre. Elle se leva, se montra d'une
grande politesse, en invitant le capitaine � s'asseoir devant une
des tasses de caf� au lait qui �taient servies.
-- Peut-�tre, monsieur, pr�f�reriez-vous de la viande et du vin,
apr�s tant de fatigues?

Mais il se r�cria.

-- Merci mille fois, madame, un peu de lait et du pain beurr�,


c'est ce qui m'ira le mieux.

� ce moment, une porte fut gaiement pouss�e, et Gilberte entra, la


main tendue. Delaherche avait d� la pr�venir, car d'ordinaire elle
ne se levait jamais avant dix heures. Elle �tait grande, l'air
souple et fort, avec de beaux cheveux noirs, de beaux yeux noirs,
et pourtant tr�s rose de teint, et la mine rieuse, un peu folle,
sans m�chancet� aucune. Son peignoir beige, � broderies de soie
rouge, venait de Paris.

-- Ah! capitaine, dit-elle vivement, en serrant la main du jeune


homme, que vous �tes gentil, de vous �tre arr�t� dans notre pauvre
coin de province!

D'ailleurs, elle fut la premi�re � rire de son �tourderie.

-- Hein? suis-je sotte! Vous vous passeriez bien d'�tre � Sedan,


dans des circonstances pareilles... Mais je suis si heureuse de
vous revoir!

En effet, ses beaux yeux brillaient de plaisir. Et Madame


Delaherche, qui devait conna�tre les propos des m�chantes langues
de Charleville, les regardait tous deux fixement, de son air
rigide. Le capitaine, du reste, se montrait fort discret, en homme
qui avait gard� simplement un bon souvenir de la maison
hospitali�re o� il �tait accueilli autrefois.

On d�jeuna, et tout de suite Delaherche revint � sa promenade de


la veille, ne pouvant r�sister � la d�mangeaison d'en faire de
nouveau le r�cit.

-- Vous savez que j'ai vu l'empereur � Baybel.

Il partit, rien d�s lors ne put l'arr�ter. Ce fut d'abord une


description de la ferme, un grand b�timent carr�, avec une cour
int�rieure, ferm�e par une grille, le tout sur un monticule qui
domine Mouzon, � gauche de la route de Carignan. Ensuite, il
revint au 12e corps qu'il avait travers�, camp� parmi les vignes
des coteaux, des troupes superbes, luisantes au soleil, dont la
vue l'avait empli d'une grande joie patriotique.

-- J'�tais donc l�, monsieur, lorsque l'empereur, tout d'un coup,


est sorti de la ferme, o� il �tait mont� faire halte, pour se
reposer et d�jeuner. Il avait un paletot jet� sur son uniforme de
g�n�ral, bien que le soleil f�t tr�s chaud. Derri�re lui, un
serviteur portait un pliant... Je ne lui ai pas trouv� bonne mine,
ah! non, vo�t�, la marche p�nible, la figure jaune, enfin un homme
malade... Et �a ne m'a pas surpris, parce que le pharmacien de
Mouzon, en me conseillant de pousser jusqu'� Baybel, venait de me
raconter qu'un aide de camp �tait accouru lui acheter des
rem�des... Oui, vous savez bien, des rem�des pour...
La pr�sence de sa m�re et de sa femme l'emp�chait de d�signer plus
clairement la dysenterie dont l'empereur souffrait depuis le
Chesne et qui le for�ait � s'arr�ter ainsi dans les fermes, le
long de la route.

-- Bref, voil� le serviteur qui installe le pliant, au bout d'un


champ de bl�, � la corne d'un taillis, et voil� l'empereur qui
s'assied... Il restait immobile, affaiss�, de l'air d'un petit
rentier chauffant ses douleurs au soleil. Il regardait de son oeil
morne le vaste horizon, en bas la Meuse coulant dans la vall�e, en
face les coteaux bois�s dont les sommets se perdent au loin, les
cimes des bois de Dieulet � gauche, le mamelon verdoyant de
Sommauthe � droite... Des aides de camp, des officiers sup�rieurs
l'entouraient, et un colonel de dragons, qui m'avait d�j� demand�
des renseignements sur le pays, venait de me faire signe de ne pas
m'�loigner, lorsque, tout d'un coup...

Delaherche se leva, car il arrivait � la p�rip�tie poignante du


r�cit, il voulait joindre la mimique � la parole.

-- Tout d'un coup, des d�tonations �clatent, et l'on voit, juste


en face, en avant des bois de Dieulet, des obus d�crire des
courbes dans le ciel... Ca m'a fait, parole d'honneur! L'effet
d'un feu d'artifice qu'on aurait tir� en plein jour... Autour de
l'empereur, naturellement, on s'exclame, on s'inqui�te. Mon
colonel de dragons revient en courant me demander si je puis
pr�ciser o� l'on se bat. Tout de suite, je dis: �c'est � Beaumont,
il n'y a pas le moindre doute.� il retourne pr�s de l'empereur,
sur les genoux duquel un aide de camp d�pliait une carte.
L'empereur ne voulait pas croire qu'on se batt�t � Beaumont. Moi,
n'est-ce pas? Je ne pouvais que m'obstiner, d'autant plus que les
obus marchaient dans le ciel, se rapprochant, suivant la route de
Mouzon... Et alors, comme je vous vois, monsieur, j'ai vu
l'empereur tourner vers moi son visage bl�me. Oui, il m'a regard�
un instant de ses yeux troubles, pleins de d�fiance et de
tristesse. Et puis, sa t�te est retomb�e au-dessus de la carte, il
n'a plus boug�.

Bonapartiste ardent au moment du pl�biscite, Delaherche, depuis


les premi�res d�faites, avouait que l'empire avait commis des
fautes. Mais il d�fendait encore la dynastie, il plaignait
Napol�on III, que tout le monde trompait. Ainsi, � l'entendre, les
v�ritables auteurs de nos d�sastres n'�taient autres que les
d�put�s r�publicains de l'opposition, qui avaient emp�ch� de voter
le nombre d'hommes et les cr�dits n�cessaires.

-- Et l'empereur est rentr� � la ferme? demanda le capitaine


Beaudoin.

-- Ma foi, monsieur, je n'en sais rien, je l'ai laiss� sur son


pliant... Il �tait midi, la bataille se rapprochait, je commen�ais
� me pr�occuper de mon retour... Tout ce que je puis ajouter,
c'est qu'un g�n�ral, � qui je montrais Carignan au loin, dans la
plaine, derri�re nous, a paru stup�fait d'apprendre que la
fronti�re belge �tait l�, � quelques kilom�tres... Ah! ce pauvre
empereur, il est bien servi!
Gilberte, souriante, tr�s � l'aise, comme dans le salon de son
veuvage, o� elle le recevait autrefois, s'occupait du capitaine,
lui passait le pain grill� et le beurre. Elle voulait absolument
qu'il accept�t une chambre, un lit; mais il refusait, il fut
convenu qu'il se reposerait seulement une couple d'heures sur un
canap�, dans le cabinet de Delaherche, avant de rejoindre son
r�giment. Au moment o� il prenait des mains de la jeune femme le
sucrier, Madame Delaherche, qui ne les quittait pas des yeux, les
vit nettement se serrer les doigts; et elle ne douta plus.

Mais une servante venait de para�tre.

-- Monsieur, il y a, en bas, un soldat qui demande l'adresse de


Monsieur Weiss.

Delaherche n'�tait pas fier, comme on disait, aimant � causer avec


les petits de ce monde, par un go�t bavard de la popularit�.

-- L'adresse de Weiss, tiens! c'est dr�le... Faites entrer ce


soldat.

Jean entra, si �puis�, qu'il vacillait. En apercevant son


capitaine, attabl� avec deux dames, il eut un l�ger sursaut de
surprise, il retira la main qu'il avan�ait machinalement d�j�,
pour s'appuyer � une chaise. Puis, il r�pondit bri�vement aux
questions du fabricant, qui faisait le bon homme, ami du soldat.
D'un mot, il expliqua sa camaraderie avec Maurice, et pourquoi il
le cherchait.

-- C'est un caporal de ma compagnie, finit par dire le capitaine,


afin de couper court.

� son tour, il l'interrogea, d�sireux de savoir ce que le r�giment


�tait devenu. Et, comme Jean racontait qu'on venait de voir le
colonel traverser la ville, � la t�te de ce qu'il lui restait
d'hommes, pour aller camper au nord, Gilberte, de nouveau, parla
trop vite, avec sa vivacit� de jolie femme, qui ne r�fl�chissait
gu�re.

-- Oh! mon oncle, pourquoi n'est-il pas venu d�jeuner ici? On lui
aurait pr�par� une chambre... Si l'on envoyait le chercher?

Mais Madame Delaherche eut un geste de souveraine autorit�. Dans


ses veines coulait le vieux sang bourgeois des villes fronti�res,
toutes les m�les vertus d'un patriotisme rigide. Elle ne rompit la
s�v�rit� de son silence que pour dire:

-- Laissez Monsieur De Vineuil, il est � son devoir.

Cela causa un malaise. Delaherche emmena le capitaine dans son


cabinet, voulut l'installer lui-m�me sur le canap�; et Gilberte
s'en alla, malgr� la le�on, de son air d'oiseau secouant les
ailes, gai quand m�me sous l'orage; tandis que la servante, � qui
l'on avait confi� Jean, le conduisait � travers les cours de la
fabrique, dans un d�dale de couloirs et d'escaliers.

Les Weiss habitaient rue des Voyards; mais la maison, qui


appartenait � Delaherche, communiquait avec la b�tisse monumentale
de la rue Maqua. Cette rue des Voyards �tait alors une des plus
�trangl�es de Sedan, une ruelle �troite, humide, assombrie par le
voisinage du rempart qu'elle longeait. Les toitures des hautes
fa�ades se touchaient presque, les all�es noires semblaient des
bouches de cave, surtout dans le bout o� se dressait le grand mur
du coll�ge. Cependant, Weiss, log� et chauff�, occupant tout le
troisi�me �tage, s'y trouvait � l'aise, � proximit� de son bureau,
pouvant y descendre en pantoufles, sans sortir. Il �tait un homme
heureux, depuis qu'il avait �pous� Henriette, si longtemps
d�sir�e, lorsqu'il l'avait connue au Chesne, chez son p�re, le
percepteur, m�nag�re � six ans, rempla�ant la m�re morte; tandis
que lui, entr� � la raffinerie g�n�rale presque � titre d'homme de
peine, se faisait une instruction, s'�levait � l'emploi de
comptable, � force de travail. Encore, pour r�aliser son r�ve,
avait-il fallu la mort du p�re, puis les fautes graves du fr�re, �
Paris, de ce Maurice, dont la soeur jumelle �tait un peu la
servante, � qui elle s'�tait sacrifi�e toute pour en faire un
monsieur. �lev�e en cendrillon au logis, sachant au plus lire et
�crire, elle venait de vendre la maison, les meubles, sans combler
le gouffre des folies du jeune homme, lorsque le bon Weiss �tait
accouru offrir ce qu'il poss�dait, avec ses bras solides, avec son
coeur; et elle avait accept� de l'�pouser, touch�e aux larmes de
son affection, tr�s sage et tr�s r�fl�chie, pleine d'estime tendre
sinon de passion amoureuse. Maintenant, la fortune leur souriait,
Delaherche avait parl� d'associer Weiss � sa maison. Ce serait le
bonheur, d�s que des enfants seraient venus.

-- Attention! dit la domestique � Jean, l'escalier est raide.

En effet, il butait dans une obscurit� devenue profonde, quand une


porte, vivement ouverte, �claira les marches d'un coup de lumi�re.
Et il entendit une voix douce qui disait:

-- C'est lui.

-- Madame Weiss, cria la domestique, voil� un soldat qui vous


demande.

Il y eut un l�ger rire de contentement, et la voix douce r�pondit:

-- Bon! bon! je sais qui c'est.

Puis, comme le caporal, g�n�, �touff�, s'arr�tait sur le seuil.

-- Entrez, monsieur Jean... Voici deux heures que Maurice est l�


et que nous vous attendons, oh! avec bien de l'impatience!

Alors, dans le jour p�le de la pi�ce, il la vit, d'une


ressemblance frappante avec Maurice, de cette extraordinaire
ressemblance des jumeaux qui est comme un d�doublement des
visages. Pourtant, elle �tait plus petite, plus mince encore,
d'apparence plus fr�le, avec sa bouche un peu grande, ses traits
menus, sous son admirable chevelure blonde, d'un blond clair
d'avoine m�re. Et ce qui la diff�renciait surtout de lui,
c'�taient ses yeux gris, calmes et braves, o� revivait toute l'�me
h�ro�que du grand-p�re, le h�ros de la grande arm�e. Elle parlait
peu, marchait sans bruit, d'une activit� si adroite, d'une douceur
si riante, qu'on la sentait comme une caresse dans l'air o� elle
passait.

-- Tenez, entrez par ici, monsieur Jean, r�p�ta-t-elle.

Tout va �tre pr�t.

Il balbutiait, ne trouvant pas m�me un remerciement, dans son


�motion d'�tre si fraternellement re�u. D'ailleurs, ses paupi�res
se fermaient, il ne l'apercevait qu'� travers le sommeil
invincible dont il �tait pris, une sorte de brume o� elle
flottait, vague, d�tach�e de terre. N'�tait-ce donc qu'une
apparition charmante, cette jeune femme secourable, qui lui
souriait avec tant de simplicit�? Il lui sembla bien qu'elle
touchait sa main, qu'il sentait la sienne, petite et ferme, d'une
loyaut� de vieil ami.

Et, � partir de ce moment, Jean perdit la conscience nette des


choses. On �tait dans la salle � manger, il y avait du pain et de
la viande sur la table; mais il n'aurait pas eu la force de porter
les morceaux � sa bouche. Un homme �tait l�, assis sur une chaise.
Puis, il reconnut Weiss, qu'il avait vu � Mulhouse. Mais il ne
comprenait pas ce que l'homme disait, d'un air de chagrin, avec
des gestes ralentis. Dans un lit de sangle, dress� devant le
po�le, Maurice dormait d�j�, la face immobile, l'air mort. Et
Henriette s'empressait autour d'un divan, sur lequel on avait jet�
un matelas; elle apportait un traversin, un oreiller, des
couvertures; elle mettait, les mains promptes et savantes, des
draps blancs, d'admirables draps blancs, d'un blanc de neige.

Ah! ces draps blancs, ces draps si ardemment convoit�s, Jean ne


voyait plus qu'eux! Il ne s'�tait pas d�shabill�, il n'avait pas
couch� dans un lit depuis six semaines. C'�tait une gourmandise,
une impatience d'enfant, une irr�sistible passion, � se glisser
dans cette blancheur, dans cette fra�cheur, et � s'y perdre. D�s
qu'on l'eut laiss� seul, il fut tout de suite pieds nus, en
chemise, il se coucha, se contenta, avec un grognement de b�te
heureuse. Le jour p�le du matin entrait par la haute fen�tre; et,
comme, d�j� chavir� dans le sommeil, il rouvrait � demi les yeux,
il eut encore une apparition d'Henriette, une Henriette plus
ind�cise, immat�rielle, qui rentrait sur la pointe des pieds, pour
poser pr�s de lui, sur la table, une carafe et un verre oubli�s.
Elle sembla rester l� quelques secondes, � les regarder tous deux,
son fr�re et lui, avec son tranquille sourire, d'une infinie
bont�. Puis, elle se dissipa. Et il dormait dans les draps blancs,
an�anti.

Des heures, des ann�es coul�rent. Jean et Maurice n'�taient plus,


sans un r�ve, sans la conscience du petit battement de leurs
veines. Dix ans ou dix minutes, le temps avait cess� de compter;
et c'�tait comme la revanche du corps surmen�, se satisfaisant
dans la mort de tout leur �tre. Brusquement, secou�s du m�me
sursaut, tous deux s'�veill�rent. Quoi donc? Que se passait-il,
depuis combien de temps dormaient-ils? La m�me clart� p�le tombait
de la haute fen�tre. Ils �taient bris�s, les jointures raidies,
les membres plus las, la bouche plus am�re qu'en se couchant.
Heureusement qu'ils ne devaient avoir dormi qu'une heure. Et, sur
la m�me chaise, ils ne s'�tonn�rent pas d'apercevoir Weiss, qui
semblait attendre leur r�veil, dans la m�me attitude accabl�e.
-- Fichtre! b�gaya Jean, faut pourtant se lever et rejoindre le
r�giment avant midi.

Il sauta sur le carreau avec un l�ger cri de douleur, il


s'habilla.

-- Avant midi, r�p�ta Weiss. Vous savez qu'il est sept heures du
soir et que vous dormez depuis douze heures environ.

Sept heures, bon Dieu! Ce fut un effarement. Jean, d�j� tout v�tu,
voulait courir, tandis que Maurice, encore au lit, se lamentait de
ne pouvoir plus remuer les jambes. Comment retrouver les
camarades? L'arm�e n'avait-elle pas fil�? Et tous deux se
f�chaient, on n'aurait pas d� les laisser dormir si longtemps.
Mais Weiss eut un geste de d�sesp�rance.

-- Pour ce qu'on a fait, mon Dieu! vous avez aussi bien fait de
rester couch�s.

Lui, depuis le matin, battait Sedan et les environs. Il venait


seulement de rentrer, d�sol� de l'inaction des troupes, de cette
journ�e du 31, si pr�cieuse, perdue dans une attente inexplicable.
Une seule excuse �tait possible, la fatigue extr�me des hommes,
leur besoin absolu de repos; et encore ne comprenait-il pas que la
retraite n'e�t pas continu�, apr�s les quelques heures de sommeil
n�cessaire.

-- Moi, reprit-il, je n'ai pas la pr�tention de m'y entendre, mais


je sens, oui! je sens que l'arm�e est tr�s mal plant�e � Sedan...
Le 12e corps se trouve � Bazeilles, o� l'on s'est un peu battu, ce
matin; le 1er est tout le long de la Givonne, du village de la
Moncelle au bois de la Garenne; tandis que le 7e campe sur le
plateau de Floing, et que le 5e, � moiti� d�truit, s'entasse sous
les remparts m�mes, du c�t� du ch�teau... Et c'est cela qui me
fait peur, de les savoir tous rang�s ainsi autour de la ville,
attendant les Prussiens. J'aurais fil�, moi, oh! tout de suite,
sur M�zi�res. Je connais le pays, il n'y a pas d'autre ligne de
retraite, ou bien on sera culbut� en Belgique... Puis, tenez!
venez voir quelque chose...

Il avait pris la main de Jean, il l'amenait devant la fen�tre.

-- Regardez l�-bas, sur la cr�te des coteaux.

Par-dessus les remparts, par-dessus les constructions voisines, la


fen�tre s'ouvrait, au sud de Sedan, sur la vall�e de la Meuse.
C'�tait le fleuve se d�roulant dans les vastes prairies, c'�tait
Remilly � gauche, Pont-Maugis et Wadelincourt en face, Fr�nois �
droite; et les coteaux �talaient leurs pentes vertes, d'abord le
Liry, ensuite la Marf�e et la Croix-Piau, avec leurs grands bois.
Sous le jour finissant, l'immense horizon avait une douceur
profonde, d'une limpidit� de cristal.

-- Vous ne voyez pas, l�-bas, le long des sommets, ces lignes


noires en marche, ces fourmis noires qui d�filent?

Jean �carquillait les yeux, tandis que Maurice, � genoux sur son
lit, tendait le cou.

-- Ah! oui, cri�rent-ils ensemble. En voici une ligne, en voici


une autre, une autre, une autre! Il y en a partout.

-- Eh bien! reprit Weiss, ce sont les Prussiens... Depuis ce


matin, je les regarde, et il en passe, il en passe toujours! Ah!
je vous promets que, si nos soldats les attendent, eux se
d�p�chent d'arriver!... Et tous les habitants de la ville les ont
vus comme moi, il n'y a vraiment que les g�n�raux qui ont les yeux
bouch�s. J'ai caus� tout � l'heure avec un g�n�ral, il a hauss�
les �paules, il m'a dit que le mar�chal De Mac-Mahon �tait
absolument convaincu d'avoir � peine soixante-dix mille hommes
devant lui. Dieu veuille qu'il soit bien renseign�!... Mais,
regardez-les donc! la terre en est couverte, elles viennent, elles
viennent, les fourmis noires!

� ce moment, Maurice se rejeta dans son lit et �clata en gros


sanglots. Henriette, de son air souriant de la veille, entrait.
Vivement, elle s'approcha, alarm�e.

-- Quoi donc?

Mais lui, la repoussait du geste.

-- Non, non! laisse-moi, abandonne-moi, je ne t'ai jamais fait que


du chagrin. Quand je pense que tu te privais de robes, et que
j'�tais au coll�ge, moi! Ah! oui, une instruction dont j'ai
profit� joliment!... Et puis, j'ai failli d�shonorer notre nom, je
ne sais pas o� je serais � cette heure, si tu ne t'�tais saign�e
aux quatre membres, pour r�parer mes sottises.

Elle s'�tait remise � sourire.

-- Vraiment, mon pauvre ami, tu n'as pas le r�veil gai... Mais


puisque tout cela est effac�, oubli�! Ne fais-tu pas maintenant
ton devoir de bon Fran�ais? Depuis que tu t'es engag�, je suis
tr�s fi�re de toi, je t'assure.

Comme pour le prier de venir � son aide, elle s'�tait tourn�e vers
Jean. Celui-ci la regardait, un peu surpris de la trouver moins
belle que la veille, plus mince, plus p�le, � pr�sent qu'il ne la
voyait plus au travers de la demi-hallucination de sa fatigue. Ce
qui restait frappant, c'�tait sa ressemblance avec son fr�re; et,
cependant, toute la diff�rence de leurs natures s'accusait
profonde, � cette minute: lui, d'une nervosit� de femme, �branl�
par la maladie de l'�poque, subissant la crise historique et
sociale de la race, capable d'un instant � l'autre des
enthousiasmes les plus nobles et des pires d�couragements; elle,
si ch�tive, dans son effacement de cendrillon, avec son air
r�sign� de petite m�nag�re, le front solide, les yeux braves, du
bois sacr� dont on fait les martyrs.

-- Fi�re de moi! s'�cria Maurice, il n'y a pas de quoi, vraiment!


Voil� un mois que nous fuyons comme des l�ches que nous sommes.

-- Dame! dit Jean, avec son bon sens, nous ne sommes pas les
seuls, nous faisons ce qu'on nous fait faire.
Mais la crise du jeune homme �clata, plus violente.

-- Justement, j'en ai assez!... Est-ce que ce n'est pas � pleurer


des larmes de sang, ces d�faites continuelles, ces chefs
imb�ciles, ces soldats qu'on m�ne stupidement � l'abattoir comme
des troupeaux? ... Maintenant, nous voil� au fond d'une impasse.
Vous voyez bien que les Prussiens arrivent de toutes parts; et
nous allons �tre �cras�s, l'arm�e est perdue... Non, non! je reste
ici, je pr�f�re qu'on me fusille comme d�serteur... Jean, tu peux
partir sans moi. Non! je n'y retourne pas, je reste ici.

Un nouvel acc�s de larmes l'avait abattu sur l'oreiller. C'�tait


une d�tente nerveuse irr�sistible, qui emportait tout, une de ces
chutes soudaines dans le d�sespoir, le m�pris du monde entier et
de lui-m�me, auxquelles il �tait si fr�quemment sujet. Sa soeur,
le connaissant bien, demeurait placide.

-- Ce serait tr�s mal, mon bon Maurice, si tu d�sertais ton poste,


au moment du danger.

D'une secousse, il se mit sur son s�ant.

-- Eh bien! donne-moi mon fusil, je vais me casser la t�te, ce


sera plus t�t fait.

Puis, le bras tendu, montrant Weiss, immobile et silencieux:

-- Tiens! il n'y a que lui de raisonnable, oui! lui seul a vu


clair... Tu te souviens, Jean, de ce qu'il me disait, devant
Mulhouse, il y a un mois?

-- C'est bien vrai, confirma le caporal, monsieur a dit que nous


serions battus.

Et la sc�ne s'�voquait, la nuit anxieuse, l'attente pleine


d'angoisse, tout le d�sastre de Froeschwiller passant d�j� dans le
ciel morne, tandis que Weiss disait ses craintes, l'Allemagne
pr�te, mieux command�e, mieux arm�e, soulev�e par un grand �lan de
patriotisme, la France effar�e, livr�e au d�sordre, attard�e et
pervertie, n'ayant ni les chefs, ni les hommes, ni les armes
n�cessaires. Et l'affreuse pr�diction se r�alisait.

Weiss leva ses mains tremblantes. Sa face de bon chien exprimait


une douleur profonde.

-- Ah! je ne triomphe gu�re, d'avoir eu raison, murmura-t-il. Je


suis une b�te, mais c'�tait tellement clair, quand on savait les
choses!... Seulement, si l'on est battu, on peut en tuer tout de
m�me, de ces Prussiens de malheur. C'est la consolation, je crois
encore que nous allons y rester, et je voudrais qu'il y rest�t
aussi des Prussiens, des tas de Prussiens, tenez! de quoi couvrir
la terre, l�-bas!

Il s'�tait mis debout, il montrait du geste la vall�e de la Meuse.


Toute une flamme allumait ses gros yeux de myope qui l'avaient
emp�ch� de servir.
-- Tonnerre de Dieu! oui, je me battrais, moi, si j'�tais libre...
Je ne sais pas si c'est parce qu'ils sont maintenant en ma�tres
dans mon pays, cette Alsace o� les cosaques avaient d�j� fait tant
de mal, mais je ne puis penser � eux, les voir en imagination chez
nous, dans nos maisons, sans qu'aussit�t une furieuse envie me
saisisse d'en saigner une douzaine... Ah! si je n'avais pas �t�
r�form�, si j'�tais soldat!

Puis, apr�s un court silence:

-- Et, d'ailleurs, qui sait?

C'�tait l'esp�rance, le besoin de croire la victoire toujours


possible, m�me chez les plus d�sabus�s. Et Maurice, honteux d�j�
de ses larmes, l'�coutait, se raccrochait � ce r�ve. En effet, la
veille, le bruit n'avait-il pas couru que Bazaine �tait � Verdun?
La fortune devait bien un miracle � cette France qu'elle avait
faite si longtemps glorieuse. Henriette, muette, venait de
dispara�tre; et, quand elle rentra, elle ne s'�tonna point de
trouver son fr�re v�tu, debout, pr�t au d�part. Elle voulut
absolument les voir manger, Jean et lui. Ils durent s'attabler,
mais les bouch�es les �touffaient, des naus�es leur soulevaient le
coeur, alourdis encore de leur gros sommeil. En homme de
pr�caution, Jean coupa un pain en deux, en mit une moiti� dans le
sac de Maurice, l'autre moiti� dans le sien. Le jour baissait, il
fallait partir. Et Henriette qui s'�tait arr�t�e devant la
fen�tre, regardant au loin, sur la Marf�e, les troupes
Prussiennes, les fourmis noires d�filant sans cesse, peu � peu
perdues au fond de l'ombre croissante, laissa �chapper une
involontaire plainte.

-- Oh! la guerre, l'atroce guerre!

Du coup, Maurice la plaisanta, prenant sa revanche.

-- Quoi donc? petite soeur, c'est toi qui veux qu'on se batte, et
tu injuries la guerre!

Elle se retourna, elle r�pondit de face, avec sa vaillance:

-- C'est vrai, je l'ex�cre, je la trouve injuste et abominable...


Peut-�tre, simplement, est-ce parce que je suis femme. Ces tueries
me r�voltent. Pourquoi ne pas s'expliquer et s'entendre?

Jean, brave gar�on, l'approuvait d'un hochement de t�te. Rien


�galement ne semblait plus facile, � lui illettr�, que de tomber
tous d'accord, si l'on s'�tait donn� de bonnes raisons. Mais,
repris par sa science, Maurice songeait � la guerre n�cessaire, la
guerre qui est la vie m�me, la loi du monde. N'est-ce pas l'homme
pitoyable qui a introduit l'id�e de justice et de paix, lorsque
l'impassible nature n'est qu'un continuel champ de massacre?

-- S'entendre! s'�cria-t-il, oui! dans des si�cles. Si tous les


peuples ne formaient plus qu'un peuple, on pourrait concevoir � la
rigueur l'av�nement de cet �ge d'or; et encore la fin de la guerre
ne serait-elle pas la fin de l'humanit�? ... J'�tais imb�cile tout
� l'heure, il faut se battre, puisque c'est la loi.
Il souriait � son tour, il r�p�ta le mot de Weiss.

-- Et puis, qui sait?

De nouveau, l'illusion vivace le tenait, tout un besoin


d'aveuglement, dans l'exag�ration maladive de sa sensibilit�
nerveuse.

-- � propos, reprit-il gaiement, et le cousin Gunther?

-- Le cousin Gunther, dit Henriette, mais il appartient � la garde


Prussienne... Est-ce que la garde est par ici?

Weiss eut un geste d'ignorance, que les deux soldats imit�rent, ne


pouvant r�pondre, puisque les g�n�raux eux-m�mes ne savaient pas
quels ennemis ils avaient devant eux.

-- Partons, je vais vous conduire, d�clara-t-il. J'ai appris tout


� l'heure o� campait le 106e.

Alors, il dit � sa femme qu'il ne rentrerait pas, qu'il irait


coucher � Bazeilles. Il venait d'acheter l� une petite maison,
qu'il achevait justement d'installer, pour l'habiter jusqu'aux
froids. Elle se trouvait voisine d'une teinturerie, appartenant �
M Delaherche. Et il se montrait inquiet des provisions qu'il avait
d�j� mises � la cave, un tonneau de vin, deux sacs de pommes de
terre, certain, disait-il, que des maraudeurs pilleraient la
maison si elle restait vide, tandis qu'il la pr�serverait sans
doute en l'occupant cette nuit-l�. Sa femme, pendant qu'il
parlait, le regardait fixement.

-- Sois tranquille, ajouta-t-il avec un sourire, je n'ai pas


d'autre id�e que de veiller sur nos quatre meubles. Et je te
promets, si le village est attaqu�, s'il y a un danger quelconque,
de revenir tout de suite.

-- Va, dit-elle. Mais reviens, ou je vais te chercher.

� la porte, Henriette embrassa tendrement Maurice. Puis, elle


tendit la main � Jean, garda la sienne quelques secondes, dans une
�treinte amicale.

-- Je vous confie encore mon fr�re... Oui, il m'a cont� combien


vous avez �t� gentil pour lui, et je vous aime beaucoup.

Il fut si troubl�, qu'il se contenta de serrer, lui aussi, cette


petite main fr�le et solide. Et il retrouvait son impression de
l'arriv�e, cette Henriette aux cheveux d'avoine m�re, si l�g�re,
si riante dans son effacement, qu'elle emplissait l'air, autour
d'elle, comme d'une caresse.

En bas, ils retomb�rent dans le Sedan assombri du matin. Le


cr�puscule noyait d�j� les rues �troites, toute une agitation
confuse obstruait le pav�. La plupart des boutiques s'�taient
ferm�es, les maisons semblaient mortes, tandis que, dehors, on
s'�crasait. Cependant, sans trop de peine, ils avaient atteint la
place de l'H�tel-de-Ville, lorsqu'ils firent la rencontre de
Delaherche, fl�nant l�, en curieux. Tout de suite, il s'exclama,
parut enchant� de reconna�tre Maurice, raconta qu'il venait
justement de reconduire le capitaine Beaudoin, du c�t� de Floing,
o� �tait le r�giment; et son habituelle satisfaction augmenta
encore, lorsqu'il sut que Weiss allait coucher � Bazeilles; car
lui-m�me, comme il le disait � l'instant au capitaine, avait
r�solu de passer �galement la nuit � sa teinturerie, pour voir.

-- Weiss, nous partirons ensemble... Mais, en attendant, allons


donc jusqu'� la Sous-Pr�fecture, nous apercevrons peut-�tre
l'empereur.

Depuis qu'il avait failli lui parler, � la ferme de Baybel, il ne


se pr�occupait que de Napol�on III; et il finit par entra�ner les
deux soldats eux-m�mes. Quelques groupes seulement stationnaient,
en chuchotant, sur la place de la Sous-Pr�fecture; tandis que, de
temps � autre, des officiers se pr�cipitaient, effar�s. Une ombre
m�lancolique d�colorait d�j� les arbres, on entendait le gros
bruit de la Meuse, coulant � droite, au pied des maisons. Et, dans
la foule, on racontait comment l'empereur, qui s'�tait d�cid� avec
peine � quitter Carignan, la veille, vers onze heures du soir,
avait absolument refus� de pousser jusqu'� M�zi�res, pour rester
au danger et ne pas d�moraliser les troupes. D'autres disaient
qu'il n'�tait plus l�, qu'il avait fui, laissant, en guise de
mannequin, un de ses lieutenants, v�tu de son uniforme, et dont
une ressemblance frappante abusait l'arm�e. D'autres donnaient
leur parole d'honneur qu'ils avaient vu entrer, dans le jardin de
la Sous-Pr�fecture, des voitures charg�es du tr�sor imp�rial, cent
millions en or, en pi�ces de vingt francs neuves. Ce n'�tait, � la
v�rit�, que le mat�riel de la maison de l'empereur, le char �
bancs, les deux cal�ches, les douze fourgons, dont le passage
avait r�volutionn� les villages, Courcelles, le Ch�ne, Raucourt,
grandissant dans les imaginations, devenant une queue immense dont
l'encombrement arr�tait l'arm�e, et qui venaient enfin d'�chouer
l�, maudits et honteux, cach�s � tous les regards derri�re les
lilas du sous-pr�fet.

Pr�s de Delaherche, qui se haussait, examinant les fen�tres du


rez-de-chauss�e, une vieille femme, quelque pauvre journali�re du
voisinage, � la taille d�vi�e, aux mains tordues, mang�es par le
travail, m�chonnait entre ses dents:

-- Un empereur... Je voudrais pourtant bien en voir un... Oui,


pour voir...

Brusquement, Delaherche s'exclama, en saisissant le bras de


Maurice.

-- Tenez! c'est lui... L�, regardez, � la fen�tre de gauche... Oh!


Je ne me trompe pas, je l'ai vu hier de tr�s pr�s, je le reconnais
bien... Il a soulev� le rideau, oui, cette figure p�le, contre la
vitre.

La vieille femme, qui avait entendu, restait b�ante. C'�tait, en


effet, contre la vitre, une apparition de face cadav�reuse, les
yeux �teints, les traits d�compos�s, les moustaches bl�mies, dans
cette angoisse derni�re. Et la vieille, stup�faite, tourna tout de
suite le dos, s'en alla, avec un geste d'immense d�dain.
-- Ca, un empereur! en voil� une b�te!

Un zouave �tait l�, un de ces soldats d�band�s qui ne se


pressaient pas de rallier leurs corps.

Il agitait son chassepot, jurant, crachant des menaces; et il dit


� un camarade:

-- Attends, que je lui foute une balle dans la t�te!

Delaherche, indign�, intervint. Mais, d�j�, l'empereur avait


disparu. Le gros bruit de la Meuse continuait, une plainte
d'infinie tristesse semblait avoir pass� dans l'ombre croissante.
D'autres clameurs �parses grondaient au loin. �tait-ce le: marche!
Marche! L'ordre terrible cri� de Paris, qui avait pouss� cet homme
d'�tape en �tape, tra�nant par les chemins de la d�faite l'ironie
de son imp�riale escorte, accul� maintenant � l'effroyable
d�sastre qu'il pr�voyait et qu'il �tait venu chercher? Que de
braves gens allaient mourir par sa faute, et quel bouleversement
de tout l'�tre, chez ce malade, ce r�veur sentimental, silencieux
dans la morne attente de la destin�e!

Weiss et Delaherche accompagn�rent les deux soldats jusqu'au


plateau de Floing.

-- Adieu! dit Maurice, en embrassant son beau-fr�re.

-- Non, non! au revoir, que diable! s'�cria gaiement le fabricant.

Jean, tout de suite, avec son flair, trouva le 106e, dont les
tentes s'alignaient sur la pente du plateau, derri�re le
cimeti�re. La nuit �tait presque tomb�e; mais on distinguait
encore, par grandes masses, l'amas sombre des toitures de la
ville, puis, au del�, Balan et Bazeilles, dans les prairies qui se
d�roulaient jusqu'� la ligne des coteaux, de Remilly � Fr�nois;
tandis que, sur la gauche, s'�tendait la tache noire du bois de la
Garenne, et que, sur la droite, en bas, luisait le large ruban
p�le de la Meuse. Un instant, Maurice regarda cet immense horizon
s'an�antir dans les t�n�bres.

-- Ah! voici le caporal! dit Chouteau. Est-ce qu'il revient de la


distribution?

Il y eut une rumeur. Toute la journ�e, des hommes s'�taient


ralli�s, les uns seuls, les autres par petits groupes, dans une
telle bousculade, que les chefs avaient renonc� m�me � demander
des explications. Ils fermaient les yeux, heureux encore
d'accepter ceux qui voulaient bien revenir. Le capitaine Beaudoin,
d'ailleurs, arrivait � peine, et le lieutenant Rochas n'avait
ramen� que vers deux heures la compagnie d�band�e, r�duite des
deux tiers. Maintenant, elle se retrouvait � peu pr�s au complet.
Quelques soldats �taient ivres, d'autres restaient � jeun, n'ayant
pu se procurer un morceau de pain; et les distributions, une fois
de plus, venaient de manquer. Loubet, pourtant, s'�tait ing�ni� �
faire cuire des choux, arrach�s dans un jardin du voisinage; mais
il n'avait ni sel ni graisse, les estomacs continuaient � crier
famine.
-- Voyons, mon caporal, vous qui �tes un malin! r�p�tait Chouteau
goguenard. Oh! ce n'est pas pour moi, j'ai tr�s bien d�jeun� avec
Loubet, chez une dame.

Des faces anxieuses se tournaient vers Jean, l'escouade l'avait


attendu, Lapoulle et Pache surtout, malchanceux, n'ayant rien
attrap�, comptant sur lui, qui aurait tir� de la farine des
pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoy�, la conscience
bourrel�e d'avoir abandonn� ses hommes, leur partagea la moiti� de
pain qu'il avait dans son sac.

-- Nom de Dieu! nom de Dieu! r�p�ta Lapoulle d�vorant, ne trouvant


pas d'autre mot, dans le grognement de sa satisfaction, tandis que
Pache disait tout bas un pater et un ave, pour �tre certain que le
ciel, le lendemain, lui enverrait encore sa nourriture.

Le clairon Gaude venait de sonner l'appel, � toute fanfare. Mais


il n'y eut point de retraite, le camp tout de suite tomba dans un
grand silence. Et ce fut, lorsqu'il eut constat� que sa demi-
section �tait au complet, que le sergent Sapin, avec sa mince
figure maladive et son nez pinc�, dit doucement:

-- Demain soir, il en manquera.

Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une tranquille


certitude, les yeux au loin dans l'ombre:

-- Oh! moi, demain, je serai tu�.

Il �tait neuf heures, la nuit mena�ait d'�tre glaciale, car des


brumes �taient mont�es de la Meuse, cachant les �toiles. Et
Maurice, couch� pr�s de Jean, au pied d'une haie, frissonna, en
disant qu'on ferait bien d'aller s'allonger sous la tente. Mais,
bris�s, plus courbatur�s encore, depuis le repos qu'ils avaient
pris, ni l'un ni l'autre ne pouvait dormir. � c�t� d'eux, ils
enviaient le lieutenant Rochas, qui, d�daigneux de tout abri,
simplement envelopp� d'une couverture, ronflait en h�ros, sur la
terre humide. Longtemps, ensuite, ils s'int�ress�rent � la petite
flamme d'une bougie, qui br�lait dans une grande tente, o�
veillaient le colonel et quelques officiers. Toute la soir�e, M De
Vineuil avait paru tr�s inquiet de ne pas recevoir d'ordre, pour
le lendemain matin. Il sentait son r�giment en l'air, trop en
avant, bien qu'il e�t recul� d�j�, abandonnant le poste avanc�,
occup� le matin. Le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles n'avait pas paru,
malade, disait-on, couch� � l'h�tel de la croix d'or; et le
colonel dut se d�cider � lui envoyer un officier, pour l'avertir
que la nouvelle position paraissait dangereuse, dans
l'�parpillement du 7e corps, forc� de d�fendre une ligne trop
�tendue, de la boucle de la Meuse au bois de la Garenne.
Certainement, d�s le jour, la bataille serait livr�e. On n'avait
plus devant soi que sept ou huit heures de ce grand calme noir.
Maurice fut tout �tonn�, comme la petite clart� s'�teignait dans
la tente du colonel, de voir le capitaine Beaudoin passer pr�s de
lui, le long de la haie, d'un pas furtif, et dispara�tre vers
Sedan.

De plus en plus, la nuit s'�paississait, les grandes vapeurs,


mont�es du fleuve, l'obscurcissaient toute d'un morne brouillard.
-- Dors-tu, Jean?

Jean dormait, et Maurice resta seul. L'id�e d'aller rejoindre


Lapoulle et les autres, sous la tente, lui causait une lassitude.
Il �coutait leurs ronflements r�pondre � ceux de Rochas, il les
jalousait. Peut-�tre que, si les grands capitaines dorment bien,
la veille d'une bataille, c'est simplement qu'ils sont fatigu�s.
Du camp immense, noy� de t�n�bres, il n'entendait s'exhaler que
cette grosse haleine du sommeil, un souffle �norme et doux. Plus
rien n'�tait, il savait seulement que le 5e corps devait camper
par l�, sous les remparts, que le 1er s'�tendait du bois de la
Garenne au village de la Moncelle, tandis que le 12e, de l'autre
c�t� de la ville, occupait Bazeilles; et tout dormait, la lente
palpitation venait des premi�res aux derni�res tentes, du fond
vague de l'ombre, � plus d'une lieue. Puis, au del�, c'�tait un
autre inconnu, dont les bruits lui parvenaient aussi par moments,
si lointains, si l�gers, qu'il aurait pu croire � un simple
bourdonnement de ses oreilles: galop perdu de cavalerie, roulement
affaibli de canons, surtout marche pesante d'hommes, le d�fil� sur
les hauteurs de la noire fourmili�re humaine, cet envahissement,
cet enveloppement que la nuit elle-m�me n'avait pu arr�ter. Et,
l�-bas, n'�taient-ce pas encore des feux brusques qui
s'�teignaient, des voix �parses jetant des cris, toute une
angoisse grandissant, emplissant cette nuit derni�re, dans
l'attente �pouvant�e du jour?

Maurice, d'une main t�tonnante, avait pris la main de Jean. Alors,


seulement, rassur�, il s'endormit. Il n'y eut, au loin, plus qu'un
clocher de Sedan, dont les heures tomb�rent une � une.

Deuxi�me partie

� Bazeilles, dans la petite chambre noire, un brusque �branlement


fit sauter Weiss de son lit. Il �couta, c'�tait le canon. D'une
main t�tonnante, il dut allumer la bougie, pour regarder l'heure �
sa montre: quatre heures, le jour naissait � peine. Vivement, il
prit son binocle, enfila d'un coup d'oeil la grande rue, la route
de Douzy qui traverse le village; mais une sorte de poussi�re
�paisse l'emplissait, on ne distinguait rien. Alors, il passa dans
l'autre chambre, dont la fen�tre ouvrait sur les pr�s, vers la
Meuse; et, l�, il comprit que des vapeurs matinales montaient du
fleuve, noyant l'horizon. Le canon tonnait plus fort, l�-bas,
derri�re ce voile, de l'autre c�t� de l'eau. Tout d'un coup, une
batterie Fran�aise r�pondit, si voisine et d'un tel fracas, que
les murs de la petite maison trembl�rent.

La maison des Weiss se trouvait vers le milieu de Bazeilles, �


droite, avant d'arriver � la place de l'�glise. La fa�ade, un peu
en retrait, donnait sur la route, un seul �tage de trois fen�tres,
surmont� d'un grenier; mais, derri�re, il y avait un jardin assez
vaste, dont la pente descendait vers les prairies, et d'o� l'on
d�couvrait l'immense panorama des coteaux, depuis Remilly jusqu'�
Fr�nois. Et Weiss, dans sa ferveur de nouveau propri�taire, ne
s'�tait gu�re couch� que vers deux heures du matin, apr�s avoir
enfoui dans sa cave toutes les provisions et s'�tre ing�ni� �
prot�ger les meubles autant que possible contre les balles, en
garnissant les fen�tres de matelas. Une col�re montait en lui, �
l'id�e que les Prussiens pouvaient venir saccager cette maison si
d�sir�e, si difficilement acquise et dont il avait encore joui si
peu.

Mais une voix l'appelait, sur la route.

-- Dites donc, Weiss, vous entendez?

En bas, il trouva Delaherche, qui avait voulu �galement coucher �


sa teinturerie, un grand b�timent de briques, dont le mur �tait
mitoyen. Du reste, tous les ouvriers avaient fui � travers bois,
gagnant la Belgique; et il ne restait l�, comme gardienne, que la
concierge, la veuve d'un ma�on, nomm�e Fran�oise Quittard. Encore,
tremblante, �perdue, aurait-elle fil� avec les autres, si elle
n'avait pas eu son gar�on, le petit Auguste, un gamin de dix ans,
si malade d'une fi�vre typho�de, qu'il n'�tait pas transportable.

-- Dites donc, r�p�ta Delaherche, vous entendez, �a commence


bien... Il serait sage de rentrer tout de suite � Sedan.

Weiss avait formellement promis � sa femme de quitter Bazeilles au


premier danger s�rieux, et il �tait alors tr�s r�solu � tenir sa
promesse. Mais ce n'�tait encore l� qu'un combat d'artillerie, �
grande port�e et un peu au hasard, dans les brumes du petit jour.

-- Attendons, que diable! R�pondit-il. Rien ne presse.

D'ailleurs, la curiosit� de Delaherche �tait si vive, si agit�e,


qu'il en devenait brave. Lui, n'avait pas ferm� l'oeil, tr�s
int�ress� par les pr�paratifs de d�fense. Pr�venu qu'il serait
attaqu� d�s l'aube, le g�n�ral Lebrun, qui commandait le 12e
corps, venait d'employer la nuit � se retrancher dans Bazeilles,
dont il avait l'ordre d'emp�cher � tout prix l'occupation. Des
barricades barraient la route et les rues; des garnisons de
quelques hommes occupaient toutes les maisons; chaque ruelle,
chaque jardin se trouvait transform� en forteresse. Et, d�s trois
heures, dans la nuit d'encre, les troupes, �veill�es sans bruit,
�taient � leurs postes de combat, les chassepots fra�chement
graiss�s, les cartouchi�res emplies des quatre-vingt-Dix
cartouches r�glementaires. Aussi, le premier coup de canon de
l'ennemi n'avait-il surpris personne, et les batteries Fran�aises,
�tablies en arri�re, entre Balan et Bazeilles, s'�taient-elles
mises aussit�t � r�pondre, pour faire acte de pr�sence, car elles
tiraient simplement au jug�, dans le brouillard.

-- Vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie sera


vigoureusement d�fendue... J'ai toute une section. Venez donc
voir.
On avait, en effet, post� l� quarante et quelques soldats de
l'infanterie de marine, � la t�te desquels �tait un lieutenant, un
grand gar�on blond, fort jeune, l'air �nergique et t�tu. D�j�, ses
hommes avaient pris possession du b�timent, les uns pratiquant des
meurtri�res dans les volets du premier �tage, sur la rue, les
autres cr�nelant le mur bas de la cour, qui dominait les prairies,
par derri�re.

Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et Weiss


trouv�rent le lieutenant, regardant, s'effor�ant de voir au loin,
dans la brume matinale.

-- Le fichu brouillard! murmura-t-il. On ne va pas pouvoir se


battre � t�tons.

Puis, apr�s un silence, sans transition apparente:

-- Quel jour sommes-nous donc, aujourd'hui?

-- Jeudi, r�pondit Weiss.

-- Jeudi, c'est vrai... Le diable m'emporte! On vit sans savoir,


comme si le monde n'existait plus!

Mais, � ce moment, dans le grondement du canon qui ne cessait pas,


�clata une vive fusillade, au bord des prairies m�mes, � cinq ou
six cents m�tres. Et il y eut comme un coup de th��tre: le soleil
se levait, les vapeurs de la Meuse s'envol�rent en lambeaux de
fine mousseline, le ciel bleu apparut, se d�gagea, d'une limpidit�
sans tache. C'�tait l'exquise matin�e d'une admirable journ�e
d'�t�.

-- Ah! cria Delaherche, ils passent le pont du chemin de fer. Les


voyez-vous qui cherchent � gagner, le long de la ligne... Mais
c'est stupide, de ne pas avoir fait sauter le pont!

Le lieutenant eut un geste de muette col�re. Les fourneaux de mine


�taient charg�s, raconta-t-il; seulement, la veille, apr�s s'�tre
battu quatre heures pour reprendre le pont, on avait oubli� d'y
mettre le feu.

-- C'est notre chance, dit-il de sa voix br�ve.

Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les Fran�ais


occupaient, dans Bazeilles, une position tr�s forte. B�ti aux deux
bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine; et il
n'y avait, pour s'y rendre, que cette route, tournant � gauche,
passant devant le ch�teau, tandis qu'une autre, � droite, qui
conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait � la place de
l'�glise. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les
terres de labour, dont les vastes espaces d�couverts bordaient la
Meuse et la ligne ferr�e. Leur prudence habituelle �tant bien
connue, il semblait peu probable que la v�ritable attaque se
produis�t de ce c�t�. Cependant, des masses profondes arrivaient
toujours par le pont, malgr� le massacre que des mitrailleuses,
install�es � l'entr�e de Bazeilles, faisaient dans les rangs; et,
tout de suite, ceux qui avaient pass�, se jetaient en tirailleurs
parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et
s'avan�aient. C'�tait de l� que partait la fusillade croissante.

-- Tiens! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue


parfaitement leurs casques � chenille.

Mais il crut comprendre que d'autres colonnes, � demi cach�es


derri�re la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en
t�chant de gagner les arbres lointains, de fa�on � se rabattre
ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles
r�ussissaient de la sorte � s'abriter dans le parc de
Montivilliers, le village pouvait �tre pris. Il en eut la rapide
et vague sensation. Puis, comme l'attaque de front s'aggravait,
elle s'effa�a.

Brusquement, il s'�tait tourn� vers les hauteurs de Floing, qu'on


apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie
venait d'y ouvrir le feu, des fum�es montaient dans le clair
soleil, tandis que les d�tonations arrivaient tr�s nettes.

Il pouvait �tre cinq heures.

-- Allons, murmura-t-il, la danse va �tre compl�te.

Le lieutenant d'infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut


un geste d'absolue certitude, en disant:

-- Oh! Bazeilles est le point important. C'est ici que le sort de


la bataille se d�cidera.

-- Croyez-vous? s'�cria Weiss.

-- Il n'y a pas � en douter. C'est � coup s�r l'id�e du mar�chal,


qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu'au
dernier, plut�t que de laisser occuper le village.

Weiss hocha la t�te, jeta un regard autour de l'horizon; puis,


d'une voix h�sitante, comme se parlant � lui-m�me:

-- Eh bien! non, eh bien! non, ce n'est pas �a... J'ai peur


d'autre chose, oui! Je n'ose pas dire au juste...

Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras tr�s grands,


pareils aux branches d'un �tau; et, tourn� vers le nord, il
rejoignait les mains, comme si les m�choires de l'�tau se fussent
tout d'un coup resserr�es.

Depuis la veille, c'�tait sa crainte, � lui qui connaissait le


pays et qui s'�tait rendu compte de la marche des deux arm�es. �
cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s'�largissait
dans la radieuse lumi�re, ses regards se reportaient sur les
coteaux de la rive gauche, o�, durant tout un jour et toute une
nuit, avait d�fil� un si noir fourmillement de troupes allemandes.
Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on
commen�ait � recevoir les obus, avait pris position � Pont-Maugis,
au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l'un des verres
sur l'autre, pour mieux fouiller les pentes bois�es; mais il ne
voyait que les petites fum�es p�les des pi�ces, dont les hauteurs,
de minute en minute, se couronnaient: o� donc se massait � pr�sent
le flot d'hommes qui avait coul� l�-bas? Au-dessus de Noyers et de
Fr�nois, sur la Marf�e, il finit seulement par distinguer, �
l'angle d'un bois de pins, un groupe d'uniformes et de chevaux,
des officiers sans doute, quelque �tat-major. Et la boucle de la
Meuse �tait plus loin, barrant l'ouest, et il n'y avait, de ce
c�t�, d'autre voie de retraite sur M�zi�res qu'une �troite route,
qui suivait le d�fil� de Saint-Albert, entre le fleuve et la for�t
des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il os� parler de cette ligne
unique de retraite � un g�n�ral, rencontr� par hasard dans un
chemin creux de la vall�e de Givonne, et qu'il avait su ensuite
�tre le g�n�ral Ducrot, commandant le 1er corps. Si l'arm�e ne se
retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que
les Prussiens vinssent lui couper le passage, apr�s avoir travers�
la Meuse � Donchery, elle allait s�rement �tre immobilis�e,
accul�e � la fronti�re. D�j�, le soir, il n'�tait plus temps, on
affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pont encore qu'on
n'avait pas fait sauter, faute, cette fois, d'avoir song� �
apporter de la poudre. Et, d�sesp�r�ment, Weiss se disait que le
flot d'hommes, le fourmillement noir devait �tre dans la plaine de
Donchery, en marche vers le d�fil� de Saint-Albert, lan�ant son
avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, o� il avait conduit la
veille Jean et Maurice. Dans l'�clatant soleil, le clocher de
Floing lui apparaissait tr�s loin, comme une fine aiguille
blanche.

Puis, � l'est, il y avait l'autre branche de l'�tau. S'il


apercevait, au nord, du plateau d'Illy � celui de Floing, la ligne
de bataille du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu'on avait plac�
en r�serve sous les remparts, il lui �tait impossible de savoir ce
qui se passait � l'est, le long de la vall�e de la Givonne, o� le
1er corps se trouvait rang�, du bois de la Garenne au village de
Daigny. Mais le canon tonnait aussi de ce c�t�, la lutte devait
�tre engag�e dans le bois Chevalier, en avant du village. Et son
inqui�tude venait de ce que des paysans avaient signal�, d�s la
veille, l'arriv�e des Prussiens � Francheval; de sorte que le
mouvement qui se produisait � l'ouest, par Donchery, avait lieu
�galement � l'est, par Francheval, et que les m�choires de l'�tau
r�ussiraient � se rejoindre, l�-bas, au nord, au calvaire d'Illy,
si la double marche d'enveloppement n'�tait pas arr�t�e. Il ne
savait rien en science militaire, il n'avait que son bon sens, et
il tremblait, � voir cet immense triangle dont la Meuse faisait un
des c�t�s, et dont les deux autres �taient repr�sent�s, au nord,
par le 7e corps, � l'est, par le 1er, tandis que le 12e, au sud, �
Bazeilles, occupait l'angle extr�me, tous les trois se tournant le
dos, attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui
arrivait de toutes parts. Au milieu, comme au fond d'une basse-
fosse, la ville de Sedan �tait l�, arm�e de canons hors d'usage,
sans munitions et sans vivres.

-- Comprenez donc, disait Weiss, en r�p�tant son geste, ses deux


bras �largis et ses deux mains rejointes, �a va �tre comme �a, si
vos g�n�raux n'y prennent pas garde... On vous amuse �
Bazeilles...

Mais il s'expliquait mal, confus�ment, et le lieutenant, qui ne


connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait-
il les �paules, pris d'impatience, plein de d�dain pour ce
bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus
long que le mar�chal. Irrit� de l'entendre redire que l'attaque de
Bazeilles n'avait peut-�tre d'autre but que de faire une diversion
et de cacher le plan v�ritable, il finit par s'�crier:

-- Fichez-nous la paix!... Nous allons les flanquer � la Meuse,


vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse!

Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s'�tre


rapproch�s, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les
briques de la teinturerie; et, abrit�s derri�re le petit mur de la
cour, les soldats maintenant ripostaient. C'�tait, � chaque
seconde, une d�tonation de chassepot, s�che et claire.

-- Les flanquer � la Meuse, oui, sans doute! murmura Weiss, et


leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce
serait tr�s bien!

Puis, s'adressant � Delaherche, qui s'�tait cach� derri�re la


pompe, afin d'�viter les balles:

-- N'importe, le vrai plan �tait de filer hier soir sur M�zi�res;


et, � leur place, j'aimerais mieux �tre l�-bas... Enfin, il faut
se battre, puisque, d�sormais, la retraite est impossible.

-- Venez-vous? demanda Delaherche, qui, malgr� son ardente


curiosit�, commen�ait � bl�mir. Si nous tardons encore, nous ne
pourrons plus rentrer � Sedan.

-- Oui, une minute, et je vous suis.

Malgr� le danger, il se haussait, il s'ent�tait � vouloir se


rendre compte. Sur la droite, les prairies inond�es par ordre du
gouverneur, le vaste lac qui s'�tendait de Torcy � Balan,
prot�geait la ville: une nappe immobile, d'un bleu d�licat au
soleil matinal. Mais l'eau cessait � l'entr�e de Bazeilles, et les
Bavarois s'�taient en effet avanc�s, au travers des herbes,
profitant des moindres foss�s, des moindres arbres. Ils pouvaient
�tre � cinq cents m�tres; et ce qui le frappait, c'�tait la
lenteur de leurs mouvements, la patience avec laquelle ils
gagnaient du terrain, en s'exposant le moins possible. D'ailleurs,
une puissante artillerie les soutenait, l'air frais et pur
s'emplissait de sifflements d'obus. Il leva les yeux, il vit que
la batterie de Pont-Maugis n'�tait pas la seule � tirer sur
Bazeilles: deux autres, install�es � mi-c�te du Liry, avaient
ouvert leur feu, battant le village, balayant m�me au del� les
terrains nus de la Moncelle, o� �taient les r�serves du 12e corps,
et jusqu'aux pentes bois�es de Daigny, qu'une division du 1er
corps occupait. Toutes les cr�tes de la rive gauche, du reste,
s'enflammaient. Les canons semblaient pousser du sol, c'�tait
comme une ceinture sans cesse allong�e: une batterie � Noyers qui
tirait sur Balan, une batterie � Wadelincourt qui tirait sur
Sedan, une batterie � Fr�nois, en dessous de la Marf�e, une
formidable batterie, dont les obus passaient par-dessus la ville,
pour aller �clater parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau
de Floing. Ces coteaux qu'il aimait, cette suite de mamelons qu'il
avait toujours crus l� pour le plaisir de la vue, fermant au loin
la vall�e d'une verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus
qu'avec une angoisse terrifi�e, devenus tout d'un coup
l'effrayante et gigantesque forteresse, en train d'�craser les
inutiles fortifications de Sedan.

Une l�g�re chute de pl�tras lui fit lever la t�te. C'�tait une
balle qui venait d'�corner sa maison, dont il apercevait la
fa�ade, par-dessus le mur mitoyen. Il en fut tr�s contrari�, il
gronda:

-- Est-ce qu'ils vont me la d�molir, ces brigands!

Mais, derri�re lui, un autre petit bruit mou l'�tonna. Et, comme
il se retournait, il vit un soldat, frapp� en plein coeur, qui
tombait sur le dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la
face resta jeune et tranquille, foudroy�e. C'�tait le premier
mort, et il fut surtout boulevers� par le fracas du chassepot,
rebondissant sur le pav� de la cour.

-- Ah! non, je file, moi! B�gaya Delaherche. Si vous ne venez pas,


je file tout seul.

Le lieutenant, qu'ils �nervaient, intervint.

-- Certainement, messieurs, vous feriez mieux de vous en aller...


Nous pouvons �tre attaqu�s d'un moment � l'autre.

Alors, apr�s avoir jet� un regard vers les pr�s, o� les Bavarois
gagnaient du terrain, Weiss se d�cida � suivre Delaherche. Mais,
de l'autre c�t�, dans la rue, il voulut fermer sa maison � double
tour; et il rejoignait enfin son compagnon, lorsqu'un nouveau
spectacle les immobilisa tous les deux.

Au bout de la route, � trois cents m�tres environ, la place de


l'�glise �tait en ce moment attaqu�e par une forte colonne
Bavaroise, qui d�bouchait du chemin de Douzy. Le r�giment
d'infanterie de marine charg� de d�fendre la place parut un
instant ralentir le feu, comme pour la laisser s'avancer. Puis,
tout d'un coup, quand elle fut mass�e bien en face, il y eut une
manoeuvre extraordinaire et impr�vue: les soldats s'�taient
rejet�s aux deux bords de la route, beaucoup se couchaient par
terre; et, dans le brusque espace qui s'ouvrait ainsi, les
mitrailleuses, mises en batterie � l'autre bout, vomirent une
gr�le de balles. La colonne ennemie en fut comme balay�e. Les
soldats s'�taient relev�s d'un bond, couraient � la ba�onnette sur
les Bavarois �pars, achevaient de les pousser et de les culbuter.
Deux fois, la manoeuvre recommen�a, avec le m�me succ�s. � l'angle
d'une ruelle, dans une petite maison, trois femmes �taient
rest�es; et, tranquillement, � une des fen�tres, elles riaient,
elles applaudissaient, l'air amus� d'�tre au spectacle.

-- Ah! fichtre! dit soudain Weiss, j'ai oubli� de fermer la porte


de la cave et de prendre la clef... Attendez-moi, j'en ai pour une
minute.

Cette premi�re attaque semblait repouss�e, et Delaherche, que


l'envie de voir reprenait, avait moins de h�te. Il �tait debout
devant la teinturerie, il causait avec la concierge, sortie un
instant sur le seuil de la pi�ce qu'elle occupait, au rez-de-
chauss�e.
-- Ma pauvre Fran�oise, vous devriez venir avec nous. Une femme
seule, c'est terrible, au milieu de ces abominations!

Elle leva ses bras tremblants.

-- Ah! Monsieur, bien s�r que j'aurais fil�, sans la maladie de


mon petit Auguste... Entrez donc, monsieur, vous le verrez.

Il n'entra pas, mais il allongea le cou et il hocha la t�te, en


apercevant le gamin dans un lit tr�s blanc, la face empourpr�e de
fi�vre, et qui regardait fixement sa m�re de ses yeux de flamme.

-- Eh bien! mais, reprit-il, pourquoi ne l'emportez-vous pas? Je


vous installerai � Sedan... Enveloppez-le dans une couverture
chaude et venez avec nous.

-- Oh! non, monsieur, ce n'est pas possible. Le m�decin a bien dit


que je le tuerais... Si encore son pauvre p�re �tait en vie! Mais
nous ne sommes plus que tous les deux, il faut que nous nous
conservions l'un pour l'autre... Et puis, ces Prussiens, ils ne
vont peut-�tre pas faire du mal � une femme seule et � un enfant
malade.

Weiss, � cet instant, reparut, satisfait d'avoir tout barricad�


chez lui.

-- L�, pour entrer, il faudra casser tout... Maintenant, en route!


et �a ne va gu�re �tre commode, filons contre les maisons, si nous
voulons ne rien attraper.

En effet, l'ennemi devait pr�parer une nouvelle attaque, car la


fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus.
Deux d�j� �taient tomb�s sur la route, � une centaine de m�tres;
un autre venait de s'enfoncer dans la terre molle du jardin
voisin, sans �clater.

-- Ah! dites donc, Fran�oise, reprit-il, je veux l'embrasser,


votre petit Auguste... Mais il n'est pas si mal que �a, encore une
couple de jours, et il sera hors de danger... Ayez bon courage,
surtout rentrez vite, ne montrez plus votre nez.

Les deux hommes, enfin, partaient.

-- Au revoir, Fran�oise.

-- Au revoir, messieurs.

Et, � cette seconde m�me, il y eut un �pouvantable fracas. C'�tait


un obus qui, apr�s avoir d�moli une chemin�e de la maison de
Weiss, tombait sur le trottoir, o� il �clata avec une telle
d�tonation, que toutes les vitres voisines furent bris�es. Une
poussi�re �paisse, une fum�e lourde emp�ch�rent d'abord de voir.
Puis, la fa�ade reparut, �ventr�e; et, l�, sur le seuil, Fran�oise
�tait jet�e en travers, morte, les reins cass�s, la t�te broy�e,
une loque humaine, toute rouge, affreuse.

Weiss, furieusement, accourut. Il b�gayait, il ne trouvait plus


que des jurons.

-- Nom de Dieu! nom de Dieu!

Oui, elle �tait bien morte. Il s'�tait baiss�, il lui t�tait les
mains; et, en se relevant, il rencontra le visage empourpr� du
petit Auguste, qui avait soulev� la t�te pour regarder sa m�re. Il
ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait seulement ses grands
yeux de fi�vre �largis d�mesur�ment, devant cet effroyable corps
qu'il ne reconnaissait plus.

-- Nom de Dieu! put enfin crier Weiss, les voil� maintenant qui
tuent les femmes!

Il s'�tait remis debout, il montrait le poing aux Bavarois, dont


les casques commen�aient � repara�tre, du c�t� de l'�glise. Et la
vue du toit de sa maison � moiti� crev� par la chute de la
chemin�e, acheva de le jeter dans une exasp�ration folle.

-- Sales bougres! vous tuez les femmes et vous d�molissez ma


maison!... Non, non! ce n'est pas possible, je ne peux pas m'en
aller comme �a, je reste!

Il s'�lan�a, revint d'un bond, avec le chassepot et les cartouches


du soldat mort. Pour les grandes occasions lorsqu'il voulait voir
tr�s clair, il avait toujours sur lui une paire de lunettes, qu'il
ne portait pas d'habitude, par une g�ne coquette et touchante, �
l'�gard de sa jeune femme. D'une main prompte, il arracha le
binocle, le rempla�a par les lunettes; et ce gros bourgeois en
paletot, � la bonne face ronde que la col�re transfigurait,
presque comique et superbe d'h�ro�sme, se mit � faire le coup de
feu, tirant dans le tas des Bavarois, au fond de la rue. Il avait
�a dans le sang, disait-il, �a le d�mangeait d'en descendre
quelques-uns, depuis les r�cits de 1814, dont on avait berc� son
enfance, l�-bas, en Alsace.

-- Ah! sales bougres, sales bougres!

Et il tirait toujours, si rapidement, que le canon de son


chassepot finissait par lui br�ler les doigts.

L'attaque s'annon�ait terrible. Du c�t� des prairies, la fusillade


avait cess�. Ma�tres d'un ruisseau �troit, bord� de peupliers et
de saules, les Bavarois s'appr�taient � donner l'assaut aux
maisons qui d�fendaient la place de l'�glise; et leurs tirailleurs
s'�taient prudemment repli�s, le soleil seul dormait en nappe d'or
sur le d�roulement immense des herbes, que tachaient quelques
masses noires, les corps des soldats tu�s. Aussi le lieutenant
venait-il de quitter la cour de la teinturerie, en y laissant une
sentinelle, comprenant que, d�sormais, le danger allait �tre du
c�t� de la rue. Vivement, il rangea ses hommes le long du
trottoir, avec l'ordre, si l'ennemi s'emparait de la place, de se
barricader au premier �tage du b�timent, et de s'y d�fendre,
jusqu'� la derni�re cartouche. Couch�s par terre, abrit�s derri�re
les bornes, profitant des moindres saillies, les hommes tiraient �
volont�; et c'�tait, le long de cette large voie, ensoleill�e et
d�serte, un ouragan de plomb, des rayures de fum�e, comme une
averse de gr�le chass�e par un grand vent. On vit une jeune fille
traverser la chauss�e d'une course �perdue, sans �tre atteinte.
Puis, un vieillard, un paysan v�tu d'une blouse, qui s'obstinait �
faire rentrer son cheval � l'�curie, re�ut une balle en plein
front, et d'un tel choc, qu'il en fut projet� au milieu de la
route. La toiture de l'�glise venait d'�tre d�fonc�e par la chute
d'un obus. Deux autres avaient incendi� des maisons, qui
flambaient dans la lumi�re vive, avec des craquements de
charpente. Et cette mis�rable Fran�oise broy�e pr�s de son enfant
malade, ce paysan avec une balle dans le cr�ne, ces d�molitions et
ces incendies achevaient d'exasp�rer les habitants qui avaient
mieux aim� mourir l� que de se sauver en Belgique. Des bourgeois,
des ouvriers, des gens en paletot et en bourgeron, tiraient
rageusement par les fen�tres.

-- Ah! les bandits! cria Weiss, ils ont fait le tour... Je les
voyais bien qui filaient le long du chemin de fer... Tenez! les
entendez-vous, l�-bas, � gauche?

En effet, une fusillade venait d'�clater, derri�re le parc de


Montivilliers, dont les arbres bordaient la route. Si l'ennemi
s'emparait de ce parc, Bazeilles �tait pris. Mais la violence m�me
du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait pr�vu le
mouvement et que le parc se trouvait d�fendu.

-- Prenez donc garde, maladroit! cria le lieutenant, en for�ant


Weiss � se coller contre le mur, vous allez �tre coup� en deux!

Ce gros homme, si brave, avec ses lunettes, avait fini par


l'int�resser, tout en le faisant sourire; et, comme il entendait
venir un obus, il l'avait fraternellement �cart�. Le projectile
tomba � une dizaine de pas, �clata en les couvrant tous les deux
de mitraille. Le bourgeois restait debout, sans une �gratignure,
tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes bris�es.

-- Allons, bon! murmura-t-il, c'est moi qui ai mon compte!

Renvers� sur le trottoir, il se fit adosser contre la porte, pr�s


de la femme qui gisait d�j� en travers du seuil. Et sa jeune
figure gardait son air �nergique et t�tu.

-- Ca ne fait rien, mes enfants, �coutez-moi bien... Tirez � votre


aise, ne vous pressez pas. Je vous le dirai, quand il faudra
tomber sur eux � la ba�onnette.

Et il continua de les commander, la t�te droite, surveillant au


loin l'ennemi. Une autre maison, en face, avait pris feu. Le
p�tillement de la fusillade, les d�tonations des obus d�chiraient
l'air, qui s'emplissait de poussi�res et de fum�es.

Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle, des morts, les


uns isol�s, les autres en tas, faisaient des taches sombres,
�clabouss�es de rouge. Et, au-dessus du village, grandissait une
effrayante clameur, la menace de milliers d'hommes se ruant sur
quelques centaines de braves, r�solus � mourir.

Alors, Delaherche, qui n'avait cess� d'appeler Weiss, demanda une


derni�re fois:
-- Vous ne venez pas? ... Tant pis! je vous l�che, adieu!

Il �tait environ sept heures, et il avait trop tard�. Tant qu'il


put marcher le long des maisons, il profita des portes, des bouts
de muraille, se collant dans les moindres encoignures, � chaque
d�charge. Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile,
tellement il s'allongeait avec des souplesses de couleuvre. Mais,
au bout de Bazeilles, lorsqu'il lui fallut suivre pendant pr�s de
trois cents m�tres la route d�serte et nue, que balayaient les
batteries du Liry, il se sentit grelotter, bien qu'il f�t tremp�
de sueur. Un moment encore, il s'avan�a courb� en deux, dans un
foss�. Puis, il prit sa course follement, il galopa droit devant
lui, les oreilles pleines de d�tonations, pareilles � des coups de
tonnerre. Ses yeux br�laient, il croyait marcher dans des flammes.
Cela dura une �ternit�. Subitement, il aper�ut une petite maison,
sur la gauche; et il se pr�cipita, il s'abrita, la poitrine
soulag�e d'un poids �norme. Du monde l'entourait, des hommes, des
chevaux. D'abord, il n'avait distingu� personne. Ensuite, ce qu'il
vit l'�tonna.

N'�tait-ce point l'empereur, avec tout un �tat-major? Il h�sitait,


bien qu'il se vant�t de le conna�tre, depuis qu'il avait failli
lui parler, � Baybel; puis, il resta b�ant. C'�tait bien Napol�on
III, qui lui apparaissait plus grand, � cheval, et les moustaches
si fortement cir�es, les joues si color�es, qu'il le jugea tout de
suite rajeuni, fard� comme un acteur. S�rement, il s'�tait fait
peindre, pour ne pas promener, parmi son arm�e, l'effroi de son
masque bl�me, d�compos� par la souffrance, au nez aminci, aux yeux
troubles. Et, averti d�s cinq heures qu'on se battait � Bazeilles,
il �tait venu, de son air silencieux et morne de fant�me, aux
chairs raviv�es de vermillon.

Une briqueterie �tait l�, offrant un refuge. De l'autre c�t�, une


pluie de balles en criblait les murs, et des obus, � chaque
seconde, s'abattaient sur la route. Toute l'escorte s'�tait
arr�t�e.

-- Sire, murmura une voix, il y a vraiment danger...

Mais l'empereur se tourna, commanda du geste � son �tat-major de


se ranger dans l'�troite ruelle qui longeait la briqueterie. L�,
hommes et b�tes seraient cach�s compl�tement.

-- En v�rit�, sire, c'est de la folie... Sire, nous vous en


supplions...

Il r�p�ta simplement son geste, comme pour dire que l'apparition


d'un groupe d'uniformes, sur cette route nue, attirerait
certainement l'attention des batteries de la rive gauche. Et, tout
seul, il s'avan�a, au milieu des balles et des obus, sans h�te, de
sa m�me allure morne et indiff�rente, allant � son destin. Sans
doute, il entendait derri�re lui la voix implacable qui le jetait
en avant, la voix criant de Paris: �marche! Marche! Meurs en h�ros
sur les cadavres entass�s de ton peuple, frappe le monde entier
d'une admiration �mue, pour que ton fils r�gne!� il marchait, il
poussait son cheval � petits pas. Pendant une centaine de m�tres,
il marcha encore. Puis, il s'arr�ta, attendant la fin qu'il �tait
venu chercher. Les balles sifflaient comme un vent d'�quinoxe, un
obus avait �clat�, en le couvrant de terre. Il continua
d'attendre. Les crins de son cheval se h�rissaient, toute sa peau
tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort qui, � chaque
seconde, passait, sans vouloir de la b�te ni de l'homme. Alors,
apr�s cette attente infinie, l'empereur, avec son fatalisme
r�sign�, comprenant que son destin n'�tait pas l�, revint
tranquillement, comme s'il n'avait d�sir� que reconna�tre l'exacte
position des batteries allemandes.

-- Sire, que de courage!... De gr�ce, ne vous exposez plus...

Mais, d'un geste encore, il invita son �tat-major � le suivre,


sans l'�pargner cette fois, pas plus qu'il ne s'�pargnait lui-
m�me; et il monta vers la Moncelle, � travers champs, par les
terrains nus de la Rapaille. Un capitaine fut tu�, deux chevaux
s'abattirent. Les r�giments du 12e corps, devant lesquels il
passait, le regardaient venir et dispara�tre comme un spectre,
sans un salut, sans une acclamation.

Delaherche avait assist� � ces choses. Et il en fr�missait,


surtout en pensant que, d�s qu'il aurait quitt� la briqueterie,
lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles. Il
s'attardait, il �coutait maintenant des officiers d�mont�s qui
�taient rest�s l�.

-- Je vous dis qu'il a �t� tu� net, un obus qui l'a coup� en deux.

-- Mais non, je l'ai vu emporter... Une simple blessure, un �clat


dans la fesse...

-- � quelle heure?

-- Vers six heures et demie, il y a une heure... L�-haut, pr�s de


la Moncelle, dans un chemin creux...

-- Alors, il est rentr� � Sedan?

-- Certainement, il est � Sedan.

De qui parlaient-ils donc? Brusquement, Delaherche comprit qu'ils


parlaient du mar�chal De Mac-Mahon, bless� en allant aux avant-
postes. Le mar�chal bless�! c'�tait notre chance, comme avait dit
le lieutenant d'infanterie de marine. Et il r�fl�chissait aux
cons�quences de l'accident, lorsque, � toutes brides, une
estafette passa, criant � un camarade qu'elle venait de
reconna�tre:

-- Le g�n�ral Ducrot est commandant en chef!... Toute l'arm�e va


se concentrer � Illy, pour battre en retraite sur M�zi�res!

D�j�, l'estafette galopait au loin, entrait dans Bazeilles, sous


le redoublement du feu; tandis que Delaherche, effar� des
nouvelles extraordinaires, ainsi apprises coup sur coup, menac� de
se trouver pris dans la retraite des troupes, se d�cidait et
courait de son c�t� jusqu'� Balan, d'o� il regagnait Sedan enfin,
sans trop de peine.

Dans Bazeilles, l'estafette galopait toujours, cherchant les chefs


pour leur donner les ordres. Et les nouvelles galopaient aussi, le
mar�chal De Mac-Mahon bless�, le g�n�ral Ducrot nomm� commandant
en chef, toute l'arm�e se repliant sur Illy.

-- Quoi? Que dit-on? Cria Weiss, d�j� noir de poudre. Battre en


retraite sur M�zi�res � cette heure! Mais c'est insens�, jamais on
ne passera!

Il se d�sesp�rait, pris du remords d'avoir conseill� cela, la


veille, justement � ce g�n�ral Ducrot, investi maintenant du
commandement supr�me. Certes, oui, la veille, il n'y avait pas
d'autre plan � suivre: la retraite, la retraite imm�diate, par le
d�fil� Saint-Albert. Mais, � pr�sent, la route devait �tre barr�e,
tout le fourmillement noir des Prussiens s'en �tait all� l�-bas,
dans la plaine de Donchery. Et, folie pour folie, il n'y en avait
plus qu'une de d�sesp�r�e et de brave, celle de jeter les Bavarois
� la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de
Carignan.

Weiss, qui, d'un petit coup sec, remontait ses lunettes � chaque
seconde, expliquait la position au lieutenant, toujours assis
contre la porte, avec ses deux jambes coup�es, tr�s p�le et
agonisant du sang qu'il perdait.

-- Mon lieutenant, je vous assure que j'ai raison... Dites � vos


hommes de ne pas l�cher. Vous voyez bien que nous sommes
victorieux. Encore un effort, et nous les flanquons � la Meuse!

En effet, la deuxi�me attaque des Bavarois venait d'�tre


repouss�e. Les mitrailleuses avaient de nouveau balay� la place de
l'�glise, des entassements de cadavres y barraient le pav�, au
grand soleil; et, de toutes les ruelles, � la ba�onnette, on
rejetait l'ennemi dans les pr�s, une d�bandade, une fuite vers le
fleuve, qui se serait � coup s�r chang�e en d�route, si des
troupes fra�ches avaient soutenu les marins, d�j� ext�nu�s et
d�cim�s. D'autre part, dans le parc de Montivilliers, la fusillade
n'avan�ait gu�re, ce qui indiquait que, de ce c�t� aussi, des
renforts auraient d�gag� le bois.

-- Dites � vos hommes, mon lieutenant... � la ba�onnette! � la


ba�onnette!

D'une blancheur de cire, la voix mourante, le lieutenant eut


encore la force de murmurer:

-- Vous entendez, mes enfants, � la ba�onnette!

Et ce fut son dernier souffle, il expira, la face droite et t�tue,


les yeux ouverts, regardant toujours la bataille. Des mouches d�j�
volaient et se posaient sur la t�te broy�e de Fran�oise; tandis
que le petit Auguste, dans son lit, pris du d�lire de la fi�vre,
appelait, demandait � boire, d'une voix basse et suppliante.

-- M�re, r�veille-toi, rel�ve-toi... J'ai soif, j'ai bien soif...

Mais les ordres �taient formels, les officiers durent commander la


retraite, d�sol�s de ne pouvoir tirer profit de l'avantage qu'ils
venaient de remporter. �videmment, le g�n�ral Ducrot, hant� par la
crainte du mouvement tournant de l'ennemi, sacrifiait tout � la
tentative folle d'�chapper � son �treinte. La place de l'�glise
fut �vacu�e, les troupes se repli�rent de ruelle en ruelle,
bient�t la route se vida. Des cris et des sanglots de femmes
s'�levaient, des hommes juraient, brandissaient les poings, dans
la col�re de se voir ainsi abandonn�s. Beaucoup s'enfermaient chez
eux, r�solus � s'y d�fendre et � mourir.

-- Eh bien! moi, je ne fiche pas le camp! criait Weiss, hors de


lui. Non! j'aime mieux y laisser la peau... Qu'ils viennent donc
casser mes meubles et boire mon vin!

Plus rien n'existait que sa rage, cette fureur inextinguible de la


lutte, � l'id�e que l'�tranger entrerait chez lui, s'assoirait sur
sa chaise, boirait dans son verre. Cela soulevait tout son �tre,
emportait son existence accoutum�e, sa femme, ses affaires, sa
prudence de petit bourgeois raisonnable. Et il s'enferma dans sa
maison, s'y barricada, y tourna comme une b�te en cage, passant
d'une pi�ce dans une autre, s'assurant que toutes les ouvertures
�taient bien bouch�es. Il compta ses cartouches, il en avait
encore une quarantaine.

Puis, comme il allait donner un dernier coup d'oeil vers la Meuse,


pour s'assurer qu'aucune attaque n'�tait � craindre par les
prairies, la vue des coteaux de la rive gauche l'arr�ta de nouveau
un instant. Des envolements de fum�e indiquaient nettement les
positions des batteries Prussiennes. Et, dominant la formidable
batterie de Fr�nois, � l'angle d'un petit bois de la Marf�e, il
retrouva le groupe d'uniformes, plus nombreux, d'un tel �clat au
grand soleil, qu'en mettant son binocle par-dessus ses lunettes,
il distinguait l'or des �paulettes et des casques.

-- Sales bougres, sales bougres! r�p�ta-t-il, le poing tendu.

L�-haut, sur la Marf�e, c'�tait le roi Guillaume et son �tat-


major. D�s sept heures, il �tait venu de Vendresse, o� il avait
couch�, et il se trouvait l�-haut, � l'abri de tout p�ril, ayant
devant lui la vall�e de la Meuse, le d�roulement sans bornes du
champ de bataille. L'immense plan en relief allait d'un bord du
ciel � l'autre; tandis que, debout sur la colline, comme du tr�ne
r�serv� de cette gigantesque loge de gala, il regardait.

Au milieu, sur le fond sombre de la for�t des Ardennes, drap�e �


l'horizon ainsi qu'un rideau d'antique verdure, Sedan se
d�tachait, avec les lignes g�om�triques de ses fortifications, que
les pr�s inond�s et le fleuve noyaient au sud et � l'ouest. Dans
Bazeilles, des maisons flambaient d�j�, une poussi�re de bataille
embrumait le village. Puis, � l'est, de la Moncelle � Givonne, on
ne voyait, pareils � des lignes d'insectes, traversant les
chaumes, que quelques r�giments du 12e corps et du 1er, qui
disparaissaient par moments dans l'�troit vallon, o� les hameaux
�taient cach�s; et, en face, l'autre revers apparaissait, des
champs p�les, que le bois Chevalier tachait de sa masse verte.
Mais surtout, au nord, le 7e corps �tait bien en vue, occupant de
ses mouvants points noirs le plateau de Floing, une large bande de
terres rouge�tres qui descendait du petit bois de la Garenne aux
herbages du bord de l'eau. Au del�, c'�tait encore Floing, Saint-
Menges, Fleigneux, Illy, des villages perdus parmi la houle des
terrains, toute une r�gion tourment�e, coup�e d'escarpements. Et
c'�tait aussi, � gauche, la boucle de la Meuse, les eaux lentes,
d'argent neuf au clair soleil, enfermant la presqu'�le d'Iges de
son vaste et paresseux d�tour, barrant tout chemin vers M�zi�res,
ne laissant, entre la berge extr�me et les inextricables for�ts,
que la porte unique du d�fil� de Saint-Albert.

Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l'arm�e


Fran�aise �taient l�, entass�s et traqu�s dans ce triangle; et,
lorsque le roi de Prusse se tournait vers l'ouest, il apercevait
une autre plaine, celle de Donchery, des champs vides
s'�largissant vers Briancourt, Marancourt et Vrignes-Aux-Bois,
tout un infini de terres grises, poudroyant sous le ciel bleu; et,
lorsqu'il se tournait vers l'est, c'�tait aussi, en face des
lignes Fran�aises si resserr�es, une immensit� libre, un
pullulement de villages, Douzy et Carignan d'abord, ensuite en
remontant Rub�court, Pourru-Aux-Bois, Francheval, Villers-Cernay,
jusqu'� La Chapelle, pr�s de la fronti�re. Tout autour, la terre
lui appartenait, il poussait � son gr� les deux cent cinquante
mille hommes et les huit cents canons de ses arm�es, il embrassait
d'un seul regard leur marche envahissante.

D�j�, d'un c�t�, le XIe corps s'avan�ait sur Saint-Menges, tandis


que le Ve corps �tait � Vrignes-Aux-Bois et que la division
wurtembergeoise attendait pr�s de Donchery; et, de l'autre c�t�,
si les arbres et les coteaux le g�naient, il devinait les
mouvements, il venait de voir le XIIe corps p�n�trer dans le bois
Chevalier, il savait que la garde devait avoir atteint Villers-
Cernay. C'�taient les branches de l'�tau, l'arm�e du prince royal
de Prusse � gauche, l'arm�e du prince royal de Saxe � droite, qui
s'ouvraient et montaient, d'un mouvement irr�sistible, pendant que
les deux corps Bavarois se ruaient sur Bazeilles.

Aux pieds du roi Guillaume, de Remilly � Fr�nois, les batteries


presque ininterrompues tonnaient sans rel�che, couvrant d'obus la
Moncelle et Daigny, allant, par-dessus la ville de Sedan, balayer
les plateaux du nord. Et il n'�tait gu�re plus de huit heures, et
il attendait l'in�vitable r�sultat de la bataille, les yeux sur
l'�chiquier g�ant, occup� � mener cette poussi�re d'hommes,
l'enragement de ces quelques points noirs, perdus au milieu de
l'�ternelle et souriante nature.

II

Sur le plateau de Floing, au petit jour, dans le brouillard �pais,


le clairon Gaude sonna la diane, de tout son souffle. Mais l'air
�tait si noy� d'eau, que la sonnerie joyeuse s'�touffait. Et les
hommes de la compagnie, qui n'avaient pas m�me eu le courage de
dresser les tentes, roul�s dans les toiles, couch�s dans la boue,
ne s'�veillaient pas, pareils d�j� � des cadavres, avec leurs
faces bl�mes, durcies de fatigue et de sommeil. Il fallut les
secouer un � un, les tirer de ce n�ant; et ils se soulevaient
comme des ressuscit�s, livides, les yeux pleins de la terreur de
vivre.
Jean avait r�veill� Maurice.

-- Quoi donc? O� sommes-nous?

Effar�, il regardait, n'apercevait que cette mer grise, o�


flottaient les ombres de ses camarades. On ne distinguait rien, �
vingt m�tres devant soi. Toute orientation se trouvait perdue, il
n'aurait pas �t� capable de dire de quel c�t� �tait Sedan. Mais, �
ce moment, le canon, quelque part, tr�s loin, frappa son oreille.

-- Ah! oui, c'est pour aujourd'hui, on se bat... Tant mieux! On va


donc en finir!

Des voix, autour de lui, disaient de m�me; et c'�tait une sombre


satisfaction, le besoin de s'�vader de ce cauchemar, de les voir
enfin, ces Prussiens, qu'on �tait venu chercher, et devant
lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures! On allait donc
leur envoyer des coups de fusil, s'all�ger de ces cartouches qu'on
avait apport�es de si loin, sans en br�ler une seule! Cette fois,
tous le sentaient, c'�tait l'in�vitable bataille.

Mais le canon de Bazeilles tonnait plus haut, et Jean, debout,


�coutait.

-- O� tire-t-on?

-- Ma foi, r�pondit Maurice, �a m'a l'air d'�tre vers la Meuse...


Seulement, le diable m'emporte si je me doute o� je suis.

-- �coute, mon petit, dit alors le caporal, tu ne vas pas me


quitter, parce que, vois-tu, il faut savoir, si l'on ne veut pas
attraper de mauvais coups... Moi, j'ai d�j� vu �a, j'ouvrirai
l'oeil pour toi et pour moi.

L'escouade, cependant, commen�ait � grogner, f�ch�e de ne pouvoir


se mettre sur l'estomac quelque chose de chaud. Pas possible
d'allumer du feu, sans bois sec, et avec un sale temps pareil! Au
moment m�me o� s'engageait la bataille, la question du ventre
revenait, imp�rieuse, d�cisive. Des h�ros peut-�tre, mais des
ventres avant tout. Manger, c'�tait l'unique affaire; et avec quel
amour on �cumait le pot, les jours de bonne soupe! Et quelles
col�res d'enfants et de sauvages, quand le pain manquait!

-- Lorsqu'on ne mange pas, on ne se bat pas, d�clara Chouteau. Du


tonnerre de Dieu, si je risque ma peau aujourd'hui!

Le r�volutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en


b�timents, beau parleur de Montmartre, th�oricien de cabaret,
g�tant les quelques id�es justes, attrap�es �� et l�, dans le plus
effroyable m�lange d'�neries et de mensonges.

-- D'ailleurs, continua-t-il, est-ce qu'on ne s'est pas foutu de


nous, � nous raconter que les Prussiens crevaient de faim et de
maladie, qu'ils n'avaient m�me plus de chemises et qu'on les
rencontrait sur les routes, sales, en guenilles comme des pauvres?

Loubet se mit � rire, de son air de gamin de Paris, qui avait


roul� au travers de tous les petits m�tiers des halles.

-- Ah! ouiche! C'est nous autres qui claquons de mis�re, et � qui


on donnerait un sou, quand nous passons avec nos godillots crev�s
et nos frusques de chienlits... Et leurs grandes victoires donc!
Encore de jolis farceurs, lorsqu'ils nous racontaient qu'on venait
de faire Bismarck prisonnier et qu'on avait culbut� toute une
arm�e dans une carri�re... Non, ce qu'ils se sont foutus de nous!

Pache et Lapoulle, qui �coutaient, serraient les poings, en


hochant furieusement la t�te. D'autres, aussi, se f�chaient, car
l'effet de ces continuels mensonges des journaux avait fini par
�tre d�sastreux. Toute confiance �tait morte, on ne croyait plus �
rien. L'imagination de ces grands enfants, si fertile d'abord en
esp�rances extraordinaires, tombait maintenant � des cauchemars
fous.

-- Pardi! ce n'est pas malin, reprit Chouteau, �a s'explique,


puisque nous sommes vendus... Vous le savez bien tous.

La simplicit� paysanne de Lapoulle s'exasp�rait chaque fois � ce


mot.

-- Oh! vendus, faut-il qu'il y ait des gens canailles!

-- Vendus, comme Judas a vendu son ma�tre, murmura Pache, que


hantaient ses souvenirs d'histoire sainte.

Chouteau triomphait.

-- C'est bien simple, mon Dieu! On sait les chiffres... Mac-Mahon


a re�u trois millions, et les autres g�n�raux chacun un million,
pour nous amener ici... Ca s'est fait � Paris, le printemps
dernier; et, cette nuit, ils ont tir� une fus�e, histoire de dire
que c'�tait pr�t, et qu'on pouvait venir nous prendre.

Maurice fut r�volt� par la stupidit� de l'invention. Autrefois,


Chouteau l'avait amus�, presque conquis, gr�ce � sa verve
faubourienne. Mais, � pr�sent, il ne tol�rait plus ce
pervertisseur, ce mauvais ouvrier qui crachait sur toutes les
besognes, afin d'en d�go�ter les autres.

-- Pourquoi dites-vous des absurdit�s pareilles? cria-t-il. Vous


savez bien que ce n'est pas vrai.

-- Comment, pas vrai? ... Alors, maintenant, c'est pas vrai que
nous sommes vendus? ... Ah! dis donc, toi l'aristo! est-ce que tu
en es, de la bande � ces sales cochons de tra�tres?

Il s'avan�ait, mena�ant.

-- Tu sais, faudrait le dire, monsieur le bourgeois, parce que,


sans attendre ton ami Bismarck, on te ferait tout de suite ton
affaire.

Les autres, de m�me, commen�aient � gronder, et Jean crut devoir


intervenir.
-- Silence donc! je mets au rapport le premier qui bouge!

Mais Chouteau, ricanant, le hua. Il s'en fichait pas mal de son


rapport! Il se battrait ou il ne se battrait pas, � son id�e; et
il ne fallait plus qu'on l'emb�t�t, parce qu'il n'avait pas des
cartouches que pour les Prussiens. � pr�sent que la bataille �tait
commenc�e, le peu de discipline, maintenue par la peur,
s'effondrait: Qu'est-ce qu'on pouvait lui faire? Il filerait, d�s
qu'il en aurait assez. Et il fut grossier, excitant les autres
contre le caporal, qui les laissait mourir de faim. Oui, c'�tait
sa faute, si l'escouade n'avait rien mang� depuis trois jours,
tandis que les camarades avaient eu de la soupe et de la viande.
Mais monsieur �tait all� se goberger avec l'aristo chez des
filles. On les avait bien vus, � Sedan.

-- Tu as boulott� l'argent de l'escouade, ose donc dire le


contraire, bougre de fricoteur!

Du coup, les choses se g�t�rent. Lapoulle serrait les poings, et


Pache, malgr� sa douceur, affol� par la faim, voulait qu'on
s'expliqu�t. Le plus raisonnable fut encore Loubet, qui se mit �
rire, de son air avis�, en disant que c'�tait b�te de se manger
entre Fran�ais, lorsque les Prussiens �taient l�. Lui, n'�tait pas
pour les querelles, ni � coups de poing, ni � coups de fusil; et,
faisant allusion aux quelques centaines de francs qu'il avait
touch�es, comme rempla�ant militaire, il ajouta:

-- Vrai! s'ils croient que ma peau ne vaut pas plus cher que
�a!... Je vais leur en donner pour leur argent.

Mais Maurice et Jean, irrit�s de cette agression imb�cile,


r�pondaient violemment, se disculpaient, lorsqu'une voix forte
sortit du brouillard.

-- Quoi donc? quoi donc? quels sont les sales pierrots qui se
disputent?

Et le lieutenant Rochas parut, avec son k�pi jauni par les pluies,
sa capote o� manquaient des boutons, toute sa maigre et
d�gingand�e personne dans un pitoyable �tat d'abandon et de
mis�re. Il n'en �tait pas moins d'une cr�nerie victorieuse, les
yeux �tincelants, les moustaches h�riss�es.

-- Mon lieutenant, r�pondit Jean hors de lui, ce sont ces hommes


qui crient comme �a que nous sommes vendus... Oui, nos g�n�raux
nous auraient vendus...

Dans le cr�ne �troit de Rochas, cette id�e de trahison n'�tait pas


loin de para�tre naturelle, car elle expliquait les d�faites qu'il
ne pouvait admettre.

-- Eh bien! qu'est-ce que �a leur fout d'�tre vendus? ... Est-ce


que �a les regarde? ... Ca n'emp�che pas que les Prussiens sont l�
et que nous allons leur allonger une de ces racl�es dont on se
souvient.

Au loin, derri�re l'�pais rideau de brume, le canon de Bazeilles


ne cessait point. Et, d'un grand geste, il tendit les bras.
-- Hein! cette fois, �a y est!... On va donc les reconduire chez
eux, � coups de crosse!

Tout, pour lui, depuis qu'il entendait la canonnade, se trouvait


effac�: les lenteurs, les incertitudes de la marche, la
d�moralisation des troupes, le d�sastre de Beaumont, l'agonie
derni�re de la retraite forc�e sur Sedan. Puisqu'on se battait,
est-ce que la victoire n'�tait pas certaine? Il n'avait rien
appris ni rien oubli�, il gardait son m�pris fanfaron de l'ennemi,
son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre, son
obstin�e certitude qu'un vieux soldat d'Afrique, de Crim�e et
d'Italie ne pouvait pas �tre battu. Ce serait vraiment trop dr�le,
de commencer � son �ge!

Un rire brusque lui fendit les m�choires. Il eut une de ces


tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats,
malgr� les bourrades qu'il leur distribuait parfois.

-- �coutez, mes enfants, au lieu de vous disputer, �a vaudra mieux


de boire la goutte... Oui, je vas vous payer la goutte, vous la
boirez � ma sant�.

Et, d'une poche profonde de sa capote, il tira une bouteille


d'eau-de-vie, en ajoutant, de son air triomphal, que c'�tait un
cadeau d'une dame. La veille, en effet, on l'avait vu, attabl� au
fond d'un cabaret de Floing, tr�s entreprenant � l'�gard de la
servante, qu'il tenait sur ses genoux. Maintenant, les soldats
riaient de bon coeur, tendaient leurs gamelles, dans lesquelles il
versait lui-m�me, gaiement.

-- Mes enfants, il faut boire � vos bonnes amies, si vous en avez,


et il faut boire � la gloire de la France... Je ne connais que �a,
vive la joie!

-- C'est bien vrai, mon lieutenant, � votre sant� et � la sant� de


tout le monde!

Tous burent, r�concili�s, r�chauff�s. Ce fut tr�s gentil, cette


goutte, dans le petit froid du matin, au moment de marcher �
l'ennemi. Et Maurice la sentit qui descendait dans ses veines, en
lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l'illusion. Pourquoi
ne battrait-on pas les Prussiens? Est-ce que les batailles ne
r�servaient pas leurs surprises, des revirements inattendus dont
l'histoire gardait l'�tonnement? Ce diable d'homme ajoutait que
Bazaine �tait en marche, qu'on l'attendait avant le soir: oh! Un
renseignement s�r, qu'il tenait de l'aide de camp d'un g�n�ral;
et, bien qu'il montr�t la Belgique, pour indiquer la route par
laquelle arrivait Bazaine, Maurice s'abandonna � une de ces crises
d'espoir, sans lesquelles il ne pouvait vivre. Peut-�tre enfin
�tait-ce la revanche.

-- Qu'est-ce que nous attendons, mon lieutenant? se permit-il de


demander. On ne marche donc pas!

Rochas eut un geste, comme pour dire qu'il n'avait pas d'ordre.
Puis, apr�s un silence:
-- Quelqu'un a-t-il vu le capitaine?

Personne ne r�pondit. Jean se souvenait de l'avoir vu, dans la


nuit, s'�loigner du c�t� de Sedan; mais un soldat prudent ne doit
jamais voir un chef, en dehors du service. Il se taisait, lorsque,
en se retournant, il aper�ut une ombre, qui revenait le long de la
haie.

-- Le voici, dit-il.

C'�tait, en effet, le capitaine Beaudoin. Il les �tonna tous par


la correction de sa tenue, son uniforme bross�, ses chaussures
cir�es, qui contrastaient si violemment avec le pitoyable �tat du
lieutenant. Et il y avait en outre une coquetterie, comme des
soins galants, dans ses mains blanches et la frisure de ses
moustaches, un vague parfum de lilas de Perse qui sentait le
cabinet de toilette bien install� de jolie femme.

-- Tiens! Ricana Loubet, le capitaine a donc retrouv� ses bagages!

Mais personne ne sourit, car on le savait peu commode. Il �tait


ex�cr�, tenant ses hommes � l'�cart. Un p�te-sec, selon le mot de
Rochas.

Depuis les premi�res d�faites, il avait l'air absolument choqu�;


et le d�sastre que tous pr�voyaient lui semblait surtout
inconvenant. Bonapartiste convaincu, promis au plus bel
avancement, appuy� par plusieurs salons, il sentait sa fortune
choir dans toute cette boue. On racontait qu'il avait une tr�s
jolie voix de t�nor, � laquelle il devait beaucoup d�j�. Pas
inintelligent d'ailleurs, bien que ne sachant rien de son m�tier,
uniquement d�sireux de plaire, et tr�s brave, quand il le fallait,
sans exc�s de z�le.

-- Quel brouillard! dit-il simplement, soulag� de retrouver sa


compagnie, qu'il cherchait depuis une demi-heure, avec la crainte
de s'�tre perdu.

Tout de suite, un ordre �tant enfin arriv�, le bataillon se porta


en avant. De nouveaux flots de brume devaient monter de la Meuse,
car on marchait presque � t�tons, au milieu d'une sorte de ros�e
blanch�tre qui tombait en pluie fine. Et Maurice eut alors une
vision qui le frappa, celle du colonel De Vineuil, surgissant tout
d'un coup, immobile sur son cheval, � l'angle de deux routes, lui
tr�s grand, tr�s p�le, tel qu'un marbre de la d�sesp�rance, la
b�te frissonnante au froid du matin, les naseaux ouverts, tourn�s
l�-bas, vers le canon. Mais, surtout, � dix pas en arri�re,
flottait le drapeau du r�giment, que le sous-lieutenant de service
tenait, sorti d�j� de son fourreau, et qui, dans la blancheur
molle et mouvante des vapeurs, semblait en plein ciel de r�ve, une
apparition de gloire, tremblante, pr�s de s'�vanouir. L'aigle
dor�e �tait tremp�e d'eau, tandis que la soie des trois couleurs,
o� se trouvaient brod�s des noms de victoire, p�lissait, enfum�e,
trou�e d'anciennes blessures; et il n'y avait gu�re que la croix
d'honneur, attach�e � la cravate, qui m�t dans tout cet effacement
l'�clat vif de ses branches d'�mail.

Le drapeau, le colonel disparurent, noy�s sous une nouvelle vague,


et le bataillon avan�ait toujours, sans savoir o�, comme dans une
ouate humide. On avait descendu une pente, on remontait maintenant
par un chemin �troit. Puis, le cri de halte retentit. Et l'on
resta l�, l'arme au pied, les �paules alourdies par le sac, avec
d�fense de bouger. On devait se trouver sur un plateau; mais
impossible encore de voir � vingt pas, on ne distinguait
absolument rien. Il �tait sept heures, le canon semblait s'�tre
rapproch�, de nouvelles batteries tiraient de l'autre c�t� de
Sedan, de plus en plus voisines.

-- Oh! Moi, dit brusquement le sergent Sapin � Jean et � Maurice,


je serai tu� aujourd'hui.

Il n'avait pas ouvert la bouche depuis le r�veil, l'air enfonc�


dans une r�verie, avec sa gr�le figure aux grands beaux yeux et au
petit nez pinc�.

-- En voil� une id�e! se r�cria Jean, est-ce qu'on peut dire ce


qu'on attrapera? ... Vous savez, il n'y en a pour personne, et il
y en a pour tout le monde.

Mais le sergent hocha la t�te, dans un branle d'absolue certitude.

-- Oh! Moi, c'est comme si c'�tait fait... Je serai tu�


aujourd'hui.

Des t�tes se tourn�rent, on lui demanda s'il avait vu �a en r�ve.


Non, il n'avait rien r�v�; seulement, il le sentait, c'�tait l�.

-- Et �a m'emb�te tout de m�me, parce que j'allais me marier, en


rentrant chez moi.

Ses yeux de nouveau vacill�rent, il revoyait sa vie. Fils de


petits �piciers de Lyon, g�t� par sa m�re qu'il avait perdue,
n'ayant pu s'entendre avec son p�re, il �tait rest� au r�giment,
d�go�t� de tout, sans vouloir se laisser racheter; et puis,
pendant un cong�, il s'�tait mis d'accord avec une de ses
cousines, se reprenant � l'existence, faisant ensemble l'heureux
projet de tenir un commerce, gr�ce aux quelques sous qu'elle
devait apporter. Il avait de l'instruction, l'�criture,
l'orthographe, le calcul. Depuis un an, il ne vivait plus que pour
la joie de cet avenir.

Il eut un frisson, se secoua pour sortir de son id�e fixe, en


r�p�tant d'un air calme:

-- Oui, c'est emb�tant, je serai tu� aujourd'hui.

Personne ne parlait plus, l'attente continua. On ne savait m�me


pas si l'on tournait le dos ou la face � l'ennemi. Des bruits
vagues, par moments, venaient de l'inconnu du brouillard:
grondements de roues, pi�tinements de foule, trots lointains de
chevaux. C'�taient les mouvements de troupes que la brume cachait,
toute l'�volution du 7e corps en train de prendre ses positions de
combat. Mais, depuis un instant, il semblait que les vapeurs
devinssent plus l�g�res. Des lambeaux s'enlevaient comme des
mousselines, des coins d'horizon se d�couvraient, troubles encore,
d'un bleu morne d'eau profonde. Et ce fut, dans une de ces
�claircies, qu'on vit d�filer, tels qu'une chevauch�e de fant�mes,
les r�giments de chasseurs d'Afrique qui faisaient partie de la
division Margueritte. Raides sur la selle, avec leurs vestes
d'ordonnance, leurs larges ceintures rouges, ils poussaient leurs
chevaux, des b�tes minces, � moiti� disparues sous la complication
du paquetage. Apr�s un escadron, un autre escadron; et tous,
sortis de l'incertain, rentraient dans l'incertain, avaient l'air
de se fondre sous la pluie fine. Sans doute, ils g�naient, on les
emmenait plus loin, ne sachant qu'en faire, ainsi que cela
arrivait depuis le commencement de la campagne. � peine les avait-
on employ�s comme �claireurs, et, d�s que le combat s'engageait,
on les promenait de vallon en vallon, pr�cieux et inutiles.

Maurice regardait, en songeant � Prosper.

-- Tiens! murmura-t-il, c'est peut-�tre lui, l�-bas.

-- Qui donc? demanda Jean.

-- Ce gar�on de Remilly, tu sais bien, dont nous avons rencontr�


le fr�re � Oches.

Mais les chasseurs �taient pass�s, et il y eut encore un brusque


galop, un �tat-major qui d�valait par le chemin en pente. Cette
fois, Jean avait reconnu leur g�n�ral de brigade, Bourgain-
Desfeuilles, le bras agit� dans un geste violent. Il avait donc
daign� quitter enfin l'h�tel de la Croix-D'or; et sa mauvaise
humeur disait assez son ennui de s'�tre lev� si t�t, dans des
conditions d'installation et de nourriture d�plorables.

Sa voix tonnante arriva, distincte.

-- Eh! Nom de Dieu! La Moselle ou la Meuse, l'eau qui est l�,


enfin!

Le brouillard, pourtant, se levait. Ce fut soudain, comme �


Bazeilles, le d�roulement d'un d�cor, derri�re le flottant rideau
qui remontait avec lenteur vers les frises. Un clair ruissellement
de soleil tombait du ciel bleu. Et tout de suite Maurice reconnut
l'endroit o� ils attendaient.

-- Ah! dit-il � Jean, nous sommes sur le plateau de l'Alg�rie...


Tu vois, de l'autre c�t� du vallon, en face de nous, ce village,
c'est Floing; et l�-bas, c'est Saint-Menges; et, plus loin encore,
c'est Fleigneux... Puis, tout au fond, dans la for�t des Ardennes,
ces arbres maigres sur l'horizon, c'est la fronti�re...

Il continua, la main tendue. Le plateau de l'Alg�rie, une bande de


terre rouge�tre, longue de trois kilom�tres, descendait en pente
douce du bois de la Garenne � la Meuse, dont des prairies le
s�paraient. C'�tait l� que le g�n�ral Douay avait rang� le 7e
corps, d�sesp�r� de n'avoir pas assez d'hommes pour d�fendre une
ligne si d�velopp�e et pour se relier solidement au 1er corps, qui
occupait, perpendiculairement � lui, le vallon de la Givonne, du
bois de la Garenne � Daigny.

-- Hein? est-ce grand, est-ce grand!


Et Maurice, se retournant, faisait de la main le tour de
l'horizon. Du plateau de l'Alg�rie, tout le champ de bataille se
d�roulait, immense, vers le sud et vers l'ouest: d'abord, Sedan,
dont on voyait la citadelle, dominant les toits; puis, Balan et
Bazeilles, dans une fum�e trouble qui persistait; puis, au fond,
les coteaux de la rive gauche, le Liry, la Marf�e, la Croix-Piau.
Mais c'�tait surtout vers l'ouest, vers Donchery, que s'�tendait
la vue. La boucle de la Meuse enserrait la presqu'�le d'Iges d'un
ruban p�le; et, l�, on se rendait parfaitement compte de l'�troite
route de Saint-Albert, qui filait entre la berge et un coteau
escarp�, couronn� plus loin par le petit bois du Seugnon, une
queue des bois de la Falizette. En haut de la c�te, au carrefour
de la Maison-Rouge, d�bouchait la route de Vrignes-Aux-Bois et de
Donchery.

-- Vois-tu, par l�, nous pourrions nous replier sur M�zi�res.

Mais, � cette minute m�me, un premier coup de canon partit de


Saint-Menges. Dans les fonds, tra�naient encore des lambeaux de
brouillard, et rien n'apparaissait, qu'une masse confuse, en
marche dans le d�fil� de Saint-Albert.

-- Ah! les voici, reprit Maurice qui baissa instinctivement la


voix, sans nommer les Prussiens. Nous sommes coup�s, c'est fichu!

Il n'�tait pas huit heures. Le canon, qui redoublait du c�t� de


Bazeilles, se faisait aussi entendre � l'est, dans le vallon de la
Givonne, qu'on ne pouvait voir: c'�tait le moment o� l'arm�e du
prince royal de Saxe, au sortir du bois Chevalier, abordait le 1er
corps, en avant de Daigny. Et, maintenant que le XIe corps
Prussien, en marche vers Floing, ouvrait le feu sur les troupes du
g�n�ral Douay, la bataille se trouvait engag�e de toutes parts, du
sud au nord, sur cet immense p�rim�tre de plusieurs lieues.

Maurice venait d'avoir conscience de l'irr�parable faute qu'on


avait commise, en ne se retirant pas sur M�zi�res, pendant la
nuit. Mais, pour lui, les cons�quences restaient confuses. Seul,
un sourd instinct du danger lui faisait regarder avec inqui�tude
les hauteurs voisines, qui dominaient le plateau de l'Alg�rie. Si
l'on n'avait pas eu le temps de battre en retraite, pourquoi ne
s'�tait-on pas d�cid� � occuper ces hauteurs, en s'adossant contre
la fronti�re, quitte � passer en Belgique, dans le cas o� l'on
serait culbut�? Deux points surtout semblaient mena�ants, le
mamelon du Hattoy, au-dessus de Floing, � gauche, et le calvaire
d'Illy, une croix de pierre entre deux tilleuls, � droite. La
veille, le g�n�ral Douay avait fait occuper le Hattoy par un
r�giment, qui, d�s le petit jour, s'�tait repli�, trop en l'air.
Quant au calvaire d'Illy, il devait �tre d�fendu par l'aile gauche
du 1er corps. Les terres s'�tendaient entre Sedan et la for�t des
Ardennes, vastes et nues, profond�ment vallonn�es; et la clef de
la position �tait visiblement l�, au pied de cette croix et de ces
deux tilleuls, d'o� l'on balayait toute la contr�e environnante.

Trois autres coups de canon retentirent. Puis, ce fut toute une


salve. Cette fois, on avait vu une fum�e monter d'un petit coteau,
� gauche de Saint-Menges.

-- Allons, dit Jean, c'est notre tour.


Pourtant, rien n'arrivait. Les hommes, toujours immobiles, l'arme
au pied, n'avaient d'autre amusement que de regarder la belle
ordonnance de la deuxi�me division, rang�e devant Floing, et dont
la gauche, plac�e en potence, �tait tourn�e vers la Meuse, pour
parer � une attaque de ce c�t�. Vers l'est, se d�ployait la
troisi�me division, jusqu'au bois de la Garenne, en dessous
d'Illy, tandis que la premi�re, tr�s entam�e � Beaumont, se
trouvait en seconde ligne. Pendant la nuit, le g�nie avait
travaill� � des ouvrages de d�fense. M�me, sous le feu commen�ant
des Prussiens, on creusait encore des tranch�es-Abris, on �levait
des �paulements.

Mais une fusillade �clata, dans le bas de Floing, tout de suite


�teinte du reste, et la compagnie du capitaine Beaudoin re�ut
l'ordre de se reporter de trois cents m�tres en arri�re. On
arrivait dans un vaste carr� de choux, lorsque le capitaine cria,
de sa voix br�ve:

-- Tous les hommes par terre!

Il fallut se coucher. Les choux �taient tremp�s d'une abondante


ros�e, leurs �paisses feuilles d'or vert retenaient des gouttes,
d'une puret� et d'un �clat de gros brillants.

-- La hausse � quatre cents m�tres, cria de nouveau le capitaine.

Alors, Maurice appuya le canon de son chassepot sur un chou qu'il


avait devant lui. Mais on ne voyait plus rien, ainsi au ras du
sol: des terrains s'�tendaient, confus, coup�s de verdures. Et il
poussa le coude de Jean, allong� � sa droite, en demandant ce
qu'on fichait l�. Jean, exp�riment�, lui montra, sur un tertre
voisin, une batterie qu'on �tait en train d'�tablir. �videmment,
on les avait post�s � cette place pour soutenir cette batterie.
Pris de curiosit�, Maurice se releva, d�sireux de savoir si Honor�
n'en �tait pas, avec sa pi�ce; mais l'artillerie de r�serve se
trouvait en arri�re, � l'abri d'un bouquet d'arbres.

-- Nom de Dieu! hurla Rochas, voulez-vous bien vous coucher!

Et Maurice n'�tait pas allong� de nouveau, qu'un obus passa en


sifflant. � partir de ce moment, ils ne cess�rent plus. Le tir ne
se r�gla qu'avec lenteur, les premiers all�rent tomber bien au
del� de la batterie, qui, elle aussi, commen�ait � tirer.

En outre, beaucoup de projectiles n'�clataient pas, amortis dans


la terre molle; et ce furent d'abord des plaisanteries sans fin
sur la maladresse de ces sacr�s mangeurs de choucroute.

-- Ah bien! dit Loubet, il est rat�, leur feu d'artifice!

-- Pour s�r qu'ils ont piss� dessus! Ajouta Chouteau, en ricanant.

Le lieutenant Rochas lui-m�me s'en m�la.

-- Quand je vous disais que ces jean-Foutre ne sont pas m�me


capables de pointer un canon!
Mais un obus �clata � dix m�tres, couvrant la compagnie de terre.
Et, bien que Loubet f�t la blague de crier aux camarades de
prendre leurs brosses dans les sacs, Chouteau p�lissant se tut. Il
n'avait jamais vu le feu, ni Pache, ni Lapoulle non plus
d'ailleurs, personne de l'escouade, except� Jean. Les paupi�res
battaient sur les yeux un peu troubles, les voix se faisaient
gr�les, comme �trangl�es au passage. Assez ma�tre de lui, Maurice
s'effor�ait de s'�tudier: il n'avait pas encore peur, car il ne se
croyait pas en danger; et il n'�prouvait, � l'�pigastre, qu'une
sensation de malaise, tandis que sa t�te se vidait, incapable de
lier deux id�es l'une � l'autre. Cependant, son espoir grandissait
plut�t, ainsi qu'une ivresse, depuis qu'il s'�tait �merveill� du
bel ordre des troupes. Il en �tait � ne plus douter de la
victoire, si l'on pouvait aborder l'ennemi � la ba�onnette.

-- Tiens! murmura-t-il, c'est plein de mouches.

� trois reprises d�j�, il avait entendu comme un vol d'abeilles.

-- Mais non, dit Jean, en riant, ce sont des balles.

D'autres l�gers bourdonnements d'ailes pass�rent. Toute l'escouade


tournait la t�te, s'int�ressait. C'�tait irr�sistible, les hommes
renversaient le cou, ne pouvaient rester en place.

-- �coute, recommanda Loubet � Lapoulle, en s'amusant de sa


simplicit�, quand tu vois arriver une balle, tu n'as qu'� mettre,
comme �a, un doigt devant ton nez: �a coupe l'air, la balle passe
� droite ou � gauche.

-- Mais je ne les vois pas, dit Lapoulle.

Un rire formidable �clata autour de lui.

-- Oh! Le malin, il ne les voit pas!... Ouvre donc tes quinquets,


imb�cile!... Tiens! en voici une, tiens! en voici une autre... Tu
ne l'as pas vue, celle-l�? elle �tait verte.

Et Lapoulle �carquillait les yeux, mettait un doigt devant son


nez, pendant que Pache, t�tant le scapulaire qu'il portait,
l'aurait voulu �tendre, pour s'en faire une cuirasse sur toute la
poitrine.

Rochas, qui �tait rest� debout, s'�cria, de sa voix goguenarde:

-- Mes enfants, les obus, on ne vous d�fend pas de les saluer.


Quant aux balles, c'est inutile, il y en a trop!

� ce moment, un �clat d'obus vint fracasser la t�te d'un soldat,


au premier rang. Il n'y eut pas m�me de cri: un jet de sang et de
cervelle, et ce fut tout.

-- Pauvre bougre! dit simplement le sergent Sapin, tr�s calme et


tr�s p�le. � un autre!

Mais on ne s'entendait plus, Maurice souffrait surtout de


l'effroyable vacarme. La batterie voisine tirait sans rel�che,
d'un grondement continu dont la terre tremblait; et les
mitrailleuses, plus encore, d�chiraient l'air, intol�rables. Est-
ce qu'on allait rester ainsi longtemps, couch�s au milieu des
choux? On ne voyait toujours rien, on ne savait rien. Impossible
d'avoir la moindre id�e de la bataille: �tait-ce m�me une vraie,
une grande bataille? Au-dessus de la ligne rase des champs,
Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et bois� du Hattoy,
tr�s loin, d�sert encore. D'ailleurs, � l'horizon, pas un Prussien
ne se montrait. Seules, des fum�es s'�levaient, flottaient un
instant dans le soleil. Et, comme il tournait la t�te, il fut tr�s
surpris d'apercevoir, au fond d'un vallon �cart�, prot�g� par des
pentes rudes, un paysan qui labourait sans h�te, poussant sa
charrue attel�e d'un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour?
Ce n'�tait pas parce qu'on se battait, que le bl� cesserait de
cro�tre et le monde de vivre.

D�vor� d'impatience, Maurice se mit debout. Dans un regard, il


revit les batteries de Saint-Menges qui les canonnaient,
couronn�es de vapeurs fauves, et il revit surtout, venant de
Saint-Albert, le chemin noir de Prussiens, un pullulement
indistinct de horde envahissante. D�j�, Jean le saisissait aux
jambes, le ramenait violemment par terre.

-- Es-tu fou? tu vas y rester!

Et, de son c�t�, Rochas jurait.

-- Voulez-vous bien vous coucher! Qui est-ce qui m'a fichu des
gaillards qui se font tuer, quand ils n'en ont pas l'ordre!

-- Mon lieutenant, dit Maurice, vous n'�tes pas couch�, vous!

-- Ah! moi, c'est diff�rent, il faut que je sache.

Le capitaine Beaudoin, lui aussi, �tait bravement debout. Mais il


ne desserrait pas les l�vres, sans lien avec ses hommes, et il
semblait ne pouvoir tenir en place, pi�tinant d'un bout du champ �
l'autre.

Toujours l'attente, rien n'arrivait. Maurice �touffait sous le


poids de son sac, qui lui �crasait le dos et la poitrine, dans
cette position couch�e, si p�nible � la longue. On avait bien
recommand� aux hommes de ne jeter leur sac qu'� la derni�re
extr�mit�.

-- Dis donc, est-ce que nous allons passer la journ�e comme �a?
Finit-il par demander � Jean.

-- Possible... � Solf�rino, c'�tait dans un champ de carottes,


nous y sommes rest�s cinq heures, le nez par terre.

Puis, il ajouta, en gar�on pratique:

-- Pourquoi te plains-tu? On n'est pas mal ici. Il sera toujours


temps de s'exposer davantage. Va, chacun son tour. Si l'on se
faisait tous tuer au commencement, il n'y en aurait plus pour la
fin.

-- Ah! interrompit brusquement Maurice, vois donc cette fum�e, sur


le Hattoy... Ils ont pris le Hattoy, nous allons la danser belle!

Et, pendant un instant, sa curiosit� anxieuse, o� entrait le


frisson de sa peur premi�re, eut un aliment. Il ne quittait plus
du regard le sommet arrondi du mamelon, la seule bosse de terrain
qu'il aper��t, dominant la ligne fuyante des vastes champs, au ras
de son oeil. Le Hattoy �tait beaucoup trop �loign�, pour qu'il y
distingu�t les servants des batteries que les Prussiens venaient
d'y �tablir; et il ne voyait en effet que les fum�es, � chaque
d�charge, au-dessus d'un taillis, qui devait cacher les pi�ces.
C'�tait, comme il en avait eu le sentiment, une chose grave, que
la prise par l'ennemi de cette position, dont le g�n�ral Douay
avait d� abandonner la d�fense. Elle commandait les plateaux
environnants. Tout de suite, les batteries, qui ouvraient leur feu
sur la deuxi�me division du 7e corps, la d�cim�rent. Maintenant,
le tir se r�glait, la batterie Fran�aise, pr�s de laquelle �tait
couch�e la compagnie Beaudoin, eut coup sur coup deux servants
tu�s. Un �clat vint m�me blesser un homme de cette compagnie, un
fourrier dont le talon gauche fut emport� et qui se mit � pousser
des hurlements de douleur, dans une sorte de folie subite.

-- Tais-toi donc, animal! r�p�tait Rochas. Est-ce qu'il y a du bon


sens � gueuler ainsi, pour un bobo au pied!

L'homme, soudainement calm�, se tut, tomba � une immobilit�


stupide, son pied dans sa main.

Et le formidable duel d'artillerie continua, s'aggrava, par-dessus


la t�te des r�giments couch�s, dans la campagne ardente et morne,
o� pas une �me n'apparaissait, sous le br�lant soleil. Il n'y
avait que ce tonnerre, que cet ouragan de destruction, roulant au
travers de cette solitude. Les heures allaient s'�couler, cela ne
cesserait point. Mais d�j� la sup�riorit� de l'artillerie
allemande s'indiquait, les obus � percussion �clataient presque
tous, � des distances �normes; tandis que les obus Fran�ais, �
fus�e, d'un vol beaucoup plus court, s'enflammaient le plus
souvent en l'air, avant d'�tre arriv�s au but. Et aucune autre
ressource que de se faire tout petit, dans le sillon o� l'on se
terrait! Pas m�me le soulagement, la griserie de s'�tourdir en
l�chant des coups de fusil; car tirer sur qui? Puisqu'on ne voyait
toujours personne, � l'horizon vide!

-- Allons-nous tirer � la fin! r�p�tait Maurice hors de lui. Je


donnerais cent sous pour en voir un. C'est exasp�rant d'�tre
mitraill� ainsi, sans pouvoir r�pondre.

-- Attends, �a viendra peut-�tre, r�pondait Jean, paisible.

Mais un galop, � leur gauche, leur fit tourner la t�te. Ils


reconnurent le g�n�ral Douay, suivi de son �tat-major, accouru
pour se rendre compte de la solidit� de ses troupes, sous le feu
terrible du Hattoy. Il sembla satisfait, il donnait quelques
ordres, lorsque, d�bouchant d'un chemin creux, le g�n�ral
Bourgain-Desfeuilles parut � son tour. Ce dernier, tout soldat de
cour qu'il �tait, trottait insouciamment au milieu des
projectiles, ent�t� dans sa routine d'Afrique, n'ayant profit�
d'aucune le�on. Il criait et gesticulait comme Rochas.
-- Je les attends, je les attends tout � l'heure, au corps �
corps!

Puis, apercevant le g�n�ral Douay, il s'approcha.

-- Mon g�n�ral, est-ce vrai, cette blessure du mar�chal?

-- Oui, malheureusement... J'ai re�u tout � l'heure un billet du


g�n�ral Ducrot, o� il m'annon�ait que le mar�chal l'avait d�sign�
pour prendre le commandement de l'arm�e.

-- Ah! c'est le g�n�ral Ducrot!... Et quels sont les ordres?

Le g�n�ral eut un geste d�sesp�r�. Depuis la veille, il sentait


l'arm�e perdue, il avait vainement insist� pour qu'on occup�t les
positions de Saint-Menges et d'Illy, afin d'assurer la retraite
sur M�zi�res.

-- Ducrot reprend notre plan, toutes les troupes vont se


concentrer sur le plateau d'Illy.

Et il r�p�ta son geste, comme pour dire qu'il �tait trop tard.

Le bruit du canon emportait ses paroles, mais le sens en �tait


arriv� tr�s net aux oreilles de Maurice, qui en restait effar�. Eh
quoi! Le mar�chal De Mac-Mahon bless�, le g�n�ral Ducrot
commandant � sa place, toute l'arm�e en retraite au nord de Sedan!
Et ces faits si graves, ignor�s des pauvres diables de soldats en
train de se faire tuer! Et cette partie effroyable, livr�e ainsi
au hasard d'un accident, au caprice d'une direction nouvelle! Il
sentit la confusion, le d�sarroi final o� tombait l'arm�e, sans
chef, sans plan, tiraill�e en tous sens; pendant que les allemands
allaient droit � leur but, avec leur rectitude, d'une pr�cision de
machine.

D�j�, le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles s'�loignait, lorsque le


g�n�ral Douay, qui venait de recevoir un nouveau message, apport�
par un hussard couvert de poussi�re, le rappela violemment.

-- G�n�ral! g�n�ral!

Sa voix �tait si haute, si tonnante de surprise et d'�motion,


qu'elle dominait le bruit de l'artillerie.

-- G�n�ral! Ce n'est plus Ducrot qui commande, c'est Wimpffen!...


Oui, il est arriv� hier, en plein dans la d�route de Beaumont,
pour remplacer De Failly � la t�te du 5e corps... Et il m'�crit
qu'il avait une lettre de service du ministre de la guerre, le
mettant � la t�te de l'arm�e, dans le cas o� le commandement
viendrait � �tre libre... Et l'on ne se replie plus, les ordres
sont de regagner et de d�fendre nos positions premi�res.

Les yeux arrondis, le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles �coutait.

-- Nom de Dieu! dit-il enfin, faudrait savoir... Moi, je m'en fous


d'ailleurs!

Et il galopa, r�ellement insoucieux au fond, n'ayant vu dans la


guerre qu'un moyen rapide de passer g�n�ral de division, gardant
la seule h�te que cette b�te de campagne s'achev�t au plus t�t,
depuis qu'elle apportait si peu de contentement � tout le monde.

Alors, parmi les soldats de la compagnie Beaudoin, ce fut une


ris�e. Maurice ne disait rien, mais il �tait de l'avis de Chouteau
et de Loubet, qui blaguaient, d�bordants de m�pris. � hue, � dia!
Va comme je te pousse! En v'l� des chefs qui s'entendaient et qui
ne tiraient pas la couverture � eux! est-ce que le mieux n'�tait
pas d'aller se coucher, quand on avait des chefs pareils? Trois
commandants en deux heures, trois gaillards qui ne savaient pas
m�me au juste ce qu'il y avait � faire et qui donnaient des ordres
diff�rents! Non, vrai, c'�tait � ficher en col�re et � d�moraliser
le bon Dieu en personne! Et les accusations fatales de trahison
revenaient, Ducrot et Wimpffen voulaient gagner les trois millions
de Bismarck, comme Mac-Mahon.

Le g�n�ral Douay �tait rest�, en avant de son �tat-major, seul et


les regards au loin, sur les positions Prussiennes, dans une
r�verie d'une infinie tristesse. Longtemps, il examina le Hattoy,
dont les obus tombaient � ses pieds. Puis, apr�s s'�tre tourn�
vers le plateau d'Illy, il appela un officier, pour porter un
ordre, l�-bas, � la brigade du 5e corps, qu'il avait demand�e la
veille au g�n�ral de Wimpffen, et qui le reliait � la gauche du
g�n�ral Ducrot. Et on l'entendit encore dire nettement:

-- Si les Prussiens s'emparaient du calvaire, nous ne pourrions


rester une heure ici, nous serions rejet�s dans Sedan.

Il partit, disparut avec son escorte, au coude du chemin creux, et


le feu redoubla. On l'avait aper�u sans doute. Les obus, qui,
jusque-l�, n'�taient arriv�s que de face, se mirent � pleuvoir par
le travers, venant de la gauche. C'�taient les batteries de
Fr�nois, et une autre batterie, install�e dans la presqu'�le
d'Iges, qui croisaient leurs salves avec celles du Hattoy. Tout le
plateau de l'Alg�rie en �tait balay�. D�s lors, la position de la
compagnie devint terrible. Les hommes, occup�s � surveiller ce qui
se passait en face d'eux, eurent cette autre inqui�tude dans leur
dos, ne sachant � quelle menace �chapper. Coup sur coup, trois
hommes furent tu�s, deux bless�s hurl�rent.

Et ce fut ainsi que le sergent Sapin re�ut la mort, qu'il


attendait. Il s'�tait tourn�, il vit venir l'obus, lorsqu'il ne
pouvait plus l'�viter.

-- Ah! voil�! dit-il simplement.

Sa petite figure, aux grands beaux yeux, n'�tait que profond�ment


triste, sans terreur. Il eut le ventre ouvert. Et il se lamenta.

-- Oh! ne me laissez pas, emportez-moi � l'ambulance, je vous en


supplie... Emportez-moi.

Rochas voulut le faire taire. Brutalement, il allait lui dire


qu'avec une blessure pareille, on ne d�rangeait pas inutilement
deux camarades. Puis, apitoy�:

-- Mon pauvre gar�on, attendez un peu que des brancardiers


viennent vous prendre.

Mais le mis�rable continuait, pleurait maintenant, �perdu du


bonheur r�v� qui s'en allait avec son sang.

-- Emportez-moi, emportez-moi...

Et le capitaine Beaudoin, dont cette plainte exasp�rait sans doute


les nerfs en r�volte, demanda deux hommes de bonne volont�, pour
le porter � un petit bois voisin, o� il devait y avoir une
ambulance volante. D'un bond, pr�venant les autres, Chouteau et
Loubet s'�taient lev�s, avaient saisi le sergent, l'un par les
�paules, l'autre par les pieds; et ils l'emport�rent, au grand
trot. Mais, en chemin, ils le sentirent qui se raidissait, qui
expirait, dans une secousse derni�re.

-- Dis donc, il est mort, d�clara Loubet. L�chons-le.

Chouteau, furieusement, s'obstinait.

-- Veux-tu bien courir, feignant! Plus souvent que je le l�che


ici, pour qu'on nous rappelle!

Ils continu�rent leur course avec le cadavre, jusqu'au petit bois,


le jet�rent au pied d'un arbre, s'�loign�rent. On ne les revit que
le soir.

Le feu redoublait, la batterie voisine venait d'�tre renforc�e de


deux pi�ces; et, dans ce fracas croissant, la peur, la peur folle
s'empara de Maurice. Il n'avait pas eu d'abord cette sueur froide,
cette d�faillance douloureuse au creux de l'estomac, cet
irr�sistible besoin de se lever, de s'en aller au galop, hurlant.
Sans doute, maintenant, n'y avait-il l� qu'un effet de la
r�flexion, ainsi qu'il arrive chez les natures affin�es et
nerveuses. Mais Jean, qui le surveillait, le saisit de sa forte
main, le garda rudement pr�s de lui, en lisant cette crise l�che,
dans le vacillement trouble de ses yeux. Il l'injuriait tout bas,
paternellement, t�chait de lui faire honte, en paroles violentes,
car il savait que c'est � coups de pied qu'on rend le courage aux
hommes. D'autres aussi grelottaient, Pache qui avait des larmes
plein les yeux, qui se lamentait d'une plainte involontaire et
douce, d'un cri de petit enfant, qu'il ne pouvait retenir. Et il
arriva � Lapoulle un accident, un tel bouleversement d'entrailles,
qu'il se d�culotta, sans avoir le temps de gagner la haie voisine.
On le hua, on jeta des poign�es de terre � sa nudit�, �tal�e ainsi
aux balles et aux obus. Beaucoup �taient pris de la sorte, se
soulageaient, au milieu d'�normes plaisanteries, qui rendaient du
courage � tous.

-- Bougre de l�che, r�p�tait Jean � Maurice, tu ne vas pas �tre


malade comme eux... Je te fous ma main sur la figure, moi! Si tu
ne te conduis pas bien.

Il le r�chauffait par ces bourrades, lorsque, brusquement, �


quatre cents m�tres devant eux, ils aper�urent une dizaine
d'hommes, v�tus d'uniformes sombres, sortant d'un petit bois.
C'�taient enfin des Prussiens, dont ils reconnaissaient les
casques � pointe, les premiers Prussiens qu'ils voyaient depuis le
commencement de la campagne, � port�e de leurs fusils. D'autres
escouades suivirent la premi�re; et, devant elles, on distinguait
les petites fum�es de poussi�re, que les obus soulevaient du sol.
Tout cela �tait fin et pr�cis, les Prussiens avaient une nettet�
d�licate, pareils � de petits soldats de plomb, rang�s en bon
ordre. Puis, comme les obus pleuvaient plus fort, ils recul�rent,
ils disparurent de nouveau derri�re les arbres.

Mais la compagnie Beaudoin les avait vus, et elle les voyait


toujours l�. Les chassepots �taient partis d'eux-m�mes. Maurice,
le premier, d�chargea le sien. Jean, Pache, Lapoulle, tous les
autres l'imit�rent. Il n'y avait pas eu d'ordre, le capitaine
voulut arr�ter le feu; et il ne c�da que sur un grand geste de
Rochas, disant la n�cessit� de ce soulagement. Enfin, on tirait
donc, on employait donc ces cartouches qu'on promenait depuis plus
d'un mois, sans en br�ler une seule! Maurice surtout en �tait
ragaillardi, occupant sa peur, s'�tourdissant des d�tonations. La
lisi�re du bois restait morne, pas une feuille ne bougeait, pas un
Prussien n'avait reparu; et l'on tirait toujours sur les arbres
immobiles.

Puis, ayant lev� la t�te, Maurice fut surpris d'apercevoir �


quelques pas le colonel De Vineuil, sur son grand cheval, l'homme
et la b�te impassibles, comme s'ils �taient de pierre. Face �
l'ennemi, le colonel attendait sous les balles. Tout le 106e
devait s'�tre repli� l�, d'autres compagnies �taient terr�es dans
les champs voisins, la fusillade gagnait de proche en proche. Et
le jeune homme vit aussi, un peu en arri�re, le drapeau, au bras
solide du sous-lieutenant qui le portait. Mais ce n'�tait plus le
fant�me de drapeau, noy� dans le brouillard du matin. Sous le
soleil ardent, l'aigle dor�e rayonnait, la soie des trois couleurs
�clatait en notes vives, malgr� l'usure glorieuse des batailles.
En plein ciel bleu, au vent de la canonnade, il flottait comme un
drapeau de victoire.

Pourquoi ne vaincrait-on pas, maintenant qu'on se battait? Et


Maurice, et tous les autres, s'enrageaient, br�laient leur poudre,
� fusiller le bois lointain, o� tombait une pluie lente et
silencieuse de petites branches.

III

Henriette ne put dormir de la nuit. La pens�e de savoir son mari �


Bazeilles, si pr�s des lignes allemandes, la tourmentait.
Vainement, elle se r�p�tait sa promesse de revenir au premier
danger; et, � chaque instant, elle tendait l'oreille, croyant
l'entendre. Vers dix heures, au moment de se mettre au lit, elle
ouvrit la fen�tre, s'accouda, s'oublia.

La nuit �tait tr�s sombre, � peine distinguait-elle, en bas, le


pav� de la rue des Voyards, un �troit couloir obscur, �trangl�
entre les vieilles maisons. Au loin, du c�t� du coll�ge, il n'y
avait que l'�toile fumeuse d'un r�verb�re. Et il montait de l� un
souffle salp�tr� de cave, le miaulement d'un chat en col�re, des
pas lourds de soldat �gar�. Puis, dans Sedan entier, derri�re
elle, c'�taient des bruits inaccoutum�s, des galops brusques, des
grondements continus, qui passaient comme des frissons de mort.
Elle �coutait, son coeur battait � grands coups, et elle ne
reconnaissait toujours point le pas de son mari, au d�tour de la
rue.

Des heures s'�coul�rent, elle s'inqui�tait maintenant des


lointaines lueurs aper�ues dans la campagne, par-dessus les
remparts. Il faisait si sombre, qu'elle t�chait de reconstituer
les lieux. En bas, cette grande nappe p�le, c'�taient bien les
prairies inond�es. Alors, quel �tait donc ce feu, qu'elle avait vu
briller et s'�teindre, l�-haut, sans doute sur la Marf�e? Et, de
toutes parts, il en flambait d'autres, � Pont-Maugis, � Noyers, �
Fr�nois, des feux myst�rieux qui vacillaient comme au-dessus d'une
multitude innombrable, pullulant dans l'ombre. Puis, davantage
encore, des rumeurs extraordinaires la faisaient tressaillir, le
pi�tinement d'un peuple en marche, des souffles de b�tes, des
chocs d'armes, toute une chevauch�e au fond de ces t�n�bres
d'enfer. Brusquement, �clata un coup de canon, un seul,
formidable, effrayant dans l'absolu silence qui suivit. Elle en
eut le sang glac�. Qu'�tait-ce donc? Un signal sans doute, la
r�ussite de quelque mouvement, l'annonce qu'ils �taient pr�ts, l�-
bas, et que le soleil pouvait para�tre.

Vers deux heures, toute habill�e, Henriette vint se jeter sur son
lit, en n�gligeant m�me de fermer la fen�tre. La fatigue,
l'anxi�t� l'�crasaient. Qu'avait-elle, � grelotter ainsi de
fi�vre, elle si calme d'habitude, marchant d'un pas si l�ger,
qu'on ne l'entendait pas vivre? Et elle sommeilla p�niblement,
engourdie, avec la sensation persistante du malheur qui pesait
dans le ciel noir. Tout d'un coup, au fond de son mauvais sommeil,
le canon recommen�a, des d�tonations sourdes, lointaines; et il ne
cessait plus, r�gulier, ent�t�. Frissonnante, elle se mit sur son
s�ant. O� �tait-elle donc? Elle ne reconnaissait plus, elle ne
voyait plus la chambre, qu'une �paisse fum�e semblait emplir.
Puis, elle comprit: des brouillards, qui s'�taient lev�s du fleuve
voisin, avaient d� envahir la pi�ce. Dehors, le canon redoublait.
Elle sauta du lit, elle courut � la fen�tre, pour �couter.

Quatre heures sonnaient � un clocher de Sedan. Le petit jour


pointait, louche et sale dans la brume rouss�tre. Impossible de
rien voir, elle ne distinguait m�me plus les b�timents du coll�ge,
� quelques m�tres. O� tirait-on, mon Dieu? Sa premi�re pens�e fut
pour son fr�re Maurice, car les coups �taient si assourdis, qu'ils
lui semblaient venir du nord, par-dessus la ville. Puis, elle n'en
put douter, on tirait l�, devant elle, et elle trembla pour son
mari. C'�tait � Bazeilles, certainement. Pourtant, elle se rassura
pendant quelques minutes, les d�tonations lui paraissaient �tre,
par moments, � sa droite. On se battait peut-�tre � Donchery, dont
elle savait qu'on n'avait pu faire sauter le pont. Et ensuite la
plus cruelle ind�cision s'empara d'elle: �tait-ce � Donchery,
�tait-ce � Bazeilles? Il devenait impossible de s'en rendre
compte, dans le bourdonnement qui lui emplissait la t�te. Bient�t,
son tourment fut tel, qu'elle se sentit incapable de rester l�
davantage, � attendre. Elle fr�missait d'un besoin imm�diat de
savoir, elle jeta un ch�le sur ses �paules et sortit, allant aux
nouvelles.
En bas, dans la rue des Voyards, Henriette eut une courte
h�sitation, tellement la ville lui sembla noire encore, sous le
brouillard opaque qui la noyait. Le petit jour n'�tait point
descendu jusqu'au pav� humide, entre les vieilles fa�ades
enfum�es. Rue au beurre, au fond d'un cabaret borgne, o�
clignotait une chandelle, elle n'aper�ut que deux turcos ivres,
avec une fille. Il lui fallut tourner dans la rue Maqua, pour
trouver quelque animation: des soldats furtifs dont les ombres
filaient le long des trottoirs, des l�ches peut-�tre, en qu�te
d'un abri; un grand cuirassier perdu, lanc� � la recherche de son
capitaine, frappant furieusement aux portes; tout un flot de
bourgeois qui suaient la peur de s'�tre attard�s et qui se
d�cidaient � s'empiler dans une carriole, pour voir s'il ne serait
pas temps encore de gagner Bouillon, en Belgique, o� la moiti� de
Sedan �migrait depuis deux jours. Instinctivement, elle se
dirigeait vers la Sous-Pr�fecture, certaine d'y �tre renseign�e;
et l'id�e lui vint de couper par les ruelles, d�sireuse d'�viter
toute rencontre. Mais, rue du Four et rue des Laboureurs, elle ne
put passer: des canons s'y trouvaient, une file sans fin de
pi�ces, de caissons, de prolonges, qu'on avait d� parquer d�s la
veille dans ce recoin, et qui semblait y avoir �t� oubli�e. Pas un
homme m�me ne les gardait. Cela lui fit froid au coeur, toute
cette artillerie inutile et morne, dormant d'un sommeil d'abandon
au fond de ces ruelles d�sertes. Alors, elle dut revenir, par la
place du coll�ge, vers la Grande-Rue, o�, devant l'h�tel de
l'Europe, des ordonnances tenaient en main des chevaux, en
attendant des officiers sup�rieurs, dont les voix hautes
s'�levaient dans la salle � manger, violemment �clair�e. Place du
rivage et place Turenne, il y avait plus de monde encore, des
groupes d'habitants inquiets, des femmes, des enfants m�l�s � de
la troupe d�band�e, effar�e; et, l�, elle vit un g�n�ral sortir en
jurant de l'h�tel de la croix d'or, puis galoper rageusement, au
risque de tout �craser. Un instant, elle parut vouloir entrer �
l'H�tel de Ville; enfin, elle prit la rue du Pont-de-Meuse, pour
pousser jusqu'� la Sous-Pr�fecture.

Et jamais Sedan ne lui avait fait cette impression de ville


tragique, ainsi vu, sous le petit jour sale, noy� de brouillard.
Les maisons semblaient mortes; beaucoup, depuis deux jours, se
trouvaient abandonn�es et vides; les autres restaient
herm�tiquement closes, dans l'insomnie peureuse qu'on y sentait.
C'�tait tout un matin grelottant, avec ces rues � demi d�sertes
encore, seulement peupl�es d'ombres anxieuses, travers�es de
brusques d�parts, au milieu du ramas louche qui tra�nait d�j� de
la veille. Le jour allait grandir et la ville s'encombrer,
submerg�e sous le d�sastre. Il �tait cinq heures et demie, on
entendait � peine le bruit du canon, assourdi entre les hautes
fa�ades noires.

� la Sous-Pr�fecture, Henriette connaissait la fille de la


concierge, Rose, une petite blonde, l'air d�licat et joli, qui
travaillait � la fabrique Delaherche. Tout de suite, elle entra
dans la loge. La m�re n'�tait pas l�, mais Rose l'accueillit avec
sa gentillesse.

-- Oh! Ma ch�re dame, nous ne tenons plus debout. Maman vient


d'aller se reposer un peu. Pensez donc! La nuit enti�re, il a
fallu �tre sur pied, avec ces all�es et venues continuelles.

Et, sans attendre d'�tre questionn�e, elle en disait, elle en


disait, enfi�vr�e de tout ce qu'elle voyait d'extraordinaire
depuis la veille.

-- Le mar�chal, lui, a bien dormi. Mais c'est ce pauvre empereur!


Non, vous ne pouvez pas savoir ce qu'il souffre!... Imaginez-vous
qu'hier soir j'�tais mont�e pour aider � donner du linge. Alors,
voil� qu'en passant dans la pi�ce qui touche au cabinet de
toilette, j'ai entendu des g�missements, oh! Des g�missements,
comme si quelqu'un �tait en train de mourir. Et je suis rest�e
tremblante, le coeur glac�, en comprenant que c'�tait
l'empereur... Il para�t qu'il a une maladie affreuse qui le force
� crier ainsi. Quand il y a du monde, il se retient; mais, d�s
qu'il est seul, c'est plus fort que sa volont�, il crie, il se
plaint, � vous faire dresser les cheveux sur la t�te.

-- O� se bat-on depuis ce matin, le savez-vous? demanda Henriette,


en t�chant de l'interrompre.

Rose, d'un geste, �carta la question; et elle continua:

-- Alors, vous comprenez, j'ai voulu savoir, je suis remont�e


quatre ou cinq fois cette nuit, j'ai coll� mon oreille � la
cloison... Il se plaignait toujours, il n'a pas cess� de se
plaindre, sans pouvoir fermer l'oeil un instant, j'en suis bien
s�re... Hein? C'est terrible, de souffrir de la sorte, avec les
tracas qu'il doit avoir dans la t�te! Car il y a un g�chis, une
bousculade! Ma parole, ils ont tous l'air d'�tre fous! Et toujours
du monde nouveau qui arrive, et les portes qui battent, et des
gens qui se f�chent, et d'autres qui pleurent, et un vrai pillage
dans la maison en l'air, des officiers buvant aux bouteilles,
couchant dans les lits avec leurs bottes!... Tenez! C'est encore
l'empereur qui est le plus gentil et qui tient le moins de place,
dans le coin o� il se cache pour crier.

Puis, comme Henriette r�p�tait sa question:

-- O� l'on se bat? C'est � Bazeilles qu'on se bat depuis ce


matin!... Un soldat � cheval est venu le dire au mar�chal, qui
tout de suite s'est rendu chez l'empereur, pour l'avertir... Voici
dix minutes d�j� que le mar�chal est parti, et je crois bien que
l'empereur va le rejoindre, car on l'habille, l�-haut... Je viens
de voir � l'instant qu'on le peignait et qu'on le bichonnait, avec
toutes sortes d'histoires sur la figure.

Mais Henriette, sachant enfin ce qu'elle d�sirait, se sauva.

-- Merci, Rose. Je suis press�e.

Et la jeune fille l'accompagna jusqu'� la rue, complaisante, lui


jetant encore:

-- Toute � votre service, Madame Weiss. Je sais bien qu'avec vous,


on peut tout dire.

Vivement, Henriette retourna chez elle, rue des Voyards. Elle


�tait convaincue de trouver son mari rentr�; et m�me elle pensa
qu'en ne la voyant pas au logis, il devait �tre tr�s inquiet, ce
qui lui fit encore h�ter le pas. Comme elle approchait de la
maison, elle leva la t�te, croyant l'apercevoir l�-haut, pench� �
la fen�tre, en train de guetter son retour. Mais la fen�tre,
toujours grande ouverte, �tait vide. Et, lorsqu'elle fut mont�e,
qu'elle eut donn� un coup d'oeil dans les trois pi�ces, elle resta
saisie, serr�e au coeur, de n'y retrouver que le brouillard
glacial, dans l'�branlement continu du canon. L�-bas, on tirait
toujours. Elle se remit un instant � la fen�tre. Maintenant,
renseign�e, bien que le mur des brumes matinales rest�t
imp�n�trable, elle se rendait parfaitement compte de la lutte
engag�e � Bazeilles, le craquement des mitrailleuses, les vol�es
fracassantes des batteries Fran�aises r�pondant aux vol�es
lointaines des batteries allemandes. On aurait dit que les
d�tonations se rapprochaient, la bataille s'aggravait de minute en
minute.

Pourquoi Weiss ne revenait-il pas? Il avait si formellement promis


de rentrer, � la premi�re attaque! Et l'inqui�tude d'Henriette
croissait, elle s'imaginait des obstacles, la route coup�e, les
obus rendant d�j� la retraite trop dangereuse. Peut-�tre m�me
�tait-il arriv� un malheur. Elle en �cartait la pens�e, trouvant
dans l'espoir un ferme soutien d'action. Puis, elle forma un
instant le projet d'aller l�-bas, de partir � la rencontre de son
mari. Des incertitudes la retinrent: peut-�tre se croiseraient-
ils; et que deviendrait-elle, si elle le manquait? Et quel serait
son tourment, � lui, s'il rentrait sans la trouver? Du reste, la
t�m�rit� d'une visite � Bazeilles en ce moment lui apparaissait
naturelle, sans h�ro�sme d�plac�, rentrant dans son r�le de femme
active, faisant en silence ce que n�cessitait la bonne tenue de
son m�nage. O� son mari �tait, elle devait �tre, simplement.

Mais elle eut un brusque geste, elle dit tout haut, en quittant la
fen�tre:

-- Et Monsieur Delaherche... Je vais voir...

Elle venait de songer que le fabricant de drap, lui aussi, avait


couch� � Bazeilles, et que, s'il �tait rentr�, elle aurait par lui
des nouvelles. Promptement, elle redescendit. Au lieu de sortir
par la rue des Voyards, elle traversa l'�troite cour de la maison,
elle prit le passage qui conduisait aux vastes b�timents de la
fabrique, dont la monumentale fa�ade donnait sur la rue Maqua.
Comme elle d�bouchait dans l'ancien jardin central, pav�
maintenant, n'ayant gard� qu'une pelouse entour�e d'arbres
superbes, des ormes g�ants du dernier si�cle, elle fut d'abord
�tonn�e d'apercevoir, devant la porte ferm�e d'une remise, un
factionnaire qui montait la garde; puis, elle se souvint, elle
avait su la veille que le tr�sor du 7e corps �tait d�pos� l�; et
cela lui fit un singulier effet, tout cet or, des millions � ce
qu'on disait, cach� dans cette remise, pendant qu'on se tuait
d�j�, � l'entour. Mais, au moment o� elle prenait l'escalier de
service pour monter � la chambre de Gilberte, une autre surprise
l'arr�ta, une rencontre si impr�vue, qu'elle en redescendit les
trois marches d�j� gravies, ne sachant plus si elle oserait aller
frapper l�-haut. Un soldat, un capitaine venait de passer devant
elle, d'une l�g�ret� d'apparition, aussit�t �vanoui; et elle avait
eu pourtant le temps de le reconna�tre, l'ayant vu � Charleville,
chez Gilberte, lorsque celle-ci n'�tait encore que Madame Maginot.
Elle fit quelques pas dans la cour, leva les yeux sur les deux
hautes fen�tres de la chambre � coucher, dont les persiennes
restaient closes. Puis, elle se d�cida, elle monta quand m�me.

Au premier �tage, elle comptait frapper � la porte du cabinet de


toilette, en petite amie d'enfance, en intime qui venait parfois
causer ainsi le matin. Mais cette porte, mal ferm�e dans une h�te
de d�part, �tait rest�e entr'ouverte. Elle n'eut qu'� la pousser,
elle se trouva dans le cabinet, puis dans la chambre. C'�tait une
chambre � tr�s haut plafond, d'o� tombaient d'amples rideaux de
velours rouge, qui enveloppaient le grand lit tout entier. Et pas
un bruit, le silence moite d'une nuit heureuse, rien qu'une
respiration calme, � peine distincte, dans un vague parfum de
lilas �vapor�.

-- Gilberte! appela doucement Henriette.

La jeune femme s'�tait tout de suite rendormie; et, sous le faible


jour qui p�n�trait entre les rideaux rouges des fen�tres, elle
avait sa jolie t�te ronde, roul�e de l'oreiller, appuy�e sur l'un
de ses bras nus, au milieu de son admirable chevelure noire
d�faite.

-- Gilberte!

Elle s'agita, s'�tira, sans ouvrir les paupi�res.

-- Oui, adieu... Oh! Je vous en prie... Ensuite, soulevant la


t�te, reconnaissant Henriette:

-- Tiens! c'est toi... Quelle heure est-il donc?

Quand elle sut que six heures sonnaient, elle �prouva une g�ne,
plaisantant pour la cacher, disant que ce n'�tait pas une heure �
venir r�veiller les gens. Puis, � la premi�re question sur son
mari:

-- Mais il n'est pas rentr�, il ne rentrera que vers neuf heures,


je pense... Pourquoi veux-tu qu'il rentre sit�t?

Henriette, en la voyant souriante, dans son engourdissement de


sommeil heureux, dut insister.

-- Je te dis qu'on se bat � Bazeilles depuis le petit jour, et


comme je suis tr�s inqui�te de mon mari...

-- Oh! Ma ch�re, s'�cria Gilberte, tu as bien tort... Le mien est


si prudent, qu'il serait depuis longtemps ici, s'il y avait le
moindre danger... Tant que tu ne le verras pas, va! tu peux �tre
tranquille.

Cette r�flexion frappa beaucoup Henriette. En effet, Delaherche


n'�tait pas un homme � s'exposer inutilement. Elle en fut toute
rassur�e, elle alla tirer les rideaux, rabattre les persiennes; et
la chambre s'�claira de la grande lumi�re rousse du ciel, o� le
soleil commen�ait � percer et � dorer le brouillard. Une des
fen�tres �tait rest�e entr'ouverte, on entendait maintenant le
canon, dans cette grande pi�ce ti�de, si close et si �touff�e tout
� l'heure.

Gilberte, soulev�e � demi, un coude dans l'oreiller, regardait le


ciel, de ses jolis yeux clairs.

-- Alors, on se bat, murmura-t-elle.

Sa chemise avait gliss�, une de ses �paules �tait nue, d'une chair
rose et fine, sous les m�ches �parses de la noire chevelure;
tandis qu'une odeur p�n�trante, une odeur d'amour s'exhalait de
son r�veil.

-- On se bat si matin, mon Dieu! Que c'est ridicule, de se battre!

Mais les regards d'Henriette venaient de tomber sur une paire de


gants d'ordonnance, des gants d'homme oubli�s sur un gu�ridon; et
elle n'avait pu retenir un mouvement. Alors, Gilberte rougit
beaucoup, l'attira au bord du lit, d'un geste confus et c�lin.
Puis, se cachant la face contre son �paule:

-- Oui, j'ai bien senti que tu savais, que tu l'avais vu...


Ch�rie, il ne faut pas me juger s�v�rement. C'est un ami ancien,
je t'avais avou� ma faiblesse, � Charleville, autrefois, tu te
souviens...

Elle baissa encore la voix, continua avec un attendrissement o� il


y avait comme un petit rire:

-- Hier, il m'a tant suppli�e, quand je l'ai revu... Songe donc,


il se bat ce matin, on va le tuer peut-�tre... Est-ce que je
pouvais refuser?

Et cela �tait h�ro�que et charmant, dans sa gaiet� attendrie, ce


dernier cadeau de plaisir, cette nuit heureuse donn�e � la veille
d'une bataille. C'�tait de cela dont elle souriait, malgr� sa
confusion, avec son �tourderie d'oiseau. Jamais elle n'aurait eu
le coeur de fermer sa porte, puisque toutes les circonstances
facilitaient le rendez-vous.

-- Est-ce que tu me condamnes?

Henriette l'avait �cout�e, tr�s grave. Ces choses la surprenaient,


car elle ne les comprenait pas. Sans doute, elle �tait autre.
Depuis le matin, son coeur �tait avec son mari, avec son fr�re,
l�-bas, sous les balles. Comment pouvait-on dormir si paisible,
s'�gayer de cet air amoureux, quand les �tres aim�s se trouvaient
en p�ril?

-- Mais ton mari, ma ch�re, et ce gar�on lui-m�me, est-ce que cela


ne te retourne pas le coeur, de ne pas �tre avec eux? ... Tu ne
songes donc pas qu'on peut te les rapporter d'une minute �
l'autre, la t�te cass�e?

Vivement, de son adorable bras nu, Gilberte �carta l'affreuse


image.
-- Oh! Mon Dieu! qu'est-ce que tu me dis l�? Es-tu mauvaise, de me
g�ter ainsi la matin�e!... Non, non, je ne veux pas y songer,
c'est trop triste!

Et, malgr� elle, Henriette sourit � son tour. Elle se rappelait


leur enfance, lorsque le p�re de Gilberte, le commandant De
Vineuil, nomm� directeur des douanes � Charleville, � la suite de
ses blessures, avait envoy� sa fille dans une ferme, pr�s du
Chesne-Populeux, inquiet de l'entendre tousser, hant� par la mort
de sa femme, que la phtisie venait d'emporter toute jeune. La
fillette n'avait que neuf ans, et d�j� elle �tait d'une
coquetterie turbulente, elle jouait la com�die, voulait toujours
faire la reine, drap�e dans tous les chiffons qu'elle trouvait,
gardant le papier d'argent du chocolat pour s'en fabriquer des
bracelets et des couronnes. Plus tard, elle �tait rest�e la m�me,
lorsque, � vingt ans, elle avait �pous� l'inspecteur des for�ts
Maginot. M�zi�res, resserr� entre ses remparts, lui d�plaisait, et
elle continuait d'habiter Charleville, dont elle aimait la vie
large, �gay�e de f�tes. Son p�re n'�tait plus, elle jouissait
d'une libert� enti�re, avec un mari commode, dont la nullit� la
laissait sans remords. La malignit� provinciale lui avait alors
pr�t� beaucoup d'amants, mais elle ne s'�tait r�ellement oubli�e
qu'avec le capitaine Beaudoin, dans le flot d'uniformes o� elle
vivait, gr�ce aux anciennes relations de son p�re et � sa parent�
avec le colonel De Vineuil. Elle �tait sans m�chancet� perverse,
adorant simplement le plaisir; et il semblait bien certain qu'en
prenant un amant, elle avait c�d� � son irr�sistible besoin d'�tre
belle et gaie.

-- C'est tr�s mal d'avoir renou�, dit enfin Henriette de son air
s�rieux.

D�j�, Gilberte lui fermait la bouche, d'un de ses jolis gestes


caressants.

-- Oh! ch�rie, puisque je ne pouvais pas faire autrement et que


c'�tait pour une seule fois... Tu le sais, j'aimerais mieux
mourir, maintenant, que de tromper mon nouveau mari.

Ni l'une ni l'autre ne parl�rent plus, serr�es dans une


affectueuse �treinte, si profond�ment dissemblables pourtant.
Elles entendaient les battements de leurs coeurs, elles auraient
pu en comprendre la langue diff�rente, l'une toute � sa joie, se
d�pensant, se partageant, l'autre enfonc�e dans un d�vouement
unique, du grand h�ro�sme muet des �mes fortes.

-- C'est vrai qu'on se bat! finit par s'�crier Gilberte. Il faut


que je m'habille bien vite.

Depuis que r�gnait le silence, en effet, le bruit des d�tonations


semblait grandir. Et elle sauta du lit, elle se fit aider, sans
vouloir appeler la femme de chambre, se chaussant, passant tout de
suite une robe, pour �tre pr�te � recevoir et � descendre, s'il le
fallait. Comme elle achevait rapidement de se coiffer, on frappa,
et elle courut ouvrir, en reconnaissant la voix de la vieille
Madame Delaherche.

-- Mais parfaitement, ch�re m�re, vous pouvez entrer.


Avec son �tourderie habituelle, elle l'introduisit, sans remarquer
que les gants d'ordonnance �taient l� encore, sur le gu�ridon.
Vainement, Henriette se pr�cipita pour les saisir et les jeter
derri�re un fauteuil. Madame Delaherche avait d� les voir, car
elle demeura quelques secondes suffoqu�e, comme si elle ne pouvait
reprendre haleine. Elle eut un involontaire regard autour de la
chambre, s'arr�ta au lit drap� de rouge, rest� grand ouvert, dans
son d�sordre.

-- Alors, c'est Madame Weiss qui est mont�e vous r�veiller... Vous
avez pu dormir, ma fille...

�videmment, elle n'�tait pas venue pour dire cela. Ah! ce mariage
que son fils avait voulu faire contre son gr�, dans la crise de la
cinquantaine, apr�s vingt ans d'un m�nage glac� avec une femme
maussade et maigre, lui si raisonnable jusque-l�, tout emport�
maintenant d'un d�sir de jeunesse pour cette jolie veuve, si
l�g�re et si gaie!

Elle s'�tait bien promis de veiller sur le pr�sent, et voil� le


pass� qui revenait! Mais devait-elle parler? Elle ne vivait plus
que comme un bl�me muet dans la maison, elle se tenait toujours
enferm�e dans sa chambre, d'une grande rigidit� de d�votion. Cette
fois pourtant, l'injure �tait si grave, qu'elle r�solut de
pr�venir son fils.

Gilberte, rougissante, r�pondait:

-- Oui, j'ai eu tout de m�me quelques heures de bon sommeil...


Vous savez que Jules n'est pas rentr�...

D'un geste, Madame Delaherche l'interrompit.

Depuis que le canon tonnait, elle s'inqui�tait, guettait le retour


de son fils. Mais c'�tait une m�re h�ro�que. Et elle se ressouvint
de ce qu'elle �tait mont�e faire.

-- Votre oncle, le colonel, nous envoie le major Bouroche, avec un


billet �crit au crayon, pour nous demander si nous ne pourrions
pas laisser installer ici une ambulance... Il sait que nous avons
de la place, dans la fabrique, et j'ai d�j� mis la cour et le
s�choir � la disposition de ces messieurs... Seulement, vous
devriez descendre.

-- Oh! tout de suite, tout de suite! dit Henriette, qui se


rapprocha. Nous allons aider.

Gilberte elle-m�me se montra tr�s �mue, tr�s passionn�e pour ce


r�le nouveau d'infirmi�re. Elle prit � peine le temps de nouer sur
ses cheveux une dentelle; et les trois femmes descendirent. En
bas, comme elles arrivaient sous le vaste porche, elles virent un
rassemblement dans la rue, par la porte ouverte � deux battants.
Une voiture basse arrivait lentement, une sorte de carriole,
attel�e d'un seul cheval, qu'un lieutenant de zouaves conduisait
par la bride. Et elles crurent que c'�tait un premier bless� qu'on
leur amenait.
-- Oui, oui! C'est ici, entrez!

Mais on les d�trompa. Le bless� qui se trouvait couch� au fond de


la carriole, �tait le mar�chal De Mac-Mahon, la fesse gauche �
demi emport�e, et que l'on ramenait � la Sous-Pr�fecture, apr�s
lui avoir fait un premier pansement, dans une petite maison de
jardinier. Il �tait nu-t�te, � moiti� d�v�tu, les broderies d'or
de son uniforme salies de poussi�re et de sang. Sans parler, il
avait lev� la t�te, il regardait, d'un air vague. Puis, ayant
aper�u les trois femmes, saisies, les mains jointes devant ce
grand malheur qui passait, l'arm�e tout enti�re frapp�e dans son
chef, d�s les premiers obus, il inclina l�g�rement la t�te, avec
un faible et paternel sourire. Autour de lui, quelques curieux
s'�taient d�couverts. D'autres, affair�s, racontaient d�j� que le
g�n�ral Ducrot venait d'�tre nomm� g�n�ral en chef. Il �tait sept
heures et demie.

-- Et l'empereur? demanda Henriette � un libraire, debout devant


sa porte.

-- Il y a pr�s d'une heure qu'il est pass�, r�pondit le voisin. Je


l'ai accompagn�, je l'ai vu sortir par la porte de Balan... Le
bruit court qu'un boulet lui a emport� la t�te.

Mais l'�picier d'en face se f�chait.

-- Laissez donc! des mensonges! Il n'y a que les braves gens qui y
laisseront la peau!

Vers la place du coll�ge, la carriole qui emportait le mar�chal,


se perdait au milieu de la foule grossie, parmi laquelle
circulaient d�j� les plus extraordinaires nouvelles du champ de
bataille. Le brouillard se dissipait, les rues s'emplissaient de
soleil.

Mais une voix rude cria de la cour:

-- Mesdames, ce n'est pas dehors, c'est ici qu'on a besoin de


vous!

Elles rentr�rent toutes trois, elles se trouv�rent devant le major


Bouroche qui avait d�j� jet� dans un coin son uniforme, pour
rev�tir un grand tablier blanc. Sa t�te �norme aux durs cheveux
h�riss�s, son mufle de lion flambait de h�te et d'�nergie, au-
dessus de toute cette blancheur, encore sans tache. Et il leur
apparut si terrible qu'elles lui appartinrent du coup, ob�issant �
un signe, se bousculant pour le satisfaire.

-- Nous n'avons rien... Donnez-moi du linge, t�chez de trouver


encore des matelas, montrez � mes hommes o� est la pompe...

Elles coururent, se multipli�rent, ne furent plus que ses


servantes.

C'�tait un tr�s bon choix que la fabrique pour une ambulance. Il y


avait l� surtout le s�choir, une immense salle ferm�e par de
grands vitrages, o� l'on pouvait installer ais�ment une centaine
de lits; et, � c�t�, se trouvait un hangar, sous lequel on allait
�tre � merveille pour faire les op�rations: une longue table
venait d'y �tre apport�e, la pompe n'�tait qu'� quelques pas, les
petits bless�s pourraient attendre sur la pelouse voisine. Puis,
cela �tait vraiment agr�able, ces beaux ormes s�culaires qui
donnaient une ombre d�licieuse.

Bouroche avait pr�f�r� s'�tablir tout de suite dans Sedan,


pr�voyant le massacre, l'effroyable pouss�e qui allait y jeter les
troupes. Il s'�tait content� de laisser pr�s du 7e corps, en
arri�re de Floing, deux ambulances volantes et de premiers
secours, d'o� l'on devait lui envoyer les bless�s, apr�s les avoir
pans�s sommairement. Toutes les escouades de brancardiers �taient
l�-bas, charg�es de ramasser sous le feu les hommes qui tombaient,
ayant avec elles le mat�riel des voitures et des fourgons. Et
Bouroche, sauf deux de ses aides rest�s sur le champ de bataille,
avait amen� son personnel, deux majors de seconde classe et trois
sous-aides, qui sans doute suffiraient aux op�rations. En outre,
il y avait l� trois pharmaciens et une douzaine d'infirmiers.

Mais il ne d�col�rait pas, ne pouvant rien faire sans passion.

-- Qu'est-ce que vous fichez donc? Serrez-moi ces matelas


davantage!... On mettra de la paille dans ce coin, si c'est
n�cessaire.

Le canon grondait, il savait bien que d'un instant � l'autre la


besogne allait arriver, des voitures pleines de chair saignante;
et il installait violemment la grande salle encore vide. Puis,
sous le hangar, ce furent d'autres pr�paratifs: les caisses de
pansement et de pharmacie rang�es, ouvertes sur une planche, des
paquets de charpie, des bandes, des compresses, des linges, des
appareils � fractures; tandis que, sur une autre planche, � c�t�
d'un gros pot de c�rat et d'un flacon de chloroforme, les trousses
s'�talaient, l'acier clair des instruments, les sondes, les
pinces, les couteaux, les ciseaux, les scies, un arsenal, toutes
les formes aigu�s et coupantes de ce qui fouille, entaille,
tranche, abat. Mais les cuvettes manquaient.

-- Vous avez bien des terrines, des seaux, des marmites, enfin ce
que vous voudrez... Nous n'allons pas nous barbouiller de sang
jusqu'au nez, bien s�r!... Et des �ponges, t�chez de m'avoir des
�ponges!

Madame Delaherche se h�ta, revint suivie de trois servantes, les


bras charg�s de toutes les terrines qu'elle avait pu trouver.
Debout devant les trousses, Gilberte avait appel� Henriette d'un
signe, en les lui montrant avec un l�ger frisson. Toutes deux se
prirent la main, rest�rent l�, silencieuses, mettant dans leur
�treinte la sourde terreur, la piti� anxieuse qui les
bouleversaient.

-- Hein? ma ch�re, dire qu'on pourrait vous couper quelque chose!

-- Pauvres gens!

Sur la grande table, Bouroche venait de faire placer un matelas,


qu'il garnissait d'une toile cir�e, lorsqu'un pi�tinement de
chevaux se fit entendre sous le porche. C'�tait une premi�re
voiture d'ambulance, qui entra dans la cour. Mais elle ne
contenait que dix petits bless�s, assis face � face, la plupart
ayant un bras en �charpe, quelques-uns atteints � la t�te, le
front band�. Ils descendirent, simplement soutenus; et la visite
commen�a.

Comme Henriette aidait doucement un soldat tout jeune, l'�paule


travers�e d'une balle, � retirer sa capote, ce qui lui arrachait
des cris, elle remarqua le num�ro de son r�giment.

-- Mais vous �tes du 106e! Est-ce que vous appartenez � la


compagnie Beaudoin?

Non, il �tait de la compagnie Ravaud. Mais il connaissait tout de


m�me le caporal Jean Macquart, il crut pouvoir dire que l'escouade
de celui-ci n'avait pas encore �t� engag�e. Et ce renseignement,
si vague, suffit pour donner de la joie � la jeune femme: son
fr�re vivait, elle serait tout � fait soulag�e, lorsqu'elle aurait
embrass� son mari, qu'elle continuait � attendre d'une minute �
l'autre.

� ce moment, Henriette, ayant lev� la t�te, fut saisie


d'apercevoir, � quelques pas d'elle, au milieu d'un groupe,
Delaherche, racontant les terribles dangers qu'il venait de
courir, de Bazeilles � Sedan. Comment se trouvait-il l�? Elle ne
l'avait pas vu entrer.

-- Et mon mari n'est pas avec vous?

Mais Delaherche, que sa m�re et sa femme questionnaient


complaisamment, ne se h�tait point.

-- Attendez, tout � l'heure.

Puis, reprenant son r�cit:

-- De Bazeilles � Balan, j'ai failli �tre tu� vingt fois. Une


gr�le, un ouragan de balles et d'obus!... Et j'ai rencontr�
l'empereur, oh! tr�s brave... Ensuite, de Balan ici, j'ai pris ma
course...

Henriette lui secoua le bras.

-- Mon mari?

-- Weiss? mais il est rest� l�-bas, Weiss!

-- Comment, l�-bas?

-- Oui, il a ramass� le fusil d'un soldat mort, il se bat.

-- Il se bat, pourquoi donc?

-- Oh! un enrag�! Jamais il n'a voulu me suivre, et je l'ai l�ch�,


naturellement.

Les yeux fixes, �largis, Henriette le regardait.


Il y eut un silence. Puis, tranquillement, elle se d�cida.

-- C'est bon, j'y vais.

Elle y allait, comment? Mais c'�tait impossible, c'�tait fou!


Delaherche reparlait des balles, des obus qui balayaient la route.
Gilberte lui avait repris les mains pour la retenir, tandis que
Madame Delaherche s'�puisait aussi � lui d�montrer l'aveugle
t�m�rit� de son projet. De son air doux et simple, elle r�p�ta:

-- Non, c'est inutile, j'y vais.

Et elle s'obstina, n'accepta que la dentelle noire que Gilberte


avait sur la t�te. Esp�rant encore la convaincre, Delaherche finit
par d�clarer qu'il l'accompagnerait, au moins jusqu'� la porte de
Balan. Mais il venait d'apercevoir le factionnaire qui, au milieu
de la bousculade caus�e par l'installation de l'ambulance, n'avait
pas cess� de marcher � petits pas devant la remise, o� se trouvait
enferm� le tr�sor du 7e corps; et il se souvint, il fut pris de
peur, il alla s'assurer d'un coup d'oeil que les millions �taient
toujours l�. Henriette, d�j�, s'engageait sous le porche.

-- Attendez-moi donc! Vous �tes aussi enrag�e que votre mari, ma


parole!

D'ailleurs, une nouvelle voiture d'ambulance entrait, ils durent


la laisser passer. Celle-ci, plus petite, � deux roues seulement,
contenait deux grands bless�s, couch�s sur des sangles. Le premier
qu'on descendit, avec toutes sortes de pr�cautions, n'�tait plus
qu'une masse de chairs sanglantes, une main cass�e, le flanc
labour� par un �clat d'obus. Le second avait la jambe droite
broy�e. Et tout de suite Bouroche, faisant placer celui-ci sur la
toile cir�e du matelas, commen�a la premi�re op�ration, au milieu
du continuel va-et-vient des infirmiers et de ses aides. Madame
Delaherche et Gilberte, assises pr�s de la pelouse, roulaient des
bandes.

Dehors, Delaherche avait rattrap� Henriette.

-- Voyons, ma ch�re Madame Weiss, vous n'allez pas faire cette


folie... Comment voulez-vous rejoindre Weiss l�-bas? Il ne doit
m�me plus y �tre, il s'est sans doute jet� � travers champs pour
revenir... Je vous assure que Bazeilles est inabordable.

Mais elle ne l'�coutait pas, marchait plus vite, s'engageait dans


la rue du M�nil, pour gagner la porte de Balan. Il �tait pr�s de
neuf heures, et Sedan n'avait plus le frisson noir du matin, le
r�veil d�sert et t�tonnant, dans l'�pais brouillard. Un soleil
lourd d�coupait nettement les ombres des maisons, le pav�
s'encombrait d'une foule anxieuse, que traversaient de continuels
galops d'estafettes. Des groupes surtout se formaient autour des
quelques soldats sans armes qui �taient rentr�s d�j�, les uns
bless�s l�g�rement, les autres dans une exaltation nerveuse
extraordinaire, gesticulant et criant. Et pourtant la ville aurait
encore eu � peu pr�s son aspect de tous les jours, sans les
boutiques aux volets clos, sans les fa�ades mortes, o� pas une
persienne ne s'ouvrait. Puis, c'�tait ce canon, ce canon continu,
dont toutes les pierres, le sol, les murs, jusqu'aux ardoises des
toits, tremblaient.

Delaherche �tait en proie � un combat int�rieur fort d�sagr�able,


partag� entre son devoir d'homme brave qui lui commandait de ne
pas quitter Henriette, et sa terreur de refaire le chemin de
Bazeilles sous les obus. Tout d'un coup, comme ils arrivaient � la
porte de Balan, un flot d'officiers � cheval qui rentraient, les
s�para. Des gens s'�crasaient pr�s de cette porte, attendant des
nouvelles. Vainement, il courut, chercha la jeune femme: elle
devait �tre hors de l'enceinte, h�tant le pas sur la route. Et,
sans pousser le z�le plus loin, il se surprit � dire tout haut:

-- Ah, tant pis! c'est trop b�te!

Alors, Delaherche fl�na dans Sedan, en bourgeois curieux qui ne


voulait rien perdre du spectacle, travaill� cependant d'une
inqui�tude croissante. Qu'est-ce que tout cela allait devenir? Et,
si l'arm�e �tait battue, la ville n'aurait-elle pas � souffrir
beaucoup? Les r�ponses � ces questions qu'il se posait restaient
obscures, trop d�pendantes des �v�nements. Mais il n'en commen�ait
pas moins � trembler pour sa fabrique, son immeuble de la rue
Maqua, d'o� il avait du reste d�m�nag� toutes ses valeurs,
enfouies en un lieu s�r. Il se rendit � l'H�tel de Ville, y trouva
le conseil municipal si�geant en permanence, s'y oublia longtemps,
sans rien apprendre de nouveau, sinon que la bataille tournait
fort mal. L'arm�e ne savait plus � qui ob�ir, rejet�e en arri�re
par le g�n�ral Ducrot, pendant les deux heures o� il avait eu le
commandement, ramen�e en avant par le g�n�ral de Wimpffen, qui
venait de lui succ�der; et ces oscillations incompr�hensibles, ces
positions qu'il fallait reconqu�rir apr�s les avoir abandonn�es,
toute cette absence de plan et d'�nergique direction pr�cipitait
le d�sastre.

Puis, Delaherche poussa jusqu'� la Sous-Pr�fecture, pour savoir si


l'empereur n'avait pas reparu. On ne put lui donner que des
nouvelles du mar�chal De Mac-Mahon, dont un chirurgien avait pans�
la blessure peu dangereuse, et qui �tait tranquillement dans son
lit. Mais, vers onze heures, comme il battait de nouveau le pav�,
il fut arr�t� un instant, dans la Grande-Rue, devant l'h�tel de
l'Europe, par un lent cort�ge, des cavaliers couverts de
poussi�re, dont les mornes chevaux marchaient au pas. Et, � la
t�te, il reconnut l'empereur, qui rentrait apr�s avoir pass�
quatre heures sur le champ de bataille. La mort n'avait pas voulu
de lui, d�cid�ment. Sous la sueur d'angoisse de cette marche au
travers de la d�faite, le fard s'en �tait all� des joues, les
moustaches cir�es s'�taient amollies, pendantes, la face terreuse
avait pris l'h�b�tement douloureux d'une agonie. Un officier, qui
descendit devant l'h�tel, se mit � expliquer au milieu d'un groupe
la route parcourue, de la Moncelle � Givonne, tout le long de la
petite vall�e, parmi les soldats du 1er corps, que les saxons
avaient refoul�s sur la rive droite du ruisseau; et l'on �tait
revenu par le chemin creux du fond de Givonne, dans un tel
encombrement d�j�, que m�me, si l'empereur avait d�sir� retourner
sur le front des troupes, il n'aurait pu le faire que tr�s
difficilement. D'ailleurs, � quoi bon?

Comme Delaherche �coutait ces d�tails, une d�tonation violente


�branla le quartier. C'�tait un obus qui venait de d�molir une
chemin�e, rue sainte-Barbe, pr�s du donjon. Il y eut un sauve-qui-
peut, des cris de femmes s'�lev�rent. Lui, s'�tait coll� contre un
mur, lorsqu'une nouvelle d�tonation brisa les vitres d'une maison
voisine. Cela devenait terrible, si l'on bombardait Sedan; et il
rentra au pas de course rue Maqua, il fut pris d'un tel besoin de
savoir, qu'il ne s'arr�ta point, monta vivement sur les toits,
ayant l�-haut une terrasse, d'o� l'on dominait la ville et les
environs.

Tout de suite, il fut un peu rassur�. Le combat avait lieu par-


dessus la ville, les batteries allemandes de la Marf�e et de
Fr�nois allaient, au del� des maisons, balayer le plateau de
l'Alg�rie; et il s'int�ressa m�me au vol des obus, � la courbe
immense de l�g�re fum�e qu'ils laissaient sur Sedan, pareils � des
oiseaux invisibles au fin sillage de plumes grises. Il lui parut
d'abord �vident que les quelques obus qui avaient crev� des
toitures, autour de lui, �taient des projectiles �gar�s. On ne
bombardait pas encore la ville. Puis, en regardant mieux, il crut
comprendre qu'ils devaient �tre des r�ponses aux rares coups tir�s
par les canons de la place. Il se tourna, examina, vers le nord,
la citadelle, tout cet amas compliqu� et formidable de
fortifications, les pans de murailles noir�tres, les plaques
vertes des glacis, un pullulement g�om�trique de bastions, surtout
les trois cornes g�antes, celles des �cossais, du grand jardin et
de la Rochette, aux angles mena�ants; et c'�tait ensuite, comme un
prolongement cyclop�en, du c�t� de l'ouest, le fort de Nassau, que
suivait le fort du Palatinat, au-dessus du faubourg du M�nil. Il
en eut � la fois une impression m�lancolique d'�normit� et
d'enfantillage. � quoi bon, maintenant, avec ces canons, dont les
projectiles volaient si ais�ment d'un bout du ciel � l'autre? La
place, d'ailleurs, n'�tait pas arm�e, n'avait ni les pi�ces
n�cessaires, ni les munitions, ni les hommes. Depuis trois
semaines � peine, le gouverneur avait organis� une garde
nationale, des citoyens de bonne volont�, qui devaient servir les
quelques pi�ces en �tat. Et c'�tait ainsi qu'au Palatinat trois
canons tiraient, tandis qu'il y en avait bien une demi-douzaine �
la porte de Paris. Seulement, on n'avait que sept ou huit
gargousses � br�ler par pi�ce, on m�nageait les coups, on n'en
l�chait qu'un par demi-heure, et pour l'honneur simplement, car
les obus ne portaient pas, tombaient dans les prairies, en face.
Aussi, d�daigneuses, les batteries ennemies ne r�pondaient-elles
que de loin en loin, comme par charit�.

L�-bas, ce qui int�ressait Delaherche, c'�taient ces batteries. Il


fouillait de ses yeux vifs les coteaux de la Marf�e, lorsqu'il eut
l'id�e de la lunette d'approche qu'il s'amusait autrefois �
braquer sur les environs, du haut de la terrasse. Il descendit la
chercher, remonta, l'installa; et, comme il s'orientait, faisant �
petits mouvements d�filer les terres, les arbres, les maisons, il
tomba, au-dessus de la grande batterie de Fr�nois, sur le groupe
d'uniformes que Weiss avait devin� de Bazeilles, � l'angle d'un
bois de pins. Mais lui, gr�ce au grandissement, aurait compt� les
officiers de cet �tat-major, tellement il les voyait avec nettet�.
Plusieurs �taient � demi couch�s dans l'herbe, d'autres debout
formaient des groupes; et, en avant, il y avait un homme seul,
l'air sec et mince, � l'uniforme sans �clat, dans lequel pourtant
il sentit le ma�tre. C'�tait bien le roi de Prusse, � peine haut
comme la moiti� du doigt, un de ces minuscules soldats de plomb
des jouets d'enfant. Il n'en fut du reste certain que plus tard,
il ne l'avait plus quitt� de l'oeil, revenant toujours � cet
infiniment petit, dont la face, grosse comme une lentille, ne
mettait qu'un point bl�me sous le vaste ciel bleu.

Il n'�tait pas midi encore, le roi constatait la marche


math�matique, inexorable de ses arm�es, depuis neuf heures. Elles
allaient, elles allaient toujours selon les chemins trac�s,
compl�tant le cercle, refermant pas � pas, autour de Sedan, leur
muraille d'hommes et de canons. Celle de gauche, venue par la
plaine rase de Donchery, continuait � d�boucher du d�fil� de
Saint-Albert, d�passait Saint-Menges, commen�ait � gagner
Fleigneux; et il voyait distinctement, derri�re le XIe corps
violemment aux prises avec les troupes du g�n�ral Douay, se couler
le Ve corps, qui profitait des bois pour se diriger sur le
calvaire d'Illy; tandis que des batteries s'ajoutaient aux
batteries, une ligne de pi�ces tonnantes sans cesse prolong�e,
l'horizon entier peu � peu en flammes. L'arm�e de droite occupait
d�sormais tout le vallon de la Givonne, le XIIe corps s'�tait
empar� de la Moncelle, la garde venait de traverser Daigny,
remontant d�j� le ruisseau, en marche �galement vers le calvaire,
apr�s avoir forc� le g�n�ral Ducrot � se replier derri�re le bois
de la Garenne. Encore un effort, et le prince royal de Prusse
donnerait la main au prince royal de Saxe, dans ces champs nus, �
la lisi�re m�me de la for�t des Ardennes. Au sud de la ville, on
ne voyait plus Bazeilles, disparu dans la fum�e des incendies,
dans la fauve poussi�re d'une lutte enrag�e.

Et le roi, tranquille, regardait, attendait depuis le matin. Une


heure, deux heures encore, peut-�tre trois: ce n'�tait qu'une
question de temps, un rouage poussait l'autre, la machine � broyer
�tait en branle et ach�verait sa course. Sous l'infini du ciel
ensoleill�, le champ de bataille se r�tr�cissait, toute cette
m�l�e furieuse de points noirs se culbutait, se tassait de plus en
plus autour de Sedan. Des vitres luisaient dans la ville, une
maison semblait br�ler, � gauche, vers le faubourg de la Cassine.
Puis, au del�, dans les champs redevenus d�serts, du c�t� de
Donchery et du c�t� de Carignan, c'�tait une paix chaude et
lumineuse, les eaux claires de la Meuse, les arbres heureux de
vivre, les grandes terres f�condes, les larges prairies vertes,
sous l'ardeur puissante de midi.

D'un mot, le roi avait demand� un renseignement. Sur l'�chiquier


colossal, il voulait savoir et tenir dans sa main cette poussi�re
d'hommes qu'il commandait. � sa droite, un vol d'hirondelles,
effray�es par le canon, tourbillonna, s'enleva tr�s haut, se
perdit vers le sud.

IV

Sur la route de Balan, Henriette d'abord put marcher d'un pas


rapide. Il n'�tait gu�re plus de neuf heures, la chauss�e large,
bord�e de maisons et de jardins, se trouvait libre encore,
obstru�e pourtant de plus en plus, � mesure qu'on approchait du
bourg, par les habitants qui fuyaient et par des mouvements de
troupe. � chaque nouveau flot de foule, elle se serrait contre les
murs, elle se glissait, passait quand m�me. Et, mince, effac�e
dans sa robe sombre, ses beaux cheveux blonds et sa petite face
p�le � demi disparus sous le fichu de dentelle noire, elle
�chappait aux regards, rien ne ralentissait son pas l�ger et
silencieux.

Mais, � Balan, un r�giment d'infanterie de marine barrait la


route. C'�tait une masse compacte d'hommes attendant des ordres, �
l'abri des grands arbres qui les cachaient. Elle se haussa sur les
pieds, n'en vit pas la fin. Cependant, elle essaya de se faire
plus petite encore, de se faufiler. Des coudes la repoussaient,
elle sentait dans ses flancs les crosses des fusils. Au bout de
vingt pas, des cris, des protestations s'�lev�rent. Un capitaine
tourna la t�te et s'emporta.

-- Eh! La femme, �tes-vous folle? ... O� allez-vous?

-- Je vais � Bazeilles.

-- Comment, � Bazeilles!

Ce fut un �clat de rire g�n�ral. On se la montrait, on


plaisantait. Le capitaine, �gay� lui aussi, venait de reprendre:

-- � Bazeilles, ma petite, vous devriez bien nous y emmener avec


vous!... Nous y �tions tout � l'heure, j'esp�re que nous allons y
retourner; mais je vous avertis qu'il n'y fait pas froid.

-- Je vais � Bazeilles rejoindre mon mari, d�clara Henriette de sa


voix douce, tandis que ses yeux d'un bleu p�le gardaient leur
tranquille d�cision.

On cessa de rire, un vieux sergent la d�gagea, la for�a de


retourner en arri�re.

-- Ma pauvre enfant, vous voyez bien qu'il vous est impossible de


passer... Ce n'est pas l'affaire d'une femme d'aller � Bazeilles
en ce moment... Vous le retrouverez plus tard, votre mari. Voyons,
soyez raisonnable!

Elle dut c�der, elle s'arr�ta, debout, se haussant � chaque


minute, regardant au loin, dans l'ent�t�e r�solution de continuer
sa route. Ce qu'elle entendait dire autour d'elle la renseignait.
Des officiers se plaignaient am�rement de l'ordre de retraite qui
leur avait fait abandonner Bazeilles, d�s huit heures un quart,
lorsque le g�n�ral Ducrot, succ�dant au mar�chal, s'�tait avis� de
vouloir concentrer toutes les troupes sur le plateau d'Illy. Le
pis �tait que, le 1er corps ayant recul� trop t�t, livrant le
vallon de la Givonne aux allemands, le 12e corps, attaqu� d�j�
vivement de front, venait d'�tre d�bord� sur son flanc gauche.
Puis, maintenant que le g�n�ral de Wimpffen succ�dait au g�n�ral
Ducrot, le premier plan de nouveau l'emportait, l'ordre arrivait
de r�occuper Bazeilles co�te que co�te, pour jeter les Bavarois �
la Meuse. N'�tait-ce pas imb�cile de leur avoir fait abandonner
une position, qu'il leur fallait � cette heure reconqu�rir? On
voulait bien se faire tuer, mais pas pour le plaisir, vraiment!
Il y eut un grand mouvement d'hommes et de chevaux, le g�n�ral de
Wimpffen parut, debout sur ses �triers, la face ardente, la parole
exalt�e, criant:

-- Mes amis, nous ne pouvons pas reculer, ce serait la fin de


tout... Si nous devons battre en retraite, nous irons sur Carignan
et non sur M�zi�res... Mais nous vaincrons, vous les avez battus
ce matin, vous les battrez encore!

Il galopa, s'�loigna par un chemin qui montait vers la Moncelle.


Le bruit courait qu'il venait d'avoir avec le g�n�ral Ducrot une
discussion violente, chacun soutenant son plan, attaquant le plan
contraire, l'un d�clarant que la retraite par M�zi�res n'�tait
plus possible depuis le matin, l'autre proph�tisant qu'avant le
soir, si l'on ne se retirait pas sur le plateau d'Illy, l'arm�e
serait cern�e. Et ils s'accusaient mutuellement de ne conna�tre ni
le pays, ni la situation vraie des troupes. Le pis �tait qu'ils
avaient tous les deux raison.

Mais, depuis un instant, Henriette se trouvait distraite dans sa


h�te d'avancer. Elle venait de reconna�tre, �chou�e au bord de la
route, toute une famille de Bazeilles, de pauvres tisserands, le
mari, la femme, avec trois filles, dont la plus �g�e n'avait que
neuf ans. Ils �taient tellement bris�s, tellement �perdus de
fatigue et de d�sespoir, qu'ils n'avaient pu aller plus loin,
tomb�s contre un mur.

-- Ah! ma ch�re dame, r�p�tait la femme � Henriette, nous n'avons


plus rien... Vous savez, notre maison �tait sur la place de
l'�glise. Alors, voil� qu'un obus y a mis le feu. Je ne sais pas
comment les enfants et nous autres, nous n'y sommes pas rest�s...

Les trois petites filles, � ce souvenir, se remirent � sangloter,


en poussant des cris, tandis que la m�re entrait dans les d�tails
de leur d�sastre, avec des gestes fous.

-- J'ai vu le m�tier br�ler comme un fagot de bois sec... Le lit,


les meubles ont flamb� plus vite que des poign�es de paille... Et
il y avait m�me la pendule, oui! La pendule que je n'ai pas eu le
temps d'emporter dans mes bras.

-- Tonnerre de bon Dieu! jura l'homme, les yeux pleins de grosses


larmes, qu'est-ce que nous allons devenir?

Henriette, pour les calmer, leur dit simplement, d'une voix qui
tremblait un peu:

-- Vous �tes ensemble, sains et saufs tous les deux, et vous avez
vos fillettes: de quoi vous plaignez-vous?

Puis, elle les questionna, voulut savoir ce qui se passait dans


Bazeilles, s'ils avaient vu son mari, comment ils avaient laiss�
sa maison, � elle. Mais, dans le grelottement de leur peur, les
r�ponses �taient contradictoires. Non, ils n'avaient pas vu M
Weiss. Pourtant, une des petites filles cria qu'elle l'avait bien
vu, elle, qu'il �tait sur le trottoir, avec un gros trou au milieu
de la t�te; et son p�re lui allongea une claque, pour la faire
taire, parce que, disait-il, elle mentait, � coup s�r. Quant � la
maison, elle devait �tre debout, lorsqu'ils avaient fui; m�me ils
se souvenaient d'avoir remarqu�, en passant, que la porte et les
fen�tres �taient soigneusement closes, comme si pas une �me ne s'y
f�t trouv�e. � ce moment-l�, d'ailleurs, les Bavarois n'occupaient
encore que la place de l'�glise, et il leur fallait prendre le
village rue par rue, maison par maison. Seulement, ils avaient d�
faire du chemin, tout Bazeilles br�lait sans doute, � cette heure.
Et ces mis�rables gens continuaient � parler de ces choses, avec
des gestes t�tonnants d'�pouvante, �voquant la vision affreuse,
les toits qui flambaient, le sang qui coulait, les morts qui
couvraient la terre.

-- Alors, mon mari? r�p�ta Henriette.

Ils ne r�pondaient plus, ils sanglotaient entre leurs mains


jointes. Et elle resta dans une anxi�t� atroce, sans faiblir,
debout, les l�vres seulement agit�es d'un petit frisson. Que
devait-elle croire? Elle avait beau se dire que l'enfant s'�tait
tromp�e, elle voyait son mari en travers de la rue, la t�te trou�e
d'une balle. Puis, c'�tait cette maison herm�tiquement close qui
l'inqui�tait: pourquoi? Il ne s'y trouvait donc plus? La certitude
qu'il �tait tu� lui gla�a tout d'un coup le coeur. Mais peut-�tre
n'�tait-il que bless�; et le besoin d'aller l�-bas, d'y �tre, la
reprit si imp�rieusement, qu'elle aurait tent� encore de se frayer
un passage, si, � cette minute, les clairons n'avaient sonn� la
marche en avant.

Beaucoup de ces jeunes soldats arrivaient de Toulon, de Rochefort


ou de Brest, � peine instruits, sans avoir jamais fait le coup de
feu; et, depuis le matin, ils se battaient avec une bravoure, une
solidit� de v�t�rans. Eux qui, de Reims � Mouzon, avaient march�
si mal, alourdis d'inaccoutumance, se r�v�laient comme les mieux
disciplin�s, les plus fraternellement unis d'un lien de devoir et
d'abn�gation, devant l'ennemi. Les clairons n'avaient eu qu'�
sonner, ils retournaient au feu, ils reprenaient l'attaque, malgr�
leurs coeurs gros de col�re. Trois fois, on leur avait promis,
pour les soutenir, une division qui ne venait pas. Ils se
sentaient abandonn�s, sacrifi�s. C'�tait leur vie � tous qu'on
leur demandait, en les ramenant ainsi sur Bazeilles, apr�s le leur
avoir fait �vacuer. Et ils le savaient, et ils donnaient leur vie
sans une r�volte, serrant les rangs, quittant les arbres qui les
prot�geaient, pour rentrer sous les obus et les balles.

Henriette eut un soupir de profond soulagement. Enfin, on marchait


donc! Elle les suivit, esp�rant arriver avec eux, pr�te � courir,
s'ils couraient. Mais, de nouveau d�j�, on s'�tait arr�t�. �
pr�sent, les projectiles pleuvaient, il allait falloir, pour
r�occuper Bazeilles, reconqu�rir chaque m�tre de la route,
s'emparer des ruelles, des maisons, des jardins, � droite et �
gauche. Les premiers rangs avaient ouvert le feu, on n'avan�ait
plus que par saccades, les moindres obstacles faisaient perdre de
longues minutes. Jamais elle n'arriverait, si elle restait ainsi
en queue, attendant la victoire. Et elle se d�cida, se jeta �
droite, entre deux haies, dans un sentier qui descendait vers les
prairies.

Le projet d'Henriette fut alors d'atteindre Bazeilles par ces


vastes pr�s bordant la Meuse. Cela, d'ailleurs, n'�tait pas tr�s
net en elle. Soudain, elle resta plant�e, au bord d'une petite mer
immobile, qui, de ce c�t�-Ci, lui barrait le chemin. C'�tait
l'inondation, les terres basses chang�es en un lac de d�fense,
auxquelles elle n'avait point song�. Un instant, elle voulut
retourner en arri�re; puis, au risque d'y laisser ses chaussures,
elle continua, suivit le bord, dans l'herbe tremp�e, o� elle
enfon�ait jusqu'� la cheville. Pendant une centaine de m�tres, ce
fut praticable. Ensuite, elle buta contre le mur d'un jardin: le
terrain d�valait, l'eau battait le mur, profonde de deux m�tres.
Impossible de passer. Ses petits poings se serr�rent, elle dut se
raidir de toute sa force, pour ne pas fondre en larmes. Apr�s le
premier saisissement, elle longea la cl�ture, trouva une ruelle
qui filait entre les maisons �parses. Cette fois, elle se crut
sauv�e, car elle connaissait ce d�dale, ces bouts de sentiers
enchev�tr�s, dont l'�cheveau aboutissait tout de m�me au village.

L� seulement, les obus tombaient. Henriette resta fig�e, tr�s


p�le, dans l'assourdissement d'une effrayante d�tonation, dont le
coup de vent l'enveloppa. Un projectile venait d'�clater devant
elle, � quelques m�tres. Elle tourna la t�te, examina les hauteurs
de la rive gauche, d'o� montaient les fum�es des batteries
allemandes; et elle comprit, se remit en marche, les yeux fix�s
sur l'horizon, guettant les obus, pour les �viter. La t�m�rit�
folle de sa course n'allait pas sans un grand sang-Froid, toute la
tranquillit� brave dont sa petite �me de bonne m�nag�re �tait
capable. Elle voulait ne pas �tre tu�e, retrouver son mari, le
reprendre, vivre ensemble, heureux encore. Les obus ne cessaient
plus, elle filait le long des murs, se jetait derri�re les bornes,
profitait des moindres abris. Mais il se pr�senta un espace
d�couvert, un bout de chemin d�fonc�, d�j� couvert d'�clats; et
elle attendait, � l'encoignure d'un hangar, lorsqu'elle aper�ut,
devant elle, au ras d'une sorte de trou, la t�te curieuse d'un
enfant, qui regardait. C'�tait un petit gar�on de dix ans, pieds
nus, habill� d'une seule chemise et d'un pantalon en lambeaux,
quelque r�deur de route, tr�s amus� par la bataille. Ses minces
yeux noirs p�tillaient, et il s'exclamait d'all�gresse, � chaque
d�tonation.

-- Oh! Ce qu'ils sont rigolo!... Bougez pas, en v'l� encore un qui


s'am�ne!... Boum! �-t-il p�t�, celui-l�!... Bougez pas, bougez
pas!

Et, � chaque projectile, il faisait un plongeon au fond du trou,


reparaissait, levait sa t�te d'oiseau siffleur, pour replonger
encore.

Henriette remarqua alors que les obus venaient du Liry, tandis que
les batteries de Pont-Maugis et de Noyers ne tiraient plus que sur
Balan. Elle voyait tr�s nettement la fum�e, � chaque d�charge;
puis, elle entendait presque aussit�t le sifflement, que suivait
la d�tonation. Il dut y avoir un court r�pit, des vapeurs l�g�res
se dissipaient lentement.

-- Pour s�r qu'ils boivent un coup! cria le petit. Vite, vite!


Donnez-moi la main, nous allons nous cavaler!

Il lui prit la main, la for�a � le suivre; et tous deux


galop�rent, c�te � c�te, pliant le dos, traversant ainsi l'espace
d�couvert. Au bout, comme ils se jetaient derri�re une meule et
qu'ils se retournaient, ils virent de nouveau un obus arriver,
tomber droit sur le hangar, � la place qu'ils occupaient tout �
l'heure. Le fracas fut �pouvantable, le hangar s'abattit.

Du coup, une joie folle fit danser le gamin, qui trouvait �a tr�s
farce.

-- Bravo! En v'l� de la casse!... Hein? Tout de m�me, il �tait


temps!

Mais, une seconde fois, Henriette se heurtait contre un obstacle


infranchissable, des murs de jardin, sans chemin aucun. Son petit
compagnon continuait � rire, disait qu'on passait toujours, quand
on le voulait bien. Il grimpa sur le chaperon d'un mur, l'aida
ensuite � le franchir. D'un saut, ils se trouv�rent dans un
potager, parmi des planches de haricots et de pois. Des cl�tures
partout. Alors, pour en sortir, il leur fallut traverser une
maison basse de jardinier. Lui, sifflant, les mains ballantes,
allait le premier, ne s'�tonnait de rien. Il poussa une porte, se
trouva dans une chambre, passa dans une autre, o� il y avait une
vieille femme, la seule �me rest�e l� sans doute. Elle semblait
h�b�t�e, debout pr�s d'une table. Elle regarda ces deux personnes
inconnues passer ainsi au travers de sa maison; et elle ne leur
dit pas un mot, et eux-m�mes ne lui adress�rent pas la parole.
D�j�, de l'autre c�t�, ils ressortaient dans une ruelle, qu'ils
purent suivre pendant un instant. Puis, d'autres difficult�s se
pr�sent�rent, ce fut de la sorte, durant pr�s d'un kilom�tre, des
murailles saut�es, des haies franchies, une course qui coupait au
plus court, par les portes des remises, les fen�tres des
habitations, selon le hasard de la route qu'ils parvenaient � se
frayer. Des chiens hurlaient, ils faillirent �tre renvers�s par
une vache qui fuyait d'un galop furieux. Cependant, ils devaient
approcher, une odeur d'incendie leur arrivait, de grandes fum�es
rousses, telles que de l�gers cr�pes flottants, voilaient � chaque
minute le soleil.

Tout d'un coup, le gamin s'arr�ta, se planta devant Henriette.

-- Dites donc, madame, comme �a, o� donc allez-vous?

-- Mais tu le vois, je vais � Bazeilles.

Il siffla, il eut un de ses rires aigus de vaurien �chapp� de


l'�cole, qui se faisait du bon sang.

-- � Bazeilles... Ah! non, �a n'est pas mon affaire... Moi, je vas


ailleurs. Bien le bonsoir!

Et il tourna sur les talons, il s'en alla comme il �tait venu,


sans qu'elle p�t savoir d'o� il sortait ni o� il rentrait. Elle
l'avait trouv� dans un trou, elle le perdit des yeux au coin d'un
mur; et jamais plus elle ne devait le revoir.

Quand elle fut seule, Henriette �prouva un singulier sentiment de


peur. Ce n'�tait gu�re une protection, cet enfant ch�tif avec
elle; mais il l'�tourdissait de son bavardage. Maintenant, elle
tremblait, elle si naturellement courageuse. Les obus ne tombaient
plus, les allemands avaient cess� de tirer sur Bazeilles, dans la
crainte sans doute de tuer les leurs, ma�tres du village.
Seulement, depuis quelques minutes, elle entendait des balles
siffler, ce bourdonnement de grosses mouches dont on lui avait
parl�, et qu'elle reconnaissait. Au loin, c'�tait une confusion
telle de toutes les rages, qu'elle ne distinguait m�me pas le
bruit de la fusillade, dans la violence de cette clameur. Comme
elle tournait l'angle d'une maison, il y eut, pr�s de son oreille,
un bruit mat, une chute de pl�tre, qui la firent s'arr�ter net:
une balle venait d'�corner la fa�ade, elle en restait toute p�le.
Puis, avant qu'elle se f�t demand� si elle aurait le courage de
continuer, elle re�ut au front comme un coup de marteau, elle
tomba sur les deux genoux, �tourdie. Une seconde balle, qui
ricochait, l'avait effleur�e un peu au-dessus du sourcil gauche,
en ne laissant l� qu'une forte meurtrissure. Quand elle eut port�
les deux mains � son front, elle les retira rouges de sang. Mais
elle avait senti le cr�ne solide, intact, sous les doigts; et elle
r�p�ta tout haut, pour s'encourager:

-- Ce n'est rien, ce n'est rien... Voyons, je n'ai pas peur, non!


je n'ai pas peur...

Et c'�tait vrai, elle se releva, elle marcha d�s lors parmi les
balles avec une insouciance de cr�ature d�gag�e d'elle-m�me, qui
ne raisonne plus, qui donne sa vie. Elle ne cherchait m�me plus �
se prot�ger, allant tout droit, la t�te haute, n'allongeant le pas
que dans le d�sir d'arriver. Les projectiles s'�crasaient autour
d'elle, vingt fois elle manqua d'�tre tu�e, sans para�tre le
savoir. Sa h�te l�g�re, son activit� de femme silencieuse,
semblaient l'aider, la faire passer si fine, si souple dans le
p�ril, qu'elle y �chappait. Elle �tait enfin � Bazeilles, elle
coupa au milieu d'un champ de luzerne, pour rejoindre la route, la
grande rue qui traverse le village. Comme elle y d�bouchait, elle
reconnut sur la droite, � deux cents pas, sa maison qui br�lait,
sans qu'on v�t les flammes au grand soleil, le toit � demi
effondr� d�j�, les fen�tres vomissant des tourbillons de fum�e
noire. Alors, un galop l'emporta, elle courut � perdre haleine.

Weiss, d�s huit heures, s'�tait trouv� enferm� l�, s�par� des
troupes qui se repliaient. Tout de suite, le retour � Sedan �tait
devenu impossible, car les Bavarois, d�bordant par le parc de
Montivilliers, avaient coup� la ligne de retraite. Il �tait seul,
avec son fusil et les cartouches qui lui restaient, lorsqu'il
aper�ut devant sa porte une dizaine de soldats, demeur�s comme lui
en arri�re, isol�s de leurs camarades, cherchant des yeux un abri,
pour vendre au moins ch�rement leur peau. Vivement, il descendit
leur ouvrir, et la maison d�s lors eut une garnison, un capitaine,
un caporal, huit hommes, tous hors d'eux, enrag�s, r�solus � ne
pas se rendre.

-- Tiens! Laurent, vous en �tes! s'�cria Weiss, surpris de voir


parmi eux un grand gar�on maigre, qui tenait un fusil, ramass� �
c�t� de quelque cadavre.

Laurent, en pantalon et en veste de toile bleue, �tait un gar�on


jardinier du voisinage, �g� d'une trentaine d'ann�es, et qui avait
perdu r�cemment sa m�re et sa femme, emport�es par la m�me
mauvaise fi�vre.

-- Pourquoi donc que je n'en serais pas?

R�pondit-il. Je n'ai que ma carcasse, je puis bien la donner... Et


puis, vous savez, �a m'amuse, � cause que je ne tire pas mal, et
que �a va �tre dr�le d'en d�molir un � chaque coup, de ces
bougres-l�!

D�j�, le capitaine et le caporal inspectaient la maison. Rien �


faire du rez-de-chauss�e, on se contenta de pousser les meubles
contre la porte et les fen�tres, pour les barricader le plus
solidement possible. Ce fut ensuite dans les trois petites pi�ces
du premier �tage et dans le grenier qu'ils organis�rent la
d�fense, approuvant du reste les pr�paratifs d�j� faits par Weiss,
les matelas garnissant les persiennes, les meurtri�res m�nag�es de
place en place, entre les lames. Comme le capitaine se hasardait �
se pencher, pour examiner les alentours, il entendit des cris, des
larmes d'enfant.

-- Qu'est-ce donc? demanda-t-il.

Weiss revit alors, dans la teinturerie voisine, le petit Auguste


malade, la face pourpre de fi�vre entre ses draps blancs,
demandant � boire, appelant sa m�re, qui ne pouvait plus lui
r�pondre, gisante sur le carreau, la t�te broy�e. Et, � cette
vision, il eut un geste douloureux, il r�pondit:

-- Un pauvre petit dont un obus a tu� la m�re, et qui pleure, l�,


� c�t�.

-- Tonnerre de Dieu! murmura Laurent, ce qu'il va falloir leur


faire payer tout �a!

Il n'arrivait encore dans la fa�ade que des balles perdues. Weiss


et le capitaine, accompagn�s du gar�on jardinier et de deux
hommes, �taient mont�s dans le grenier, d'o� ils pouvaient mieux
surveiller la route. Ils la voyaient obliquement, jusqu'� la place
de l'�glise. Cette place �tait maintenant au pouvoir des Bavarois;
mais ils n'avan�aient toujours qu'avec beaucoup de peine et une
extr�me prudence. Au coin d'une ruelle, une poign�e de fantassins
les tint encore en �chec pendant pr�s d'un quart d'heure, d'un feu
tellement nourri, que les morts s'entassaient. Ensuite, ce fut une
maison, � l'autre encoignure, dont ils durent s'emparer, avant de
passer outre. Par moments, dans la fum�e, on distinguait une
femme, avec un fusil, tirant d'une des fen�tres. C'�tait la maison
d'un boulanger, des soldats s'y trouvaient oubli�s, m�l�s aux
habitants; et, la maison prise, il y eut des cris, une effroyable
bousculade roula jusqu'au mur d'en face, un flot dans lequel
apparut la jupe de la femme, une veste d'homme, des cheveux blancs
h�riss�s; puis, un feu de peloton gronda, du sang jaillit jusqu'au
chaperon du mur. Les allemands �taient inflexibles: toute personne
prise les armes � la main, n'appartenant point aux arm�es
bellig�rantes, �tait fusill�e sur l'heure, comme coupable de
s'�tre mise en dehors du droit des gens. Devant la furieuse
r�sistance du village, leur col�re montait, et les pertes
effroyables qu'ils �prouvaient depuis bient�t cinq heures, les
poussaient � d'atroces repr�sailles. Les ruisseaux coulaient
rouges, les morts barraient la route, certains carrefours
n'�taient plus que des charniers, d'o� s'�levaient des r�les.
Alors, dans chaque maison qu'ils emportaient de haute lutte, on
les vit jeter de la paille enflamm�e; d'autres couraient avec des
torches, d'autres badigeonnaient les murs de p�trole; et bient�t
des rues enti�res furent en feu, Bazeilles flamba.

Cependant, au milieu du village, il n'y avait plus que la maison


de Weiss, avec ses persiennes closes, qui gardait son air mena�ant
de citadelle, r�solue � ne pas se rendre.

-- Attention! les voici! cria le capitaine.

Une d�charge, partie du grenier et du premier �tage, coucha par


terre trois des Bavarois qui s'avan�aient, en rasant les murs. Les
autres se repli�rent, s'embusqu�rent � tous les angles de la
route; et le si�ge de la maison commen�a, une telle pluie de
balles fouetta la fa�ade qu'on aurait dit un ouragan de gr�le.
Pendant pr�s de dix minutes, cette fusillade ne cessa pas, trouant
le pl�tre, sans faire grand mal. Mais un des hommes que le
capitaine avait pris avec lui dans le grenier, ayant commis
l'imprudence de se montrer � une lucarne, fut tu� raide, d'une
balle en plein front.

-- Nom d'un chien! un de moins! gronda le capitaine. M�fiez-vous


donc, nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir!

Lui-m�me avait pris un fusil, et il tirait, abrit� derri�re un


volet. Mais Laurent, le gar�on jardinier, faisait surtout son
admiration. � genoux, le canon de son chassepot appuy� dans
l'�troite fente d'une meurtri�re, comme � l'aff�t, il ne l�chait
un coup qu'en toute certitude; et il en annon�ait m�me le r�sultat
� l'avance.

-- Au petit officier bleu, l�-bas, dans le coeur... � l'autre,


plus loin, le grand sec, entre les deux yeux... Au gros qui a une
barbe rousse et qui m'emb�te, dans le ventre...

Et, chaque fois, l'homme tombait, foudroy�, frapp� � l'endroit


qu'il d�signait; et lui continuait paisiblement, ne se h�tait pas,
ayant de quoi faire, disait-il, car il lui aurait fallu du temps,
pour les tuer tous de la sorte, un � un.

-- Ah! si j'avais des yeux! r�p�tait furieusement Weiss.

Il venait de casser ses lunettes, il en �tait d�sesp�r�. Son


binocle lui restait, mais il n'arrivait pas � le faire tenir
solidement sur son nez, dans la sueur qui lui inondait la face;
et, souvent, il tirait au hasard, enfi�vr�, les mains tremblantes.
Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire.

-- Ne vous pressez pas, �a ne sert absolument � rien, disait


Laurent. Tenez, visez-le avec soin, celui qui n'a plus de casque,
au coin de l'�picier... Mais c'est tr�s bien, vous lui avez cass�
la patte, et le voil� qui gigote dans son sang.

Weiss, un peu p�le, regardait. Il murmura:


-- Finissez-le.

-- G�cher une balle, ah! non, par exemple! vaut mieux en d�molir
un autre.

Les assaillants devaient avoir remarqu� ce tir redoutable, qui


partait des lucarnes du grenier. Pas un homme ne pouvait avancer,
sans rester par terre. Aussi firent-ils entrer en ligne des
troupes fra�ches, avec l'ordre de cribler de balles la toiture.
D�s lors, le grenier devint intenable: les ardoises �taient
perc�es aussi ais�ment que de minces feuilles de papier, les
projectiles p�n�traient de toutes parts, ronflant comme des
abeilles. � chaque seconde, on courait le risque d'�tre tu�.

-- Descendons, dit le capitaine. On peut tenir encore au premier.

Mais, comme il se dirigeait vers l'�chelle, une balle l'atteignit


dans l'aine et le renversa.

-- Trop tard, nom d'un chien!

Weiss et Laurent, aid�s du soldat qui restait, s'ent�t�rent � le


descendre, bien qu'il leur cri�t de ne pas perdre leur temps �
s'occuper de lui: il avait son compte, il pouvait tout aussi bien
crever en haut qu'en bas. Pourtant, dans une chambre du premier
�tage, lorsqu'on l'eut couch� sur un lit, il voulut encore diriger
la d�fense.

-- Tirez dans le tas, ne vous occupez pas du reste. Tant que votre
feu ne se ralentira point, ils sont bien trop prudents pour se
risquer.

En effet, le si�ge de la petite maison continuait, s'�ternisait.


Vingt fois elle avait paru devoir �tre emport�e dans la temp�te de
fer dont elle �tait battue; et, sous les rafales, au milieu de la
fum�e, elle se montrait de nouveau debout, trou�e, d�chiquet�e,
crachant quand m�me des balles par chacune de ses fentes. Les
assaillants exasp�r�s d'�tre arr�t�s si longtemps et de perdre
tant de monde devant une pareille bicoque, hurlaient, tiraillaient
� distance, sans avoir l'audace de se ruer pour enfoncer la porte
et les fen�tres, en bas.

-- Attention! cria le caporal, voil� une persienne qui tombe!

La violence des balles venait d'arracher une persienne de ses


gonds. Mais Weiss se pr�cipita, poussa une armoire contre la
fen�tre; et Laurent, embusqu� derri�re, put continuer son tir. Un
des soldats gisait � ses pieds, la m�choire fracass�e, perdant
beaucoup de sang. Un autre re�ut une balle dans la gorge, roula
jusqu'au mur, o� il r�la sans fin, avec un frisson convulsif de
tout le corps. Ils n'�taient plus que huit, en ne comptant pas le
capitaine, qui, trop affaibli pour parler, adoss� au fond du lit,
donnait encore des ordres, par gestes. De m�me que le grenier, les
trois chambres du premier �tage commen�aient � devenir intenables,
car les matelas en lambeaux n'arr�taient plus les projectiles: des
�clats de pl�tre sautaient des murs et du plafond, les meubles
s'�cornaient, les flancs de l'armoire se fendaient comme sous des
coups de hache. Et le pis �tait que les munitions allaient
manquer.

-- Est-ce dommage! grogna Laurent. Ca marche si bien!

Weiss eut une id�e brusque.

-- Attendez!

Il venait de songer au soldat mort, l�-haut, dans le grenier. Et


il monta, le fouilla, pour prendre les cartouches qu'il devait
avoir. Tout un pan de la toiture s'�tait effondr�, il vit le ciel
bleu, une nappe de gaie lumi�re qui l'�tonna. Pour ne pas �tre
tu�, il se tra�nait sur les genoux. Puis, lorsqu'il tint les
cartouches, une trentaine encore, il se h�ta, redescendit au
galop.

Mais, en bas, comme il partageait cette provision nouvelle avec le


gar�on jardinier, un soldat jeta un cri, tomba sur le ventre. Ils
n'�taient plus que sept; et, tout de suite, ils ne furent plus que
six, le caporal ayant re�u, dans l'oeil gauche, une balle qui lui
fit sauter la cervelle.

Weiss, � partir de ce moment, n'eut plus conscience de rien. Lui


et les cinq autres continuaient � tirer comme des fous, achevant
les cartouches, sans m�me avoir l'id�e qu'ils pouvaient se rendre.
Dans les trois petites pi�ces, le carreau �tait obstru� par les
d�bris des meubles. Des morts barraient les portes, un bless�,
dans un coin, jetait une plainte affreuse et continue. Partout, du
sang collait sous les semelles. Un filet rouge avait coul�,
descendant les marches. Et l'air n'�tait plus respirable, un air
�paissi et br�lant de poudre, une fum�e, une poussi�re �cre,
naus�abonde, une nuit presque compl�te que rayaient les flammes
des coups de feu.

-- Tonnerre de Dieu! cria Weiss, ils am�nent du canon!

C'�tait vrai. D�sesp�rant de venir � bout de cette poign�e


d'enrag�s, qui les attardaient ainsi, les Bavarois �taient en
train de mettre en position une pi�ce, au coin de la place de
l'�glise. Peut-�tre enfin passeraient-ils, lorsqu'ils auraient
jet� la maison par terre, � coups de boulets. Et cet honneur qu'on
leur faisait, cette artillerie braqu�e sur eux, l�-bas, acheva
d'�gayer furieusement les assi�g�s, qui ricanaient, pleins de
m�pris. Ah! les bougres de l�ches, avec leur canon! Toujours
agenouill�, Laurent visait soigneusement les artilleurs, tuant son
homme chaque fois; si bien que le service de la pi�ce ne pouvait
se faire, et qu'il se passa cinq ou six minutes avant que le
premier coup f�t tir�. Trop haut, d'ailleurs, il n'emporta qu'un
morceau de la toiture.

Mais la fin approchait. Vainement, on fouillait les morts, il n'y


avait plus une seule cartouche. Ext�nu�s, hagards, les six
t�tonnaient, cherchaient ce qu'ils pourraient jeter par les
fen�tres, pour �craser l'ennemi. Un d'eux, qui se montra,
vocif�rant, brandissant les poings, fut cribl� d'une vol�e de
plomb; et ils ne rest�rent plus que cinq. Que faire? Descendre,
t�cher de s'�chapper par le jardin et les prairies? � ce moment,
un tumulte �clata en bas, un flot furieux monta l'escalier:
c'�taient les Bavarois qui venaient enfin de faire le tour,
enfon�ant la porte de derri�re, envahissant la maison. Une m�l�e
terrible s'engagea dans les petites pi�ces, parmi les corps et les
meubles en miettes. Un des soldats eut la poitrine trou�e d'un
coup de ba�onnette, et les deux autres furent faits prisonniers;
tandis que le capitaine, qui venait d'exhaler son dernier souffle,
demeurait la bouche ouverte, le bras lev� encore, comme pour
donner un ordre.

Cependant, un officier, un gros blond, arm� d'un revolver, et dont


les yeux, inject�s de sang, semblaient sortir des orbites, avait
aper�u Weiss et Laurent, l'un avec son paletot, l'autre avec sa
veste de toile bleue; et il les apostrophait violemment en
Fran�ais:

-- Qui �tes-vous? qu'est-ce que vous fichez l�, vous autres?

Puis, les voyant noirs de poudre, il comprit, il les couvrit


d'injures, en allemand, la voix b�gayante de fureur. D�j�, il
levait son pistolet pour leur casser la t�te, lorsque les soldats
qu'il commandait, se ru�rent, s'empar�rent de Weiss et de Laurent,
qu'ils pouss�rent dans l'escalier. Les deux hommes �taient port�s,
charri�s, au milieu de cette vague humaine, qui les jeta sur la
route; et ils roul�rent jusqu'au mur d'en face, parmi de telles
vocif�rations, que la voix des chefs ne s'entendait plus. Alors,
durant deux ou trois minutes encore, tandis que le gros officier
blond t�chait de les d�gager, pour proc�der � leur ex�cution, ils
purent se remettre debout et voir.

D'autres maisons s'allumaient, Bazeilles n'allait plus �tre qu'un


brasier. Par les hautes fen�tres de l'�glise, des gerbes de
flammes commen�aient � sortir. Des soldats, qui chassaient une
vieille dame de chez elle, venaient de la forcer � leur donner des
allumettes, pour mettre le feu � son lit et � ses rideaux. De
proche en proche, les incendies gagnaient, sous les brandons de
paille jet�s, sous les flots de p�trole r�pandus; et ce n'�tait
plus qu'une guerre de sauvages, enrag�s par la longueur de la
lutte, vengeant leurs morts, leurs tas de morts, sur lesquels ils
marchaient. Des bandes hurlaient parmi la fum�e et les �tincelles,
dans l'effrayant vacarme fait de tous les bruits, des plaintes
d'agonie, des coups de feu, des �croulements. � peine se voyait-
on, de grandes poussi�res livides s'envolaient, cachaient le
soleil, d'une insupportable odeur de suie et de sang, comme
charg�es des abominations du massacre. On tuait encore, on
d�truisait dans tous les coins: la brute l�ch�e, l'imb�cile
col�re, la folie furieuse de l'homme en train de manger l'homme.

Et Weiss, enfin, devant lui, aper�ut sa maison qui br�lait. Des


soldats �taient accourus avec des torches, d'autres activaient les
flammes, en y lan�ant les d�bris des meubles. Rapidement, le rez-
de-chauss�e flamba, la fum�e sortit par toutes les plaies de la
fa�ade et de la toiture. Mais, d�j�, la teinturerie voisine
prenait �galement feu; et, chose affreuse, on entendit encore la
voix du petit Auguste, couch� dans son lit, d�lirant de fi�vre,
qui appelait sa m�re; tandis que les jupes de la malheureuse,
�tendue sur le seuil, la t�te broy�e, s'allumaient.

-- Maman, j'ai soif... Maman, donne-moi de l'eau...


Les flammes ronfl�rent, la voix cessa, on ne distingua plus que
les hourras assourdissants des vainqueurs.

Mais, par-dessus les bruits, par-dessus les clameurs, un cri


terrible domina. C'�tait Henriette qui arrivait et qui venait de
voir son mari, contre le mur, en face d'un peloton pr�parant ses
armes.

Elle se rua � son cou.

-- Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a? Ils ne vont pas te tuer!

Weiss, stupide, la regardait. Elle! Sa femme, d�sir�e si


longtemps, ador�e d'une tendresse idol�tre! Et un fr�missement le
r�veilla, �perdu. Qu'avait-il fait? Pourquoi �tait-il rest�, �
tirer des coups de fusil, au lieu d'aller la rejoindre, ainsi
qu'il l'avait jur�? Dans un �blouissement, il voyait son bonheur
perdu, la s�paration violente, � jamais. Puis, le sang qu'elle
avait au front, le frappa; et la voix machinale, b�gayante:

-- Est-ce que tu es bless�e? ... C'est fou d'�tre venue...

D'un geste emport�, elle l'interrompit.

-- Oh! moi, ce n'est rien, une �gratignure... Mais toi, toi!


Pourquoi te gardent-ils? Je ne veux pas qu'ils te tuent!

L'officier se d�battait au milieu de la route encombr�e, pour que


le peloton e�t un peu de recul. Quand il aper�ut cette femme au
cou d'un des prisonniers, il reprit violemment, en Fran�ais:

-- Oh! non, pas de b�tises, hein!... D'o� sortez-vous? Que voulez-


vous?

-- Je veux mon mari.

-- Votre mari, cet homme-l�? ... Il a �t� condamn�, justice doit


�tre faite.

-- Je veux mon mari.

-- Voyons, soyez raisonnable... �cartez-vous, nous n'avons pas


envie de vous faire du mal.

-- Je veux mon mari.

Renon�ant alors � la convaincre, l'officier allait donner l'ordre


de l'arracher des bras du prisonnier, lorsque Laurent, silencieux
jusque-l�, l'air impassible, se permit d'intervenir.

-- Dites donc, capitaine, c'est moi qui vous ai d�moli tant de


monde, et qu'on me fusille, �a va bien. D'autant plus que je n'ai
personne, ni m�re, ni femme, ni enfant... Tandis que monsieur est
mari�... Dites, l�chez-le donc, puis vous me r�glerez mon
affaire...

Hors de lui, le capitaine hurla:


-- En voil� des histoires! est-ce qu'on se fiche de moi? ... Un
homme de bonne volont� pour emporter cette femme!

Il dut redire cet ordre en allemand. Et un soldat s'avan�a, un


Bavarois trapu, � l'�norme t�te embroussaill�e de barbe et de
cheveux roux, sous lesquels on ne distinguait qu'un large nez
carr� et que de gros yeux bleus. Il �tait souill� de sang,
effroyable, tel qu'un de ces ours des cavernes, une de ces b�tes
poilues toutes rouges de la proie dont elles viennent de faire
craquer les os.

Henriette r�p�tait, dans un cri d�chirant:

-- Je veux mon mari, tuez-moi avec mon mari.

Mais l'officier s'appliquait de grands coups de poing dans la


poitrine, en disant que, lui, n'�tait pas un bourreau, que s'il y
en avait qui tuaient les innocents, ce n'�tait pas lui. Elle
n'avait pas �t� condamn�e, il se couperait la main, plut�t que de
toucher � un cheveu de sa t�te.

Alors, comme le Bavarois s'approchait, Henriette se colla au corps


de Weiss, de tous ses membres, �perdument.

-- Oh! mon ami, je t'en supplie, garde-moi, laisse-moi mourir avec


toi...

Weiss pleurait de grosses larmes; et, sans r�pondre, il


s'effor�ait de d�tacher, de ses �paules et de ses reins, les
doigts convulsifs de la malheureuse.

-- Tu ne m'aimes donc plus, que tu veux mourir sans moi... Garde-


moi, �a les fatiguera, ils nous tueront ensemble.

Il avait d�gag� une des petites mains, il la serrait contre sa


bouche, il la baisait, tandis qu'il travaillait pour faire l�cher
prise � l'autre.

-- Non, non! garde-moi... Je veux mourir...

Enfin, � grand-peine, il lui tenait les deux mains. Muet jusque-


l�, ayant �vit� de parler, il ne dit qu'un mot:

-- Adieu, ch�re femme.

Et, d�j�, de lui-m�me, il l'avait jet�e entre les bras du


Bavarois, qui l'emportait. Elle se d�battait, criait, tandis que,
pour la calmer sans doute, le soldat lui adressait tout un flot de
rauques paroles. D'un violent effort, elle avait d�gag� sa t�te,
elle vit tout.

Cela ne dura pas trois secondes. Weiss, dont le binocle avait


gliss�, dans les adieux, venait de le remettre vivement sur son
nez, comme s'il avait voulu bien voir la mort en face. Il recula,
s'adossa contre le mur, en croisant les bras; et, dans son veston
en lambeaux, ce gros gar�on paisible avait une figure exalt�e,
d'une admirable beaut� de courage.
Pr�s de lui, Laurent s'�tait content� de fourrer les mains dans
ses poches. Il semblait indign� de la cruelle sc�ne, de
l'abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux
de leurs femmes. Il se redressa, les d�visagea, leur cracha d'une
voix de m�pris:

-- Sales cochons!

Mais l'officier avait lev� son �p�e, et les deux hommes tomb�rent
comme des masses, le gar�on jardinier la face contre terre,
l'autre, le comptable, sur le flanc, le long du mur. Celui-ci,
avant d'expirer, eut une convulsion derni�re, les paupi�res
battantes, la bouche tordue. L'officier, qui s'approcha, le remua
du pied, voulant s'assurer qu'il avait bien cess� de vivre.

Henriette avait tout vu, ces yeux mourants qui la cherchaient, ce


sursaut affreux de l'agonie, cette grosse botte poussant le corps.
Elle ne cria m�me pas, elle mordit silencieusement, furieusement,
ce qu'elle put, une main que ses dents rencontr�rent. Le Bavarois
jeta une plainte d'atroce douleur. Il la renversa, faillit
l'assommer. Leurs visages se touchaient, jamais elle ne devait
oublier cette barbe et ces cheveux rouges, �clabouss�s de sang,
ces yeux bleus, �largis et chavir�s de rage.

Plus tard, Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s'�tait


pass� ensuite. Elle n'avait eu qu'un d�sir, retourner pr�s du
corps de son mari, le prendre, le veiller. Seulement, comme dans
les cauchemars, toutes sortes d'obstacles se dressaient,
l'arr�taient � chaque pas. De nouveau, une vive fusillade venait
d'�clater, un grand mouvement avait lieu parmi les troupes
allemandes qui occupaient Bazeilles: c'�tait l'arriv�e enfin de
l'infanterie de marine; et le combat recommen�ait avec une telle
violence, que la jeune femme fut rejet�e � gauche, dans une
ruelle, parmi un troupeau affol� d'habitants. D'ailleurs, le
r�sultat de la lutte ne pouvait �tre douteux, il �tait trop tard
pour reconqu�rir les positions abandonn�es. Pendant pr�s d'une
demi-heure encore, l'infanterie s'acharna, se fit tuer, avec un
emportement superbe; mais, sans cesse, les ennemis recevaient des
renforts, d�bordaient de partout, des prairies, des routes, du
parc de Montivilliers. Rien d�sormais ne les aurait d�log�s de ce
village, si ch�rement achet�, o� plusieurs milliers des leurs
gisaient dans le sang et les flammes. Maintenant, la destruction
achevait son oeuvre, il n'y avait plus l� qu'un charnier de
membres �pars et de d�bris fumants, et Bazeilles �gorg�, an�anti,
s'en allait en cendre.

Une derni�re fois, Henriette aper�ut au loin sa petite maison dont


les planchers s'�croulaient, au milieu d'un tourbillon de
flamm�ches. Toujours, elle revoyait, en face, le long du mur, le
corps de son mari. Mais un nouveau flot l'avait reprise, les
clairons sonnaient la retraite, elle fut emport�e, sans savoir
comment, parmi les troupes qui se repliaient. Alors, elle devint
une chose, une �pave roul�e, charri�e dans un pi�tinement confus
de foule, coulant � pleine route. Et elle ne savait plus, elle
finit par se retrouver � Balan, chez des gens qu'elle ne
connaissait pas, et elle sanglotait dans une cuisine, la t�te
tomb�e sur une table.
V

Sur le plateau de l'Alg�rie, � dix heures, la compagnie Beaudoin


�tait toujours couch�e parmi les choux, dans le champ dont elle
n'avait pas boug� depuis le matin. Les feux crois�s des batteries
du Hattoy et de la presqu'�le d'Iges, qui redoublaient de
violence, venaient encore de lui tuer deux hommes; et aucun ordre
de marcher en avant n'arrivait: allait-on passer la journ�e l�, �
se laisser mitrailler, sans se battre?

M�me les hommes n'avaient plus le soulagement de d�charger leurs


chassepots. Le capitaine Beaudoin �tait parvenu � faire cesser le
feu, cette furieuse et inutile fusillade contre le petit bois d'en
face, o� pas un Prussien ne paraissait �tre rest�. Le soleil
devenait accablant, on br�lait, ainsi allong� par terre, sous le
ciel en flammes.

Jean, qui se tourna, fut inquiet de voir que Maurice avait laiss�
tomber sa t�te, la joue contre le sol, les yeux ferm�s. Il �tait
tr�s p�le, la face immobile.

-- Eh bien! quoi donc?

Mais, simplement, Maurice s'�tait endormi. L'attente, la fatigue,


l'avaient terrass�, malgr� la mort qui volait de toutes parts. Et
il s'�veilla brusquement, ouvrit de grands yeux calmes, o� reparut
aussit�t l'effarement trouble de la bataille. Jamais il ne put
savoir combien de temps il avait sommeill�. Il lui semblait sortir
d'un n�ant infini et d�licieux.

-- Tiens! est-ce dr�le, murmura-t-il, j'ai dormi!... Ah! �a m'a


fait du bien.

En effet, il sentait moins, � ses tempes et � ses c�tes, le


douloureux serrement, cette ceinture de la peur dont craquent les
os. Il plaisanta Lapoulle qui, depuis la disparition de Chouteau
et de Loubet, s'inqui�tait d'eux, parlait d'aller les chercher.
Une riche id�e, pour se mettre � l'abri derri�re un arbre et fumer
une pipe! Pache pr�tendait qu'on les avait gard�s � l'ambulance,
o� les brancardiers manquaient. Encore un m�tier pas commode, que
d'aller ramasser les bless�s, sous le feu! Puis, tourment� des
superstitions de son village, il ajouta que �a ne portait pas
chance de toucher aux morts: on en mourait.

-- Taisez-vous donc, tonnerre de Dieu! cria le lieutenant Rochas.


Est-ce qu'on meurt!

Sur son grand cheval, le colonel De Vineuil avait tourn� la t�te.


Et il eut un sourire, le seul depuis le matin. Puis, il retomba
dans son immobilit�, toujours impassible sous les obus, attendant
des ordres.

Maurice, qui s'int�ressait maintenant aux brancardiers, suivait


leurs recherches, dans les plis de terrain. Il devait y avoir, au
bout du chemin creux, derri�re un talus, une ambulance volante de
premiers secours, dont le personnel s'�tait mis � explorer le
plateau. Rapidement, on dressait une tente, tandis qu'on d�ballait
du fourgon le mat�riel n�cessaire, les quelques outils, les
appareils, le linge, de quoi proc�der � des pansements h�tifs,
avant de diriger les bless�s sur Sedan, au fur et � mesure qu'on
pouvait se procurer des voitures de transport, qui bient�t
allaient manquer. Il n'y avait l� que des aides. Et c'�taient
surtout les brancardiers qui faisaient preuve d'un h�ro�sme t�tu
et sans gloire. On les voyait, v�tus de gris, avec la croix rouge
de leur casquette et de leur brassard, se risquer lentement,
tranquillement, sous les projectiles, jusqu'aux endroits o�
�taient tomb�s des hommes. Ils se tra�naient sur les genoux,
t�chaient de profiter des foss�s, des haies, de tous les accidents
de terrain, sans mettre de la vantardise � s'exposer inutilement.
Puis, d�s qu'ils trouvaient des hommes par terre, leur dure
besogne commen�ait, car beaucoup �taient �vanouis, et il fallait
reconna�tre les bless�s des morts. Les uns �taient rest�s sur la
face, la bouche dans une mare de sang, en train d'�touffer; les
autres avaient la gorge pleine de boue, comme s'ils venaient de
mordre la terre; d'autres gisaient jet�s p�le-m�le, en tas, les
bras et les jambes contract�s, la poitrine �cras�e � demi.
Soigneusement, les brancardiers d�gageaient, ramassaient ceux qui
respiraient encore, allongeant leurs membres, leur soulevant la
t�te, qu'ils nettoyaient le mieux possible. Chacun d'eux avait un
bidon d'eau fra�che, dont il �tait tr�s avare. Et souvent on
pouvait ainsi les voir � genoux, pendant de longues minutes,
s'effor�ant de ranimer un bless�, attendant qu'il e�t rouvert les
yeux.

� une cinquantaine de m�tres, sur la gauche, Maurice en regarda un


qui t�chait de reconna�tre la blessure d'un petit soldat, dont une
manche laissait couler un filet de sang, goutte � goutte. Il y
avait l� une h�morragie, que l'homme � la croix rouge finit par
trouver et par arr�ter, en comprimant l'art�re. Dans les cas
pressants, ils donnaient de la sorte les premiers soins, �vitaient
les faux mouvements pour les fractures, bandaient et
immobilisaient les membres, de fa�on � rendre sans danger le
transport. Et ce transport enfin devenait la grande affaire: ils
soutenaient ceux qui pouvaient marcher, portaient les autres, dans
leurs bras, ainsi que des petits enfants, ou bien � califourchon
sur leur dos, les mains ramen�es autour de leur cou; ou bien
encore, ils se mettaient � deux, � trois, � quatre, selon la
difficult�, leur faisaient un si�ge de leurs poings unis, les
emportaient couch�s, par les jambes et par les �paules. En dehors
des brancards r�glementaires, c'�taient aussi toutes sortes
d'inventions ing�nieuses, de brancards improvis�s avec des fusils,
li�s � l'aide de bretelles de sac. Et, de partout, dans la plaine
rase que labouraient les obus, on les voyait, isol�s ou en groupe,
qui filaient avec leurs fardeaux, baissant la t�te, t�tant la
terre du pied, d'un h�ro�sme prudent et admirable.

Comme Maurice en regardait un, sur la droite, un gar�on maigre et


ch�tif, qui emportait un lourd sergent pendu � son cou, les jambes
bris�es, de l'air d'une fourmi laborieuse qui transporte un grain
de bl� trop gros, il les vit culbuter et dispara�tre tous les deux
dans l'explosion d'un obus. Quand la fum�e se fut dissip�e, le
sergent reparut sur le dos, sans blessure nouvelle, tandis que le
brancardier gisait, le flanc ouvert. Et une autre arriva, une
autre fourmi active, qui, apr�s avoir retourn� et flair� le
camarade mort, reprit le bless� � son cou et l'emporta.

Alors, Maurice plaisanta Lapoulle.

-- Dis, si le m�tier te pla�t davantage, va donc leur donner un


coup de main!

Depuis un moment, les batteries de Saint-Menges faisaient rage, la


gr�le des projectiles augmentait; et le capitaine Beaudoin, qui se
promenait toujours devant sa compagnie, nerveusement, finit par
s'approcher du colonel. C'�tait une piti�, d'�puiser le moral des
hommes, pendant de si longues heures, sans les employer.

-- Je n'ai pas d'ordre, r�p�ta sto�quement le colonel.

On vit encore le g�n�ral Douay passer au galop, suivi de son �tat-


major. Il venait de se rencontrer avec le g�n�ral de Wimpffen,
accouru pour le supplier de tenir, ce qu'il avait cru pouvoir
promettre de faire, mais � la condition formelle que le calvaire
d'Illy, sur sa droite, serait d�fendu. Si l'on perdait la position
d'Illy, il ne r�pondait plus de rien, la retraite devenait fatale.
Le g�n�ral de Wimpffen d�clara que des troupes du 1er corps
allaient occuper le calvaire; et, en effet, on vit presque
aussit�t un r�giment de zouaves s'y �tablir; de sorte que le
g�n�ral Douay, rassur�, consentit � envoyer la division Dumont au
secours du 12e corps, tr�s menac�. Mais, un quart d'heure plus
tard, comme il revenait de constater l'attitude solide de sa
gauche, il s'exclama en levant les yeux et en remarquant que le
calvaire �tait vide: plus de zouaves, on avait abandonn� le
plateau, que le feu d'enfer des batteries de Fleigneux rendait
d'ailleurs intenable. Et, d�sesp�r�, pr�voyant le d�sastre, il se
portait rapidement sur la droite, lorsqu'il tomba dans une d�route
de la division Dumont, qui se repliait en d�sordre, affol�e, m�l�e
aux d�bris du 1er corps. Ce dernier, apr�s son mouvement de
retraite, n'avait pu reconqu�rir ses positions du matin, laissant
Daigny au XIIe corps saxon et Givonne � la garde Prussienne, forc�
de remonter vers le nord, � travers le bois de la Garenne, canonn�
par les batteries que l'ennemi installait sur toutes les cr�tes,
d'un bout � l'autre du vallon. Le terrible cercle de fer et de
flammes se resserrait, une partie de la garde continuait sa marche
sur Illy, de l'est � l'ouest, en tournant les coteaux; tandis que,
de l'ouest � l'est, derri�re le XIe corps, ma�tre de Saint-Menges,
le Ve cheminait toujours, d�passait Fleigneux, portait sans cesse
ses canons plus en avant, avec une impudente t�m�rit�, si
convaincu de l'ignorance et de l'impuissance des troupes
Fran�aises, qu'il n'attendait m�me pas l'infanterie pour les
soutenir. Il �tait midi, l'horizon entier s'embrasait, tonnant,
croisant les feux sur le 7e et le 1er corps.

Le g�n�ral Douay, alors, pendant que l'artillerie ennemie


pr�parait de la sorte l'attaque supr�me du calvaire, r�solut de
faire un dernier effort pour le reconqu�rir. Il envoya des ordres,
il se jeta en personne parmi les fuyards de la division Dumont,
r�ussit � former une colonne, qu'il lan�a sur le plateau. Elle y
tint bon pendant quelques minutes; mais les balles sifflaient si
drues, une telle trombe d'obus balayait les champs vides, sans un
arbre, que la panique tout de suite se d�clara, remportant les
hommes le long des pentes, les roulant ainsi que des pailles
surprises par un orage. Et le g�n�ral s'ent�ta, fit avancer
d'autres r�giments.

Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel De Vineuil un


ordre, dans l'effrayant vacarme. D�j�, le colonel �tait debout sur
les �triers, la face ardente; et, d'un grand geste de son �p�e,
montrant le calvaire:

-- Enfin, mes enfants, c'est notre tour!... En avant, l�-haut!

Le 106e, entra�n�, s'�branla. Une des premi�res, la compagnie


Beaudoin s'�tait mise debout, au milieu des plaisanteries, les
hommes disant qu'ils �taient rouill�s, qu'ils avaient de la terre
dans les jointures. Mais, d�s les premiers pas, on dut se jeter au
fond d'une tranch�e-abri qu'on rencontra, tellement le feu
devenait vif. Et l'on fila en pliant l'�chine.

-- Mon petit, r�p�tait Jean � Maurice, attention! C'est le coup de


chien... Ne montre pas le bout de ton nez, car pour s�r on te le
d�molirait... Et ramasse bien tes os sous ta peau, si tu ne veux
pas en laisser en route. Ceux qui en reviendront, cette fois,
seront des bons.

Maurice entendait � peine, dans le bourdonnement, la clameur de


foule qui lui emplissait la t�te. Il ne savait plus s'il avait
peur, il courait emport� par le galop des autres, sans volont�
personnelle, n'ayant que le d�sir d'en finir tout de suite. Et il
�tait � ce point devenu un simple flot de ce torrent en marche,
qu'un brusque recul s'�tant produit, � l'extr�mit� de la tranch�e,
devant les terrains nus qu'il restait � gravir, il avait aussit�t
senti la panique le gagner, pr�t � prendre la fuite. C'�tait, en
lui, l'instinct d�brid�, une r�volte des muscles, ob�issant aux
souffles �pars.

Des hommes d�j� retournaient en arri�re, lorsque le colonel se


pr�cipita.

-- Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette peine, vous


n'allez pas vous conduire comme des l�ches... Souvenez-vous!
Jamais le 106e n'a recul�, vous seriez les premiers � salir notre
drapeau...

Il poussait son cheval, barrait le chemin aux fuyards, trouvait


des paroles pour chacun, parlait de la France, d'une voix o�
tremblaient des larmes.

Le lieutenant Rochas en fut si �mu, qu'il entra dans une terrible


col�re, levant son �p�e, tapant sur les hommes comme avec un
b�ton.

-- Sales bougres, je vas vous monter l�-haut � coups de botte dans


le derri�re, moi! Voulez-vous bien ob�ir, ou je casse la gueule au
premier qui tourne les talons!

Mais ces violences, ces soldats men�s au feu � coups de pied,


r�pugnaient au colonel.

-- Non, non, lieutenant, ils vont tous me suivre... N'est-ce pas,


mes enfants, vous n'allez pas laisser votre vieux colonel se
d�barbouiller tout seul avec les Prussiens? ... En avant, l�-haut!

Et il partit, et tous en effet le suivirent, tellement il avait


dit cela en brave homme de p�re, qu'on ne pouvait abandonner, sans
�tre des pas grand-chose. Lui seul, du reste, traversa
tranquillement les champs nus, sur son grand cheval, tandis que
les hommes s'�parpillaient, se jetaient en tirailleurs, profitant
des moindres abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq
cents m�tres de chaumes et de carr�s de betteraves, avant
d'atteindre le calvaire. Au lieu de l'assaut classique, tel qu'il
se passe dans les manoeuvres, par lignes correctes, on ne vit
bient�t que des dos arrondis qui filaient au ras de terre, des
soldats isol�s ou par petits groupes, rampant, sautant soudain
ainsi que des insectes, gagnant la cr�te � force d'agilit� et de
ruse. Les batteries ennemies avaient d� les voir, les obus
labouraient le sol, si fr�quents, que les d�tonations ne cessaient
point. Cinq hommes furent tu�s, un lieutenant eut le corps coup�
en deux.

Maurice et Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie,


derri�re laquelle ils purent galoper sans �tre vus. Une balle
pourtant y troua la tempe d'un de leurs camarades, qui tomba dans
leurs jambes. Ils durent l'�carter du pied. Mais les morts ne
comptaient plus, il y en avait trop. L'horreur du champ de
bataille, un bless� qu'ils aper�urent, hurlant, retenant � deux
mains ses entrailles, un cheval qui se tra�nait encore, les
cuisses rompues, toute cette effroyable agonie finissait par ne
plus les toucher. Et ils ne souffraient que de l'accablante
chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les �paules.

-- Ce que j'ai soif! B�gaya Maurice. Il me semble que j'ai de la


suie dans la gorge. Tu ne sens pas cette odeur de roussi, de laine
br�l�e?

Jean hocha la t�te.

-- Ca sentait la m�me chose � Solf�rino. Peut-�tre bien que c'est


l'odeur de la guerre... Attends, j'ai encore de l'eau-de-vie, nous
allons boire un coup.

Derri�re la haie, tranquillement, ils s'arr�t�rent une minute.


Mais l'eau-de-vie, au lieu de les d�salt�rer, leur br�lait
l'estomac.

C'�tait exasp�rant, ce go�t de roussi dans la bouche. Et ils se


mouraient aussi d'inanition, ils auraient volontiers mordu � la
moiti� de pain que Maurice avait dans son sac; seulement, �tait-ce
possible? Derri�re eux, le long de la haie, d'autres hommes
arrivaient sans cesse, qui les poussaient. Enfin, d'un bond, ils
franchirent la derni�re pente. Ils �taient sur le plateau, au pied
m�me du calvaire, la vieille croix rong�e par les vents et la
pluie, entre deux maigres tilleuls.

-- Ah! bon sang, nous y voil�! cria Jean. Mais le tout est d'y
rester!

Il avait raison, l'endroit n'�tait pas pr�cis�ment agr�able, comme


le fit remarquer Lapoulle d'une voix dolente, ce qui �gaya la
compagnie. Tous, de nouveau, s'allong�rent dans un chaume; et
trois hommes encore n'en furent pas moins tu�s. C'�tait, l�-haut,
un v�ritable ouragan d�cha�n�, les projectiles arrivaient en si
grand nombre de Saint-Menges, de Fleigneux et de Givonne, que la
terre semblait en fumer comme sous une grosse pluie d'orage.
�videmment, la position ne pourrait �tre gard�e longtemps, si de
l'artillerie ne venait au plus t�t soutenir les troupes engag�es
avec tant de t�m�rit�. Le g�n�ral Douay, disait-on, avait fait
donner l'ordre d'avancer � deux batteries de l'artillerie de
r�serve; et, � chaque seconde, anxieusement, les hommes se
retournaient, dans l'attente de ces canons qui n'arrivaient pas.

-- C'est ridicule, ridicule! r�p�tait le capitaine Beaudoin, qui


avait repris sa promenade saccad�e. On n'envoie pas ainsi un
r�giment en l'air, sans l'appuyer tout de suite.

Puis, ayant aper�u un pli de terrain, sur la gauche, il cria �


Rochas:

-- Dites donc, lieutenant, la compagnie pourrait se terrer l�.

Rochas, debout, immobile, haussa les �paules.

-- Oh! mon capitaine, ici ou l�-bas, allez! la danse est la


m�me... Le mieux est encore de ne pas bouger.

Alors, le capitaine Beaudoin, qui ne jurait jamais, s'emporta.

-- Mais, nom de Dieu! nous allons y rester tous! On ne peut pas se


laisser d�truire ainsi!

Et il s'ent�ta, voulut se rendre compte personnellement de la


position meilleure qu'il indiquait. Mais il n'avait pas fait dix
pas, qu'il disparaissait dans une brusque explosion, la jambe
droite fracass�e par un �clat d'obus. Il culbuta sur le dos, en
jetant un cri aigu de femme surprise.

-- C'�tait s�r, murmura Rochas. Ca ne vaut rien de tant remuer, et


ce qu'on doit gober, on le gobe.

Des hommes de la compagnie, en voyant tomber leur capitaine, se


soulev�rent; et, comme il appelait � l'aide, suppliant qu'on
l'emport�t, Jean finit par courir jusqu'� lui, suivi aussit�t de
Maurice.

-- Mes amis, au nom du ciel! Ne m'abandonnez pas, emportez-moi �


l'ambulance!

-- Dame! mon capitaine, ce n'est gu�re commode... On peut toujours


essayer...

D�j�, ils se concertaient pour savoir par quel bout le prendre,


lorsqu'ils aper�urent, abrit�s derri�re la haie qu'ils avaient
long�e, deux brancardiers, qui paraissaient attendre de la
besogne. Ils leur firent des signes �nergiques, ils les d�cid�rent
� s'approcher. C'�tait le salut, s'ils pouvaient regagner
l'ambulance, sans mauvaise aventure. Mais le chemin �tait long, et
la gr�le de fer augmentait encore.

Comme les brancardiers, apr�s avoir band� fortement la jambe, pour


la maintenir, emportaient le capitaine assis sur leurs poings
nou�s, un bras pass� au cou de chacun d'eux, le colonel De
Vineuil, averti, arriva, en poussant son cheval. Il avait connu le
jeune homme d�s sa sortie de Saint-Cyr, il l'aimait et se montrait
tr�s �mu.

-- Mon pauvre enfant, ayez du courage... Ce ne sera rien, on vous


sauvera...

Le capitaine eut un geste de soulagement, comme si beaucoup de


bravoure lui �tait venue enfin.

-- Non, non, c'est fini, j'aime mieux �a. Ce qui est exasp�rant,
c'est d'attendre ce qu'on ne peut �viter.

On l'emporta, les brancardiers eurent la chance d'atteindre sans


encombre la haie, le long de laquelle ils fil�rent rapidement,
avec leur fardeau. Lorsque le colonel les vit dispara�tre derri�re
le bouquet d'arbres, o� se trouvait l'ambulance, il eut un soupir
de soulagement.

-- Mais, mon colonel, cria soudain Maurice, vous �tes bless�, vous
aussi!

Il venait d'apercevoir la botte gauche de son chef couverte de


sang. Le talon avait d� �tre arrach�, et un morceau de la tige
�tait m�me entr� dans les chairs.

M De Vineuil se pencha tranquillement sur la selle, regarda un


instant son pied, qui devait le br�ler et peser lourd, au bout de
sa jambe.

-- Oui, oui, murmura-t-il, j'ai attrap� �a tout � l'heure... Ce


n'est rien, �a ne m'emp�che pas de me tenir � cheval...

Et il ajouta, en retournant prendre sa place, � la t�te de son


r�giment:

-- Quand on est � cheval et qu'on peut s'y tenir, �a va toujours.

Enfin, les deux batteries de l'artillerie de r�serve arrivaient.


Ce fut pour les hommes anxieux un soulagement immense, comme si
ces canons �taient le rempart, le salut, la foudre qui allait
faire taire, l�-bas, les canons ennemis. Et c'�tait d'ailleurs
superbe, cette arriv�e correcte des batteries, dans leur ordre de
bataille, chaque pi�ce suivie de son caisson, les conducteurs
mont�s sur les porteurs, tenant la bride des sous-verges, les
servants assis sur les coffres, les brigadiers et les mar�chaux
des logis galopant � leur place r�glementaire. On les aurait dits
� la parade, soucieux de conserver leurs distances, tandis qu'ils
s'avan�aient d'un train fou, au travers des chaumes, avec un sourd
grondement d'orage.
Maurice, qui s'�tait de nouveau couch� dans un sillon, se souleva,
enthousiasm�, pour dire � Jean:

-- Tiens! L�, celle qui s'�tablit � gauche, c'est la batterie


d'Honor�. Je reconnais les hommes.

D'un revers de main, Jean l'avait d�j� rejet� sur le sol.

-- Allonge-toi donc! Et fais le mort!

Mais tous deux, la joue coll�e � la terre, ne perdirent plus de


vue la batterie, tr�s int�ress�s par la manoeuvre, le coeur
battant � grands coups, de voir la bravoure calme et active de ces
hommes, dont ils attendaient encore la victoire.

Brusquement, � gauche, sur une cr�te nue, la batterie venait de


s'arr�ter; et ce fut l'affaire d'une minute, les servants
saut�rent des coffres, d�croch�rent les avant-trains, les
conducteurs laiss�rent les pi�ces en position, firent ex�cuter un
demi-tour � leurs b�tes, pour se porter � quinze m�tres en
arri�re, face � l'ennemi, immobiles. D�j� les six pi�ces �taient
braqu�es, espac�es largement, accoupl�es en trois sections que des
lieutenants commandaient, toutes les six r�unies sous les ordres
d'un capitaine maigre et tr�s long, qui jalonnait f�cheusement le
plateau. Et l'on entendit ce capitaine crier, apr�s qu'il eut
rapidement fait son calcul:

-- La hausse � seize cents m�tres!

L'objectif allait �tre la batterie Prussienne, � gauche de


Fleigneux, derri�re des broussailles, dont le feu terrible rendait
le calvaire d'Illy intenable.

-- Tu vois, se remit � expliquer Maurice, qui ne pouvait se taire,


la pi�ce d'Honor� est dans la section du centre. Le voil� qui se
penche avec le pointeur... C'est le petit Louis, le pointeur: nous
avons bu la goutte ensemble � Vouziers, tu te souviens? ... Et,
l�-bas, le conducteur de gauche, celui qui se tient si raide sur
son porteur, une b�te alezane superbe, c'est Adolphe...

La pi�ce avec ses six servants et son mar�chal des logis, plus
loin l'avant-train et ses quatre chevaux mont�s par les deux
conducteurs, plus loin le caisson, ses six chevaux, ses trois
conducteurs, plus loin encore la prolonge, la fourrag�re, la
forge, toute cette queue d'hommes, de b�tes et de mat�riel
s'�tendait sur une ligne droite, � une centaine de m�tres en
arri�re; sans compter les haut-le-pied, le caisson de rechange,
les b�tes et les hommes destin�s � boucher les trous, et qui
attendaient � droite, pour ne pas rester inutilement expos�s, dans
l'enfilade du tir.

Mais Honor� s'occupait du chargement de sa pi�ce. Les deux


servants du centre revenaient d�j� de chercher la gargousse et le
projectile au caisson, o� veillaient le brigadier et l'artificier;
et, tout de suite, les deux servants de la bouche, apr�s avoir
introduit la gargousse, la charge de poudre envelopp�e de serge,
qu'ils pouss�rent soigneusement � l'aide du refouloir, gliss�rent
de m�me l'obus, dont les ailettes grin�aient le long des rainures.
Vivement, l'aide-pointeur, ayant mis la poudre � nu d'un coup de
d�gorgeoir, enfon�a l'�toupille dans la lumi�re. Et Honor� voulut
pointer lui-m�me ce premier coup, � demi couch� sur la fl�che,
manoeuvrant la vis de r�glage pour trouver la port�e, indiquant la
direction, d'un petit geste continu de la main, au pointeur, qui,
en arri�re, arm� du levier, poussait insensiblement la pi�ce plus
� droite ou plus � gauche.

-- Ca doit y �tre, dit-il en se relevant.

Le capitaine, son grand corps pli� en deux, vint v�rifier la


hausse. � chaque pi�ce, l'aide-pointeur tenait en main la ficelle,
pr�t � tirer le rugueux, la lame en dents de scie qui allumait le
fulminate. Et les ordres furent cri�s, par num�ros, lentement:

-- Premi�re pi�ce, feu!... Deuxi�me pi�ce, feu!...

Les six coups partirent, les canons recul�rent, furent ramen�s,


pendant que les mar�chaux des logis constataient que leur tir
�tait beaucoup trop court. Ils le r�gl�rent, et la manoeuvre
recommen�a, toujours la m�me, et c'�tait cette lenteur pr�cise, ce
travail m�canique fait avec sang-Froid, qui maintenait le moral
des hommes. La pi�ce, la b�te aim�e, groupait autour d'elle une
petite famille, que resserrait une occupation commune. Elle �tait
le lien, le souci unique, tout existait pour elle, le caisson, les
voitures, les chevaux, les hommes. De l� venait la grande coh�sion
de la batterie enti�re, une solidit� et une tranquillit� de bon
m�nage.

Parmi le 106e, des acclamations avaient accueilli la premi�re


salve. Enfin, on allait donc leur clouer le bec, aux canons
Prussiens! Tout de suite, il y eut pourtant une d�ception,
lorsqu'on se fut aper�u que les obus restaient en chemin,
�clataient pour la plupart en l'air, avant d'avoir atteint les
broussailles, l�-bas, o� se cachait l'artillerie ennemie.

-- Honor�, reprit Maurice, dit que les autres sont des clous, �
c�t� de la sienne... Ah! la sienne, il coucherait avec, jamais on
n'en trouvera la pareille! Vois donc de quel oeil il la couve, et
comme il la fait essuyer, pour qu'elle n'ait pas trop chaud!

Il plaisantait avec Jean, tous deux ragaillardis par cette belle


bravoure calme des artilleurs. Mais, en trois coups, les batteries
Prussiennes venaient de r�gler leur tir: d'abord trop long, il
�tait devenu d'une telle pr�cision, que les obus tombaient sur les
pi�ces Fran�aises; tandis que celles-Ci, malgr� les efforts pour
allonger la port�e, n'arrivaient toujours pas. Un des servants
d'Honor�, celui de la bouche, � gauche, fut tu�. On poussa le
corps, le service continua avec la m�me r�gularit� soigneuse, sans
plus de h�te. De toutes parts, les projectiles pleuvaient,
�clataient; et c'�taient, autour de chaque pi�ce, les m�mes
mouvements m�thodiques, la gargousse et l'obus introduits, la
hausse r�gl�e, le coup tir�, les roues ramen�es, comme si ce
travail avait absorb� les hommes au point de les emp�cher de voir
et d'entendre.

Mais ce qui frappa surtout Maurice, ce fut l'attitude des


conducteurs, � quinze m�tres en arri�re, raidis sur leurs chevaux,
face � l'ennemi. Adolphe �tait l�, large de poitrine, avec ses
grosses moustaches blondes dans son visage rouge; et il fallait
vraiment un fier courage pour ne pas m�me battre des yeux, �
regarder ainsi les obus venir droit sur soi, sans avoir seulement
l'occupation de mordre ses pouces pour se distraire. Les servants
qui travaillaient, eux, avaient de quoi penser � autre chose;
tandis que les conducteurs, immobiles, ne voyaient que la mort,
avec tout le loisir d'y songer et de l'attendre. On les obligeait
de faire face � l'ennemi, parce que, s'ils avaient tourn� le dos,
l'irr�sistible besoin de fuite aurait pu emporter les hommes et
les b�tes. � voir le danger, on le brave. Il n'y a pas d'h�ro�sme
plus obscur ni plus grand.

Un homme encore venait d'avoir la t�te emport�e, deux chevaux d'un


caisson r�laient, le ventre ouvert, et le tir ennemi continuait,
tellement meurtrier, que la batterie enti�re allait �tre d�mont�e,
si l'on s'ent�tait sur la m�me position. Il fallait d�router ce
tir terrible, malgr� les inconv�nients d'un changement de place.
Le capitaine n'h�sita plus, cria l'ordre:

-- Amenez les avant-trains!

Et la dangereuse manoeuvre s'ex�cuta avec une rapidit�


foudroyante: les conducteurs refirent leur demi-tour, ramenant les
avant-trains, que les servants raccroch�rent aux pi�ces. Mais,
dans ce mouvement, ils avaient d�velopp� un front �tendu, ce dont
l'ennemi profitait pour redoubler son feu. Trois hommes encore y
rest�rent. Au grand trot, la batterie filait, d�crivait parmi les
terres un arc de cercle, pour aller s'installer � une cinquantaine
de m�tres plus � droite, de l'autre c�t� du 106e, sur un petit
plateau. Les pi�ces furent d�croch�es, les conducteurs se
retrouv�rent face � l'ennemi, et le feu recommen�a, sans un arr�t,
dans un tel branle, que le sol n'avait pas cess� de trembler.

Cette fois, Maurice poussa un cri. De nouveau, en trois coups, les


batteries Prussiennes venaient de r�tablir leur tir, et le
troisi�me obus �tait tomb� droit sur la pi�ce d'Honor�. On vit
celui-ci qui se pr�cipitait, qui t�tait d'une main tremblante la
blessure fra�che, tout un coin �corn� de la bouche de bronze. Mais
elle pouvait �tre charg�e encore, la manoeuvre reprit, apr�s qu'on
eut d�barrass� les roues du cadavre d'un autre servant, dont le
sang avait �clabouss� l'aff�t.

-- Non, ce n'est pas le petit Louis, continua � penser tout haut


Maurice. Le voil� qui pointe, et il doit �tre bless� pourtant, car
il ne se sert que de son bras gauche... Ah! ce petit Louis, dont
le m�nage allait si bien avec Adolphe, � la condition que le
servant, l'homme � pied, malgr� son instruction plus grande,
serait l'humble valet du conducteur, l'homme � cheval...

Jean, qui se taisait, l'interrompit, d'un cri d'angoisse:

-- Jamais ils ne tiendront, c'est foutu!

En effet, cette seconde position, en moins de cinq minutes, �tait


devenue aussi intenable que la premi�re. Les projectiles
pleuvaient avec la m�me pr�cision. Un obus brisa une pi�ce, tua un
lieutenant et deux hommes. Pas un des coups n'�tait perdu, � ce
point que, si l'on s'obstinait l� davantage, il ne resterait
bient�t plus ni un canon ni un artilleur. C'�tait un �crasement
balayant tout.

Alors, le cri du capitaine retentit une seconde fois:

-- Amenez les avant-trains!

La manoeuvre recommen�a, les conducteurs galop�rent, refirent


demi-tour, pour que les servants pussent raccrocher les pi�ces.
Mais, cette fois, pendant le mouvement, un �clat troua la gorge,
arracha la m�choire de Louis, qui tomba en travers de la fl�che,
qu'il �tait en train de soulever. Et, comme Adolphe arrivait, au
moment o� la ligne des attelages se pr�sentait de flanc, une
bord�e furieuse s'abattit: il culbuta, la poitrine fendue, les
bras ouverts. Dans une derni�re convulsion, il avait pris l'autre,
ils rest�rent embrass�s, farouchement tordus, mari�s jusque dans
la mort.

D�j�, malgr� les chevaux tu�s, malgr� le d�sordre que la bord�e


meurtri�re avait jet� parmi les rangs, toute la batterie remontait
une pente, venait s'�tablir plus en avant, � quelques m�tres de
l'endroit o� Maurice et Jean �taient couch�s. Pour la troisi�me
fois, les pi�ces furent d�croch�es, les conducteurs se
retrouv�rent face � l'ennemi, tandis que les servants, tout de
suite, rouvraient le feu, avec un ent�tement d'h�ro�sme
invincible.

-- C'est la fin de tout! dit Maurice, dont la voix se perdit.

Il semblait, en effet, que la terre et le ciel se fussent


confondus. Les pierres se fendaient, une �paisse fum�e cachait par
instants le soleil. Au milieu de l'effroyable vacarme, on
apercevait les chevaux �tourdis, ab�tis, la t�te basse. Partout,
le capitaine apparaissait, trop grand. Il fut coup� en deux, il se
cassa et tomba, comme la hampe d'un drapeau.

Mais, autour de la pi�ce d'Honor� surtout, l'effort continuait,


sans h�te et obstin�. Lui, malgr� ses galons, dut se mettre � la
manoeuvre, car il ne restait que trois servants. Il pointait,
tirait le rugueux, pendant que les trois allaient au caisson,
chargeaient, maniaient l'�couvillon et le refouloir. On avait fait
demander des hommes et des chevaux haut-le-pied, pour boucher les
trous creus�s par la mort; et ils tardaient � venir, il fallait se
suffire en attendant. La rage �tait qu'on n'arrivait toujours pas,
que les projectiles lanc�s �clataient presque tous en l'air, sans
faire grand mal � ces terribles batteries adverses, dont le feu
�tait si efficace. Et, brusquement, Honor� poussa un juron, qui
domina le bruit de la foudre: toutes les malchances, la roue
droite de sa pi�ce venait d'�tre broy�e! Tonnerre de Dieu! Une
patte cass�e, la pauvre bougresse fichue sur le flanc, son nez par
terre, bancale et bonne � rien! Il en pleurait de grosses larmes,
il lui avait pris le cou entre ses mains �gar�es, comme s'il avait
voulu la remettre d'aplomb, par la seule chaleur de sa tendresse.
Une pi�ce qui �tait la meilleure, qui �tait la seule � avoir
envoy� quelques obus l�-bas! Puis, une r�solution folle l'envahit,
celle de remplacer la roue imm�diatement, sous le feu. Lorsque,
aid� d'un servant, il fut all� lui-m�me chercher dans la prolonge
une roue de rechange, la manoeuvre de force commen�a, la plus
dangereuse qui p�t �tre faite sur le champ de bataille.
Heureusement, les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient fini
par arriver, deux nouveaux servants donn�rent un coup de main.

Cependant, une fois encore, la batterie �tait d�mont�e. On ne


pouvait pousser plus loin la folie h�ro�que. L'ordre allait �tre
cri� de se replier d�finitivement.

-- D�p�chons, camarades! r�p�tait Honor�. Nous l'emm�nerons au


moins, et ils ne l'auront pas!

C'�tait son id�e, sauver sa pi�ce, ainsi qu'on sauve le drapeau.


Et il parlait encore, lorsqu'il fut foudroy�, le bras droit
arrach�, le flanc gauche ouvert. Il �tait tomb� sur la pi�ce, il y
resta comme �tendu sur un lit d'honneur, la t�te droite, la face
intacte et belle de col�re, tourn�e l�-bas, vers l'ennemi. Par son
uniforme d�chir�, venait de glisser une lettre, que ses doigts
crisp�s avaient prise et que le sang tachait, goutte � goutte.

Le seul lieutenant qui ne f�t pas mort, jeta le commandement:

-- Amenez les avant-trains!

Un caisson avait saut�, avec un bruit de pi�ces d'artifice qui


fusent et �clatent. On dut se d�cider � prendre les chevaux d'un
autre caisson, pour sauver une pi�ce dont l'attelage �tait par
terre. Et, cette derni�re fois, quand les conducteurs eurent fait
demi-tour et qu'on eut raccroch� les quatre canons qui restaient,
on galopa, on ne s'arr�ta qu'� un millier de m�tres, derri�re les
premiers arbres du bois de la Garenne.

Maurice avait tout vu. Il r�p�tait, avec un petit grelottement


d'horreur, d'une voix machinale:

-- Oh! Le pauvre gar�on! Le pauvre gar�on!

Cette peine semblait augmenter encore la douleur grandissante qui


lui tordait l'estomac. La b�te, en lui, se r�voltait: il �tait �
bout de force, il se mourait de faim. Sa vue se troublait, il
n'avait m�me plus conscience du danger o� se trouvait le r�giment,
depuis que la batterie avait d� se replier. D'une minute �
l'autre, des masses consid�rables pouvaient attaquer le plateau.

-- �coute, dit-il � Jean, il faut que je mange... J'aime mieux


manger et qu'on me tue tout de suite!

Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses deux mains


tremblantes, il se mit � mordre dedans, avec voracit�. Les balles
sifflaient, deux obus �clat�rent � quelques m�tres. Mais plus rien
n'existait, il n'y avait que sa faim � satisfaire.

-- Jean, en veux-tu?

Celui-ci le regardait, h�b�t�, les yeux gros, l'estomac d�chir� du


m�me besoin.
-- Oui, tout de m�me, je veux bien, je souffre trop.

Ils partag�rent, ils achev�rent goul�ment le pain, sans


s'inqui�ter d'autre chose, tant qu'il en resta une bouch�e. Et ce
fut seulement ensuite qu'ils revirent leur colonel, sur son grand
cheval, avec sa botte sanglante. De toutes parts, le 106e �tait
d�bord�. D�j�, des compagnies avaient d� fuir. Alors, oblig� de
c�der au torrent, levant son �p�e, les yeux pleins de larmes:

-- Mes enfants, cria M De Vineuil, � la garde de Dieu qui n'a pas


voulu de nous!

Des bandes de fuyards l'entouraient, il disparut dans un pli de


terrain.

Puis, sans savoir comment, Jean et Maurice se trouv�rent derri�re


la haie, avec les d�bris de leur compagnie. Une quarantaine
d'hommes au plus restaient, command�s par le lieutenant Rochas; et
le drapeau �tait avec eux, le sous-lieutenant qui le portait
venait d'en rabattre la soie autour de la hampe, pour t�cher de le
sauver. On fila jusqu'au bout de la haie, on se jeta parmi de
petits arbres, sur une pente, o� Rochas fit recommencer le feu.
Les hommes, dispers�s en tirailleurs, abrit�s, pouvaient tenir;
d'autant plus qu'un grand mouvement de cavalerie avait lieu sur
leur droite, et qu'on ramenait des r�giments en ligne, afin de
l'appuyer.

Maurice, alors, comprit l'�treinte lente, invincible, qui achevait


de s'accomplir. Le matin, il avait vu les Prussiens d�boucher par
le d�fil� de Saint-Albert, gagner Saint-Menges, puis Fleigneux;
et, maintenant, derri�re le bois de la Garenne, il entendait
tonner les canons de la garde, il commen�ait � apercevoir d'autres
uniformes allemands, qui arrivaient par les coteaux de Givonne.
Encore quelques minutes, et le cercle se fermerait, et la garde
donnerait la main au Ve corps, enveloppant l'arm�e Fran�aise d'un
mur vivant, d'une ceinture foudroyante d'artillerie. Ce devait
�tre dans la pens�e d�sesp�r�e de faire un dernier effort, de
chercher � rompre cette muraille en marche, qu'une division de la
cavalerie de r�serve, celle du g�n�ral Margueritte, se massait
derri�re un pli de terrain, pr�te � charger. On allait charger �
la mort, sans r�sultat possible, pour l'honneur de la France. Et
Maurice, qui pensait � Prosper, assista au terrible spectacle.

Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que pousser son cheval,


dans des marches et des contremarches continuelles, d'un bout �
l'autre du plateau d'Illy. On les avait r�veill�s � l'aube, homme
par homme, sans sonneries; et, pour le caf�, ils s'�taient
ing�ni�s � envelopper chaque feu d'un manteau, afin de ne pas
donner l'�veil aux Prussiens. Puis, ils n'avaient plus rien su,
ils entendaient le canon, ils voyaient des fum�es, de lointains
mouvements d'infanterie, ignorant tout de la bataille, son
importance, ses r�sultats, dans l'inaction absolue o� les g�n�raux
les laissaient. Prosper, lui, tombait de sommeil. C'�tait la
grande souffrance, les nuits mauvaises, la fatigue amass�e, une
somnolence invincible au bercement du cheval. Il avait des
hallucinations, se voyait par terre, ronflant sur un matelas de
cailloux, r�vait qu'il �tait dans un bon lit, avec des draps
blancs. Pendant des minutes, il s'endormait r�ellement sur la
selle, n'�tait plus qu'une chose en marche, emport�e au hasard du
trot. Des camarades, parfois, avaient ainsi culbut� de leur b�te.
On �tait si las, que les sonneries ne les r�veillaient plus; et il
fallait les mettre debout, les tirer de ce n�ant � coups de pied.

-- Mais qu'est-ce qu'on fiche, qu'est-ce qu'on fiche de nous?


r�p�tait Prosper, pour secouer cette torpeur irr�sistible.

Le canon tonnait depuis six heures. En montant sur un coteau, il


avait eu deux camarades tu�s par un obus, � c�t� de lui; et, plus
loin, trois autres encore �taient rest�s par terre, la peau trou�e
de balles, sans qu'on p�t savoir d'o� elles venaient. C'�tait
exasp�rant, cette promenade militaire, inutile et dangereuse, au
travers du champ de bataille. Enfin, vers une heure, il comprit
qu'on se d�cidait � les faire tuer au moins proprement. Toute la
division Margueritte, trois r�giments de chasseurs d'Afrique, un
de chasseurs de France et un de hussards, venait d'�tre r�unie
dans un pli de terrain, un peu au-dessous du calvaire, � gauche de
la route. Les trompettes avaient sonn� �pied � terre!� et le
commandement des officiers retentit:

-- Sanglez les chevaux, assurez les paquetages!

Descendu de cheval, Prosper s'�tira, flatta Z�phir de la main. Ce


pauvre Z�phir, il �tait aussi abruti que son ma�tre, �reint� du
b�te de m�tier qu'on lui faisait faire. Avec �a, il portait un
monde: le linge dans les fontes et le manteau roul� par-dessus, la
blouse, le pantalon, le bissac avec les objets de pansage,
derri�re la selle, et en travers encore le sac des vivres, sans
compter la peau de bouc, le bidon, la gamelle. Une piti� tendre
noyait le coeur du cavalier, tandis qu'il serrait les sangles et
qu'il s'assurait que tout cela tenait bien.

Ce fut un rude moment. Prosper, qui n'�tait pas plus poltron qu'un
autre, alluma une cigarette, tant il avait la bouche s�che. Quand
on va charger, chacun peut se dire: �cette fois, j'y reste!� Cela
dura bien cinq ou six minutes, on racontait que le g�n�ral
Margueritte �tait all� en avant, pour reconna�tre le terrain. On
attendait. Les cinq r�giments s'�taient form�s en trois colonnes,
chaque colonne avait sept escadrons de profondeur, de quoi donner
� manger aux canons.

Tout d'un coup, les trompettes sonn�rent: � cheval! Et, presque


aussit�t, une autre sonnerie �clata: sabre � la main!

Le colonel de chaque r�giment avait d�j� galop�, prenant sa place


de bataille, � vingt-cinq m�tres en avant du front. Les capitaines
�taient � leur poste, en t�te de leurs hommes. Et l'attente
recommen�a, dans un silence de mort. Plus un bruit, plus un
souffle sous l'ardent soleil. Les coeurs seuls battaient. Un ordre
encore, le dernier, et cette masse immobile allait s'�branler, se
ruer d'un train de temp�te.

Mais, � ce moment, sur la cr�te du coteau, un officier parut, �


cheval, bless�, et que deux hommes soutenaient. On ne le reconnut
pas d'abord. Puis, un grondement s'�leva, roula en une clameur
furieuse. C'�tait le g�n�ral Margueritte, dont une balle venait de
traverser les joues, et qui devait en mourir. Il ne pouvait
parler, il agita le bras, l�-bas, vers l'ennemi. La clameur
grandissait toujours.

-- Notre g�n�ral... Vengeons-le, vengeons-le!

Alors, le colonel du premier r�giment, levant en l'air son sabre,


cria d'une voix de tonnerre:

-- Chargez!

Les trompettes sonnaient, la masse s'�branla, d'abord au trot.


Prosper se trouvait au premier rang, mais presque � l'extr�mit� de
l'aile droite. Le grand danger est au centre, o� le tir de
l'ennemi s'acharne d'instinct. Lorsqu'on fut sur la cr�te du
calvaire et que l'on commen�a � descendre de l'autre c�t�, vers la
vaste plaine, il aper�ut tr�s nettement, � un millier de m�tres,
les carr�s Prussiens sur lesquels on les jetait. D'ailleurs, il
trottait comme dans un r�ve, il avait une l�g�ret�, un flottement
d'�tre endormi, un vide extraordinaire de cervelle, qui le
laissait sans une id�e. C'�tait la machine qui allait, sous une
impulsion irr�sistible. On r�p�tait: �sentez la botte! sentez la
botte!� pour serrer les rangs le plus possible et leur donner une
r�sistance de granit. Puis, � mesure que le trot s'acc�l�rait, se
changeait en galop enrag�, les chasseurs d'Afrique poussaient, �
la mode arabe, des cris sauvages, qui affolaient leurs montures.
Bient�t, ce fut une course diabolique, un train d'enfer, ce
furieux galop, ces hurlements f�roces, que le cr�pitement des
balles accompagnait d'un bruit de gr�le, en tapant sur tout le
m�tal, les gamelles, les bidons, le cuivre des uniformes et des
harnais. Dans cette gr�le, passait l'ouragan de vent et de foudre
dont le sol tremblait, laissant au soleil une odeur de laine
br�l�e et de fauves en sueur.

� cinq cents m�tres, Prosper culbuta, sous un remous effroyable,


qui emportait tout. Il saisit Z�phir � la crini�re, put se
remettre en selle. Le centre cribl�, enfonc� par la fusillade,
venait de fl�chir, tandis que les deux ailes tourbillonnaient, se
repliaient pour reprendre leur �lan. C'�tait l'an�antissement
fatal et pr�vu du premier escadron. Les chevaux tu�s barraient le
terrain, les uns foudroy�s du coup, les autres se d�battant dans
une agonie violente; et l'on voyait les cavaliers d�mont�s courir
de toute la force de leurs petites jambes, cherchant un cheval.
D�j�, les morts semaient la plaine, beaucoup de chevaux libres
continuaient de galoper, revenaient d'eux-m�mes � leur place de
combat, pour retourner au feu d'un train fou, comme attir�s par la
poudre. La charge fut reprise, le deuxi�me escadron s'avan�ait
dans une furie grandissante, les hommes couch�s sur l'encolure,
tenant le sabre au genou, pr�ts � sabrer. Deux cents m�tres encore
furent franchis, au milieu de l'assourdissante clameur de temp�te.
Mais, de nouveau, sous les balles, le centre se creusait, les
hommes et les b�tes tombaient, arr�taient la course, de
l'inextricable embarras de leurs cadavres. Et le deuxi�me escadron
fut ainsi fauch� � son tour, an�anti, laissant la place � ceux qui
le suivaient.

Alors, dans l'ent�tement h�ro�que, lorsque la troisi�me charge se


produisit, Prosper se trouva m�l� � des hussards et � des
chasseurs de France. Les r�giments se confondaient, ce n'�tait
plus qu'une vague �norme qui se brisait et se reformait sans
cesse, pour remporter tout ce qu'elle rencontrait. Il n'avait plus
notion de rien, il s'abandonnait � son cheval, ce brave Z�phir
qu'il aimait tant et qu'une blessure � l'oreille semblait affoler.
Maintenant, il �tait au centre, d'autres chevaux se cabraient, se
renversaient autour de lui, des hommes �taient jet�s � terre,
comme par un coup de vent, tandis que d'autres, tu�s raides,
restaient en selle, chargeaient toujours, les paupi�res vides. Et,
cette fois, derri�re les deux cents m�tres que l'on gagna de
nouveau, les chaumes reparurent couverts de morts et de mourants.
Il y en avait dont la t�te s'�tait enfonc�e en terre. D'autres,
tomb�s sur le dos, regardaient le soleil avec des yeux de terreur,
sortis des orbites. Puis, c'�tait un grand cheval noir, un cheval
d'officier, le ventre ouvert et qui t�chait vainement de se
remettre debout, les deux pieds de devant pris dans ses
entrailles. Sous le feu qui redoublait, les ailes tourbillonn�rent
une fois encore, se repli�rent pour revenir acharn�es. Enfin, ce
ne fut que le quatri�me escadron, � la quatri�me reprise, qui
tomba dans les lignes Prussiennes. Prosper, le sabre haut, tapa
sur des casques, sur des uniformes sombres, qu'il voyait dans un
brouillard. Du sang coulait, il remarqua que Z�phir avait la
bouche sanglante, et il s'imagina que c'�tait d'avoir mordu dans
les rangs ennemis. La clameur autour de lui devenait telle, qu'il
ne s'entendait plus crier, la gorge arrach�e pourtant par le
hurlement qui devait en sortir. Mais, derri�re la premi�re ligne
Prussienne, il y en avait une autre, et puis une autre, et puis
une autre. L'h�ro�sme demeurait inutile, ces masses profondes
d'hommes �taient comme des herbes hautes o� chevaux et cavaliers
disparaissaient. On avait beau en raser, il y en avait toujours.
Le feu continuait avec une telle intensit�, � bout portant, que
des uniformes s'enflamm�rent. Tout sombra, un engloutissement
parmi les ba�onnettes, au milieu des poitrines d�fonc�es et des
cr�nes fendus. Les r�giments allaient y laisser les deux tiers de
leur effectif, il ne restait de cette charge fameuse que la
glorieuse folie de l'avoir tent�e. Et, brusquement, Z�phir,
atteint d'une balle en plein poitrail, s'abattit, �crasant sous
lui la hanche droite de Prosper, dont la douleur fut si vive,
qu'il perdit connaissance.

Maurice et Jean, qui avaient suivi l'h�ro�que galop des escadrons,


eurent un cri de col�re:

-- Tonnerre de Dieu, �a ne sert � rien d'�tre brave!

Et ils continu�rent � d�charger leur chassepot, accroupis derri�re


les broussailles du petit mamelon, o� ils se trouvaient en
tirailleurs. Rochas lui-m�me, qui avait ramass� un fusil, faisait
le coup de feu. Mais le plateau d'Illy �tait bien perdu cette
fois, les troupes Prussiennes l'envahissaient de toutes parts. Il
pouvait �tre environ deux heures, la jonction s'achevait enfin, le
Ve corps et la garde venaient de se rejoindre, fermant la boucle.

Jean, tout d'un coup, fut renvers�.

-- J'ai mon affaire, b�gaya-t-il.

Il avait re�u, sur le sommet de la t�te, comme un fort coup de


marteau, et son k�pi, d�chir�, emport�, gisait derri�re lui.
D'abord, il crut que son cr�ne �tait ouvert, qu'il avait la
cervelle � nu. Pendant quelques secondes, il n'osa y porter la
main, certain de trouver l� un trou. Puis, s'�tant hasard�, il
ramena ses doigts rouges d'un �pais flot de sang. Et la sensation
fut si forte, qu'il s'�vanouit.

� ce moment, Rochas donnait l'ordre de se replier. Une compagnie


Prussienne n'�tait plus qu'� deux ou trois cents m�tres. On allait
�tre pris.

-- Ne vous pressez pas, retournez-vous et l�chez votre coup...


Nous nous rallierons l�-bas, derri�re ce petit mur.

Mais Maurice se d�sesp�rait.

-- Mon lieutenant, nous n'allons pas laisser l� notre caporal?

-- S'il a son compte, que voulez-vous y faire?

-- Non, non! il respire... Emportons-le!

D'un haussement d'�paules, Rochas sembla dire qu'on ne pouvait


s'embarrasser de tous ceux qui tombaient. Sur le champ de
bataille, les bless�s ne comptent plus. Alors, suppliant, Maurice
s'adressa � Pache et � Lapoulle.

-- Voyons, donnez-moi un coup de main. Je suis trop faible, � moi


tout seul.

Ils ne l'�coutaient pas, ne l'entendaient pas, ne songeaient qu'�


eux, dans l'instinct surexcit� de la conservation. D�j�, ils se
glissaient sur les genoux, disparaissaient, au galop, vers le
petit mur. Les Prussiens n'�taient plus qu'� cent m�tres.

Et, pleurant de rage, Maurice, rest� seul avec Jean �vanoui,


l'empoigna dans ses bras, voulut l'emporter. Mais, en effet, il
�tait trop faible, ch�tif, �puis� de fatigue et d'angoisse. Tout
de suite, il chancela, tomba avec son fardeau. Si encore il avait
aper�u quelque brancardier! Il cherchait de ses regards fous,
croyait en reconna�tre parmi les fuyards, faisait de grands
gestes. Personne ne revenait. Il r�unit ses derni�res forces,
reprit Jean, r�ussit � s'�loigner d'une trentaine de pas; et, un
obus ayant �clat� pr�s d'eux, il crut que c'�tait fini, qu'il
allait mourir, lui aussi, sur le corps de son compagnon.

Lentement, Maurice s'�tait relev�. Il se t�tait, n'avait rien, pas


une �gratignure. Pourquoi donc ne fuyait-il pas? Il �tait temps
encore, il pouvait atteindre le petit mur en quelques sauts, et ce
serait le salut. La peur renaissait, l'affolait. D'un bond, il
prenait sa course, lorsque des liens plus forts que la mort le
retinrent. Non! Ce n'�tait pas possible, il ne pouvait abandonner
Jean. Toute sa chair en aurait saign�, la fraternit� qui avait
grandi entre ce paysan et lui, allait au fond de son �tre, � la
racine m�me de la vie. Cela remontait peut-�tre aux premiers jours
du monde, et c'�tait aussi comme s'il n'y avait plus eu que deux
hommes, dont l'un n'aurait pu renoncer � l'autre, sans renoncer �
lui-m�me.
Si Maurice, une heure auparavant, n'avait pas mang� son cro�ton de
pain sous les obus, jamais il n'aurait trouv� la force de faire ce
qu'il fit alors. D'ailleurs, il lui fut impossible plus tard de se
souvenir. Il devait avoir charg� Jean sur ses �paules, puis s'�tre
tra�n�, en s'y reprenant � vingt fois, au milieu des chaumes et
des broussailles, buttant � chaque pierre, se remettant quand m�me
debout. Une volont� invincible le soutenait, une r�sistance qui
lui aurait fait porter une montagne. Derri�re le petit mur, il
retrouva Rochas et les quelques hommes de l'escouade, tirant
toujours, d�fendant le drapeau, que le sous-lieutenant tenait sous
son bras.

En cas d'insucc�s, aucune ligne de retraite n'avait �t� indiqu�e


aux corps d'arm�e. Dans cette impr�voyance et cette confusion,
chaque g�n�ral �tait libre d'agir � sa guise, et tous, � cette
heure, se trouvaient rejet�s dans Sedan, sous la formidable
�treinte des arm�es allemandes victorieuses. La deuxi�me division
du 7e corps se repliait en assez bon ordre, tandis que les d�bris
de ses autres divisions, m�l�s � ceux du 1er corps, roulaient d�j�
vers la ville en une affreuse cohue, un torrent de col�re et
d'�pouvante, charriant les hommes et les b�tes.

Mais, � ce moment, Maurice s'aper�ut avec joie que Jean rouvrait


les yeux; et, comme il courait � un ruisseau voisin, voulant lui
laver la figure, il fut tr�s surpris de revoir, � sa droite, au
fond du vallon �cart�, prot�g� par des pentes rudes, le paysan
qu'il avait vu le matin et qui continuait � labourer sans h�te,
poussant sa charrue attel�e d'un grand cheval blanc. Pourquoi
perdre un jour? Ce n'�tait pas parce qu'on se battait, que le bl�
cesserait de cro�tre et le monde de vivre.

VI

Sur la terrasse haute, o� il �tait mont� pour se rendre compte de


la situation, Delaherche finit par �tre agit� d'une nouvelle
impatience de savoir. Il voyait bien que les obus passaient par-
dessus la ville, et que les trois ou quatre qui avaient crev� les
toits des maisons environnantes, ne devaient �tre que de rares
r�ponses au tir si lent, si peu efficace du Palatinat. Mais il ne
distinguait rien de la bataille, et c'�tait en lui un besoin
imm�diat de renseignements, que fouettait la peur de perdre dans
la catastrophe sa fortune et sa vie. Il descendit, laissant la
lunette braqu�e l�-bas, vers les batteries allemandes.

En bas, pourtant, l'aspect du jardin central de la fabrique le


retint un moment. Il �tait pr�s d'une heure, et l'ambulance
s'encombrait de bless�s. La file des voitures ne cessait plus sous
le porche. D�j�, les voitures r�glementaires, celles � deux roues,
celles � quatre roues, manquaient. On voyait appara�tre des
prolonges d'artillerie, des fourrag�res, des fourgons � mat�riel,
tout ce qu'on pouvait r�quisitionner sur le champ de bataille;
m�me il finissait par arriver des carrioles et des charrettes de
cultivateurs, prises dans les fermes, attel�es de chevaux errants.
Et, l�-Dedans, on empilait les hommes ramass�s par les ambulances
volantes de premiers secours, pans�s � la h�te. C'�tait un
d�chargement affreux de pauvres gens les uns d'une p�leur
verd�tre, les autres violac�s de congestion; beaucoup �taient
�vanouis, d'autres poussaient des plaintes aigu�s; il y en avait,
frapp�s de stupeur, qui s'abandonnaient aux infirmiers avec des
yeux �pouvant�s, tandis que quelques-uns, d�s qu'on les touchait,
expiraient dans la secousse. L'envahissement devenait tel, que
tous les matelas de la vaste salle basse allaient �tre occup�s, et
que le major Bouroche donnait des ordres, pour qu'on utilis�t la
paille dont il avait fait faire une large liti�re, � l'une des
extr�mit�s. Lui et ses aides, cependant, suffisaient encore aux
op�rations. Il s'�tait content� de demander une nouvelle table,
avec un matelas et une toile cir�e, sous le hangar o� l'on
op�rait. Vivement, un aide tamponnait une serviette imbib�e de
chloroforme sous le nez des patients. Les minces couteaux d'acier
luisaient, les scies avaient � peine un petit bruit de r�pe, le
sang coulait par jets brusques, arr�t�s tout de suite. On
apportait, on remportait les op�r�s, dans un va-et-vient rapide, �
peine le temps de donner un coup d'�ponge sur la toile cir�e. Et,
au bout de la pelouse, derri�re un massif de cytises, dans le
charnier qu'on avait d� �tablir et o� l'on se d�barrassait des
morts, on allait jeter aussi les jambes et les bras coup�s, tous
les d�bris de chair et d'os rest�s sur les tables.

Assises au pied d'un des grands arbres, Madame Delaherche et


Gilberte n'arrivaient plus � rouler assez de bandes. Bouroche qui
passa, la face enflamm�e, son tablier d�j� rouge, jeta un paquet
de linge � Delaherche, en criant:

-- Tenez! faites donc quelque chose, rendez-vous utile!

Mais le fabricant protesta.

-- Pardon! il faut que je retourne aux nouvelles. On ne sait plus


si l'on vit.

Puis, effleurant de ses l�vres les cheveux de sa femme:

-- Ma pauvre Gilberte, dire qu'un obus peut tout allumer ici!


C'est effrayant.

Elle �tait tr�s p�le, elle leva la t�te, jeta un coup d'oeil
autour d'elle, avec un frisson. Puis, l'involontaire, l'invincible
sourire revint sur ses l�vres.

-- Oh! oui, effrayant, tous ces hommes que l'on coupe... C'est
dr�le que je reste l�, sans m'�vanouir.

Madame Delaherche avait regard� son fils baiser les cheveux de la


jeune femme. Elle eut un geste, comme pour l'�carter, en songeant
� l'autre, � l'homme qui avait d� baiser aussi ces cheveux-l�, la
nuit derni�re. Mais ses vieilles mains trembl�rent, elle murmura:

-- Que de souffrances, mon Dieu! On oublie les siennes.

Delaherche partit, en expliquant qu'il allait revenir tout de


suite, avec des renseignements certains. D�s la rue Maqua, il fut
surpris du nombre de soldats qui rentraient, sans armes,
l'uniforme en lambeaux, souill� de poussi�re. Il ne put d'ailleurs
tirer aucun d�tail pr�cis de ceux qu'il s'effor�a d'interroger:
les uns r�pondaient, h�b�t�s, qu'ils ne savaient pas; les autres
en disaient si long, dans une telle furie de gestes, une telle
exaltation de paroles, qu'ils ressemblaient � des fous.
Machinalement, alors, il se dirigea de nouveau vers la Sous-
Pr�fecture, avec la pens�e que toutes les nouvelles affluaient l�.
Comme il traversait la place du coll�ge, deux canons, sans doute
les deux seules pi�ces qui restaient d'une batterie, arriv�rent au
galop, s'�chou�rent contre un trottoir. Dans la Grande-Rue, il dut
s'avouer que la ville commen�ait � s'encombrer des premiers
fuyards: trois hussards d�mont�s, assis sous une porte, se
partageaient un pain; deux autres, � petits pas, menaient leurs
chevaux par la bride, ignorant � quelle �curie les conduire; des
officiers couraient �perdus, sans avoir l'air de savoir o� ils
allaient. Sur la place Turenne, un sous-lieutenant lui conseilla
de ne pas s'attarder, car des obus y tombaient fr�quemment, un
�clat venait m�me d'y briser la grille qui entourait la statue du
grand capitaine, vainqueur du Palatinat. Et, en effet, comme il
filait rapidement dans la rue de la Sous-Pr�fecture, il vit deux
projectiles �clater, avec un fracas �pouvantable, sur le pont de
Meuse.

Il restait plant� devant la loge du concierge, cherchant un


pr�texte pour demander et questionner un des aides de camp,
lorsqu'une voix jeune l'appela.

-- Monsieur Delaherche!... Entrez vite, il ne fait pas bon dehors.

C'�tait Rose, son ouvri�re, � laquelle il ne songeait pas. Gr�ce �


elle, toutes les portes allaient s'ouvrir. Il entra dans la loge,
consentit � s'asseoir.

-- Imaginez-vous que maman en est malade, elle s'est couch�e. Vous


voyez, il n'y a que moi, parce que papa est garde national � la
citadelle... Tout � l'heure, l'empereur a voulu montrer encore
qu'il �tait brave, et il est ressorti, il a pu aller au bout de la
rue, jusqu'au pont. Un obus est m�me tomb� devant lui, le cheval
d'un de ses �cuyers a �t� tu�. Et puis, il est revenu... N'est-ce
pas, que voulez-vous qu'il fasse?

-- Alors, vous savez o� nous en sommes... Qu'est-ce qu'ils disent,


ces messieurs?

Elle le regarda, �tonn�e. Elle restait d'une fra�cheur gaie, avec


ses cheveux fins, ses yeux clairs d'enfant qui s'agitait,
empress�e, au milieu de ces abominations, sans trop les
comprendre.

-- Non, je ne sais rien... Vers midi, j'ai mont� une lettre pour
le mar�chal De Mac-Mahon. L'empereur �tait avec lui... Ils sont
rest�s pr�s d'une heure enferm�s ensemble, le mar�chal dans son
lit, l'empereur assis contre le matelas, sur une chaise... �a, je
le sais, parce que je les ai vus, quand on a ouvert la porte.

-- Alors, qu'est-ce qu'ils se disaient?

De nouveau, elle le regarda, et elle ne put s'emp�cher de rire.


-- Mais je ne sais pas, comment voulez-vous que je sache? Personne
au monde ne sait ce qu'ils se sont dit.

C'�tait vrai, il eut un geste pour s'excuser de sa question sotte.


Pourtant, l'id�e de cette conversation supr�me le tracassait: quel
int�r�t elle avait d� offrir! � quel parti avaient-ils pu
s'arr�ter?

-- Maintenant, reprit Rose, l'empereur est rentr� dans son


cabinet, o� il est en conf�rence avec deux g�n�raux qui viennent
d'arriver du champ de bataille...

Elle s'interrompit, jeta un coup d'oeil vers le perron.

-- Tenez! en voici un, de ces g�n�raux... Et, tenez! voici


l'autre.

Vivement, il sortit, reconnut le g�n�ral Douay et le g�n�ral


Ducrot, dont les chevaux attendaient. Il les regarda se remettre
en selle, puis galoper. Apr�s l'abandon du plateau d'Illy, ils
�taient accourus, chacun de son c�t�, pour avertir l'empereur que
la bataille �tait perdue. Ils donnaient des d�tails pr�cis sur la
situation, l'arm�e et Sedan se trouvaient d�s lors envelopp�s de
toutes parts, le d�sastre allait �tre effroyable.

Dans son cabinet, l'empereur se promena quelques minutes en


silence, de son pas vacillant de malade. Il n'y avait plus l�
qu'un aide de camp, debout et muet, pr�s d'une porte. Et lui
marchait toujours, de la chemin�e � la fen�tre, la face ravag�e,
tiraill�e � pr�sent par un tic nerveux. Le dos semblait se courber
davantage, comme sous l'�croulement d'un monde; tandis que l'oeil
mort, voil� des paupi�res lourdes, disait la r�signation du
fataliste qui avait jou� et perdu contre le destin la partie
derni�re. Chaque fois, pourtant, qu'il revenait devant la fen�tre
entr'ouverte, un tressaillement l'y arr�tait une seconde.

� une de ces stations si courtes, il eut un geste tremblant, il


murmura:

-- Oh! ce canon, ce canon qu'on entend depuis ce matin!

De l�, en effet, le grondement des batteries de la Marf�e et de


Fr�nois arrivait avec une violence extraordinaire. C'�tait un
roulement de foudre dont tremblaient les vitres et les murs eux-
m�mes, un fracas obstin�, incessant, exasp�rant. Et il devait
songer que la lutte, d�sormais, �tait sans espoir, que toute
r�sistance devenait criminelle. � quoi bon du sang vers� encore,
des membres broy�s, des t�tes emport�es, des morts toujours,
ajout�s aux morts �pars dans la campagne? Puisqu'on �tait vaincu,
que c'�tait fini, pourquoi se massacrer davantage? Assez
d'abomination et de douleur criait sous le soleil.

L'empereur, revenu devant la fen�tre, se remit � trembler, en


levant les mains.

-- Oh! ce canon, ce canon qui ne cesse pas!


Peut-�tre la pens�e terrible des responsabilit�s se levait-elle en
lui, avec la vision des cadavres sanglants que ses fautes avaient
couch�s l�-bas, par milliers; et peut-�tre n'�tait-ce que
l'attendrissement de son coeur pitoyable de r�veur, de bon homme
hant� de songeries humanitaires. Dans cet effrayant coup du sort
qui brisait et emportait sa fortune, ainsi qu'un brin de paille,
il trouvait des larmes pour les autres, �perdu de la boucherie
inutile qui continuait, sans force pour la supporter davantage.
Maintenant, cette canonnade sc�l�rate lui cassait la poitrine,
redoublait son mal.

-- Oh! ce canon, ce canon, faites-le taire tout de suite, tout de


suite!

Et cet empereur qui n'avait plus de tr�ne, ayant confi� ses


pouvoirs � l'imp�ratrice-r�gente, ce chef d'arm�e qui ne
commandait plus, depuis qu'il avait remis au mar�chal Bazaine le
commandement supr�me, eut alors un r�veil de sa puissance,
l'irr�sistible besoin d'�tre le ma�tre une derni�re fois. Depuis
Ch�lons, il s'�tait effac�, n'avait pas donn� un ordre, r�sign� �
n'�tre qu'une inutilit� sans nom et encombrante, un paquet g�nant,
emport� parmi les bagages des troupes. Et il ne se r�veillait
empereur que pour la d�faite; le premier, le seul ordre qu'il
devait donner encore, dans la piti� effar�e de son coeur, allait
�tre de hisser le drapeau blanc sur la citadelle, afin de demander
un armistice.

-- Oh! Ce canon, ce canon!... Prenez un drap, une nappe, n'importe


quoi! Courez vite, dites qu'on le fasse taire!

L'aide de camp se h�ta de sortir, et l'empereur continua sa marche


vacillante, de la chemin�e � la fen�tre, pendant que les batteries
tonnaient toujours, secouant la maison enti�re.

En bas, Delaherche causait encore avec Rose, lorsqu'un sergent de


service accourut.

-- Mademoiselle, on ne trouve plus rien, je ne puis pas mettre la


main sur une bonne... Vous n'auriez pas un linge, un morceau de
linge blanc?

-- Voulez-vous une serviette?

-- Non, non, ce n'est pas assez grand... Une moiti� de drap par
exemple.

D�j�, Rose, obligeante, s'�tait pr�cipit�e vers l'armoire.

-- C'est que je n'ai pas de drap coup�... Un grand linge blanc,


non! Je ne vois rien qui fasse l'affaire... Ah! tenez, voulez-vous
une nappe?

-- Une nappe, parfait! c'est tout � fait �a.

Et il ajouta, en s'en allant:

-- On va en faire un drapeau blanc, qu'on hissera sur la


citadelle, pour demander la paix... Merci bien, mademoiselle.
Delaherche eut un sursaut de joie involontaire.

Enfin, on allait donc �tre tranquille! Puis, cette joie lui parut
antipatriotique, il la refr�na. Mais son coeur soulag� battait
quand m�me, et il regarda un colonel et un capitaine, suivis du
sergent, qui sortaient � pas pr�cipit�s de la Sous-Pr�fecture. Le
colonel portait, sous le bras, la nappe roul�e. Il eut l'id�e de
les suivre, il quitta Rose, laquelle �tait tr�s fi�re d'avoir
fourni ce linge. � ce moment, deux heures sonnaient.

Devant l'H�tel de Ville, Delaherche fut bouscul� par tout un flot


de soldats hagards qui descendaient du faubourg de la cassine. Il
perdit de vue le colonel, il renon�a � la curiosit� d'aller voir
hisser le drapeau blanc. On ne le laisserait certainement pas
entrer dans le donjon; et, d'autre part, comme il entendait
raconter que des obus tombaient sur le coll�ge, il �tait envahi
d'une inqui�tude nouvelle: peut-�tre bien que sa fabrique
flambait, depuis qu'il l'avait quitt�e. Il se pr�cipita, repris de
sa fi�vre d'agitation, se satisfaisant � courir ainsi. Mais des
groupes barraient les rues, des obstacles d�j� renaissaient �
chaque carrefour. Rue Maqua seulement, il eut un soupir d'aise,
quand il aper�ut la monumentale fa�ade de sa maison intacte, sans
une fum�e ni une �tincelle. Il entra, il cria de loin � sa m�re et
� sa femme:

-- Tout va bien, on hisse le drapeau blanc, on va cesser le feu!

Puis, il s'arr�ta, car l'aspect de l'ambulance �tait vraiment


effroyable.

Dans le vaste s�choir, dont on laissait la grande porte ouverte,


non seulement tous les matelas �taient occup�s, mais il ne restait
m�me plus de place sur la liti�re �tal�e au bout de la salle. On
commen�ait � mettre de la paille entre les lits, on serrait les
bless�s les uns contre les autres. D�j�, on en comptait pr�s de
deux cents, et il en arrivait toujours. Les larges fen�tres
�clairaient d'une clart� blanche toute cette souffrance humaine
entass�e. Parfois, � un mouvement trop brusque, un cri
involontaire s'�levait. Des r�les d'agonie passaient dans l'air
moite. Tout au fond, une plainte douce, presque chantante, ne
cessait pas. Et le silence se faisait plus profond, une sorte de
stupeur r�sign�e, le morne accablement d'une chambre de mort, que
coupaient seuls les pas et les chuchotements des infirmiers. Les
blessures, pans�es � la h�te sur le champ de bataille, quelques-
unes m�me demeur�es � vif, �talaient leur d�tresse, entre les
lambeaux des capotes et des pantalons d�chir�s. Des pieds
s'allongeaient, chauss�s encore, broy�s et saignants. Des genoux
et des coudes, comme rompus � coups de marteau, laissaient pendre
des membres inertes. Il y avait des mains cass�es, des doigts qui
tombaient, retenus � peine par un fil de peau. Les jambes et les
bras fractur�s semblaient les plus nombreux, raidis de douleur,
d'une pesanteur de plomb. Mais, surtout, les inqui�tantes
blessures �taient celles qui avaient trou� le ventre, la poitrine
ou la t�te. Des flancs saignaient par des d�chirures affreuses,
des noeuds d'entrailles s'�taient faits sous la peau soulev�e, des
reins entam�s, hach�s, tordaient les attitudes en des contorsions
fr�n�tiques. De part en part, des poumons �taient travers�s, les
uns d'un trou si mince, qu'il ne saignait pas, les autres d'une
fente b�ante d'o� la vie coulait en un flot rouge; et les
h�morragies internes, celles qu'on ne voyait point, foudroyaient
les hommes, tout d'un coup d�lirants et noirs. Enfin, les t�tes
avaient souffert plus encore: m�choires fracass�es, bouillie
sanglante des dents et de la langue; orbites d�fonc�es, l'oeil �
moiti� sorti; cr�nes ouverts, laissant voir la cervelle. Tous ceux
dont les balles avaient touch� la moelle ou le cerveau, �taient
comme des cadavres, dans l'an�antissement du coma; tandis que les
autres, les fractur�s, les fi�vreux, s'agitaient, demandaient �
boire, d'une voix basse et suppliante.

Puis, � c�t�, sous le hangar o� l'on op�rait, c'�tait une autre


horreur. Dans cette premi�re bousculade, on ne proc�dait qu'aux
op�rations urgentes, celles que n�cessitait l'�tat d�sesp�r� des
bless�s. Toute crainte d'h�morragie d�cidait Bouroche �
l'amputation imm�diate. De m�me, il n'attendait pas pour chercher
les projectiles au fond des plaies et les enlever, s'ils s'�taient
log�s dans quelque zone dangereuse, la base du cou, la r�gion de
l'aisselle, la racine de la cuisse, le pli du coude ou le jarret.
Les autres blessures, qu'il pr�f�rait laisser en observation,
�taient simplement pans�es par les infirmiers, sur ses conseils.
D�j�, il avait fait pour sa part quatre amputations, en les
espa�ant, en se donnant le repos d'extraire quelques balles entre
les op�rations graves; et il commen�ait � se fatiguer. Il n'y
avait que deux tables, la sienne et une autre, o� travaillait un
de ses aides. On venait de tendre un drap entre les deux, afin que
les op�r�s ne pussent se voir. Et l'on avait beau les laver �
l'�ponge, les tables restaient rouges; tandis que les seaux qu'on
allait jeter � quelques pas, sur une corbeille de marguerites, ces
seaux dont un verre de sang suffisait � rougir l'eau claire,
semblaient �tre des seaux de sang pur, des vol�es de sang noyant
les fleurs de la pelouse. Bien que l'air entr�t librement, une
naus�e montait de ces tables, de ces linges, de ces trousses, dans
l'odeur fade du chloroforme.

Pitoyable en somme, Delaherche fr�missait de compassion, lorsque


l'entr�e d'un landau, sous le porche, l'int�ressa. On n'avait plus
trouv� sans doute que cette voiture de ma�tre, et l'on y avait
entass� des bless�s. Ils y tenaient huit, les uns sur les autres.
Le fabricant eut un cri de surprise terrifi�e, en reconnaissant,
dans le dernier qu'on descendit, le capitaine Beaudoin.

-- Oh! mon pauvre ami!... Attendez! Je vais appeler ma m�re et ma


femme.

Elles accoururent, laissant le soin de rouler des bandes � deux


servantes. Les infirmiers qui avaient saisi le capitaine,
l'emportaient dans la salle; et ils allaient le coucher en travers
d'un tas de paille, lorsque Delaherche aper�ut, sur un matelas, un
soldat qui ne bougeait plus, la face terreuse, les yeux ouverts.

-- Dites donc, mais il est mort, celui-l�!

-- Tiens! C'est vrai, murmura un infirmier. Pas la peine qu'il


encombre!

Lui et un camarade prirent le corps, l'emport�rent au charnier


qu'on avait �tabli derri�re les cytises. Une douzaine de morts,
d�j�, s'y trouvaient rang�s, raidis dans le dernier r�le, les uns
les pieds �tir�s, comme allong�s par la souffrance, les autres
d�jet�s, tordus en des postures atroces. Il y en avait qui
ricanaient, les yeux blancs, les dents � nu sous les l�vres
retrouss�es; tandis que plusieurs, la figure longue, affreusement
triste, pleuraient encore de grosses larmes. Un, tr�s jeune, petit
et maigre, la t�te � moiti� emport�e, serrait sur son coeur, de
ses deux mains convulsives, une photographie de femme, une de ces
p�les photographies de faubourg, �clabouss�e de sang. Et, aux
pieds des morts, p�le-m�le, des jambes et des bras coup�s
s'entassaient aussi, tout ce qu'on rognait, tout ce qu'on abattait
sur les tables d'op�ration, le coup de balai de la boutique d'un
boucher, poussant dans un coin les d�chets, la chair et les os.

Devant le capitaine Beaudoin, Gilberte avait fr�mi. Mon Dieu!


Qu'il �tait p�le, couch� sur ce matelas, la face toute blanche
sous la salet� qui la souillait! Et la pens�e que, quelques heures
auparavant, il l'avait tenue entre ses bras, plein de vie et
sentant bon, la gla�ait d'effroi. Elle s'�tait agenouill�e.

-- Quel malheur, mon ami! Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?

Et, machinalement, elle avait tir� son mouchoir, elle lui en


essuyait la figure, ne pouvant le tol�rer ainsi, sali de sueur, de
terre et de poudre. Il lui semblait qu'elle le soulageait, en le
nettoyant un peu.

-- N'est-ce pas? ce n'est rien, ce n'est que votre jambe.

Le capitaine, dans une sorte de somnolence, ouvrait les yeux,


p�niblement. Il avait reconnu ses amis, il s'effor�ait de leur
sourire.

-- Oui, la jambe seulement... Je n'ai pas m�me senti le coup, j'ai


cru que je faisais un faux pas et que je tombais...

Mais il parlait avec difficult�.

-- Oh! J'ai soif, j'ai soif!

Alors, Madame Delaherche, pench�e � l'autre bord du matelas,


s'empressa. Elle courut chercher un verre et une carafe d'eau,
dans laquelle on avait vers� un peu de cognac. Et, lorsque le
capitaine eut vid� le verre avidement, elle dut partager le reste
de la carafe aux bless�s voisins: toutes les mains se tendaient,
des voix ardentes la suppliaient. Un zouave, qui ne put en avoir,
sanglota.

Delaherche, cependant, t�chait de parler au major, afin d'obtenir,


pour le capitaine, un tour de faveur. Bouroche venait d'entrer
dans la salle, avec son tablier sanglant, sa large face en sueur,
que sa crini�re l�onine semblait incendier; et, sur son passage,
les hommes se soulevaient, voulaient l'arr�ter, chacun br�lant de
passer tout de suite, d'�tre secouru et de savoir: �� moi,
monsieur le major, � moi!� des balbutiements de pri�re le
suivaient, des doigts t�tonnants effleuraient ses v�tements. Mais
lui, tout � son affaire, soufflant de lassitude, organisait son
travail, sans �couter personne. Il se parlait � voix haute, il les
comptait du doigt, leur donnait des num�ros, les classait: celui-
ci, celui-l�, puis cet autre; un, deux, trois; une m�choire, un
bras, une cuisse; tandis que l'aide qui l'accompagnait, tendait
l'oreille, pour t�cher de se souvenir.

-- Monsieur le major, dit Delaherche, il y a l� un capitaine, le


capitaine Beaudoin...

Bouroche l'interrompit.

-- Comment, Beaudoin est ici!... Ah! le pauvre bougre!

Il alla se planter devant le bless�. Mais, d'un coup d'oeil, il


dut voir la gravit� du cas, car il reprit aussit�t, sans m�me se
baisser pour examiner la jambe atteinte:

-- Bon! on va me l'apporter tout de suite, d�s que j'aurai fait


l'op�ration qu'on pr�pare.

Et il retourna sous le hangar, suivi par Delaherche, qui ne


voulait pas le l�cher, de crainte qu'il n'oubli�t sa promesse.

Cette fois, il s'agissait de la d�sarticulation d'une �paule,


d'apr�s la m�thode de Lisfranc, ce que les chirurgiens appelaient
une jolie op�ration, quelque chose d'�l�gant et de prompt, en tout
quarante secondes � peine. D�j�, on chloroformait le patient,
pendant qu'un aide lui saisissait l'�paule � deux mains, les
quatre doigts sous l'aisselle, le pouce en dessus. Alors,
Bouroche, arm� du grand couteau long, apr�s avoir cri�: �asseyez-
le!�, empoigna le delto�de, transper�a le bras, trancha le muscle;
puis, revenant en arri�re, il d�tacha la jointure d'un seul coup;
et le bras �tait tomb�, abattu en trois mouvements. L'aide avait
fait glisser ses pouces, pour boucher l'art�re hum�rale.
�Recouchez-le!� Bouroche eut un rire involontaire en proc�dant �
la ligature, car il n'avait mis que trente-cinq secondes. Il ne
restait plus qu'� rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi
qu'une �paulette � plat. Cela �tait joli, � cause du danger, un
homme pouvant se vider de tout son sang en trois minutes par
l'art�re hum�rale, sans compter qu'il y a p�ril de mort, chaque
fois qu'on assoit un bless�, sous l'action du chloroforme.

Delaherche, glac�, aurait voulu fuir. Mais il n'en eut pas le


temps, le bras �tait d�j� sur la table. Le soldat amput�, une
recrue, un paysan solide, qui sortait de sa torpeur, aper�ut ce
bras qu'un infirmier emportait, derri�re les cytises. Il regarda
vivement son �paule, la vit tranch�e et saignante. Et il se f�cha,
furieux.

-- Ah! nom de Dieu! c'est b�te, ce que vous avez fait l�!

Bouroche, ext�nu�, ne r�pondait point. Puis, l'air brave homme:

-- J'ai fait pour le mieux, je ne voulais pas que tu claques, mon


gar�on... D'ailleurs, je t'ai consult�, tu m'as dit oui.

-- J'ai dit oui, j'ai dit oui! est-ce que je savais, moi!
Et sa col�re tomba, il se mit � pleurer � chaudes larmes.

-- Qu'est-ce que vous voulez que je foute, maintenant?

On le remporta sur la paille, on lava violemment la toile cir�e et


la table; et les seaux d'eau rouge qu'on jeta de nouveau, � la
vol�e, au travers de la pelouse, ensanglant�rent la corbeille
blanche de marguerites.

Mais Delaherche s'�tonnait d'entendre toujours le canon. Pourquoi


donc ne se taisait-il pas? La nappe de Rose, maintenant, devait
�tre hiss�e sur la citadelle. Et on aurait dit, au contraire, que
le tir des batteries Prussiennes augmentait d'intensit�. C'�tait
un vacarme � ne pas s'entendre, un �branlement secouant les moins
nerveux de la t�te aux pieds, dans une angoisse croissante. Cela
ne devait gu�re �tre bon, pour les op�rateurs et pour les op�r�s,
ces secousses qui vous arrachaient le coeur. L'ambulance enti�re
en �tait bouscul�e, enfi�vr�e, jusqu'� l'exasp�ration.

-- C'�tait fini, qu'ont-ils donc � continuer? s'�cria Delaherche,


qui pr�tait anxieusement l'oreille, croyant � chaque seconde
entendre le dernier coup.

Puis, comme il revenait vers Bouroche, pour lui rappeler le


capitaine, il eut l'�tonnement de le trouver par terre, au milieu
d'une botte de paille, couch� sur le ventre, les deux bras nus
jusqu'aux �paules, enfonc�s dans deux seaux d'eau glac�e. � bout
de force morale et physique, le major se d�lassait l�, an�anti,
terrass� par une tristesse, une d�solation immense, dans une de
ces minutes d'agonie du praticien qui se sent impuissant. Celui-ci
pourtant �tait un solide, une peau dure et un coeur ferme. Mais il
venait d'�tre touch� par l'�� quoi bon?� le sentiment qu'il ne
ferait jamais tout, qu'il ne pouvait pas tout faire, l'avait
brusquement paralys�. � quoi bon? Puisque la mort serait quand
m�me la plus forte!

Deux infirmiers apportaient sur un brancard le capitaine Beaudoin.

-- Monsieur le major, se permit de dire Delaherche, voici le


capitaine.

Bouroche ouvrit les yeux, retira ses bras des deux seaux, les
secoua, les essuya dans la paille. Puis, se soulevant sur les
genoux:

-- Ah! oui, foutre! � un autre... Voyons, voyons, la journ�e n'est


pas finie.

Et il �tait debout, rafra�chi, secouant sa t�te de lion aux


cheveux fauves, remis d'aplomb par la pratique et par l'imp�rieuse
discipline.

Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le brancard; et elles


rest�rent � quelques pas, lorsqu'on eut couch� le capitaine sur le
matelas, recouvert de la toile cir�e.

-- Bon! c'est au-dessus de la cheville droite, disait Bouroche,


qui causait beaucoup, pour occuper le bless�. Pas mauvais, � cette
place. On s'en tire tr�s bien... Nous allons examiner �a.

Mais la torpeur o� �tait Beaudoin, le pr�occupait visiblement. Il


regardait le pansement d'urgence, un simple lien, serr� et
maintenu sur le pantalon par un fourreau de ba�onnette. Et, entre
ses dents, il grognait, demandant quel �tait le salop qui avait
fichu �a. Puis, tout d'un coup, il se tut. Il venait de
comprendre: c'�tait s�rement pendant le transport, au fond du
landau empli de bless�s, que le bandage avait d� se d�tendre,
glissant, ne comprimant plus la plaie, ce qui avait occasionn� une
tr�s abondante h�morragie.

Violemment, Bouroche s'emporta contre un infirmier qui l'aidait.

-- Bougre d'empot�, coupez donc vite!

L'infirmier coupa le pantalon et le cale�on, coupa le soulier et


la chaussette. La jambe, puis le pied apparurent, d'une nudit�
blafarde, tach�e de sang. Et il y avait l�, au-dessus de la
cheville, un trou affreux, dans lequel l'�clat d'obus avait
enfonc� un lambeau de drap rouge. Un bourrelet de chair
d�chiquet�e, la saillie du muscle, sortait en bouillie de la
plaie.

Gilberte dut s'appuyer contre un des poteaux du hangar. Ah! cette


chair, cette chair si blanche, cette chair sanglante maintenant,
et massacr�e! Malgr� son effroi, elle ne pouvait en d�tourner les
yeux.

-- Fichtre! d�clara Bouroche, ils vous ont bien arrang�!

Il t�tait le pied, le trouvait froid, n'y sentait plus battre le


pouls. Son visage �tait devenu tr�s grave, avec un pli de la
l�vre, qui lui �tait particulier, en face des cas inqui�tants.

-- Fichtre! r�p�ta-t-il, voil� un mauvais pied!

Le capitaine, que l'anxi�t� tirait de sa somnolence, le regardait,


attendait; et il finit par dire:

-- Vous trouvez, major?

Mais la tactique de Bouroche �tait de ne jamais demander


directement � un bless� l'autorisation d'usage, quand la n�cessit�
d'une amputation s'imposait. Il pr�f�rait que le bless� s'y
r�sign�t de lui-m�me.

-- Mauvais pied, murmura-t-il, comme s'il e�t pens� tout haut.


Nous ne le sauverons pas.

Nerveusement, Beaudoin reprit:

-- Voyons, il faut en finir, major. Qu'en pensez-vous?

-- Je pense que vous �tes un brave, capitaine, et que vous allez


me laisser faire ce qu'il faut.

Les yeux du capitaine Beaudoin p�lirent, se troubl�rent d'une


sorte de petite fum�e rousse. Il avait compris. Mais, malgr�
l'insupportable peur qui l'�tranglait, il r�pondit simplement,
avec bravoure:

-- Faites, major.

Et les pr�paratifs ne furent pas longs. D�j�, l'aide tenait la


serviette imbib�e de chloroforme, qui fut tout de suite appliqu�e
sous le nez du patient. Puis, au moment o� la courte agitation qui
pr�c�de l'anesth�sie se produisait, deux infirmiers firent glisser
le capitaine sur le matelas, de fa�on � avoir les jambes libres;
et l'un d'eux garda la gauche, qu'il soutint; tandis qu'un aide,
saisissant la droite, la serrait rudement des deux mains, � la
racine de la cuisse, pour comprimer les art�res.

Alors, quand elle vit Bouroche s'approcher avec le couteau mince,


Gilberte ne put en supporter davantage.

-- Non, non, c'est affreux!

Et elle d�faillait, elle s'appuya sur Madame Delaherche, qui avait


d� avancer le bras pour l'emp�cher de tomber.

-- Mais pourquoi restez-vous?

Toutes deux, cependant, demeur�rent. Elles tournaient la t�te, ne


voulant plus voir, immobiles et tremblantes, serr�es l'une contre
l'autre, malgr� leur peu de tendresse.

Ce fut s�rement � cette heure de la journ�e que le canon tonna le


plus fort. Il �tait trois heures, et Delaherche, d�sappoint�,
exasp�r�, d�clarait n'y plus rien comprendre. Maintenant, il
devenait hors de doute que, loin de se taire, les batteries
Prussiennes redoublaient leur feu. Pourquoi? Que se passait-il?
C'�tait un bombardement d'enfer, le sol tremblait, l'air
s'embrasait. Autour de Sedan, la ceinture de bronze, les huit
cents pi�ces des arm�es allemandes tiraient � la fois,
foudroyaient les champs voisins d'un tonnerre continu; et ce feu
convergent, toutes les hauteurs environnantes frappant au centre,
aurait br�l� et pulv�ris� la ville en deux heures. Le pis �tait
que des obus recommen�aient � tomber sur les maisons. Des fracas
plus fr�quents retentissaient. Il en �clata un rue des Voyards Un
autre �corna une chemin�e haute de la fabrique, et des gravats
d�gringol�rent devant le hangar.

Bouroche leva les yeux, grognant:

-- Est-ce qu'ils vont nous achever nos bless�s? ... C'est


insupportable, ce vacarme!

Cependant, l'infirmier tenait allong�e la jambe du capitaine; et,


d'une rapide incision circulaire, le major coupa la peau, au-
dessous du genou, cinq centim�tres plus bas que l'endroit o� il
comptait scier les os. Puis, vivement, � l'aide du m�me couteau
mince, qu'il ne changeait pas pour aller vite, il d�tacha la peau,
la releva tout autour, ainsi que l'�corce d'une orange qu'on p�le.
Mais, comme il allait trancher les muscles, un infirmier
s'approcha, lui parla � l'oreille.
-- Le num�ro deux vient de couler.

Dans l'effroyable bruit, le major n'entendit pas.

-- Parlez donc plus haut, nom de Dieu! J'ai les oreilles en sang,
avec leur sacr� canon.

-- Le num�ro deux vient de couler.

-- Qui �a, le num�ro deux?

-- Le bras.

-- Ah! bon!... Eh bien! vous apporterez le trois, la m�choire.

Et, avec une adresse extraordinaire, sans se reprendre, il trancha


les muscles d'une seule entaille, jusqu'aux os. Il d�nuda le tibia
et le p�ron�, introduisit entre eux la compresse � trois chefs,
pour les maintenir. Puis, d'un trait de scie unique, il les
abattit. Et le pied resta aux mains de l'infirmier qui le tenait.

Peu de sang coula, gr�ce � la compression que l'aide exer�ait plus


haut, autour de la cuisse. La ligature des trois art�res fut
rapidement faite. Mais le major secouait la t�te; et, quand l'aide
eut enlev� ses doigts, il examina la plaie, en murmurant, certain
que le patient ne pouvait encore l'entendre:

-- C'est ennuyeux, les art�rioles ne donnent pas de sang.

Puis, d'un geste, il acheva son diagnostic: encore un pauvre


bougre de fichu! Et, sur son visage en sueur, la fatigue et la
tristesse immenses avaient reparu, cette d�sesp�rance de l'�� quoi
bon?�, puisqu'on n'en sauvait pas quatre sur dix. Il s'essuya le
front, il se mit � rabattre la peau et � faire les trois sutures
d'approche.

Gilberte venait de se retourner. Delaherche lui avait dit que


c'�tait fait, qu'elle pouvait voir. Pourtant, elle aper�ut le pied
du capitaine que l'infirmier emportait derri�re les cytises. Le
charnier s'augmentait toujours, deux nouveaux morts s'y
allongeaient, l'un la bouche d�mesur�ment ouverte et noire, ayant
l'air de hurler encore, l'autre rapetiss� par une abominable
agonie, redevenu � la taille d'un enfant ch�tif et contrefait. Le
pis �tait que le tas des d�bris finissait par d�border dans
l'all�e voisine. Ne sachant o� poser convenablement le pied du
capitaine, l'infirmier h�sita, se d�cida enfin � le jeter sur le
tas.

-- Eh bien! voil� qui est fait, dit le major � Beaudoin qu'on


r�veillait. Vous �tes hors d'affaire.

Mais le capitaine n'avait pas la joie du r�veil, qui suit les


op�rations heureuses. Il se redressa un peu, retomba, b�gayant
d'une voix molle:

-- Merci, major. J'aime mieux que ce soit fini.


Cependant, il sentit la cuisson du pansement � l'alcool. Et, comme
on approchait le brancard pour le remporter, une terrible
d�tonation �branla la fabrique enti�re: c'�tait un obus qui venait
d'�clater en arri�re du hangar, dans la petite cour o� se trouvait
la pompe. Des vitres vol�rent en �clats, tandis qu'une �paisse
fum�e envahissait l'ambulance. Dans la salle, une panique avait
soulev� les bless�s de leur couche de paille, et tous criaient
d'�pouvante, et tous voulaient fuir.

Delaherche se pr�cipita, affol�, pour juger des d�g�ts. Est-ce


qu'on allait lui d�molir, lui incendier sa maison, � pr�sent? Que
se passait-il donc? Puisque l'empereur voulait qu'on cess�t,
pourquoi avait-on recommenc�?

-- Nom de Dieu! remuez-vous! cria Bouroche aux infirmiers fig�s de


terreur. Lavez-moi la table, apportez-moi le num�ro trois!

On lava la table, on jeta une fois encore les seaux d'eau rouge �
la vol�e, au travers de la pelouse. La corbeille de marguerites
n'�tait plus qu'une bouillie sanglante, de la verdure et des
fleurs hach�es dans du sang. Et le major, � qui on avait apport�
le num�ro trois, se mit, pour se d�lasser un peu, � chercher une
balle qui, apr�s avoir fracass� le maxillaire inf�rieur, devait
s'�tre log�e sous la langue. Beaucoup de sang coulait et lui
engluait les doigts.

Dans la salle, le capitaine Beaudoin �tait de nouveau couch� sur


son matelas. Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le
brancard. Delaherche lui-m�me, malgr� son agitation, vint causer
un moment.

-- Reposez-vous, capitaine. Nous allons faire pr�parer une


chambre, nous vous prendrons chez nous.

Mais, dans sa prostration, le bless� eut un r�veil, une minute de


lucidit�.

-- Non, je crois bien que je vais mourir.

Et il les regardait tous les trois, les yeux �largis, pleins de


l'�pouvante de la mort.

-- Oh! Capitaine, qu'est-ce que vous dites l�? murmura Gilberte en


s'effor�ant de sourire, toute glac�e. Vous serez debout dans un
mois.

Il secouait la t�te, il ne regardait plus qu'elle, avec un immense


regret de la vie dans les yeux, une l�chet� de s'en aller ainsi,
trop jeune, sans avoir �puis� la joie d'�tre.

-- Je vais mourir, je vais mourir... Ah! c'est affreux...

Puis, tout d'un coup, il aper�ut son uniforme souill� et d�chir�,


ses mains noires, et il parut souffrir de son �tat, devant des
femmes. Une honte lui vint de s'abandonner ainsi, la pens�e qu'il
manquait de correction acheva de lui rendre toute une bravoure. Il
r�ussit � reprendre d'une voix gaie:
-- Seulement, si je meurs, je voudrais mourir les mains propres...
Madame, vous seriez bien aimable de mouiller une serviette et de
me la donner.

Gilberte courut, revint avec la serviette, voulut lui en frotter


les mains elle-m�me. � partir de ce moment, il montra un tr�s
grand courage, soucieux de finir en homme de bonne compagnie.
Delaherche l'encourageait, aidait sa femme � l'arranger d'une
fa�on convenable. Et la vieille Madame Delaherche, devant ce
mourant, lorsqu'elle vit le m�nage s'empresser ainsi, sentit s'en
aller sa rancune. Une fois encore elle se tairait, elle qui savait
et qui s'�tait jur� de tout dire � son fils. � quoi bon d�soler la
maison, puisque la mort emportait la faute?

Ce fut fini presque tout de suite. Le capitaine Beaudoin, qui


s'affaiblissait, retomba dans son accablement. Une sueur glac�e
lui inondait le front et le cou. Il rouvrit un instant les yeux,
t�tonna comme s'il e�t cherch� une couverture imaginaire, qu'il se
mit � remonter jusqu'� son menton, les mains tordues, d'un
mouvement doux et ent�t�.

-- Oh! j'ai froid, j'ai bien froid.

Et il passa, il s'�teignit, sans hoquet, et son visage tranquille,


aminci, garda une expression d'infinie tristesse.

Delaherche veilla � ce que le corps, au lieu d'�tre port� au


charnier, f�t d�pos� dans une remise voisine. Il voulait forcer
Gilberte, toute boulevers�e et pleurante, � se retirer chez elle.
Mais elle d�clara qu'elle aurait trop peur maintenant, seule, et
qu'elle pr�f�rait rester avec sa belle-m�re, dans l'agitation de
l'ambulance, o� elle s'�tourdissait. D�j�, elle courait donner �
boire � un chasseur d'Afrique que la fi�vre faisait d�lirer, elle
aidait un infirmier � panser la main d'un petit soldat, une recrue
de vingt ans, qui �tait venu, � pied, du champ de bataille, le
pouce emport�; et, comme il �tait gentil et dr�le, plaisantant sa
blessure d'un air insouciant de parisien farceur, elle finit par
s'�gayer avec lui.

Pendant l'agonie du capitaine, la canonnade semblait avoir


augment� encore, un deuxi�me obus �tait tomb� dans le jardin,
brisant un des arbres centenaires. Des gens affol�s criaient que
tout Sedan br�lait, un incendie consid�rable s'�tant d�clar� dans
le faubourg de la cassine. C'�tait la fin de tout, si ce
bombardement continuait longtemps avec une pareille violence.

-- Ce n'est pas possible, j'y retourne! dit Delaherche hors de


lui.

-- O� donc? demanda Bouroche.

-- Mais � la Sous-Pr�fecture, pour savoir si l'empereur se moque


de nous, quand il parle de faire hisser le drapeau blanc.

Le major resta quelques secondes �tourdi par cette id�e du drapeau


blanc, de la d�faite, de la capitulation, qui tombait au milieu de
son impuissance � sauver tous les pauvres bougres en bouillie,
qu'on lui amenait. Il eut un geste de furieuse d�sesp�rance.
-- Allez au diable! Nous n'en sommes pas moins tous foutus!

Dehors, Delaherche �prouva une difficult� plus grande � se frayer


un passage parmi les groupes qui avaient grossi. Les rues, de
minute en minute, s'emplissaient davantage, du flot des soldats
d�band�s. Il questionna plusieurs des officiers qu'il rencontra:
aucun n'avait aper�u le drapeau blanc sur la citadelle. Enfin, un
colonel d�clara l'avoir entrevu un instant, le temps de le hisser
et de l'abattre. Cela aurait tout expliqu�, soit que les allemands
n'eussent pu le voir, soit que, l'ayant vu appara�tre et
dispara�tre, ils eussent redoubl� leur feu, en comprenant que
l'agonie �tait proche. M�me une histoire circulait d�j�, la folle
col�re d'un g�n�ral, qui s'�tait pr�cipit�, � l'apparition du
drapeau blanc, l'avait arrach� de ses mains, brisant la hampe,
foulant le linge. Et les batteries Prussiennes tiraient toujours,
les projectiles pleuvaient sur les toits et dans les rues, des
maisons br�laient, une femme venait d'avoir la t�te broy�e, au
coin de la place Turenne.

� la Sous-Pr�fecture, Delaherche ne trouva pas Rose dans la loge


du concierge. Toutes les portes �taient ouvertes, la d�route
commen�ait. Alors, il monta, ne se heurtant que dans des gens
effar�s, sans que personne lui adress�t la moindre question. Au
premier �tage, comme il h�sitait, il rencontra la jeune fille.

-- Oh! Monsieur Delaherche, �a se g�te... Tenez! Regardez vite, si


vous voulez voir l'empereur.

En effet, � gauche, une porte, mal ferm�e, b�illait; et, par cette
fente, on apercevait l'empereur, qui avait repris sa marche
chancelante, de la chemin�e � la fen�tre. Il pi�tinait, ne
s'arr�tait pas, malgr� d'intol�rables souffrances.

Un aide de camp venait d'entrer, celui qui avait si mal referm� la


porte, et l'on entendit l'empereur qui lui demandait, d'une voix
�nerv�e de d�solation:

-- Mais enfin, monsieur, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai


fait hisser le drapeau blanc?

C'�tait son tourment devenu insupportable, ce canon qui ne cessait


pas, qui augmentait de violence, � chaque minute. Il ne pouvait
s'approcher de la fen�tre, sans en �tre frapp� au coeur. Encore du
sang, encore des vies humaines fauch�es par sa faute! Chaque
minute entassait d'autres morts, inutilement. Et, dans sa r�volte
de r�veur attendri, il avait d�j�, � plus de dix reprises, adress�
sa question d�sesp�r�e aux personnes qui entraient.

-- Mais enfin, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait


hisser le drapeau blanc?

L'aide de camp murmura une r�ponse, que Delaherche ne put saisir.


Du reste, l'empereur ne s'�tait pas arr�t�, c�dant quand m�me �
son besoin de retourner devant cette fen�tre, o� il d�faillait,
dans le tonnerre continu de la canonnade. Sa p�leur avait grandi
encore, sa longue face, morne et tir�e, mal essuy�e du fard du
matin, disait son agonie.
� ce moment, un petit homme vif, l'uniforme poussi�reux, dans
lequel Delaherche reconnut le g�n�ral Lebrun, traversa le palier,
poussa la porte, sans se faire annoncer. Et, tout de suite, une
fois de plus, on distingua la voix anxieuse de l'empereur.

-- Mais enfin, g�n�ral, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai


fait hisser le drapeau blanc?

L'aide de camp sortait, la porte fut referm�e, et Delaherche ne


put m�me entendre la r�ponse du g�n�ral. Tout avait disparu.

-- Ah! r�p�ta Rose, �a se g�te, je le comprends bien, � la mine de


ces messieurs. C'est comme ma nappe, je ne la reverrai pas, il y
en a qui disent qu'on l'a d�chir�e... Dans tout �a, c'est
l'empereur qui me fait de la peine, car il est plus malade que le
mar�chal, il serait mieux dans son lit que dans cette pi�ce, o� il
se ronge � toujours marcher.

Elle �tait tr�s �mue, sa jolie figure blonde exprimait une piti�
sinc�re. Aussi Delaherche, dont la ferveur bonapartiste se
refroidissait singuli�rement depuis deux jours, la trouva-t-il un
peu sotte. En bas, pourtant, il resta encore un instant avec elle,
guettant le d�part du g�n�ral Lebrun. Et, quand celui-ci reparut,
il le suivit.

Le g�n�ral Lebrun avait expliqu� � l'empereur que, si l'on voulait


demander un armistice, il fallait qu'une lettre, sign�e du
commandant en chef de l'arm�e Fran�aise, f�t remise au commandant
en chef des arm�es allemandes. Puis, il s'�tait offert pour �crire
cette lettre et pour se mettre � la recherche du g�n�ral de
Wimpffen, qui la signerait. Il emportait la lettre, il n'avait que
la crainte de ne pas trouver ce dernier, ignorant sur quel point
du champ de bataille il pouvait �tre. Dans Sedan, d'ailleurs, la
cohue devenait telle, qu'il dut marcher au pas de son cheval; ce
qui permit � Delaherche de l'accompagner jusqu'� la porte du
M�nil.

Mais, sur la route, le g�n�ral Lebrun prit le galop, et il eut la


chance, comme il arrivait � Balan, d'apercevoir le g�n�ral de
Wimpffen. Celui-ci, quelques minutes plus t�t, avait �crit �
l'empereur: �sire, venez vous mettre � la t�te de vos troupes,
elles tiendront � honneur de vous ouvrir un passage � travers les
lignes ennemies.� aussi entra-t-il dans une furieuse col�re, au
seul mot d'armistice. Non, non! Il ne signerait rien, il voulait
se battre! Il �tait trois heures et demie. Et ce fut peu de temps
apr�s qu'eut lieu la tentative h�ro�que et d�sesp�r�e, cette
pouss�e derni�re, pour ouvrir une trou�e au travers des Bavarois,
en marchant une fois encore sur Bazeilles. Par les rues de Sedan,
par les champs voisins, afin de rendre du coeur aux troupes, on
mentait, on criait: �Bazaine arrive! Bazaine arrive!� depuis le
matin, c'�tait le r�ve de beaucoup, on croyait entendre le canon
de l'arm�e de Metz, � chaque batterie nouvelle que d�masquaient
les allemands. Douze cents hommes environ furent r�unis, des
soldats d�band�s de tous les corps, o� toutes les armes se
m�laient; et la petite colonne se lan�a glorieusement, sur la
route balay�e de mitraille, au pas de course. D'abord, ce fut
superbe, les hommes qui tombaient n'arr�taient pas l'�lan des
autres, on parcourut pr�s de cinq cents m�tres avec une v�ritable
furie de courage. Mais, bient�t, les rangs s'�claircirent, les
plus braves se repli�rent. Que faire contre l'�crasement du
nombre? Il n'y avait l� que la t�m�rit� folle d'un chef d'arm�e
qui ne voulait pas �tre vaincu. Et le g�n�ral de Wimpffen finit
par se trouver seul avec le g�n�ral Lebrun, sur cette route de
Balan et de Bazeilles, qu'ils durent d�finitivement abandonner. Il
ne restait qu'� battre en retraite sous les murs de Sedan.

Delaherche, d�s qu'il avait perdu de vue le g�n�ral, s'�tait h�t�


de retourner � la fabrique, poss�d� d'une id�e unique, celle de
monter de nouveau � son observatoire, pour suivre au loin les
�v�nements. Mais, comme il arrivait, il fut un instant arr�t�, en
se heurtant, sous le porche, au colonel De Vineuil, qu'on amenait,
avec sa botte sanglante, � moiti� �vanoui sur du foin, au fond
d'une carriole de mara�cher. Le colonel s'�tait obstin� � vouloir
rallier les d�bris de son r�giment, jusqu'au moment o� il �tait
tomb� de cheval. Tout de suite, on le monta dans une chambre du
premier �tage, et Bouroche qui accourut, n'ayant trouv� qu'une
f�lure de la cheville, se contenta de panser la plaie, apr�s en
avoir retir� des morceaux de cuir de la botte. Il �tait d�bord�,
exasp�r�, il redescendit en criant qu'il aimerait mieux se couper
une jambe � lui-m�me, que de continuer � faire son m�tier si
salement, sans le mat�riel convenable ni les aides n�cessaires. En
bas, en effet, on ne savait plus o� mettre les bless�s, on s'�tait
d�cid� � les coucher sur la pelouse, dans l'herbe. D�j�, il y en
avait deux rang�es, attendant, se lamentant au plein air, sous les
obus qui continuaient � pleuvoir. Le nombre des hommes amen�s �
l'ambulance, depuis midi, d�passait quatre cents, et le major
avait fait demander des chirurgiens, sans qu'on lui envoy�t autre
chose qu'un jeune m�decin de la ville. Il ne pouvait suffire, il
sondait, taillait, sciait, recousait, hors de lui, d�sol� de voir
qu'on lui apportait toujours plus de besogne qu'il n'en faisait.
Gilberte, ivre d'horreur, prise de la naus�e de tant de sang et de
larmes, �tait rest�e pr�s de son oncle, le colonel, laissant en
bas Madame Delaherche donner � boire aux fi�vreux et essuyer les
visages moites des agonisants.

Sur la terrasse, vivement, Delaherche t�cha de se rendre compte de


la situation. La ville avait moins souffert qu'on ne croyait, un
seul incendie jetait une grosse fum�e noire, dans le faubourg de
la cassine. Le fort du Palatinat ne tirait plus, faute sans doute
de munitions. Seules, les pi�ces de la porte de Paris l�chaient
encore un coup, de loin en loin. Et, tout de suite, ce qui
l'int�ressa, ce fut de constater qu'on avait de nouveau hiss� un
drapeau blanc sur le donjon; mais on ne devait pas l'apercevoir du
champ de bataille, car le feu continuait, aussi intense. Des
toitures voisines lui cachaient la route de Balan, il ne put y
suivre le mouvement des troupes. D'ailleurs, ayant mis son oeil �
la lunette qui �tait rest�e braqu�e, il venait de retomber sur
l'�tat-major allemand, qu'il avait d�j� vu � cette place, d�s
midi. Le ma�tre, le minuscule soldat de plomb, haut comme la
moiti� du petit doigt, dans lequel il croyait avoir reconnu le roi
de Prusse, se trouvait toujours debout, avec son uniforme sombre,
en avant des autres officiers, la plupart couch�s sur l'herbe,
�tincelants de broderies. Il y avait l� des officiers �trangers,
des aides de camp, des g�n�raux, des mar�chaux de cour, des
princes, tous pourvus de lorgnettes, suivant depuis le matin
l'agonie de l'arm�e Fran�aise, comme au spectacle. Et le drame
formidable s'achevait.

De cette hauteur bois�e de la Marf�e, le roi Guillaume venait


d'assister � la jonction de ses troupes. C'en �tait fait, la
troisi�me arm�e, sous les ordres de son fils, le prince royal de
Prusse, qui avait chemin� par Saint-Menges et Fleigneux, prenait
possession du plateau d'Illy; tandis que la quatri�me, que
commandait le prince royal de Saxe, arrivait de son c�t� au
rendez-vous, par Daigny et Givonne, en tournant le bois de la
Garenne. Le XIe corps et le Ve donnaient ainsi la main au XIIe
corps et � la garde. Et l'effort supr�me pour briser le cercle, au
moment o� il se fermait, l'inutile et glorieuse charge de la
division Margueritte avait arrach� au roi un cri d'admiration:
�ah! les braves gens!� maintenant, l'enveloppement math�matique,
inexorable, se terminait, les m�choires de l'�tau s'�taient
rejointes, il pouvait embrasser d'un coup d'oeil l'immense
muraille d'hommes et de canons qui enveloppait l'arm�e vaincue. Au
nord, l'�treinte devenait de plus en plus �troite, refoulait les
fuyards dans Sedan, sous le feu redoubl� des batteries, dont la
ligne ininterrompue bordait l'horizon. Au midi, Bazeilles conquis,
vide et morne, finissait de br�ler, jetant de gros tourbillons de
fum�e et d'�tincelles; pendant que les Bavarois, ma�tres de Balan,
braquaient des canons, � trois cents m�tres des portes de la
ville. Et les autres batteries, celles de la rive gauche,
install�es � Pont-Maugis, � Noyers, � Fr�nois, � Wadelincourt, qui
tiraient sans un arr�t depuis bient�t douze heures, tonnaient plus
haut, compl�taient l'infranchissable ceinture de flammes, jusque
sous les pieds du roi.

Mais le roi Guillaume, fatigu�, l�cha un instant sa lorgnette; et


il continua de regarder � l'oeil nu. Le soleil oblique descendait
vers les bois, allait se coucher dans un ciel d'une puret� sans
tache. Toute la vaste campagne en �tait dor�e, baign�e d'une
lumi�re si limpide, que les moindres d�tails prenaient une nettet�
singuli�re. Il distinguait les maisons de Sedan, avec les petites
barres noires des fen�tres, les remparts, la forteresse, ce
syst�me compliqu� de d�fense dont les ar�tes se d�coupaient d'un
trait vif. Puis, alentour, �pars au milieu des terres, c'�taient
les villages, frais et vernis, pareils aux fermes des bo�tes de
jouets, Donchery � gauche, au bord de sa plaine rase, Douzy et
Carignan � droite, dans les prairies. Il semblait qu'on aurait
compt� les arbres de la for�t des Ardennes, dont l'oc�an de
verdure se perdait jusqu'� la fronti�re. La Meuse, aux lents
d�tours, n'�tait plus, sous cette lumi�re frisante, qu'une rivi�re
d'or fin. Et la bataille atroce, souill�e de sang, devenait une
peinture d�licate, vue de si haut, sous l'adieu du soleil: des
cavaliers morts, des chevaux �ventr�s semaient le plateau de
Floing de taches gaies; vers la droite, du c�t� de Givonne, les
derni�res bousculades de la retraite amusaient l'oeil du
tourbillon de ces points noirs, courant, se culbutant; tandis que,
dans la presqu'�le d'Iges, � gauche, une batterie Bavaroise, avec
ses canons gros comme des allumettes, avait l'air d'�tre une pi�ce
m�canique bien mont�e, tellement la manoeuvre pouvait se suivre,
d'une r�gularit� d'horlogerie. C'�tait la victoire, inesp�r�e,
foudroyante, et le roi n'avait pas de remords, devant ces cadavres
si petits, ces milliers d'hommes qui tenaient moins de place que
la poussi�re des routes, cette vall�e immense o� les incendies de
Bazeilles, les massacres d'Illy, les angoisses de Sedan,
n'emp�chaient pas l'impassible nature d'�tre belle, � cette fin
sereine d'un beau jour.

Mais, tout d'un coup, Delaherche aper�ut, gravissant les pentes de


la Marf�e, un g�n�ral Fran�ais, v�tu d'une tunique bleue, mont�
sur un cheval noir, et que pr�c�dait un hussard, avec un drapeau
blanc. C'�tait le g�n�ral Reille, charg� par l'empereur de porter
au roi de Prusse cette lettre: �Monsieur mon Fr�re, n'ayant pu
mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'� remettre mon
�p�e entre les mains de Votre Majest�. Je suis, de Votre Majest�,
le bon Fr�re, Napol�on.� dans sa h�te d'arr�ter la tuerie,
puisqu'il n'�tait plus le ma�tre, l'empereur se livrait, esp�rant
attendrir le vainqueur. Et Delaherche vit le g�n�ral Reille
s'arr�ter � dix pas du roi, descendre de cheval, puis s'avancer
pour remettre la lettre, sans arme, n'ayant aux doigts qu'une
cravache. Le soleil se couchait dans une grande lueur rose, le roi
s'assit sur une chaise, s'appuya au dossier d'une autre chaise,
que tenait un secr�taire, et r�pondit qu'il acceptait l'�p�e en
attendant l'envoi d'un officier, qui pourrait traiter de la
capitulation.

VII

� cette heure, autour de Sedan, de toutes les positions perdues,


de Floing, du plateau d'Illy, du bois de la Garenne, de la vall�e
de la Givonne, de la route de Bazeilles, un flot �pouvant�
d'hommes, de chevaux et de canons refluait, roulait vers la ville.
Cette place forte, sur laquelle on avait eu l'id�e d�sastreuse de
s'appuyer, devenait une tentation funeste, l'abri qui s'offrait
aux fuyards, le salut o� se laissaient entra�ner les plus braves,
dans la d�moralisation et la panique de tous. Derri�re les
remparts, l�-bas, on s'imaginait qu'on �chapperait enfin � cette
terrible artillerie, grondant depuis bient�t douze heures; et il
n'y avait plus de conscience, plus de raisonnement, la b�te
emportait l'homme, c'�tait la folie de l'instinct galopant,
cherchant le trou, pour se terrer et dormir.

Au pied du petit mur, lorsque Maurice, qui baignait d'eau fra�che


le visage de Jean, vit qu'il rouvrait les yeux, il eut une
exclamation de joie.

-- Ah! mon pauvre bougre, je t'ai cru fichu!... Et ce n'est pas


pour te le reprocher, mais ce que tu es lourd!

�tourdi encore, Jean semblait s'�veiller d'un songe. Puis, il dut


comprendre, se souvenir, car deux grosses larmes roul�rent sur ses
joues. Ce Maurice si fr�le, qu'il aimait, qu'il soignait comme un
enfant, il avait donc trouv�, dans l'exaltation de son amiti�, des
bras assez forts, pour l'apporter jusque-l�!

-- Attends que je voie un peu ta caboche.

La blessure n'�tait presque rien, une simple �raflure du cuir


chevelu, qui avait saign� beaucoup. Les cheveux, que le sang
collait � pr�sent, avaient form� tampon. Aussi se garda-t-il bien
de les mouiller, pour ne pas rouvrir la plaie.

-- L�, tu es d�barbouill�, tu as repris figure humaine... Attends


encore, que je te coiffe.

Et, ramassant, � c�t�, le k�pi d'un soldat mort, il le lui posa


avec pr�caution sur la t�te.

-- C'est juste ta pointure... Maintenant, si tu peux marcher, nous


voil� de beaux gar�ons.

Jean se mit debout, secoua la t�te, pour s'assurer qu'elle �tait


solide. Il n'avait plus que le cr�ne un peu lourd. Ca irait tr�s
bien. Et il fut saisi d'un attendrissement d'homme simple, il
empoigna Maurice, l'�touffa sur son coeur, en ne trouvant que ces
mots:

-- Ah! mon cher petit, mon cher petit!

Mais les Prussiens arrivaient, il s'agissait de ne pas fl�ner


derri�re le mur. D�j�, le lieutenant Rochas battait en retraite,
avec ses quelques hommes, prot�geant le drapeau, que le sous-
lieutenant portait toujours sous son bras, roul� autour de la
hampe. Lapoulle, tr�s grand, pouvait se hausser, l�chait encore
des coups de feu, par-dessus le chaperon; tandis que Pache avait
remis son chassepot en bandouli�re, jugeant sans doute que c'�tait
assez, qu'il aurait fallu maintenant manger et dormir. Jean et
Maurice, courb�s en deux, se h�t�rent de les rejoindre. Ce
n'�taient ni les fusils ni les cartouches qui manquaient: il
suffisait de se baisser. De nouveau, ils s'arm�rent, ayant tout
abandonn� l�-bas, le sac et le reste, quand l'un avait d� charger
l'autre sur ses �paules. Le mur s'�tendait jusqu'au bois de la
Garenne, et la petite bande, se croyant sauv�e, se jeta vivement
derri�re une ferme, puis de l� gagna les arbres.

-- Ah! dit Rochas, qui gardait sa belle confiance in�branlable,


nous allons souffler un moment ici, avant de reprendre
l'offensive.

D�s les premiers pas, tous sentirent qu'ils entraient dans un


enfer; mais ils ne pouvaient reculer, il fallait quand m�me
traverser le bois, leur seule ligne de retraite. � cette heure,
c'�tait un bois effroyable, le bois de la d�sesp�rance et de la
mort. Comprenant que des troupes se repliaient par l�, les
Prussiens le criblaient de balles, le couvraient d'obus. Et il
�tait comme flagell� d'une temp�te, tout agit� et hurlant, dans le
fracassement de ses branches. Les obus coupaient les arbres, les
balles faisaient pleuvoir les feuilles, des voix de plainte
semblaient sortir des troncs fendus, des sanglots tombaient avec
les ramures tremp�es de s�ve. On aurait dit la d�tresse d'une
cohue encha�n�e, la terreur et les cris de milliers d'�tres clou�s
au sol, qui ne pouvaient fuir, sous cette mitraille. Jamais
angoisse n'a souffl� plus grande que dans la for�t bombard�e.

Tout de suite, Maurice et Jean, qui avaient rejoint leurs


compagnons, s'�pouvant�rent. Ils marchaient alors sous une haute
futaie, ils pouvaient courir. Mais les balles sifflaient, se
croisaient, impossible d'en comprendre la direction, de mani�re �
se garantir, en filant d'arbre en arbre. Deux hommes furent tu�s,
frapp�s dans le dos, frapp�s � la face. Devant Maurice, un ch�ne
s�culaire, le tronc broy� par un obus, s'abattit, avec la majest�
tragique d'un h�ros, �crasant tout � son entour. Et, au moment o�
le jeune homme sautait en arri�re, un h�tre colossal, � sa gauche,
qu'un autre obus venait de d�couronner, se brisait, s'effondrait,
ainsi qu'une charpente de cath�drale. O� fuir? De quel c�t�
tourner ses pas? Ce n'�taient, de toutes parts, que des chutes de
branches, comme dans un �difice immense qui menacerait ruine et
dont les salles se succ�deraient sous des plafonds croulants.
Puis, lorsqu'ils eurent saut� dans un taillis pour �chapper � cet
�crasement des grands arbres, ce fut Jean qui manqua d'�tre coup�
en deux par un projectile, qui heureusement n'�clata pas.
Maintenant, ils ne pouvaient plus avancer, au milieu de la foule
inextricable des arbustes. Les tiges minces les liaient aux
�paules; les hautes herbes se nouaient � leurs chevilles; des murs
brusques de broussailles les immobilisaient, pendant que les
feuillages volaient autour d'eux, sous la faux g�ante qui fauchait
le bois. � c�t� d'eux, un autre homme, foudroy� d'une balle au
front, resta debout, serr� entre deux jeunes bouleaux. Vingt fois,
prisonniers de ce taillis, ils sentirent passer la mort.

-- Sacr� bon Dieu! dit Maurice, nous n'en sortirons pas.

Il �tait livide, un frisson le reprenait; et Jean, si brave, qui


le matin l'avait r�confort�, p�lissait lui aussi, envahi d'un
froid de glace. C'�tait la peur, l'horrible peur, contagieuse,
irr�sistible. De nouveau, une grande soif les br�lait, une
insupportable s�cheresse de la bouche, une contraction de la
gorge, d'une violence douloureuse d'�tranglement. Cela
s'accompagnait de malaises, de naus�es au creux de l'estomac;
tandis que des pointes d'aiguille lardaient leurs jambes. Et, dans
cette souffrance toute physique de la peur, la t�te serr�e, ils
voyaient filer des milliers de points noirs, comme s'ils avaient
pu, au passage, distinguer la nu�e volante des balles.

-- Ah! fichu sort! b�gaya Jean, c'est vexant tout de m�me d'�tre
l�, � se faire casser la gueule pour les autres, quand les autres
sont quelque part, � fumer tranquillement leur pipe!

Maurice, �perdu, hagard, ajouta:

-- Oui, pourquoi est-ce moi plut�t qu'un autre?

C'�tait la r�volte du moi, l'enragement �go�ste de l'individu qui


ne veut pas se sacrifier pour l'esp�ce et finir.

-- Et encore, reprit Jean, si l'on savait la raison, si �a devait


servir � quelque chose!

Puis, levant les yeux, regardant le ciel:

-- Avec �a, ce cochon de soleil qui ne se d�cide pas � foutre le


camp! Quand il sera couch� et qu'il fera nuit, on ne se battra
plus peut-�tre!
Depuis longtemps d�j�, ne pouvant savoir l'heure, n'ayant m�me pas
conscience du temps, il guettait ainsi la chute lente du soleil,
qui lui semblait ne plus marcher, arr�t� l�-bas, au-dessus des
bois de la rive gauche. Et ce n'�tait m�me pas l�chet�, c'�tait un
besoin imp�rieux, grandissant, de ne plus entendre les obus ni les
balles, de s'en aller ailleurs, de s'enfoncer en terre, pour s'y
an�antir. Sans le respect humain, la gloriole de faire son devoir
devant les camarades, on perdrait la t�te, on filerait malgr� soi,
au galop.

Cependant, Maurice et Jean, de nouveau, s'accoutumaient; et, dans


l'exc�s de leur affolement, venait une sorte d'inconscience et de
griserie, qui �tait de la bravoure. Ils finissaient par ne plus
m�me se h�ter, au travers du bois maudit. L'horreur s'�tait encore
accrue, parmi ce peuple d'arbres bombard�s, tu�s � leur poste,
s'abattant de tous c�t�s comme des soldats immobiles et g�ants.
Sous les frondaisons, dans le d�licieux demi-jour verd�tre, au
fond des asiles myst�rieux, tapiss�s de mousse, soufflait la mort
brutale. Les sources solitaires �taient viol�es, des mourants
r�laient jusque dans les coins perdus, o� des amoureux seuls
s'�taient �gar�s jusque-l�. Un homme, la poitrine travers�e d'une
balle, avait eu le temps de crier �touch�!� en tombant sur la
face, mort. Un autre qui venait d'avoir les deux jambes bris�es
par un obus, continuait � rire, inconscient de sa blessure,
croyant simplement s'�tre heurt� contre une racine. D'autres, les
membres trou�s, atteints mortellement, parlaient et couraient
encore, pendant plusieurs m�tres, avant de culbuter, dans une
convulsion brusque. Au premier moment, les plaies les plus
profondes se sentaient � peine, et plus tard seulement les
effroyables souffrances commen�aient, jaillissaient en cris et en
larmes.

Ah! le bois sc�l�rat, la for�t massacr�e, qui, au milieu du


sanglot des arbres expirants, s'emplissait peu � peu de la
d�tresse hurlante des bless�s! Au pied d'un ch�ne, Maurice et Jean
aper�urent un zouave qui poussait un cri continu de b�te �gorg�e,
les entrailles ouvertes. Plus loin, un autre �tait en feu: sa
ceinture bleue br�lait, la flamme gagnait et grillait sa barbe;
tandis que, les reins cass�s sans doute, ne pouvant bouger, il
pleurait � chaudes larmes. Puis, c'�tait un capitaine, le bras
gauche arrach�, le flanc droit perc� jusqu'� la cuisse, �tal� sur
le ventre, qui se tra�nait sur les coudes, en demandant qu'on
l'achev�t, d'une voix aigu�, effrayante de supplication. D'autres,
d'autres encore souffraient abominablement, semaient les sentiers
herbus en si grand nombre, qu'il fallait prendre garde, pour ne
pas les �craser au passage. Mais les bless�s, les morts ne
comptaient plus. Le camarade qui tombait, �tait abandonn�, oubli�.
Pas m�me un regard en arri�re. C'�tait le sort. � un autre, � soi
peut-�tre!

Tout d'un coup, comme on atteignait la lisi�re du bois, un cri


d'appel retentit.

-- � moi!

C'�tait le sous-lieutenant, porteur du drapeau, qui venait de


recevoir une balle dans le poumon gauche. Il �tait tomb�, crachant
le sang � pleine bouche. Et, voyant que personne ne s'arr�tait, il
eut la force de se reprendre et de crier:

-- Au drapeau!

D'un bond, Rochas, revenu sur ses pas, prit le drapeau, dont la
hampe s'�tait bris�e; tandis que le sous-lieutenant murmurait, les
mots emp�t�s d'une �cume sanglante:

-- Moi, j'ai mon compte, je m'en fous!... Sauvez le drapeau!

Et il resta seul, � se tordre sur la mousse, dans ce coin


d�licieux du bois, arrachant les herbes de ses mains crisp�es, la
poitrine soulev�e par un r�le qui dura pendant des heures.

Enfin, on �tait hors de ce bois d'�pouvante. Avec Maurice et Jean,


il ne restait de la petite bande que le lieutenant Rochas, Pache
et Lapoulle. Gaude, qu'on avait perdu, sortit � son tour d'un
fourr�, galopa pour rejoindre les camarades, son clairon pendu �
l'�paule. Et c'�tait un vrai soulagement, de se retrouver en rase
campagne, respirant � l'aise. Le sifflement des balles avait
cess�, les obus ne tombaient pas, de ce c�t� du vallon.

Tout de suite, devant la porte charreti�re d'une ferme, ils


entendirent des jurons, ils aper�urent un g�n�ral qui se f�chait,
mont� sur un cheval fumant de sueur. C'�tait le g�n�ral Bourgain-
Desfeuilles, le chef de leur brigade, couvert lui-m�me de
poussi�re et l'air bris� de fatigue. Sa grosse figure color�e de
bon vivant exprimait l'exasp�ration o� le jetait le d�sastre,
qu'il regardait comme une malchance personnelle. Depuis le matin,
ses soldats ne l'avaient plus revu. Sans doute il s'�tait �gar�
sur le champ de bataille, courant apr�s les d�bris de sa brigade,
tr�s capable de se faire tuer, dans sa col�re contre ces batteries
Prussiennes qui balayaient l'empire et sa fortune d'officier aim�
des Tuileries.

-- Tonnerre de Dieu! criait-il, il n'y a donc plus personne, on ne


peut donc pas avoir un renseignement, dans ce fichu pays!

Les habitants de la ferme devaient s'�tre enfuis au fond des bois.


Enfin, une femme tr�s vieille parut sur la porte, quelque servante
oubli�e, que ses mauvaises jambes avaient clou�e l�.

-- Eh! la m�re, par ici!... O� est-ce, la Belgique?

Elle le regardait, h�b�t�e, n'ayant pas l'air de comprendre.


Alors, il perdit toute mesure, oublia qu'il s'adressait � une
paysanne, gueulant qu'il n'avait pas envie de se faire prendre au
pi�ge comme un serin, en rentrant � Sedan, qu'il allait foutre le
camp � l'�tranger, lui, et raide! Des soldats s'�taient approch�s,
qui l'�coutaient.

-- Mais, mon g�n�ral, dit un sergent, on ne peut plus passer, il y


a des Prussiens partout... C'�tait bon ce matin, de filer.

Des histoires, en effet, circulaient d�j�, des compagnies s�par�es


de leurs r�giments, qui, sans le vouloir, avaient pass� la
fronti�re, d'autres qui, plus tard, �taient m�me parvenues �
percer bravement les lignes ennemies, avant la jonction compl�te.
Le g�n�ral, hors de lui, haussait les �paules.

-- Voyons, avec des bons bougres comme vous, est-ce qu'on ne passe
pas o� l'on veut? ... Je trouverai bien cinquante bons bougres
pour se faire encore casser la gueule.

Puis, se retournant vers la vieille paysanne:

-- Eh! tonnerre de Dieu! la m�re, r�pondez donc!... La Belgique,


o� est-ce?

Cette fois, elle avait compris. Elle tendit vers les grands bois
sa main d�charn�e.

-- L�-bas, l�-bas!

-- Hein? Qu'est-ce que vous dites? ... Ces maisons qu'on aper�oit,
au bout des champs?

-- Oh! plus loin, beaucoup plus loin!... L�-bas, tout l�-bas!

Du coup, le g�n�ral �touffa de rage.

-- Mais, c'est d�go�tant, un sacr� pays pareil! On ne sait jamais


comment il est fait... La Belgique �tait l�, on craignait de
sauter dedans, sans le vouloir; et, maintenant qu'on veut y aller,
elle n'y est plus... Non, non! C'est trop � la fin! Qu'ils me
prennent, qu'ils fassent de moi ce qu'ils voudront, je vais me
coucher!

Et, poussant son cheval, sautant sur la selle comme une outre
gonfl�e d'un vent de col�re, il galopa du c�t� de Sedan.

Le chemin tournait, et l'on descendait dans le fond de Givonne, un


faubourg encaiss� entre des coteaux, o� la route qui montait vers
les bois, �tait bord�e de petites maisons et de jardins. Un tel
flot de fuyards l'encombrait � ce moment, que le lieutenant Rochas
se trouva comme bloqu�, avec Pache, Lapoulle et Gaude, contre une
auberge, � l'angle d'un carrefour. Jean et Maurice eurent de la
peine � les rejoindre. Et tous furent surpris d'entendre une voix
�paisse d'ivrogne qui les interpellait.

-- Tiens! cette rencontre!... Oh�, la coterie!... Ah! c'est une


vraie rencontre tout de m�me!

Ils reconnurent Chouteau, dans l'auberge, accoud� � une des


fen�tres du rez-de-chauss�e. Tr�s ivre, il continua, entre deux
hoquets:

-- Dites donc, vous g�nez pas, si vous avez soif... Y en a encore


pour les camarades...

D'un geste vacillant, par-dessus son �paule, il appelait


quelqu'un, rest� au fond de la salle.

-- Arrive, feignant... Donne � boire � ces messieurs...


Ce fut Loubet qui parut � son tour, tenant dans chaque main une
bouteille pleine, qu'il agitait en rigolant. Il �tait moins ivre
que l'autre, il cria de sa voix de blague parisienne, avec le
nasillement des marchands de coco, un jour de f�te publique:

-- � la fra�che, � la fra�che, qui veut boire!

On ne les avait pas revus, depuis qu'ils s'en �taient all�s, sous
le pr�texte de porter � l'ambulance le sergent Sapin. Sans doute,
ils avaient err� ensuite, fl�nant, �vitant les coins o� tombaient
les obus. Et ils venaient d'�chouer l�, dans cette auberge mise au
pillage.

Le lieutenant Rochas fut indign�.

-- Attendez, bandits, je vas vous faire siroter, pendant que nous


tous, nous crevons � la peine!

Mais Chouteau n'accepta pas la r�primande.

-- Ah! tu sais, esp�ce de vieux toqu�, il n'y a plus de


lieutenant, il n'y a que des hommes libres... Les Prussiens ne
t'en ont donc pas fichu assez, que tu veux t'en faire coller
encore? Il fallut retenir Rochas, qui parlait de lui casser la
t�te. D'ailleurs, Loubet lui-m�me, avec ses bouteilles dans les
bras, s'effor�ait de mettre la paix.

-- Laissez donc! faut pas se manger, on est tous fr�res!

Et, avisant Lapoulle et Pache, les deux camarades de l'escouade:

-- Faites pas les serins, entrez, vous autres, qu'on vous rince le
gosier!

Un instant, Lapoulle h�sita, dans l'obscure conscience que ce


serait mal, de faire la f�te, lorsque tant de pauvres bougres
avalaient leur langue. Mais il �tait si �reint�, si �puis� de faim
et de soif! Tout d'un coup, il se d�cida, entra dans l'auberge
d'un saut, sans une parole, en poussant devant lui Pache,
�galement silencieux et tent�, qui s'abandonnait. Et ils ne
reparurent pas.

-- Tas de brigands! r�p�tait Rochas. On devrait tous les fusiller!

Maintenant, il n'avait plus avec lui que Jean, Maurice et Gaude,


et tous quatre �taient peu � peu d�riv�s, malgr� leur r�sistance,
dans le torrent des fuyards qui coulait � plein chemin. D�j�, ils
se trouvaient loin de l'auberge. C'�tait la d�route roulant vers
les foss�s de Sedan, en un flot bourbeux, pareil � l'amas de
terres et de cailloux qu'un orage, battant les hauteurs, entra�ne
au fond des vall�es. De tous les plateaux environnants, par toutes
les pentes, par tous les plis de terrain, par la route de Floing,
par Pierremont, par le cimeti�re, par le Champ de Mars, aussi bien
que par le fond de Givonne, la m�me cohue ruisselait en un galop
de panique sans cesse accru. Et que reprocher � ces mis�rables
hommes, qui, depuis douze heures, attendaient immobiles, sous la
foudroyante artillerie d'un ennemi invisible, contre lequel ils ne
pouvaient rien? � pr�sent, les batteries les prenaient de face, de
flanc et de dos, les feux convergeaient de plus en plus, � mesure
que l'arm�e battait en retraite sur la ville, c'�tait l'�crasement
en plein tas, la bouillie humaine au fond du trou sc�l�rat, o�
l'on �tait balay�. Quelques r�giments du 7e corps, surtout du c�t�
de Floing, se repliaient en assez bon ordre. Mais, dans le fond de
Givonne, il n'y avait plus ni rangs, ni chefs, les troupes se
bousculaient, �perdues, faites de tous les d�bris, de zouaves, de
turcos, de chasseurs, de fantassins, le plus grand nombre sans
armes, les uniformes souill�s et d�chir�s, les mains noires, les
visages noirs, avec des yeux sanglants qui sortaient des orbites,
des bouches enfl�es, tum�fi�es d'avoir hurl� des gros mots. Par
moments, un cheval sans cavalier se ruait, galopait, renversant
des soldats, trouant la foule d'un long remous d'effroi. Puis, des
canons passaient d'un train de folie, des batteries d�band�es,
dont les artilleurs, comme emport�s par l'ivresse, sans crier
gare, �crasaient tout. Et le pi�tinement de troupeau ne cessait
pas, un d�fil� compact, flanc contre flanc, une fuite en masse o�
tout de suite les vides se comblaient, dans la h�te instinctive
d'�tre l�-bas, � l'abri, derri�re un mur.

Jean, de nouveau, leva la t�te, se tourna vers le couchant. Au


travers de l'�paisse poussi�re que les pieds soulevaient, les
rayons de l'astre br�laient encore les faces en sueur. Il faisait
tr�s beau, le ciel �tait d'un bleu admirable.

-- C'est crevant tout de m�me, r�p�ta-t-il, ce cochon de soleil


qui ne se d�cide pas � foutre le camp!

Soudain, Maurice, dans une jeune femme qu'il regardait, coll�e


contre une maison, sur le point d'y �tre �cras�e par le flot, eut
la stupeur de reconna�tre sa soeur Henriette. Depuis pr�s d'une
minute, il la voyait, restait b�ant. Et ce fut elle qui parla la
premi�re, sans para�tre surprise.

-- Ils l'ont fusill� � Bazeilles... Oui, j'�tais l�... Alors,


comme je veux que le corps me soit rendu, j'ai eu une id�e...

Elle ne nommait ni les Prussiens, ni Weiss. Tout le monde devait


comprendre. Maurice, en effet, comprit. Il l'adorait, il eut un
sanglot.

-- Ma pauvre ch�rie!

Vers deux heures, lorsqu'elle �tait revenue � elle, Henriette


s'�tait trouv�e, � Balan, dans la cuisine de gens qu'elle ne
connaissait pas, la t�te tomb�e sur une table, pleurant. Mais ses
larmes cess�rent. Chez cette silencieuse, si fr�le, d�j� l'h�ro�ne
se r�veillait. Elle ne craignait rien, elle avait une �me ferme,
invincible. Dans sa douleur, elle ne songeait plus qu'� ravoir le
corps de son mari, pour l'ensevelir. Son premier projet fut,
simplement, de retourner � Bazeilles. Tout le monde l'en d�tourna,
lui en d�montra l'impossibilit� absolue. Aussi finit-elle par
chercher quelqu'un, un homme qui l'accompagnerait, ou qui se
chargerait des d�marches n�cessaires. Son choix tomba sur un
cousin � elle, autrefois sous-Directeur de la raffinerie g�n�rale,
au Chesne, � l'�poque o� Weiss y �tait employ�. Il avait beaucoup
aim� son mari, il ne lui refuserait pas son assistance. Depuis
deux ans, � la suite d'un h�ritage fait par sa femme, il s'�tait
retir� dans une belle propri�t�, l'ermitage, dont les terrasses
s'�tageaient pr�s de Sedan, de l'autre c�t� du fond de Givonne. Et
c'�tait � l'ermitage qu'elle se rendait, au milieu des obstacles,
arr�t�e � chaque pas, en continuel danger d'�tre pi�tin�e et tu�e.

Maurice, � qui elle expliquait bri�vement son projet, l'approuva.

-- Le cousin Dubreuil a toujours �t� bon pour nous... Il te sera


utile...

Puis, une id�e lui vint � lui-m�me. Le lieutenant Rochas voulait


sauver le drapeau. D�j�, l'on avait propos� de le couper, d'en
emporter chacun un morceau sous sa chemise, ou bien de l'enfouir
au pied d'un arbre, en prenant des points de rep�re, qui auraient
permis de l'exhumer plus tard. Mais ce drapeau lac�r�, ce drapeau
enterr� comme un mort, leur serrait trop le coeur. Ils auraient
voulu trouver autre chose.

Aussi, lorsque Maurice leur proposa de remettre le drapeau �


quelqu'un de s�r, qui le cacherait, le d�fendrait au besoin,
jusqu'au jour o� il le rendrait intact, tous accept�rent.

-- Eh bien! reprit le jeune homme en s'adressant � sa soeur, nous


allons avec toi voir si Dubreuil est � l'ermitage... D'ailleurs,
je ne veux plus te quitter.

Ce n'�tait pas facile de se d�gager de la cohue. Ils y parvinrent,


se jet�rent dans un chemin creux qui montait vers la gauche.
Alors, ils tomb�rent au milieu d'un v�ritable d�dale de sentiers
et de ruelles, tout un faubourg fait de cultures mara�ch�res, de
jardins, de maisons de plaisance, de petites propri�t�s
enchev�tr�es les unes dans les autres; et ces sentiers, ces
ruelles, filaient entre des murs, tournaient � angles brusques,
aboutissaient � des impasses: un merveilleux camp retranch� pour
la guerre d'embuscade, des coins que dix hommes pouvaient d�fendre
pendant des heures contre un r�giment. D�j�, des coups de feu y
p�tillaient, car le faubourg dominait Sedan, et la garde
Prussienne arrivait, de l'autre c�t� du vallon.

Lorsque Maurice et Henriette, que suivaient les autres, eurent


tourn� � gauche, puis � droite, entre deux interminables
murailles, ils d�bouch�rent tout d'un coup devant la porte grande
ouverte de l'ermitage. La propri�t�, avec son petit parc,
s'�tageait en trois larges terrasses; et c'�tait sur une de ces
terrasses que le corps de logis se dressait, une grande maison
carr�e, � laquelle conduisait une all�e d'ormes s�culaires. En
face, s�par�es par l'�troit vallon, profond�ment encaiss�, se
trouvaient d'autres propri�t�s, � la lisi�re d'un bois.

Henriette s'inqui�ta de cette porte brutalement ouverte.

-- Ils n'y sont plus, ils auront d� partir.

En effet, Dubreuil s'�tait r�sign�, la veille, � emmener sa femme


et ses enfants � Bouillon, dans la certitude du d�sastre qu'il
pr�voyait. Pourtant, la maison n'�tait pas vide, une agitation s'y
faisait remarquer de loin, � travers les arbres. Comme la jeune
femme se hasardait dans la grande all�e, elle recula, devant le
cadavre d'un soldat Prussien.

-- Fichtre! s'�cria Rochas, on s'est donc cogn� d�j� par ici!

Tous alors voulurent savoir, pouss�rent jusqu'� l'habitation; et


ce qu'ils virent les renseigna: les portes et les fen�tres du rez-
de-chauss�e avaient d� �tre enfonc�es � coups de crosse, les
ouvertures b�illaient sur les pi�ces mises � sac, tandis que des
meubles, jet�s dehors, gisaient sur le gravier de la terrasse, au
bas du perron. Il y avait surtout l� tout un meuble de salon bleu-
Ciel, le canap� et les douze fauteuils, rang�s au petit bonheur,
p�le-m�le, autour d'un grand gu�ridon, dont le marbre blanc
s'�tait fendu. Et des zouaves, des chasseurs, des soldats de la
ligne, d'autres appartenant � l'infanterie de marine, couraient
derri�re les b�timents et dans l'all�e, l�chant des coups de feu
sur le petit bois d'en face, par-dessus le vallon.

-- Mon lieutenant, expliqua un zouave � Rochas, ce sont des salops


de Prussiens, que nous avons trouv�s en train de tout saccager
ici. Vous voyez, nous leur avons r�gl� leur compte... Seulement,
les salops reviennent dix contre un, �a ne va pas �tre commode.

Trois autres cadavres de soldats Prussiens s'allongeaient sur la


terrasse. Comme Henriette, cette fois, les regardait fixement,
sans doute avec la pens�e de son mari, qui lui aussi dormait l�-
bas, d�figur� dans le sang et la poussi�re, une balle, pr�s de sa
t�te, frappa un arbre qui se trouvait derri�re elle. Jean s'�tait
pr�cipit�.

-- Ne restez pas l�!... Vite, vite, cachez-vous dans la maison!

Depuis qu'il l'avait revue, si chang�e, si �perdue de d�tresse, il


la regardait d'un coeur crev� de piti�, en se la rappelant telle
qu'elle lui �tait apparue, la veille, avec son sourire de bonne
m�nag�re. D'abord, il n'avait rien trouv� � lui dire, ne sachant
m�me pas si elle le reconnaissait. Il aurait voulu se d�vouer pour
elle, lui rendre de la tranquillit� et de la joie.

-- Attendez-nous dans la maison... D�s qu'il y aura du danger,


nous trouverons bien � vous faire sauver par l�-haut.

Mais elle eut un geste d'indiff�rence.

-- � quoi bon?

Cependant, son fr�re la poussait lui aussi, et elle dut monter les
marches, rester un instant au fond du vestibule, d'o� son regard
enfilait l'all�e. D�s lors, elle assista au combat.

Derri�re un des premiers ormes, se tenaient Maurice et Jean. Les


troncs centenaires, d'une ampleur g�ante, pouvaient ais�ment
abriter deux hommes. Plus loin, le clairon Gaude avait rejoint le
lieutenant Rochas, qui s'obstinait � garder le drapeau, puisqu'il
ne pouvait le confier � personne; et il l'avait pos� pr�s de lui,
contre l'arbre, pendant qu'il faisait le coup de feu. Chaque
tronc, d'ailleurs, �tait habit�. Les zouaves, les chasseurs, les
soldats de l'infanterie de marine, d'un bout de l'all�e � l'autre,
s'effa�aient, n'allongeaient la t�te que pour tirer.
En face, dans le petit bois, le nombre des Prussiens devait
augmenter sans cesse, car la fusillade devenait plus vive. On ne
voyait personne, � peine le profil rapide d'un homme, par
instants, qui sautait d'un arbre � un autre. Une maison de
campagne, aux volets verts, se trouvait �galement occup�e par des
tirailleurs, dont les coups de feu partaient des fen�tres
entr'ouvertes du rez-de-chauss�e. Il �tait environ quatre heures,
le bruit du canon se ralentissait, se taisait peu � peu; et l'on
�tait l�, � se tuer encore, comme pour une querelle personnelle,
au fond de ce trou �cart�, d'o� l'on ne pouvait apercevoir le
drapeau blanc, hiss� sur le donjon. Jusqu'� la nuit noire, malgr�
l'armistice, il y eut ainsi des coins de bataille qui
s'ent�t�rent, on entendit la fusillade persister dans le faubourg
du fond de Givonne et dans les jardins du Petit-Pont.

Longtemps, on continua de la sorte � se cribler de balles, d'un


bord du vallon � l'autre. De temps en temps, d�s qu'il avait
l'imprudence de se d�couvrir, un homme tombait, la poitrine
trou�e. Dans l'all�e, il y avait trois nouveaux morts. Un bless�,
�tendu sur la face, r�lait affreusement, sans que personne songe�t
� l'aller retourner, pour lui adoucir l'agonie.

Soudain, comme Jean levait les yeux, il vit Henriette, qui �tait
tranquillement revenue, glisser un sac sous la t�te du mis�rable,
en guise d'oreiller, apr�s l'avoir couch� sur le dos. Il courut,
la ramena violemment derri�re l'arbre, o� il s'abritait avec
Maurice.

-- Vous voulez donc vous faire tuer?

Elle parut ne pas avoir conscience de sa t�m�rit� folle.

-- Mais non... C'est que j'ai peur, toute seule dans ce


vestibule... J'aime bien mieux �tre dehors.

Et elle resta avec eux. Ils la firent asseoir � leurs pieds,


contre le tronc, tandis qu'ils continuaient � tirer leurs
derni�res cartouches, � droite, � gauche, dans un enragement tel,
que la fatigue et la peur s'en �taient all�es. Une inconscience
compl�te leur venait, ils n'agissaient plus que machinalement, la
t�te vide, ayant perdu jusqu'� l'instinct de la conservation.

-- Regarde donc, Maurice, dit brusquement Henriette, est-ce que ce


n'est pas un soldat de la garde Prussienne, ce mort, devant nous?

Depuis un instant, elle examinait un des corps que l'ennemi avait


laiss�s l�, un gar�on trapu, aux fortes moustaches, couch� sur le
flanc, dans le gravier de la terrasse. Le casque � pointe avait
roul� � quelques pas, la jugulaire rompue. Et le cadavre portait
en effet l'uniforme de la garde: le pantalon gris fonc�, la
tunique bleue, aux galons blancs, le manteau roul�, nou� en
bandouli�re.

-- Je t'assure, c'est de la garde... J'ai une image, chez nous...


Et puis, la photographie que nous a envoy�e le cousin Gunther...

Elle s'interrompit, s'en alla de son air paisible jusqu'au mort,


avant m�me qu'on p�t l'en emp�cher. Elle s'�tait pench�e.

-- La patte est rouge, cria-t-elle, ah! je l'aurais pari�. Et elle


revint, pendant qu'une gr�le de balles sifflait � ses oreilles.

-- Oui, la patte est rouge, c'�tait fatal... Le r�giment du cousin


Gunther.

D�s lors, ni Maurice ni Jean n'obtinrent qu'elle se t�nt � l'abri,


immobile. Elle se remuait, avan�ait la t�te, voulait quand m�me
regarder vers le petit bois, dans une pr�occupation constante.
Eux, tiraient toujours, la repoussaient du genou, quand elle se
d�couvrait trop. Sans doute, les Prussiens commen�aient �
s'estimer en nombre suffisant, pr�ts � l'attaque, car ils se
montraient, un flot moutonnait et d�bordait entre les arbres; et
ils subissaient des pertes terribles, toutes les balles Fran�aises
portaient, culbutaient des hommes.

-- Tenez! dit Jean le voil� peut-�tre, votre cousin... Cet


officier qui vient de sortir de la maison aux volets verts, en
face.

Un capitaine �tait l�, en effet, reconnaissable au collet d'or de


sa tunique et � l'aigle d'or que le soleil oblique faisait flamber
sur son casque. Sans �paulettes, le sabre � la main, il criait un
ordre d'une voix s�che; et la distance �tait si faible, deux cents
m�tres � peine, qu'on le distinguait tr�s nettement, la taille
mince, le visage rose et dur, avec de petites moustaches blondes.

Henriette le d�taillait de ses yeux per�ants.

-- C'est parfaitement lui, r�pondit-elle sans s'�tonner. Je le


reconnais tr�s bien.

D'un geste fou, Maurice l'ajustait d�j�.

-- Le cousin... Ah! tonnerre de Dieu! Il va payer pour Weiss.

Mais, fr�missante, elle s'�tait soulev�e, avait d�tourn� le


chassepot, dont le coup alla se perdre au ciel.

-- Non, non, pas entre parents, pas entre gens qui se


connaissent... C'est abominable!

Et, redevenue femme, elle s'abattit, derri�re l'arbre, en pleurant


� gros sanglots. L'horreur la d�bordait, elle n'�tait plus
qu'�pouvante et douleur. Rochas, cependant, triomphait. Autour de
lui, le feu des quelques soldats, qu'il excitait de sa voix
tonnante, avait pris une telle vivacit�, � la vue des Prussiens,
que ceux-ci, reculant, rentraient dans le petit bois.

-- Tenez ferme, mes enfants! Ne l�chez pas!... Ah! les capons, les
voil� qui filent! nous allons leur r�gler leur compte!

Et il �tait gai, et il semblait repris d'une confiance immense. Il


n'y avait pas eu de d�faites. Cette poign�e d'hommes, en face de
lui, c'�taient les arm�es allemandes, qu'il allait culbuter d'un
coup, tr�s � l'aise. Son grand corps maigre, sa longue figure
osseuse, au nez busqu�, tombant dans une bouche violente et bonne,
riait d'une all�gresse vantarde, la joie du troupier qui a conquis
le monde entre sa belle et une bouteille de bon vin.

-- Parbleu! mes enfants, nous ne sommes l� que pour leur foutre


une racl�e... Et �a ne peut pas finir autrement. Hein? �a nous
changerait trop, d'�tre battus!... Battus! est-ce que c'est
possible? Encore un effort, mes enfants, et ils ficheront le camp
comme des li�vres!

Il gueulait, gesticulait, si brave homme dans l'illusion de son


ignorance, que les soldats s'�gayaient avec lui. Brusquement, il
cria:

-- � coups de pied au cul! � coups de pied au cul, jusqu'� la


fronti�re!... Victoire, victoire!

Mais, � ce moment, comme l'ennemi, de l'autre c�t� du vallon,


paraissait en effet se replier, une fusillade terrible �clata sur
la gauche. C'�tait l'�ternel mouvement tournant, tout un
d�tachement de la garde qui avait fait le tour par le fond de
Givonne. D�s lors, la d�fense de l'ermitage devenait impossible,
la douzaine de soldats qui en d�fendaient encore les terrasses, se
trouvaient entre deux feux, menac�s d'�tre coup�s de Sedan. Des
hommes tomb�rent, il y eut un instant de confusion extr�me. D�j�
des Prussiens franchissaient le mur du parc, accouraient par les
all�es, en si grand nombre, que le combat s'engagea, � la
ba�onnette. T�te nue, la veste arrach�e, un zouave, un bel homme �
barbe noire, faisait surtout une besogne effroyable, trouant les
poitrines qui craquaient, les ventres qui mollissaient, essuyant
sa ba�onnette rouge du sang de l'un, dans le flanc de l'autre; et,
comme elle se cassa, il continua, en broyant des cr�nes, � coups
de crosse; et, comme un faux pas le d�sarma d�finitivement, il
sauta � la gorge d'un gros Prussien, d'un tel bond, que tous deux
roul�rent sur le gravier, jusqu'� la porte d�fonc�e de la cuisine,
dans une embrassade mortelle. Entre les arbres du parc, � chaque
coin des pelouses, d'autres tueries entassaient les morts. Mais la
lutte s'acharna devant le perron, autour du canap� et des
fauteuils bleu-Ciel, une bousculade enrag�e d'hommes qui se
br�laient la face � bout portant, qui se d�chiraient des dents et
des ongles, faute d'un couteau pour s'ouvrir la poitrine.

Et Gaude, alors, avec sa face douloureuse d'homme qui avait eu des


chagrins dont il ne parlait jamais, fut pris d'une folie h�ro�que.
Dans cette d�faite derni�re, tout en sachant que la compagnie
�tait an�antie, que pas un homme ne pouvait venir � son appel, il
empoigna son clairon, l'emboucha, sonna au ralliement, d'une telle
haleine de temp�te, qu'il semblait vouloir faire se dresser les
morts. Et les Prussiens arrivaient, et il ne bougeait pas, sonnant
plus fort, � toute fanfare. Une vol�e de balles l'abattit, son
dernier souffle s'envola en une note de cuivre, qui emplit le ciel
d'un frisson.

Debout, sans pouvoir comprendre, Rochas n'avait pas fait un


mouvement pour fuir. Il attendait, il b�gaya:

-- Eh bien! quoi donc? quoi donc?


Cela ne lui entrait pas dans la cervelle, que ce f�t la d�faite
encore. On changeait tout, m�me la fa�on de se battre. Ces gens
n'auraient-ils pas d� attendre, de l'autre c�t� du vallon, qu'on
all�t les vaincre? On avait beau en tuer, il en arrivait toujours.
Qu'est-ce que c'�tait que cette fichue guerre, o� l'on se
rassemblait dix pour en �craser un, o� l'ennemi ne se montrait que
le soir, apr�s vous avoir mis en d�route par toute une journ�e de
prudente canonnade? Ahuri, �perdu, n'ayant jusque-l� rien compris
� la campagne, il se sentait envelopp�, emport� par quelque chose
de sup�rieur, auquel il ne r�sistait plus, bien qu'il r�p�t�t
machinalement, dans son obstination:

-- Courage, mes enfants, la victoire est l�-bas!

D'un geste prompt, cependant, il avait repris le drapeau. C'�tait


sa pens�e derni�re, le cacher, pour que les Prussiens ne l'eussent
pas. Mais, bien que la hampe f�t rompue, elle s'embarrassa dans
ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la
mort, il arracha la soie du drapeau, la d�chira, cherchant �
l'an�antir. Et ce fut � ce moment que, frapp� au cou, � la
poitrine, aux jambes, il s'affaissa parmi ces lambeaux tricolores,
comme v�tu d'eux. Il v�cut encore une minute, les yeux �largis,
voyant peut-�tre monter � l'horizon la vision vraie de la guerre,
l'atroce lutte vitale qu'il ne faut accepter que d'un coeur
r�sign� et grave, ainsi qu'une loi. Puis, il eut un petit hoquet,
il s'en alla dans son ahurissement d'enfant, tel qu'un pauvre �tre
born�, un insecte joyeux, �cras� sous la n�cessit� de l'�norme et
impassible nature. Avec lui, finissait une l�gende.

Tout de suite, d�s l'arriv�e des Prussiens, Jean et Maurice


avaient battu en retraite, d'arbre en arbre, en prot�geant le plus
possible Henriette, derri�re eux. Ils ne cessaient pas de tirer,
l�chaient un coup, puis gagnaient un abri. En haut du parc,
Maurice connaissait une petite porte, qu'ils eurent la chance de
trouver ouverte. Vivement, ils s'�chapp�rent tous les trois. Ils
�taient tomb�s dans une �troite traverse qui serpentait entre deux
hautes murailles. Mais, comme ils arrivaient au bout, des coups de
feu les firent se jeter � gauche, dans une autre ruelle. Le
malheur voulut que ce f�t une impasse. Ils durent revenir au
galop, tourner � droite, sous une gr�le de balles. Et, plus tard,
jamais ils ne se souvinrent du chemin qu'ils avaient suivi. On se
fusillait encore � chaque angle de mur, dans ce lacis
inextricable. Des batailles s'attardaient sous les portes
charreti�res, les moindres obstacles �taient d�fendus et emport�s
d'assaut, avec un acharnement terrible. Puis, tout d'un coup, ils
d�bouch�rent sur la route du fond de Givonne, pr�s de Sedan.

Une derni�re fois, Jean leva la t�te, regarda vers l'ouest, d'o�
montait une grande lueur rose; et il eut enfin un soupir de
soulagement immense.

-- Ah! ce cochon de soleil, le voil� donc qui se couche!

D'ailleurs, tous les trois galopaient, galopaient, sans reprendre


haleine. Autour d'eux, la queue extr�me des fuyards coulait
toujours � pleine route, d'un train sans cesse accru de torrent
d�bord�. Quand ils arriv�rent � la porte de Balan, ils durent
attendre, au milieu d'une bousculade f�roce. Les cha�nes du pont-
levis s'�taient rompues, il ne restait de praticable que la
passerelle pour les pi�tons; de sorte que les canons et les
chevaux ne pouvaient passer. � la poterne du ch�teau, � la porte
de la cassine, l'encombrement, disait-on, �tait plus effroyable
encore. C'�tait l'engouffrement fou, tous les d�bris de l'arm�e
roulant sur les pentes, venant se jeter dans la ville, y tomber
avec un bruit d'�cluse l�ch�e, comme au fond d'un �gout. L'attrait
funeste de ces murs achevait de pervertir les plus braves.

Maurice avait pris Henriette entre ses bras; et, fr�missant


d'impatience:

-- Ils ne vont pas fermer la porte au moins, avant que tout le


monde soit rentr�.

Telle �tait la crainte de la foule. � droite, � gauche, cependant,


des soldats campaient d�j� sur les talus; tandis que, dans les
foss�s, des batteries, un p�le-m�le de pi�ces, de caissons et de
chevaux �tait venu s'�chouer.

Mais des appels r�p�t�s de clairons retentirent, suivis bient�t de


la sonnerie claire de la retraite. On appelait les soldats
attard�s. Plusieurs arrivaient encore au pas de course, des coups
de feu �clataient, isol�s, de plus en plus rares, dans le
faubourg. Sur la banquette int�rieure du parapet, on laissa des
d�tachements, pour d�fendre les approches; et la porte fut enfin
ferm�e. Les Prussiens n'�taient pas � plus de cent m�tres. On les
voyait aller et venir sur la route de Balan, en train d'occuper
tranquillement les maisons et les jardins.

Maurice et Jean, qui poussaient devant eux Henriette, pour la


prot�ger des bourrades, �taient rentr�s parmi les derniers dans
Sedan. Six heures sonnaient. Depuis pr�s d'une heure d�j�, la
canonnade avait cess�. Peu � peu, les coups de fusil isol�s eux-
m�mes se turent. Alors, du vacarme assourdissant, de l'ex�crable
tonnerre qui grondait depuis le lever du soleil, rien ne demeura,
qu'un n�ant de mort. La nuit venait, tombait � un lugubre, un
effrayant silence.

VIII

Vers cinq heures et demie, avant la fermeture des portes,


Delaherche �tait de nouveau retourn� � la Sous-Pr�fecture, dans
son anxi�t� des cons�quences, maintenant qu'il savait la bataille
perdue. Il resta l� pendant pr�s de trois heures, � pi�tiner au
travers du pav� de la cour, guettant, interrogeant tous les
officiers qui passaient; et ce fut ainsi qu'il apprit les
�v�nements rapides: la d�mission envoy�e, puis retir�e par le
g�n�ral de Wimpffen, les pleins pouvoirs qu'il avait re�us de
l'empereur, pour aller obtenir, du grand quartier Prussien, en
faveur de l'arm�e vaincue, les conditions les moins f�cheuses,
enfin la r�union d'un conseil de guerre, charg� de d�cider si l'on
devait essayer de continuer la lutte, en d�fendant la forteresse.
Durant ce conseil, o� se trouvaient r�unis une vingtaine
d'officiers sup�rieurs, et qui lui parut durer un si�cle, le
fabricant de drap monta plus de vingt fois les marches du perron.
Et, brusquement, � huit heures un quart, il en vit descendre le
g�n�ral de Wimpffen tr�s rouge, les yeux gonfl�s, suivi d'un
colonel et de deux autres g�n�raux. Ils saut�rent en selle, ils
s'en all�rent par le pont de Meuse. C'�tait la capitulation
accept�e, in�vitable.

Delaherche, rassur�, songea qu'il mourait de faim et r�solut de


retourner chez lui. Mais, d�s qu'il se retrouva dehors, il demeura
h�sitant, devant l'encombrement effroyable qui avait achev� de se
produire. Les rues, les places �taient gorg�es, bond�es, emplies �
un tel point d'hommes, de chevaux, de canons, que cette masse
compacte semblait y avoir �t� entr�e de force, � coups de quelque
pilon gigantesque. Pendant que, sur les remparts, bivouaquaient
les r�giments qui s'�taient repli�s en bon ordre, les d�bris �pars
de tous les corps, les fuyards de toutes les armes, une tourbe
grouillante avait submerg� la ville, un entassement, un flot
�paissi, immobilis�, o� l'on ne pouvait plus remuer ni bras ni
jambes. Les roues des canons, des caissons, des voitures
innombrables, s'enchev�traient. Les chevaux fouaill�s, pouss�s
dans tous les sens, n'avaient plus la place pour avancer ou
reculer. Et les hommes, sourds aux menaces, envahissaient les
maisons, d�voraient ce qu'ils trouvaient, se couchaient o� ils
pouvaient, dans les chambres, dans les caves. Beaucoup �taient
tomb�s sous les portes, barrant les vestibules. D'autres, sans
avoir la force d'aller plus loin, gisaient sur les trottoirs, y
dormaient d'un sommeil de mort, ne se levant m�me pas sous les
pieds qui leur meurtrissaient un membre, aimant mieux se faire
�craser que de se donner la peine de changer de place.

Alors, Delaherche comprit la n�cessit� imp�rieuse de la


capitulation. Dans certains carrefours, les caissons se
touchaient, un seul obus Prussien, tombant sur un d'eux, aurait
fait sauter les autres; et Sedan entier se serait allum� comme une
torche. Puis, que faire d'un pareil amas de mis�rables, foudroy�s
de faim et de fatigue, sans cartouches, sans vivres? rien que pour
d�blayer les rues, il e�t fallu tout un jour. La forteresse elle-
m�me n'�tait pas arm�e, la ville n'avait pas d'approvisionnements.
Dans le conseil, c'�taient l� les raisons que venaient de donner
les esprits sages, gardant la vue nette de la situation, au milieu
de leur grande douleur patriotique; et les officiers les plus
t�m�raires, ceux qui fr�missaient en criant qu'une arm�e ne
pouvait se rendre ainsi, avaient d� baisser la t�te, sans trouver
les moyens pratiques de recommencer la lutte, le lendemain.

Place Turenne et place du rivage, Delaherche parvint � se frayer


p�niblement un passage dans la cohue. En passant devant l'h�tel de
la croix d'or, il eut une vision morne de la salle � manger, o�
des g�n�raux �taient assis, muets, devant la table vide. Il n'y
avait plus rien, pas m�me du pain. Cependant, le g�n�ral Bourgain-
Desfeuilles, qui temp�tait dans la cuisine, dut trouver quelque
chose, car il se tut et monta vivement l'escalier, les mains
embarrass�es d'un papier gras. Une telle foule �tait l�, �
regarder de la place, au travers des vitres, cette table d'h�te
lugubre, balay�e par la disette, que le fabricant de drap dut
jouer des coudes, comme englu�, reperdant parfois, sous une
pouss�e, le chemin qu'il avait gagn� d�j�. Mais, dans la Grande-
Rue, le mur devint infranchissable, il d�sesp�ra un instant.
Toutes les pi�ces d'une batterie semblaient y avoir �t� jet�es les
unes par-dessus les autres. Il se d�cida � monter sur les aff�ts,
il enjamba les pi�ces, sauta de roue en roue, au risque de se
rompre les jambes. Ensuite, ce furent des chevaux qui lui
barr�rent le chemin; et il se baissa, se r�signa � filer parmi les
pieds, sous les ventres de ces lamentables b�tes, � demi mortes
d'inanition. Puis, apr�s un quart d'heure d'efforts, comme il
arrivait � la hauteur de la rue Saint-Michel, les obstacles
grandissants l'effray�rent, il projeta de s'engager dans cette
rue, pour faire le tour par la rue des Laboureurs, esp�rant que
ces voies �cart�es seraient moins envahies. La malchance voulut
qu'il y e�t l� une maison louche, dont une bande de soldats ivres
faisaient le si�ge; et, craignant d'attraper quelque mauvais coup,
dans la bagarre, il revint sur ses pas. D�s lors, il s'ent�ta, il
poussa jusqu'au bout de la Grande-Rue, tant�t marchant en
�quilibre sur des timons de voiture, tant�t escaladant des
fourgons. Place du coll�ge, il fut port� sur des �paules pendant
une trentaine de pas. Il retomba, faillit avoir les c�tes
d�fonc�es, ne se sauva qu'en se hissant aux barreaux d'une grille.
Et, lorsqu'il atteignit enfin la rue Maqua, en sueur, en lambeaux,
il y avait plus d'une heure qu'il s'�puisait, depuis son d�part de
la Sous-Pr�fecture, pour faire un chemin qui lui demandait,
d'habitude, moins de cinq minutes.

Le major Bouroche, voulant �viter l'envahissement du jardin et de


l'ambulance, avait eu la pr�caution de faire placer deux
factionnaires � la porte. Cela fut un soulagement pour Delaherche,
qui venait de penser tout d'un coup que sa maison �tait peut-�tre
livr�e au pillage. Dans le jardin, la vue de l'ambulance � peine
�clair�e par quelques lanternes, et d'o� s'exhalait une mauvaise
haleine de fi�vre, lui fit de nouveau froid au coeur. Il butta
contre un soldat endormi sur le pav�, il se rappela le tr�sor du
7e corps, que gardait cet homme depuis le matin, oubli� l� sans
doute par ses chefs, rompu d'une telle fatigue, qu'il s'�tait
couch�. D'ailleurs, la maison semblait vide, toute noire au rez-
de-chauss�e, les portes ouvertes. Les servantes devaient �tre
rest�es � l'ambulance, car il n'y avait personne dans la cuisine,
o� fumait seulement une petite lampe triste. Il alluma un
bougeoir, il monta doucement le grand escalier, pour ne pas
r�veiller sa m�re et sa femme, qu'il avait suppli�es de se mettre
au lit, apr�s une journ�e si laborieuse et d'une si terrible
�motion.

Mais, en entrant dans son cabinet, il eut un saisissement. Un


soldat se trouvait allong� sur le canap� o� le capitaine Beaudoin
avait dormi pendant quelques heures, la veille; et il ne comprit
que lorsqu'il eut reconnu Maurice, le fr�re d'Henriette. D'autant
plus que, s'�tant retourn�, il venait de voir, sur un tapis,
envelopp� d'une couverture, un autre soldat encore, ce Jean,
aper�u avant la bataille. Tous deux, �cras�s, semblaient morts. Il
ne s'arr�ta point, alla jusqu'� la chambre de sa femme, qui �tait
voisine. Une lampe y br�lait, sur un coin de table, au milieu d'un
silence frissonnant. En travers du lit, Gilberte s'�tait jet�e
toute v�tue, dans la crainte sans doute de quelque catastrophe.
Tr�s calme, elle dormait, tandis que, pr�s d'elle, assise sur une
chaise, et la t�te seulement tomb�e au bord du matelas, Henriette
sommeillait aussi, d'un sommeil agit� de cauchemars, avec de
grosses larmes sous les paupi�res. Un moment, il les regarda,
tent� de r�veiller la jeune femme, pour savoir. �tait-elle all�e �
Bazeilles? Peut-�tre, s'il l'interrogeait, lui donnerait-elle des
nouvelles de sa teinturerie? Mais une piti� lui vint, il se
retirait, lorsque sa m�re, silencieuse, parut sur le seuil de la
porte, et lui fit signe de la suivre.

Dans la salle � manger, qu'ils travers�rent, il t�moigna son


�tonnement.

-- Comment, vous ne vous �tes pas couch�e?

Elle dit non d'abord de la t�te; puis, � demi-voix:

-- Je ne peux pas dormir, je me suis install�e dans un fauteuil,


pr�s du colonel... Une tr�s forte fi�vre vient de le prendre, et
il s'�veille � chaque instant, il me questionne... Moi, je ne sais
que lui r�pondre. Entre donc le voir.

M De Vineuil, d�j�, s'�tait rendormi. Sur l'oreiller, on


distinguait � peine sa longue face rouge, que ses moustaches
barraient d'un flot de neige. Madame Delaherche avait mis un
journal devant la lampe, et tout ce coin de la chambre se trouvait
� demi obscur; pendant que la clart� vive tombait sur elle,
s�v�rement assise au fond du fauteuil, les mains abandonn�es, les
yeux au loin, dans une r�verie tragique.

-- Attends, murmura-t-elle, je crois qu'il t'a entendu, le voici


qui se r�veille encore.

En effet, le colonel rouvrait les yeux, les fixait sur Delaherche,


sans remuer la t�te. Il le reconnut, il demanda aussit�t d'une
voix que la fi�vre faisait trembler:

-- C'est fini, n'est-ce pas? on capitule.

Le fabricant, qui rencontra un regard de sa m�re, fut sur le point


de mentir. Mais � quoi bon? Il eut un geste d�courag�.

-- Que voulez-vous qu'on fasse? Si vous pouviez voir les rues de


la ville!... Le g�n�ral de Wimpffen vient de se rendre au grand
quartier Prussien, pour d�battre les conditions.

Les yeux de M De Vineuil s'�taient referm�s, un long frisson


l'agita, pendant que cette lamentation sourde lui �chappait:

-- Ah! mon Dieu, ah! mon Dieu...

Et, sans rouvrir les paupi�res, il continua d'une voix saccad�e:

-- Ah! ce que je voulais, c'�tait hier qu'on aurait d� le faire...


Oui, je connaissais le pays, j'ai dit mes craintes au g�n�ral;
mais, lui-m�me, on ne l'�coutait pas... L�-haut, au-dessus de
Saint-Menges, jusqu'� Fleigneux, toutes les hauteurs occup�es,
l'arm�e dominant Sedan, ma�tresse du d�fil� de Saint-Albert...
Nous attendons l�, nos positions sont inexpugnables, la route de
M�zi�res reste ouverte...
Sa parole s'embarrassait, il balbutia encore quelques mots
inintelligibles, pendant que la vision de bataille, n�e de la
fi�vre, se brouillait peu � peu, emport�e dans le sommeil. Il
dormait, peut-�tre continuait-il � r�ver la victoire.

-- Est-ce que le major r�pond de lui? demanda Delaherche � voix


basse.

Madame Delaherche fit un signe de t�te affirmatif.

-- N'importe, c'est terrible, ces blessures au pied, reprit-il. Le


voil� au lit pour longtemps, n'est-ce pas?

Cette fois, elle resta silencieuse, comme perdue elle-m�me dans la


grande douleur de la d�faite. Elle �tait d�j� d'un autre �ge, de
cette vieille et rude bourgeoisie des fronti�res, si ardente
autrefois � d�fendre ses villes. Sous la vive clart� de la lampe,
son visage s�v�re, au nez sec, aux l�vres minces, disait sa col�re
et sa souffrance, toute la r�volte qui l'emp�chait de dormir.

Alors, Delaherche se sentit isol�, envahi d'une d�tresse affreuse.


La faim le reprenait, intol�rable, et il crut que la faiblesse
seule lui �tait ainsi tout courage. Sur la pointe des pieds, il
quitta la chambre, descendit de nouveau dans la cuisine, avec le
bougeoir. Mais il y trouva plus de m�lancolie encore, le fourneau
�teint, le buffet vide, les torchons jet�s en d�sordre, comme si
le vent du d�sastre avait souffl� l� aussi, emportant toute la
gaiet� vivante de ce qui se mange et de ce qui se boit. D'abord,
il crut qu'il ne d�couvrirait pas m�me une cro�te, les restes de
pain ayant pass� � l'ambulance, dans la soupe. Puis, au fond d'une
armoire, il tomba sur des haricots de la veille, oubli�s. Et il
les mangea sans beurre, sans pain, debout, n'osant remonter pour
faire un pareil repas, se h�tant au milieu de cette cuisine morne,
que la petite lampe vacillante empoisonnait d'une odeur de
p�trole.

Il n'�tait gu�re plus de dix heures, et Delaherche resta


d�soeuvr�, en attendant de savoir si la capitulation allait �tre
sign�e enfin. Une inqui�tude persistait en lui, la crainte que la
lutte ne f�t reprise, toute une terreur de ce qui se passerait
alors, dont il ne parlait pas, qui lui pesait sourdement sur la
poitrine. Quand il fut remont� dans son cabinet, o� Maurice et
Jean n'avaient pas boug�, vainement il essaya de s'allonger au
fond d'un fauteuil: le sommeil ne venait pas, des bruits d'obus le
redressaient en sursaut, d�s qu'il �tait sur le point de perdre
connaissance. C'�tait l'effroyable canonnade de la journ�e qu'il
avait gard�e dans les oreilles; et il �coutait un instant, effar�,
et il restait tremblant du grand silence qui, maintenant,
l'entourait. Ne pouvant dormir, il pr�f�ra se remettre debout, il
erra par les pi�ces noires, �vitant d'entrer dans la chambre o� sa
m�re veillait le colonel, car le regard fixe dont elle suivait sa
marche, finissait par le g�ner. � deux reprises, il retourna voir
si Henriette ne s'�tait point �veill�e, il s'arr�ta devant le
visage de sa femme, si paisible. Jusqu'� deux heures du matin, ne
sachant que faire, il redescendit, remonta, changea de place.

Cela ne pouvait durer. Delaherche r�solut de retourner encore � la


Sous-Pr�fecture, sentant bien que tout repos lui serait
impossible, tant qu'il ne saurait pas. Mais, en bas, devant la rue
encombr�e, il fut pris d'un d�sespoir: jamais il n'aurait la force
d'aller et de revenir, au milieu des obstacles dont le souvenir
seul lui cassait les membres. Et il h�sitait, lorsqu'il vit
arriver le major Bouroche, soufflant, jurant.

-- Tonnerre de Dieu! c'est � y laisser les pattes!

Il avait d� se rendre � l'H�tel de Ville, pour supplier le maire


de r�quisitionner du chloroforme et de lui en envoyer d�s le jour,
car sa provision se trouvait �puis�e, des op�rations �taient
urgentes, et il craignait, comme il disait, d'�tre oblig� de
charcuter les pauvres bougres, sans les endormir.

-- Eh bien? demanda Delaherche.

-- Eh bien, ils ne savent seulement pas si les pharmaciens en ont


encore!

Mais le fabricant se moquait du chloroforme. Il reprit:

-- Non, non... Est-ce fini, l�-bas? a-t-on sign� avec les


Prussiens?

Le major eut un geste violent.

-- Rien de fait! cria-t-il. Wimpffen vient de rentrer... Il para�t


que ces brigands-l� ont des exigences � leur flanquer des
gifles... Ah! qu'on recommence donc, et que nous crevions tous, �a
vaudra mieux!

Delaherche l'�coutait, p�lissant.

-- Mais est-ce bien certain, ce que vous me racontez?

-- Je le tiens de ces bourgeois du conseil municipal, qui sont l�-


bas en permanence... Un officier �tait venu de la Sous-Pr�fecture
leur tout dire.

Et il ajouta des d�tails. C'�tait au ch�teau de Bellevue, pr�s de


Donchery, que l'entrevue avait eu lieu, entre le g�n�ral de
Wimpffen, le g�n�ral de Moltke et Bismarck. Un terrible homme, ce
g�n�ral de Moltke, sec et dur, avec sa face glabre de chimiste
math�maticien, qui gagnait les batailles du fond de son cabinet, �
coups d'alg�bre! Tout de suite, il avait tenu � �tablir qu'il
connaissait la situation d�sesp�r�e de l'arm�e Fran�aise: pas de
vivres, pas de munitions, la d�moralisation et le d�sordre,
l'impossibilit� absolue de rompre le cercle de fer o� elle �tait
enserr�e; tandis que les arm�es allemandes occupaient les
positions les plus fortes, pouvaient br�ler la ville en deux
heures. Froidement, il dictait sa volont�: l'arm�e Fran�aise tout
enti�re prisonni�re, avec armes et bagages. Bismarck, simplement,
l'appuyait, de son air de dogue bon enfant. Et, d�s lors, le
g�n�ral de Wimpffen s'�tait �puis� � combattre ces conditions, les
plus rudes qu'on e�t jamais impos�es � une arm�e battue. Il avait
dit sa malchance, l'h�ro�sme des soldats, le danger de pousser �
bout un peuple fier; il avait, pendant trois heures, menac�,
suppli�, parl� avec une �loquence d�sesp�r�e et superbe, demandant
qu'on se content�t d'interner les vaincus au fond de la France, en
Alg�rie m�me; et l'unique concession avait fini par �tre que ceux
d'entre les officiers qui prendraient, par �crit et sur l'honneur,
l'engagement de ne plus servir, pourraient se rendre dans leurs
foyers. Enfin, l'armistice devait �tre prolong� jusqu'au lendemain
matin, � dix heures. Si, � cette heure-l�, les conditions
n'�taient pas accept�es, les batteries Prussiennes ouvriraient le
feu de nouveau, la ville serait br�l�e.

-- C'est stupide! cria Delaherche, on ne br�le pas une ville qui


n'a rien fait pour �a!

Le major acheva de le mettre hors de lui, en ajoutant que des


officiers qu'il venait de voir, � l'h�tel de l'Europe, parlaient
d'une sortie en masse, avant le jour. Depuis que les exigences
allemandes �taient connues, une surexcitation extr�me se
d�clarait, on risquait les projets les plus extravagants. L'id�e
m�me qu'il ne serait pas loyal de profiter des t�n�bres pour
rompre la tr�ve, sans avertissement aucun, n'arr�tait personne; et
c'�taient des plans fous, la marche reprise sur Carignan, au
travers des Bavarois, gr�ce � la nuit noire, le plateau d'Illy
reconquis, par une surprise, la route de M�zi�res d�bloqu�e, ou
encore un �lan irr�sistible, pour se jeter d'un saut en Belgique.
D'autres, � la v�rit�, ne disaient rien, sentaient la fatalit� du
d�sastre, auraient tout accept�, tout sign�, pour en finir, dans
un cri heureux de soulagement.

-- Bonsoir! conclut Bouroche. Je vais t�cher de dormir deux


heures, j'en ai grand besoin.

Rest� seul, Delaherche suffoqua. Eh quoi? c'�tait vrai, on allait


recommencer � se battre, incendier et raser Sedan! Cela devenait
in�vitable, l'effrayante chose aurait certainement lieu, d�s que
le soleil serait assez haut sur les collines, pour �clairer
l'horreur du massacre. Et, machinalement, il escalada une fois
encore l'escalier raide des greniers, il se retrouva parmi les
chemin�es, au bord de l'�troite terrasse qui dominait la ville.
Mais, � cette heure, il �tait l�-haut en pleines t�n�bres, dans
une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres, o� d'abord
il ne distingua absolument rien. Puis, ce furent les b�timents de
la fabrique, au-dessous de lui, qui se d�gag�rent les premiers, en
masses confuses qu'il reconnaissait: la chambre de la machine, les
salles des m�tiers, les s�choirs, les magasins; et cette vue, ce
p�t� �norme de constructions, qui �tait son orgueil et sa
richesse, le bouleversa de piti� sur lui-m�me, quand il eut song�
que, dans quelques heures, il n'en resterait que des cendres. Ses
regards remont�rent vers l'horizon, firent le tour de cette
immensit� noire, o� dormait la menace du lendemain. Au midi, du
c�t� de Bazeilles, des flamm�ches s'envolaient, au-dessus des
maisons qui tombaient en braise; tandis que, vers le nord, la
ferme du bois de la Garenne, incendi�e le soir, br�lait toujours,
ensanglantant les arbres d'une grande clart� rouge. Pas d'autres
feux, rien que ces deux flamboiements, un insondable ab�me,
travers� de la seule �pouvante des rumeurs �parses. L�-bas, peut-
�tre tr�s loin, peut-�tre sur les remparts, quelqu'un pleurait.
Vainement, il t�chait de percer le voile, de voir le Liry, la
Marf�e, les batteries de Fr�nois et de Wadelincourt, cette
ceinture de b�tes de bronze qu'il sentait l�, le cou tendu, la
gueule b�ante. Et, comme il ramenait les regards sur la ville,
autour de lui, il en entendit le souffle d'angoisse. Ce n'�tait
pas seulement le mauvais sommeil des soldats tomb�s par les rues,
le sourd craquement de cet amas d'hommes, de b�tes et de canons.
Ce qu'il croyait saisir, c'�tait l'insomnie anxieuse des
bourgeois, ses voisins, qui eux non plus ne pouvaient dormir,
secou�s de fi�vre, dans l'attente du jour. Tous devaient savoir
que la capitulation n'�tait pas sign�e, et tous comptaient les
heures, grelottaient � l'id�e que, si elle ne se signait pas, ils
n'auraient qu'� descendre dans leurs caves, pour y mourir,
�cras�s, mur�s sous les d�combres. Il lui sembla qu'une voix
�perdue montait de la rue des Voyards, criant � l'assassin, au
milieu d'un brusque cliquetis d'armes. Il se pencha, il resta dans
l'�paisse nuit, perdu en plein ciel de brume, sans une �toile,
envelopp� d'un tel frisson, que tout le poil de sa chair se
h�rissait.

En bas, sur le canap�, Maurice s'�veilla, au petit jour.


Courbatur�, il ne bougea pas, les yeux sur les vitres, peu � peu
blanchies d'une aube livide. Les abominables souvenirs lui
revenaient, la bataille perdue, la fuite, le d�sastre, dans la
lucidit� aigu� du r�veil. Il revit tout, jusqu'au moindre d�tail,
il souffrit affreusement de la d�faite, dont le retentissement
descendait aux racines de son �tre, comme s'il s'en �tait senti le
coupable. Et il raisonnait le mal, s'analysant, retrouvant
aiguis�e la facult� de se d�vorer lui-m�me. N'�tait-il pas le
premier venu, un des passants de l'�poque, certes d'une
instruction brillante, mais d'une ignorance crasse en tout ce
qu'il aurait fallu savoir, vaniteux avec cela au point d'en �tre
aveugle, perverti par l'impatience de jouir et par la prosp�rit�
menteuse du r�gne? Puis, c'�tait une autre �vocation: son grand-
p�re, n� en 1780, un des h�ros de la grande arm�e, un des
vainqueurs d'Austerlitz, de Wagram et de Friedland; son p�re, n�
en 1811, tomb� � la bureaucratie, petit employ� m�diocre,
percepteur au Chesne-Populeux, o� il s'�tait us�; lui, n� en 1841,
�lev� en monsieur, re�u avocat, capable des pires sottises et des
plus grands enthousiasmes, vaincu � Sedan, dans une catastrophe
qu'il devinait immense, finissant un monde; et cette
d�g�n�rescence de la race, qui expliquait comment la France
victorieuse avec les grands-P�res avait pu �tre battue dans les
petits-Fils, lui �crasait le coeur, telle qu'une maladie de
famille, lentement aggrav�e, aboutissant � la destruction fatale,
quand l'heure avait sonn�. Dans la victoire, il se serait senti si
brave et triomphant! Dans la d�faite, d'une faiblesse nerveuse de
femme, il c�dait � un de ces d�sespoirs immenses, o� le monde
entier sombrait. Il n'y avait plus rien, la France �tait morte.
Des sanglots l'�touff�rent, il pleura, il joignit les mains,
retrouvant les b�gaiements de pri�re de son enfance:

-- Mon Dieu! prenez-moi donc... Mon Dieu! prenez donc tous ces
mis�rables qui souffrent...

Par terre, roul� dans la couverture, Jean s'agita. �tonn�, il


finit par s'asseoir sur son s�ant.

-- Quoi donc, mon petit? ... Tu es malade?

Puis, comprenant que c'�taient encore des id�es � coucher dehors,


selon son expression, il se fit paternel.

-- Voyons, qu'est-ce que tu as? faut pas se faire pour rien un


chagrin pareil!

-- Ah! s'�cria Maurice, c'est bien fichu, va! Nous pouvons nous
appr�ter � �tre Prussiens.

Et, comme le camarade, avec sa t�te dure d'illettr�, s'�tonnait,


il t�cha de lui faire comprendre l'�puisement de la race, la
disparition sous le flot n�cessaire d'un sang nouveau. Mais le
paysan, d'une branle t�tu de la t�te, refusait l'explication.

-- Comment! Mon champ ne serait plus � moi? Je laisserais les


Prussiens me le prendre, quand je ne suis pas tout � fait mort et
que j'ai encore mes deux bras? ... Allons donc!

Puis, � son tour, il dit son id�e, p�niblement, au petit bonheur


des mots. On avait re�u une sacr�e roul�e, �a c'�tait certain!
Mais on n'�tait pas tous morts peut-�tre, il en restait, et ceux-
l� suffiraient bien � reb�tir la maison, s'ils �taient de bons
bougres, travaillant dur, ne buvant pas ce qu'ils gagnaient. Dans
une famille, lorsqu'on prend de la peine et qu'on met de c�t�, on
parvient toujours � se tirer d'affaire, au milieu des pires
malchances. M�me il n'est pas mauvais, parfois, de recevoir une
bonne gifle: �a fait r�fl�chir. Et, mon Dieu! Si c'�tait vrai
qu'on avait quelque part de la pourriture, des membres g�t�s, eh
bien! �a valait mieux de les voir par terre, abattus d'un coup de
hache, que d'en crever comme d'un chol�ra.

-- Fichu, ah! non, non! r�p�ta-t-il � plusieurs reprises. Moi, je


ne suis pas fichu, je ne sens pas �a!

Et, tout �clop� qu'il �tait, les cheveux coll�s encore par le sang
de son �raflure, il se redressa, dans un besoin vivace de vivre,
de reprendre l'outil ou la charrue, pour reb�tir la maison, selon
sa parole. Il �tait du vieux sol obstin� et sage, du pays de la
raison, du travail et de l'�pargne.

-- Tout de m�me, reprit-il, �a me fait de la peine pour


l'empereur... Les affaires avaient l'air de marcher, le bl� se
vendait bien... Mais s�rement qu'il a �t� trop b�te, on ne se
fourre pas dans des histoires pareilles!

Maurice, qui demeurait an�anti, eut un nouveau geste de


d�solation.

-- Ah! l'empereur, je l'aimais au fond, malgr� mes id�es de


libert� et de r�publique... Oui, j'avais �a dans le sang, � cause
de mon grand-p�re sans doute... Et, voil� que c'est �galement
pourri de ce c�t�-L�, o� allons-nous tomber?

Ses yeux s'�garaient, il eut une plainte si douloureuse, que Jean,


pris d'inqui�tude, se d�cidait � se mettre debout, lorsqu'il vit
entrer Henriette. Elle venait de se r�veiller, en entendant le
bruit des voix, de la chambre voisine. Un jour bl�me, maintenant,
�clairait la pi�ce.
-- Vous arrivez � propos pour le gronder, dit-il, affectant de
rire. Il n'est gu�re sage.

Mais la vue de sa soeur, si p�le, si afflig�e, avait d�termin�


chez Maurice une crise salutaire d'attendrissement. Il ouvrit les
bras, l'appela sur sa poitrine; et, lorsqu'elle se fut jet�e � son
cou, une grande douceur le p�n�tra. Elle pleurait elle-m�me, leurs
larmes se m�l�rent.

-- Ah! ma pauvre, pauvre ch�rie, que je m'en veux de n'avoir pas


plus de courage pour te consoler!... Ce bon Weiss, ton mari qui
t'aimait tant! que vas-tu devenir? Toujours, tu as �t� la victime,
sans que jamais tu te sois plainte... Moi-m�me, t'en ai-je caus�
d�j� du chagrin, et qui sait si je ne t'en causerai pas encore!

Elle le faisait taire, lui mettait la main sur la bouche, lorsque


Delaherche entra, boulevers�, hors de lui. Il avait fini par
descendre de la terrasse, repris d'une fringale, d'une de ces
faims nerveuses, que la fatigue exasp�re; et, comme il �tait
retourn� dans la cuisine pour boire quelque chose de chaud, il
venait de trouver l�, avec la cuisini�re, un parent � elle, un
menuisier de Bazeilles, � qui elle servait justement du vin chaud.
Alors, cet homme, un des derniers habitants rest�s l�-bas, au
milieu des incendies, lui avait cont� que sa teinturerie �tait
absolument d�truite, un tas de d�combres.

-- Hein? les brigands, croyez-vous! b�gaya-t-il en s'adressant �


Jean et � Maurice. Tout est bien perdu, ils vont incendier Sedan
ce matin, comme ils ont incendi� Bazeilles hier... Je suis ruin�,
je suis ruin�!

La meurtrissure qu'Henriette avait au front, le frappa, et il se


souvint qu'il n'avait pu encore causer avec elle.

-- C'est vrai, vous y �tes all�e, vous avez attrap� �a... Ah! ce
pauvre Weiss!

Et, brusquement, comprenant, aux yeux rouges de la jeune femme,


qu'elle savait la mort de son mari, il l�cha un affreux d�tail,
cont� � l'instant par le menuisier.

-- Ce pauvre Weiss! il para�t qu'ils l'ont br�l�... Oui, ils ont


ramass� les corps des habitants pass�s par les armes, ils les ont
jet�s dans le brasier d'une maison qui flambait, arros�e de
p�trole.

Saisie d'horreur, Henriette l'�coutait. Mon Dieu! pas m�me la


consolation d'aller reprendre et d'ensevelir son cher mort, dont
le vent disperserait les cendres! Maurice, de nouveau, l'avait
serr�e entre ses bras, et il l'appelait sa pauvre Cendrillon,
d'une voix de caresse, il la suppliait de ne pas se faire tant de
chagrin, elle si brave.

Au bout d'un silence, Delaherche, qui regardait � la fen�tre le


jour grandir, se retourna vivement, pour dire aux deux soldats:

-- � propos, j'oubliais... J'�tais mont� vous pr�venir qu'il y a,


en bas, dans la remise o� l'on a d�pos� le tr�sor, un officier qui
est en train de distribuer l'argent aux hommes, pour que les
Prussiens ne l'aient pas... Vous devriez descendre, �a peut �tre
utile, de l'argent, si nous ne sommes pas tous morts ce soir.

L'avis �tait bon, Maurice et Jean descendirent, apr�s qu'Henriette


eut consenti � prendre la place de son fr�re sur le canap�. Quant
� Delaherche, il traversa la chambre voisine, o� il retrouva
Gilberte avec son calme visage, dormant toujours son sommeil
d'enfant, sans que le bruit des paroles ni les sanglots l'eussent
m�me fait changer de position. Et de l�, il allongea la t�te dans
la pi�ce o� sa m�re veillait M De Vineuil; mais celle-ci s'�tait
assoupie au fond de son fauteuil, tandis que le colonel, les
paupi�res closes, n'avait pas boug�, an�anti de fi�vre.

Il ouvrit les yeux tout grands, il demanda:

-- Eh bien, c'est fini, n'est-ce pas?

Contrari� par la question, qui le retenait au moment o� il


esp�rait s'�chapper, Delaherche eut un geste de col�re, en
�touffant sa voix.

-- Ah! oui, fini! jusqu'� ce que �a recommence!... Rien n'est


sign�.

D'une voix tr�s basse, le colonel continuait, dans un commencement


de d�lire:

-- Mon Dieu! que je meure avant la fin!... Je n'entends pas le


canon. Pourquoi ne tire-t-on plus? ... L�-haut, � Saint-Menges, �
Fleigneux, nous commandons toutes les routes, nous jetterons les
Prussiens � la Meuse, s'ils veulent tourner Sedan pour nous
attaquer. La ville est � nos pieds, ainsi qu'un obstacle, qui
renforce encore nos positions... En marche! le 7e corps prendra la
t�te, le 12e prot�gera la retraite...

Et ses mains sur le drap s'agitaient, allaient comme au trot du


cheval qui le portait, dans son r�ve. Peu � peu, elles se
ralentirent, � mesure que ses paroles devenaient lourdes et qu'il
se rendormait. Elles s'arr�t�rent, il restait sans un souffle,
assomm�.

-- Reposez-vous, avait chuchot� Delaherche, je reviendrai, quand


j'aurai des nouvelles.

Puis, apr�s s'�tre assur� qu'il n'avait pas r�veill� sa m�re, il


s'esquiva, il disparut.

Dans la remise, en bas, Jean et Maurice venaient en effet de


trouver, assis sur une chaise de la cuisine, prot�g� par une seule
petite table de bois blanc, un officier payeur qui, sans plume,
sans re�u, sans paperasse d'aucune sorte, distribuait des
fortunes. Il puisait simplement au fond des sacoches d�bordantes
de pi�ces d'or; et, ne prenant pas m�me la peine de compter, �
poign�es rapides, il emplissait les k�pis de tous les sergents du
7e corps, qui d�filaient devant lui. Ensuite, il �tait convenu que
les sergents partageraient les sommes entre les soldats de leur
demi-section. Chacun d'eux recevait �a d'un air gauche, ainsi
qu'une ration de caf� ou de viande, puis s'en allait, embarrass�,
vidant le k�pi dans leurs poches, pour ne pas se retrouver par les
rues, avec tout cet or au grand jour. Et pas une parole n'�tait
dite, on n'entendait que le ruissellement cristallin des pi�ces,
au milieu de la stupeur de ces pauvres diables, � se voir accabler
de cette richesse, quand il n'y avait plus, dans la ville, un pain
ni un litre de vin � acheter.

Lorsque Jean et Maurice s'avanc�rent, l'officier d'abord retira la


poign�e de louis qu'il tenait.

-- Vous n'�tes sergent ni l'un ni l'autre... Il n'y a que les


sergents qui aient le droit de toucher...

Puis, lass� d�j�, ayant h�te d'en finir:

-- Ah! tenez, vous, le caporal, prenez tout de m�me... D�p�chons-


nous, � un autre!

Et il avait laiss� tomber les pi�ces d'or dans le k�pi que Jean
lui tendait. Celui-ci, remu� par le chiffre de la somme, pr�s de
six cents francs, voulut tout de suite que Maurice en pr�t la
moiti�. On ne savait pas, ils pouvaient �tre brusquement s�par�s
l'un de l'autre.

Ce fut dans le jardin qu'ils firent le partage, devant


l'ambulance; et ils y entr�rent ensuite, en reconnaissant sur la
paille, presque � la porte, le tambour de leur compagnie, Bastian,
un gros gar�on gai, qui avait eu la malchance d'attraper une balle
perdue dans l'aine, vers cinq heures, lorsque la bataille �tait
finie. Il agonisait depuis la veille.

Sous le petit jour blanc du matin, � ce moment du r�veil, la vue


de l'ambulance les gla�a. Trois bless�s encore �taient morts
pendant la nuit, sans qu'on s'en aper��t; et les infirmiers se
h�taient de faire de la place aux autres, en emportant les
cadavres. Les op�r�s de la veille, dans leur somnolence,
rouvraient de grands yeux, regardaient avec h�b�tement ce vaste
dortoir de souffrance, o�, sur de la liti�re, gisait tout un
troupeau � demi �gorg�. On avait eu beau donner un coup de balai,
le soir, faire un bout de m�nage, apr�s la cuisine sanglante des
op�rations: le sol mal essuy� gardait des tra�n�es de sang, une
grosse �ponge tach�e de rouge, pareille � une cervelle, nageait
dans un seau; une main oubli�e, avec ses doigts cass�s, tra�nait �
la porte, sous le hangar. C'�taient les miettes de la boucherie,
l'affreux d�chet d'un lendemain de massacre, dans le morne lever
de l'aube. Et l'agitation, ce besoin de vie turbulent des
premi�res heures, avait fait place � une sorte d'�crasement, sous
la fi�vre lourde. � peine, troublant le moite silence, une plainte
s'�levait-elle, b�gay�e, assourdie de sommeil. Les yeux vitreux
s'effaraient de revoir le jour, les bouches emp�t�es soufflaient
une haleine mauvaise, toute la salle tombait � cette suite de
journ�es sans fin, livides, naus�abondes, coup�es d'agonie,
qu'allaient vivre les mis�rables �clop�s qui s'en tireraient peut-
�tre, au bout de deux ou trois mois, avec un membre de moins.

Bouroche, dont la tourn�e commen�ait, apr�s quelques heures de


repos, s'arr�ta devant le tambour Bastian, puis passa, avec un
imperceptible haussement d'�paules. Rien � faire. Pourtant, le
tambour avait ouvert les yeux; et, comme ressuscit�, il suivait
d'un regard vif un sergent qui avait eu la bonne id�e d'entrer,
son k�pi plein d'or � la main, pour voir s'il n'y aurait pas
quelques-uns de ses hommes, parmi ces pauvres diables. Justement,
il en trouva deux, leur donna � chacun vingt francs. D'autres
sergents arriv�rent, l'or se mit � pleuvoir sur la paille. Et
Bastian, qui �tait parvenu � se redresser, tendit ses deux mains
que l'agonie secouait.

-- � moi! � moi!

Le sergent voulut passer outre, comme avait pass� Bouroche. � quoi


bon? Puis, c�dant � une impulsion de brave homme, il jeta des
pi�ces sans compter, dans les deux mains d�j� froides.

-- � moi! � moi!

Bastian �tait retomb� en arri�re. Il t�cha de rattraper l'or qui


s'�chappait, t�tonna longuement, les doigts raidis. Et il mourut.

-- Bonsoir, monsieur a souffl� sa chandelle! dit un voisin, un


petit zouave sec et noir. C'est vexant, quand on a de quoi se
payer du sirop!

Lui, avait le pied gauche serr� dans un appareil. Pourtant, il


r�ussit � se soulever, � se tra�ner sur les coudes et sur les
genoux; et, arriv� pr�s du mort, il ramassa tout, fouilla les
mains, fouilla les plis de la capote. Lorsqu'il fut revenu � sa
place, remarquant qu'on le regardait, il se contenta de dire:

-- Pas besoin, n'est-ce pas? que �a se perde.

Maurice, le coeur �touff� dans cet air de d�tresse humaine,


s'�tait h�t� d'entra�ner Jean. Comme ils retraversaient le hangar
aux op�rations, ils virent Bouroche, exasp�r� de n'avoir pu se
procurer du chloroforme, qui se d�cidait � couper tout de m�me la
jambe d'un pauvre petit bonhomme de vingt ans. Et ils s'enfuirent,
pour ne pas entendre.

� cette minute, Delaherche revenait de la rue. Il les appela du


geste, leur cria:

-- Montez, montez vite!... Nous allons d�jeuner, la cuisini�re a


r�ussi � se procurer du lait. Vraiment, ce n'est pas dommage, on a
grand besoin de prendre quelque chose de chaud!

Et, malgr� son effort, il ne pouvait renfoncer toute la joie dont


il exultait. Il baissa la voix, il ajouta, rayonnant:

-- Ca y est, cette fois! le g�n�ral de Wimpffen est reparti, pour


signer la capitulation.

Ah! quel soulagement immense, sa fabrique sauv�e, l'atroce


cauchemar dissip�, la vie qui allait reprendre, douloureuse, mais
la vie, la vie enfin! Neuf heures sonnaient, c'�tait la petite
Rose, accourue dans le quartier, chez une tante boulang�re, pour
avoir du pain, au travers des rues un peu d�sencombr�es, qui
venait de lui conter les �v�nements de la matin�e, � la Sous-
Pr�fecture. D�s huit heures, le g�n�ral de Wimpffen avait r�uni un
nouveau conseil de guerre, plus de trente g�n�raux, auxquels il
avait dit les r�sultats de sa d�marche, ses efforts inutiles, les
dures exigences de l'ennemi victorieux. Ses mains tremblaient, une
�motion violente lui emplissait les yeux de larmes. Et il parlait
encore, lorsqu'un colonel de l'�tat-major Prussien s'�tait
pr�sent� en parlementaire, au nom du g�n�ral de Moltke, pour
rappeler que si, � dix heures, une r�solution n'�tait pas prise,
le feu serait rouvert sur la ville de Sedan. Le conseil, alors,
devant l'effroyable n�cessit�, n'avait pu qu'autoriser le g�n�ral
� se rendre de nouveau au ch�teau de Bellevue, pour accepter tout.
D�j�, le g�n�ral devait y �tre, l'arm�e Fran�aise enti�re �tait
prisonni�re, avec armes et bagages.

Ensuite, Rose s'�tait r�pandue en d�tails sur l'agitation


extraordinaire que la nouvelle soulevait dans la ville. � la Sous-
Pr�fecture, elle avait vu des officiers qui arrachaient leurs
�paulettes, en fondant en pleurs comme des enfants. Sur le pont,
des cuirassiers jetaient leurs sabres � la Meuse; et tout un
r�giment avait d�fil�, chaque homme lan�ait le sien, regardait
l'eau jaillir, puis se refermer. Dans les rues, les soldats
saisissaient leur fusil par le canon, en brisaient la crosse
contre les murs; tandis que des artilleurs, qui avaient enlev� le
m�canisme des mitrailleuses, s'en d�barrassaient au fond des
�gouts. Il y en avait qui enterraient, qui br�laient des drapeaux.
Place Turenne, un vieux sergent, mont� sur une borne, insultait
les chefs, les traitait de l�ches, comme pris d'une folie subite.
D'autres semblaient h�b�t�s, avec de grosses larmes silencieuses.
Et, il fallait bien l'avouer, d'autres, le plus grand nombre,
avaient des yeux qui riaient d'aise, un all�gement ravi de toute
leur personne. Enfin, c'�tait donc le bout de leur mis�re, ils
�taient prisonniers, ils ne se battraient plus! Depuis tant de
jours, ils souffraient de trop marcher, de ne pas manger!
D'ailleurs, � quoi bon se battre, puisqu'on n'�tait pas les plus
forts? Tant mieux si les chefs les avaient vendus, pour en finir
tout de suite! Cela �tait si d�licieux, de se dire qu'on allait
ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits!

En haut, comme Delaherche rentrait dans la salle � manger, avec


Maurice et Jean, sa m�re l'appela.

-- Viens donc, le colonel m'inqui�te.

M De Vineuil, les yeux ouverts, avait repris tout haut le r�ve


haletant de sa fi�vre.

-- Qu'importe! si les Prussiens nous coupent de M�zi�res... Les


voici qui finissent par tourner le bois de la Falizette, tandis
que d'autres montent le long du ruisseau de la Givonne... La
fronti�re est derri�re nous, et nous la franchirons d'un saut,
lorsque nous en aurons tu� le plus possible... Hier, c'�tait ce
que je voulais...

Mais ses regards ardents venaient de rencontrer Delaherche. Il le


reconnut, il sembla se d�griser, sortir de l'hallucination de sa
somnolence; et, retomb� � la r�alit� terrible, il demanda pour la
troisi�me fois:
-- N'est-ce pas? c'est fini!

Du coup, le fabricant de drap ne put r�primer l'explosion de son


contentement.

-- Ah! oui, Dieu merci! Fini tout � fait... La capitulation doit


�tre sign�e � cette heure.

Violemment, le colonel s'�tait mis debout, malgr� son pied band�;


et il prit son �p�e, rest�e sur une chaise, il voulut la rompre
d'un effort. Mais ses mains tremblaient trop, l'acier glissa.

-- Prenez garde! il va se couper! criait Delaherche. C'est


dangereux, �te-lui donc �a des mains!

Et ce fut Madame Delaherche qui s'empara de l'�p�e. Puis, devant


le d�sespoir de M De Vineuil, au lieu de la cacher, comme son fils
lui disait de le faire, elle la brisa d'un coup sec, sur son
genou, avec une force extraordinaire, dont elle-m�me n'aurait pas
cru capables ses pauvres mains. Le colonel s'�tait recouch�, et il
pleura, en regardant sa vieille amie d'un air d'infinie douceur.

Dans la salle � manger, cependant, la cuisini�re venait de servir


des bols de caf� au lait pour tout le monde. Henriette et Gilberte
s'�taient r�veill�es, cette derni�re repos�e par un bon sommeil,
le visage clair, les yeux gais; et elle embrassait tendrement son
amie, qu'elle plaignait, disait-elle, du plus profond de son �me.
Maurice se pla�a pr�s de sa soeur, tandis que Jean, un peu gauche,
ayant d� accepter lui aussi, se trouva en face de Delaherche.
Jamais Madame Delaherche ne consentit � venir s'attabler, on lui
porta un bol, qu'elle se contenta de boire. Mais, � c�t�, le
d�jeuner des cinq, d'abord silencieux, s'anima bient�t. On �tait
d�labr�, on avait tr�s faim, comment ne pas se r�jouir de se
retrouver l�, intacts, bien portants, lorsque des milliers de
pauvres diables couvraient encore les campagnes environnantes?
Dans la grande salle � manger fra�che, la nappe toute blanche
�tait une joie pour les yeux, et le caf� au lait, tr�s chaud,
semblait exquis.

On causa. Delaherche, qui avait d�j� repris son aplomb de riche


industriel, d'une bonhomie de patron aimant la popularit�, s�v�re
seulement � l'insucc�s, en revint sur Napol�on III, dont la figure
hantait, depuis l'avant-veille, sa curiosit� de badaud. Et il
s'adressait � Jean, n'ayant l� que ce gar�on simple.

-- Ah! monsieur, oui! Je puis le dire, l'empereur m'a bien


tromp�... Car, enfin, ses thurif�raires ont beau plaider les
circonstances att�nuantes, il est �videmment la cause premi�re,
l'unique cause de nos d�sastres.

D�j�, il oubliait que, bonapartiste ardent, il avait, quelques


mois plus t�t, travaill� au triomphe du pl�biscite. Et il n'en
�tait m�me plus � plaindre celui qui allait devenir l'homme de
Sedan, il le chargeait de toutes les iniquit�s.

-- Un incapable, comme on est forc� d'en convenir � cette heure;


mais cela ne serait rien encore... Un esprit chim�rique, un
cerveau mal fait, � qui les choses ont sembl� r�ussir, tant que la
chance a �t� pour lui... Non, voyez-vous, il ne faut pas qu'on
essaye de nous apitoyer sur son sort, en nous disant qu'on l'a
tromp�, que l'opposition lui a refus� les hommes et les cr�dits
n�cessaires. C'est lui qui nous a tromp�s, dont les vices et les
fautes nous ont jet�s dans l'affreux g�chis o� nous sommes.

Maurice, qui ne voulait pas parler, ne put r�primer un sourire;


tandis que Jean, g�n� par cette conversation sur la politique,
craignant de dire des sottises, se contenta de r�pondre:

-- On raconte tout de m�me que c'est un brave homme.

Mais ces quelques mots, dits modestement, firent bondir


Delaherche. Toute la peur qu'il avait eue, toutes ses angoisses
�clat�rent, en un cri de passion exasp�r�e, tourn�e � la haine.

-- Un brave homme, en v�rit�, c'est bient�t dit!... Savez-vous,


monsieur, que ma fabrique a re�u trois obus, et que ce n'est pas
la faute � l'empereur, si elle n'a pas �t� br�l�e!... Savez-vous
que, moi qui vous parle, j'y vais perdre une centaine de mille
francs, � toute cette histoire imb�cile!... Ah! non, non! La
France envahie, incendi�e, extermin�e, l'industrie forc�e au
ch�mage, le commerce d�truit, c'est trop! Un brave homme comme �a,
nous en avons assez, que Dieu nous en pr�serve!... Il est dans la
boue et dans le sang, qu'il y reste!

Du poing, il fit le geste �nergique d'enfoncer, de maintenir sous


l'eau quelque mis�rable qui se d�battait. Puis, il acheva son
caf�, d'une l�vre gourmande. Gilberte avait eu un l�ger rire
involontaire, devant la distraction douloureuse d'Henriette,
qu'elle servait comme une enfant. Quand les bols furent vides, on
s'attarda, dans la paix heureuse de la grande salle � manger
fra�che.

Et, � cette heure m�me, Napol�on III �tait dans la pauvre maison
du tisserand, sur la route de Donchery. D�s cinq heures du matin,
il avait voulu quitter la Sous-Pr�fecture, mal � l'aise de sentir
Sedan autour de lui, comme un remords et une menace, toujours
tourment� du reste par le besoin d'apaiser un peu son coeur
sensible, en obtenant pour sa malheureuse arm�e des conditions
meilleures. Il d�sirait voir le roi de Prusse. Il �tait mont� dans
une cal�che de louage, il avait suivi la grande route large,
bord�e de hauts peupliers, cette premi�re �tape de l'exil, faite
sous le petit froid de l'aube, avec la sensation de toute la
grandeur d�chue qu'il laissait, dans sa fuite; et c'�tait, sur
cette route, qu'il venait de rencontrer Bismarck, accouru � la
h�te, en vieille casquette, en grosses bottes graiss�es,
uniquement d�sireux de l'amuser, de l'emp�cher de voir le roi,
tant que la capitulation ne serait pas sign�e. Le roi �tait encore
� Vendresse, � quatorze kilom�tres. O� aller? Sous quel toit
attendre? L�-bas, perdu dans une nu�e d'orage, le palais des
Tuileries avait disparu. Sedan semblait s'�tre recul� d�j� � des
lieues, comme barr� par un fleuve de sang. Il n'y avait plus de
ch�teaux imp�riaux, en France, plus de demeures officielles, plus
m�me de coin chez le moindre des fonctionnaires, o� il os�t
s'asseoir. Et c'�tait dans la maison du tisserand qu'il voulut
�chouer, la mis�rable maison aper�ue au bord du chemin, avec son
�troit potager enclos d'une haie, sa fa�ade d'un �tage, aux
petites fen�tres mornes. En haut, la chambre, simplement blanchie
� la chaux, �tait carrel�e, n'avait d'autres meubles qu'une table
de bois blanc et deux chaises de paille. Il y patienta pendant des
heures, d'abord en compagnie de Bismarck qui souriait � l'entendre
parler de g�n�rosit�, seul ensuite, tra�nant sa mis�re, collant sa
face terreuse aux vitres, regardant encore ce sol de France, cette
Meuse qui coulait si belle, au travers des vastes champs fertiles.

Puis, le lendemain, les jours suivants, ce furent les autres


�tapes abominables: le ch�teau de Bellevue, ce riant castel
bourgeois, dominant le fleuve, o� il coucha, o� il pleura, � la
suite de son entrevue avec le roi Guillaume; le cruel d�part,
Sedan �vit� par crainte de la col�re des vaincus et des affam�s,
le pont de bateaux que les Prussiens avaient jet� � Iges, le long
d�tour au nord de la ville, les chemins de traverse, les routes
�cart�es de Floing, de Fleigneux, d'Illy, toute cette lamentable
fuite en cal�che d�couverte; et l�, sur ce tragique plateau
d'Illy, encombr� de cadavres, la l�gendaire rencontre, le
mis�rable empereur, qui, ne pouvant plus m�me supporter le trot du
cheval, s'�tait affaiss� sous la violence de quelque crise, fumant
peut-�tre machinalement son �ternelle cigarette, tandis qu'un
troupeau de prisonniers, h�ves, couverts de sang et de poussi�re,
ramen�s de Fleigneux � Sedan, se rangeaient au bord du chemin pour
laisser passer la voiture, les premiers silencieux, les autres
grondant, les autres peu � peu exasp�r�s, �clatant en hu�es, les
poings tendus, dans un geste d'insulte et de mal�diction. Ensuite,
il y eut encore la travers�e interminable du champ de bataille, il
y eut une lieue de chemins d�fonc�s, parmi les d�bris, parmi les
d�bris, parmi les morts, aux yeux grands ouverts et mena�ants, il
y eut la campagne nue, les vastes bois muets, la fronti�re en haut
d'une mont�e, puis la fin de tout qui d�valait au del�, avec la
route bord�e de sapins, au fond de la vall�e �troite.

Et quelle premi�re nuit d'exil, � Bouillon, dans une auberge,


l'h�tel de la poste, entour� d'une telle foule de Fran�ais
r�fugi�s et de simples curieux, que l'empereur avait cru devoir se
montrer, au milieu de murmures et de coups de sifflet! La chambre,
dont les trois fen�tres donnaient sur la place et sur la Semoy,
�tait la banale chambre aux chaises recouvertes de damas rouge, �
l'armoire � glace d'acajou, � la chemin�e garnie d'une pendule de
zinc, que flanquaient des coquillages et des vases de fleurs
artificielles sous globe. � droite et � gauche de la porte, il y
avait deux petits lits jumeaux. Dans l'un, coucha un aide de camp,
que la fatigue fit dormir d�s neuf heures, � poings ferm�s. Dans
l'autre, l'empereur dut se retourner longuement, sans trouver le
sommeil; et, s'il se releva, pour promener son mal, il n'eut que
la distraction de regarder contre le mur, aux deux c�t�s de la
chemin�e, des gravures qui se trouvaient l�, l'une repr�sentant
Rouget De L'Isle chantant la _Marseillaise_, l'autre, le jugement
dernier, un appel furieux des trompettes des archanges qui
faisaient sortir de la terre tous les morts, la r�surrection du
charnier des batailles montant t�moigner devant Dieu.

� Sedan, le train de la maison imp�riale, les bagages encombrants


et maudits �taient rest�s en d�tresse, derri�re les lilas du sous-
pr�fet. On ne savait plus comment les faire dispara�tre, les �ter
des yeux du pauvre monde qui crevait de mis�re, tellement
l'insolence agressive qu'ils avaient prise, l'ironie affreuse
qu'ils devaient � la d�faite, devenaient intol�rables. Il fallut
attendre une nuit tr�s noire. Les chevaux, les voitures, les
fourgons, avec leurs casseroles d'argent, leurs tournebroches,
leurs paniers de vins fins, sortirent en grand myst�re de Sedan,
s'en all�rent eux aussi en Belgique, par les routes sombres, �
petit bruit, dans un frisson inquiet de vol.

Troisi�me partie

Pendant l'interminable journ�e de la bataille, Silvine, du coteau


de Remilly, o� �tait b�tie la petite ferme du p�re Fouchard,
n'avait cess� de regarder vers Sedan, dans le tonnerre et la fum�e
des canons, toute frissonnante � la pens�e d'Honor�. Et, le
lendemain, son inqui�tude augmenta encore, accrue par
l'impossibilit� de se procurer des nouvelles exactes, au milieu
des Prussiens qui gardaient les routes, refusant de r�pondre, ne
sachant du reste rien eux-m�mes. Le clair soleil de la veille
avait disparu, des averses �taient tomb�es, qui attristaient la
vall�e d'un jour livide.

Vers le soir, le p�re Fouchard, tourment� �galement dans son


mutisme voulu, ne pensant gu�re � son fils, mais anxieux de savoir
comment le malheur des autres allait tourner pour lui, �tait sur
le pas de sa porte � voir venir les �v�nements, lorsqu'il remarqua
un grand gaillard en blouse, qui, depuis un instant, r�dait le
long de la route, l'air embarrass� de sa personne. Sa surprise fut
si forte, en le reconnaissant, qu'il l'appela tout haut, malgr�
trois Prussiens qui passaient.

-- Comment! C'est toi, Prosper?

D'un geste �nergique, le chasseur d'Afrique lui ferma la bouche.


Puis, s'approchant, � demi-voix:

-- Oui, c'est moi. J'en ai assez de me battre pour rien, et j'ai


fil�... Dites donc, p�re Fouchard, vous n'avez pas besoin d'un
gar�on de ferme?

Le vieux, du coup, avait retrouv� toute sa prudence. Justement, il


cherchait quelqu'un. Mais c'�tait inutile � dire.

-- Un gar�on, ma foi, non! Pas dans ce moment... Entre tout de


m�me boire un verre. Je ne vais pas, bien s�r, te laisser en peine
sur la route.

Dans la salle, Silvine mettait la soupe au feu, tandis que le


petit Charlot se pendait � ses jupes, jouant et riant. D'abord,
elle ne reconnut pas Prosper, qui pourtant avait d�j� servi avec
elle, autrefois; et ce ne fut qu'en apportant deux verres et une
bouteille de vin, qu'elle le d�visagea. Elle eut un cri, elle ne
pensa qu'� Honor�.

-- Ah! Vous en venez, n'est-ce pas? ... Est-ce qu'Honor� va bien?

Prosper allait r�pondre, ensuite il h�sita. Depuis deux jours, il


vivait dans un r�ve, parmi une violente succession de choses
vagues, qui ne lui laissaient aucun souvenir pr�cis. Sans doute,
il croyait bien avoir vu Honor� mort, renvers� sur un canon; mais
il ne l'aurait plus affirm�; et � quoi bon d�soler le monde, quand
on n'est pas certain?

-- Honor�, murmura-t-il, je ne sais pas..., je ne puis pas dire...

Elle le regardait fixement, elle insista.

-- Alors, vous ne l'avez pas vu?

D'un geste lent, il agita les mains, avec un hochement de t�te.

-- Si vous croyez qu'on peut savoir! Il y a eu tant de choses,


tant de choses! De toute cette sacr�e bataille, tenez! Je ne
serais pas fichu d'en conter long comme �a... Non! Pas m�me les
endroits par o� j'ai pass�... On est comme des idiots, ma parole!

Et, apr�s avoir aval� un verre de vin, il resta morne, les yeux
perdus, l�-bas, dans les t�n�bres de sa m�moire.

-- Tout ce que je me rappelle, c'est que la nuit d�j� tombait, au


moment o� j'ai repris connaissance... Lorsque j'avais culbut�, en
chargeant, le soleil �tait tr�s haut. Depuis des heures, je devais
�tre l�, la jambe droite �cras�e sous mon vieux Z�phir, qui, lui,
avait re�u une balle en plein poitrail... Je vous assure que �a
n'avait rien de gai, cette position-L�, des tas de camarades
morts, et pas un chat de vivant, et l'id�e que j'allais crever moi
aussi, si personne ne venait me ramasser... Doucement, j'avais
t�ch� de d�gager ma hanche; mais impossible, Z�phir pesait bien
comme les cinq cent mille diables. Il �tait chaud encore. Je le
caressais, je l'appelais, avec des mots gentils. Et c'est �a,
voyez-vous, que jamais je n'oublierai: il a rouvert les yeux, il a
fait un effort pour relever sa pauvre t�te, qui tra�nait par
terre, � c�t� de la mienne. Alors, nous avons caus�: �mon pauvre
vieux, que je lui ai dit, ce n'est pas pour te le reprocher, mais
tu veux donc me voir claquer avec toi, que tu me tiens si fort?�
naturellement, il n'a pas r�pondu oui. Ca n'emp�che que j'ai lu
dans son regard trouble la grosse peine qu'il avait de me quitter.
Et je ne sais pas comment �a s'est fait, s'il l'a voulu ou si �a
n'a �t� qu'une convulsion, mais il a eu une brusque secousse qui
l'a jet� de c�t�. J'ai pu me mettre debout, ah! dans un sacr�
�tat, la jambe lourde comme du plomb... N'importe, j'ai pris la
t�te de Z�phir entre mes bras, en continuant � lui dire des
choses, tout ce qui me venait du coeur, que c'�tait un bon cheval,
que je l'aimais bien, que je me souviendrais toujours de lui. Il
m'�coutait, il paraissait si content! Puis, il a eu encore une
secousse, et il est mort, avec ses grands yeux vides, qui ne
m'avaient pas quitt�... Tout de m�me, c'est dr�le, et l'on ne me
croira pas: la v�rit� pure est pourtant qu'il avait dans les yeux
de grosses larmes... Mon pauvre Z�phir, il pleurait comme un
homme...

�trangl� de chagrin, Prosper dut s'interrompre, pleurant encore


lui-m�me. Il avala un nouveau verre de vin, il continua son
histoire, en phrases coup�es, incompl�tes. La nuit se faisait
davantage, il n'y avait plus qu'un rouge rayon de lumi�re, au ras
du champ de bataille, projetant � l'infini l'ombre immense des
chevaux morts. Lui, sans doute, �tait rest� longtemps pr�s du
sien, incapable de s'�loigner, avec sa jambe lourde. Puis, une
brusque �pouvante l'avait fait marcher quand m�me, le besoin de ne
pas �tre seul, de se retrouver avec des camarades, pour avoir
moins peur. Ainsi, de partout, des foss�s, des broussailles, de
tous les coins perdus, les bless�s oubli�s se tra�naient,
t�chaient de se rejoindre, faisaient des groupes � quatre ou cinq,
des petites soci�t�s, o� il �tait moins dur de r�ler ensemble et
de mourir. Ce fut ainsi que, dans le bois de la Garenne, il tomba
sur deux soldats du 43e, qui n'avaient pas une �gratignure, mais
qui �taient l�, terr�s comme des li�vres, attendant la nuit. Quand
ils surent qu'il connaissait les chemins, ils lui dirent leur
id�e, filer en Belgique, gagner la fronti�re � travers bois, avant
le jour. Il refusa d'abord de les conduire, il aurait pr�f�r�
gagner tout de suite Remilly, certain d'y trouver un refuge;
seulement, o� se procurer une blouse et un pantalon? Sans compter
que, du bois de la Garenne � Remilly, d'un bord de la vall�e �
l'autre, il ne fallait point esp�rer traverser les nombreuses
lignes Prussiennes. Aussi finit-il par consentir � servir de guide
aux deux camarades. Sa jambe s'�tait �chauff�e, ils eurent la
chance de se faire donner un pain dans une ferme. Neuf heures
sonn�rent � un clocher lointain, comme ils se remettaient en
route. Le seul grand danger qu'ils coururent, ce fut � La
Chapelle, o� ils se jet�rent au beau milieu d'un poste ennemi, qui
prit les armes et tira dans les t�n�bres, tandis que, se glissant
� plat ventre, galopant � quatre pattes, ils regagnaient les
taillis, sous le sifflement des balles. D�s lors, ils ne
quitt�rent plus les bois, l'oreille aux aguets, les mains
t�tonnantes. Au d�tour d'un sentier, ils ramp�rent, ils saut�rent
aux �paules d'une sentinelle perdue, dont ils ouvrirent la gorge
d'un coup de couteau. Ensuite, les chemins furent libres, ils
continu�rent en riant et en sifflant. Et, vers trois heures du
matin, ils arriv�rent dans un petit village belge, chez un fermier
brave homme, qui, r�veill�, leur ouvrit tout de suite sa grange,
o� ils dormirent profond�ment sur des bottes de foin.

Le soleil �tait d�j� haut, lorsque Prosper se r�veilla. En ouvrant


les yeux, tandis que les camarades ronflaient encore, il aper�ut
leur h�te, en train d'atteler un cheval � une grande carriole,
charg�e de pains, de riz, de caf�, de sucre, toutes sortes de
provisions, cach�es sous des sacs de charbon de bois; et il apprit
que le brave homme avait en France, � Raucourt, deux filles
mari�es, auxquelles il allait porter ces provisions, les sachant
dans un d�nuement complet, � la suite du passage des Bavarois. D�s
le matin, il s'�tait procur� le sauf-Conduit n�cessaire. Tout de
suite, Prosper fut saisi d'un d�sir fou, s'asseoir lui aussi sur
le banc de la carriole, retourner l�-bas, dans le coin de terre,
dont la nostalgie l'angoissait d�j�. Rien n'�tait plus simple, il
descendrait � Remilly, que le fermier se trouvait forc� de
traverser. Et ce fut arrang� en trois minutes, on lui pr�ta le
pantalon et la blouse tant souhait�s, le fermier le donna partout
comme son gar�on; de sorte que, vers six heures, il d�barqua
devant l'�glise, apr�s n'avoir �t� arr�t� que deux ou trois fois
par des postes allemands.

-- Non, j'en avais assez! r�p�ta Prosper, apr�s un silence. Encore


si l'on avait tir� de nous quelque chose de bon, comme l�-bas, en
Afrique! Mais aller � gauche pour revenir � droite, sentir qu'on
ne sert absolument � rien, �a finit par ne pas �tre une
existence... Et puis, maintenant, mon pauvre Z�phir est mort, je
serais tout seul, je n'ai plus qu'� me remettre � la terre. N'est-
ce pas? �a vaudra mieux que d'�tre prisonnier chez les
Prussiens... Vous avez des chevaux, p�re Fouchard, vous verrez si
je les aime et si je les soigne!

L'oeil du vieux avait brill�. Il trinqua encore, il conclut sans


h�te:

-- Mon Dieu! Puisque �a te rend service, je veux bien tout de


m�me, je te prends... Mais, quant aux gages, faudra n'en parler
que lorsque la guerre sera finie, car je n'ai vraiment besoin de
personne, et les temps sont trop durs.

Silvine, qui �tait rest�e assise, avec Charlot sur les genoux,
n'avait pas quitt� Prosper des yeux. Lorsqu'elle le vit se lever,
pour se rendre tout de suite � l'�curie et faire la connaissance
des b�tes, elle demanda de nouveau:

-- Alors, vous n'avez pas vu Honor�?

Cette question qui revenait si brusquement, le fit tressaillir,


comme si elle �clairait d'une lumi�re subite un coin obscur de sa
m�moire. Il h�sita encore, se d�cida pourtant.

-- �coutez, je n'ai pas voulu vous faire de la peine tout �


l'heure, mais je crois bien qu'Honor� est rest� l�-bas.

-- Comment, rest�?

-- Oui, je crois que les Prussiens lui ont fait son affaire... Je
l'ai vu � moiti� renvers� sur un canon, la t�te droite, avec un
trou sous le coeur.

Il y eut un silence. Silvine avait bl�mi affreusement, tandis que


le p�re Fouchard, saisi, remettait sur la table son verre, o� il
avait achev� de vider la bouteille.

-- Vous en �tes bien s�r? reprit-elle d'une voix �trangl�e.

-- Dame! Aussi s�r qu'on peut l'�tre d'une chose qu'on a vue...
C'�tait sur un petit monticule, � c�t� de trois arbres, et il me
semble que j'irais, les yeux ferm�s.

En elle, c'�tait un �croulement. Ce gar�on qui lui avait pardonn�,


qui s'�tait li� d'une promesse, qu'elle devait �pouser, d�s qu'il
rentrerait du service, la campagne finie! Et on le lui avait tu�,
il �tait l�-bas, avec un trou sous le coeur! Jamais elle n'avait
senti qu'elle l'aimait si fort, tellement un besoin de le revoir,
de l'avoir malgr� tout � elle, m�me dans la terre, la soulevait,
la jetait hors de sa passivit� habituelle.

Elle posa rudement Charlot, elle s'�cria:

-- Bon! je ne croirai �a que lorsque j'aurai vu, moi aussi...


Puisque vous savez o� c'est, vous allez m'y conduire. Et, si c'est
vrai, si nous le retrouvons, nous le ram�nerons.

Des larmes l'�touffaient, elle s'affaissa sur la table, secou�e de


longs sanglots, pendant que le petit, stup�fait d'avoir �t�
bouscul� par sa m�re, �clatait aussi en pleurs. Elle le reprit, le
serra contre elle, avec des paroles �perdues, b�gay�es.

-- Mon pauvre enfant! Mon pauvre enfant!

Le p�re Fouchard restait constern�. Il aimait tout de m�me son


fils, � sa mani�re. Des souvenirs anciens durent lui revenir, de
tr�s loin, du temps o� sa femme vivait, o� Honor� allait encore �
l'�cole; et deux grosses larmes parurent �galement dans ses yeux
rouges, coul�rent le long du cuir tann� de ses joues. Depuis plus
de dix ans, il n'avait pas pleur�. Des jurons lui �chappaient, il
finissait par se f�cher de ce fils qui �tait � lui, qu'il ne
verrait plus jamais pourtant.

-- Nom de Dieu! C'est vexant, de n'avoir qu'un gar�on, et qu'on


vous le prenne!

Mais, quand le calme fut un peu revenu, Fouchard fut tr�s ennuy�
d'entendre que Silvine parlait toujours d'aller chercher le corps
d'Honor�, l�-bas. Elle s'obstinait, sans cris maintenant, dans un
silence d�sesp�r� et invincible; et il ne la reconnaissait plus,
elle si docile, faisant toutes les besognes en fille r�sign�e: ses
grands yeux de soumission qui suffisaient � la beaut� de son
visage avaient pris une d�cision farouche, tandis que son front
restait p�le, sous le flot de ses �pais cheveux bruns. Elle venait
d'arracher un fichu rouge qu'elle avait aux �paules, elle s'�tait
mise toute en noir, comme une veuve. Vainement, il lui repr�senta
la difficult� des recherches, les dangers qu'elle pouvait courir,
le peu d'espoir qu'il y avait de retrouver le corps. Elle cessait
m�me de r�pondre, il voyait bien qu'elle partirait seule, qu'elle
ferait quelque folie, s'il ne s'en occupait pas, ce qui
l'inqui�tait plus encore, � cause des complications o� cela
pouvait le jeter avec les autorit�s Prussiennes. Aussi finit-il
par se d�cider � se rendre chez le maire de Remilly, qui �tait un
peu son cousin, et � eux deux ils arrang�rent une histoire:
Silvine fut donn�e pour la veuve v�ritable d'Honor�, Prosper
devint son fr�re; de sorte que le colonel Bavarois, install� en
bas du village, � l'h�tel de la croix de Malte, voulut bien
d�livrer un laissez-Passer pour le fr�re et la soeur, les
autorisant � ramener le corps du mari, s'ils le d�couvraient. La
nuit �tait venue, tout ce qu'on put obtenir de la jeune femme, ce
fut qu'elle attendrait le jour pour se mettre en marche.

Le lendemain, jamais Fouchard ne voulut laisser atteler un de ses


chevaux, dans la crainte de ne pas le revoir. Qui lui disait que
les Prussiens ne confisqueraient pas la b�te et la voiture? Enfin,
il consentit de mauvaise gr�ce � pr�ter l'�ne, un petit �ne gris,
dont l'�troite charrette �tait encore assez grande pour contenir
un mort. Longuement, il donna des instructions � Prosper, qui
avait bien dormi, mais que la pens�e de l'exp�dition rendait
soucieux, maintenant que, repos�, il t�chait de se souvenir. � la
derni�re minute, Silvine alla chercher la couverture de son propre
lit, qu'elle plia au fond de la charrette. Et, comme elle partait,
elle revint en courant embrasser Charlot.

-- P�re Fouchard, je vous le confie, veillez bien � ce qu'il ne


joue pas avec les allumettes.

-- Oui, oui! Sois tranquille!

Les pr�paratifs avaient tra�n�, il �tait pr�s de sept heures,


lorsque Silvine et Prosper, derri�re l'�troite charrette que le
petit �ne gris tirait, la t�te basse, descendirent les pentes
raides de Remilly. Il avait plu abondamment pendant la nuit, les
chemins se trouvaient chang�s en fleuves de boue; et de grandes
nu�es livides couraient dans le ciel, d'une tristesse morne.

Prosper, voulant couper au plus court, avait r�solu de traverser


Sedan. Mais, avant Pont-Maugis, un poste Prussien arr�ta la
charrette, la retint pendant plus d'une heure; et, lorsque le
laissez-Passer eut circul� entre les mains de quatre ou cinq
chefs, l'�ne put reprendre sa marche, � la condition de faire le
grand tour par Bazeilles, en s'engageant � gauche dans un chemin
de traverse. Aucune raison ne fut donn�e, sans doute craignait-on
d'encombrer la ville davantage. Quand Silvine passa la Meuse sur
le pont du chemin de fer, ce pont funeste qu'on n'avait pas fait
sauter et qui du reste avait co�t� si cher aux Bavarois, elle
aper�ut le cadavre d'un artilleur descendant d'un air de fl�nerie,
au fil de l'eau. Une touffe d'herbe l'accrocha, il demeura un
instant immobile, puis il tourna sur lui-m�me, il repartit.

Dans Bazeilles, que l'�ne traversa au pas, d'un bout � l'autre,


c'�tait la destruction, tout ce que la guerre peut faire
d'abominables ruines, quand elle passe, d�vastatrice, en furieux
ouragan. D�j�, on avait relev� les morts, il n'y avait plus sur le
pav� du village un seul cadavre; et la pluie lavait le sang, des
flaques restaient rouges, avec des d�bris louches, des lambeaux o�
l'on croyait reconna�tre encore des cheveux. Mais l'effroi qui
serrait les coeurs, venait des d�combres, de ce Bazeilles si riant
trois jours plus t�t, avec ses gaies maisons au milieu de ses
jardins, � cette heure effondr�, an�anti, ne montrant que des pans
de muraille noircis par les flammes. L'�glise br�lait toujours, un
vaste b�cher de poutres fumantes, au milieu de la place, d'o�
s'�levait continuellement une grosse colonne de fum�e noire,
�largie au ciel en un panache de deuil. Des rues enti�res avaient
disparu, plus rien d'un c�t� ni de l'autre, rien que des tas de
moellons calcin�s bordant les ruisseaux, dans un g�chis de suie et
de cendre, une boue d'encre �paisse noyant tout. Aux quatre coins
des carrefours, les maisons d'angle se trouvaient ras�es, comme
emport�es par le vent de feu qui avait souffl� l�. D'autres
avaient moins souffert, une restait debout, isol�e, tandis que
celles de gauche et de droite semblaient hach�es par la mitraille,
dressant leurs carcasses pareilles � des squelettes vides. Et une
insupportable odeur s'exhalait, la naus�e de l'incendie, l'�cret�
du p�trole surtout, vers� � flots sur les parquets. Puis, c'�tait
aussi la d�solation muette de ce qu'on avait essay� de sauver, des
pauvres meubles jet�s par les fen�tres, �cras�s sur le trottoir,
les tables infirmes aux jambes cass�es, les armoires aux flancs
ouverts, � la poitrine fendue, du linge qui tra�nait, d�chir�,
souill�, toutes les tristes miettes du pillage en train de se
fondre sous la pluie. Par une fa�ade b�ante, � travers des
planchers �croul�s, on apercevait une pendule intacte, sur une
chemin�e, tout en haut d'un mur.

-- Ah! les cochons! grognait Prosper, en qui le sang du soldat


qu'il �tait encore l'avant-veille, s'�chauffait, � voir une
abomination semblable.

Il serrait les poings, il fallut que Silvine, tr�s p�le, le calm�t


du regard, � chaque factionnaire qu'ils rencontraient, le long de
la route. Les Bavarois avaient en effet pos� des sentinelles pr�s
des maisons qui br�laient encore; et ces hommes, le fusil charg�,
la ba�onnette au canon, semblaient garder les incendies, pour que
la flamme achev�t son oeuvre. D'un geste mena�ant, d'un cri
guttural, quand on s'ent�tait, ils en �cartaient les simples
curieux, les int�ress�s aussi qui r�daient aux alentours. Des
groupes d'habitants, � distance, restaient muets, avec des
fr�missements de rage contenus. Une femme, toute jeune, les
cheveux �pars, la robe souill�e de boue, s'obstinait devant le tas
fumant d'une petite maison, dont elle voulait fouiller les braises
ardentes, malgr� le factionnaire qui en d�fendait l'approche. On
disait que cette femme avait eu son enfant br�l� dans cette
maison. Et, tout d'un coup, comme le Bavarois l'�cartait d'une
main brutale, elle se retourna, elle lui vomit � la face son
furieux d�sespoir, des injures de sang et de fange, des mots
immondes qui la soulageaient un peu, enfin. Il devait ne pas
comprendre, il la regardait, inquiet, reculant. Trois camarades
accoururent, le d�livr�rent de la femme, qu'ils emmen�rent,
hurlante. Devant les d�combres d'une autre maison, un homme et
deux fillettes, tous les trois tomb�s sur le sol de fatigue et de
mis�re, sanglotaient, ne sachant o� aller, ayant vu l� s'envoler
en cendre tout ce qu'ils poss�daient. Mais une patrouille passa,
qui dissipa les curieux, et la route redevint d�serte, avec les
seules sentinelles, mornes et dures, veillant d'un oeil oblique �
faire respecter leur consigne sc�l�rate.

-- Les cochons, les cochons! r�p�ta Prosper sourdement. Ca ferait


plaisir d'en �trangler un ou deux.

Silvine, de nouveau, le fit taire. Elle frissonna. Dans une remise


�pargn�e par le feu, un chien, enferm�, oubli� depuis deux jours,
hurlait d'une plainte continue, si lamentable, qu'une terreur
traversa le ciel bas, d'o� une petite pluie grise venait de se
mettre � tomber. Et ce fut � ce moment, devant le parc de
Montivilliers, qu'ils firent une rencontre. Trois grands
tombereaux �taient l�, � la file, charg�s de morts, de ces
tombereaux de la salubrit�, que l'on emplit � la pelle, le long
des rues, chaque matin, de la desserte de la veille; et, de m�me,
on venait de les emplir de cadavres, les arr�tant � chaque corps
que l'on y jetait, repartant avec le gros bruit des roues pour
s'arr�ter plus loin, parcourant Bazeilles entier, jusqu'� ce que
le tas d�bord�t. Ils attendaient, immobiles sur la route, qu'on
les conduis�t � la d�charge publique, au charnier voisin. Des
pieds sortaient, dress�s en l'air. Une t�te retombait, � demi
arrach�e. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s'�branl�rent,
cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, tr�s
longue, vint frotter contre une roue; et la main peu � peu
s'usait, �corch�e, mang�e jusqu'� l'os.

Dans le village de Balan, la pluie cessa. Prosper d�cida Silvine �


manger un morceau de pain qu'il avait eu la pr�caution d'emporter.
Il �tait d�j� onze heures. Mais, comme ils arrivaient pr�s de
Sedan, un poste Prussien les arr�ta encore; et, cette fois, ce fut
terrible, l'officier s'emportait, refusait m�me de rendre le
laissez-Passer, qu'il d�clarait faux, en un Fran�ais tr�s correct,
d'ailleurs. Des soldats, sur son ordre, avaient pouss� l'�ne et la
petite charrette sous un hangar. Que faire? comment continuer la
route? Silvine, qui se d�sesp�rait, eut alors une id�e, en
songeant au cousin Dubreuil, ce parent du p�re Fouchard, qu'elle
connaissait et dont la propri�t�, l'ermitage, se trouvait �
quelques cents pas, en haut des ruelles dominant le faubourg.
Peut-�tre l'�couterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena Prosper,
puisqu'on les laissait libres, � la condition de garder la
charrette. Ils coururent, ils trouv�rent la grille de l'ermitage
grande ouverte. Et, de loin, comme ils s'engageaient dans l'all�e
des ormes s�culaires, un spectacle qu'ils aper�urent les �tonna
beaucoup.

-- Fichtre! dit Prosper, en voil� qui se la coulent douce!

C'�tait, au bas du perron, sur le gravier fin de la terrasse,


toute une r�union joyeuse. Autour d'un gu�ridon � tablette de
marbre, des fauteuils et un canap� de satin bleu-Ciel formaient le
cercle, �talant au plein air un salon �trange, que la pluie devait
tremper depuis la veille. Deux zouaves, vautr�s aux deux bouts du
canap�, semblaient �clater de rire. Un petit fantassin, qui
occupait un fauteuil, pench� en avant, avait l'air de se tenir le
ventre. Trois autres s'accoudaient nonchalamment aux bras de leurs
si�ges, tandis qu'un chasseur avan�ait la main, comme pour prendre
un verre sur le gu�ridon. �videmment, ils avaient vid� la cave et
faisaient la f�te.

-- Comment peuvent-ils encore �tre l�? murmurait Prosper, de plus


en plus stup�fi�, � mesure qu'il avan�ait. Les bougres, ils se
fichent donc des Prussiens?

Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta un cri, eut un


brusque geste d'horreur. Les soldats ne bougeaient pas, ils
�taient morts. Les deux zouaves, raidis, les mains tordues,
n'avaient plus de visage, le nez arrach�, les yeux saut�s des
orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce
qu'une balle lui avait fendu les l�vres, en lui cassant les dents.
Et cela �tait vraiment atroce, ces mis�rables qui causaient, dans
leurs attitudes cass�es de mannequins, les regards vitreux, les
bouches ouvertes, tous glac�s, immobiles � jamais. S'�taient-ils
tra�n�s � cette place, vivants encore, pour mourir ensemble?
�taient-ce plut�t les Prussiens qui avaient fait la farce de les
ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la
vieille gaiet� Fran�aise?

-- Dr�le de rigolade tout de m�me! reprit Prosper, p�lissant.


Et, regardant les autres morts, en travers de l'all�e, au pied des
arbres, dans les pelouses, cette trentaine de braves parmi
lesquels le corps du lieutenant Rochas gisait, trou� de blessures,
envelopp� du drapeau, il ajouta d'un air s�rieux de grand respect:

-- On s'est joliment b�ch� par ici! �a m'�tonnerait, si nous y


trouvions le bourgeois que vous cherchez.

D�j�, Silvine entrait dans la maison, dont les fen�tres et les


portes d�fonc�es b�illaient � l'air humide. En effet, il n'y avait
�videmment l� personne, les ma�tres devaient �tre partis avant la
bataille. Puis, comme elle s'ent�tait et qu'elle p�n�trait dans la
cuisine, elle laissa de nouveau �chapper un cri d'effroi. Sous
l'�vier, deux corps avaient roul�, un zouave, un bel homme � barbe
noire, et un Prussien �norme, les cheveux rouges, tous les deux
enlac�s furieusement. Les dents de l'un �taient entr�es dans la
joue de l'autre, les bras raidis n'avaient pas l�ch� prise,
faisant encore craquer les colonnes vert�brales rompues, nouant
les deux corps d'un tel noeud d'�ternelle rage, qu'il allait
falloir les enterrer ensemble.

Alors, Prosper se h�ta d'emmener Silvine, puisqu'ils n'avaient


rien � faire dans cette maison ouverte, habit�e par la mort. Et,
lorsque, d�sesp�r�s, ils furent revenus au poste qui avait retenu
l'�ne et la charrette, ils eurent la chance de trouver, avec
l'officier si rude, un g�n�ral, en train de visiter le champ de
bataille. Celui-ci voulut prendre connaissance du laissez-Passer,
puis il le rendit � Silvine, il eut un geste de piti�, pour dire
qu'on laiss�t aller cette pauvre femme, avec son �ne, en qu�te du
corps de son mari. Sans attendre, suivis de l'�troite charrette,
elle et son compagnon remont�rent vers le fond de Givonne,
ob�issant � la d�fense nouvelle qui leur �tait faite de traverser
Sedan.

Ensuite, ils tourn�rent � gauche, pour gagner le plateau d'Illy,


par la route qui traverse le bois de la Garenne. Mais, l� encore,
ils furent attard�s, ils crurent vingt fois qu'ils ne pourraient
franchir le bois, tellement les obstacles se multipliaient. �
chaque pas, des arbres coup�s par les obus, abattus tels que des
g�ants, barraient la route. C'�tait la for�t bombard�e, au travers
de laquelle la canonnade avait tranch� des existences s�culaires,
comme au travers d'un carr� de la vieille garde, d'une solidit�
immobile de v�t�rans. De toutes parts, des troncs gisaient,
d�nud�s, trou�s, fendus, ainsi que des poitrines; et cette
destruction, ce massacre de branches pleurant leur s�ve, avait
l'�pouvante navr�e d'un champ de bataille humain. Puis, c'�taient
aussi des cadavres, des soldats tomb�s fraternellement avec les
arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante, avait encore les deux
mains enfonc�es dans la terre, arrachant des poign�es d'herbe.
Plus loin, un capitaine �tait mort sur le ventre, la t�te
soulev�e, en train de hurler sa douleur. D'autres semblaient
dormir parmi les broussailles, tandis qu'un zouave dont la
ceinture bleue s'�tait enflamm�e, avait la barbe et les cheveux
grill�s compl�tement. Et il fallut, � plusieurs reprises, le long
de cet �troit chemin forestier, �carter un corps, pour que l'�ne
p�t continuer sa route.
Tout d'un coup, dans un petit vallon, l'horreur cessa. Sans doute,
la bataille avait pass� ailleurs, sans toucher � ce coin de nature
d�licieux. Pas un arbre n'�tait effleur�, pas une blessure n'avait
saign� sur la mousse. Un ruisseau coulait parmi des lentilles
d'eau, le sentier qui le suivait �tait ombrag� de grands h�tres.
C'�tait d'un charme p�n�trant, d'une paix adorable, cette
fra�cheur des eaux vives, ce silence frissonnant des verdures.

Prosper avait arr�t� l'�ne, pour le faire boire au ruisseau.

-- Ah! qu'on est bien ici! dit-il, dans un cri involontaire de


soulagement.

D'un oeil �tonn�, Silvine regarda autour d'elle, inqui�te de se


sentir, elle aussi, d�lass�e et heureuse. Pourquoi donc le bonheur
si paisible de ce coin perdu, lorsque, � l'entour, il n'y avait
que deuil et souffrance? Elle eut un geste d�sesp�r� de h�te.

-- Vite, vite, allons!... O� est-ce? O� �tes-vous certain d'avoir


vu Honor�?

Et, � cinquante pas de l�, comme ils d�bouchaient enfin sur le


plateau d'Illy, la plaine rase se d�roula brusquement devant eux.
Cette fois, c'�tait le vrai champ de bataille, les terrains nus
s'�talant jusqu'� l'horizon, sous le grand ciel blafard, d'o�
ruisselaient de continuelles averses. Les morts n'y �taient pas
entass�s, tous les Prussiens d�j� avaient d� �tre ensevelis, car
il n'en restait pas un, parmi les cadavres �pars des Fran�ais,
sem�s le long des routes, dans les chaumes, au fond des creux,
selon les hasards de la lutte. Contre une haie, le premier qu'ils
rencontr�rent �tait un sergent, un homme superbe, jeune et fort,
qui semblait sourire de ses l�vres entr'ouvertes, le visage calme.
Mais, cent pas plus loin, en travers de la route, ils en virent un
autre, mutil� affreusement, la t�te � demi emport�e, les �paules
couvertes des �claboussures de la cervelle. Puis, apr�s les corps
isol�s, �� et l�, il y avait de petits groupes, ils en aper�urent
sept � la file, le genou en terre, l'arme � l'�paule, frapp�s
comme ils tiraient; tandis que, pr�s d'eux, un sous-Officier �tait
tomb� aussi, dans l'attitude du commandement. La route ensuite
filait le long d'un �troit ravin, et ce fut l� que l'horreur les
reprit, en face de cette sorte de foss� o� toute une compagnie
semblait avoir culbut�, sous la mitraille: des cadavres
l'emplissaient, un �croulement, une d�gringolade d'hommes,
enchev�tr�s, cass�s, dont les mains tordues avaient �corch� la
terre jaune, sans pouvoir se retenir. Et un vol noir de corbeaux
s'envola avec des croassements; et, d�j�, des essaims de mouches
bourdonnaient au-dessus des corps, revenaient obstin�ment, par
milliers, boire le sang frais des blessures.

-- O� est-ce donc? r�p�ta Silvine.

Ils longeaient alors une terre labour�e enti�rement couverte de


sacs. Quelque r�giment avait d� se d�barrasser l�, serr� de trop
pr�s, dans un coup de panique. Les d�bris dont le sol �tait sem�
disaient les �pisodes de la lutte. Dans un champ de betteraves,
des k�pis �pars, semblables � de larges coquelicots, des lambeaux
d'uniformes, des �paulettes, des ceinturons, racontaient un
contact farouche, un des rares corps � corps du formidable duel
d'artillerie qui avait dur� douze heures. Mais, surtout, ce qu'on
heurtait � chaque pas, c'�taient des d�bris d'armes, des sabres,
des ba�onnettes, des chassepots, en si grand nombre, qu'ils
semblaient �tre une v�g�tation de la terre, une moisson qui aurait
pouss�, en un jour abominable. Des gamelles, des bidons �galement
jonchaient les chemins, tout ce qui s'�tait �chapp� des sacs
�ventr�s, du riz, des brosses, des cartouches. Et les terres se
succ�daient au travers d'une d�vastation immense, les cl�tures
arrach�es, les arbres comme br�l�s dans un incendie, le sol lui-
m�me creus� par les obus, pi�tin�, durci sous le galop des foules,
si ravag�, qu'il paraissait devoir rester � jamais st�rile. La
pluie noyait tout de son humidit� blafarde, une odeur se
d�gageait, persistante, cette odeur des champs de bataille qui
sentent la paille ferment�e, le drap br�l�, un m�lange de
pourriture et de poudre.

Silvine, lasse de ces champs de mort, o� elle croyait marcher


depuis des lieues, regardait autour d'elle, avec une angoisse
croissante.

-- O� est-ce? O� est-ce donc?

Mais Prosper ne r�pondait pas, devenait inquiet. Lui, ce qui le


bouleversait, plus encore que les cadavres des camarades,
c'�taient les corps des chevaux, les pauvres chevaux sur le flanc,
qu'on rencontrait en grand nombre. Il y en avait vraiment de
lamentables, dans des attitudes affreuses, la t�te arrach�e, les
flancs crev�s, laissant couler les entrailles. Beaucoup, sur le
dos, le ventre �norme, dressaient en l'air leurs quatre jambes
raidies, pareilles � des pieux de d�tresse. La plaine sans bornes
en �tait bossu�e. Quelques-uns n'�taient pas morts, apr�s une
agonie de deux jours; et ils levaient au moindre bruit leur t�te
souffrante, la balan�aient � droite, � gauche, la laissaient
retomber; tandis que d'autres, immobiles, jetaient par instants un
grand cri, cette plainte du cheval mourant, si particuli�re, si
effroyablement douloureuse, que l'air en tremblait. Et Prosper, le
coeur meurtri, songeait � Z�phir, avec l'id�e qu'il allait peut-
�tre le revoir.

Brusquement, il sentit le sol fr�mir sous le galop d'une charge


enrag�e. Il se retourna, il n'eut que le temps de crier � sa
compagne:

-- Les chevaux, les chevaux!... Jetez-vous derri�re ce mur!

Du haut d'une pente voisine, une centaine de chevaux, libres, sans


cavaliers, quelques-uns encore portant tout un paquetage,
d�valaient, roulaient vers eux, d'un train d'enfer. C'�taient les
b�tes perdues, rest�es sur le champ de bataille, qui se
r�unissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans foin ni
avoine, depuis l'avant-veille, elles avaient tondu l'herbe rare,
entam� les haies, rong� l'�corce des arbres. Et, quand la faim les
cinglait au ventre comme � coups d'�peron, elles partaient toutes
ensemble d'un galop fou, elles chargeaient au travers de la
campagne vide et muette, �crasant les morts, achevant les bless�s.

La trombe approchait, Silvine n'eut que le temps de tirer l'�ne et


la charrette � l'abri du petit mur.
-- Mon Dieu! Ils vont tout briser!

Mais les chevaux avaient saut� l'obstacle, il n'y eut qu'un


roulement de foudre, et d�j� ils galopaient de l'autre c�t�,
s'engouffrant dans un chemin creux, jusqu'� la corne d'un bois,
derri�re lequel ils disparurent.

Lorsque Silvine eut ramen� l'�ne dans le chemin, elle exigea que
Prosper lui r�pond�t.

-- Voyons, o� est-ce?

Lui, debout, jetait des regards aux quatre points de l'horizon.

-- Il y avait trois arbres, il faut que je retrouve les trois


arbres... Ah! dame! on ne voit pas tr�s clair, quand on se bat, et
ce n'est gu�re commode de savoir ensuite les chemins qu'on a pris!

Puis, apercevant du monde � sa gauche, deux hommes et une femme,


il eut l'id�e de les questionner. Mais, � son approche, la femme
s'enfuit, les hommes l'�cart�rent du geste, mena�ants; et il en
vit d'autres, et tous l'�vitaient, filaient entre les
broussailles, comme des b�tes rampantes et sournoises, v�tus
sordidement, d'une salet� sans nom, avec des faces louches de
bandits. Alors, en remarquant que les morts, derri�re ce vilain
monde, n'avaient plus de souliers, les pieds nus et bl�mes, il
finit par comprendre que c'�taient l� de ces r�deurs qui suivaient
les arm�es allemandes, des d�trousseurs de cadavres, toute une
basse juiverie de proie, venue � la suite de l'invasion. Un grand
maigre fila devant lui en galopant, les �paules charg�es d'un sac,
les poches sonnantes des montres et des pi�ces blanches vol�es
dans les goussets.

Pourtant, un gar�on de treize � quatorze ans laissa Prosper


l'approcher, et comme celui-ci, en reconnaissant un Fran�ais, le
couvrait d'injures, ce gar�on protesta. Quoi donc! est-ce qu'on ne
pouvait plus gagner sa vie? Il ramassait les chassepots, on lui
donnait cinq sous par chassepot qu'il retrouvait. Le matin, ayant
fui de son village, le ventre vide depuis la veille, il s'�tait
laiss� embaucher par un entrepreneur luxembourgeois, qui avait
trait� avec les Prussiens, pour cette r�colte des fusils sur le
champ de bataille. Ceux-ci, en effet, craignaient que les armes,
si elles �taient recueillies par les paysans de la fronti�re, ne
fussent port�es en Belgique, pour rentrer de l� en France. Et
toute une nu�e de pauvres diables �taient � la chasse des fusils,
cherchant des cinq sous, fouillant les herbes, pareils � ces
femmes qui, la taille ploy�e, vont cueillir des pissenlits dans
les pr�s.

-- Fichue besogne! grogna Prosper.

-- Dame! Faut bien manger, r�pondit le gar�on. Je ne vole


personne.

Puis, comme il n'�tait pas du pays et qu'il ne pouvait donner


aucun renseignement, il se contenta de montrer de la main une
petite ferme voisine, o� il avait vu du monde.
Prosper le remerciait et s'�loignait pour rejoindre Silvine,
lorsqu'il aper�ut un chassepot � moiti� enterr� dans un sillon.
D'abord, il se garda bien de l'indiquer. Et, brusquement, il
revint, il cria comme malgr� lui:

-- Tiens! Il y en a un l�, �a te fera cinq sous de plus!

Silvine, en approchant de la ferme, remarqua d'autres paysans, en


train de creuser � la pioche de longues tranch�es. Mais ceux-l�
�taient sous les ordres directs d'officiers Prussiens, qui, une
simple badine aux doigts, raides et muets, surveillaient
l'ouvrage. On avait ainsi r�quisitionn� les habitants des villages
pour enterrer les morts, dans la crainte que le temps pluvieux ne
h�t�t la d�composition. Deux chariots de cadavres �taient l�, une
�quipe les d�chargeait, les couchait rapidement c�te � c�te, en un
rang press�, sans les fouiller ni m�me les regarder au visage;
tandis que trois hommes, arm�s de grandes pelles, suivaient,
recouvraient le rang d'une couche de terre si mince, que d�j�,
sous les averses, des ger�ures fendillaient le sol. Avant quinze
jours, tant ce travail �tait h�tif, la peste soufflerait par
toutes ces fentes. Et Silvine ne put s'emp�cher de s'arr�ter au
bord de la fosse, de les d�visager, � mesure qu'on les apportait,
ces mis�rables morts. Elle fr�missait d'une horrible crainte, avec
l'id�e, � chaque visage sanglant, qu'elle reconnaissait Honor�.
N'�tait-ce pas ce malheureux dont l'oeil gauche manquait? Ou
celui-ci peut-�tre qui avait les m�choires fendues? Si elle ne se
h�tait pas de le d�couvrir, sur ce plateau vague et sans fin,
certainement qu'on allait le lui prendre et l'enfouir dans le tas,
parmi les autres.

Aussi courut-elle pour rejoindre Prosper, qui avait march� jusqu'�


la porte de la ferme, avec l'�ne.

-- Mon Dieu! O� est-ce donc? ... Demandez, interrogez!

Dans la ferme, il n'y avait que des Prussiens, en compagnie d'une


servante et de son enfant, revenus des bois, o� ils avaient failli
mourir de faim et de soif. C'�tait un coin de patriarcale
bonhomie, d'honn�te repos, apr�s les fatigues des jours
pr�c�dents. Des soldats brossaient soigneusement leurs uniformes,
�tendus sur les cordes � s�cher le linge. Un autre achevait une
habile reprise � son pantalon, tandis que le cuisinier du poste,
au milieu de la cour, avait allum� un grand feu, sur lequel
bouillait la soupe, une grosse marmite qui exhalait une bonne
odeur de choux et de lard. D�j�, la conqu�te s'organisait avec une
tranquillit�, une discipline parfaites. On aurait dit des
bourgeois rentr�s chez eux, fumant leurs longues pipes. Sur un
banc, � la porte, un gros homme roux avait pris dans ses bras
l'enfant de la servante, un bambin de cinq � six ans; et il le
faisait sauter, il lui disait en allemand des mots de caresse,
tr�s amus� de voir l'enfant rire de cette langue �trang�re, aux
rudes syllabes, qu'il ne comprenait pas.

Tout de suite, Prosper tourna le dos, dans la crainte de quelque


nouvelle m�saventure. Mais ces Prussiens-l� �taient d�cid�ment du
brave monde. Ils souriaient au petit �ne, ils ne se d�rang�rent
m�me pas pour demander � voir le laissez-Passer.
Alors, ce fut une marche folle. Entre deux nuages, le soleil
apparut un instant, d�j� bas sur l'horizon. Est-ce que la nuit
allait tomber et les surprendre, dans ce charnier sans fin? Une
nouvelle averse noya le soleil, il ne resta autour d'eux que
l'infini blafard de la pluie, une poussi�re d'eau qui effa�ait
tout, les routes, les champs, les arbres. Lui, ne savait plus,
�tait perdu, et il l'avoua. � leur suite, l'�ne trottait du m�me
train, la t�te basse, tra�nant la petite charrette de son pas
r�sign� de b�te docile. Ils mont�rent au nord, ils revinrent vers
Sedan. Toute direction leur �chappait, ils rebrouss�rent chemin �
deux reprises, en s'apercevant qu'ils passaient par les m�mes
endroits. Sans doute ils tournaient en cercle, et ils finirent,
d�sesp�r�s, �puis�s, par s'arr�ter � l'angle de trois routes,
flagell�s de pluie, sans force pour chercher davantage.

Mais des plaintes les surprirent, ils pouss�rent jusqu'� une


petite maison isol�e, sur leur gauche, o� ils trouv�rent deux
bless�s, au fond d'une chambre. Les portes �taient grandes
ouvertes; et, depuis deux jours qu'ils grelottaient la fi�vre,
sans �tre pans�s seulement, ceux-ci n'avaient vu personne, pas une
�me. La soif surtout les d�vorait, au milieu du ruissellement des
averses qui battaient les vitres. Ils ne pouvaient bouger, ils
jet�rent tout de suite le cri: �� boire, � boire!� ce cri
d'avidit� douloureuse, dont les bless�s poursuivent les passants,
au moindre bruit de pas qui les tire de leur somnolence.

Lorsque Silvine leur eut apport� de l'eau, Prosper qui, dans le


plus maltrait�, avait reconnu un camarade, un chasseur d'Afrique
de son r�giment, comprit qu'on ne devait pourtant pas �tre loin
des terrains o� la division Margueritte avait charg�. Le bless�
finit par avoir un geste vague: oui, c'�tait par l�, en tournant �
gauche, apr�s avoir pass� un grand champ de luzerne. Et, sans
attendre, Silvine voulut repartir, avec ce renseignement. Elle
venait d'appeler, au secours des deux bless�s, une �quipe qui
passait, ramassant les morts. Elle avait d�j� repris la bride de
l'�ne, elle le tra�nait par les terres glissantes, avec la h�te
d'�tre l�-bas, au del� des luzernes.

Prosper, brusquement, s'arr�ta.

-- Ca doit �tre par ici. Tenez! � droite, voil� les trois


arbres... Voyez-vous la trace des roues?

L�-bas, il y a un caisson bris�... Enfin, nous y sommes!

Fr�missante, Silvine s'�tait pr�cipit�e, et elle regardait au


visage deux morts, deux artilleurs tomb�s sur le bord du chemin.

-- Mais il n'y est pas, il n'y est pas!... Vous aurez mal vu...
Oui! Une id�e comme �a, une id�e fausse qui vous aura pass� par
les yeux!

Peu � peu, un espoir fou, une joie d�lirante l'envahissait.

-- Si vous vous �tiez tromp�, s'il vivait! Et bien s�r qu'il vit,
puisqu'il n'est pas l�!
Tout � coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de se retourner,
elle se trouvait sur l'emplacement m�me de la batterie. C'�tait
effroyable, le sol boulevers� comme par un tremblement de terre,
des d�bris tra�nant partout, des morts renvers�s en tous sens,
dans d'atroces postures, les bras tordus, les jambes repli�es, la
t�te d�jet�e, hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande
ouverte. Un brigadier �tait mort, les deux mains sur les
paupi�res, en une crispation �pouvant�e, comme pour ne pas voir.
Des pi�ces d'or, qu'un lieutenant portait dans une ceinture,
avaient coul� avec son sang, �parses parmi ses entrailles. L'un
sur l'autre, le m�nage, Adolphe le conducteur et le pointeur
Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement
embrass�s, mari�s jusque dans la mort. Et c'�tait enfin Honor�,
couch� sur sa pi�ce bancale, ainsi que sur un lit d'honneur,
foudroy� au flanc et � l'�paule, la face intacte et belle de
col�re, regardant toujours, l�-bas, vers les batteries
Prussiennes.

-- Oh! Mon ami, sanglota Silvine, mon ami...

Elle �tait tomb�e � genoux, sur la terre d�tremp�e, les mains


jointes, dans un �lan de folle douleur. Ce mot d'ami, qu'elle
trouvait seul, disait la tendresse qu'elle venait de perdre, cet
homme si bon qui lui avait pardonn�, qui consentait � faire d'elle
sa femme, malgr� tout. Maintenant, c'�tait la fin de son espoir,
elle ne vivrait plus. Jamais elle n'en avait aim� un autre, et
elle l'aimerait toujours. La pluie cessait, un vol de corbeaux qui
tournoyait en croassant au-dessus des trois arbres, l'inqui�tait
comme une menace. Est-ce qu'on voulait le lui reprendre, ce cher
mort si p�niblement retrouv�? Elle s'�tait tra�n�e sur les genoux,
elle chassait, d'une main tremblante, les mouches voraces
bourdonnant au-dessus des deux yeux grands ouverts, dont elle
cherchait encore le regard.

Mais, entre les doigts crisp�s d'Honor�, elle aper�ut un papier,


tach� de sang. Alors, elle s'inqui�ta, t�cha d'avoir ce papier, �
petites secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le retenait,
si �troitement, qu'on ne l'aurait arrach� qu'en morceaux. C'�tait
la lettre qu'elle lui avait �crite, la lettre gard�e par lui entre
sa peau et sa chemise, serr�e ainsi comme pour un adieu, dans la
convulsion derni�re de l'agonie. Et, lorsqu'elle l'eut reconnue,
elle fut p�n�tr�e d'une joie profonde, au milieu de sa douleur,
toute boulevers�e de voir qu'il �tait mort en pensant � elle. Ah!
certes, oui! elle la lui laisserait, la ch�re lettre! Elle ne la
reprendrait pas, puisqu'il tenait si obstin�ment � l'emporter dans
la terre. Une nouvelle crise de larmes la soulagea, des larmes
ti�des et douces maintenant. Elle s'�tait relev�e, elle lui
baisait les mains, elle lui baisa le front, en ne r�p�tant
toujours que ce mot d'infinie caresse:

-- Mon ami..., mon ami...

Cependant, le soleil baissait, Prosper �tait all� chercher la


couverture. Et tous deux, avec une pieuse lenteur, soulev�rent le
corps d'Honor�, le couch�rent sur cette couverture, �tal�e par
terre; puis, apr�s l'avoir envelopp�, ils le port�rent dans la
charrette. La pluie mena�ait de reprendre, ils se remettaient en
marche, avec l'�ne, petit cort�ge morne, au travers de la plaine
sc�l�rate, lorsqu'un lointain roulement de foudre se fit entendre.

Prosper, de nouveau, cria:

-- Les chevaux! Les chevaux!

C'�tait encore une charge des chevaux errants, libres et affam�s.


Ils arrivaient cette fois par un vaste chaume plat, en une masse
profonde, les crini�res au vent, les naseaux couverts d'�cume; et
un rayon oblique du rouge soleil projetait � l'autre bout du
plateau le vol fr�n�tique de leur course. Tout de suite, Silvine
s'�tait jet�e devant la charrette, les deux bras en l'air, comme
pour les arr�ter, d'un geste de furieuse �pouvante. Heureusement,
ils d�vi�rent � gauche, d�tourn�s par une pente du terrain. Ils
auraient tout broy�. La terre tremblait, leurs sabots lanc�rent
une pluie de cailloux, une gr�le de mitraille qui blessa l'�ne �
la t�te. Et ils disparurent, au fond d'un ravin.

-- C'est la faim qui les galope, dit Prosper. Pauvres b�tes!

Silvine, apr�s avoir band� l'oreille de l'�ne avec son mouchoir,


venait de reprendre la bride. Et le petit cort�ge lugubre
retraversa le plateau, en sens contraire, pour refaire les deux
lieues qui le s�paraient de Remilly. � chaque pas, Prosper
s'arr�tait, regardait les chevaux morts, le coeur gros de
s'�loigner ainsi, sans avoir revu Z�phir.

Un peu au-dessous du bois de la Garenne, comme ils tournaient �


gauche, pour reprendre la route du matin, un poste allemand exigea
leur laissez-Passer. Et, au lieu de les �carter de Sedan, ce
poste-ci leur ordonna de passer par la ville, sous peine d'�tre
arr�t�s. Il n'y avait pas � r�pondre, c'�taient les ordres
nouveaux. D'ailleurs, leur retour allait en �tre raccourci de deux
kilom�tres, et ils en �taient heureux, bris�s de fatigue.

Mais, dans Sedan, leur marche fut singuli�rement entrav�e. D�s


qu'ils eurent franchi les fortifications, une puanteur les
enveloppa, un lit de fumier leur monta aux genoux. C'�tait la
ville immonde, un cloaque o�, depuis trois jours, s'entassaient
les d�jections et les excr�ments de cent mille hommes. Toutes
sortes de d�tritus avaient �paissi cette liti�re humaine, de la
paille, du foin, que faisait fermenter le crottin des b�tes. Et,
surtout, les carcasses des chevaux, abattus et d�pec�s en pleins
carrefours, empoisonnaient l'air. Les entrailles se pourrissaient
au soleil, les t�tes, les os tra�naient sur le pav�, grouillants
de mouches. Certainement, la peste allait souffler, si l'on ne se
h�tait pas de balayer � l'�gout cette couche d'effroyable ordure,
qui, rue du M�nil, rue Maqua, m�me sur la place Turenne,
atteignait jusqu'� vingt centim�tres. Des affiches blanches, du
reste, pos�es par les autorit�s Prussiennes, r�quisitionnaient les
habitants pour le lendemain, ordonnant � tous, quels qu'ils
fussent, ouvriers, marchands, bourgeois, magistrats, de se mettre
� la besogne, arm�s de balais et de pelles, sous la menace des
peines les plus s�v�res, si la ville n'�tait pas propre le soir;
et, d�j�, l'on pouvait voir, devant sa porte, le pr�sident du
tribunal qui raclait le pav�, jetant les immondices dans une
brouette, avec une pelle � feu.
Silvine et Prosper, qui avaient pris par la Grande-Rue, ne purent
avancer qu'� petits pas, au milieu de cette boue f�tide. Puis,
toute une agitation emplissait la ville, leur barrait le chemin �
chaque minute. C'�tait le moment o� les Prussiens fouillaient les
maisons, pour en faire sortir les soldats cach�s, qui
s'obstinaient � ne pas se rendre. La veille, lorsque, vers deux
heures, le g�n�ral de Wimpffen �tait revenu du ch�teau de
Bellevue, apr�s y avoir sign� la capitulation, le bruit avait
circul� tout de suite que l'arm�e prisonni�re allait �tre enferm�e
dans la presqu'�le d'Iges, en attendant qu'on organis�t des
convois pour la conduire en Allemagne. Quelques rares officiers
comptaient profiter de la clause qui les faisait libres, � la
condition de s'engager par �crit � ne plus servir. Seul, un
g�n�ral, disait-on, le g�n�ral Bourgain-Desfeuilles, pr�textant
ses rhumatismes, venait de prendre cet engagement; et, le matin
m�me, des hu�es avaient salu� son d�part, quand il �tait mont� en
voiture, devant l'h�tel de la croix d'or. Depuis le petit jour, le
d�sarmement s'op�rait, les soldats devaient d�filer sur la place
Turenne, pour jeter chacun ses armes, les fusils, les ba�onnettes,
au tas qui grandissait, pareil � un �croulement de ferraille, dans
un angle de la place. Il y avait l� un d�tachement Prussien,
command� par un jeune officier, un grand gar�on p�le, en tunique
bleu-Ciel, coiff� d'une toque � plume de coq, qui surveillait ce
d�sarmement, d'un air de correction hautaine, les mains gant�es de
blanc. Un zouave ayant, d'un mouvement de r�volte, refus� son
chassepot, l'officier l'avait fait emmener, en disant, sans le
moindre accent: �qu'on me fusille cet homme-l�!� les autres,
mornes, continuaient � d�filer, jetaient leurs fusils d'un geste
m�canique, dans leur h�te d'en finir. Mais combien, d�j�, �taient
d�sarm�s, ceux dont les chassepots tra�naient l�-bas, par la
campagne! Et combien, depuis la veille, se cachaient, faisaient le
r�ve de dispara�tre, au milieu de l'inexprimable confusion! Les
maisons, envahies, en restaient pleines, de ces ent�t�s qui ne
r�pondaient pas, qui se terraient dans les coins. Les patrouilles
allemandes, fouillant la ville, en trouvaient de blottis jusque
sous des meubles. Et, comme beaucoup, m�me d�couverts,
s'obstinaient � ne pas sortir des caves, elles s'�taient d�cid�es
� tirer des coups de feu par les soupiraux. C'�tait une chasse �
l'homme, toute une battue abominable.

Au pont de Meuse, l'�ne fut arr�t� par un encombrement de foule.


Le chef du poste qui gardait le pont, m�fiant, croyant � quelque
commerce de pain ou de viande, voulut s'assurer du contenu de la
charrette; et, lorsqu'il eut �cart� la couverture, il regarda un
instant le cadavre, d'un air saisi; puis, d'un geste, il livra le
passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l'encombrement
augmentait, c'�tait un des premiers convois de prisonniers, qu'un
d�tachement Prussien conduisait � la presqu'�le d'Iges. Le
troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient
sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la t�te basse,
les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des
vaincus qui n'ont m�me plus de couteau pour s'ouvrir la gorge. La
voix rude de leur gardien les poussait comme � coups de fouet, au
travers de la d�bandade silencieuse, o� l'on n'entendait que le
clapotement des gros souliers dans la boue �paisse. Une ond�e
venait de tomber encore, et rien n'�tait plus lamentable, sous la
pluie, que ce troupeau de soldats d�chus, pareils aux vagabonds et
aux mendiants des grandes routes.
Brusquement, Prosper, dont le coeur de vieux chasseur d'Afrique
battait � se rompre, de rage �touff�e, poussa du coude Silvine, en
lui montrant deux soldats qui passaient. Il avait reconnu Maurice
et Jean, emmen�s avec les camarades, marchant fraternellement c�te
� c�te; et, la petite charrette, enfin, ayant repris sa marche
derri�re le convoi, il put les suivre du regard jusqu'au faubourg
De Torcy, sur cette route plate qui conduit � Iges, au milieu des
jardins et des cultures mara�ch�res.

-- Ah! murmura Silvine, les yeux vers le corps d'Honor�,


boulevers�e de ce qu'elle voyait, les morts peut-�tre sont plus
heureux!

La nuit, qui les surprit � Wadelincourt, �tait noire depuis


longtemps, lorsqu'ils rentr�rent � Remilly. Devant le cadavre de
son fils, le p�re Fouchard resta stup�fait, car il �tait convaincu
qu'on ne le retrouverait pas. Lui, venait d'occuper sa journ�e �
conclure une bonne affaire. Les chevaux des officiers, vol�s sur
le champ de bataille, se vendaient couramment vingt francs pi�ce;
et il en avait achet� trois pour quarante-cinq francs.

II

Au moment o� la colonne de prisonniers sortait de Torcy, il y eut


une telle bousculade, que Maurice fut s�par� de Jean. Il eut beau
courir ensuite, il s'�gara davantage. Et, lorsqu'il arriva enfin
au pont, jet� sur le canal qui coupe la presqu'�le d'Iges � sa
base, il se trouva m�l� � des chasseurs d'Afrique, il ne put
rejoindre son r�giment.

Deux canons, tourn�s vers l'int�rieur de la presqu'�le,


d�fendaient le passage du pont. Tout de suite apr�s le canal, dans
une maison bourgeoise, l'�tat-major Prussien avait install� un
poste, sous les ordres d'un commandant, charg� de la r�ception et
de la garde des prisonniers. Du reste, les formalit�s �taient
br�ves, on comptait simplement comme des moutons les hommes qui
entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop s'inqui�ter des
uniformes ni des num�ros; et les troupeaux s'engouffraient,
allaient camper o� les poussait le hasard des routes.

Maurice crut pouvoir s'adresser � un officier Bavarois, qui


fumait, tranquillement assis � califourchon sur une chaise.

-- Le 106e de ligne, monsieur, par o� faut-il passer?

L'officier, par exception, ne comprenait-il pas le Fran�ais?


S'amusa-t-il � �garer un pauvre diable de soldat? Il eut un
sourire, il leva la main, fit le signe d'aller tout droit.

Bien que Maurice f�t du pays, il n'�tait jamais venu dans la


presqu'�le, il marcha d�s lors � la d�couverte, comme jet� par un
coup de vent au fond d'une �le lointaine. D'abord, � gauche, il
longea la tour � Glaire, une belle propri�t�, dont le petit parc
avait un charme infini, ainsi plant� sur le bord de la Meuse. La
route suivait ensuite la rivi�re, qui coulait � droite, au bas de
hautes berges escarp�es. Peu � peu, elle montait avec de lents
circuits, pour contourner le monticule qui occupait le milieu de
la presqu'�le; et il y avait l� d'anciennes carri�res, des
excavations, o� se perdaient d'�troits sentiers. Plus loin, au fil
de l'eau, se trouvait un moulin. Puis, la route obliquait,
redescendait jusqu'au village d'Iges, b�ti sur la pente, et qu'un
bac reliait � l'autre rive, devant la filature de Saint-Albert.
Enfin, des terres labour�es, des prairies s'�largissaient, toute
une �tendue de vastes terrains plats et sans arbres, qu'enfermait
la boucle arrondie de la rivi�re. Vainement, Maurice avait fouill�
des yeux le versant accident� du coteau: il ne voyait l� que de la
cavalerie et de l'artillerie, en train de s'installer. Il
questionna de nouveau, s'adressa � un brigadier de chasseurs
d'Afrique, qui ne savait rien. La nuit commen�ait � se faire, il
s'assit un instant sur une borne de la route, les jambes lasses.

Alors, dans le brusque d�sespoir qui le saisissait, il aper�ut, en


face, de l'autre c�t� de la Meuse, les champs maudits o� il
s'�tait battu l'avant-veille. C'�tait, sous le jour finissant de
cette journ�e de pluie, une �vocation livide, le morne d�roulement
d'un horizon noy� de boue. Le d�fil� de Saint-Albert, l'�troit
chemin par lequel les Prussiens �taient venus, filait le long de
la boucle, jusqu'� un �boulis blanch�tre de carri�res. Au del� de
la mont�e du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la
Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la gauche, c'�tait
surtout Saint-Menges, dont le chemin descendant aboutissait au
bac; c'�tait le mamelon du Hattoy au milieu, Illy tr�s loin, au
fond, Fleigneux enfonc� derri�re un pli de terrain, Floing plus
rapproch�, � droite. Il reconnaissait le champ dans lequel il
avait attendu des heures, couch� parmi les choux, le plateau que
l'artillerie de r�serve avait essay� de d�fendre, la cr�te o� il
avait vu Honor� mourir sur sa pi�ce fracass�e. Et l'abomination du
d�sastre renaissait, l'abreuvait de souffrance et de d�go�t,
jusqu'au vomissement.

Cependant, la crainte d'�tre surpris par la nuit noire, lui fit


reprendre ses recherches. Peut-�tre le 106e campait-il dans les
parties basses, au del� du village. Il n'y d�couvrit que des
r�deurs, il se d�cida � faire le tour de la presqu'�le, en suivant
la boucle. Comme il traversait un champ de pommes de terre, il eut
la pr�caution d'en d�terrer quelques pieds et de s'emplir les
poches: elles n'�taient pas m�res encore, mais il n'avait rien
autre chose, Jean ayant voulu, pour comble de malchance, se
charger des deux pains que Delaherche leur avait remis, au d�part.
Ce qui le frappait maintenant, c'�tait la quantit� consid�rable de
chevaux qu'il rencontrait, parmi les terres nues dont la pente
douce descendait du monticule central � la Meuse, vers Donchery.
Pourquoi avoir amen� toutes ces b�tes? Comment allait-on les
nourrir? Et la nuit noire s'�tait faite, lorsqu'il atteignit un
petit bois, au bord de l'eau, dans lequel il fut surpris de
trouver les cent-gardes de l'escorte de l'empereur, install�s
d�j�, se s�chant devant de grands feux. Ces messieurs, ainsi
camp�s � l'�cart, avaient de bonnes tentes, des marmites qui
bouillaient, une vache attach�e � un arbre. Tout de suite, il
sentit qu'on le regardait de travers, dans son lamentable abandon
de fantassin en lambeaux, couvert de boue. Pourtant, on lui permit
de faire cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se retira
au pied d'un arbre, � une centaine de m�tres, pour les manger. Il
ne pleuvait plus, le ciel s'�tait d�couvert, des �toiles luisaient
tr�s vives, au fond des t�n�bres bleues. Alors, il comprit qu'il
passerait la nuit l�, quitte � continuer ses recherches, le
lendemain matin. Il �tait bris� de fatigue, l'arbre le prot�gerait
toujours un peu, si la pluie recommen�ait.

Mais il ne put s'endormir, hant� par la pens�e de cette prison


vaste, ouverte au plein air de la nuit, dans laquelle il se
sentait enferm�. Les Prussiens avaient eu une id�e d'une
intelligence vraiment singuli�re, en poussant l� les quatre-vingt
mille hommes qui restaient de l'arm�e de Ch�lons. La presqu'�le
pouvait mesurer une lieue de long sur un kilom�tre et demi de
large, de quoi parquer � l'aise l'immense troupeau d�band� des
vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de l'eau
ininterrompue qui les entourait, la boucle de la Meuse sur trois
c�t�s, puis le canal de d�rivation � la base, unissant les deux
lits rapproch�s de la rivi�re. L� seulement, se trouvait une
porte, le pont, que les deux canons d�fendaient. Aussi rien
n'allait-il �tre plus facile que de garder ce camp, malgr� son
�tendue. D�j�, il avait remarqu�, � l'autre bord, le cordon des
sentinelles allemandes, un soldat tous les cinquante pas, plant�
pr�s de l'eau, avec l'ordre de tirer sur tout homme qui tenterait
de s'�chapper � la nage. Des uhlans galopaient derri�re, reliaient
les diff�rents postes; tandis que, plus loin, �parses dans la
vaste campagne, on aurait pu compter les lignes noires des
r�giments Prussiens, une triple enceinte vivante et mouvante qui
murait l'arm�e prisonni�re.

Maintenant, d'ailleurs, les yeux grands ouverts par l'insomnie,


Maurice ne voyait plus que les t�n�bres, o� s'allumaient les feux
des bivouacs. Pourtant, au del� du ruban p�le de la Meuse, il
distinguait encore les silhouettes immobiles des sentinelles. Sous
la clart� des �toiles, elles restaient droites et noires; et, �
des intervalles r�guliers, leur cri guttural lui arrivait, un cri
de veille mena�ante qui se perdait au loin dans le gros
bouillonnement de la rivi�re. Tout le cauchemar de l'avant-veille
renaissait en lui, � ces dures syllabes �trang�res traversant une
belle nuit �toil�e de France, tout ce qu'il avait revu une heure
plus t�t, le plateau d'Illy encore encombr� de morts, cette
banlieue sc�l�rate de Sedan o� venait de crouler un monde. La t�te
appuy�e contre une racine, dans l'humidit� de cette lisi�re de
bois, il retomba au d�sespoir qui l'avait saisi la veille, sur le
canap� de Delaherche; et ce qui, aggravant les souffrances de son
orgueil, le torturait maintenant, c'�tait la question du
lendemain, le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu de
quelles ruines ce monde d'hier avait croul�. Puisque l'empereur
avait rendu son �p�e au roi Guillaume, cette abominable guerre
n'�tait-elle pas finie? Mais il se rappelait ce que lui avaient
r�pondu deux soldats Bavarois, qui conduisaient les prisonniers �
Iges: �nous tous en France, nous tous � Paris!� dans son demi-
sommeil, il eut la vision brusque de ce qui se passait, l'empire
balay�, emport�, sous le coup de l'ex�cration universelle, la
r�publique proclam�e au milieu d'une explosion de fi�vre
patriotique, tandis que la l�gende de 92 faisait d�filer des
ombres, les soldats de la lev�e en masse, les arm�es de
volontaires purgeant de l'�tranger le sol de la patrie. Et tout se
confondait dans sa pauvre t�te malade, les exigences des
vainqueurs, l'�pret� de la conqu�te, l'obstination des vaincus �
donner jusqu'� leur derni�re goutte de sang, la captivit� pour les
quatre-vingt mille hommes qui �taient l�, cette presqu'�le
d'abord, les forteresses de l'Allemagne ensuite, pendant des
semaines, des mois, des ann�es peut-�tre. Tout craquait,
s'effondrait, � jamais, au fond d'un malheur sans bornes.

Le cri des sentinelles, grandi peu � peu, �clata devant lui, alla
se perdre au loin. Il s'�tait r�veill�, il se retournait sur la
terre dure, lorsqu'un coup de feu d�chira le grand silence. Un
r�le de mort, tout de suite, avait travers� la nuit noire; et il y
eut un �claboussement d'eau, la courte lutte d'un corps qui coule
� pic. Sans doute quelque malheureux qui venait de recevoir une
balle en pleine poitrine, comme il tentait de se sauver, en
passant la Meuse � la nage.

Le lendemain, d�s le lever du soleil, Maurice fut debout. Le ciel


restait clair, il avait une h�te de rejoindre Jean et les
camarades de la compagnie. Un instant, il eut l'id�e de fouiller
de nouveau l'int�rieur de la presqu'�le; puis, il r�solut d'en
achever le tour. Et, comme il se retrouvait au bord du canal, il
aper�ut les d�bris du 106e, un millier d'hommes camp�s sur la
berge, que prot�geait seule une file maigre de peupliers. La
veille, s'il avait tourn� � gauche, au lieu de marcher droit
devant lui, il aurait rattrap� tout de suite son r�giment. Presque
tous les r�giments de ligne s'�taient entass�s l�, le long de
cette berge qui va de la tour � Glaire au ch�teau de Villette, une
autre propri�t� bourgeoise, entour�e de quelques masures, du c�t�
de Donchery; tous bivouaquaient pr�s du pont, pr�s de l'issue
unique, dans cet instinct de la libert� qui fait s'�craser les
grands troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.

Jean eut un cri de joie.

-- Ah! c'est toi enfin! Je t'ai cru dans la rivi�re!

Il �tait l�, avec ce qui restait de l'escouade, Pache et Lapoulle,


Loubet et Chouteau. Ceux-ci, apr�s avoir dormi sous une porte de
Sedan, s'�taient trouv�s r�unis de nouveau par le grand coup de
balai. Dans la compagnie, d'ailleurs, ils n'avaient plus d'autre
chef que le caporal, la mort ayant fauch� le sergent Sapin, le
lieutenant Rochas et le capitaine Beaudoin. Et, bien que les
vainqueurs eussent aboli les grades, en d�cidant que les
prisonniers ne devaient ob�issance qu'aux officiers allemands,
tous les quatre ne s'en �taient pas moins serr�s autour de lui, le
sachant prudent et exp�riment�, bon � suivre dans les
circonstances difficiles. Aussi, ce matin-l�, la concorde et la
belle humeur r�gnaient-elles, malgr� la b�tise des uns et la
mauvaise t�te des autres. Pour la nuit, d'abord, il leur avait
trouv� un endroit � peu pr�s sec, entre deux rigoles, o� ils
s'�taient allong�s, n'ayant plus, � eux tous, qu'une toile.
Ensuite, il venait de se procurer du bois et une marmite, dans
laquelle Loubet leur avait fait du caf�, dont la bonne chaleur les
ragaillardissait. La pluie ne tombait plus, la journ�e s'annon�ait
superbe, on avait encore un peu de biscuit et de lard; et puis,
comme disait Chouteau, �a faisait plaisir, de ne plus ob�ir �
personne, de fl�ner � sa fantaisie. On avait beau �tre enferm�, il
y avait de la place. Du reste, dans deux ou trois jours, on serait
parti. Si bien que cette premi�re journ�e, la journ�e du 4, qui
�tait un dimanche, se passa gaiement.

Maurice lui-m�me, raffermi depuis qu'il avait rejoint les


camarades, ne souffrit gu�re que des musiques Prussiennes, qui
jou�rent toute l'apr�s-midi, de l'autre c�t� du canal. Vers le
soir, il y eut des choeurs. On voyait, au del� du cordon des
sentinelles, les soldats se promenant par petits groupes, chantant
d'une voix lente et haute, pour c�l�brer le dimanche.

-- Ah! ces musiques! Finit par crier Maurice exasp�r�. Elles


m'entrent dans la peau!

Moins nerveux, Jean haussa les �paules.

-- Dame! Ils ont des raisons pour �tre contents. Et puis, peut-
�tre qu'ils croient nous distraire... La journ�e n'a pas �t�
mauvaise, ne nous plaignons pas.

Mais, � la tomb�e du jour, la pluie recommen�a. C'�tait un


d�sastre. Quelques soldats avaient envahi les rares maisons
abandonn�es de la presqu'�le. Quelques autres �taient parvenus �
dresser des tentes. Le plus grand nombre, sans abri d'aucune
sorte, sans couverture m�me, durent passer la nuit, au plein air,
sous cette pluie diluvienne.

Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue avait assoupi, se


r�veilla au milieu d'un v�ritable lac. Les rigoles, enfl�es par
les averses, venaient de d�border, submergeant le terrain o� il
s'�tait �tendu. Chouteau et Loubet juraient de col�re, tandis que
Pache secouait Lapoulle, qui dormait quand m�me � poings ferm�s,
dans cette noyade. Alors, Jean, ayant song� aux peupliers plant�s
le long du canal, courut s'y abriter, avec ses hommes, qui
achev�rent l� cette nuit affreuse, � demi ploy�s, le dos contre
l'�corce, les jambes ramen�es sous eux, pour les garer des grosses
gouttes.

Et la journ�e du lendemain, et la journ�e du surlendemain, furent


vraiment abominables, sous les continuelles ond�es, si drues et si
fr�quentes, que les v�tements n'avaient pas le temps de s�cher sur
le corps. La famine commen�ait, il ne restait plus un biscuit,
plus de lard ni de caf�. Pendant ces deux jours, le lundi et le
mardi, on v�cut de pommes de terre vol�es dans les champs voisins;
et encore, vers la fin du deuxi�me jour, se faisaient-elles si
rares, que les soldats ayant de l'argent les achetaient jusqu'�
cinq sous pi�ce. Des clairons sonnaient bien � la distribution, le
caporal s'�tait m�me h�t� de se rendre devant un grand hangar de
la tour � Glaire, o� le bruit courait qu'on d�livrait des rations
de pain. Mais, une premi�re fois, il avait attendu l�, pendant
trois heures, inutilement; puis, une seconde, il s'�tait pris de
querelle avec un Bavarois. Si les officiers Fran�ais ne pouvaient
rien, dans l'impuissance o� ils �taient d'agir, l'�tat-major
allemand avait-il donc parqu� l'arm�e vaincue sous la pluie, avec
l'intention de la laisser crever de faim? Pas une pr�caution ne
semblait avoir �t� prise, pas un effort n'�tait fait pour nourrir
les quatre-vingt mille hommes dont l'agonie commen�ait, dans cet
enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la
mis�re, un nom de d�tresse dont les plus braves devaient garder le
frisson.

Au retour de ses longues stations inutiles devant le hangar, Jean,


malgr� son calme habituel, s'emportait.

-- Est-ce qu'ils se fichent de nous, � sonner, quand il n'y a


rien? Du tonnerre de Dieu si je me d�range encore!

Pourtant, au moindre appel, il se h�tait de nouveau. C'�tait


inhumain, ces sonneries r�glementaires; et elles avaient un autre
effet, qui crevait le coeur de Maurice. Chaque fois que sonnaient
les clairons, les chevaux Fran�ais, abandonn�s et libres de
l'autre c�t� du canal, accouraient, se jetaient dans l'eau pour
rejoindre leurs r�giments, affol�s par ces fanfares connues qui
leur arrivaient ainsi que des coups d'�peron. Mais, �puis�s,
entra�n�s, bien peu atteignaient la berge. Ils se d�battaient,
lamentables, se noyaient en si grand nombre, que leurs corps d�j�,
enfl�s et surnageant, encombraient le canal. Quant � ceux qui
abordaient, ils �taient comme pris de folie, galopaient, se
perdaient au travers des champs vides de la presqu'�le.

-- Encore de la viande pour les corbeaux! Disait douloureusement


Maurice, qui se rappelait la quantit� inqui�tante de chevaux,
rencontr�e par lui. Si nous restons quelques jours, nous allons
tous nous d�vorer... Ah! les pauvres b�tes!

La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible. Et Jean qui


commen�ait � s'inqui�ter s�rieusement de l'�tat f�brile de
Maurice, l'obligea � s'envelopper dans un lambeau de couverture,
qu'ils avaient achet� dix francs � un zouave; tandis que lui, dans
sa capote tremp�e comme une �ponge, recevait le d�luge qui ne
cessa point, cette nuit-l�. Sous les peupliers, la position
devenait intenable: un fleuve de boue coulait, la terre gorg�e
gardait l'eau en flaques profondes. Le pis �tait qu'on avait
l'estomac vide, le repas du soir ayant consist� en deux betteraves
pour les six hommes, qu'ils n'avaient m�me pu faire cuire, faute
de bois sec, et dont la fra�cheur sucr�e s'�tait chang�e bient�t
en une intol�rable sensation de br�lure. Sans compter que la
dysenterie se d�clarait, caus�e par la fatigue, la mauvaise
nourriture, l'humidit� persistante. � plus de dix reprises, Jean,
adoss� contre le tronc du m�me arbre, les jambes sous l'eau, avait
allong� la main, pour t�ter si Maurice ne s'�tait pas d�couvert,
dans l'agitation de son sommeil. Depuis que, sur le plateau
d'Illy, son compagnon l'avait sauv� des Prussiens, en l'emportant
entre ses bras, il payait sa dette au centuple. C'�tait, sans
qu'il le raisonn�t, le don entier de sa personne, l'oubli total de
lui-m�me pour l'amour de l'autre; et cela obscur et vivace, chez
ce paysan rest� pr�s de la terre, qui ne trouvait pas de mots pour
exprimer ce qu'il sentait. D�j�, il s'�tait retir� les morceaux de
la bouche, comme disaient les hommes de l'escouade; maintenant, il
aurait donn� sa peau pour en rev�tir l'autre, lui abriter les
�paules, lui r�chauffer les pieds. Et, au milieu du sauvage
�go�sme qui les entourait, de ce coin d'humanit� souffrante dont
la faim enrageait les app�tits, il devait peut-�tre � cette
compl�te abn�gation de lui-m�me ce b�n�fice impr�vu de conserver
sa tranquille humeur et sa belle sant�; car lui seul, solide
encore, ne perdait pas trop la t�te.
Aussi, apr�s cette nuit affreuse, Jean mit-il � ex�cution une id�e
qui le hantait.

-- �coute, mon petit, puisqu'on ne nous donne rien � manger et


qu'on nous oublie dans ce sacr� trou, faut pourtant se remuer un
peu, si l'on ne veut pas crever comme des chiens... As-tu encore
des jambes?

Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en �tait tout


r�chauff�.

-- Mais oui, j'ai des jambes!

-- Alors, nous allons partir � la d�couverte... Nous avons de


l'argent, c'est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque
chose � acheter. Et ne nous embarrassons pas des autres, ils ne
sont pas assez gentils, qu'ils se d�brouillent!

En effet, Loubet et Chouteau le r�voltaient par leur �go�sme


sournois, volant ce qu'ils pouvaient, ne partageant jamais avec
les camarades; de m�me qu'il n'y avait rien � tirer de bon de
Lapoulle, la brute, ni de Pache, le cafard.

Tous les deux donc, Jean et Maurice, s'en all�rent par le chemin
que ce dernier avait suivi d�j�, le long de la Meuse. Le parc de
la tour � Glaire et la maison d'habitation �taient d�vast�s,
pill�s, les pelouses ravin�es comme par un orage, les arbres
abattus, les b�timents envahis. Une foule en guenilles, des
soldats couverts de boue, les joues creuses, les yeux luisants de
fi�vre, y campaient en boh�miens, vivaient en loups dans les
chambres souill�es, n'osant sortir, de peur de perdre leur place
pour la nuit. Et, plus loin, sur les pentes, ils travers�rent la
cavalerie et l'artillerie, si correctes jusque-l�, d�chues elles
aussi, se d�sorganisant sous cette torture de la faim, qui
affolait les chevaux et jetait les hommes � travers champs, en
bandes d�vastatrices. � droite, ils virent, devant le moulin, une
queue interminable d'artilleurs et de chasseurs d'Afrique d�filant
avec lenteur: le meunier leur vendait de la farine, deux poign�es
dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de trop attendre
les fit passer outre, avec l'espoir de trouver mieux, dans le
village d'Iges; et ce fut une consternation, lorsqu'ils l'eurent
visit�, nu et morne, pareil � un village d'Alg�rie, apr�s un
passage de sauterelles: plus une miette de vivres, ni pain, ni
l�gumes, ni viande, les mis�rables maisons comme racl�es avec les
ongles. On disait que le g�n�ral Lebrun �tait descendu chez le
maire. Vainement, il s'�tait efforc� d'organiser un service de
bons, payables apr�s la campagne, de fa�on � faciliter
l'approvisionnement des troupes. Il n'y avait plus rien, l'argent
devenait inutile. La veille encore, on payait un biscuit deux
francs, une bouteille de vin sept francs, un petit verre d'eau-de-
vie vingt sous, une pipe de tabac dix sous. Et, maintenant, des
officiers devaient garder la maison du g�n�ral, ainsi que les
masures voisines, le sabre au poing, car de continuelles bandes de
r�deurs enfon�aient les portes, volaient jusqu'� l'huile des
lampes pour la boire.

Trois zouaves appel�rent Maurice et Jean. � cinq, on ferait de la


besogne.

-- Venez donc... Y a des chevaux qui claquent, et si on avait


seulement du bois sec...

Puis, ils se ru�rent sur une maison de paysan, cass�rent les


portes des armoires, arrach�rent le chaume de la toiture. Des
officiers qui arrivaient au pas de course, en les mena�ant de
leurs revolvers, les mirent en fuite.

Jean, quand il vit les quelques habitants rest�s � Iges aussi


mis�rables et affam�s que les soldats, regretta d'avoir d�daign�
la farine, au moulin.

-- Faut retourner, peut-�tre qu'il y en a encore.

Mais Maurice commen�ait � �tre si las, si �puis� d'inanition, que


Jean le laissa dans un trou des carri�res, assis sur une roche, en
face du large horizon de Sedan. Lui, apr�s une queue de trois
quarts d'heure, revint enfin avec un torchon plein de farine. Et
ils ne trouv�rent rien autre chose que de la manger ainsi, �
poign�es. Ce n'�tait pas mauvais, �a ne sentait rien, un go�t fade
de p�te. Pourtant, ce d�jeuner les r�conforta un peu. Ils eurent
m�me la chance de trouver, dans la roche, un r�servoir naturel
d'eau de pluie, assez pure, auquel ils se d�salt�r�rent avec
d�lices.

Puis, comme Jean proposait de rester l� l'apr�s-midi, Maurice eut


un geste violent.

-- Non, non, pas l�!... J'en tomberais malade, d'avoir �a


longtemps sous les yeux...

De sa main tremblante, il indiquait l'horizon immense, le Hattoy,


les plateaux de Floing et d'Illy, le bois de la Garenne, ces
champs ex�crables du massacre et de la d�faite.

-- Tout � l'heure, pendant que je t'attendais, j'ai d� me d�cider


� tourner le dos, car j'aurais fini par hurler de rage, oui!
Hurler comme un chien qu'on exasp�re... Tu ne peux t'imaginer le
mal que �a me fait, �a me rend fou!

Jean le regardait, �tonn� de cet orgueil saignant, inquiet de


surprendre de nouveau dans ses yeux cet �garement de folie qu'il
avait remarqu� d�j�. Il affecta de plaisanter.

-- Bon! c'est facile, nous allons changer de pays.

Alors, ils err�rent jusqu'� la fin du jour, au hasard des


sentiers. Ils visit�rent la partie plate de la presqu'�le, dans
l'esp�rance d'y trouver des pommes de terre encore; mais les
artilleurs, ayant pris les charrues, avaient retourn� les champs,
glanant, ramassant tout. Ils revinrent sur leurs pas, ils
travers�rent de nouveau des foules d�soeuvr�es et mourantes, des
soldats promenant leur faim, semant le sol de leurs corps
engourdis, tomb�s d'�puisement par centaines, au grand soleil.
Eux-m�mes, � chaque heure, succombaient, devaient s'asseoir. Puis,
une sourde exasp�ration les remettait debout, ils recommen�aient �
r�der, comme aiguillonn�s par l'instinct de l'animal qui cherche
sa nourriture. Cela semblait durer depuis des mois, et les minutes
coulaient pourtant, rapides. Dans l'int�rieur des terres, du c�t�
de Donchery, ils eurent peur des chevaux, ils durent s'abriter
derri�re un mur, ils rest�rent l� longtemps, � bout de forces,
regardant de leurs yeux vagues ces galops de b�tes folles passer
sur le ciel rouge du couchant.

Ainsi que Maurice l'avait pr�vu, les milliers de chevaux


emprisonn�s avec l'arm�e, et qu'on ne pouvait nourrir, �taient un
danger qui croissait de jour en jour. D'abord, ils avaient mang�
l'�corce des arbres, ensuite ils s'�taient attaqu�s aux
treillages, aux palissades, � toutes les planches qu'ils
rencontraient, et maintenant ils se d�voraient entre eux. On les
voyait se jeter les uns sur les autres, pour s'arracher les crins
de la queue, qu'ils m�chaient furieusement, au milieu d'un flot
d'�cume. Mais, la nuit surtout, ils devenaient terribles, comme si
l'obscurit� les e�t hant�s de cauchemars. Ils se r�unissaient, se
ruaient sur les rares tentes debout, attir�s par la paille.
Vainement, les hommes, pour les �carter, avaient allum� de grands
feux, qui semblaient les exciter davantage. Leurs hennissements
�taient si lamentables, si effrayants, qu'on aurait dit des
rugissements de b�tes fauves. On les chassait, ils revenaient plus
nombreux et plus f�roces. Et, � chaque instant, dans les t�n�bres,
on entendait le long cri d'agonie de quelque soldat perdu, que
l'enrag� galop venait d'�craser.

Le soleil �tait encore sur l'horizon, lorsque Jean et Maurice, en


route pour retourner au campement, eurent la surprise de
rencontrer les quatre hommes de l'escouade, terr�s dans un foss�,
ayant l'air de comploter l� quelque mauvais coup. Loubet, tout de
suite, les appela, et Chouteau leur dit:

-- C'est par rapport au d�ner de ce soir... Nous allons crever,


voici trente-six heures que nous ne nous sommes rien mis dans le
ventre... Alors, comme il y a l� des chevaux, et que ce n'est pas
mauvais, la viande des chevaux...

-- N'est-ce pas? Caporal, vous en �tes, continua Loubet, parce que


plus nous serons, mieux �a vaudra, avec une si grosse b�te...
Tenez! Il y en a un, l�-bas, que nous guettons depuis une heure,
ce grand rouge qui a l'air malade. Ce sera plus facile de
l'achever.

Et il montrait un cheval que la faim venait d'abattre, au bord


d'un champ ravag� de betteraves. Tomb� sur le flanc, il relevait
par moments la t�te, promenait ses yeux mornes, avec un grand
souffle triste.

-- Ah! comme c'est long! grogna Lapoulle, que son gros app�tit
torturait. Je vas l'assommer, voulez-vous?

Mais Loubet l'arr�ta. Merci! Pour se faire une sale histoire avec
les Prussiens, qui avaient d�fendu, sous peine de mort, de tuer un
seul cheval, dans la crainte que la carcasse abandonn�e
n'engendr�t la peste. Il fallait attendre la nuit close. Et
c'�tait pourquoi, tous les quatre, ils �taient dans le foss�, �
guetter, les yeux luisants, ne quittant pas la b�te.
-- Caporal, demanda Pache, d'une voix un peu tremblante, vous qui
avez de l'id�e, si vous pouviez le tuer sans lui faire du mal?

D'un geste de r�volte, Jean refusa la cruelle besogne. Cette


pauvre b�te agonisante, oh! Non, non! Son premier mouvement venait
d'�tre de fuir, d'emmener Maurice, pour ne prendre part ni l'un ni
l'autre � l'affreuse boucherie. Mais, en voyant son compagnon si
p�le, il se gronda ensuite de sa sensibilit�. Apr�s tout, mon
Dieu! Les b�tes, c'�tait fait pour nourrir les gens. On ne pouvait
pas se laisser mourir de faim, quand il y avait l� de la viande.
Et il fut content de voir Maurice se ragaillardir un peu �
l'espoir qu'on d�nerait, il dit lui-m�me de son air de bonne
humeur:

-- Ma foi, non, je n'ai pas d'id�e, et s'il faut le tuer, sans lui
faire du mal...

-- Oh! Moi, je m'en fiche, interrompit Lapoulle. Vous allez voir!

Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le foss�,


l'attente recommen�a. De temps � autre, un des hommes se levait,
s'assurait que le cheval �tait bien toujours l�, tendant le cou
vers les souffles frais de la Meuse, vers le soleil couchant, pour
en boire encore toute la vie. Puis, enfin, lorsque le cr�puscule
vint lentement, les six furent debout, dans ce guet sauvage,
impatients de la nuit si paresseuse, regardant de toutes parts,
avec une inqui�tude effar�e, si personne ne les voyait.

-- Ah! zut! cria Chouteau, c'est le moment!

La campagne restait claire, d'une clart� louche d'entre chien et


loup. Et Lapoulle courut le premier, suivi des cinq autres. Il
avait pris dans le foss� une grosse pierre ronde, il se rua sur le
cheval, se mit � lui d�foncer le cr�ne, de ses deux bras raidis,
comme avec une massue. Mais, d�s le second coup, le cheval fit un
effort pour se remettre debout. Chouteau et Loubet s'�taient jet�s
en travers de ses jambes, t�chaient de le maintenir, criaient aux
autres de les aider. Il hennissait d'une voix presque humaine,
�perdue et douloureuse, se d�battait, les aurait cass�s comme
verre, s'il n'avait pas �t� d�j� � demi mort d'inanition.
Cependant, sa t�te remuait trop, les coups ne portaient plus,
Lapoulle ne pouvait le finir.

-- Nom de Dieu! Qu'il a les os durs!... Tenez-le donc, que je le


cr�ve!

Jean et Maurice, glac�s, n'entendaient pas les appels de Chouteau,


restaient les bras ballants, sans se d�cider � intervenir.

Et Pache, brusquement, dans un �lan instinctif de religieuse


piti�, tomba sur la terre � deux genoux, joignit les mains, se mit
� b�gayer des pri�res, comme on en dit au chevet des agonisants.

-- Seigneur, prenez piti� de lui...

Une fois encore, Lapoulle frappa � faux, n'enleva qu'une oreille


au mis�rable cheval, qui se renversa, avec un grand cri.
-- Attends, attends! gronda Chouteau. Il faut en finir, il nous
ferait pincer... Ne le l�che pas, Loubet!

Dans sa poche, il venait de prendre son couteau, un petit couteau


dont la lame n'�tait gu�re plus longue que le doigt. Et, vautr�
sur le corps de la b�te, un bras pass� � son cou, il enfon�a cette
lame, fouilla dans cette chair vivante, tailla des morceaux
jusqu'� ce qu'il e�t trouv� et tranch� l'art�re. D'un bond, il
s'�tait jet� de c�t�, le sang jaillissait, se d�gorgeait comme du
canon d'une fontaine, tandis que les pieds s'agitaient et que de
grands frissons convulsifs couraient sur la peau. Il fallut pr�s
de cinq minutes au cheval pour mourir. Ses grands yeux �largis,
pleins d'une �pouvante triste, s'�taient fix�s sur les hommes
hagards qui attendaient qu'il f�t mort. Ils se troubl�rent et
s'�teignirent.

-- Mon Dieu, b�gayait Pache toujours � genoux, secourez-le, ayez-


le en votre sainte garde...

Ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros embarras, pour en


tirer un bon morceau. Loubet, qui avait fait tous les m�tiers,
indiquait bien comment il fallait s'y prendre, si l'on voulait
avoir le filet. Mais, boucher maladroit, n'ayant d'ailleurs que le
petit couteau, il se perdit dans cette chair toute chaude, encore
palpitante de vie. Et Lapoulle, impatient, s'�tant mis � l'aider
en ouvrant le ventre, sans n�cessit� aucune, le carnage devint
abominable. Une h�te f�roce dans le sang et les entrailles
r�pandues, des loups qui fouillaient � pleins crocs la carcasse
d'une proie.

-- Je ne sais pas bien quel morceau �a peut �tre, dit enfin Loubet
en se relevant, les bras charg�s d'un lambeau �norme de viande.
Mais voil� tout de m�me de quoi nous en mettre par-dessus les
yeux.

Jean et Maurice, saisis d'horreur, avaient d�tourn� la t�te.


Cependant, la faim les pressait, ils suivirent la bande, quand
elle galopa, pour ne point se faire surprendre pr�s du cheval
entam�. Chouteau venait de faire une trouvaille, trois grosses
betteraves, oubli�es, qu'il emportait. Loubet, pour se d�charger
les bras, avait jet� la viande sur les �paules de Lapoulle; tandis
que Pache portait la marmite de l'escouade, qu'ils tra�naient avec
eux, en cas de chasse heureuse. Et les six galopaient, galopaient,
sans reprendre haleine, comme poursuivis.

Tout d'un coup, Loubet arr�ta les autres.

-- C'est b�te, faudrait savoir o� nous allons faire cuire �a.

Jean, qui se calmait, proposa les carri�res. Elles n'�taient pas �


plus de trois cents m�tres, il y avait l� des trous cach�s, o�
l'on pouvait allumer du feu, sans �tre vu. Mais, quand ils y
furent, toutes sortes de difficult�s se pr�sent�rent. D'abord, la
question du bois; et heureusement qu'ils d�couvrirent la brouette
d'un cantonnier, dont Lapoulle fendit les planches, � coups de
talon. Ensuite, ce fut l'eau potable qui manquait absolument. Dans
la journ�e, le grand soleil avait s�ch� les petits r�servoirs
naturels d'eau de pluie. Il existait bien une pompe, mais elle
�tait trop loin, au ch�teau de la tour � Glaire, et l'on y faisait
queue jusqu'� minuit, heureux encore lorsqu'un camarade, dans la
bousculade, ne renversait pas du coude votre gamelle. Quant aux
quelques puits du voisinage, ils �taient taris depuis deux jours,
on n'en tirait plus que de la boue. Restait seulement l'eau de la
Meuse, dont la berge se trouvait de l'autre c�t� de la route.

-- J'y vas avec la marmite, proposa Jean.

Tous se r�cri�rent.

-- Ah! non! nous ne voulons pas �tre empoisonn�s, c'est plein de


morts!

La Meuse, en effet, roulait des cadavres d'hommes et de chevaux.


On en voyait, � chaque minute, passer, le ventre ballonn�, d�j�
verd�tres, en d�composition. Beaucoup s'�taient arr�t�s dans les
herbes, sur les bords, empestant l'air, agit�s par le courant d'un
fr�missement continu. Et presque tous les soldats qui avaient bu
de cette eau abominable, s'�taient trouv�s pris de naus�es et de
dysenterie, � la suite d'affreuses coliques.

Il fallait se r�signer pourtant. Maurice expliqua que l'eau, apr�s


avoir bouilli, ne serait plus dangereuse.

-- Alors, j'y vas, r�p�ta Jean, qui emmena Lapoulle.

Lorsque la marmite fut enfin au feu, pleine d'eau, avec la viande


dedans, la nuit noire �tait venue. Loubet avait �pluch� les
betteraves, pour les faire cuire dans le bouillon, un vrai fricot
de l'autre monde, comme il disait; et tous activaient la flamme,
en poussant sous la marmite les d�bris de la brouette. Leurs
grandes ombres dansaient bizarrement, au fond de ce trou de
roches. Puis, il leur devint impossible d'attendre davantage, ils
se jet�rent sur le bouillon immonde, ils se partag�rent la viande
avec leurs doigts �gar�s et tremblants, sans prendre le temps
d'employer le couteau. Mais, malgr� eux, leur coeur se soulevait.
Ils souffraient surtout du manque de sel, leur estomac se refusait
� garder cette bouillie fade des betteraves, ces morceaux de chair
� moiti� cuite, gluante, d'un go�t d'argile. Presque tout de
suite, des vomissements se d�clar�rent. Pache ne put continuer,
Chouteau et Loubet injuri�rent cette satan�e rosse de cheval,
qu'ils avaient eu tant de peine � mettre en pot-au-feu, et qui
leur fichait la colique. Seul, Lapoulle d�na copieusement; mais il
faillit en crever, la nuit, lorsqu'il fut retourn� avec les trois
autres, sous les peupliers du canal, pour y dormir.

En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant le bras de Jean,


l'avait entra�n� par un sentier de traverse. Les camarades lui
causaient une sorte de d�go�t furieux, il venait de faire un
projet, celui d'aller coucher dans le petit bois, o� il avait
pass� la premi�re nuit. C'�tait une bonne id�e, que Jean approuva
beaucoup, lorsqu'il se fut allong� sur le sol en pente, tr�s sec,
abrit� par d'�pais feuillages. Ils y rest�rent jusqu'au grand
jour, ils y dormirent m�me d'un profond sommeil, ce qui leur
rendit quelque force.
Le lendemain �tait un jeudi. Mais ils ne savaient plus comment ils
vivaient, ils furent simplement heureux de ce que le beau temps
semblait se r�tablir. Jean d�cida Maurice, malgr� sa r�pugnance, �
retourner au bord du canal, pour voir si leur r�giment ne devait
pas partir ce jour-l�. Chaque jour, maintenant, il y avait des
d�parts de prisonniers, des colonnes de mille � douze cents
hommes, qu'on dirigeait sur les forteresses de l'Allemagne.
L'avant-veille, ils avaient vu, devant le poste Prussien, un
convoi d'officiers et de g�n�raux qui allaient, � Pont-�-Mousson,
prendre le chemin de fer. C'�tait, chez tous, une fi�vre, une
furieuse envie de quitter cet effroyable camp de la mis�re. Ah! si
leur tour pouvait �tre venu! Et, quand ils retrouv�rent le 106e
toujours camp� sur la berge, dans le d�sordre croissant de tant de
souffrances, ils en eurent un v�ritable d�sespoir.

Pourtant, ce jour-l�, Jean et Maurice crurent qu'ils mangeraient.


Depuis le matin, tout un commerce s'�tait �tabli entre les
prisonniers et les Bavarois, par-dessus le canal: on leur jetait
de l'argent dans un mouchoir, et ils renvoyaient le mouchoir avec
du gros pain bis ou du tabac grossier, � peine sec. M�me des
soldats qui n'avaient pas d'argent, �taient arriv�s � faire des
affaires, en leur lan�ant des gants blancs d'ordonnance, dont ils
semblaient friands. Pendant deux heures, le long du canal, ce
moyen barbare d'�change fit voler les paquets. Mais, Maurice ayant
envoy� une pi�ce de cent sous dans sa cravate, le Bavarois qui lui
renvoyait un pain, le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit
farce m�chante, que le pain tomba � l'eau. Alors, parmi les
allemands, ce furent des rires �normes. Deux fois, Maurice
s'ent�ta, et deux fois le pain fit un plongeon. Puis, attir�s par
les rires, des officiers accoururent, qui d�fendirent � leurs
hommes de rien vendre aux prisonniers, sous peine de punitions
s�v�res. Le commerce cessa, Jean dut calmer Maurice qui montrait
les deux poings � ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer ses
pi�ces de cent sous.

La journ�e, malgr� son grand soleil, fut terrible encore. Il y eut


deux alertes, deux appels de clairon, qui firent courir Jean
devant le hangar, o� les distributions �taient cens�es avoir lieu.
Mais, les deux fois, il ne re�ut que des coups de coude, dans la
bousculade. Les Prussiens, si remarquablement organis�s,
continuaient � montrer une incurie brutale � l'�gard de l'arm�e
vaincue. Sur les r�clamations des g�n�raux Douay et Lebrun, ils
avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que des voitures
de pains; seulement, les pr�cautions �taient si mal prises, que
les moutons se trouvaient enlev�s, les voitures pill�es, d�s le
pont, de sorte que les troupes camp�es � plus de cent m�tres, ne
recevaient toujours rien. Il n'y avait gu�re que les r�deurs, les
d�trousseurs de convois, qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le
truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice pr�s du pont,
pour guetter eux aussi la nourriture.

Il �tait quatre heures d�j�, ils n'avaient rien mang� encore, par
ce beau jeudi ensoleill�, lorsqu'ils eurent la joie, tout d'un
coup, d'apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de Sedan
obtenaient ainsi, � grand-peine, l'autorisation d'aller voir les
prisonniers, auxquels ils portaient des provisions; et Maurice,
plusieurs fois d�j�, avait dit sa surprise de n'avoir aucune
nouvelle de sa soeur. D�s qu'ils reconnurent de loin Delaherche,
charg� d'un panier, ayant un pain sous chaque bras, ils se
ru�rent; mais ils arriv�rent encore trop tard, une telle pouss�e
s'�tait produite, que le panier et un des pains venaient d'y
rester, enlev�s, disparus, sans que le fabricant de drap e�t pu
lui-m�me se rendre compte de cet arrachement.

-- Ah! mes pauvres amis! Balbutia-t-il, stup�fait, boulevers�, lui


qui arrivait le sourire aux l�vres, l'air bonhomme et pas fier,
dans son d�sir de popularit�.

Jean s'�tait empar� du dernier pain, le d�fendait; et, tandis que


Maurice et lui, assis au bord de la route, le d�voraient � grosses
bouch�es, Delaherche donnait des nouvelles. Sa femme, Dieu merci!
Allait tr�s bien. Seulement, il avait des inqui�tudes pour le
colonel, qui �tait tomb� dans un grand accablement, bien que sa
m�re continu�t � lui tenir compagnie du matin au soir.

-- Et ma soeur? demanda Maurice.

-- Votre soeur, c'est vrai!... Elle m'accompagnait, c'�tait elle


qui portait les deux pains. Seulement, elle a d� rester l�-bas, de
l'autre c�t� du canal. Jamais le poste n'a consenti � la laisser
passer... Vous savez que les Prussiens ont rigoureusement interdit
aux femmes l'entr�e de la presqu'�le.

Alors, il parla d'Henriette, de ses tentatives vaines pour voir


son fr�re et lui venir en aide. Un hasard l'avait mise, dans
Sedan, face � face avec le cousin Gunther, le capitaine de la
garde Prussienne. Il passait de son air sec et dur, en affectant
de ne pas la reconna�tre. Elle-m�me, le coeur soulev�, comme
devant un des assassins de son mari, avait d'abord h�t� le pas.
Puis, dans un brusque revirement, qu'elle ne s'expliquait point,
elle �tait revenue, lui avait tout dit, la mort de Weiss, d'une
voix rude de reproche. Et il n'avait eu qu'un geste vague, en
apprenant cette mort affreuse d'un parent: c'�tait le sort de la
guerre, lui aussi aurait pu �tre tu�. Sur son visage de soldat, �
peine un fr�missement avait-il couru. Ensuite, lorsqu'elle lui
avait parl� de son fr�re prisonnier, en le suppliant d'intervenir,
pour qu'elle p�t le voir, il s'�tait refus� � toute d�marche. La
consigne �tait formelle, il parlait de la volont� allemande comme
d'une religion. En le quittant, elle avait eu la sensation nette
qu'il se croyait en France comme un justicier, avec l'intol�rance
et la morgue de l'ennemi h�r�ditaire, grandi dans la haine de la
race qu'il ch�tiait.

-- Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours mang�, ce soir;


et ce qui me d�sesp�re, c'est que je crains bien de ne pouvoir
obtenir une autre permission.

Il leur demanda s'ils n'avaient pas de commissions � lui donner,


il se chargea obligeamment de lettres �crites au crayon, que
d'autres soldats lui confi�rent, car on avait vu des Bavarois
allumer leur pipe, en riant, avec les lettres qu'ils avaient
promis de faire parvenir.

Puis, comme Maurice et Jean l'accompagnaient jusqu'au pont,


Delaherche s'�cria:
-- Mais, tenez! La voici l�-bas, Henriette!... Vous la voyez bien
qui agite son mouchoir.

Au del� de la ligne des sentinelles, en effet, parmi la foule, on


distinguait une petite figure mince, un point blanc qui palpitait
dans le soleil. Et tous deux, tr�s �mus, les yeux humides,
lev�rent les bras, r�pondirent d'un furieux branle de la main.

Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa la plus


abominable des journ�es. Pourtant, apr�s une nouvelle nuit
tranquille dans le petit bois, il avait eu la chance de manger
encore du pain, Jean ayant d�couvert, au ch�teau de Villette, une
femme qui en vendait, � dix francs la livre. Mais, ce jour-l�, ils
assist�rent � une effrayante sc�ne, dont le cauchemar les hanta
longtemps.

La veille, Chouteau avait remarqu� que Pache ne se plaignait plus,


l'air �tourdi et content, comme un homme qui aurait d�n� � sa
faim. Tout de suite, il eut l'id�e que le sournois devait avoir
une cachette quelque part, d'autant plus que, ce matin-l�, il
venait de le voir s'�loigner pendant pr�s d'une heure, puis
repara�tre, avec un sourire en dessous la bouche pleine. S�rement,
une aubaine lui �tait tomb�e, des provisions ramass�es dans
quelque bagarre. Et Chouteau exasp�rait Loubet et Lapoulle, ce
dernier surtout. Hein? Quel sale individu, s'il avait � manger, de
ne pas partager avec les camarades!

-- Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le suivre... Nous


verrons s'il ose s'emplir tout seul, quand de pauvres bougres
cr�vent � c�t� de lui.

-- Oui, oui! C'est �a, nous le suivrons! r�p�ta violemment


Lapoulle. Nous verrons bien!

Il serrait les poings, le seul espoir de manger enfin le rendait


fou. Son gros app�tit le torturait plus que les autres, son
tourment devenait tel, qu'il avait essay� de m�cher de l'herbe.
Depuis l'avant-veille, depuis la nuit o� la viande de cheval aux
betteraves lui avait donn� une dysenterie affreuse, il �tait �
jeun, si maladroit de son grand corps, malgr� sa force, que, dans
la bousculade du pillage des vivres, il n'attrapait jamais rien.
Il aurait pay� de son sang une livre de pain.

Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les arbres de la tour


� Glaire, et les trois autres, prudemment, fil�rent derri�re lui.

-- Faut pas qu'il se doute, r�p�tait Chouteau. M�fiez-vous, s'il


se retourne.

Mais, cent pas plus loin, Pache, �videmment, se crut seul, car il
se mit � marcher d'un pas rapide, sans m�me jeter un regard en
arri�re. Et ils purent ais�ment le suivre jusque dans les
carri�res voisines, ils arriv�rent sur son dos, comme il
d�rangeait deux grosses pierres, pour prendre une moiti� de pain
dessous. C'�tait la fin de ses provisions, il avait encore de quoi
faire un repas.

-- Nom de Dieu de cafard! Hurla Lapoulle, voil� donc pourquoi tu


te caches!... Tu vas me donner �a, c'est ma part!

Donner son pain, pourquoi donc? Si ch�tif qu'il f�t, une col�re le
redressa, tandis qu'il serrait le morceau de toutes ses forces sur
son coeur. Lui aussi avait faim.

-- Fiche-moi la paix, entends-tu! C'est � moi!

Puis, devant le poing lev� de Lapoulle, il prit sa course,


galopant, d�valant des carri�res dans les terres nues, du c�t� de
Donchery. Les trois autres le poursuivaient, haletants, � toutes
jambes. Mais il gagnait du terrain, plus l�ger, pris d'une telle
peur, si ent�t� � garder son bien, qu'il semblait emport� par le
vent. Il avait franchi pr�s d'un kilom�tre, il approchait du petit
bois, au bord de l'eau, lorsqu'il rencontra Jean et Maurice, qui
revenaient � leur g�te de la nuit. Au passage, il leur jeta un cri
de d�tresse, tandis que ceux-ci, �tonn�s de cette chasse �
l'homme, dont l'enrag� galop passait devant eux, restaient plant�s
au bord d'un champ. Et ce fut ainsi qu'ils virent tout.

Le malheur voulut que Pache, buttant contre une pierre, s'abattit.


D�j� les trois autres arrivaient, jurant, hurlant, fouett�s par la
course, pareils � des loups l�ch�s sur une proie.

-- Donne �a, nom de Dieu! cria Lapoulle, ou je te fais ton


affaire!

Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau lui passa,


grand ouvert, le couteau mince, qui lui avait servi � saigner le
cheval.

-- Tiens! Le couteau!

Mais Jean s'�tait pr�cipit�, pour emp�cher un malheur, perdant la


t�te lui aussi, parlant de les fourrer tous au bloc; ce qui le fit
traiter par Loubet de Prussien, avec un mauvais rire, puisqu'il
n'y avait plus de chefs et que les Prussiens seuls commandaient.

-- Tonnerre de Dieu! r�p�tait Lapoulle, veux-tu me donner �a!

Malgr� la terreur dont il �tait bl�me, Pache serra davantage le


pain contre sa poitrine, dans son obstination de paysan affam� qui
ne l�che rien de ce qui est � lui.

-- Non!

Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau dans la gorge,


si violemment, que le mis�rable ne cria m�me pas. Ses bras se
d�tendirent, le morceau de pain roula par terre, dans le sang qui
avait jailli.

Devant ce meurtre imb�cile et fou, Maurice, immobile jusque-l�,


parut lui-m�me �tre pris brusquement de folie. Il mena�ait les
trois hommes du geste, il les traitait d'assassins, avec une telle
v�h�mence, que tout son corps en tremblait. Mais Lapoulle ne
semblait m�me pas l'entendre. Rest� par terre, accroupi pr�s du
corps, il d�vorait le pain, �clabouss� de gouttes rouges; il avait
un air de stupidit� farouche, comme �tourdi par le gros bruit de
ses m�choires; tandis que Chouteau et Loubet, � le voir si
terrible dans son assouvissement, n'osaient pas m�me lui r�clamer
leur part.

La nuit �tait compl�tement venue, une nuit claire, au beau ciel


�toil�; et Maurice et Jean, qui avaient gagn� leur petit bois, ne
virent bient�t plus que Lapoulle, r�dant le long de la Meuse. Les
deux autres avaient disparu, retourn�s sans doute au bord du
canal, inquiets de ce corps qu'ils laissaient derri�re eux. Lui,
au contraire, semblait craindre d'aller l�-bas, rejoindre les
camarades. Apr�s l'�tourdissement du meurtre, alourdi par la
digestion du gros morceau de pain aval� trop vite, il �tait
�videmment saisi d'une angoisse, qui le faisait s'agiter, n'osant
reprendre la route que barrait le cadavre, pi�tinant sans fin sur
la berge, d'un pas vacillant d'irr�solution. Le remords
s'�veillait-il, au fond de cette �me obscure? Ou bien n'�tait-ce
que la terreur d'�tre d�couvert? Il allait et venait ainsi qu'une
b�te devant les barreaux de sa cage, avec un besoin subit et
grandissant de fuir, un besoin douloureux comme un mal physique,
dont il sentait qu'il mourrait, s'il ne le contentait pas. Au
galop, au galop, il lui fallait sortir tout de suite de cette
prison o� il venait de tuer. Pourtant, il s'affaissa, il resta
longtemps vautr� parmi les herbes de la rive.

Dans sa r�volte, Maurice, lui aussi, disait � Jean:

-- �coute, je ne puis plus rester. Je t'assure que je vais devenir


fou... Ca m'�tonne que le corps ait r�sist�, je ne me porte pas
trop mal. Mais la t�te d�m�nage, oui! Elle d�m�nage, c'est
certain. Si tu me laisses encore un jour dans cet enfer, je suis
perdu... Je t'en prie, partons, partons tout de suite!

Et il se mit � lui expliquer des plans extravagants d'�vasion. Ils


allaient traverser la Meuse � la nage, se jeter sur les
sentinelles, les �trangler avec un bout de corde qu'il avait dans
sa poche; ou encore ils les assommeraient � coups de pierre; ou
encore ils les ach�teraient � prix d'argent, rev�tiraient leurs
uniformes, pour franchir les lignes Prussiennes.

-- Mon petit, tais-toi! r�p�tait Jean d�sesp�r�, �a me fait peur


de t'entendre dire des b�tises. Est-ce que c'est raisonnable, est-
ce que c'est possible, tout �a? ... Demain, nous verrons. Tais-
toi!

Lui, bien qu'il e�t �galement le coeur abreuv� de col�re et de


d�go�t, gardait son bon sens, dans l'affaiblissement de la faim,
parmi les cauchemars de cette vie qui touchait le fond de la
mis�re humaine. Et, comme son compagnon s'affolait davantage,
voulait se jeter � la Meuse, il dut le retenir, le violenter m�me,
les yeux pleins de larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d'un
coup:

-- Tiens! Regarde!

Un clapotement d'eau venait de se faire entendre. Ils virent


Lapoulle, qui s'�tait d�cid� � se laisser glisser dans la rivi�re,
apr�s avoir enlev� sa capote, pour qu'elle ne g�n�t pas ses
mouvements; et la tache de sa chemise faisait une blancheur tr�s
visible, au fil du courant mouvant et noir. Il nageait, il
remontait doucement, guettant sans doute le point o� il pourrait
aborder; tandis que, sur l'autre berge, on distinguait tr�s bien
les minces silhouettes des sentinelles immobiles. D�chirant la
nuit, il y eut un brusque �clair, un coup de feu qui alla rouler
jusqu'aux roches de Montimont. L'eau, simplement, bouillonna,
comme sous le choc de deux rames affol�es qui l'auraient battue.
Et ce fut tout, le corps de Lapoulle, la tache blanche se mit �
descendre, abandonn�e et molle dans le courant.

Le lendemain, un samedi, d�s l'aube, Jean ramena Maurice au


campement du 106e, avec le nouvel espoir qu'on partirait ce jour-
l�. Mais il n'y avait pas d'ordre, le r�giment semblait comme
oubli�. Beaucoup �taient partis, la presqu'�le se vidait, et ceux
qu'on laissait l� tombaient � une maladie noire. Depuis huit
grands jours, la d�mence germait et montait dans cet enfer. La
cessation des pluies, le lourd soleil de plomb n'avait fait que
changer le supplice. Des chaleurs excessives achevaient d'�puiser
les hommes, donnaient aux cas de dysenterie un caract�re
�pid�mique inqui�tant. Les d�jections, les excr�ments de toute
cette arm�e malade empoisonnaient l'air d'�manations infectes. On
ne pouvait plus longer la Meuse ni le canal, tellement la puanteur
des chevaux et des soldats noy�s, pourrissant parmi les herbes,
�tait forte. Et, dans les champs, les chevaux morts d'inanition se
d�composaient, soufflaient si violemment la peste, que les
Prussiens, qui commen�aient � craindre pour eux, avaient apport�
des pioches et des pelles, en for�ant les prisonniers � enterrer
les corps.

Ce samedi-l�, d'ailleurs, la disette cessa. Comme on �tait moins


nombreux et que des vivres arrivaient de toutes parts, on passa
d'un coup de l'extr�me d�nuement � l'abondance la plus large. On
eut � volont� du pain, de la viande, du vin m�me, on mangea du
lever au coucher du soleil, � en mourir. La nuit tomba, qu'on
mangeait encore, et l'on mangea jusqu'au lendemain matin. Beaucoup
en crev�rent.

Pendant la journ�e, Jean n'avait eu que la pr�occupation de


surveiller Maurice, qu'il sentait capable de toutes les
extravagances. Il avait bu, il parlait de souffleter un officier
allemand, pour qu'on l'emmen�t. Et, le soir, Jean, ayant
d�couvert, dans les d�pendances de la tour � Glaire, un coin de
cave libre, il crut sage d'y venir coucher avec son compagnon,
qu'une bonne nuit calmerait peut-�tre. Mais ce fut la nuit la plus
affreuse de leur s�jour, une nuit d'�pouvantement, durant laquelle
ils ne purent fermer les yeux. D'autres soldats emplissaient la
cave, deux �taient allong�s dans le m�me coin, qui se mouraient,
vid�s par la dysenterie; et, d�s que l'obscurit� fut compl�te, ils
ne cess�rent plus, des plaintes sourdes, des cris inarticul�s, une
agonie dont le r�le allait en grandissant. Au fond des t�n�bres,
ce r�le prenait une telle abomination, que les autres hommes
couch�s � c�t�, voulant dormir, se f�chaient, criaient aux
mourants de se taire. Ceux-ci n'entendaient pas, le r�le
continuait, revenait, emportait tout; pendant que, du dehors,
arrivait la clameur d'ivresse des camarades qui mangeaient encore,
sans pouvoir se rassasier.

Alors, la d�tresse commen�a pour Maurice. Il avait t�ch� de fuir


cette plainte d'horrible douleur qui lui mettait � la peau une
sueur d'angoisse; mais, comme il se levait, � t�tons, il avait
march� sur des membres, il �tait retomb� par terre, mur� avec ces
mourants. Et il n'essayait m�me plus de s'�chapper. Tout
l'effroyable d�sastre s'�voquait, depuis le d�part de Reims,
jusqu'� l'�crasement de Sedan. Il lui semblait que la passion de
l'arm�e de Ch�lons s'achevait seulement cette nuit-l�, dans la
nuit d'encre de cette cave, o� r�laient deux soldats, qui
emp�chaient les camarades de dormir. L'arm�e de la d�sesp�rance,
le troupeau expiatoire, envoy� en holocauste, avait pay� les
fautes de tous du flot rouge de son sang, � chacune de ses
stations. Et, maintenant, �gorg�e sans gloire, couverte de
crachats, elle tombait au martyre, sous ce ch�timent qu'elle
n'avait pas m�rit� si rude. C'�tait trop, il en �tait soulev� de
col�re, affam� de justice, dans un besoin br�lant de se venger du
destin.

Lorsque l'aube parut, l'un des soldats �tait mort, l'autre r�lait
toujours.

-- Allons, viens, mon petit, dit Jean avec douceur. Nous allons
prendre l'air, �a vaudra mieux.

Mais, dehors, par la belle matin�e d�j� chaude, lorsque tous deux
eurent suivi la berge et se trouv�rent pr�s du village d'Iges,
Maurice s'exalta davantage, le poing tendu, l�-bas, vers le vaste
horizon ensoleill� du champ de bataille, le plateau d'Illy en
face, Saint-Menges � gauche, le bois de la Garenne � droite.

-- Non, non! Je ne peux plus, je ne peux plus voir �a! C'est


d'avoir �a devant moi qui me troue le coeur et me fend le cr�ne...
Emm�ne-moi, emm�ne-moi tout de suite!

Ce jour-l� �tait encore un dimanche, des vol�es de cloche venaient


de Sedan, tandis qu'on entendait d�j� au loin une musique
allemande. Mais le 106e n'avait toujours pas d'ordre, et Jean,
effray� du d�lire croissant de Maurice, se d�cida � tenter un
moyen qu'il m�rissait depuis la veille. Devant le poste Prussien,
sur la route, un d�part se pr�parait, celui d'un autre r�giment,
le 5e de ligne. Une grande confusion r�gnait dans la colonne, dont
un officier, parlant mal le Fran�ais, n'arrivait pas � faire le
recensement. Et, tous deux alors, ayant arrach� de leur uniforme
le collet et les boutons, pour n'�tre pas trahis par le num�ro,
fil�rent au milieu de la cohue, pass�rent le pont, se trouv�rent
dehors. Sans doute, Chouteau et Loubet avaient eu la m�me id�e,
car ils les aper�urent derri�re eux, avec leurs regards inquiets
d'assassin.

Ah! quel soulagement, � cette premi�re minute heureuse! Dehors, il


semblait que ce f�t une r�surrection, la lumi�re vivante, l'air
sans bornes, le r�veil fleuri de toutes les esp�rances. Quel que
p�t �tre leur malheur � pr�sent, ils ne le redoutaient plus, ils
en riaient, au sortir de cet effrayant cauchemar du camp de la
mis�re.
III

Pour la derni�re fois, le matin, Jean et Maurice venaient


d'entendre les sonneries si gaies des clairons Fran�ais; et ils
marchaient maintenant, en route pour l'Allemagne, parmi le
troupeau des prisonniers, que pr�c�daient et suivaient des
pelotons de soldats Prussiens, tandis que d'autres les
surveillaient, � gauche et � droite, la ba�onnette au fusil. On
n'entendait plus, � chaque poste, que les trompettes allemandes,
aux notes aigres et tristes.

Maurice fut heureux de constater que la colonne tournait � gauche


et qu'elle traverserait Sedan. Peut-�tre aurait-il la chance
d'apercevoir une fois encore sa soeur Henriette. Mais les cinq
kilom�tres qui s�paraient la presqu'�le d'Iges de la ville,
suffirent pour g�ter sa joie de se sentir hors du cloaque, o� il
avait agonis� pendant neuf jours. C'�tait un autre supplice, ce
convoi pitoyable de prisonniers, des soldats sans armes, les mains
ballantes, men�s comme des moutons, dans un pi�tinement h�tif et
peureux. V�tus de loques, souill�s d'avoir �t� abandonn�s dans
leur ordure, amaigris par un je�ne d'une grande semaine, ils ne
ressemblaient plus qu'� des vagabonds, des r�deurs louches, que
des gendarmes auraient ramass�s par les routes, d'un coup de
filet. D�s le faubourg De Torcy, comme des hommes s'arr�taient et
que des femmes se mettaient sur les portes, d'un air de sombre
commis�ration, un flot de honte �touffa Maurice, il baissa la
t�te, la bouche am�re.

Jean, d'esprit pratique et de peau plus dure, ne songeait qu'�


leur sottise, de n'avoir pas emport� chacun un pain. Dans
l'effarement de leur d�part, ils s'en �taient m�me all�s � jeun;
et la faim, une fois encore, leur cassait les jambes. D'autres
prisonniers devaient �tre dans le m�me cas, car plusieurs
tendaient de l'argent, suppliaient qu'on leur vend�t quelque
chose. Il y en avait un, tr�s grand, l'air tr�s malade, qui
agitait une pi�ce d'or, l'offrant au bout de son long bras, par-
dessus la t�te des soldats de l'escorte, avec le d�sespoir de ne
rien trouver � acheter. Et ce fut alors que Jean, qui guettait,
aper�ut de loin, devant une boulangerie, une douzaine de pains en
tas. Tout de suite, avant les autres, il jeta cent sous, voulut
prendre deux de ces pains. Puis, comme le Prussien qui se trouvait
pr�s de lui, le repoussait brutalement, il s'ent�ta � ramasser au
moins sa pi�ce. Mais, d�j�, le capitaine, auquel la surveillance
de la colonne �tait confi�e, un petit chauve, de figure insolente,
accourait. Il leva sur Jean la crosse de son revolver, il jura
qu'il fendrait la t�te au premier qui oserait bouger. Et tous
avaient pli� les �paules, baiss� les yeux, tandis que la marche
continuait, avec le sourd roulement des pieds, dans cette
soumission fr�missante du troupeau.

-- Oh! Le gifler, celui-l�! murmura ardemment Maurice, le gifler,


lui casser les dents d'un revers de main!

D�s lors, la vue de ce capitaine, de cette m�prisante figure �


gifles, lui devint insupportable. D'ailleurs, on entrait dans
Sedan, on passait sur le pont de Meuse; et les sc�nes de brutalit�
se renouvelaient, se multipliaient. Une femme, une m�re sans
doute, qui voulait embrasser un sergent tout jeune, venait d'�tre
�cart�e d'un coup de crosse, si violemment, qu'elle en �tait
tomb�e � terre. Sur la place Turenne, ce furent des bourgeois
qu'on bouscula, parce qu'ils jetaient des provisions aux
prisonniers. Dans la Grande-Rue, un de ceux-ci, ayant gliss� en
prenant une bouteille qu'une dame lui offrait, fut relev� � coups
de botte. Sedan, qui depuis huit jours voyait ainsi passer ce
mis�rable b�tail de la d�faite, conduit au b�ton, ne s'y
accoutumait pas, �tait agit�, � chaque d�fil� nouveau, d'une
fi�vre sourde de piti� et de r�volte.

Cependant, Jean, lui aussi, songeait � Henriette; et brusquement,


l'id�e de Delaherche lui vint. Il poussa du coude son ami.

-- Hein? Tout � l'heure, ouvre l'oeil, si nous passons dans la


rue!

En effet, d�s qu'ils entr�rent dans la rue Maqua, ils aper�urent


de loin plusieurs t�tes, pench�es � une des fen�tres monumentales
de la fabrique. Puis, ils reconnurent Delaherche et sa femme
Gilberte, accoud�s, ayant, derri�re eux, debout, la haute figure
s�v�re de Madame Delaherche. Ils avaient des pains, le fabricant
les lan�ait aux affam�s qui tendaient des mains tremblantes,
implorantes.

Maurice, tout de suite, avait remarqu� que sa soeur n'�tait pas


l�; tandis que Jean, inquiet de voir les pains voler, craignit
qu'il n'en rest�t pas un pour eux. Il agita le bras, criant:

-- � nous! � nous!

Ce fut, chez les Delaherche, une surprise presque joyeuse. Leur


visage, p�li de piti�, s'�claira, tandis que des gestes, heureux
de la rencontre, leur �chappaient. Et Gilberte tint � jeter elle-
m�me le dernier pain dans les bras de Jean, ce qu'elle fit avec
une si aimable maladresse, qu'elle en �clata d'un joli rire.

Ne pouvant s'arr�ter, Maurice se retourna, demandant � la vol�e,


d'un ton inquiet d'interrogation:

-- Et Henriette? Henriette?

Alors, Delaherche r�pondit par une longue phrase. Mais sa voix se


perdit, au milieu du roulement des pieds. Il dut comprendre que le
jeune homme ne l'avait pas entendu, car il multiplia les signes,
il en r�p�ta un surtout, l�-bas, vers le sud. D�j�, la colonne
s'engageait dans la rue du M�nil, la fa�ade de la fabrique
disparut, avec les trois t�tes qui se penchaient, tandis qu'une
main agitait un mouchoir.

-- Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Jean.

Maurice, tourment�, regardait en arri�re, vainement.

-- Je ne sais pas, je n'ai pas compris... Me voil� dans


l'inqui�tude, tant que je n'aurai pas de nouvelles.

Et le pi�tinement continuait, les Prussiens h�taient encore la


marche avec leur brutalit� de vainqueurs, le troupeau sortit de
Sedan par la porte du M�nil, allong� en une file �troite qui
galopait, comme dans la peur des chiens.

Lorsqu'ils travers�rent Bazeilles, Jean et Maurice song�rent �


Weiss, cherch�rent les cendres de la petite maison, si vaillamment
d�fendue. On leur avait cont�, au camp de la mis�re, la
d�vastation du village, les incendies, les massacres; et ce qu'ils
voyaient d�passait les abominations r�v�es. Apr�s douze jours, les
tas de d�combres fumaient encore. Des murs croulants s'�taient
abattus, il ne restait pas dix maisons intactes. Mais ce qui les
consola un peu, ce fut de rencontrer des brouettes, des charrettes
pleines de casques et de fusils Bavarois, ramass�s apr�s la lutte.
Cette preuve qu'on en avait tu� beaucoup, de ces �gorgeurs et de
ces incendiaires, les soulageait.

C'�tait � Douzy que devait avoir lieu la grande halte, pour


permettre aux hommes de d�jeuner. On n'y arriva point sans
souffrance. Tr�s vite, les prisonniers se fatiguaient, �puis�s par
leur je�ne. Ceux qui, la veille, s'�taient gorg�s de nourriture,
avaient des vertiges, alourdis, les jambes cass�es; car cette
gloutonnerie, loin de r�parer leurs forces perdues, n'avait fait
que les affaiblir davantage. Aussi, lorsqu'on s'arr�ta dans un
pr�, � gauche du village, les malheureux se laiss�rent-ils tomber
sur l'herbe, sans courage pour manger. Le vin manquait, des femmes
charitables qui voulurent s'approcher avec des bouteilles, furent
chass�es par les sentinelles. Une d'elles, prise de peur, tomba,
se d�mit le pied; et il y eut des cris, des larmes, toute une
sc�ne r�voltante, pendant que les Prussiens, qui avaient confisqu�
les bouteilles, les buvaient. Cette tendresse pitoyable des
paysans pour les pauvres soldats emmen�s en captivit�, se
manifestait ainsi � chaque pas, tandis qu'on les disait d'une
rudesse farouche envers les g�n�raux. � Douzy m�me, quelques jours
auparavant, les habitants avaient hu� un convoi de g�n�raux qui se
rendaient, sur parole, � Pont-�-Mousson. Les routes n'�taient pas
s�res pour les officiers: des hommes en blouse, des soldats
�vad�s, des d�serteurs peut-�tre, sautaient sur eux avec des
fourches, voulaient les massacrer, ainsi que des l�ches et des
vendus, dans cette l�gende de la trahison, qui, vingt ans plus
tard, devait encore vouer � l'ex�cration de ces campagnes tous les
chefs ayant port� l'�paulette.

Maurice et Jean mang�rent la moiti� de leur pain, qu'ils eurent la


chance d'arroser de quelques gorg�es d'eau-de-vie, un brave
fermier �tant parvenu � emplir leur gourde. Mais, ce qui fut
terrible ensuite, ce fut de se remettre en route. On devait
coucher � Mouzon, et bien que l'�tape se trouv�t courte, l'effort
� faire paraissait excessif. Les hommes ne purent se relever sans
crier, tellement leurs membres las se raidissaient au moindre
repos. Beaucoup, dont les pieds saignaient, se d�chauss�rent, pour
continuer la marche. La dysenterie les ravageait toujours, il en
tomba un, d�s le premier kilom�tre, qu'on dut pousser contre un
talus. Deux autres, plus loin, s'affaiss�rent au pied d'une haie,
o� une vieille femme ne les ramassa que le soir. Tous
chancelaient, en s'appuyant sur des cannes, que les Prussiens, par
d�rision peut-�tre, leur avaient permis de couper, � la lisi�re
d'un petit bois. Ce n'�tait plus qu'une d�bandade de gueux,
couverts de plaies, h�ves et sans souffle. Et les violences se
renouvelaient, ceux qui s'�cartaient, m�me pour quelque besoin
naturel, �taient ramen�s � coups de b�ton. � la queue, le peloton
formant l'escorte avait l'ordre de pousser les tra�nards, la
ba�onnette dans les reins. Un sergent ayant refus� d'aller plus
loin, le capitaine commanda � deux hommes de le prendre sous les
bras, de le tra�ner, jusqu'� ce que le mis�rable consent�t �
marcher de nouveau. Et c'�tait surtout le supplice, cette figure �
gifles, ce petit officier chauve, qui abusait de ce qu'il parlait
tr�s correctement le Fran�ais, pour injurier les prisonniers dans
leur langue, en phrases s�ches et cinglantes comme des coups de
cravache.

-- Oh! r�p�tait rageusement Maurice, le tenir, celui-l�, et lui


tirer tout son sang, goutte � goutte!

Il �tait � bout de force, plus malade encore de col�re rentr�e que


d'�puisement. Tout l'exasp�rait, jusqu'� ces sonneries aigres des
trompettes Prussiennes, qui l'auraient fait hurler comme une b�te,
dans l'�nervement de sa chair. Jamais il n'arriverait � la fin du
cruel voyage, sans se faire casser la t�te. D�j�, lorsqu'on
traversait le moindre des hameaux, il souffrait affreusement, en
voyant les femmes qui le regardaient d'un air de grande piti�. Que
serait-ce, quand on entrerait en Allemagne, que les populations
des villes se bousculeraient, pour l'accueillir, au passage, d'un
rire insultant? Et il �voquait les wagons � bestiaux o� l'on
allait les entasser, les d�go�ts et les tortures de la route, la
triste existence des forteresses, sous le ciel d'hiver, charg� de
neige. Non, non! Plut�t la mort tout de suite, plut�t risquer de
laisser sa peau au d�tour d'un chemin, sur la terre de France, que
de pourrir l�-bas, au fond d'une casemate noire, pendant des mois
peut-�tre!

-- �coute, dit-il tout bas � Jean, qui marchait pr�s de lui, nous
allons attendre de passer le long d'un bois, et d'un saut nous
filerons parmi les arbres... La fronti�re belge n'est pas loin,
nous trouverons bien quelqu'un pour nous y conduire.

Jean eut un fr�missement, d'esprit plus net et plus froid, malgr�


la r�volte qui finissait par le faire r�ver aussi d'�vasion.

-- Es-tu fou! Ils tireront, nous y resterons tous les deux.

Mais, d'un geste, Maurice disait qu'il y avait des chances pour
qu'on les manqu�t, et puis, apr�s tout, que, s'ils y restaient, ce
serait tant pis!

-- Bon! continua Jean, mais Qu'est-ce que nous deviendrons,


ensuite, avec nos uniformes? Tu vois bien que la campagne est
pleine de postes Prussiens. Il faudrait au moins d'autres
v�tements... C'est trop dangereux, mon petit, jamais je ne te
laisserai faire une pareille folie.

Et il dut le retenir, il lui avait pris le bras, il le serrait


contre lui, comme s'ils se fussent soutenus mutuellement, pendant
qu'il continuait � le calmer, de son air bourru et tendre.

Derri�re leur dos, � ce moment, des voix chuchotantes leur firent


tourner la t�te. C'�taient Chouteau et Loubet, partis le matin, en
m�me temps qu'eux, de la presqu'�le d'Iges, et qu'ils avaient
�vit�s jusque-l�. Maintenant, les deux gaillards marchaient sur
leurs talons. Chouteau devait avoir entendu les paroles de
Maurice, son plan de fuite au travers d'un taillis, car il le
reprenait pour son compte. Il murmurait dans leur cou:

-- Dites donc, nous en sommes. C'est une riche id�e, de foutre le


camp. D�j�, des camarades sont partis, nous n'allons bien s�r pas
nous laisser tra�ner comme des chiens jusque dans le pays � ces
cochons... Hein? � nous quatre, �a va-t-il, de prendre un courant
d'air?

Maurice s'enfi�vrait de nouveau, et Jean dut se retourner, pour


dire au tentateur:

-- Si tu es press�, cours devant... Qu'est-ce que tu esp�res donc?

Devant le clair regard du caporal, Chouteau se troubla un peu. Il


l�cha la raison vraie de son insistance.

-- Dame! Si nous sommes quatre, �a sera plus commode... Y en aura


toujours bien un ou deux qui passeront.

Alors, d'un signe �nergique de la t�te, Jean refusa tout � fait.


Il se m�fiait du monsieur, comme il disait, il craignait quelque
tra�trise. Et il lui fallut employer toute son autorit� sur
Maurice, pour l'emp�cher de c�der, car une occasion se pr�sentait
justement, on longeait un petit bois tr�s touffu, qu'un champ
obstru� de broussailles s�parait seul de la route. Traverser ce
champ au galop, dispara�tre dans le fourr�, n'�tait-ce pas le
salut?

Jusque-l�, Loubet n'avait rien dit. Son nez inquiet flairait le


vent, ses yeux vifs de gar�on adroit guettaient la minute
favorable, dans sa r�solution bien arr�t�e de ne pas aller moisir
en Allemagne. Il devait se fier � ses jambes et � sa malignit�,
qui l'avaient toujours tir� d'affaire. Et, brusquement, il se
d�cida.

-- Ah! zut! j'en ai assez, je file!

D'un bond, il s'�tait jet� dans le champ voisin, lorsque Chouteau


l'imita, galopant � son c�t�. Tout de suite, deux Prussiens de
l'escorte se mirent � leur poursuite, sans qu'aucun autre songe�t
� les arr�ter d'une balle. Et la sc�ne fut si br�ve, qu'on ne put
d'abord s'en rendre compte. Loubet, faisant des crochets parmi les
broussailles, allait s'�chapper s�rement, tandis que Chouteau,
moins agile, �tait d�j� sur le point d'�tre pris. Mais, d'un
supr�me effort, celui-ci regagna du terrain, se jeta entre les
jambes du camarade, qu'il culbuta; et, pendant que les deux
Prussiens se pr�cipitaient sur l'homme � terre, pour le maintenir,
l'autre sauta dans le bois, disparut. Quelques coups de feu
partirent, on se souvenait des fusils. Il y eut m�me, parmi les
arbres, une tentative de battue, inutile.

� terre, cependant, les deux soldats assommaient Loubet. Hors de


lui, le capitaine s'�tait pr�cipit�, parlant de faire un exemple;
et, devant cet encouragement, les coups de pied, les coups de
crosse continuaient de pleuvoir, si bien que, lorsqu'on releva le
malheureux, il avait un bras cass� et la t�te fendue. Il expira,
avant d'arriver � Mouzon, dans la petite charrette d'un paysan,
qui avait bien voulu le prendre.

-- Tu vois, se contenta de murmurer Jean � l'oreille de Maurice.

D'un regard, l�-bas, vers le bois imp�n�trable, tous deux disaient


leur col�re contre le bandit qui galopait, libre maintenant;
tandis qu'ils finissaient par se sentir pleins de piti� pour le
pauvre diable, sa victime, un fricoteur qui ne valait s�rement pas
cher, mais tout de m�me un gar�on gai, d�brouillard et pas b�te.
Voil� comment il se faisait que, si malin qu'on f�t, on se
laissait tout de m�me manger un jour!

� Mouzon, malgr� cette le�on terrible, Maurice fut de nouveau


hant� par son id�e fixe de fuir. On �tait arriv� dans un tel �tat
de lassitude, que les Prussiens durent aider les prisonniers, pour
dresser les quelques tentes mises � leur disposition. Le campement
se trouvait, pr�s de la ville, dans un terrain bas et mar�cageux;
et le pis �tait qu'un autre convoi y ayant camp� la veille, le sol
disparaissait sous l'ordure: un v�ritable cloaque, d'une salet�
immonde. Il fallut, pour se prot�ger, �taler � terre de larges
pierres plates, qu'on eut la chance de d�couvrir pr�s de l�. La
soir�e, d'ailleurs, fut moins dure, la surveillance des Prussiens
se rel�chait un peu, depuis que le capitaine avait disparu,
install� sans doute dans quelque auberge. D'abord, les sentinelles
tol�r�rent que des enfants jetassent aux prisonniers des fruits,
des pommes et des poires, par-dessus leurs t�tes. Ensuite, elles
laiss�rent les habitants du voisinage envahir le campement, de
sorte qu'il y eut bient�t une foule de marchands improvis�s, des
hommes et des femmes qui d�bitaient du pain, du vin, m�me des
cigares. Tous ceux qui avaient de l'argent, mang�rent, burent,
fum�rent. Sous le p�le cr�puscule, cela mettait comme un coin de
march� forain, d'une bruyante animation.

Mais, derri�re leur tente, Maurice s'exaltait, r�p�tait � Jean:

-- Je ne peux plus, je filerai, d�s que la nuit va �tre noire...


Demain, nous nous �loignerons de la fronti�re, il ne sera plus
temps.

-- Eh bien! Filons, finit par dire Jean, � bout de r�sistance,


c�dant lui aussi � cette hantise de la fuite. Nous le verrons, si
nous y laissons la peau.

Seulement, il d�visagea d�s lors les vendeurs, autour de lui. Des


camarades venaient de se procurer des blouses et des pantalons, le
bruit courait que des habitants charitables avaient cr�� de
v�ritables magasins de v�tements, pour faciliter les �vasions de
prisonniers. Et, presque tout de suite, son attention fut attir�e
par une belle fille, une grande blonde de seize ans, aux yeux
superbes, qui tenait � son bras trois pains dans un panier. Elle
ne criait pas sa marchandise comme les autres, elle avait un
sourire engageant et inquiet, la d�marche h�sitante. Lui, la
regarda fixement, et leurs regards se rencontr�rent, rest�rent un
instant l'un dans l'autre. Alors, elle s'approcha, avec son
sourire embarrass� de belle fille qui s'offrait.
-- Voulez-vous du pain?

Il ne r�pondit pas, l'interrogea d'un petit signe. Puis, comme


elle disait oui, de la t�te, il se hasarda, � voix tr�s basse.

-- Il y a des v�tements?

-- Oui, sous les pains.

Et, tr�s haut, elle se d�cida � crier sa marchandise: �du pain! Du


pain! Qui ach�te du pain?� Mais, quand Maurice voulut lui glisser
vingt francs, elle retira la main d'un geste brusque, elle se
sauva, apr�s leur avoir laiss� le panier. Ils la virent pourtant
qui se retournait encore, qui leur jetait le rire tendre et �mu de
ses beaux yeux.

Lorsqu'ils eurent le panier, Jean et Maurice tomb�rent dans un


trouble extr�me. Ils s'�taient �cart�s de leur tente, et jamais
ils ne purent la retrouver, tellement ils s'effaraient. O� se
mettre? Comment changer de v�tements? Ce panier, que Jean portait
d'un air gauche, il leur semblait que tout le monde le fouillait
des yeux, en voyait au grand jour le contenu. Enfin, ils se
d�cid�rent, entr�rent dans la premi�re tente vide, o�, �perdument,
ils pass�rent chacun un pantalon et une blouse, apr�s avoir remis
sous les pains leurs effets d'uniforme. Et ils abandonn�rent le
tout. Mais ils n'avaient trouv� qu'une casquette de laine, dont
Jean avait forc� Maurice � se coiffer. Lui, nu-t�te, exag�rant le
p�ril, se croyait perdu. Aussi s'attardait-il, en qu�te d'une
coiffure quelconque, lorsque l'id�e lui vint d'acheter son chapeau
� un vieil homme tr�s sale qui vendait des cigares.

-- � trois sous pi�ce, � cinq sous les deux, les cigares de


Bruxelles!

Depuis la bataille de Sedan, il n'y avait plus de douane, tout le


flot belge entrait librement; et le vieil homme en guenilles
venait de r�aliser de tr�s beaux b�n�fices, ce qui ne l'emp�cha
pas d'avoir de grosses pr�tentions, lorsqu'il eut compris pourquoi
l'on voulait acheter son chapeau, un feutre graisseux, trou� de
part en part. Il ne le l�cha que contre deux pi�ces de cent sous,
en geignant qu'il allait s�rement s'enrhumer.

Jean, d'ailleurs, venait d'avoir une autre id�e, celle de lui


acheter aussi son fonds de magasin, les trois douzaines de cigares
qu'il promenait encore. Et, sans attendre, le chapeau enfonc� sur
les yeux, il cria, d'une voix tra�nante:

-- � trois sous les deux, � trois sous les deux, les cigares de
Bruxelles!

Cette fois, c'�tait le salut. Il fit signe � Maurice de le


pr�c�der. Celui-ci avait eu la chance de ramasser par terre un
parapluie; et, comme il tombait quelques gouttes d'eau, il
l'ouvrit tranquillement, pour traverser la ligne des sentinelles.

-- � trois sous les deux, � trois sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
En quelques minutes, Jean fut d�barrass� de sa marchandise. On se
pressait, on riait: en voil� donc un qui �tait raisonnable, qui ne
volait pas le pauvre monde! Attir�s par le bon march�, des
Prussiens s'approch�rent aussi, et il dut faire du commerce avec
eux. Il avait manoeuvr� de fa�on � franchir l'enceinte gard�e, il
vendit ses deux derniers cigares � un gros sergent barbu, qui ne
parlait pas un mot de Fran�ais.

-- Ne marche donc pas si vite, sacr� bon Dieu! r�p�tait Jean dans
le dos de Maurice. Tu vas nous faire reprendre.

Leurs jambes, malgr� eux, les emportaient. Il leur fallut un


effort immense pour s'arr�ter un instant � l'angle de deux routes,
parmi des groupes qui stationnaient devant une auberge. Des
bourgeois causaient l�, l'air paisible, avec des soldats
allemands; et ils affect�rent d'�couter, ils risqu�rent m�me
quelques mots, sur la pluie qui pourrait bien se remettre � tomber
toute la nuit. Un homme, un monsieur gras, qui les regardait avec
persistance, les faisait trembler.

Puis, comme il souriait d'un air tr�s bon, ils se risqu�rent, tout
bas.

-- Monsieur, le chemin pour aller en Belgique est-il gard�?

-- Oui, mais traversez d'abord ce bois, puis prenez � gauche, �


travers champs.

Dans le bois, dans le grand silence noir des arbres immobiles,


quand ils n'entendirent plus rien, que plus rien ne remua et
qu'ils se crurent sauv�s, une �motion extraordinaire les jeta aux
bras l'un de l'autre. Maurice pleurait � gros sanglots, tandis que
des larmes lentes ruisselaient sur les joues de Jean. C'�tait la
d�tente de leur long tourment, la joie de se dire que la douleur
allait peut-�tre avoir piti� d'eux. Et ils se serraient d'une
�treinte �perdue, dans la fraternit� de tout ce qu'ils venaient de
souffrir ensemble; et le baiser qu'ils �chang�rent alors leur
parut le plus doux et le plus fort de leur vie, un baiser tel
qu'ils n'en recevraient jamais d'une femme, l'immortelle amiti�,
l'absolue certitude que leurs deux coeurs n'en faisaient plus
qu'un, pour toujours.

-- Mon petit, reprit Jean d'une voix tremblante, quand ils se


furent d�gag�s, c'est d�j� tr�s bon d'�tre ici, mais nous ne
sommes pas au bout... Faudrait s'orienter un peu.

Maurice, bien qu'il ne conn�t pas ce point de la fronti�re, jura


qu'il suffisait de marcher devant soi. Tous deux alors, l'un
derri�re l'autre, se gliss�rent, fil�rent avec pr�caution, jusqu'�
la lisi�re des taillis. L�, se rappelant l'indication du bourgeois
obligeant, ils voulurent tourner � gauche, pour couper � travers
des chaumes. Mais, comme ils rencontraient une route, bord�e de
peupliers, ils aper�urent le feu d'un poste Prussien, qui barrait
le passage. La ba�onnette d'une sentinelle luisait, des soldats
achevaient leur soupe en causant. Et ils rebrouss�rent chemin, se
rejet�rent au fond du bois, avec la terreur d'�tre poursuivis. Ils
croyaient entendre des voix, des pas, ils battirent ainsi les
fourr�s pendant pr�s d'une heure, perdant toute direction,
tournant sur eux-m�mes, emport�s parfois dans un galop, comme des
b�tes fuyant sous les broussailles, parfois immobilis�s, suant
l'angoisse, devant des ch�nes immobiles qu'ils prenaient pour des
Prussiens. Enfin, ils d�bouch�rent de nouveau sur le chemin bord�
de peupliers, � dix pas de la sentinelle, pr�s des soldats, en
train de se chauffer tranquillement.

-- Pas de chance! gronda Maurice, c'est un bois enchant�.

Mais, cette fois, on les avait entendus. Des branches s'�taient


cass�es, des pierres roulaient. Et, comme au qui vive de la
sentinelle, ils se mirent � galoper, sans r�pondre, le poste prit
les armes, des coups de feu partirent, criblant de balles le
taillis.

-- Nom de Dieu! Jura d'une voix sourde Jean, qui retint un cri de
douleur.

Il venait de recevoir dans le mollet gauche un coup de fouet, dont


la violence l'avait culbut� contre un arbre.

-- Touch�? demanda Maurice, anxieux.

-- Oui, � la jambe, c'est foutu!

Tous deux �coutaient encore, haletants, avec l'�pouvante


d'entendre un tumulte de poursuite, sur leurs talons. Mais les
coups de feu avaient cess�, et rien ne bougeait plus, dans le
grand silence frissonnant qui retombait. Le poste, �videmment, ne
se souciait pas de s'engager parmi les arbres.

Jean, qui s'effor�ait de se remettre debout, �touffa une plainte.


Et Maurice le soutint.

-- Tu ne peux plus marcher?

-- Je crois bien que non!

Une col�re l'envahit, lui si calme. Il serrait les poings, il se


serait battu.

-- Ah! bon Dieu de bon Dieu! Si ce n'est pas une malchance! Se


laisser ab�mer la patte, lorsqu'on a tant besoin de courir! Ma
parole, c'est � se ficher au fumier!... File tout seul, toi!

Gaiement, Maurice se contenta de r�pondre:

-- Tu es b�te!

Il lui avait pris le bras, il l'aidait, tous les deux ayant la


h�te de s'�loigner. Au bout de quelques pas, faits p�niblement,
d'un h�ro�que effort, ils s'arr�t�rent, de nouveau inquiets, en
apercevant devant eux une maison, une sorte de petite ferme, � la
lisi�re du bois. Pas une lumi�re ne luisait aux fen�tres, la porte
de la cour �tait grande ouverte, sur le b�timent vide et noir. Et,
quand ils se furent enhardis jusqu'� p�n�trer dans cette cour, ils
s'�tonn�rent d'y trouver un cheval tout sell�, sans que rien
indiqu�t pourquoi ni comment il �tait l�. Peut-�tre le ma�tre
allait-il revenir, peut-�tre gisait-il derri�re quelque buisson,
la t�te trou�e. Jamais ils ne le surent.

Mais un projet brusque �tait n� chez Maurice, qui en parut tout


ragaillardi.

-- �coute, la fronti�re est trop loin, et puis, d�cid�ment, il


faudrait un guide... Tandis que, si nous allions � Remilly, chez
l'oncle Fouchard, je serais certain de t'y conduire les yeux
ferm�s, tellement je connais les moindres chemins de traverse...
Hein? C'est une id�e, je vais te hisser sur ce cheval, et l'oncle
Fouchard nous prendra bien toujours.

D'abord, il voulut lui examiner la jambe. Il y avait deux trous,


la balle devait �tre ressortie apr�s avoir cass� le tibia.
L'h�morragie �tait faible, il se contenta de bander fortement le
mollet avec son mouchoir.

-- File donc tout seul! r�p�tait Jean.

-- Tais-toi, tu es b�te!

Lorsque Jean fut solidement install� sur la selle, Maurice prit la


bride du cheval, et l'on partit. Il devait �tre pr�s de onze
heures, il comptait bien faire en trois heures le trajet, m�me si
l'on ne marchait qu'au pas. Mais la pens�e d'une difficult�
impr�vue le d�sesp�ra un instant: comment allaient-ils traverser
la Meuse, pour passer sur la rive gauche? Le pont de Mouzon �tait
certainement gard�. Enfin, il se rappela qu'il y avait un bac, en
aval, � Villers; et, au petit bonheur, comptant que la chance leur
serait enfin favorable, il se dirigea vers ce village, � travers
les prairies et les labours de la rive droite. Tout se pr�senta
assez bien d'abord, ils n'eurent qu'� �viter une patrouille de
cavalerie, ils rest�rent pr�s d'un quart d'heure immobiles, dans
l'ombre d'un mur. La pluie s'�tait remise � tomber, la marche
devenait seulement tr�s p�nible pour lui, forc� de pi�tiner parmi
les terres d�tremp�es, � c�t� du cheval, heureusement un brave
homme de cheval, fort docile. � Villers, la chance fut en effet
pour eux: le bac, qui venait justement, � cette heure de nuit, de
passer un officier Bavarois, put les prendre tout de suite, les
d�poser sur l'autre rive, sans encombre. Et les dangers, les
fatigues terribles ne commenc�rent qu'au village, o� ils
faillirent rester entre les mains des sentinelles, �chelonn�es
tout le long de la route de Remilly. De nouveau, ils se rejet�rent
dans les champs, au hasard des petits chemins creux, des sentiers
�troits, � peine fray�s. Les moindres obstacles les obligeaient �
des d�tours �normes. Ils franchissaient les haies et les foss�s,
s'ouvraient un passage au coeur des taillis imp�n�trables. Jean,
pris par la fi�vre, sous la pluie fine, s'�tait affaiss� en
travers de la selle, � moiti� �vanoui, cramponn� des deux mains �
la crini�re du cheval; tandis que Maurice, qui avait pass� la
bride dans son bras droit, devait lui soutenir les jambes, pour
qu'il ne gliss�t pas. Pendant plus d'une lieue, pendant pr�s de
deux heures encore, cette marche �puisante s'�ternisa, au milieu
des cahots, des glissements brusques, des pertes d'�quilibre, dans
lesquelles, � chaque instant, la b�te et les deux hommes
manquaient de s'effondrer. Ils n'�taient plus qu'un convoi
d'extr�me mis�re, couverts de boue, le cheval tremblant sur les
pieds, l'homme qu'il portait inerte, comme expir� dans un dernier
hoquet, l'autre, �perdu, hagard, allant toujours, par l'unique
effort de sa charit� fraternelle. Le jour se levait, il pouvait
�tre cinq heures, lorsqu'ils arriv�rent enfin � Remilly.

Dans la cour de sa petite ferme, qui dominait le village, au


sortir du d�fil� d'Haraucourt, le p�re Fouchard chargeait sa
carriole de deux moutons tu�s la veille. La vue de son neveu, dans
un si triste �quipage, le bouscula � un tel point, qu'il s'�cria
brutalement, apr�s les premi�res explications:

-- Que je vous garde, toi et ton ami? ... Pour avoir des histoires
avec les Prussiens, ah! non, par exemple! J'aimerais mieux crever
tout de suite!

Pourtant, il n'osa emp�cher Maurice et Prosper de descendre Jean


de cheval et de l'allonger sur la grande table de la cuisine.
Silvine courut chercher son propre traversin, qu'elle glissa sous
la t�te du bless�, toujours �vanoui. Mais le vieux grondait,
exasp�r� de voir cet homme sur sa table, disant qu'il y �tait fort
mal, demandant pourquoi on ne le portait pas tout de suite �
l'ambulance, puisqu'on avait la chance d'avoir une ambulance �
Remilly, pr�s de l'�glise, dans l'ancienne maison d'�cole, un
reste de couvent, o� se trouvait une grande salle tr�s commode.

-- � l'ambulance! Se r�cria Maurice � son tour, pour que les


Prussiens l'envoient en Allemagne, apr�s sa gu�rison, puisque tout
bless� leur appartient!... Est-ce que vous vous fichez de moi,
l'oncle? Je ne l'ai pas amen� jusqu'ici pour le leur rendre.

Les choses se g�taient, l'oncle parlait de les flanquer � la


porte, lorsque le nom d'Henriette fut prononc�.

-- Comment, Henriette? demanda le jeune homme.

Et il finit par savoir que sa soeur �tait � Remilly depuis


l'avant-veille, si mortellement triste de son deuil, que le s�jour
de Sedan, o� elle avait v�cu heureuse, lui �tait devenu
intol�rable. Une rencontre avec le docteur Dalichamp, de Raucourt,
qu'elle connaissait, l'avait d�cid�e � venir s'installer chez le
p�re Fouchard, dans une petite chambre, pour se donner tout
enti�re aux bless�s de l'ambulance voisine. Cela seul, disait-
elle, la distrairait. Elle payait sa pension, elle �tait, � la
ferme, la source de mille douceurs qui la faisaient regarder par
le vieux d'un oeil de complaisance. Quand il gagnait, c'�tait
toujours beau.

-- Ah! ma soeur est ici! r�p�tait Maurice. C'est donc �a que


Monsieur Delaherche voulait me dire, avec son grand geste que je
ne comprenais pas!... Eh bien! Si elle est ici, �a va tout seul,
nous restons.

Tout de suite, il voulut aller lui-m�me, malgr� sa fatigue, la


chercher � l'ambulance, o� elle avait pass� la nuit; tandis que
l'oncle se f�chait maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole
et ses deux moutons, pour son commerce de boucher ambulant, au
travers des villages, tant que cette sacr�e affaire de bless� qui
lui tombait sur les bras, ne serait pas finie.

Lorsque Maurice ramena Henriette, ils surprirent le p�re Fouchard


en train d'examiner soigneusement le cheval, que Prosper venait de
conduire � l'�curie. Une b�te fatigu�e, mais diablement solide, et
qui lui plaisait! En riant, le jeune homme dit qu'il lui en
faisait cadeau. Henriette, de son c�t�, le prit � part, lui
expliqua que Jean payerait, qu'elle-m�me se chargeait de lui,
qu'elle le soignerait dans la petite chambre, derri�re l'�table,
o� certes pas un Prussien n'irait le chercher. Et le p�re
Fouchard, maussade, mal convaincu encore qu'il trouverait au fond
de tout �a un vrai b�n�fice, finit cependant par monter dans sa
carriole et par s'en aller, en la laissant libre d'agir � sa
guise.

Alors, en quelques minutes, aid�e de Silvine et de Prosper,


Henriette organisa la chambre, y fit porter Jean, que l'on coucha
dans un lit tout frais, sans qu'il donn�t d'autres signes de vie
que des balbutiements vagues. Il ouvrait les yeux, regardait, ne
semblait voir personne. Maurice achevait de boire un verre de vin
et de manger un reste de viande, tout d'un coup an�anti, dans la
d�tente de sa fatigue, lorsque le docteur Dalichamp arriva, comme
tous les matins, pour sa visite � l'ambulance; et le jeune homme
trouva encore la force de le suivre, avec sa soeur, au chevet du
bless�, anxieux de savoir.

Le docteur �tait un homme court, � la grosse t�te ronde, dont le


collier de barbe et les cheveux grisonnaient. Son visage color�
s'�tait durci, pareil � ceux des paysans, dans sa continuelle vie
au grand air, toujours en marche pour le soulagement de quelque
souffrance; tandis que ses yeux vifs, son nez t�tu, ses l�vres
bonnes disaient son existence enti�re de brave homme charitable,
un peu braque parfois, m�decin sans g�nie, dont une longue
pratique avait fait un excellent gu�risseur.

Lorsqu'il eut examin� Jean, toujours assoupi, il murmura:

-- Je crains bien que l'amputation ne devienne n�cessaire.

Ce fut un chagrin pour Maurice et Henriette.

Pourtant, il ajouta:

-- Peut-�tre pourra-t-on lui conserver sa jambe, mais il faudra de


grands soins, et ce sera tr�s long... En ce moment, il est sous le
coup d'une telle d�pression physique et morale, que l'unique chose
� faire est de le laisser dormir... Nous verrons demain.

Puis, quand il l'eut pans�, il s'int�ressa � Maurice, qu'il avait


connu enfant, autrefois.

-- Et vous, mon brave, vous seriez mieux dans un lit que sur cette
chaise.

Comme s'il n'entendait pas, le jeune homme regardait fixement


devant lui, les yeux perdus. Dans l'ivresse de sa fatigue, une
fi�vre remontait, une surexcitation nerveuse extraordinaire,
toutes les souffrances, toutes les r�voltes amass�es depuis le
commencement de la campagne. La vue de son ami agonisant, le
sentiment de sa propre d�faite, nu, sans armes, bon � rien, la
pens�e que tant d'h�ro�ques efforts avaient abouti � une pareille
d�tresse, le jetaient dans un besoin fr�n�tique de r�bellion
contre le destin. Enfin, il parla.

-- Non, non! Ce n'est pas fini, non! Il faut que je m'en aille...
Non! Puisque lui, maintenant, en a pour des semaines, pour des
mois peut-�tre, � �tre l�, je ne puis pas rester, je veux m'en
aller tout de suite... N'est-ce pas? Docteur, vous m'aiderez, vous
me donnerez bien les moyens de m'�chapper et de rentrer � Paris.

Tremblante, Henriette l'avait saisi entre ses bras.

-- Que dis-tu? Affaibli comme tu l'es, ayant tant souffert! Mais


je te garde, jamais je ne te permettrai de partir!... Est-ce que
tu n'as pas pay� ta dette? Songe � moi aussi, que tu laisserais
seule, et qui n'ai plus que toi d�sormais.

Leurs larmes se confondirent. Ils s'embrass�rent �perdument, dans


leur adoration, cette tendresse des jumeaux, plus �troite, comme
venue de par del� la naissance. Mais il s'exaltait davantage.

-- Je t'assure, il faut que je parte... On m'attend, je mourrais


d'angoisse, si je ne partais pas... Tu ne peux t'imaginer ce qui
bouillonne en moi, � l'id�e de me tenir tranquille. Je te dis que
�a ne peut pas finir ainsi, qu'il faut nous venger, contre qui,
contre quoi? Ah! je ne sais pas, mais nous venger enfin de tant de
malheur, pour que nous ayons encore le courage de vivre!

D'un signe, le docteur Dalichamp qui suivait la sc�ne avec un vif


int�r�t, emp�cha Henriette de r�pondre. Quand Maurice aurait
dormi, il serait sans doute plus calme; et il dormit toute la
journ�e, toute la nuit suivante, pendant plus de vingt heures,
sans remuer un doigt. Seulement, � son r�veil, le lendemain matin,
sa r�solution de partir reparut, in�branlable. Il n'avait plus la
fi�vre, il �tait sombre, inquiet, press� d'�chapper � toutes les
tentations de calme qu'il sentait autour de lui. Sa soeur en
larmes comprit qu'elle ne devait pas insister. Et le docteur
Dalichamp, lors de sa visite, promit de faciliter la fuite, gr�ce
aux papiers d'un aide ambulancier qui venait de mourir � Raucourt.
Maurice prendrait la blouse grise, le brassard � croix rouge, et
il passerait par la Belgique, pour se rabattre ensuite sur Paris,
qui �tait ouvert encore.

Ce jour-l�, il ne quitta pas la ferme, se cachant, attendant la


nuit. Il ouvrit � peine la bouche, il tenta seulement d'emmener
Prosper.

-- Dites donc, �a ne vous tente pas, de retourner voir les


Prussiens?

L'ancien chasseur d'Afrique, qui achevait une tartine de fromage,


leva son couteau en l'air.

-- Ah! pour ce qu'on nous les a montr�s, �a ne vaut gu�re la


peine!... Puisque �a n'est plus bon � rien, la cavalerie, qu'� se
faire tuer quand tout est fini, pourquoi voulez-vous que je
retourne l�-bas? ... Ma foi, non! ils m'ont trop emb�t�, � ne rien
me faire faire de propre!

Il y eut un silence, et il reprit, sans doute pour �touffer le


malaise de son coeur de soldat:

-- Puis, il y a trop de travail ici, maintenant. Voil� les grands


labours qui viennent, ensuite ce seront les semailles. Faut aussi
songer � la terre, n'est-ce pas? Parce que �a va bien de se
battre, mais Qu'est-ce qu'on deviendrait, si l'on ne labourait
plus? ... Vous comprenez, je ne peux pas l�cher l'ouvrage. Ce
n'est pas que le p�re Fouchard soit raisonnable, car je me doute
que je ne verrai gu�re la couleur de son argent; mais les b�tes
commencent � m'aimer, et ma foi! Ce matin, pendant que j'�tais,
l�-haut, dans la pi�ce du Vieux-Clos, je regardais au loin ce
sacr� Sedan, je me sentais quand m�me tout r�confort�, d'�tre tout
seul, au grand soleil, avec mes b�tes, � pousser ma charrue!

D�s la nuit tomb�e, le docteur Dalichamp fut l�, avec son


cabriolet. Il voulait lui-m�me conduire Maurice jusqu'� la
fronti�re. Le p�re Fouchard, content d'en voir filer au moins un,
descendit faire le guet sur la route, pour �tre certain qu'aucune
patrouille ne r�dait; tandis que Silvine achevait de recoudre la
vieille blouse d'ambulancier, garnie, sur la manche, du brassard �
croix rouge. Avant de partir, le docteur, qui examina de nouveau
la jambe de Jean, ne put encore promettre de la lui conserver. Le
bless� �tait toujours dans une somnolence invincible, ne
reconnaissant personne, ne parlant pas. Et Maurice allait
s'�loigner, sans lui avoir dit adieu, lorsque, s'�tant pench� pour
l'embrasser, il le vit ouvrir les yeux tr�s grands, les l�vres
remuantes, parlant d'une voix faible.

-- Tu t'en vas?

Puis, comme on s'�tonnait:

-- Oui, je vous ai entendus, pendant que je ne pouvais pas


bouger... Alors, prends tout l'argent. Fouille dans la poche de
mon pantalon.

Sur l'argent du tr�sor, qu'ils avaient partag�, il leur restait �


peu pr�s � chacun deux cents francs.

-- L'argent! se r�cria Maurice, mais tu en as plus besoin que moi,


qui ai mes deux jambes! Avec deux cents francs, j'ai de quoi
rentrer � Paris, et pour me faire casser la t�te ensuite, �a ne me
co�tera rien... Au revoir tout de m�me, mon vieux, et merci de ce
que tu as fait de raisonnable et de bon, car, sans toi, je serais
s�rement rest� au bord de quelque champ, comme un chien crev�.

D'un geste, Jean le fit taire.

-- Tu ne me dois rien, nous sommes quittes... C'est moi que les


Prussiens auraient ramass�, l�-bas, si tu ne m'avais pas emport�
sur ton dos. Et, hier encore, tu m'as arrach� de leurs pattes...
Tu as pay� deux fois, ce serait � mon tour de donner ma vie... Ah!
que je vais �tre inquiet de n'�tre plus avec toi!
Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses yeux.

-- Embrasse-moi, mon petit.

Et ils se bais�rent, et comme dans le bois, la veille, il y avait,


au fond de ce baiser, la fraternit� des dangers courus ensemble,
ces quelques semaines d'h�ro�que vie commune qui les avaient unis,
plus �troitement que des ann�es d'ordinaire amiti� n'auraient pu
le faire. Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les
fatigues excessives, la mort toujours pr�sente, passaient dans
leur attendrissement. Est-ce que jamais deux coeurs peuvent se
reprendre, quand le don de soi-m�me les a de la sorte fondus l'un
dans l'autre? Mais le baiser, �chang� sous les t�n�bres des
arbres, �tait plein de l'espoir nouveau que la fuite leur ouvrait;
tandis que ce baiser, � cette heure, restait frissonnant des
angoisses de l'adieu. Se reverrait-on, un jour? Et comment, dans
quelles circonstances de douleur ou de joie?

D�j�, le docteur Dalichamp, remont� dans son cabriolet, appelait


Maurice. Celui-ci, de toute son �me, embrassa enfin sa soeur
Henriette, qui le regardait avec des larmes silencieuses, tr�s
p�le sous ses noirs v�tements de veuve.

-- C'est mon fr�re que je te confie... Soigne-le bien, aime-le


comme je l'aime!

IV

La chambre �tait une grande pi�ce carrel�e, badigeonn�e simplement


� la chaux, qui avait autrefois servi de fruitier. On y sentait
encore la bonne odeur des pommes et des poires; et, pour tout
meuble, il y avait l� un lit de fer, une table de bois blanc et
deux chaises, sans compter une vieille armoire en noyer, aux
flancs immenses, o� tenait tout un monde. Mais le calme y �tait
d'une douceur profonde, on n'entendait que les bruits sourds de
l'�table voisine, des coups affaiblis de sabots, des meuglements
de b�tes. Par la fen�tre, tourn�e au midi, le clair soleil
entrait. On voyait seulement un bout de coteau, un champ de bl�
que bordait un petit bois. Et cette chambre close, myst�rieuse,
�tait si bien cach�e � tous les yeux, que personne au monde ne
pouvait en soup�onner l� l'existence.

Tout de suite, Henriette r�gla les choses: il fut entendu que,


pour �viter les soup�ons, elle seule et le docteur p�n�treraient
aupr�s de Jean. Jamais Silvine ne devait entrer, sans qu'elle
l'appel�t. De grand matin, le m�nage �tait fait par les deux
femmes; puis, la journ�e enti�re, la porte restait comme mur�e. La
nuit, si le bless� avait eu besoin de quelqu'un, il n'aurait eu
qu'� taper au mur, car la pi�ce occup�e par Henriette �tait
voisine. Et ce fut ainsi que Jean se trouva brusquement s�par� du
monde, apr�s des semaines de cohue violente, ne voyant plus que
cette jeune femme si douce, dont le pas l�ger ne faisait aucun
bruit. Il la revoyait telle qu'il l'avait vue, l�-bas, � Sedan,
pour la premi�re fois, pareille � une apparition, avec sa bouche
un peu grande, ses traits menus, ses beaux cheveux d'avoine m�re,
s'occupant de lui d'un air d'infinie bont�.

Les premiers jours, la fi�vre du bless� fut si intense,


qu'Henriette ne le quitta gu�re. Chaque matin, en passant, le
docteur Dalichamp entrait, sous le pr�texte de la prendre, pour se
rendre avec elle � l'ambulance; et il examinait Jean, le pansait.
La balle, apr�s avoir cass� le tibia, �tant ressortie, il
s'�tonnait du mauvais aspect de la plaie, il craignait que la
pr�sence d'une esquille, introuvable pourtant sous la sonde, ne
l'oblige�t � une r�section de l'os. Il en avait caus� avec Jean;
mais celui-ci, � la pens�e d'un raccourcissement de la jambe, qui
l'aurait rendu boiteux, s'�tait r�volt�: non, non! Il pr�f�rait
mourir que de rester infirme. Et le docteur, laissant la blessure
en observation, se contentait donc de la panser avec de la charpie
imbib�e d'huile d'olive et d'acide ph�nique, apr�s avoir plac� au
fond de la plaie un drain, un tube de caoutchouc, pour
l'�coulement du pus. Seulement, il l'avait averti que, s'il
n'intervenait pas, la gu�rison pourrait �tre extr�mement longue.
D�s la seconde semaine, cependant, la fi�vre diminua, l'�tat
devint meilleur, � la condition d'une immobilit� compl�te.

Et l'intimit� de Jean et d'Henriette, alors, se trouva r�gl�e. Des


habitudes leur vinrent, il leur semblait qu'ils n'avaient jamais
v�cu autrement, qu'ils devaient toujours vivre ainsi. Elle passait
avec lui toutes les heures qu'elle ne donnait pas � l'ambulance,
veillait � ce qu'il b�t, � ce qu'il mange�t r�guli�rement,
l'aidait � se retourner, d'une force de poignet qu'on n'aurait pas
soup�onn�e dans ses bras minces. Parfois ils causaient ensemble,
le plus souvent ils ne disaient rien, surtout dans les
commencements. Mais jamais ils n'avaient l'air de s'ennuyer,
c'�tait une vie tr�s douce, au fond de ce grand repos, lui tout
massacr� encore de la bataille, elle en robe de deuil, le coeur
broy� par la perte qu'elle venait de faire. D'abord, il avait
�prouv� quelque g�ne, car il sentait bien qu'elle �tait au-dessus
de lui, presque une dame, tandis qu'il n'avait jamais �t� qu'un
paysan et qu'un soldat. � peine savait-il lire et �crire. Puis, il
s'�tait rassur� un peu, en voyant qu'elle le traitait sans fiert�,
comme son �gal, ce qui l'avait enhardi � se montrer ce qu'il
�tait, intelligent � sa mani�re, � force de tranquille raison.
D'ailleurs, lui-m�me s'�tonnait d'avoir la sensation de s'�tre
aminci, all�g�, avec des id�es nouvelles: �tait-ce l'abominable
vie qu'il menait depuis deux mois? Il sortait affin� de tant de
souffrances physiques et morales. Mais ce qui acheva de le
conqu�rir, ce fut de comprendre qu'elle n'en savait pas beaucoup
plus que lui. Toute jeune, apr�s la mort de sa m�re, devenue la
cendrillon, la petite m�nag�re ayant la charge de ses trois
hommes, comme elle disait, son grand-p�re, son p�re et son fr�re,
elle n'avait pas eu le temps d'apprendre. La lecture, l'�criture,
un peu d'orthographe et de calcul, il ne fallait point lui en
demander davantage. Et elle ne l'intimidait encore, elle ne lui
apparaissait bien au-dessus de toutes les autres, que parce qu'il
la savait d'une bont� sup�rieure, d'un courage extraordinaire,
sous son apparence de petite femme effac�e qui se plaisait aux
menus soins de la vie.

Ils s'entendirent tout de suite, en causant de Maurice. Si elle se


d�vouait ainsi, c'�tait pour l'ami, pour le fr�re de Maurice, le
brave homme secourable envers qui elle payait � son tour une dette
de son coeur. Elle �tait pleine de gratitude, d'une affection qui
grandissait, � mesure qu'elle le connaissait mieux, simple et
sage, de cerveau solide; et lui, qu'elle soignait comme un enfant,
contractait une dette d'infinie reconnaissance, lui aurait bais�
les mains, pour chaque tasse de bouillon qu'elle lui donnait.
Entre eux, ce lien de tendre sympathie allait en se resserrant
chaque jour, dans cette solitude profonde o� ils vivaient, agit�s
des m�mes peines. Quand ils avaient �puis� les souvenirs, les
d�tails qu'elle lui demandait sans se lasser sur leur douloureuse
marche de Reims � Sedan, la m�me question revenait toujours: que
faisait Maurice � cette heure? Pourquoi n'�crivait-il pas? Paris
�tait-il donc compl�tement investi, qu'ils ne recevaient plus de
nouvelles? Ils n'avaient encore eu de lui qu'une lettre, dat�e de
Rouen, trois jours apr�s son d�part, dans laquelle il expliquait,
en quelques lignes, comment il venait de d�barquer dans cette
ville, � la suite d'un large d�tour, pour atteindre Paris. Et plus
rien depuis une semaine, l'absolu silence.

Le matin, lorsque le docteur Dalichamp avait pans� le bless�, il


aimait � s'oublier l�, pendant quelques minutes. M�me il revenait
parfois le soir, s'attardait davantage; et il �tait ainsi le seul
lien avec le monde, ce vaste monde du dehors, si boulevers� de
catastrophes. Les nouvelles n'entraient que par lui, il avait un
coeur ardent de patriote qui d�bordait de col�re et de chagrin, �
chaque d�faite. Aussi ne parlait-il gu�re que de la marche
envahissante des Prussiens, dont le flot, depuis Sedan, s'�tendait
peu � peu sur toute la France, comme une mar�e noire. Chaque jour
apportait son deuil, et il restait accabl� sur l'une des deux
chaises, contre le lit, il disait la situation de plus en plus
grave, avec des gestes tremblants. Souvent, il avait les poches
bourr�es de journaux belges, qu'il laissait. � des semaines de
distance, l'�cho de chaque d�sastre arrivait ainsi au fond de
cette chambre perdue, rapprochant encore, dans une commune
angoisse, les deux pauvres �tres souffrants qui s'y trouvaient
renferm�s.

Et ce fut de la sorte qu'Henriette dans de vieux journaux, lut �


Jean les �v�nements de Metz, les grandes batailles h�ro�ques qui
avaient recommenc� par trois fois, � un jour de distance. Elles
dataient de cinq semaines d�j�, mais il les ignorait encore, il
les �coutait, le coeur serr� de retrouver l�-bas les mis�res et
les d�faites dont il avait souffert. Dans le silence frissonnant
de la pi�ce, pendant qu'Henriette, de sa voix un peu chantante
d'�coli�re appliqu�e, d�tachait nettement chaque phrase,
l'histoire lamentable se d�roulait. Apr�s Froeschwiller, apr�s
Spickeren, au moment o� le 1er corps, �cras�, entra�nait le 5e dans
sa d�route, les autres corps, �chelonn�s de Metz � Bitche,
h�sitaient, refluaient dans la consternation de ces d�sastres,
finissaient par se concentrer en avant du camp retranch�, sur la
rive droite de la Moselle. Mais quel temps pr�cieux perdu, au lieu
de h�ter, vers Paris, une retraite qui allait devenir si
difficile! L'empereur avait d� c�der le commandement au mar�chal
Bazaine, dont on attendait la victoire. Alors, le 14, c'�tait
Borny, l'arm�e attaqu�e au moment o� elle se d�cidait enfin �
passer sur la rive gauche, ayant contre elle deux arm�es
allemandes, celle de Steinmetz immobile en face du camp retranch�
qu'elle mena�ait, celle de Fr�d�ric-Charles qui avait franchi le
fleuve en amont et qui remontait le long de la rive gauche, pour
couper Bazaine du reste de la France, Borny dont les premiers
coups de feu n'avaient �clat� qu'� trois heures du soir, Borny
cette victoire sans lendemain, qui laissa les corps Fran�ais
ma�tres de leurs positions, mais qui les immobilisa, � cheval sur
la Moselle, pendant que le mouvement tournant de la deuxi�me arm�e
allemande s'achevait. Puis, le 16, c'�tait R�zonville, tous les
corps enfin sur la rive gauche, le 3e et le 4e seulement en
arri�re, attard�s dans l'effroyable encombrement qui se produisait
au carrefour des routes d'�tain et de Mars-la-Tour, l'attaque
audacieuse de la cavalerie et de l'artillerie Prussiennes coupant
ces routes d�s le matin, la bataille lente et confuse que, jusqu'�
deux heures, Bazaine aurait pu gagner, n'ayant qu'une poign�e
d'hommes � culbuter devant lui, et qu'il avait fini par perdre,
dans son inexplicable crainte d'�tre coup� de Metz, la bataille
immense, couvrant des lieues de coteaux et de plaines, o� les
Fran�ais, attaqu�s de front et de flanc, avaient fait des prodiges
pour ne pas marcher en avant, laissant � l'ennemi le temps de se
concentrer, travaillant d'eux-m�mes au plan Prussien qui �tait de
les faire r�trograder de l'autre c�t� du fleuve. Le 18 enfin,
apr�s le retour devant le camp retranch�, c'�tait Saint-Privat, la
lutte supr�me, un front d'attaque de treize kilom�tres, deux cent
mille allemands, avec sept cents canons, contre cent vingt mille
Fran�ais, n'ayant que cinq cents pi�ces, les allemands la face
tourn�e vers l'Allemagne, les Fran�ais, vers la France, comme si
les envahisseurs �taient devenus les envahis, dans le singulier
pivotement qui venait de se produire, la plus effrayante m�l�e �
partir de deux heures, la garde Prussienne repouss�e, hach�e,
Bazaine longtemps victorieux, fort de son aile gauche
in�branlable, jusqu'au moment, vers le soir, o� l'aile droite,
plus faible, avait d� abandonner Saint-Privat, au milieu d'un
horrible carnage, entra�nant avec elle toute l'arm�e, battue,
rejet�e sous Metz, enserr�e d�sormais dans un cercle de fer.

� chaque instant, pendant qu'Henriette lisait, Jean l'interrompait


pour dire:

-- Ah bien! Nous autres qui, depuis Reims, attendions Bazaine!

La d�p�che du mar�chal, dat�e du 19, apr�s Saint-Privat, dans


laquelle il parlait de reprendre son mouvement de retraite, par
Montm�dy, cette d�p�che qui avait d�cid� la marche en avant de
l'arm�e de Ch�lons, ne paraissait �tre que le rapport d'un g�n�ral
battu, d�sireux d'att�nuer sa d�faite; et plus tard, le 29
seulement, lorsque la nouvelle de cette approche d'une arm�e de
secours lui �tait parvenue, au travers des lignes Prussiennes, il
avait bien tent� un dernier effort, sur la rive droite, �
Noiseville, mais si mollement, que, le 1er septembre, le jour m�me
o� l'arm�e de Ch�lons �tait �cras�e � Sedan, celle de Metz se
repliait, d�finitivement paralys�e, morte pour la France. Le
mar�chal, qui, jusque-l�, avait pu n'�tre qu'un capitaine
m�diocre, n�gligeant de passer lorsque les routes restaient
ouvertes, v�ritablement barr� ensuite par des forces sup�rieures,
allait devenir maintenant, sous l'empire de pr�occupations
politiques, un conspirateur et un tra�tre.

Mais, dans les journaux que le docteur Dalichamp apportait,


Bazaine restait le grand homme, le brave soldat, dont la France
attendait encore son salut. Et Jean se faisait relire des
passages, pour bien comprendre comment la troisi�me arm�e
allemande, avec le prince royal de Prusse, avait pu les
poursuivre, tandis que la premi�re et la deuxi�me bloquaient Metz,
toutes les deux si fortes en hommes et en canons, qu'il �tait
devenu possible d'y puiser et d'en d�tacher cette quatri�me arm�e,
qui, sous les ordres du prince royal de Saxe, avait achev� le
d�sastre de Sedan. Puis, renseign� enfin, sur ce lit de douleur o�
le clouait sa blessure, il se for�ait quand m�me � l'espoir.

-- C'est donc �a que nous n'avons pas �t� les plus forts!...
N'importe, on donne les chiffres: Bazaine a cent cinquante mille
hommes, trois cent mille fusils, plus de cinq cents canons; et
bien s�r qu'il leur m�nage un sacr� coup de sa fa�on.

Henriette hochait la t�te, se rangeait � son avis, pour ne pas


l'assombrir davantage. Elle se perdait au milieu de ces vastes
mouvements de troupes, mais elle sentait le malheur in�vitable. Sa
voix restait claire, elle aurait lu ainsi pendant des heures,
simplement heureuse de l'amuser. Parfois, pourtant, � un r�cit de
massacre, elle b�gayait, les yeux emplis d'un brusque flot de
larmes. Sans doute, elle venait de penser � son mari foudroy� l�-
bas, pouss� du pied par l'officier Bavarois, contre le mur.

-- Si �a vous fait trop de peine, disait Jean surpris, il ne faut


plus me lire les batailles.

Mais elle se remettait tout de suite, tr�s douce et complaisante.

-- Non, non, pardonnez-moi, je vous assure que �a me fait plaisir


aussi.

Un soir des premiers jours d'octobre, comme un vent furieux


soufflait au dehors, elle revint de l'ambulance, elle entra dans
la chambre, tr�s �mue, en disant:

-- Une lettre de Maurice! C'est le docteur qui vient de me la


remettre.

Chaque matin, tous deux s'�taient inqui�t�s davantage, de ce que


le jeune homme ne donnait aucun signe d'existence; et surtout,
depuis une grande semaine que le bruit courait du complet
investissement de Paris, ils d�sesp�raient de recevoir des
nouvelles, anxieux, se demandant ce qu'il avait pu devenir, apr�s
avoir quitt� Rouen. Maintenant, ce silence leur �tait expliqu�, la
lettre qu'il avait adress�e de Paris au docteur Dalichamp, le 18,
le jour m�me o� partaient les derniers trains pour le Havre,
venait de faire un d�tour �norme et n'arrivait que par miracle,
apr�s s'�tre �gar�e vingt fois en route.

-- Ah! le cher petit! s'�cria Jean, tout heureux. Lisez-moi �a


bien vite.

Le vent redoublait de violence, la fen�tre craquait comme sous des


coups de b�lier. Et Henriette, ayant apport� la lampe sur la
table, contre le lit, se mit � lire, si pr�s de Jean, que leurs
cheveux se touchaient. Il faisait l� tr�s doux, tr�s bon, dans
cette chambre si calme, au milieu de la temp�te du dehors.
C'�tait une longue lettre de huit pages, dans laquelle Maurice,
d'abord, expliquait comment, d�s son arriv�e, le 16, il avait eu
la chance de se faire engager dans un r�giment de ligne, dont on
compl�tait l'effectif. Ensuite, il revenait sur les faits, il
racontait avec une fi�vre extraordinaire ce qu'il avait appris,
les �v�nements de ce mois terrible, Paris calm� apr�s la stupeur
douloureuse de Wissembourg et de Froeschwiller, se reprenant �
l'espoir d'une revanche, retombant dans des illusions nouvelles,
la l�gende victorieuse de l'arm�e, le commandement de Bazaine, la
lev�e en masse, des victoires imaginaires, des h�catombes de
Prussiens que les ministres eux-m�mes racontaient � la tribune.
Et, tout d'un coup, il disait comment la foudre, une seconde fois,
venait d'�clater sur Paris, le 3 septembre: les esp�rances
broy�es, la ville ignorante, confiante, abattue sous cet
�crasement du destin, les cris de: D�ch�ance! d�ch�ance!
Retentissant d�s le soir sur les boulevards, la courte et lugubre
s�ance de nuit o� Jules Favre avait lu la proposition de cette
d�ch�ance r�clam�e par le peuple. Puis, le lendemain, c'�tait le 4
septembre, l'effondrement d'un monde, le second empire emport�
dans la d�b�cle de ses vices et de ses fautes, le peuple entier
par les rues, un torrent d'un demi-million d'hommes emplissant la
place de la concorde, au grand soleil de ce beau dimanche, roulant
jusqu'aux grilles du corps l�gislatif que barraient � peine une
poign�e de soldats, la crosse en l'air, d�fon�ant les portes,
envahissant la salle des s�ances, d'o� Jules Favre, Gambetta et
d'autres d�put�s de la gauche allaient partir pour proclamer la
r�publique � l'H�tel de Ville, tandis que, sur la place Saint-
Germain-L'Auxerrois, une petite porte du Louvre s'entr'ouvrait,
donnait passage � l'imp�ratrice r�gente, v�tue de noir,
accompagn�e d'une seule amie, toutes les deux tremblantes,
fuyantes, blotties au fond du fiacre de rencontre qui les cahotait
loin des Tuileries, au travers desquelles, maintenant, coulait la
foule. Ce m�me jour, Napol�on III avait quitt� l'auberge de
Bouillon o� il venait de passer la premi�re nuit d'exil, en route
pour Wilhelmshoe.

D'un air grave, Jean interrompit Henriette.

-- Alors, � cette heure, nous sommes en r�publique? ... Tant mieux


si �a nous aide � battre les Prussiens!

Mais il branlait la t�te, on lui avait toujours fait peur de la


r�publique, lorsqu'il �tait paysan. Et puis, devant l'ennemi, �a
ne lui semblait gu�re bon, de n'�tre pas d'accord. Enfin, il
fallait bien qu'il v�nt autre chose, puisque l'empire �tait pourri
d�cid�ment, et que personne n'en voulait plus.

Henriette acheva la lettre, qui finissait en signalant l'approche


des allemands. Le 13, le jour m�me o� une d�l�gation du
gouvernement de la d�fense nationale s'installait � Tours, on les
avait vus, � l'est de Paris, s'avancer jusqu'� Lagny. Le 14 et le
15, ils �taient aux portes, � Cr�teil et � Joinville-le-pont.
Mais, le 18, le matin o� il avait �crit, Maurice ne paraissait pas
croire encore � la possibilit� d'investir Paris compl�tement,
repris d'une belle confiance, regardant le si�ge comme une
tentative insolente et hasard�e qui �chouerait avant trois
semaines, comptant sur les arm�es de secours que la province
allait s�rement envoyer, sans parler de l'arm�e de Metz, en marche
d�j�, par Verdun et Reims. Et les anneaux de la ceinture de fer
s'�taient rejoints, avaient boucl� Paris, et Paris maintenant,
s�par� du monde, n'�tait plus que la prison g�ante de deux
millions de vivants, d'o� ne venait qu'un silence de mort.

-- Ah! mon Dieu! murmura Henriette oppress�e, combien de temps


tout cela durera-t-il, et le reverrons-nous jamais!

Une rafale plia les arbres, au loin, fit g�mir les vieilles
charpentes de la ferme. Si l'hiver devait �tre dur, quelles
souffrances pour les pauvres soldats, sans feu, sans pain, qui se
battraient dans la neige!

-- Bah! conclut Jean, elle est tr�s gentille, sa lettre, et �a


fait plaisir d'avoir des nouvelles... Il ne faut jamais
d�sesp�rer.

Alors, jour � jour, le mois d'octobre s'�coula, des cieux gris et


tristes, o� le vent ne cessait que pour ramener bient�t des vols
plus sombres de nuages. La plaie de Jean se cicatrisait avec une
lenteur infinie, le drain ne donnait toujours pas le pus louable,
qui aurait permis au docteur de l'enlever; et le bless� s'�tait
beaucoup affaibli, s'obstinant � refuser toute op�ration, dans sa
peur de rester infirme. Une attente r�sign�e, que parfois
coupaient des anxi�t�s brusques, sans cause pr�cise, semblait �
pr�sent endormir la petite chambre perdue, au fond de laquelle les
nouvelles n'arrivaient que lointaines, vagues, comme au r�veil
d'un cauchemar. L'abominable guerre, les massacres, les d�sastres,
continuaient l�-bas, quelque part, sans qu'on s�t jamais la v�rit�
vraie, sans qu'on entend�t autre chose que la grande clameur
sourde de la patrie �gorg�e. Et le vent emportait les feuilles
sous le ciel livide, et il y avait de longs silences profonds,
dans la campagne nue, o� ne passaient que les croassements des
corbeaux, annon�ant un hiver rigoureux.

Un des sujets de conversation �tait devenu l'ambulance, dont


Henriette ne sortait gu�re que pour tenir compagnie � Jean. Le
soir, quand elle �tait de retour, il la questionnait, connaissait
chacun de ses bless�s, voulait savoir ceux qui mouraient, ceux qui
gu�rissaient; et elle-m�me, sur ces choses dont son coeur �tait
plein, ne tarissait pas, racontait ses journ�es jusque dans leurs
infimes d�tails.

-- Ah! r�p�tait-elle toujours, les pauvres enfants, les pauvres


enfants!

Ce n'�tait plus, en pleine bataille, l'ambulance o� coulait le


sang frais, o� les amputations se faisaient dans les chairs saines
et rouges. C'�tait l'ambulance tomb�e � la pourriture d'h�pital,
sentant la fi�vre et la mort, toute moite des lentes
convalescences, des agonies interminables. Le docteur Dalichamp
avait eu les plus grandes peines � se procurer les lits, les
matelas, les draps n�cessaires; et, chaque jour encore,
l'entretien de ses malades, le pain, la viande, les l�gumes secs,
sans parler des bandes, des compresses, des appareils, l'obligeait
� des miracles. Les Prussiens �tablis � l'h�pital militaire de
Sedan lui ayant tout refus�, m�me du chloroforme, il faisait tout
venir de Belgique. Pourtant, il avait accueilli les bless�s
allemands aussi bien que les bless�s Fran�ais, il soignait surtout
une douzaine de Bavarois, ramass�s � Bazeilles. Ces hommes
ennemis, qui s'�taient ru�s les uns � la gorge des autres,
gisaient maintenant c�te � c�te, dans la bonne entente de leurs
communes souffrances. Et quel s�jour d'�pouvante et de mis�re, ces
deux longues salles de l'ancienne �cole de Remilly, qui
contenaient une cinquantaine de lits chacune, sous la grande
clart� p�le des hautes fen�tres!

Dix jours apr�s la bataille, on avait encore amen� des bless�s,


oubli�s, retrouv�s dans les coins. Quatre �taient rest�s dans une
maison vide de Balan, sans aucun soin m�dical, vivant on ne savait
comment, gr�ce � la charit� de quelque voisin sans doute; et leurs
blessures fourmillaient de vers, ils �taient morts, empoisonn�s
par ces plaies immondes. C'�tait cette purulence que rien ne
pouvait combattre, qui soufflait et vidait des rang�es de lits.
D�s la porte, une odeur de n�crose prenait � la gorge. Les drains
suppuraient, laissaient tomber goutte � goutte le pus f�tide.
Souvent, il fallait rouvrir les chairs, en extraire encore des
esquilles ignor�es. Puis, des abc�s se d�claraient, des flux qui
allaient crever plus loin. �puis�s, amaigris, la face terreuse,
les mis�rables enduraient toutes les tortures. Les uns, abattus,
sans souffle, passaient leurs journ�es sur le dos, les paupi�res
closes et noires, ainsi que des cadavres � demi d�compos�s d�j�.
Les autres, sans sommeil, agit�s d'une insomnie inqui�te, tremp�s
d'abondantes sueurs, s'exaltaient, comme si la catastrophe les e�t
frapp�s de folie. Et, qu'ils fussent violents ou calmes, quand le
frisson de la fi�vre infectieuse les gagnait, c'�tait la fin, le
poison triomphant, volant des uns aux autres, les emportant tous
dans le m�me flot de pourriture victorieuse.

Mais il y avait surtout la salle des damn�s, de ceux qui �taient


frapp�s de dysenterie, de typhus, de variole. Beaucoup avaient la
variole noire. Ils se remuaient, criaient dans un d�lire
incessant, se dressaient sur leur lit, debout comme des spectres.
D'autres, touch�s aux poumons, se mouraient de pneumonie, avec des
toux affreuses. D'autres, qui hurlaient, n'�taient soulag�s que
sous le filet d'eau froide, dont on rafra�chissait continuellement
leurs blessures. C'�tait l'heure attendue, l'heure du pansement,
qui seule amenait un peu de calme, a�rait les lits, d�lassait les
corps raidis � la longue dans la m�me position. Et c'�tait aussi
l'heure redout�e, car pas un jour ne se passait, sans que le
docteur, en examinant les plaies, e�t le chagrin de remarquer sur
la peau de quelque pauvre diable des points bleu�tres, les taches
de la gangr�ne envahissante. L'op�ration avait lieu le lendemain.
Encore un bout de jambe ou de bras coup�. Parfois m�me, la
gangr�ne montait plus haut, il fallait recommencer, jusqu'� ce
qu'on e�t rogn� tout le membre. Puis, l'homme entier y passait, il
avait le corps envahi par les plaques livides du typhus, il
fallait l'emmener, vacillant, ivre et hagard, dans la salle des
damn�s, o� il succombait, la chair morte d�j� et sentant le
cadavre, avant l'agonie.

Chaque soir, � son retour, Henriette r�pondait aux questions de


Jean, la voix tremblante de la m�me �motion:

-- Ah! les pauvres enfants, les pauvres enfants!


Et c'�taient des d�tails toujours semblables, les quotidiens
tourments de cet enfer. On avait d�sarticul� une �paule, tranch�
un pied, proc�d� � la r�section d'un hum�rus; mais la gangr�ne ou
l'infection purulente pardonnerait-elle? Ou bien, on venait encore
d'en enterrer un, le plus souvent un Fran�ais, parfois un
allemand. Il �tait rare qu'une journ�e s'achev�t sans qu'une bi�re
furtive, faite � la h�te de quatre planches, sort�t de l'ambulance
au cr�puscule, accompagn�e d'un seul infirmier, souvent de la
jeune femme elle-m�me, pour qu'un homme ne f�t pas enfoui comme un
chien. Dans le petit cimeti�re de Remilly, on avait ouvert deux
tranch�es; et ils dormaient tous c�te � c�te, les allemands �
gauche, les Fran�ais � droite, r�concili�s dans la terre.

Jean, sans les avoir jamais vus, finissait par s'int�resser �


certains bless�s. Il demandait de leurs nouvelles.

-- Et �pauvre enfant�, comment va-t-il, aujourd'hui?

C'�tait un petit troupier, un soldat du 5e de ligne, engag�


volontaire, qui n'avait pas vingt ans. Le surnom de �pauvre
enfant� lui �tait rest�, parce que, sans cesse, il r�p�tait ces
mots en parlant de lui; et, comme, un jour, on lui en demandait la
raison, il avait r�pondu que c'�tait sa m�re qui l'appelait
toujours ainsi. Pauvre enfant en effet, car il se mourait d'une
pleur�sie, d�termin�e par une blessure au flanc gauche.

-- Ah! le cher gar�on, disait Henriette, qui s'�tait prise pour


lui d'une affection maternelle, il ne va pas bien, il a touss�
toute la journ�e... Ca me fend le coeur, de l'entendre.

-- Et votre ours, votre Gutmann? reprenait Jean, avec un faible


sourire. Le docteur a-t-il meilleur espoir?

-- Oui, peut-�tre le sauvera-t-on. Mais il souffre horriblement.

Bien que la piti� f�t grande, tous deux ne pouvaient parler de


Gutmann sans une sorte de gaiet� attendrie. Lorsque la jeune femme
�tait entr�e � l'ambulance, le premier jour, elle avait eu le
saisissement de reconna�tre, dans ce soldat Bavarois, l'homme � la
barbe et aux cheveux rouges, aux gros yeux bleus, au large nez
carr�, qui l'avait emport�e entre ses bras, � Bazeilles, pendant
qu'on fusillait son mari. Lui, �galement, la reconnut; mais il ne
pouvait parler, une balle, entr�e par la nuque, lui avait enlev�
la moiti� de la langue. Et, apr�s deux jours d'un recul d'horreur,
d'un involontaire frisson, chaque fois qu'elle s'approchait de son
lit, elle fut conquise par les regards d�sesp�r�s et tr�s doux
dont il la suivait. N'�tait-ce donc plus le monstre, au poil
�clabouss� de sang, aux prunelles chavir�es de rage, qui la
hantait d'un affreux souvenir? Il lui fallait un effort pour le
retrouver maintenant chez ce malheureux, l'air si bonhomme, si
docile, au milieu de ses atroces souffrances. Son cas, peu
fr�quent, cette infirmit� brusque, touchait l'ambulance enti�re.
On n'�tait m�me pas bien s�r qu'il se nomm�t Gutmann, on
l'appelait ainsi, parce que l'unique son qu'il arrivait � prof�rer
�tait un grognement de deux syllabes qui faisait � peu pr�s ce
nom. Sur tout le reste, on croyait seulement savoir qu'il �tait
mari� et qu'il avait des enfants. Il devait comprendre quelques
mots de Fran�ais, il r�pondait parfois d'un signe violent de la
t�te. Mari�? Oui, oui! Des enfants? Oui, oui! Son attendrissement,
un jour, � voir de la farine, avait encore fait supposer qu'il
pouvait �tre meunier. Et rien autre. O� �tait-il, le moulin? Dans
quel lointain village de la Bavi�re pleuraient-ils � cette heure,
les enfants et la femme? Allait-il donc mourir, inconnu, sans nom,
laissant les siens, l�-bas, dans une �ternelle attente?

-- Aujourd'hui, raconta un soir Henriette � Jean, Gutmann m'a


envoy� des baisers... Je ne lui donne plus � boire, je ne lui
rends plus le moindre service, sans qu'il porte les doigts � ses
l�vres, dans un geste fervent de reconnaissance... Il ne faut pas
sourire, c'est trop terrible, que d'�tre ainsi comme enterr�,
avant l'heure.

Cependant, vers la fin d'octobre, Jean alla mieux. Le docteur


consentit � enlever le drain, bien qu'il rest�t soucieux; et la
plaie parut pourtant se cicatriser assez vite. D�j�, le
convalescent se levait, passait des heures � marcher dans la
chambre, � s'asseoir devant la fen�tre, attrist� par le vol des
nuages. Puis, il s'ennuya, il parla de s'occuper � quelque chose,
de se rendre utile dans la ferme. Un de ses malaises secrets �tait
la question d'argent, car il pensait bien que ses deux cents
francs avaient d� �tre d�pens�s, depuis six grandes semaines. Pour
que le p�re Fouchard continu�t � lui faire bonne mine, il fallait
donc qu'Henriette pay�t. Cette pens�e lui devenait p�nible, il
n'osait s'en expliquer avec elle, et il �prouva un v�ritable
soulagement, lorsqu'il fut convenu qu'on le donnerait comme un
nouveau gar�on, charg�, avec Silvine, des soins int�rieurs,
pendant que Prosper s'occupait de la culture, au dehors.

Malgr� l'abomination des temps, un gar�on de plus n'�tait pas de


trop, chez le p�re Fouchard, dont les affaires prosp�raient.
Tandis que r�lait le pays entier, saign� aux quatre membres, il
avait trouv� le moyen d'�largir tellement son commerce de boucher
ambulant, qu'il abattait � cette heure le triple et le quadruple
de b�tes. On racontait comment, d�s le 31 ao�t, il avait fait des
march�s superbes avec les Prussiens. Lui, qui, le 30, d�fendait sa
porte contre les soldats du 7e corps, le fusil au poing, refusant
de leur vendre une miche, leur criant que la maison �tait vide,
s'�tait �tabli marchand de tout, le 31, � l'apparition du premier
soldat ennemi, avait d�terr� de ses caves des provisions
extraordinaires, ramen� des trous inconnus, o� il les avait
cach�s, de v�ritables troupeaux. Et, depuis ce jour, il �tait un
des plus gros fournisseurs de viande des arm�es allemandes,
�tonnant d'adresse pour placer sa marchandise et se la faire
payer, entre deux r�quisitions. Les autres souffraient de
l'exigence parfois brutale des vainqueurs: lui n'avait pas encore
fourni un boisseau de farine, un hectolitre de vin, un quartier de
boeuf, sans trouver au bout du bel argent sonnant. On en causait
bien, dans Remilly, on trouvait cela vilain de la part d'un homme
qui venait de perdre � la guerre son fils, dont il ne visitait
point la tombe, que Silvine seule entretenait. Mais, tout de m�me,
on le respectait, de s'enrichir, quand les plus malins y
laissaient leur peau. Et lui, goguenard, haussait les �paules,
grognait, avec sa carrure t�tue:

-- Patriote, patriote, je le suis plus qu'eux tous!... C'est donc


�tre patriote que de foutre gratis aux Prussiens de la nourriture,
par-dessus la t�te? Moi, je leur fais tout payer... On verra, on
verra �a, plus tard!

Jean, d�s le second jour, resta trop longtemps debout, et les


sourdes craintes du docteur se r�alis�rent: la plaie s'�tait
rouverte, une inflammation consid�rable fit enfler la jambe, il
dut reprendre le lit. Dalichamp finit par soup�onner la pr�sence
d'une esquille, que l'effort des deux journ�es d'exercice avait
achev� de d�tacher. Il la chercha, fut assez heureux pour
l'extraire. Mais cela n'alla pas sans une secousse, une fi�vre
violente, qui �puis�rent Jean de nouveau. Jamais encore, il
n'�tait tomb� � un pareil �tat de faiblesse. Et Henriette reprit
sa place de garde fid�le, dans la chambre, que l'hiver attristait
et gla�ait. On �tait aux premiers jours de novembre, le vent d'est
avait apport� d�j� une bourrasque de neige, il faisait tr�s froid,
entre les quatre murs vides, sur le carreau nu. Comme il n'y avait
pas de chemin�e, ils se d�cid�rent � faire mettre un po�le, dont
le ronflement �gaya un peu leur solitude.

Les jours coulaient, monotones, et cette premi�re semaine de la


rechute fut certainement pour Jean et pour Henriette la plus
m�lancolique de leur longue intimit� forc�e. La souffrance ne
cesserait donc pas? Toujours le danger allait-il rena�tre, sans
qu'on p�t esp�rer la fin de tant de mis�res? Leur pens�e volait �
chaque heure vers Maurice, dont ils n'avaient plus eu de
nouvelles. On leur disait bien que d'autres recevaient des
lettres, des billets minces apport�s par des pigeons voyageurs.
Sans doute, le coup de feu de quelque allemand avait tu�, au
passage, dans le grand ciel libre, le pigeon qui portait leur joie
et leur tendresse, � eux. Tout semblait se reculer, s'�teindre et
dispara�tre, au fond de l'hiver pr�coce. Les bruits de la guerre
ne leur parvenaient qu'apr�s des retards consid�rables, les rares
journaux que le docteur Dalichamp leur apportait encore, dataient
souvent d'une semaine. Et leur tristesse �tait faite beaucoup de
leur ignorance, de ce qu'ils ne savaient pas et de ce qu'ils
devinaient, du long cri de mort qu'ils entendaient malgr� tout,
dans le silence de la campagne, autour de la ferme.

Un matin, le docteur arriva boulevers�, les mains tremblantes. Il


tira un journal belge de sa poche, le jeta sur le lit, en
s'�criant:

-- Ah! mes amis, la France est morte, Bazaine vient de trahir!

Jean, adoss� contre deux oreillers, somnolent, se r�veilla.

-- Comment, de trahir?

-- Oui, il a livr� Metz et l'arm�e. C'est le coup de Sedan qui


recommence, et cette fois c'est le reste de notre chair et de
notre sang.

Puis, reprenant le journal, lisant:

-- Cent cinquante mille prisonniers, cent cinquante-trois aigles


et drapeaux, cinq cent quarante et un canons de campagne,
soixante-seize mitrailleuses, huit cents canons de forteresse,
trois cent mille fusils, deux mille voitures d'�quipages
militaires, du mat�riel pour quatre-vingt-cinq batteries...

Et il continua, donnant les d�tails: le mar�chal Bazaine, enferm�


dans Metz avec l'arm�e, r�duit � l'impuissance, ne faisant aucun
effort pour rompre le cercle de fer qui l'enserrait; ses rapports
suivis avec le prince Fr�d�ric-Charles, ses troubles et h�sitantes
combinaisons politiques, son ambition de jouer un r�le d�cisif
qu'il ne semblait pas avoir bien d�termin� lui-m�me; puis, toute
la complication des pourparlers, des envois d'�missaires, louches
et menteurs, � M De Bismarck, au roi Guillaume, � l'imp�ratrice
r�gente, qui, finalement, devait refuser de traiter avec l'ennemi,
sur les bases d'une cession de territoire; et la catastrophe
in�luctable, le destin achevant son oeuvre, la famine dans Metz,
la capitulation forc�e, les chefs et les soldats r�duits �
accepter les dures conditions des vainqueurs. La France n'avait
plus d'arm�e.

-- Nom de Dieu! Jura sourdement Jean, qui ne comprenait pas tout,


mais pour qui, jusque-l�, Bazaine �tait rest� le grand capitaine,
l'unique sauveur possible. Alors, quoi, qu'est-ce qu'on va faire?
Qu'est-ce qu'ils deviennent, � Paris?

Le docteur, justement, passait aux nouvelles de Paris, qui �taient


d�sastreuses. Il fit remarquer que le journal portait la date du 5
novembre. La reddition de Metz �tait du 27 octobre, et la nouvelle
n'en avait �t� connue � Paris que le 30. Apr�s les �checs subis
d�j� � Chevilly, � Bagneux, � la Malmaison, apr�s le combat et la
perte du Bourget, cette nouvelle avait �clat� en coup de foudre,
au milieu de la population d�sesp�r�e, irrit�e de la faiblesse et
de l'impuissance du gouvernement de la d�fense nationale. Aussi,
le lendemain, le 31 octobre, toute une insurrection avait-elle
grond�, une foule immense s'�touffant sur la place de l'H�tel-de-
Ville, envahissant les salles, retenant prisonniers les membres du
gouvernement, que la garde nationale avait enfin d�livr�s, dans la
crainte de voir triompher les r�volutionnaires qui r�clamaient la
Commune. Et le journal belge ajoutait les r�flexions les plus
insultantes pour le grand Paris, que la guerre civile d�chirait,
au moment o� l'ennemi �tait aux portes. N'�tait-ce pas la
d�composition finale, la flaque de boue et de sang o� allait
s'effondrer un monde?

-- C'est bien vrai, murmura Jean tout p�le, on ne se cogne pas,


quand les Prussiens sont l�!

Henriette, qui n'avait rien dit encore, �vitant d'ouvrir la


bouche, dans ces choses de la politique, ne put retenir un cri.
Elle ne pensait qu'� son fr�re.

-- Mon Dieu! Pourvu que Maurice, qui a mauvaise t�te, ne se m�le


pas � toutes ces histoires!

Il y eut un silence, et le docteur, ardent patriote, reprit:

-- N'importe, s'il n'y a plus de soldats, il en poussera d'autres.


Metz s'est rendu, Paris lui-m�me peut se rendre, la France ne
finira pas... Oui, comme disent nos paysans, le coffre est bon, et
nous vivrons quand m�me!
Mais on voyait qu'il se for�ait � l'esp�rance. Il parla de la
nouvelle arm�e qui se formait sur la Loire, et dont les d�buts, du
c�t� d'Arthenay, n'avaient pas �t� tr�s heureux: elle allait
s'aguerrir, elle marcherait au secours de Paris. Il �tait surtout
enfi�vr� par les proclamations de Gambetta, parti en ballon de
Paris le 7 octobre, d�s le surlendemain install� � Tours, appelant
tous les citoyens sous les armes, parlant un langage si m�le et si
sage � la fois, que le pays entier se donnait � cette dictature de
salut public. Et n'�tait-il pas question de former une autre arm�e
dans le nord, une autre arm�e dans l'est, de faire sortir des
soldats de terre, par la seule force de la foi? C'�tait le r�veil
de la province, l'indomptable volont� de cr�er tout ce qui
manquait, de lutter jusqu'au dernier sou et jusqu'� la derni�re
goutte de sang.

-- Bah! conclut le docteur, en se levant pour partir, j'ai souvent


condamn� des malades qui �taient debout huit jours plus tard.

Jean eut un sourire.

-- Docteur, gu�rissez-moi vite, que j'aille l�-bas reprendre mon


poste.

Cependant, Henriette et lui gard�rent une grande tristesse de ces


mauvaises nouvelles. Il y eut, le soir m�me, une rafale de neige,
et le lendemain, lorsque Henriette, toute frissonnante, rentra de
l'ambulance, elle annon�a que Gutmann �tait mort. Ce grand froid
d�cimait les bless�s, vidait les rang�es de lits. Le mis�rable
muet, la bouche amput�e de sa langue, avait r�l� deux jours.
Pendant les derni�res heures, elle �tait rest�e � son chevet, tant
il la regardait d'un regard suppliant. Il lui parlait de ses yeux
en larmes, il lui disait peut-�tre son vrai nom, le nom du village
lointain, dans lequel une femme et des enfants l'attendaient. Et
il s'en �tait all� inconnu, en lui envoyant, de ses doigts
t�tonnants, un dernier baiser, comme pour la remercier encore de
ses bons soins. Elle fut seule � l'accompagner au cimeti�re, o� la
terre gel�e, cette lourde terre �trang�re, tomba sourdement sur
son cercueil de sapin, avec des paquets de neige.

Puis, de nouveau, le lendemain, Henriette dit � son retour:

-- �Pauvre enfant� est mort.

Pour celui-ci, elle �tait en pleurs.

-- Si vous l'aviez vu, dans son d�lire! Il m'appelait: maman!


maman! et il me tendait des bras si tendres, que j'ai d� le
prendre sur mes genoux... Ah! le malheureux, la souffrance l'avait
tellement diminu� qu'il ne pesait pas plus lourd qu'un petit
gar�on... Et je l'ai berc� pour qu'il mour�t content, oui! je l'ai
berc�, moi qu'il appelait sa m�re et qui n'avais que quelques
ann�es de plus que lui... Il pleurait, je ne pouvais me retenir de
pleurer moi-m�me, et je pleure encore...

Elle suffoquait, elle dut s'interrompre.

-- Quand il est mort, il a balbuti� � plusieurs reprises ces mots


dont il se surnommait: pauvre enfant, pauvre enfant... Oh! Oui,
certes, de pauvres enfants, tous ces braves gar�ons, quelques-uns
si jeunes, dont votre abominable guerre emporte les membres et
qu'elle fait tant souffrir, avant de les coucher dans la terre!

Chaque jour, maintenant, Henriette rentrait de la sorte,


boulevers�e par quelque agonie, et cette souffrance des autres les
rapprochait encore, pendant les tristes heures qu'ils vivaient si
seuls, au fond de la grande chambre paisible. Heures bien douces
pourtant, car la tendresse �tait venue, une tendresse qu'ils
croyaient fraternelle, entre leurs deux coeurs qui avaient peu �
peu appris � se conna�tre. Lui, d'un esprit si r�fl�chi, s'�tait
hauss�, dans leur intimit� continue; et elle, � le voir bon et
raisonnable, ne songeait m�me plus qu'il �tait un humble, ayant
conduit la charrue avant de porter le sac. Ils s'entendaient tr�s
bien, ils faisaient un excellent m�nage, comme disait Silvine,
avec son sourire grave. Aucune g�ne d'ailleurs n'�tait n�e entre
eux, elle continuait � lui soigner sa jambe, sans que jamais leurs
regards clairs se fussent d�tourn�s. Toujours en noir, dans ses
v�tements de veuve, elle semblait avoir cess� d'�tre une femme.

Jean, toutefois, durant les longues apr�s-midi o� il se retrouvait


seul, ne pouvait s'emp�cher de songer. Ce qu'il �prouvait pour
elle, c'�tait une reconnaissance infinie, une sorte de respect
d�vot, qui lui aurait fait �carter, comme sacril�ge, toute pens�e
d'amour. Et, cependant, il se disait que, s'il avait eu une femme
comme celle-l�, si tendre, si douce, si active, la vie serait
devenue une v�ritable existence de paradis. Son malheur, les
ann�es mauvaises qu'il avait pass�es � Rognes, le d�sastre de son
mariage, la mort violente de sa femme, tout ce pass� lui revenait
dans un regret de tendresse, dans un espoir vague, � peine
formul�, de tenter encore le bonheur. Il fermait les yeux, il
laissait un demi-sommeil le reprendre, et alors il se voyait
confus�ment � Remilly, remari�, propri�taire d'un champ qui
suffisait � nourrir un m�nage de braves gens sans ambition. Cela
�tait si l�ger, que cela n'existait pas, n'existerait certainement
jamais. Il ne se croyait plus capable que d'amiti�, il n'aimait
ainsi Henriette que parce qu'il �tait le fr�re de Maurice. Puis,
ce r�ve ind�termin� de mariage avait fini par �tre comme une
consolation, une de ces imaginations qu'on sait irr�alisables et
dont on caresse ses heures de tristesse.

Henriette, elle, n'en �tait pas m�me effleur�e. Au lendemain du


drame atroce de Bazeilles, son coeur restait meurtri; et, s'il y
entrait un soulagement, une tendresse nouvelle, ce ne pouvait �tre
qu'� son insu: tout un de ces sourds cheminements de la graine qui
germe, sans que rien, au regard, r�v�le le travail cach�. Elle
ignorait jusqu'au plaisir qu'elle avait fini par prendre � rester
des heures pr�s du lit de Jean, � lui lire ces journaux, qui ne
leur apportaient pourtant que du chagrin. Jamais sa main, en
rencontrant la sienne, n'avait eu m�me une ti�deur; jamais l'id�e
du lendemain ne l'avait laiss�e r�veuse, avec le souhait d'�tre
aim�e encore. Pourtant, elle n'oubliait, elle n'�tait consol�e que
dans cette chambre. Quand elle se trouvait l�, s'occupant avec sa
douceur active, son coeur se calmait, il lui semblait que son
fr�re reviendrait prochainement, que tout s'arrangerait tr�s bien,
qu'on finirait par �tre tous heureux, en ne se quittant plus. Et
elle en parlait sans trouble, tellement il lui paraissait naturel
que les choses fussent ainsi, sans qu'il lui v�nt � la pens�e de
s'interroger davantage, dans le don chaste et ignor� de tout son
coeur.

Mais, un apr�s-midi, comme elle se rendait � l'ambulance, la


terreur qui la gla�a, en apercevant dans la cuisine un capitaine
Prussien et deux autres officiers, lui fit comprendre la grande
affection qu'elle �prouvait pour Jean. Ces hommes, �videmment,
avaient appris la pr�sence du bless� � la ferme, et ils venaient
le r�clamer: c'�tait le d�part in�vitable, la captivit� en
Allemagne, au fond de quelque forteresse. Elle �couta, tremblante,
le coeur battant � grands coups.

Le capitaine, un gros homme qui parlait Fran�ais, faisait de


violents reproches au p�re Fouchard.

-- Ca ne peut pas durer, vous vous fichez de nous... Je suis venu


moi-m�me pour vous avertir que, si le cas se reproduit, je vous en
rendrai responsable, oui! Je saurai prendre des mesures!

Tr�s tranquille, le vieux affectait l'ahurissement, comme s'il


n'avait pas compris, les mains ballantes.

-- Comment �a, monsieur, comment �a?

-- Ah! ne m'�chauffez pas les oreilles, vous savez tr�s bien que
les trois vaches que vous nous avez vendues dimanche �taient
pourries... Parfaitement, pourries, enfin malades, crev�es de
maladie infecte, car elles ont empoisonn� mes hommes, et il y en a
deux qui doivent en �tre morts � l'heure qu'il est.

Du coup, Fouchard joua la r�volte, l'indignation.

-- Pourries, mes vaches! De la si belle viande, de la viande que


l'on donnerait � une accouch�e, pour lui refaire des forces!

Et il larmoya, se tapa sur la poitrine, cria qu'il �tait honn�te,


qu'il aimerait mieux se couper de sa propre chair, � lui, que d'en
vendre de la mauvaise. Depuis trente ans, on le connaissait,
personne au monde ne pouvait dire qu'il n'avait pas eu son poids,
en bonne qualit�.

-- Elles �taient saines comme l'oeil, monsieur, et si vos soldats


ont eu la colique, c'est peut-�tre qu'ils en ont trop mang�; �
moins que des malfaiteurs n'aient mis de la drogue dans la
marmite...

Il l'�tourdissait ainsi d'un flot de paroles, d'hypoth�ses si


saugrenues, que le capitaine, hors de lui, finit par couper court.

-- En voil� assez! Vous �tes averti, prenez garde!... Et il y a


autre chose, nous vous soup�onnons, dans ce village, de faire tous
bon accueil aux francs-tireurs des bois de Dieulet, qui nous ont
encore tu� une sentinelle avant-Hier... Entendez-vous, prenez
garde!

Quand les Prussiens furent partis, le p�re Fouchard haussa les


�paules, avec un ricanement d'infini d�dain. Des b�tes crev�es,
bien s�r qu'il leur en vendait, il ne leur faisait m�me manger que
de �a! Toutes les charognes que les paysans lui apportaient, ce
qui mourait de maladie et ce qu'il ramassait dans les foss�s, est-
ce que ce n'�tait pas bon pour ces sales bougres?

Il cligna un oeil, il murmura d'un air de triomphe goguenard, en


se tournant vers Henriette rassur�e:

-- Dis donc, petite, quand on pense qu'il y a des gens qui


racontent, comme �a, que je ne suis pas patriote!... Hein? Qu'ils
en fassent autant, qu'ils leur foutent donc de la carne, et qu'ils
empochent leurs sous... Pas patriote! Mais, nom de Dieu! J'en
aurai plus tu� avec mes vaches malades que bien des soldats avec
leurs chassepots!

Jean, lorsqu'il sut l'histoire, s'inqui�ta pourtant. Si les


autorit�s allemandes se doutaient que les habitants de Remilly
accueillaient les francs-tireurs des bois de Dieulet, elles
pouvaient d'une heure � l'autre faire des perquisitions et le
d�couvrir. L'id�e de compromettre ses h�tes, de causer le moindre
ennui � Henriette, lui �tait insupportable. Mais elle le supplia,
elle obtint qu'il resterait quelques jours encore, car sa blessure
se cicatrisait lentement, il n'avait pas les jambes assez solides
pour rejoindre un des r�giments en campagne, dans le nord ou sur
la Loire.

Et ce furent alors, jusqu'au milieu de d�cembre, les journ�es les


plus frissonnantes, les plus navr�es de leur solitude. Le froid
�tait devenu si intense, que le po�le n'arrivait pas � chauffer la
grande pi�ce nue. Quand ils regardaient par la fen�tre la neige
�paisse qui couvrait le sol, ils songeaient � Maurice, enseveli,
l�-bas, dans ce Paris glac� et mort, dont ils n'avaient aucune
nouvelle certaine. Toujours, les m�mes questions revenaient: que
faisait-il, pourquoi ne donnait-il aucun signe de vie? Ils
n'osaient se dire leurs affreuses craintes, une blessure, une
maladie, la mort peut-�tre. Les quelques renseignements vagues qui
continuaient � leur parvenir par les journaux, n'�taient point
faits pour les rassurer. Apr�s de pr�tendues sorties heureuses,
d�menties sans cesse, le bruit avait couru d'une grande victoire,
remport�e le 2 d�cembre, � Champigny, par le g�n�ral Ducrot; mais
ils surent ensuite que, d�s le lendemain, abandonnant les
positions conquises, il s'�tait vu forc� de repasser la Marne.
C'�tait, � chaque heure, Paris �trangl� d'un lien plus �troit, la
famine commen�ante, la r�quisition des pommes de terre apr�s celle
des b�tes � cornes, le gaz refus� aux particuliers, bient�t les
rues noires, sillonn�es par le vol rouge des obus. Et tous deux ne
se chauffaient plus, ne mangeaient plus, sans �tre hant�s par
l'image de Maurice et de ces deux millions de vivants, enferm�s
dans cette tombe g�ante.

De toutes parts, d'ailleurs, du nord comme du centre, les


nouvelles s'aggravaient. Dans le nord, le 22e corps d'arm�e, form�
de gardes mobiles, de compagnies de d�p�t, de soldats et
d'officiers �chapp�s aux d�sastres de Sedan et de Metz, avait d�
abandonner Amiens, pour se retirer du c�t� d'Arras; et, � son
tour, Rouen venait de tomber entre les mains de l'ennemi, sans que
cette poign�e d'hommes, d�band�s, d�moralis�s, l'eussent d�fendu
s�rieusement. Dans le centre, la victoire de Coulmiers, remport�e
le 9 novembre par l'arm�e de la Loire, avait fait na�tre
d'ardentes esp�rances: Orl�ans r�occup�, les Bavarois en fuite, la
marche par �tampes, la d�livrance prochaine de Paris. Mais, le 5
d�cembre, le prince Fr�d�ric-Charles reprenait Orl�ans, coupait en
deux l'arm�e de la Loire, dont trois corps se repliaient sur
Vierzon et Bourges, tandis que deux autres, sous les ordres du
g�n�ral Chanzy, reculaient jusqu'au Mans, dans une retraite
h�ro�que, toute une semaine de marches et de combats. Les
Prussiens �taient partout, � Dijon comme � Dieppe, au Mans comme �
Vierzon. Puis c'�tait, presque chaque matin, le lointain fracas de
quelque place forte qui capitulait sous les obus. D�s le 28
septembre, Strasbourg avait succomb�, apr�s quarante-six jours de
si�ge et trente-sept de bombardement, les murs hach�s, les
monuments cribl�s par pr�s de deux cent mille projectiles. D�j�,
la citadelle de Laon avait saut�, Toul s'�tait rendu; et venait
ensuite le d�fil� sombre: Soissons avec ses cent vingt-Huit
canons, Verdun qui en comptait cent trente-six, Neufbrisach cent,
La F�re soixante-dix, Montm�dy soixante-cinq. Thionville �tait en
flammes, Phalsbourg n'ouvrait ses portes que dans sa douzi�me
semaine de furieuse r�sistance. Il semblait que la France enti�re
br�l�t, s'effondr�t, au milieu de l'enrag�e canonnade.

Un matin que Jean voulait absolument partir, Henriette lui prit


les mains, le retint d'une �treinte d�sesp�r�e.

-- Non, non! Je vous en supplie, ne me laissez pas seule... Vous


�tes trop faible, attendez quelques jours, rien que quelques jours
encore... Je promets de vous laisser partir, quand le docteur dira
que vous �tes assez fort pour retourner vous battre.

Par cette soir�e glac�e de d�cembre, Silvine et Prosper se


trouvaient seuls, avec Charlot, dans la grande cuisine de la
ferme, elle cousant, lui en train de se fabriquer un beau fouet.
Il �tait sept heures, on avait d�n� � six, sans attendre le p�re
Fouchard, qui devait s'�tre attard� � Raucourt, o� la viande
manquait; et Henriette, dont c'�tait, cette nuit-l�, le tour de
veill�e, � l'ambulance, venait de partir, en recommandant bien �
Silvine de ne pas se coucher, sans aller garnir de charbon le
po�le de Jean.

Dehors, le ciel �tait tr�s noir, sur la neige blanche. Pas un


bruit ne venait du village enseveli, on n'entendait dans la salle
que le couteau de Prosper, tr�s appliqu� � orner de losanges et de
rosaces le manche de cornouiller. Par moments, il s'arr�tait, il
regardait Charlot, dont la grosse t�te blonde vacillait, prise de
sommeil. L'enfant ayant fini par s'endormir, il sembla que le
silence augmentait encore. Doucement, la m�re avait �cart� la
chandelle, pour que son petit n'en e�t pas la clart� sur les
paupi�res; puis, cousant toujours, elle �tait tomb�e dans une
r�verie profonde.

Et ce fut alors, apr�s avoir encore h�sit�, que Prosper se d�cida.


-- �coutez donc, Silvine, j'ai quelque chose � vous dire... Oui,
j'ai attendu d'�tre seul avec vous...

Inqui�te d�j�, elle avait lev� les yeux.

-- Voici la chose... Pardonnez-moi de vous faire de la peine, mais


il vaut mieux que vous soyez pr�venue... J'ai vu ce matin, �
Remilly, au coin de l'�glise, j'ai vu Goliath, comme je vous vois
en ce moment, oh! En plein, il n'y a pas d'erreur!

Elle devint toute bl�me, les mains tremblantes, ne trouvant �


b�gayer qu'une plainte sourde.

-- Mon Dieu! Mon Dieu!

Prosper continua en phrases prudentes, raconta ce qu'il avait


appris dans la journ�e, en questionnant les uns et les autres.
Personne ne doutait plus que Goliath f�t un espion, qui s'�tait
install� autrefois dans le pays, pour en conna�tre les routes, les
ressources, les moindres fa�ons d'�tre. On rappelait son s�jour �
la ferme du p�re Fouchard, la fa�on brusque dont il en �tait
parti, les places qu'il avait faites ensuite, du c�t� de Beaumont
et de Raucourt. Et, maintenant, le voil� qui �tait revenu,
occupant � la commandature de Sedan une situation ind�termin�e,
parcourant de nouveau les villages, comme charg� de d�noncer les
uns, de taxer les autres, de veiller au bon fonctionnement des
r�quisitions dont on �crasait les habitants. Ce matin-l�, il avait
terroris� Remilly, au sujet d'une livraison de farine, incompl�te
et trop lente.

-- Vous �tes pr�venue, r�p�ta Prosper en finissant, et vous


saurez, comme �a, ce que vous aurez � faire, quand il viendra
ici...

Elle l'interrompit, d'un cri de terreur.

-- Vous croyez qu'il viendra?

-- Dame! �a me semble indiqu�... Il faudrait qu'il ne f�t gu�re


curieux, puisqu'il n'a jamais vu le petit, tout en sachant qu'il
existe... Et, en outre, il y a vous, pas plus laide que �a, qui
�tes bonne � revoir.

Mais, d'un geste de supplication, elle le fit taire. R�veill� par


le bruit, Charlot avait lev� la t�te. Les yeux vagues, comme au
sortir d'un r�ve, il se rappela l'injure que lui avait apprise
quelque farceur du village, il d�clara de son air grave de petit
bonhomme de trois ans:

-- Cochons, les Prussiens!

Sa m�re, follement, le prit dans ses bras, l'assit sur ses genoux.
Ah! le pauvre �tre, sa joie et son d�sespoir, qu'elle aimait de
toute son �me et qu'elle ne pouvait regarder sans pleurer, ce fils
de sa chair qu'elle souffrait d'entendre appeler m�chamment le
Prussien par les gamins de son �ge, lorsqu'ils jouaient avec lui
sur la route! Elle le baisa, comme pour lui rentrer les paroles
dans la bouche.

-- Qui est-ce qui t'a appris de vilains mots? C'est d�fendu, il ne


faut pas les r�p�ter, mon ch�ri.

Alors, avec l'obstination des enfants, Charlot, �touffant de rire,


se h�ta de recommencer:

-- Cochons, les Prussiens!

Puis, voyant sa m�re �clater en larmes, il se mit � pleurer lui


aussi, pendu � son cou. Mon Dieu! De quel malheur nouveau �tait-
elle donc menac�e? N'�tait-ce point assez d'avoir perdu, avec
Honor�, le seul espoir de sa vie, la certitude d'oublier et d'�tre
heureuse encore? Il fallait que l'autre homme ressuscit�t, pour
achever son malheur.

-- Allons, murmura-t-elle, viens dormir, mon ch�ri. Je t'aime bien


tout de m�me, car tu ne sais pas la peine que tu me fais.

Et elle laissa un instant seul Prosper, qui, pour ne pas la g�ner


en la regardant, avait affect� de se remettre � sculpter
soigneusement le manche de son fouet.

Mais, avant d'aller coucher Charlot, Silvine le menait d'habitude


dire bonsoir � Jean, avec qui l'enfant �tait grand ami. Ce soir-
l�, comme elle entrait, sa chandelle � la main, elle aper�ut le
bless� assis sur son s�ant, les yeux grands ouverts au milieu des
t�n�bres. Tiens, il ne dormait donc pas? Ma foi, non! Il r�vassait
� toutes sortes de choses, seul dans le silence de cette nuit
d'hiver. Et, pendant qu'elle bourrait le po�le de charbon, il joua
un instant avec Charlot, qui se roulait sur le lit, ainsi qu'un
jeune chat. Il connaissait l'histoire de Silvine, il avait de
l'amiti� pour cette fille brave et soumise, si �prouv�e par le
malheur, en deuil du seul homme qu'elle e�t aim�, n'ayant gard�
d'autre consolation que ce pauvre petit, dont la naissance restait
son tourment. Aussi, lorsque, le po�le couvert, elle s'approcha
pour le lui reprendre des bras, remarqua-t-il, � ses yeux rouges,
qu'elle avait pleur�. Quoi donc? On venait encore de lui faire du
souci? Mais elle ne voulut pas r�pondre: plus tard, elle lui
dirait �a, si �a en valait la peine. Mon Dieu! est-ce que
l'existence, pour elle, maintenant, n'�tait pas un continuel
chagrin?

Enfin, Silvine emportait Charlot, quand un bruit de pas et de voix


se fit entendre, dans la cour de la ferme. Et Jean, surpris,
�coutait.

-- Qu'y a-t-il donc? Ce n'est point le p�re Fouchard qui rentre,


je n'ai pas entendu les roues de la carriole.

Du fond de sa chambre �cart�e, il avait fini par se rendre ainsi


compte de la vie int�rieure de la ferme, dont les moindres rumeurs
lui �taient devenues famili�res. L'oreille tendue, il reprit tout
de suite:

-- Ah! oui, ce sont ces hommes, les francs-tireurs des bois de


Dieulet, qui viennent aux provisions.
-- Vite! murmura Silvine en s'en allant et en le laissant de
nouveau dans l'obscurit�, il faut que je me d�p�che, pour qu'ils
aient leurs pains.

En effet, des poings tapaient � la porte de la cuisine, et


Prosper, ennuy� d'�tre seul, h�sitait, parlementait. Quand le
ma�tre n'�tait pas l�, il n'aimait gu�re ouvrir, par crainte des
d�g�ts dont on l'aurait rendu responsable. Mais il eut la chance
que, justement, � cette minute, la carriole du p�re Fouchard
d�vala par la route en pente, avec le trot assourdi du cheval dans
la neige. Et ce fut le vieux qui re�ut les hommes.

-- Ah! bon! c'est vous trois... Qu'est-ce que vous m'apportez, sur
cette brouette?

Sambuc, avec sa maigreur de bandit, enfonc� dans une blouse de


laine bleue, trop large, ne l'entendit m�me pas, exasp�r� contre
Prosper, son honn�te homme de fr�re, comme il disait, qui se
d�cidait seulement � ouvrir la porte.

-- Dis donc, toi! est-ce que tu nous prends pour des mendiants, �
nous laisser dehors par un temps pareil?

Mais, tandis que Prosper, tr�s calme, haussant les �paules sans
r�pondre, faisait rentrer le cheval et la carriole, ce fut de
nouveau le p�re Fouchard qui intervint, pench� sur la brouette.

-- Alors, c'est deux moutons crev�s que vous m'apportez... Ca va


bien qu'il g�le, sans quoi ils ne sentiraient gu�re bon.

Cabasse et Ducat, les deux lieutenants de Sambuc, qui


l'accompagnaient dans toutes ses exp�ditions, se r�cri�rent.

-- Oh! dit le premier, avec sa vivacit� criarde de proven�al, ils


n'ont pas plus de trois jours... C'est des b�tes mortes � la ferme
des Raffins, o� il y a un sale coup de maladie sur les animaux.

-- _Procumbit humi bos_, d�clama l'autre, l'ancien huissier que


son go�t trop vif pour les petites filles avait d�class� et qui
aimait � citer du latin.

D'un hochement de t�te, le p�re Fouchard continuait � d�pr�cier la


marchandise, qu'il affectait de trouver trop avanc�e. Et il
conclut, en entrant dans la cuisine avec les trois hommes:

-- Enfin, il faudra qu'ils s'en contentent... Ca va bien qu'�


Raucourt ils n'ont plus une c�telette. Quand on a faim, n'est-ce
pas? On mange de tout.

Et, ravi au fond, il appela Silvine qui revenait de coucher


Charlot.

-- Donne des verres, nous allons boire un coup � la crevaison de


Bismarck.

Fouchard entretenait ainsi de bonnes relations avec les francs-


tireurs des bois de Dieulet, qui, depuis bient�t trois mois,
sortaient au cr�puscule de leurs taillis imp�n�trables, r�daient
par les routes, tuaient et d�valisaient les Prussiens qu'ils
pouvaient surprendre, se rabattaient sur les fermes, ran�onnaient
les paysans, quand le gibier ennemi venait � manquer. Ils �taient
la terreur des villages, d'autant plus qu'� chaque convoi attaqu�,
� chaque sentinelle �gorg�e, les autorit�s allemandes se
vengeaient sur les bourgs voisins, qu'ils accusaient de
connivence, les frappant d'amendes, emmenant les maires
prisonniers, br�lant les chaumi�res. Et, si les paysans, malgr� la
bonne envie qu'ils en avaient, ne livraient pas Sambuc et sa
bande, c'�tait simplement par crainte de recevoir quelque balle,
au d�tour d'un sentier, dans le cas o� le coup n'aurait pas
r�ussi.

Lui, Fouchard, avait eu l'extraordinaire id�e de faire du commerce


avec eux. Battant le pays en tous sens, aussi bien les foss�s que
les �tables, ils �taient devenus ses pourvoyeurs de b�tes crev�es.
Pas un boeuf ni un mouton ne mourait, dans un rayon de trois
lieues, sans qu'ils vinssent l'enlever, de nuit, pour le lui
apporter. Et il les payait en provisions, en pains surtout, des
fourn�es de pains que Silvine cuisait expr�s. D'ailleurs, s'il ne
les aimait gu�re, il avait une admiration secr�te pour les francs-
tireurs, des gaillards adroits qui faisaient leurs affaires en se
fichant du monde; et, bien qu'il tir�t une fortune de ses march�s
avec les Prussiens, il riait en dedans, d'un rire de sauvage,
quand il apprenait qu'on venait encore d'en trouver un, au bord
d'une route, la gorge ouverte.

-- � votre sant�! reprit-il en trinquant avec les trois hommes.

Puis, se torchant les l�vres d'un revers de main:

-- Dites donc, ils en ont fait une histoire, pour ces deux uhlans
qu'ils ont ramass�s sans t�te, pr�s de Villecourt... Vous savez
que Villecourt br�le depuis hier: une sentence, comme ils disent,
qu'ils ont port�e contre le village, pour le punir de vous avoir
accueillis... Faut �tre prudent, vous savez, et ne pas revenir
tout de suite. On vous portera le pain l�-bas.

Sambuc ricanait violemment, en haussant les �paules. Ah, ouiche!


Les Prussiens pouvaient courir! Et, tout d'un coup, il se f�cha,
tapa du poing sur la table.

-- Tonnerre de Dieu! Les uhlans, c'est gentil, mais c'est l'autre


que je voudrais tenir entre quatre-z-yeux, vous le connaissez
bien, l'autre, l'espion, celui qui a servi chez vous...

-- Goliath, dit le p�re Fouchard.

Toute saisie, Silvine, qui venait de reprendre sa couture,


s'arr�ta, �coutant.

-- C'est �a, Goliath!... Ah! le brigand, il conna�t les bois de


Dieulet comme ma poche, il est capable de nous faire pincer, un de
ces matins; d'autant plus qu'il s'est vant�, aujourd'hui, � la
croix de Malte, de nous r�gler notre compte avant huit jours... Un
sale bougre qui a pour s�r conduit les Bavarois, la veille de
Beaumont, n'est-ce pas? Vous autres!
-- Aussi vrai que voil� une chandelle qui nous �claire! Confirma
Cabasse.

-- _Per amica silentia lunae_, ajouta Ducat, dont les citations


s'�garaient parfois.

Mais Sambuc, d'un nouveau coup de poing, �branlait la table.

-- Il est jug�, il est condamn�, le brigand!... Si vous savez un


jour par o� il doit passer, pr�venez-moi donc, et sa t�te ira
rejoindre celle des uhlans dans la Meuse, ah! tonnerre de Dieu,
oui, je vous en r�ponds!

Il y eut un silence. Silvine les regardait, les yeux fixes, tr�s


p�le.

-- Tout �a, c'est des choses dont on ne doit pas causer, reprit
prudemment le p�re Fouchard. � votre sant�, et bonsoir!

Ils achev�rent la seconde bouteille. Prosper, �tant revenu de


l'�curie, donna un coup de main, pour charger, en travers de la
brouette, � la place des deux moutons morts, les pains que Silvine
avait mis dans un sac. Mais il ne r�pondit m�me pas, il tourna le
dos, quand son fr�re et les deux autres s'en all�rent, disparurent
avec la brouette, dans la neige, en r�p�tant:

-- Bien le bonsoir, au plaisir!

Le lendemain, apr�s le d�jeuner, comme le p�re Fouchard se


trouvait seul, il vit entrer Goliath en personne, grand, gros, le
visage rose, avec son tranquille sourire. S'il �prouva un
saisissement, � cette brusque apparition, il n'en laissa rien
para�tre. Il clignait les paupi�res, tandis que l'autre s'avan�ait
et lui serrait rondement la main.

-- Bonjour, p�re Fouchard.

Alors seulement, il sembla le reconna�tre.

-- Tiens! c'est toi, mon gar�on... Oh! tu as encore forci. Comme


te voil� gras!

Et il le d�visageait, v�tu d'une sorte de capote en gros drap


bleu, coiff� d'une casquette de m�me �toffe, l'air cossu et
content de lui. Du reste, il n'avait aucun accent, parlait avec la
lenteur emp�t�e des paysans du pays.

-- Mais oui, c'est moi, p�re Fouchard... Je n'ai pas voulu revenir
par ici, sans vous dire un petit bonjour.

Le vieux restait m�fiant. Qu'est-ce qu'il venait faire, celui-l�?


Avait-il su la visite des francs-tireurs � la ferme, la veille? Il
fallait voir. Tout de m�me, comme il se pr�sentait poliment, le
mieux �tait de lui rendre sa politesse.

-- Eh bien! Mon gar�on, puisque tu es si gentil, nous boirons un


coup.
Il prit la peine d'aller chercher deux verres et une bouteille.
Tout ce vin bu lui saignait le coeur, mais il fallait savoir
offrir, dans les affaires. Et la sc�ne de la soir�e recommen�a,
ils trinqu�rent avec les m�mes gestes, les m�mes paroles.

-- � votre sant�, p�re Fouchard.

-- � la tienne, mon gar�on.

Puis, Goliath, complaisamment, s'oublia. Il regardait autour de


lui, en homme qui a du plaisir � se rappeler les choses anciennes.
Il ne parla pourtant point du pass�, pas plus que du pr�sent,
d'ailleurs. La conversation roula sur le grand froid qui allait
g�ner les travaux de la campagne; heureusement que la neige avait
du bon, �a tuait les insectes. � peine eut-il une expression de
vague chagrin, en faisant allusion � la haine sourde, au m�pris
�pouvant� qu'on lui avait t�moign�s dans les autres maisons de
Remilly. N'est-ce pas? Chacun est de son pays, c'est tout simple
qu'on serve son pays comme on l'entend. Mais, en France, il y
avait des choses sur lesquelles on avait de dr�les id�es. Et le
vieux le regardait, l'�coutait, si raisonnable, si conciliant,
avec sa large figure gaie, en se disant que ce brave homme-l�
n'�tait s�rement pas venu dans de mauvaises intentions.

-- Alors, vous �tes donc tout seul aujourd'hui, p�re Fouchard?

-- Oh! Non, Silvine est l�-bas qui donne � manger aux vaches...
Est-ce que tu veux la voir, Silvine?

Goliath se mit � rire.

-- Ma foi, oui... Je vais vous dire �a franchement, c'est pour


Silvine que je suis venu.

Du coup, le p�re Fouchard se leva, soulag�, criant � pleine voix:

-- Silvine! Silvine!... Il y a quelqu'un pour toi!

Et il s'en alla, sans crainte d�sormais, puisque la fille �tait l�


pour prot�ger la maison. Quand �a tient un homme si longtemps,
apr�s des ann�es, il est fichu.

Lorsque Silvine entra, elle ne fut pas surprise de trouver


Goliath, qui �tait rest� assis et qui la regardait avec son bon
sourire, un peu g�n� pourtant. Elle l'attendait, elle s'arr�ta
simplement, apr�s avoir franchi le seuil, dans un raidissement de
tout son �tre. Et Charlot qui la rejoignait en courant, se jeta
dans ses jupes, �tonn� d'apercevoir un homme qu'il ne connaissait
pas.

Il y eut un silence, un embarras de quelques secondes.

-- Alors, c'est le petit? Finit par demander Goliath, de sa voix


conciliante.

-- Oui, r�pondit Silvine durement.


Le silence recommen�a. Il �tait parti au septi�me mois de sa
grossesse, il savait bien qu'il avait un enfant, mais il le voyait
pour la premi�re fois. Aussi voulut-il s'expliquer, en gar�on de
sens pratique qui est convaincu d'avoir de bonnes raisons.

-- Voyons, Silvine, je comprends bien que tu m'as gard� de la


rancune. Ce n'est pourtant pas tr�s juste... Si je suis parti, et
si je t'ai fait cette grosse peine, tu aurais d� te dire d�j� que
c'�tait peut-�tre parce que je n'�tais pas mon ma�tre. Quand on a
des chefs, on doit leur ob�ir, n'est-ce pas? Ils m'auraient envoy�
� cent lieues, � pied, que j'aurais fait le chemin. Et,
naturellement, je ne pouvais pas parler: �a m'a assez crev� le
coeur, de m'en aller ainsi, sans te souhaiter le bonsoir...
Aujourd'hui, mon Dieu! Je ne te raconterai pas que j'�tais certain
de revenir. Cependant, j'y comptais bien, et, tu le vois, me
revoil�...

Elle avait d�tourn� la t�te, elle regardait la neige de la cour,


par la fen�tre, comme r�solue � ne pas entendre. Lui, que ce
m�pris, ce silence obstin� troublaient, interrompit ses
explications, pour dire:

-- Sais-tu que tu as encore embelli!

En effet, elle �tait tr�s belle, dans sa p�leur, avec ses grands
yeux superbes qui �clairaient tout son visage. Ses lourds cheveux
noirs la coiffaient comme d'un casque de deuil �ternel.

-- Sois gentille, voyons! Tu devrais sentir que je ne te veux pas


de mal... Si je ne t'aimais plus, je ne serais pas revenu, bien
s�r... Puisque me revoil� et que tout s'arrange, nous allons nous
revoir, n'est-ce pas?

D'un mouvement brusque, elle s'�tait recul�e, et le regardant en


face:

-- Jamais!

-- Pourquoi jamais? est-ce que tu n'es pas ma femme, est-ce que


cet enfant n'est pas � nous?

Elle ne le quittait pas des yeux, elle parla lentement.

-- �coutez, il vaut mieux en finir tout de suite... Vous avez


connu Honor�, je l'aimais, je n'ai toujours aim� que lui. Et il
est mort, vous me l'avez tu�, l�-bas... Jamais plus je ne serai �
vous. Jamais!

Elle avait lev� la main, elle en faisait le serment, d'une telle


voix de haine, qu'il resta un moment interdit, cessant de la
tutoyer, murmurant:

-- Oui, je savais, Honor� est mort. C'�tait un tr�s gentil gar�on.


Seulement, que voulez-vous? Il y en a d'autres qui sont morts,
c'est la guerre... Et puis, il me semblait que, du moment o� il
�tait mort, il n'y avait plus d'obstacle; car, enfin, Silvine,
laissez-moi vous le rappeler, je n'ai pas �t� brutal, vous avez
consenti...
Mais il n'acheva pas, tellement il la vit boulevers�e, les mains
au visage, pr�te � se d�chirer elle-m�me.

-- Oh! C'est bien �a, oui! C'est bien �a qui me rend folle.
Pourquoi ai-je consenti, puisque je ne vous aimais point? ... Je
ne puis pas me souvenir, j'�tais si triste, si malade du d�part
d'Honor�, et �'a �t� peut-�tre parce que vous me parliez de lui et
que vous aviez l'air de l'aimer... Mon Dieu! Que de nuits j'ai
pass�es � pleurer toutes les larmes de mon corps, en songeant �
�a! C'est abominable d'avoir fait une chose qu'on ne voulait pas
faire, sans pouvoir s'expliquer ensuite pourquoi on l'a faite...
Et il m'avait pardonn�, il m'avait dit que, si ces cochons de
Prussiens ne le tuaient pas, il m'�pouserait tout de m�me, quand
il rentrerait du service... Et vous croyez que je vais retourner
avec vous? Ah! tenez! sous le couteau, je dirai non, non, jamais!

Cette fois, Goliath s'assombrit. Il l'avait connue soumise, il la


sentait in�branlable, d'une r�solution farouche. Tout bon enfant
qu'il f�t, il la voulait m�me par la force, maintenant qu'il �tait
le ma�tre; et, s'il n'imposait pas sa volont� violemment, c'�tait
par une prudence inn�e, un instinct de ruse et de patience. Ce
colosse, aux gros poings, n'aimait pas les coups. Aussi songea-t-
il � un autre moyen de la soumettre.

-- Bon! puisque vous ne voulez pas de moi, je vais prendre le


petit.

-- Comment, le petit?

Charlot, oubli�, �tait rest� dans les jupes de sa m�re, se


retenant pour ne pas �clater en sanglots, au milieu de la
querelle. Et Goliath, qui avait enfin quitt� sa chaise,
s'approcha.

-- N'est-ce pas? Tu es mon petit � moi, un petit Prussien...


Viens, que je t'emm�ne!

Mais, d�j�, Silvine, fr�missante, l'avait saisi dans ses bras, le


serrait contre sa poitrine.

-- Lui, un Prussien, non! Un Fran�ais, n� en France!

-- Un Fran�ais, Regardez-le donc, regardez-moi donc! C'est tout


mon portrait. Est-ce qu'il vous ressemble, � vous?

Elle vit alors seulement ce grand gaillard blond, � la barbe et


aux cheveux fris�s, � l'�paisse face rose, dont les gros yeux
bleus luisaient d'un �clat de fa�ence. Et c'�tait bien vrai, le
petit avait la m�me tignasse jaune, les m�mes joues, les m�mes
yeux clairs, toute la race de l�-bas en lui. Elle-m�me se sentait
autre, avec les m�ches de ses cheveux noirs, qui glissaient de son
chignon sur son �paule, dans son d�sordre.

-- Je l'ai fait, il est � moi! reprit-elle furieusement. Un


Fran�ais qui ne saura jamais un mot de votre sale allemand, oui!
Un Fran�ais qui ira un jour vous tuer tous, pour venger ceux que
vous avez tu�s!
Charlot s'�tait mis � pleurer et � crier, cramponn� � son cou.

-- Maman, maman! J'ai peur, emm�ne-moi!

Alors, Goliath, qui ne voulait sans doute pas de scandale, recula,


se contenta de d�clarer, en reprenant le tutoiement, d'une voix
dure:

-- Retiens bien ce que je vais te dire, Silvine... Je sais tout ce


qui se passe ici. Vous recevez les francs-tireurs des bois de
Dieulet, ce Sambuc qui est le fr�re de votre gar�on de ferme, un
bandit que vous fournissez de pain. Et je sais que ce gar�on, ce
Prosper, est un chasseur d'Afrique, un d�serteur, qui nous
appartient; et je sais encore que vous cachez un bless�, un autre
soldat qu'un mot de moi ferait conduire en Allemagne, dans une
forteresse... Hein? Tu le vois, je suis bien renseign�...

Elle l'�coutait maintenant, muette, terrifi�e, tandis que Charlot


r�p�tait dans son cou, de sa petite voix b�gayante:

-- Oh! Maman, maman, emm�ne-moi, j'ai peur!

-- Eh bien! reprit Goliath, je ne suis certainement pas m�chant,


et je n'aime gu�re les querelles, tu peux le dire; mais je te jure
que je les ferai tous arr�ter, le p�re Fouchard et les autres, si
tu ne me re�ois pas dans ta chambre, lundi prochain... Et je
prendrai le petit, je l'enverrai l�-bas � ma m�re qui sera tr�s
contente de l'avoir; car, du moment que tu veux rompre, il est �
moi... N'est-ce pas? Tu entends bien, je n'aurai qu'� venir et �
l'emporter, lorsqu'il n'y aura plus personne ici. Je suis le
ma�tre, je fais ce qui me pla�t... Que d�cides-tu, voyons?

Mais elle ne r�pondait pas, elle serrait l'enfant plus fort, comme
si elle e�t craint qu'on ne le lui arrach�t tout de suite; et,
dans ses grands yeux, montait une ex�cration �pouvant�e.

-- C'est bon, je t'accorde trois jours pour r�fl�chir... Tu


laisseras ouverte la fen�tre de ta chambre, qui donne sur le
verger... Si lundi soir, � sept heures, je ne trouve pas ouverte
la fen�tre, je fais, le lendemain, arr�ter tout ton monde, et je
reviens prendre le petit... Au revoir, Silvine!

Il partit tranquillement, elle resta plant�e � la m�me place, la


t�te bourdonnante d'id�es si grosses, si terribles, qu'elle en
�tait comme imb�cile. Et, pendant la journ�e enti�re, ce fut ainsi
une temp�te en elle. D'abord, elle eut l'instinctive pens�e
d'emporter son enfant dans ses bras, de s'en aller droit devant
elle, n'importe o�; seulement, que devenir d�s que la nuit
tomberait, comment gagner sa vie pour lui et pour elle? Sans
compter que les Prussiens qui battaient les routes,
l'arr�teraient, la ram�neraient peut-�tre. Puis, le projet lui
vint de parler � Jean, d'avertir Prosper et le p�re Fouchard lui-
m�me; et, de nouveau, elle h�sita, elle recula: �tait-elle assez
s�re de l'amiti� des gens, pour avoir la certitude qu'on ne la
sacrifierait pas � la tranquillit� de tous? Non, non! Elle ne
dirait rien � personne, elle seule se tirerait du danger, puisque
seule elle l'avait fait, par l'ent�tement de son refus. Mais
qu'imaginer, mon Dieu! De quelle fa�on emp�cher le malheur? Car
son honn�tet� se r�voltait, elle ne se serait pardonn� de la vie,
si, par sa faute, il �tait arriv� des catastrophes � tant de
monde, � Jean surtout, qui se montrait si gentil pour Charlot.

Les heures se pass�rent, la journ�e du lendemain s'�coula, sans


qu'elle e�t rien trouv�. Elle vaquait comme d'ordinaire � sa
besogne, balayait la cuisine, soignait les vaches, faisait la
soupe. Et, dans son absolu silence, l'effrayant silence qu'elle
continuait � garder, ce qui montait et l'empoisonnait davantage
d'heure en heure, c'�tait sa haine contre Goliath. Il �tait son
p�ch�, sa damnation. Sans lui, elle aurait attendu Honor�, et
Honor� vivrait, et elle serait heureuse. De quel ton il avait fait
savoir qu'il �tait le ma�tre! D'ailleurs, c'�tait la v�rit�, il
n'y avait plus de gendarmes, plus de juges � qui s'adresser, la
force seule avait raison. Oh! �tre la plus forte, le prendre quand
il viendrait, lui qui parlait de prendre les autres! En elle, il
n'y avait que l'enfant, qui �tait sa chair. Ce p�re de hasard ne
comptait pas, n'avait jamais compt�. Elle n'�tait pas �pouse, elle
ne se sentait soulev�e que d'une col�re, d'une rancune de vaincue,
quand elle pensait � lui. Plut�t que de le lui donner, elle aurait
tu� l'enfant, elle se serait tu�e ensuite. Et elle le lui avait
bien dit, cet enfant qu'il lui avait fait comme un cadeau de
haine, elle l'aurait voulu grand d�j�, capable de la d�fendre,
elle le voyait plus tard, avec un fusil, leur trouant la peau �
tous, l�-bas. Ah! oui, un Fran�ais de plus, un Fran�ais tueur de
Prussiens!

Cependant, il ne lui restait qu'un jour, elle devait prendre un


parti. D�s la premi�re minute, une id�e atroce avait bien pass�,
au travers du bouleversement de sa pauvre t�te malade: avertir les
francs-tireurs, donner � Sambuc le renseignement qu'il attendait.
Mais l'id�e �tait rest�e fuyante, impr�cise, et elle l'avait
�cart�e, comme monstrueuse, ne souffrant m�me pas la discussion:
cet homme, apr�s tout, n'�tait-il pas le p�re de son enfant? Elle
ne pouvait le faire assassiner. Puis, l'id�e �tait revenue, peu �
peu enveloppante, pressante; et, maintenant, elle s'imposait, de
toute la force victorieuse de sa simplicit� et de son absolu.
Goliath mort, Jean, Prosper, le p�re Fouchard, n'avaient plus rien
� craindre. Elle-m�me gardait Charlot, que jamais plus personne ne
lui disputait. Et c'�tait encore autre chose, une chose profonde,
ignor�e d'elle, qui montait du fond de son �tre: le besoin d'en
finir, d'effacer la paternit� en supprimant le p�re, la joie
sauvage de se dire qu'elle en sortirait comme amput�e de sa faute,
m�re et seule ma�tresse de l'enfant, sans partage avec un m�le.
Tout un jour encore, elle roula ce projet, n'ayant plus l'�nergie
de le repousser, ramen�e quand m�me aux d�tails du guet-apens,
pr�voyant, combinant les moindres faits. C'�tait, � cette heure,
l'id�e fixe, l'id�e qui a plant� son clou, qu'on cesse de
raisonner; et, lorsqu'elle finit par agir, par ob�ir � cette
pouss�e de l'in�vitable, elle marcha comme dans un r�ve, sous la
volont� d'une autre, de quelqu'un qu'elle n'avait jamais connu en
elle.

Le dimanche, le p�re Fouchard, inquiet, avait fait savoir aux


francs-tireurs qu'on leur porterait leur sac de pains dans les
carri�res de Boisville, un coin tr�s solitaire, � deux kilom�tres;
et, Prosper se trouvant occup�, ce fut Silvine qu'il envoya, avec
la brouette. N'�tait-ce point le sort qui d�cidait? Elle vit l� un
arr�t du destin, elle parla, donna le rendez-vous � Sambuc pour le
lendemain soir, d'une voix nette, sans fi�vre, comme si elle
n'avait pu faire autrement. Le lendemain, il y eut encore des
signes, des preuves certaines que les gens, que les choses m�mes
voulaient le meurtre. D'abord, ce fut le p�re Fouchard, appel�
brusquement � Raucourt, qui laissa l'ordre de d�ner sans lui,
pr�voyant qu'il ne rentrerait gu�re avant huit heures. Ensuite,
Henriette, dont le tour de veill�e, � l'ambulance, ne revenait que
le mardi, re�ut l'avis, tr�s tard, qu'elle aurait � remplacer le
soir la personne de service, indispos�e. Et, comme Jean ne
quittait point sa chambre, quels que fussent les bruits, il ne
restait donc que Prosper, dont on pouvait craindre l'intervention.
Lui, n'�tait pas pour qu'on �gorge�t ainsi un homme, � plusieurs.
Mais, quand il vit arriver son fr�re avec ses deux lieutenants, le
d�go�t qu'il avait de ce vilain monde s'ajouta � son ex�cration
des Prussiens: s�rement qu'il n'allait pas en sauver un, de ces
sales bougres, m�me si on lui faisait son affaire d'une fa�on
malpropre; et il aima mieux se coucher, enfoncer sa t�te dans le
traversin, pour ne pas entendre et n'�tre pas tent� de se conduire
en soldat.

Il �tait sept heures moins un quart, et Charlot s'ent�tait � ne


point dormir. D'habitude, d�s qu'il avait mang� sa soupe, il
tombait, la t�te sur la table.

-- Voyons, dors, mon ch�ri, r�p�tait Silvine, qui l'avait port�


dans la chambre d'Henriette, tu vois comme tu es bien, sur le
grand dodo � bonne amie!

Mais l'enfant, �gay� justement par cette aubaine, gigotait, riait


� s'�touffer.

-- Non, non... Reste, petite m�re... Joue, petite m�re...

Elle patientait, elle se montrait tr�s douce, r�p�tant avec des


caresses:

-- Fais dodo, mon ch�ri... Fais dodo, pour me faire plaisir.

Et l'enfant finit par s'endormir, le rire aux l�vres. Elle n'avait


pas pris la peine de le d�shabiller, elle le couvrit chaudement et
s'en alla, sans l'enfermer � clef, tellement, d'ordinaire, il
dormait d'un gros sommeil.

Jamais Silvine ne s'�tait sentie si calme, d'esprit si net et si


vif. Elle avait une promptitude de d�cision, une l�g�ret� de
mouvement, comme d�gag�e de son corps, agissant sous cette
impulsion de l'autre, qu'elle ne connaissait point. D�j�, elle
venait d'introduire Sambuc, avec Cabasse et Ducat, en leur
recommandant la plus grande prudence; et elle les conduisit dans
sa chambre, elle les posta � droite et � gauche de la fen�tre,
qu'elle ouvrit, malgr� le grand froid. Les t�n�bres �taient
profondes, la pi�ce ne se trouvait faiblement �clair�e que par le
reflet de la neige. Un silence de mort venait de la campagne, des
minutes interminables s'�coul�rent. Enfin, � un petit bruit de pas
qui s'approchaient, Silvine s'en alla, retourna s'asseoir dans la
cuisine, o� elle attendit, immobile, ses grands yeux fix�s sur la
flamme de la chandelle.

Et ce fut encore tr�s long, Goliath r�da autour de la ferme, avant


de se risquer. Il croyait bien conna�tre la jeune femme, aussi
avait-il os� venir, simplement avec un revolver � sa ceinture.
Mais un malaise l'avertissait, il poussa enti�rement la fen�tre,
allongea la t�te, en appelant doucement:

-- Silvine! Silvine!

Puisqu'il trouvait la fen�tre ouverte, c'�tait donc qu'elle avait


r�fl�chi et qu'elle consentait. Cela lui causait un gros plaisir,
bien qu'il e�t pr�f�r� la voir l�, l'accueillant, le rassurant.
Sans doute, le p�re Fouchard venait de la rappeler, quelque
besogne � finir. Il �leva un peu la voix.

-- Silvine! Silvine!

Rien ne r�pondait, pas un souffle. Et il enjamba l'appui, il


entra, avec l'id�e de se fourrer dans le lit, de l'attendre sous
les couvertures, tant il faisait froid.

Tout d'un coup, il y eut une furieuse bousculade, des


pi�tinements, des glissements, au milieu de jurons �touff�s et de
r�les. Sambuc et les deux autres s'�taient ru�s sur Goliath; et,
malgr� leur nombre, ils n'arrivaient pas � ma�triser le colosse,
dont le danger d�cuplait les forces. Dans les t�n�bres, on
entendait les craquements des membres, l'effort haletant des
�treintes. Heureusement, le revolver �tait tomb�. Une voix, celle
de Cabasse, b�gaya, �trangl�e: �les cordes, les cordes!� tandis
que Ducat passait � Sambuc le paquet de cordes dont ils avaient eu
la pr�caution de se pourvoir. Alors, ce fut une op�ration sauvage,
faite � coups de pied, � coups de poing, les jambes attach�es
d'abord, puis les bras li�s aux flancs, puis le corps tout entier
ficel� � t�tons, au hasard des soubresauts, avec un tel luxe de
tours et de noeuds, que l'homme �tait comme pris en un filet dont
les mailles lui entraient dans la chair. Il continuait de crier,
la voix de Ducat r�p�tait: �ferme donc ta gueule!� les cris
cess�rent, Cabasse avait nou� brutalement sur la bouche un vieux
mouchoir bleu. Enfin, ils souffl�rent, ils l'emport�rent ainsi
qu'un paquet dans la cuisine, o� ils l'allong�rent sur la grande
table, � c�t� de la chandelle.

-- Ah! le salop de Prussien, jura Sambuc en s'�pongeant le front,


nous a-t-il donn� du mal!... Dites, Silvine, allumez donc une
seconde chandelle, pour qu'on le voie en plein, ce nom de Dieu de
cochon-L�!

Les yeux �largis dans sa face p�le, Silvine s'�tait lev�e. Elle ne
pronon�a pas une parole, elle alluma une chandelle, qu'elle vint
poser de l'autre c�t� de la t�te de Goliath, qui apparut, vivement
�clair�e, comme entre deux cierges. Et leurs regards, � ce moment,
se rencontr�rent: il la suppliait, �perdu, envahi par la peur;
mais elle ne parut pas comprendre, elle se recula jusqu'au buffet,
resta l� debout, de son air t�tu et glac�.

-- Le bougre m'a mang� la moiti� d'un doigt, gronda Cabasse dont


la main saignait. Faut que je lui casse quelque chose!
D�j�, il levait le revolver qu'il avait ramass�, lorsque Sambuc le
d�sarma.

-- Non, non! Pas de b�tises!... Nous ne sommes pas des brigands,


nous autres, nous sommes des juges... Entends-tu, salop de
Prussien, nous allons te juger; et n'aie pas peur, nous respectons
les droits de la d�fense... Ce n'est pas toi qui te d�fendras,
parce que toi, si nous t'enlevions ta museli�re, tu nous casserais
les oreilles. Mais, tout � l'heure, je te donnerai un avocat, et
un fameux!

Il alla chercher trois chaises, les aligna, composa ce qu'il


appelait le tribunal, lui au milieu, flanqu� � droite et � gauche
de ses deux lieutenants. Tous trois s'assirent, et il se releva,
parla avec une lenteur goguenarde, qui peu � peu s'�largit,
s'enfla d'une col�re vengeresse.

-- Moi, je suis � la fois le pr�sident et l'accusateur public. Ce


n'est pas tr�s correct, mais nous ne sommes pas assez de monde...
Donc, je t'accuse d'�tre venu nous moucharder en France, payant
ainsi par la plus sale trahison le pain mang� � nos tables. Car
c'est toi la cause premi�re du d�sastre, toi le tra�tre qui, apr�s
le combat de Nouart, as conduit les Bavarois jusqu'� Beaumont,
pendant la nuit, au travers des bois de Dieulet. Il fallait un
homme qui e�t longtemps habit� le pays, pour conna�tre ainsi les
moindres sentiers; et notre conviction est faite, on t'a rencontr�
guidant l'artillerie par les chemins abominables, chang�s en
fleuves de boue, o� l'on a d� atteler huit chevaux � chaque pi�ce.
Quand on revoit ces chemins, c'est � ne pas croire, on se demande
comment un corps d'arm�e a pu passer par l�... Sans toi, sans ton
crime de t'�tre goberg� chez nous et de nous avoir vendus, la
surprise de Beaumont n'aurait pas eu lieu, nous ne serions pas
all�s � Sedan, peut-�tre aurions-nous fini par vous rosser! Et je
ne parle pas du m�tier d�go�tant que tu continues � faire, du
toupet avec lequel tu as reparu ici, triomphant, d�non�ant et
faisant trembler le pauvre monde... Tu es la plus ignoble des
canailles, je demande la peine de mort.

Un silence r�gna. Il s'�tait assis de nouveau, il dit enfin:

-- Je nomme d'office Ducat pour te d�fendre... Il a �t� huissier,


il serait all� tr�s loin, sans ses passions. Tu vois que je ne te
refuse rien et que nous sommes gentils.

Goliath, qui ne pouvait remuer un doigt, tourna les yeux vers son
d�fenseur improvis�. Il n'avait plus que les yeux de vivants, des
yeux de supplication ardente, sous le front livide, que trempait
une sueur d'angoisse, � grosses gouttes, malgr� le froid.

-- Messieurs, plaida Ducat en se levant, mon client est en effet


la plus infecte des canailles, et je n'accepterais pas de le
d�fendre, si je n'avais � faire remarquer, pour son excuse, qu'ils
sont tous comme �a, dans son pays... Regardez-le, vous voyez bien,
� ses yeux, qu'il est tr�s �tonn�. Il ne comprend pas son crime.
En France, nous ne touchons nos espions qu'avec des pincettes;
tandis que, l�-bas, l'espionnage est une carri�re tr�s honor�e,
une fa�on m�ritoire de servir son pays... Je me permettrai m�me de
dire, messieurs, qu'ils n'ont peut-�tre pas tort. Nos nobles
sentiments nous font honneur, mais le pis est qu'ils nous ont fait
battre. Si j'ose m'exprimer ainsi, _quos vult perdere Jupiter
dementat..._ Vous appr�cierez, messieurs.

Et il se rassit, tandis que Sambuc reprenait:

-- Et toi, Cabasse, n'as-tu rien � dire contre ou pour l'accus�?

-- J'ai � dire, cria le proven�al, que c'est bien des histoires


pour r�gler son compte � ce bougre-l�... J'ai eu pas mal d'ennuis
dans mon existence; mais je n'aime pas qu'on plaisante avec les
choses de la justice, �a porte malheur... � mort! � mort!

Solennellement, Sambuc se remit debout.

-- Ainsi, tel est bien votre arr�t � tous les deux... La mort?

-- Oui, oui! La mort!

Les chaises furent repouss�es, il s'approcha de Goliath, en


disant:

-- C'est jug�, tu vas mourir.

Les deux chandelles br�laient, la m�che haute, comme des cierges,


� droite et � gauche du visage d�compos� de Goliath. Il faisait,
pour crier gr�ce, pour hurler les mots dont il �touffait, un tel
effort, que le mouchoir bleu, sur sa bouche, se trempait d'�cume;
et c'�tait terrible, cet homme r�duit au silence, muet d�j� comme
un cadavre, qui allait mourir avec ce flot d'explications et de
pri�res dans la gorge.

Cabasse armait le revolver.

-- Faut-il lui casser la gueule? demanda-t-il.

-- Ah! non, non! cria Sambuc, il serait trop content.

Et, revenant vers Goliath:

-- Tu n'es pas un soldat, tu ne m�rites pas l'honneur de t'en


aller avec une balle dans la t�te... Non! Tu vas crever comme un
sale cochon d'espion que tu es.

Il se retourna, il demanda poliment:

-- Silvine, sans vous commander, je voudrais bien avoir un baquet.

Pendant la sc�ne du jugement, Silvine n'avait pas boug�. Elle


attendait, la face rigide, absente d'elle-m�me, toute dans l'id�e
fixe qui la poussait depuis deux jours. Et, quand on lui demanda
un baquet, elle ob�it simplement, elle disparut une minute dans le
cellier voisin, puis revint avec le grand baquet o� elle lavait le
linge de Charlot.

-- Tenez! Posez-le sous la table, au bord.


Elle le posa, et comme elle se relevait, ses yeux de nouveau
rencontr�rent ceux de Goliath. Ce fut, dans le regard du
mis�rable, une supplication derni�re, une r�volte aussi de l'homme
qui ne voulait pas mourir. Mais, en ce moment, il n'y avait plus
en elle rien de la femme, rien que la volont� de cette mort,
attendue comme une d�livrance. Elle recula encore jusqu'au buffet,
elle resta.

Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table, venait d'y prendre


un large couteau de cuisine, celui avec lequel on coupait le lard.

-- Donc, puisque tu es un cochon, je vas te saigner comme un


cochon.

Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse et Ducat, pour que


l'�gorgement se f�t d'une mani�re convenable. M�me il y eut une
querelle, parce que Cabasse disait que dans son pays, en Provence,
on saignait les cochons la t�te en bas, tandis que Ducat se
r�criait, indign�, estimant cette m�thode barbare et incommode.

-- Avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du baquet, pour


ne pas faire des taches.

Ils l'avanc�rent, et Sambuc proc�da tranquillement, proprement.


D'un seul coup du grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers.
Tout de suite, de la carotide tranch�e, le sang se mit � couler
dans le baquet, avec un petit bruit de fontaine. Il avait m�nag�
la blessure, � peine quelques gouttes jaillirent-elles, sous la
pouss�e du coeur. Si la mort en fut plus lente, on n'en vit m�me
pas les convulsions, car les cordes �taient solides, l'immobilit�
du corps resta compl�te. Pas une secousse et pas un r�le. On ne
put suivre l'agonie que sur le visage, sur ce masque labour� par
l'�pouvante, d'o� le sang se retirait goutte � goutte, la peau
d�color�e, d'une blancheur de linge. Et les yeux se vidaient, eux
aussi. Ils se troubl�rent et s'�teignirent.

-- Dites donc, Silvine, faudra tout de m�me une �ponge.

Mais elle ne r�pondit pas, les bras ramen�s contre sa poitrine,


dans un geste inconscient, clou�e au carreau, serr�e � la gorge
comme par un collier de fer. Elle regardait. Puis, tout d'un coup,
elle s'aper�ut que Charlot �tait l�, pendu � ses jupes. Sans
doute, il s'�tait r�veill�, il avait pu ouvrir les portes; et
personne ne l'avait vu entrer � petits pas, en enfant curieux.
Depuis combien de temps se trouvait-il ainsi, cach� � demi
derri�re sa m�re? Lui aussi regardait. De ses gros yeux bleus,
sous sa tignasse jaune, il regardait couler le sang, la petite
fontaine rouge qui emplissait le baquet peu � peu. Cela l'amusait
peut-�tre. N'avait-il pas compris d'abord? Fut-il ensuite effleur�
par un souffle de l'horrible, eut-il une instinctive conscience de
l'abomination � laquelle il assistait? Il jeta un cri brusque,
�perdu.

-- Oh! Maman, oh! Maman, j'ai peur, emm�ne-moi!

Et Silvine en re�ut une secousse, dont la violence l'�branla


toute. C'�tait trop, un �croulement se faisait en elle, l'horreur
� la fin emportait cette force, cette exaltation de l'id�e fixe
qui la tenait debout depuis deux jours. La femme renaissait, elle
�clata en larmes, elle eut un geste fou, en soulevant Charlot, en
le serrant �perdument sur son coeur. Et elle se sauva avec lui,
d'un galop terrifi�, ne pouvant plus entendre, ne pouvant plus
voir, n'ayant plus que le besoin d'aller s'an�antir n'importe o�,
dans le premier trou cach� o� elle tomberait.

� cette minute, Jean se d�cidait � ouvrir doucement sa porte. Bien


qu'il ne s'inqui�t�t jamais des bruits de la ferme, il finissait
par �tre surpris des all�es et venues, des �clats de voix qu'il
entendait. Et ce fut chez lui, dans sa chambre calme, que Silvine
vint s'abattre, �chevel�e, sanglotante, secou�e d'une telle crise
de d�tresse, qu'il ne put saisir d'abord ses paroles b�gay�es,
coup�es entre ses dents. Toujours elle r�p�tait le m�me geste,
comme pour �carter l'atroce vision. Enfin, il comprit, il vit �
son tour le guet-apens, l'�gorgement, la m�re debout, le petit
dans ses jupes, en face du p�re saign� � la gorge, dont le sang
coulait; et il en restait glac�, son coeur de paysan et de soldat
chavir� d'angoisse. Ah! la guerre, l'abominable guerre qui
changeait tout ce pauvre monde en b�tes f�roces, qui semait ces
haines affreuses, le fils �clabouss� par le sang du p�re,
perp�tuant la querelle des races, grandissant plus tard dans
l'ex�cration de cette famille paternelle, qu'il irait peut-�tre un
jour exterminer! Des semences sc�l�rates pour d'effroyables
moissons!

Tomb�e sur une chaise, couvrant de baisers �gar�s Charlot qui


pleurait � son cou, Silvine r�p�tait � l'infini la m�me phrase, le
cri de son coeur saignant.

-- Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!...


Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!

Dans la cuisine, le p�re Fouchard venait d'arriver. Il avait tap�


en ma�tre, on s'�tait d�cid� � lui ouvrir. Et, en v�rit�, il avait
eu une peu agr�able surprise, en trouvant ce mort sur sa table,
avec le baquet plein de sang dessous. Naturellement, d'une nature
peu endurante, il s'�tait f�ch�.

-- Dites donc, esp�ces de salops que vous �tes, est-ce que vous
n'auriez pas pu faire vos salet�s dehors? Hein! Vous prenez donc
ma maison pour un fumier, que vous venez y g�ter les meubles, avec
des coups pareils?

Puis, comme Sambuc s'excusait, expliquait les choses, le vieux


continua, gagn� par la peur, s'irritant davantage:

-- Et qu'est-ce que vous voulez que j'en foute, moi, de votre


mort? Croyez-vous que c'est gentil, de coller comme �a un mort
chez quelqu'un, sans se demander ce qu'il en fera? ... Une
supposition qu'une patrouille entre, je serais propre! Vous vous
en fichez, vous autres, vous ne vous �tes pas demand� si je n'y
laisserais pas la peau... Eh bien! Nom de Dieu, vous aurez affaire
� moi, si vous n'emportez pas votre mort tout de suite! Vous
entendez, prenez-le par la t�te, par les pattes, par ce que vous
voudrez, mais que �a ne tra�ne pas et qu'il n'en reste pas
seulement un cheveu dans trois minutes d'ici!
Enfin, Sambuc obtint du p�re Fouchard un sac, bien que le coeur de
ce dernier saign�t de donner encore quelque chose. Il le choisit
parmi les plus mauvais, en disant qu'un sac trou�, c'�tait trop
bon pour un Prussien. Mais Cabasse et Ducat eurent toutes les
peines du monde � faire entrer Goliath dans ce sac: le corps �tait
trop gros, trop long, et les pieds d�pass�rent. Puis, on le
sortit, on le chargea sur la brouette qui servait � charrier le
pain.

-- Je vous donne ma parole d'honneur, d�clara Sambuc, que nous


allons le foutre � la Meuse!

-- Surtout, insista Fouchard, collez-lui deux bons cailloux aux


pattes, que le bougre ne remonte pas!

Et, dans la nuit tr�s noire, sur la neige p�le, le petit cort�ge
s'en alla, disparut, sans autre bruit qu'un l�ger cri plaintif de
la brouette.

Sambuc jura toujours sur la t�te de son p�re qu'il avait bien mis
les deux bons cailloux aux pattes. Pourtant, le corps remonta, les
Prussiens le d�couvrirent trois jours plus tard, � Pont-Maugis,
dans de grandes herbes; et leur fureur fut extr�me, lorsqu'ils
eurent tir� du sac ce mort, saign� au cou comme un pourceau. Il y
eut des menaces terribles, des vexations, des perquisitions. Sans
doute, quelques habitants durent trop causer, car on vint un soir
arr�ter le maire de Remilly et le p�re Fouchard, coupables
d'entretenir de bons rapports avec les francs-tireurs, qu'on
accusait d'avoir fait le coup. Et le p�re Fouchard, dans cette
circonstance extr�me, fut vraiment tr�s beau, avec son
impassibilit� de vieux paysan qui connaissait la force invincible
du calme et du silence. Il marcha, sans s'effarer, sans m�me
demander d'explications. On allait bien voir. Dans le pays, on
disait tout bas qu'il avait d�j� tir� des Prussiens une grosse
fortune, des sacs d'�cus enfouis quelque part, un � un, � mesure
qu'il les gagnait.

Henriette, quand elle connut toutes ces histoires, fut


terriblement inqui�te. De nouveau, redoutant de compromettre ses
h�tes, Jean voulait partir, bien que le docteur le trouv�t trop
faible encore; et elle tenait � ce qu'il attend�t une quinzaine de
jours, envahie elle-m�me d'un redoublement de tristesse, devant la
n�cessit� prochaine de la s�paration. Lors de l'arrestation du
p�re Fouchard, Jean avait pu s'�chapper, en se cachant au fond de
la grange; mais ne restait-il pas en danger d'�tre pris et emmen�
d'une heure � l'autre, dans le cas possible de nouvelles
recherches? D'ailleurs, elle tremblait aussi sur le sort de
l'oncle. Elle r�solut donc d'aller un matin, � Sedan, voir les
Delaherche, qui logeaient chez eux, affirmait-on, un officier
Prussien tr�s puissant.

-- Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre malade,


donnez-lui son bouillon � midi et sa potion � quatre heures.

La servante, toute � ses besognes accoutum�es, �tait redevenue la


fille courageuse et soumise, dirigeant la ferme maintenant, en
l'absence du ma�tre, pendant que Charlot sautait et riait autour
d'elle.
-- N'ayez pas peur, madame, il ne lui manquera rien... Je suis l�
pour le dorloter.

VI

� Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie avait repris,


apr�s les terribles secousses de la bataille et de la
capitulation; et, depuis bient�t quatre mois, les jours suivaient
les jours, sous le morne �crasement de l'occupation Prussienne.

Mais un coin des vastes b�timents de la fabrique, surtout, restait


clos, comme inhabit�: c'�tait sur la rue, � l'extr�mit� des
appartements de ma�tre, la chambre que le colonel De Vineuil
habitait toujours. Tandis que les autres fen�tres s'ouvraient,
laissaient passer tout un va-et-vient, tout un bruit de vie,
celles de cette pi�ce semblaient mortes, avec leurs persiennes
obstin�ment ferm�es. Le colonel s'�tait plaint de ses yeux, dont
la grande lumi�re avivait les souffrances, disait-il; et l'on ne
savait s'il mentait, on entretenait pr�s de lui une lampe, nuit et
jour, pour le contenter. Pendant deux longs mois, il avait d�
garder le lit, bien que le major Bouroche n'e�t diagnostiqu�
qu'une f�lure de la cheville: la plaie ne se fermait pas, toutes
sortes de complications �taient survenues. Maintenant, il se
levait, mais dans un tel accablement moral, en proie � un mal
ind�fini, si t�tu, si envahissant, qu'il vivait ses journ�es
�tendu sur une chaise longue, devant un grand feu de bois. Il
maigrissait, devenait une ombre, sans que le m�decin qui le
soignait, tr�s surpris, p�t trouver une l�sion, la cause de cette
mort lente. Ainsi qu'une flamme, il s'�teignait.

Et Madame Delaherche, la m�re, s'�tait enferm�e avec lui, d�s le


lendemain de l'occupation. Sans doute ils avaient d� s'entendre,
en quelques mots, une fois pour toutes, sur leur formel d�sir de
se clo�trer ensemble au fond de cette pi�ce, tant que des
Prussiens logeraient dans la maison. Beaucoup y avaient pass� deux
ou trois nuits, un capitaine, M de Gartlauben, y couchait encore,
� demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la vieille dame
n'avaient reparl� de ces choses. Malgr� ses soixante-dix-huit ans,
elle se levait d�s l'aube, venait s'installer dans un fauteuil, en
face de son ami, � l'autre coin de la chemin�e; et, sous la
lumi�re immobile de la lampe, elle se mettait � tricoter des bas
pour les petits pauvres, tandis que lui, les yeux fix�s sur les
tisons, ne faisait jamais rien, ne semblait vivre et mourir que
d'une pens�e, dans une stupeur croissante. Ils n'�changeaient
s�rement pas vingt paroles en une journ�e, il l'avait arr�t�e du
geste, chaque fois que, sans le vouloir, elle qui allait et venait
par la maison, laissait �chapper quelque nouvelle du dehors; de
sorte que d�sormais, il ne p�n�trait plus rien l� de la vie
ext�rieure, et que rien n'�tait entr� du si�ge de Paris, des
d�faites de la Loire, des quotidiennes douleurs de l'invasion.
Mais, dans cette tombe volontaire, le colonel avait beau refuser
la lumi�re du jour, se boucher les deux oreilles, tout
l'effroyable d�sastre, tout le deuil mortel devait lui arriver par
les fentes, avec l'air qu'il respirait; car, d'heure en heure, il
�tait comme empoisonn� quand m�me, il se mourait davantage.

Pendant ce temps, au tr�s grand jour, lui, et dans son besoin de


vivre, Delaherche s'agitait, t�chait de rouvrir sa fabrique. Il
n'avait pu encore que remettre en marche quelques m�tiers, au
milieu du d�sarroi des ouvriers et des clients. Alors, afin
d'occuper ses tristes loisirs, il lui �tait venu une id�e, celle
de dresser un inventaire total de sa maison et d'y �tudier
certains perfectionnements, depuis longtemps r�v�s. Justement, il
avait sous la main, pour l'aider dans ce travail, un jeune homme,
�chou� chez lui � la suite de la bataille, le fils d'un de ses
clients. Edmond Lagarde, grandi � Passy, dans la petite boutique
de nouveaut�s de son p�re, sergent au 5e de ligne, � peine �g� de
vingt-trois ans, et n'en paraissant gu�re que dix-huit, avait fait
le coup de feu en h�ros, avec un tel acharnement, qu'il �tait
rentr�, le bras gauche cass� par une des derni�res balles, vers
cinq heures, � la porte du M�nil; et Delaherche, depuis qu'on
avait �vacu� les bless�s de ses hangars, le gardait, par bonhomie.
C'�tait de la sorte qu'Edmond faisait partie de la famille,
mangeant, couchant, vivant l�, gu�ri � cette heure, servant de
secr�taire au fabricant de drap, en attendant de pouvoir rentrer �
Paris. Gr�ce � la protection de ce dernier, et sur sa formelle
promesse de ne pas fuir, les autorit�s Prussiennes le laissaient
tranquille. Il �tait blond, avec des yeux bleus, joli comme une
femme, d'ailleurs d'une timidit� si d�licate, qu'il rougissait au
moindre mot. Sa m�re l'avait �lev�, s'�tait saign�e, mettant �
payer ses ann�es de coll�ge les b�n�fices de leur �troit commerce.
Et il adorait Paris, et il le regrettait passionn�ment devant
Gilberte, ce ch�rubin bless�, que la jeune femme avait soign� en
camarade.

Enfin, la maison se trouvait encore augment�e du nouvel h�te, M de


Gartlauben, capitaine de la landwehr, dont le r�giment avait
remplac� � Sedan les troupes actives. Malgr� son grade modeste,
c'�tait l� un puissant personnage, car il avait pour oncle le
gouverneur g�n�ral install� � Reims, qui exer�ait sur toute la
r�gion un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait d'aimer Paris, de
l'avoir habit�, de n'en ignorer ni les politesses ni les
raffinements; et, en effet, il affectait toute une correction
d'homme bien �lev�, cachant sous ce vernis sa rudesse native.
Toujours sangl� dans son uniforme, il �tait grand et gros, mentant
sur son �ge, d�sesp�r� de ses quarante-cinq ans. Avec plus
d'intelligence, il aurait pu �tre terrible; mais sa vanit� outr�e
le mettait dans une continuelle satisfaction, car jamais il n'en
venait � croire qu'on pouvait se moquer de lui.

Plus tard, il fut pour Delaherche un v�ritable sauveur. Mais, dans


les premiers temps, apr�s la capitulation, quelles lamentables
journ�es! Sedan, envahi, peupl� de soldats allemands, tremblait,
craignait le pillage. Puis, les troupes victorieuses reflu�rent
vers la vall�e de la Seine, il ne resta qu'une garnison, et la
ville tomba � une paix morte de n�cropole: les maisons toujours
closes, les boutiques ferm�es, les rues d�sertes d�s le
cr�puscule, avec les pas lourds et les cris rauques des
patrouilles. Aucun journal, aucune lettre n'arrivait plus. C'�tait
le cachot mur�, la brusque amputation, dans l'ignorance et
l'angoisse des d�sastres nouveaux dont on sentait l'approche. Pour
comble de mis�re, la disette devenait mena�ante. Un matin, on
s'�tait r�veill� sans pain, sans viande, le pays ruin�, comme
mang� par un vol de sauterelles, depuis une semaine que des
centaines de mille hommes y roulaient leur flot d�bord�. La ville
ne poss�dait plus que pour deux jours de vivres, et l'on avait d�
s'adresser � la Belgique, tout venait maintenant de la terre
voisine, � travers la fronti�re ouverte, d'o� la douane avait
disparu, emport�e elle aussi dans la catastrophe. Enfin, c'�taient
les vexations continuelles, la lutte qui recommen�ait chaque
matin, entre la commandature Prussienne install�e � la Sous-
Pr�fecture, et le conseil municipal si�geant en permanence �
l'H�tel de Ville. Ce dernier, h�ro�que dans sa r�sistance
administrative, avait beau discuter, ne c�der que pied � pied, les
habitants succombaient sous les exigences toujours croissantes,
sous la fantaisie et la fr�quence excessive des r�quisitions.

D'abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et des officiers


qu'il eut � loger. Toutes les nationalit�s d�filaient chez lui, la
pipe aux dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, �
l'improviste, deux mille hommes, trois mille hommes, des
fantassins, des cavaliers, des artilleurs; et, bien que ces hommes
n'eussent droit qu'au toit et au feu, il fallait souvent courir,
se procurer des provisions. Les chambres o� ils s�journaient,
restaient d'une salet� repoussante. Souvent, les officiers
rentraient ivres, se rendaient plus insupportables que leurs
soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si imp�rieuse, que
les faits de violence et de pillage �taient rares. Dans tout
Sedan, on ne citait que deux femmes outrag�es. Ce fut plus tard
seulement, lorsque Paris r�sista, qu'ils firent sentir durement
leur domination, exasp�r�s de voir que la lutte s'�ternisait,
inquiets de l'attitude de la province, craignant toujours le
soul�vement en masse, cette guerre de loups que leur avaient
d�clar�e les francs-tireurs.

Delaherche venait justement de loger un commandant de cuirassiers,


qui couchait avec ses bottes, et qui, en partant, avait laiss� de
l'ordure jusque sur la chemin�e, lorsque, dans la seconde
quinzaine de septembre, le capitaine de Gartlauben tomba chez lui,
un soir de pluie diluvienne. La premi�re heure fut assez rude. Il
parlait haut, exigeait la plus belle chambre, faisait sonner son
sabre sur les marches de l'escalier. Mais, ayant aper�u Gilberte,
il devint correct, s'enferma, passa d'un air raide, en saluant
poliment. Il �tait tr�s adul�, car on n'ignorait pas qu'un mot de
lui au colonel, qui commandait � Sedan, suffisait pour faire
adoucir une r�quisition ou rel�cher un homme. R�cemment, son
oncle, le gouverneur g�n�ral, � Reims, avait lanc� une
proclamation froidement f�roce, d�cr�tant l'�tat de si�ge et
punissant de la peine de mort toute personne qui servirait
l'ennemi, soit comme espion, soit en �garant les troupes
allemandes qu'elles seraient charg�es de conduire, soit en
d�truisant les ponts et les canons, en endommageant les lignes
t�l�graphiques et les chemins de fer. L'ennemi, c'�taient les
Fran�ais; et le coeur des habitants bondissait, en lisant la
grande affiche blanche, coll�e � la porte de la commandature, qui
leur faisait un crime de leur angoisse et de leurs voeux. Il �tait
si dur d�j� d'apprendre les nouvelles victoires des arm�es
allemandes par les hourras de la garnison! Chaque journ�e amenait
ainsi son deuil, les soldats allumaient de grands feux,
chantaient, se grisaient, la nuit enti�re, tandis que les
habitants, forc�s d�sormais de rentrer � neuf heures, �coutaient
du fond de leurs maisons noires, �perdus d'incertitude, devinant
un nouveau malheur. Ce fut m�me dans une de ces circonstances,
vers le milieu d'octobre, que M de Gartlauben fit, pour la
premi�re fois, preuve de quelque d�licatesse. Depuis le matin,
Sedan renaissait � l'esp�rance, le bruit courait d'un grand succ�s
de l'arm�e de la Loire, en marche pour d�livrer Paris. Mais, tant
de fois d�j�, les meilleures nouvelles s'�taient chang�es en
messag�res de d�sastres! Et, d�s le soir, en effet, on apprenait
que l'arm�e Bavaroise s'�tait empar�e d'Orl�ans. Rue Maqua, dans
une maison qui faisait face � la fabrique, des soldats braill�rent
si fort, que le capitaine, ayant vu Gilberte tr�s �mue, alla les
faire taire, en trouvant lui-m�me ce tapage d�plac�.

Le mois s'�coula, M de Gartlauben fut encore amen� � rendre


quelques petits services. Les autorit�s Prussiennes avaient
r�organis� les services administratifs, on venait d'installer un
sous-pr�fet allemand, ce qui n'emp�chait pas d'ailleurs les
vexations de continuer, bien que celui-ci se montr�t relativement
raisonnable. Dans les continuelles difficult�s qui renaissaient
entre la commandature et le conseil municipal, une des plus
fr�quentes �tait la r�quisition des voitures; et toute une grosse
affaire �clata, un matin que Delaherche n'avait pu envoyer, devant
la Sous-Pr�fecture, sa cal�che attel�e de deux chevaux: le maire
fut un moment arr�t�, lui-m�me serait all� le rejoindre � la
citadelle, sans M de Gartlauben, qui apaisa, d'une simple
d�marche, cette grande col�re. Un autre jour, son intervention fit
accorder un sursis � la ville, condamn�e � payer trente mille
francs d'amende, pour la punir des pr�tendus retards apport�s � la
reconstruction du pont de Villette, un pont d�truit par les
Prussiens, toute une d�plorable histoire qui ruina et bouleversa
Sedan. Mais ce fut surtout apr�s la reddition de Metz que
Delaherche dut une v�ritable reconnaissance � son h�te. L'affreuse
nouvelle avait �t� pour les habitants comme un coup de foudre,
l'an�antissement de leurs derniers espoirs; et, d�s la semaine
suivante, des passages �crasants de troupes s'�taient de nouveau
produits, le torrent d'hommes descendu de Metz, l'arm�e du prince
Fr�d�ric-Charles se dirigeant sur la Loire, celle du g�n�ral
Manteuffel marchant sur Amiens et sur Rouen, d'autres corps allant
renforcer les assi�geants, autour de Paris. Pendant plusieurs
jours, les maisons regorg�rent de soldats, les boulangeries et les
boucheries furent balay�es jusqu'� la derni�re miette, jusqu'au
dernier os, le pav� des rues garda une odeur de suint, comme apr�s
le passage des grands troupeaux migrateurs. Seule, la fabrique de
la rue Maqua n'eut pas � souffrir de ce d�bordement de b�tail
humain, pr�serv�e par une main amie, d�sign�e simplement pour
h�berger quelques chefs de bonne �ducation.

Aussi Delaherche finit-il par se d�partir de son attitude froide.


Les familles bourgeoises s'�taient enferm�es au fond de leurs
appartements, �vitant tout rapport avec les officiers qu'elles
logeaient. Mais lui, agit� de son continuel besoin de parler, de
plaire, de jouir de la vie, souffrait beaucoup de ce r�le de
vaincu boudeur. Sa grande maison silencieuse et glac�e, o� chacun
vivait � part, dans une raideur de rancune, lui pesait
terriblement aux �paules. Aussi commen�a-t-il, un jour, par
arr�ter M de Gartlauben dans l'escalier, pour le remercier de ses
services. Et, peu � peu, l'habitude fut prise, les deux hommes
�chang�rent quelques paroles, quand ils se rencontr�rent; de sorte
qu'un soir le capitaine Prussien se trouva assis, dans le cabinet
du fabricant, au coin de la chemin�e o� br�laient d'�normes b�ches
de ch�ne, fumant un cigare, causant en ami des nouvelles r�centes.
Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne parut pas, il
affecta d'ignorer son existence, bien qu'au moindre bruit il
tourn�t vivement les yeux vers la porte de la chambre voisine. Il
semblait vouloir faire oublier sa situation de vainqueur, se
montrait d'esprit d�gag� et large, plaisantait volontiers
certaines r�quisitions qui pr�taient � rire. Ainsi, un jour qu'on
avait r�quisitionn� un cercueil et un bandage, ce bandage et ce
cercueil l'amus�rent beaucoup. Pour le reste, le charbon de terre,
l'huile, le lait, le sucre, le beurre, le pain, la viande, sans
compter des v�tements, des po�les, des lampes, enfin tout ce qui
se mange et tout ce qui sert � la vie quotidienne, il avait un
haussement d'�paules: mon Dieu! Que voulez-vous? C'�tait vexatoire
sans doute, il convenait m�me qu'on demandait trop; seulement,
c'�tait la guerre, il fallait bien vivre en pays ennemi.
Delaherche, qu'irritaient ces r�quisitions incessantes, gardait
son franc parler, les �pluchait chaque soir, comme s'il e�t
examin� le livre de sa cuisine. Pourtant, ils n'eurent qu'une
discussion vive, au sujet de la contribution d'un million, dont le
pr�fet Prussien De Rethel venait de frapper le d�partement des
Ardennes, sous le pr�texte de compenser les pertes caus�es �
l'Allemagne par les vaisseaux de guerre Fran�ais et par
l'expulsion des allemands domicili�s en France. Dans la
r�partition, Sedan devait payer quarante-deux mille francs. Et il
s'�puisa � faire comprendre � son h�te que cela �tait inique, que
la situation de la ville se trouvait exceptionnelle, qu'elle avait
d�j� trop souffert pour �tre ainsi frapp�e. D'ailleurs, tous deux
sortaient plus intimes de ces explications, lui enchant� de s'�tre
�tourdi du flot de sa parole, le Prussien content d'avoir fait
preuve d'une urbanit� toute parisienne.

Un soir, de son air gai d'�tourderie, Gilberte entra. Elle


s'arr�ta, en jouant la surprise. M de Gartlauben s'�tait lev�, et
il eut la discr�tion de se retirer presque tout de suite. Mais, le
lendemain, il trouva Gilberte install�e, il reprit sa place au
coin du feu. Alors, commenc�rent des soir�es charmantes, que l'on
passait dans ce cabinet de travail, et non dans le salon, ce qui
�tablissait une distinction subtile. M�me, plus tard, lorsque la
jeune femme eut consenti � faire de la musique � son h�te, qui
l'adorait, elle se rendait seule dans le salon voisin, en laissait
simplement la porte ouverte. Par ce rude hiver, les vieux ch�nes
des Ardennes br�laient � grande flamme, au fond de la haute
chemin�e, on prenait vers dix heures une tasse de th�, on causait
dans la bonne chaleur de la vaste pi�ce. Et M de Gartlauben �tait
visiblement tomb� amoureux fou de cette jeune femme si rieuse, qui
coquetait avec lui comme elle faisait autrefois, � Charleville,
avec les amis du capitaine Beaudoin. Il se soignait davantage, se
montrait d'une galanterie outr�e, se contentait de la moindre
faveur, tourment� de l'unique souci de n'�tre pas pris pour un
barbare, un soldat grossier violentant les femmes.

Et la vie se trouva ainsi comme d�doubl�e, dans la vaste maison


noire de la rue Maqua. Tandis qu'aux repas Edmond, avec sa jolie
figure de ch�rubin bless�, r�pondait par monosyllabes au bavardage
ininterrompu de Delaherche, en rougissant d�s que Gilberte le
priait de lui passer le sel, tandis que le soir M de Gartlauben,
les yeux p�m�s, assis dans le cabinet de travail, �coutait une
sonate de Mozart que la jeune femme jouait pour lui au fond du
salon, la pi�ce voisine o� vivaient le colonel De Vineuil et
Madame Delaherche restait silencieuse, les persiennes closes, la
lampe �ternellement allum�e, ainsi qu'un tombeau �clair� par un
cierge. D�cembre avait enseveli la ville sous la neige, les
nouvelles d�sesp�r�es s'y �touffaient dans le grand froid. Apr�s
la d�faite du g�n�ral Ducrot � Champigny, apr�s la perte
d'Orl�ans, il ne restait plus qu'un sombre espoir, celui que la
terre de France dev�nt la terre vengeresse, la terre
exterminatrice, d�vorant les vainqueurs. Que la neige tomb�t donc
� flocons plus �pais, que le sol se fend�t sous les morsures de la
gel�e, pour que l'Allemagne enti�re y trouv�t son tombeau! Et une
angoisse nouvelle serrait le coeur de Madame Delaherche. Une nuit
que son fils �tait absent, appel� en Belgique par ses affaires,
elle avait entendu, en passant devant la chambre de Gilberte, un
l�ger bruit de voix, des baisers �touff�s, m�l�s de rires. Saisie,
elle �tait rentr�e chez elle, dans l'�pouvante de l'abomination
qu'elle soup�onnait: ce ne pouvait �tre que le Prussien qui se
trouvait l�, elle croyait bien avoir remarqu� d�j� des regards
d'intelligence, elle restait �cras�e sous cette honte derni�re.
Ah! cette femme que son fils avait amen�e, malgr� elle, dans la
maison, cette femme de plaisir, � qui elle avait d�j� pardonn� une
fois, en ne parlant pas, apr�s la mort du capitaine Beaudoin! Et
cela recommen�ait, et c'�tait cette fois la pire infamie!
Qu'allait-elle faire? Une telle monstruosit� ne pouvait continuer
sous son toit. Le deuil de la r�clusion o� elle vivait en �tait
accru, elle avait des journ�es d'affreux combat. Les jours o� elle
rentrait chez le colonel, plus sombre, muette pendant des heures,
avec des larmes dans les yeux, il la regardait, il s'imaginait que
la France venait de subir une d�faite de plus.

Ce fut � ce moment qu'Henriette tomba un matin rue Maqua, pour


int�resser les Delaherche au sort de l'oncle Fouchard. Elle avait
entendu parler avec des sourires de l'influence toute-puissante
que Gilberte poss�dait sur M de Gartlauben. Aussi resta-t-elle un
peu g�n�e, devant Madame Delaherche, qu'elle rencontra la
premi�re, dans l'escalier, remontant chez le colonel, et � qui
elle crut devoir expliquer le but de sa visite.

-- Oh! Madame, que vous seriez bonne d'intervenir!... Mon oncle


est dans une position terrible, on parle de l'envoyer en
Allemagne.

La vieille dame, qui l'aimait pourtant, eut un geste de col�re.

-- Mais, ma ch�re enfant, je n'ai aucun pouvoir... Il ne faut pas


s'adresser � moi...

Puis, malgr� l'�motion o� elle la voyait:

-- Vous arrivez tr�s mal, mon fils part ce soir pour Bruxelles...
D'ailleurs, il est comme moi, sans puissance aucune... Adressez-
vous donc � ma belle-fille, qui peut tout.

Et elle laissa Henriette interdite, convaincue maintenant qu'elle


tombait dans un drame de famille. Depuis la veille, Madame
Delaherche avait pris la r�solution de tout dire � son fils, avant
le d�part de celui-ci pour la Belgique, o� il allait traiter un
achat important de houille, dans l'espoir de remettre en marche
les m�tiers de sa fabrique. Jamais elle ne tol�rerait que
l'abomination recommen��t, � c�t� d'elle, pendant cette nouvelle
absence. Elle attendait donc pour parler d'�tre certaine qu'il ne
renverrait pas son d�part � un autre jour, comme il le faisait
depuis une semaine. C'�tait l'�croulement de la maison, le
Prussien chass�, la femme elle aussi jet�e � la rue, son nom
affich� ignominieusement contre les murs, ainsi qu'on avait menac�
de le faire, pour toute Fran�aise qui se livrerait � un allemand.

Lorsque Gilberte aper�ut Henriette, elle poussa un cri de joie.

-- Ah! que je suis heureuse de te voir!... Il me semble qu'il y a


si longtemps, et l'on vieillit si vite, au milieu de ces vilaines
histoires!

Elle l'avait entra�n�e dans sa chambre, elle la fit asseoir sur la


chaise longue, se serra contre elle.

-- Voyons, tu vas d�jeuner avec nous... Mais, auparavant, causons.


Tu dois avoir tant de choses � me dire!... Je sais que tu es sans
nouvelles de ton fr�re. Hein? Ce pauvre Maurice, comme je le
plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans pain peut-�tre!...
Et ce gar�on que tu soignes, l'ami de ton fr�re? Tu vois qu'on m'a
d�j� fait des bavardages... Est-ce que c'est pour lui que tu
viens?

Henriette tardait � r�pondre, prise d'un grand trouble int�rieur.


N'�tait-ce pas, au fond, pour Jean qu'elle venait, pour �tre
certaine que, l'oncle rel�ch�, on n'inqui�terait plus son cher
malade? Cela l'avait emplie de confusion, d'entendre Gilberte
parler de lui, et elle n'osait plus dire le motif v�ritable de sa
visite, la conscience d�sormais souffrante, r�pugnant � employer
l'influence louche qu'elle lui croyait.

-- Alors, r�p�ta Gilberte, d'un air de malignit�, c'est pour ce


gar�on que tu as besoin de nous?

Et, comme Henriette, accul�e, parlait enfin de l'arrestation du


p�re Fouchard:

-- Mais, c'est vrai! Suis-je assez sotte! Moi qui en causais


encore ce matin!... Oh! Ma ch�re, tu as bien fait de venir, il
faut s'occuper de ton oncle tout de suite, parce que les derniers
renseignements que j'ai eus ne sont pas bons. Ils veulent faire un
exemple.

-- Oui, j'ai song� � vous autres, continua Henriette d'une voix


h�sitante. J'ai pens� que tu me donnerais un bon conseil, que tu
pourrais peut-�tre agir...

La jeune femme eut un bel �clat de rire.

-- Es-tu b�te, je vais faire rel�cher ton oncle avant trois


jours!... On ne t'a donc pas dit que j'ai ici, dans la maison, un
capitaine Prussien qui fait tout ce que je veux? ... Tu entends,
ma ch�re, il n'a rien � me refuser!

Et elle riait plus fort, simplement �cervel�e dans son triomphe de


coquette, tenant les deux mains de son amie, qu'elle caressait, et
qui ne trouvait pas de remerciements, pleine de malaise,
tourment�e de la crainte que ce ne f�t l� un aveu. Quelle
s�r�nit�, quelle gaiet� fra�che pourtant!

-- Laisse-moi faire, je te renverrai contente ce soir.

Lorsqu'on passa dans la salle � manger, Henriette resta surprise


de la d�licate beaut� d'Edmond, qu'elle ne connaissait pas. Il la
ravissait comme une jolie chose. �tait-ce possible que ce gar�on
se f�t battu et qu'on e�t os� lui casser le bras? La l�gende de sa
grande bravoure achevait de le rendre charmant, et Delaherche, qui
avait accueilli Henriette en homme heureux de voir une figure
nouvelle, ne cessa, pendant qu'on servait des c�telettes et des
pommes de terre en robe de chambre, de faire l'�loge de son
secr�taire, aussi actif et bien �lev� qu'il �tait beau. Le
d�jeuner, ainsi � quatre, dans la salle � manger bien chaude, prit
le tour d'une intimit� d�licieuse.

-- Et c'est pour nous int�resser au sort du p�re Fouchard que vous


�tes venue? reprit le fabricant. �� m'ennuie beaucoup d'�tre forc�
de partir ce soir... Mais ma femme va vous arranger �a, elle est
irr�sistible, elle obtient tout ce qu'elle veut.

Il riait, il disait ces choses avec une bonhomie parfaite,


simplement flatt� de ce pouvoir dont il tirait lui-m�me quelque
orgueil. Puis, brusquement:

-- � propos, ma ch�re, Edmond ne t'a pas dit sa trouvaille?

-- Non, quelle trouvaille? demanda gaiement Gilberte, en tournant


vers le jeune sergent ses jolis yeux de caresse.

Mais celui-ci rougissait, comme sous l'exc�s du plaisir, chaque


fois qu'une femme le regardait de la sorte.

-- Mon Dieu! Madame, il ne s'agit simplement que de la vieille


dentelle, que vous regrettiez de ne pas avoir, pour garnir votre
peignoir mauve... J'ai eu hier la chance de d�couvrir cinq m�tres
d'ancien point de Bruges, vraiment tr�s beau, et � bon compte. La
marchande viendra vous les montrer tout � l'heure.

Elle fut ravie, elle l'aurait embrass�.

-- Oh! Que vous �tes gentil, je vous r�compenserai!

Puis, comme on servait encore une terrine de foies gras, achet�e


en Belgique, la conversation tourna, s'arr�ta un instant au
poisson de la Meuse qui mourait empoisonn�, finit par tomber sur
le danger de peste qui mena�ait Sedan, au prochain d�gel. En
novembre, des cas d'�pid�mie s'�taient d�j� d�clar�s. On avait eu
beau, apr�s la bataille, d�penser six mille francs pour balayer la
ville, br�ler en tas les sacs, les gibernes, tous les d�bris
louches: les campagnes environnantes n'en soufflaient pas moins
des odeurs naus�abondes, � la moindre humidit�, tellement elles
�taient gorg�es de cadavres, � peine enfouis, mal recouverts de
quelques centim�tres de terre. Partout, des tombes bossuaient les
champs, le sol se fendait sous la pouss�e int�rieure, la
putr�faction suintait et s'exhalait. Et l'on venait, les jours
pr�c�dents, de d�couvrir un autre foyer d'infection, la Meuse,
d'o� l'on avait pourtant retir� d�j� plus de douze cents corps de
chevaux. L'opinion g�n�rale �tait qu'il n'y restait plus un
cadavre humain, lorsqu'un garde champ�tre, en regardant avec
attention, � plus de deux m�tres de profondeur, avait aper�u sous
l'eau des blancheurs, qu'on aurait pris pour des pierres:
c'�taient des lits de cadavres, des corps �ventr�s que le
ballonnement, rendu impossible, n'avait pu ramener � la surface.
Depuis pr�s de quatre mois, ils s�journaient l�, dans cette eau,
parmi les herbes. Les coups de croc ramenaient des bras, des
jambes, des t�tes. Rien que la force du courant d�tachait et
emportait parfois une main. L'eau se troublait, de grosses bulles
de gaz montaient, crevaient � la surface, empestant l'air d'une
odeur infecte.

-- Cela va bien qu'il g�le, fit remarquer Delaherche. Mais, d�s


que la neige dispara�tra, il va falloir proc�der � des recherches,
d�sinfecter tout �a, autrement nous y resterions tous.

Et, sa femme l'ayant suppli� en riant de passer � des sujets plus


propres, pendant qu'on mangeait, il conclut simplement:

-- Dame! Voil� le poisson de la Meuse compromis pour longtemps.

Mais on avait fini, on servait le caf�, quand la femme de chambre


annon�a que M de Gartlauben demandait la faveur d'entrer un
instant. Ce fut un �moi, car il n'�tait jamais venu � cette heure,
en plein jour. Tout de suite, Delaherche avait dit de
l'introduire, voyant l� une circonstance heureuse qui allait
permettre de lui pr�senter Henriette. Et le capitaine, lorsqu'il
aper�ut une autre jeune femme, outra encore sa politesse. Il
accepta m�me une tasse de caf�, qu'il buvait sans sucre, comme il
avait vu beaucoup de personnes le boire, � Paris. D'ailleurs, s'il
avait insist� pour �tre re�u, c'�tait uniquement dans le d�sir
d'apprendre tout de suite � madame qu'il venait d'obtenir la gr�ce
d'un de ses prot�g�s, un malheureux ouvrier de la fabrique,
emprisonn� � la suite d'une rixe avec un soldat Prussien.

Alors, Gilberte profita de l'occasion pour parler du p�re


Fouchard.

-- Capitaine, je vous pr�sente une de mes plus ch�res amies...


Elle d�sire se mettre sous votre protection, elle est la ni�ce du
fermier qu'on a arr�t� � Remilly, vous savez bien, � la suite de
cette histoire de francs-tireurs.

-- Ah! oui, l'affaire de l'espion, le malheureux qu'on a trouv�


dans un sac... Oh! C'est grave, tr�s grave! Je crains bien de ne
rien pouvoir.

-- Capitaine, vous me feriez tant de plaisir!

Elle le regardait de ses yeux de caresse, il eut une satisfaction


b�ate, s'inclina d'un air de galante ob�issance. Tout ce qu'elle
voudrait!

-- Monsieur, je vous en serai bien reconnaissante, articula avec


peine Henriette, prise d'un insurmontable malaise, � la pens�e
soudaine de son mari, de son pauvre Weiss, fusill� l�-bas, �
Bazeilles.

Mais Edmond, qui s'en �tait all� discr�tement, d�s l'arriv�e du


capitaine, venait de repara�tre, pour dire un mot � l'oreille de
Gilberte. Elle se leva avec vivacit�, conta l'histoire de la
dentelle, que la marchande apportait; et elle suivit le jeune
homme, en s'excusant. Alors, rest�e seule en compagnie des deux
hommes, Henriette put s'isoler, assise dans une embrasure de
fen�tre, tandis qu'ils continuaient de causer tr�s haut.

-- Capitaine, vous accepterez bien un petit verre... Voyez-vous,


je ne me g�ne pas, je vous dis tout ce que je pense, parce que je
connais la largeur de votre esprit. Eh bien! Je vous assure que
votre pr�fet a tort de vouloir saigner encore la ville de ces
quarante-deux mille francs... Songez donc au total de nos
sacrifices, depuis le commencement. D'abord, � la veille de la
bataille, toute une arm�e Fran�aise, �puis�e, affam�e. Ensuite,
vous autres, qui aviez les dents longues aussi. Rien que les
passages de ces troupes, les r�quisitions, les r�parations, les
d�penses de toute sorte nous ont co�t� un million et demi. Mettez-
en autant pour les ruines occasionn�es par la bataille, les
destructions, les incendies: �a fait trois millions. Enfin,
j'�value bien � deux millions la perte �prouv�e par l'industrie et
le commerce... Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Nous voil� au
chiffre de cinq millions, pour une ville de treize mille
habitants! Et vous nous demandez encore quarante-deux mille francs
de contribution, je ne sais sous quel pr�texte! Est-ce que c'est
juste, est-ce que c'est raisonnable?

M de Gartlauben hochait la t�te, se contentait de r�pondre:

-- Que voulez-vous? C'est la guerre, c'est la guerre!

Et l'attente se prolongeait, les oreilles d'Henriette


bourdonnaient, toutes sortes de vagues et tristes pens�es
l'assoupissaient � demi, dans l'embrasure de la fen�tre, pendant
que Delaherche donnait sa parole d'honneur que jamais Sedan
n'aurait pu faire face � la crise, dans le manque total du
num�raire, sans l'heureuse cr�ation d'une monnaie fiduciaire
locale, du papier-Monnaie de la caisse du cr�dit industriel, qui
avait sauv� la ville d'un d�sastre financier.

-- Capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de cognac.

Et il sauta � un autre sujet.

-- Ce n'est pas la France qui a fait la guerre, c'est l'empire...


Ah! l'empereur m'a bien tromp�. Tout est fini avec lui, nous nous
laisserions d�membrer plut�t... Tenez! Un seul homme a vu clair en
juillet, oui! Monsieur Thiers, dont le voyage actuel, au travers
des capitales de l'Europe, est encore un grand acte de sagesse et
de patriotisme. Tous les voeux des gens raisonnables
l'accompagnent, puisse-t-il r�ussir!

D'un geste, il acheva sa pens�e, car il e�t jug� mals�ant, devant


un Prussien, m�me sympathique, d'exprimer un d�sir de paix. Mais
ce d�sir, il �tait ardemment en lui, comme au fond de toute
l'ancienne bourgeoisie pl�biscitaire et conservatrice. On allait
�tre � bout de sang et d'argent, il fallait se rendre; et une
sourde rancune contre Paris qui s'ent�tait dans sa r�sistance,
montait de toutes les provinces occup�es. Aussi conclut-il � voix
plus basse, faisant allusion aux proclamations enflamm�es de
Gambetta:

-- Non, non! Nous ne pouvons pas �tre avec les fous furieux. Ca
devient du massacre... Moi, je suis avec Monsieur Thiers, qui veut
les �lections; et, quant � leur r�publique, mon Dieu! Ce n'est pas
elle qui me g�ne, on la gardera s'il le faut, en attendant mieux.

Tr�s poliment, M de Gartlauben continuait � hocher la t�te d'un


air d'approbation, en r�p�tant:

-- Sans doute, sans doute...

Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put rester davantage.


C'�tait, en elle, une irritation sans cause pr�cise, un besoin de
ne plus �tre l�; et elle se leva doucement, elle sortit, � la
recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps attendre.

Mais, comme elle entrait dans la chambre � coucher, elle resta


stup�faite, en apercevant, �tendue sur la chaise longue, son amie
en larmes, boulevers�e par une �motion extraordinaire.

-- Eh bien! Quoi donc? Que t'arrive-t-il?

Les pleurs de la jeune femme redoubl�rent, elle se refusait �


parler, envahie maintenant d'une confusion qui lui jetait tout le
sang de son coeur au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant
dans les bras grands ouverts, tendus vers elle:

-- Oh! Ma ch�rie, si tu savais... Jamais je n'oserais te dire...


Et pourtant je n'ai que toi, tu peux seule me donner peut-�tre un
bon conseil...

Elle eut un fr�missement, elle b�gaya davantage.

-- J'�tais avec Edmond... Alors, � l'instant, Madame Delaherche


vient de me surprendre...

-- Comment, de te surprendre?

-- Oui, nous �tions l�, il me tenait, il m'embrassait...

Et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras tremblants, elle


lui dit tout.

-- Oh! Ma ch�rie, ne me juge pas trop mal, �a me ferait tant de


peine!... Je sais bien, je t'avais jur� que �a ne recommencerait
jamais. Mais tu as vu Edmond, il est si brave, et il est si joli!
Puis, songe donc, ce pauvre jeune homme, bless�, malade, loin de
sa m�re! Avec �a, il n'a jamais �t� riche, on a tout mang� chez
lui, pour le faire instruire... Je t'assure, je n'ai pas pu
refuser.

Henriette l'�coutait, effar�e, ne revenant pas de sa surprise.

-- Comment! C'�tait avec le petit sergent!... Mais, ma ch�re, tout


le monde te croit la ma�tresse du Prussien!

Du coup, Gilberte se releva, s'essuya les yeux, protestant.

-- La ma�tresse du Prussien... Ah! non, par exemple! Il est


affreux, il me r�pugne... Pour qui me prend-On? comment peut-on me
croire capable d'une pareille infamie? Non, non, jamais!
j'aimerais mieux mourir!

Dans sa r�volte, elle �tait devenue grave, d'une beaut�


douloureuse et irrit�e qui la transfigurait. Et, brusquement, sa
gaiet� coquette, son insoucieuse l�g�ret� revinrent, au milieu
d'un invincible rire.

-- Ca, c'est vrai, je m'amuse de lui. Il m'adore, et je n'ai qu'�


le regarder, pour qu'il ob�isse... Si tu savais comme c'est dr�le,
de se moquer ainsi de ce gros homme, qui a toujours l'air de
croire qu'on va enfin le r�compenser!

-- Mais c'est un jeu tr�s dangereux, dit s�rieusement Henriette.

-- Crois-tu? Qu'est-ce que je risque? Lorsqu'il s'apercevra qu'il


ne doit compter sur rien, il ne pourra que se f�cher et s'en
aller... Et puis, non! jamais il ne s'en apercevra! Tu ne connais
pas l'homme, il est de ceux avec lesquels les femmes vont aussi
loin qu'elles veulent, sans danger. Pour �a, vois-tu, j'ai un sens
qui m'a toujours avertie. Il a bien trop de vanit�, jamais il
n'admettra que je me sois moqu�e de lui... Et tout ce que je lui
permettrai, ce sera d'emporter mon souvenir, avec la consolation
de se dire qu'il a agi correctement, en galant homme qui a
longtemps habit� Paris.

Elle s'�gayait, elle ajouta:

-- En attendant, il va faire remettre en libert� l'oncle Fouchard,


et il n'aura pour sa peine qu'une tasse de th�, sucr�e de ma main.

Mais, tout d'un coup, elle revint � ses craintes, � l'effroi


d'avoir �t� surprise. Des larmes reparurent au bord de ses
paupi�res.

-- Mon Dieu! Et Madame Delaherche? ... Que va-t-il se passer? Elle


ne m'aime gu�re, elle est capable de tout dire � mon mari.

Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya les yeux de son
amie, elle la for�a de r�parer le d�sordre de ses v�tements.

-- �coute, ma ch�re, je n'ai pas la force de te gronder, et


pourtant tu sais si je te bl�me! Mais on m'avait fait une telle
peur avec ton Prussien, j'ai redout� des choses si laides, que
l'autre histoire, ma foi! Est un soulagement... Calme-toi, tout
peut s'arranger.

C'�tait fort sage, d'autant plus que Delaherche, presque aussit�t,


entra avec sa m�re. Il expliqua qu'il venait d'envoyer chercher la
voiture qui devait le conduire en Belgique, d�cid� � prendre le
train pour Bruxelles, le soir m�me. Il voulait donc faire ses
adieux � sa femme. Puis, se tournant vers Henriette:

-- Soyez tranquille, Monsieur de Gartlauben, en me quittant, m'a


promis de s'occuper de votre oncle; et, quand je ne serai plus l�,
ma femme fera le reste.

Depuis que Madame Delaherche �tait entr�e, Gilberte ne la quittait


pas des yeux, le coeur serr� d'angoisse. Allait-elle parler, dire
ce qu'elle venait de voir, emp�cher son fils de partir? La vieille
dame, silencieuse, avait, d�s la porte, fix�, elle aussi, les
regards sur sa belle-fille. Dans son rigorisme, elle �prouvait
sans doute le soulagement qui avait rendu Henriette tol�rante. Mon
Dieu! Puisque c'�tait avec ce jeune homme, ce Fran�ais qui s'�tait
battu si bravement, ne devait-elle pas pardonner, comme elle avait
pardonn� d�j� pour le capitaine Beaudoin? Ses yeux s'adoucirent,
elle d�tourna la t�te. Son fils pouvait s'absenter, Edmond
prot�gerait Gilberte contre le Prussien. Elle eut m�me un faible
sourire, elle qui ne s'�tait pas �gay�e depuis la bonne nouvelle
de Coulmiers.

-- Au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais tes affaires


et reviens-nous vite.

Et elle s'en alla, elle rentra lentement, de l'autre c�t� du


palier, dans la chambre mur�e, o� le colonel, de son air de
stupeur, regardait l'ombre, en dehors du p�le rond de clart� qui
tombait de la lampe.

Le soir m�me, Henriette retourna � Remilly; et, trois jours plus


tard, elle eut la joie de voir, un matin, le p�re Fouchard rentrer
� la ferme tranquillement, comme s'il revenait � pied de conclure
un march� dans le voisinage. Il s'assit, il mangea un morceau de
pain, avec du fromage. Puis, � toutes les questions, il r�pondit
sans h�te, de l'air d'un homme qui n'avait jamais eu peur.
Pourquoi donc l'aurait-on retenu? Il n'avait rien fait de mal. Ce
n'�tait pas lui qui avait tu� le Prussien, n'est-ce pas? Alors, il
s'�tait content� de dire aux autorit�s: �cherchez, moi je ne sais
rien.� et il avait bien fallu le l�cher, ainsi que le maire,
puisqu'on n'avait pas de preuves contre eux. Mais ses yeux de
paysan rus� et goguenard luisaient, dans sa joie muette d'avoir
roul� tous ces sales bougres, dont il commen�ait � avoir assez, �
pr�sent qu'ils le chicanaient sur la qualit� de sa viande.

D�cembre s'acheva, Jean voulut partir. Maintenant, sa jambe �tait


solide, le docteur d�clarait qu'il pouvait aller se battre. Et ce
fut, pour Henriette, une grande peine, qu'elle s'effor�a de
cacher. Depuis la d�sastreuse bataille de Champigny, aucune
nouvelle de Paris ne leur �tait venue. Ils savaient simplement que
le r�giment de Maurice, expos� � un feu terrible, avait perdu
beaucoup d'hommes. Puis, toujours ce grand silence, aucune lettre,
jamais la moindre ligne pour eux, lorsqu'il savait que des
familles de Raucourt et de Sedan avaient re�u des d�p�ches, par
des voies d�tourn�es. Peut-�tre le pigeon qui portait les
nouvelles si ardemment attendues, avait-il rencontr� quelque
�pervier vorace; ou peut-�tre �tait-il tomb�, � la lisi�re d'un
bois, travers� par la balle d'un Prussien. Mais, surtout, ce qui
les hantait, c'�tait la crainte que Maurice ne f�t mort. Ce
silence de la grande ville, l�-bas, muette sous l'�treinte de
l'investissement, �tait devenu, dans l'angoisse de leur attente,
un silence de tombe. Ils avaient perdu l'espoir de rien apprendre,
et, lorsque Jean exprima sa volont� formelle de partir, Henriette
n'eut que cette plainte sourde:

-- Mon Dieu! C'est donc fini, je vais donc rester seule!

Le d�sir de Jean �tait d'aller rejoindre l'arm�e du nord, que le


g�n�ral Faidherbe venait de reconstituer. Depuis que le corps du
g�n�ral de Manteuffel avait pouss� jusqu'� Dieppe, cette arm�e
d�fendait trois d�partements s�par�s du reste de la France, le
nord, le Pas-De-calais et la Somme; et le projet de Jean, d'une
ex�cution facile, �tait simplement de gagner Bouillon, puis de
faire le tour par la Belgique. Il savait qu'on achevait de former
le 23e corps, avec tous les anciens soldats de Sedan et de Metz
qu'on pouvait rallier. Il entendait dire que le g�n�ral Faidherbe
reprenait l'offensive, et il fixa d�finitivement son d�part au
dimanche suivant, lorsqu'il apprit la bataille de Pont-Noyelle,
cette bataille au r�sultat ind�cis, que les Fran�ais avaient
failli gagner.

Ce fut encore le docteur Dalichamp qui offrit de le conduire �


Bouillon, dans son cabriolet. Il �tait d'un courage, d'une bont�
in�puisables. � Raucourt, que ravageait le typhus, apport� par les
Bavarois, il avait des malades dans toutes les maisons, en dehors
des deux ambulances qu'il visitait, celle de Raucourt m�me et
celle de Remilly. Son ardent patriotisme, son besoin de protester
contre les inutiles violences, l'avaient deux fois fait arr�ter,
puis rel�cher par les Prussiens. Aussi riait-il d'un bon rire, le
matin o� il arriva avec sa voiture, pour prendre Jean, heureux de
faire �chapper un autre de ces vaincus de Sedan, tout ce pauvre et
brave monde, comme il disait, qu'il soignait, qu'il aidait de sa
bourse. Jean, qui souffrait de la question d'argent, sachant
Henriette pauvre, avait accept� les cinquante francs que le
docteur lui offrait pour son voyage.

Le p�re Fouchard, pour les adieux, fit bien les choses. Il envoya
Silvine chercher deux bouteilles de vin, il voulut que tout le
monde b�t un verre � l'extermination des allemands. Lui, gros
monsieur d�sormais, tenait son magot, cach� quelque part; et,
tranquille depuis que les francs-tireurs des bois de Dieulet
avaient disparu, traqu�s comme des fauves, il n'avait plus que le
d�sir de jouir de la paix prochaine, lorsqu'elle serait conclue.
M�me, dans un acc�s de g�n�rosit�, il venait de donner des gages �
Prosper, pour l'attacher � la ferme, que le gar�on, d'ailleurs,
n'avait pas l'envie de quitter. Il trinqua avec Prosper, il voulut
trinquer aussi avec Silvine, dont il avait eu un instant l'id�e de
faire sa femme, tant il la voyait sage, tout enti�re � sa besogne;
mais � quoi bon? Il sentait bien qu'elle ne se d�rangerait plus,
qu'elle serait encore l�, lorsque Charlot, grandi, partirait comme
soldat � son tour. Et, quand il eut trinqu� avec le docteur, avec
Henriette, avec Jean, il s'�cria:
-- � la sant� de tous! Que chacun fasse son affaire et ne se porte
pas plus mal que moi!

Henriette avait absolument voulu accompagner Jean jusqu'� Sedan.


Il �tait en bourgeois, avec un paletot et un chapeau rond, pr�t�s
par le docteur. Ce jour-l�, le soleil luisait sur la neige, par le
grand froid terrible. On ne devait que traverser la ville; mais,
lorsque Jean sut que son colonel �tait toujours chez les
Delaherche, une grande envie lui vint d'aller le saluer; et, en
m�me temps, il remercierait le fabricant de ses bont�s. Ce fut sa
derni�re douleur, dans cette ville de d�sastre et de deuil. Comme
ils arrivaient � la fabrique de la rue Maqua, une fin tragique y
bouleversait la maison. Gilberte s'effarait, Madame Delaherche
pleurait de grosses larmes silencieuses, tandis que son fils,
remont� de ses ateliers, o� le travail avait un peu repris,
poussait des exclamations de surprise. On venait de trouver le
colonel, sur le parquet de sa chambre, tomb� comme une masse,
mort. L'�ternelle lampe br�lait seule, dans la pi�ce close. Appel�
en h�te, un m�decin n'avait pas compris, ne d�couvrant aucune
cause probable, ni an�vrisme, ni congestion. Le colonel �tait
mort, foudroy�, sans qu'on s�t d'o� �tait venue la foudre; et, le
lendemain seulement, on ramassa un morceau de vieux journal, qui
avait servi de couverture � un livre, et o� se trouvait le r�cit
de la reddition de Metz.

-- Ma ch�re, dit Gilberte � Henriette, Monsieur de Gartlauben,


tout � l'heure, en descendant l'escalier, a �t� son chapeau devant
la porte de la pi�ce o� repose le corps de mon oncle... C'est
Edmond qui l'a vu, et, n'est-ce pas? C'est un homme d�cid�ment
tr�s bien.

Jamais encore Jean n'avait embrass� Henriette. Avant de remonter


dans le cabriolet, avec le docteur, il voulut la remercier de ses
bons soins, de l'avoir soign� et aim� comme un fr�re. Mais il ne
trouva pas les mots, il ouvrit les bras, il l'embrassa en
sanglotant. Elle �tait �perdue, elle lui rendit son baiser. Quand
le cheval partit, il se retourna, leurs mains s'agit�rent, tandis
qu'ils r�p�taient d'une voix b�gayante:

-- Adieu! Adieu!

Cette nuit-l�, Henriette, rentr�e � Remilly, �tait de service �


l'ambulance. Pendant sa longue veill�e, elle fut encore prise
d'une affreuse crise de larmes, et elle pleura, elle pleura
infiniment, en �touffant sa peine entre ses deux mains jointes.

VII

Au lendemain de Sedan, les deux arm�es allemandes s'�taient


remises � rouler leurs flots d'hommes vers Paris, l'arm�e de la
Meuse arrivait au nord par la vall�e de la Marne, tandis que
l'arm�e du prince royal de Prusse, apr�s avoir pass� la Seine �
Villeneuve-Saint-Georges, se dirigeait sur Versailles, en
contournant la ville au sud. Et, ce ti�de matin de septembre,
quand le g�n�ral Ducrot, auquel on avait confi� le 14e corps, �
peine form�, r�solut d'attaquer cette derni�re, pendant sa marche
de flanc, Maurice qui campait dans les bois, � gauche de Meudon,
avec son nouveau r�giment, le 115e, ne re�ut l'ordre de marcher
que lorsque le d�sastre �tait d�j� certain. Quelques obus avaient
suffi, une effroyable panique s'�tait d�clar�e dans un bataillon
de zouaves compos� de recrues, le reste des troupes venait d'�tre
emport�, au milieu d'une d�bandade telle, que ce galop de d�route
ne s'arr�ta que derri�re les remparts, dans Paris, o� l'alarme fut
immense. Toutes les positions en avant des forts du sud �taient
perdues; et, le soir m�me, le dernier fil qui reliait la ville �
la France, le t�l�graphe du chemin de fer de l'ouest, fut coup�.
Paris �tait s�par� du monde.

Ce fut, pour Maurice, une soir�e d'affreuse tristesse. Si les


allemands avaient os�, ils auraient camp� la nuit sur la place du
Carrousel. Mais c'�taient des gens d'absolue prudence, r�solus �
un si�ge classique, ayant r�gl� d�j� les points exacts de
l'investissement, le cordon de l'arm�e de la Meuse au nord, de
Croissy � la Marne, en passant par �pinay, l'autre cordon de la
troisi�me arm�e au midi, de Chennevi�res � Ch�tillon et �
Bougival, pendant que le grand quartier Prussien, le roi
Guillaume, M De Bismarck et le g�n�ral de Moltke r�gnaient �
Versailles. Ce blocus g�ant, auquel on ne croyait pas, �tait un
fait accompli. Cette ville, avec son enceinte bastionn�e de huit
lieues et demie de tour, avec ses quinze forts et ses six redoutes
d�tach�es, allait se trouver comme en prison. Et l'arm�e de
d�fense ne comptait que le 13e corps, sauv� et ramen� par le
g�n�ral Vinoy, le 14e en voie de formation, confi� au g�n�ral
Ducrot, r�unissant � eux deux un effectif de quatre-vingt mille
soldats, auxquels il fallait ajouter les quatorze mille hommes de
la marine, les quinze mille des corps francs, les cent quinze
mille de la garde mobile, sans parler des trois cent mille gardes
nationaux, r�partis dans les neuf secteurs des remparts. S'il y
avait l� tout un peuple, les soldats aguerris et disciplin�s
manquaient. On �quipait les hommes, on les exer�ait, Paris n'�tait
plus qu'un immense camp retranch�. Les pr�paratifs de d�fense
s'enfi�vraient d'heure en heure, les routes coup�es, les maisons
de la zone militaire ras�es, les deux cents canons de gros calibre
et les deux mille cinq cents autres pi�ces utilis�es, d'autres
canons fondus, tout un arsenal sortant du sol, sous le grand
effort patriotique du ministre Dorian. Apr�s la rupture des
n�gociations de Ferri�res, lorsque Jules Favre eut fait conna�tre
les exigences de M De Bismarck, la cession de l'Alsace, la
garnison de Strasbourg prisonni�re, trois milliards d'indemnit�,
un cri de col�re s'�leva, la continuation de la guerre, la
r�sistance fut acclam�e, comme une condition indispensable � la
vie de la France. M�me sans espoir de vaincre, Paris devait se
d�fendre, pour que la patrie v�c�t.

Un dimanche de la fin septembre, Maurice fut envoy� en corv�e, �


l'autre bout de la ville, et les rues qu'il suivit, les places
qu'il traversa, l'emplirent d'une nouvelle esp�rance. Depuis la
d�route de Ch�tillon, il lui semblait que les coeurs s'�taient
hauss�s pour la grande besogne. Ah! ce Paris qu'il avait connu si
�pre � jouir, si pr�s des derni�res fautes, il le retrouvait
simple, d'une bravoure gaie, ayant accept� tous les sacrifices. On
ne rencontrait que des uniformes, les plus d�sint�ress�s portaient
un k�pi de garde national. Comme une horloge g�ante dont le
ressort �clate, la vie sociale s'�tait arr�t�e brusquement,
l'industrie, le commerce, les affaires; et il ne restait qu'une
passion, la volont� de vaincre, l'unique sujet dont on parlait,
qui enflammait les coeurs et les t�tes, dans les r�unions
publiques, pendant les veill�es des corps de garde, parmi les
continuels attroupements de foule barrant les trottoirs. Ainsi
mises en commun, les illusions emportaient les �mes, une tension
jetait ce peuple au danger des folies g�n�reuses. C'�tait d�j�
toute une crise de nervosit� maladive qui se d�clarait, une
�pid�mique fi�vre exag�rant la peur comme la confiance, l�chant la
b�te humaine d�brid�e, au moindre souffle. Et Maurice assista, rue
des martyrs, � une sc�ne qui le passionna: tout un assaut, une
bande furieuse se ruant contre une maison dont on avait vu une des
fen�tres hautes, la nuit enti�re, �clair�e d'une vive clart� de
lampe, un �vident signal aux Prussiens de Bellevue, par-dessus
Paris. Des bourgeois hant�s vivaient sur leurs toits, pour
surveiller les environs. La veille, on avait voulu noyer dans le
bassin des Tuileries un mis�rable qui consultait un plan de la
ville, ouvert sur un banc.

Cette maladie du soup�on, Maurice, autrefois d'esprit si d�gag�,


venait de la contracter lui aussi, dans l'�branlement de tout ce
qu'il avait cru jusque-l�. Il ne d�sesp�rait plus, comme au soir
de la panique de Ch�tillon, anxieux de savoir si l'arm�e Fran�aise
retrouverait jamais la virilit� de se battre: la sortie du 30
septembre sur L'Hay et Chevilly, celle du 13 octobre o� les
mobiles avaient enlev� Bagneux, enfin celle du 21 octobre, dans
laquelle son r�giment s'�tait empar� un instant du parc de la
Malmaison, lui avaient rendu toute sa foi, cette flamme de
l'espoir qu'une �tincelle suffisait � rallumer et qui le
consumait. Si les Prussiens l'avaient arr�t�e sur tous les points,
l'arm�e ne s'en �tait pas moins bravement battue, elle pouvait
vaincre encore. Mais la souffrance de Maurice venait de ce grand
Paris, qui sautait de l'illusion extr�me au pire d�couragement,
hant� par la peur de la trahison, dans son besoin de victoire.
Est-ce qu'apr�s l'empereur et le mar�chal De Mac-Mahon, le g�n�ral
Trochu, le g�n�ral Ducrot n'allaient pas �tre les chefs m�diocres,
les ouvriers inconscients de la d�faite? Le m�me mouvement qui
avait emport� l'empire, mena�ait d'emporter le gouvernement de la
d�fense nationale, toute une impatience des violents � prendre le
pouvoir, pour sauver la France. D�j�, Jules Favre et les autres
membres �taient plus impopulaires que les anciens ministres tomb�s
de Napol�on III. Puisqu'ils ne voulaient pas battre les Prussiens,
ils n'avaient qu'� c�der la place � d'autres, aux r�volutionnaires
certains de vaincre, en d�cr�tant la lev�e en masse, en
accueillant les inventeurs qui offraient de miner la banlieue ou
d'an�antir l'ennemi sous une pluie nouvelle de feu gr�geois.

� la veille du 31 octobre, Maurice fut ainsi ravag� par ce mal de


la d�fiance et du r�ve. Il acceptait maintenant des imaginations
dont il aurait souri autrefois. Pourquoi pas? est-ce que
l'imb�cillit� et le crime n'�taient pas sans bornes? est-ce que le
miracle ne devenait pas possible, au milieu des catastrophes qui
bouleversaient le monde? Il avait toute une longue rancune
amass�e, depuis l'heure o� il avait appris Froeschwiller, l�-bas,
devant Mulhouse; il saignait de Sedan, ainsi que d'une plaie vive,
toujours irrit�e, que le moindre revers suffisait � rouvrir; il
gardait l'�branlement de chacune des d�faites, le corps appauvri,
la t�te affaiblie par une si longue suite de jours sans pain, de
nuits sans sommeil, jet� dans l'effarement de cette existence de
cauchemars, ne sachant m�me plus s'il vivait; et l'id�e que tant
de souffrances aboutiraient � une catastrophe nouvelle,
irr�m�diable, l'affolait, faisait de ce lettr� un �tre d'instinct,
retourn� � l'enfance, sans cesse emport� par l'�motion du moment.
Tout, la destruction, l'extermination plut�t que de donner un sou
de la fortune, un pouce du territoire de la France! En lui,
s'achevait l'�volution qui, sous le coup des premi�res batailles
perdues, avait d�truit la l�gende napol�onienne, le bonapartisme
sentimental qu'il devait aux r�cits �piques de son grand-p�re.
D�j� m�me, il n'en �tait plus � la r�publique th�orique et sage,
il versait dans les violences r�volutionnaires, croyait � la
n�cessit� de la terreur, pour balayer les incapables et les
tra�tres, en train d'�gorger la patrie. Aussi, le 31 octobre, fut-
il de coeur avec les �meutiers, lorsque les nouvelles d�sastreuses
se succ�d�rent coup sur coup: la perte du Bourget, si vaillamment
conquis par les volontaires de la presse, dans la nuit du 27 au
28; l'arriv�e de M Thiers � Versailles, de retour de son voyage au
travers des capitales de l'Europe, d'o� il revenait, disait-on,
pour traiter au nom de Napol�on III; enfin, la reddition de Metz,
dont il apportait l'effroyable certitude, au milieu des bruits
vagues qui couraient d�j�, le dernier coup de massue, un autre
Sedan, d'une honte plus grande. Et, le lendemain, quand il apprit
les �v�nements de l'H�tel de Ville, les �meutiers vainqueurs un
instant, les membres du gouvernement de la d�fense nationale
prisonniers jusqu'� quatre heures du matin, sauv�s seulement alors
par un revirement de la population, exasp�r�e contre eux d'abord,
inqui�te ensuite, � la pens�e de l'insurrection victorieuse, il
regretta cet avortement, cette commune, d'o� le salut serait venu
peut-�tre, l'appel aux armes, la patrie en danger, tous les
classiques souvenirs d'un peuple libre qui ne veut pas mourir. M
Thiers n'osa m�me pas entrer dans Paris, et l'on fut sur le point
d'illuminer, apr�s la rupture des n�gociations.

Alors, le mois de novembre se passa dans une impatience fi�vreuse.


De petits combats eurent lieu, auxquels Maurice ne prit aucune
part. Il bivouaquait maintenant du c�t� de Saint-ouen, il
s'�chappait � chaque occasion, d�vor� d'un continuel besoin de
nouvelles. Comme lui, Paris attendait, anxieux. L'�lection des
maires semblait avoir apais� les passions politiques; mais presque
tous les �lus appartenaient aux partis extr�mes, il y avait l�,
pour l'avenir, un sympt�me redoutable. Et ce que Paris attendait,
dans cette accalmie, c'�tait la grande sortie tant r�clam�e, la
victoire, la d�livrance. Cela, de nouveau, ne faisait aucun doute:
on culbuterait les Prussiens, on leur passerait sur le ventre. Des
pr�paratifs �taient faits dans la presqu'�le de Gennevilliers, le
point jug� le plus favorable pour une trou�e. Puis, un matin, on
eut la joie folle des bonnes nouvelles de Coulmiers, Orl�ans
repris, l'arm�e de la Loire en marche, d�j� camp�e � �tampes,
disait-on. Tout fut chang�, il ne s'agissait plus que d'aller lui
donner la main, de l'autre c�t� de la Marne. On avait r�organis�
les forces militaires, cr�� trois arm�es, l'une compos�e des
bataillons de la garde nationale, sous les ordres du g�n�ral
Cl�ment Thomas, l'autre form�e des 13e et 14e corps, augment�e des
meilleurs �l�ments pris un peu partout, que le g�n�ral Ducrot
devait conduire � la grande attaque, l'autre enfin, la troisi�me,
l'arm�e de r�serve, faite uniquement de garde mobile et confi�e au
g�n�ral Vinoy. Et une foi absolue soulevait Maurice, quand, le 28
novembre, il vint coucher dans le bois de Vincennes, avec le 115e.
Les trois corps de la deuxi�me arm�e �taient l�, on racontait que
le rendez-vous, donn� � l'arm�e de la Loire, �tait pour le
lendemain, � Fontainebleau. Puis, tout de suite, ce furent les
malchances, les fautes habituelles, une crue subite qui emp�cha de
jeter les ponts de bateaux, des ordres f�cheux qui attard�rent les
mouvements. La nuit suivante, le 115e, un des premiers, passa la
rivi�re; et, d�s dix heures, sous un feu effroyable, Maurice
p�n�tra dans le village de Champigny. Il �tait comme fou, son
chassepot lui br�lait les doigts, malgr� le froid terrible. Son
unique vouloir, depuis qu'il marchait, �tait d'aller ainsi en
avant, toujours, jusqu'� ce qu'on e�t rejoint les camarades de la
province, l�-bas. Mais, en face de Champigny et de Bry, l'arm�e
venait de se heurter contre les murs des parcs de Coeuilly et de
Villiers, des murs d'un demi-kilom�tre, dont les Prussiens avaient
fait des forteresses imprenables. C'�tait la borne, o� tous les
courages �chou�rent. D�s lors, il n'y eut plus qu'h�sitation et
recul, le troisi�me corps s'�tait attard�, le premier et le
deuxi�me, immobilis�s d�j�, d�fendirent deux jours Champigny,
qu'ils durent abandonner dans la nuit du 2 d�cembre, apr�s leur
st�rile victoire. Cette nuit-l�, toute l'arm�e revint camper sous
les arbres du bois de Vincennes, blancs de givre; et Maurice, les
pieds morts, la face contre la terre glac�e, pleura.

Ah! les mornes et tristes journ�es, apr�s l'avortement de cet


immense effort! La grande sortie, pr�par�e depuis si longtemps, la
pouss�e irr�sistible qui devait d�livrer Paris, venait d'�chouer;
et, trois jours plus tard, une lettre du g�n�ral de Moltke
annon�ait que l'arm�e de la Loire, battue, avait de nouveau
abandonn� Orl�ans. C'�tait le cercle qui se resserrait plus
�troit, impossible d�sormais � rompre. Mais Paris, dans sa fi�vre
de d�sespoir, semblait trouver des forces nouvelles de r�sistance.
Les menaces de famine commen�aient. D�s le milieu d'octobre, on
avait rationn� la viande. En d�cembre, il ne restait pas une b�te
des grands troupeaux de boeufs et de moutons l�ch�s au travers du
bois de Boulogne, dans la poussi�re de leur pi�tinement continu,
et l'on s'�tait mis � abattre les chevaux. Les provisions, plus
tard les r�quisitions de farine et de bl� devaient donner quatre
mois de pain. Quand les farines s'�taient �puis�es, il avait fallu
construire des moulins dans les gares. Le combustible aussi
manquait, on le r�servait pour moudre les grains, cuire le pain,
fabriquer les armes. Et Paris, sans gaz, �clair� par de rares
lampes � p�trole, Paris grelottant sous son manteau de glace,
Paris � qui on rationnait son pain noir et sa viande de cheval,
esp�rait quand m�me, parlait de Faidherbe au nord, de Chanzy sur
la Loire, de Bourbaki dans l'est, comme si quelque prodige allait
les amener victorieux sous les murs. Devant les boulangeries et
les boucheries, les longues queues qui attendaient, dans la neige,
s'�gayaient encore parfois, � la nouvelle de grandes victoires
imaginaires. Apr�s l'abattement de chaque d�faite, l'illusion
tenace renaissait, flambait plus haute, parmi cette foule
hallucin�e de souffrance et de faim. Sur la place du Ch�teau-
D'eau, un soldat ayant parl� de se rendre, les passants avaient
failli le massacrer. Tandis que l'arm�e, � bout de courage et
sentant venir la fin, demandait la paix, la population r�clamait
encore la sortie en masse, la sortie torrentielle, le peuple
entier, les femmes, les enfants eux-m�mes, se ruant sur les
Prussiens, en un fleuve d�bord� qui renverse et emporte tout.

Et Maurice s'isolait de ses camarades, avait une haine


grandissante contre son m�tier de soldat, qui le parquait � l'abri
du Mont-Val�rien, oisif et inutile. Aussi faisait-il na�tre les
occasions, s'�chappant avec plus de h�te pour venir dans ce Paris,
o� �tait son coeur. Il ne se trouvait � l'aise qu'au milieu de la
foule, il voulait se forcer � esp�rer comme elle. Souvent, il
allait voir partir les ballons, qui, tous les deux jours,
s'enlevaient de la gare du nord, emportant des pigeons voyageurs
et des d�p�ches. Dans le triste ciel d'hiver, les ballons
montaient, disparaissaient; et les coeurs se serraient d'angoisse,
lorsque le vent les poussait vers l'Allemagne. Beaucoup devaient
s'�tre perdus. Lui-m�me avait �crit deux fois � sa soeur
Henriette, sans savoir si elle recevait ses lettres. Le souvenir
de sa soeur, le souvenir de Jean, �taient si recul�s, l�-bas, au
fond de ce vaste monde d'o� rien n'arrivait plus, qu'il songeait
rarement � eux, comme � des affections laiss�es dans une autre
existence. Son �tre �tait trop plein de la continuelle temp�te
d'abattement et d'exaltation o� il vivait. Puis, d�s les premiers
jours de janvier, ce fut une autre col�re qui le souleva, celle du
bombardement des quartiers de la rive gauche. Il avait fini par
attribuer � des raisons d'humanit� les retards des Prussiens, dus
simplement � des difficult�s d'installation. Maintenant qu'un obus
avait tu� deux petites filles au Val-De-Gr�ce, il �tait plein d'un
m�pris furieux contre ces barbares qui assassinaient les enfants,
qui mena�aient de br�ler les mus�es et les biblioth�ques.
D'ailleurs, apr�s les premiers jours d'effroi, Paris reprenait
sous les bombes sa vie d'h�ro�que ent�tement.

Depuis l'�chec de Champigny, il n'y avait plus eu qu'une nouvelle


tentative malheureuse, du c�t� du Bourget; et, le soir o�, sous le
feu des grosses pi�ces battant les forts, le plateau d'Avron dut
�tre �vacu�, Maurice partagea l'irritation dont la violence gagna
toute la ville. Le souffle d'impopularit� croissante qui mena�ait
d'emporter le g�n�ral Trochu et le gouvernement de la d�fense
nationale, en fut accru, au point de les forcer � tenter un
supr�me et inutile effort. Pourquoi refusaient-ils de mener au feu
les trois cent mille gardes nationaux, qui ne cessaient de
s'offrir, de r�clamer leur part au danger? C'�tait la sortie
torrentielle qu'on exigeait depuis le premier jour, Paris rompant
ses digues, noyant les Prussiens sous le flot colossal de son
peuple. Il fallut bien c�der � ce voeu de bravoure, malgr� la
certitude d'une nouvelle d�faite; mais, pour restreindre le
massacre, on se contenta d'employer, avec l'arm�e active, les
cinquante-Neuf bataillons de la garde nationale mobilis�e. Et, la
veille du 19 janvier, ce fut comme une f�te: une foule �norme, sur
les boulevards et dans les Champs-�lys�es, regarda d�filer les
r�giments, qui, musique en t�te, chantaient des chants
patriotiques. Des enfants, des femmes les accompagnaient, des
hommes montaient sur les bancs pour leur crier des souhaits
enflamm�s de victoire. Puis, le lendemain, la population enti�re
se porta vers l'arc de triomphe, une folie d'espoir l'envahit,
lorsque, le matin, arriva la nouvelle de l'occupation de
Montretout. Des r�cits �piques couraient sur l'�lan irr�sistible
de la garde nationale, les Prussiens �taient culbut�s, Versailles
allait �tre pris avant le soir. Aussi quel effondrement, � la nuit
tombante, quand l'�chec in�vitable fut connu! Tandis que la
colonne de gauche occupait Montretout, celle du centre, qui avait
franchi le mur du parc de Buzenval, se brisait contre un second
mur int�rieur. Le d�gel �tait venu, une petite pluie persistante
avait d�tremp� les routes, et les canons, ces canons fondus �
l'aide de souscriptions, dans lesquels Paris avait mis de son �me,
ne purent arriver. � droite, la colonne du g�n�ral Ducrot, engag�e
trop tard, restait en arri�re. On �tait au bout de l'effort, le
g�n�ral Trochu dut donner l'ordre d'une retraite g�n�rale. On
abandonna Montretout, on abandonna Saint-cloud, que les Prussiens
incendi�rent. Et, d�s que la nuit fut noire, il n'y eut plus, �
l'horizon de Paris, que cet incendie immense.

Cette fois, Maurice lui-m�me sentit que c'�tait la fin. Durant


quatre heures, sous le terrible feu des retranchements Prussiens,
il �tait rest� dans le parc de Buzenval, avec des gardes
nationaux; et, les jours suivants, quand il fut rentr�, il exalta
leur courage. La garde nationale s'�tait en effet bravement
conduite. D�s lors, la d�faite ne venait-elle pas forc�ment de
l'imb�cillit� et de la trahison des chefs? Rue de Rivoli, il
rencontra des attroupements qui criaient: �� bas Trochu! vive la
Commune!� c'�tait le r�veil de la passion r�volutionnaire, une
nouvelle pouss�e d'opinion, si inqui�tante, que le gouvernement de
la d�fense nationale, pour ne pas �tre emport�, crut devoir forcer
le g�n�ral Trochu � se d�mettre, et le rempla�a par le g�n�ral
Vinoy. Ce jour m�me, dans une r�union publique de Belleville, o�
il �tait entr�, Maurice entendit r�clamer de nouveau l'attaque en
masse. L'id�e �tait folle, il le savait, et son coeur battit
pourtant, devant cette obstination � vaincre. Quand tout est fini,
ne reste-t-il pas � tenter le miracle? La nuit enti�re, il r�va de
prodiges.

Huit longs jours encore s'�coul�rent. Paris agonisait, sans une


plainte. Les boutiques ne s'ouvraient plus, les rares passants ne
rencontraient plus de voitures, dans les rues d�sertes. On avait
mang� quarante mille chevaux, on en �tait arriv� � payer tr�s cher
les chiens, les chats et les rats. Depuis que le bl� manquait, le
pain, fait de riz et d'avoine, �tait un pain noir, visqueux, d'une
digestion difficile; et, pour en obtenir les trois cents grammes
du rationnement, les queues interminables, devant les
boulangeries, devenaient mortelles. Ah! ces douloureuses stations
du si�ge, ces pauvres femmes grelottantes sous les averses, les
pieds dans la boue glac�e, toute la mis�re h�ro�que de la grande
ville qui ne voulait pas se rendre! La mortalit� avait tripl�, les
th��tres �taient transform�s en ambulances. D�s la nuit, les
anciens quartiers luxueux tombaient � une paix morne, � des
t�n�bres profondes, pareils � des faubourgs de cit� maudite,
ravag�e par la peste. Et, dans ce silence, dans cette obscurit�,
on n'entendait que le fracas continu du bombardement, on ne voyait
que les �clairs des canons, qui embrasaient le ciel d'hiver.

Tout d'un coup, le 29 janvier, Paris sut que, depuis l'avant-


veille, Jules Favre traitait avec M De Bismarck, pour obtenir un
armistice; et, en m�me temps, il apprenait qu'il n'y avait plus
que dix jours de pain, � peine le temps de ravitailler la ville.
C'�tait la capitulation brutale qui s'imposait. Paris, morne, dans
la stupeur de la v�rit� qu'on lui disait enfin, laissa faire. Ce
m�me jour, � minuit, le dernier coup de canon fut tir�. Puis, le
29, lorsque les allemands eurent occup� les forts, Maurice revint
camper, avec le 115e, du c�t� de Montrouge, en dedans des
fortifications. Et alors commen�a pour lui une existence vague,
pleine de paresse et de fi�vre. La discipline s'�tait fort
rel�ch�e, les soldats se d�bandaient, attendaient en fl�nant
d'�tre renvoy�s chez eux. Mais lui restait �perdu, d'une nervosit�
ombrageuse, d'une inqui�tude qui se tournait en exasp�ration, au
moindre heurt. Il lisait avidement les journaux r�volutionnaires,
et cet armistice de trois semaines, uniquement conclu pour
permettre � la France de nommer une assembl�e qui d�ciderait de la
paix, lui semblait un pi�ge, une trahison derni�re. M�me si Paris
se trouvait forc� de capituler, il �tait, avec Gambetta, pour la
continuation de la guerre sur la Loire et dans le nord. Le
d�sastre de l'arm�e de l'est, oubli�e, forc�e de passer en Suisse,
l'enragea. Ensuite, ce furent les �lections qui achev�rent de
l'affoler: c'�tait bien ce qu'il avait pr�vu, la province
poltronne, irrit�e de la r�sistance de Paris, voulant la paix
quand m�me, ramenant la monarchie, sous les canons encore braqu�s
des Prussiens. Apr�s les premi�res s�ances de Bordeaux, Thiers,
�lu dans vingt-six d�partements, acclam� chef du pouvoir ex�cutif,
devint � ses yeux le monstre, l'homme de tous les mensonges et de
tous les crimes. Et il ne d�col�ra plus, cette paix conclue par
une assembl�e monarchique lui paraissait le comble de la honte, il
d�lirait � la seule id�e des dures conditions, l'indemnit� des
cinq milliards, Metz livr�e, l'Alsace abandonn�e, l'or et le sang
de la France coulant par cette plaie, ouverte � son flanc,
ingu�rissable.

Alors, dans les derniers jours de f�vrier, Maurice se d�cida �


d�serter. Un article du trait� disait que les soldats camp�s �
Paris seraient d�sarm�s et renvoy�s chez eux. Il n'attendit pas,
il lui semblait que son coeur serait arrach�, s'il quittait le
pav� de ce Paris glorieux, que la faim seule avait pu r�duire; et
il disparut, il loua, rue des Orties, en haut de la butte des
moulins, dans une maison � six �tages, une �troite chambre
meubl�e, une sorte de belv�d�re, d'o� l'on voyait la mer sans
bornes des toitures, depuis les Tuileries jusqu'� la bastille. Un
ancien camarade de la facult� de droit lui avait pr�t� cent
francs. D'ailleurs, d�s qu'il fut install�, il se fit inscrire
dans un bataillon de la garde nationale, et les trente sous de la
paye devaient lui suffire. La pens�e d'une existence tranquille,
�go�ste, en province, lui faisait horreur. M�me les lettres qu'il
recevait de sa soeur Henriette, � laquelle il avait �crit, d�s le
lendemain de l'armistice, le f�chaient, avec leurs supplications,
leur d�sir ardent de le voir venir se reposer � Remilly. Il
refusait, il irait plus tard, lorsque les Prussiens ne seraient
plus l�.

Et la vie de Maurice vagabonda, oisive, dans une fi�vre


grandissante. Il ne souffrait plus de la faim, il avait d�vor� le
premier pain blanc avec d�lices. Paris, alcoolis�, o� n'avait
manqu� ni l'eau-de-vie ni le vin, vivait grassement � cette heure,
tombait � une ivrognerie continue. Mais c'�tait la prison
toujours, les portes gard�es par les allemands, une complication
de formalit�s qui emp�chait de sortir. La vie sociale n'avait pas
repris, aucun travail, aucune affaire encore; et il y avait l�
tout un peuple dans l'attente, ne faisant rien, finissant de se
d�traquer, au clair soleil du printemps naissant. Pendant le
si�ge, au moins, le service militaire fatiguait les membres,
occupait la t�te; tandis que, maintenant, la population avait
gliss� d'un coup � une vie d'absolue paresse, dans l'isolement o�
elle demeurait du monde entier. Lui, comme les autres, fl�nait du
matin au soir, respirait l'air vici� par tous les germes de folie
qui, depuis des mois, montaient de la foule. La libert� illimit�e,
dont on jouissait, achevait de tout d�truire. Il lisait les
journaux, fr�quentait les r�unions publiques, haussait parfois les
�paules aux �neries trop fortes, rentrait quand m�me le cerveau
hant� de violences, pr�t aux actes d�sesp�r�s, pour la d�fense de
ce qu'il croyait �tre la v�rit� et la justice. Et, de sa petite
chambre, d'o� il dominait la ville, il faisait encore des r�ves de
victoire, il se disait qu'on pouvait sauver la France, sauver la
r�publique, tant que la paix ne serait pas sign�e.

Le 1er mars, les Prussiens devaient entrer dans Paris, et un long


cri d'ex�cration et de col�re sortait de tous les coeurs Maurice
n'assistait plus � une r�union publique, sans entendre accuser
l'assembl�e, Thiers, les hommes du 4 septembre, de cette honte
supr�me, qu'ils n'avaient pas voulu �pargner � la grande ville
h�ro�que. Lui-m�me, un soir, s'emporta jusqu'� prendre la parole,
pour crier que Paris entier devait aller mourir aux remparts,
plut�t que de laisser p�n�trer un seul Prussien. Dans cette
population, d�traqu�e par des mois d'angoisse et de famine, tomb�e
d�sormais � une oisivet� pleine de cauchemars, ravag�e de
soup�ons, devant les fant�mes qu'elle se cr�ait, l'insurrection
poussait ainsi naturellement, s'organisait au plein jour. C'�tait
une de ces crises morales, qu'on a pu observer � la suite de tous
les grands si�ges, l'exc�s du patriotisme d��u, qui, apr�s avoir
vainement enflamm� les �mes, se change en un aveugle besoin de
vengeance et de destruction. Le comit� central, que les d�l�gu�s
de la garde nationale avaient �lu, venait de protester contre
toute tentative de d�sarmement. Une grande manifestation se
produisit, sur la place de la bastille, des drapeaux rouges, des
discours de flamme, un concours immense de foule, le meurtre d'un
mis�rable agent de police, li� sur une planche, jet� dans le
canal, achev� � coups de pierre. Et, deux jours plus tard, dans la
nuit du 26 f�vrier, Maurice, r�veill� par le rappel et le tocsin,
vit passer sur le boulevard des Batignolles des bandes d'hommes et
de femmes qui tra�naient des canons, s'attela lui-m�me � une pi�ce
avec vingt autres, en entendant dire que le peuple �tait all�
prendre ces canons, place Wagram, pour que l'assembl�e ne les
livr�t pas aux Prussiens. Il y en avait cent soixante-dix, les
attelages manquaient, le peuple les tira avec des cordes, les
poussa avec les poings, les monta jusqu'au sommet de Montmartre,
dans un �lan farouche de horde barbare qui sauve ses Dieux.
Lorsque, le 1er mars, les Prussiens durent se contenter d'occuper
pendant un jour le quartier des Champs-�lys�es, parqu�s dans des
barri�res, ainsi qu'un troupeau de vainqueurs inquiets, Paris
lugubre ne bougea pas, les rues d�sertes, les maisons closes, la
ville enti�re morte, voil�e de l'immense cr�pe de son deuil.

Deux autres semaines se pass�rent, Maurice ne savait plus comment


coulait sa vie, dans l'attente de cette chose ind�finie et
monstrueuse qu'il sentait venir. La paix �tait d�finitivement
conclue, l'assembl�e devait s'installer � Versailles le 20 mars;
et, pour lui, rien n'�tait fini pourtant, quelque revanche
effroyable allait commencer. Le 18 mars, comme il se levait, il
re�ut une lettre d'Henriette, o� elle le suppliait encore de la
rejoindre � Remilly, en le mena�ant tendrement de se mettre en
route elle-m�me, s'il tardait trop � lui faire cette grande joie.
Elle lui parlait ensuite de Jean, elle lui contait comment, apr�s
l'avoir quitt�e d�s la fin de d�cembre pour rejoindre l'arm�e du
nord, il �tait tomb� malade d'une mauvaise fi�vre, dans un h�pital
de Belgique; et, la semaine pr�c�dente, il venait seulement de lui
�crire que, malgr� son �tat de faiblesse, il partait pour Paris,
o� il �tait r�solu � reprendre du service. Henriette terminait en
priant son fr�re de lui donner des nouvelles bien exactes sur
Jean, d�s qu'il l'aurait vu. Alors, Maurice, cette lettre ouverte
sous les yeux, fut envahi d'une r�verie tendre. Henriette, Jean,
sa soeur tant aim�e, son fr�re de mis�re et de piti�, mon Dieu!
Que ces �tres chers �taient loin de ses pens�es de chaque heure,
depuis que la temp�te habitait en lui! Cependant, comme sa soeur
l'avertissait qu'elle n'avait pu donner � Jean l'adresse de la rue
des Orties, il se promit de le chercher, ce jour-l�, en allant
voir aux bureaux militaires. Mais il �tait � peine descendu, il
traversait la rue Saint-Honor�, lorsque deux camarades de son
bataillon lui apprirent les �v�nements de la nuit et de la
matin�e, � Montmartre. Et tous les trois prirent le pas de course,
la t�te perdue.

Ah! cette journ�e du 18 mars, de quelle exaltation d�cisive elle


souleva Maurice! Plus tard, il ne put se souvenir nettement de ce
qu'il avait dit, de ce qu'il avait fait. D'abord, il se revoyait
galopant, furieux de la surprise militaire qu'on avait tent�e
avant le jour, pour d�sarmer Paris, en reprenant les canons de
Montmartre. Depuis deux jours, Thiers, arriv� de Bordeaux,
m�ditait �videmment ce coup de force, afin que l'assembl�e p�t
sans crainte proclamer la monarchie, � Versailles. Puis, il se
revoyait, � Montmartre m�me, vers neuf heures, enflamm� par les
r�cits de victoire qu'on lui faisait, l'arriv�e furtive de la
troupe, l'heureux retard des attelages qui avait permis aux gardes
nationaux de prendre les armes, les soldats n'osant tirer sur les
femmes et les enfants, mettant la crosse en l'air, fraternisant
avec le peuple. Puis, il se revoyait courant Paris, comprenant d�s
midi que Paris appartenait � la Commune, sans m�me qu'il y e�t de
bataille: Thiers et les ministres en fuite du minist�re des
affaires �trang�res o� ils s'�taient r�unis, tout le gouvernement
en d�route sur Versailles, les trente mille hommes de troupes
emmen�s � la h�te, laissant plus de cinq mille des leurs, au
travers des rues. Puis, vers cinq heures et demie, � un angle du
boulevard ext�rieur, il se revoyait au milieu d'un groupe de
forcen�s, �coutant sans indignation le r�cit abominable du meurtre
des g�n�raux Lecomte et Cl�ment Thomas. Ah! des g�n�raux! il se
rappelait ceux de Sedan, des jouisseurs et des incapables! Un de
plus, un de moins, �a n'importait gu�re! Et le reste de la journ�e
s'achevait dans la m�me exaltation, qui d�formait pour lui toutes
choses, une insurrection que les pav�s eux-m�mes semblaient avoir
voulue, grandie et d'un coup ma�tresse dans la fatalit� impr�vue
de son triomphe, livrant enfin � dix heures du soir l'H�tel de
Ville aux membres du comit� central, �tonn�s d'y �tre.

Mais un souvenir, pourtant, restait tr�s net dans la m�moire de


Maurice: sa rencontre brusque avec Jean. Depuis trois jours, ce
dernier se trouvait � Paris, o� il �tait arriv� sans un sou, h�ve
encore, �puis� par la fi�vre de deux mois qui l'avait retenu au
fond d'un h�pital de Bruxelles; et, tout de suite, ayant retrouv�
un ancien capitaine du 106e, le capitaine Ravaud, il s'�tait fait
engager dans la nouvelle compagnie du 124e, que celui-ci
commandait. Il y avait repris ses galons de caporal, il venait, ce
soir-l�, de quitter justement la caserne du Prince-Eug�ne le
dernier, avec son escouade, pour gagner la rive gauche, o� toute
l'arm�e avait re�u l'ordre de se concentrer, lorsque, sur le
boulevard Saint-Martin, un flot de foule arr�ta ses hommes. On
criait, on parlait de les d�sarmer. Tr�s calme, il r�pondait qu'on
lui fich�t la paix, que tout �a ne le regardait pas, qu'il voulait
simplement ob�ir � sa consigne, sans faire de mal � personne. Mais
il y eut un cri de surprise, Maurice qui s'�tait approch�, se
jetait � son cou, l'embrassait fraternellement.

-- Comment, c'est toi!... Ma soeur m'a �crit. Moi qui voulais, ce


matin, aller te demander aux bureaux de la guerre!

De grosses larmes de joie avaient troubl� les yeux de Jean.

-- Ah! mon pauvre petit, que je suis content de te revoir!... Moi


aussi, je t'ai cherch�; mais o� aller te prendre, dans cette
grande gueuse de ville?

La foule grondait toujours, et Maurice se retourna.

-- Citoyens, laissez-moi donc leur parler! Ce sont de braves gens,


je r�ponds d'eux.

Il prit les deux mains de son ami, et � voix plus basse:

-- N'est-ce pas, tu restes avec nous?

Le visage de Jean exprima une surprise profonde.

-- Avec vous, comment �a?

Puis, un instant, il l'�couta s'irriter contre le gouvernement,


contre l'arm�e, rappeler tout ce qu'on avait souffert, expliquer
qu'on allait enfin �tre les ma�tres, punir les incapables et les
l�ches, sauver la r�publique. Et, � mesure qu'il s'effor�ait de le
comprendre, sa calme figure de paysan illettr� s'assombrissait
d'un chagrin croissant.

-- Ah! non, non! mon petit, je ne reste pas, si c'est pour cette
belle besogne... Mon capitaine m'a dit d'aller � Vaugirard, avec
mes hommes, et j'y vais. Quand le tonnerre de Dieu y serait,
j'irais tout de m�me. C'est naturel, tu dois sentir �a.

Il s'�tait mis � rire, plein de simplicit�. Il ajouta:

-- C'est toi qui vas venir avec nous.

Mais, d'un geste de furieuse r�volte, Maurice lui avait l�ch� les
mains. Et tous deux rest�rent quelques secondes face � face, l'un
dans l'exasp�ration du coup de d�mence qui emportait Paris entier,
ce mal venu de loin, des ferments mauvais du dernier r�gne,
l'autre fort de son bon sens et de son ignorance, sain encore
d'avoir pouss� � part, dans la terre du travail et de l'�pargne.
Tous les deux �taient fr�res pourtant, un lien solide les
attachait, et ce fut un arrachement, lorsque, soudain, une
bousculade qui se produisit, les s�para.

-- Au revoir, Maurice!

-- Au revoir, Jean!

C'�tait un r�giment, le 79e, dont la masse compacte, d�bouchant


d'une rue voisine, venait de rejeter la foule sur les trottoirs.
Il y eut de nouveaux cris, mais on n'osa barrer la chauss�e aux
soldats, que les officiers entra�naient. Et la petite escouade du
124e, ainsi d�gag�e, put suivre, sans �tre retenue davantage.

-- Au revoir, Jean!

-- Au revoir, Maurice!

De la main, ils se saluaient encore, c�dant � la fatalit� violente


de cette s�paration, restant quand m�me le coeur plein l'un de
l'autre.

Les jours suivants, Maurice oublia d'abord, au milieu des


�v�nements extraordinaires qui se pr�cipitaient. Le 19, Paris
s'�tait r�veill� sans gouvernement, plus surpris qu'effray�
d'apprendre le coup de panique qui venait d'emporter � Versailles,
pendant la nuit, l'arm�e, les services publics, les ministres; et,
comme le temps �tait superbe, par ce beau dimanche de mars, Paris
descendit tranquillement dans les rues regarder les barricades.
Une grande affiche blanche du comit� central, convoquant le peuple
pour des �lections communales, semblait tr�s sage. On s'�tonnait
simplement de la voir sign�e par des noms profond�ment inconnus. �
cette aube de la Commune, Paris �tait contre Versailles, dans la
rancune de ce qu'il avait souffert et dans les soup�ons qui le
hantaient. C'�tait, d'ailleurs, l'anarchie absolue, la lutte des
maires et du comit� central, les inutiles efforts de conciliation
tent�s par les premiers, tandis que l'autre, peu s�r encore
d'avoir pour lui toute la garde nationale f�d�r�e, continuait � ne
revendiquer modestement que les libert�s municipales. Les coups de
feu tir�s contre la manifestation pacifique de la place Vend�me,
les quelques victimes dont le sang avait rougi le pav�, jet�rent,
au travers de la ville, le premier frisson de terreur. Et, pendant
que l'insurrection triomphante s'emparait d�finitivement de tous
les minist�res et de toutes les administrations publiques, la
col�re et la peur �taient grandes � Versailles, le gouvernement se
pressait de r�unir des forces militaires suffisantes, pour
repousser une attaque qu'il sentait prochaine. Les meilleures
troupes des arm�es du nord et de la Loire �taient appel�es en
h�te, une dizaine de jours avaient suffi pour r�unir pr�s de
quatre-vingt mille hommes, et la confiance revenait si rapide,
que, d�s le 2 avril, deux divisions, ouvrant les hostilit�s,
enlev�rent aux f�d�r�s Puteaux et Courbevoie.

Ce fut le lendemain seulement que Maurice, parti avec son


bataillon � la conqu�te de Versailles, revit se dresser, dans la
fi�vre de ses souvenirs, la figure triste de Jean, lui criant au
revoir. L'attaque des versaillais avait stup�fi� et indign� la
garde nationale. Trois colonnes, une cinquantaine de mille hommes,
s'�taient ru�s d�s le matin, par Bougival et par Meudon, pour
s'emparer de l'assembl�e monarchiste et de Thiers l'assassin.
C'�tait la sortie torrentielle, si ardemment exig�e pendant le
si�ge, et Maurice se demandait o� il allait revoir Jean, si ce
n'�tait pas l�-bas, parmi les morts du champ de bataille. Mais la
d�route fut trop prompte, son bataillon atteignait � peine le
plateau des berg�res, sur la route de Rueil, lorsque, tout d'un
coup, des obus, lanc�s du Mont-Val�rien, tomb�rent dans les rangs.
Il y eut une stupeur, les uns croyaient que le fort �tait occup�
par des camarades, les autres racontaient que le commandant avait
pris l'engagement de ne pas tirer. Et une terreur folle s'empara
des hommes, les bataillons se d�band�rent, rentr�rent au galop
dans Paris, tandis que la t�te de la colonne, prise par un
mouvement tournant du g�n�ral Vinoy, allait se faire massacrer
dans Rueil.

Alors, Maurice, �chapp� � la tuerie, tout fr�missant de s'�tre


battu, n'avait plus eu que de la haine contre ce pr�tendu
gouvernement d'ordre et de l�galit�, qui, �cras� � chaque
rencontre par les Prussiens, retrouvait seulement du courage pour
vaincre Paris. Et les arm�es allemandes �taient encore l�, de
Saint-Denis � Charenton, assistant � ce beau spectacle de
l'effondrement d'un peuple! Aussi, dans la crise sombre de
destruction qui l'envahissait, approuva-t-il les premi�res mesures
violentes, la construction de barricades barrant les rues et les
places, l'arrestation des otages, l'archev�que, des pr�tres,
d'anciens fonctionnaires. D�j�, de part et d'autre, les atrocit�s
commen�aient: Versailles fusillait les prisonniers, Paris
d�cr�tait que, pour la t�te d'un de ses combattants, il ferait
tomber trois t�tes d'otages; et le peu de raison qui restait �
Maurice, apr�s tant de secousses et de ruines, s'en allait au vent
de fureur soufflant de partout. La Commune lui apparaissait comme
une vengeresse des hontes endur�es, comme une lib�ratrice
apportant le fer qui ampute, le feu qui purifie. Cela n'�tait pas
tr�s clair dans son esprit, le lettr� en lui �voquait simplement
des souvenirs classiques, des villes libres et triomphantes, des
f�d�rations de riches provinces imposant leur loi au monde. Si
Paris l'emportait, il le voyait, dans une gloire, reconstituant
une France de justice et de libert�, r�organisant une soci�t�
nouvelle, apr�s avoir balay� les d�bris pourris de l'ancienne. �
la v�rit�, apr�s les �lections, les noms des membres de la Commune
l'avaient un peu surpris par l'extraordinaire m�lange de mod�r�s,
de r�volutionnaires, de socialistes de toutes sectes, � qui la
grande oeuvre se trouvait confi�e. Il connaissait plusieurs de ces
hommes, il les jugeait d'une grande m�diocrit�. Les meilleurs
n'allaient-ils pas se heurter, s'annihiler, dans la confusion des
id�es qu'ils repr�sentaient? Mais, le jour o� la Commune fut
solennellement constitu�e, sur la place de l'H�tel-de-Ville,
pendant que le canon tonnait et que les troph�es de drapeaux
rouges claquaient au vent, il avait voulu tout oublier, soulev� de
nouveau par un espoir sans bornes. Et l'illusion recommen�ait,
dans la crise aigu� du mal � son paroxysme, au milieu des
mensonges des uns et de la foi exalt�e des autres.

Pendant tout le mois d'avril, Maurice fit le coup de feu, du c�t�


de Neuilly. Le printemps h�tif fleurissait les lilas, on se
battait au milieu de la verdure tendre des jardins; et des gardes
nationaux rentraient le soir avec des bouquets au bout de leur
fusil. Maintenant, les troupes r�unies � Versailles �taient si
nombreuses, qu'on avait pu en former deux arm�es, l'une de
premi�re ligne, sous les ordres du mar�chal De Mac-Mahon, l'autre
de r�serve, command�e par le g�n�ral Vinoy. Quant � la Commune,
elle avait pour elle pr�s de cent mille gardes nationaux mobilis�s
et presque autant de s�dentaires; mais cinquante mille au plus se
battaient r�ellement. Et, chaque jour, le plan d'attaque des
versaillais s'indiquait davantage: apr�s Neuilly, ils avaient
occup� le ch�teau de B�con, puis Asni�res, simplement pour
resserrer la ligne de l'investissement; car ils comptaient entrer
par le Point-du-Jour, d�s qu'ils pourraient y forcer le rempart,
sous les feux convergents du Mont-Val�rien et du fort d'Issy. Le
Mont-Val�rien �tait � eux, tous leurs efforts tendaient �
s'emparer du fort d'Issy, qu'ils attaquaient, en utilisant les
anciens travaux des Prussiens. Depuis le milieu d'avril, la
fusillade, la canonnade ne cessaient plus. � Levallois, � Neuilly,
c'�tait un combat incessant, un feu de tirailleurs de toutes les
minutes, le jour et la nuit. De grosses pi�ces, mont�es sur des
wagons blind�s, �voluaient le long du chemin de fer de ceinture,
tiraient sur Asni�res, par-dessus Levallois. Mais � Vanves, � Issy
surtout, le bombardement faisait rage, toutes les vitres de Paris
en tremblaient, comme aux journ�es les plus rudes du si�ge. Et, le
9 mai, lorsque, apr�s une premi�re alerte, le fort d'Issy tomba
d�finitivement aux mains de l'arm�e de Versailles, ce fut pour la
Commune la d�faite certaine, un coup de panique qui la jeta aux
pires r�solutions.

Maurice approuva la cr�ation d'un comit� de salut public. Des


pages d'histoire lui revenaient, l'heure n'avait-elle pas sonn�
des mesures �nergiques, si l'on voulait sauver la patrie? De
toutes les violences, une seule lui avait serr� le coeur d'une
angoisse secr�te, le renversement de la colonne Vend�me; et il
s'accusait de cela comme d'une faiblesse d'enfant, il entendait
toujours son grand-p�re lui raconter Marengo, Austerlitz, I�na,
Eylau, Friedland, Wagram, la Moskowa, des r�cits �piques dont il
fr�missait encore. Mais que l'on ras�t la maison de Thiers
l'assassin, que l'on gard�t les otages comme une garantie et une
menace, est-ce que cela n'�tait pas de justes repr�sailles, dans
cette rage grandissante de Versailles contre Paris, qu'il
bombardait, o� les obus crevaient les toits, tuaient des femmes?
Le sombre besoin de destruction montait en lui, � mesure que la
fin de son r�ve approchait. Si l'id�e justici�re et vengeresse
devait �tre �cras�e dans le sang, que s'entr'ouvr�t donc la terre,
transform�e au milieu d'un de ces bouleversements cosmiques, qui
ont renouvel� la vie! Que Paris s'effondr�t, qu'il br�l�t comme un
immense b�cher d'holocauste, plut�t que d'�tre rendu � ses vices
et � ses mis�res, � cette vieille soci�t� g�t�e d'abominable
injustice! Et il faisait un autre grand r�ve noir, la ville g�ante
en cendre, plus rien que des tisons fumants sur les deux rives, la
plaie gu�rie par le feu, une catastrophe sans nom, sans exemple,
d'o� sortirait un peuple nouveau. Aussi s'enfi�vrait-il davantage
aux r�cits qui couraient: les quartiers min�s, les catacombes
bourr�es de poudre, tous les monuments pr�ts � sauter, des fils
�lectriques r�unissant les fourneaux pour qu'une seule �tincelle
les allum�t tous d'un coup, des provisions consid�rables de
mati�res inflammables, surtout du p�trole, de quoi changer les
rues et les places en torrents, en mers de flammes. La Commune
l'avait jur�, si les versaillais entraient, pas un n'irait au del�
des barricades qui fermaient les carrefours, les pav�s
s'ouvriraient, les �difices crouleraient, Paris flamberait et
engloutirait tout un monde.

Et, lorsque Maurice se jeta � ce r�ve fou, ce fut par un sourd


m�contentement contre la Commune elle-m�me. Il d�sesp�rait des
hommes, il la sentait incapable, tiraill�e par trop d'�l�ments
contraires, s'exasp�rant, devenant incoh�rente et imb�cile, �
mesure qu'elle �tait menac�e davantage. De toutes les r�formes
sociales qu'elle avait promises, elle n'avait pu en r�aliser une
seule, et il �tait d�j� certain qu'elle ne laisserait derri�re
elle aucune oeuvre durable. Mais son grand mal surtout venait des
rivalit�s qui la d�chiraient, du soup�on rongeur dans lequel
vivait chacun de ses membres. Beaucoup d�j�, les mod�r�s, les
inquiets, n'assistaient plus aux s�ances. Les autres agissaient
sous le fouet des �v�nements, tremblaient devant une dictature
possible, en �taient � l'heure o� les groupes des assembl�es
r�volutionnaires s'exterminent entre eux, pour sauver la patrie.
Apr�s Cluseret, apr�s Dombrowski, Rossel allait devenir suspect.
Delescluze, nomm� d�l�gu� civil � la guerre, ne pouvait rien lui-
m�me, malgr� sa grande autorit�. Et le grand effort social entrevu
s'�parpillait, avortait ainsi, dans l'isolement qui s'�largissait
d'heure en heure autour de ces hommes frapp�s d'impuissance,
r�duits aux coups de d�sespoir.

Dans Paris, la terreur montait. Paris, irrit� d'abord contre


Versailles, frissonnant des souffrances du si�ge, se d�tachait
maintenant de la Commune. L'enr�lement forc�, le d�cret qui
incorporait tous les hommes au-dessous de quarante ans, avait
irrit� les gens calmes et d�termin� une fuite en masse: on s'en
allait, par Saint-Denis, sous des d�guisements, avec de faux
papiers Alsaciens, on descendait dans le foss� des fortifications,
� l'aide de cordes et d'�chelles, pendant les nuits noires. Depuis
longtemps, les bourgeois riches �taient partis. Aucune fabrique,
aucune usine n'avait rouvert ses portes. Pas de commerce, pas de
travail, l'existence d'oisivet� continuait, dans l'attente
anxieuse de l'in�vitable d�nouement. Et le peuple ne vivait
toujours que de la solde des gardes nationaux, ces trente sous que
payaient maintenant les millions r�quisitionn�s � la banque, les
trente sous pour lesquels beaucoup se battaient, une des causes au
fond et la raison d'�tre de l'�meute. Des quartiers entiers
s'�taient vid�s, les boutiques closes, les fa�ades mortes. Sous le
grand soleil de l'admirable mois de mai, dans les rues d�sertes,
on ne rencontrait plus que la pompe farouche des enterrements de
f�d�r�s, tu�s � l'ennemi, des convois sans pr�tres, des
corbillards couverts de drapeaux rouges, suivis de foules portant
des bouquets d'immortelles. Les �glises, ferm�es, se
transformaient chaque soir en salles de club. Les seuls journaux
r�volutionnaires paraissaient, on avait supprim� tous les autres.
C'�tait Paris d�truit, ce grand et malheureux Paris qui gardait,
contre l'assembl�e, sa r�pulsion de capitale r�publicaine, et chez
lequel grandissait � pr�sent la terreur de la Commune,
l'impatience d'en �tre d�livr�, au milieu des effrayantes
histoires qui couraient, des arrestations quotidiennes d'otages,
des tonneaux de poudre descendus dans les �gouts, o�, disait-on,
veillaient des hommes avec des torches, attendant un signal.
Maurice, alors, qui n'avait jamais bu, se trouva pris et comme
noy�, dans le coup d'ivresse g�n�rale. Il lui arrivait,
maintenant, lorsqu'il �tait de service � quelque poste avanc�, ou
bien lorsqu'il passait la nuit au corps de garde, d'accepter un
petit verre de cognac. S'il en prenait un second, il s'exaltait,
parmi les souffles d'alcool qui lui passaient sur la face. C'�tait
l'�pid�mie envahissante, la so�lerie chronique, l�gu�e par le
premier si�ge, aggrav�e par le second, cette population sans pain,
ayant de l'eau-de-vie et du vin � pleins tonneaux, et qui s'�tait
satur�e, d�lirante d�sormais � la moindre goutte. Pour la premi�re
fois de sa vie, le 21 mai, un dimanche, Maurice rentra ivre, vers
le soir, rue des Orties, o� il couchait de temps � autre. Il avait
pass� la journ�e � Neuilly encore, faisant le coup de feu, buvant
avec les camarades, dans l'espoir de combattre l'immense fatigue
qui l'accablait. Puis, la t�te perdue, � bout de force, il �tait
venu se jeter sur le lit de sa petite chambre, ramen� par
l'instinct, car jamais il ne se rappela comment il �tait rentr�.
Et, le lendemain seulement, le soleil �tait d�j� haut, lorsque des
bruits de tocsins, de tambours et de clairons le r�veill�rent. La
veille, au Point-du-Jour, les versaillais, trouvant une porte
abandonn�e, �taient entr�s librement dans Paris.

D�s qu'il fut descendu, habill� � la h�te, le fusil en


bandouli�re, un groupe effar� de camarades, rencontr� � la mairie
de l'arrondissement, lui conta les faits de la soir�e et de la
nuit, au milieu d'une confusion telle, qu'il lui fut d'abord
difficile de comprendre. Depuis dix jours que le fort d'Issy et la
grande batterie de Montretout, aid�s par le Mont-Val�rien,
battaient le rempart, la porte de Saint-cloud �tait devenue
intenable; et l'assaut allait �tre donn� le lendemain, lorsqu'un
passant, vers cinq heures, voyant que personne ne gardait plus la
porte, avait simplement appel� du geste les gardes de tranch�e,
qui se trouvaient � peine � cinquante m�tres. Sans attendre, deux
compagnies du 37e de ligne �taient entr�es. Puis, derri�re elles,
tout le 4e corps, command� par le g�n�ral Douay, avait suivi.
Pendant la nuit enti�re, des troupes avaient coul�, d'un flot
ininterrompu. � sept heures, la division verg� descendait vers le
pont de Grenelle et poussait jusqu'au Trocad�ro. � neuf heures, le
g�n�ral Clinchant prenait Passy et la Muette.

� trois heures du matin, le 1er corps campait dans le bois de


Boulogne; tandis que, vers le m�me moment, la division Bruat
passait la Seine, pour enlever la porte de S�vres et faciliter
l'entr�e du 2e corps, qui, sous les ordres du g�n�ral de Cissey,
devait occuper le quartier de Grenelle, une heure plus tard.
C'�tait ainsi que, le 22 au matin, l'arm�e de Versailles �tait
ma�tresse du Trocad�ro et de la Muette, sur la rive droite, de
Grenelle, sur la rive gauche; et cela, au milieu de la stupeur, de
la col�re et du d�sarroi de la Commune, criant d�j� � la trahison,
�perdue � l'id�e de l'�crasement in�vitable.

Ce fut le premier sentiment de Maurice, quand il eut compris: la


fin �tait venue, il n'y avait qu'� se faire tuer. Mais le tocsin
sonnait � la vol�e, les tambours battaient plus fort, des femmes
et jusqu'� des enfants travaillaient aux barricades, les rues
s'emplissaient de la fi�vre des bataillons, r�unis � la h�te,
courant � leur poste de combat. Et, d�s midi, l'�ternel espoir
renaissait au coeur des soldats exalt�s de la Commune, r�solus �
vaincre, en constatant que les versaillais n'avaient presque pas
boug�. Cette arm�e, qu'ils avaient craint de voir aux Tuileries en
deux heures, op�rait avec une prudence extraordinaire, instruite
par ses d�faites, exag�rant la tactique que les Prussiens lui
avaient si durement apprise. � l'H�tel de Ville, le comit� de
salut public et Delescluze, d�l�gu� � la guerre, organisaient,
dirigeaient la d�fense. On racontait qu'ils avaient repouss�
d�daigneusement une supr�me tentative de conciliation. Cela
enflammait les courages, le triomphe de Paris redevenait certain,
de toutes parts la r�sistance allait �tre farouche, comme
l'attaque devait �tre implacable, dans la haine grossie de
mensonges et d'atrocit�s, qui br�lait au coeur des deux arm�es.
Et, cette journ�e, Maurice la passa du c�t� du Champ de Mars et
des Invalides, � se replier lentement, de rue en rue, en l�chant
des coups de feu. Il n'avait pu retrouver son bataillon, il se
battait avec des camarades inconnus, emmen� par eux sur la rive
gauche, sans m�me y avoir pris garde. Vers quatre heures, ils
d�fendirent une barricade qui fermait la rue de l'universit�, � sa
sortie sur l'esplanade; et ils ne l'abandonn�rent qu'au
cr�puscule, lorsqu'ils surent que la division Bruat, filant le
long du quai, s'�tait empar�e du corps l�gislatif. Ils avaient
failli �tre pris, ils gagn�rent la rue de Lille � grand-peine,
gr�ce � un large d�tour par la rue Saint-Dominique et la rue de
Bellechasse. Quand la nuit tomba, l'arm�e de Versailles occupait
une ligne qui partait de la porte de Vanves, passait par le corps
l�gislatif, le palais de l'�lys�e, l'�glise Saint-Augustin, la
gare Saint-lazare, et aboutissait � la porte d'Asni�res.

Le lendemain, le 23, un mardi printanier de clair et chaud soleil,


fut pour Maurice le jour terrible. Les quelques centaines de
f�d�r�s, dont il faisait partie et o� il y avait des hommes de
plusieurs bataillons, tenaient encore tout le quartier, du quai �
la rue Saint-Dominique. Mais la plupart avaient bivouaqu� rue de
Lille, dans les jardins des grands h�tels qui se trouvaient l�.
Lui-m�me s'�tait endormi profond�ment, sur une pelouse, � c�t� du
palais de la L�gion d'Honneur. D�s le matin, il croyait que les
troupes d�busqueraient du corps l�gislatif, pour les refouler
derri�re les fortes barricades de la rue du Bac. Les heures
pourtant se pass�rent, sans que l'attaque se produis�t. On
n'�changeait toujours que des balles perdues, d'un bout des rues �
l'autre. C'�tait le plan de Versailles qui se d�veloppait avec une
lenteur prudente, la r�solution bien arr�t�e de ne pas se heurter
de front � la formidable forteresse que les insurg�s avaient faite
de la terrasse des Tuileries, l'adoption d'un double cheminement,
� gauche et � droite, le long des remparts, de mani�re � s'emparer
d'abord de Montmartre et de l'observatoire, pour se rabattre
ensuite et prendre tous les quartiers du centre dans un immense
coup de filet. Vers deux heures, Maurice entendit raconter que le
drapeau tricolore flottait sur Montmartre: attaqu�e par trois
corps d'arm�e � la fois, qui avaient lanc� leurs bataillons sur la
butte, au nord et � l'ouest, par les rues Lepic, des Saules et du
Mont-Cenis, la grande batterie du moulin de la galette venait
d'�tre prise; et les vainqueurs refluaient sur Paris, emportaient
la place Saint-Georges, Notre-Dame de Lorette, la mairie de la rue
Drouot, le nouvel op�ra; pendant que, sur la rive gauche, le
mouvement de conversion, parti du cimeti�re Montparnasse, gagnait
la place d'enfer et le march� aux chevaux. Une stupeur, de la rage
et de l'effroi accueillaient ces nouvelles, ces progr�s si rapides
de l'arm�e. Eh quoi! Montmartre enlev� en deux heures, Montmartre,
la citadelle glorieuse et imprenable de l'insurrection! Maurice
s'aper�ut bien que les rangs s'�claircissaient, des camarades
tremblants filaient sans bruit, allaient se laver les mains,
mettre une blouse, dans la terreur des repr�sailles. Le bruit
courait qu'on serait tourn� par la Croix-Rouge, dont l'attaque se
pr�parait. D�j�, les barricades des rues Martignac et de
Bellechasse �taient prises, on commen�ait � voir les pantalons
rouges au bout de la rue de Lille. Et il ne resta bient�t que les
convaincus, les acharn�s, Maurice et une cinquantaine d'autres,
d�cid�s � mourir, apr�s en avoir tu� le plus possible, de ces
versaillais qui traitaient les f�d�r�s en bandits, qui fusillaient
les prisonniers en arri�re de la ligne de bataille. Depuis la
veille, l'ex�crable haine avait grandi, c'�tait l'extermination
entre ces r�volt�s mourant pour leur r�ve et cette arm�e toute
fumante de passions r�actionnaires, exasp�r�e d'avoir � se battre
encore.

Vers cinq heures, comme Maurice et les camarades se repliaient


d�cid�ment derri�re les barricades de la rue du Bac, descendant de
porte en porte la rue de Lille, en tirant toujours, il vit tout
d'un coup une grosse fum�e noire sortir par une fen�tre ouverte du
palais de la L�gion d'Honneur. C'�tait le premier incendie allum�
dans Paris; et, sous le coup de furieuse d�mence qui l'emportait,
il en eut une joie farouche. L'heure avait sonn�, que la ville
enti�re flamb�t donc comme un b�cher immense, que le feu purifi�t
le monde! Mais une apparition brusque l'�tonna: cinq ou six hommes
venaient de sortir pr�cipitamment du palais, ayant � leur t�te un
grand gaillard, dans lequel il reconnut Chouteau, son ancien
camarade d'escouade du 106e. Il l'avait aper�u d�j� avec un k�pi
galonn�, apr�s le 18 mars, il le retrouvait mont� en grade, ayant
des galons partout, attach� � l'�tat-major de quelque g�n�ral qui
ne se battait pas. Une histoire lui revint, qu'on lui avait
cont�e: ce Chouteau install� au palais de la L�gion d'Honneur,
vivant l� en compagnie d'une ma�tresse dans une bombance
continuelle, s'allongeant avec ses bottes au milieu des grands
lits somptueux, cassant les glaces � coups de revolver, pour rire.
M�me on assurait que sa ma�tresse, sous le pr�texte d'aller faire
son march� aux halles, partait chaque matin en voiture de gala,
d�m�nageant des ballots de linge vol�, des pendules et jusqu'� des
meubles. Et Maurice, � le voir courir avec ses hommes, tenant
encore � la main un bidon de p�trole, �prouva un malaise, un doute
affreux o� il sentit vaciller toute sa foi. L'oeuvre terrible
pouvait donc �tre mauvaise, qu'un tel homme en �tait l'ouvrier?

Des heures encore s'�coul�rent, il ne se battait plus que dans la


d�tresse, ne retrouvant en lui, debout, que la sombre volont� de
mourir. S'il s'�tait tromp�, qu'il pay�t au moins l'erreur de son
sang! La barricade qui fermait la rue de Lille, � la hauteur de la
rue du Bac, �tait tr�s forte, faite de sacs et de tonneaux de
terre, pr�c�d�e d'un foss� profond. Il la d�fendait avec une
douzaine � peine d'autres f�d�r�s, tous � demi couch�s, tuant �
coup s�r chaque soldat qui se montrait. Lui, jusqu'� la nuit
tombante, ne bougea pas, �puisa ses cartouches, silencieux, dans
l'ent�tement de son d�sespoir. Il regardait grossir les grandes
fum�es du palais de la L�gion d'Honneur, que le vent rabattait au
milieu de la rue, sans qu'on p�t encore voir les flammes, sous le
jour finissant. Un autre incendie avait �clat� dans un h�tel
voisin. Et, brusquement, un camarade vint l'avertir que les
soldats, n'osant prendre la barricade de front, �taient en train
de cheminer � travers les jardins et les maisons, trouant les murs
� coups de pioche. C'�tait la fin, ils pouvaient d�boucher l�,
d'un instant � l'autre. Et, en effet, un coup de feu plongeant
�tant parti d'une fen�tre, il revit Chouteau et ses hommes qui
montaient fr�n�tiquement, � droite et � gauche, dans les maisons
d'angle, avec leur p�trole et des torches. Une demi-heure plus
tard, sous le ciel devenu noir, tout le carrefour flambait;
pendant que lui, toujours couch� derri�re les tonneaux et les
sacs, profitait de l'intense clart� pour abattre les soldats
imprudents qui se risquaient dans l'enfilade de la rue, hors des
portes.

Combien de temps Maurice tira-t-il encore? Il n'avait plus


conscience du temps ni des lieux. Il pouvait �tre neuf heures, dix
heures peut-�tre. L'ex�crable besogne qu'il faisait l'�touffait
maintenant d'une naus�e, ainsi qu'un vin immonde qui revient dans
l'ivresse. Autour de lui, les maisons en flammes commen�aient �
l'envelopper d'une chaleur insupportable, d'un air br�lant
d'asphyxie. Le carrefour, avec ses tas de pav�s qui le fermaient,
�tait devenu un camp retranch�, d�fendu par les incendies, sous
une pluie de tisons. N'�taient-ce pas les ordres? Incendier les
quartiers en abandonnant les barricades, arr�ter les troupes par
une ligne d�vorante de brasiers, br�ler Paris � mesure qu'on le
rendrait. Et, d�j�, il sentait bien que les maisons de la rue du
Bac ne br�laient pas seules. Derri�re son dos, il voyait le ciel
s'embraser d'une immense lueur rouge, il entendait un grondement
lointain, comme si toute la ville s'allumait. � droite, le long de
la Seine, d'autres incendies g�ants devaient �clater. Depuis
longtemps, il avait vu dispara�tre Chouteau, fuyant les balles.
Les plus acharn�s de ses camarades filaient eux-m�mes un � un,
�pouvant�s par l'id�e d'�tre tourn�s d'un moment � l'autre. Enfin,
il restait seul, allong� entre deux sacs de terre, ne pensant qu'�
tirer toujours, lorsque les soldats, qui avaient chemin� � travers
les cours et les jardins, d�bouch�rent par une maison de la rue du
Bac, et se rabattirent.

Dans l'exaltation de cette lutte supr�me, il y avait deux grands


jours que Maurice n'avait pas song� � Jean. Et Jean non plus,
depuis qu'il �tait entr� dans Paris avec son r�giment, dont on
avait renforc� la division Bruat, ne s'�tait pas, une seule
minute, souvenu de Maurice. La veille, il avait fait le coup de
feu au Champ de Mars et sur l'esplanade des Invalides. Puis, ce
jour-l�, il n'avait quitt� la place du Palais-Bourbon que vers
midi, pour enlever les barricades du quartier, jusqu'� la rue des
saints-P�res. Lui, si calme, s'�tait peu � peu exasp�r�, dans
cette guerre fratricide, au milieu de camarades dont l'ardent
d�sir �tait de se reposer enfin, apr�s tant de mois de fatigue.
Les prisonniers, qu'on ramenait d'Allemagne et qu'on incorporait,
ne d�rageaient pas contre Paris; et il y avait encore les r�cits
des abominations de la Commune, qui le jetaient hors de lui, en
blessant son respect de la propri�t� et son besoin d'ordre. Il
�tait rest� le fond m�me de la nation, le paysan sage, d�sireux de
paix, pour qu'on recommen��t � travailler, � gagner, � se refaire
du sang. Mais surtout, dans cette col�re grandissante, qui
emportait jusqu'� ses plus tendres pr�occupations, les incendies
�taient venus l'affoler. Br�ler les maisons, br�ler les palais,
parce qu'on n'�tait pas les plus forts, ah �a, non, par exemple!
Il n'y avait que des bandits capables d'un coup pareil. Et lui
dont les ex�cutions sommaires, la veille, avaient serr� le coeur,
ne s'appartenait plus, farouche, les yeux hors de la t�te, tapant,
hurlant.

Violemment, Jean d�boucha dans la rue du Bac, avec les quelques


hommes de son escouade. D'abord, il ne vit personne, il crut que
la barricade venait d'�tre �vacu�e. Puis, l�-bas, entre deux sacs
de terre, il aper�ut un communard qui remuait, qui �paulait,
tirant encore dans la rue de Lille. Et ce fut sous la pouss�e
furieuse du destin, il courut, il cloua l'homme sur la barricade,
d'un coup de ba�onnette.

Maurice n'avait pas eu le temps de se retourner. Il jeta un cri,


il releva la t�te. Les incendies les �clairaient d'une aveuglante
clart�.

-- Oh! Jean, mon vieux Jean, est-ce toi?

Mourir, il le voulait, il en avait l'enrag�e impatience. Mais


mourir de la main de son fr�re, c'�tait trop, cela lui g�tait la
mort, en l'empoisonnant d'une abominable amertume.

-- Est-ce donc toi, Jean, mon vieux Jean?

Foudroy�, d�gris�, Jean le regardait. Ils �taient seuls, les


autres soldats s'�taient d�j� mis � la poursuite des fuyards.
Autour d'eux, les incendies flambaient plus haut, les fen�tres
vomissaient de grandes flammes rouges, tandis qu'on entendait, �
l'int�rieur, l'�croulement embras� des plafonds. Et Jean s'abattit
pr�s de Maurice, sanglotant, le t�tant, t�chant de le soulever,
pour voir s'il ne pourrait pas le sauver encore.

-- Oh! mon petit, mon pauvre petit!

VIII

Lorsque le train, qui arrivait de Sedan, apr�s des retards sans


nombre, finit par entrer dans la gare de Saint-Denis, vers neuf
heures, une grande clart� rouge �clairait d�j� le ciel, au sud,
comme si tout Paris se f�t embras�. � mesure que la nuit s'�tait
faite, cette lueur avait grandi; et, peu � peu, elle gagnait
l'horizon entier, ensanglantant un vol de petits nuages qui se
noyaient, vers l'est, au fond des t�n�bres accrues.

Henriette, la premi�re, sauta du wagon, inqui�te de ces reflets


d'incendie, que les voyageurs avaient aper�us, au travers des
champs noirs, par les porti�res du train en marche. D'ailleurs,
des soldats Prussiens, qui venaient d'occuper militairement la
gare, for�aient tout le monde � descendre, tandis que deux d'entre
eux, sur le quai d'arriv�e, criaient en un rauque Fran�ais:

-- Paris br�le... On ne va pas plus loin, tout le monde descend...


Paris br�le, Paris br�le...

Ce fut, pour Henriette, une angoisse terrible. Mon Dieu! Arrivait-


elle donc trop tard? Maurice n'ayant pas r�pondu � ses deux
derni�res lettres, elle avait �prouv� de si mortelles inqui�tudes,
aux nouvelles de Paris, de plus en plus alarmantes, qu'elle
s'�tait d�cid�e brusquement � quitter Remilly. Depuis des mois,
chez l'oncle Fouchard, elle s'attristait; les troupes
d'occupation, � mesure que Paris avait prolong� sa r�sistance,
�taient devenues plus exigeantes et plus dures; et, maintenant que
les r�giments, un � un, rentraient en Allemagne, de continuels
passages de soldats �puisaient de nouveau les campagnes et les
villes. Le matin, comme elle se levait au petit jour, pour aller
prendre le chemin de fer � Sedan, elle avait vu la cour de la
ferme pleine d'un flot de cavaliers, qui avaient dormi l�, couch�s
p�le-m�le, envelopp�s dans leurs manteaux. Ils �taient si
nombreux, qu'ils couvraient la terre. Puis, � un brusque appel de
clairon, tous s'�taient dress�s, silencieux, drap�s � longs plis,
si serr�s les uns contre les autres, qu'elle avait cru assister �
la r�surrection d'un champ de bataille, sous l'�clat des
trompettes du jugement dernier. Et elle retrouvait encore des
Prussiens � Saint-Denis, et c'�taient eux qui jetaient ce cri, qui
la bouleversait:

-- Tout le monde descend, on ne va pas plus loin... Paris br�le,


Paris br�le...

�perdue, Henriette se pr�cipita, avec sa petite valise, demanda


des renseignements. On se battait depuis deux jours dans Paris, la
ligne ferr�e �tait coup�e, les Prussiens restaient en observation.
Mais elle voulait passer quand m�me, elle avisa sur le quai le
capitaine qui commandait la compagnie occupant la gare, elle
courut � lui.

-- Monsieur, je vais rejoindre mon fr�re dont je suis affreusement


inqui�te. Je vous en supplie, donnez-moi le moyen de continuer ma
route.

Elle s'arr�ta, surprise, en reconnaissant le capitaine, dont un


bec de gaz venait d'�clairer le visage.

-- C'est vous, Otto... Oh! soyez bon, puisque le hasard nous remet
une fois encore face � face.

Otto Gunther, le cousin, �tait toujours serr� correctement dans


son uniforme de capitaine de la garde. Il avait son air sec de bel
officier bien tenu. Et lui ne reconnaissait pas cette femme mince,
l'air ch�tif, avec ses p�les cheveux blonds, son joli visage doux,
cach�s sous le cr�pe de son chapeau. Ce fut seulement � la clart�
brave et droite de ses yeux, qu'il finit par se souvenir. Il eut
simplement un petit geste.

-- Vous savez que j'ai un fr�re soldat, continuait ardemment


Henriette. Il est rest� dans Paris, j'ai peur qu'il ne se soit
m�l� � toute cette horrible lutte... Je vous en supplie, Otto,
donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Alors, il se d�cida � parler.


-- Mais je vous assure que je ne puis rien... Depuis hier, les
trains ne circulent plus, je crois qu'on a enlev� des rails, du
c�t� des remparts. Et je n'ai � ma disposition ni voiture, ni
cheval, ni homme pour vous conduire.

Elle le regardait, elle ne b�gayait plus que des plaintes sourdes,


dans son chagrin de le trouver si froid, si r�solu � ne pas lui
venir en aide.

-- Oh! mon Dieu, vous ne voulez rien faire... Oh! mon Dieu, � qui
vais-je m'adresser?

Ces Prussiens qui �taient les ma�tres tout-Puissants, qui, d'un


mot, auraient boulevers� la ville, r�quisitionn� cent voitures,
fait sortir des �curies mille chevaux! Et il refusait de son air
hautain de vainqueur dont la loi �tait de ne jamais intervenir
dans les affaires des vaincus, les jugeant sans doute malpropres,
salissantes pour sa gloire toute fra�che.

-- Enfin, reprit Henriette, en t�chant de se calmer, vous savez au


moins ce qui se passe, vous pouvez bien me le dire.

Il eut un sourire mince, � peine sensible.

-- Paris br�le... Tenez! venez par ici, on voit parfaitement.

Et il marcha devant elle, il sortit de la station, alla le long


des rails pendant une centaine de pas, pour atteindre une
passerelle de fer, construite en travers de la voie. Quand ils
eurent gravi l'�troit escalier et qu'ils se trouv�rent en haut,
appuy�s � la rampe, l'immense plaine rase se d�roula, par-dessus
un talus.

-- Vous voyez, Paris br�le...

Il pouvait �tre neuf heures et demie. La lueur rouge, qui


incendiait le ciel, grandissait toujours. � l'est, le vol de
petits nuages ensanglant�s s'�tait perdu, il ne restait au z�nith
qu'un tas d'encre, o� se refl�taient les flammes lointaines.
Maintenant, toute la ligne de l'horizon �tait en feu; mais, par
endroits, on distinguait des foyers plus intenses, des gerbes d'un
pourpre vif, dont le jaillissement continu rayait les t�n�bres, au
milieu de grandes fum�es volantes. Et l'on aurait dit que les
incendies marchaient, que quelque for�t g�ante s'allumait l�-bas,
d'arbre en arbre, que la terre elle-m�me allait flamber, embras�e
par ce colossal b�cher de Paris.

-- Tenez! expliqua Otto, c'est Montmartre, cette bosse que l'on


voit se d�tacher en noir sur le fond rouge... � gauche, � la
Villette, � Belleville, rien ne br�le encore. Le feu a d� �tre mis
dans les beaux quartiers, et �a gagne, �a gagne... Regardez donc!
� droite, voil� un autre incendie qui se d�clare! On aper�oit les
flammes, tout un bouillonnement de flammes, d'o� monte une vapeur
ardente... Et d'autres, d'autres encore, partout!

Il ne criait pas, il ne s'exaltait pas, et l'�normit� de sa joie


tranquille terrifiait Henriette. Ah! ces Prussiens qui voyaient
�a! Elle le sentait insultant par son calme, par son demi-sourire,
comme s'il avait pr�vu et attendu depuis longtemps ce d�sastre
sans exemple. Enfin, Paris br�lait, Paris dont les obus allemands
n'avaient pu qu'�corner les goutti�res! Toutes ses rancunes se
trouvaient satisfaites, il semblait veng� de la longueur d�mesur�e
du si�ge, des froids terribles, des difficult�s sans cesse
renaissantes, dont l'Allemagne gardait encore l'irritation. Dans
l'orgueil du triomphe, les provinces conquises, l'indemnit� des
cinq milliards, rien ne valait ce spectacle de Paris d�truit,
frapp� de folie furieuse, s'incendiant lui-m�me et s'envolant en
fum�e, par cette claire nuit de printemps.

-- Ah! c'�tait certain, ajouta-t-il � voix plus basse. De la


grande besogne!

Une douleur croissante serrait le coeur d'Henriette, � l'�touffer,


devant l'immensit� de la catastrophe. Pendant quelques minutes,
son malheur personnel disparut, emport� dans cette expiation de
tout un peuple. La pens�e du feu d�vorant des vies humaines, la
vue de la ville embras�e � l'horizon, jetant la lueur d'enfer des
capitales maudites et foudroy�es, lui arrachaient des cris
involontaires. Elle joignit les mains, elle demanda:

-- Qu'avons-nous donc fait, mon Dieu! pour �tre punis de la sorte?

D�j�, Otto levait le bras, dans un geste d'apostrophe. Il allait


parler, avec la v�h�mence de ce froid et dur protestantisme
militaire qui citait des versets de la bible. Mais un regard sur
la jeune femme, dont il venait de rencontrer les beaux yeux de
clart� et de raison, l'arr�ta. Et, d'ailleurs, son geste avait
suffi, il avait dit sa haine de race, sa conviction d'�tre en
France le justicier, envoy� par le Dieu des arm�es pour ch�tier un
peuple pervers. Paris br�lait en punition de ses si�cles de vie
mauvaise, du long amas de ses crimes et de ses d�bauches. De
nouveau, les germains sauveraient le monde, balayeraient les
derni�res poussi�res de la corruption latine.

Il laissa retomber son bras, il dit simplement:

-- C'est la fin de tout... Un autre quartier s'allume, cet autre


foyer, l�-bas, plus � gauche... Vous voyez bien cette grande raie
qui s'�tale, ainsi qu'un fleuve de braise.

Tous deux se turent, un silence �pouvant� r�gna. En effet, des


crues subites de flammes montaient sans cesse, d�bordaient dans le
ciel, en ruissellements de fournaise. � chaque minute, la mer de
feu �largissait sa ligne d'infini, une houle incandescente d'o�
s'exhalaient maintenant des fum�es qui amassaient, au-dessus de la
ville, une immense nu�e de cuivre sombre; et un l�ger vent devait
la pousser, elle s'en allait lentement � travers la nuit noire,
barrant la vo�te de son averse sc�l�rate de cendre et de suie.

Henriette eut un tressaillement, sembla sortir d'un cauchemar; et,


reprise par l'angoisse o� la jetait la pens�e de son fr�re, elle
se fit une derni�re fois suppliante.

-- Alors, vous ne pouvez rien pour moi, vous refusez de m'aider �


entrer dans Paris?
D'un nouveau geste, Otto parut vouloir balayer l'horizon.

-- � quoi bon? puisque, demain, il n'y aura plus l�-bas que des
d�combres!

Et ce fut tout, elle descendit de la passerelle, sans dire m�me un


adieu, fuyant avec sa petite valise; tandis que lui resta
longtemps encore l�-haut, immobile et mince, sangl� dans son
uniforme, noy� de nuit, s'emplissant les yeux de la monstrueuse
f�te que lui donnait le spectacle de la Babylone en flammes.

Comme Henriette sortait de la gare, elle eut la chance de tomber


sur une grosse dame qui faisait march� avec un voiturier, pour
qu'il la conduis�t imm�diatement � Paris, rue Richelieu; et elle
la pria tant, avec des larmes si touchantes, que celle-ci finit
par consentir � l'emmener. Le voiturier, un petit homme noir,
fouetta son cheval, n'ouvrit pas la bouche de tout le trajet. Mais
la grosse dame ne tarissait pas, racontait comment, ayant quitt�
sa boutique l'avant-veille, apr�s l'avoir ferm�e, elle avait eu le
tort d'y laisser des valeurs, cach�es dans un mur. Aussi, depuis
deux heures que la ville flambait, n'�tait-elle plus obs�d�e que
d'une id�e unique, celle de retourner l�-bas, de reprendre son
bien, m�me au travers du feu. � la barri�re, il n'y avait qu'un
poste somnolent, la voiture passa sans trop de difficult�,
d'autant plus que la dame mentait, racontait qu'elle �tait all�e
chercher sa ni�ce pour soigner, � elles deux, son mari bless� par
les versaillais. Les grands obstacles commenc�rent dans les rues,
des barricades barraient la chauss�e � chaque instant, il fallait
faire de continuels d�tours. Enfin, au boulevard poissonni�re, le
voiturier d�clara qu'il n'irait pas plus loin. Et les deux femmes
durent continuer � pied, par la rue du sentier, la rue des
je�neurs et tout le quartier de la bourse. � mesure qu'elles
s'�taient approch�es des fortifications, le ciel incendi� les
avait �clair�es d'une clart� de plein jour. Maintenant, elles
�taient surprises du calme d�sert de cette partie de la ville, o�
ne parvenait que la palpitation d'un grondement lointain. D�s la
bourse pourtant, des coups de feu leur arriv�rent, il leur fallut
se glisser le long des maisons. Rue de Richelieu, quand elle eut
retrouv� sa boutique intacte, ce fut la grosse dame, ravie, qui
tint absolument � mettre sa compagne dans son chemin: rue du
Hasard, rue Sainte-Anne, enfin rue des Orties. Des f�d�r�s, dont
le bataillon occupait encore la rue Sainte-Anne, voulurent un
moment les emp�cher de passer. Enfin, il �tait quatre heures, il
faisait jour, lorsque Henriette, �puis�e d'�motions et de fatigue,
trouva grande ouverte la vieille maison de la rue des Orties. Et,
apr�s avoir mont� l'�troit escalier sombre, elle dut prendre,
derri�re une porte, une �chelle qui conduisait sur les toits.

Maurice, � la barricade de la rue du Bac, entre les deux sacs de


terre, avait pu se relever sur les genoux, et une esp�rance
s'�tait empar�e de Jean, qui croyait l'avoir clou� au sol.

-- Oh! mon petit, est-ce que tu vis encore? Est-ce que j'aurai
cette chance, sale brute que je suis? ... Attends, laisse-moi
voir.

Il examina la blessure avec pr�caution, � la clart� vive des


incendies. La ba�onnette avait travers� le bras, pr�s de l'�paule
droite; et le pis �tait qu'elle avait p�n�tr� ensuite entre deux
c�tes, int�ressant sans doute le poumon. Pourtant, le bless�
respirait sans trop de difficult�. Son bras seul pendait, inerte.

-- Mon pauvre vieux, ne te d�sesp�re donc pas! Je suis content


tout de m�me, j'aime mieux en finir... Tu avais assez fait pour
moi, car il y a longtemps, sans toi, que j'aurais crev� ainsi, au
bord d'un chemin.

Mais, � l'entendre dire ces choses, Jean �tait repris d'une


violente douleur.

-- Veux-tu te taire! Tu m'as sauv� deux fois des pattes des


Prussiens. Nous �tions quittes, c'�tait � mon tour de donner ma
vie, et je te massacre... Ah! tonnerre de Dieu! j'�tais donc so�l,
que je ne t'ai pas reconnu, oui! So�l comme un cochon, d'avoir
d�j� trop bu de sang!

Des larmes avaient jailli de ses yeux, au souvenir de leur


s�paration, l�-bas, � Remilly, lorsqu'ils s'�taient quitt�s en se
demandant si l'on se reverrait un jour, et comment, dans quelles
circonstances de douleur ou de joie. Ca ne servait donc � rien
d'avoir pass� ensemble des jours sans pain, des nuits sans
sommeil, avec la mort toujours pr�sente? C'�tait donc, pour les
amener � cette abomination, � ce fratricide monstrueux et
imb�cile, que leurs coeurs s'�taient fondus l'un dans l'autre,
pendant ces quelques semaines d'h�ro�que vie commune? Non, non! il
se r�voltait.

-- Laisse-moi faire, mon petit, il faut que je te sauve.

D'abord, il devait l'emmener de l�, car la troupe achevait les


bless�s. La chance voulait qu'ils fussent seuls, il s'agissait de
ne pas perdre une minute. Vivement, � l'aide de son couteau, il
fendit la manche, enleva ensuite l'uniforme entier. Du sang
coulait, il se h�ta de bander le bras solidement, avec des
lambeaux arrach�s de la doublure. Ensuite, il tamponna la plaie du
torse, attacha le bras par-dessus. Il avait heureusement un bout
de corde, il serra avec force ce pansement barbare, qui offrait
l'avantage d'immobiliser tout le c�t� atteint et d'emp�cher
l'h�morragie.

-- Peux-tu marcher?

-- Oui, je crois.

Mais il n'osait l'emmener ainsi, en manches de chemise. Une


brusque inspiration le fit courir dans une rue voisine, o� il
avait vu un soldat mort, et il revint avec une capote et un k�pi.
Il lui jeta la capote sur les �paules, l'aida � passer son bras
valide, dans la manche gauche. Puis, quand il l'eut coiff� du
k�pi:

-- L�, tu es des n�tres... O� allons-nous?

C'�tait le grand embarras. Tout de suite, dans son r�veil d'espoir


et de courage, l'angoisse revint. O� trouver un abri assez s�r?
Les maisons �taient fouill�es, on fusillait tous les communards
pris les armes � la main. Et, d'ailleurs, ni l'un ni l'autre ne
connaissait quelqu'un dans ce quartier, pas une �me � qui demander
asile, pas une cachette o� dispara�tre.

-- Le mieux encore, ce serait chez moi, dit Maurice. La maison est


� l'�cart, personne au monde n'y viendra... Mais c'est de l'autre
c�t� de l'eau, rue des Orties.

Jean, d�sesp�r�, irr�solu, m�chait de sourds jurons.

-- Nom de Dieu! Comment faire?

Il ne fallait pas songer � filer par le pont royal, que les


incendies �clairaient d'une �clatante lumi�re de plein soleil. �
chaque instant, des coups de feu partaient des deux rives.
D'ailleurs, on se serait heurt� aux Tuileries en flammes, au
Louvre barricad�, gard�, comme � une barri�re infranchissable.

-- Alors, c'est foutu, pas moyen de passer! d�clara Jean, qui


avait habit� Paris pendant six mois, au retour de la campagne
d'Italie.

Brusquement, une id�e lui vint. S'il y avait des barques, au bas
du pont royal, comme autrefois, on allait pouvoir tenter le coup.
Ce serait tr�s long, dangereux, pas commode; mais on n'avait pas
le choix, et il fallait se d�cider vite.

-- �coute, mon petit, filons toujours d'ici, ce n'est pas sain...


Moi, je raconterai � mon lieutenant que des communards m'ont pris
et que je me suis �chapp�.

Il l'avait saisi par son bras valide, il le soutint, l'aida �


franchir le bout de la rue du Bac, au milieu des maisons qui
flambaient maintenant de haut en bas, comme des torches
d�mesur�es. Une pluie de tisons ardents tombait sur eux, la
chaleur �tait si intense, que tout le poil de leur face grillait.
Puis, quand ils d�bouch�rent sur le quai, ils rest�rent comme
aveugl�s un instant, sous l'effrayante clart� des incendies,
br�lant en gerbes immenses, aux deux bords de la Seine.

-- Ce n'est pas les chandelles qui manquent, grogna Jean, ennuy�


de ce plein jour.

Et il ne se sentit un peu en s�ret� que lorsqu'il eut fait


descendre � Maurice l'escalier de la berge, � gauche du pont
royal, en aval. L�, sous le bouquet de grands arbres, au bord de
l'eau, ils �taient cach�s. Pendant pr�s d'un quart d'heure, des
ombres noires qui s'agitaient en face, sur l'autre quai, les
inqui�t�rent. Il y eut des coups de feu, on entendit un grand cri,
puis un plongeon, avec un brusque rejaillissement d'�cume. Le pont
�tait �videmment gard�.

-- Si nous passions la nuit dans cette baraque? demanda Maurice,


en montrant un bureau en planches de la navigation.

-- Ah! ouiche! pour �tre pinc�s demain matin!


Jean avait toujours son id�e. Il venait bien de trouver l� toute
une flottille de petites barques. Mais elles �taient encha�n�es,
comment en d�tacher une, d�gager les rames? Enfin, il d�couvrit
une vieille paire de rames, il put forcer un cadenas, mal ferm�
sans doute; et, tout de suite, lorsqu'il eut couch� Maurice �
l'avant du canot, il s'abandonna avec prudence au fil du courant,
longeant le bord, dans l'ombre des bains froids et des p�niches.
Ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, �pouvant�s de l'ex�crable
spectacle qui se d�roulait. � mesure qu'ils descendaient la
rivi�re, l'horreur semblait grandir, dans le recul de l'horizon.
Quand ils furent au pont de Solf�rino, ils virent d'un regard les
deux quais en flammes.

� gauche, c'�taient les Tuileries qui br�laient. D�s la tomb�e de


la nuit, les communards avaient mis le feu aux deux bouts du
palais, au pavillon De Flore et au pavillon de Marsan; et,
rapidement, le feu gagnait le pavillon de l'horloge, au centre, o�
�tait pr�par�e toute une mine, des tonneaux de poudre entass�s
dans la salle des mar�chaux. En ce moment, les b�timents
interm�diaires jetaient, par leurs fen�tres crev�es, des
tourbillons de fum�e rousse que traversaient de longues flamm�ches
bleues. Les toits s'embrasaient, gerc�s de l�zardes ardentes,
s'entr'ouvrant, comme une terre volcanique, sous la pouss�e du
brasier int�rieur. Mais, surtout, le pavillon De Flore, allum� le
premier, flambait, du rez-de-chauss�e aux vastes combles, dans un
ronflement formidable. Le p�trole, dont on avait enduit le parquet
et les tentures, donnait aux flammes une intensit� telle, qu'on
voyait les fers des balcons se tordre et que les hautes chemin�es
monumentales �clataient, avec leurs grands soleils sculpt�s, d'un
rouge de braise.

Puis, � droite, c'�tait d'abord le palais de la L�gion d'Honneur,


incendi� � cinq heures du soir, qui br�lait depuis pr�s de sept
heures, et qui se consumait en une large flamb�e de b�cher dont
tout le bois s'ach�verait d'un coup. Ensuite, c'�tait le palais du
Conseil d'�tat, l'incendie immense, le plus �norme, le plus
effroyable, le cube de pierre g�ant aux deux �tages de portiques,
vomissant des flammes. Les quatre b�timents, qui entouraient la
grande cour int�rieure, avaient pris feu � la fois; et, l�, le
p�trole, vers� � pleines tonnes dans les quatre escaliers, aux
quatre angles, avait ruissel�, roulant le long des marches des
torrents de l'enfer. Sur la fa�ade du bord de l'eau, la ligne
nette de l'attique se d�tachait en une rampe noircie, au milieu
des langues rouges qui en l�chaient les bords; tandis que les
colonnades, les entablements, les frises, les sculptures
apparaissaient avec une puissance de relief extraordinaire, dans
un aveuglant reflet de fournaise. Il y avait surtout l� un branle,
une force du feu si terrible, que le colossal monument en �tait
comme soulev�, tremblant et grondant sur ses fondations, ne
gardant que la carcasse de ses murs �pais, sous cette violence
d'�ruption qui projetait au ciel le zinc de ses toitures. Ensuite,
c'�tait, � c�t�, la caserne d'Orsay dont tout un pan br�lait, en
une colonne haute et blanche, pareille � une tour de lumi�re. Et
c'�tait enfin, derri�re, d'autres incendies encore, les sept
maisons de la rue du Bac, les vingt-deux maisons de la rue de
Lille, embrasant l'horizon, d�tachant les flammes sur d'autres
flammes, en une mer sanglante et sans fin.
Jean, �trangl�, murmura:

-- Ce n'est pas Dieu possible! La rivi�re va prendre feu.

La barque, en effet, semblait port�e par un fleuve de braise. Sous


les reflets dansants de ces foyers immenses, on aurait cru que la
Seine roulait des charbons ardents. De brusques �clairs rouges y
couraient, dans un grand froissement de tisons jaunes. Et ils
descendaient toujours lentement, au fil de cette eau incendi�e,
entre les palais en flammes, ainsi que dans une rue d�mesur�e de
ville maudite, br�lant aux deux bords d'une chauss�e de lave en
fusion.

-- Ah! dit � son tour Maurice, repris de folie devant cette


destruction qu'il avait voulue, que tout flambe donc et que tout
saute!

Mais, d'un geste terrifi�, Jean le fit taire, comme s'il avait
craint qu'un tel blasph�me ne leur port�t malheur. �tait-ce
possible qu'un gar�on qu'il aimait tant, si instruit, si d�licat,
en f�t arriv� � des id�es pareilles? Et il ramait plus fort, car
il avait d�pass� le pont de Solf�rino, il se trouvait maintenant
dans un large espace d�couvert. La clart� devenait telle, que la
rivi�re �tait �clair�e comme par le soleil de midi, tombant
d'aplomb, sans une ombre. On distinguait les moindres d�tails avec
une pr�cision singuli�re, les moires du courant, les tas de
graviers des berges, les petits arbres des quais. Surtout, les
ponts apparaissaient, d'une blancheur �clatante, si nets, qu'on en
aurait compt� les pierres; et l'on aurait dit, d'un incendie �
l'autre, de minces passerelles intactes, au-dessus de cette eau
braisillante. Par moments, au milieu de la clameur grondante et
continue, de brusques craquements se faisaient entendre. Des
rafales de suie tombaient, le vent apportait des odeurs empest�es.
Et l'�pouvantement, c'�tait que Paris, les autres quartiers
lointains, l�-bas, au fond de la trou�e de la Seine, n'existaient
plus. � droite, � gauche, la violence des incendies �blouissait,
creusait au del� un ab�me noir. On ne voyait plus qu'une �normit�
t�n�breuse, un n�ant, comme si Paris tout entier, gagn� par le
feu, f�t d�vor�, e�t d�j� disparu dans une �ternelle nuit. Et le
ciel aussi �tait mort, les flammes montaient si haut, qu'elles
�teignaient les �toiles.

Maurice, que le d�lire de la fi�vre soulevait, eut un rire de fou.

-- Une belle f�te au Conseil d'�tat et aux Tuileries... On a


illumin� les fa�ades, les lustres �tincellent, les femmes
dansent... Ah! dansez, dansez donc, dans vos cotillons qui fument,
avec vos chignons qui flamboient...

De son bras valide, il �voquait les galas de Gomorrhe et de


Sodome, les musiques, les fleurs, les jouissances monstrueuses,
les palais crevant de telles d�bauches, �clairant l'abomination
des nudit�s d'un tel luxe de bougies, qu'ils s'�taient incendi�s
eux-m�mes. Soudain, il y eut un fracas �pouvantable. C'�tait, aux
Tuileries, le feu, venu des deux bouts, qui atteignait la salle
des mar�chaux. Les tonneaux de poudre s'enflammaient, le pavillon
de l'horloge sautait, avec une violence de poudri�re. Une gerbe
immense monta, un panache qui emplit le ciel noir, le bouquet
flamboyant de l'effroyable f�te.

-- Bravo, la danse! cria Maurice, comme � une fin de spectacle,


lorsque tout retombe aux t�n�bres.

Jean, b�gayant, le supplia de nouveau, en phrases �perdues. Non,


non! Il ne fallait point vouloir le mal! Si c'�tait la destruction
de tout, eux-m�mes allaient donc p�rir? Et il n'avait plus qu'une
h�te, aborder, �chapper au terrible spectacle. Pourtant, il eut la
prudence de d�passer encore le pont de la Concorde, de fa�on � ne
d�barquer que sur la berge du quai de la conf�rence, apr�s le
coude de la Seine. Et, � ce moment critique, au lieu de laisser
aller le canot, il perdit quelques minutes � l'amarrer solidement,
dans son respect instinctif du bien des autres. Son plan �tait de
gagner la rue des Orties, par la place de la Concorde et la rue
Saint-Honor�. Apr�s avoir fait asseoir Maurice sur la berge, il
monta seul l'escalier du quai, il fut repris d'inqui�tude, en
comprenant quelle peine ils auraient � franchir les obstacles
entass�s l�. C'�tait l'imprenable forteresse de la Commune, la
terrasse des Tuileries arm�e de canons, les rues royale, Saint-
florentin et de Rivoli barr�es par de hautes barricades,
solidement construites; et cela expliquait la tactique de l'arm�e
de Versailles, dont les lignes, cette nuit-l�, formaient un
immense angle rentrant, le sommet � la place de la Concorde, les
deux extr�mit�s, l'une, sur la rive droite, � la gare des
marchandises de la compagnie du nord, l'autre, sur la rive gauche,
� un bastion des remparts, pr�s de la porte d'Arcueil. Mais le
jour allait na�tre, les communards avaient �vacu� les Tuileries et
les barricades, la troupe venait de s'emparer du quartier, au
milieu d'autres incendies, douze autres maisons qui br�laient
depuis neuf heures du soir, au carrefour de la rue Saint-Honor� et
de la rue royale.

En bas, lorsque Jean fut redescendu sur la berge, il trouva


Maurice somnolent, comme h�b�t� apr�s sa crise de surexcitation.

-- Ca ne va pas �tre facile... Au moins, pourras-tu marcher


encore, mon petit?

-- Oui, oui, ne t'inqui�te pas. J'arriverai toujours, mort ou


vivant.

Et il eut surtout de la peine � monter l'escalier de pierre. Puis,


en haut, sur le quai, il marcha lentement, au bras de son
compagnon, d'un pas de somnambule. Bien que le jour ne se lev�t
pas encore, le reflet des incendies voisins �clairait la vaste
place d'une aube livide. Ils en travers�rent la solitude, le coeur
serr� de cette morne d�vastation. Aux deux bouts, de l'autre c�t�
du pont et � l'extr�mit� de la rue royale, on distinguait
confus�ment les fant�mes du Palais-Bourbon et de la Madeleine,
labour�s par la canonnade. La terrasse des Tuileries, battue en
br�che, s'�tait en partie �croul�e. Sur la place m�me, des balles
avaient trou� le bronze des fontaines, le tronc g�ant de la statue
de Lille gisait par terre, coup� en deux par un obus, tandis que
la statue de Strasbourg, � c�t�, voil�e de cr�pe, semblait porter
le deuil de tant de ruines. Et il y avait l�, pr�s de l'ob�lisque
intact, dans une tranch�e, un tuyau � gaz, fendu par quelque coup
de pioche, qu'un hasard avait allum�, et qui l�chait, avec un
bruit strident, un long jet de flamme.

Jean �vita la barricade qui fermait la rue royale, entre le


minist�re de la marine et le garde-meuble, sauv�s du feu. Il
entendait, derri�re les sacs et les tonneaux de terre dont elle
�tait faite, de grosses voix de soldats. En avant, un foss� la
d�fendait, plein d'eau croupie, o� nageait un cadavre de f�d�r�;
et, par une br�che, on apercevait les maisons du carrefour Saint-
Honor�, qui achevaient de br�ler, malgr� les pompes venues de la
banlieue, dont on distinguait le ronflement. � droite et � gauche,
les petits arbres, les kiosques des marchandes de journaux,
�taient bris�s, cribl�s de mitraille. De grands cris s'�levaient,
les pompiers venaient de d�couvrir, dans une cave, sept locataires
d'une des maisons, � moiti� carbonis�s.

Bien que la barricade, barrant la rue Saint-florentin et la rue de


Rivoli, par�t plus formidable encore, avec ses hautes
constructions savantes, Jean avait eu l'instinct d'y sentir le
passage moins dangereux. Elle �tait en effet compl�tement �vacu�e,
sans que la troupe e�t encore os� l'occuper. Des canons y
dormaient, dans un lourd abandon. Pas une �me derri�re cet
invincible rempart, rien qu'un chien errant qui se sauva. Mais,
comme Jean se h�tait, dans la rue Saint-florentin, soutenant
Maurice affaibli, ce qu'il craignait arriva, ils se heurt�rent
contre toute une compagnie du 88e de ligne, qui avait tourn� la
barricade.

-- Mon capitaine, expliqua-t-il, c'est un camarade que ces


brigands viennent de blesser, et que je conduis � l'ambulance.

La capote, jet�e sur les �paules de Maurice, le sauva, et le coeur


de Jean sautait � se rompre, pendant qu'ils descendaient enfin
ensemble la rue Saint-Honor�. Le jour pointait � peine, des coups
de feu partaient des rues transversales, car on se battait encore
dans tout le quartier. Ce fut un miracle, s'ils purent atteindre
la rue des frondeurs, sans faire d'autre mauvaise rencontre. Ils
n'allaient plus que tr�s lentement, ces trois ou quatre cents
m�tres � parcourir sembl�rent interminables. Puis, rue des
frondeurs, ils tomb�rent dans un poste de communards; mais ceux-
ci, effray�s, croyant � l'arriv�e de tout un r�giment, prirent la
fuite. Et il ne restait qu'un bout de la rue d'Argenteuil �
suivre, pour �tre rue des Orties.

Ah! cette rue des Orties, avec quelle fi�vre d'impatience Jean la
souhaitait, depuis quatre grandes heures! Lorsqu'ils y entr�rent,
ce fut une d�livrance. Elle �tait noire, d�serte, silencieuse,
comme � cent lieues de la bataille. La maison, une vieille et
�troite maison sans concierge dormait d'un sommeil de mort.

-- J'ai les clefs dans ma poche, b�gaya Maurice. La grande est


celle de la rue, la petite, celle de ma chambre, tout en haut.

Et il succomba, il s'�vanouit, entre les bras de Jean, dont


l'inqui�tude et l'embarras furent extr�mes. Il en oublia de
refermer la porte de la rue, et dut le monter � t�tons, dans cet
escalier inconnu, en �vitant les chocs, de peur d'amener du monde.
Puis, en haut, il se perdit, il lui fallut poser le bless� sur une
marche, chercher la porte, � l'aide d'allumettes qu'il avait
heureusement; et ce fut seulement lorsqu'il l'eut trouv�e, qu'il
redescendit le prendre. Enfin, il le coucha sur le petit lit de
fer, en face de la fen�tre, dominant Paris, qu'il ouvrit toute
large, dans un besoin de grand air et de lumi�re. Le jour
naissait, il tomba devant le lit, sanglotant, assomm� et sans
force, sous le r�veil de cette affreuse pens�e qu'il avait tu� son
ami.

Des minutes durent s'�couler, il fut � peine surpris, en


apercevant soudain Henriette. Rien n'�tait plus naturel, son fr�re
�tait mourant, elle arrivait. Il ne l'avait pas m�me vue entrer,
peut-�tre se trouvait-elle l� depuis des heures. Maintenant,
affaiss� sur une chaise, il la regardait stupidement s'agiter,
sous le coup de mortelle douleur qui l'avait frapp�e, � la vue de
son fr�re sans connaissance, couvert de sang. Il finit par avoir
un souvenir, il demanda:

-- Dites donc, vous avez referm� la porte de la rue?

Boulevers�e, elle r�pondit affirmativement, d'un signe de t�te;


et, comme elle venait enfin lui donner ses deux mains, dans un
besoin d'affection et de secours, il reprit:

-- Vous savez, c'est moi qui l'ai tu�...

Elle ne comprenait pas, elle ne le croyait pas. Il sentait les


deux petites mains rester calmes dans les siennes.

-- C'est moi qui l'ai tu�... Oui, l�-bas, sur une barricade... Il
se battait d'un c�t�, moi de l'autre...

Les petites mains se mirent � trembler.

-- On �tait comme des hommes so�ls, on ne savait plus ce qu'on


faisait... C'est moi qui l'ai tu�...

Alors, Henriette retira ses mains, frissonnante, toute blanche,


avec des yeux de terreur qui le regardaient fixement. C'�tait donc
la fin de tout, et rien n'allait donc survivre, dans son coeur
broy�? Ah! ce Jean, � qui elle pensait le soir m�me, heureuse du
vague espoir de le revoir peut-�tre! Et il avait fait cette chose
abominable, et il venait pourtant de sauver encore Maurice,
puisque c'�tait lui qui l'avait rapport� l�, au travers de tant de
dangers! Elle ne pouvait plus lui abandonner ses mains, sans un
recul de tout son �tre. Mais elle eut un cri, o� elle mit la
derni�re esp�rance de son coeur combattu.

-- Oh! je le gu�rirai, il faut que je le gu�risse maintenant!

Pendant ses longues veill�es � l'ambulance de Remilly, elle �tait


devenue tr�s experte � soigner, � panser les blessures. Et elle
voulut tout de suite examiner celles de son fr�re, qu'elle
d�shabilla, sans le tirer de son �vanouissement. Mais, quand elle
d�fit le pansement sommaire imagin� par Jean, il s'agita, il eut
un faible cri, en ouvrant de grands yeux de fi�vre. Tout de suite,
d'ailleurs, il la reconnut, il sourit.

-- Tu es donc l�? Ah! que je suis content de te voir avant de


mourir!

Elle le fit taire, d'un beau geste de confiance.

-- Mourir, mais je ne veux pas! je veux que tu vives!... Ne parle


plus, laisse-moi faire!

Cependant, lorsque Henriette eut examin� le bras travers�, les


c�tes atteintes, elle s'assombrit, ses yeux se troubl�rent.
Vivement, elle prenait possession de la chambre, parvenait �
trouver un peu d'huile, d�chirait de vieilles chemises pour en
faire des bandes, tandis que Jean descendait chercher une cruche
d'eau. Il n'ouvrait plus la bouche, il la regarda laver les
blessures, les panser adroitement, incapable de l'aider, an�anti,
depuis qu'elle �tait l�. Quand elle eut fini, voyant son
inqui�tude, il offrit pourtant de se mettre en qu�te d'un m�decin.
Mais elle avait toute son intelligence nette: non, non! Pas le
premier m�decin venu, qui livrerait peut-�tre son fr�re! Il
fallait un homme s�r, on pouvait attendre quelques heures. Enfin,
comme Jean parlait de s'en aller, pour rejoindre son r�giment, il
fut entendu que, d�s qu'il lui serait possible de s'�chapper, il
reviendrait, en t�chant de ramener un chirurgien avec lui.

Il ne partit pas encore, il semblait ne pouvoir se r�soudre �


quitter cette chambre, toute pleine du malheur qu'il avait fait.
Apr�s avoir �t� referm�e un instant, la fen�tre venait d'�tre
ouverte de nouveau. Et, de son lit, la t�te haute, le bless�
regardait, tandis que les deux autres avaient, eux aussi, les
regards perdus au loin, dans le lourd silence qui avait fini par
les accabler.

De cette hauteur de la butte des moulins, toute une grande moiti�


de Paris s'�tendait sous eux, d'abord les quartiers du centre, du
faubourg Saint-Honor� jusqu'� la Bastille, puis le cours entier de
la Seine, avec le pullulement lointain de la rive gauche, une mer
de toitures, de cimes d'arbres, de clochers, de d�mes et de tours.
Le jour grandissait, l'abominable nuit, une des plus affreuses de
l'histoire, �tait finie. Mais, dans la pure clart� du soleil
levant, sous le ciel rose, les incendies continuaient. En face, on
apercevait les Tuileries qui br�laient toujours, la caserne
d'Orsay, les palais du Conseil d'�tat et de la L�gion d'Honneur,
dont les flammes, p�lies par la pleine lumi�re, donnaient au ciel
un grand frisson. M�me, au del� des maisons de la rue de Lille et
de la rue du Bac, d'autres maisons devaient flamber, car des
colonnes de flamm�ches montaient du carrefour de la Croix-Rouge,
et plus loin encore, de la rue Vavin et de la rue Notre-Dame-des-
Champs. Sur la droite, tout pr�s, s'achevaient les incendies de la
rue Saint-Honor�, tandis que, sur la gauche, au Palais-Royal et au
nouveau Louvre, avortaient des feux tardifs, mis vers le matin.
Mais, surtout, ce qu'ils ne s'expliqu�rent pas d'abord, c'�tait
une grosse fum�e noire que le vent d'ouest poussait jusque sous la
fen�tre. Depuis trois heures du matin, le minist�re des finances
br�lait, sans flammes hautes, se consumait en �pais tourbillons de
suie, tellement le prodigieux amas des paperasses s'�touffait,
sous les plafonds bas, dans ces constructions de pl�tre. Et, s'il
n'y avait plus l�, au-dessus du r�veil de la grande ville,
l'impression tragique de la nuit, l'�pouvante d'une destruction
totale, la Seine roulant des braises, Paris allum� aux quatre
bouts, une tristesse d�sesp�r�e et morne passait sur les quartiers
�pargn�s, avec cette �paisse fum�e continue, dont le nuage
s'�largissait toujours. Bient�t le soleil, qui s'�tait lev�
limpide, en fut cach�; et il ne resta que ce deuil, dans le ciel
fauve.

Maurice, que le d�lire devait reprendre, murmura, avec un geste


lent qui embrassait l'horizon sans bornes:

-- Est-ce que tout br�le? Ah! que c'est long!

Des larmes �taient mont�es aux yeux d'Henriette, comme si son


malheur s'�tait accru encore de ces d�sastres immenses, o� avait
tremp� son fr�re. Et Jean, qui n'osa ni lui reprendre la main, ni
embrasser son ami, partit alors d'un air fou.

-- Au revoir, � tout � l'heure!

Il ne put revenir que le soir, vers huit heures, apr�s la nuit


tomb�e. Malgr� sa grande inqui�tude, il �tait heureux: son
r�giment, qui ne se battait plus, venait de passer en seconde
ligne, et avait re�u l'ordre de garder le quartier; de sorte que,
bivouaquant avec sa compagnie sur la place du carrousel, il
esp�rait pouvoir monter, chaque soir, prendre des nouvelles du
bless�. Et il ne revenait pas seul, un hasard lui avait fait
rencontrer l'ancien major du 106e, qu'il amenait dans un coup de
d�sespoir, n'ayant pu trouver un autre m�decin, en se disant que,
tout de m�me, ce terrible homme, � t�te de lion, �tait un brave
homme.

Quand Bouroche, qui ne savait pour quel bless� ce soldat suppliant


le d�rangeait, et qui grognait d'�tre mont� si haut, eut compris
qu'il avait sous les yeux un communard, il entra d'abord dans une
violente col�re.

-- Tonnerre de Dieu! est-ce que vous vous fichez de moi? ... Des
brigands qui sont las de voler, d'assassiner et d'incendier!...
Son affaire est claire, � votre bandit, et je me charge de le
faire gu�rir, oui! avec trois balles dans la t�te!

Mais la vue d'Henriette, si p�le dans sa robe noire, avec ses


beaux cheveux blonds d�nou�s, le calma brusquement.

-- C'est mon fr�re, monsieur le major, et c'est un de vos soldats


de Sedan.

Il ne r�pondit pas, d�banda les plaies, les examina en silence,


tira des fioles de sa poche et refit un pansement, en montrant �
la jeune femme comment on devait s'y prendre. Puis, de sa voix
rude, il demanda tout � coup au bless�:

-- Pourquoi t'es-tu mis du c�t� des gredins, pourquoi as-tu fait


une salet� pareille?

Maurice, les yeux luisants, le regardait depuis qu'il �tait l�,


sans ouvrir la bouche. Il r�pondit ardemment, dans sa fi�vre:

-- Parce qu'il y a trop de souffrance, trop d'iniquit� et trop de


honte!

Alors, Bouroche eut un grand geste, comme pour dire qu'on allait
loin, quand on entrait dans ces id�es-l�. Il fut sur le point de
parler encore, finit par se taire. Et il partit, en ajoutant
simplement:

-- Je reviendrai.

Sur le palier, il d�clara � Henriette qu'il n'osait r�pondre de


rien. Le poumon �tait touch� s�rieusement, une h�morragie pouvait
se produire, qui foudroierait le bless�.

Lorsque Henriette rentra, elle s'effor�a de sourire, malgr� le


coup qu'elle venait de recevoir en plein coeur. Est-ce qu'elle ne
le sauverait pas, est-ce qu'elle n'allait pas emp�cher cette
affreuse chose, leur �ternelle s�paration � tous les trois, qui
�taient l� r�unis encore, dans leur ardent souhait de vie? De la
journ�e, elle n'avait pas quitt� cette chambre, une vieille
voisine s'�tait charg�e obligeamment de ses commissions. Et elle
revint reprendre sa place, pr�s du lit, sur une chaise.

Mais, c�dant � son excitation fi�vreuse, Maurice questionnait


Jean, voulait savoir. Celui-ci ne disait pas tout, �vitait de
conter l'enrag�e col�re qui montait contre la Commune agonisante,
dans Paris d�livr�. On �tait d�j� au mercredi. Depuis le dimanche
soir, depuis deux grands jours, les habitants avaient v�cu au fond
de leurs caves, suant la peur; et, le mercredi matin, lorsqu'ils
avaient pu se hasarder, le spectacle des rues d�fonc�es, les
d�bris, le sang, les effroyables incendies surtout, venaient de
les jeter � une exasp�ration vengeresse. Le ch�timent allait �tre
immense. On fouillait les maisons, on jetait aux pelotons des
ex�cutions sommaires le flot suspect des hommes et des femmes
qu'on ramassait. D�s six heures du soir, ce jour-l�, l'arm�e de
Versailles �tait ma�tresse de la moiti� de Paris, du parc de
Montsouris � la gare du nord, en passant par les grandes voies. Et
les derniers membres de la Commune, une vingtaine, avaient d� se
r�fugier boulevard Voltaire, � la mairie du XIe arrondissement.

Un silence se fit, Maurice murmura, les yeux au loin sur la ville,


par la fen�tre ouverte � l'air ti�de de la nuit:

-- Enfin, �a continue, Paris br�le!

C'�tait vrai, les flammes avaient reparu, d�s la tomb�e du jour;


et, de nouveau, le ciel s'empourprait d'une lueur sc�l�rate. Dans
l'apr�s-midi, lorsque la poudri�re du Luxembourg avait saut� avec
un fracas �pouvantable, le bruit s'�tait r�pandu que le Panth�on
venait de crouler au fond des catacombes. Toute la journ�e
d'ailleurs, les incendies de la veille avaient continu�, le palais
du Conseil d'�tat et les Tuileries br�laient, le minist�re des
Finances fumait � gros tourbillons. Dix fois, il avait fallu
fermer la fen�tre, sous la menace d'une nu�e de papillons noirs,
des vols incessants de papiers br�l�s, que la violence du feu
emportait au ciel, d'o� ils retombaient en pluie fine; et Paris
entier en fut couvert, et l'on en ramassa jusqu'en Normandie, �
vingt lieues. Puis, maintenant, ce n'�taient pas seulement les
quartiers de l'ouest et du sud qui flambaient, les maisons de la
rue Royale, celles du carrefour de la Croix-Rouge et de la rue
Notre-Dame-des-Champs. Tout l'est de la ville semblait en flammes,
l'immense brasier de l'H�tel de Ville barrait l'horizon d'un
b�cher g�ant. Et il y avait encore l�, allum�s comme des torches,
le Th��tre-Lyrique, la mairie du ive arrondissement, plus de
trente maisons des rues voisines; sans compter le th��tre de la
Porte-Saint-Martin, au nord, qui rougeoyait � l'�cart, ainsi
qu'une meule, au fond des champs t�n�breux. Des vengeances
particuli�res s'exer�aient, peut-�tre aussi des calculs criminels
s'acharnaient-ils � d�truire certains dossiers. Il n'�tait m�me
plus question de se d�fendre, d'arr�ter par le feu les troupes
victorieuses. Seule, la d�mence soufflait, le Palais de Justice,
l'H�tel-Dieu, Notre-Dame venaient d'�tre sauv�s, au petit bonheur
du hasard. D�truire pour d�truire, ensevelir la vieille humanit�
pourrie sous les cendres d'un monde, dans l'espoir qu'une soci�t�
nouvelle repousserait heureuse et candide, en plein paradis
terrestre des primitives l�gendes!

-- Ah! la guerre, l'ex�crable guerre! dit � demi-voix Henriette,


en face de cette cit� de ruines, de souffrance et d'agonie.

N'�tait-ce pas, en effet, l'acte dernier et fatal, la folie du


sang qui avait germ� sur les champs de d�faite de Sedan et de
Metz, l'�pid�mie de destruction n�e du si�ge de Paris, la crise
supr�me d'une nation en danger de mort, au milieu des tueries et
des �croulements?

Mais Maurice, sans quitter des yeux les quartiers qui br�laient,
l�-bas, b�gaya lentement, avec peine:

-- Non, non, ne maudis pas la guerre... Elle est bonne, elle fait
son oeuvre...

Jean l'interrompit d'un cri de haine et de remords.

-- Sacr� bon Dieu! quand je te vois l�, et quand c'est par ma


faute... Ne la d�fends plus, c'est une sale chose que la guerre!

Le bless� eut un geste vague.

-- Oh! moi, qu'est-ce que �a fait? il y en a bien d'autres!...


C'est peut-�tre n�cessaire, cette saign�e. La guerre, c'est la vie
qui ne peut pas �tre sans la mort.

Et les yeux de Maurice se ferm�rent, dans la fatigue de l'effort


que lui avaient co�t� ces quelques mots. D'un signe, Henriette
avait pri� Jean de ne pas discuter. Toute une protestation la
soulevait elle-m�me, sa col�re contre la souffrance humaine,
malgr� son calme de femme fr�le et si brave, avec ses regards
limpides o� revivait l'�me h�ro�que du grand-p�re, le h�ros des
l�gendes napol�oniennes.

Deux jours se pass�rent, le jeudi et le vendredi, au milieu des


m�mes incendies et des m�mes massacres. Le fracas du canon ne
cessait pas; les batteries de Montmartre, dont l'arm�e de
Versailles s'�tait empar�e, canonnaient sans rel�che celles que
les f�d�r�s avaient install�es � Belleville et au P�re-Lachaise;
et ces derni�res tiraient au hasard sur Paris: des obus �taient
tomb�s rue Richelieu et � la place Vend�me. Le 25 au soir, toute
la rive gauche �tait entre les mains des troupes. Mais, sur la
rive droite, les barricades de la place du Ch�teau-D'eau et de la
place de la Bastille tenaient toujours. Il y avait l� deux
v�ritables forteresses que d�fendait un feu terrible, incessant.
Au cr�puscule, dans la d�bandade des derniers membres de la
Commune, Delescluze avait pris sa canne, et il �tait venu, d'un
pas de promenade, tranquillement, jusqu'� la barricade qui fermait
le boulevard Voltaire, pour y tomber foudroy�, en h�ros. Le
lendemain, le 26, d�s l'aube, le Ch�teau-D'eau et la Bastille
furent emport�s, les communards n'occup�rent plus que la Villette,
Belleville et Charonne, de moins en moins nombreux, r�duits � la
poign�e de braves qui voulaient mourir. Et, pendant deux jours,
ils devaient r�sister encore et se battre, furieusement.

Le vendredi soir, comme Jean s'�chappait de la place du Carrousel,


pour retourner rue des Orties, il assista, au bas de la rue
Richelieu, � une ex�cution sommaire, dont il resta boulevers�.
Depuis l'avant-veille, deux cours martiales fonctionnaient, la
premi�re au Luxembourg, la seconde au th��tre du Ch�telet. Les
condamn�s de l'une �taient pass�s par les armes dans le jardin,
tandis que l'on tra�nait ceux de l'autre jusqu'� la caserne Lobau,
o� des pelotons en permanence les fusillaient, dans la cour
int�rieure, presque � bout portant. Ce fut l� surtout que la
boucherie devint effroyable: des hommes, des enfants, condamn�s
sur un indice, les mains noires de poudre, les pieds simplement
chauss�s de souliers d'ordonnance; des innocents d�nonc�s � faux,
victimes de vengeances particuli�res, hurlant des explications,
sans pouvoir se faire �couter; des troupeaux jet�s p�le-m�le sous
les canons des fusils, tant de mis�rables � la fois, qu'il n'y
avait pas des balles pour tous, et qu'il fallait achever les
bless�s � coups de crosse. Le sang ruisselait, des tombereaux
emportaient les cadavres, du matin au soir. Et, par la ville
conquise, au hasard des brusques affolements de rage vengeresse,
d'autres ex�cutions se faisaient, devant les barricades, contre
les murs des rues d�sertes, sur les marches des monuments. C'�tait
ainsi que Jean venait de voir des habitants du quartier amenant
une femme et deux hommes au poste qui gardait le th��tre-Fran�ais.
Les bourgeois se montraient plus f�roces que les soldats, les
journaux qui avaient reparu poussaient � l'extermination. Toute
une foule violente s'acharnait contre la femme surtout, une de ces
p�troleuses dont la peur hantait les imaginations hallucin�es,
qu'on accusait de r�der le soir, de se glisser le long des
habitations riches, pour lancer des bidons de p�trole enflamm�
dans les caves. On venait, criait-on, de surprendre celle-l�,
accroupie devant un soupirail de la rue Sainte-Anne. Et, malgr�
ses protestations et ses sanglots, on la jeta, avec les deux
hommes, au fond d'une tranch�e de barricade qu'on n'avait pas
combl�e encore, on les fusilla dans ce trou de terre noire, comme
des loups pris au pi�ge. Des promeneurs regardaient, une dame
s'�tait arr�t�e avec son mari, tandis qu'un mitron, qui portait
une tourte dans le voisinage, sifflait un air de chasse.

Jean se h�tait de gagner la rue des Orties, le coeur glac�, quand


il eut un brusque souvenir. N'�tait-ce pas Chouteau, l'ancien
soldat de son escouade, qu'il venait de voir, sous l'honn�te
blouse blanche d'un ouvrier, assistant � l'ex�cution, avec des
gestes approbateurs? Et il savait le r�le du bandit, tra�tre,
voleur et assassin! Un instant, il fut sur le point de retourner
l�-bas, de le d�noncer, de le faire fusiller sur les corps des
trois autres. Ah! cette tristesse, les plus coupables �chappant au
ch�timent, promenant leur impunit� au soleil, tandis que des
innocents pourrissent dans la terre!

Henriette, au bruit des pas qui montaient, �tait sortie sur le


palier.

-- Soyez prudent, il est aujourd'hui dans un �tat de surexcitation


extraordinaire... Le major est revenu, il m'a d�sesp�r�e.

En effet, Bouroche avait hoch� la t�te, en ne pouvant rien


promettre encore. Peut-�tre, tout de m�me, la jeunesse du bless�
triompherait-elle des accidents qu'il redoutait.

-- Ah! c'est toi, dit fi�vreusement Maurice � Jean, d�s qu'il


l'aper�ut. Je t'attendais, qu'est-ce qu'il se passe, o� en est-on?

Et, le dos contre son oreiller, en face de la fen�tre qu'il avait


forc� sa soeur � ouvrir, montrant la ville redevenue noire, qu'un
nouveau reflet de fournaise �clairait:

-- Hein? �a recommence, Paris br�le, Paris br�le tout entier,


cette fois!

D�s le coucher du soleil, l'incendie du grenier d'abondance avait


enflamm� les quartiers lointains, en haut de la coul�e de la
Seine. Aux Tuileries, au Conseil d'�tat, les plafonds devaient
crouler, activant le brasier des poutres qui se consumaient, car
des foyers partiels s'�taient rallum�s, des flamm�ches et des
�tincelles montaient par moments. Beaucoup des maisons qu'on
croyait �teintes, se remettaient ainsi � flamber. Depuis trois
jours, l'ombre ne pouvait se faire, sans que la ville par�t
reprendre feu, comme si les t�n�bres eussent souffl� sur les
tisons rouges encore, les ravivant, les semant aux quatre coins de
l'horizon. Ah! cette ville d'enfer qui rougeoyait d�s le
cr�puscule, allum�e pour toute une semaine, �clairant de ses
torches monstrueuses les nuits de la semaine sanglante! Et, cette
nuit-l�, quand les docks de la Villette br�l�rent, la clart� fut
si vive sur la cit� immense, qu'on put la croire r�ellement
incendi�e par tous les bouts, cette fois, envahie et noy�e sous
les flammes. Dans le ciel saignant, les quartiers rouges, �
l'infini, roulaient le flot de leurs toitures de braise.

-- C'est la fin, r�p�ta Maurice, Paris br�le!

Il s'excitait avec ces mots, redits � vingt reprises, dans un


besoin f�brile de parler, apr�s la lourde somnolence qui l'avait
tenu presque muet, pendant trois jours. Mais un bruit de larmes
�touff�es lui fit tourner la t�te.

-- Comment, petite soeur, c'est toi, si brave!... Tu pleures parce


que je vais mourir...

Elle l'interrompit, en se r�criant.

-- Mais tu ne mourras pas!


-- Si, si, �a vaut mieux, il le faut!... Ah! va, ce n'est pas
grand-chose de bon qui s'en ira avec moi. Avant la guerre, je t'ai
fait tant de peine, j'ai co�t� si cher � ton coeur et � ta
bourse!... Toutes ces sottises, toutes ces folies que j'ai
commises, et qui auraient mal fini, qui sait? La prison, le
ruisseau...

De nouveau, elle lui coupait la parole, violemment.

-- Tais-toi! tais-toi!... Tu as tout rachet�!

Il se tut, songea un instant.

-- Quand je serai mort, oui! peut-�tre... Ah! mon vieux Jean, tu


nous as tout de m�me rendu � tous un fier service, quand tu m'as
allong� ton coup de ba�onnette.

Mais lui aussi, les yeux gros de larmes, protestait.

-- Ne dis pas �a! tu veux donc que je me casse la t�te contre un


mur!

Ardemment, Maurice continua:

-- Rappelle-toi donc ce que tu m'as dit, le lendemain de Sedan,


quand tu pr�tendais que ce n'�tait pas mauvais, parfois, de
recevoir une bonne gifle... Et tu ajoutais que, lorsqu'on avait de
la pourriture quelque part, un membre g�t�, �a valait mieux de le
voir par terre, abattu d'un coup de hache, que d'en crever comme
d'un chol�ra... J'ai song� souvent � cette parole, depuis que je
me suis trouv� seul, enferm� dans ce Paris de d�mence et de
mis�re... Eh bien! c'est moi qui suis le membre g�t� que tu as
abattu...

Son exaltation grandissait, il n'�coutait m�me plus les


supplications d'Henriette et de Jean, terrifi�s. Et il continuait,
dans une fi�vre chaude, abondante en symboles, en images
�clatantes. C'�tait la partie saine de la France, la raisonnable,
la pond�r�e, la paysanne, celle qui �tait rest�e le plus pr�s de
la terre, qui supprimait la partie folle, exasp�r�e, g�t�e par
l'empire, d�traqu�e de r�veries et de jouissances; et il lui avait
ainsi fallu couper dans sa chair m�me, avec un arrachement de tout
l'�tre, sans trop savoir ce qu'elle faisait. Mais le bain de sang
�tait n�cessaire, et de sang Fran�ais, l'abominable holocauste, le
sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. D�sormais, le
calvaire �tait mont� jusqu'� la plus terrifiante des agonies, la
nation crucifi�e expiait ses fautes et allait rena�tre.

-- Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide... Va, va! prends


la pioche, prends la truelle! et retourne le champ, et reb�tis la
maison!... Moi, tu as bien fait de m'abattre, puisque j'�tais
l'ulc�re coll� � tes os!

Il d�lira encore, il voulut se lever, s'accouder � la fen�tre.

-- Paris br�le, rien ne restera... Ah! cette flamme qui emporte


tout, qui gu�rit tout, je l'ai voulue, oui! elle fait la bonne
besogne... Laissez-moi descendre, laissez-moi achever l'oeuvre
d'humanit� et de libert�...

Jean eut toutes les peines du monde � le remettre au lit, tandis


qu'Henriette, en larmes, lui parlait de leur enfance, le suppliait
de se calmer, au nom de leur adoration. Et, sur Paris immense, le
reflet de braise avait encore grandi, la mer de flammes semblait
gagner les lointains t�n�breux de l'horizon, le ciel �tait comme
la vo�te d'un four g�ant, chauff� au rouge clair. Et, dans cette
clart� fauve des incendies, les grosses fum�es du minist�re des
finances, qui br�lait obstin�ment depuis l'avant-veille, sans une
flamme, passaient toujours en une sombre et lente nu�e de deuil.

Le lendemain, le samedi, une am�lioration brusque se d�clara dans


l'�tat de Maurice: il �tait beaucoup plus calme, la fi�vre avait
diminu�; et ce fut une grande joie pour Jean, lorsqu'il trouva
Henriette souriante, reprenant le r�ve de leur intimit� � trois,
dans un avenir de bonheur encore possible, qu'elle ne voulait pas
pr�ciser. Est-ce que le destin allait faire gr�ce? Elle passait
les nuits, elle ne bougeait pas de cette chambre, o� sa douceur
active de cendrillon, ses soins l�gers et silencieux mettaient
comme une caresse continue. Et, ce soir-l�, Jean s'oublia pr�s de
ses amis avec un plaisir �tonn� et tremblant. Dans la journ�e, les
troupes avaient pris Belleville et les buttes-Chaumont. Il n'y
avait plus que le cimeti�re du P�re-Lachaise, transform� en un
camp retranch�, qui r�sist�t. Tout lui semblait fini, il affirmait
m�me qu'on ne fusillait plus personne. Il parla simplement des
troupeaux de prisonniers qu'on dirigeait sur Versailles. Le matin,
le long du quai, il en avait rencontr� un, des hommes en blouse,
en paletot, en manches de chemise, des femmes de tout �ge, les
unes avec des masques creus�s de furies, les autres dans la fleur
de leur jeunesse, des enfants �g�s de quinze ans � peine, tout un
flot roulant de mis�re et de r�volte, que des soldats poussaient
sous le clair soleil, et que les bourgeois de Versailles, disait-
on, accueillaient avec des hu�es, � coups de canne et d'ombrelle.

Mais, le dimanche, Jean fut �pouvant�. C'�tait le dernier jour de


l'ex�crable semaine. D�s le triomphal lever du soleil, par cette
limpide et chaude matin�e de jour de f�te, il sentit passer le
frisson de l'agonie supr�me. On venait d'apprendre seulement les
massacres r�p�t�s des otages, l'archev�que, le cur� de la
Madeleine et d'autres fusill�s, le mercredi, � la Roquette, les
dominicains d'Arcueil tir�s � la course, comme des li�vres, le
jeudi, des pr�tres encore et des gendarmes au nombre de quarante-
sept foudroy�s � bout portant, au secteur de la rue Haxo, le
vendredi; et une fureur de repr�sailles s'�tait rallum�e, les
troupes ex�cutaient en masse les derniers prisonniers qu'elles
faisaient. Pendant tout ce beau dimanche, les feux de peloton ne
cess�rent pas, dans la cour de la caserne Lobau, pleine de r�les,
de sang et de fum�e. � la Roquette, deux cent vingt-sept
mis�rables, ramass�s au hasard du coup de filet, furent mitraill�s
en tas, hach�s par les balles. Au P�re-Lachaise, bombard� depuis
quatre jours, emport� enfin tombe par tombe, on en jeta cent
quarante-Huit contre un mur, dont le pl�tre ruissela de grandes
larmes rouges; et trois d'entre eux, bless�s, s'�tant �chapp�s, on
les reprit, on les acheva. Combien de braves gens pour un gredin,
parmi les douze mille malheureux � qui la Commune avait co�t� la
vie! L'ordre de cesser les ex�cutions �tait, disait-on, venu de
Versailles. Mais l'on tuait quand m�me, Thiers devait rester le
l�gendaire assassin de Paris, dans sa gloire pure de lib�rateur du
territoire; tandis que le mar�chal De Mac-Mahon, le vaincu de
Froeschwiller, dont une proclamation couvrait les murs, annon�ant
la victoire, n'�tait plus que le vainqueur du P�re-Lachaise. Et
Paris ensoleill�, endimanch�, paraissait en f�te, une foule �norme
encombrait les rues reconquises, des promeneurs allaient d'un air
de fl�nerie heureuse voir les d�combres fumants des incendies, des
m�res tenant � la main des enfants rieurs, s'arr�taient,
�coutaient un instant avec int�r�t les fusillades assourdies de la
caserne Lobau.

Le dimanche soir, au d�clin du jour, lorsque Jean monta le sombre


escalier de la maison, rue des Orties, un affreux pressentiment
lui serrait le coeur. Il entra, et tout de suite il vit
l'in�vitable fin, Maurice mort sur le petit lit, �touff� par
l'h�morragie que Bouroche redoutait. L'adieu rouge du soleil
glissait par la fen�tre ouverte, deux bougies br�laient d�j� sur
la table, au chevet du lit. Et Henriette, � genoux dans ses
v�tements de veuve qu'elle n'avait pas quitt�s, pleurait en
silence.

Au bruit, elle leva la t�te, elle eut un frisson, � voir entrer


Jean. Lui, �perdu, allait se pr�cipiter, prendre ses mains, m�ler
d'une �treinte sa douleur � la sienne. Mais il sentit les petites
mains tremblantes, tout l'�tre fr�missant et r�volt� qui se
reculait, qui s'arrachait, � jamais. N'�tait-ce pas fini entre
eux, maintenant? La tombe de Maurice les s�parait, sans fond. Et
lui aussi ne put que tomber � genoux, en sanglotant tout bas.

Pourtant, au bout d'un silence, Henriette parla.

-- Je tournais le dos, je tenais un bol de bouillon, quand il a


jet� un cri... Je n'ai eu que le temps d'accourir, et il est mort,
en m'appelant, en vous appelant, vous aussi, dans un flot de
sang...

Son fr�re, mon Dieu! son Maurice ador� par del� la naissance, qui
�tait un autre elle-m�me, qu'elle avait �lev�, sauv�! son unique
tendresse, depuis qu'elle avait vu, � Bazeilles, contre un mur, le
corps de son pauvre Weiss trou� de balles! La guerre achevait donc
de lui prendre tout son coeur, elle resterait donc seule au monde,
veuve et d�pareill�e, sans personne qui l'aimerait!

-- Ah! bon sang! cria Jean dans un sanglot, c'est ma faute!... Mon
cher petit pour qui j'aurais donn� ma peau, et que je vais
massacrer comme une brute!... Qu'allons-nous devenir? Me
pardonnerez-vous jamais?

Et, � cette minute, leurs yeux se rencontr�rent, et ils rest�rent


boulevers�s de ce qu'ils pouvaient enfin y lire nettement. Le
pass� s'�voquait, la chambre perdue de Remilly, o� ils avaient
v�cu des jours si tristes et si doux. Lui, retrouvait son r�ve,
d'abord inconscient, ensuite � peine formul�: la vie l�-bas, un
mariage, une petite maison, la culture d'un champ qui suffirait �
nourrir un m�nage de braves gens modestes. Maintenant, c'�tait un
d�sir ardent, une certitude aigu� qu'avec une femme comme elle, si
tendre, si active, si brave, la vie serait devenue une v�ritable
existence de paradis. Et, elle, qui autrefois n'�tait pas m�me
effleur�e par ce r�ve, dans le don chaste et ignor� de son coeur,
voyait clair � pr�sent, comprenait tout d'un coup. Ce mariage
lointain, elle-m�me l'avait voulu alors, sans le savoir. La graine
qui germait avait chemin� sourdement, elle l'aimait d'amour, ce
gar�on pr�s duquel elle n'avait d'abord �t� que consol�e. Et leurs
regards se disaient cela, et ils ne s'aimaient ouvertement, �
cette heure, que pour l'adieu �ternel. Il fallait encore cet
affreux sacrifice, l'arrachement dernier, leur bonheur possible la
veille s'�croulant aujourd'hui avec le reste, s'en allant avec le
flot de sang qui venait d'emporter leur fr�re.

Jean se releva, d'un long et p�nible effort des genoux.

-- Adieu!

Sur le carreau, Henriette restait immobile.

-- Adieu!

Mais Jean s'�tait approch� du corps de Maurice. Il le regarda,


avec son grand front qui semblait plus grand, sa longue face
mince, ses yeux vides, jadis un peu fous, o� la folie s'�tait
�teinte. Il aurait bien voulu l'embrasser, son cher petit, comme
il l'avait nomm� tant de fois, et il n'osa pas. Il se voyait
couvert de son sang, il reculait devant l'horreur du destin. Ah!
quelle mort, sous l'effondrement de tout un monde! Au dernier
jour, sous les derniers d�bris de la Commune expirante, il avait
donc fallu cette victime de plus! Le pauvre �tre s'en �tait all�,
affam� de justice, dans la supr�me convulsion du grand r�ve noir
qu'il avait fait, cette grandiose et monstrueuse conception de la
vieille soci�t� d�truite, de Paris br�l�, du champ retourn� et
purifi�, pour qu'il y pouss�t l'idylle d'un nouvel �ge d'or.

Jean, plein d'angoisse, se retourna vers Paris. � cette fin si


claire d'un beau dimanche, le soleil oblique, au ras de l'horizon,
�clairait la ville immense d'une ardente lueur rouge. On aurait
dit un soleil de sang, sur une mer sans borne. Les vitres des
milliers de fen�tres braisillaient, comme attis�es sous des
soufflets invisibles; les toitures s'embrasaient, telles que des
lits de charbons; les pans de murailles jaunes, les hauts
monuments, couleur de rouille, flambaient avec les p�tillements de
brusques feux de fagots, dans l'air du soir. Et n'�tait-ce pas la
gerbe finale, le gigantesque bouquet de pourpre, Paris entier
br�lant ainsi qu'une fascine g�ante, une antique for�t s�che,
s'envolant au ciel d'un coup, en un vol de flamm�ches et
d'�tincelles? Les incendies continuaient, de grosses fum�es
rousses montaient toujours, on entendait une rumeur �norme, peut-
�tre les derniers r�les des fusill�s, � la caserne Lobau, peut-
�tre la joie des femmes et le rire des enfants, d�nant dehors
apr�s l'heureuse promenade, assis aux portes des marchands de vin.
Des maisons et des �difices saccag�s, des rues �ventr�es, de tant
de ruines et de tant de souffrances, la vie grondait encore, au
milieu du flamboiement de ce royal coucher d'astre, dans lequel
Paris achevait de se consumer en braise.

Alors, Jean eut une sensation extraordinaire. Il lui sembla, dans


cette lente tomb�e du jour, au-dessus de cette cit� en flammes,
qu'une aurore d�j� se levait. C'�tait bien pourtant la fin de
tout, un acharnement du destin, un amas de d�sastres tels, que
jamais nation n'en avait subi d'aussi grands: les continuelles
d�faites, les provinces perdues, les milliards � payer, la plus
effroyable des guerres civiles noy�e sous le sang, des d�combres
et des morts � pleins quartiers, plus d'argent, plus d'honneur,
tout un monde � reconstruire! Lui-m�me y laissait son coeur
d�chir�, Maurice, Henriette, son heureuse vie de demain emport�e
dans l'orage. Et pourtant, par del� la fournaise, hurlante encore,
la vivace esp�rance renaissait, au fond du grand ciel calme, d'une
limpidit� souveraine. C'�tait le rajeunissement certain de
l'�ternelle nature, de l'�ternelle humanit�, le renouveau promis �
qui esp�re et travaille, l'arbre qui jette une nouvelle tige
puissante, quand on en a coup� la branche pourrie, dont la s�ve
empoisonn�e jaunissait les feuilles.

Dans un sanglot, Jean r�p�ta:

-- Adieu!

Henriette ne releva pas la t�te, la face cach�e entre ses deux


mains jointes.

-- Adieu!

Le champ ravag� �tait en friche, la maison br�l�e �tait par terre;


et Jean, le plus humble et le plus douloureux, s'en alla, marchant
� l'avenir, � la grande et rude besogne de toute une France �
refaire.

End of the Project Gutenberg EBook of La d�b�cle, by �mile Zola

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA D�B�CLE ***

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