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(6)
Maurice Merleau-Ponty
Résumés
de cours
COLLEGE DE FRANCE
1952-1960
Gallimard
1963Cours du jeudi.
LA PHILOSOPHIE DIALECTIQUE
Le titre méme du cours supposait I’exis-
tence d’une maniére de penser commune
aux philosophies ordinairement appelées
« dialectiques », a définir par-deld leurs
discordances. Nous n’avions pas a justifier
cette idée par les méthodes de Phistoire
inductive. Cependant, il n’était pas da-
vantage question de remplacer par une
construction les conclusions de histoire (a
supposer qu’elle soit jamais conclusive).
Nous nous sommes proposé seulement de
cireonserire une méthode intellectuelle et
des thémes, qui sont d’aujourd’hui comme
hier, et les philosophies du passé ne sont
intervenues, — particulitrement dans le
cours du lundi, — que pour rendre parlant
ce schéma. Cette recherche ne revendiquait
pour la philosophie que le droit de penser
A son passé, de se retrouver en lui, exercice
légitime a sa place, a cété de Vhistoire de78 nésumés pe cours, 1955-1956
la philosophie, méme et surtout si elle se
limite & ee que les philosophies du passé
ont pu voulowr dire compte tenu de leur
contexte historique, de leur agencement
interne et de leurs problémes avoués.
La pensée dialectique a été définie :
1. Comme pensée des contradictoires.
Cest-a-dire qu’elle n’admet entre eux ni
Ja conciliation relativiste, ni cette identité
par équivoque dont joue la « mauvaise dia-
lectique ». Si chacun des opposés n’est que
Pabsence ou Vimpossibilité de autre, ils
s’appellent justement en tant qu’ils s'ex-
cluent, et ainsi se succédent continuelle-
ment devant la pensée sans jamais pouvoir
étre posés. Il n’y a contradiction effective
que si la relation du positif et du négatif
n’est pas alternative, que si le non de la
négation est capable d’exercer sa fonction
contre lui-méme en tant que négation abs-
traite ou immédiate, et de fonder la contra-
diction en fondant son dépassement. La
notion hégélienne de négation de la négation
n’est pas une solution de désespoir, un arti-
fice verbal pour sortir d’embarras. Elle est
Ja formule de toute contradiction opérante,
et, en la laissant de cété, c’est la pensée
dialectique elle-méme, comme fécondité
LA PHILOSOPHIE DIALECTIQUE 79
de la contradiction, qu’on abandonnerait.
Liidée d'un travail du négatif, @une néga-
tion qui ne s’épuise pas a exelure le positif,
ou a susciter en face de lui un terme qui
Pannule, mais qui le reconstruit au-dela de
ses limitations, le détruit et Ie sauve, n’est
pas un perfectionnement tardif ou une
sclérose de la pensée dialectique : ’en est
le ressort primordial (aussi n’est-on pas
étonné de la trouver indiquée dans Platon,
quand il appelle le « méme » «l'autre que
Pautre »). Nous l'avons rapprochée de la
notion moderne de transcendance, c’est-
a-dire d’un étre par principe & distance,
envers qui la distance est un lien, et avec
lequel il ne saurait y avoir coincidence. Ici
et la le rapport de soi a soi passe par le
dehors, la médiation est exigée par l’immé-
diat, ou encore il y a médiation par soi.
2. Comme pensée « subjective ». La pen-
sée dialectique s'est développée avant la
philosophie réflexive, et on un sens elle en
est Padversaire, puisqu’elle congoit comme
un probléme son propre commencement,
tandis que la philosophie réflexive réduit
Yirréfléchi, comme simple absence, au sens
que la réflexion y découvre ultérieurement.
On peut dire cependant que la dialectique
est pensée « subjective » au sens que Kierké-80 Résumés pe cours, 1955-1956
gaard ou Heidegger ont donné a ce mot :
elle ne fait pas reposer P’étre sur lui-méme,
elle le fait apparattre devant quelqu’un,
comme réponse & une interrogation. I] ne
s’agit pas seulement, comme on ’a quel
quefois dit, de relativiser le sujet et l’ob-
jet » : comme toute pensée « relativiste »,
celle-ci se bornerait & aménager la vie
commune des opposés en ramenant la
contradiction & une différence de rapports.
Or il ne suffit pas de dire vaguement que
Pobjet est subjectivité sous un certain rap-
port, et la subjectivité objet sous un autre
rapport. C’est en ce qu’elle a de plus néga-
tif que la subjectivité a besoin d’un monde
et en ce qu'il a de plus positif que I’étre a
besoin d’un non-étre pour le circonscrire
et le déterminer. C’est donc a une révision
des notions ordinaires de sujet et d’objet
que la pensée dialectique invite.
3. Comme pensée circulaire. Puisqu’elle
ne veut sacrifier l'un a l'autre ni l'irréfléchi
ni la réflexion, la pensée dialectique s’appa-
rait & elle-méme comme développement, en
méme temps que comme destruction, de
ce qui était avant elle, et de méme ses
conclusions garderont en elles-mémes tout
le progrés qui y a conduit. La conclusion
nest & vrai dire que Vintégration des dé-
LA PHILOSOPHIE DIALECTIQUE 81
marches précédentes. Le dialecticien est
done toujours un « commengant ». C’est
dire que la circularité de la pensée dialec-
tique n’est pas celle d’une pensée qui a
fait le tour de tout et ne trouve plus rien
de neuf & penser : au contraire, la vérité
cesserait d’étre vérité en acte si elle se
séparait de son devenir, ou l'oubliait, ou
le mettait vraiment au passé, et tout est
toujours & penser de nouveau pour la dia-
lectique. Ce n’est done pas par hasard que
le xrxé siécle a « appliqué » la dialectique
histoire, et, sur ce terrain, la dialectique
ne fait que devenir elle-méme : il lui est
essentiel de ne se réaliser que peu A peu,
de cheminer et de ne s’exprimer jamais,
comme dira Hegel, « en une seule proposi-
tion ». Déja chez Platon, comme le montre
le fameux « parricide » du Parménide, la
genése ou la filiation historique est mise au
nombre de ces négations qui intériorisent
et conservent, et conguecomme un cas émi-
nent de relation dialectique. Enfin, quoique
Ja formule, ici encore, n’ait été donnée que
par Hegel, c’est depuis toujours que la dia-
lectique est une expérience de la pensée,
c’est-a-dire un cheminement au cours duquel
elle apprend, quoique ce qu’elle apprend
fat déja 1a, «en soi >, avant elle, et qu’elle
ne soit que son passage a |’étre pour soi.82 Resumes DE cours, 1955-1956
Ainsi comprise, la pensée dialectique est
un équilibre difficile. Comme pensée néga-
tive, elle comporte un élément de transcen-
dance, elle ne peut se limiter aux relations
du multiple, elle est ouverte, disait Platon,
Aun Entxswa tic obouzs, Mais par ailleurs,
cet au-dela de l’étre, dont la place reste
marquée, ne peut, comme I'Un de la Pre-
mitre Hypothése du Parménide, ni étre
pensé, ni étre, et c’est toujours & travers
ja pluralité des participations qu’il appa-
rait. Il y a done un absolu dialectique, qui
n’est 1a que pour maintenir a sa place et
dans son relief le multiple, pour s’opposer
a Pabsolutisation des relations. Il est « flui-
difié » en elles, il est immanent a l’expé-
rience. Position instable par définition, et
toujours menacée soit par la pensée positi-
viste, soit par la pensée négativiste.
Dans la derniére partie du cours, on s’est
Proposé d’étudier quelques-unes de ces
déviations. On a examiné chez Hegel le
passage de la dialectique a la spéculation,
du « négativement rationnel » au « positive-
ment rationnel », qui finalement transforme
la dialectique en systéme, fait, dans la défi-
nition de labsolu, pencher la balance du
e6té du sujet, donne donc une priorité
ontologique a I’ « intérieur », et en parti-
culier déposséde la Nature de sa propre
LA PHILOSOPHIE DIALECTIQUE 83
idée, et fait de l’extériorité une « faiblesse
de la Nature ». La critique du systéme et
de la spéculation, chez les successeurs de
Hegel, ne marque pas pour autant un vrai
retour a Vinspiration dialectique. Chez
Kierkegaard, la polémique contre la pen-
sée « objective » et I’ « historico-mondial »,
qui est saine en elle-méme et aurait pu
annoncer une dialectique du réel, finit par
s’en prendre a la notion de médiation, c’est-
a-dire & la pensée dialectique elle-méme,
et par recommander, sous le nom singulier
de « décision » ou « choix », l'indistinction
des contradictoires, une foi qui se définit
par l’ignorance, une joie qui se définit par
la souffrance, une sorte d’ « athéisme reli-
gieux ». Chez le Marx du Manuscrit de
1844, on trouve, a cété d’une conception
de V’histoire comme « acte de naissance »
de Vhomme et comme négativité, qu’il
défend contre Feuerbach une philosophie
naturaliste qui localise la dialectique dans
la phase préparatoire de la « préhistoire »
humaine, et se donne pour horizon, par-
dela le communisme, « négation de la néga-
tion », la vie toute positive de ’homme
comme étre « naturel » ou « objectif », qui
a résolu I’énigme de Vhistoire. Dans Le
Capital, cette seconde philosophie a pré-
valu définitivement (de 1a vient que Marx84 Résumés pe cours, 1955-1956
peut y définir la dialectique comme « l’in-
telligence positive des choses existantes »),
et bien plus encore chez les marxistes. Chez
nos contemporains, c’est de nouveau la
pensée « négativiste » qui prédomine, et elle
colore curieusement leur néo-marxisme.
Chez Sartre, entre Pétre qui est pleine
positivité et le néant qui « n’est pas », il
ne saurait y avoir de dialectique. Ce qui
en tient lieu est une sorte de sacrifice du
néant, qui se voue tout entier 4 manifester
Yétre et nie absolument la négation abso-
lue qu'il est. A la fois serviteur et maitre,
ce qui nie et ce qui est nié, le négatif est
équivoque par principe; son adhésion est
un refus, son refus une adhésion. II ne sau-
rait trouver, dans l’ordre de l’étre auquel
il est condamné et auquel il est étranger,
un critére pour ses choix, car, en fondant le
choix, un critére le soumettrait a des condi-
tions et il n'y a pas de conditions qui garan-
tissent et qui limitent la relation de l’étre
et du néant : elle est, comme on voudra,
totale ou nulle, elle est totale parce que
le néant n’est pas, elle n’est rien parce
qu’elle exige tout. Philosophie qui met en
évidence, plus qu’aucune autre ne I’a fait,
la crise, la difficulté essentielle et la tache
de la dialectique.
Cours du lundi.
TEXTES ET COMMENTAIRES
SUR LA DIALECTIQUE
Il a été congu comme un libre commen-
taire de textes, choisis, dans la philosophie
dialectique et hors d’elle, en raison des
lumiéres qu’ils jettent sur la pensée dia-
lectique.
Les arguments de Zénon ont été étudiés
comme une sorte de test de la pensée dia-
lectique a travers les générations de phi-
losophes qui les ont discutés. Considérés
@abord (et par Bergson encore) comme
des sophismes dont une intuition directe
devait faire justice, ils sont finalement
reconnus comme des paradoxes caractéris-
tiques des rapports du fini et de V'infini en
mathématiques (A. Koyré). La légende de
Zénon nous montre le passage d’une pen-
sée qui dénonce des scandales logiques au
nom d’un idéal d’identité, & une pensée
qui au contraire accueille la contradiction
comme mouvement de l’étre, d’une dia-86 Résumés ve cours, 1955-1956
lectique bavarde et « ventriloque» a la
vraie dialectique.
Le Parménide de Platon, et aussi le
Théétate et le Sophiste ont été étudiés
comme exemples d’une dialectique qui
n’est ni ascendante, ni descendante, et qui
se maintient, pour ainsi dire, sur place.
Ceci a été l’occasion de discuter les inter-
prétations récentes du platonisme comme
dualisme et décadence.
On s’est ensuite attaché a noter le pas-
sage de la dialectique chez des auteurs qui
n’en font pas profession et qui 'accueillent
leur insu ou méme contre leur gré. Ainsi
de Montaigne, chez qui elle est surtout la
description des paradoxes du soi, et des
rares occasions, qui fondent sa sagesse, ou
nous réussissons a faire « marcher d’une
seule piéce » tout notre étre, Ainsi de Des-
cartes, qui a donné, avec le principe de
Y «ordre des raisons », celui de la philo-
sophie la moins dialectique qui soit, mais
qui se trouve amené & envisager un ordre
qui ne serait pas nécessairement linéaire,
et & suggérer un nezus rationum. Ainsi
enfin de Pascal, quand il esquisse une mé-
thode de convergence et une conception
de I’ « ordre » quasi perceptif, avee digres-
sion et retour au centre, c’est-a-dire une
théorie dialectique de la vérité.
LA PHILOSOPHIE DIALECTIQUE 87
Le passage de Pantithétique de la Raison
Pure de Kant a la dialectique de Hegel,
— décrit par M. Gueroult dans son article
de 1931, — a enfin donné l’occasion de
réexaminer le rapport de la philosophie
avec son histoire et avec Vhistoire en
régime de pensée dialectique.