ABELIO

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Rendez-vous avec la

conaissance

Eric Coulon

Rendez-vous avec la
connaissance
La Pense de Raymond Abellio

PHILOSOPHIE

Le Manuscrit
www.manuscrit.com

ditions Le Manuscrit, 2004.


20, rue des Petits-Champs - 75002 Paris
Tlphone : 01 48 07 50 00
Tlcopie : 01 48 07 50 10
www.manuscrit.com
contact@manuscrit.com
ISBN : 2-7481-4701-4 (Fichier numrique)
ISBN : 2-7481-4700-6 (Livre imprim)

Il nest point de rencontre dite fortuite qui nait, on le sait, dans


linvisible, pleine valeur de rendez-vous.
Raymond Abellio

INTRODUCTION

La philosophie na-t-elle pas de tout temps aspir


la scientificit ? Nest-elle pas mme apparue lorsque
lidal de scientificit a commenc simposer avec
force la pense comme son horizon et sa finalit
essentiels ? Si, comme nous le pensons, cest la prise de
conscience progressive de cet idal de son sens mais
aussi des exigences et des enjeux qui manent de lui
qui peut tre considre comme lacte fondateur et
identifiant de la philosophie entendue comme nouvelle
tche assigne ltre humain, il va de soi, telle une
vidence irrfragable et salutaire, que cest cette mme
philosophie qui doit ds lors tre comprise et vcue
comme le dpositaire permanent de cet idal, comme
linstance ayant la multiple et prcieuse charge den
rvler lexistence, de larticuler, den rappeler et den
prserver limportance et, enfin, preuve des preuves,
dassumer et dincarner toutes les dimensions, toutes les
modalits qui le constituent ainsi que toutes les
assignations quil adresse ltre humain. Rappelons, sil
est besoin, que cet idal appartient essentiellement et

nest dterminant que pour la culture occidentale, ce qui


la caractrise et, par consquent aussi, la distingue.
Que cet idal, dont on peut affirmer quil a t
puissamment ractiv avec le vingtime sicle et quil est
devenu dterminant surtout depuis la fin de la seconde
guerre mondiale, anime aujourdhui un grand nombre
de recherches et de rflexions philosophiques, cela est
indniable. Mais sagit-il toujours du mme idal ? Il ne
faut en effet pas perdre de vue quentre le moment
antique de la conception et de la naissance de la
philosophie et les dveloppements les plus rcents de
cette dernire a eu lieu un vnement culturel dcisif qui
est venu bouleverser le cours des choses, lunivers des
ides et des valeurs et donc le rapport gnral au monde
qui structurait toute une civilisation. Cet vnement
lourd de consquences pour lOccident se prsente
comme ladvenue du mouvement, de nature
essentiellement intellectuelle, caractris par lexil de cet
idal loin des grandes questions universelles et
fondatrices poses et affrontes par la philosophie, exil
instaurant dans un mme temps une discipline
particulire nomme science, celle-ci stant impose
depuis, en le dterminant selon de nouveaux critres,
comme le seul garant lgitime de cet idal. Ds lors,
cest ce nouvel idal de scientificit, oublieux de ses
origines mais aussi des enjeux vitaux dont il tait
porteur, que sest rattach en mme temps quattach,
comme un modle de rigueur et dexigence, lesprit
occidental. Et donc aussi une part importante de la
pense philosophique. Lidal que reprsentait la
constitution dune philosophie comme science
aspiration formule en ces termes par Husserl au dbut
du vingtime sicle a t progressivement et

massivement remplac par leffectivit dune pratique


philosophique slaborant et se dployant sur le modle
des sciences, autrement dit sacrifiant un type de
rationalit tout fait tranger, selon nous, lessence
mme du philosopher et trahissant par l mme le
travail et la finalit de la raison inscrits dans cette
essence. Face la domination persistante de cette
rationalit, lpoque contemporaine ne semble plus
offrir la conscience comme spectacle et comme
voie quune seule et mme alternative : la soumission
lesprit positiviste ou labandon au relativisme. Ou la
raison instrumentale ou la dngation des pouvoirs de la
raison. Le seul diagnostic possible dune telle situation
est alors, selon nous, le suivant : la plupart des
philosophes actuels ne croient plus en la philosophie.
Cela ne signifie pas quils ont dmissionn, ce qui
laisserait penser quils ont nanmoins toujours
conscience de la mission qui tait la leur, mais quils ont
tout simplement oubli, dans un redoublement de
loubli, un oubli de loubli comme dirait Heidegger,
ce qutre philosophe signifie et implique originairement
et universellement.
Ces considrations nous amnent ncessairement
avancer que la profondeur et la porte dune pense
peuvent tre values et estimes en fonction de la
teneur et de la tonalit du rapport quelle entretient avec
lidal dont il est ici question. Ce Rendez-vous avec la
connaissance que nous proposons avec cet essai nest rien
dautre quune tentative didentification et de
clarification de lun de ces rapports. Il fut mis en uvre
et incarn par celui qui, initialement baptis Georges
Souls, prit par la suite, par un nouvel acte baptismal
consacrant et scellant une nouvelle naissance, au dtour

dune existence marque par les ruptures, les passages,


les changements, les transformations et les rsolutions,
le nom appropri et rvlateur de Raymond Abellio. Ce
rapport a ceci de singulier et de fondamental nos yeux
que la science quil vise et laquelle il renvoi est moins
pistm ou mathsis que gnsis. Ds lors, la philosophie
constitue, vcue et propose par Raymond Abellio
peut ainsi tre indiffremment appele connaissance.
Philosopher quivaut pour lui connatre, et cet acte
dcisif et intgral renvoie chez lui cette troisime faim
quest la faim de connaissance - expression qui ne dsigne
rien dautre que lessence de la philosophie elle-mme
mais qui, parce quelle nest pas tombe dans le domaine
public, parce quelle nvoque aucune ralit
institutionnelle et disciplinaire et, surtout, parce quelle
met laccent sur la dimension vitale, ncessaire,
dynamique et incarne de llan philosophique, voque
et signifie bien mieux ltat intrieur dAbellio. Ce feu
intrieur insistant et inaltrable - puissance non pas
irrationnelle mais a-rationnelle, universelle et
transcendantale - qui ne se satisfait daucune
compromission ni daucun peu prs, qui ne souffre
aucune dmission ni aucune lchet, est le facteur
dterminant qui conduisit Abellio tablir ce rapport
singulier et fondamental avec la question, le motif et
lenjeu
pistmologiques,
plus
prcisment
gnosologiques.
Ce Rendez-vous avec la connaissance a donc pour but
de faire signe vers cette singularit fondamentale quest
lengagement intgre et global existentiel, intellectuel
et spirituel dAbellio dans la qute du sens et dans
lactualisation de cet idal de scientificit dont sest pris
depuis son origine la rflexion philosophique. Si nous

pouvons affirmer que cest en raison de sa lucidit, de


son ampleur et de son intensit mais aussi parce quelle
est fondatrice dune nouvelle et efficiente Mthode1,
dune nouvelle et positive rationalit, tant rclames
Loin des vellits contemporaines striles, dans
laccomplissement de sa qute dune mthodologie dun type
nouveau qui ne se rduise ni une simple formalisation vide ni
une recette ou un exercice psycho-physiques mais qui soit
essentiellement et synchroniquement vision incarne et
assomption de la chair du monde, qui passe donc par lpreuve, la
spcification, lintgration et la mise en uvre dun contenu rel,
qui se prsente par consquent la fois comme thria et prxis,
cest--dire comme vritable outil daccomplissement de soi et du
monde en pleine conscience et en pleine clart, Abellio se trouva
logiquement confront au problme brlant et capital de
lactualisation et de laccomplissement personnels, mais aussi, de
surcrot, de lexpression et de la transmission de cette mme
mthodologie. Simposa en effet rapidement lui, comme enjeu
gnosologique fondamental rpondant aux exigences quil dsirait
incarner, corrlativement la recherche de ce quil a appel la
mthode de structuration , la ncessit de rflchir en mme
temps que de vivre une structuration de la mthode adquate.
Ce dont Abellio prit en effet conscience, tmoignage
supplmentaire la fois de la rigueur et de la lucidit avec laquelle
il accomplit sa qute mais aussi du caractre singulier et
fondamental de celle-ci, cest quil ne pouvait y avoir de fondation
possible dune telle mthodologie quau travers dun double
mouvement mettant en jeu simultanment un questionnement
portant sur la nature et le sens de celle-ci et une mise lpreuve
individuelle concrte et consquente des exigences qui en
commandent lexistence. Cest parce que cette nouvelle Mthode
exige et engage plus que la seule vision et demeure insaisissable
par une simple dmonstration linaire, quil est particulirement
difficile pour nous de la dire et pour le lecteur de la comprendre et
de la vivre. Par ces prcisions concernant les conditions et les
limites de laccs la pense et luvre dAbellio, nous
souhaitons ds prsent indiquer ce dont il est question dans cet
essai et prvenir toute critique htive.
1

aujourdhui, autant de qualits qui la rendent


fondamentales, que nous avons choisi dexposer et de
prsenter la pense dAbellio, cette prsentation,
justement cause du caractre singulier de lengagement
qui demeure attach cette pense, singularit dfinie
par rapport lintellectualit de notre poque mais aussi
au regard de lhistoire des ides, cette prsentation donc
ne pouvait prendre dautre forme que celle dun
reprage, dune mise au point et dune clarification.
Trop de malentendus, trop doublis, trop dignorance et
trop de prjugs entourent et obscurcissent luvre de
cet homme de connaissance. Ds lors, effectuer le
reprage, la mise au point et la clarification ncessaires
de la nouvelle approche ainsi que du lieu spcifique de
la connaissance constitus et mis en uvre par Abellio,
voil toute lambition de notre essai. De cette
connaissance mettre en vidence le contexte de sa
constitution et baliser son site propre, voil notre
unique intention. Notre dmarche, par son objet et
ltat desprit quil commande, est radicalement
diffrente de celle qui caractrise cet exercice intellectuel
classique quest le commentaire didactique, ce qui est ici
vis chappant absolument toute lecture ou analyse
purement conceptuelles et spculatives ayant pour
dessein den circonscrire lessentiel, toute volont
dinspiration et daspiration dmocratiques ayant
lambition den transmettre le sens. Un tel objet, pour
tre vritablement compris, exige plus quun simple
regard port de lextrieur sur lui. Nous ne devons et
nous ne voulons pas nous tenir en retrait, toute distance
vis--vis de lui le rendant smantiquement,
existentiellement et spirituellement inaccessible. Le
lecteur ne trouvera pas non plus dans les pages qui

suivent un inventaire du contenu thmatique de la


pense dAbellio. Par la nature mme de ce que nous
abordons, il est tout simplement impossible daccder
lexhaustivit en cette matire. Envisager le contraire
serait faire preuve dune troublante navet et
manifesterait une mconnaissance certaine de ce qui est
en jeu.
Pour satisfaire notre objectif, il nous faudra par
consquent montrer, vritable impratif simposant
nous, travers une mise jour de lorigine, de la gense
et de la nature de lengagement et du cheminement
dAbellio, travers une prsentation des diverses
sources (spirituelles,
philosophiques, littraires,
scientifiques) qui les ont influenc, des multiples
rfrences (symboliques, mythologiques, religieuses) qui
les jalonnent, et, surtout, travers une analyse de ce qui,
par leur accomplissement, fut engendr et constitu,
savoir une nouvelle gnose, pourquoi nous pouvons
lgitimement les qualifier de singularit fondamentale.
Cependant, paradoxalement, aucun chapitre ni aucun
paragraphe particulier de ce livre ne sera prcisment et
explicitement consacr lexposition des raisons
prcises dune telle qualification ; en effet, chaque partie,
chaque chapitre et chaque paragraphe apportant, par
llment nouveau qui y est trait, une raison
supplmentaire de les baptiser ainsi, chacune delle
devrait apparatre delle-mme au lecteur au fil de sa
lecture, merger dentre les lignes et, nous lesprons,
simposer sa conscience avec la force dune vidence.
titre indicatif et pour aider ce mme lecteur
sorienter dans la pense dAbellio, il nous faut pourtant
livrer ds prsent ce qui, dans cette pense, initia et
scella son caractre singulier et fondamental, savoir sa

capacit surmonter, intgrer et rsoudre


concrtement, et non pas simplement spculativement,
les oppositions, les dualits et les clivages endmiques :
entre lesprit et la matire, entre lincarnation et
lassomption, entre ltre et le devenir, entre ltre et la
conscience, entre le sujet et lobjet, entre la foi et la
raison, entre la tradition et la modernit, entre lOrient
et lOccident2. Quant lexpression nouvelle gnose
employe par Abellio lui-mme pour dsigner le fruit de
cet engagement et de ce cheminement, cest--dire pour
nommer et par l mme distinguer ce que produisit le
rapport singulier et fondamental de sa pense lidal
de scientificit, elle renvoi une forme indite et inou
de la connaissance ce qui est logique eu gard au
caractre singulier du rapport prcit, ce qui par ailleurs
la rend majoritairement, cest--dire pour lensemble des
intellectuels de tous horizons et de toutes disciplines,
inaudible et insense , forme issue des noces
fcondes de lentreprise philosophique et des exigences
inhrentes cet idal. Rvlons-en sans plus tarder les
caractres dominants et essentiels : luniversalit,
loprativit, la clart, louverture et la globalit.
Au travers de cette mise en lumire et de cette
prsentation dune posture philosophique particulire,
de ses principes et de ses enjeux, en loccurrence celle
de Raymond Abellio, cest la prsence dun regard
critique lucide et enseignant rvlant, interrogeant et
donnant le sens (la signification et lorientation) de ce
2 Afin de mettre en vidence la fois le caractre opratif et
concret (ce qui fait crotre) de sa gnose, son lieu propre mais aussi
la faon dont elle accomplit le dpassement et la rsolution de
cette dernire opposition Abellio parla son propos de Yoga
occidental .

qui fait et est en crise port sur la situation et


lorientation intellectuelles, spirituelles et ontologiques
de notre poque et, dans une perspective plus large, de
lOccident que nous dcouvrons. Mais attention, rien de
sociologique dans ce regard l. Nous sommes en
prsence, avec la philosophie dAbellio, dune vision et
dune parole de nature plus mta-historique et
prophtique, au sens que nous donnons ce terme dans
le second chapitre de la seconde partie, quhistorique ou
conjoncturelle, plus ontologique quontique, plus
mtaphysique que psychologique ou psychanalytique. Si
cette vision et cette parole donnent voir, entendre et
comprendre notre poque, elles ne sont pourtant
aucunement marques, dtermines et influences par
elle. Si elles prennent appui sur les traditions sotriques
et spirituelles et trouvent dans certaines philosophies
modernes (surtout la phnomnologie transcendantale
de Husserl, lontologie de Heidegger et le
structuralisme) les lments cls (orientation, structure,
logique, tche, exigences) et initiateurs de leur
constitution et de leur mise en uvre, elles ne sont
pourtant, par le message universel et ternel quelles
dlivrent, daucun temps, ni mme, du reste, daucun
lieu mondain, et demeurent jamais inactuelles.
propos de ce dernier point nous dirons, reprenant par
ailleurs une formule consacre, que si elles nopposent
pas mais convoquent et mobilisent ensemble Tradition
et Modernit, cette convocation et cette mobilisation
soprent depuis un lieu extra-mondain transcendant
dune transcendance immanente lune et lautre et
offrant ainsi une perspective intgrale et unifiante. Mais
au fond, que rvlent cette co-prsence et cette
conjonction de la Tradition et de la Modernit dans un

mme projet, une mme dmarche de fondation sinon


la disponibilit, la dtermination et louverture dun
esprit vivant puisant avec cohrence dans lensemble
des ressources et des acquis de lOccident (ses ides, ses
valeurs, ses flux, ses reflux, ses refus, ses acceptations,
ses matrialisations, ses orientations, ses vises), sans a
priori, sans prjugs, afin de mener bien la tche quil
sest donn et qui lui est devenue essentielle. Par cette
exploration des voies(x), de la culture et de la
conscience occidentales, par la mise en valeur de ce qui
en et par elles est effectif mais aussi par lactualisation
de ce qui en et par elles demeure potentiel, cest, au-del
de tout lieu gographique, au-del de toute ralisation
mondaine, vers un foyer et une posture ternels et
universels que nous font signe luvre et lexistence
dAbellio. LOccident, question et preuve cruciales
auxquelles sest affronte la pense dAbellio, est
finalement, pour celui-ci, le mi-lieu, la Terre u-topique
toujours en friche o devient et peut saccomplir le
projet majeur dune philosophie comme science,
autrement dit de la connaissance.
Cest donc bien un rendez-vous avec la connaissance
que nous proposons avec cet essai, la connaissance
tant ce dont il est question en dernier lieu. Mais, il nous
faut insister sur ce terme, il ne sagit effectivement que
dun rendez-vous, la connaissance en question, parce
quelle est ce dernier lieu situ au-del et en de de
toute topique, ne pouvant tre circonscrite par, ni
inscrite dans les mots et les articulations qui suivent. Cet
essai, justement parce quil donne rendez-vous, ne se
prsente pas sous dautres formes, nous lavons dj
prcis, quune suite dindications complmentaires, et
na pas dautres intentions que de dsigner au lecteur

une voie prendre et une destination rejoindre, en


loccurrence celles de la connaissance. Il revient ainsi au
mme de dire, selon nous, pour tre plus prcis et plus
juste encore dans la formulation de notre objectif, quen
mettant en perspective lexistence, en clarifiant la nature
et en reprant le site et la dmarche de la pense
dAbellio, nous ne faisons rien dautre, afin de demeurer
fidles celle-ci, que de renvoyer le lecteur vers cette
voie et cette destination ; ou que parce que la
dcouverte, la fondation et lexpression de cette voie et
de cette destination capitales sont luvre originale de
Raymond Abellio, il tait ncessaire didentifier cet
uvrement. Cest donc la connaissance qui, par-del les
signes, par-del les uvres, depuis son dernier lieu, un
lieu hors du commun, a le premier et le dernier mot, ou
plutt fonde et fond tous les mots, respectivement par
et dans une certaine prsence. Ds lors, le lecteur ne
peut se contenter seulement de prendre ce rendez-vous
la lettre et de sen satisfaire tel quel, cest--dire den
faire une fin en soi. Pas dautre alternative, en sa
prsence, que le refus ou lacceptation. Mais si le refus
clt la dmarche, lacceptation, elle, en revanche, nest
quun premier geste accompli en direction de la
connaissance, un premier geste en appelant bien
dautres sa suite. Il est important de dire que ce
premier geste engage alors ltre tout entier. Dans ce
cas, le lecteur ne peut faire lconomie du cheminement
menant vers ce dernier lieu qui nest nulle part, do,
encore une fois, la difficult de le dsigner. Dans la
qute rellement initiatique que reprsente ce
cheminement, luvre dAbellio simpose nos yeux
comme une tape oblige, dcisive et salutaire. Si lon
en croit laphorisme dAbellio que nous avons choisi

comme pigraphe de cette introduction, le lecteur ne


peut accepter par hasard ce qui lui est ici propos, le
rendez-vous en question tant un appel adress depuis
toujours ce mme lecteur par ce qui lui est, en fait, si
intime et si essentiel. Tu ne me chercherais pas, si tu
ne mavais trouv (Pascal, Penses, 553, Brunschvicg).
Cette clbre formule pascalienne est une autre faon de
dire que ce rendez-vous est dj pris de toute ternit, et
quil sagit non pas de faire uvre de volont mais de se
librer de la volont personnelle pour retrouver ce qui
en nous est plus essentiel que celle-ci. Dans ce cas, nous
ne sommes alors nous-mmes, nous qui avons rdig ce
rendez-vous, quun intermdiaire une mdiation, un
mdium au service de ce qui, fondamentalement,
sadresse ternellement et universellement chacun et
quil sagit ds lors dentendre. Dans cette perspective,
ce Rendez-vous avec la connaissance tient le rle dun
possible catalyseur, dun possible dclencheur de ce qui,
seul, mrite notre attention et exige par consquent de
sactualiser. Ceci est un seuil.

CODE DES SIGLES UTILISES :

- F. B. : La fosse de Babel
- A. E. : Assomption de lEurope
- S. A. : La Structure Absolue
- F. E. : La fin de lsotrisme
- P. G. : De la politique la gnose
- C. H. : Cahier de lHerne
- D. M. : Ma dernire Mmoire
- A. N. G. : Approches de la nouvelle gnose
- D. R. A. : Dialogue avec Raymond Abellio

M. N. G. : Manifeste de la nouvelle gnose

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

20

ERIC COULON

PREMIERE PARTIE
LA CONNAISSANCE ET SON
CONTEXTE.
ETAT DESPRIT, INFLUENCES ET
REFERENCES

21

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

22

ERIC COULON

UN ESPRIT DINDEPENDANCE

De son enfance jusqu la fin de sa vie, Abellio


na jamais cess de vivre et de penser dans une
indniable et irrductible indpendance, que ce soit vis-vis des formes sociales, institutionnalises et visibles,
mais aussi communautaires quont toujours tendance
prendre les activits humaines ou bien par rapport la
prsence et la pense dun tre humain particulier.
Prcisons toutefois que ce terme d indpendance ne
dsigne ici ni labsence de liens, de connexions et
dinfluences entre, dune part, la vie et la pense
dAbellio et, dautre part, toutes ces ralits, ni mme le
statut dune existence conue comme absolument
distincte des autres, fragment singulier ferm sur luimme, encore moins un mode de vie socioculturel ou
une dtermination psychologique, mais le refus de toute
concession et de toute alination une prsence qui
voudrait simposer de lextrieur sa conscience, le
refus de toute dpossession de soi, de toute rduction
mondaine des enjeux fondamentaux de lexistence, de
23

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

toute fascination pour le multiple, de toute dpendance


rassurante vis--vis dun collectif quelconque, de tout
enfermement dans le particulier, de tout compromis
pass au dtriment de la vrit et de la totalit, le refus
enfin de toute rptition, autant dobstacles empchant
coup sr laccs luniversel. Dun autre ct, cette
indpendance ne fut en rien leffet dun choix
personnel, la consquence dune dcision volontaire
mais la manifestation, dans un premier temps prouve
passivement puis, au fur et mesure, comprise et
assume comme telle, dune ncessit extra-mondaine
uvrant de lintrieur et conduisant irrsistiblement
Abellio jusqu la vision-vcue , pour reprendre un
terme qui lui fut cher, de cette interdpendance
universelle dont nous verrons quelle constitue la clef
de vote mtaphysique de sa pense. Prcisons aussi
que cet esprit dindpendance, se manifestant
spontanment chez lui sous laspect dun refus
catgorique de toute forme dautorit dorigine
extrieure, lui fut dune certaine manire lgu et
transmis par ses ascendants familiaux. En effet, comme
il laffirma lui-mme dans un entretien audiovisuel
ralis en fvrier 1973 par Dominique de Roux pour
lO. R. T. F., ce qui caractrisait ses deux branches
paternelle et maternelle tait leur indpendance .
Cette indpendance, conduisant ainsi Abellio
lpreuve intime et initiatique de linterdpendance
universelle , est le signe, rare, de lavnement dune
conduite prenant part tout en ne prenant plus parti
pour rien. Cest le grand, lultime Oui ! dun homme
adress ltre et lexistence, un Oui ! qui constitue le
seul vritable acte-principe intgral et intgrant, cest-dire tout la fois et ensemble la disponibilit,

24

ERIC COULON

louverture, lamour et la connaissance les plus amples et


les plus intenses. Ainsi, en raison de cette situation, qui
ne peut passer pour paradoxale quaux yeux de ceux qui
demeurent attachs une conception bablienne du
Tout et de lUn, mais aussi pour dautres motifs qui
apparatront par la suite, Abellio fut un Homme
duvre travaillant en solitaire ainsi quun tre humain
ctoyant souvent la solitude. Si nous interprtons enfin,
cette fois-ci positivement, cette indpendance non
comme un tat mais comme une tension et un
mouvement particuliers de la conscience, ceux-ci
saccomplissant comme conduite rappelons
quAbellio distingue dialectiquement (A. E. pp. 84-85)
le dterminisme absolu des attitudes extrieures et
la libert absolue des conduites ou des comportements
intrieurs , alors nous pouvons affirmer que
Raymond Abellio fut, par sa vie et par son uvre,
profondment indpendant.
Un survol rapide des grandes tapes de sa vie
nous clairera dj, en lillustrant, sur le sens et la porte
de cette indpendance. Il y eut bien ce quil a lui-mme
appel (P. G., p. 29) sa crise de mysticisme , survenue
lge de 13-14 ans, et qui dura environ cinq ans, crise
au cours de laquelle il se mit croire rellement en
Dieu (ibid.) et prier abondamment (D.M., T 1, chap.
VI). Mais mme au cours de ces annes o il frquenta
plusieurs reprises lglise de son faubourg toulousain
des Minimes, il neut aucunement le sentiment
dappartenir une communaut de croyants ,
affirmant mme que sa religion tait trs
individualiste (P.G., p. 30). Sil y eut par la suite
lengagement politique dans le Parti socialiste et
lextrme gauche, priode (D. M., T 2) au cours de

25

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

laquelle Abellio se trouva emport par la vie


militante , cet engagement se fit toujours dans
lopposition et par des voies minoritaires . De plus,
une part de lui-mme, sans doute ce germe actif qui
annonait dj la prochaine naissance de lHomme de
Connaissance, sveillait et sactivait en parallle de cette
vie militante, et chappait ds lors cette dernire :
lcriture automatique, inspire par les surralistes, lui
permettait en quelque sorte davoir une vie
personnelle tout fait indpendante (P.G., p. 34).
Prcipitant sa sortie hors de la politique, cette dernire
dsigne par Abellio comme le champ des hommes de
puissance , et mettant fin ainsi son militantisme, la
rencontre avec celui qui devint son matre spirituel
marqua pour Abellio son entre dans lsotrisme en
tant que tel . Mais l encore, point dallgeance une
doctrine ou un individu : Je nai jamais eu
limpression dtre ce quon peut appeler un sotriste
pur, prcise t-il. Je voulais tre un philosophe. Aussi,
lorsque par une nouvelle rencontre, cette fois-ci avec les
ides et les enjeux de la phnomnologie husserlienne,
rencontre survenue au cours de cette qute de
clarification et dunification existentielles qui animait
alors Abellio, lsotrisme lui apparut comme un corps
dogmatique et peu fond rationnellement ou mal
fond (P.G., p. 132), Abellio commena, avec rigueur,
tnacit et intgrit, son lent et profond travail de
constitution en lui dune philosophie que nous
qualifierons, avant mme de la dfinir, de gnostique.
Son exigence de fondation rationaliste de la Tradition
sotrique ainsi que son vcu non universitaire de la
philosophie en ont fait indniablement un franc tireur
permanent restant, et tant maintenu, lcart tant de

26

ERIC COULON

lsotrisme que de la philosophie officiels


contemporains.
Tout ceci nous conduit affirmer quAbellio na
jamais vritablement et entirement appartenu aucune
chapelle, aucun courant, aucun mouvement
particuliers et quil est donc pour cette raison impossible
de lui imposer une tiquette idologique ou de le faire
entrer dans une quelconque catgorie ou ligne
intellectuelle ou spirituelle. Autrement dit, les exigences
qui furent les siennes, savoir celles de globalit,
dunit, de cohrence, de rigueur, de rationalit et de
clart, ainsi que sa facult et sa force articuler et
assumer jusquau bout les implications, aussi bien
dordre thique, esthtique, cosmologique que
gnosologique qui se dgageaient de son cheminement
et de son travail, lont conduit prendre des voies
singulires, non socialises et non socialisables, situes
hors des lieux communs, accomplir des dcouvertes
ou des redcouvertes indites, tablir des synthses et
des analyses, des liens et des rapprochements nouveaux,
proposer une orientation intellectuelle, spirituelle et
existentielle majeure, en un mot difier une pense,
une mthode et une uvre originales.

27

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

28

ERIC COULON

II
INFLUENCES ET REFERENCES

Si une vision et une uvre particulires naissent


et se dveloppent partir dune certaine disposition,
dune certaine orientation et dun certain tat de lesprit
propres un tre humain vivant un rapport particulier
au monde, rapport tendant toujours, avec plus ou moins
de bonheur et dintensit, souvrir luniversel, toute
vision et toute uvre sont aussi le fruit de relations
fertiles et germinatives que cette disposition, cette
orientation et cet tat de lesprit entretiennent avec
dautres penses, dautres uvres mais aussi avec un
certain nombre de ralits symboliques et de noyaux
signifiants. Par consquent, si Abellio demeura
effectivement indpendant, au sens que nous avons
donn ce terme, sil ne fit jamais rfrence aucune
chane de grands initis ou aucun filum
initiatique rfrentiel (A. Faivre), ne se posant ds lors
jamais en hritier, dpositaire et messager dune
immuable et secrte sagesse, il nen demeure pas moins
que son travail et son uvre nont pu voluer que grce
aux rencontres quil fit avec des penseurs, des crivains
et des scientifiques, plus prcisment avec leurs penses
et leurs uvres, celles-ci devenues dterminantes pour
29

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

lui. A ct de ceux-ci, souvent cits par Abellio dans ses


uvres il consacra dailleurs lanalyse de la pense
de quelques-uns dentre eux, ceux qui eurent
naturellement le plus dinfluence sur son travail,
plusieurs pages dune densit, dune profondeur et
dune finesse extraordinaires , il nous faut aussi parler
des figures mythologiques, mythiques et spirituelles qui
furent explicitement mobilises par lui, ou, tout
simplement, que nous inspire son uvre comme autant
de repres signifiants, de rfrences fondatrices et de
principes dactivation . Il nous a donc sembl que le
fait dvoquer, dune part, les plus marquants de ces
auteurs et chercheurs, et, dautre part, les plus
vocatrices de ces figures notre prsentation nayant
bien entendu aucune prtention lexhaustivit3
serait, dans un premier temps, une bonne faon
dindiquer lhorizon, le cadre et lorientation intellectuels
et spirituels de la pense de Raymond Abellio, et ainsi,
grce ces balises signifiantes, de permettre une
approche et une identification plus faciles et plus
adquates, moins soumises aux a priori, de son champ
de rflexion et des enjeux qui y sont inscrits. Dans tous
Insistons sur ce point en le prcisant. Quil sagisse des
philosophes, des littraires ou des scientifiques, nous ne mettons
volontairement en avant dans cette partie que ceux dentre eux
dont la pense, les travaux ou les uvres ont eu, pour une raison
ou pour une autre raison que nous avons essay de prciser ,
une influence dterminante sur la pense dAbellio ou sont
considrs explicitement par lui comme importants. Il ne sest
donc pas agit pour nous deffectuer un simple recensement
quantitatif de lensemble des rfrences philosophiques, littraires
et scientifiques prsentes dans luvre dAbellio. Autrement dit,
les rfrences et les lectures dAbellio ne se limitent pas,
respectivement, aux seuls noms cits et leurs uvres.
3

30

ERIC COULON

les cas, la frquentation active et rflchie des uvres de


ces penseurs, crivains et scientifiques, comme la
comprhension du sens et de la porte de ces figures
sont des conditions indispensables, parfois ncessaires
mais jamais suffisantes, pour pouvoir pntrer,
approfondir et voir ds lors sclairer pour et en chacun
de nous le lieu et le sens dune uvre si singulire, mais
aussi lpreuve quelle nous assigne, individuellement.
Voici donc les figures cls, les influences et les
rfrences majeures avec lesquelles la pense et ltre
dAbellio ont entretenu et entretiennent ternellement
un rapport clairant et fcond :
Figures mythologiques et mythiques :
Apollon :
Ce dieu du panthon grec est vritablement le
dieu tutlaire dAbellio, une tutelle que le pseudonyme
Abellio,
qui
correspond,
selon
certaines
interprtations, au nom phnicien ou celtibre
dApollon, nous rvle du reste comme consciemment
affirme et consentie. Apollon, le dieu solaire auquel
demeurent intimement rattachs les trois caractres de
lumineux, dign et dhroque, ne pouvait qutre
adopt par celui qui sengagea sur la voie exigeante de la
clart, de la connaissance et de lpreuve capitale du
baptme du feu , preuve simultane de la chaleur et
de la lumire au travers de laquelle seul est possible
laccomplissement simultan de lHomme et de lEtre.
Apollinienne est en effet pour Abellio la voie gnostique,
par opposition la voie mystique, qualifie par lui de
31

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dionysiaque. Nous parlons dopposition entre ces deux


voies mais, comme nous le verrons lors de lanalyse de
leur rapport, cette opposition est en fait dialectique et il
faut par consquent les penser en termes de
complmentarit. Ce rattachement profond dAbellio
la dimension solaire tait par ailleurs comme dj
annonc par son vrai nom : Souls. Ce nom, dorigine
arigeoise, est en effet construit, dans la langue doc,
partir de la racine sol du mot soleil, racine qui est aussi,
il faut le souligner, celle des mots seul et solitaire. Cest
en quelque sorte comme si lalliance apollinienne et
lindpendance desprit qui allaient par la suite
caractriser Abellio se trouvaient originairement
marqus du sceau de la ncessit et du destin.
Personnages fminins :
Les femmes, certaines femmes en particulier
(voir D.M. et surtout T 3, p.12 sq et 366 sq), la Femme
(P.G. 95-128), lternel fminin et les puissances
fminines jourent un rle essentiel et tinrent une place
privilgie dans la vie et la pense dAbellio. Dans
chacun de ses romans, plus particulirement dans le
dernier : Visages immobiles, cest la question et le
mystre de la femme et du fminin, travers la prsence
de plusieurs personnages fminins particuliers, qui
apparaissent comme lpreuve ultime laquelle est
finalement confront le narrateur, et cette preuve
constitue ds lors le drame central autour duquel
sarticulent le rcit et le livre. Abellio est lun des rares
penseurs occidentaux avoir fait de la sexualit
(notamment S.A. 39) et de lAmour des thmes
majeurs de son uvre, et leur avoir accord un statut

32

ERIC COULON

tant nergtique que mtaphysique. Faut-il alors y voir


le signe dun corps et dun esprit en bonne sant ?
Llaboration dune rotique transcendantale devrait
tre lune des proccupations et lun des dfis
fondamentaux et incontournables de tout penseur qui
voudrait se poser comme tmoin et initiateur clairs et
privilgis des grandes questions qui simposent ltre
humain. Mais voici, pour revenir plus directement la
pense dAbellio, quelques-unes des grandes figures
fminines mythologiques et mythiques voques par
Abellio comme ples symboliques diversifis (ViergeMre, Fiance ou Epouse), complmentaires et
insparables du ple masculin : Ariane, abandonne par
Thse, unie Dionysos, desse symbolisant la
connaissance ; Artmis, sur dApollon, desse lunaire,
desse de la fcondit en mme temps que de la
virginit, divinit non dflore et non fconde ; Sln,
sur dHlios, elle aussi desse de la lune, trs convoite
elle est amoureuse de Zeus et de Pan mais Endymion
est celui qui fait lobjet de sa grande passion et qui
pourtant ne lui appartient plus, ce qui fait delle une
formatrice par inclusion du dfaut (Abellio, Visages
Immobiles) ; Lilith, ne des tnbres, celle qui enfante
lesprit dAdam (Le Zohar), celle qui dit non et vit
le dsir absolu est cratrice par exclusion de lexcs
(Abellio, Visages immobiles) ; Aphrodite, amante
dAdonis, dArs, dHerms, pouse dHphastos,
desse de lAmour spirituel convertissant lamour sexuel
et terrestre ; Vnus, lquivalente romaine dAphrodite,
elle aussi desse de lAmour et de la Beaut, gardienne
de la fcondit, dsigne aussi le charme et le dsir
physique ; Isis, divinit gyptienne, sur et pouse
dOsiris, personnification de la spiritualit, de la

33

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

puissance de rgnration et de la vrit sexuelle lies au


fminin ; Persphone (ou Kor, Proserpine en latin),
amante dAdonis, pouse dHads, la fois svre et
tendre, tnbreuse et lumineuse, reliant profondeurs et
hauteurs, soutenant le cycle des saisons, le rythme du
temps et annonant le retour de la fertilit ; Eurydice,
pouse dOrphe, la fois perdue et retrouve, puis
perdue nouveau, dfinitivement ; Hlne, tant
convoite par de nombreux hros, tre la beaut
fascinante et tragique, pouse de Mnlas, amante de
Pris, ses amours seront lorigine de la guerre de
Troie ; la Vierge noire (du Cantique des Cantiques).
Herms (trismgiste) :
Abellio fait trs peu rfrence ce dieu de
lAntiquit dont les nombreuses mtamorphoses et
dsignations sont rvlatrices moins dun syncrtisme
confus et hybride que dune richesse symbolique, au
bout du compte convergente, et dune influence
considrable, la figure de ce dieu ainsi que les visions,
les enseignements et les uvres quil suscita la priode
hellnistique bnficiant par la suite dune postrit
importante en Occident. Nous considrons nanmoins
quAbellio, comme bon nombre de penseurs ayant,
dune part, chapp au caractre formel et dsincarn
des discours scolastiques et universitaires, et, dautre
part, dpass les striles et rductrices oppositions entre
le rationalisme et lempirisme, lEtre et le Devenir,
lEsprit et la Matire, peut tre plac sous la tutelle de ce
dieu, plus prcisment tre rattach lesprit et au
Verbe de celui qui fut nomm le trois fois grand
(trismgiste), plus proche en cela du Herms-Thot

34

ERIC COULON

gyptien que du Herms-Mercure romain. En affirmant


cela nous ne pensons pas faire preuve dhrsie.
Rappelons en passant que cest Apollon qui, charm par
sa faon de jouer de la lyre, offrira Herms le Caduce
en change de linstrument de musique. Ainsi, en dehors
des principes mmes de la Tradition hermtique,
rvls, selon la lgende, par Herms trismgiste et
contenus notamment dans ce que lon appelle le Corpus
hermeticum, principes auxquels peuvent tre rattaches
certaines des perspectives dveloppes par Abellio,
notamment en ce qui concerne les rapports de lUn et
du multiple, deux raisons principales nous ont conduit
un tel constat. En premier lieu il nous a sembl que
certaines des qualits et des caractristiques attribues
Herms se retrouvaient, dune certaine manire, plus
humaine, incarnes dans la conduite et les orientations
spirituelles et existentielles dAbellio. Voici les
principales : le rle de mdiateur de linvisible , de
prophte et de sage qui engage tout homme
retrouver en soi lAdam primordial (Franoise
Bonardel, LHermtisme, P.U.F., Que sais-je ? ) ;
celui qui ngocie les changements dtat, les transitions
et les liens (Jean-Pierre Vernant, Mythe et pense chez
les grecs) ; le matre des extrmes et des limites, des
bornes ; le conservateur et transmetteur de la Tradition
(Ren Gunon, Formes traditionnelles et cycles
cosmiques) ce dernier parallle recevra toutefois
quelques prcisions et nuances dans la suite de notre
travail ; le guide , linitiateur , le civilisateur
(Gilbert Durant, Science de lHomme et Tradition) ; le
guide de la recherche spirituelle ; enfin le double aspect
du chemin quon parcourt et du voyage accompli par
lme. Lautre raison renvoie aux classifications

35

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

auxquelles aboutissent Antoine Faivre et Franoise


Bonardel4 la suite de leurs remarques respectives
faites en vue de clarifier le sens de certains mots et
concepts issus du nom Herms . Ainsi, en
distinguant, dabord avec A. Faivre, ladjectif
hermtique , associ lHermtisme comme doctrine
et courant prcis, de ladjectif hermsien , associ lui
lhermsisme , synonyme dsotrisme occidental
moderne , adjectif quA. Faivre dfinit ainsi : attitude
desprit commune tout lsotrisme occidental plac
sous le signe du dieu au caduce (Herms) , la conduite
dAbellio peut certes, mais avec certaines rserves
prcises, tre qualifie d hermsienne . Mais, dans
cette perspective, nous prfrons la distinction, plus
prcise et plus pointue, opre par F. Bonardel. Celle-ci
propose en effet, en jouant sur les trois possibilits
offertes par le franais , de nommer hermtique la
pense des Hermetica, hermtiste lensemble de la
tradition sotrique patronne par Herms et hermsien
ce qui, inspir par son Verbe, incite entreprendre un
acte hermneutique de comprhension gnostique .
Nous verrons que le rapport quentretient et invite
entretenir Abellio avec ce quil nomme la Tradition
est parfaitement identifiable, dans son esprit et son
accomplissement, cet acte hermneutique, acte
quil faut distinguer de linterprtation au sens
contemporain. En respectant cette nuance, en insistant
et en prcisant la dimension gnostique de cet acte, nous
pouvons dire que la pense dAbellio est effectivement
hermsienne.

Respectivement Accs de lsotrisme occidental, rd.,

36

ERIC COULON

Les Principes spirituels


Les trois premiers Principes, dont Abellio trouve
lorigine et linspiration dans la religion chrtienne mais
aussi dans lsotrisme chrtien et quil reconstitue
dialectiquement dans le cadre de sa philosophie
gnostique, prcisment sous la forme de Principes
spirituels et non d hypostases , savoir :
Le Christ,
Lucifer,
Satan,
seront analyss et prsents dans la troisime partie.
Sophia
Nous voil en prsence de ce quil faut bien
appeler un Principe universel et fondateur, un Principe
cl de lternelle question-preuve qui simpose ltre
humain en qute de sens. Bien quil soit peu souvent
cit par Abellio, ce Principe constitue nanmoins
lenjeu, le ressort et le terme de sa pense dialectique, le
fil dAriane de son Anthropologie ainsi que le ple
signifiant et vocateur clairant le sens profond de ce
quAbellio na cess, depuis sa seconde naissance , de
vouloir articuler, incarner et annoncer et quil nomme la
gnose . Sophia, nest ce pas cette ralit dont sont
pris tous les philosophes, cest--dire ceux qui
sadonnent la philosophie (philosophia), discipline qui
sera dfinie partir de et par Platon (Pierre Hadot,
Quest ce que la philosophie antique ?, Gallimard,
Folio/Essais, 1995) comme lamour, le dsir de la
Gallimard, 1996, p. 48, et op. cit., p. 7.
37

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

sagesse ? Chacun sait combien la faon dinterprter


cette dfinition est dterminante pour le sort de la
connaissance en gnral, sa nature, son statut, ses
enjeux et sa finalit. Toutes les formes et les
orientations prises par la pense et, sommes nous tents
de dire, par la culture et la socit occidentales depuis
environ 2 400 ans dpendent pour une bonne part des
multiples rponses, implicites ou explicites, thortiques
ou(et) pratiques, apportes ce problme
hermneutique majeur. Nous le qualifions de majeur car
il oriente en effet selon nous le destin de lOccident.
Quel sens donner alors Sophia et, par quite,
Philo-Sophia ? La manire dapprhender la question
dtermine dj la qualit de la rponse et donc la nature
de la vision et de lacte qui en dcoulent. De cela
Abellio fut parfaitement conscient. Il comprit que lacte
mme qui consiste rpondre une telle question ne
peut tre vis et pos comme un pralable au
cheminement philosophique, et donc consister en un
simple geste discursif, mais quil doit faire partie de ce
cheminement et simposer comme un trajet effectuer,
une orientation prendre et un terme atteindre.
Rpondre cette question, comme dailleurs la poser, ce
doit tre, paradoxalement, dj philosopher. Seule une
telle conduite peut rendre la rponse concrte et
vivante, et pas seulement formelle et superficielle. Cette
rponse-cheminement se trouve valide et authentifie
par ce quAbellio nomme, la suite de Husserl, le
perptuel retour au commencement de la pense, qui
correspond, ici, un retour la question. Rpondre la
question : quel sens donner Sophia et PhiloSophia ?, cest pour Abellio mettre en uvre ce
mouvement dialectique par lequel la prsence de ltre

38

ERIC COULON

humain en tant quindividu peut simultanment sancrer


toujours plus profondment dans la Terre et monter
toujours plus haut vers le Ciel. Cet cartlement sans fin
et toujours plus intense de lHomme, rendu possible par
la prise de conscience de son tat permanent de crucifi,
est la cl de son lvation en mme temps que de la
transfiguration du Monde. Nous prciserons dans la
quatrime partie le sens de ce terme. Ce mouvement se
trouve associ chez Abellio une logique et une
structure dynamiques spcifiques dont nous analyserons
les caractristiques l aussi dans la quatrime partie. Ce
mouvement, perptuellement germinatif , autrement
dit faisant concider en permanence en ltre humain un
tat et une tension, un fruit et un germe, un achvement
et une ouverture, une clture et un dpassement, ou ce
quAbellio appelle une stase et une ek-stase ,
mouvement qui est aussi processus dintensification,
cest--dire simultanment retour et concentration de la
conscience sur elle-mme, progressive unification et
intriorisation du sens du Monde et, par consquent,
dification de lHomme intrieur , ce mouvement
donc peut tre appel Amour , plus justement
puissance daimer ou, indiffremment, puissance de
connatre , ces deux dernires expressions tant parfois
assimiles lune lautre par Abellio. Combien de fois
na t-il pas affirm explicitement ou tout simplement
sous-entendu avec force dans ses romans, dans ses
essais comme dans ses Mmoires quaimer ctait
connatre et que connatre ctait aimer. Que lon
qualifie d analogie , de parallle , de
rapprochement , de rciprocit , d identification
ou de quelque autre nom cette effective proximit
proclame par Abellio, il est toutefois ncessaire davoir

39

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

toujours prsent lesprit cette proclamation car elle


permet de mieux comprendre le sens de la Sophia, celui
de la gnose mais aussi celui du rapport homme/femme
et de leur accomplissement respectif. Lactualisation de
la puissance daimer comme celle de la puissance
de connatre soprent lorsque ce mouvement
dialectique se voue la Sophia et travaille son
incorporation. Voil par consquent ce quest pour
Abellio la philosophie : lintriorisation oprative de
la Sophia par laccomplissement dun mouvement
dialectique bien dtermin. Une fois comprise en ce
sens, nous pouvons alors qualifier Abellio de
philosophe. A travers ce mouvement donc, la Sophia se
donne nous en totalit et reste pourtant toujours
conqurir. Nous possdons et nous ne possdons pas la
Sophia. Cest peut-tre ce paradoxe que pensait
Socrate, ou vers lequel il faisait signe, lorsquil affirmait
quil savait quil ne savait pas. Abellio parle ce sujet, et
nous reviendrons plus loin sur ce point-cl, de
dialectique du dpassement perptuel et de la prsence
de lindpassable. Quant au Principe spirituel quest la
Sophia , la diffrence de ce que reprsente la Pistis
Sophia dans les doctrines appartenant au courant
spirituel connu sous le nom de Gnosticisme, elle na
jamais fait lobjet daucune personnification de la part
dAbellio. Nanmoins, il est important de souligner
quelle est pour lui, dans son systme de pense, un
principe fminin, ltre mme de la fminit . Cela
explique la proximit existant entre puissance de
connatre et puissance daimer . Sophia cest la
Connaissance impersonnelle quil sagit pour
lhomme, dtenteur du processus analytique, de
conqurir et dincorporer par le mouvement dont nous

40

ERIC COULON

venons de parler, mouvement permanent car jamais


totalement achev, et qui procde alternativement par
rduction-diffrenciation (de toute donne et de toute
exprience) et intgration (source de tout pouvoir
rellement matris), ce qui constitue pour Abellio la
respiration et le rythme fondamentaux de la
philosophie. Comprenons bien par l que la conduite
philosophique cest la qute et la clbration
permanentes, rendues possibles par ce mouvement
dialectique transcendantal, des Noces fcondes de la
conscience et de Sophia. Autrement dit, par cette
conduite, mettant en uvre une dialectique du
dpassement perptuel et de la prsence de
lindpassable , Sophia sera toujours, par rapport la
philosophie,
dj
conquise
( Illumination ,
Connaissance ) et pourtant toujours encore
conqurir (perptuation de la puissance de
connatre ). Cest lexpression mme de ce quAbellio
appelle le paradoxe de la gnose . Au regard de cette
perspective gnosologique, la femme devient le symbole
du monde , en fait de la Science du Monde,
conqurir par lAmour et par la Connaissance. Elle se
tient devant lhomme comme le miroir de la Prsence
(S.A. p. 396). Cette conception symbolique que permet
justement la Sophia, entendue comme Principe fminin,
nous claire sur lAnthropologie dAbellio et lpreuve
assigne lhomme. Abellio rcapitule ainsi cette
dernire : Toute la temporalit se trouve en effet
engage dans une lente et progressive conqute de la
fminit qui aboutit symboliquement au mariage du
Fils. (S.A. 362) La conqute de la Sophia, cest la
conqute de la fminit et la conqute de la fminit
cest la conqute de la Connaissance. Souvenons-nous

41

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

que le mariage en question ne sera jamais


absolument consomm.
Un franciscain, un dominicain
Saint Bonaventure (1217-1274) :
Nous voudrions insister ici sur le contexte
idologique et religieux dans lequel sest dveloppe et a
pris position la mtaphysique de Saint Bonaventure, ce
qui devrait apporter un clairage particulier sur les
propres positions de celui qui porta, un moment cl
de sa vie, un intrt soutenu aux uvres du franciscain.
La pense du docteur sraphique est place par
Abellio parmi les philosophies de la conscience , aux
cts de celles de Platon, de Spinoza et de Husserl.
Signalons qu cette filiation, quAbellio nidentifie
aucun moment, comme nous lavons signal plus haut,
une chane initiatique, filiation par laquelle Saint
Bonaventure se trouve rattach Platon, Abellio
oppose une autre filiation, celle des philosophies de
ltre , par laquelle se trouve rassembls : Aristote,
Saint Thomas, Descartes, Heidegger. Cette distinction,
fondamentale pour Abellio car couvrant de ses deux
ailes tout le champ des ides et de la pense en
Occident et indiquant, par lintrt plus grand accord
aux philosophes de la seconde, la tournure desprit prise
par ce mme Occident, apparatra peut-tre absurde et
artificielle aux yeux des philosophes universitaires ou
des penseurs agnostiques. Mais attention, lintention
dAbellio nest pas de reprendre son compte
lopposition tre/conscience, de la justifier par de
42

ERIC COULON

nouveaux arguments et, enfin, de privilgier, du point


de vue axiologique, la seconde sur le premier, son but
est seulement de souligner que la dvalorisation ou
lvacuation de la dimension subjective et de la
puissance de connatre au profit dune objectivit
idalise ou dun en soi dterminant est la source des
nombreuses crises que subit lOccident depuis un sicle
et demi. Reconnaissons maintenant que le fait de poser
une diffrence et une divergence entre Saint
Bonaventure et Saint Thomas et de rattacher le premier
Platon et le second Aristote ne constitue pas une
lecture rvolutionnaire de lhistoire des ides. Cette
opposition et ces rattachements sont classiques. Mais
chez Abellio la mise en vidence de cette distinction et
de ces filiations nest pas le produit dun banal exercice
universitaire dHistoire de la philosophie, sa finalit
nest pas daccrotre la somme des connaissances mais
de montrer que cest autour des ides et des valeurs
dfendues respectivement par lune et par lautre des
deux voies, plus prcisment que cest en fonction du
devenir des unes et des autres dune part, de leur
rapport dautre part, des conflits et des antagonismes
patents, des invisibles influences et relations, que sest
jou, et se joue encore, le destin de lOccident. A une
certaine poque de sa vie, Abellio a donc beaucoup lu,
beaucoup pratiqu Saint Bonaventure plus que
Saint Thomas (P.G. 53). Contemporains lun de
lautre, morts tous les deux la mme anne, le
franciscain et le dominicain ont travers, en suivant
deux voies diffrentes, le XIIIe sicle, sicle dcisif pour
lavenir de lOccident. Ce XIIIe sicle, il faut bien le
reconnatre, est un moment charnire de lHistoire de
lOccident. En effet, travers les conflits qui

43

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

opposrent jusqu cette priode les deux courants dont


font partie respectivement Saint Bonaventure et Saint
Thomas, cest la fois lancienne opposition entre
Platon et Aristote qui sest prolonge mais cest aussi le
face face de deux interprtations de la philosophie du
stagirite qui eu lieu, philosophie rendue accessible au
Moyen-Age chrtien par la conservation, les
traductions, les commentaires et la transmission qui en
ont t faite par les philosophes arabes. Lanalyse de
cette priode par Abellio est lumineuse :
La violente lutte idologique et religieuse qui opposa ce
moment augustiniens, bonaventuristes et scotistes dune
part, thomistes de lautre, fut la copie de celle o
saffrontrent, en Grce, platoniciens et aristotliciens, et
lissue en fut la mme, le courant mystique fut contraint
de sapprofondir souterrainement, le courant logistique et
rationaliste spanouit. Mais la raison ne remporta encore
quune demi victoire. Dans le thomisme, le champ de la
raison, sil est distinct du champ de la foi, lui reste en
quelque sorte intrieur, il est circonscrit par lui de toutes
parts.(A.E. 30)

Le conflit portait bien en effet sur ce que lon peut


appeler de faon gnrale la nature et les enjeux du
rapport de la raison et de la foi. Et la position qui
finalement devait triompher en ce XIIIe sicle, sous la
figure emblmatique de Saint Thomas dAquin, est bien
celle qui spara dfinitivement la raison de la foi. Si lon
se rend bien compte quau travers de cette victoire du
thomisme, qui allait devenir la voie(x) officielle de
lEglise, celle-ci dlaissant ds lors la vision
augustinienne et la vision franciscaine, victoire
confirmant la prfrence donne par lOccident chrtien
laverrosme sur lavicennisme comme sur la pense
44

ERIC COULON

dIbn Arab, cest laristotlisme qui lemportait sur le


platonisme, les consquences de cette sparation
apparaissent delle-mme. Elles sont essentiellement au
nombre de trois et vont dterminer le cours des choses
en Occident au moins jusquau dbut du XXe sicle.
Gilbert Durand, pour qui le XIIIe sicle est le sicle o
eu lieu ce quil appelle une catastrophe
mtaphysique , sappuyant sur un diagnostic ralis par
Henri Corbin sur cette poque, a parfaitement mis en
vidence (Science de lHomme et Tradition, p 20 sq.) ces
trois consquences : le refus daccs direct de lme
son modle divin , qui est la fois perte de la clart, de
lillumination mais aussi de la comprhension ; le
monopole de mdiation que sattribue lautorit
clricale, lEglise se substituant la relation spirituelle
personnelle et rejetant ds lors toute autonomie
spirituelle, toute initiation comme toute initiative
spirituelles individuelles ; lavnement de la physique
aristotlicienne comme modle de connaissance prscientifique dun monde des res [choses, n. d. l. r.] ,
autrement dit la rduction de la Raison au rang de ratio
soumise la fois au rgne objectif des faits et des
choses et au projet de matrise de ce monde spar. Exil
et inaccessibilit directe de la transcendance,
socialisation et historicisation du sacr et du divin, et,
enfin, positivisme et naturalisme de la connaissance
devenue exclusivement profane, voil identifis de
faon plus gnrale les trois sceaux pistmiques
accouchs par le XIIIe sicle qui vont profondment et
synchroniquement marquer de leur empreinte le visage
de lOccident. Au bout du compte la mtaphysique
dgnra en morales de la mme manire que la
Connaissance fut rduite au stade de sciences. Le

45

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

particulier-pluriel fut prfr lUniversel-Singulier. On


est bien loin de la mtaphysique de la lumire de Saint
Bonaventure et de sa philosophie du Christ. En effet,
dune part le surnaturalisme qui caractrise sa pense du
monde, et dans lequel tout est signe de Dieu et o
toutes les cratures sont des expressions de Dieu, refuse
de faire de la nature un objet de contemplation distinct,
objet qui possderait ses propres lois, dautre part sa
conception de la connaissance inne, ou voie
illuminative , expliquant la prsence de vrits
ncessaires dans la pense humaine par laction directe
et immdiate des Ides divines sur notre Intellect ou,
dune manire plus mtaphorique, par laction et la
prsence en nous dun rayon affaibli de la lumire
divine, laisse une place importante la spontanit de
lme et permet une relation plus directe de lme avec
Dieu.
Matre Eckhart (1260-1327) :
Matre Eckhart est sans doute, parmi tous ceux
quAbellio qualifie de gnostiques et que nous
prsentons ici, celui qui, ses yeux, son cur et son
esprit, incarna le mieux et le plus intensment ltat
desprit et la conduite que dsigne ce terme. Bien plus
quun matre penser, il reprsenta pour lui un matre
vivre (P.G. 139). Matre Eckhart tait dominicain et
ce titre il devait a priori partager le principe dogmatique
de la sparation entre la thologie rvle, cest--dire le
domaine de la rvlation, dont la foi constitue la clef de
vote, et la philosophie proprement dite, ds lors
devenue indpendante et conue comme discipline
ou mthode rationnelle oprant partir de

46

ERIC COULON

lexprience sensible. Cette sparation, parfaitement


souligne par Abellio, aboutissait en fait une
subordination vidente de la philosophie, dont le champ
dexercice et de comptence tait parfaitement dlimit,
la thologie, de la raison la foi, cette dernire ayant
toujours le dernier mot, ou plutt rendant inutile tous
les mots, lorsquil sagissait de se prononcer ou de se
rgler sur les vrits ultimes et le fondement de toutes
choses. Quant aux consquences, nous les avons
abordes ci-dessus. Matre Eckhart tait donc
effectivement dominicain. Mais, tout en appartenant
cet ordre, il garda une vritable libert desprit et de
conduite. Du reste, loriginalit et la hardiesse de sa
pense, la puissance vocatrice et la forme dialectique
de son nonciation ont eu pour consquence directe la
condamnation par Jean XXII (bulle In Agro Dominico),
en 1329, alors que Matre Eckhart venait de mourir, de
vingt-huit de ses articles , les uns pour hrsie , les
autres car malsonnants, trs tmraires et suspects
dhrsie . Matre Eckhart fut aussi le plus grand des
mystiques rhnans. Le fait quil soit qualifi de
mystique spculatif par certains commentateurs ou
par certains historiens de la philosophie ou de la religion
rvle combien, malgr le caractre contradictoire et
inadquat dune telle expression, sa dmarche fut
singulire, pousant les contrastes, rsolvant et fondant
- prendre ici comme le participe prsent des verbes
fondre et fonder - les contraires. Son uvre ne se laisse
pas facilement enfermer dans des catgories toutes
prtes. Abellio voit en la philosophie de Matre Eckhart
la vraie philosophie :
Elle est rflexive par la prminence des pouvoirs quelle
donne lintellect ; elle est oprative en ce sens que cest
47

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

par le dtachement que lhomme conoit et engendre en


lui le Verbe, fils de Dieu, qui, sans laction de lhomme
dtach, ne serait pas ; elle est enfin transfigurante car
cette dification de lhomme fait tout ensemble briller et
resplendir Dieu, le monde et lhomme en une
identique unit (P.G. p. 137).

Dans ce passage, Abellio fait rfrence deux


caractristiques fondamentales de la pense de Matre
Eckhart : dune part la priorit accorde au connatre
sur
ltre,
dautre
part
la
notion
de
dtachement (Gelassenheit). Se rfrant lEvangile
selon Saint Jean, o il est dit Au commencement tait
le Verbe , Matre Eckhart affirme dans sa premire
Quaestio Paris (Question parisienne), sopposant ainsi
Saint Thomas dAquin, que lIntellect (intellectus, ne pas
confondre avec la ratio ou lentendement des Modernes)
est suprieur ltre (esse). Ainsi Matre Eckhart
accorde-t-il une place fondamentale la connaissance,
comprise non comme simple facult de reprsentation
des choses extrieures mais comme acte gnostique
rintroduisant la transcendance dans lhomme (A.E. p.
196). Le ressort de la dialectique de Matre Eckhart, de
cette connaissance qui dpasse et intgre les contraires
et ouvre la voie de lunification, cest justement le
dtachement . A travers cette notion Matre Eckhart
ninvite aucun renoncement vis--vis du monde, il ne
prne aucunement laccomplissement de cette unio
mystica chre Saint Bernard et aux mystiques
extatiques. Ce dtachement possde le sens positif
de laisser-tre , et sil opre une altration du Moi ce
nest pas dans le sens dun refus ou dune ngation du
monde dont le rsultat serait soit la prsence soi dune
conscience vide soit le ravissement hors de soi. Du
48

ERIC COULON

reste, face toute sortie de soi-mme , rester en soimme est pourtant toujours quelque chose dencore
plus haut (Sermons et Traits, Du dtachement, p. 20,
TEL, Gallimard, 1987). Le dtachement , phase
prparatoire la vritable et profonde conversion et
dification de lhomme, libre celui-ci de tout
enfermement dans le particulier, de tout vouloir
particulier et fait merger le fond de lme , ce lieu o
le Moi suniversalise et o seule sactualise lunit de
lhomme, de Dieu et du monde. Cette assomption de
lhomme est en mme temps transfiguration du monde.
Ce lieu, ce petit chteau fort dans lme , est une
vritable transcendance immanente. Ainsi, laissertre cest laisser ltre de Dieu, savoir la dit
(Gottheit), autre matre mot de la philosophie
eckhartienne, lau-del de Dieu, lunit non manifeste,
saccomplir en lhomme. Ds lors, il faut bien
comprendre que cette mtamorphose, cette conversion
en Dieu, qui est moins une identification pure et simple
quune unification, est la naissance du Fils en nous, acte
permanent dun ternel prsent. Autrement dit, pour
Matre Eckhart, parler de la dification de lhomme ou
de ladvenue de ltre de Dieu dans lhomme
intrieur cest une seule et mme chose, ou, comme dit
Abellio, quil sagisse de la perce que doit oprer
lme pour atteindre le fond de Dieu ou quil soit au
contraire question de lenfantement du Fils au fond de
lme, on est en train de vivre l un seul et mme
vnement (P. G., p 138). Dans la dialectique que
nous propose Matre Eckhart entre, dune part, la
dmarche mtaphysique oprant par lintermdiaire de
lIntellect, et, dautre part, lIllumination, cest, comme
cela se prcisera par la suite, lessence mme du

49

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

cheminement gnostique, tel quAbellio le dfinit, que


lon retrouve luvre.
Les philosophes
Platon (427-347 av. J.-C.) :
Tout en le plaant lorigine de cette filiation
dhommes de connaissance dont nous avons parl plus
haut, Abellio naborde pourtant jamais de front et dans
son ensemble luvre du fondateur de lAcadmie. Du
reste, il fait trs peu rfrence, dans ses uvres,
lAntiquit grecque, dont la civilisation, considre
surtout dans sa priode historique qualifie de
classique , est identifie par lui comme le parrain
de la civilisation occidentale. Il accorde ainsi aux Grecs
le mrite de linvention de la science, comprise comme
projet intellectuel, tout comme il reconnat,
implicitement, Platon comme linventeur de la rflexion
rationnelle connue sous le nom de philosophie .
LAntiquit grecque aura donc lgu lOccident ce
pouvoir et cette exigence qui lui sont propres et qui
portent le nom de Raison . Cest donc sur des points
prcis mais qui concernent toujours des questions, des
enjeux ou des axes de rflexion essentiels de sa
philosophie quAbellio mobilise ou cite Platon. Ces
points sont, pour lessentiel, au nombre de cinq : 1)
sagissant de mettre en vidence limportance quil faut
accorder la notion de proportion , conue comme
rapport de rapports , notion centrale de luvre
dAbellio puisque constitutive de sa structure
absolue , celui-ci rappelle maintes reprises tout au
long de son uvre que cette notion tait dj prsente

50

ERIC COULON

chez Platon qui lui donnait le nom de mdiation ; 2)


la dialectique platonicienne, sous ses deux aspects
ascendant et descendant, ne pouvait pas ne pas tre
cite comme rfrence par Abellio, et ce non pas afin
dillustrer sa propre dialectique mais dans le but de
souligner qu ses origines occidentales la raison se
prsentait comme mouvement de dpassement et de
rsolution des contraires, dunification du sens mais
aussi comme guide existentiel ; 3) lie bien entendu au
point prcdent, la rfrence la triade platonicienne du
Beau, du Vrai et du Bien queffectue Abellio a pour but,
relativement laffirmation de la transcendance du Bien,
Ide situe au-del de toutes les essences (Rpublique
509b), de nous faire prendre conscience que lthique,
dont lobjet est le champ de la vrit , et lesthtique,
dont lobjet est le champ de la beaut , ne peuvent se
concevoir et se vivre indpendamment lune de lautre,
cest--dire chacune comme un absolu, mais que seule
leur corrlation dialectique et leur rsolution religieuse
dans le Bien, la substance une et totale enfin vcue
de lintrieur, peut permettre lhomme dchapper
toutes les formes de compensation et de consolation
(P. G., pp. 288-289 ; S.A., p. 355 sq) mises en uvre
pour chapper soit aux blessures de la beaut soit
aux blessures de la vrit ; 4) le jugement et le sort
que Platon rserve une certaine posie, faite de
mensonges et de sductions, dtournant ainsi lesprit du
vrai, et donc ceux qui la pratiquent et se font appeler
potes, fait partie des lments quutilise Abellio pour
distinguer lesthtique de la fascination de lesthtique
de la communion ; 5) enfin, certains textes de Platon
(Rpublique VIII, 546 et Time 34c-36c) sont considrs
par Abellio comme faisant partie des textes

51

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

traditionnels considrs comme initiatiques et ce


notamment en raison de lutilisation particulire, que
lon peut qualifier dsotrique, que fait Platon du
nombre et de certaines catgories (entre autres le
Mme et l Autre ).
Spinoza (1632-1677) :
Cest peu de dire que la philosophie de Spinoza
scandalisa bon nombre de ses contemporains,
philosophes comme lui ou religieux, mais aussi
beaucoup de ceux qui lurent, aprs sa disparition, son
uvre majeure : lEthique, publie lanne mme de sa
mort. Du reste, avant mme davoir publi son premier
livre, les Principes de la philosophie de Descartes (1663),
Spinoza tait excommuni et exclu de la communaut
juive dAmsterdam pour ses liberts desprit. Dans le
Trait thologico-politique (1670), second et dernier ouvrage
paru de son vivant, ce sont les valeurs judo-chrtiennes
quil bouscula et remit en question au nom de la libert
de pense, de la mthode et de lexigence rationnelles,
seules capables, selon lui, de faire accder lHomme la
vrit et au salut. Cest, de plus, peu de dire quil voulut
tout prix prserver son indpendance. Rappelons quil
refusa mme, en 1673, une chaire de philosophie
Heidelberg, prestigieuse universit sil en est. Cest aussi,
comme une injuste mais logique consquence, dans une
relative pauvret quil vcut, Leibniz et quelques amis
devant mme prendre leur charge les frais de son
enterrement. Abellio insiste une ou deux reprises dans
son uvre sur la situation existentielle particulire de
Spinoza, comme pour souligner combien il est difficile,
voire impossible, une pense pntrante et audacieuse,

52

ERIC COULON

une rflexion de fond active stablissant et se


dveloppant sur des hauteurs et (ou) des profondeurs
peu frquentes, dtre favorablement reue par le
collectif, voire dtre reue tout court. Toute
philosophie rellement gnostique nest-elle pas, comme
le souligne Abellio, foncirement asociale ? Et celuici, en dpit des rserves quil a pu mettre au sujet de la
relle paisseur et de la qualit de la transparence du
monde conu et propos par Spinoza, considra
explicitement la philosophie de ce dernier, en raison des
signes puissamment rvlateurs dune intriorisation
radicale que constituent certaines de ses propositions,
comme vritablement gnostique. Gnostique parce
quelle est le fruit dune pense ayant men terme
lanalyse et la formulation consistantes de ltre sous les
deux aspects insparables de lunit et de la globalit.
Gnostique aussi par lexistence de certaines infrences
obtenues selon lordre gomtrique, cest--dire selon le
modle que reprsente le raisonnement mathmatique,
partir de principes (dfinitions et axiomes) commands par
une telle vision de ltre. Ces infrences sont : lantifinalisme ; la conception de la libert pose comme
connaissance vcue sous le point de vue de lternit
(Ethique), autrement dit sous le point de vue de
limmuable et universelle ncessit inhrente la
Substance une et globale, la Nature, Dieu ; le refus
de considrer lHomme comme un empire dans
lEmpire , puisquil nest la fois quun mode
absolument dtermin de la Substance et quune partie
de la Nature ; linexistence du bien et du mal
comme ralits positives, seuls le bon et le
mauvais , compris comme modes de penser , ayant
lieu dtre ; lespoir jug comme mauvaise affection ;

53

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

la conception positive de la batitude et de la


paix ; enfin, paradoxalement, la manifestation
htrogne et anisotrope de la Substance dans lattribut
de ltendue, ce qui rend possible une infinit de modes
diffrents. Cest par la reprise de la question du statut de
limmanence chez Spinoza quAbellio en est venu,
paralllement une valorisation de la thorie de la
connaissance du philosophe, souligner les limites
opratives de sa praxis :
Il est facile de constater que ce reproche
[dimmanentisme, n.d.l.r.], quant la vision spinozienne,
nest pas fond, mais quil lest absolument quant la
praxis illustrant cette vision. En distinguant les trois
genres de connaissances, la vision spinozienne manifeste
par rapport la navet unifiante du critrium cartsien de
lvidence le progrs absolu qui, chacune de leurs stases,
intgre la logistique des concepts dans la logistique des
valeurs [] Au contraire, dans sa praxis, Spinoza
supprime en fait toute distance. Dire que ds que lon
prend delle une ide claire et distincte toute passion cesse
dtre une passion, est exact en soi pour le Je qui nest ni
passif ni actif, mais cette constatation laisse entier le
problme pratique du devenir de toute chair et de toute
souffrance [] Il y a dans la victoire de lamour
intellectuel chez Spinoza on ne sait quelle facilit qui rend
cette victoire non pas suspecte mais sans prestige et
presque sans attraits. Lasctisme de Spinoza nest pas
sans conqute, mais il est sans dmon, et le monde
spinozien est si bien orient et uni dans la certitude de sa
batitude, il se prive de lui-mme avec tant de simplicit
quil nest pas possible de ne pas le souponner de ne pas
tre vraiment le monde (A. E., pp. 194-195).

Ces phrases ciseles nous clairent indirectement et


ngativement sur ce quAbellio considre comme une
praxis gnostique. Elles nous laissent entendre ainsi
54

ERIC COULON

combien la philosophie dAbellio est loin des discours


dsincarns qui encombrent toutes les sortes de
tribunes et de chaires contemporaines, loin aussi de la
manipulation conceptuelle et dune vision statique des
choses ; enfin, elles nous livrent au travers de leur
puissance vocatrice, le cheminement que doit
accomplir toute exprience aspirant la plnitude, cest-dire la comprhension et lintgration intrieures
de toute ralit et de toute situation par lesquelles le
monde sclaire rellement pour moi en mme temps
que samplifient, saffinent et se renforcent mes
pouvoirs personnels daction sur le monde.
Nietzsche (1844-1900) :
Nous savons tous combien lide de
transmutation , applique aux valeurs mais aussi
lindividu et au collectif, en un mot au monde, a hant
lesprit et le corps de Nietzsche, et ce jusqu la folie.
Cette tension intrieure, soutenue et douloureuse, qui
faisait Nietzsche sarc-bouter sur ses uvres comme si
elles reprsentaient pour lui le seul point dArchimde
disponible grce auquel il eut pu soulever et renverser le
monde, tait le signe vivant dune qute irrsistible
dunit. Nietzsche aussi aspirait aux Noces radieuses et
permanentes de lHomme et du Monde. Nietzsche aussi
voulait que cette Alliance soit globale, intgrale et que
lAmour qui lui correspond soit entier. Il peut a priori
paratre trange que celui qui, la fin de sa vie, signait
ses crits du nom de Dionysos, fasse partie des
philosophes qui ont marqu Abellio et auxquels il fait
maintes fois rfrence. Mais la pense de Nietzsche
relve, pour Abellio, au mme titre que celle de Spinoza

55

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

et celle de Matre Eckhart, de ce quil nomma la


logistique des valeurs , cest--dire quil fut lun de
ceux qui, en Occident, posrent dune manire
radicale et prouvrent, tout aussi radicalement, dans
leur esprit et dans leur chair, dans leur existence
individuelle, le problme de lthique et de
lesthtique . Comme pour Spinoza et Matre Eckhart,
Nietzsche a fait de sa propre vie un problme, la
science sest faite en eux chair et sang (A.E., p. 185). Il
y avait donc de la part de Nietzsche revendication de
pouvoir , dun pouvoir quil devait tre mme
dexercer sur lui-mme et sur le monde en vue de cette
transmutation tant rclame, tant exige. Ces
aspirations, ces exigences taient autant de postures qui
ne pouvaient laisser Abellio indiffrent et qui, associes
aux nombreuses visions et prises de positions
particulires que contiennent les uvres du philosophe
allemand, ne pouvaient pas ne pas faire lobjet, dans
certains de ses essais ou romans, dune analyse ou dun
rappel clairants et salutaires. Le dsir daccomplir cette
transmutation fut port chez Nietzsche par deux
mouvements qui, sils furent parfois affirms
successivement, et ce en raison du caractre
ncessairement linaire de toute expression discursive,
doivent en fait tre penss et vcus simultanment :
dun ct la mise en uvre dune philosophie
questionnant coups de marteau afin de dmasquer
les idoles au son creux (Crpuscule des idoles),
coups de marteau officiant chez Nietzsche jusqu ce
que ces idoles ne soient plus que des ruines ; de
lautre laffirmation de la Vie comprise comme
Puissance ontophysiologique neutre et unique. Dun
ct donc la dnonciation de la morale, du ressentiment

56

ERIC COULON

des faibles, des arrires mondes , du dernier


homme , de la religion socialise, de la dcadence et
des valeurs dmocratiques ; de lautre laspiration au
Surhomme , la clbration de la Volont de
puissance et la participation consciente, consentie et
joyeuse lintuition certaine de lEternel retour du
mme . Ces dnonciations nietzschennes ont t
fcondes, nous dit Abellio. Elles ont fait chavirer de
longs sicles de complaisance et de conscience molles.
(M. N. G., p. 280). De plus, en dmasquant et en
fustigeant les illusions que sont lidentification autorise
et tranche du bien et du mal, et donc de la ligne de
dmarcation qui les spare, mais aussi la croyance en
une socit idale et en un pouvoir innocent ; en
dclarant dcadentes , castratrices et contre
nature les vertus chrtiennes que sont le renoncement,
la piti, la honte, la rsignation et lhumilit ; en rejetant,
enfin, comme sources terribles dalination, les notions
de pch et d espoir , Nietzsche ouvrait la voie
la rvolte du Fils contre le Pre (Abellio, M. N. G., p.
280) ainsi qu la rvolte de lindividu contre le collectif,
un individu qui renatrait ainsi avec lucidit et fracheur
dme la Vie. Cest aussi en quelque sorte lappel une
refondation mtaphysique de la morale qui sduisit
Abellio. La conduite nietzschenne envers les morales
de la soumission comme envers toute morale faisait
signe vers ce quAbellio nomme une thique
transcendantale , dont nous verrons dans la seconde et
la troisime parties quelle se fonde sur lmergence du
Je transcendantal . Mais il faut bien avouer que
Nietzsche ne put accomplir vritablement ce passage
quil signalait, cette transmutation quil rclamait. Si la
plupart de ses crits font effectivement signe vers cette

57

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

naissance dun homme nouveau, la dmultiplication


aphoristique des signes quil mit en uvre semble tre
elle-mme le symptme dune transmutation voue
lchec. Nietzsche voulait vivre cet accord profond avec
la Vie qui est concordance entre la prsence transfigure
du monde en lHomme et la prsence recueillie et
recueillante de lHomme dans le monde, mais comme il
ne fit que creuser le foss par le dnombrement indfini
des contradictions existant entre les exigences de
lintriorit et la ralit socio-historique, et donc
entretenir lcart qui existait entre son dsir dunit
globalisante et une extriorit de plus en plus voue
lclatement et la multiplication des possibles, les
valeurs et les principes qui devaient tre ceux qui le
conduiraient cette unit lui restrent extrieurs et
demeurrent des valeurs et des principes sociohistoriques. Il se trouva ainsi cartel jusqu la folie par
la contradiction fondamentale non surmonte existant
entre lintriorit et lextriorit. Abellio nous livre ainsi
la cl de cet chec :
Lassomption de la distance et le surpassement de la
contradiction ne furent pas possibles pour lui autrement
que dans la folie, et celle-ci tait en effet le seul possible
ouvert ce paradoxe dune intriorit de plus en plus
comprime et qui voulut trop tt se faire enveloppante.
Nietzsche sortit de lui-mme pour navoir pu enfermer les
masses en lui, et comme si, par cette transfiguration
symbolique mais avorte, il voulait ouvrir la voie dun
monde qui il incombe maintenant dassumer dans son
ensemble cette folie dun seul. Lchec de Nietzsche est
d ce quil voulut extrioriser dans le social le combat de
tous contre tous de lApocalypse sans avoir la force de le
dominer intrieurement, cest--dire de le vivre en lui,
mais en lui seul. Nous ne dirons pas quil ntait pas assez
sr de soi pour se contenter de soi. Qui pourrait ltre ?
58

ERIC COULON

Mais si, pour se sentir surhumain, il lui fallait en face de


soi un monde de surhommes, sa notion de surhumanit
ntait quun chafaudage intellectuel, une tour de Babel
dides, non un pouvoir rel, ou mme seulement un
embryon de pouvoir (A. E., pp. 191-192).

Husserl (1859-1938) :
La mme anne o Nietzsche disparat, savoir
lanne 1900, est publi le premier livre de Husserl :
Recherches logiques, livre dans lequel sont poses les
premires fondations dune analyse phnomnologique
de la conscience. Husserl est le fondateur dune
nouvelle phnomnologie : la phnomnologie
transcendantale, qui inaugure une nouvelle, indite et
radicale orientation du regard rflexif et qui,
conjointement, dcle et effectue lanalyse dun nouveau
champ ontologique jusqualors inexplor, le champ
transcendantal, lieu dorigine du sens du monde, lieu de
la conscience donatrice de sens et de sens dtre ,
lieu de la subjectivit transcendantale . Cette nouvelle
mthode, cette nouvelle problmatique, avec ses thmes
indits et ses implications (altration radicale de
lattitude naturelle nave ; dcouverte dune nouvelle
dimension, ultime et originaire, du sujet ; suppression de
lopposition
sujet/objet,
conscience/monde ;
dpassement de la psychologie et de lobjectivisme
naturaliste ; accs de la conscience luniversel ; retour
sur elle-mme et sortie hors de lanonymat de la
source donatrice de sens ; rvlation dune
intersubjectivit non sociale), tous et toutes qualifis
respectivement de transcendantaux et transcendantales,
fcondrent, lorsque Abellio les dcouvrit, ce qui se
trouvait en germe dans son esprit. La rencontre que fit
59

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

celui-ci avec la phnomnologie transcendantale a


permis sa qute de clart, de sens, ddification de soi,
dunit et duniversalit et son exigence de rigueur de
trouver leur horizon, leur cadre, leur fondement, leurs
outils, leur mesure et leur voie. Grce aux prcieux
apports de la phnomnologie transcendantale,
rarement estims, encore aujourdhui, leur juste valeur,
car encore profondment incompris dans leur
nouveaut et leur radicalit, Abellio put enfin articuler,
formuler et parachever ce qui le brlait intrieurement
dun feu dvorant, crateur et persistant, inextinguible,
savoir la faim de connaissance. Abellio considre du
reste Husserl comme un de ses matres spirituels ,
peut-tre le plus important, au moins du point de vue
de la vision. Cest dans les phrases clbres des
Mditations cartsiennes et des Ides quAbellio
dcouvrit dun coup le caractre initiatique et
prophtique ( S. A., p. 15) de luvre du philosophe
allemand. Signalons que ce qui proccupa
intellectuellement Husserl et qui constitua le motif
dterminant et constant de ses recherches ce fut le souci
de dcouvrir ou de donner un fondement au savoir et
la science , ou, comme il lindique par le titre de lun
de ses ouvrages, de constituer La philosophie comme science
rigoureuse. Cette qute fut anime en profondeur par le
souci de lorigine, souci rcurrent de la Modernit
philosophique, cest--dire par le souci de trouver ce
lieu o toute chose, tout tat de chose, tout mouvement
et toute position dexistence prennent naissance et sont
constitus comme tels. Husserl, comme Descartes,
chercha ce fondement, cette origine, ce lieu dans la
direction de la subjectivit pure . Mais Descartes,
nous
dit
Husserl,
a
manqu
lorientation

60

ERIC COULON

transcendantale (Mditations Cartsiennes, p. 20, trad.


E. Lvinas et G. Peiffer, Vrin, 1986). Comme cette
orientation a pour finalit une possible fondation
apodictique de tout savoir, de toute science, elle doit
nous mener jusqu une vidence premire indubitable,
une vidence apodictique. Ds lors, ce qui va faire
loriginalit de la dmarche et de la perspective
husserliennes, cest--dire constituer le caractre indit
de cette orientation transcendantale , et ainsi
diffrencier fondamentalement les dveloppements et
les enjeux de la philosophie de Husserl de ceux de la
philosophie de Descartes, cest la nature et lpreuve du
doute ncessaire quHusserl va mthodiquement
appliquer tout ce qui simpose comme allant de soi. Ce
doute,
nomm
par
Husserl :
poch
phnomnologique , se caractrise par deux traits
spcifiques : il ne sapplique pas seulement et
provisoirement, comme celui de Descartes, toute
croyance en ltre des choses et des tats de chose,
toute position dexistence de tel ou tel tant mais la
croyance, non thmatise, en ltre du monde, et ce de
faon permanente ; dautre part lpoch nest pas une
ngation mais une mise entre parenthse de la valeur
existentielle du monde objectif, cest--dire une
suspension de tout jugement sur lexistence ou la non
existence de ce monde , ce qui signifie que le
monde, exactement tel quil tait pour moi auparavant,
et est encore pour moi, le monde comme mien, comme
ntre, comme monde des hommes, valant chaque fois
dans diffrents modes subjectifs, na pas disparu (La
crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale,
p. 173, trad. G. Granel, TEL, Gallimard, 1976).
Luniversalit et la permanence de lpoch

61

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

phnomnologique dgagent ainsi et placent sous le


regard de la conscience une sphre nouvelle et infinie
dexistence ,
qualifie
par
Husserl
de
transcendantale . Ce nouveau domaine extra mondain
correspond lensemble de la vie de la conscience
transcendantale, du sujet transcendantal, vie au sein de
laquelle le monde prend sens comme phnomne total
englobant. Le sens et la valeur dtre du monde et de
tout tant dans le monde prsupposent donc
lexistence de ce sujet transcendantal. Le monde et tout
tant sont ds lors les corrlats de cette subjectivit
et prennent le nom de phnomnes . Le champ
transcendantal ainsi dcouvert est donc lvidence
apodictique recherche. A la suite de lpoch, la
rduction phnomnologique inaugure et sengage
dans lanalyse des structures et des fonctionnements de
cette vie transcendantale. L Epoch , lorientation
transcendantale , la rduction phnomnologique , la
rduction idtique , le sujet transcendantal , la
conscience transcendantale , lextra mondanit,
laltration de lattitude naturelle mais aussi la question
en retour , le monde de la vie , lintersubjectivit
transcendantale , lintentionnalit , la constitution
transcendantale et lintuition sont autant de
notions, de ralits, de questions et de perspectives
dcouvertes par Husserl et quAbellio va reprendre
son compte comme ples fondateurs et enjeux
fondamentaux de sa phnomnologie gntique. Mais si
Abellio est un digne hritier de Husserl, en ce sens quil
a parfaitement compris et assum, selon nous, le sens et
la valeur de lorientation transcendantale , il nen est
pas le simple continuateur ou commentateur. Abellio
intgre, dpasse et, selon nous, accomplit la

62

ERIC COULON

phnomnologie de Husserl et ce en assumant, en


empruntant et en clairant les deux voies laisses en
friche, inaperues ou tout simplement vites par ce
dernier, savoir la fondation ontologique de la
phnomnologie dune part, le rel et consquent
dveloppement gntique de la phnomnologie dautre
part. Selon Abellio, la phnomnologie de Husserl en
est reste lexplication de la transcendance existant
entre ltant et ltre de cet tant, ce dernier donn en
propre la conscience intentionnelle, ngligeant ainsi
lexplication de la transcendance existant entre ltre et
lEtre. L enveloppement ontologique de la
phnomnologie rclam par Abellio (S. A., p. 161)
doit permettre de replacer lintentionnalit en mme
temps que dancrer le processus de lapparatre de ce qui
apparat, processus par lequel est gnralement dfinie
la phnomnologie, respectivement devant et dans ce
qui constitue leur rserve originaire et concrte
dexpriences. Le monde et l objet doivent tre
penss nouveaux frais. Dautre part, et ce nouvel enjeu
est profondment li la question ontologique, si la
phnomnologie de Husserl, travers lanalyse
intentionnelle, est reste principalement statique cest,
pour Abellio, parce que celui-ci na pas su, ou pu,
introduire aux cts de lintentionnalit5, proprit
fondamentale par laquelle toute conscience est
conscience de quelque chose et non substance ou forme
vide, pure immanence, la notion dintensit. Si par
lintention la conscience souvre autre chose quellemme, par lintensit, nous dit Abellio, elle se remplit de
5 Dans le cadre de la phnomnologie transcendantale cette notion
na plus rien voir avec un quelconque vcu ou acte de nature
psychologique.

63

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

cette chose. En proposant et en mettant en uvre cette


nouvelle notion, Abellio fait de la conscience une ralit
en devenir, laquelle est associe un pouvoir
concret , le pouvoir dintensification . Si, par
laccroissement de lampleur, la conscience, ouverte au
monde, se remplit de plus en plus, par le pouvoir
dintensification qui est associ dialectiquement cet
accroissement, elle se remplit de mieux en mieux. Cette
notion dintensification, qui permet dintgrer les
problmes de niveau ou davancement et donc
qualifie et spcifie la conscience, est le produit et lenjeu
de la dialectique propose par Abellio. La dimension
gntique de la phnomnologie dbouche sur et
implique la dimension ontologique comme la dimension
ontologique suppose et implique son tour la
dimension gntique. Le passage de la phnomnologie
statique de Husserl la phnomnologie gntique
dAbellio consacre le passage de lintrt thortique la
conduite gnostique.
Heidegger (1889-1976) :
Elve puis, un temps, disciple de Husserl, et
mme collgue de ce dernier luniversit de Fribourgen-Brisgau, et ce jusqu ce que Husserl en soit exclu
aprs lavnement de Hitler au pouvoir en 1933,
Heidegger prit nanmoins rapidement ses distances avec
la phnomnologie de celui qui fut son initiateur et qui
exera sur lui une influence dterminante. Sans doute
pour marquer sa reconnaissance mais aussi en signe de
respect et damiti, Heidegger ddia sa premire uvre,
Etre et Temps, Husserl. Etre et temps est luvre qui
marqua triplement la naissance philosophique de

64

ERIC COULON

Heidegger : dabord parce quelle consacra sa sparation


certaine davec la phnomnologie de Husserl, ensuite
parce quelle le propulsa au devant de la scne
philosophique internationale, enfin parce quen et par
elle est pose pour la premire fois explicitement et
affronte analytiquement la question du sens de ltre
en tant qutre , autrement dit, plus simplement, la
question de ltre. Que Heidegger tente dlucider cette
question partir de ltre de cet tant privilgi
quest le Dasein ( Etre-le-l de ltre) ou quil
considre ( partir de 1930) que cest lEtre lui-mme
qui dtient la cl de sa propre comprhension, quil ne
peut livrer quau travers de ses propres dvoilements,
cest toujours et imperturbablement cette question qui
le hanta. Sattacher ltre en tant qutre cela
signifie desceller et mettre jour ce que Heidegger
nomme la diffrence ontologique , cest--dire la
diffrence de ltre et de ltant , de lEtre et de
lEtant, de la Prsence et de ce qui, en elle, est prsent.
Loubli de cette diffrence, qui dtermine pour une part
loubli de lEtre lui-mme en tant quEtre, est, pour
Heidegger, ce qui caractrise toute la mtaphysique, de
Platon jusqu Husserl lui-mme, Heidegger reprochant
ce dernier daccorder la conscience transcendantale
le pouvoir originaire de donation du sens dtre de tout
tant alors que pour lui cest la structure dtre de ltant
qui claire la manifestation de celui-ci comme
phnomne. Cet oubli de la diffrence, et donc la
confusion de ltre et de ltant, de lEtre et de lEtant, la
rduction du premier au second, ont empch la
mtaphysique daccder la vritable et unique
dimension originaire, qui est celle de lEtre, qui est
lEtre lui-mme, entendu et prononc par Heidegger

65

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ainsi :
dvoilement-voilement,
dissimulation-non
dissimulation ou encore retrait-non retrait. Contre et en
de de lonto-thologie, aboutissement logique de la
mtaphysique, Heidegger voulut fonder une ontologie
fondamentale dbarrasse de lobsession de la Cause
premire et se tenant, avec fermet et recueillement,
dans la clairire , dans l claircie , dans l Ouvert
de lEtre o seule la vrit, cest--dire le
dvoilement , de ltant est possible. Vis--vis de
Heidegger, plus prcisment vis--vis de son ontologie
fondamentale la position dAbellio nous parat avoir
quelque peu chang au fil du temps. Si dans La Structure
Absolue la nouvelle ontologie de Heidegger apparat
aux yeux dAbellio comme complment de la
phnomnologie transcendantale (p. 162), celui-ci crit
en revanche dans son Manifeste de la nouvelle Gnose (p.
106), son dernier livre : Les affirmations ritres de
Heidegger sur la radicalit du problme de lEtre par
rapport celui de la conscience nous paraissent
dailleurs plus premptoires que claires. Dans le mme
ouvrage, au cur mme dune analyse concise portant
justement sur cette absence de clart dans les propos de
Heidegger, Abellio nhsitera pas dclarer que la
philosophie de Husserl, malgr la minutie parfois
rebutante de ses analyses constitutives, nous parat
beaucoup plus et mme infiniment plus oprative que
celle de Heidegger . Comme chacun sait, la question du
sens de ltre fut insparable, chez Heidegger, de la
question et de la ralit du langage. Au fond, la question
qui est venue se surajouter celle de ltre dans lesprit
de Heidegger est celle-ci : peut-on, et comment, dire
lEtre, sachant que lEtre nest rien de ce qui existe en
particulier ? Dautre part, peut-on signifier lEtre

66

ERIC COULON

sachant que le langage est lui-mme dtermin par


lEtre ? De linvention de termes-signes jusqu
lexercice et la valorisation du dire potique, en
passant par la mtaphore, Heidegger na cess de tenter
de sacheminer vers cette parole parlante de lEtre
dont lHomme doit rpondre et laquelle il doit
correspondre et rpondre. Mais cette exprience de
lEtre, ce dernier indicible en tant quEtre cest
dailleurs la raison pour laquelle Heidegger en tait venu
le biffer et lcrire : Etre dans ses derniers livres ,
qui se veut donc aussi exprience originaire de la parole
clairante, donne parfois limpression de ntre quune
mditation et quun exercice sur les ressources et la
flexibilit du langage et par consquent de senfermer
dans un jeu de mots sans fin, un jeu perptuel avec et
sur les mots prenant la forme dune vocation de lEtre.
De la mme manire en effet que la Stimmung, cest-dire le sentiment mtaphysique, nest quune marque de
la totalit et non lexprience claire et gntique de celleci, faire signe vers lEtre ce nest pas se situer sur un
registre thique, un registre daction et daccomplissement
ontologique mais cest se complaire dans le champ
esthtique de la reprsentation. La conscience, chez
Heidegger, demeure en arrt devant le spectacle de
lEtre fini et immobile. La mditation heideggerienne
nest pas connaissance de lEtre, la conscience nest pas
cette mdiation en et par laquelle ltre en soi devient
tre cause-de-soi et qui accomplit sans fin la gense de
lEtre. Chez Heidegger persiste encore limpossibilit,
ou limpuissance, daccorder lEtre et le Devenir. LEtre
en ce cas ne peut se faire Verbe. Lontologie comme
praxis, seule ontologie capable dtre le complment
positif de la phnomnologie, est alors impossible. Voil

67

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

donc un certain nombre de raisons pour lesquelles


Abellio prfre la conversion du Je de Husserl la
mutation de ltre-homme de Heidegger. Quant ce
dpassement de lancienne mtaphysique cher
Heidegger, nous pouvons dire que cest aussi cela qua
travaill Abellio et non un simple et absurde rejet de
toute mtaphysique, attitude trs la mode pourtant
aprs la seconde guerre mondiale. Signalons enfin
quHeidegger fait partie, avec, notamment, Nietzsche et
Husserl, des penseurs de la fin du XIXe sicle et du
dbut du XXe sicle qui ont, chacun leur manire mais
tous avec dtermination et pertinence, mis en relief
lexistence et les possibles raisons de la profonde et
ample crise qui nen finit pas de traverser et de marquer
lOccident.
Sartre (1905-1980) :
Si Sartre fait partie des philosophes qui ont
exerc une influence certaine et fconde sur le
dveloppement de la pense dAbellio, il demeure
nanmoins radicalement part de tous les autres, et ce
pour la simple raison que cest sur le mode ngatif que
cette influence opra sur Abellio. Cest en effet en
raction contre la philosophie du pre de lexistentialisme,
contre les principes de sa pense, quAbellio commena
concevoir et expliciter ce qui allait devenir les
principes fondateurs de sa propre philosophie. Sartre
fut par consquent significativement important pour
Abellio. Nous pouvons mme nous poser la question de
savoir si, dans le cas o cette rencontre avec luvre de
Sartre navait pas eu lieu, Abellio aurait pu concevoir et
dvelopper sa phnomnologie gntique. Mais, comme

68

ERIC COULON

il le dit lui-mme, la suite de son Matre Pierre de


Combas, il ne faut jamais parler au conditionnel. La
rencontre a eu lieu, prenant ainsi le statut dun rendezvous ncessaire. Pour parler comme Abellio nous
dirons mme que cette rencontre devait avoir lieu, quil
fallait un Sartre pour quil y ait un Abellio. Si linfluence
de Sartre sur Abellio fut particulirement dcisive, cest
parce que leffet quelle provoqua peut tre considr
comme un commencement, cest parce quelle lui
permit damorcer la prise de conscience dune
perspective intellectuelle originale. Mais quen a-t-il t
exactement ? Daprs Abellio (P. G., p. 211) cest la
lecture de LEtre et le Nant que l ide de structure
absolue lui est venue. Cette lecture, qui suscita en lui
des rflexions fort hostiles (S. A., p. 20), produisit
aussi sur lui un effet de choc extraordinaire (P. G., p.
211). Le livre de Sartre lui est apparu comme une
construction magnifique , et ce en raison de la rigueur
de la structure et de lenchanement de son
raisonnement et de son argumentation. Le sous-titre de
ce livre est : Essai dontologie phnomnologique. Sartre lui
aussi
voulait
fonder
ontologiquement
la
phnomnologie. Un tel intitul ne pouvait quveiller la
curiosit intellectuelle dAbellio. Cependant, son esprit
refusa demble dadhrer aux prmisses, aux postulats
mtaphysiques sur lesquels repose cette construction. Il
refusa, dune faon que lon peut qualifier de viscrale,
de les faire siens. Avant dexposer lensemble de ces
principes, plus ou moins explicites, ainsi que leurs
implications, les uns et les autres dj contenus sous une
forme plus condense dans La transcendance de lego,
postulats qui font de Sartre, aux yeux dAbellio, un
non-connaissant type , un agnostique, intressons-

69

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

nous plus prcisment lun dentre eux, et ce pour la


bonne raison quil est vritablement celui qui donna son
impulsion et sa direction de recherche et de travail la
pense dAbellio. Ce prmisse sartrien est relatif
lexprience de lintuition et du phnomne de prsence,
et Abellio le formule ainsi : le moment prsent nexiste
pas . Si chez Sartre le moment prsent nexiste pas
cest parce que cette transcendance de lego, plus
connue dans son uvre sous le nom de projet , est
toujours dj mouvement dclatement de la conscience
hors de soi en mme temps que ngation permanente
de soi. Souhaitant, comme Husserl, dpasser et rsoudre
larchaque dichotomie entre ralisme et idalisme
ainsi que la strile dualit sujet-objet, et rejetant par
consquent toute conception de la conscience comme
immanence pure, Sartre pose la conscience comme
intentionnalit , mais une intentionnalit conue par
lui comme transcendance radicale et non comme
transcendance immanente, ce qui loppose strictement
Husserl ; de plus, refusant lorientation transcendantale,
il rcuse toute ide de sujet quelle quelle soit, le Je
tant vacu en tant que produit de la rflexion,
toujours seconde et drive par rapport la
transcendance de la conscience. Ds lors, la conscience,
rgion de ltre pour-soi , conue comme mouvement
de nantisation de soi, comme distance soi et nonconcidence avec soi en mme temps que nantisation
de toutes les dterminations dobjet, ce dernier
constituant la rgion de len-soi persistant dans sa
massivit et son opacit, la conscience donc devient une
forme impersonnelle, irrflchie (La transcendance de
lego), pr-rflexive (LEtre et le Nant) et vide. La
conscience sartrienne flotte sur len-soi et rebondit

70

ERIC COULON

incessamment de situations en situations, libert


contingente et sans dterminations senlevant sur le
nant. Le moment prsent nest pas prsent ni vcu
par Sartre comme une exprience de concidence ou de
communion de la conscience avec lobjet, de la
perception avec le peru, comme exprience de
resserrement ou remplissage du temps vcu (S. A., p
53 sq), mais comme permanente nantisation du pass
et pro-jet nantisant dans le futur. Le moment prsent
nexiste pas chez Sartre car la conscience est chez lui
inconsistante. Position purement intellectuelle pour
Abellio et non philosophique. Dans ce cadre conceptuel
toute intuition, toute prsence adquate, intime et en
propre de lobjet la conscience, autres faons de
nommer le moment prsent, sont impossibles. Cest par
consquent contre cette position qui, pour Abellio, nie
la ralit vivante la plus lmentaire, la plus
universelle (P. G., p. 211), que celui-ci va reprendre
son compte et penser nouveau frais cette relation
sujet-objet qui porte le nom d intuition . Cest de
cette raction et de ce travail de refondation de la
thorie de la connaissance que vont natre, mrir et se
parachever les ides et les conceptions qui vont aboutir
la structure absolue et la dialectique de la
double contradiction croise , outils fournissant la cl
universelle de toute intuition et perception, mais aussi
de ltre et du devenir, des situations et des
mutations (F. B., p. 57). Quant aux autres principes ou
prsupposs sartriens qui, toujours ngativement, ont
jou un rle dans lorientation et la teneur des rflexions
dAbellio, il faut citer : la conscience comme forme vide,
perptuellement divise, isole et impntrable, dont les
consquences
sont
le
solipsisme,
la
non

71

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

communicabilit des consciences et donc le rejet de


lintersubjectivit ; la conscience comme ralit
impersonnelle et dsincarne, identique chez tous les
tres, conception vacuant toute question et toute
ralit de niveau ; la rduction deux rgions des
dimensions de ltre, attitude intellectuelle laissant de
ct ltre cause-de-soi, cest--dire la dimension
gntique de ltre ; la complaisance dun intellectuel
purement logicien dans le formalisme la fois le plus
moderne et le plus ignorant, le plus coup des sources
du savoir et de lexprience authentiques (A. E., p. 37),
dont le signe flagrant est la production tort et travers
de formes hypostasies et substantives ; la conception
de lhomme sartrien , lhomme de la banalit
quotidienne indiffremment clos en lui-mme ou
dissous dans la masse, simple unit statistique
interchangeable, coupe de tout ou fondue au tout (M.
N. G., p 119).
Les crivains : romanciers mtaphysiciens
partir dune certaine priode de sa vie - celle
sans doute o, aprs avoir quitt Toulouse et ses
parents, il dcouvrit, solitaire dracin, au travers des
deux annes passes lEcole Polytechnique, Paris, les
ingalits sociales et la politique - Abellio se trouva
confront la ncessit de sexprimer, une ncessit
qui, ds lors, ne le quitta plus. Il expliqua lui-mme
lexistence dune telle ncessit, toute intrieure, par la
prsence en lui dun trop-plein quil fallait faire
sortir et qui voulait prendre forme . Sil se mit alors
prendre la parole, notamment dans les multiples
72

ERIC COULON

runions publiques auxquelles il participa en tant


quorateur et militant, mais aussi crire ce fut, toujours
selon lui, pour aider une sorte de vision intrieure,
plus ou moins confuse, se prciser (P. G., p 73). Ce
besoin impratif de prcision, qui fut aussi exigence
irrsistible de clart, Abellio parvint les combler, tout
au moins y rpondre, par une rflexion philosophique
personnelle dans laquelle, nous le verrons, le travail
danalyse tint une place dcisive, la forme prise alors par
sa vision tant celle de lessai. Mais Abellio, qui, suite
sa dcouverte du surralisme, sadonna pendant environ
quatre ans une exprience dcriture automatique au
cours de laquelle, comme il le dit lui-mme, il noircit des
kilos de papier , sintressa aussi lcriture
romanesque. Il crivit un premier roman lge de vingt
quatre ans, roman qui ne fut pas publi, qui brla
quelques annes plus tard dans un incendie et quil
considra par la suite comme trs mauvais . Ce
roman psychologique , dont le titre tait : Le grand
chelem, avait pour cadre ce qui resta jusqu la fin de sa
vie lun des rares divertissements quil saccorda,
savoir le rugby. Mais son premier vritable livre, qui fut,
lui, publi, celui qui allait rendre visible et publique son
pseudonyme de Raymond Abellio, livre quil crivit en
mme temps quune pice de thtre : Montsgur et quun
essai : Vers un nouveau prophtisme, ces deux derniers
dits plus tard, ce fut un roman : Heureux les pacifiques,
roman qui reu le Prix Sainte-Beuve en 1947. Le roman
tait considr par Abellio comme un genre noble,
important,
voire
incontournable
pour
tout
philosophe qui veut tre digne de porter ce nom. Il
faisait mme de lcriture dun roman, de son
achvement et de sa prsence comme uvre autonome,

73

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dun roman dont la composition, le rythme, les


personnages, lintrigue, le dnouement pouvaient tre
jugs russis, dun roman non pas quelconque mais
mtaphysique , celui dans et par lequel une vision
universelle et un sens sont mis en uvre, celui qui
donne penser, les critres dune pense vivante, dune
philosophie rellement et profondment vcue. Le
roman tait pour lui une preuve ; lacte dcrire un
roman une vie dans la vie . ses yeux, le roman
reprsentait le seul et vritable lieu et support
dexpression dans et au travers duquel peut sprouver
et se vrifier lampleur, lintensit et la puissance
dintgration dune vision. Du reste, avec lacte sexuel et
la mditation sur la mort, lacte duvrer, et plus
particulirement lcriture romanesque, faisait partie
pour Abellio de ces expriences concrtes intgrales,
ultimes, au cours desquelles, pour lui, se rvle, se
mesure et se juge sans dlai et sans dtours le degr de
qualit oprative dune vision, cest--dire le pouvoirtre individuel qui lui correspond et quelle soutient.
De par ce que mobilisent ces expriences, de par ce
quelles visent mais aussi en raison de leur caractre
extrme, aucun mensonge ni aucun peu prs ne
peuvent effectivement faire illusion ici et masquer une
incarnation et un engagement partiels, retenus et
pusillanimes ou une attitude purement formelle. Cest
lart, nous dit Abellio, [] qui juge lhomme. Non pas
lart priv de raison, lart, au contraire, satur de
raison ! (D. M., T. 1, p. 36) Cest dans et par cet art
que toute vision doit vritablement rendre des
comptes sur son intensit relative (ibid.). Si, pour
Abellio, la vision et lart, lcriture romanesque et la vie
sont si intimement et si essentiellement lis ensemble, se

74

ERIC COULON

soutenant les uns les autres, cest parce que, pour lui,
lenjeu thique et lenjeu esthtique sont insparables,
du moins doivent-ils ltre pour lhomme vritable .
Ils doivent tre poss et dfinis ensemble . Ds lors,
le style ne peut plus tre une fin en soi, ce qui soumet le
rcit ses propres exigences formelles. Le style en tant
que faon de faire [doit tre] aussi et avant tout faon
dtre . Soumis une vision-vcue universelle ainsi qu
un sens immanent dans lequel tout est pris (les tats, les
faits, les actes, les objets et les paysages), le style devient
Parole. Si lessai est ncessaire pour que la vision puisse
rendre compte de sa propre lucidit, de sa propre
transparence elle-mme et de sa capacit articuler les
formes, dans le roman la vision sattache saisir la vie
ltat naissant ; elle est parcours et exprience dune
dure vcue et invite au parcours et lexprience de
cette mme dure ; elle est enfin pouvoir d assomption
transfigurante de la matire, du monde et de lhomme.
Comme on peut le constater, ce qui se joue aussi
travers le roman cest un type particulier de relation, de
communication dirait Abellio, entre lauteur et le
lecteur, une communication qui doit tre partage
dune vision et participation celle-ci, une
communication qui doit se faire communion .
Dans lun de ses romans (F. B., p. 466), Abellio spcifie
mtaphoriquement cette distinction6 quil opre entre
Abellio dveloppe aussi cette distinction dans : P. G., pp. 88-89
et D. R. A., pp. 22-23.
Pour dcouvrir ou approfondir les conceptions dAbellio sur
lcriture, le style et le rapport criture/vie voir :
A. C., pp. 83,
225 et 257 ; lensemble du D. R. A. ; P. G., la partie intitule Lart
et la communication ; D. M : T1, pp. 33-34, T2, pp. 218-219, T3,
pp. 32, 245 et 431 ; lire aussi F. B. et V. I..
Concernant lanalyse de luvre romanesque dAbellio et son
6

75

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

lessai et le roman, et ce en soulignant que le premier est


de lordre du fruit alors que le second est de lordre
du germe . En fin de compte, dans lcriture
romanesque, le problme est de ne jamais sacrifier le
sens et de faire en sorte que le style sorte de lui-mme
de la pense ou que la pense trouve son mode
dexpression adquat . Cest cette seule condition que
lcriture romanesque devient vritablement potique,
cest--dire quelle se prsente terme comme globalit
autosuffisante et nanmoins ouverte qui donne voir
par del le temps et les phnomnes. Le dernier ouvrage
quAbellio put achever avant sa mort fut un roman :
Visages immobiles, le roman du huitime jour comme il
le nomma lui-mme, celui de lhomme intrieur
enfin parvenu sextraire de la roue des vnements,
les fondre et les fonder en lui, roman marquant la
sortie de lhomme hors de lcriture et signifiant ainsi la
fin de tout livre. Au regard de ces exigences esthtiques
et potiques, il nest pas tonnant que seul un petit
nombre de romanciers bien identifis ait eu les faveurs
dAbellio, qui pourtant semble avoir beaucoup lu. Ces
romanciers sont ceux dont les romans devaient tre
qualifis par lui de romans mtaphysiques 7. Si, aussi
rapport lcriture, nous renvoyons louvrage de Marc Hanrez :
Sous les signes dAbellio, seule tude systmatique et exhaustive
de luvre dAbellio qui existait jusqu prsent. Il sagit surtout
dun travail, fouill, danalyse littraire, mme si lauteur aborde
aussi, dans la dernire partie de son livre, luvre, appele par lui
corpus , dans son rapport lexistence dAbellio et ses ides.
Paru en 1976, le livre ne traite pas, bien entendu, du dernier
roman dAbellio : Visages immobiles, sorti lui en 1983.
7 Voici ce quaffirmait Abellio dans Assomption de lEurope (p. 231)
propos du roman mtaphysique : Le roman mtaphysique est
larme la plus haute, loutil rptitif le plus efficace dont lintellect
76

ERIC COULON

surprenant que cela puisse paratre, notamment en


raison de labsence de toute explication, Sade, Victor
Hugo, du moins par endroits , et Pierre Choderlos de
Laclos figurent dans ce petit nombre, ce sont surtout,
aux cts de Goethe, auquel il fait nanmoins trs peu
rfrence, et de Kafka, dont il cite par endroits certains
aphorismes et certains propos, pour la plupart extraits
essentiellement de son Journal, Balzac, Meyrink et
Dostoevski qui sont pour lui les reprsentants
emblmatiques du roman mtaphysique, tout au moins
les prcurseurs. Il rdigea dailleurs dans les annes
soixante, loccasion sans doute dune rdition, les
prfaces de certains de leurs ouvrages8.
Honor de Balzac (1799-1850) :
Abellio souligne lexistence, chez Balzac, dune
individuel dispose contre le social, la fois pour tisser des liens
linaires dans la socit et pour les y dtruire, il est linstrument de
lalliance des hommes pour dominer lentropie de la matire par
lentropie de lesprit, cest--dire incarner lesprit, lenfoncer aux
enfers de luniformit. Qui aujourdhui, parmi les crivains de
plus en plus nombreux dont les romans afflux chaque rentre
littraire, partage une telle conception du roman et de lcriture ?
8 - Gustav Meyrink, La nuit de Walpurgis, coll. Littrature et
Tradition, n10, Paris, La Colombe (d. du Vieux-Colombier),
1963.
- Fdor Dostoevski, Lidiot, t. I, Le livre de Poche, n941-942,
1963. LAdolescent, t. I, Le Livre de Poche, n2121, 1966.
- Honor de Balzac, La recherche de lAbsolu, suivi de La Messe de
lAthe, Le Livre de Poche, n2163, 1967. Louis Lambert, suivi de
Les Proscrits et de Jsus-Christ en Flandres, Le Livre de Poche, n
2374, 1968.
Toutes ces prfaces ont t rassembles et publies dans Approches
de la Nouvelle Gnose.
77

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

contradiction entre une tendance affirme pour un


conservatisme social et une fascination pour les
existences non conformistes, pour les destins singuliers
et hors du commun. Cest peut-tre cette
contradiction intrieure, cette tension interne qui
rendit possible la prsence, au sein de La Comdie
humaine, aux cts des Etudes de murs, dEtudes dites
philosophiques , mais cest peut-tre aussi cette
tension qui permit lexistence, au sein mme des
ouvrages philosophiques , de ces compositions
puissantes, inscrites la fois dans un temps
parfaitement identifiable mais aussi hors du temps, o
de vastes visions et des personnages aux tempraments
imptueux et exceptionnels se trouvent ancrs dans un
univers riche en rfrences et en dtails historiques et
sociaux parfaitement concrets et ralistes. Pass matre
dans la mise en uvre de grands mythes sociaux, Balzac
sut aussi crer des personnages gigantesques,
foisonnants, paroxystiques, habits par une puissance et
une dmesure mythiques (prf. Louis Lambert),
personnages dont les destins respectifs et les enjeux
quils incarnent dpassent de loin le simple cadre social.
Si Balzac voulut dcrire, port par une ambition
dexhaustivit, ce qui avait lieu son poque ainsi que
les figures humaines que lon y rencontrait, il fut aussi,
selon Abellio, le visionnaire dune science et dune
humanit idales . Ce sont ces visions qui, dans ses
uvres philosophiques , transfigurent le rcit et ses
dtails et font que lcriture de Balzac devient, pour
Abellio, prophtique, au sens que donna celui-ci ce
terme9. Abellio rappelle aussi que Balzac fut fascin par
Voir dans le second chapitre de la seconde partie le paragraphe
intitul Communion : le verbe prophtique.
9

78

ERIC COULON

lsotrisme et, plus particulirement, par Swedenborg


et sa thorie des correspondances .

Gustav Meyrink (1868-1932) :


Pour Abellio, Gustav Meyrink ne fut pas
seulement un auteur expressionniste attir par le
domaine du fantastique . Il le considra aussi comme
un visionnaire particulirement intress par les
mouvements de lhistoire invisible o se marquent les
tapes de la conscience cosmique (prf. La nuit de
Walpurgis). Les uvres de Meyrink, en raison des
nombreux symboles sotriques et spirituels que lon y
trouve, symboles provenant de traditions et dhorizons
diffrents (notamment Kabbale et Yoga) sont parfois
difficiles dchiffrer, mais cette utilisation du symbole
est toujours place au service dune vision unique et
dun sens intgrant et intgral. Abellio reconnat
Meyrink le mrite davoir t lun des premiers mettre
en lumire et critiquer les drives et les cueils de
certains sotrismes comme de certaines pratiques
occultistes, notamment le spiritisme.
Fdor Dostoevski (1821-1881) :
Si Balzac vcut assez sereinement cette
contradiction intrieure qui fut sienne et qua souligne
Abellio, la contradiction qui habita et hanta Dostoevski
en permanence, savoir la ralit dun Dieu permettant
lexistence du mal, fut pour lui la source dune constante
torture. Cette torture, lie aussi une reprsentation

79

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

personnelle de Dieu sous la forme du Pre autoritaire,


cartela sans cesse Dostoevski, rappelle Abellio, entre
le Christ et le Grand Inquisiteur (D. R. A., p. 47), deux
figures rcurrentes dans luvre de lcrivain russe, deux
figures prenant laspect de principes mtaphysiques que
certains personnages, au travers de leur caractre, de
leurs intentions, de leurs actes mais aussi des situations
quils vivent et de celles quils suscitent, ont la charge
dincarner. Cette torture ouvrit ds lors, en le rendant
manifeste, le dbat terrible entre paternit et fraternit
qui possdait lesprit de Dostoevski. Ce dbat, qui ne
dboucha jamais chez lui, souligna Abellio, en rvolte
pleinement assume et comprise du Fils contre le Pre,
fut la cause dune extrme souffrance pour Dostoevski,
une souffrance quil accepta, ce qui, pour Abellio, reste
tout de mme lune des marques de sa force et la source
de son gnie. Lcriture devint ainsi pour Dostoevski le
lieu o transposer et mettre en forme de faon
dynamique et dramatique ce dbat mais aussi toutes les
angoisses, les obsessions (le viol de la petite fille et le
meurtre du pre) et les thmes (entre autres, cits par
Abellio dans la prface LAdolescent, : la puret de
lenfance, lgarement de lOccident, la fin de
laristocratie, le surhomme en proie aux grands lans du
gnie et aux grands crimes) qui le possdaient. Lcriture
et la vie ne cessrent chez lui de se rpondre et de
communiquer entre elles. Ainsi les grands hros
dostoevskiens sont-ils tous, selon Abellio, des damns
ou des saints, des tres extrmes, des hommes des
lointains . Mais Abellio reproche tout de mme ces
hros dtre des anges et des diables dchirs et
pitoyables refusant daccomplir jusquau bout et en
toute clart, en toute conscience, leurs destins

80

ERIC COULON

danges ou de diables . Pour Abellio, la


philosophie du bien et du mal de Dostoevski, qui
nest nullement manichenne (D. R. A., p. 44),
dboucha finalement plus dans la mystique que dans la
gnose.
Les mtaphysiciens potes
Par posie , nous ne faisons pas rfrence ici
au genre littraire particulier auquel sont habituellement
rattaches les crations, en vers ou en prose, que lon
appelle pomes . Suivant en cela Abellio, nous
employons ce terme la fois dans un sens plus strict, en
intensit, celui que nous avons indiqu lorsque nous
avons abord la question de lcriture et du roman chez
Abellio, posie signifiant ds lors aussi bien le
processus de production port et guid par une vision et
un sens universels quil sattache manifester et
incarner, que la teneur, la tonalit et la qualit de ce qui,
par laccomplissement de ce mme processus, a pris
forme, consistance, se manifestant alors comme
globalit et intgrit, et que lon nomme uvre , mais
aussi dans un sens plus large, en ampleur, posie
reprsentant dans cette perspective une dsignation
applicable diffrentes formes dexpression crite, pardel les cloisonnements oprs par les genres
particuliers. Abellio conoit la posie comme la
limite idale de lexpression possible . Sil ne reconnat
aucune spcificit la posie comme genre, puisquil y a
de la posie dans toute cration vritable (D. R. A.,
p. 27), il affirme nanmoins croire une posie
seconde, cette impression de spontanit seconde
mais toujours accorde son objet que donne le style
son plus haut degr possible de rduction et dascse
81

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

(P. G., p. 83). Refus de la fascination que peut produire


sur la conscience une criture passe matre dans lart de
jouer avec les mots, de btir de splendides architectures
formelles, duser sans retenue des prestiges et des
pouvoirs de limage, voil, signale de faon rapide, la
position singulire, courageuse et exigeante que tint et
prna Abellio face une certaine production littraire
bnficiant pourtant dune aura considrable et dun
succs constant tant auprs du grand public que des
milieux littraires et intellectuels. Si lon ajoute cela le
fait que, pour Abellio, une criture qui, dune part, nest
pas fruit de la pense, dautre part ne donne pas
penser, et, enfin, fait tomber, chez le lecteur, les
dfenses de la pense nest pas une criture potique
ou se ramne cette posie noire que dnona Ren
Daumal, on ne stonnera pas alors quil rappela parfois,
comme un prestigieux et lucide prcdent ou une juste
analyse, la manire dont Platon, dans La Rpublique,
traite dune certaine posie, source dillusions
entretenant les faiblesses de ltre humain. Cependant, il
ne faudrait pas conclure de la conception esthtique
dAbellio, qui nest jamais discours intellectuel mais
toujours manifestation dune vision-vcue, que lcriture
quil valorise et pratique soit une criture froide,
abstraite, mcanique et sans aura. Il faut une
dialectique de la lumire et de la chaleur et non
privilgier exclusivement lune au dtriment de lautre.
La posie se manifeste et saccomplit quand, la force
du sens , viennent sajouter ce quil appelle le
rythme , la mlodie et lharmonie 10. La posie
10 Pour une comprhension ontologique de ces termes intervenant
dans lanalyse des comportements se reporter : S. A., p 224 sqq.
Concernant par contre leurs significations respectives en rapport

82

ERIC COULON

se fait alors consommation des noces des mots et


de la vie et le style devient dans ce cas la fonction
amoureuse de lcriture . Si les mots, nous dit-il, sont
adquats au sens et si, en plus, le lecteur se met
respirer au mme rythme que lauteur, la fonction
amoureuse du style saccomplit. Ce qui ntait
quvocation devient invocation. (D. R. A., p. 29) Les
potes que nous citons ici et qui ont plus
particulirement marqu Abellio ne sont ni romanciers,
ni potes ni essayistes mais tout cela la fois, et bien
plus. Leur criture, leurs uvres ne sont pas majeures
parce quelles provoquent du plaisir ou composent de
belles formes mais parce quelle sont commandes,
habites et soutenues de part en part par la vive,
douloureuse, rayonnante et rciproque tension qui lie le
dsir du beau, du vrai et du bien et la prsence du beau,
du vrai et du bien. Cest en cela quils sont avant tout
mtaphysiciens .
O. V. de L. Milosz (1877-1939) :
Cet crivain franais dorigine lituanienne
manifeste par et dans son uvre la prsence rayonnante
de cette posie dont nous venons de parler. Dsir et
vision rayonnent dans ce que la critique littraire appelle
les multiples genres quil mobilisa. Mais Milosz ne
sexprima pas dans divers genres, il ne pratiqua pas
diverses formes dexpression. Son dsir et sa vision
sincarnrent simplement et ncessairement dans la
matire des mots, qui est en mme temps lme des
mots , dans lpaisseur du langage, en particulier et
principalement la langue franaise. Dsir et visions
avec le style, voir : D. R. A., p 28.
83

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ncessitent les mots qui les librent et les articulent


comme les mots ncessitent le dsir et les visions qui les
portent et les transfigurent. Milosz transposa et dclina
ses visions symbolistes mais aussi mystiques, ses
illuminations, ses proccupations sotriques et
hermtiques,
ses
intuitions
scientifiques
et
mtaphysiques. Selon les priodes, ces forces qui
lhabitaient se mettaient en uvre dans des pomes, des
contes, des pices de thtre, des romans, des textes
politiques ou des essais philosophiques. Si Milosz
travailla et prouva ainsi diversement la langue
rappelons quil parlait lui-mme plus de cinq langues
cest peut-tre parce que, comme le signale Abellio, ses
mditations sur lessence de la posie ont fini par lui
faire dcouvrir que la plus haute mditation tait celle
qui prenait pour objet lorigine du langage. (S. A., p.
173)
Ren Daumal (1908-1944) :
Ren Daumal est, avec, entre autres, Roger
Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, Joseph Sima, Andr
Rolland de Renville et Maurice Henry, lun des
fondateurs et animateurs de la Revue et du Mouvement
Le Grand Jeu. Cette Revue et ce Mouvement faut-il
lappeler davant-garde ? Ntait-il pas par essence et par
vocation vou disparatre sans tre absorb ni intgr
par la culture dominante, sans devenir un domaine
culturel parmi dautres ? furent durant cinq ans, entre
1927 et 1932, les moyens et les supports que mirent en
uvre ces tres qui acceptrent un jour de jouer, en
communaut une union dhommes lis la mme
recherche (Roger Gilbert-Lecomte) , Le Grand

84

ERIC COULON

Jeu . Leur message et leur conduite faisaient signe vers


et tmoignaient de lexistence dune mtaphysique
exprimentale , une mtaphysique engageant la totalit
de ltre sur le chemin, parsem de dangers , de
lessentiel . Lexprience corporelle, affective,
imaginative et spirituelle de cette mtaphysique,
poussant chaque tre affronter, les yeux grands
ouverts, les limites, dfier lucidement les abmes,
parfois y descendre, et toujours pour y trouver, ou y
retrouver, lternit dans linstant et linstant dternit,
cette exprience, toujours individuelle, fut donc bien
autre chose que les petits jeux de socit et les
drisoires et pitinantes recherches (Daumal, Lettre
ouverte Andr Breton) pratiques par les surralistes. Et
pourtant les Histoires de la littrature et la mmoire
culturelle ont surtout retenu les spectaculaires
scintillements, ncessaires il est vrai une certaine
poque, de la constellation surraliste. Surralisme et
Grand Jeu ont tous les deux, chacun selon leur propre
perspective, une priode o lombre de la plus terrible
violence, passe et venir, et les effervescences du plus
grand espoir planaient sur lEurope, rclam et pos les
bases dune Rvolution non violente, une Rvolution
des signes et du sens, une Rvolution existentielle et
esthtique. Seulement, celle du premier ne conduisit
qu sa propre neutralisation dans le champ culturel et
social et son propre dsamorage, celle du second
limplosion de cette union dhommes par affirmation
asociale des intriorits. Abellio, qui dcouvrit le
Surralisme la fin des annes vingt, ne prit contact que
bien plus tard avec les crits du Grand Jeu et ceux de ses
membres. Si Roger Gilbert-Lecomte lui apparut
important, cest surtout Ren Daumal qui vritablement

85

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

le toucha et devint pour lui lune des figures


intellectuelles majeures du XXe sicle. Auteur de courts
essais , de romans, de pomes, de traductions
douvrages cris en sanskrit, de traits sur la philosophie
et la potique hindoues, Daumal sengagea un temps
dans la voie dune pataphysique personnelle et suivit vers
la fin de sa vie lenseignement de Gurdjieff. La
libration totale de lhomme et laccs luniversel, voil
les enjeux mtaphysiques sur lesquels Daumal se
concentra et auquel il travailla toute sa vie. Par lActe
positif que reprsente une certaine ngation radicale
de toute forme de dualit mais aussi de lindividu et du
particulier, Daumal chercha rejoindre et vivre un
hypothtique au-del de lEvidence absurde ,
exprience mtaphysique dans laquelle tout ce qui
nous est donn doit devenir avant tout une matire de
Scandale . Pour Abellio chacune des propositions de
Daumal rvle une articulation essentielle, chacune est
en quelque sorte pour le lecteur un clat du sens.
Malcolm de Chazal :
Ce voyant de gnie 11, ce dtenteur de
gnose , comme lappelle Abellio, est trs peu connu. Il
fut dcouvert en France, en 1947, par Jean Paulhan et
son uvre fut salue par Andr Breton. Luvre de
celui qui vcut toute sa vie sur lle Maurice est, elle
aussi, impossible classifier, tiqueter. Des pomes,
des contes et surtout des textes aux accents mystiques,
11 Toutes les citations dAbellio prsentes dans ce paragraphe sont
extraites de la prface quil a consacr au livre de Malcolm de
Chazal : Lhomme et la connaissance, Paris, Jean-Jacques Pauvert,
1974.

86

ERIC COULON

un mysticisme aux puissantes mtaphores substantielles,


physiques, sensibles, sensitives, des textes
latmosphre symboliste, au ton et au rythme souvent
invocateurs, des textes parfois comme des prires
magiques, des textes prsentant ses visions
cosmogoniques,
ontologiques,
esthtiques,
gnosologiques. Malcolm de Chazal fit aussi de
laphorisme un exercice, non pas de style, mais de
vibration cosmique (M. de Chazal, La Clef du Cosmos)
devant permettre la parole dentrer en rsonance avec
la plasticit de lunivers (M. de Chazal, Lhomme et la
connaissance). Plus quune faon dcrire Abellio voit
dans les formes dexpression mises en uvre par
Malcolm de Chazal une faon dtre . Parce quil
universalise toujours et parce que les sensations et les
perceptions sensibles qui furent les siennes le mirent en
relation avec tout un univers danalogies vivantes , ce
qui se trouva tre luvre en et par lui, et que son
criture tenta de rendre manifeste, cest une
assomption du monde et de lhomme dans lesprit .
Abellio voit donc dans la posie chazalienne lexercice
et la marque dun pouvoir de transfiguration ou mieux
de transsubstantiation . A travers les tats seconds dans
lesquels il se serait souvent trouv, Malcolm de Chazal
aurait prouv cette participation directe au monde
des correspondances cher de nombreux potes. Mais
ici la vision-vcue atteint un rare niveau duniversalit.
Les scientifiques
Si la position dAbellio par rapport la science
peut parfois paratre ambivalente et donner limpression
dosciller entre inclination et remise en cause, il ne faut

87

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

voir dans cette attitude aucune contradiction, aucune


inconstance ni aucun changement particulier de point
de vue. Tout dabord Abellio, afin dviter une
confusion trop souvent rencontre et admise entre
science et connaissance, la premire tant alors assimile
la seconde, prfre parler de sciences au pluriel. Il y
a les sciences et il y a la connaissance. La distinction de
ces deux ples est fondamentale dans lconomie du
modle philosophique abellien mais il ne faut pas pour
autant y voir le produit dune classification formelle et
arbitraire ou la reprise irrflchie et spontane dun
clivage archaque et rducteur, fort rpandu dans
certains milieux philosophiques, spirituels et
sotriques. En fait, mme si une telle diffrenciation
trouve son origine au plus profond de lexprience
humaine, au cur de ce qui pourrait tre une
comprhension
prontologique
de
ltre,
comprhension devenue, chez Abellio, explicite, elle
sest nanmoins manifeste et impose lui delle
mme, dans toute sa force, son universalit et son sens,
travers, comme nous le verrons, lanalyse du mode
opratoire de la structure absolue. Pour claircir et
spcifier quelque peu cette distinction, disons avec
Abellio que les sciences dmontrent, sont
indfiniment cumulatives et peuvent tre enseignes
alors que la connaissance montre, intgre et est
ineffable. Cela revient dire que les premires ont pour
objectif une vision constatable par tous alors que la
seconde dbouche sur un pouvoir rel constitu en et
par un seul tre. La perspective particulire dAbellio
vis--vis des sciences vient alors du fait quil les
considre non pas isolment mais dans leur rapport la
connaissance. Cest du reste dans le dveloppement de

88

ERIC COULON

ce rapport quest contenu toute loriginalit, toute la


force mais aussi la cl de sa phnomnologie gntique.
Prises en elles-mmes, en soi et par soi, dans leur
Histoire, leurs principes, leurs objets, leur logique et
leurs enjeux, les sciences, comme disciplines
indpendantes, reposent, selon le verdict dAbellio, sur
des fondements agnostiques (objectivit, causalit,
hasard, irrversibilit du temps, indpendance)
Cependant, mises en rapport avec la question et les
enjeux de la connaissance, les sciences, abordes cette
fois-ci du point de vue concret de la pratique
scientifique et de ses dcouvertes, reoivent un nouvel
clairage et une nouvelle valeur. Ce ne sont plus alors
les sciences et leur statut qui sont en jeu mais le
scientifique, non plus lapplication aveugle dune logique
mais lpistmologie. Le rapport sciences/connaissance
se prcise et sincarne alors dans deux nouveaux
rapports : celui du scientifique par rapport la
connaissance et celui du philosophe par rapport
linformation scientifique, chacun de ces rapports
trouvant dans lpistmologie la mdiation ncessaire
sa rsolution. En fait, nous dit Abellio, le philosophe et
le scientifique sont prsents tous les deux en chaque
homme, et ce suivant plusieurs dclinaisons que voici :
dans tout existant, et durant toute la dure de son
existence, luniversitaire et le phnomnologue, le
professeur et le prophte, le pdagogue et linitiateur se
battent et se compltent, lun soutenant lautre et
rciproquement (S. A., pp. 126-127). Il y a donc dans
cette perspective une relation dialectique entre la
rationalit scientifique et la connaissance, la seconde
tant comprendre comme le couronnement de la
premire. Lune et lautre voluent donc simultanment,

89

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

la premire en ampleur, la seconde en intensit. La prise


en compte et le questionnement port en direction de
cette rationalit, de ses modles dexplication et de ses
acquis sont une dmarche ncessaire. Ainsi, si lon
reprend les deux rapports cits prcdemment, deux
choses doivent, selon Abellio, retenir notre attention.
Dune part, si lon se place du point de vue de la
conduite gnostique, il faut savoir que si la
connaissance et la comprhension des sciences ne
conduisent pas ncessairement la gnose, leur
ignorance en carte au contraire coup sr. (M. N. G.,
p 61). Dautre part, cette fois-ci en se tenant du ct
scientifique, sil ne faut pas attendre de cette crise des
fondements survenue au dbut du XXe sicle dans les
sciences, notamment les mathmatiques et la physique,
de changement radical de leur tat desprit et de leur
orientation quantitative, on peut tout de mme esprer
que cette crise, ainsi que les dveloppements vertigineux
et les implications extrmes quont connu ces sciences,
soient pour certains scientifiques, pris individuellement,
source dune conversion gnostique . Abellio, quant
lui, sest toujours intress de prs - noublions pas quil
fut polytechnicien - aux dveloppements des sciences
mathmatiques et physiques, mme les plus rcents. Au
fond, ce qui sduisit demble Abellio dans ces sciences
cest leur pouvoir dabstraction, dont laxiomatique est
lun des principaux fruits. Son pistmologie, sappuyant
parfois sur de profondes connaissances scientifiques12 et
faisant appel des rfrences pointues, est la fois un
appel clairant la prise de conscience du champ limit
de chaque science et une intgration des dcouvertes
propres ces multiples champs dans le champ unique
12

Voir par exemple ses Fondements de cosmologie, C. H., pp. 299-306.


90

ERIC COULON

qui les englobe tous, celui de la connaissance.


Nombreux sont les scientifiques cits par Abellio.
Plusieurs tiennent une place privilgie dans son esprit
en raison de la valeur dcisive de leur uvre ou du
caractre pertinent et lucide de leurs propos. Nous en
avons choisi trois, tous les trois du XXe sicle.
Einstein (1879-1955) :
Einstein est pour Abellio un des grands
novateurs, un des grands rvolutionnaires du XXe sicle.
Les thories physiques de la Relativit sont dune
importance pistmologique dcisive souligna t-il dans
ses Fondements de Cosmologie (C. H., p 302), et ce
notamment en raison du bouleversement quelles ont
introduit dans la conception du temps et de lespace.
Plus prcisment, ce que mettent en jeu les deux
thories de la Relativit, cest tout simplement la
dialectique du local et du global, question fondamentale
pour Abellio. Voici en quelques mots comment il
analysa loriginalit des dcouvertes dEinstein : en
commenant inscrire la physique dans un espace de
Riemann [espace absolu htrogne et anisotrope,
n.d.l.r.] la Relativit einsteinienne essaie de sapprocher
de la limite o contenant et contenu sidentifient, et la
matire ny est plus considre comme situe dans
lespace, ce sont au contraire les proprits de lespace
qui sont dtermines par la densit de la matire en
chaque point. (Fondements de Cosmologie, C. H., p 303)
Fred Hoyle (1915) :
Considrant la thorie objectiviste du big bang

91

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

comme nave, en raison de lhypothse, ses yeux


dnue de sens , dune origine des temps quelle
prsuppose, Abellio voit dans la cosmologie de Fred
Hoyle, grand astronome britannique, la formulation la
plus avance , dans le domaine scientifique, des visions
globalistes ou holistiques. Fred Hoyle dfend en effet la
thse cosmologique de lunivers stationnaire. Les deux
caractristiques principales de cette thse sont que
lUnivers, grande chelle, a le mme aspect pour tout
observateur en tout temps, et que la matire-nergie est
continuellement cre en toute rgion de lUnivers et
tout moment. Hoyle soutient aussi la thse de la
panspermie selon laquelle la vie sur Terre serait dorigine
extra-terrestre. Il conoit aussi lunivers non comme un
ensemble de processus physiques et mcaniques
quantifiables mais comme une intelligence
universelle . Plus prcisment, lUnivers serait lune des
manifestations de cette intelligence dont les effets
sont inverses de ceux de lentropie.
Ren Thom (1923) :
Abellio parle de lui comme dun mathmaticien
considrable . Ce sont plus particulirement ses
travaux de topologie qui ont d intresser Abellio, dont
on sait combien il fut sensible aux questions
philosophiques quimplique, et parfois illustre, cette
discipline. Dun autre ct le fait que Ren Thom, dune
part, lie intimement les sciences et la rflexion sur
celles-ci, et, dautre part, pratique lune des premires
avec comptence et lautre avec lucidit, est un facteur
important de crdibilit et de grandeur intellectuelle aux
yeux dAbellio. Dans son pistmologie, Ren Thom

92

ERIC COULON

considre que la science en gnral et la mathmatique


en particulier sont en crise, une crise qui se manifeste
par lpuisement des thories et des progrs peu
significatifs. De plus, et cela le rend trs proche des
conceptions dAbellio, il soppose en tous points aux
tenants de lordre par le chaos, ceux pour qui cest du
chaos que natrait lordre, et donc Prigogine. Il
soppose cette pistmologie qui encense sans
vergogne le dsordre, le hasard, lalatoire, autant de
concepts flous qui dnotent, selon lui, une attitude antiscientifique.

93

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

94

ERIC COULON

DEUXIEME PARTIE
LA VOIE DE LA CONNAISSANCE.
TRADITION PRIMORDIALE ET
POSTURE OCCIDENTALE

95

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

96

ERIC COULON

Dans la partie prcdente nous avons propos


quelques repres afin de commencer cerner ltat
desprit dAbellio ainsi que le champ dexercice de sa
pense. Ces diffrents jalons nous ont permis de mettre
en vidence, mme si ce fut de faon indirecte,
fragmente et abrge, les grands enjeux mais aussi les
perspectives majeures constitutifs de cette connaissance
rclame et mise en uvre par lui. Sa pense et son
uvre se sont prsentes alors nous sous de multiples
aspects. Il nous faut maintenant aller plus loin, cest-dire nous confronter plus directement elles. Il est en
effet ncessaire de prciser les choses et de fournir
cette connaissance une identit et un profil particuliers
parfaitement reconnaissables. Il nous faut par
consquent chercher et comprendre ce qui fonde son
unit, son originalit et sa radicalit. Il nous faut pour
cela resserrer notre angle dapproche et notre analyse.
Toutefois, il ne sagit pas encore pour nous de pntrer
de plein fouet et immdiatement au cur mme de cette
connaissance en tant que telle, cest--dire de prsenter
directement et explicitement, de lintrieur, ses
principes, sa structure, sa logique, ses postulats, ses
processus et ses diverses implications. Il sagit encore
dune approche, ce qui fait que nous demeurerons
toujours lextrieur, mais cette approche a lieu cette
fois ci directement. Nous allons en effet dans cette
97

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

partie nous attacher montrer quelles sont les dcisions,


les prises de position et les orientations qui, dans leurs
confrontations avec les questions, les rponses, les
disciplines et les corpus relatifs au problme de la
connaissance, clairent et conduisent la gnose
abellienne en tant que telle ainsi qu ses lments
constitutifs. Va donc se prciser ici ce qui la fonde et la
dtermine, autrement dit les enjeux abords
indirectement dans la premire partie.
Abellio affirme lui-mme plusieurs reprises
propos de la structure absolue quil na rien invent
mais quil sagit dune redcouverte . Nous allons voir
dans les dveloppements qui suivent que ce terme ne
signifie pas la simple reprise dune doctrine ou dun
enseignement historiques particuliers pleinement
constitus et oublis jusqualors par les hommes mais
quil dsigne un vritable acte hermneutique original et
prcis, un travail intellectuel rigoureux, une disposition
spirituelle indite autant quune rsolution thique. La
gnose que nous propose Abellio est donc elle-mme en
quelque sorte le fruit de cette redcouverte , plus
prcisment elle en est laccomplissement, cest--dire
la fois sa mise en uvre et son terme. Nous avons
affaire ici une nouvelle illustration du paradoxe de la
gnose dont nous avons parl plus haut, paradoxe li,
nous lavons vu, au rapport particulier quentretiennent
lesprit et la Sophia. Ici, cette redcouverte , par le
lieu et lorientation quelle prsuppose, et que nous
allons montrer, est dj une exprience gnostique, et
donc manifeste dj les caractristiques de la gnose,
mais elle est aussi cheminement qui conduit la
Mthode par laquelle seulement et pleinement cette
gnose peut se faire simultanment chair et esprit, vision

98

ERIC COULON

et pouvoir. En intitulant cette partie La Voie de la


connaissance cest prcisment cette redcouverte que
nous faisons rfrence et laquelle nous allons nous
intresser. Il sera en effet dabord question, dans le
premier chapitre : La troisime voie, des grands axes qui la
dterminent et des principes qui la fondent, puis, dans
le deuxime chapitre : Le Verbe gnostique, cest le Logos
qui lui est propre, sa nature et ses implications pour la
conscience, que nous mettrons en vidence. Cette Voie,
dfriche et dchiffre par Abellio, dvoile ltre
humain, travers la corrlation et la rconciliation
indites quelle implique, une perspective nouvelle,
grandiose et fconde sur les rapports de lHomme avec
lui-mme, avec autrui et avec le Monde. Elle conduit
aux cls de la connaissance qui permettront cette fois-ci
lintriorisation, lintgration et non plus seulement la
vision spculative de ces rapports.

99

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

100

ERIC COULON

LA TROISIEME VOIE :
LES DIFFERENTS ASPECTS DE LA GNOSE
ABELLIENNE

Pour bien comprendre ce qui est en jeu et


spcifie la gnose dAbellio, soulignons dores et dj que
cette redcouverte , dont nous verrons quelle
correspond un acte intellectuel particulier quAbellio
met en uvre sous le nom de dsoccultation , suppose
deux choses : dune part, puisquil ne sagit pas dune
cration ou dune invention absolument originales, que
soit prcis quelle ralit sapplique ou renvoie cette
redcouverte ; dautre part quapparaisse comment et au
moyen de quelles facults humaines elle saccomplit. Ce
sont les natures respectives de cette ralit et de ces
facults et surtout leur rapprochement qui font, entre
autres choses, que la gnose dAbellio se prsente nous,
au regard de lhistoire des ides et des courants
intellectuels, spirituels et religieux, comme une Mthode
sans prcdent. Reprenant une expression propose par

101

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Antoine Faivre13, nous avons donn cette


redcouverte et ce quelle implique le nom de
Troisime Voie. Cependant, nous utilisons cette
dsignation dans un sens diffrent de celui que lui
donne A. Faivre. La Troisime Voie propose et
emprunte par Abellio est celle de la juste mobilisation
et rconciliation des forces vives, clairantes et
cratrices de lHomme, et ce en vue de sa renaissance
luniversel,
renaissance
corrlative
dune
transfiguration du Monde. La Troisime Voie
reprsente et clbre la fertile rencontre de lexigence et
du principe sur lesquels repose la philosophie
rationaliste et la science occidentale avec le fondement
universel et immuable de toutes les traditions
sotriques particulires. La Troisime voie dsigne
ainsi la possible rconciliation de la tradition sotrique
et de la philosophie nous avons vu quAbellio a
dabord frquent la premire puis a dcouvert les
exigences et les pouvoirs de la seconde, ce qui lui permit
dinstaurer entre les deux un rapport dans lequel lune et
lautre se trouvent positivement fcondes -, de la
Tradition et de la modernit, des sciences modernes,
exactes et humaines , et des sciences
traditionnelles. Elle est aussi affirmation et
manifestation dun lieu a-topique, ontologique, nomm
par Abellio Occident , savoir le lieu et le moment
de la naissance ternelle de la conscience absolue , le
lieu et le moment dune exigence radicale, lieu et
moment que lon trouve partout o la conscience
devient majeure (A. E., p. 26), autrement dit, pour
Abellio, transcendantale et constituante .
13

op. cit., p. 40 sqq.

102

ERIC COULON

La Tradition primordiale


Lexistence et la nature de la gnose prennent
appui et se fondent sur une prsence signifiante
universelle, irrductible et indestructible qui joue tout
la fois les rles de matrice, de rfrent, de tuteur et
dhorizon. Cette prsence, combien fondamentale
puisquelle nest rien de moins que le dpt des cls de
la connaissance, puisquelle est, plus radicalement, ces
cls elles-mmes, Abellio la nomme Tradition
primordiale . Lorsquil emploie cette expression, il ne
fait aucunement rfrence une liste ou une chane
dinitis. De plus, le terme Tradition , qui, crit avec
une majuscule, nest apparu qu la fin du XIXe sicle,
ne dsigne jamais chez lui un courant de pense
privilgi ni un savoir ou un enseignement qui seraient
transmis dindividus individus ou de socits
initiatiques socits initiatiques travers les ges. Si
nous reprenons notre compte la triple distinction
tablie par A. Faivre14 en vue de clarifier ce terme, nous
pouvons dire quAbellio participe, dans une certaine
mesure, des trois groupes qui, chacun dans une
perspective et un tat desprit diffrents, se rfrent,
depuis un sicle, cette notion de Tradition . Cette
perspective et cet tat desprit Antoine Faivre les
nomme synthtiquement voie . Il existe donc, selon
ce dernier, trois voies . Si par certains cts, comme
nous venons de le signaler, la Troisime voie
dAbellio possde des similitudes avec chacune de ces
trois voies , sa position singulire les transcende
op. cit., p 34 sqq. Voir aussi un peu plus loin dans ce
paragraphe.
14

103

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

pourtant toutes. Mais avant de poursuivre notre analyse,


et afin de lclairer, nous voudrions faire une remarque
et apporter une prcision liminaires qui nous paraissent
toutes deux importantes et sont dtermines par la
position quoccupe Abellio par rapport cette
Tradition primordiale . Commenons par la
remarque. De la mme manire que la philosophie, ainsi
que nous lavons dit dans le paragraphe consacr la
Sophia, ne peut tre dfinie, identifie et reconnue
autrement que par lengagement personnel dans une
voie spcifique qui porte dj le nom de philosophie ,
mais aussi par un retour permanent la question
fondatrice : quest ce que la philosophie ?, la Tradition
primordiale ne peut, elle, tre apprcie et comprise
dans ce quelle nous dit et nous assigne que par la mise
en uvre individuelle, tout la fois thortique et
pratique, dun travail de connaissance et par un
retour incessant la question : quest ce que la
connaissance ? Cela revient dire que de la mme
manire que cest en philosophant que je dcouvre ce
quest la philosophie et que je deviens philosophe, cest
en faisant lpreuve de la connaissance que je sais au
sens o Spinoza dit, propos du troisime genre de
connaissance , que je sais que je sais ce quest et ce
quexige la Tradition primordiale et que je deviens
rellement tre connaissant. Passons maintenant la
prcision quimplique cette remarque. Ce quil importe
donc de mettre jour ce nest pas tant le message de la
Tradition primordiale que le chemin qui rend
possible lincarnation, et donc le dvoilement, de ce
message. Cest en ce sens quAbellio dit que lon doit
comprendre le message [de la Tradition
primordiale , n.d.l.r.] par la prise de conscience de son

104

ERIC COULON

processus dlucidation (F. E., p. 26). Le processus


dlaboration et dlucidation de ce message
correspond en effet au processus de son
accomplissement. Jlabore et jlucide le message en
laccomplissant, de la mme manire que jaccomplis le
message en llaborant et en llucidant. Cela revient
dire que ce message nest pas simple discours recueillir
et prononcer ni vrit contempler mais un ensemble
de cls accessibles seulement au cours dun
cheminement concret, existentiel, intellectuel et
spirituel, entrepris par ltre humain. Le terme
Tradition renvoie donc ici plus un verbe qu un
substantif, et si lacte de transmettre est bien la
signification originaire de celui-ci, cet acte est en fait le
dernier dune srie dont les prcdents, quil suppose et
qui simposent comme les conditions ncessaires de sa
ralisation,
sont,
successivement :
prouver,
comprendre, articuler et incarner. Il sagit par
consquent dans ce cas dune nouvelle illustration du
clivage et du foss existant entre une vision naturelle
persistant dans la sparation sujet/objet et, par
consquent, dans lexprience dun rapport purement
extrieur entre la conscience et le monde, et la vision
transcendantale, au sens husserlien, dans et par laquelle
la conscience peut enfin, lucidement et de faon
cratrice, concider avec elle-mme et avec le monde.
Lenjeu repose donc dans le rapport de connaissance
de co-naissance que la conscience entretient avec
elle-mme dans son propre rapport au monde et non
dans le rapport que la conscience peut entretenir avec le
monde par lintermdiaire dun quelconque discours
simposant de lextrieur elle. Le rapport la
Tradition primordiale peut donc soit tre extrieur et

105

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dsincarn soit sintrioriser et se faire chair. Par


consquent, le message de la Tradition primordiale
peut soit tre interprt et prsent comme message
dogmatique soit saccomplir de lui-mme comme
message dialectique. Nous voudrions apporter ici une
seconde prcision. Ce qui rend possible et ncessaire
cette intriorisation et ce rapport intime la Tradition
primordiale cest, dune part, que celle-ci est donne
voile la conscience, dautre part quelle est donne
globalement et en totalit cette mme conscience, et,
enfin, quelle est donne directement cette conscience,
sans intermdiaire ni mdiation quelconque. Cette
remarque faite et ces prcisions donnes, revenons la
triple distinction propose par A. Faivre pour
diffrencier les diffrentes faons dont, depuis un
sicle, groupes et individus se rfrent la Tradition.
Toutes ces faons se ramnent donc, selon lui, trois
voies : la voie puriste , la voie clectique et
la voie humaniste ou alchimique . Si Abellio
affirme avec la premire lexistence dune Tradition
primordiale anhistorique, dorigine non humaine et
dessence mtaphysique, il ne privilgie par contre,
contrairement celle-ci, aucune tradition ni aucune
initiation particulires et reste donc ouvert toutes,
mme sil ne les aborde pas toutes existentiellement,
intellectuellement et spirituellement. De plus il ne
partage ni son rejet explicite de la modernit et des
multiples formes quelle a pu ou peut prendre ni son
rgime identitaire dans lequel rgne statiquement et
impassiblement lUn et le Mme, avec lesquels la
conscience se doit de fusionner. Avec la seconde il
partage la thse selon laquelle cette Tradition unique
se ramifie de faon varie et complexe (A. Faivre, p.

106

ERIC COULON

36) dans toute les traditions particulires, mais il na


jamais adopte cette attitude qui consiste puiser dans
ces traditions diverses diffrents lments et contenus
doctrinaux afin de constituer de faon syncrtiste une
nouvelle spiritualit personnelle. Quant la troisime, il
sen rapproche par son ouverture la modernit sous
toutes ses formes, par sa vise dune transmutation
effective et consquente de ltre humain et du monde nous verrons que sur ce point les avis divergent, et ce
en raison du sens que lon donne au terme
transmutation -, par sa prise en compte des
antagonismes et de leur tension rciproque, par la
dimension gntique de sa pense et, enfin, par son
travail qui, pour une part importante, correspond, selon
nous,

une
vritable
hermneutique
comprhensive ; il sen loigne par contre par les
rserves quil met ce qui, pour certains, peut
paratre contradictoire avec une telle hermneutique
sur la valorisation qui est faite des mythes et des
symboles, ses yeux souvent irrelis et rarement inscrits
dans une structure dialectique intgrante, mais aussi par
le fait quil maintient la prsence dterminante de la
Tradition primordiale et travaille, en la confrontant
cet esprit traditionnel qui lui est propre et
quAntoine Faivre associe la troisime voie, son
laboration et son lucidation. Dune faon gnrale,
Abellio remet en cause toute position qui, se rclamant
de ou se rfrant la Tradition, la considre comme un
donn dfinitif , met en uvre des choix partiels, se
contente dtre un commentaire, une glose et senferme
dans un dogmatisme statique. Les partisans de cette
position ne peuvent tre pour lui que des rptiteurs
et non des crateurs .

107

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Selon Abellio toute voie qui se rclame de la


Tradition sera juge laune du pouvoir de
conversion qui est le sien. Cela signifie que la voie
vritable qui seule rend possible une juste et adquate
lucidation et laboration de la Tradition primordiale
se reconnat lampleur et lintensit de la vision
intrieure ainsi qu la qualit du pouvoir-tre existentiel
individuel quelle constitue chez celui qui la met en
uvre. Avant dexpliciter en quoi consiste, pour
Abellio, cette voie, arrtons nous quelques instants sur
lpithte primordiale qui est associ au terme
Tradition . Nous allons ainsi pouvoir apporter
quelques claircissements sur cette ralit fondamentale
qui se trouve mise en jeu dans la constitution de la
gnose abellienne. Tout dabord il signifie, comme nous
lavons vu, que cette Tradition nest pas dorigine
humaine et quelle nest pas de nature historique. La
question de lorigine de la Tradition primordiale,
question relevant de ce quAbellio appelle le domaine de
l nigme , lui importa dailleurs peu au regard du
mystre que reprsentent les enjeux inscrits dans son
message. Si cette Tradition est qualifie de
primordiale cest surtout parce quelle est un noyau
indestructible de vrit, un corps de doctrine rellement
traditionnel, prsent dans toute les religions comme
centre vivant et cach (P. G., p. 135), cest parce
quelle sert de tronc commun toutes les traditions
particulires, aux religions, aux mythes, aux symboles
(F. E., p. 10), cest, enfin, parce quelle est le noyau
germinatif commun (F. E., p 15) toutes les doctrines
sotriques et toutes les spiritualits. Germinatif
signifie, dans la pense dAbellio, quil exige de
saccomplir, en et par un travail spcifique de ltre

108

ERIC COULON

humain, comme fruit. Si Abellio utilise aussi parfois


lexpression de connaissance primordiale pour parler
de la Tradition en question cest parce que, comme
nous lavons signifi au dbut de ce paragraphe, cette
Tradition peut tre considre comme lensemble des
cls de la connaissance. Son message est en effet un
ensemble de cls quil faut retrouver, prouver et mettre
en uvre dans et par son corps, son me et son esprit.
Voici, pour linstant encore simplement nonces, les
catgories auxquelles correspondent ces diffrentes cls
ainsi que la traduction particulire, que nous
approfondirons dans cette deuxime partie mais surtout
dans la troisime, de ces dernires dans la philosophie
dAbellio : postulat (interdpendance universelle) ; outil
(structure absolue) ; logique (logique de la double
contradiction croise) ; gense ou cheminement
(intgration et intensification) ; vise et fin
(transfiguration). Primordiale prend alors ici le sens
de fondatrice . De plus, Abellio insiste fortement ldessus, la Tradition primordiale est et doit demeurer
mtaphysique, cest--dire quelle ne doit tre
aucunement identifie ou rduite la morale ni altre
par les valeurs et les prceptes de celle-ci. Cest cette
seule condition quelle prservera son rang de puissance
fondatrice source de lumire et de conversion ainsi que
ses caractres duniversalit, dinconditionnalit et
dirrductibilit. Mtaphysique et primordiale elle
lest aussi en ce quelle est principe, ce dernier terme
entendu au sens grec (arch) de commencement et de
commandement mais aussi dorigine et de fin. Abellio
nous livre ici quelques aspects constitutifs de cette
essence mtaphysique de la Tradition primordiale :
La divinit ne sy partage pas, lhomme non plus. Ce

109

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

que lignorant appelle le mal y est relativis. La mort et


la destruction cessent dy tre des scandales. Enfin les
valeurs sociales y sont reconnues pour ce quelles sont :
un moyen de protger lespce en tant que telle dans
son perptuel combat contre lhomme. (F. E., p. 51)
La Tradition primordiale transcende donc
ternellement le champ social, et son message est ds
lors socialement insupportable .
Maintenant que nous avons vu que la gnose
repose pour Abellio sur lexistence dune Tradition
primordiale , maintenant que nous avons donn toutes
les prcisions et pos tous les repres qui permettent,
selon nous, dviter les confusions et les malentendus, il
nous faut alors mettre en relief la voie que propose
Abellio pour lucider cette Tradition. Nous avons vu
que cest la nature mme de cette voie qui importe,
car cest en et par elle que se dvoile le message de la
Tradition primordiale . Dans cette qute de la gnose,
il est bon de savoir quAbellio ne sest infod aucune
voie particulire dj existante mais quil a mis en
uvre sa propre voie , une voie indite et
singulire, originale. Cette voie il la nomme
dsoccultation . Pourquoi un tel terme, voquant
immdiatement et simultanment la cessation dun
phnomne particulier, en loccurrence celui
doccultation, lavnement dun autre phnomne, le
dvoilement, et, enfin, ladvenir la lumire dune
prsence particulire ? Essentiellement pour quatre
raisons : en premier lieu parce que ce terme marque la
ralisation dune action, dune mise en uvre, dune
praxis ; ensuite parce que, comme le dit Abellio, la
tradition primordiale a t donne aux hommes dun

110

ERIC COULON

seul coup, tout entire, mais voile15 (F. E., p. 12) ;


mais cest aussi parce que cette Tradition sest trouve
enveloppe, au cours de lHistoire, de franges, de
construction extrieures , de gloses et de
commentaires surajouts (P. G., pp.135-167) ; enfin,
ultime raison, ce terme nous livre la cl de
llucidation de la Tradition primordiale : celle-ci
se donne delle-mme la conscience qui sest rendue
disponible, par la praxis en question, son message.
Une nouvelle prcision simpose : de la mme manire
quil ne faut pas confondre la Tradition primordiale
et les multiples et diverses traditions particulires, il faut
distinguer dans luvre dAbellio le processus de
dsoccultation de la Tradition, qui a lieu en amont,
des exercices d illustration par les traditions et
d application aux traditions, de la gnose, qui ont lieu
en aval. La Tradition se rvle la conscience lorsque la
conscience se trouve en tat daccueillir, de recueillir et
de comprendre son message. Ladvenue la conscience
du message de la Tradition est contemporain, chez et
pour Abellio, dune nouvelle naissance de la conscience
au monde de la connaissance primordiale . La voie
que reprsente cette dsoccultation , savoir la
troisime voie que nous signale Abellio, est celle de la plus
profonde, de la plus consquente et de la plus intime
comprhension, au sens fondateur et inaugural dune
co-naissance rciproque de la Tradition et de la
conscience. La Tradition libre son message originaire,
primordial , et par sa juste articulation la conscience
devient ce message. Ltre saccomplit alors comme
connaissance en mme temps que la Tradition se donne
dans son tre. Fruit dune preuve mobilisant toutes les
15

Cest nous qui soulignons.


111

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

forces vives de ltre sous le commandement des


exigences de clart et de rigueur, la dsoccultation ,
dans cette rencontre singulire du message et de
lintriorit, devient synonyme, pour Abellio, de
recration , de rsolution , de reconstitution
dialectique , de traduction dans notre propre
langage , de reprise cratrice et de revcu du
dedans de la connaissance primordiale.
Cette preuve, cette mise en uvre, cette voie
possdent un profil, des proprits et un site prcis et
affirms. Abellio rpte plusieurs reprises dans son
uvre que la dsoccultation est luvre dcisive de
lOccident , cest--dire laffaire de la conscience
transcendantale. Que signifie une telle affirmation ?
Rappelons-nous quAbellio, aprs sa sortie hors du
monde de la politique, frquenta et tudia lunivers des
doctrines sotriques. Plus tard, il fit la rencontre de la
phnomnologie transcendantale de Husserl et de ses
diffrents principes et concepts. Loin de sexclure, ces
deux domaines, ces deux courants vont, chez lui, dans le
creuset de sa conscience, par leur confluence mme,
devenir les piliers et les ferments dune nouvelle
mthodologie. Par consquent ce quil faut entendre par
troisime voie et par dsoccultation cest
lavnement dune voie indite, celle qui confronte, en
vue dlucider le message de la Tradition primordiale
et de retrouver les cls, perdues, occultes, de la gnose
ternelle, les diffrentes doctrines sotriques et cette
nouvelle rationalit quapporte avec elle la
phnomnologie transcendantale. Nous sommes des
occidentaux crit Abellio dans le n1 du Journal intrieur
du Cercle dEtudes Mtaphysiques quil vient de fonder
en 1953 avec deux tudiants (Jean Largeault et Bernard

112

ERIC COULON

Nol), ce qui signifie que nous, europens, nous nous


situons au ple intellectuel du monde (ibid.), celui o
fut dcouvert et mis en uvre ce que nous nommons la
raison et sa facult danalyse, cette facult de
diffrenciation, de dissociation. La voie occidentale est
celle qui sait que la dmonstration de la Tradition
primordiale est une tape oblige vers la pleine et
entire constitution de la gnose. Par le choix quil fit
ainsi du ple occidental et par la mobilisation de la
raison quil effectua dans lpreuve de dsoccultation
de la Tradition primordiale , Abellio se distingue et se
dtache de la plupart des courants sotriques modernes
et contemporains qui se rclamaient, et se rclament
toujours, explicitement de la Tradition. En quelques
lignes incisives et limpides, Abellio nous livre son
sentiment sur cet sotrisme, plus prcisment sur les
sotristes qui en sont les propagateurs, nous clairant
de surcrot sur le processus de dsoccultation :
la plupart des sotristes sont des rudits, non des
philosophes. La consquence est grave. Incapables de
faire cet effort de rigueur, cest--dire dobir cette
exigence rationaliste qui anime toute pense rellement
vivante, ils prfrent voir dans la raison une superstition
moderne et donner tous les pouvoirs un mystrieux et
intuitif supramental qui les dispense de raisonner. Aussi
enferment-ils la conscience dans une lettre prexistante,
une vrit donne une fois pour toutes dans un lointain
ge dor, et se veulent-ils les contempteurs inconditionnels
du monde moderne. Sils vivaient rellement la
mtaphysique dont ils parlent, sils incarnaient vraiment la
sagesse perdue et les valeurs de qualit quils opposent
sommairement notre prtendue soumission au rgne de
la quantit, ils reconnatraient que tout a un sens positif,
mme lge noir o nous sommes, dont ils exalteraient la
puissante compression, gage dune plus haute densit de

113

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

pense.

La rfrence Ren Gunon est ici peine voile. La


dsoccultation est donc la tche essentielle de
lOccident. Lexigence de clart et cette ncessit de la
dmonstration trouvent en cette raison leur alli le plus
sr et le plus consquent. Par elle, cest--dire par son
pouvoir simultan de rduction et d intgration ,
pouvoir que nous allons bientt tudi, les diffrentes
traditions particulires se trouvent fondues et fondes
dans la conscience, ramenes aux invariants universels
qui les constituent, ce qui met ainsi jour les cls de la
connaissance. Mais ce quil faut souligner cest que la
raison dont il est question, nous le verrons bientt, nest
ni la ratio des scolastiques ni la raison instrumentale de
notre modernit positiviste mais la raison
transcendantale. Ce quil faut ds lors bien comprendre
cest que la dsoccultation , en tant que voie de
conversion de ltre lui-mme et luniversel, est
autant devenir dune vision qui conduit la naissance
dune nouvelle mtaphysique, celle qui livre
explicitement et clairement les cls de la connaissance,
en dmontre les implications et en montre les
applications, qupreuve existentielle globale dans
laquelle se trouvent engags le corps, lme et lesprit,
preuve articulant et se trouvant articul par ces mmes
cls. Pour rsumer, nous dirons que la
dsoccultation , cette troisime voie mise jour et
emprunte par Abellio, claire et se trouve valide par
une vision-vcue ; elle est elle-mme cette vision-vcue
rendant clair et sclairant par ses tuteurs invisibles ; elle
est le chemin dune monte hsitante vers quelque
chose, vers plus de science certaine, de vrai savoir (S.
A., p. 20), chemin par lequel devient possible, pour cette
114

ERIC COULON

vision-vcue, le passage entre la synthse passive et la


synthse active , expressions quAbellio puise dans le
vocabulaire husserlien ; elle est vision-vcue retrouvant,
se fondant sur, incarnant et diffusant lassise universelle
inscrite dans le message de la Tradition primordiale ;
elle est vision-vcue occidentale, cest--dire corrlation
germinative relative au germe que reprsente la
connaissance primordiale dune mthode et dune
logistique rationnelles dun ct, dun corpus sotrique
de lautre, corrlation commande et valide par une
intention de conversion luniversel et une exigence de
clart. Cette corrlation correspond prcisment la
ralisation de cet acte hermneutique de
comprhension gnostique dont nous avons parl plus
haut.
Lsotrisme : deux voies, deux sens
Comme le mot Tradition , le mot
sotrisme nest apparu en Europe qu la fin du
XIXe sicle. Si ce dernier terme est aujourdhui
gnralement employ par les universitaires et les
chercheurs pour dsigner un ensemble de courants, de
doctrines, de pratiques et dcoles identifis
historiquement, structurellement et spirituellement,
auxquels ils donnent trs souvent les noms de
traditions ou de sciences traditionnelles , il nest
pourtant pas exagr de dire quen ce qui concerne,
dune part, lutilisation de cette terminologie, et, dautre
part, lidentification de la ralit quelle recouvre, ce ne
sont ni la transparence ni le consensus qui lemportent.
Lune des causes, et non la moindre, de la confusion et
115

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

des drives smantiques qui ont lieu rgulirement de


nos jours lors de lemploi de ce terme, est cette
tendance, qui na fait que sintensifier lpoque
moderne, qui consiste ramener et rassembler sous
une catgorie particulire des ralits concrtes
multiples et varies. Chacun est au courant de linflation
dans la langue franaise, mais aussi de leur succs, des
termes en -isme . Le mot sotrisme est donc
victime des effets pervers de cette tendance. Cela tait
dautant plus invitable que le domaine quil recouvre
tait dj lui-mme, pour les esprits, source dimages, de
fantasmes, dimpressions, de sentiments mais aussi
dvaluations plus ou moins fonds, plus ou moins
irrationnels, plus ou moins dmesurs. Il est devenu,
dans le langage courant, un mot-valise , un terme
fourre-tout . A trop vouloir classifier, ordonner et
qualifier la multiplicit on en est venu, paradoxalement,
produire de la confusion et de lobscurit. Si un tel
phnomne est condamnable du fait des obstacles et
des rsistances pistmologiques quil provoque lors de
lutilisation chez tout un chacun des facults danalyse,
dinterprtation, de conception et de jugement, et donc
du fait de la confusion quil entrane dans les esprits, il
lest dautant plus quil a concrtement pour effets de
faire passer certaines ralits spirituelles dignes dintrt
pour ce quelles ne sont pas et par consquent de les
dvaloriser quant leurs natures et leurs enjeux. Ds
lors, il devient difficile de faire la diffrence entre ce qui
appartient en propre ce terme et ce qui lui est
rgulirement et abusivement associ et ajout.
Esotrisme en vient alors perdre toute signification
et toute ralit propres. Les consquences, opposes,
dune telle situation sont alors celles-ci : dune part le

116

ERIC COULON

discrdit et la dvalorisation appliqus ces ralits,


dautre part la surestimation accorde certaines
pratiques et certaines ides, ces dernires tant
pourtant dintrt spirituel et intellectuel ngligeable et
pouvant mme parfois se montrer terriblement
dangereuses,
physiquement,
psychiquement
et
intellectuellement, pour lindividu. Mais, disons-le
clairement, la dprciation ainsi que la mise lcart que
subissent trs souvent les traditions et les sciences
traditionnelles dont il est question reconnaissons
tout de mme que notre poque fait preuve leur gard
dune tolrance et dune ouverture desprit certaines et
indites dans lHistoire ne sont pas apparues avec le
XIXe sicle et les problmes de dsignation que nous
avons relevs. A lexception de quelques priodes
privilgies, les courants, les doctrines, les pratiques et
les coles dits sotriques ont en effet trs souvent t
victimes, au cours de lHistoire, dune indiffrence,
dune mprise, dun ostracisme, quand ce ntait pas
dune condamnation explicite et irrversible de la part
des systmes de valeurs dominants comme des
disciplines autorises, savoir, pour ce qui est de la
France, la religion chrtienne, la philosophie dite
rationnelle et les sciences. Les raisons dune telle
situation sont multiples : dsir de pouvoir, maintien des
privilges, tat desprit sectaire, absence de probit
intellectuelle et spirituelle, aveuglement et enfermement
idologiques, dterminations et inerties culturelles,
conformisme et conventionnalisme, ignorance et
intolrance, dogmatisme et absence de remise en
question, suffisance et vanit. Toutes ces difficults
voques concernent lsotrisme entendu comme un
ensemble de disciplines et de croyances bien

117

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dtermines. Mais il existe par ailleurs deux autres


manires denvisager ce terme. Le mot sotrisme
possde en effet deux autres significations qui, il faut le
prciser, ne sont pas exclusives de la premire mais la
compltent. Si lon peut admettre, avec Antoine Faivre,
quil renvoie une attitude desprit propre aux
reprsentants de ces disciplines, attitude qui, comme
telle, voque encore beaucoup trop le particulier et le
superficiel, et entretient un rapport externe avec la
Tradition, il faut, pensons nous, voir aussi en ce terme
la dsignation dune conduite universelle et
profondment uvrante, dveloppant un rapport cette
fois-ci interne avec la Tradition. Cest la premire
(sotrisme comme corps de doctrines ) et la
dernire (sotrisme comme conduite) de ces
significations que fait rfrence Abellio lorsquil utilise
le terme sotrisme. Nous serions mme tents de
dire que cest surtout cette conduite que recouvre chez
lui ce mot.
Abellio a vritablement dcouvert les
traditions et les sciences traditionnelles et est
rellement entr dans lsotrisme en tant que tel16
(P. G., p. 129) grce et partir de sa rencontre
fortuite , en 1943, avec Pierre de Combas, son
matre spirituel 17. Cette rencontre survint une
priode o Abellio tait en pleine phase de remise en
question de son engagement politique. Son entre dans
lsotrisme marqua ds lors sa sortie hors du champ de
lidologie et de laction politiques. Cest plus
16 Cest--dire lsotrisme selon la premire dfinition que nous
lui avons donn.
17 Pour plus de dtails sur cette rencontre et sur cet homme voir
D. M., T. 3, chap. I et IX.

118

ERIC COULON

particulirement par lsotrisme chrtien que se fit


cette entre. Ouvrons ici une parenthse : cet
sotrisme chrtien, cest--dire plus prcisment ce qui
devint le rapport sotrique dAbellio au Christianisme,
prit une place privilgie dans le travail de
comprhension et dillustration de la gnose, et ce sans
pour autant exclure les autres sotrismes, les autres
traditions particulires. Fin de la parenthse. Ce
quAbellio chercha dans lsotrisme, dans ce corps de
doctrines qui se prsentait soudain lui dans son
ampleur, sa richesse et ses enseignements ce fut une
base thique pour justifier et lgitimer une
transformation vitale profonde (P. G., p. 130). Mais
cette entre dans lsotrisme fut aussi pour Abellio le
moment et le geste dterminants de sa premire rentre
consquente et rflchie en lui-mme, dans son
intriorit, seul ancrage fidle (D. M., T 1, p. 18)
pour ltre humain. Ce corps de doctrines savra
pourtant rapidement insuffisant pour rpondre aux
exigences de clart, duniversalit et de transformation
personnelle qui taient les siennes. Eut lieu alors, nous
lavons not plus haut, la rencontre avec la
phnomnologie husserlienne. Ds lors, fort de tous ces
supports, de tous ces outils intellectuels, de tous ces
matriaux, de tous ces axes dorientation et de ses
expriences passes et prsentes mais aussi port et
pouss par son propre tat desprit, ses intentions, ses
exigences et son lan, Abellio sengagea avec
dtermination dans un travail et une qute personnels
dans lesquels se trouvrent mobiliss, fondus et fonds
ce corps de doctrine et cette philosophie de la
subjectivit transcendantale. Cest au travers de lunion
de la doctrine et de la praxis enfin rconcilie mais aussi

119

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

de laction rciproque de lesprit et du corps quil mit


ds lors en uvre et se consacra sans relche, avec
tnacit et application, la constitution de la troisime
voie. Cette troisime voie, nous lavons dit, est
dsoccultation , vision-vcue de la Tradition
primordiale cest--dire ce qui conduit simultanment
une traduction rationnelle en notions claires et
une incarnation de son message, incarnation dautant
plus profonde et consquente que la traduction du dit
message sera plus claire dans son articulation. Elle est
donc tout autant laboration dune mtaphysique que
transformation radicale et irrversible de celui qui
laccomplit, autrement dit accs un mode
fondamentalement diffrent dexistence (F. E., p. 12)
par la constitution dun nouveau mode de
connaissance (Gnalogie et transfiguration de lOccident, in
P. G., p. 210). Cest ici quintervient alors la troisime
signification de lsotrisme. Il ne sagit plus dans ce cas
simplement dun corps de doctrine ni dune adhsion
ou dune participation telle ou telle doctrine
particulire accompagne dune rptition mcanique de
formules et de rituels, ce nest pas non plus un travail
drudition cest au sujet de ces deux derniers
comportements quAbellio parle de rapport externe
la Tradition dont il est question mais dune conduite
mettant en relief et articulant rationnellement le
message de la Tradition partir de son preuve interne,
conduite personnelle donnant accs, par une
conversion et une prsence soi de ltre intrieur
(C. H., p. 305), un tat illuminatif quAbellio
nomme transfiguration 18. Cette conduite correspond
Voir dans la Troisime partie le paragraphe intitul Le
couronnement gnostique.
18

120

ERIC COULON

la critique interne de la Tradition primordiale ,


sa re-cration vcue au dedans mme de ltre (F. E.,
p. 16), re-cration rendue possible et exalte par
lexercice dune rationalit trouvant dans le
structuralisme et la phnomnologie transcendantale ses
deux points dappui et ses deux guides. Ainsi, comme
nous lavons soulign au dbut du paragraphe
prcdent, cest bien la prise de conscience de la voie
laborant et lucidant le message de la Tradition qui est
dcisive
puisque
cest
uniquement
dans
laccomplissement de cette voie que le message vient,
dans son originarit et sa simplicit, la lumire.
Lsotrisme dvoile, dsocculte le message car il me
conduit voir, articuler et tre intrieurement, en
toute clart, ce quil est et ce quil nous assigne.
Lsotrisme est la fois doctrine et praxis, raison et
action, mditation et transformation. Par cet sotrisme
ainsi nomm je retrouve, je nomme et je mets en uvre,
individuellement et consciemment, les cls de la
connaissance primordiale, et jentre ainsi dans une
nouvelle relation, que lon peut qualifier de gnostique,
avec moi-mme et avec le monde. Lsotrisme qui,
pour Abellio, vient dun mot grec qui signifie : je fais
entrer, cest--dire jouvre une porte, je fais passer de
lextrieur lintrieur, je rvle les vrits caches (F.
E., p. 13), est cette conduite par laquelle la conscience
entre et sancre en elle-mme. Il est cet acte de
conscience ou plutt de conscience de conscience
dans lequel le monde dit extrieur, loin dtre vacu,
sy trouve au contraire intrioris, restitu
lintersubjectivit absolue et transfigur (op. cit., p 26).
Mais cette intriorisation, cette transfiguration du

121

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

monde en nous est aussi la fin de lsotrisme 19,


cest--dire son but et sa disparition. Une fois que par
lsotrisme jai pntr le mystre des cls de la
connaissance, cest--dire la fois le lieu le champ
transcendantal et la Mthode la structuration
intensificatrice et transfiguratrice de son
accomplissement, lsotrisme na plus lieu dtre. Ds
lors, parler de redcouverte , de dsoccultation ou
d sotrisme , au sens que nous venons de mettre
jour, cest chaque fois dsigner la mme et unique
voie, la troisime voie, voie gnostique conduisant la
gnose. Cette voie est celle de la totalit, elle engage tout
ensemble le corps, lme et lesprit. Par consquent,
lsotrisme entendu comme conduite re-cratrice de la
Tradition trouve dans lsotrisme entendu comme
corps de doctrines, comme ensemble des traditions ,
lun des domaines privilgis de son illustration et de
son application. Ajoutons pour terminer, et ce afin
dviter au maximum les erreurs dinterprtation et les
confusions, que lsotrisme nest pas loccultisme. Ce
dernier, par sa seule dimension oprative et son souci
exclusif defficacit visible, ne tmoigne en fait que
dune volont de puissance (op. cit., p 16). Son unique
objectif est en effet lacquisition et lutilisation de
pouvoirs matriels . Nous pouvons maintenant
conclure de cette mise au point que le qualificatif
dsotriste appliqu Abellio ne peut tre justifi que si
et seulement si la notion dsotrisme auquel il fait
rfrence possde la signification que nous venons de
mettre jour et de dterminer, et ce partir des propres
crits dAbellio.
Titre dun ouvrage dAbellio. Voir bibliographie pour les
rfrences.
19

122

ERIC COULON

Gnose et mystique
Aprs avoir mis en vidence le fonds
commun universel latent dans chaque fils de
lhomme , fonds commun sur lequel se fonde la
gnose, puis avoir indiqu au mieux ce quAbellio entend
par sotrisme , savoir une conduite gnostique, il
convient prsent de sintresser plus prcisment la
nature et aux premires implications de cette gnose .
A travers lanalyse de ce que reprsente cette dernire
pour Abellio, notre approche et notre dtermination de
la Voie de la connaissance par lui propose, de son profil et
de son identit, vont pouvoir se faire au plus prs. Cest
parce que cette notion de gnose est trs souvent
employe par Abellio en corrlation avec la notion de
mystique que nous avons dcid de les traiter
ensemble dans ce paragraphe. Pourquoi une telle
proximit entre ces deux notions ? Cela sexplique par le
fait quAbellio distingue chez les tres humains deux
catgories desprits : les mystiques et les gnostiques, et
quil associe ces deux catgories deux voies spcifiques
offertes lhomme : celle de la mystique et celle de la
gnose . Chacun aura dores et dj compris que la
Voie de la connaissance est celle de la gnose . Mais nous
allons voir bientt quil ne faut pourtant pas exclure la
voie de la mystique de la Voie de la connaissance, et ce
non pas pour la seule raison quelle rend plus aise, par
comparaison, lidentification de celle-ci. Cette
distinction gnose/mystique est fondamentale pour la
comprhension de la philosophie dAbellio et elle doit
demeurer prsente lesprit comme outil
123

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

pistmologique. Cest au cur de cette distinction que


se trouve la clef de laccs lHomme intrieur . A
travers elle, il ne sagit pas de dfinir la nature et le
champ spcifiques de deux courants historiques
effectifs : dun ct les sectes gnostiques des premiers
sicles de lre chrtienne20, de lautre les expriences
extatiques de ceux que lon nomme habituellement
mystiques, mais de faire apparatre, en les distinguant,
deux modes dtre particuliers. Si, la lecture des
uvres dAbellio, on peut parfois avoir limpression que
celui-ci oppose radicalement lune lautre la voie de la
gnose et la voie de la mystique, cette impression se
dissipe aussitt, ou plutt se trouve nuance aussitt
que lon prend le temps de creuser, en se rendant
disponible ce qui est dit, le rapport qui les lie. Dans la
vision et la pratique gnostiques il ny a pas
dopposition linaire entre les deux, comme le
prcise Abellio, mais une opposition dialectique , une
complmentarit. Bien entendu, il est des esprits que
lon peut dire essentiellement mystiques, mais dans
labsolu la gnose et la mystique se compltent. La mise
en vidence de cette opposition particulire par Abellio
sinscrivait dans une dmarche plus globale, rcurrente
dans son mode de pense, qui consistait poser les
mots dans les couples doppositions o ils sont pris 21.
Cette nouvelle logique de la relation, considre par lui
comme un progrs considrable pour la pense
Il faut savoir, titre dinformation, que depuis un certain
Congrs de Messine davril 1966, il est convenu une
convention tablie par les historiens des religions de rserver le
terme gnosticisme la dsignation de ces sectes particulires.
21 Passage extrait de la dernire confrence donne par Abellio
lors dun colloque en mai 1986. Cette confrence est retranscrite
dans le n72 de la revue Question de, pp 37-48.
20

124

ERIC COULON

philosophique, constitua ses yeux la grosse conqute


du structuralisme (ibid.).
Tchons prsent de comprendre ce rapport qui
existe entre la voie de la gnose et la voie de la mystique
et cela partir dune dclinaison de leurs distinctions. La
premire mais aussi la plus importante de ces
distinctions est tablie en fonction de ce que signifie et
implique chacune de ces deux voies pour la conscience
et pour les facults intrieures de ltre humain. Dans
cette perspective prcise seule la voie de la gnose peut
tre vritablement appele voie car elle se prsente et
simpose nous comme un devenir, une gense de cette
conscience et de ces facults et suppose par consquent
un cheminement intrieur individuel particulier dont
nous allons voir qu'il est tout la fois conqute, preuve
et mrissement. Quant la voie de la mystique, elle est
moins une voie quun tat dans lequel se retrouve
subitement cette mme conscience et ces mmes
facults. La voie de la gnose est intensification et
amplification du champ de conscience, ltat mystique
est illumination de ce mme champ. Voie et tat
se diffrencient aussi par leur rapport rciproque au
temps, la premire travaillant le vaincre et sinscrivant
dans la dure, le second aspirant labolir mais ne
durant jamais trs longtemps. La premire constitue
lternit en nous, le second nous fait toujours retomber
dans le temps. Si cette premire distinction est juge par
nous fondamentale cest parce quelle permet de
comprendre comment la voie de la mystique participe
elle aussi, dans une certaine mesure, de la Voie de la
connaissance. Dans cette Voie de la connaissance donc, dont
le telos, le vis de la praxis, purement tendanciel , est
dailleurs un tat terminal, tat quAbellio nomme

125

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

indiffremment la fusion dans le Soi , la fusion dans


la dit de Dieu , dans la connaissance divine ,
dans la transparence ultime ou dans le corps
glorieux , la voie et l tat sont lis au sein dune
dialectique ascendante . Quest ce que cela signifie ?
Tout dabord que la voie intgre l tat et ensuite,
par consquent, que leur qualit et leur intensit
rciproques vont crotre ensemble par la mise en uvre
dune logique transcendantale. Dans la Voie de la
connaissance, que lon peut maintenant appeler voie de la
gnose ou mme gnose tout court, le devenir reprsent par
la voie saccompagne en permanence, et chaque
niveau de la monte gnostique, de lexprience, elle
aussi variable en intensit, dun tat . Cela revient
dire que la gnose intgre la mystique mais cela revient
aussi dire que ltat de la mystique est partie intgrante
de la voie de la gnose. Autrement dit la gnose est
exprience simultane dune voie et dun tat , elle
est la fois cette voie et cet tat . Cela est d au
fait que la progression intellectuelle qui sy trouve
luvre, progression qui largit et intensifie
simultanment le champ de la conscience,
saccompagne en permanence dune illumination qui
en est la fois le germe et le fruit. Dans la gnose, foi et
raison ne sexcluent plus mais sont emportes ensemble
dans et par la dialectique ascendante . Ces
dterminations nous ramnent cette caractristique
particulire de la gnose que nous avons dj rencontre
et quAbellio nomme le paradoxe de la gnose . Il
existe deux faons de traduire ce paradoxe : dune part
en disant que la gnose est la fois but et chemin ,
parcours et terme ; dautre part en prcisant que la
gnose met en uvre une dialectique du dpassement

126

ERIC COULON

perptuel et de la prsence de lindpassable (ibid., p


47). Dans le premier cas la gnose apparat comme ce
qui, encore obscurment et comme de lextrieur, porte
et guide le travail de connaissance mais aussi comme ce
qui est, en mme temps, le produit parfaitement
transparent et intgr de ce travail. La seconde
traduction nous invite penser le cheminement
gnostique comme le pouvoir duvrer sans cesse par le
dpassement continuellement ritr des niveaux de
science (doctrine et praxis) dj acquis, lextension
toujours plus grande et lintensification toujours plus
haute du champ de la conscience, cheminement qui se
trouve confront en permanence la soudaine et
abrupte prsence de la totalit, mais une totalit plus ou
moins opaque en fonction du chemin dj accompli.
Ds lors, si nous oprons la synthse de ces deux
interprtations, il nous faut comprendre la gnose
comme ce qui, latent en nous, se manifeste nous dans
sa globalit au cours de son actualisation indfinie. Est
alors qualifi de gnostique tout ce qui favorise ce
devenir et cette prsence. Pour clairer cette structure
dynamique particulire de la gnose nous dirons, en nous
servant de deux concepts abelliens, que la progression
est ek-stase , passage dun niveau dtre un autre,
alors que lillumination est stase , cest--dire niveau
dtre, plus justement rvlation, cest--dire signe
intrieur du tout dj intgr par chaque niveau
dtre. Dans la gnose toute stase est donc comme le
couronnement dune ek-stase en mme temps que le
germe dune nouvelle ek-stase venir. Mais, dun autre
ct, la succession intgrante des ek-stase sinscrit et
se ralise, elle, entre deux stase ultimes : une stase
originaire et opaque dune part, appele par Abellio :

127

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

tre-en-soi , une stase terminale et transparente


dautre part, qualifie cette fois-ci : tre-cause-de-soi .
Venons-en maintenant aux autres distinctions, savoir
celles qui, plutt que de mettre en avant le lien qui
runit la gnose et la mystique, soulignent les diffrences
et les contrastes existant entre elles. Rappelons que pour
Abellio lune et lautre renvoient respectivement deux
catgories desprits en qute duniversalit et dabsolu,
dunit et de totalit, de vrit et de beaut. Ainsi, tout
en noubliant pas que la gnose intgre toujours la
mystique, laccent sera mis prsent sur ce qui les
spare essentiellement, sur ce qui fait que la mystique,
de son ct, ne peut intgrer la gnose, et donc sur le fait
quil peut exister deux catgories distinctes desprit.
Nous avons vu que la gnose accorde une place
importante, essentielle mme lusage et au travail de la
raison, ce qui nest pas le cas pour la mystique qui, dans
lpreuve de son tat , maintien la conscience et les
facults intrieures de ltre humain dans une passivit
intellectuelle certaine. L tat mystique est obtenu
sans la mdiation de lintelligence et demeure ainsi
incomprhensible quant son processus et son
aboutissement. L tat mystique chappe lanalyse et
par consquent, paradoxalement, il contient et laisse
persister au sein de ltre une part dobscurit. Cette part
non rduite dirrationnel dans lexprience mystique
signifie le non accomplissement dune intgration relle
et donc limpossibilit dune vision claire, dune
articulation consciente et, corrlativement, dun
pouvoir-tre personnel concret. Ce qui est atteint et
comment cela est atteint chappent invitablement au
sujet de lexprience. Cest lexprience qui domine ce
sujet plus que ce sujet qui matrise lexprience quil vit.

128

ERIC COULON

LorsquAbellio affirme que la voie gnostique est bien


plus assure [] de ses tapes et de ses prises (D. M.,
T. 1, p. 19) cela signifie que ltre qui sy engage porte
en lui de la faon la plus consciente, la plus lucide et la
plus incarne, le parcours, le terme, le sens et les cls de
son exprience gnostique et que, par consquent, ses
acquis intellectuels et pratiques sont en et pour lui
profondment intrioriss, absolument irrversibles et
perptuellement germinatifs. Il sait o il va, comment il
y va, partir de quoi il y va, o il en est, ce quil est et ce
que tout cela implique pour lui et son rapport au
monde. La gnose a prise sur elle-mme car elle peut
tout moment se reprendre dans et par un travail critique
sur elle-mme. Par contre, les moyens de la mystique,
nous dit Abellio, restent extrieurs celle-ci, non rduits
par elle, contrairement ceux de la gnose qui font partie
de la gnose mme, champ et outils confondus. (D. M.,
T. 1, p. 34). Dans la voie gnostique ltre humain
devient ainsi simultanment science (vision-vcue) du
parcours et parcours (extension et intensification) de
science. Un tel rsultat et lexistence dune telle conduite
sont luvre de cette dsoccultation dont nous avons
parl prcdemment. La mystique est donc sans
gestation, elle ne laisse aucune place au mrissement
fcond, cette lente et patiente croissance et
consolidation des puissances vives et cratrices de ltre
humain qui rendent seules possibles de plus hautes et de
plus sres montes et produisent les uvres les plus
universelles et les plus rayonnantes. Les pouvoirs
rencontrs dans la mystique ainsi que les fruits de ces
pouvoirs sont trop facilement obtenus et par
consquent peu profonds et peu opratifs. Cest par la
dcouverte et lexprimentation des diverses formes

129

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

existantes dassoupissement de la conscience et de la


pense que la mystique obtient ltat qui lui est propre.
L o la gnose veut laffirmation de la conscience, la
mystique veut sa dissolution. De faon gnrale nous
pouvons dire que la mystique invite ltre humain au
refus et lexil, elle est renoncement nous dit
Abellio, renoncement lexploration intellectuelle,
la tension dialectique et la conqute transfiguratrice.
Cet tat de chose est manifeste dans le rapport que la
mystique entretient avec le temps. Selon Abellio la
mystique accepte que le temps soit aboli moindres
frais, avant quil soit temps alors que la gnose exige,
avant dabolir le temps, den serrer au maximum la
trame dans un bourrage lucide, dcompos et lent (S.
A., pp. 41-42). Si lune et lautre dbouchent sur
lintemporel, cela passe, pour la premire, par une
purge totale et une dilatation extrme de linstant
confinant sa disparition, et pour la seconde par un
remplissage et un resserrement de linstant transmutant
ce dernier en ternel prsent , en prsent vivant .
Cette attitude mystique se manifeste aussi dans le
rapport au corps, aux puissances corporelles :
Il y a dans ltat mystique comme un blocage des forces
dvolution de la matire vers lesprit, une limitation de
lintensit des charges rciproques de lesprit et du corps
par assoupissement ou mise en tutelle de ce dernier. Le
mystique tmoigne alors son niveau, qui est celui dune
chair quil a force aux refus et aux purations violentes
(F. E., p. 209).

On reconnat l les formes classiques les plus coercitives


de la discipline asctique. La mystique voit alors dans la
premire mort, la mort physique, la justification ultime

130

ERIC COULON

de son attitude. Pour la gnose cest la mort de la mort,


savoir la seconde mort , notion quAbellio emprunte
au Nouveau Testament22, qui est lobjectif et la
ralisation suprmes. Cette seconde mort est le fruit
de la conqute et non du refus, elle est accomplissement
des forces spirituelles et non purification des forces
matrielles, elle nest pas libration mais intgration
ultime, elle nest pas fusion mais participation
lintelligence universelle. De plus, la mystique, dans son
dsir datteindre sans dlai lunit et labsolu, fait
lconomie dune exploration de la multiplicit, dune
rsolution dialectique des oppositions et de
laffrontement de lpaisseur et de la rsistance du rel.
Elle entretient ainsi un rapport statique dexclusion
entre lunit et la multiplicit. Impuissante dcouvrir et
mettre en uvre les cls qui unifient, de lintrieur,
cette multiplicit, elle se tourne et slance vers un audel extrieur. La mystique confond unit et absence de
multiplicit, travail dunification et rsorption
dissolvante, plnitude et vacuit, lumire et obscurit,
fusion dans le tout et participation au tout ; elle fond
[] lhomme dans luniversel et dpossde lhomme de
lui-mme, [tandis que la gnose] fonde au contraire
luniversel dans lhomme et restitue lhomme toute
possession (S. A., p. 42). Toutes ces diffrences se
fondent au bout du compte sur une diffrence
fondamentale quAbellio exprime ainsi : si la gnose
concentre les forces de ltre de faon centripte , la
mystique, elle, dilate ces mmes forces de faon
centrifuge (C. H., p. 148). Dans la seconde le mystique
est ravi hors de soi alors que dans la premire le
gnostique est ramen en soi et se concentre en
22

Apocalypse, XX-6 et XX-14.


131

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

soi . Dun ct ltat dextase, de lautre ltat


quAbellio qualifie, reprenant alors un nologisme cr
par Mirca Eliade23, d enstase . L enstase est ltat
caractristique de lHomme intrieur. Ce nouveau
couple opratoire enstase/extase est donc analogue au
couple gnose/mystique. Il nous faut aussi ajouter que
paralllement ces distinctions dordre pistmologique
portant sur leur nature respective, Abellio tablit aussi
entre la gnose et la mystique une diffrenciation dordre
axiologique. En effet, la gnose sont associes les
valeurs de connaissance , la mystique les valeurs
de dvotion . Les unes et les autres, que lon rencontre
trs souvent dans luvre dAbellio lorsque ce dernier
sapplique qualifier un comportement, un tat desprit
ou mme une poque, tant par les termes que par les
significations qui leurs sont associs, ne sont
aucunement issues du registre moral et se situent bien
au-del du bien et du mal comme au-del de tout
jugement de valeur prtendant identifier une ngativit
ou sanctionner une hirarchie quelconque. En affirmant
que la gnose est solaire, virile, diurne, apollinienne,
dorienne, aristocratique et que la mystique est
chtonienne, fminine, nocturne, dionysiaque, ionienne,
dmocratique (C. H., p. 148), Abellio procde une
vritable valuation mtaphysique. Chacune de ces
valeurs renvoie un mode dtre mtaphysique et non
un comportement psycho-social. Cest un rapport au
Sens dont il est question ici. Insistons une nouvelle fois
sur le caractre intgrant de la gnose par rapport la
mystique et donc sur le fait que les unes et les autres de
ces valeurs participent ensemble de la voie gnostique, ce
quAbellio souligne en disant que : la gnose comprend
23

Techniques du yoga, d. Gallimard, Paris, 1948, p. 93.


132

ERIC COULON

la mystique, mais que la mystique ne la comprend pas


(ibid.), ou encore que : lune [la mystique] conduit
labme de la dissolution, lautre [la gnose] labme de
la communion, tant bien vident quil sagit de deux
abmes se refltant lun lautre, mais que labme du jour
et cest le grand secret dvoil par saint Jean comprend
labme de la nuit tandis que labme de la nuit ne
comprend pas celui du jour. (S. A., p. 42) Prcisons
enfin que de la mme manire que les deux catgories
desprits, le gnostique et le mystique, se rencontrent et
se manifestent, sous des formes et selon des procdures
diverses, dans lensemble des champs dactivit
thortique et pratique de lexistence humaine - par
exemple gnosologique, thique, esthtique, rotique -,
les valeurs de connaissance et les valeurs de
dvotion qui leurs correspondent y sont elles aussi
reprables.
Dans lesprit et luvre dAbellio la Gnose nest
donc ni un courant spirituel ni une tradition particulire.
La gnose, affirma t-il, est une et intemporelle et
signifie littralement connaissance (du grec gnsis). Mais
pourquoi alors ne pas avoir choisi ce terme ? Cette
substitution du mot gnose au mot connaissance
quopre Abellio nest pas motive par le vaniteux dsir
de faire compliqu ou de passer pour savant mais
par le souci sincre dviter une fois de plus une
confusion smantique rcurrente notre poque,
confusion qui serait fortement prjudiciable la
comprhension de sa pense. Un tel choix fut donc
command par lexigence dintelligibilit qui doit animer
toute preuve darticulation, des ides par les mots et
des mots par les ides, dune pense et dune rflexion,
exigence dautant plus ncessaire que cette articulation,

133

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

pour soi, se destine aussi tre communication, pour


autrui. Cette articulation est, faut-il le rappeler, lessence
mme du Logos. Abellio nous confie (Avertissement au
M. N. G., p. 25) que sil avait employ dans son uvre
et dans ses interventions orales, en lieu et place du
terme gnose , le terme connaissance , le risque eut
t alors que dans lesprit du lecteur ou de lauditeur
cette connaissance soit identifie au terme science
et quon lui attribue ds lors les significations qua
reues ce dernier au cours de lpoque moderne et
contemporaine. Mais ce choix traduit aussi le respect
quprouve Abellio pour un terme traditionnel rest
pour lui tout fait vnrable . En tant que prsence
de ltre lui-mme , prsence se faisant de plus en
plus ample, intense et transparente, mais aussi en tant
qu ouverture de ltre linterdpendance universelle
et lternel prsent , la gnose est indicible en son
essence, ce qui veut dire quelle ne relve pas du
domaine discursif mais exige, pour tre comprise, une
conversion radicale des puissances globales de ltre
humain. Elle est preuve personnelle non substituable
et ne peut ainsi tre transmise et reue par les formes
traditionnelles de lenseignement24. Ecoutons et tchons
dentendre ces propos que nous adresse Abellio au sujet
des rapports de la gnose et du champ social, propos
ayant la fois valeur de prcision et davertissement et
invalidant par avance toute accusation leve contre sa
pense par ceux qui voudraient y voir les signes dun
quelconque litisme intellectuel ou, au contraire,
ceux dune volont de puissance sociale :

Concernant cette question voir le dernier paragraphe du


prochain chapitre.
24

134

ERIC COULON

Une vraie gnose ne peut pas tre mondanise. Asociale


par essence, elle devient anti-sociale si elle se fait
proslyte, ou plutt si certains de ses exploitants
mondains sen servent comme dun alibi pour des fins qui
nont rien de gnostique. Une vrai gnose est socialement
immobile, elle ne procde que par une action invisible de
prsence, la faon du vieux kabbaliste enferm la nuit
dans sa chambre avec ses livres et dont le Zohar nous dit
que cest son tude de la Loi qui soutient le monde(C.
H., pp. 368-369).

Abellio confirme ainsi le sens hautement mtaphysique


de la gnose, de ses paroles et de ses actes. Ses valeurs ne
sont pas celles du sens commun. Ses enjeux nont
aucune commune mesure avec les intrts du collectif.
La gnose est extra-mondaine et concerne exclusivement
lHomme
intrieur ;
sa
socialisation
est
invitablement sa dgradation. Abellio nous indique
ainsi dans ses propos lexistence dun lieu hors du
monde o seul la gnose peut trouver son vritable point
dappui et dapplication. Il nous met aussi en garde
contre les consquences tragiques qui naissent
invitablement de loubli de lexistence de diffrents
niveaux, irrductibles, de ltre, et par consquent de
leur confusion. Il met enfin en vidence le pouvoir
effectif et concret des ides et des penses, sources
dordre ou de dsordre, de sens ou dinsens, de mesure
ou de dmesure, du monde ou de limmonde, selon que
lon en dispose dans un esprit et un horizon
duniversalit ou quon les alinent des dintrts
partiaux et partiels. Si la gnose ne peut pas tre mise la
porte de tous, si elle nest pas de nature
dmocratique , cest--dire si elle nest pas
indiffremment partageable et assimilable par tous et
chappe toute forme de transmission sociale, cest
135

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

parce que le discours et la praxis qui, ensemble, la


constituent ne sont pas du mme ordre que les discours
et les actions que lon rencontre dans, en mme temps
quils le perptuent, cet environnement social gouvern
par lentropie et luniformisation, lefficacit et lutilit ;
dautre part, le sujet concern par et impliqu dans ce
discours et cette praxis nest ni lhomme social dissous
dans la masse ni lindividu atomis et clos en lui-mme,
et encore moins cet homme en gnral , cet tre
dsincarn et inconsistant, interchangeable comme
dit Abellio, qui peuple, depuis bien trop longtemps,
nombre de discours dhorizons et dorigine divers qui se
donnent ainsi lillusion daccder luniversel, quant ce
nest pas un alibi pour exercer une domination concrte.
La gnose nest pas un processus anonyme, elle est
affaire de qualit et de niveau de conscience, de
constitution intrieure ; elle est qualification de ltre par
intriorisation conscientielle de toute science spare
ou extrieure (S. A., p. 62) ; elle est processus de
personnalisation, de spcification des tats (S. A., p.
67) et concerne donc un tre particulier concret se
diffrenciant justement par le degr de science
acquise, par le niveau de gnose atteint. Mais attention,
cette spcification de ltre humain nest pas
confondre, comme nous lavons vu, avec une
valorisation de lindividu social ; elle ne relve daucune
volont daffirmer, contre les facteurs dalination
collective, ce que la psychologie nomme la
personnalit ; elle na pas non plus pour objet de
souligner limportance du moi ou de l ego partir
duquel et sur lequel stablit lidentit psycho-sociale. La
gnose est asociale par essence , ce qui signifie quelle
naspire pour le Je aucun destin social ni ne met en

136

ERIC COULON

uvre aucune introspection du moi psycho-social. Ce


qui est la fois le sujet et lobjet de la gnose est une
dimension radicalement lcart de toute dtermination
psycho-sociale, une dimension la fois profondment
personnelle et pourtant dessence universelle. Lobjectif
de la qute gnostique est, selon Abellio, la vraie
conqute de soi-mme, de cette dimension essentielle
de soi qui nous spcifie par del les apparences et les
dterminations qui nous enferment ou nous alinent la
surface de ltre . Conqute de soi et non
simplement dcouverte, contemplation, acceptation ou
souci de soi. Paradoxalement, cette conqute de soimme est remise en cause de lvidence et de la
suprmatie du moi naturel dont parle Husserl. Elle
est libration et dification du sujet transcendantal
ou, pour le dire autrement, de lHomme intrieur .
LorsquAbellio crit que cest la comprhension de la
relativit de toute forme que se consacre
finalement la gnose (F. E., p. 56), il ne parle de rien
dautre que de la ralisation de cette libration et de
cette dification. Les formes en question ce sont, dun
point de vue gnral, lensemble des formations
mentales (perceptions, images, reprsentations,
catgories, concepts, essences, ides, valeurs,) que
nous constituons ou qui se constituent en nous et
partir desquelles un monde prend forme. Le champ
social est lune de ces formes. Dans la perspective qui
nous occupe, ces formes ce sont les dterminations
psychosociales par et dans lesquelles ltre humain se
retrouve trs souvent rifi et objectiv. Cette prise de
conscience de la relativit de toute forme na rien
voir avec lattitude nihiliste, active ou passive, qui,
habite par lide que toutes les ralits et tous les

137

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

niveaux de ltre se valent et donc que rien ne vaut, est


cause directe de destruction et dentropie. Lattitude
nihiliste demeure encore intra-mondaine, la gnose, elle,
est extra-mondaine. La premire restera toujours
enferme dans les formes dont elle voudrait pourtant se
librer, la seconde ralise ternellement sa destine avec
et au-del de ces formes. Cet tat de chose, paradoxal en
apparence, dfini le processus gnostique. Il peut
sexpliquer ainsi : la conduite gnostique, qui ne
saccompagne daucun refus, daucune ngation et ne
produit aucune confusion des formes et considre au
contraire les formes comme essentielles son
accomplissement, apprhende nanmoins ces formes
pour ce quelles sont, cest--dire simplement des
formes et non ce qui est essentiel. Lessentiel cest la
fois la source active de ces formes mais aussi ce qui se
situe au-del delles. Lessentiel cest ce par quoi elles
sont fondes, savoir le Je transcendantal , et ce dans
quoi elle se fondent, savoir le Sens. Il faut voir ces
formes comme une ncessaire prsence intermdiaire
entre lobscurit de lindtermin et la pleine clart du
Sens, ou, pour parler comme Abellio, comme lexistence
de lhtrognit ncessaire au passage de
lhomognit
opaque

lhomognit
transparente . Comprendre leur relativit cest
comprendre le rle quelles jouent et la place quelles
occupent dans ce passage, cest comprendre la nature et
les enjeux de ce passage, cest comprendre ce qui, en
ltre humain, opre ce passage et cest, enfin,
comprendre ce qui rsulte de ce passage. Comprendre la
relativit de toute forme cest ne plus tre perdu au
milieu des formes, diverti, fascin, hypnotis par elles et
soumis leur mouvante multiplicit mais cest retrouver

138

ERIC COULON

en nous ce qui les constitue et cest mettre en uvre le


processus par lequel celles-ci, maintenant ordonnes,
hirarchise, mises en structure et inscrites dans la
dialectique ascendante, donnent naissance au Sens.
Parler de vraie conqute de soi-mme ou de
comprhension de la relativit de toute forme cest
finalement renvoyer au mme enjeu. En effet, cest dans
la prise de conscience radicale que nous sommes en
prsence dun monde de formes, prise de conscience
marquant la concidence de la conscience avec ellemme et avec le monde, que se rvle simultanment
nous, que souvre nous dirait Husserl, la dimension
o ces formes ont leur origine, dimension
transcendantale qui est notre tre vritable. Librs des
formes, librs de notre moi comme forme nous
retrouvons notre vrai moi, le moi transcendantal
dans et par lequel les formes se constituent comme
formes, comme noyaux et nuds de significations. Mais
la conqute en question ne sarrte pas l, elle se
prolonge par la transfiguration corrlative indfinie
de ce nouveau moi et de ces formes, transfiguration
dans le Sens. Le rapport aux formes dans la gnose nest
donc pas comprendre comme un dtachement, au
sens bouddhiste du terme, mais, tout la fois et
synchroniquement, comme une production de formes,
un non attachement, un non enfermement dans ces
formes, une transformation de ces formes et,
finalement, un dpassement de celles-ci. Dans cet acte
singulier se concentre et culmine ce quAbellio appelle
la puissance daimer , qui est ouverture, disponibilit
et participation actives et irrductibles au rel, la
puissance dabstraire , qui est source des formes et de
leur dpassement dans le Sens, et, enfin, la puissance

139

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

de mourir , qui est transformation de soi par ce


dpassement des formes.
Nous voudrions clore ce chapitre par la mise en
vidence de la double transcendance synchrone qui se
trouve luvre dans la connaissance relle, la gnose.
Cette double transcendance est ce qui diffrencie
absolument la voie gnostique de tout savoir statique,
vide et abstrait, de toute pratique aveugle et rptitive
mais aussi de lattitude naturelle (Husserl) en
gnrale dans son rapport au monde. La double
transcendance synchrone spcifie le sens et le principe
de la gnose en mme temps quelle nous claire sur ce
que la gnose met en uvre chez ltre humain et
implique pour lui. Pour la dceler et la comprendre, il
nous faut porter et centrer notre attention sur ce qui
advient et saccomplit dans la connaissance relle et qui
permet la science extrieure de devenir un vritable
pouvoir personnel, la connaissance latente de se faire
patente, au Je de se spcifier, damplifier et
dintensifier sa sphre dappartenance propre
(Husserl) et de ne plus tre soumis passivement, comme
cest le cas dans lattitude naturelle, ses propres
rflexes et au monde, ce mme Je dtre conaissance du et avec le monde, lattitude de se faire
conduite, la rflexion discursive et spculative de se
rsoudre en mditation et sagesse. Pour quil y ait
pouvoir rel, assure Abellio, [] il faut que saffrontent
une forme et un contenu rels, il faut quil y ait la fois
incarnation de lesprit dans la matire et assomption de
la matire dans lesprit. (A. E., p. 70) Incarnation et
assomption, ce sont ces deux mouvements simultans
qui forment cette double transcendance synchrone par
laquelle seule la conscience peut se dire et se faire

140

ERIC COULON

gnostique. Le mouvement de cette double


transcendance doit mme tre considr comme le
mouvement
qui
caractrise
la
conscience
transcendantale.
Lassomption
signifie
cette
transformation qui fait que les formes dont nous avons
parl prcdemment se fondent et sont fondues dans le
Sens, un Sens qui habite et qualifie la conscience.
Lassomption cest la rsolution gntique, et non la
suppression ou le refus, de la multiplicit dans la
transparence dune unit en devenir. Lassomption ce
nest plus lhomme dans le temple, comme le dit
Abellio, mais le temple dans lhomme , cest--dire non
plus seulement lhomme dans le monde mais le monde
dans lhomme. Lassomption cest le devenir un et
universel du Je , de ltre-sujet, cest ldification
permanente de lhomme intrieur . Quant
lincarnation, elle a lieu lorsque ces mmes formes,
mdiations entre le rel et le Je , outils idaux par
rapport aux outils matriels , dabord saisies et
articules grce la fonction de substantivisation de
la conscience qui associe un nom ces formes, se font
chair
par
leur
re-substantialisation .
Dans
lincarnation vraiment accomplie, qui est intgration
mene terme, cest toute mdiation entre le Je et le
rel, tout outil quel quil soit, qui se fait chair . Dans
lincarnation, notre corps devient le lieu dune nouvelle
unification de la science du monde, une unification qui
ne sapplique plus quelque systme de reprsentations
ou quelque systme dobjets matriels que ce soit mais
qui inaugure, par lincorporation des diffrents
domaines doutils, idaux et matriels, un rapport direct
et immdiat entre notre corps et cette science, un
rapport sans lintermdiaire du mental interne ou de la

141

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

sphre priphrique des sens . Cette science du monde


que je suis devenu dans mon corps sexprime alors
comme pouvoir de ce corps sur le monde, un corps
devenu pleinement sujet, corps propre aux yeux de feu.
Ainsi, travers la double et simultane transcendance de
lassomption et de lincarnation, ce qui se trouve vis
(intention) et mis en uvre (intensit), par lesprit et par
le corps, dans une exprience individuelle non
substituable, cest lunit concrte et vivante de ltre.
Mais la pleine, entire et absolue ralisation de cette
unit est une fin situe linfini. En effet, la mise en
uvre ne comblera jamais la vise, luniversalit de la
vision ne sera jamais remplie par lacte, le pouvoir-tre
et le vouloir-tre seront toujours, dans tout moment
prsent concret, perptuellement accords et
dsaccords . Il y aura toujours de lirrductible et de
linpuisable dans le monde, ce qui rend impossible
toute omnipotence, toute actualisation absolue de cette
unit de ltre. Il y a loin, nous signale Abellio, de la
possibilit reconnue dune gnose absolue la vie en acte
de cette gnose (S. A., p. 140). Lunit dont il est
question dans la voie gnostique, nous lavons dj dit,
nest pas quelque chose de donn quil suffirait de
contempler ou dans quoi il suffirait de se dissoudre.
Dans la voie gnostique abellienne, lunit nest pas
atteinte par fusion dans lindiffrenci mais, au
contraire, par diffrenciation et intgration, et donc
actualisation claire et prouve, des possibles indfinis
de ltre-en-soi. Lunit est ici le produit de la conqute
de la multiplicit et mme de linfinit, elle passe donc
ncessairement par leur affrontement conscient. Il y a
effectivement passage ncessaire par la multiplicit,
linfinit, linfinit dinfinits des connexions possibles

142

ERIC COULON

entre le Je et le monde, par linfinit des formes


mentales, linfinit des outils idaux et linfinit des
outils matriels sur lesquels je mappuie pour affiner
les connexions dj cres mais aussi pour en crer de
nouvelles. Pourtant, en rester au stade de cette
multiplicit cest demeurer soumis aveuglment au
rgne de lampleur, cest abdiquer tout pouvoir
dunification en mme temps que toute unification des
pouvoirs. Tout pouvoir, toute gnose relle impliquent
la multiplication mais surtout lintensification qualitative
des rapports [au monde, n.d.l.r.] (S. A., p. 215), ce qui
signifie que la double transcendance suppose et
couronne chaque fois une descente dans la matire,
cest--dire une exprience concrte et particulire dun
nouveau rapport au monde, et le processus de
mdiation fondant ce mme rapport dans la conscience,
et ce par une mise en rapport particulire de celui-ci
avec les autres rapports dj constitus. Cest cette
seule condition que peuvent saffronter une forme et
un contenu rels . Cest cette seule condition que la
conscience peut se remplir du monde et le comprendre.
La double transcendance consacre ainsi une nouvelle
donation de sens au monde, ds lors mieux clair, ainsi
quune nouvelle prsence au monde, mieux assure dans
ses prises, de lexistant. Mais, une fois accomplie, cette
double transcendance est aussitt suivie dune nouvelle
descente dans la matire, elle ouvre un nouveau rapport
et une nouvelle mise en uvre de la mdiation, et ainsi
de suite dans une progression indfinie du Sens et de la
gnose. Cette double transcendance est donc sortie hors
dun mode ancien du monde pour nous et accs un
nouveau mode du monde pour nous, passage dune
stase une autre stase. Loin dtre un terme, ce nouveau

143

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

mode est dj lui-mme le point de dpart et dappui


dune nouvelle transcendance et, par consquent, dun
prochain mode venant son tour lintgrer et le
dpasser. La double transcendance est donc bien
transcendance mais transcendance immanente, cest-dire mouvement enstatique par lequel ltre se rassemble
en lui-mme, sclaire sur lui-mme et sexhausse
comme conscience universelle. Il y a donc bien un avant
et un aprs cette double transcendance, un avant et un
aprs encadrant un changement radical de rapport entre
lhomme et le monde. Comment se traduit et se
reconnat ce changement ? Si lon reprend la
proposition que nous avons cite et dans laquelle
Abellio fait rfrence lincarnation et lassomption,
on se rend compte que le terme esprit est employ
deux fois, exactement comme le mot matire .
Seulement, dans les deux cas de lincarnation et de
lassomption, il ne sagit ni du mme esprit ni de la
mme matire . Lesprit qui sincarne est un esprit
extrieur et obscur , lesprit de nos tuteurs
inconnus (F. E., p. 85), lesprit qui anime un monde
dj-l avant nous et pos sans nous (S. A., p. 48) alors
que lesprit qui est fruit de lassomption est notre
esprit , celui qui devient la lumire du monde (F. E.,
p. 86) et par lequel nous sommes rellement les
crateurs constituants25 du monde (S. A., p. 48). Dans
le premier cas lesprit est mis au service de la vie ,
cest--dire que le monde nous guide, encore
inconsciemment, dans lexistence par lintermdiaire de
notre corps ; dans le second cest la vie qui est mise au
service de lesprit , cest--dire que nous intriorisons le
monde par lintermdiaire de notre corps. Mobilisant la
25

Au sens husserlien du terme.


144

ERIC COULON

Tradition, Abellio parle respectivement de petits et de


grands mystres . Quant la matire , celle dans
laquelle sincarne lesprit doit tre comprise comme
notre corps, plus prcisment comme notre corps
propre, celle qui fait lobjet de lassomption comme le
monde de la vie 26. Par la double transcendance notre
rapport au monde a radicalement chang parce que le
monde sest en mme temps corporifi et spiritualis.
Mon degr de connaissance sest amplifi et intensifi.
Je connais plus et mieux le monde.
La raison et lOccident.
La descente dans la matire est, pour Abellio,
la condition mme de la monte de la conscience (C.
H., p. 376). Dun autre ct la monte de la
conscience , produit de la double transcendance, rend
possible une descente dans la matire mieux assure,
mieux affirme, plus fconde et mieux oriente. La voie
gnostique accomplit en toute conscience et assume avec
consquence cette descente . Cest l une de ses
caractristiques fondamentales. Il nmane delle aucune
ngation, aucun refus ni aucune dngation ou
valuation ngative de cette matire. Cette dernire nest
pour elle ni une illusion ni le plus bas degr de ltre ;
elle nest ses yeux ni bonne ni mauvaise. Il nest donc
pas question dans la gnose abellienne de purifier ou de
racheter cette matire. Cette descente nimplique
absolument pas lexistence dun drame de la gnose
(Henri Corbin) ; elle na rien dune chute hors dun
26

Au sens husserlien du terme.


145

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

quelconque paradis ; elle nest pas la marque dun exil


vcu loin dun suprme intelligible ; enfin, elle ne
dbouche sur aucune ncessaire rdemption. Elle est
seulement une tape et une exprience ncessaires
lexistence dune sre, substantielle et oprative
connaissance. Sans elle il serait impossible daccder
cet universel concret dont parle Abellio ; sans elle
ltre ne serait plus quune forme vide et la Prsence
aurait toutes les formes de lincompltude, tous les
aspects du nant. Dans la voie gnostique la matire nest
pas la face noire de lesprit ni son ngatif ; elle nest pas
pour lui une entrave ou une maldiction. Matire et
esprit reprsentent pour elle deux modes diffrents mais
complmentaires de ltre et participent ensemble au
mme destin ontologique. Le mystre de leur coprsence livre ceux qui se rendent disponibles sa
Parole les cls de la dcouverte et de la rsolution de
leur juste corrlation, dcouverte et rsolution qui,
seules, font de ltre humain celui par qui le
parachvement du rel devient effectif. Cest parce que
laccomplissement de lpreuve gnostique passe par une
immersion concrte, lucide, claire et active dans
lpaisseur, la rsistance et lopacit de la matire
premire que la voie gnostique est parfois qualifie par
Abellio d hroque . Une descente dans la matire
qui aurait pour effets de plonger la conscience dans un
tat profond de fascination, derrance, de dsuvrement
et dalination ne pourrait tre qualifie de gnostique et
encore moins d hroque . Ds lors, si la voie
gnostique peut recevoir et justifier un tel qualificatif
cest non seulement parce quelle implique cette
descente mais aussi parce que celle-ci seffectue dans
un cadre et avec une dmarche bien prcis. Autrement

146

ERIC COULON

dit la descente en question doit tre corrlative, nous


lavons vu, dune monte ; il doit y avoir mouvement
dialectique, juste respiration, entre une immersion et
une mersion. Tout cela signifie en fin de compte que la
descente et limmersion doivent tre soutenues et
guides par une intention claire, une mthode
rigoureuse et prouve ainsi quun pouvoir rel, en un
mot par une conduite, au sens fort et prcis quAbellio
donne ce mot. Nous avons indiqu plus haut, et nous
reviendrons sur ce point dans la prochaine partie, que
cette descente dans la matire saccompagne, dans la
voie gnostique, dun processus de mdiation particulier.
Nous avons aussi dcouvert que cest par leur mise en
uvre conjointe que se produit la double
transcendance. Ainsi, llan et la voie gnostiques sont
dits hroques parce quils associent dialectiquement
dans leur qute imprieuse et intgre de connaissance ce
que nous appellerons lexploration du concret et le
pouvoir dabstraction. La gnose est ouverture et
participation
consciente
et
permanente

linterdpendance universelle en mme temps que


constitution et lvation intrieure de cette
interdpendance , cest--dire vision-vcue du
croisement de la chane et de la trame grce laquelle
lunit de ltre passe de lobscurit la clart, de
labsence soi-mme la prsence soi-mme ; Abellio
dit de ltre en-soi ltre cause-de-soi . Ce
caractre hroque de la voie gnostique se prcise,
quant lengagement quil implique pour ltre humain,
lorsquon sattarde sur les termes et les expressions
quutilise Abellio pour la qualifier. Ceux-ci relvent
rgulirement du registre symbolique de laffrontement,
du combat et de la victoire : la gnose est le plus dur

147

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

affrontement possible la matire (F. E., p. 104) ;


toute mon histoire est une lutte pour sortir de la
matrice gante des Mres de lombre (D. M., T. 1, p.
24) ; la paix ne peut tre donne aux hommes mais
doit tre conquise par eux [] il leur appartient surtout
de se la donner eux-mmes [] et travers la guerre
invitable (F. B., p. 491) . Ce quil faut bien
comprendre ici cest que les conqutes de la gnose ne se
font pas peu de frais, seule condition pour que les
fruits quelle rcolte soient la fois pleinement,
profondment et dfinitivement constitus en ltre
humain en mme temps que porteurs de nouveaux
germes annonant de plus hautes montes. Sur un autre
plan symbolique, cet hrosme prend les aspects et
les formes dune matrise du feu. Le feu devient alors le
symbole de ce que lhomme doit affronter et intgrer
pour parachever le monde et lui-mme. Dans cette
perspective la gnose se prsente alors comme preuve et
baptme du feu, cest--dire exprience personnelle
intrieure de rgnration par la vision-vcue de la
ncessaire corrlation des deux composantes essentielles
de ce feu : la chaleur et la clart, la chaleur de la
participation et la clart de la raison. Privilgier
uniquement lune de ces deux dimensions cest amputer
ltre et aliner la conscience. L encore cest la
dialectique entre la chaleur qui mane du feu et la
lumire quil rayonne qui doit tre mise en uvre. Mais
cette dialectique en suppose une seconde entre
intriorit et extriorit, la chaleur tant dabord ce qui,
de faon obscure, nous enveloppe extrieurement, puis
ce dont nous nous extrayons, par la lumire qui en
claire et en extrait la substance, pour la transmuer enfin
en chaleur intrieure. On retrouve travers cette

148

ERIC COULON

dialectique le mouvement qui, faisant alterner


immersion dans le monde et mersion hors du monde,
aboutit la double transcendance. Grce au pouvoir
dabstraction, la lumire intrieure, je me spare de
cette chaleur dans laquelle je baigne originellement et
laquelle je suis soumis, une chaleur protectrice mais
assoupissante et anesthsiante. Je men spare pour
mieux la retrouver, cest--dire non pas pour my fondre
et my perdre nouveau mais pour la fondre et la
fonder en moi, la transfigurer en me transfigurant moimme. La lumire est donc source dune nouvelle
chaleur qui elle-mme, son tour, devient source dune
nouvelle lumire, plus intense que la prcdente. Dans
la voie gnostique le Je ne brle plus que par sa
propre clart intrieure. Cest la vision-vcue de ce
rapport clart/chaleur qui caractrise vritablement
llan et la voie hroques .
Lapplication rigoureuse et constante du pouvoir
dabstraction au sein mme de lexploration du concret
est donc ce qui fait de la voie gnostique une voie
hroque . Ce pouvoir dabstraction mobilise ce que
nous appelons la raison et peut se dfinir comme un
exercice et une manifestation particuliers de la
rationalit. Abstraction et raison sont des termes
et des ralits qui, notamment en Occident, nous sont
familiers. Dans le domaine des sciences comme dans
celui de la philosophie, abstraction et raison
reprsentent deux ralits incontournables, deux
lments constitutifs de leur identit, deux piliers
indispensables leur dification. Seulement,
abstraction et raison nont pas toujours fait
lunanimit, et elles ne la font dailleurs toujours pas,
mme en Occident qui est pourtant leur terre dorigine

149

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

et de prdilection. Abstraction et raison ont eu et


continuent avoir de nombreux opposants qui nont
cess et ne cessent de les dcrier. Mais nous nous
rendons compte que notre propos est encore trop
gnral. Il nous faut sans dlai prciser notre point de
vue. Les opposants en question sont en fait de deux
sortes : tout dabord ceux qui voient dans ces deux
ralits, de faon radicale et dfinitive, deux effets
pervers de la mentalit occidentale, deux tendances et
deux puissances empchant laccs la vrai
connaissance et la dnaturant, tendances et puissances
contre lesquelles il faut, selon eux, rsister tout prix ;
ensuite ceux qui, interrogeant le sens, la valeur et les
enjeux propres ces deux ralits, distinguent entre,
dune part, ce quelles reprsentent essentiellement, ce
quelles sont en leur fond et nous assignent depuis leur
lieu dorigine, et, dautre part, les phnomnes que lon
dsigne par les mmes termes mais qui constituent en
fait, par rapport ces deux ralits, de dangereuses
drives, de striles rductions ou dalinantes
amputations, en un mot dinjustifiables et abusives
altrations. Abellio est classer, si lon peut parler ainsi,
dans la deuxime catgorie. Dans son uvre,
abstraction et raison prennent chacune une
signification singulire qui fait ressortir toute leur
positivit et leur puissance de conversion. Cest cette
conception et cette mise en uvre gnostiques de la
raison par Abellio que nous allons tcher dexpliquer.
Mais distinguons dores et dj entre le travail
dabstraction, qui seffectue par lintermdiaire de la
raison, et le produit de cette abstraction, lau-del et le
couronnement de cette raison, que nous avons
rencontr sous le nom de double transcendance, mais

150

ERIC COULON

qui, pour rester fidle la terminologie abellienne, sera


plus prcisment appel transfiguration . Travail
dabstraction et produit de ce travail font partie tous les
deux du cheminement gnostique et ce en raison de
lexistence de ce paradoxe de la gnose dont nous
avons dj parl. Lun et lautre participent de la
dialectique ascendante de la gnose, lun et lautre
sintensifient rciproquement. Nous ne nous
intresserons dans cette partie quau travail
dabstraction proprement dit, le phnomne de la
transfiguration tant analys, lui, dans la troisime
partie.
En dclarant que la gnose permet le jeu de la
rationalit, exigence fondamentale que nous,
Occidentaux, avons apporte au monde depuis les
Grecs (A. N. G.), Abellio rcuse davance toute
condamnation dirrationalisme - absence de principes et
de dmarche rationnels - qui pourrait tre prononce
lencontre de sa pense et de son uvre. Abellio se
rclame en effet explicitement de la rationalit
occidentale, dune rationalit prenant sa source dans
lAntiquit grecque. Ces propos, qui mettent en
vidence de manire concise la fois ltat desprit de
leur auteur mais aussi les enjeux de la connaissance,
inscrivent une nouvelle fois Abellio dans le sillage de
Husserl. En effet, au travers de ces termes, de ce qui par
eux se manifeste explicitement ou demeure encore
seulement voqu, cest, dans une certaine mesure, la
position et la perspective prises par Husserl dans La crise
des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale qui
rsonnent dans notre esprit. La raison est fille de
lOccident, elle est lhritage que nous ont lgu les
Grecs de lAntiquit. Avec elle sont nes les ides de

151

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

science et de philosophie. Avec elle ce ne sont plus


seulement les choses - ltant dirait Heidegger - dans
leurs particularits et leur phnomnalit ni les divers
rapports intresss que nous entretenons avec elles qui
sont lobjet de nos proccupations mais ltant en tant
qutant, la chose en tant que chose, le monde en tant
que monde. Avec elle nat une nouvelle possibilit de se
rapporter ltre, une possibilit radicale et fondatrice.
Avec elle lhomme accde luniversel, il se rapporte
la totalit de ltant, au tout du monde lunitotalit de tout ltant (Husserl, La crise des sciences
europennes, Gallimard, Tel, p. 355). Avec elle, enfin,
lesprit peut clairer le monde et lexistence de lhomme
et emplir la conscience de lumire. En recueillant cette
raison et en la donnant en hritage aux hommes venir
les Grecs ont fond un lieu nouveau, un lieu spirituel
porteur dun nouveau et grandiose destin. Tout en
reconnaissant lexistence de ce lieu et de ce destin,
Abellio ne reprend pourtant jamais explicitement son
compte le terme de Tlos employ par Husserl pour
qualifier et dsigner ce dernier, Tlos qui, pour
lauteur de la Krisis, est laffaire essentielle de lhumanit.
Abellio partageait-il sur ce sujet les analyses de son
initiateur en philosophie ? Dans une certaine mesure
nous rpondrons par laffirmative. Mais plus
certainement, sil est un point sur lequel il dut sans
rserve abonder dans le sens de Husserl cest bien celui
de lexistence dun oubli et dune dnaturation dont ont
fait lobjet au cours de lHistoire ce lieu et ce destin. Cet
oubli et cette dnaturation, dans lesquels persiste encore
notre poque, ont sonn le glas de la science universelle,
ils ont plong le monde occidental dans le dsarroi et le
dsuvrement. La raison aujourdhui nest plus mise au

152

ERIC COULON

service des questions fondamentales et ultimes ni celui


de la vie des tres humains. Les enjeux de la raison ne
sont plus ni mtaphysiques ni vitaux. Parfaitement
conscient de cet tat de chose, Abellio a rclam et a
instaur un nouveau rationalisme , un rationalisme
non plus fond exclusivement sur la raison logicodductive hrite dAristote ni sur la ratio des
scolastiques, autrement dit sur la raison naturelle,
simple outil extrieur lhomme (F. E., p. 71), et
srement pas sur la raison instrumentale nat avec la
Modernit, mais sur la raison quil qualifia, la suite de
Husserl, qui le premier en dvoila systmatiquement
lexistence et la nature, de transcendantale . Dans ce
nouveau
rationalisme ,
prcise
Abellio,
la
permanente monte des pouvoirs dabstraction et de
structuration va de pair avec un enrichissement
sensoriel et mme charnel, une exultation et un
approfondissement de toutes les puissances du corps,
que seuls peuvent nier ceux qui ne voient dans
labstraction quun jeu de concepts et non la loi mme
de la prsence soi de la conscience. (S. A., p. 32).
Cette loi cest celle qui manifeste lavnement, la
nature et lutilisation de la raison transcendantale, cest-dire le plus haut pouvoir intrieur de lhomme (F.
E., p. 71). Si cette raison transcendantale est
effectivement un pouvoir , si elle se situe au-del et
couronne la raison naturelle, cest parce quen et par elle
sopre cette concidence de la conscience avec ellemme et avec le monde dont nous avons dj parl.
En et par elle le dualisme sujet/objet est dpass et
rsolu, la distance entre la conscience et son objet se
trouve abolie ; il ny a plus ds lors rflexion mais
adhsion . On retrouve ainsi avec la raison

153

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

transcendantale le thme du passage de la science


extrieure la connaissance intrieure comme pouvoir
rel , le thme de la spcification et de la
personnalisation des tats de conscience, le thme de la
ncessaire rencontre et confrontation dune forme et
dun contenu. Rappelons aussi que pour Abellio la
puissance dabstraire ainsi conue est insparable de
la puissance daimer et de la puissance de mourir ,
ce qui signifie quau travers de la gnose se trouve
rconcilis de faon fconde et irrversible, par une
recration intrieure personnelle, ce que deux
millnaires dHistoire occidentale ont toujours eu
tendance sparer et cliver, savoir le message et
lexercice de la raison dun ct, lenseignement et les
exigences de la Tradition de lautre. La mise en uvre
gnostique du pouvoir dabstraction est la voie royale de
laccs luniversel, cest--dire, par laccroissement de
la simplicit, de lampleur et de lintensit du champ de
connaissance quelle opre, la condition majeure et
incontournable pour que le Monde et le Je soient
ensemble transfigurs. Le pouvoir dabstraction est ce
qui rvle ltre lui-mme comme Sens et comme
Prsence en voie daccomplissement. Toutefois, cette
rationalit suprieure ne peut faire lconomie de la
raison analytique, mme si la mobilisation et lusage de
cette dernire doivent tre soumis, dans la voie
gnostique, des exigences, des principes, des cadres
et une logique bien prcis. Lavnement de la raison
transcendantale, quAbellio identifie la raison
agissante et cratrice ( intellectus ou Vernnftigkeit )
de Matre Eckhart, ne signifie pas labolition dfinitive
et radicale de la raison analytique mais sa
rappropriation par le sujet transcendantal et sa mise au

154

ERIC COULON

service des intrts mtaphysiques et existentiels. Dans


le nouveau rationalisme la raison retrouve son lieu
authentique, et par consquent sa juste mesure, ses
enjeux essentiels, ses formes complmentaires et son
ultime finalit, ou, pour le dire de faon plus
synthtique, son destin universel. Ce nest donc pas un
rejet systmatique de la raison analytique que se
consacre ce nouveau rationalisme mais une
rhabilitation de la raison occidentale en tant
quinstrument de connaissance non pas en soi mais un
certain moment de sa monte gnostique, cest--dire en
tant quinstrument dialectique. (F. E., p. 61). Ce quil
faut entendre par l cest que la raison analytique doit
tre perue comme un moment transitoire de la raison
transcendantale dans lactualisation de sa puissance
dabstraire. Pour preuve de cette volont de
rhabilitation qui anima Abellio en permanence,
rhabilitation qui signifia pour lui autant un travail
intellectuel de refondation quun acte existentiel, il nest
que de citer certains des nombreux passages de son
uvre dans lesquels il met clairement en vidence ce
quil considre tre les conditions ncessaires
linstauration et laccomplissement de la gnose :
Nous ne pouvons avancer quen restant chaque pas
dans la voie dune connaissance claire (C. H., p. 377) ;
Les Occidentaux veulent lever le long de toute voie,
mme
initiatique,
des
parapets
intellectuels
soigneusement construits (op. cit., p. 133) ; livresse
de la rigueur est la plus haute ivresse (F. B.) ; Toute
la monte de la gnose ne peut en ce sens tre comprise
quen tant queffet de la rationalit luvre dans
lhomme dans ses rapports avec le monde (D. M., T.
1, p. 34) ; lOccident doit [] faire confiance son

155

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

exigence de rationalit (F. E., p. 10) ; dans la voie de


la gnose lusage pralable de la raison analytique a
toujours t considr comme essentiel (op. cit., p.
63) ; cette exigence rationaliste qui anime toute pense
rellement vivante (S. A., p. 18) ; la raison suit la
marche du soleil (A. E., p. 79). Il est donc important
de bien comprendre que ce sont, tout la fois,
laffirmation dun besoin de rigueur face aux
complaisances affiches pour les multiples formes
dirrationalismes dune part, face aux solutions de
facilit et au manque deffort intellectuel dautre part,
ensuite la volont de mettre de lordre dans le flux des
penses une poque dramatiquement soumise une
crise diluvienne et bablienne , et, enfin,
lexigence de clart devant toutes les espces de
confusion et dobscurit dont est victime, au sens
propre comme au sens figur, ltre humain, qui
forment les raisons pour lesquelles la voie gnostique
passe et doit passer ncessairement par le stade de la
dimension et de la fonction analytiques de la raison. Si
notre poque est un ge noir , nous dit Abellio, cest
parce que sa vocation est de porter son paroxysme
cette fonction de sparation, de dissociation et de
rduction propre la raison analytique, plus
prcisment la fonction analytique de la raison, par
laquelle la conscience se distance du monde et ouvre
ainsi toute la dimension de lampleur dans le rapport
conscience/monde. Cette transcendance est en quelque
sorte le moment de ltre pour-soi dont parle
Abellio. Par elle ltre sort de lunit indiffrencie et
opaque, savoir ltre en-soi , unit vcue dans une
spontanit premire, et entre dans une phase qui est
celle o seffectue toutes les mises en rapport de deux

156

ERIC COULON

ples, et donc la diffrenciation et la dlimitation de ces


ples, opration qui suppose et a pour repre et point
dappui originaires le rapport conscience/monde. Cette
transcendance est dessence quantitative : par elle
cest la multiplicit qui se prsente la conscience. Cest
le moment o la conscience tend indfiniment son
champ dexploration du monde. La positivit vritable
de cette tape analytique et dissociatrice rside dans le
fait quelle rend possible une plus haute monte de
lesprit, une unification mieux matrise de ltre humain
et du rel, une conversion plus consquente du Je, une
identification plus profonde de la conscience et du Sens,
une prsence soi de ltre mieux affirme, mieux
assure, mieux claire, mieux remplit et donc,
finalement, lavnement plnier de la Prsence. Abellio
nous instruit et nous avertit sur ce quimplique cette
tape pour lindividu et pour notre poque :
Autant dire que la comprhension de lhomme
daujourdhui ne prend des voies diffrencies que pour
devenir une connaissance plus claire. Mais cette clart se
paie. Tout lge noir que nous traversons ne peut tre
ressenti que comme un ge de sparation, de division et
dpreuve. Cest ce prix que lhomme obtient, au point
crucial de son volution, lefficacit utilitaire de son
intellect. Voie rductrice prparant une intgration plus
pousse. Voie o lobstacle mme de la raison
raisonnante, rebelle toute participation simplement
mystique et dvotionnelle, doit se transformer en appui
pour une raison suprieure, comme le barrage qui lve
leau de la rivire et concentre son nergie ou la haie
place devant le cheval de sang et qui le trouve dabord
rtif avant de lui procurer la joie suprieure du saut, une
raison lentement mrie dans les patientes et droutantes
approches de lanalyse mais apparaissant soudain au
moment de lenstase et de son illumination abrupte

157

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

comme la lumire mme de la gnose, cest--dire de la


rintgration de la connaissance et de ses idaux enfin
clarifis (F. E., p. 30).

Si, dune certaine manire, puissamment vocatrice, tout


est dit dans ces quelques mots de la dialectique
raison/illumination, de la monte de la connaissance et
de son couronnement gnostique, il nous semble tout de
mme important, afin dclairer les mcanismes de cette
dialectique, dapprofondir le processus qui donne ce
pouvoir dabstraction et son moment analytique la
fois une telle importance et une telle consistance.
LorsquAbellio dfinit labstraction comme la pointe la
plus fine de la raison raisonnante quand elle finit de
librer ces dernires essences dont la rduction []
prcde immdiatement linstant abrupte de la
transfiguration (F. E., p. 30), il fait rfrence et renvoie
un couple opratoire fondamental et dterminant de
son uvre, couple qui est, de plus, essentiel la
comprhension de la constitution et de la donation du
Sens dans la dialectique gnostique. Ce couple cest celui
qui porte le nom de rduction-intgration . Il est ce
point important quil couvre tout lensemble des
fonctions de la conscience. (S. A., p. 189) Sa prsence
et son action sont universelles. Mais que faut-il entendre
par l ? Simplement que la rduction et lintgration
sont les deux sous-moments abstraits et
complmentaires de tout moment prsent (A. E., p.
21) comme de tout niveau, ce qui explique alors que la
fonction quils dsignent est, explicitement ou non,
rcurrente dans luvre dAbellio. Ces deux sousmoments sont luvre aussi bien dans le domaine de
lexprience physique que dans celui de lexprience
intellectuelle, aussi bien dans le champ de lthique que
158

ERIC COULON

dans celui de lesthtique, mais on les rencontre aussi


chaque niveau, toujours plus intense, de la monte de
labstraction, et ce jusquau stade illuminatif de la
transfiguration. Sils sont dits abstraits et
complmentaires
cest
parce
quils
sont,
respectivement, extraits intellectuellement de lunit
concrte et irrductible du moment prsent et
associs ensemble en tant que phases spcifiant et
constituant cette unit. Maintenant que nous savons que
ce couple intervient tant sur le plan de la vision que sur
celui de laction, il devient ncessaire de montrer plus
prcisment comment il fonctionne, ce quil implique
pour lune et pour lautre et quelle place il tient - ce qui
revient dterminer le rle quil joue et ses limites dans la dialectique ascendante. Avec cette analyse nous
allons dj pntrer au cur des mcanismes
constitutifs de la gnose. En effet, si ce qui caractrise la
gnose cest, au fond, une relation particulire entre le
Je et le monde, cest justement cette relation que
rend possible, sous certaines conditions, ce couple. Nous
voudrions insister ici sur le fait que ce sont la rflexion
et la rsolution portant sur le sens, la nature et le
dveloppement de la relation essentielle devant stablir
entre le Je et le monde qui reprsentent lenjeu crucial
de toute connaissance saffirmant comme telle. Dans
cette perspective, la rduction et lintgration se
prsentent comme deux phases dun processus qui
savre dterminant pour le profil et lorientation de
cette relation. En effet, non seulement le couple
rduction-intgration nous en dit long sur le devenir et
la finalit de cette relation mais il est aussi une condition
ncessaire, mais non suffisante, de sa mise en uvre.
Analys selon un point de vue thorique prcis il nous

159

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

fournit une indication de la voie suivre ; mis en


pratique dans des conditions bien particulires il devient
pour nous le moyen concret de la ralisation de cette
voie.
Dveloppons dabord le premier point. Le
couple rduction-intgration conu par Abellio renvoie
explicitement la rduction idtique27 de Husserl. A
travers celle-ci, qui opre une limination des lments
psychologiques ou empiriques du donn concret, la
conscience parvient, selon Husserl, saisir lessence
universelle et pure du phnomne. La saisie de
lessence est, pour Husserl, laccomplissement du sens
mme de la science, ce qui fait delle une vritable
science de lesprit. Lessence devient ds lors lobjet
explicite de la phnomnologie husserlienne. Mais en
tant que science idtique, plus discours que praxis,
cette phnomnologie est avant tout et uniquement une
analyse de lessence de la rgion conscience . Voici les
principales propositions de la phnomnologie
husserlienne qui dterminent et dfinissent la nature et
la saisie de lessence : lessence dune chose, lEidos
comme dit Husserl, est la structure fondamentale,
lensemble des proprits universelles mais aussi
linvariant de cette chose ; lessence se distingue du fait
empirique particulier (objet, situation, processus) ;
lessence est nanmoins elle aussi un objet mais un
objet dun nouveau type (Husserl, Ides I, p. 21) ;
lessence existe ; lessence est cette chose mme vers
laquelle il faut faire retour ; lessence se distingue de
la conscience de lessence ; il lui correspond une
27 Cf. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie
phnomnologique pures, T. 1, trad. P. Ricur, TEL, Gallimard, 1950,
Introduction, p. 7 et 3.

160

ERIC COULON

intuition donatrice originaire ; lessence se donne


dans une vise (intention) de la conscience ; lessence
est toutefois insparable du fait ; lessence ne plane pas
au-dessus des faits mais suppose la perception,
lintuition dun individu empirique particulier. Ni
idalisme ni empirisme absolus. Si Abellio a repris son
compte et a partag les analyses idtiques de Husserl
ainsi que les conceptions quelles impliquent et qui en
rsultent : entre autres lintuition idtique
(Wesenschau), lexistence idtique et la variation
idtique , il a par contre, dans son travail de reprise et
dapprofondissement
de
la
phnomnologie
husserlienne, systmatis la rduction idtique , il la
inscrite dans une perspective rellement gntique et,
enfin, il a tch den dgager, den articuler et den
assumer toutes les implications. Ainsi donc le couple
rduction-intgration se prsente dabord, dans une
apprhension immdiate, comme ce qui permet de
dgager lessence dun fait, abstraction faite pour le
moment de la signification et du contexte
phnomnologique de ce dgagement. Quelle est ds
lors la positivit dun tel acte mental ? Si la phase de
rduction, qui correspond cette phase de sparation
dont nous avons parl plus haut, fait effectivement
merger de lunit indiffrencie et opaque de
lensemble indfini des faits (len-soi) une classe
particulire de faits (par exemple les objets ronds), et
donc extrait de cette unit une multiplicit distincte,
lessence, qui est le produit ultime de cette rduction (le
pour-soi), devient son tour, par la phase dintgration,
source dune nouvelle unit. Lavnement et la nature de
cette nouvelle unit sont dcisifs pour le Je . Cest
partir de la rencontre dun nombre dtermin dobjets

161

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ronds que lesprit constitue la rotondit en gnral .


Cette constitution est un acte fondamental et enseignant
pour le Je . Fondamental parce que lintuition de
lessence (Husserl), quil ne faut pas confondre ni avec
la subsomption dun individu sous un genre ni avec une
quelconque induction , est en quelque sorte un
passage conscientiel la limite. Lessence intgre en
effet non pas une multiplicit mais une infinit (linfinit
des objets ronds), et cette diffrence est absolue. Par le
double mouvement de rduction et dintgration, le
passage de la multiplicit lunit se fait ainsi par
lintermdiaire de linfinit, seule possibilit de
constitution dune vritable uni-totalit. Ce double
mouvement est la cl dune vision et dune preuve
intrieures de la totalit. Par lui ltre humain chappe
la contingence et la partialit. Par lui laccs
luniversel est ouvert, un universel concret, fruit dune
abstraction concrte (Abellio). De plus, en
universalisant sans fin des univers [de faits particuliers,
n.d.l.r.], nous affirme Abellio, je muniversalise moimme (S. A., p. 94). Un plus , nous dit-il, est ainsi
offert la conscience. Un plus aussi bien dordre
quantitatif, puisque cest la totalit passe, prsente et
venir des objets ronds qui se trouve ainsi idalement
et potentiellement prsente lesprit, que dordre
qualitatif, en raison du fait que, dune part, le monde
reoit une signification supplmentaire, et que, dautre
part, la conscience chappe la surprise et la
dispersion causes par le surgissement devant elle dune
multiplicit indnombrable et non identifiable de faits.
Par la phase de rduction nous avons fond, en la
sparant de linfinit des objets quelconques et
indistincts, la classe rduite des objets ronds , ce qui

162

ERIC COULON

revient dire que la conscience a fait merger dun fond


indiffrenci une ralit diffrencie. Par la phase
dintgration, lessence, dabord dgage du particulier,
rassemble linfinit non seulement actuelle mais aussi
potentielle des objets ronds , ce qui signifie que tout
objet rond de nimporte quel environnement prsent ou
venir est davance immerg, et donc identifi et
qualifi comme tel, dans lessence rotondit . Une
autre faon dexprimer ce phnomne est de dire que
lessence en question peut tre dornavant, tout
moment et en tout lieu, r-incluse dans tout objet
correspondant. Nous voil alors prts pour toute
nouvelle exprience dun objet rond non encore
rencontr, objet rond qui, dsormais, ne devrait plus me
surprendre mais devrait tre au contraire compris par
moi. Considre cette fois-ci dune manire gnrale,
toute intuition dune essence nouvelle est ce qui nous
fait passer dun mode ancien du monde un mode
nouveau de ce mme monde. Dans ce passage le monde
a acquis plus de transparence, il sest spcifi et qualifi.
Quant la conscience, elle sest remplie dune nouvelle
prsence qualifie et qualifiante, plus prcisment un
univers spcifique de faits sest trouv en elle fondu et
fond. Par consquent, lintuition dune essence est un
acte qui engendre une intensit partir dune ampleur.
Des dveloppements qui prcdent nous pouvons dire
avec Abellio que face aux objets, aux processus et aux
situations qui se prsentent elle, la conscience sest
dote, selon les cas, dun pouvoir conomique de
dsignation, dvocation ou de prise [sur le monde,
n.d.l.r.] (S. A., p. 217). A ce niveau de notre analyse
deux remarques savrent ncessaires : la premire est
qu chaque univers de faits doit correspondre une

163

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

essence particulire, ce qui, dans cette perspective


immdiate, implique lapparition devant la conscience
dune nouvelle multiplicit, une multiplicit dessence ;
la seconde est que ce pouvoir dont parle Abellio ne
peut tre considr comme le pouvoir rel dune
conscience que sous certaines conditions. Deux questions
simposent alors : premirement, cette nouvelle
multiplicit peut-elle se rsoudre en une unit
globalement intgrante de toutes les multiplicits sans
engendrer son tour une nouvelle multiplicit ? ;
deuximement, quelles sont, pour ltre humain, les
conditions de possession et dexercice vritables dun tel
pouvoir ?
Les rponses ces deux questions, qui mettront
en vidence la corrlation existant entre la rsolution de
la multiplicit et ce pouvoir , apparatront dellesmmes lorsque nous aborderons la question des
conditions de la mise en uvre du couple rductionintgration en vue du dploiement gnostique de la
relation Je/Monde. Mais auparavant, aprs avoir vu en
quoi elle tait fondamentale, il nous faut traiter du
caractre enseignant de la rduction idtique , ce qui
va nous permettre par ailleurs dclaircir les enjeux et la
finalit de cette relation et donc nous amener finalement
poser la question des conditions de son
accomplissement positif. Lanalyse du couple rductionintgration, plus justement celle de son fonctionnement
et de ses premiers rsultats, nous fait signe vers une voie
dans laquelle la relation Je/Monde chappe
lalternative : exclusion dualiste-fusion unitive, et se
prsente comme une communion exhaustive de ces
deux ples. Lintuition dune essence est en effet, nous
lavons not, passage de la confusion et du chaos de

164

ERIC COULON

lindiffrenci lordre de la diffrenciation mais aussi


passage de lopacit la clart, de la multiplicit
lunit, des rflexes au pouvoir, de la passivit
lactivit, de lampleur lintensit. Le monde prend
ainsi du sens pour nous, notre vision est la fois mieux
remplie et confine luniversel et notre action est mieux
assure. Dun autre ct ltude de cette intuition nous
donne voir la conscience comme un univers
dunivers (Abellio), lunivers de tous les univers de
faits, au sens gnral que nous donnons ce dernier
terme. L intuition des essences nous fait signe par
consquent la fois vers une intriorisation du monde,
lie une exprience concrte de celui-ci, mais aussi
vers une unification corrlative de ce monde et de notre
tre. Ce que nous rvle indirectement la
comprhension du double mouvement de rduction et
dintgration cest le destin essentiel de la relation
Je/Monde, destin quil nous faut assumer comme tel,
cest--dire mener bien et terme, destin que lon
peut, en se servant de lexpression dAbellio, traduire
ainsi : laccroissement indfini de lampleur, de
lintensit, de lunit, de la clart et de la plnitude de cet
univers dunivers .
Bien entendu il y a loin de la formulation dun tel
destin sa ralisation effective. Cette ultime et intgrale
vise se situe bien au-del du domaine discursif et exige
comme condition premire, nous allons le voir, une
vritable conversion globale de notre tre. Tout dpend
en fait du mode dtre de la conscience. Dans lattitude
naturelle et nave telle que dtermine28 par Husserl,
28 Cf. Husserl, Ides directrices, T. 1, 27- 30 ; La crise des sciences
europennes et la phnomnologie transcendantale, trad. G. Granel, TEL,
Gallimard, 1976, pp. 165-166.

165

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

quelle soit scientifique ou non, laccomplissement de ce


destin est impossible, dune part du fait que la question
de lessence dans sa puret nest jamais thmatise
comme telle, autrement dit la nature et la donation
de lessence en tant que telle ne font jamais lobjet dune
tude rationnelle systmatique, dune rflexion, dautre
part parce que la conscience reste soumise la croyance
objectiviste et dualiste, et demeure ainsi divertie par les
faits dans lesquels elle se perd et se dissous, ce qui
empche tout vritable et profond retour sur soi et
donc tout accs au champ absolu de la conscience, et,
enfin, consquence logique des points prcdents, pour
la simple raison que la vise en question ne simpose
jamais explicitement comme la tche essentielle. Seule la
rduction
phnomnologique
transcendantale
29
dcouverte, analyse et dcrite par Husserl permet
dchapper au dualisme sujet/objet sans pour autant
que lun des deux ples de la relation Je/Monde soit
supprim au profit de lautre ; seule elle dlivre au
sens de laisser tre, de laisser advenir, de rendre
manifeste ce qui jusqualors tait cach, voil la
nature et le sens de cette relation ; seule elle permet la
conscience de sapproprier en toute conscience le
double mouvement de rduction et dintgration, cest-dire de prendre conscience la fois de lexistence et
de la nature de la rduction idtique mais aussi quil
sagit l dun pouvoir qui lui est propre ; seule elle nous
fait passer de lessence des faits lessence de la
conscience, la vie jusqualors anonyme du sujet
29 Sur lpoch et la rduction transcendantale proprement dites
cf. Husserl, Ides directrices, T. 1, 31- 32 et p. 108 ; Mditations
Cartsiennes, trad. E. Lvinas et G. Peiffer, Vrin, 1986, pp. 17-18 et
22 ; La crise des sciences europennes, 18, 35, 39- 43 et 71.

166

ERIC COULON

authentique et essentiel (Eugen Fink30), vie dans et par


laquelle est justement comprise (redcouverte, intgre
et, ds lors, intensifie) cette intuition des essences, ce
passage ayant ds lors, par la radicale altration de
lattitude naturelle quil opre, et donc aussi de la
thse (Husserl) qui la dtermine, valeur de
transformation initiatique de ltre humain ; seule, enfin,
elle donne voir le monde, les faits mais aussi les
essences comme les corrlats dune vise, le rsultat
dune constitution particulire, ce que Husserl nomme
des units de sens rsultant dune donation de
sens , le terme sens signifiant alors le contenu de
lobjet vis. Dans lattitude naturelle la question de la
nature et de lorigine de lessence est dtermine en
dernier lieu par lexigence hgmonique d objectivit ,
que cette exigence ait une orientation idaliste, elle
renvoie alors lopposition monde intelligible
transcendant/monde sensible immanent, ou une
orientation empirique, auquel cas cest lopposition
objet mental/objet rel qui est mise en avant. Dans le
premier cas lessence est survalorise et hypostasie ;
30 Eugen Fink (1905-1975). Assistant de Husserl dont les travaux
sur la phnomnologie transcendantale apportent un clairage
fidle et pertinent sur cette philosophie en mme temps qu'ils
mettent en vidence les perspectives et les enjeux fondamentaux
qui lui sont inhrents. Il sest aussi attach mettre en vidence et
penser les liens existant entre la phnomnologie de Husserl et
lontologie fondamentale de Heidegger. Principaux ouvrages :
De la phnomnologie, Arguments, Minuit, 1990
Le jeu comme symbole du monde, Arguments, Minuit, 1966
La philosophie de Nietzsche, Arguments, Minuit, 1965
Sixime mditation cartsienne, Krisis, J. Million, 1994
Proximit et distance, Krisis, J. Million, 1994
Autres rdactions des Mditations cartsiennes, Krisis, J. Million,
1998.

167

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dans le second elle est dvalorise et rduite une pure


forme vide. Dans le premier cas elle est modle de la
chose ; dans le second sa copie. La ralisation de la
rduction phnomnologique transcendantale ne remet
aucunement en question lintuition des essences et
lvidence qui lui est associe, elle suspend seulement
ladhsion nave de la conscience la croyance au
monde objectif (vidence premire en soi, non
apodictique) qui laccompagne dans lattitude naturelle.
Cette suspension est dcisive car elle met en lumire le
vrai sens de cette intuition. En effet, si lintuition des
essences, fruit de la rduction eidtique, est ce par quoi
le sens et la rationalit du monde peuvent se manifester
nous, ce qui valide de surcrot toute prtention la
connaissance
du
monde,
la
rduction
phnomnologique transcendantale est, quant elle, le
mouvement intime de conversion qui d-scelle le lieu o
sopre et le sujet qui opre cette intuition en mme
temps quil rvle la nature et les enjeux de cette
opration.
La
rduction
phnomnologique
transcendantale rvle ainsi qu la source de lintuition
des essences se trouvent une orientation et un acte de la
conscience, plus justement se trouve la conscience
comme acte et orientation particuliers, modalits
jusqualors occultes et oublies, un acte et une
orientation qui, synthtiquement, portent le nom
dintentionnalit constituante31 . Cest donc cette
intentionnalit constituante , proprit fondamentale
de la conscience, qui explique la saisie des essences. La
rduction phnomnologique transcendantale rvle
Sur la notion de constitution cf. surtout Ides directrices, T. 1,
149- 152 ; Ides directrices, T. 2 ; Mditations cartsiennes, III et V,
49 ; La crise des sciences europennes, 49.

31

168

ERIC COULON

ainsi la conscience elle-mme comme pouvoir


constituant 32 dont lintuition des essences est lune des
manifestations primordiales, ce qui signifie que cette
intuition est maintenant reconnue comme exprience
constituante. Ds lors, si lintuition des essences reste la
mme aprs la rduction phnomnologique
transcendantale, cest--dire si les essences continuent
se donner non comme produit mais comme corrlat
intentionnel de la conscience, le fait que la conscience
se dcouvre comme ce en et par quoi se ralise cette
donation est un bouleversement total. A partir de ce
moment dcisif la conscience se voit en train de voir les
essences mais elle sait de plus que ce voir est un
acte donateur originaire (Husserl), un pouvoir. Ce
retour lorigine, cette conversion de la conscience, cet
avnement de la prsence soi de la conscience ,
comme le dit Abellio, font du double mouvement de
rduction et dintgration luvre du sujet
transcendantal, sujet pour le monde (Husserl), ainsi
dvoil. Ce double mouvement se rvle ds lors extramondain, se ralisant au sein du champ transcendantal.
Nous cherchions un pouvoir particulier et les
conditions de son exercice, nous les avons trouvs.
Grce

la
rduction
phnomnologique
transcendantale ce pouvoir est devenu mon pouvoir.
Nous savons aussi dornavant comment le monde
prend sens pour nous et sclaire. Cependant, si nous en
restons au stade de la phnomnologie husserlienne et
de son analyse intentionnelle, pouvons-nous esprer
rsoudre le problme de la multiplicit et, question
corrlative, parvenir accomplir pleinement lenjeu
inscrit dans la rduction idtique ? Lunit du sens du
32

Expression de Paul Ricoeur, traducteur des Ides directrices, T. 1.


169

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

monde est-elle possible dans ce cas ? Peut-on parvenir


lunification et lunit de ltre ? Les analyses de
Husserl, tournes vers lessence de la conscience ,
dgagent, en tant que science eidtique descriptive
des vcus de conscience , une multiplicit, elle-mme
non rduite, dintentionnalits et dessences. Deux
choses manquent encore la phnomnologie
husserlienne pour devenir une activit rellement
gnostique : dune part lexistence dune vise ultime qui
puisse intgrer et fonder toutes les vises particulires ;
dautre part loutil transcendantal permettant
laccomplissement de cette vise. Ces manques sont
dailleurs corrlatifs de labsence, dans lanalyse
intentionnelle, de toute considration dintensit, et
donc dintensification, cest--dire la fois dtat, de
niveau et de monte conscientiels. Seule la conjonction
intrieure dune rsolution (au sens de vise consciente,
dun Tlos) radicale et dune mthode oprative
correspondante peut conduire lessentielle rsolution
(au sens cette fois-ci dactualisation du destin gnostique
de la relation Je/Monde). La phnomnologie
husserlienne reste encore dpendante dune vision tout
la fois formelle et statique. Avec Abellio cette vision
devient vision-vcue gntique, vision non plus dun
homme en gnral mais dune conscience personnelle
engage dans cette essentielle rsolution. La
phnomnologie abellienne se prsente ds lors comme
ce qui nous montre, mais aussi dmontre, la voie par
laquelle le pouvoir constituant atteint sa pleine
capacit (Abellio) et se fait pouvoir personnel opratif
et rsolutoire. Si Husserl affirmait certes que la
rduction phnomnologique transcendantale est, par
rapport la vie naturelle , cause dune orientation

170

ERIC COULON

totalement nouvelle de lintrt , cet intrt est


demeur pourtant chez lui dordre essentiellement
pistmique, tout au moins au regard de son uvre.
Avec Abellio, qui fit lui aussi lpreuve bouleversante du
sujet transcendantal, le pouvoir dabstraction identifi
par le couple opratoire rduction-intgration, dont
nous savons prsent quil reprsente le pouvoir
constituant de notre conscience par lequel nous
accdons aux essences, est port et command par un
intrt et une vise (intentionnalit) dordre
mtaphysique tout en tant dtermin et exhauss par
une structure et une logique particulires. Cet intrt,
qui anima la conscience dAbellio partir de
lmergence du sujet transcendantal, ce fut la
comprhension et la ralisation du Tlos inscrit dans le
nouveau mode de communication avec le monde (S.
A., p. 33) qui sest dgag de la rduction
phnomnologique transcendantale. Ds lors, ce qui fut
par lui vis de faon dterminante cest le vcu intime rendu possible et exhauss par le pouvoir
dintensification de la conscience - dun Sens de mieux
en mieux unifi et intgrant, un Sens vritablement
spirituel 33. Tout ceci nous amne dfinir la
phnomnologie dAbellio comme une analyse et une
preuve de la corrlation particulire mettant en jeu une
vise ultime : une intentionnalit englobante de toutes
les intentionnalits dialectiquement formes en elles
(S. A., p. 99), et un vis non moins ultime : la Prsence
suprme - quil faut distinguer, comme la parfaitement
mis en vidence Heidegger, de ce qui en et par elle est
prsent - entendue comme couronnement de la
La signification et la raison de lemploi par Abellio dun tel
terme seront prcises au dbut du prochain chapitre.
33

171

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dialectique ascendante. Rappelons encore une fois que


toute intentionnalit constituante est un acte donateur
de sens. Il est important de retenir ce principe pour bien
comprendre que le Sens en question nest ni une ralit
transcendante contempler ou atteindre ni une ralit
immanente livre dun seul coup la conscience mais le
produit en devenir du pouvoir transcendantal de
constitution command par la vise ultime. Ni
mystique, ni idalisme, ni non plus subjectivisme
psychologique. Ce devenir est une gense et renvoie
une dialectique ascendante laquelle sont soumises tant
les intentionnalits particulires que les essences qui leur
correspondent. Abellio insiste sur le fait que le pouvoir
dabstraction, que nous pouvons aussi appeler
maintenant pouvoir constituant ou, indiffremment,
pouvoir de rduction et dintgration, doit sinscrire et
se dployer, sous peine dengendrer son tour une
nouvelle multiplicit et de demeurer ainsi dans lampleur
et la rptition, dans un ensemble pyramidal unique
vou une monte densemble vers leidos des eidos (S.
A., p. 189), vers cette ultime essence qui, situe au-del
des essences, chappe toute rduction et parachve le
mouvement dintgration, une essence qui nen est plus
une et quAbellio qualifie parfois d ineffable . Mais
cela nest possible, selon Abellio, que si ce pouvoir est
en mme temps pouvoir de structuration , cest--dire
si le double mouvement de rduction et dintgration
mobilise et met en uvre cette structure universelle et
invariante laquelle Abellio donne le nom de structure
absolue et qui reprsente la cl de vote de son uvre,
une structure non plus statique mais gntique, une
structure articule par une logique non plus formelle
mais transcendantale : la logique de la double

172

ERIC COULON

contradiction croise 34. Mais cette structuration nest


elle-mme possible que parce que la conscience
transcendantale est, dans son tre, pure structure
transphnomnale , un pur mouvement structur.
Nous pouvons donc affirmer prsent que la rduction
phnomnologique transcendantale nest pas la
condition dernire de la conversion globale de ltre, du
passage de la multiplicit lunit, de la juste possession
et mise en uvre du pouvoir de constitution et donc de
la constitution gntique du Sens. Seules lmergence et
lactualisation
de
ce
quAbellio
nomme
l intentionnalit structurante globale [..] dernier
produit de la faim de connaissance (S. A., p. 99)
instaurent ensemble la profonde, irrductible et ultime
conversion de ltre ainsi que lexercice pleinement
positif de lactivit constituante par quoi saccomplit le
destin universel de la relation conscience/monde. Ds
lors il ne faut plus dire que le sujet transcendantal
possde tel ou tel pouvoir mais quil est ce pouvoir ; plus
prcisment, ce pouvoir est le fruit dun tat que lon
peut appeler gnostique et qui procde de cette
conversion mene terme. Un seuil est alors atteint,
mais aussi franchit, nous dit Abellio, seuil partir
duquel se rpondent entre eux et convergent : pouvoir,
rsolution (au deux sens du terme) et transformation :
cet accs la pleine capacit constituante marque ds
lors, pour un tant donn, le moment dune rvolution
radicale et dune transmutation de ltre de cet tant, en
sorte que ds cet instant la multiplicit des intentions et
des intentionnalits ne saurait plus tre admise par lui
qu titre provisoire et en vue dune rduction plus
Structure absolue et logique de la double contradiction
croise sont prsentes dans la troisime partie.
34

173

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

haute, appuye sur cet tre mme dans sa participation


lEtre. (S. A., p. 100)
Nous avons employ dans le sous-titre de cette
seconde partie lexpression : Posture occidentale . Les
dveloppements qui prcdent auront, nous lesprons,
permis au lecteur de prendre conscience de ce que
dsigne une telle expression qui, premire vue, reste
videmment nigmatique et peut laisser perplexe. Sil
fallait rsumer en une phrase, nous dirions que cette
Posture occidentale correspond cette conduite
personnelle asociale qui fait lpreuve et, conjointement,
met en uvre, dans un discours et une praxis, la geste
hroque et lexigence fondamentale de
rationalit , tout cela dans une intention et un esprit
intransigeants et rigoureux dunit, duniversalit et de
conversion. Nous pourrions aussi ajouter : une conduite
retrouvant rationnellement et intgrant profondment
et oprativement les cls ternelles de la connaissance.
Nous esprons quil est maintenant devenu clair pour
chacun que cette conduite ne rcuse nullement les
pouvoirs de la raison mais, au contraire, les utilise avec
discernement en tenant compte en permanence des
diffrentes tapes et des diffrents moments qui
structurent llvation gnostique, tapes et moments
auxquels est associe chaque fois une dimension
spcifique de la raison. Cette Posture occidentale est
llan, la conduite et la voie choisis par Abellio. Comme
l Europe pour Husserl, l Occident , pour Abellio,
est une figure et un lieu spirituels. Autrement dit,
condamner le matrialisme et le scientisme de
lOccident et lui refuser laccs au sens de la
mtaphysique traditionnelle (R. Gunon) cest pointer
du doigt la figure gographique, politique, sociale et

174

ERIC COULON

culturelle de lOccident, non sa prsence et son avantgarde intellectuelles et spirituelles ; cest porter
lattention sur sa face visible, soumise linertie, au
dtriment de sa pointe invisible active ; cest sattarder
sur sa dimension et ses enjeux collectifs et ne pas voir et
comprendre que lessentiel se joue du ct du sujet
individuel. Il faut donc viter une fois de plus la
confusion et prciser quel niveau se situe et quelle
dimension se rfre ce dont nous parlons. Par sa pense
et son uvre, Abellio nous montre quil nest point
besoin daller chercher ailleurs les cls de lunit et de la
plnitude, par exemple dans un orient mystique, comme
cest tendanciellement le cas en ce dbut de nouveau
millnaire, mais que nous avons notre disposition,
disperss au cur mme de la tradition philosophique
occidentale, tous les outils et tous les repres ncessaires
leur instauration. Ce qui distingue, il est vrai, la voie et
la posture occidentales, cest que cette unit et cette
plnitude sont le fruit dun cheminement, dun travail et
dun achvement personnels. Lune comme lautre ne
sont pas donnes toutes faites mais sont conqurir
intrieurement par un effort permanent et personnel de
clarification et de mise en ordre des expriences et des
penses, des faits et des gestes. Elles sont le rsultat
dune gense. La posture occidentale nest ni ngation
du monde sensible, de la matire et de lintellect ni
renoncement eux mais, respectivement, confrontation,
exploration et utilisation actives. La posture occidentale
refuse de voir en lpoque moderne et contemporaine
ainsi quen la science qui sy dploie les symptmes
dune effective et irrmdiable dcadence. Le monde
occidental moderne et contemporain, dans ses formes
et son devenir, est aussi, pour elle, porteur dune

175

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

positivit certaine. Reprenant et gnralisant une


dclaration faite par Husserl35, Abellio affirme mme
plusieurs reprises que toute poque, selon sa vocation,
est une grande poque . La vocation de lOccident
moderne cest, nous lavons vu, dexacerber la puissance
analytique de dissociation et de division de la raison, son
pouvoir de multiplier indfiniment les rapports, ce qui a
pour effet, par consquent, dintensifier de faon
extrme, parfois jusquau point critique o saccomplit
lmergence du sujet transcendantal, la tension qui sest
installe entre un maximum dextriorit et dobjectivit
dun ct et un maximum dintriorit et de subjectivit
de lautre. Considrer la part de positivit prsente en
toute chose cest, de toute faon, lune des
caractristiques thiques dterminantes de la conduite
gnostique. Le gnostique est celui pour qui lexistence est
une preuve essentielle toujours enseignante et
signifiante, ce qui veut dire que toutes les situations,
sans exception, sont pour lui une source de
connaissance, cest--dire une possibilit nouvelle
daugmenter la signification et la valeur du monde pour
lui mais aussi son pouvoir personnel sur le monde. Pour
le gnostique il ny a pas, dans labsolu, de danger,
dchec, de temps perdu. Tout a un sens positif (S.
A., p. 19), dclare Abellio ; ou encore : au regard de la
gnose, il ny a jamais de ngativit pure dans le monde
(M. N. G., p. 39). Mais revenons la question de la
posture occidentale et donc celle de lidentification de
lOccident. LOccident naspire pas la paix obtenue
par une soumission absolue la totalit indiffrencie,
35 Sa vocation fait, mes yeux, de notre poque une grande
poque (La philosophie comme science rigoureuse, trad. Marc B. de
Launay, Epimthe, PUF, 1993, p. 84)

176

ERIC COULON

soumission dbouchant sur une dissolution dans celleci, mais rclame, en tant que lieu de la crucifixion
spirituelle de lhomme en mme temps que de la
conscience absolue de cette crucifixion, la rsolution
transfigurante de la multiplicit dans lunit diffrencie
du Sens et donc la plus haute, la plus ample, la plus
intgrante et la plus transparente participation lunitotalit. LOccident est affirmation claire et clairante
en mme temps que gense de la Prsence. Abellio voit
donc en lOccident le lieu dun destin et dune mission
profondment rvolutionnaires :
Il faut trouver un yoga occidental rellement intgrant par
lequel tous les corps montent ensemble. Cette tche est
notre tche historique. Elle est lultime vocation de
lOccident. Prs delle, toutes les proccupations soidisant essentielles, dordre politique, conomique ou
social, se situent dans leur relativit. Cest quavant dtre
une tche historique, la construction de lArche est une
dification intrieure, et elle nest mme que cela. Or
aucun effort humain ne vaut que par les possibilits
dintriorisation quil nous donne (C. H., p. 377).

177

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

178

ERIC COULON

II

LE VERBE GNOSTIQUE :
COMMUNION ET COMMUNICATION

Un autre aspect du Logos abellien


Comprendre les tenants et les aboutissants de la
philosophie abellienne revient comprendre cest-dire reconnatre, intgrer et renatre la manire
dont Abellio sest engag corps, me et esprit dans la
rsolution du problme de la connaissance. Quest ce
que connatre pour Abellio ?, voil la question
fondamentale quil faut au pralable et constamment se
poser lorsquon aborde son uvre. Nous avons vu que
connatre cest faire lpreuve du sens, une preuve
active qui suppose une conversion radicale du regard et
des forces de ltre ainsi que la mise en uvre dun
mouvement dialectique ascendant. Nous savons aussi
maintenant que tout se joue au travers de
laccomplissement gntique du pouvoir transcendantal
de constitution. La gnose abellienne, par son lan
179

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

hroque et sa posture occidentale , se prsente en


fin de compte comme lavnement et lexprience dune
nouvelle rationalit. Loin de sacrifier au destin
positiviste et objectiviste de la raison en Occident, elle
manifeste lexistence et le dploiement dun Logos
mtaphysiquement rgnr, elle est mme le
mouvement et laboutissement de ce Logos. Rappelons
combien cette dernire notion, ne dans lAntiquit
grecque, tient une place importante dans lHistoire et le
mouvement des ides et des socits occidentales. En
effet, si lon peut parler dun destin tnbreux
(Husserl) de la raison en Occident cela est d en
particulier linterprtation tronque et dviante qui a
t faite du terme Logos . Si nous pouvons dire
aujourdhui, reprenant notre compte une expression
utilise par Husserl dans la Krisis pour dnoncer la
dimension exclusivement positiviste de la science au
XXe sicle, que la raison nest plus quun concept
rsiduel cest parce que lOccident a oubli en chemin
- dans des circonstances et pour des motifs que seule
une analyse approfondie, probe et srieuse du
mouvement et du devenir des ides occidentales depuis
le VIIe sicle av. J.-C., analyse que nous neffectuerons
pas ici, pourrait rvler -, un chemin marqu par les
exclusions, les rductions, les dogmatismes, les
impostures et les pseudo rconciliations, lOccident
donc a oubli en chemin le sens et les enjeux
ontologiques, mta-physiques, gnostiques et sapientiels
que porte en lui et adresse lhumanit, de toute
ternit, le Logos, ce dernier terme ne dsignant plus
ds lors aujourdhui que le triomphe et la domination de
la pense spculative, discursive et pragmatique, pense
foncirement agnostique. Ce sont les rpercutions de

180

ERIC COULON

cette amputation franche de la partie essentielle du


Logos qui, depuis plus dun sicle, se font
profondment, mais aussi douloureusement, ressentir
dans les socits occidentales, rpercutions maintes fois
diagnostiques, les plus consquentes, pour le collectif
comme pour lindividu, tant celles auxquelles on a
donn le nom de : crise de la rationalit , crise des
fondements , crise des valeurs , nihilisme et
perte du sens de lexistence . Ces crises, nous
pouvons le constater, aussi bien thoriquement
quexistentiellement, touchent lensemble du champ des
activits humaines. La tche qui ds lors simpose
nous, comme elle sest du reste dj impose avec force
Abellio, tche qui constitue lpreuve majeure de notre
poque et dtermine ainsi sa vocation, consiste se
librer de faon radicale des cadres, des principes et des
valeurs qui caractrisent et rvlent cette rationalit
dnature et dnaturante, ensemble idologique qui
simpose la conscience sous la forme dun monde
enveloppant, et accder ce lieu-source, ce lieufoyer dans et par lequel sont constitus36 tous les
mondes et mme le monde en tant que tel, lieu-sujet de
la rconciliation de lEtre et du Devenir, de la
subjectivit et de lobjectivit, de la conscience et du
monde. Ainsi, conscients du fait que ce nest pas le
Logos en tant que tel qui est lorigine de ces crises en
question, et qui, par consquent, se trouve lui-mme en
crise, mais prcisment une conception et une
utilisation troites, partielles et perverties de celui-ci,
nous dclarons absurde et injustifie de le rejeter en
bloc titre de mesure salutaire et rsolutoire. Cette
dernire attitude est loppos de la posture occidentale
36

Au sens donn ce terme par la phnomnologie husserlienne.


181

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

rclame et tenue avec constance par Abellio. Cest


donc fort de ce constat mais aussi de cette conviction
que toute connaissance vritable et consquente doit
saccompagner ncessairement dune exigence de
rigueur, dordre et de clart, quil entrepris, afin
dinstaurer un nouveau rationalisme, la refondation du
Logos.
Si le terme Logos est, tel quel, trs peu
employ par Abellio, il nen demeure pas moins que la
gnose laquelle il travailla implique et met en uvre
une dtermination du Logos qui ne participe en rien des
conceptions, de ltat desprit et des pratiques qui,
surtout depuis lpoque moderne, et ce partir de
prsupposs, de catgories et de principes simposant
par del les diffrences idologiques apparentes,
dominent les consciences mais aussi codifient et
normalisent leur rapport au monde. La gnose abellienne
prsente et actualise un logos non plus rsiduel mais
originaire, non plus formel et partiel mais incarn et
vritablement universel. Le logos abellien est plus prs,
sans pour autant sy identifier, du Logos hracliten ou
du Verbe johannique que du logos aristotlicien ou de la
ratio scolastique. Traduire Logos simplement par
raison , parole et discours , et ce malgr toutes
les nuances et les subtilits smantiques que lon peut
apporter ces termes et aux liaisons quils entretiennent
entre eux, dnote une dmarche infiniment rductrice
qui, en parfaite rsonance avec le mouvement historique
des ides et des reprsentations qui vit petit petit
simposer, au dtriment des grands enjeux et des
grandes questions mtaphysiques, les sciences dites
exactes et les sciences dites humaines , ne dsigne
plus par ce terme quun certain nombre de facults

182

ERIC COULON

qui sont accordes ltre humain ou, dans une


perspective
dynamique,
un
fonctionnement
algorithmique de la pense ainsi que les normes
formelles auxquelles celui-ci doit satisfaire pour
prtendre la vrit ou la cohrence. Le logos abellien
est la fois au-del et en de des rgles de la logique
formelle, au-del et en de des normes morales, au-del
et en de des canons de lesthtique, au-del et en de
mme de lhumain, sans pour autant renvoyer au
surhumain ou linhumain , catgories encore
bien trop empreintes de valeurs psycho-sociales. Le
logos abellien cest lannonce et linstauration de
luniversel concret , manifestation de la seule vritable
Alliance fconde. Sil est bien question de raison dans le
logos abellien cest, nous lavons vu, de raison
seconde ou dernire (D. M., T. 1, p. 34) dont il
sagit ; si ce logos peut tre dit parole ou mme discours
ce nest pas parce quil est processus discursif mais
parce quil est le Verbe, cest--dire lexpression, la
praxis et laccomplissement de luniversel, cette
proposition signifiant ldification de luniversel dans le
Je conscutive la conversion gnostique du Je
luniversel. Si, dans ce cas, le Verbe se fait chair sest
parce que le Fils de lHomme devient Fils de Dieu. Le
Verbe gnostique se distingue pourtant du Verbe
johannique en ceci quil est le fruit de la recration 37
intrieure de la Parole divine. Pour le dire dune autre
faon, le Verbe gnostique nest pas un principe crateur
transcendant mais le monde transfigur, le monde
devenu Sens par et dans la vision-vcue. Tout lesprit du
logos abellien est contenu dans ces quelques mots :
Voir plus haut le paragraphe intitul La Tradition
primordiale.
37

183

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Toute la monte de la gnose ne peut en ce sens tre


comprise quen tant queffet de la rationalit luvre
dans lhomme dans ses rapports avec le monde, et se
confond, au-del des signes et des sens, avec la
conqute du Sens. (D. M., T. 1, p. 34) Le logos
abellien sexprime donc tout la fois comme dialectique
ascendante - quAbellio identifie la Loi au-del des
lois et comme Verbe, ou Sens subtilement
nomm dans une de ses uvres (D. M., T. 1, p. 35) la
raison de la raison . Ce logos nest pas une facult
particulire ou une forme quelconque de la pense mais
mouvement et substance de la pense, mouvement de la
substance-pense, acte-principe conduisant du Je au Soi,
du sujet lintersubjectivit, de ltre lEtre.
Dans le chapitre prcdent nous avons abord le
logos abellien partir de sa dimension rationnelle et
gntique, nous voudrions maintenant le saisir sous son
aspect substantiel. Dans ce dernier cas il se prsente
comme le Verbe gnostique constitutif de lHomme
intrieur , autre nom utilis par Abellio pour dsigner
le sujet transcendantal. Abellio nomme ce Verbe
Sens . Selon cette perspective, ce Sens se prsente
comme le germe toujours fconder en mme temps
que le fruit ultime de la gnose, comme ce qui exhausse
lHomme et le Monde mais aussi ce dans quoi se fond la
conscience transcendantale. Ce Sens nest pas une
production du Moi empirique, du sujet formel et
anonyme ou de lhomme dsincarn mais luvre
autoconstituante du sujet transcendantal. Lexprience
du Sens, cela est apparu dans le chapitre prcdent, est
luvre et la finalit du seul sujet transcendantal, non
celles de lHomme en gnral, ni celles de cet
individu apparu avec la Modernit, ni celles de ltre

184

ERIC COULON

psychosocial et juridique, ni, enfin, celles de cet


Homme qutudient et modlisent les sciences
humaines ainsi que certaines sciences exactes .
Cette exprience est une exprience personnelle
qualifie et qualifiante, non substituable, asociale et
extramondaine. Si ce Sens est le fruit dun devenir
intrieur, il est lui-mme une ralit en devenir. Le Je
devient Sens parce que le Sens sindividualise
dans et par le sujet transcendantal. Anticipant sur la
prsentation de lontologie abellienne, nous dirons que
le Verbe gnostique renvoie et dvoile la dimension de
ltre cause-de-soi . Le Verbe gnostique est lacteprincipe par lequel sont possibles laccession et la
participation la Prsence suprme. Il est mdiation
entre la multiplicit extrieure, indfinie et opaque des
mots que nous inventons et le Substantif absolu et
unique qui, la fin, nous identifiera et auquel nous nous
identifierons. Par et en lui la science extrieure et
substantivise se trouve en nous substantialise et
devient ds lors connaissance ; le Verbe se fait chair.
Ainsi pos et vcu, il apparat que ce Sens nest pas
de lordre du constatable-par-tous ou de
lexprimable-par-tous , comme dirait Abellio, car il
relve du pouvoir intime et personnel de constitution38.
Ainsi sexplique quen et par lui le singulier et
luniversel, loin de sexclure, concident. En effet, dans
la gnose abellienne, plus je muniversalise plus je me
singularise et plus je me singularise plus je
muniversalise. Cela signifie que la mise en uvre du
Verbe gnostique, du Sens , est conditionne la fois
par la sortie hors du champ de lattitude naturelle, ce
champ dans le cadre et les normes duquel est
38

Voir prcdent.
185

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

prisonnire la conscience de la majorit des tres


humains, et par la conversion au champ transcendantal
de la conscience. Quant lpoch elle nest possible
que par le jaillissement - et donc la prsence sousjacente - soudain et imprvisible de la conscience
universelle et son retour sur elle-mme. Dans la gnose
abellienne luniversel nest pas une forme vide, le
prtexte ou la couverture dun quelconque
dogmatisme ou totalitarisme ; de son ct laffirmation
du singulier ny est pas lapologie du relativisme ou de
lindividualisme. Lexprience du Sens saccomplit
hors du champ historique et demeure trangre sans
pour autant nier leur ncessit sur un certain plan
aux codes et aux valeurs qui prennent leur source dans
le champ social, que celui-ci proclame et qui le
structurent. Paradoxalement, si lHomme intrieur se
tient et uvre loin des modalits qui dterminent et
servent dhorizon lexprience commune sest afin de
retrouver et de parachever ce qui est le plus
essentiellement commun tous. Paradoxalement
encore, cest ce que nous partageons tous
essentiellement et profondment qui est le plus difficile
faire partager. Autrement dit, accomplir le Verbe
gnostique cest faire lpreuve - au sens de vivre et de
sengager dans la voie initiatique dune ralisation
particulire - dun nouveau rapport de la conscience
personnelle avec elle-mme et dun nouveau rapport de
cette conscience avec les autres consciences. Dun ct
faire que le Verbe soit en et par soi, de lautre porter
tmoignage de celui-ci, le transmettre et communier
avec autrui.
Insistons encore une fois et prcisons les choses
afin dviter les malentendus et dindiquer ce

186

ERIC COULON

quimplique pour le Je , selon Abellio, cet avnement


du Verbe gnostique, et ce dans la perspective dune
unification avec soi-mme et avec autrui. Ce dont il faut
prendre conscience cest que lpreuve intime et
personnelle du Sens ouvre et se trouve
irrmdiablement confronte une triple transcendance
assimilable pour le Je un triple enjeu : du
ct de lintriorit du sujet dabord, cest la
transcendance du Soi, qui appelle laccomplissement
de lintersubjectivit absolue ; ensuite, dans la
perspective dune communication de ce Sens , cest,
dune part, la transcendance de ce dernier par rapport
aux signes, ce qui oblige le Je dcouvrir ou
produire le signe qui soit au mieux un concentr de
ce Sens , et, dautre part, la transcendance dautrui, de
lautre Je par rapport au Je faisant cette preuve
du Sens , ce qui pose le problme de la dcouverte et
de la mise en uvre du vecteur de communication
particulier permettant une transmission adquate de ce
Sens en mme temps que du contexte gnostique
dans lequel il est gnr. Ces trois transcendances
renvoient donc aux deux domaines respectifs de la
communion dans et par le Sens et de la
communication de ce mme Sens . Cest ainsi
quAbellio qualifie ces deux modes dtre dtermins
par lexprience du Sens . Lun et lautre sont, bien
entendu, dialectiquement lis. Ce sont eux qui nous
intressent ici. Nous allons voir que la communion
engendre, chez lHomme intrieur, ce quAbellio
nomme une vision prophtique , et que la
communication et avec autrui passe par une rflexion
sur les symboles et les idogrammes dune part, sur les
trois modes de transmission de la connaissance que sont

187

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

lenseignement, lexemple et linfluence dautre part.


Communion : le Verbe prophtique
Dans son dernier ouvrage (M.N.G., p. 82),
Abellio dclare : Toute connaissance confine [] dans
une sagesse et un prophtisme. Si ce dont il est
question dans cette proposition, savoir la
connaissance, est introduit sous un mode apparemment
indfini, ce quil faut pourtant rellement comprendre et
qui demeure sous-entendu par lauteur de ces mots cest
quil nest pas fait ici rfrence nimporte quel type de
connaissance mais seulement celle qui mrite un tel
substantif et qui rpond la dfinition gnostique quen
donne Abellio lui-mme : lactivit vcue, rflexive,
oprative et transfigurante du Moi transcendantal dans
son rapport simultan avec les concepts et les choses.
(M. N. G, p. 46) La gnose abellienne est
laccomplissement et la systmatisation dune telle
activit . Nous pouvons par consquent admettre que
la gnose abellienne, parce quelle rpond cette
dfinition, confine [] dans une sagesse et un
prophtisme. Toutefois, prise telle quelle, en ellemme et sans plus de prcisions, cette nouvelle
caractrisation de la gnose abellienne peut prter
confusion, induire en erreur ou susciter une franche
incomprhension. Aussi, afin dviter quune telle
formulation ne provoque de tels effets, il nous faut sans
dlai apporter quelques prcisions. Tout dabord il ne
faudrait pas croire quune telle association des notions
de sagesse et de prophtisme et leur application
conjointe une mme conduite spirituelle soit, de la
188

ERIC COULON

part dAbellio, la marque dun retour , dune reprise ou


dune actualisation quelconque de lantique spiritualit
hbraque dont porte tmoignage lAncien Testament.
Quant la figure de Jsus-Christ et aux manifestations
de sagesse et de prophtisme que lui attribue le
Nouveau Testament, si elles intressent fortement et
profondment Abellio, si celui-ci y fait souvent
rfrence cest plus parce quelles tmoignent de
lincarnation dun Principe universel consacrant une
Nouvelle Alliance de lHomme avec Dieu quen tant
quexpressions de la culture judaque. Dun autre ct,
mettre en vidence, chez un mme tre, la coexistence
positive dune conduite empreinte de sagesse et dun
esprit de prophtie peut tre considr par certains
comme une affirmation contradictoire et absurde, en
tout cas sans fondements. Cest navoir dans ce cas
quune vision restrictive et exclusive de lune et de
lautre notions et ne concevoir ltre que sur le mode
identitaire le plus despotique et le plus rigide, et donc le
plus strile. Dans la perspective gnostique dAbellio, o
la forme logique minente est la dialectique ascendante
(la corrlation gntique des contraires), la sagesse
est source de prophtisme et le prophtisme est
lun des couronnements de la sagesse . Lune est le
fondant ( simultanment participe prsent des verbes
fondre et fonder) de lautre et vice versa. Nous pouvons
par consquent parler, dans le cas de la gnose
abellienne, dune sagesse prophtique et dun sage prophtisme.
Dautre part, le prophtisme ici dsign ne soppose pas
et ne peut tre oppos la raison et qualifi alors
dirrationnel absolu, et ce pour la simple raison quil
nexiste et ne se manifeste quen tant quil est une
manation de ce quAbellio appelle la raison de la

189

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

raison , autrement dit le Sens . Enfin, il faut bien


reconnatre que si la sagesse est gnralement
associe, dans lhistoire des ides, et mme si lpoque
moderne et contemporaine a eu plutt tendance, dans
sa conception et sa pratique de la philosophie, laisser
de ct cette essentielle et constitutive dimension de la
dite philosophie, la notion de connaissance , le
prophtisme est, lui, considr bien souvent comme
un phnomne relevant non de la connaissance mais
de la religion, de la spiritualit, de lsotrisme ou mme
de loccultisme. Cest, l encore, faire preuve dun esprit
de classification et de catgorisation triqu et sclros,
foncirement rducteur et arbitraire. Prcisons que cest
ici la conception et le vcu gnostiques de la
connaissance qui sont lorigine du prophtisme
conu au sens abellien du terme et quil ne sest pas agit
pour Abellio dintgrer la gnose et de lui imposer une
conception toute faite, et gnralement admise, du
prophtisme. Comme la sagesse, il est un prophtisme
inhrent la conduite gnostique.
Ayant dj trait, de faon prcise ou diffuse, de la
nature de la sagesse dans la gnose abellienne, nous
allons dans ce paragraphe concentrer notre attention sur
la nature du prophtisme tel quil se prsente dans la
pense dAbellio. Mais tout dabord, afin de cerner et de
diffrencier au mieux notre sujet, le prophtisme
tant une ralit aux multiples visages et enjeux, nous
nous proposons de rassembler et de classer cette
diversit sous trois grands axes reprsentant chacun une
tendance limite et se caractrisant chacun par
lorientation, le statut et ltat particuliers de la
conscience quils impliquent :
- en premier lieu un prophtisme de nature biblique

190

ERIC COULON

ou, plus gnralement, religieuse pour lequel la


parole prophtique nest possible quen raison de
lexistence dun Dieu lgislateur transcendant
imposant de lextrieur au prophte, considr alors
comme lu , et ce par lintermdiaire de ce que
lon nomme inspiration ou rvlation , son
Esprit, sa Loi ou son Verbe, le pro-phte devenant
alors ce mdium parlant au nom de ce Dieu et
transmettant aux hommes sa Parole ;
ensuite un prophtisme de nature historique et
socio-politique (un prophtisme scularis , pour
reprendre un terme de Julien Freund) inspir par
lenchanement temporel des faits, des vnements
et des situations, enchanement dtermin en
quelque sorte par un ordre matriel transcendant et
considr comme le domaine objectif par
excellence o se rvle et se joue essentiellement le
drame de lexistence humaine. Dans ce type de
prophtisme le prophte se fait le hraut de ce
drame et de ses nombreux pisodes, sa parole
prenant la forme de la pr-diction, voire mme
parfois de la prdication. Cest dans ce cas le destin
et lavenir collectifs des hommes qui importe.
Enfin, un prophtisme de nature mtaphysique,
aboutissement intrieur personnel de la mise en
uvre corrlative dun travail mthodique de la
raison et dune intuition suprasensible. Quon la
nomme Vrit ou Sens la matire do jaillit et dont
se nourrit ce prophtisme est labsolu Prsence ou la
prsence de lAbsolu. Le prophte est ici ltre
converti au mystre de la Loi de lEtre, un tre de
connaissance en et par qui advient luniverselle clart
et qui, rempli delle mais aussi fondu en elle et fond

191

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

par elle, possde la science des justes limites et


articulations.
Le prophtisme abellien relve essentiellement de
cette troisime forme de prophtisme. Pour autant,
nous allons voir que ce prophtisme mtaphysique
manant de la gnose abellienne, et quAbellio qualifie de
transcendantal , nexclut pas de son contexte les
notions de Dieu et d Histoire . Mais auparavant
tchons de mettre en vidence ce qui le distingue des
deux autres prophtismes. Ce qui est commun ces
derniers, caractristique que soulignent nombre de
chercheurs et de spcialistes, cest que leur apparition
concide trs souvent avec une situation de crise sociopolitique et culturelle, ce qui, au fond, na rien de
surprenant lorsquon sait que les prophties qui en
manent sadressent, par lintermdiaire du prophte,
une communaut sociale particulire, une civilisation,
quelquefois mme lhumanit entire, et ce afin de leur
annoncer soit les conditions de leur salut soit les causes
et les effets de leur dclin et de leur crise actuelle.
Asocial et extra-mondain de par son origine, sa nature
et ses enjeux, le prophtisme abellien implique avant
tout et surtout lindividu, son tre et son existence. Le
prophte ny est pas un mdiateur entre Dieu et la
communaut des hommes mais entre le Je et le Soi,
entre le singulier et luniversel, entre lobscurit et la
clart, entre lopacit et la transparence. Autrement dit,
si ce prophtisme doit dpendre dune crise, cest
uniquement de celle qui met en jeu ltre mme de
lindividu, une crise ontogntique qui fait sortir cet
individu de son identification nave un groupe
socioculturel quelconque, ses reprsentations, ses
codes, ses rites et ses valeurs, une crise qui le fait

192

ERIC COULON

entrer en lui-mme et retrouver le vrai sens et la


vritable origine du monde et de lui-mme. Le
prophtisme abellien est, de bout en bout, une preuve
personnelle qui ne dpend nullement, pour advenir et
avoir lieu, dun type spcifique dorganisation sociale ni
dune modalit particulire de la vie des hommes en
socit. De plus, il ne dbouche jamais sur une parole
de nature entropique, il nexige aucun moment que ce
qui est vu et saisi soit transmis la collectivit
indiffrencie des hommes. Le prophte gnostique nest
dj plus depuis longtemps un tre social. De ce fait,
lexprience dun tel prophtisme, plus discrte et
plus intime , peut trs bien demeurer historiquement
et socialement invisible, et ce mme si elle laisse des
traces et des tmoignages delle-mme. Finalement,
pour ltre en qui sactualise un tel prophtisme, la seule
communaut essentielle et vitale est la communaut
gnostique (Abellio), cest--dire celle qui se constitue
par la communion des consciences transcendantales
dans le Sens. Prcisons toutefois que lorsque nous
mentionnons le fait que les deux premiers prophtismes
se manifestent gnralement en priode de crise
socioculturelle, nous ne voulons mettre en vidence
aucune relation de cause effet mais simplement un
facteur commun important et rcurrent de leur
contexte. Quelle que soit la forme de prophtisme que
nous privilgions, aborder la question de son origine en
terme de causalit est une attitude absurde et nave. On
peut par contre sinterroger sur la part dinitiative qui
revient lindividu se faisant, ou devenant, prophte. Et
dans ce cas sil est difficile de se prononcer en ce qui
concerne le prophtisme historique et socio-politique,
on peut par contre affirmer que pour le prophtisme

193

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

religieux cette part est absolument nulle, la totalit de


linitiative, si nous pouvons parler ainsi, revenant Dieu
lui-mme. Il y a ici similitude avec le processus par
lequel Dieu accorde un individu la grce. Dans le
prophtisme abellien lexistant ne devient pas non plus
prophte de par sa propre initiative. Si la prophtie est
possible cest parce quun changement antrieur est
intervenu chez lexistant en question, un changement
brusque et soudain, inattendu, un changement qui ne
doit rien la volont, la persistance dune intention
psychologique ou un quelconque effort conscient. La
ressemblance avec le prophtisme religieux nest
pourtant quapparente. Il y a en effet entre ces deux
prophtismes une diffrence de taille : lordre
chronologique de succession entre le changement qui
intervient chez lindividu et lavnement de la parole
prophtique est strictement invers de lun lautre.
Dans le prophtisme religieux cest lexprience
prophtique (ltre habit par la Parole de Dieu) qui
entrane une transformation spirituelle de lindividu
(conversion et obissance cette Parole, mission divine,
connaissance de Dieu). Dans le prophtisme abellien
cest une transformation radicale du rapport de
lindividu lui-mme et au monde (lpoch et la
rduction transcendantale) qui, bien conduite, fait natre
lexprience prophtique (la vision-vcue du Sens).
Toujours dans ce rapport la transformation de
lindividu, si le prophtisme est, dans les religions,
originaire, il devient, dans la gnose abellienne, terminal.
Initiateur - et non pas initiatique - dans les premires, il
est vcu comme aboutissement dans la seconde.
Deux autres facteurs caractristiques des deux
premires formes de prophtisme ne se rencontrent pas

194

ERIC COULON

dans le prophtisme abellien. Ils lui sont mme


radicalement trangers. Lun et lautre de ces deux
facteurs sont intimement lis. Nous commencerons par
ce que nous qualifions du nom dalination . Quil
sagisse du prophtisme religieux ou du prophtisme
historique et socio-politique, dans lun comme dans
lautre cas la conscience est en effet aline une ralit
qui la transcende et aux dterminations de laquelle elle
doit se soumettre. Dans le premier, cette ralit se
nomme Dieu , dans le second Histoire ,
Collectif ou mme Esprit . Cette alination est
pose comme ncessaire afin, dune part, que cette
Ralit, Puissance des puissances, Ncessit des
ncessits, puisse se manifester ltre humain, et,
dautre part, que saccomplisse dans le monde la Loi ou
le processus quelle implique. Dans ces deux cas la
conscience na pas pour destine laccession la pleine
conscience de soi mais est conue comme le lieu o
lAutre, lAu-del, la Transcendance se rvlent
lhumanit et lui rvlent sa condition : tre au monde
pour servir leurs desseins, quils soient dchiffrables ou
non. Luniversel est en quelque sorte ici une force qui
simpose de lextrieur la conscience et la fait sortir
delle-mme. Bien que ports par un dsir dunit et
hants par limage de la fusion, ces prophtismes ne
cessent pourtant de maintenir de scandaleux dualismes entre le monde et la conscience, entre la conscience et
luniversel. La conscience ny est pas la mdiation en et
par laquelle sopre effectivement et concrtement
lunification de ltre, condition premire et source du
prophtisme abellien, mais cet tre-pour-soi ne
concevant laccs lunit quau travers de sa propre
abolition, condition inluctable de sa rconciliation avec

195

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ltre-en-soi. Cette rconciliation est, par cette voie,


malheureusement impossible, et ce dautant plus que
dans ces prophtismes le Moi ne devient pas sujet
universel mais se maintient comme Moi habit par
lAutre, la Transcendance. Dans ces prophtismes
lunit nest que reprsentation et non prsence.
Lalination qui y est reconnue cache en fait la vritable
alination de la conscience, cest--dire lalination
comme dimension ngative par laquelle la conscience,
ne pouvant accder lessence mme de la subjectivit,
sa propre essence, cest--dire la conscience
universelle constituante qui est la cl du prophtisme
abellien, senferme dans un monde de reprsentations,
celles-ci renvoyant autant dobjectivits, Dieu ou
l Histoire reprsentant alors, selon les cas, la
suprme objectivit garante du sens et de lunit de ce
monde. Ces prophtismes se fondent sur et ne font
quentriner le clivage entre monde intrieur et monde
extrieur, objectivit et subjectivit, clivage qui simpose
spontanment la conscience - il est, selon nous, un
effet de ce que Husserl nomme la puissance du common
sense - et que celle-ci ne thmatise et ne remet en
question que trs rarement. Plus grave encore, ces
prophtismes sont trs souvent source dentropie, la
parole prophtique devant tre entendue du plus grand
nombre. Nous avons vu que le prophtisme abellien ne
sacrifie pas cette dernire exigence.
Existant en corrlation avec le premier facteur quest
lalination, le second facteur qui nous intresse ici est la
passivit. Alination et passivit caractrisent ensemble
ltat de la conscience que lon rencontre dans les deux
formes, religieuse et historique, de prophtisme que
nous opposons au prophtisme abellien. Les

196

ERIC COULON

manifestations associes ce second facteur sont


apparues delles-mmes dans la prsentation que nous
venons de faire de lalination. Les manifestations de
lune sont en fait insparables des manifestations de
lautre. Il y a passivit parce quil y a alination. Il y a
alination parce quil y a passivit. Mais l encore il faut
distinguer entre la passivit dordre ontique, dont le
prophtisme
religieux
constate
lui-mme
la
manifestation chez le prophte, dailleurs nomm celui
qui a t appel , prophte qui, seulement par la suite,
devient actif et est alors appel celui qui annonce , de
la passivit comme mode dtre permanent de la
conscience aline. La conscience passive est la
conscience qui, demeurant au stade de lattitude
naturelle , cette pente naturelle, centrifuge de la vie
comme la qualifie Eugen Fink, entretient un rapport
objectiviste soi et au monde, se maintient dans loubli
de soi en tant que conscience donatrice de sens et
constitutive des formes et tombe sous lemprise dun
monde de choses et dhypostases. Ltre humain sy
prsente uniquement comme objet dans le monde
voluant, mme titre privilgi, parmi ces choses ; il
ny est pas vu ni vcu aussi39 comme sujet pour le
monde. Dans les prophtismes religieux et historiques la
conscience passive, incapable de devenir, par la mise en
uvre dune ontogense transcendantale, cet Esprit du
monde identifiable au Verbe gnostique, nest que le site
dapparition et de prsentation dun Esprit du monde
qui la transcende absolument et qui ne sincarne jamais
vraiment en elle. Actes et paroles ny sont pas les fruits
spontans - une spontanit quAbellio qualifie de
La coexistence de ces deux modes dtre, Husserl la nomme
Le paradoxe de la subjectivit humaine .
39

197

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

seconde - de la co-naissance et de la communion de


lHomme et du Monde dans le Sens mais les suites
dune soumission formelle des commandements ou
un processus. Le prophtisme abellien est la
consquence dun vritable effort de connaissance,
laboutissement dun travail soutenu et rigoureux de
mise en structure et de reconstitution intrieure de
lpars, du non reli et de lanecdotique dans lunit et la
lumire transfigurante du Sens
Un nouveau prophtisme , cest lexpression
utilise par Abellio pour nommer ce prophtisme
rsultant de son exprience gnostique. Une telle
expression ne doit pourtant pas, une fois de plus,
donner penser que le prophtisme abellien sinscrit
dans le processus de rupture et de continuit qui
caractrise le prophtisme biblique. Le prophtisme
abellien est radicalement un nouveau prophtisme ,
un prophtisme inou et indit. Si, sous cette expression,
Abellio dsigna tout dabord40 une manifestation
mondaine, socio-politique, de la spiritualit, sa
rencontre avec la phnomnologie husserlienne et le
structuralisme lamena considrer par la suite, ds
Dans son premier essai, paru en 1950 et intitul Vers un nouveau
prophtisme, essai sur le rle politique du sacr et la situation de Lucifer dans
le monde moderne, Abellio dfinissait ainsi ce nouveau
prophtisme : la projection infrieure de la spiritualit dans le
social, la forme militante, visible et mme spectaculaire, donc en
quelque sorte dgrade, quelle va prendre notre poque. Cette
perspective socio-politique suppose dj fortement, mme si cela
napparat jamais explicitement dans cette uvre, une conception
transcendantale et mtaphysique du prophtisme. Lemploi de
ladjectif dgrade nous assure de la lucidit dAbellio et nous
laisse penser quil y a dj pour lui un lieu et une expression plus
authentiques pour lexprience spirituelle.

40

198

ERIC COULON

Assomption de lEurope, ce nouveau prophtisme


comme une exprience extra-mondaine, exprience
rattache une dimension singulire de ltre humain (le
sujet transcendantal), et exclusivement personnelle. La
spiritualit retrouvait ainsi toute sa nature dexprience
universelle. Ce nouveau prophtisme fut ds lors
affirm par lui comme une activit vcue propre
lhomme intrieur (D. R. A., p. 47), cest--dire au
sujet transcendantal pleinement constitu et constituant.
Nous avons soulign plus haut que cette exprience
prophtique, tout en se distinguant des prophtismes de
nature religieuse ou historique, nlude ni nabolit pour
autant ces deux dimensions. Le prophte gnostique ne
nglige ni la question et lpreuve de Dieu ni la question
et lpreuve de lHistoire. Simplement, Dieu comme
lHistoire reoivent une toute autre signification et une
toute autre porte lorsquils sont apprhends depuis le
champ transcendantal par la conscience de lhomme
intrieur. Dieu ny est plus lEtre absolu - cest la
dit , notion emprunte par Abellio Matre
Eckhart, qui hrite de cet attribut et de cette dignit
ontologique suprme - mais seulement le Pre,
manifestation intra-mondaine rattache structurellement
la Mre ; quant lHistoire, banc dpreuve de la
conscience (M. N. G., p. 267), elle nest plus
considre comme le domaine objectif imposant du
dehors lindividu, au travers dun ordre transcendant
et dune flche du temps irrversible, une quelconque
finalit sociale. Le prophte gnostique se plaant sur un
plan transhistorique , il constitue ce quAbellio
nomme indiffremment une mtahistoire , une
histoire transcendantale ou une histoire invisible .
Les faits sy trouvent transfigurs par et dans la vision

199

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ternelle du Sens. Cette vision, prophtique donc,


sactualise aussi bien sur le plan de la phylogense que
sur celui de lontogense. Pour Abellio la gense des
civilisations possde la mme structure (absolue) et la
mme logique (transcendantale), est rythme par les
mmes
tapes
( conception ,
naissance ,
baptme et communion ) que la gense des
individus ; la connaissance du sens et de larticulation de
lune et de lautre mobilise chez le gnostique le mme
pouvoir de constitution, savoir la fonction
dhistorialisation . Nous laisserons de ct dans cet
ouvrage la question de la phylogense et la faon dont
elle est aborde et traite par Abellio41 pour nous
concentrer sur ce que signifie et implique cette vision
prophtique dans la perspective ontogntique. Nous
voulons seulement faire remarquer que lorsquAbellio
parle de dterminisme divin cest plus la
conception spinoziste de la Substance et son rapport
ses Attributs et ses modes quil faut penser quau Dieu
leibnizien et lharmonie prtablie qui lui est
associe.
Comment faut-il donc comprendre le rapport
existant entre lontogense au sens gnostique, et non
psychologique ou social, du terme et lexprience
prophtique ? Au fond, la cl de la gnose abellienne se
trouve contenue dans lidentification et la
comprhension de cette ontogense dont nous avons
vu, dans le chapitre prcdent, quelle a pour Loi
41 Concernant les analyses et les dveloppements transhistoriques
et gopolitiques oprs par Abellio, se reporter surtout : S. A.,
chapitres. XXII, XXIII et XXIV ; confrence Gnalogie et
transfiguration de lOccident dans P. G., p. 187 ; M. N. G., chap.
V.

200

ERIC COULON

fondamentale la dialectique ascendante. Lontogense, la


gense de ltre-sujet, et non de ltant-homme, devient
un certain stade de son volution gense du Verbe
gnostique, du Sens. En effet, grce la mise en uvre
du couple rduction-intgration et au pouvoir
dintensification de la conscience qui laccompagne, ce
que nous avons appel lEsprit du monde devient ds
lors lEsprit du sujet transcendantal, de lHomme
intrieur. Le Verbe, ou le Sens, nest rien dautre que le
devenir transparent et intrieur de cet Esprit du monde
qui nous enveloppe dabord de faon obscure et
extrieure. Ce devenir est la marque en mme temps
que laccomplissement dune Nouvelle Alliance, dune
unification toujours plus claire et clairante de ltre.
Cest alors partir de ce stade que se manifeste le
prophtisme abellien. Il est la vision-vcue de la gense
de ce Sens mais aussi la comprhension soudaine du
sens et de la finalit de lontogense. Si, dans ce cas, la
vision du prophte peut tre nomme vision-vcue
ce nest pas pour dsigner un type particulier de
comportement dans lequel les actes et les pratiques
mondains de celui-ci seraient absolument dtermins
par, et, par consquent, rsulteraient de, la nature
signifiante de ce qui aurait t vu et compris, mais cest
en raison de lexistence, dans lexprience gnostique, de
ce que nous avons appel, dans le paragraphe intitul
Gnose et mystique, : une double transcendance , celle-ci
mettant simultanment en jeu une assomption et une
incarnation. Dans la gnose abellienne il ny a de
prophte, et donc de prophtie, que parce quil y a
auparavant
conversion et
mise en
uvre
transcendantale dune nouvelle rationalit, dont la
double transcendance est le produit rcurrent.

201

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Encore une fois, le prophtisme est ici un


aboutissement. Cest en effet de ces deux conditions,
qui manifestent ensemble ce quAbellio appelle la
seconde naissance , qumerge la vision-vcue du
Verbe. Parler damplification et dintensification de la
vision-vcue, de transfiguration du monde, dadvenir en
pleine clart et unit du Verbe ou du Sens cest au fond
chaque fois la mme chose qui est dsigne et cest
chaque fois le mme niveau de lontogense qui
sactualise : la communion .
La question se pose alors de savoir avec plus de
prcision comment sopre et quel est le contenu
spcifique de la prophtie. Si, comme pour les autres
formes de prophtisme, il est impossible de comprendre
vraiment le prophtisme abellien sans savoir ce quil
implique quant la question et au vcu du temps et de
la temporalit, il est de plus important de prendre
conscience que dans la perspective de la gnose
abellienne les termes de cette question et la nature de ce
vcu sont corrlatifs de lintriorisation dune triple
distinction dterminante et fondatrice : entre lordre et
le devenir mondains des faits et des vnements dune
part et lordre et le devenir transcendantaux du Sens
dautre part ; entre lactivit constituante dune part et ce
qui est pos comme objectif dautre part ; entre
lhomme extrieur (le Moi naturel) dune part et
lHomme intrieur (le sujet transcendantal) dautre part.
Au stade de la communion , qui est donc celui de la
pleine constitution transcendantale et de la vision-vcue
du Sens, les notions de faits , d vnements ,
d Histoire , de transcendance absolue et
d objectivit
svanouissent
comme
autant

202

ERIC COULON

darbitraires et illusoires hypostases42. Par la mise en


uvre de la Loi, qui est en mme temps activation
hroque du liant absolu et reconstitution intrieure
de la trame vivante, englobante et sans couture de
ltre, la conscience sveille la vision universelle. Dans
le prophtisme abellien, la vision-vcue du prophte,
connaissant
et
prouvant
ltre
comme
interdpendance universelle et intersubjectivit
absolue , sait que toute sparation que nous savons
maintenant tre une vritable dchirure impose sa
trame est soit la marque dune persistante navet soit la
consquence dune ncessit dordre existentiel,
pragmatique ou gnosologique. La vision-vcue
prophtique dralise et surralise 43 les faits et les
choses en les fondant (fondre et fonder) dans et par le
Verbe gnostique, le Sens. Ds lors, il nest plus question
de lien causal, denchanement linaire, dvolution ou
de progression irrversibles. Le temps, comme flche,
comme mesure de la dure ou comme forme, est
Il nous faut ici, afin de rester fidle la pense dAbellio,
introduire une prcision : si pour le prophte gnostique les faits
et les vnements perdent effectivement le caractre
d objectivit qui leur est associ dans lattitude naturelle, il nen
demeure pas moins que celui-ci, contrairement au sage, continue
entretenir un rapport particulier avec eux. Le prophte relativise
les vnements ; le sage vit au-del de tout vnement , de
toute situation . Le sage est en quelque sorte le dernier niveau,
le point daboutissement du processus dintensification. Le sage
est silence et immobilit. Le prophte vise, voit et prononce la
fin des temps , sa finalit et son terme ; le sage idal vit dj
cette fin et son au-del. Ainsi, le romancier, le romancier
mtaphysique bien entendu, incarne parfaitement, pour Abellio, la
position et la posture du prophte.
43 Ces termes se trouveront prciss dans la troisime partie au
paragraphe intitul Le couronnement gnostique.
42

203

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

suspendu ; si devenir il y a ce nest plus sous la forme


dune succession d vnements quil faut lentendre,
que cette succession soit dtermine ou non par une
finalit de nature transcendante, mais en tant
quaccomplissement ontologique. Ce nest donc plus
lavenir quannonce le prophte gnostique ; il est celui
qui vit et exprime ladvenir de la clart et de lunit de la
totalit. Le prophte accde ainsi, par del le temps
suspendu, un ternel prsent (Abellio), le
prsent mme de la Prsence en laquelle tout tre et
toute chose sont prsents comme tels. Le prophte
gnostique vit alors chaque instant de son existence
comme le moment dune participation infinie la
Prsence devenant transparente et vivante. Cest tout le
sens et lenjeu de la communion . Tous les
vnements vcus jusque l par lhomme devenu
prophte gnostique ne sont plus considrs comme
autant de situations irrelies et indpendantes mais se
trouvent soudain, par cette illumination qui couronne et
accompagne la monte de la connaissance, ordonns et
unifis, ils sont r-intgrs dans le champ des
connexions infinies qui constitue la trame de ltre, et y
trouvent par consquent leur sens vritable. Ceci
marque ltape de la seconde naissance qui est aussi,
simultanment, avnement de ce quAbellio nomme la
seconde mmoire . En et par cette dernire non
seulement le pass sclaire et reoit son sens dfinitif
mais, par cette participation consciente luniversel,
cest aussi le prsent et mme lavenir qui, dsormais,
sont jamais connus dans leur valence et leur
orientation propres. Le prophte ne sera plus surpris,
troubl ni dsaronn par ce qui arrivera car tout
vnement est dores et dj pour lui compris dans et

204

ERIC COULON

par sa vision-vcue du Verbe, du Sens. A la limite,


pass, prsent et avenir perdent pour le prophte toute
leur valeur, leur autonomie et leur rsonance affective.
Mais il est vrai, faut-il le rappeler, quil nest plus
question ce moment du Moi naturel mais de lHomme
intrieur. Il ne faudrait pourtant pas croire que le sens
global de son existence soit donn sans effort au
prophte ; ce sens est en fait le produit de cette
fonction dhistorialisation qui, manant de la
seconde mmoire , universalise notre histoire et la
rvle elle-mme comme ontogense. Nous
voudrions, avant den terminer avec ce thme, rajouter
deux choses. La premire est que cette fonction
dhistorialisation , consquence de la naissance de ltre
humain luniversel et manifestation de la connaissance
de luniversel, si elle est source de clart est aussi
lorigine dun rel pouvoir-tre, dune concrte matrise
de soi ; dautre part si cette fonction est aussi
oprante en ce qui concerne le champ phylogntique,
cest surtout parce que la phylogense est une
expression particulire dune ontogense plus
englobante. Les propos dAbellio qui suivent insistent
sur ce dernier point et nous semblent pouvoir servir de
conclusion ce paragraphe :
La phnomnologie ne peut ds lors concevoir lvolution
que sous la forme dune ontogense universelle, ralisant le
dpliement et la r-intgration instantans et ternels dune
intelligence elle-mme universelle, la fois une et globale,
cest--dire transcendantale et prsente dans toutes les parties
de lunivers, ce qui revient la dire immanente, et la
phylogense est videmment englobe dans cette ontogense
unique (S. A., p. 255).

205

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Communication : Le Verbe et les signes


Tout en ntant pas soumis la ncessit de
devoir se tourner du ct du peuple, du collectif, pour
lui faire part de ce qui se rvle dans le Verbe gnostique,
ncessit dont lexistence serait une vidente absurdit
puisquelle impliquerait que ce qui relve de lintensit,
cest--dire de lindividualisation ou de la spcification
qualitative de la conscience, soit assimilable et par ce
qui est de lordre de lampleur, autrement dit ce qui est
soumis luniformisation et la banalisation par
lentropie, ntant donc pas li cette ncessit lhomme
de connaissance et prophte est nanmoins confront
la question de savoir comment oprer, et par quels
moyens, pour rendre compte de son exprience
prophtique. Rendre compte signifie ici aussi bien
voquer les conditions dexistence, les principes et les
implications personnelles dune telle exprience que
transmettre et dvoiler le message universel saisi par la
vision-vcue du prophte. Lexprience du Logos,
puisque cest toujours delle dont il sagit, est ici prise en
compte dans la perspective de ce que nous pouvons
appeler, malgr lutilisation rductrice et abusive qui est
faite aujourdhui de ce terme, la communication .
Lenjeu pour le gnostique est alors de communiquer son
exprience de luniversel. Ayant pris conscience du fait
que la vision, dans lexprience prophtique, est
intimement lie un vcu personnel, cest--dire la
fois fonde par et fondant celui-ci, il devient vident
que la communication de cette vision-vcue se heurte
aux et pose le problme des limites inhrentes au
langage. La question est alors celle-ci : comment faire
206

ERIC COULON

que par del les singularits que reprsentent au premier


abord le champ et le niveau dexprience de chaque
conscience individuelle mais aussi par del les
contingences mondaines, il y ait vritablement une
effective et concrte transmission et mise en commun
de luniversel ? Cest ainsi le problme de la
communication entre les consciences, au sens que nous
venons de lui donner, qui, au travers de cette question,
est mis en vidence, problme qui simposa Abellio,
en raction contre Sartre, comme un dfi spirituel
fondateur. Nous avons vu aussi que lexprience par
laquelle la conscience semplit de luniversel et
sintensifie indfiniment jusqu la Prsence est qualifie
par Abellio d intuition , terme qui dsigne
habituellement un phnomne difficilement exprimable.
Cest donc aussi la question fondamentale du langage
qui fait surface et qui hante cette problmatique : quelle
forme de langage et, par consquent, quels signes
doivent tre mobiliss et mis en uvre pour servir de
mdiation consquente une telle communication ?
Quel signifiant relatif peut-il tre mme de faire signe
adquatement vers ce signifi absolu quest le Sens ?
Soulignons, sil en est besoin, que ce nest pas lutilit
qui est en question dans cette preuve de la
communication entre les consciences mais la vrit.
Lun des supports possibles de cette
communication, lun des moyens privilgis pour
parvenir communiquer directement cette vrit est,
pour Abellio, le corps ; et le domaine, plus prcisment
le langage o ce corps est engag tout entier et au
travers duquel ltre humain peut faire lpreuve dcisive
de son incarnation cest lamour, lacte sexuel. Lamour,
cet art de la communication sans signes, est ce lieu o

207

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

lhomme de connaissance explore la distance entre


lomniscience et lomnipotence , il est cette exprience
o sprouve la vision-vcue personnelle. En ce qui
concerne les modes de communication par signes, nous
avons vu que le roman est, pour Abellio, une forme
privilgie dexpression, forme qui surpasse mme, en
quelque sorte, lessai, qui, par nature, use principalement
des dimensions dmonstratives et discursives du langage
et est donc moins mme, selon Abellio, de provoquer
une conversion du lecteur. Mais le roman, comme
lessai, est dj ce que lon appelle un genre ; il met
en uvre, dans une articulation spcifique rpondant
des rgles dfinies plus ou moins contraignantes, un
ensemble de signes particuliers ; lun et lautre renvoient
ainsi un systme de signes dtermin qui se trouve tre
dterminant par les lois et les logiques qui le structurent.
Le roman et lessai sont ainsi des compositions
constitues de signes communs particuliers et
conventionnels qui obissent des codes diffrents
mais eux aussi conventionnels. Tout en tant
parfaitement conscient de la ncessit et de la valeur
respective de lun et de lautre, Abellio ne pouvait pas,
dans la perspective dune communication mdiate de
luniversel, ne pas transporter sa rflexion plus en
amont, en direction de la catgorie gnrale du signe, et
partir en qute dun signe dtermin qui soit le vecteur
appropri de cette communication. Il est remarquer
que la qute du signe susceptible dvoquer, dexprimer,
de dchiffrer ou de traduire au mieux le sens de notre
univers et de notre prsence au monde fut une
proccupation permanente des hommes, toutes les
poques. Si le signe linguistique parat avoir triomph en
Occident, notamment en raison de la dvalorisation

208

ERIC COULON

rcurrente dont a t victime limagination mais aussi du


fait de la prdominance accorde au concept et la
conceptualisation, le vingtime sicle, grce aux
recherches entreprises et aux travaux raliss par, entre
autres, Sigmund Freud, Carl Gustav Jung, Gaston
Bachelard, Henry Corbin, Mirca Eliade, Ernst Cassirer,
Andr breton, Roger Caillois et Gilbert Durand, a
redonn limage en gnral et au symbole en
particulier une valeur pistmologique et spirituelle
importante et leur a reconnu le pouvoir de manifester et
de rvler le sens et le fond des choses. Nous allons voir
que tout en ne rejetant pas limage et le symbole comme
tels mais en mettant en vidence les limites et les cueils
inhrents limagination et tout symbolisme, Abellio,
et cest ce qui en fait un penseur non seulement original
mais aussi et surtout exigeant, perspicace et
profondment lucide, leur a prfr un signe plus rare,
plus difficile daccs. Ce signe, connu sous le nom
d idogramme , Abellio la dcouvert au dtour de ces
explorations des diffrentes traditions sotriques et
spirituelles.
Lorsquil emploie le terme d idogramme
Abellio ne fait pas expressment rfrence aux signes de
lcriture chinoise mais il dsigne surtout par ce moyen
certains signifiants fondamentaux spcifiques qui
simposent chacun ses yeux non seulement comme la
cl de vote de la tradition dont il dpend mais aussi
comme le porteur dun message universel transcendant
toutes les traditions particulires. Ces idogrammes
ce sont, plus prcisment, la croix, reprsentant pour lui
un idogramme extrmement simple , la roue du
Zodiaque, la structure triangule de larbre des
Sphiroth de la Kabbale et les hexagrammes du Yi

209

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

King. A propos de ces deux derniers il prcise (P. G., p.


193) quils constituent la pierre dattouchement de la
nouvelle gnose , ce qui signifie que ltude
approfondie de leurs lments constitutifs met jour la
mme structure et la mme logique redcouvertes par
Abellio partir de sa dsoccultation de la Tradition ;
ils illustrent, vrifient et par consquent valident, selon
lui, cette nouvelle mthode quest la phnomnologie
gntique. Par ailleurs, les analyses que lon trouve dans
plusieurs de ces ouvrages et qui portent sur la valeur et
la porte de ces signes se prsentent toujours sous la
forme dune comparaison mettant en jeu les
idogrammes dun ct, limage, les symboles et les
mythes de lautre, mais aussi la nature des rapports
respectifs quentretient la conscience avec les premiers
et avec les seconds. Si Abellio a trs tt privilgi
lidogramme dans sa recherche du signe adquat cest
parce que celui-ci rpond, bien plus que limage ou le
symbole, cette exigence de rigueur et de clart qui
caractrise la voie hroque , exigence qui doit
accompagne, chez tout Homme de connaissance, cette
volont de rendre manifeste le Sens par les signes.
Quelles sont alors, pour Abellio, les caractristiques
propres lidogramme qui font que, dans lobjectif de
cette communication universelle, ce signe est conforme
cette exigence ? Tout dabord il nous faut rappeler que
cette exigence sincarne dans la naissance et lexercice
dune nouvelle rationalit, transcendantale, et quelle ne
peut tre source de connaissance que par la mise en
uvre de cette puissance dabstraire qui est
insparable, pour Abellio, des expriences concrtes de
lindividu mais aussi source de la vision-vcue.
Labstraction va de pair, dans la gnose abellienne, avec

210

ERIC COULON

une intensification et une meilleure matrise des


puissances du corps. Si les symboles, les archtypes et
les mythes sont de nouveau valoriss par un certain
nombre de chercheurs et duniversitaires qui les
considrent comme des condenss de sens
permettant dchapper la raison logico-dductive
banale , gnratrice du formalisme le plus strile et le
plus dsincarn, ils ne sont pas pour autant le produit
dune rationalit suprieure les partisans du
symbolisme, comme la plupart des sotristes, placent
lorigine de limage ce que lon appelle
traditionnellement le raisonnement par analogie ,
raisonnement quAbellio rcuse car lanalogie, et tous
les modes qui sy rattachent, met en jeu un simple
rapport, source selon lui de tous les dvergondages
pseudo-potiques , et non une proportion44, ce rapport
de rapport prsent par lui comme la vritable
mdiation du Sens, comme la cl de la dialectique
transcendantale -, et ce condens quils forment,
immdiatement et indfiniment vocateur - et ce en
raison de la structure mme du symbole qui, comme
nous le rappelle son tymologie, exige, pour tre
signifiant, lintervention dun code, dune convention -,
occasionne souvent, selon Abellio, des difficults et des
divergences dinterprtations - il nest que de voir le sort
rserv par le vingtime sicle aux mythes grecs - qui ne
favorisent en rien la reconnaissance du Sens et la
communication universelle. Cest limagination qui est
invoque alors par ces chercheurs et universitaires et
44 Ce que sont et ce que reprsentent respectivement le rapport et
la proportion dans la gnose abellienne est abord dans la dernire
partie de ce livre, aux chapitres intituls Le postulat gnostique
et La cl universelle et sa logique .

211

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

non la raison transcendantale ou la Vernnftigkeit, une


imagination qualifie parfois par eux de cratrice ou
d active . Les deux reproches principaux quAbellio45
adresse finalement au symbolisme et limagination
symbolique lorsquils fonctionnent en autarcie sont,
dune part, de conduire et de se perdre dans une
prolifration dsordonne de symboles, et, dautre
part, de considrer ces derniers comme autant dentits
isoles et indpendantes, autosuffisantes dun point de
vue smantique. Multiplicit des signes dun ct,
multiplicit des valences et des interprtations de lautre.
Cette dmultiplication des pistes et des supports, ce flou
et ce brouillard qui entourent alors les symboles
engendrent invitablement un brouillage du sens
condamnant toute communication. De telles
consquences nous laissent penser que lexigence
gnostique nest pas respecte. Rien de tel avec les
idogrammes , affirme Abellio. Le fait est que les
traditions ont cr et nous ont transmis trs peu
didogrammes. Mais la principale raison invoque par
Abellio pour expliquer que les idogrammes chappent
Prcisons quAbellio nexclut aucunement la fonction
symbolisante du processus dvocation et dexpression du Sens. Il
mobilise et met lui-mme en avant maintes reprises, dans ces
essais, de nombreux symboles. Nanmoins, il ny a pour lui de
juste, rigoureuse et positive utilisation des symboles que dans une
mise en relation structurale adquate des uns avec les autres et
non dans leur usage isol. Les symboles doivent tre ordonns,
relis, mis en structure, lobjectif tant tout de mme de parvenir,
par le passage de la plurivalence lomnivalence rendu possible
grce ce pouvoir de structuration, un effacement de ceux-ci au
profit de la Prsence universelle. Un tel usage, nous prvient
Abellio (P. G., pp. 177-178 ; S. A., p. 28 et 32), peut tre lorigine
de nfastes drives.
45

212

ERIC COULON

cette situation bablienne est la forme abstraite qui


les caractrise, forme qui expliquerait, selon lui, quils
se prtent moins en tout cas aux exgses floues ou
la simple rudition (C. H., p. 370). Les idogrammes
se prsentent en effet sous une forme gomtrique qui
noffre que peu demprise aux investissements
motionnels et idologiques et laisse peu de latitudes
aux dbordements de limagination. Ntant ni figuratifs
ni narratifs, les rares mots prsents ayant une simple
fonction de dnomination, ce qui les rend, si lon peut
dire, ngligeables au regard de la structure gomtrique,
les idogrammes ne sont donc pas immdiatement
vocateurs. La scheresse et le dpouillement avec
lesquels ils se prsentent au regard empchent toute
effusion particulire. Ds lors, et contrairement aux
symboles, les idogrammes nacceptent et ne
conditionnent aucune additions, aucune manipulations
et aucune variations hermneutiques. Ils ne sont pas des
signes susceptibles de recevoir, au gr de lapparition
des diverses et antagonistes visions du monde et
conceptions
thologiques,
cosmologiques
ou
anthropologiques, toutes empreintes de prsupposs
mtaphysiques, un sens forcment partiel et partial.
Face un idogramme la conscience est dans une
situation du tout ou rien : ou elle accde, par un
travail rigoureux de dsoccultation et de comprhension
gnostique, son unique message, sa seule intention,
ou ceux-ci lui restent absolument trangers et
lidogramme lui apparat alors comme un signe
hermtique dont elle se dtourne sans dlai. Tout ceci
explique que les idogrammes ont moins de succs que
les mythes et les symboles. Mais si les idogrammes
sont des signes abstraits ils nen possdent pas moins,

213

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

selon Abellio, un contenu de sens encore plus condens


et [] encore mieux enracin dans la vie universelle que
nimporte quel symbole. (C. H., p. 370) Et si cette
abstraction est dautant plus signifiante et fondamentale
cest parce quelle est lexpression synthtique de ce
Verbe, de ce Sens qui est le produit de lintgration
dialectique de cette vie universelle . Si lidogramme
est aussi enseignant cest parce quil fait signe vers cet
universel concret qui constitue la fin de la gnose. Par
son existence lidogramme tmoigne de cette voie
hroque dans et par laquelle la monte de la
conscience est corrlative dune descente dans la
matire . Il suppose, paradoxalement, un certain niveau
de transparence du monde atteint par la conscience.
Soulignons enfin que lidogramme, comme la vision
prophtique, est un aboutissement, le fruit dun travail
de la raison, non un point de dpart ; sa comprhension
ne peut tre la cause de la conversion de lindividu mais
seulement son accompagnement symptomatique.
Communication : Le Verbe et sa transmission
Pour ce qui nous concerne, dclare Abellio, il
sagit [] daugmenter la quantit et la qualit de la
communication dans le monde. (S. A., p. 177) Si cette
intention, portant, il faut le rappeler, sur la
communication considre au sens gnostique que nous
avons prcis dans le paragraphe prcdent, suppose
que soit pose mais aussi rsolue la question du signe
rpondant au mieux aux critres duniversalit, de
totalit et de clart qui caractrisent cette
communication, il est aussi indispensable, face un tel
214

ERIC COULON

enjeu, de rflchir aux diffrents modes de


communication possibles et, bien entendu, de
dterminer celui qui est susceptible de mettre
adquatement en uvre tout ce quimplique une telle
communication. Ainsi, au-del de la question des signes
cest par consquent, plus en amont, celle des formes de
transmission de la connaissance qui simpose comme un
impratif dans la problmatique de la communication.
Pas une question sociale et culturelle traitant de la crise
de lducation et des enjeux de la formation ou de
lapprentissage mais une interrogation de nature
profondment spirituelle, une interrogation visant ltre
mme de lhumain et sa capacit rendre claire, parlante
et oprative son exprience personnelle du mystre
dtre. Cest de la communication entre les consciences
dont il est maintenant directement question, une
communication oprant au-del des formes arbitraires
et conventionnelles du moi psychosocial. Ds lors,
aborder la communication sous langle de la
transmission cest sintresser au rapport existant entre
la conscience porteuse de science et la conscience
aspirant cette science ou tant encourager lacqurir.
Si Abellio se consacra ltude de ce rapport, si, en
dpit du fait que peu de pages de ses essais y sont
directement consacr, nous avons la certitude que la
question et lpreuve de ce rapport ont t pour lui des
proccupations constantes et essentielles, tout cela
sexplique par le fait quil fut lui-mme en qute dun
rapport qui soit profondment enseignant, initiatique,
autrement dit source certaine de conversion et de
rgnration, en qute dune transmission qui soit
vritable communication du Verbe gnostique, de ses
exigences et de ses enjeux. Ainsi, le message quil sagit,

215

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

pour les uns, de transmettre, pour les autres, de


recevoir, nest pas ici simplement ce quil est impratif
dapprendre, dassimiler, de rpter ou de refaire. Il nest
pas question ici de savoir, de savoir-faire ni dattitude
mais dart, dtre et de conduite. La communication
saisie sous langle de la transmission peut tre
considre ds lors comme doublement sotrique,
cest--dire renvoyant deux acceptions de ladjectif
sotrique : dune part parce que ce qui est transmis
nest pas de lordre du lieu commun, du collectif, du
profane et de lapparence extrieure et demeure en
retrait ; dautre part parce que cette transmission est
voie daccs ce qui est en retrait et qui constitue le lieu
et le message essentiels. Si, pour tenter dclaircir les
choses, nous dfinissons la communion comme
laccomplissement dans la Prsence de la
communication de soi avec soi, la transmission, de son
ct, peut tre entendue, elle, comme la communication
de cette Prsence autrui, cest--dire lveil et la
conversion dautrui au Sens. Dans cette perspective,
lune des questions brlantes et dcisives que se posa et
exprimenta Abellio peut tre formule ainsi : quel
mode de communication devons-nous privilgier et
mettre en uvre afin que puisse avoir lieu une telle
transmission ? Question fondamentale sil en est mais
question que lpoque moderne, forte de ses acquis, de
ses certitudes et de ses impratifs en matire de savoir,
de culture et de dveloppement conomique et satisfaite
du systme dducation dont elle a accouch, a
rapidement et massivement occulte. Si parfois des
critiques sont nanmoins adresses ce systme,
dominant et dterminant en Occident depuis plus dun
sicle, elles visent et concernent exclusivement ses

216

ERIC COULON

structures internes ; rares sont celles, en effet, qui,


portes par le souci de voir mises en place les
conditions concrtes dune communication au sens o
nous lentendons ici, le remettent en question dans ses
principes et ses enjeux. Et pourtant, combien sont-ils
actuellement, avec plus ou moins de lucidit et de
franchise, reconnatre les impasses, les drives et les
cueils dun tel systme ? Diffuser le savoir nest pas
transmettre la connaissance. Pendant trs longtemps
cest le second objectif qui prdomina. Mais en
Occident la dsincarnation progressive de la science, la
spcialisation toujours plus pousse des savoirs,
lemprise grandissante sur les esprits du projet de
matrise et, enfin, le rejet de plus en plus autoris des
grandes questions mtaphysiques et existentielles
comme des enjeux opratifs de la connaissance ont fait
que le premier de ces objectifs sest dfinitivement,
lpoque moderne, substitu au second. Ces tendances,
Abellio les a parfaitement mises en vidence et
analyses dans ses diffrents essais. Ce quil y voit
luvre cest, dune part, ce que nous pouvons appeler
un tat desprit faustien, et, dautre part, un nivellement
des valeurs en mme temps quune dgradation de
lintensit au profit de lampleur. Nous allons revenir
sur ces analyses.
Celui qui considrait que la connaissance est un don
offert en totalit aux Hommes sous la forme dun
germe quil sagit de rpandre et de faire fructifier, celuici ne pouvait pas ne pas affronter la question des modes
de communication. Dautant plus que nous avons vu
quAbellio fut lui-mme, dans sa propre vie, directement
confront lexprience de la communication par
transmission, et ce avec celui quil nomma pour cela son

217

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

matre spirituel . Par ailleurs, les tmoignages, les


pratiques et les expriences de bon nombre de
traditions spirituelles et sotriques lont confort dans
sa recherche dun mode de communication
universellement actif, clairant et salvifique. Toutefois,
habit comme il ltait par cette exigence de rationalit
et de clart dont nous avons dit quelle fait de la gnose
abellienne une voie hroque , il ne pouvait se
satisfaire tel quel de ce que ces traditions appellent
lenseignement initiatique , enseignement qui met
gnralement en rapport un matre avec ses disciples.
En effet, la communication, pour Abellio, doit tre
prouve non seulement en ampleur mais aussi et
surtout en intensit, condition ncessaire une effective
augmentation de la quantit et de la qualit de celleci dans le monde . Lorsque seule lampleur domine
est-il juste de parler de communication ? Ne sommes
nous pas actuellement les tmoins et, pour certains, les
acteurs dune telle situation ? Ce que nous appelons
aujourdhui, afin de dsigner synthtiquement un tat
des lieux des socits industrielles contemporaines, la
socit de linformation , socit dont Abellio
assista la naissance et au dveloppement, nest en
aucune manire assimilable et favorable
ltablissement dune relle communaut humaine relie
par la communication. Il faut plus que jamais viter la
confusion des termes, source de la confusion dans les
esprits. Pour que la circulation et la diffusion de
linformation - terme dont ltymologie grecque signifie,
entre autre, enseigner - puisse vritablement se faire
communication, il faut que le rapport cette
information soit en permanence command et
dtermin par ce quAbellio nomme lintensit . Dans

218

ERIC COULON

ce cadre, lintensit, qui correspond la qualit de la


communication, signifie la transformation intrieure de
toute donne, quelle soit thorique ou pratique, en ce
que nous avons appel le Sens. Cette transformation,
associe une lvation de la conscience un niveau
suprieur de science, est videmment aussi
transformation conjointe de celui qui possde ou reoit
cette donne. Loin de permettre une intgration de
linformation dans et par le Sens, la socit de
linformation induit au contraire des comportements
qui tmoignent dune vidente dsintgration de ltre.
Cette intensit dont nous parlons doit par consquent
sous-tendre tout rapport : quil soit de possession, de
transmission ou de rception, linformation. Elle est
la fois disponibilit, ouverture et dpassement mais
aussi comprhension et conscience claires, comme les
exige et les rend possible, grce la mise en uvre de la
raison transcendantale, la voie hroque . Lintensit
est ici le liant universel de ltre, quelle opre au sein
mme de lindividu ou dans les relations entre individus.
Seule lintensit associe la conscience, et par
consquent seul l'accomplissement du processus
dintensification, peut avec succs et consquence
garantir lindividu dchapper la tendance faustienne
qui depuis plus de trois sicles a pris possession de
lesprit engag dans un travail intellectuel. Cette impasse
faustienne, laquelle il faut, selon nous, rattacher, en
tant quinluctable excroissance, le mode promthen
de relation au rel, se caractrise essentiellement par une
dsincarnation de lesprit, un esprit qui nest plus alors
vou qu possder de lextrieur et survoler une
somme indfinie de savoirs formels dont laccumulation
a pour motif avou, signe sil en est dune profonde

219

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

navet, la dcouverte des lois fondamentales du rel, sa


modlisation adquate et sa reconstitution spculative.
Cette nave croyance ne saperoit aucunement du
cercle vicieux dans lequel elle sinstalle et auquel elle
aline la conscience, un cercle vicieux dont les
principaux facteurs de persistance en mme temps que
les plus significatifs symptmes sont lennui, au sens
pascalien du terme, langoisse, dans ses modalits
mtaphysiques, et, enfin, le dsoeuvrement, en tant que
mode dtre. En croyant combler, par la seule
amplification et extension des savoirs de plus en plus
spcialiss et morcels, ces douloureuses bances et
impuissances, ltat desprit faustien, assez proche de ce
quAbellio nomme lattitude lucifrienne , ne fait, au
contraire, quen accentuer et aggraver les effets. Aussi,
par rapport cette drive faustienne, la gnose abellienne
reprsente nos yeux un vritable et efficace antidote.
Abellio naffirmait t-il pas du reste lui-mme dans son
ouvrage La Structure Absolue (p. 177), en des termes sans
quivoque et avec un accent programmatique, que toute
son action tendra essayer de dpasser, autant que
nous le pourrons, lenseignement universitaire dans le
sens de la r-inclusion des essences dans les choses et
de la r-incorporation de la science considre comme
outil global mais toujours extrieur . Ds lors, compte
tenu de ces prcisions et de ces exigences, il ne peut tre
considr comme lgitime de continuer revendiquer
laccroissement de la quantit, autrement dit de
lampleur, de la communication que si saccrot
simultanment sa qualit, autrement dit son intensit,
cest--dire la connaissance, la gnose, dont elle doit tre
porteuse.
Quels sont alors les modes de communication

220

ERIC COULON

que retint Abellio et sur lesquels il fit porter son


analyse ? Nous avons vu que lamour est lun dentre
eux, quil est mme le plus direct et le plus intgrant.
Mais il nest pas le seul auquel il sest intress.
Reprenant son compte une distinction quil attribua
la tradition, ce sont trois modes de communication
particuliers quil mit en vidence, quil sattacha
comprendre et distinguer en mme temps quil analysa
leurs rapports et leurs complmentarits. Ces trois
modes sont : lenseignement, lexemple et linfluence.
Cette distinction, qui manifeste en fait une hirarchie
dont linfluence constitue lacm, ne rvle toute sa
signification, sa valeur et sa porte que si lon a prsent
lesprit le fait quelle intervient et simpose dans le
cadre du problme et de lenjeu que reprsente la
transmission oprative de la connaissance. Dautre part,
et ceci est un point fondamental, cette hirarchie, nous
dit Abellio, peut tre parcourue et envisage, en mme
temps que vcue, soit en ampleur, soit en intensit. En
introduisant cette nouvelle distinction Abellio se spare
des considrations et de ltat desprit propres la
tradition en matire de transmission de la connaissance.
En effet, deux valuations, deux mises en perspectives
doivent ds lors tre envisages : tout dabord
lintrieur mme de la hirarchie en question ; ensuite en
abordant les deux faons dont la conscience peut se
rapporter cette hirarchie. Dans le premier cas cest
ltude respective mais aussi comparative de ces trois
modes de communication qui est mise en uvre ; dans
le second cest une rflexion de nature
phnomnologique portant sur les deux faons
dapprhender et de vivre ces modes. La premire tude
aboutit ncessairement une distinction radicale et

221

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

une exclusion rciproque de ces trois modes. Au bout


du compte, elle naccorde de valeur et dintrt qu un
seul dentre eux. Lapproche phnomnologique tend,
elle, par contre, replacer tous ces modes particuliers
dans une perspective globale par et lintrieur de
laquelle ils prennent chacun un sens, apparaissent
chacun jouer un rle spcifique dterminant dans la
transmission de la connaissance et se rvlent, enfin,
susceptibles dtre, selon les ncessits et les situations
qui simposent, les expressions adquates dune mme
intention et dune mme conduite relatives un individu
unique. Enfin, il est important de dire que si cette
seconde dmarche intgre la premire, la rciproque
nest pas valable. Cette mise au point rvle une fois de
plus combien est singulire et autonome la position
tenue par la pense et la rflexion dAbellio, pense et
rflexion qui ne sont donc, dans cette problmatique de
la transmission, aucunement infodes la tradition
mais pas non plus, ainsi que cela a t soulign plus
haut, aux discours et aux pratiques contemporaines qui
dominent notre poque.
Prcisons sans plus tarder quelle est cette
position abellienne relative aux modes de
communication. Reprenons pour cela chacun de ces
modes. Que nous dit Abellio leur sujet :
Lenseignement ressortit lart de la pense et donc au
professorat, lexemple lart de laction et donc
lhrosme, linfluence lart tout court ou, si lon veut,
au prophtisme et la saintet (C. H., p. 130). Nous
retrouvons ici la notion de prophtisme . Il faut
savoir que le prophtisme et la saintet sont pour
Abellio les deux attributs ultimes de la connaissance.
L enseignement dsigne donc le
systme

222

ERIC COULON

dapprentissage institutionnalis prsent et dominant


depuis plus dun sicle dans les pays industrialiss,
systme dont la cl de vote est le professeur, ce dernier
porteur tout la fois dune lgitime autorit et dun
savoir dj constitu . L exemple , mode de
communication prsent de tous temps, renvoie, quant
lui, la prsence et, surtout, laction, au travail ou
luvre46 dautrui, quil sagisse, par exemple, dun
artiste, dun artisan ou dun guerrier. Pour ce qui est de
l influence , mode actif lui aussi quelles que soient les
poques, il se fonde sur lexistence dune
interdpendance absolue et dune intersubjectivit
universelle et convoque la figure du roi mage, du sage
mditatif ou du saint. Lenseignement est
essentiellement bas sur la dmonstration ; il est soumis
la linarit constitutive du discours, la dure et
fonctionne par tapes qui fragmentent le savoir.
Lexemple repose sur la monstration, met en jeu et
suscite la rptition un mme modle est
susceptible
dune
infinit
d imitation ,
de
reproduction . Linfluence opre par manation 47
et sinscrit dans la simultanit universelle . Les deux
premiers modes prsupposent une indpendance
foncire entre les tres et une multiplicit indfinie de
consciences particulires alors que le dernier sait que
nous participons tous, par notre tre, dun je indivis
et dune conscience universelle . Ce qui pourtant
distingue le mieux et permet dapprcier au plus juste la
supriorit du troisime mode sur les deux autres cest

46 Nous reprenons ici la triple distinction tablit par Hannah


Arendt dans son livre La crise de la culture.
47 Terme quAbellio emprunte au vocabulaire de la Kabbale.

223

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

le fait, affirme Abellio dans un de ses romans48, que


celui-ci est de lordre du germe alors que ceux-l sont de
lordre du fruit. Et il est vrai que dans le cas de
lenseignement et de lexemple ce qui est transmis est
achev, dj constitu comme dirait Abellio ; la
conscience est alors en prsence dune totalit close sur
elle-mme qui simpose elle extrieurement et
seulement en priphrie. Avec linfluence cest le centre
mme de la conscience qui est touch, cest lesprit qui
reoit au plus profond de lui-mme ce qui va le
fconder et le rgnrer ; plus prcisment, linfluence
agit sur llment le plus intgrant de ltre humain,
lment auquel Abellio donne le nom de germe ; elle
engage ltre tout entier et inaugure un travail personnel
de recration intrieur , une perptuelle renaissance :
elle est lorigine dun processus germinatif. Mais, de la
mme manire quil y a un enseignement purement
formel et dsincarn et une communication par
lexemple qui ne suscite quattitudes et apparences, il
existe aussi une forme dgrade de linfluence
fonctionnant par contagion affective et par fascination
plus que par imprgnation spirituelle et communion
gnostique. Ces cueils et ces drives tmoignent dune
absence certaine dintensit et dune prdominance
exclusive de lampleur. Par consquent, afin dviter ou
de surmonter de telles situations, il devient ncessaire,
en matire de transmission de la connaissance, davoir
lesprit et, si possible, dincarner deux exigences
fondamentales : la premire, qui peut tre qualifie
dexigence de compltude, autrement dit de globalit, de
cohrence et dharmonie, stipule que les trois modes de
communication, ainsi que leur principe actif respectif (la
48

La fosse de Babel, p. 490.


224

ERIC COULON

dmonstration, la monstration et lmanation), doivent


tre tour tour, selon les circonstances et les moments,
mobiliss par le mme existant dans le mme
mouvement et donc associs dans la ralisation du
mme objectif, savoir une transmission consquente ;
la seconde, que nous avons dj rencontre sous le nom
d exigence de rationalit , commande que la mise en
uvre de chacun de ces trois modes saccompagne et
senveloppe, respectivement, dun certain travail de la
raison et dune constante rigueur intellectuelle. Car, quel
que soit le mode choisi, cest bien en dernier lieu la
puissance de lesprit, et donc lintensit prsente, qui
soutiennent et dterminent la teneur et limpact de la
communication. A travers lavnement de lexigence
rationaliste fondamentale , prcise Abellio, les
occidentaux veulent lever un autre niveau
lenseignement, lexemple et linfluence en partant de la
conviction en soi indmontrable mais activante que ce
qui est intellectuellement matris se trouve par l mme
intensifi et marque par consquent un progrs absolu
dans lvolution de la conscience. (C. H., p. 133) Ces
quelques mots rsument eux seuls lorientation et les
enjeux propres la voie hroque , voie pour
laquelle la question de la communication simpose
dfinitivement comme question dcisive.

225

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

226

ERIC COULON

TROISIEME PARTIE
LA METAPHYSIQUE GNOSTIQUE.
CONSTITUTION ET ILLUSTRATIONS

227

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

228

ERIC COULON

Notre approche de la gnose abellienne nous a


finalement conduit sur les rivages de la Tradition
dsocculte. Nous voil donc maintenant abordant de
front le cur mme de la connaissance. Insistons sur le
fait que cest, dune part, convaincu de lexistence, au
plus profond de ltre de tout existant, dun germe
porteur dune science universelle, et, dautre part,
parfaitement conscient des limites inhrentes tant aux
traditions qu la philosophie moderne, quAbellio partit
la recherche dune mthodologie dun type nouveau,
la fois structuraliste et transcendentale49, permettant
de dpasser partout les oppositions et de les intgrer
dans une complmentarit universelle unifiant leur
sens. (S. A., p. 19) Les premiers vrais pressentiments
de cette nouvelle Mthode au double sens de voie
suivre et de processus accomplir remontent aux dbuts
des annes cinquante, lpoque o Abellio se prparait
fonder, avec, notamment, Bernard Nol et Jean
Largeault, le Cercle dEtudes Mtaphysiques. Cette
recherche , dont lune des tapes fondamentales est la
publication, en 1965, de La Structure Absolue, donnera
naissance la phnomnologie gntique , cette
philosophie, cette gnose dont nous allons tcher
Si Abellio crit ce terme avec un e et non avec un a cest
afin de le distinguer du transcendantal kantien.
49

229

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dexposer les fondements et les principes. Comme


dautres philosophes avant lui - Descartes pour ne citer
que le plus connu dentre eux -, mais de faon plus
radicale et consquente, Abellio veut fonder
universellement lacte mme de connatre ; il dclare
vouloir mettre la base des sciences une mtaphysique
rgnre (S. A., p. 16). Il se place donc, une fois de
plus, contre courant de la philosophie franaise la
mode aprs la seconde guerre mondiale, une
philosophie qui, elle, ne souhaite srement pas
rgnrer la mtaphysique mais prfre plutt, aprs
lavoir discrdite et irrmdiablement condamne,
lenterrer et loublier une fois pour toutes. Loin donc de
rejeter la philosophie et de couper les ponts avec les
traditions, Abellio va sappuyer sur ce que la premire et
les secondes peuvent lui apporter de dterminant et
dincontournable dans sa qute dune mthodologie
nouvelle. Puisant dans les philosophies et les traditions,
il ne senferma ni dans les unes ni dans les autres. On a
vu que la gnose abellienne doit beaucoup, dans chaque
cas pour des raisons diffrentes, la phnomnologie
husserlienne et la rflexion sartrienne, mais elle est
aussi redevable, nous allons le vrifier, envers le
structuralisme, trois formes de pense ayant chacune,
des degrs diffrents et avec des fortunes diverses,
exerc une influence certaine sur nombre de
philosophes franais daprs guerre. Ceci montre que les
orientations prises ainsi que les recherches entreprises
par Abellio ne furent pas hermtiques, loin sen faut,
la pense moderne. Pour ce qui est des traditions, leur
frquentation permit Abellio dacqurir une vision
holistique, non dualiste et non cloisonne du rel en
mme temps quelle lui ouvrit des perspectives et le

230

ERIC COULON

sensibilisa des enjeux essentiels. Mais ici une nouvelle


mise au point simpose. Elle nous apparat ncessaire au
regard de certains jugements htifs et mal informs dont
fut victime Abellio. Ce dernier nest pas un sotriste, il
ne le fut sans doute jamais, mme au plus fort de sa
relation avec Pierre de Combas, et ce pour la simple
raison quil ne cessa en permanence de rsister la
dimension dogmatique et somme toute formelle qui
accompagne tout enseignement traditionnel. Par
consquent, si, tout au long de son uvre, il ne cessa de
faire rfrence aux traditions et de mobiliser certains de
leurs lments constitutifs ce ne fut jamais pour ellesmmes ni pour prouver ou justifier ses propres
recherches et dcouvertes mais toujours titre
dillustrations. Il neut de cesse de le rappeler : cest
notre thse qui dmontre quand il se peut ces dogmes
traditionnels et non linverse. (S. A., p. 23) La
dsoccultation de la Tradition quil opra lui permit par
la suite de retrouver les traditions de lintrieur et de
montrer quelles possdent toutes un fonds commun.
Cest cette nouvelle lecture des traditions, applique
notamment lsotrisme chrtien, que nous
dcouvrirons dans le second chapitre de cette troisime
partie, et ce aprs avoir pris connaissance de ce qui
constitue la base mme de la mtaphysique gnostique.

231

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

232

ERIC COULON

FONDEMENTS ET PRINCIPES

Le postulat gnostique


Quest-ce quun postulat ? Une proposition qui
ne peut tre dmontre et ne possde aucune valeur
dvidence la philosophie ne sdifie t-elle pas en
refusant les vidences et en les remettant en question ?
mais qui simpose comme ncessaire llaboration
et la comprhension dun systme de pense. Un
postulat gnostique est un postulat qui sert de fondement
la constitution dune gnose. Le postulat gnostique sur
lequel se fonde la gnose abellienne et auquel Abellio fait
en permanence, explicitement ou non, rfrence se
nomme linterdpendance universelle . La ralit que
recouvre un tel postulat, Abellio lui donne aussi,
indiffremment, le nom d intersubjectivit absolue .
Pour lui, employer lune ou autre appellation cest
renvoyer une seule et mme chose . Il nous semble
pourtant que poser lexistence dune intersubjectivit
233

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

absolue cest mettre en vidence une dimension, celle


de la conscience, qui ne transparat pas forcment
lorsquon parle ou entend parler d interdpendance
universelle . Nous reviendrons un peu plus loin sur ce
point important. Mais auparavant prcisons que ce
postulat sest impos Abellio comme un prsuppos
mtaphysique . Ainsi, la diffrence de bon nombre de
scientifiques et de penseurs qui crivent lpitaphe de la
mtaphysique et se rjouissent que lon sen soit enfin
dbarrasse mais dont les positions et les rflexions
reposent pourtant toujours, incontestablement et
largement, elles aussi, sur de tels prsupposs, trs
souvent nafs et grossiers, jamais circonscris comme tels
ni thmatiss, que ce soit par aveuglement, mauvaise foi
ou inertie, la diffrence de ces contempteurs l, donc,
Abellio reconnat pour sa part que le postulat de
l interdpendance universelle est bien un
prsuppos mtaphysique . Annoncer et prciser do
lon parle et quelle est lassise de cette parole, nest-ce
pas ce que nous sommes en droit dattendre, et mme
dexiger, de toute position intellectuelle qui se veut
srieuse, rigoureuse, intelligente et probe ? Nous le
pensons. Ce quAbellio reprocha en substance bon
nombre de scientifiques comme de philosophes cest
labsence de question en retour sur ces prsupposs.
L interdpendance universelle est donc le
prsuppos de la mtaphysique gnostique dAbellio, le
prsuppos qui soutient et induit lavnement de la
mtaphysique rgnre , le socle mtaphysique au
cur duquel doivent sancrer et auquel doivent
saccorder toute pense et toute action individuelles.
Abellio dira mme (F. E., p. 19) quil constitue la fois
le postulat et le telos immanent de lsotrisme : le

234

ERIC COULON

postulat de la doctrine et le telos, le vis immanent de la


praxis. De lsotrisme mais aussi de sa propre pense.
Il faut donc lannoncer et lnoncer en priorit et en
amont de tout discours. Signalons encore que si ce
prsuppos est profondment dterminant pour la
gnose abellienne (son existence, son dveloppement et
sa comprhension) cest parce quil est, au fond, le seul
prsuppos mtaphysique sur lequel repose celle-ci. Il
mrite donc toute notre attention.
Accordons-la lui et commenons par une
nouvelle mise au point : il est impossible daccder au
site de la philosophie dAbellio et il serait vain desprer
la comprendre sans avoir intgrer au pralable le
postulat de l interdpendance universelle . Que
dsignons nous travers ces mots ? Tout la fois un
problme cl ainsi que le ssame ouvrant laccs la
gnose abellienne, savoir, tout dabord, que cette gnose
ne studie ni ne se comprend de manire spculative et
formelle mais quelle exige, idalement et concrtement,
cest tout le sens du terme intgration , une
transformation intrieure, et, ensuite, que cest la
certitude tout autant que la conscience pleine et
entire de lexistence de cette interdpendance
universelle qui en sont le principe, le catalyseur et le
moteur. Ce second point sexplique par le fait que la
gnose abellienne se prsente comme la manifestation
globale et perptuellement en devenir des consquences
ultimes, aussi bien thortiques que pratiques,
impliques par ce postulat. Tout au long de son uvre
et de sa vie, Abellio analysa, exprima et exprimenta,
sans concessions et avec opinitret, ce quassigne et
impose un tel postulat. Il ne dit rien dautre lorsquil
confie, en 1970, dans lIntroduction ses Mmoires (D.

235

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

M., T. 1, p. 14-15) :
Au fur et mesure que ma vie sest coule, cette notion
de linterdpendance universelle sest ainsi forme en moi
comme si son germe y avait t dpos depuis toujours
mais avait eu besoin des longs hivers et des brlants ts
de ma jeunesse pour souvrir : aujourdhui son fruit ma
envahi, je suis ce fruit.

Comprendre la gnose abellienne ne serait-ce pas ds


lors, pour ceux qui sy engage, parvenir soi-mme tre
ce fruit et donc incarner l interdpendance
universelle ? Dune manire gnrale il est certain,
dune certitude toute preuve, quaucun existant ne
peut se dire gnostique sil na accompli cette intgration.
Celle-ci, comme du reste lpoch, entrane un
bouleversement total chez lindividu, elle le fait pntrer
dans un nouveau mode du monde en mme temps
quelle le fait accder un mode entirement nouveau
dexistence. Cest une nouvelle naissance pour lexistant,
nous verrons bientt pourquoi. La vision-vcue de cette
interdpendance universelle marqua pour Abellio sa
seconde naissance , lmergence en et pour lui de
lhomme intrieur . Mais l interdpendance
universelle , nous y reviendrons, simpose aussi comme
ce qui est vis ; elle nest pas seulement originaire mais
aussi terminale, pas seulement instance de dpart, de
commencement mais aussi horizon darrive, de fin ;
elle ne commande pas seulement un travail et un
cheminement, elle est aussi le domaine de leur exercice
et de leur exploration en mme temps que celui de leur
achvement. La prise en compte gnostique de
l interdpendance universelle saccompagne par
consquent
dun
perptuel
retour
au

236

ERIC COULON

commencement , phnomne que lon rencontre chez


Husserl sous le nom de lutte pour le dbut , retour
au commencement visant dans un constant va-etvient une fin situe linfini (Abellio).
Ceci tant dit nous nous retrouvons face
plusieurs questions pressantes : quest-ce qui rend le
postulat
de
l interdpendance
universelle
vritablement dterminant ? Quelle interprtation et
quelle utilisation en fait Abellio ? Comment se rapporte
t-il lui ? Quest ce quun tel postulat induit et implique
en matire de connaissance ? Quel rle joue t-il dans la
constitution et la rgnration de la mtaphysique ?
Toutes ces questions finissent finalement par converger
et se fondre dans la problmatique unique et rcurrente
de la fondation universelle de la science comprise
aussi bien comme vision que comme pouvoir ,
problmatique prsente dans toutes les philosophies
importantes et quAbellio assuma son tour. En effet,
dans sa qute dune nouvelle Mthode, il fut trs
rapidement confront la question dcisive de savoir
quel fondement et quel point de dpart il devait lui
donner. Sa dmarche et son positionnement
apparaissent singuliers. Tout en gardant une perspective
mtaphysique et en ne sacrifiant pas la mode de
lexclusive immanence, Abellio devint parfaitement
conscient, face aux diffrentes crises intellectuelles et
spirituelles qui ont secou et continuent de secouer
lOccident, de la ncessit dun changement radical .
Do le dsir de donner corps une mtaphysique
rgnre . Il ntait donc plus question pour lui, au
regard de la situation contemporaine, de sappuyer sur
les mmes fondements, les mmes prsupposs ou les
mmes intuitions de base qui avaient servi aussi bien

237

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

la naissance et lessor de lancienne mtaphysique qu


son dclin, sa disparition et son remplacement par
des disciplines, des attitudes et des discours agnostiques.
Ni le nominalisme, ni le ralisme et encore moins leurs
avatars modernes et contemporains, ni non plus
lobjectivisme naturaliste ne pouvaient satisfaire les
exigences qui semparrent alors dAbellio. Il tait
encore moins question pour lui ddifier cette
mtaphysique sur un socle dont la nature, les tenants
et les aboutissants chapperaient la conscience claire
et lanalyse. Cette rvolution mtaphysique devait par
consquent se dcouvrir un fond universel sinon indit
du moins radicalement initiateur et initiatique quil lui
faudrait assumer jusque dans ses plus lointaines et ses
plus singulires implications. Ce fond, savoir
l interdpendance universelle , Abellio neu pas
vraiment le chercher, il simposa en effet petit petit
lui au fil de ses recherches entreprises au cours des
annes de son exil en Suisse, et ce sous la forme dune
vidence apodictique rpondant avec force aux enjeux
de la vritable et ternelle connaissance sur les traces de
laquelle il stait lanc.
En substituant aux anciens prsupposs celui,
avou, de l interdpendance universelle , Abellio se
rappropria et intensifia une notion fondamentale de la
tradition sotrique en mme temps quil radicalisa et
systmatisa une perspective ontologique dj prsente
chez certains philosophes, en particulier Pascal,
Descartes et Spinoza. Lorsque la tradition sotrique
mais aussi certains penseurs contemporains rclamant et
annonant lavnement dune nouvelle ratio, dun
nouveau paradigme, inventent, dfendent ou mobilisent
ce quaujourdhui nous connaissons sous les noms de

238

ERIC COULON

principe de similitude, de doctrine des correspondances, de science


des signatures, de principe de sympathie entre microcosme et
macrocosme, de loi danalogie, de concidentia oppositorum ou
encore de synchronicit, cest chaque fois lexistence
ncessaire dune certaine celle-ci ntant jamais
aborde, thmatise et prouve comme telle
interdpendance universelle qui est, de faon plus ou
moins consciente et affirme, sous-entendue. Mais si
toutes ces conceptions, en raison du type de relation et
du mode de connaissance quelles mettent en vidence,
sopposent effectivement au raisonnement logicodductif, la vision mcaniste et objectiviste du monde
ainsi qu une approche clate et constructiviste du
rel, elles restent nanmoins prisonnire, pour Abellio,
dune structure statique et strile, le rapport. Nous
allons voir bientt que pour lui ce nest pas le rapport
qui est dcisif mais le rapport de rapport, ce quil
appelle la proportion . La proportion , nous dit-il,
est la structure mme de l interdpendance
universelle . Toutefois, il est tout aussi juste de dire que
seul le postulat de l interdpendance universelle ,
apprhend dans ses ultimes consquences et sa
radicalit, rend possible lexistence dune telle
proportion reliant entre eux les rapports et crant
ainsi un bouclage non pas seulement circulaire mais,
nous le verrons, sphrique .
Dun point de vue ontologique nous dirons que
le postulat de l interdpendance universelle , et par
consquent la structure qui lui est propre, est la loi
immanente et constitutive de lEtre, cest--dire ce qui
constitue le lien et le liant de lEtre. La pense dAbellio
est donc une pense de lEtre conu comme Un-Tout
dont la loi, autrement dit ce qui relie, rcuse tout

239

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dualisme, toute fusion unitive en mme temps que toute


multiplicit
irrductible.
Transcendant
toute
philosophie de point de vue par une vision de toutes
parts , une vision en simultanit (C. H., p. 379), la
gnose abellienne, travers le postulat de
l interdpendance universelle , simpose comme une
vritable et oprative pense du Tout. De plus,
l interdpendance universelle a le mrite, selon lui,
dviter de porter demble un jugement de valeur,
cest--dire de partialit et de rejet, sur la nature mme
de la multiplicit apparente de ltre. Cette absence de
prjugs sur la nature du rel, ce rejet des prsupposs
partisans et sectaires qui nen finissent pas damputer ou
de cloisonner lEtre, sources certaines dune saine et
fconde philosophie, nest ce pas au fond ce que
rclamait dj Nietzsche ? La gnose abellienne est
vision-vcue globale, intgrative et intgrale. Cest par
consquent le rapport entre lunit et la multiplicit qui
est repris par Abellio et rsolu de faon gnostique. En
effet, ce que nous enseigne sa gnose cest que lunit se
conquiert par lexploration et laffrontement de la
multiplicit, que la multiplicit est le passage oblig pour
accder lunit. Mais plutt que dunit, cest
dunification dont il faut parler, car cest dune gense
dont il question ici et non dune fusion. Dautre part,
dans cette gnose lEtre nest pas Substance mais
Prsence. Cela revient dire quAbellio ne propose
aucunement
une
nouvelle
onto-thologie.
L interdpendance universelle ny est pas une
transcendance atteindre et contempler mais ce quil
faut, ds lors que nous prenons conscience de notre
participation celle-ci, incarner. Ainsi, lorsquAbellio
affirme que la participation consciente et permanente

240

ERIC COULON

linterdpendance universelle est lachvement en


lhomme du mystre de lincarnation (F. E., p. 19), ce
nest pas une ek-stase particulire quil fait rfrence
mais cette enstase qui est rentre en soi-mme en
mme temps que recration intrieure du monde. La
participation nest pas une attitude statique mais une
conduite
gntique
par
et
pour
laquelle
l interdpendance universelle est la fois le principe
et le telos immanents. Elle est mise en uvre de la loi
de lEtre par et dans laquelle cette unit, dabord
extrieure, obscure, indtermine et indiffrencie,
sintriorise, sclaircie, se dtermine et se diffrencie
indfiniment. Cest le passage dune unit premire
une unit dernire par lintermdiaire dune multiplicit
indfinie, et mme dune infinit, quimplique cette
participation. Abellio a deux faons de caractriser ce
mouvement : tout dabord il est le passage dun tat
dhomognit et dopacit absolues [] un tat
dhomognit mais de transparence non moins
absolues [] cela par le chemin de la plus grande
htrognit (A. E., p. 53) ; mais cest aussi le
mouvement qui va du Je au Nous et au Soi et du
Lebenswelt opaque au Lebenswelt transfigur (S. A, p.
178). Cela revient poser lexistence dune double
transcendance : entre ltant et ltre dune part, entre
ltre et lEtre (la Prsence) dautre part. Autrement dit,
le mystre de lincarnation correspond lavnement
de cet tre cause-de-soi (ltre en devenir ;
lintensification de la prsence soi et de la matrise de
soi ; le devenir unit et transparence du monde ;
ldification du Sens) qui, pour Abellio, reprsente lune
des trois composantes de ltre, et ce ct de ltre
en-soi (la connaissance diffuse et profuse

241

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

enferme dans le monde ; lopacit et la multiplicit


du monde) et de ltre pour-soi (la
transphnomnalit de la conscience ; le mouvement
de la double transcendance ; la structure universelle ; le
lieu transcendantal dapplication de la loi de lEtre).
Prcisons que ces trois composantes ne sexcluent pas
lune lautre ni ne se succdent linairement mais
quelles forment les ples permanents et conjoints dun
mouvement dialectique la fois ascendant et
descendant saccomplissant au sein mme de ltre.
En raison de la nature et du cours des choses
quil dsigne dans la pense dAbellio, le postulat de
l interdpendance universelle vient bousculer et
remettre en question un certain nombre de notions, de
catgories et de principes appartenant au sens commun
mais aussi aux sciences et la morale. Voyons cela en
dtail. Poser ce postulat cest affirmer une infinit de
relation, infinit qui, comme telle, confine dans une
abolition de toute relation. Tout est reli tout. Tout est
dans tout. Cet agencement rigoureux de tous les
rouages du monde (F. B., p. 65), sorte de tissu sans
coutures qui ne permet aucune prise (S. A., p. 13) et
ne peut tre circonscrit, dans lequel toute limite sefface,
ruine invitablement et sans appel toute recherche dun
fondement particulier, toute tentative doprer des
dnombrements entiers , toute notion de vase
clos , de partie distincte , de localit , de
phnomne indpendant , dindividualit banale ,
d origine , de fin , d objectivit . Une seule vie
pntre tous les tres lance Dupastre-Abellio dans La
fosse de Babel (p. 65). Dans cette vie universelle et absolue
o tout pntre tout, il nest plus question de causalit
linaire , de temps successif , de hasard , de

242

ERIC COULON

responsabilit , de culpabilit , de choix , de


volont autonome , de libre arbitre ; en elle les
proprits inhrentes se confondent avec les
proprits induites. Avant quivaut aprs, au-del en
de. (S. A., p. 13) Transcender toutes ces amputations
et toutes ces limitations pour penser et vivre lUn le
Tout cest cheminer sur la voie de la vrit. Refuser
l interdpendance universelle , sattacher une vision
partielle et partiale et persister aveuglment et
navement dans un monde fragment cest se soumettre
au rgne de lutilit et de lefficacit. La vrit se dfinie
alors chez Abellio comme la conduite se rapportant en
permanence au champ global de lEtre. Quant aux
attitudes prisonnires dun champ local et limit, elles
restent soumises la contrainte de lefficacit et de
lutilit. Si, bien entendu, cest avant tout le refus ou
lignorance de l interdpendance universelle qui sont
dans ce second cas dterminants, cest aussi,
inconsciemment, par besoin defficacit, intellectuelle et
pratique, que le sens commun et un grand nombre de
systmes de pense senferment dans des vases clos
limits ; ces attitudes manifestent ce quAbellio appelle
une alination de la notion de limite . Celle-ci est
pch contre lEsprit car elle se contente dune paix
trop facilement et trop prmaturment acquise. Ces
attitudes sont impuissantes transcender leur propre
champ et le corrlier aux autres champs locaux dans
une vision intgrante et globale. Seule la connaissance,
elle, est connaissance DU champ, elle ordonne tous les
champs dans LE champ unique qui les englobe tous.
Ajoutons, afin de ne pas omettre ce qui, dans la pense
dAbellio, est une mise au point fondamentale, que lUn
le Tout ne se conquiert pas par construction - au

243

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

sens o les sciences croient pouvoir expliquer le monde


par une accumulation de divers savoirs partiels - mais
par constitution - au sens husserlien du terme.
Si lpoch est une condition premire de la
participation
consciente
et
permanente

linterdpendance universelle , deux autres tapes sont


aussi ncessaires : dune part la rduction
phnomnologique, qui permet daccder au champ
transcendantal, dautre part la constitution pleine et
entire de la notion mme de constitution , qui fait,
elle, advenir le Sens, deux tapes de lontogense
auxquelles Abellio donne, respectivement, faisant ainsi
rfrence deux sacrements de la tradition chrtienne
dont il accentue le sens ontologique , les noms de
baptme et de premire communion . Si nous
insistons sur lutilisation de ces sacrements par Abellio
cest afin de montrer combien cette participation ,
saccomplissant aprs une premire altration du
rapport naf au monde quentretient la conscience
naturelle, opre un changement profond et irrversible
de ltre. Par lpoch jmerge dun mode ancien du
monde pour moi ; par ma participation consciente et
permanente linterdpendance universelle je me
trouve immerg dans un nouveau mode du monde pour
moi, celui de sa transfiguration et de sa perptuelle
intensification. Abellio qualifie lentre dans ce mode
entirement nouveau dexistence de seconde
naissance Tous ces moments initiatiques bouleversent
ma vision du monde et de moi-mme. Le monde nest
plus alors une prsence objective hors de moi et je ne
suis plus seulement ce Moi psychosocial voluant
dans le monde, fragment singulier, ctoyant ou
heurtant dautres fragments semblables, indpendants

244

ERIC COULON

de lui. (D. M., T. 1, p. 15) Par lpoch et la rduction


transcendantale nous quittons un monde de sujets et
dobjets ; par la communion nous pntrons
dfinitivement dans un monde compos uniquement de
sujets.
Quant l interdpendance universelle elle se
trouve bien la croise de lsotrisme et de la
phnomnologie husserlienne. Le champ transcendantal
est non seulement le lieu de mon tre vritable, savoir
le sujet transcendantal, et de ma seconde naissance
mais il est aussi celui o, par la communion , ma
conscience slargit et sintensifie jusqu la conscience
universelle, dans laquelle elle sexhausse. Cest ce que
signifie le passage du Moi au Nous et au Soi dont parle
trs souvent Abellio. Husserl, au travers de sa
phnomnologie statique, sest arrt au stade du Nous,
auquel il donna le nom d intersubjectivit . Ds lors,
reprenant, approfondissant et largissant les voies
ouvertes
par
le
philosophe
allemand,
la
phnomnologie gntique dAbellio pntre plus avant
dans le processus de lontogense, ce qui lui permet de
dgager trois perspectives indites : la premire conduit
donc

lexistence
dune
interdpendance
universelle ; la seconde tend cette ralit au domaine
des sentiments et des penses, ce qui fait, nous dit
Abellio, que lon peut tout aussi bien parler
d intersubjectivit universelle que de conscience
absolue ; la troisime, enfin, pose que cette
conscience absolue , ou cette intersubjectivit
universelle , nest pas seconde par rapport au sujet
transcendantal mais premire et que celui-ci sort de
celle-l et se singularise tout en tant constamment
envelopp par elle. Pour Abellio l intersubjectivit

245

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

transcendantale est un donn , une ralit originaire.


Il y a de la conscience, de lintelligence et de la
connaissance partout, avant et aprs toute conversion
transcendantale. Toute loriginalit et la pertinence certains y voient ou y verront au contraire une franche
absurdit - de la phnomnologie abellienne rside par
consquent dans le fait quelle affirme lexistence, ct
de lintentionnalit de la conscience, dune
intentionnalit du monde . En elle nous sommes
dabord fondu ; lessentiel tant par la suite de pouvoir
nous y fonder. Avant toute conversion nous vivons
dans lignorance des profondeurs matricielles et des
puissances
innommes
de
linterdpendance
universelle (D. M., T. 1, p. 91). Le monde joue
pourtant dj un rle actif, celui de tuteur, dinitiateur,
dexcitateur mais nous ne le savons pas. Ds lors,
lobjectif spirituel fondamental, rgnrateur de soi et
du monde, consiste accomplir le dpliement et la rintgration instantans et ternels (S. A., p. 255) de
cette intelligence universelle. Cette intelligence, qui
dabord me dborde de toutes parts et me reste
extrieure et opaque, je dois lincarner au travers dune
progressivit gnostique , et ce afin quelle se rvle
moi dans toute sa splendeur et sa clart et devienne ma
propre substance et ma propre lumire.
La cl universelle et sa logique
Dans La Fosse de Babel (p. 57) Dupastre-Abellio
nous fait part dune dcouverte fondamentale. De quoi
sagit-il ? Le narrateur annonce quil a trouv et fix la
structure absolue, qui est la cl universelle de ltre et du
246

ERIC COULON

devenir, des situations et des mutations . De cette


cl le roman ne nous livre seulement que quelques
lments dindications, sans la dvoiler vritablement ni
directement. Ceux qui, la parution du livre, en 1962,
navaient pas lu Assomption de lEurope, navaient pas eu
entre les mains un numro du Journal intrieur du Cercle
dtudes mtaphysiques (CEM) ou ne connaissaient pas
personnellement Abellio, ceux-l donc pouvaient penser
quil sagissait l, tout simplement, dune information
inscrite dans la trame romanesque et servant installer
latmosphre de lhistoire. Seulement, la cl en
question ntait pas une fiction, linvention gniale dun
romancier mais une ide puissante faisant son chemin
dans lesprit dun penseur dont lune des formes
dexpression fut, entre autres, le roman mtaphysique.
Ce ntait pas la premire fois quAbellio faisait
rfrence, dans un de ses livres, cette structure de
porte universelle. Dans Assomption de lEurope, qui nest
pas un roman mais un essai, Abellio parlait dj (p. 26)
dune structure absolue . Du reste, si lon en croit
Abellio, sa premire intuition de la structure absolue ,
soudaine et fulgurante, due peut-tre lintervention
dun tuteur invisible servant dailleurs de canal ce quil
faut bien appeler, au sein de linterdpendance
universelle, lintelligence de ltre absolu (C. H., p.
121), date de 1951, plus prcisment de juillet 1951.
Lide, puisque la structure absolue est, selon lui, une
ide et non un concept, tait l, catalysant et fcondant
ses recherches et ses rflexions, recherches et rflexions
qui vinrent noircir, dans les annes qui suivirent, sous
forme de notes plus ou moins ordonnes, quantit de
pages. QuAbellio ait fait rfrence cette ide dans un
roman
cela
illustre
parfaitement
lutilisation

247

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

complmentaire quil fit de ces deux genres que sont le


roman et lessai, mais cela tmoigne aussi de ce que le
roman, le roman mtaphysique sentend, devait tre
ses yeux la fois le moyen de saisir la vie ltat
naissant et le lieu de son expression. Lessai venant par
consquent toujours aprs coup , celui dans lequel
cette ide fut identifie, expose, analyse, dmontre et
illustre fut publi prs de quinze ans aprs la
premire intuition et trois ans aprs La Fosse de Babel.
Son nom : La structure absolue. Titre clair et prcis
reprenant la dnomination donne par Abellio son
ide, dnomination dont il reconnu lui mme, par
ailleurs, le caractre provocateur.
La structure absolue est publi en 1965. Le
structuralisme est alors son apoge. Faut-il conclure
dune telle situation quAbellio aurait sacrifi, comme
beaucoup dintellectuels, lesprit et la vague
structuralistes qui envahissaient alors toutes les
disciplines des sciences humaines ? Certainement pas, et
ce pour trois raisons principales que nous connaissons
dj : la premire est que la structure absolue sest
impose la conscience dAbellio partir dune
intuition et ne fut pas la consquence dune dcision
et dune dmarche pistmologiques volontaires et
calcules ; la seconde tient au fait que lexprience de
cette intuition eut lieu en 1951, poque o le
structuralisme ntait pas encore une mode ; la troisime
est que, contrairement ce qui se passa pour la quasi
totalit des structuralistes, la motivation premire
dAbellio ne fut pas le dsir den finir avec la
mtaphysique. Concernant ce dernier point, il faut
insister sur le fait que la voie conduisant la
mtaphysique rgnre , rclame et fonde par

248

ERIC COULON

Abellio, est en tout point diffrente de ce que lon a


appel, pour qualifier une attitude critique propre de
nombreux reprsentants, et non des moindres, du
structuralisme, la dconstruction . Mais sans doute la
meilleure preuve de lindpendance dAbellio par
rapport la tendance structuraliste, et donc de son non
rattachement celle-ci, est-elle la totale absence de
rfrence faite son uvre que lon peut constater dans
lensemble des ouvrages proposant une tude
panoramique ou une histoire du structuralisme.
Poursuivons cette confrontation avec le
structuralisme qui nous permet certaines mises au point
dcisives. Le structuralisme, en raction contre la
mtaphysique occidentale et un certain acadmisme
universitaire, se tourna vers une mthode qui puisse lui
apporter toute la rigueur dont il avait besoin afin que les
nombreuses disciplines quil recouvrait et qui avaient
adhr son programme puissent acqurir le statut de
sciences. Cette mthode ce fut la structure.
Rappelons que lune des deux sources importantes
dimpulsion du structuralisme, ct de la linguistique,
fut la logique formelle ainsi que lun des langages
formaliss par excellence, surtout depuis la fin du XIXe
sicle, savoir les mathmatiques. L encore, premire
vue, nous ne paraissons pas si loigns que a des
proccupations dAbellio cherchant mettre en uvre
une nouvelle mthodologie. Mais y regarder de plus
prs nous nous rendons vite compte que la scientificit
laquelle aspiraient les disciplines gravitant dans la
constellation structuraliste, scientificit dont elles ont
hrit des prsupposs, des orientations et des
positionnements, nest pas la scientificit laquelle
Abellio dsiraient exhausser la philosophie. Nous avons

249

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

affaire ici deux perspectives radicalement diffrentes


dtermines chacune par une conception particulire de
lide de science . Nous avons vu dans la seconde
partie, en nous rfrent au travail de Husserl sur la crise
des sciences europennes, que le devenir historique de
lOccident tait profondment li une reprsentation
spcifique de la science , reprsentation devenue au
fil du temps dominante dans les esprits. Et bien, ce nest
pas la scientificit dont est porteuse cette
reprsentation que sattacha Abellio, ce nest pas
lidal scientifique comme enjeu moderne quil fit
rfrence, ce ne sont pas non plus les sciences exactes,
les sciences positives, quil prit pour modle. Non,
constituer la philosophie comme science rigoureuse ,
selon les termes du projet husserlien, cest au contraire
se dtourner de tous les prsupposs, de toutes les
orientations et de tous les positionnements qui ont jou
un rle dcisif dans la construction et le maintien de
ldifice des sciences exactes et qui ont, par la suite, par
une influence irrsistible, command le devenir des
sciences humaines, devenir dont le moment
structuraliste est emblmatique de linclination, cest se
dtourner de toutes ces dterminations qui font autorit
pour retrouver le vrai et originel visage, le principe
fondateur et le telos de la science, savoir, dans la
perspective abellienne, la Prsence soi de lEtre
mdiatise par le sujet transcendantal. Abellio, nous
lavons dit, ne prna pas un rejet des sciences mais il ne
soumit pas pour autant sa philosophie aux postulats,
aux cadres et aux critres de celles-ci. Il en fut tout
autrement pour le structuralisme. En effet, les
nombreux penseurs, appartenant, il faut le rappeler,
des horizons disciplinaires divers et irrductibles les uns

250

ERIC COULON

aux autres, qui adoptrent le programme structuraliste


fondrent leurs recherches et leurs investigations sur un
certain nombre de paradigmes qui, tous, proviennent de
lunivers scientifique et le configurent : limmanence des
systmes clos ; lvacuation de la subjectivit et du
rfrent ; le privilge accord la synchronie ; le rejet de
toute dialectique. Tous ces paradigmes, qui dnotent un
agnosticisme rcurrent et sopposent toute
rgnration de la mtaphysique, sarticulent eux-mmes
autour de deux grands axes : la formalisation dune part,
le pragmatisme dautre part. Ils firent tous les deux
lobjet dune critique spcifique de la part dAbellio. Ce
quil reprocha au premier cest son oubli systmatique,
dune part des prsupposs qui constituent le fond de
tout systme axiomatis et qui demeurent nanmoins
inapparents et irrductibles toute formalisation,
dautre part de ce quAbellio, reprenant une expression
de Husserl, appelle le monde de la vie , ce qui eu
pour consquence llaboration dune mthodologie
structuraliste plus conceptuelle que rellement
comprhensive et rsolutoire, une mthodologie
artificielle et dsincarne. A force de privilgier les
relations, ce structuralisme finit par oublier les
termes (C. H., p. 368), mais aussi les oprations
vcues qui conduisent la dcouverte de ces relations,
en un mot ce quaujourdhui les philosophes appellent,
par opposition la relation une opposition chez eux
rarement dialectise et par consquent strile , la
substance . Quant au second de ces grands axes, il est
pour lui empreint dune profonde navet se
traduisant par la croyance, fort rpandue dans la
nbuleuse structuraliste, quune vrit du monde
peut tre extraite de lexploration dun champ rduit du

251

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

rel. Lorsque Abellio, en 1965, dans lintroduction La


structure absolue, dclare que cette alination des
structurations partielles et, forcment, partiales,
autrement dit cette rupture des liens avec luniversel, ne
peut que conduire une mort certaine et rapide, il
annonce, sans le savoir, le dclin prochain du
structuralisme. Finalement, pour signifier de faon
synthtique lopposition existant entre la philosophie
dAbellio et le structuralisme nous dirons, reprenant une
distinction abellienne, que ce dernier peut tre assimil
une philosophie du concept alors que la premire est
une philosophie de la conscience.
Le philosophe gnostique ne peut se contenter
dune mthode qui ne soit que conceptuelle et en
quelque sorte logistique, soumise la rptition
quinduit lextriorit mme de loutil mobilis ;
autrement dit la structure la base de sa mthodologie
doit tre bien autre chose quune simple reprsentation
intellectuelle offrant une mdiation supplmentaire
entre la conscience et le monde. Il faut dire que la
conscience occidentale sest petit petit entoure dun
monde de reprsentations qui, loin de la rapprocher du
monde, forme au contraire un brouillard opaque
flottant entre elle et le monde de la vie , ce qui a pour
effet de la maintenir lcart du vrai germe universel et
donc dempcher toute noce fconde entre eux. Cest
aussi pour rsoudre cette drive quune nouvelle
mthodologie savra ncessaire aux yeux dAbellio. Il
fallait ds lors, au regard des diffrents enjeux
rencontrs,
quelle
remplisse
cinq
exigences
fondamentales : simposer comme lOutil des outils,
cest--dire avoir une porte universelle ; tre totalement
intriorise et immanente ltre ; mettre de lordre

252

ERIC COULON

dans le flux des penses en mme temps que constituer


lunit du monde ; raliser lintriorisation conscientielle
et lincarnation de toute science spare ; enfin,
consquence de la prcdente, accomplir la pleine
prsence soi de la conscience et de ltre. Abellio vit
en la structure la mthode pouvant satisfaire ces
exigences. La structure tant un systme de relations,
cest--dire, par opposition une conception du rel
dans laquelle les choses sont poses comme
indpendantes et isoles, ce qui relie entre eux ces
choses, qui reoivent ainsi leur signification et leur
valeur de ces relations mmes, la structure donc
simposa Abellio comme la mthode permettant de
mener terme ses rsolutions gnostiques. L o son
absence ne laisse voir quirrductibles sparations et
oppositions, la structure rvle au regard lexistence
de fcondes complmentarits, ce qui ravi le gnostique
pour qui le monde est un rseau indfini de
complmentaires - cette complmentarit pouvant se
dcliner selon divers modes - ne prsentant aucun
centre privilgi ni aucune circonfrence ultime. Cest
cette vision du monde quil faut avoir lesprit lorsque
Abellio parle d interdpendance universelle . Peuttre est-ce aussi ce que voulait signifier Hraclite
travers certains de ses fragments : Ce qui est
contraire est utile et cest de ce qui est en lutte que nat
la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde. La
guerre [polmos] est le pre de toutes choses et le roi de
toutes choses . Le gnostique veut moins lquilibre que
lharmonie. Le premier nengendre rien et maintien les
choses dans un extrme isolement ; la seconde
rassemble dans une unit en perptuel devenir la
multiplicit et ses accords infinis. Cest cette unit, ou

253

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

plutt cette unification qui est lobjectif de la gnose. Ds


lors, pour lesprit gnostique prit de lUn-le-Tout la
structure recherche ne peut tre une structure parmi
dautres, une structure supplmentaire, ce qui, dans un
tel cas, aggraverait un peu plus la multiplicit irrelie et
serait contradictoire avec le but recherch ; autrement
dit son champ dapplication et de validit ne peut tre
local. Deux autres prcisions importantes concernant les
exigences voques doivent tre fournies : la premire
est que cette structure ne doit pas tre indiffrente aux
termes, aux choses quelle relie et se complaire dans les
seules relations quelle propose, sous peine dtre son
tour juge de mthode formelle ; dautre part elle ne
doit pas tre statique et se contenter seulement,
privilgiant ainsi exclusivement la synchronie, de mettre
en rapport les choses entre elles, ce qui la rduirait
ntre, comme cest le cas selon Abellio dans le
structuralisme, quun simple agencement et non une
structure. Mais alors, quelle peut bien tre prcisment
cette structure qui doit seule convenir cette
mthodologie dun type nouveau rclame par
Abellio ? Pourquoi et comment sest-elle impose lui,
quelles sont ses caractristiques et quelle est la logique
qui prside un tel systme de relations ? Cest ces
questions que nous allons maintenant tcher de
rpondre.
Nous savons que cest luvre de Sartre, plus
particulirement LEtre et le Nant, quAbellio doit son
intuition de la structure absolue . En effet, les propos
de Sartre, les principes et les infrences de sa
philosophie, que nous avons brivement prsents dans
la premire partie de cet ouvrage, ont conduit Abellio,
par une vive et profonde raction dopposition ceux-

254

ERIC COULON

ci, reprendre et penser de nouveau le problme de


lintuition ainsi que celui, rcurrent en philosophie et qui
concerne notre acte le plus commun et le plus
constamment renouvel , de la perception ordinaire
(M. N. G., p. 36). Ce sont les rflexions, les analyses et
les recherches difficiles et exigeantes dans lesquelles il se
plongea au cours des annes qui suivirent sa lecture de
luvre sartrienne, priode o les efforts intellectuels
quotidiens et soutenus quil fournissait confinaient
parfois chez lui, comme il le dit, lexaltation , qui
firent soudain surgir en lui, effet dun lent processus
souterrain de germination, telle une claire illumination,
par une journe dt, alors quil se trouvait en haute
montagne, la vision de la structure absolue . Parti la
recherche dune structure devant rsoudre, par une
relation dynamique dpassant les impasses des
classiques thories de la connaissance, lancestral
problme gnosologique du rapport sujet/objet, Abellio
se retrouva en prsence dune structure qui pouvait telle
quelle, sans aucune modification, sappliquer bien
dautres champs que celui de la perception. Voici ce
quil confia (P. G., p. 168) de lissue de sa recherche : il
ma sembl tout de suite que je dbouchais sur une
structure universelle, en mme temps que sur une
gense galement universelle de cette structure, qui tait
la gense de toute conscience. Lemploi de la locution
verbale dboucher sur est rvlateur du fait que pour
lui cette structure absolue nest pas une invention ou
une dcouverte personnelle mais une redcouverte ,
cette structure tant dj reprable dans certaines
traditions comme par exemple lArbre des Sphiroth de
la Kabbale ou encore le Yi-King. Elle est, dans toute sa
simplicit et sa puret, llment cl de la Tradition

255

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dgag par le travail de dsoccultation. Mais le plus


important fut pour Abellio quelle rpond en tous
points aux exigences qui avaient germ dans son esprit
au fur et mesure de son cheminement philosophique
antrieur. Elle y rpond par ses caractristiques
propres : son invariance ; luniversalit de sa porte et
de son champ dapplication, universalit qui allait se
vrifier au travers des travaux entrepris par Abellio mais
aussi dautres chercheurs dans des directions et des
domaines multiples et varis (anthropologie, esthtique,
rotique, logique, gopolitique, fonctions sociales,
musicologie, astrologie) ; applicable dans tous les
champs, elle est prsente et opre aussi tous les
niveaux50 et dans tous les intervalles entre les niveaux51,
ce qui sexplique par la logique dont elle est porteuse,
logique que nous prsenterons bientt52 ; cette dernire
Avec la notion de champ , dont elle est indissociable, la
notion de niveau est fondamentale dans lconomie de la gnose
abellienne. Si lune et lautre sont videmment, au regard de
linterdpendance universelle et de la conscience absolue ,
des notions artificielles, elles demeurent nanmoins
incontournables lorsquil sagit daffirmer lexistence et darticuler
le processus de lontogense. Leur couple renvoie au couple non
moins fondamental de lampleur et de lintensit.
51 Cest ce qui fait dire Abellio que la structure absolue est la
cl universelle de ltre et du devenir, des situations et des
mutations (F. B., p. 57). Les situations reprsentent en
quelque sorte des champs particuliers de lexistence de lindividu
ou du collectif ainsi que le niveau dintensit de la conscience se
rapportant ces champs. Les mutations renvoient, elles, aux
changements qui interviennent dans ces champs en fonction du
changement de niveau dintensit survenu dans la conscience.
52 Ce sont ces deux premires caractristiques qui ont notamment
conduit Abellio qualifier cette structure de structure absolue ,
lpithte absolue tant prfr par lui ceux d invariante ,
d universelle ou d archtypale , moins mme de signifier,
50

256

ERIC COULON

caractristique rvle sa dimension gntique, cest-dire le fait qu la synchronie gnralement associe aux
structures se trouve relie la diachronie que le
structuralisme avait gnralement exclue ; gntique
donc, elle est traverse par une intensit croissante qui,
dune part, est fonction de ltat, des expriences et du
pouvoir concrets de celui qui la met en uvre, et,
dautre part, est le produit non dun effacement des
termes, faits, choses ou tres, mais de leur
exhaussement substantielle dans le Sens ; sa dimension
transcendantale, sa transphnomnalit comme le dit
aussi Abellio, qui la place au cur mme de ltre et
hors de la multiplicit de ltant, des phnomnes, ce
qui en fait, dclare Abellio, le moteur immobile du
monde ; enfin le fait quelle est lunique contenu de
la conscience, de la conscience transcendantale sentend,
ce qui revient dire que la conscience transcendantale
est identifiable cette structure mme.
Cette structure, Abellio avait coutume de la
reprsenter par une sphre constitue dun plan
quatorial en forme de croix et dun axe bipolaire
vertical perpendiculaire ce dernier et passant bien
entendu par le centre de cette croix. Ce sont donc six
ples, et mme sept - il ne faut pas oublier le centre de
la sphre -, constituant autant de directions
anisotropiques, qui se dgagent de cette figuration.
Nous ne dtaillerons pas ici les circonstances ayant
conduit cette modlisation gomtrique ni
lorganisation interne de cette sphre et pas non plus les
diffrents mouvements qui laniment et les effets de ces
mouvements ; nous prfrons renvoyer le lecteur aux
selon lui, ce passage initiatique la limite quimplique la visionvcue de cette structure.
257

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

diffrentes et claires descriptions quen donne Abellio


dans plusieurs de ces ouvrages53. Souhaitant pourtant
montrer et faire comprendre le caractre gntique de
cette structure ainsi que le rle important et absolument
dcisif quelle joue dans la constitution de la gnose, il est
ncessaire que nous donnions connaissance de quelques
points cls, et tout dabord du fait que cette structure,
la diffrence des thories classiques de la connaissance,
ne se construit pas partir du seul couple statique sujetobjet mais de deux couples doppositions
dynamiques mis en croix. Ces deux couples, et donc
les quatre ples du plan quatorial, sont, pour ce qui est
du phnomne gnral de la perception, un organe des
sens et le corps dune part, un objet et le monde dautre
part. Dans chaque cas dapplication particulire de la
structure absolue , la dlimitation du champ pertinent
et la dsignation des quatre ples adquats, deux tapes
initiales et obliges, relvent de ce quAbellio appelle le
pouvoir de structuration ou lactivit structurante .
Mais ce pouvoir ou cette activit ne sarrte pas
l, il se prolonge dans la ncessaire, pertinente et juste
instauration des mouvements reliant les ples. Ce quil
est ds lors important de bien comprendre cest que ce
pouvoir de structuration est bien autre chose et bien
plus quune simple utilisation formelle et spculative de
cet outil universel quest la structure absolue . Il ne
doit rien, nous assure Abellio, au pouvoir ratiocinateur
habituel de lintellect, mais rien non plus cette
puissance notique dintuition pure que les mystiques
opposent la raison. Il relve de lactivit constituante
de cette raison transcendantale dont nous avons vu dans
Voir notamment : S. A., pp. 43-49 ; C. H., pp. 148-149 ; M. N.
G., pp. 36-43.
53

258

ERIC COULON

la seconde partie quelle caractrise la voie hroque .


Dun ct il suppose, pour tre vritablement
constituant, que son utilisateur ait dj effectu
lpoch et ait atteint un certain niveau de connaissance,
dintensit conscientielle ; de lautre il doit faire accder
ce mme utilisateur , consquemment cette
constitution russie, un niveau de connaissance
suprieur au prcdent. Ainsi la structure absolue
nest pas une recette intellectuelle assurant tous la
conversion gnostique. Le vritable agent de la
structure absolue nest pas la conscience nave ou
le Moi mondain , pour employer deux qualificatifs
husserliens, mais la conscience ou le sujet
transcendantal, tous les deux extra-mondains. Passons
maintenant un nouveau point, celui qui explique le
caractre gntique de la structure absolue . Lorsque
Abellio parle de couples doppositions dynamiques
cela signifie que la quaternit quatoriale qui remplace le
rapport isol sujet/objet par une proportion 54, cestLe rapport est dessence ternaire alors que la proportion est
dessence snaire, et mme septnaire. Abellio considrait que
toute rflexion, toute dispute, au sens dchange dargumentations,
sur le trois et le quatre (la base de la proportion) sont capitales et
dcisives. Ils constituent ensemble ce quil appelle (M. N. G., p.
230) la contradiction de base . Leur ncessaire co-existence
renvoie aux couples eux-mmes indissociables, sous peine de se
fermer toute comprhension et tout accs lontogense, de
structure/niveau et de structure/gense. Voici deux passages dans
lesquels Abellio rsume la ncessaire corrlation du trois et du
quatre et leur domaine respectif dapplication :
Le nombre trois ressortit la notion de niveau, le nombre quatre
celle de structure. Toute ralit vraiment complte (la
compltude de lautonomie ntant pas confondre avec
lindpendance) peut tenir en trois niveaux, et chacun de ceux-ci
est structur de faon quaternaire, en sorte que lensemble de
54

259

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

-dire un rapport de rapport, est, par un jeu, lui-mme


quadruple, des confrontations et des rotations (F. E.,
p. 108) mises en uvre, de faon diachronique dabord,
synchroniquement ensuite, entre ces diffrents ples,
llment de base lorigine dun double mouvement
dialectique, ascendant et descendant. Laxe de ce
mouvement est perpendiculaire au plan quatorial. Une
nouvelle logique, non plus formelle mais
transcendantale, au sens husserlien et non kantien du
terme, se dgage donc de ce modle universel quest
la structure absolue . Rien dtonnant cela puisque
nous savons maintenant que la gnose abellienne est
soutenue par lexistence et la puissance de ce que nous
avons appel dans la seconde partie de ce livre un
logos mtaphysiquement rgnr . Cette logique est
baptise par Abellio : logique de la double
contradiction croise . Elle remet en cause les trois
principes de la logique aristotlicienne, principes qui
taient fonds sur une conception objectiviste, linaire,
discriminante et statique du monde. Cette nouvelle
logique nexclue ni ne supprime la contradiction, elle est
chaque niveau et de ses intervalles adjacents relve du snaireseptnaire permettant de relier entre eux les niveaux. (M. N. G.,
p. 225)
Le quatre caractrise la structure invariante de la totalit tous
ses niveaux qualitatifs et tous les intervalles entre ces niveaux, le
trois est lunit de la totalit qui maintient cette structure
invariante dans la rduction quantitative ultime de ces niveaux.
(M. N. G., p. 231)
Lintensification (la gense croissante de lintensit) de toute ralit
passe par trois niveaux qui, ensemble, dterminent la dimension
globale de cette ralit. Chacun de ces niveaux (stases) mais aussi
le passage entre ces niveaux (ek-stases) sont structurs par la
quaternit de base de la structure absolue .
260

ERIC COULON

au contraire pleinement consciente de la permanence de


cette dernire en mme temps quelle se trouve engage
dans sa rsolution. Si Abellio peut affirmer que la
structure absolue est gntique, ou germinative, ce
qui revient au mme, cest parce que la logique qui lui
est associe met en uvre deux mouvements : un
mouvement horizontal, savoir les diffrentes
confrontations et rotations intervenant entre les ples
de la quaternit ; un double mouvement vertical,
consquence du premier, dfini comme dialectique
ascendante et descendante , mouvement constitutif des
deux hmisphres, celui du haut et celui du bas, et
souvrant ainsi sur deux nouveaux ples. Nous avons
affaire par consquent sept ples en tout et non six :
quatre quatoriaux, deux axiaux et, il ne faut toujours
pas loublier, le centre immobile de la croix, do lautre
nom donn la structure absolue : le snaireseptnaire . Rsumons : sur le plan quatorial sopre la
mise en relation dynamique des faits, des choses et des
tres,
des
tants
dirait
Heidegger,
des
phnomnes dirait Husserl ; cette mise en relation a
pour effet, dune part, dans un mouvement descendant,
la constitution doutils, matriels ou idaux, et, dautre
part, dans un mouvement ascendant, la donation de
sens ; cest, enfin, le sujet transcendantal, au centre de
la croix, qui dispose du pouvoir constituant et est transport et lev par le courant dintensit croissante qui
traverse la structure. Quand la conscience senferme
dans le seul hmisphre du bas, ce qui est le cas pour la
conscience naturelle , le Moi se perd dans la
dissmination des outils et saline la multiplicit
irrelie des vnements , des Moi et des objets .
Quand elle souvre lhmisphre du haut, le Moi,

261

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

devenu transcendantal, slargit et sintensifie jusquau


Nous transcendantal, jusquau Soi, la Prsence
impersonnelle. La structure absolue est par
consquent une structure ouverte et absolument
intgrante. Dans la gnose abellienne ltre et le devenir
ne sont donc pas antinomiques, ne sexcluent pas lun
lautre mais sont transcendantalement unis, ce qui
permet enfin dchapper aux multiples formalismes et
rend possible la rconciliation concrte et vivante du
savoir et du pouvoir, de la vision et de laction. La
connaissance se fait rellement sapientielle. Ltre causede-soi est lexpression utilise par Abellio pour qualifier
ce mode qui consacre lunion fconde de ltre et du
devenir. Ce mode est reprsent par lhmisphre du
haut, lhmisphre du bas figurant ltre en-soi et le
plan quatorial ltre pour-soi . Ce sont cette
organisation, ces processus et leurs effets qui, ds lors,
justifient que nous nommions finalement cette
structure absolue la cl mthodologique universelle
de lontogense.
Le couronnement gnostique
Reprenant notre compte en la prolongeant une
expression populaire pertinente, nous dirons que lon
reconnat et que lon juge un arbre ses fruits. Mais
pourquoi mobiliser une telle expression ? Pour signifier
deux choses. Tout dabord, dun point de vue
intrinsque, que ce sont les effets dune mthode, quils
soient dordre thorique ou dordre pratique, qui,
rtroactivement, viennent valider ou invalider celle-ci.
Ceux-ci doivent en effet tre en accord avec ce que lon
262

ERIC COULON

souhaite obtenir en appliquant cette mthode ; les


rsultats doivent tre la hauteur des exigences
exprimes, des attentes formules. Ensuite, cette fois-ci
dun point de vue extrinsque, que toute mthode peut
tre value de lextrieur, indpendamment de son
environnement pistmologique et de sa logique
propres, et ce en fonction de certains critres prcis.
Quen est-il alors, dans cette perspective, de la mthode
redcouverte par Abellio. Nous avons vu que la
structure absolue est venue combler en totalit les
exigences qui taient celles dAbellio dans sa qute
duniversalit, dunit et de clart. Quant savoir si cette
mthode rpond aux critres de la connaissance, critres
qui, pour nous, pour de nombreux philosophes,
penseurs, hommes de dsir ou hommes duvre, ainsi
bien entendu que pour Abellio, se trouvent rassembls
et contenus dans cet impratif : toute mthode doit tre la
fois doctrine et praxis et aboutir une transformation et un
parachvement - unit, harmonie et transparence - simultans de
lhomme et du monde, nous pouvons maintenant rpondre
par laffirmative. Nous navons pourtant aucune preuve
concrte, matrielle, fournir lappui dune telle
affirmation, prouver revenant ici faire tout simplement
lpreuve de la mthode en question, et pas uniquement
dmontrer. Nous soutiendrons nanmoins que ce que
nous mettons en vidence dans la seconde partie de cet
essai nous autorise et nous convie, avec force, penser
cela. Dans la philosophie abellienne la gense de la
connaissance tant assimilable la gense de ltre,
puisque connatre quivaut en et par elle difier
luniverselle Prsence, nous navons pas affaire une
philosophie spculative, dsincarne, une philosophie
de la reprsentation, une philosophie simplement

263

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

conceptuelle. Ltre humain ny dtient pas les lois


abstraites dun monde objectif, sa science nest pas celle
de ltant et ses pouvoirs ne sont pas ceux de la
domination sur lautre ou sur la nature. La gnose
abellienne fournit au contraire la cl de laccord possible
et concret de lhomme et du monde. Le premier,
entendu dornavant comme sujet transcendantal, fait de
la science universelle du second, celui-ci compris
prsent comme interdpendance universelle et monde
de la vie , de cette science de la vie donc sa propre
substance et sa propre assise et vise cette ultime et
toujours asymptotique posture quest la Prsence
absolue. Ds lors, lhomme nest plus dans le temple,
comme se plaisait lannoncer Abellio, mais le temple
est dans lhomme. Cette radicale rvolution dans la
connaissance, inaugure par Husserl, ce sont la notion
dintensit et le pouvoir dintensification qui, en nous
dlivrant des dualismes striles, de limpasse formelle et
du rgne de la seule ampleur, nous en livrent le sens, la
porte mais aussi le mcanisme. Rappelons que si
lintentionnalit, au sens husserlien, est ce mouvement
inhrent la conscience par lequel cette dernire vise en
permanence et souvre constamment quelque
chose , lintensit est le processus grce auquel ce
quelque chose vient remplir cette conscience.
Lintensit fond ce quelque chose dans la conscience.
Elle est la condition premire de la double
transcendance synchrone de lincarnation et de
lassomption.
De
plus,
grce
au
pouvoir
dintensification, la conscience se remplit de mieux
en mieux. Cest ce dernier qui ralise finalement laccord
de lhomme et du monde, qui fait que le temple
sintriorise et, paradoxalement, suniversalise. Parler

264

ERIC COULON

dontogense, dintensification de la conscience ou


daccomplissement progressif de laccord dans lunit,
lharmonie et la transparence cest finalement faire
rfrence une seule et mme chose. Nous avons
prcdemment trait de la cl de cette gense et de sa
logique, il nous faut maintenant en prciser le
mcanisme, mcanisme dont le rsultat est, chacun
des niveaux atteint dans cette gense par la conscience,
un couronnement.
Ce mcanisme est celui quAbellio dsigna par le
terme de transfiguration , nom quil emprunta la
Bible, plus prcisment au Nouveau Testament. On
retrouve en effet ce terme dans trois des quatre
Evangiles (Evangile selon Matthieu, Evangile selon
Marc et Evangile selon Luc). Il dsigne alors ce
moment-vnement survenu sur le mont Thabor dans
lequel Jsus-Christ, soudain entour de Mose et dElie,
se montra trois de ses disciples (Pierre, Jean et
Jacques) dans son tat glorieux . On retrouve aussi
trs souvent, dans les passages o Abellio traite de la
transfiguration, lexpression de corps glorieux ,
expression elle aussi issue de la tradition chrtienne,
notamment de lpisode biblique de la rsurrection du
Christ. Nous verrons plus loin ce que dsigne ce corps
glorieux et pourquoi il se trouve ainsi associ au
mcanisme de la transfiguration. Signalons tout de
mme que, dans lusage quen fait Abellio, cette
expression ainsi que le terme de transfiguration ne
sont entachs daucune connotation ni ne manifeste
aucune
influence
thologiques,
sentimentales,
superstitieuses ou surnaturelles mais que lune et lautre
sont mobilises selon une perspective qui en fait
ressortir toute la porte philosophique, mtaphysique,

265

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ontologique. La transfiguration, nous dit Abellio, est la


plus haute nigme 55 car elle est aussi soudaine et
abrupte que prpare par la lente acquisition,
maturation et cristallisation des pouvoirs de
connaissance. Mais si elle est nigme cest aussi d au
fait que par elle les rflexes se font pouvoirs, la
multiplicit se fait unit, lextriorit intriorit et,
surtout, que la science du monde se re-substantialise .
Pour illustrer ou voquer cet vnement gnostique
singulier et ultime qui, en lui-mme indicible, demeure
irrductible toute reprsentation et insaisissable par les
formes linaire du langage, Abellio se servit
essentiellement de deux supports : dune part le tableau
de Raphal qui se trouve au Muse du Vatican et
sintitule justement La transfiguration, dautre part ce que
les mathmaticiens nomment laxiomatisation de la
gomtrie56.
Essayons notre tour de faire signe vers lui.
Effectuons pour cela une identification de ses
caractristiques fondamentales. La premire chose dont
il est impratif de prendre conscience est que ce
mcanisme de la transfiguration ne prend tout son sens
et ne rvle toute sa porte quen tant que son lieu
daccomplissement est le champ transcendantal, cest-dire le domaine extra mondain, transphnomnal, o se
constitue le sens des choses. Cet acte-principe nest pas
Nous pouvons nous tonner juste titre de voir Abellio utiliser
le mot nigme et non celui de mystre pour qualifier la
transfiguration sachant la distinction quil a lui-mme tablit
entre les deux.
56 Pour lire les dveloppements et les analyses dAbellio relatifs
ces deux exemples se reporter, respectivement, la Confrence
ultime (dans Question de, La Structure absolue, n 72, pp. 39-40)
et au M. N. G., pp. 85-88.
55

266

ERIC COULON

dordre psychologique mais gnostique. Il se fonde sur le


couple opratoire rduction-intgration, suppose et
sappuie sur la distinction et le rapport fait/essence et se
dploie selon la double transcendance assomptionincarnation. Quentendons-nous par l ? Tout dabord
que la transfiguration est un mcanisme dans lequel
jouent un rle dterminant aussi bien la rduction
phnomnologique qui prside lmergence de la
conscience transcendantale que la rduction eidtique
qui extrait des faits les essences, sans oublier bien
entendu lactivit constituante donatrice de sens. La
transfiguration, nous dit Abellio, est court-circuit
entre des essences quil qualifie du bas et des
essences quil qualifie du haut . Ces deux classes
dessence sont simultanment issues de la mise en
uvre du processus de rduction-intgration, le premier
sous-moment de ce couple extrayant les lments
spcifiques irrductibles - la base des proprits et des
thormes en mme temps quuniversels de toute
chose ou de tout fait, le second subsumant ces derniers
sous des notions de plus en plus gnrales, universelles
et intgrantes - constitutives dune possible
axiomatisation du monde. Cette rduction eidtique
post rduction phnomnologique est, nous lavons dit
plus haut, le fruit de ce quAbellio appelle une
intentionnalit
structurante
globale .
La
transfiguration est donc la manifestation et
laboutissement spirituels du pouvoir dabstraction
rpondant la logique de la double contradiction
croise . Avant danalyser ce quil advient au cours de
ce court-circuit , il nous faut nouveau insister sur un
point capital. Nous allons en effet nous rendre compte
une fois de plus que ce pouvoir dabstraction, rgi,

267

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

canalis et orient par la structure gntique du snaireseptnaire, na rien de commun avec lexercice
logistique et dsincarn de formalisation qui, dans la
tradition rationaliste, porte ce nom. Le mcanisme de la
transfiguration na rien dun savoir spculatif imposant
ses grilles de lecture et ses modles dexplication une
objectivit dmultiplie et dnue dintelligence.
Dun autre ct, il produit bien plus quune simple
accumulation de savoirs et influe profondment et
globalement sur ltre mme de celui chez qui il a lieu.
Dans la perspective de ce mcanisme les notions
classiques de sujet et d objet perdent leur
caractre artificiel et inerte, acquirent non seulement
une dimension universelle mais se retrouvent aussi
fondues et fondes ensemble dans une subjectivit
suprieure unique et unifiante. Tout ceci sexplique
entre autre par le fait que la transfiguration est un
mcanisme qui ne se fonde plus ni sur une dualit ni sur
un mouvement linaire sens unique allant, au gr du
primat accord, soit du sujet vers lobjet soit de lobjet
vers le sujet - sans parler des nombreuses tentatives
philosophiques et pistmologiques de conciliation
entre les deux qui nont t et ne sont trs souvent que
des solutions artificielles ne rpondant qu des
exigences formelles et ne pouvant satisfaire que des
esprits agnostiques - mais sur un mouvement circulaire,
sphrique mme, de perptuel retour intensifiant
lorigine dans et par lequel lobjet est aussi sujet et le
sujet objet. Dans ce mouvement lhomme et le monde,
ce que nous continuons malgr tout dappeler lhomme
et le monde, sont ensemble transfigurs, ils changent
ensemble et simultanment de figure - de manire de
se prsenter et de signifier pour la conscience - et

268

ERIC COULON

acquirent ainsi un corps nouveau qui, prcisons-le de


suite, leur est alors substantiellement commun. Ce corps
cest le corps glorieux dont nous avons dj parl. Ce
perptuel retour intensifiant lorigine est conditionn,
nous lavons dit, par linterdpendance universelle pose
la fois comme postulat et tlos de ce mouvement
sphrique. Elle est la fois loriginaire et le terminal. Par
lavnement de ce corps nous passons de lopacit
la clart, de lindiffrenci la diffrenciation, de
lindtermin luniverselle dtermination mais aussi de
ltre en-soi ltre cause-de-soi, cest--dire des rflexes
et de la science extrieure aux pouvoirs et la
connaissance, la gnose.
Mais revenons plus prcisment au mcanisme
du court-circuit par quoi se ralise la transfiguration
des choses et des faits. Si les essences dont nous parle
Abellio sont dans un premier temps vises et tires hors
de cest la signification propre de labstraction ces
choses et de ces faits, elles y sont aussitt r-incluses.
Ds lors, toute ralit mondaine , y compris par
consquent notre Moi, les autres Moi et le Nous, prise
dans ce court-circuit se trouve soudain traverse par
un courant qui relie un universel concret et un universel
englobant ; elle est alors tout la fois, pour reprendre
deux termes utiliss par Abellio, d-ralise ,
autrement dit allge de ses caractres matriels et de
ses proprits sensibles qui font delle un objet
mondain enferm dans la banalit quotidienne , et
sur-ralise , cest--dire quelle se trouve maintenant
charge de qualits et de significations qui lexhaussent
au niveau de luniversel jusqu devenir [] le support
dune vie quasi cosmique. (F. E., p. 104) Ni idalisme sinon transcendantal - ni empirisme dans ce mcanisme,

269

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

le court-circuit que nous voquons supposant la fois


une preuve et un affrontement concrets la
matire , autrement dit la vie , conduisant faire
merger ce quelle a de moins rductible, mais aussi
lexistence dune connaissance, celle de ces universels,
pntrant les ralits mergeant de cette mme
matire . Cest cette pntration, cette projection
dit Abellio, qui transfigure toute ralit particulire, qui
lenveloppe dune nue dintelligibilit qui nest rien
dautre que la lumire de lEsprit, que la clart du Logos.
Se clarifie alors le fait quAbellio puisse dire que cette
ralit est fonde et fondue dans lhmisphre du haut
de la sphre, cest--dire fonde par et fondue dans la
connaissance. Cest ce caractre fondant de la gnose qui
explique le mcanisme de la transfiguration. Fonde par
un certain niveau ncessaire de connaissance, la
transfiguration, d-ralisant et sur-ralisant toute ralit,
fond celle-ci, devenue corps glorieux ou corps de
lumire , dans la Prsence. Cette dernire accde alors
un degr suprieur de synthse, dunit et de globalit.
Cest cela quil faut comprendre lorsque Abellio parle de
lobjet comme dun support de connaissance. La
connaissance dj constitue exige une nouvelle
immersion dans la matire , dans la vie , afin quait
lieu une nouvelle cristallisation, elle-mme source dune
connaissance plus ample et plus intense. La ralit
transfigure ne reprsente plus un possible outil, elle
nest plus vecteur dutilit mais de vrit, de Sens. Il est
juste alors de dire que lobjet est tout autant porteur
dun sens propre que catalyseur dune situation
signifiante universelle. Ce corps glorieux que devient
cette ralit et la Prsence, le Soi, dans laquelle il se fond
sont le contenu rel de la conscience transcendantale.

270

ERIC COULON

Ce corps glorieux cest donc le corps ternel,


incorruptible, translucide, spirituel, sans limites, sans
entraves et universel de toute ralit. Par lui toute ralit
particulire, dont le corps propre du Je
transcendantal et le corps dautrui, retrouve sa vrai
patrie : lUn le Tout. Par lui lUn le Tout accde la
claire concidence avec lui-mme. Cest aussi par lui que
devient relle pour le Je transcendantal lexprience
vivante du mystre de la seconde mort , expression
quAbellio puise, une fois de plus, dans le Nouveau
Testament, plus prcisment dans Apocalypse (XX,
14)57. La transfiguration est en effet le mcanisme
dactualisation de la seconde mort . A travers cette
dernire, Abellio pousse son terme la gense de ltre.
Mais on ne peut comprendre ce que dsigne une telle
expression la mort de la premire mort et ce
quelle implique la rsurrection et limmortalit,
notions que notre modernit et, plus encore, notre
monde contemporain ont progressivement bannies, les
jugeant insenses et chimriques, sans raison dtre ni
rfrent, de leur vocabulaire et de leurs proccupations
si lon na pas prsente lesprit la tripartition
abellienne de ltre humain en corps physique ,
corps psychique et corps intellectuel . Si la
seconde naissance a lieu lors de lavnement du Je
transcendantal, la seconde mort , qui correspond
lintensification perptuelle du corps intellectuel vers
le Nous et le Soi, est la fois stase, prsente tous les
instants de la transfiguration par la constitution du
corps glorieux, et ek-stase ultime, limite asymptotique
de la gense ontologique. Ds lors, parler de
Puis la mort et le sjour des morts furent jets dans ltang de
feu. Cest la seconde mort, ltang de feu.
57

271

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

transfiguration du monde, de recration intrieure du


monde, de connaissance enstatique , de gense du
Sens, de parachvement de la vie ou daccomplissement
de la Prsence ternelle cest indiffremment faire signe
vers cet acte-principe par lequel seules sont possibles les
Noces fcondes de ce que lon appelle communment
lHomme et le Monde .
Dans le cadre de cette approche du mcanisme
de la transfiguration tel quil intervient dans la gnose
abellienne, il nous faut encore mettre en vidence,
proposer la rflexion, formuler et approfondir deux
problmatiques fondamentales qui clairent et spcifient
la conception abellienne de la transfiguration. La
premire de ces problmatiques renvoie lusage que
fait Abellio du terme couronnement pour parler de
la transfiguration. Cette dernire est en effet aussi
qualifie par lui de raison de la raison , expression
quil explicite aussitt ainsi : la raison dtre et le
couronnement de la raison, son absorption en soi, son
effacement triomphal. (D. M., T. 1, p. 35) Rappelons
que la raison dont il est question ici est la raison
transcendantale. Le problme qui se pose ici est alors le
suivant : comment la transfiguration peut-elle constituer
un couronnement et effacer la raison et son travail alors
mme quelle survient ou peut survenir chaque tape
de llvation gnostique, et donc tout au long du
processus dabstraction ? Nous avons en quelque sorte
dj rpondu cette question. En fait, le mcanisme de
la transfiguration saccomplit bien pendant la monte
gnostique mais il en est aussi le couronnement. En dpit
des apparences, il ny a dans cette conception aucune
contradiction. Cette situation singulire de la
transfiguration trouve son explication dans la nature

272

ERIC COULON

mme du processus gnostique, plus prcisment dans ce


que nous avons rencontr sous le nom de paradoxe de
la gnose , expression utilise par Abellio pour dsigner
la dialectique du dpassement perptuel et de la
prsence de lindpassable , dialectique caractristique
de la gnose par lui constitue. Cette dialectique est tout
aussi bien dialectique de ltre et du devenir, de la voie
et de ltat, du cheminement et du terme, de linachev
et du parachev, autant de manires de dire leffective
co-prsence et corrlation de ralits bien trop souvent
considres comme exclusives lune de lautre. Cette
dialectique est prsente en permanence dans la monte
gnostique ; elle est donc aussi luvre au cur du
mcanisme de la transfiguration, cest--dire dans lacteprincipe produisant la hirarchisation gntique des
essences et rendant possible la monte densemble
vers leidos des eidos, vers lide des ides dont parle
Platon, au terme paroxystique de lintensit. (S. A., p.
189) Le but vritable de cette monte densemble est
laccs la Prsence ultime et indicible, lau-del des
essences, au Soi impersonnel et ternel. Maintenant, si
nous pouvons dire avec Abellio que la transfiguration
est couronnement de cette monte cest parce quen
vertu de la dialectique du dpassement perptuel et de
la prsence de lindpassable cette monte nest quen
apparence un mouvement seffectuant par degrs
successifs. Cest aussi ce quil faut comprendre lorsque
Abellio prend bien soin de distinguer la dmarche
linaire de construction que lon rencontre dans les
sciences de la conduite sphrique de constitution
identifiant la gnose. Lesprit de totalit baigne chaque
instant (F. E., p. 109) dclare Abellio propos de la
monte gnostique. Il faut ds lors comprendre la gnose

273

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

non pas comme la dcouverte progressive des lois et


des secrets dun Homme et dun Monde objectifs
mais comme mouvement dactualisation dun prsent
ternel enfin retrouv. Une fois engags dans le
mouvement gnostique de constitution nous ne quittons
plus jamais ltat de synthse . Tout cela explique
aussi que la transfiguration, en plus dtre abrupte, est
illumination. En et par elle le parcours se ferme en
permanence sur lui-mme, tel une uvre dart enfin
acheve, dcouvre soudain sa raison dtre et voit le
sens de sa qute soffrir en totalit lui et lclairer
dfinitivement, et ce avec le degr de clart, dampleur
et dintensit relatif la connaissance dj intgre.
La seconde problmatique sur laquelle nous
portons notre intrt touche un point particulier de la
terminologie abellienne et a pour origine lemploi par
Abellio, dans plusieurs de ses ouvrages ou de ses
crits58, ct du terme transfiguration , des termes
transmutation et transsubstantiation . Lusage de
ces deux derniers termes oblige sinterroger, dans le
but multiple dter toute quivoque, de prvenir ou de
rpondre toute rserve et toute critique extrieures
et, par consquent, de clarifier et de situer une nouvelle
fois la gnose abellienne, sur le type de rapport quils
entretiennent avec celui de transfiguration . Visent-ils
et dsignent-ils tous les trois la mme chose ou dans
chaque cas des choses bien distinctes ? Sont-ils utiliss
lun pour lautre, ce qui ncessite de sinterroger sur la
validit dune telle dmarche, ou renvoient-ils trois
58 Pour le terme transmutation : A. E., p. 23 ; S. A., p. 218 ; F.
E., p. 19 ; D. M., T. 1, p. 38. Pour le terme transsubstantiation :
F. E., chap. IV ; prface louvrage de Malcolm de Chazal :
Lhomme et la connaissance.

274

ERIC COULON

vnements dissemblables ? Dans le langage courant


mais aussi dans certains dictionnaires ces trois termes
sont considrs, de faon il est vrai htive, comme
quivalents, surtout ceux de transmutation et de
transfiguration . Afin dviter les confusions, nous
allons dabord mettre en vidence ce quils reprsentent
en et par eux-mmes. Les termes transfiguration et
transsubstantiation sont tous deux de source
chrtienne, lune biblique, lautre ecclsiastique et
thologique ; celui de transmutation , aujourdhui en
vigueur dans le domaine de la physique nuclaire, est
principalement et originairement associ la tradition
alchimique du Moyen Age, dans laquelle il dsignait
gnralement le couronnement du Grand uvre. Nous
avons rappel brivement en quoi consiste la
Transfiguration de Jsus-Christ. Quant au terme
transsubstantiation il signifie le changement global et
concomitant de la substance du pain et de la substance
du vin eucharistiques en la substance unique du corps et
du sang de Jsus-Christ ; en et par la transsubstantiation
est consacre lAlliance avec Jsus-Christ dans la
fraternit universelle des chrtiens. Enfin, pour ce qui
est de la transmutation , elle correspond plus
prcisment et communment la transformation des
mtaux vils en mtaux prcieux (le plomb en or) mais
aussi, plus essentiellement et adquatement,
laugmentation, la maturation et la rgnration, par
libration de ses vertus occultes, dune matire juge
immature ou malade. Dun point de vue ontologique
nous dirons que la transsubstantiation est
changement de substance, que la transmutation est
changement dtat et que la transfiguration , chez
Abellio, est changement de la prsence soi de ltre. Il

275

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ny a donc assurment pas, de sa part, de confusion ou


didentification possibles entre ces trois termes. Et ceux
qui concluent, comme Franoise Bonardel ou Antoine
Faivre, deux des rares chercheurs et auteurs
contemporains avoir consacr la philosophie
dAbellio quelques pages59 srieuses et clairantes, que la
transfiguration
abellienne
nest
pas
la
transmutation alchimique, ceux-l ont, de ce point de
vue, entirement raison. Comme le souligne dailleurs
fort justement Antoine Faivre () : Il est certain que
pour Abellio il ny a point dge noir ou du moins
que celui-ci nest pas retour au chaos ou la
dcomposition. Et le mme auteur de rappeler les
deux citations, la premire de Husserl, la seconde de
Kafka, auxquelles se rfra souvent Abellio ce sujet :
Toute poque, selon sa vocation, est une grande
poque ; Si tu veux dtruire le monde, renforce le
monde ; mais aussi ces propos dAbellio, derrire
lesquels ne se cachent aucune vision progressiste et
navement optimiste des choses mais bien plutt la
vision translucide (Bonardel) de lactualisation dun
ternel prsent : Toute poque est toujours, en un
sens, comme lapoge de quelque chose. De plus,
pour confirmer la distinction existant entre
transfiguration abellienne et transmutation alchimique, il
faut mettre en vidence le fait que la Matire
premire de luvrement gnostique abellien nest
nullement une ralit dchue et(ou) corrompue quil
sagirait, au travers dune dramaturgie alchimique ou
dune srie dpreuves hroco-mythiques, de rdimer
Franoise Bonardel, Philosophie de lalchimie, pp. 645-649. Antoine
Faivre, Accs de lsotrisme occidental, T. 1, pp. 357-358, T. 2, pp.
ainsi que larticle Abellio du Dictionnaire de lsotrisme (P.U.F.).
59

276

ERIC COULON

ou de rgnrer, mais la matrice en mme temps que la


pierre de touche savantes et intentionnelles de toute
exprience, sous un autre angle la rserve infinie,
universelle et inpuisable dexpriences, ce que Abellio
dsigne synthtiquement, sappropriant ainsi, dans une
perspective
gnostique60,
lune
des
notions
fondamentales de la phnomnologie husserlienne, le
monde de la vie 61 (Lebenswelt). Cest ce monde de la
vie qui, sous la forme de ces tuteurs invisibles
auxquels nous avons fait rfrence plus haut, nous porte
et nous guide, et ce jusqu ce quun jour, par la
mdiation de luvrement gnostique, il sclaire en et
par nous et rende notre prsence en lui mieux assure,
sa science devenant notre science, ces pouvoirs nos
pouvoirs dans une rciproque et respectueuse alliance.
Ds lors, si Abellio emploi quelques rares moments,
dans une libre utilisation, ct du terme
transfiguration , les termes transsubstantiation et,
surtout, transmutation ce nest pas par
mconnaissance de la spcificit smantique de chacun
dentre eux mais cest afin de mettre en relief la
dimension oprative particulire qui appartient
nanmoins la gnose quil nous propose. Ds lors, sil
est un jugement que toute notre analyse ici prsente,
mais aussi, et peut-tre surtout, le parcours et la posture
existentiels en mme temps que la conduite thicoesthtique dAbellio, invalident absolument cest celui
Sur la conception abellienne du Lebenswelt voir surtout : S.
A., pp. 97-99 et M. N. G., pp. 83-85.
61 On aura compris que lemploi par Abellio dune telle notion,
comme cest du reste aussi le cas pour Husserl, ne signifie
nullement une quelconque concession lobjectivisme positiviste,
au naturalisme ou au positivisme.
60

277

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

qui conduit voir, et qui par ailleurs souligne les


dangers 62 (Faivre) qui leur sont inhrents, dans la
nature mme de la transfiguration ainsi que dans le
processus qui la produit la trace de ce qui, sous les noms
d intellectualit apollinienne (Bonardel) ou de
lucifrisme (Faivre), ne serait rien dautre quun
rationalisme spculatif, volatil et conqurant. Si, et nous
avons fortement insist l-dessus, la transfiguration et le
double mouvement dialectique nont rien dun idalisme
ou dun rationalisme formels classiques, ce nest pas non
plus un simple processus de spiritualisation que nous
avons affaire, mais, simultanment, une spiritualisation
de la matire et des corps accompagne dune
matrialisation et dune corporification de lesprit. Les
deux cueils extrmes que sont, dune part,
lintellectualit dsincarne, et, dautre part, la passion
charnelle et matrielle sont irrversiblement vits et
dpasss par lavnement de cette nouvelle dimension
quest ltre cause-de-soi , dimension ontologique qui
dit et traduit le mouvement gnostique constitu par ce
retour au Lebenswelt retour rpondant la
ncessit de redonner un fondement ontologique la
phnomnologie spcifiant le retour aux choses
mmes , retour sphrique et non linaire, mouvement
qui va du Lebenswelt opaque, lieu de la connaissance
diffuse et profuse, au Lebenswelt transfigur, qui nest
rien dautre que lavnement de la science du monde,
que la connaissance claire et unifie, la vritable gnose,
la vie dont il est question dans lexpression monde
de la vie tant tout la fois originaire et ultime,
intgre et intgrante. Abellio proposa une autre faon
Rappelons ce propos que la notion de danger est
explicitement rfute par Abellio au profit de celle d preuve
62

278

ERIC COULON

de caractriser, dexprimer et dexpliquer la nature de ce


mouvement ontogntique : il parla son propos de
structure de linversion intensificatrice dinversion .
Cette structure, re-cratrice, et non cratrice, du monde,
se prsente comme une oscillation perptuelle faisant
alterner une immersion dans le monde de la vie et
une mersion hors de lui, cette dernire prparant son
tour une nouvelle immersion . Cette oscillation
prend ainsi la forme dune sortie conscientielle hors
dun mode ancien du monde et dune plonge
matricielle dans un mode nouveau du monde (S. A., p.
75), chaque nouvelle stase possdant une intensit
suprieure la prcdente. Avant de clore ce paragraphe
il nous faut tout de mme rappeler que ce qui, en
premier et en dernier lieu, rend possible la fois
lactualisation et la comprhension de ce mouvement
cest cette libration de la conscience absolue accomplie
par cet acte dont linitiative revient au monde de la
vie , acte qui, pour Abellio aussi bien que pour Husserl,
valeur de conversion et se nomme poch ou
rduction transcendantale , acte qui doit se prolonger,
pour tre pleinement librateur de cette conscience et
de
ses
puissances,
dans
la
rduction
phnomnologique
et
la
constitution
transcendantale .

279

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

280

ERIC COULON

II

ILLUSTRATIONS ET APPLICATIONS

Nous savons que le dsengagement dfinitif


dAbellio du champ et de laction politiques, domaines
qui sont ceux de lhomme de puissance , fut
contemporain de son entre dans lsotrisme. Cela ne
signifie pourtant pas quil y ait eu entre celle-ci et celuil un lien de cause effet, ce qui serait totalement
tranger la conception abellienne des ressorts et des
motifs profonds qui commandent au destin de
lexistence individuelle. Ce changement dorientation,
cette dcisive transition, dont linstigateur et le
catalyseur visibles fut celui quAbellio appela son
matre : Pierre de Combas, prennent pour la seconde
mmoire la valeur de signes indiquant le sens invisible
dun destin personnel. Au-del, ou en de, des
situations mondaines dans lesquelles se trouvait pris
Abellio, quelque chose avait lieu, devait avoir lieu. Une
transformation vitale profonde se prparait en lui et
sannonait ainsi lui. Elle ne pouvait saccomplir
quhors de lagitation, des limites, de larbitraire et du
pragmatisme caractristiques du domaine socio281

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

politique. Quant lsotrisme, il allait lui fournir une


base thique pour justifier et lgitimer (P. G., p. 130)
cette transformation. Abellio dbuta donc son
cheminement actif dhomme de connaissance par
ltude des traditions sotriques. Puis ce sont les
fertiles rencontres - fertiles parce que soutenues et
accompagnes de puissantes et insistantes recherches et
mditations - quil eut, par la suite, avec lpistmologie,
le structuralisme et la phnomnologie husserlienne qui
lui permirent de le poursuivre, de le prciser, de
lapprofondir et de lui apporter ordre et rigueur.
Parvenant ainsi - par les justes mdiations et le travail de
dsoccultation - retrouver et fonder la connaissance,
la gnose, Abellio se rapporta de nouveau aux multiples
traditions sotriques quil avait un temps laiss de ct,
cause, notamment, du dogmatisme de leur
formulation actuelle et de leur absence de fondement
rationnel. Il retrouvait ainsi nouveau, et non de nouveau,
avec un regard et une exigence diffrents, enrichis tous
les deux dornavant de lacquis fondamental de la
mtaphysique gnostique, les enseignements et les
matriaux de ces traditions. La dsoccultation de la
Tradition, et par consquent laccs luniverselle
mthode - qui est tout aussi bien luniversel message en
mme temps que le mode adquat de sa transmission -,
ses cls et ses modes opratoires, livrrent Abellio
les dnominateurs communs toutes les traditions
particulires. Si, plusieurs reprises, il insista sur le fait
que les exemples quil puisa dans ces traditions ne
pouvaient servir de preuves ses investigations mais
seulement d illustrations cest parce que la
mtaphysique gnostique nest pas une doctrine ou une
philosophie parmi dautres mais bien le fondement

282

ERIC COULON

universel de toute doctrine et de toute philosophie63 ;


elle est donc situe en amont de toutes les divisions,
manifestations et actualisations particulires qui se
produiraient et se btiraient partir delle,
consciemment ou non : cest notre thse, soutient
Abellio, qui dmontre quand il se peut ces dogmes
traditionnels et non linverse. (S. A., p. 23). Et si
Abellio parle aussi parfois d application de la
mtaphysique gnostique telle ou telle tradition
particulire, il signifie par l la recherche et le
dvoilement, par del ou en de des multiples gloses et
dveloppements doctrinaux qui les enveloppent et
mme, parfois, les occultent, des traces et de la prsence
de ces cls universelles et ternelles de la connaissance.
Reprer la Tradition au cur mme des traditions, voil
ce qui motiva Abellio. Nous allons donc nous intresser
quelques unes de ces illustrations et applications. Elles
sont nombreuses dans luvre dAbellio et renvoient
de multiples traditions dorigines et de natures
diffrentes. Nous ne pouvions toutes les traiter. Aussi,
parce quelle fut lune des premires quil aborda, parce
pas plus que la phnomnologie transcendantale nest une
philosophie parmi dautres mais la philosophie en tant que telle et
enrichie par avance de tous ses approfondissements venir, la
structure absolue ne se donne pas comme une recette ou une
mthode dorganisation ou de classification entre dautres, mais
comme un pouvoir universel engageant un mode entirement
nouveau de connaissance, cest--dire de communication avec le
monde, et par consquent aussi un mode entirement nouveau
dexistence. (S. A., p. 33) Ces propos napparatront vaniteux,
ridicules et scandaleux que pour ceux qui voient dans la
philosophie une invention et une manipulation de concepts, que
pour ceux qui ont cd aux charmes du relativisme, aux
scintillements de la multiplicit et aux mirages de la singularit.
63

283

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

quelle fut pour lui spirituellement dterminante et,


enfin, parce que les rfrences qui la concerne sont,
dans son uvre, les plus nombreuses, nous avons choisi
de prsenter, en raison de leur caractre emblmatique
et clairant, des illustrations et des applications relatives
la seule tradition chrtienne. Elles sont au nombre de
trois. Ce choix tout personnel ne doit pourtant pas faire
oublier ces autres traditions quAbellio considrait et
tudiait, et parfois mme pratiquait assidment, avec le
plus grand respect et le plus profond intrt, je veux
parler, plus particulirement, de la Kabbale et de la
gumatrie, de lastrologie, du Yi-king. Nomettons pas
non plus ses frquentes rfrences la Bhagavad-Git,
lun des livres les plus importants des Vedanta, dont
certains extraits reviennent frquemment dans les crits
d'Abellio.
La tradition chrtienne
Son entre dans lsotrisme , Abellio
leffectua par lintermdiaire et au travers de lsotrisme
chrtien, dun sotrisme tout fait personnel constitu
partir de lenseignement de Pierre de Combas auquel
vinrent rapidement se greffer les propres rflexions et
recherches dAbellio. Son intention tait de retrouver et
de mettre jour le sens et les dimensions sotriques et
gnostiques du christianisme. Il nest bien entendu pas le
seul avoir eu cette intention et avoir cherch dans la
figure, les paroles et les actes du Christ un enseignement
universel et une thique oprative rvlant la situation et
le destin ontologiques de lhomme et lui montrant ainsi
ce que serait une posture majeure. Mais sa qute a ceci
284

ERIC COULON

de singulier que la redcouverte quil fit de la nature et


de la porte de cet enseignement et de cette thique fut
rendue possible par une sortie hors de la tradition
chrtienne elle-mme. En effet, cette redcouverte ne
fut pas la consquence directe dune tude assidue et
interprtative, se suffisant elle-mme, des textes
dorigine chrtienne, quil sagisse de textes originaires et
fondateurs, ces derniers considrs comme authentiques
ou apocryphes, de commentaires, de dveloppements
thoriques ou de rcits personnels dexpriences
mystiques mais le rsultat de lapplication ces
derniers de la mtaphysique gnostique, pralablement
recre et constitue. Autrement dit, cest grce la
rigueur et la dimension analytique du travail
philosophique mis en uvre dans la dsoccultation de la
Tradition universelle et ternelle que, par surcrot,
laccs au sens difiant du christianisme fut pleinement
possible. Nous pouvons en conclure que la
mtaphysique gnostique retrouve et claire le message
chrtien originel. Philosophie et religiosit ne
sopposent donc plus radicalement. Dans la voie
hroque tradition et modernit - pistmologie,
phnomnologie, structuralisme - se fondent
rciproquement.
Concernant prcisment le christianisme, cette
approche originale nous fait accder sa nature et son
message hautement spirituels, initiatiques et sapientiels.
Le christianisme simpose alors lesprit dans toute son
essence et sa porte religieuses. Nous pntrons par ce
biais le mystre et la finalit de la Nouvelle Alliance
annonce et instaure par Jsus-Christ. En effet, le
Christianisme ainsi dsoccult, au regard duquel
lexistence de lEglise visible, avec ses dogmes, ses

285

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

prceptes moraux, ses dsirs de pouvoir et ses


engagements sociaux fait figure dinsupportable
imposture et trahison mondaines , convoque lesprit
laccomplissement gnostique dune Loi extra-mondaine,
une Loi vritablement transcendantale et mtaphysique.
Cest donc tout le sens et lenjeu essentiels de la
Nouvelle Alliance qui sont ainsi rendus explicites. Dans
cette Loi ce nest plus seulement le Verbe qui se fait
chair mais, simultanment, la chair qui se fait Verbe.
Cette re de la Nouvelle Alliance, alors annonce et
inaugure, selon Abellio, par la venue et lexistence du
Christ, est celle de lavnement de ce quil appelle, par
opposition aux diffrents discours et stratgies de
domination exigeant une obissance aveugle, une
thique
de
libration ,
vritable
thique
transcendantale fonde sur le sujet transcendantal et la
communion dans la Prsence. De la conduite
quimplique cette thique natra la seule communaut
possible
rellement
universelle,
harmonieuse,
inalinable, claire et clairante, savoir lEglise
invisible, une communaut dont les liens ne seront plus
de nature socio-politique mais dessence spirituelle et
gnostique. En fin de compte ce que la dsoccultation du
Christianisme nous rvle cest une religion de la
fraternit, une fraternit sans prcdent et sans
quivalent qui ne deviendra effective, et cest l
lenseignement majeur de cette religion, que si le Fils de
lHomme devient Fils de Dieu64, cest--dire
64 Lexplicitation, les dveloppements, les applications et les
implications de la mtaphysique gnostique couvrant tous les plans
de ralit (ontologique, anthropologique, cosmologique, thique,
esthtique), et ce en raison de luniversalit de la structure, des
principes et de la logique mis en uvre, le domaine du

286

ERIC COULON

thologique ne pouvait chapper cette nouvelle Analytique


labore par Abellio. Il ne pouvait dautant moins y chapper quil
est habituellement considr comme le domaine de lexpression
ternelle du Verbe et de la Loi. Do la prsence dans luvre
dAbellio (S. A., chap. 8 et 9) de Fondements de thologie . Ces
derniers ne sont pas la reprise et la perptuation des vieilles
questions et des vieilles querelles qui ont longtemps occup et
agit le Christiannisme mais se prsentent comme une
refondation, devenue ncessaire avec lavnement de la
mtaphysique gnostique, du thos (Dieu) et du thion (Divin).
Dans ces Fondements ce nest plus la ralit thologique qui
fonde la mtaphysique mais la mtaphysique gnostique qui
redcouvre le vrai sens et le vrai visage du divin. Parce que la
mtaphysique gnostique sest constitue comme phnomnologie
gntique, la thologie fonde par Abellio se distingue par deux
points essentiels de la thologie chrtienne : dans la perspective de
la phnomnologie transcendantale ce nest plus Dieu qui importe
mais la dit ; dans la perspective gntique, toute thologie est en
mme temps thogonie. La dit en question, notion hrite de
Matre Eckhart, ne dsigne chez Abellio aucune divinit
mythologique mais lIndtermin, lEtre absolu, sans fondement,
et non lEtant suprme, premier moteur ou cause premire. Ce
nest plus le Dieu personnel, anthropomorphe et transcendant qui
est vis mais la source transcendantale immobile, unit de tous les
couples de contraire en mme temps que lieu de linfinit des
possibles do mane toute manifestation, et Dieu lui-mme,
devenu dans la thologie abellienne le Pre ternellement associ
la Mre. Quant la thogense, elle est constitue par le
mouvement transcendantal ternel, sans origine ni fin, engendr
par la sparation et le retour du Fils, cette image de la dit en
devenir , traduction thologique du paradoxe de la gnose
auquel est confront en permanence le Je transcendantal. Nous
retrouvons ici luvre, partir du snaire-septenaire primordial
immanent la dit, la logique de la double contradiction croise.
Cette thogense, insparable dune cosmogense et dune
anthropogense, est ainsi anime par linversion intensificatrice
dinversion gnrant la dialectique de la dissociation et de la
runification, de louverture et de lintgration. La thologie

287

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

uniquement sil parvient saccomplir dans le Soi par la


transfiguration intrieure du monde. Que la tradition
chrtienne, avec ses symboles, ses textes, ses courants et
ses ramifications sotriques et gnostiques65, soit
devenue pour Abellio la premire et la principale source
dillustration de la mtaphysique gnostique est un
tmoignage supplmentaire de lancrage profond et
permanent de lesprit de celui-ci dans la terre et la voie
occidentales.
La croix et la crucifixion :
La croix nest pas un symbole prsent seulement
dans la tradition chrtienne. On la retrouve en effet,
sous des formes et des aspects diffrents, dans bien
dautres traditions spirituelles et dans bien dautres
cultures que la culture occidentale. Mais si la prsence
de ce symbole ne se limite effectivement pas au
domaine chrtien, elle prend nanmoins dans et avec ce
dernier une dimension non plus seulement
abellienne nest donc pas une mditation sur le Pre mais sur le
Fils, le Je transcendantal en nous, une mditation sur son
cheminement existentiel et spirituel ainsi que sur le destin dont il
est porteur. Elle rpond cette double exigence qui anima
constamment Abellio, exigence de clart dune part, exigence
damplification et dintensification du champ de conscience
dautre part. Du point de vue de la mtaphysique gnostique, il
revient finalement au mme de parler du produit en devenir du
mouvement dialectique du snaire-septenaire que de
lengendrement de la connaissance absolue ou de lavnement de
la conscience de soi divine.
65 Lune de ces ramifications est particulirement mise en vidence
par Abellio dans son uvre ; il sagit de LEvangile de Thomas.
Nombre de passages de ce texte dit apocryphe font en effet
lobjet dune pertinente et enseignante dsoccultation.
288

ERIC COULON

cosmologique,
cosmogonique,
thologique
ou
thogonique mais mtaphysique, plus prcisment
ontologique. Elle ne renvoie pas une conception du
monde particulire mais fait signe vers le mode dtre
fondamental et lpreuve destinale de lHomme ; elle
accde ainsi au rang de cl universelle pour la
comprhension du site et du sens de lexister humain.
Elle nous livre un message ternel par del le temps et
lespace. Plus quun symbole, elle est pour Abellio un
idogramme. Ds lors, ce qui fait de la croix de la
tradition chrtienne une ralit si singulire et si
dterminante cest, dune part, quen et par elle se
rpondent et sinterpntrent, dans une co-prsence
sminale, labstraction et le concret, le visible et
linvisible, et, dautre part, quelle rassemble dans une
unit smantique parfaitement cohrente et clairante
une multiplicit de significations et de valeurs,
multiplicit quune conception statique, formelle et
rductrice de cette tradition jugera conflictuelle et
irrductible. La croix chrtienne habite et interpelle
lesprit tout autant par son existence historique et
matrielle que par sa charge rationnelle. Le drame et la
Passion fondateurs de lre chrtienne dans lesquels elle
tint un rle dcisif et ultime se jouent en fait
ternellement et sactualisent chaque fois au cur mme
de lexistence individuelle dont ils constituent le
contexte essentiel, le vrai moteur en mme temps que la
mystrieuse finalit. Cette croix chrtienne dsigne par
consquent une ralit vivante et imprieuse, intime et
universelle, originaire et ultime. Ce sont ainsi le sens et
la porte de ce drame et de cette Passion que retrouva
Abellio au travers de la figure de la croix.
A la suite de sa redcouverte de la structure

289

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

absolue, Abellio vit en la croix chrtienne une


reprsentation particulire du plan quatorial de celle-ci.
Ds lors, la mise en vidence et la comprhension de ce
qui prend place sur ce plan ainsi que de la logique qui le
structure et lanime lui fournirent les cls permettant de
pntrer le sens du double mystre de la crucifixion et
de llvation de la croix. A linterprtation thologicomoralisante, partielle et partiale, dessence passive et
mondaine , Abellio substitua une comprhension
ontologico-phnomnologique du drame et de la
Passion du Christ, une comprhension intgrale et
intgrante, dessence active, gntique mme, et extramondaine . Ce qui apparat tout dabord et globalement
cest que crucifixion et lvation de la croix ne peuvent
sexpliquer et sclairer pleinement que par le
rattachement et la mise en corrlation de lune avec
lautre. Seule lexistence de la crucifixion, dune
crucifixion dtermine, peut rendre claire et conduire
lexistence dune lvation de la croix. Simultanment,
cest lexistence et le devenir de cette lvation qui sont
la raison et la rsolution dernires de la crucifixion. Mais
de quelle crucifixion est-il ici question ? Elle se fonde
sur la coexistence, chez ltre humain, coexistence
quivalente non pas une dualit fige mais une
dialectique complmentarit, dun corps et dune
conscience. Seule une pense mobilisant conjointement
et mettant en uvre le lien fcond existant entre
lapproche
phnomnologique
et
lapproche
ontologique pouvait prendre toute la mesure de cette
ralit quest la crucifixion et en faire la marque mme
de ltre au monde. LHomme est un tre crucifi, cest ce
qui apparat tout moment dans luvre dAbellio, cest
ce que signifie aussi lexistence de la double

290

ERIC COULON

transcendance . Nous sommes crucifis entre tre et


tant, entre conduite et attitude, entre le sujet
transcendantal et lhomme naturel, entre lampleur de
lespace et lintensit du temps, entre vision et action,
entre vouloir et pouvoir, entre corps et esprit, entre
essences du haut et essences du bas , entre lintramondain et lextra-mondain. Cette terrible en mme
temps que sublime situation mdiate et mdiatrice de
lhumain, ce lieu extrme et singulier que nous
occupons tous individuellement, Abellio en voqua les
aspects et les tropismes avec une potique et lyrique
clart dans lpigraphe de son roman La Fosse de Babel ;
en voici un extrait :
[]Mais tout est double. Nos mains fouillent la terre
pendant que notre esprit monte vers le soleil. Nous
ptrissons des corps et nous inventons des formes. Nous
nous enfonons dans la multiplicit des signes et des tres
et nous crions vers lunit dun Dieu inaccessible, et il en
sera ainsi jusqu la fin des sicles, dans linvisible
simultanit des exaltations et des croulements. Babel,
cest lcartlement sans fin des sens et de lesprit, cest la
prostitution du corps accueillant toutes les mes et la
constitution de lme unique absolvant tous les corps.

Notre me est, par notre corps, crucifie sur le corps du


monde de la vie et cette crucifixion, indissociable du
ncessaire double mouvement dincarnation et
dassomption quelle implique, autrement dit de la juste
circulation entre Terre et Ciel, est la condition premire
de son lvation jusqu lme universelle. Dun autre
ct, seule lexistence de cette lvation tmoigne de la
juste et mesure exprience de la crucifixion. Soulignons
que laccs la vision de part en part de cette crucifixion
est contemporaine de laccs la conscience
291

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

transcendantale. Ce que la mtaphysique gnostique nous


livre, en sus de lexistence de la crucifixion mme, cest
la logique qui doit rendre fconde cette crucifixion,
logique appele logique de la double contradiction
croise la croix ne dsigne t-elle pas la runion dans
un tout unifi des lments dun couple dopposs ? ;
elle nous enseigne aussi les quatre directions
anisotropiques quindique la croix, les deux directions
verticales, elles aussi anisotropiques, rsultant de sa mise
en rotation et, enfin, la nature prcise du processus
dialectique de son lvation. Si, comme le constate
Abellio, la croix est un idogramme extrmement
simple , cela sexplique par le fait quelle est le produit
ultime de la double opration simultane de rductionintgration mise en uvre afin de traduire
gomtriquement et de faon condense cet invariant
universel qui est la cl de tout tat de chose et de tout
changement de cet tat. Il nest plus alors question de
Chute, de Rdemption et de signe de reconnaissance ou
dappartenance mais dalliance entre la conscience et le
monde.
Lucifer, Satan et le Christ :
Ce quAbellio ne cessa de condamner et de
rcuser en permanence parce que source certaine dune
vision strile, rductrice et errone des choses, cest la
dmarche pistmologique foncirement anti-gnostique
qui consiste traiter et utiliser les symboles, les ides,
les principes, les catgories ou les concepts comme des
entits uniques et indpendantes, non relativises.
Autrement dit, prsent de faon positive, toute
rflexion de nature gnostique inscrira, dans de trs

292

ERIC COULON

nombreux cas, chacune de ces idalits et formations


imaginaires dans une relation structurale et dialectique
germinative mettant pleinement en lumire chacune des
parties mobilises et constituant simultanment,
chaque fois, dans une permanente et toujours inacheve
rsolution, lternelle Prsence. Cest la seule
condition de penser ces idalits et ces formations
imaginaires sous la forme de couples dopposs
complmentaires, et non de dualits radicales, que nous
pourrons chapper ce que Abellio dnone vivement
sous lexpression de dgradation moralisante de la
mtaphysique . Cette mise en relation dialectique est lune
des conditions fondamentales de la rgnration de la
mtaphysique.
Lun des cas particuliers o lapplication de cette
mthode de comprhension effectue par Abellio est
puissamment rvlatrice et oprante est celui, dorigine
religieuse, de la signification respective des figures de
Lucifer, de Satan et du Christ, mais aussi celui de la
nature des rapports existant entre elles. Un tel
claircissement, par ce quil dvoile et engage, est, nous
allons le voir, capital. Dans la terminologie de lEglise
chrtienne, mais aussi dans lesprit populaire fortement
imprgn des valeurs de cette dernire, Lucifer et Satan
sont dfinitivement devenus66 des figures du Mal.
Dmons, ils sont lquivalent du Diable, cette
personnification mme du Mal. Ds lors, ce que vise
entre autre Abellio en reprochant la tradition
chrtienne sa dgradation moralisante ctait sa tendance
66 Nous employons le terme devenus pour signifier que Satan
et Lucifer nont pas toujours t considrs ainsi. Il faut aussi
souligner que dans dautres traditions spirituelles, comme le
gnosticisme par exemple, Lucifer reprsente un principe positif.

293

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

- dont elle na bien entendu pas lexclusivit - la


personnification anthropomorphique de principes
mtaphysiques. De noms communs dsignant une
fonction ou un tat particulier on est pass des noms
propres - un tel phnomne est parfaitement
identifiable dans lAncien Testament en ce qui concerne
le vocable Satan -, passage qui eu pour effet de faire
surgir ex nihilo des entits possdant chacune une
personnalit et une indpendances propres. Lhumanit
tait dornavant avertie de lexistence absolue du Bien
et du Mal et donc des deux sources antagonistes du bien
et du mal. Tout devenait clair et rassurant. Mais, comme
toute mtaphysique digne de porter ce nom, la
mtaphysique gnostique ne sacrifie pas ces valuations
et dterminations dessence morale ; elle ne se contente
pas de ces conceptions trop humaines ; elle se situe pardel le Bien et le Mal mais aussi, la prcision est
dimportance, par-del bien et mal. Dans cette
perspective, Lucifer et Satan ne pouvaient tre conus
par Abellio comme des ralits substantielles,
hypostasies. Si lun et lautre participent ncessairement
du dia-bolique cest parce que, en vertu de la
signification originaire de ce terme, ils constituent les
deux
principes
universels,
antagonistes
et
complmentaires de lessentielle dsunion ; nous
pouvons dire, dune autre manire, que leur couple
indissociable est lessence mme et le moteur de la
tension germinative. Leur confusion provient dune
fusion illgitime. Le diabolique tant donc ce qui
dsunit, il faut sparer, distinguer mais aussi,
imprativement, mettre en rapport les principes mme
de cette dsunion. Dans le cas contraire nous nous
retrouvons en prsence dune vidente contradiction.

294

ERIC COULON

Lucifer et Satan sont donc pour Abellio deux


principes dactivation antagonistes . Sils tiennent une
place si importante dans son uvre, aussi bien
philosophique que romanesque, et dans sa pense cest
parce que la dsunion dont nous venons de parler est,
nous assure-t-il, une situation inhrente toute
manifestation. Elle en constitue mme la dimension
essentielle. Cette dsunion est, cela apparatra bientt,
ce qui rend possible, par la tension quelle engendre et le
travail de rsolution quelle exige, lontogense. Ainsi
donc, travers ces figures-principes - leur nature et leur
rle respectifs mais aussi leur relation - que sont Lucifer
et Satan, Abellio nous fait pntrer au cur de cette
dsunion ; il nous en livre la structure et la logique. La
dsoccultation de ces deux figures est ainsi une mise
jour particulire - particulire parce que rsultant dune
application particulire de la mtaphysique gnostique,
dont elle est une des formulations - aussi bien de la
topique de ltre que du mouvement constitutif de
lontogense. Prenons maintenant les choses par tapes
afin de mieux saisir leur articulation. Lucifer et Satan
forment donc un couple, une bi-polarit. A ce couple,
nous allons le voir, se trouvent associs par homologie
trois autres couples : celui de la vrit et de la beaut,
celui de lthique et de lesthtique et, enfin, celui de
lesprit et de la matire. Pour que le couple LuciferSatan soit germinatif, cest--dire pour que la dsunion
ne soit pas une simple, statique et strile opposition cest l un des enseignement cruciaux de la
mtaphysique gnostique -, chacun des ples de ce
couple doit tre entendu son tour non pas comme une
entit uniforme et monovalente, ferme sur elle-mme,
mais comme un compos, cest--dire comme un couple

295

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

ouvert. Nous avons affaire, par consquent, non pas


un couple mais deux couples, un couple de couples,
ce que Abellio nomme une proportion . En effet,
Lucifer, la force lucifrienne , saffirme comme
activit, affirmation ou plnitude de lesprit dun ct,
passivit, ngation ou vacuit de la matire de lautre. Et
Satan, la force satanique , saffirme comme activit,
affirmation ou plnitude de la matire dun ct,
passivit, ngation ou vacuit de lesprit de lautre.
Quatre ples donc et non pas deux, quatre ples qui
entrent en permanence en relation les uns avec les
autres et interagissent au sein de toute manifestation.
Cette dtermination des deux principes dactivation
antagonistes nous met en prsence dune nouvelle
quadrature. Cest nouveau la crucifixion de ltre
humain qui est ainsi signifie, cest son cartlement
quentranent ces polarits extrmes. Tout tre humain
est le lieu o saffrontent ces deux natures opposes et
nanmoins associes, la diffrence, plus justement la
diffrenciation, rsidant dans le degr de conscience qui
accompagne un tel affrontement et dans la nature et
lintensit du travail dunification qui est mis en uvre.
Cette structure quadripolaire qui caractrise la dsunion
nest en fait rien dautre que le plan quatorial de la
structure absolue. Quant la logique qui prside la
mise en relation de ces quatre ples, il sagit de la
logique de la double contradiction croise. Cest donc
une rotation et une permutation sans fin qui ont lieu
entre ces quatre ples, lune et lautre produisant ds
lors un courant vertical. Cest une nouvelle fois la
fondation et llvation de la croix qui se manifestent ici
sous la forme de louverture de la double
transcendance des profondeurs et des hauteurs .

296

ERIC COULON

Le couple Lucifer-Satan, faut-il le prciser,


nexprime rien de psychologique ou de psychanalytique
mais articule les puissances mtaphysiques inhrentes
ltre. Abellio voque par ce couple ladvenue et le jeu
apodictiques de ces puissances, leur prsence, leur sens
et leur uvre. Les termes cls par lui employs dans les
dveloppements de cette vocation acquirent ainsi une
dimension mta-physique et mta-psychologique ; ils
sont convoqus afin de rendre compte dune
configuration et dune proprit ontologiques
dterminantes quant au visage et au destin du monde et
de ltre humain. Ajoutons que cette vocation porte en
elle tous les traits dune nergtique de ltre. Penser les
choses sous leur aspect nergtique en mme temps
quontophnomnologique rpondait sans doute pour
Abellio une ncessit gnosologique. Le rel nest-il
pas tout la fois et simultanment matire, nergie et
information, autant de faons diffrentes de nommer et
de dsigner la mme chose, savoir lUn le Tout. Peuttre est-ce justement cette triple considration des
choses - ontologique, phnomnologique et nergtique
- qui donne luvre dAbellio une dimension si
intgrante, si vivante et si profondment enseignante.
Ce nest donc plus du Moi dont il est question mais du
fond universel de ltre, de son devenir par et dans le Je
transcendantal. Ce quil est alors important de retenir
dans lanalyse du couple Lucifer-Satan propose par
Abellio, et ce pour bien comprendre ce qui se joue par
et dans la dsunion, cest ce que celui-ci appelle le
facteur de refus . Lucifer et Satan contiennent en
effet chacun leur propre facteur de refus . Nous
pouvons mme dire quils sidentifient lun et lautre
prcisment par ce facteur. La force lucifrienne refuse

297

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

la descente dans la matire. La force satanique refuse la


monte dans lesprit. Ce sont ces facteurs qui,
finalement, expliquent la diffrenciation diabolique et
constituent la dsunion dialectique. Lucifer et Satan
nexistent que par et dans la ngation. Cest en raison de
la prsence dterminante de ces facteurs, mais aussi
dans un souci de prserver, contre toute drive morale,
la dimension mtaphysique du diabolique, quAbellio
rejeta le statut danges dchus souvent attribu Lucifer
et Satan pour ne retenir que celui d anges rvolts .
Facteur de refus est ainsi une manire de traduire
dans un langage rationnel ce que nous transmet, sous le
terme rvolte , la tradition chrtienne. De plus,
chacun de ces refus, chacune de ces rvoltes engendre
une souffrance mtaphysique particulire - au-del, ou
en de, de tout affect. Cela sexplique par le fait que si
ces refus sont lorigine de la diffrenciation diabolique
de Lucifer et de Satan, et si, de plus, ils rendent possible
une dialectique entre ces deux principes, ils sont
nanmoins la cause certaine de ce que nous appellerons
un manque ontologique. En effet, par la dimension
toute ngative de refus qui les caractrise, Lucifer et
Satan sont avant tout orientation et lan vers un vide,
vide matriel pour le premier, vide spirituel pour le
second. Ds lors, la tragique vocation de lun et de
lautre est de combler ce vide particulier qui les attire
par un plein de nature oppos, ce qui, par essence, est
impossible. La plnitude spirituelle jamais ne comblera
la vacuit matrielle ou charnelle. Rciproquement, la
plnitude matrielle ou charnelle jamais ne comblera la
vacuit spirituelle. Do lexistence, induite par la
prsence tentatrice de lune lautre de ces deux
vocations antagonistes, de deux souffrances

298

ERIC COULON

irrductibles et complmentaires : celle de la chair


appelant vers lesprit et celle de lesprit appelant vers la
chair. Autrement dit, Lucifer et Satan sont la fois
jouissance et souffrance, la jouissance et la souffrance
de lun entretenant et rpondant , par inversion, la
souffrance et la jouissance de lautre. Il manque donc
lun comme lautre la prsence dune intensit. Pris
isolment ces deux mouvements inverses, dassomption
pour Lucifer, dincarnation pour Satan, finiraient par se
rsorber dans leur champ respectif, quAbellio dsigne
comme celui de la vrit et de lthique pour lesprit,
celui de la beaut et de lesthtique pour la matire ou la
chair. Mais tel nest pas le cas, affirme Abellio, dans le
mode du monde par et dans lequel nous existons
comme tres humains. Si, dans ce mode, advient la
dsunion mais aussi lantagonisme, les agents de cette
dsunion, nomms ici Lucifer et Satan, sont
insparables et constamment prsents lun lautre.
Cest du reste le caractre indissociable de ce couple et
les tensions opposes quexercent conjointement et en
permanence dans toute manifestation lune et lautre
partie qui font dire Abellio que bien que la
jouissance de lesprit soit dans lapproche de la vrit et
celle de la chair dans lapproche de la beaut, les joies de
la vrit servent en ralit de compensation et de
consolation toujours insuffisante aux blessures de la
beaut, et les joies de la beaut servent de compensation
et de consolation toujours insuffisantes aux blessures de
la vrit. (M. N. G., p. 288-289) Tout tre humain est
par consquent confront cette situation ; tout tre
humain est le lieu concret o ces tensions sexpriment,
o ces vocations saffrontent et o une certaine
jouissance et une certaine souffrance simposent comme

299

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

des modalits affectives de nature mtaphysique. Ce que


nous apprend la mtaphysique gnostique cest que
lenjeu dont est porteur une telle situation, situation
laquelle nous avons donn le nom de dsunion , est
celui de la qute de lunit, non pas une unit dj
prsente, fusionnelle, indiffrencie, neutralisante,
factice ou illusoire, trop aisment conquise,
immdiatement sanctionne par une profonde
souffrance, mais une unit en devenir, une unit
concrte, vivante, intgrante de la multiplicit, une unit
diffrencie et intgrale. Le moment de la dsunion,
celui du polmos comme le nommait Hraclite,
caractristique du mode du monde gnrateur du mode
dtre humain, apparat alors dans toute sa ncessit. Il
est le moment caractristique de lhtrognit absolue
- en mme temps que celui de la complmentarit
absolue -, celui qui se rvle et simpose au gnostique
comme le moment de lpreuve du passage
transfigurateur de ltat dhomognit opaque celui
dhomognit transparente, celui dans et par lequel
advient effectivement, pour reprendre une formulation
que nous avons dj utilise dans la seconde partie, la
lente et patiente croissance et consolidation des
puissances vives et cratrices de ltre humain qui seules
rendent possibles de plus hautes et de plus sres
montes. Il est par consquent le moment de la plus
grande intensification possible.
Mais cette unit, plus justement cette unification
et cette intensification, ne sont possibles que par la voie
dune affirmation conjointe de lune et lautre vocation,
lucifrienne et satanique. Quant laccomplissement de
cette voie, il suppose que soit devenue claire la
complmentarit de Lucifer et de Satan. Cest ici

300

ERIC COULON

quintervient alors la figure du Christ, l encore sous la


forme dun principe mtaphysique et non dun
personnage historique. Le Christ, nous dit Abellio,
reprsente la vocation dynamique de participation
globale . Le Christ est refus de tout refus, il est
acceptation consciente des deux souffrances, il est
ensemble et en permanence dsir de la vrit et dsir de
la beaut, il est la plus haute puissance dintgration. Le
Christ est la manifestation par excellence de la positivit
en acte - la beaut pour la beaut et la vrit pour la
vrit - tendant vers la Position absolue. En et par lui
saccomplissent simultanment lintensification de la
jouissance et lintensification de la souffrance. Le Christ
est, par cette preuve, Fils de lHomme devenant Fils de
Dieu, il est le devenir de lhomme total selon Abellio.
Principe dunification transhistorique - en et par lui la
vrit ne se dgrade pas en utilit, ni lthique en
morales, ni la beaut en spectacles, ni lesthtique en
formalisme, ni la communion en fascination -, il est ce
qui transmute lune par lautre les deux vocations,
lucifrienne et satanique, les deux souffrances, et les
rassemble dans une unit en voie de constitution. Pour
illustrer cette rsolution christique, Abellio mobilise
deux triades quil rapproche terme pour terme :
dune part celle du beau, du vrai et du bien, dautre part
celle de lesthtique, de lthique et du religieux. Il
nomme la premire platonicienne , en rfrence sans
doute lanalyse de lessence du Bien propose par
Platon dans le Philbe. On pourrait, concernant cette
rfrence lhistoire de la philosophie, lui objecter quil
y a pour Platon trois ides, et pas seulement deux, qui
ensemble expriment le Bien comme essence ultime, ces
trois ides tant la beaut, la proportion et la vrit.

301

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Mais il nous faut rappeler que la proportion est


omniprsente dans la mtaphysique gnostique comme la
cl de toute unification et de toute intensification. Par
consquent, aucune rsolution christique, aucun accs
au Bien ne seraient possible si Lucifer et Satan, si la
vrit et la beaut ne sinscrivaient eux-mmes dans une
proportion. Quant la seconde triade, elle ne renvoie
aucunement la conception kierkegaardienne des trois
stades de lexistence . Lesthtique et lthique ne
simposent pas ltre humain sous la forme dune
alternative (ou bienou bien) ; ce nest pas un choix notion emblmatique pour Abellio dune vision nave
des choses - que celui ci est confront. Il doit au
contraire les vouloir et les mettre en uvre ensemble.
De plus, le religieux dont il est question dans la
mtaphysique gnostique ne dsigne pas le stade de la
prise de conscience, par la subjectivit, dune faute, aussi
universelle et absolue soit-elle, ni le saut dans la foi mais
le devenir Nous et Soi du sujet transcendantal par et
dans le Logos. Que signifie alors dans ce cadre ce que la
tradition chrtienne appelle la venue ou le retour
du Christ ? Nullement la fin de lHistoire, lvnement
concluant le devenir temporel mais la possibilit
permanente de lmergence, en toute conscience
prsente soi, du Je et du Nous transcendentaux
promis tout homme. (S. A., p. 32) La venue du
Christ est la fin (sa finalit et son terme) de la
communion, laccomplissement du religieux (comme
lien et liant), lavnement de la Prsence, le Bien en acte.
Mais Abellio considre aussi (S. A., p. 142) ce retour
du Christ comme la pleine constitution de la gnose
absolue , sa vision se dplaant alors du champ
individuel vers le champ de lespce, de lontogense

302

ERIC COULON

vers la phylogense. Il sagit l aussi dun


couronnement, mais dun couronnement cosmique
dans et par lequel tous les individus et tous les corps
spars se fondent dans un tre et un corps uniques,
nouveau mode du monde, possdant une vision et un
pouvoir absolus. Si le Christ semble ainsi possder
plusieurs acceptions, si lon parle mme parfois de
deux venues du Christ , si, enfin, il est souvent
nomm Jsus-Christ, cest parce quil est tout la fois
commencement, cheminement et couronnement.
Commencement comme Jsus-Fils de lHomme,
cheminement comme Je transcendantal, couronnement
comme Christ-Fils de Dieu-Nous transcendantal. Le
Christ est ainsi le devenir et le parachvement de la Loi.
Ainsi, travers le couple Lucifer-Satan mais aussi la
complmentarit des vocations lucifrienne et satanique
et leur rsolution dialectique en Christ, Abellio
redcouvrit et mit de nouveau en vidence la double
transcendance de lincarnation et de lassomption ainsi
que le sens (signification, orientation et finalit)
gnostique qui lui est attach.
Les sacrements :
Depuis le Concile de Florence de 1439, le
catholicisme reconnat sept sacrements : le baptme,
l'eucharistie (ou communion), la confirmation, le
mariage, l'ordre (ordination des vques, prtres et
diacres), la rconciliation et l'onction des malades. Selon
le Code du Droit canonique, ces sacrements sont les
signes de lexpression et de la fortification de la foi, du
culte rendu Dieu mais aussi de la sanctification des
hommes. Ils dpendent tous, tant en ce qui concerne

303

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

leur signification, leur validit et leur forme rituelle que


pour ce qui a directement trait leur clbration, de la
seule autorit de lEglise et de ses ministres du culte.
Seuls ceux qui reprsentent lautorit ecclsiastique ont
le droit de les clbrer. Autrement dit, il nest, dans ce
cas, de grce divine accorde lindividu, don qui
constitue le but et le rsultat attendu des sacrements,
que par la mdiation oblige dune institution.
Lindividu est donc, en dernier lieu, quant son salut,
dpendant dune communaut extrieure, de ses canons
et de ses rites. Abellio dnona fortement cette
socialisation du religieux donnant naissance une
conception bien trop mondaine et bien trop
humaine de la communaut, du salut et de la relation
Dieu. La vritable communaut est, pour Abellio,
dessence transcendantale - communaut gnostique ou
intersubjectivit transcendantale - et se fonde sur
lexistence dun Logos universel sincarnant et
saccomplissant dans et par la seule intriorit de
lindividu. Pour la distinguer de lEglise visible, Abellio
donna cette communaut desprits le nom d Eglise
invisible ou, reprenant une expression de la tradition
sotrique, d Eglise intrieure . Le salut de lindividu
et sa relation Dieu ne supposent plus et ne sont plus
soumis dans cette perspective lintervention ni dune
transcendance absolue ni dune organisation sociale.
Dans la mtaphysique gnostique lindividu retrouve la
pleine possession de soi et un rapport direct et
germinatif au Verbe, lEsprit. Il renat soi mme et
au monde, plus prcisment il entre dans une relation
de co-naissance avec le monde qui nest pas autre chose
que la redcouverte dterminante et le parachvement

304

ERIC COULON

de linterdpendance universelle, cette matrice du


religieux.
Les conceptions ontophnomnologiques de la
communaut, du salut et de la relation Dieu manant,
implicitement ou explicitement, du corpus de la
mtaphysique gnostique, elles ont conduit Abellio
proposer une relecture ontologique, et non plus
seulement religieuse, des sacrements instaurs par JsusChrist. Le premier effet de cette relecture est marqu
par le fait que Abellio ne retint que trois des sept
sacrements catholiques, savoir le baptme, la
communion et la confirmation, les autres se ramenant,
selon lui, ces trois-l et ne constituant finalement que
des extensions sociales ou phylogntiques des trois
sacrements
cls
quon
pourrait
appeler
ontogntiques. (S. A., p. 152) Lobjectif dAbellio,
objectif command par le souci et lenjeu de la
dsoccultation, dont il ne faut pas oublier quils
dterminrent partir dun certain moment la nature
des rapports quentretint Abellio avec la tradition
chrtienne, fut de partir de lacception chrtienne de ces
sacrements pour y dcouvrir un sens plus tendu, plus
vaste, plus ample mais aussi plus intense. Dun autre
ct, et par conjonction, si Abellio ne retint que ces
trois sacrements cest parce quils jouent un rle dcisif
et hautement signifiant dans lanalyse et larticulation de
la phnomnologie gntique. Mais l encore ne nous
mprenons pas, ce nest pas lexistence des sacrements
qui vient prouver la phnomnologie gntique, mais
cest llaboration rationnelle de la phnomnologie
gntique qui donne laccs au sens mtaphysique de
ces sacrements. Limportation et lutilisation tels quels
par Abellio des termes chrtiens pour dsigner telle et

305

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

telle ralit dcouverte et dmontre par la


phnomnologie gntique sont des actes quil justifie
par le fait justement que ces ralits correspondent la
vraie nature des sacrements en question. Autrement dit,
les dveloppements de la phnomnologie gntique
sont assimilables une dsoccultation progressive et
synchronique, et non plus seulement aprs coup, de ces
sacrements. Cest la phnomnologie gntique qui
dmontre ces sacrements et non linverse.
La mtaphysique gnostique propose par Abellio
- ltude de ses principes et, surtout, de sa logique le
donne voir - est une phnomnologie gntique. Cest
lui mme qui la qualifie ainsi. Elle montre et dmontre
la gense transcendantale du Sens, la gense
transcendantale de lEtre. Rappelons aussi que la
structure absolue fut dfinie par Abellio comme la cl
universelle de ltre et du devenir, des situations et des
mutations . La phnomnologie gntique est par
consquent la mise en vidence, lanalyse, lexplication,
lillustration et la mise en perspective des mcanismes et
des effets de ce processus universel quest le devenir
gntique, processus qui se trouve luvre aussi bien
dans la constitution de lindividu que dans celle des
peuples ou des civilisations. Considre de plus prs cette considration relve, dans la perspective de la
gnose abellienne, du pouvoir dhistorialisation associ
la seconde mmoire -, la gense dune ralit
particulire, en fait la gense de son rapport au monde
en mme temps que de son rapport soi, de sa prsence
soi, est caractrise par lalternance de stases et dekstases, cest--dire par lalternance de niveauxvnements dune part, dintervalles-accomplissements
dautre part. Ainsi conue, cest--dire du point de vue

306

ERIC COULON

ontologique
et
transcendantal,
cette
notion
fondamentale de la mtaphysique gnostique quest le
devenir gntique peut tre dfinie dans un premier
temps comme une srie de modes dtre et de
modifications de ces modes. Mais la phnomnologie
gntique, dans son approche du rel, va plus loin et
plus en profondeur. Ce que son approche gntique des
choses nous rvle, cest lexistence dun certain
tropisme constitutif de ce devenir. En effet, si la srie
des stases et des ek-stases possde une raison, ou plutt
un ensemble de raisons expliquant comment soprent
les diffrents passages entre les stases et entre les ekstases, elle possde aussi une raison suprieure, la raison
de ces raisons, leur sens dernier et leur couronnement.
Toute gense ainsi dtermine savre donc tre
polarise, ce qui revient dire que ce qui, en tout
individu, en tout peuple, en toute civilisation, intresse
la phnomnologie gntique, savoir le devenir de ce
que nous avons appel le rapport au monde et la
prsence soi, est un mouvement graduel et irrversible
dot dun point culminant, dun apoge, dun niveau
ultime dachvement, de parachvement. La gense,
dans la pense dAbellio, prend alors le sens dune
gradation ; elle identifie les tapes du devenir de
lalliance universelle et transparente de la conscience et
du monde, en un mot de la connaissance. Mais il ne
faudrait pas conclure de ces attributs essentiels de la
gense que sont la polarisation et la gradation que cet
tat de connaissance, aboutissement ultime de la gense,
tat dans et par lequel les notions dindividu, de peuple
et de civilisation prennent un sens radicalement
nouveau, soit systmatiquement atteint par tout individu
ou toute civilisation ; cela nest que trs rarement le cas,

307

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

la connaissance ntant encore lapanage que de


quelques individus isols, ce qui, de surcrot, lapoge
dune communaut dpendant, dans la perspective
gnostique, de la conversion gnrale des individus la
constituant, est encore plus vrai pour les peuples et les
civilisations. La situation est ainsi et possde un sens, le
Sens du sens. Elle na lapparence dune progression
linaire et est source dincomprhension et
dindignation que pour celui qui reste prisonnier de la
vision nave des choses et na pas encore accd la
vision-vcue de linterdpendance universelle et de
lternel prsent. La venue terme de toutes les
ontogenses,
qui
serait
en
mme
temps
laccomplissement de la phylogense universelle,
consacrerait, nous lavons dit dans le paragraphe
prcdent, lavnement dun nouveau mode du monde,
lentre dans la gnose absolue . Signalons, car cela a
aussi voir avec les sacrements, que cest cette mme
alternance de stases et dek-stases que Abellio proposa
comme structure de la temporalit ; lexplication
ontologique de la conception tripartite (pass, prsent et
avenir) du temps quelle permet nous aide aussi mieux
comprendre ce quest et ce qui se trouve en jeu dans ce
que le sens commun mais aussi les philosophes
appellent linstant ou le moment prsent .
Venons-en maintenant au rle jou par les
sacrements dans cette conception de la gense. Ce sont
en fait certaines des stases et des ek-stases que dsignent
les termes de baptme, de communion et de
confirmation. Nous disons certaines car toute gense
passe en ralit, selon Abellio, par cinq phases : la
conception, la naissance, le baptme, la communion et
la confirmation. Nous pouvons dire dores et dj que si

308

ERIC COULON

les deux premires phases ne sont pas qualifies par


Abellio de sacrements , ce nest pas seulement parce
que la conception et la naissance ne font pas partie des
sacrements catholiques mais cest aussi, et surtout, parce
quelles nannoncent aucune conscration de la
conscience de soi, cest--dire aucun stade ni devenir
dcisifs de la prsence soi, ntant que les tapes
antrieures la venue de cette conscience. Dun point
de vue smantique, il nous faut aussi prciser que
chacun des trois sacrements dsigne la fois un niveauvnement et lintervalle-accomplissement quil
inaugure, autrement dit linstant-priode, pour
reprendre et synthtiser deux termes abelliens,
dapparition et de dveloppement dun mode dtre
spcifique. Ceci tant dit, il est possible dclairer la
nature et la signification des tapes de la gense dun
individu de deux faons diffrentes, selon que nous
nous intressons au devenir de son rapport au monde
ou que nous nous attachons au devenir de son rapport
soi. Dans labsolu concrtude et concrtion du devenir
ces deux perspectives sont videmment indissociables.
Prenons le premier de ces devenir, le devenir de notre
rapport au monde. Dans ce cas la conception est ltape
prparatoire davant la venue au monde, celle au cours
de laquelle nous sommes plongs dans ce que Abellio
appelle les eaux indiffrencies , envelopps par la
matrice originelle. La naissance marque notre sortie
hors de cette matrice et notre entre dans le monde.
Jusquau baptme nous ne nous distinguons pas du
monde, il ny a encore ni monde ni je . Cest au
baptme quapparat le monde et le Je , que le
Je se voit dans le monde , quil se pose la fois
dans et face au monde . A la communion le monde

309

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

cesse de nous tre foncirement distinct et oppos, il


cesse dtre hors de nous pour pntrer en nous ; nous
intgrons alors le monde, nous le transfigurons. La
communion tant le sacrement marquant le plus haut
degr de la gense, il nexiste aucun autre sacrement
dpassant et intgrant celui-ci. Il nest pas pour nous de
mode dtre suprieur celui de la communion. La
confirmation, comme son nom lindique, ne fait
finalement quaccomplir notre premire communion, et
ce en une suite indfinie de communions amplifiant
toujours plus et intensifiant toujours mieux la prsence
du monde en nous. Passons maintenant au second de
ces devenirs essentiels, celui de la conscience de soi.
Nous avons dit que la conscience de soi napparat
quavec le premier des sacrements, savoir le baptme.
Au baptme le Je se dcouvre comme Je , cest-dire existant diffrenci et spcifi, et ce en prsence
dautres Je mais face un monde dobjets ,
comme le signale Abellio. Cest lavnement du premier
rapport. Lexpression monde dobjets signifie que le
monde est spar de moi et quil simpose moi
comme objet inerte source dexpriences multiples. La
communion, plus prcisment la premire communion,
suivie de sa confirmation itrative, est linstant-priode
de la runification de la conscience et du monde. Le Jesujet prend alors conscience de son appartenance un
monde de sujets , cest--dire de sa participation
une intentionnalit globale et lunitotalit. Cest le
stade de la prise de conscience de linterdpendance
universelle et de lintersubjectivit transcendantale. La
conscience tend alors vers son universalisation et sa
rsolution dans la Prsence transparente. Dans la vision,
la transcendance du Je et du monde se trouve alors

310

ERIC COULON

abolie ; elle ne persiste plus que dans le domaine du


pouvoir, domaine qui devient celui dune perptuelle
confirmation de la vision. Deux dialectiques sont
luvre dans une telle conception de la gense
transcendantale et ontologique des choses : la
dialectique du germe et du fruit dune part, la dialectique
de lmersion (dun mode ancien pour moi du monde)
et de limmersion (dans un mode nouveau pour moi du
monde) dautre part. Nous retrouvons la prsence de
ces deux dialectiques dans la dtermination par Abellio
du moment prsent . Parce quil reprsente le lieu de
traverse en mme temps que lexprience intime de la
double transcendance pass-prsent et prsent-futur,
tout moment prsent concret est une ralit double
face. Il est en effet compos, dans les termes dAbellio,
de deux sous-moments abstraits, associs et
insparables (A. E., p. 16). Cela sexplique par le fait
quil se prsente en permanence la fois comme une
rcapitulation clturant un pass dj vcu et une
tension ouvrant sur un venir encore vivre. En tout
moment prsent sactualisent par consquent de
faon synchrone deux mouvements indissociables ce
que Husserl nomme la rtention et la protension
constitutifs du flux continu des instants vcus. Le
moment prsent est la fois accomplissement et
origine, germe et fruit, vise et acte. En et par lui la
constitution est porteuse dune nouvelle intentionnalit
et lintentionnalit dbouche sur une nouvelle
constitution. Quelque chose advient ainsi. Mais seule la
seconde mmoire accde au sens de ce qui advient.
Ainsi, en et par le moment prsent les extrmes de la
gense se rejoignent, la conception qui fconde et la

311

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

communion qui couronne. Tout moment prsent est


donc aussi lexprience dun sacrement.

312

ERIC COULON

CONCLUSION

La force et loriginalit de la pense dAbellio


rsident dans la nature de la triple articulation dont cette
dernire fit lpreuve : tout dabord larticulation,
initiatique, dun cheminement (la nouvelle approche )
devant conduire cette pense la redcouverte du lieu
et du sens vritables de la connaissance ; ensuite
larticulation, architecturale et organique, de cette
connaissance en ses lments constitutifs ; enfin, travail
de lart proprement dit, larticulation, cette fois-ci
expressive, de cette connaissance dans de multiples
genres (le roman, lessais, la pice de thtre, les
Mmoires, le Journal). Nous avons tch dans ce livre
de mettre en relief et danalyser surtout les deux
premires de ces articulations : dune part les tapes
marquantes et dcisives ayant conduit Abellio, au
travers de la prise en compte et de lanalyse impartiales
et consquentes de problmatiques gnosologiques
fondamentales, de la rencontre avec les enseignements
de lsotrisme ainsi quavec la phnomnologie,
lontologie et le structuralisme, et, finalement, de la prise
de conscience de lexistence dun noyau indestructible
de vrit (la Tradition primordiale ), la fondation
dune nouvelle gnose, cheminement que nous avons
nomm la troisime voie , celle de la dsoccultation ;

313

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

dautre part le complexe, en fait un quatuor (postulat,


structure, logique et processus), constitu des cls
essentielles et dterminantes de cette nouvelle gnose.
Il ressort de notre exposition analytique de ces
articulations que ce dont elles portent tmoignage cest
de lexistence dune indite rconciliation, celle de la
Tradition et de la Modernit. En effet, en et par elles,
Tradition (il faut entendre ici les dcouvertes et les
acquis des traditions spirituelles et sotriques) et
Modernit (les philosophies de Husserl et de Heidegger,
le structuralisme, lpistmologie) se fcondent lune
lautre et sont ensemble exaltes et paracheves. Mais
pourquoi affirmer que cette rconciliation est indite ?
Pour plusieurs raisons. Parce quelle nentrane aucune
alination de lune des parties au profit de lautre. Parce
quelle nest pas simplement conceptualisation,
reprsentation ou recette. Parce que, comme nous
lavons soulign, la raison, cette raison ayant retrouv sa
terre dlection (le transcendantal), la mesure et le sens
de son exercice (la dialectique de lassomption et de
lincarnation) ainsi que sa raison dtre (la communion
dans la Prsence), en est le vrai moteur. Parce que cest
la double exigence de clart et de rigueur qui la
commande. Parce que, enfin, elle est rconciliation du
savoir et du pouvoir, de la thria et de la praxis.
Cette rconciliation sest accomplie dans et par la
mtaphysique gnostique. Cest en effet cette dernire
qui incarne et dvoile cette nouvelle connaissance
fonde par Abellio. Si elle porte aussi le nom de
phnomnologie gntique cest, dune part, parce que la
pense dAbellio sest attache de faon courageuse et
respectueuse tirer globalement les consquences de la
rvolution radicale et germinative, de nature aussi bien

314

ERIC COULON

intellectuelle que spirituelle, accomplie par Husserl dans


la libration de la subjectivit, et, dautre part, en raison
de lalliance oprative quelle propose de ltre et du
devenir. La phnomnologie gntique est ainsi tout la fois
science, acte et uvre, cest--dire gnose. En tant
qupreuve et rvolution individuelles asociales, elle
transcende toute idologie et rcuse par l mme, en la
rendant invalide, toute accusation de totalitarisme. De
plus, par la logique quelle met en uvre et qui assure
simultanment la transmutation de lHomme et la
transfiguration du Monde, elle se prsente comme
alternative vritable la tendance faustienne de la
pense moderne et contemporaine. Enfin, par la nature
de la communication quelle instaure dans le rapport
soi, le rapport autrui et le rapport au Monde, elle
chappe absolument et irrversiblement lattitude
promthenne.
Par son essence mme, la phnomnologie
gntique ne peut faire lobjet daucune vulgarisation ;
elle chappe par avance toute tentative de diffusion et
dappropriation par les moyens acadmiques et
dmocratiques de transmission du savoir. Cette
situation singulire de la phnomnologie gntique se
comprend aisment ds que lon prend conscience que
son existence et son sens sont insparables de celui qui
les constitue et les porte en lui, et qui nest rien dautre
que le Je individuel devenant phnomnologue. Voici ce
quen dit Abellio (A. E., p. 214) : la phnomnologie
gntique cesse par consquent dtre une doctrine
pour tre un acte, celui qui constitue le
phnomnologue lui-mme. On ne peut pas la
concevoir indpendamment du phnomnologue, ou
plutt [et la prcision est dimportance, n.d.l.r.] lui seul

315

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

peut la concevoir en la vivant. Cest donc moins la


vrit que nous dlivrent la pense et luvre dAbellio
que le sens de lexistence. Lune voque bien trop et
demeure irrmdiablement associe la passivit de la
contemplation quand lautre implique preuve et effort
personnels. Parfaitement conscients de la difficult,
voire de limpossibilit, dans laquelle se trouve tout
langage de dire, voire mme dvoquer, lessence de
cette philosophie - nous pouvons maintenant appeler
ainsi le travail et le fruit de la pense abellienne - mais
aussi convaincus de la ncessit - pour lindividu comme
pour lpoque - de faire signe vers elle, nous navons pas
voulu ici, il est ncessaire de le rappeler, faire uvre de
commentateur mais seulement fournir les lments
indispensables une mise au point, un claircissement
et un reprage de son origine, de son lieu, de son
orientation et de ses enjeux. Notre intention tait de
mettre sur la voie, sachant trs bien par ailleurs que celui
qui voudrait rellement la suivre, jusquau bout, sans
concessions, ne pourra faire lconomie dun
affrontement direct avec la totalit de luvre dAbellio.
Mais l encore, prcision finale, il est impratif que celui
qui chemine sur les traces dAbellio ait lesprit que la
phnomnologie gntique, la gnose abellienne, est tout
entire prsente dans le corpus abellien mais aussi tout
entire au dehors, et quil faut pour latteindre, dj la
vivre, et pour la vivre, lavoir dj atteinte.

316

ERIC COULON

BIBLIOGRAPHIEI

I) Romans :
-

Heureux les pacifiques, Paris, Le Portulan, 1946.

Les Yeux dEzchiel sont ouverts, Paris, Gallimard, 1949.


Gallimard, Blanche, 1978

La fosse de Babel, Paris, Gallimard, 1962.

Visages immobiles, Paris, Gallimard, 1983.

II) Thtre
-

Montsgur, Paris, LAge dHomme, 1983. idem

III) Essais
-

Vers un nouveau prophtisme, Paris, Gallimard, 1950.


Gallimard, Blanche, 1986

La Bible document chiffr, 2 vol. (1 : Clefs gnrales, 2 :


les Sphiroth), Paris, Gallimard, Essais, 1950.

Pour une bibliographie plus complte mais aussi une biographie


condense (tablie par Abellio lui-mme) se reporter P. G. (pp.
I

317

RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE

Assomption de lEurope, Paris, Le Portulan


(Flammarion), 1954.

La Structure Absolue, Paris, Gallimard, Bibliothque


des ides, 1965. idem, 1988

La fin de lsotrisme, Paris, Flammarion, 1973.

Approches de la nouvelle gnose, Paris, Gallimard, Essais,


1981. idem

Introduction une thorie des nombres bibliques (en


collaboration avec Charles Hirsch), Paris, Gallimard,
Essais, 1984. idem

Manifeste de la nouvelle gnose, Paris, Gallimard, Essais,


1989. idem

IV) Mmoires
-

Ma dernire mmoire, 3 vol. :


T. 1 : Un faubourg de Toulouse (1907-1927), Paris,
Gallimard, 1971. Gallimard, Blanche, 1972
T. 2 : Les militants (1927-1939), Paris, Gallimard,
1975.
T. 3 : Sol invictus (1939-1947), Paris, Ramsay,
1980.

227-271).
318

ERIC COULON

V) Journal
-

Dans une me et un corps (anne 1971), Paris,


Gallimard, 1973.

Journal de Suisse (anne 1951), publi dans le Cahier


de lHerne, n 36, octobre 1979.

VI) Entretiens et dialogue


-

De la politique la gnose (entretiens avec MarieThrse de Brosses), Paris, Belfond, 1966.

Dialogue avec Raymond Abellio (Jean-Pierre Lombard),


Paris, Lettres Vives, Nouvelle gnose, 1985. idem

VII) Signalons aussi le Cahier de lHerne, n 36, octobre


1979, consacr Raymond Abellio. On y trouve quatre
textes importants de celui-ci :
Le postulat de linterdpendance universelle (p. 23).
Fondements dthique (p. 121). Ces Fondements
dthique ont t publis sous le mme nom par les
ditions de lHerne, 1994
Fondements desthtique (p. 145).
Fondements de cosmologie (p. 299).

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Vous aimerez peut-être aussi