Revue de Litterature Et Philosophie Alkemie n5 (Le Vide)
Revue de Litterature Et Philosophie Alkemie n5 (Le Vide)
Revue de Litterature Et Philosophie Alkemie n5 (Le Vide)
Le Vide
Directeurs de publication
Mihaela-Geniana STNIOR (Roumanie)
Rzvan ENACHE (Roumanie)
Comit honorifique
Sorin ALEXANDRESCU (Roumanie)
Marc de LAUNAY (France)
Jacques LE RIDER (France)
Irina MAVRODIN (Roumanie)
Sorin VIERU (Roumanie)
Conseil scientifique
Paulo BORGES (Portugal)
Magda CRNECI (Roumanie)
Ion DUR (Roumanie)
Ger GROOT (Belgique)
Arnold HEUMAKERS (Pays-Bas)
Carlos EDUARDO MALDONADO (Colombie)
Joan M. MARIN (Espagne)
Simona MODREANU (Roumanie)
Eugne VAN ITTERBEEK (Roumanie, Belgique)
Constantin ZAHARIA (Roumanie)
Comit de rdaction
Cristina BURNEO (Equateur)
Massimo CARLONI (Italie)
Nicolas CAVAILLS (France)
Aurlien DEMARS (France)
Pierre FASULA (France)
Andrijana Golubovic (Serbie)
Aymen HACEN (Tunisie)
Dagmara KRAUS (Allemagne)
Ariane LTHI (Suisse)
Sorin Claudiu MARICA (France)
Daniele PANTALEONI (Italie)
Ciprian VLCAN (Roumanie)
Johann WERFER (Autriche)
ISSN: 1843-9012
Administration et rdaction: 5, Rue Haegului, ap. 9, 550069 Sibiu (Hermannstadt), Roumanie
Courrier lectronique: mihaela_g_enache@yahoo.com,
Site web: http://alkemie.philosophie-en-ligne.fr/
Tel: 004069224522
Priodicit: revue semestrielle
Revue publie avec le concours de la Socit des Jeunes Universitaires de Roumanie
Les auteurs sont pris de conserver un double de leur manuscrit.
Tous droits rservs.
SOMMAIRE
Mihaela-Geniana STNIOR, Quelques tentatives scripturales de remplir le vide .............. 5
AGORA
Ciprian VLCAN, Statues et panthres....................................................................... 13
Eugne VAN ITTERBEEK, Cioran, lecteur des rvlations de la mort.............. 17
Simona CONSTANTINOVICI, Paradoxe, abme, jeu. Aspects stylistiques du
texte potique de Paul Claudel.............................................................................. 25
DOSSIER THMATIQUE: LE VIDE
Massimo CARLONI, De labme du nant la plnitude du vide:
litinraire spirituel de Cioran.............................................................................. 41
Jos Thomaz BRUM, Dieu, le vide et quelques choses de moindre importance............ 58
Odette BARBERO, Le vide: un essai de dfinition..................................................... 59
Heinz WISMANN, Atomos idea (traduit de lallemand par Marc de LAUNAY)... 76
Emilian CIOC, Industries suppltives. Usure et recyclage............................................. 94
Mihaela GRIGOREAN, Le vide plein dans Lvangile de Thomas
hermneutique transdisciplinaire....................................................................... 109
DS/DEUX ORDRES DU MONDE ET DU LANGAGE
Pierre FASULA, Ralisme littraire et ralisme philosophique.................................. 127
Constantin MIHAI, LImaginaire et le discours obsessionnel. tude de
psychologie culturelle........................................................................................... 140
EXPRESSIS VERBIS
Il ny a dautre autobiographie possible que le modeste journal de nos illusions
Entretien avec Philippe LEJEUNE ralis par Mihaela-Geniana Stnior..... 151
CHOGRAPHIES AFFECTIVES
Laurent FELS, contre-jour........................................................................................ 161
Paul MATHIEU, La mansarde de la nuit................................................................. 162
Eugne VAN ITTERBEEK, Trois pomes sur la mort.............................................. 164
Monsif Ouadai SALEH, Pomes................................................................................ 166
LE MARCH DES IDES
Ariane LTHI, Deux potes majeurs du XXe sicle . ................................................. 171
Aymen HACEN, Traduire le silence. Lexprience mystique de Mohamed Ghozzi............ 175
LISTE DES COLLABORATEURS..................................................................183
Pour cet tre, tout est drisoire, mme la matrialit des choses, la vie ntant,
en fin de compte, que litinraire du vide.
Sur ce plan de la cration et du langage, le vide se traduit par la strilit, par le
refus darticuler et de rendre matriel lide, labstraction, le soi:
Supercherie du style : donner aux tristesses usuelles une tournure insolite,
enjoliver des petits malheurs, habiller le vide, exister par le mot, par la phrasologie du
soupir et du sarcasme!9
Sur le plan religieux, le vide ronge de lintrieur lhomme sans Dieu, lhomme
qui proclame, comme Nietzsche, que Dieu est mort. Il passe son temps mditer
linutilit de tout, la vacuit de toute action, au rien auquel sont destines toutes
les choses. Mais la mditation nest quune autre forme dloignement de soi et de
lessence, une alination diffrente qui distancie ltre de lui-mme et le rend tranger:
Rflchir cest faire le vide autour de soi, cest vacuer le rel, cest ne conserver
du monde que le prtexte ncessaire aux interrogations et aux tourments de lesprit.
La rflexion supprime; elle anantit tout, sauf elle-mme.10
6 Cioran, Brviaire des vaincus in uvres, Paris, Gallimard, 1995, p. 526.
7 Cf. Cioran, Prcis de dcomposition in op. cit., pp. 617-618.
8 Ibid., p. 636.
9 Cioran, Syllogismes de lamertume, in op. cit., p. 751.
10 Cioran, Cahiers 1957-1972, avant-propos de Simone Bou, Paris, Gallimard, 1997, p. 62.
Penser ou crire, ce ne sont que des actions qui amplifient le vide intrieur,
tout en intensifiant la conscience du malheur voque par Benjamin Fondane. Et cest
toujours Cioran qui fait le processus de ltre passif, sans convictions, sans certitudes,
qui se nourrit de son propre vide:
Au fond, je fais tout ce que font les autres, mais je ne le fais plus dune faon
instinctive. Cest ce que jai appel une autre fois: vivre sans conviction. Cest--dire quon
prouve peu prs tous les apptits et toutes les satisfactions communes, mais quelque chose
sest bris; et sil ny a pas brisure, il y a dtachement; on nest plus dedans, il est impossible
de sidentifier quelque acte que ce soit, pourtant on excute tous les actes, on fait partie
extrieurement de la socit, voire de la foule. Mais on a vu derrire les choses, on en a peru
la non-ralit, la foncire vacuit. Un intervalle se creuse toujours entre soi et lacte, entre
lacte et la chose. On cesse pour toujours dtre entier. On ne sera plus jamais tout un avec ce
quon fait. Il ny aura plus de soudure entre le soi et ltre. Car il ny aura plus jamais dtre
dans lancien sens du mot. Tout est devenu apparence? Non. Mais plus rien nest, plus rien
ne ressemble ce que ctait avant. Ce nest pas le rel qui est transfigur, cest le vide.11
Cioc se pose des questions essentielles dans ce dbat sur le vide: Ce vide, comment
compter avec? [] Que faire et comment faire ds lors que le vide sinsinue et creuse
tres et actions?. Ensuite, cest aux potes de nous faire mditer, par les subtilits
mtaphoriques des mots en liaison, mots qui senchanent pour raliser le vide
symbolique dans lespace ouvert de la posie. Philippe Lejeune nous montre comment
le journal personnel devient une manire de remplir le vide existentiel dans un monde
qui a plac au centre de tout lart parce quil na plus de religion. Lautobiographie se
propose ainsi dunifier la vie pour en dgager les sens.
Lacte mme dcrire reprsente une manire de vaincre le vide. Il aide
remplir un espace mort et permet de se chercher une autre identit, langagire, forme
et dforme la fois par les mots, ces outils tratres, illusoires, dans un monde qui a
perdu sa croyance et sa vocation.
Mihaela-Gentiana STNIOR
Agora
Statues et panthres
Title:
Abstract:
la mythologie. Aucun dtail ne peut se soustraire aux ambitions dune telle pense,
prte lenregistrer, en le plaant parmi tous les autres dtails et en le dpouillant de
lindit de son apparition unique, en lencadrant pour toujours dans limage globale de
lunivers et en dtruisant son mystre. Soit quils essaient de construire explicitement
un systme, soit quils sexpriment par des aphorismes ou des fragments gouverns par
une ambition systmatique, les grands penseurs veulent toujours puiser le sens de la
ralit, saisir toutes les nervures de lexistence dans leur explication qui vise la globalit.
Les choses se prsentent diffremment chez les penseurs excentriques. Ils sont
privs de la patience ncessaire faire leffort de reconstruire le monde par la pense. Ils
ne peuvent pas accepter la lenteur graduelle de la construction. Ils ne sont pas du tout
daccord avec la banalit ncessaire des pas intermdiaires, des lments de passage
dune ide lautre. Ils privilgient le saut, le tressaillement, la palpation immdiate
de lextraordinaire, la passion du dmesur, du barbare ou, au contraire, le raffinement
dcadent et la prciosit du dtail. Ils prtendent liminer les longueurs excessives, la
redondance de la pense classicise par une intuition instantane des choses vraiment
importantes, par leur claire et concise description. Tout en se situant toujours sur une
position rebelle, ils contestent la lgitimit du prestige des grands penseurs, de ceux qui
sont pour ainsi dire devenus des penseurs officiels de la culture occidentale. Ils font
appel une criture subversive qui met sans cesse en cause ses propres suppositions, qui
sefforce de prouver la caducit et linadquation de toutes prtentions au srieux. Ils
emploient les jeux dsinvoltes de limagination, ils misent sur lhumour, sur lironie,
sur le grotesque. Intimids ou ennuys par la solennit dune approche globale de ltre,
ils reconnaissent demble leurs prtentions plus modestes, leur orientation vers des
aspects particuliers, dhabitude choquants, monstrueux ou banals. Ils ne se proposent
jamais dexpliquer la ralit, de construire des arguments en faveur du dcryptage de la
nature profonde du monde, mais ils aspirent plutt contredire limage classique de
la ralit (soit celle du sens commun, soit celle des philosophes) ou proposer dautres
ralits de substitution. Leur dialogue avec la grande tradition philosophique est
marginal et bizarre. Ils ne suivent jamais les chemins dj parcourus, ils ne croient pas
avoir le devoir de penser les mmes thmes chers tous, mais ils tentent de dcouvrir
des sujets insolites, partir des passages obscurs, des observations marginales ou
des notes de sous-sol des uvres canoniques. Leurs textes construisent une contreralit trange, un monde artificiel mais fascinant, o les autres ne se reconnaissent
pas. Agissant comme des dandys de la philosophie, voulant toujours choquer, ils
restent lextrieur des hirarchies officielles. On ne doit leur nom quaux efforts des
admirateurs fanatiques ou la passion subite que la subtilit de leur criture rveille
un grand esprit proccup de les rendre vivants.
Les penseurs excentriques sont effrays par la possibilit de se rpter, par le
pril de tomber parfois en platitude ou banalit. Essayant dviter tout prix les lieux
communs, ils sont obligs de faire appel de vritables tours de force logiques, des
trouvailles extraordinaires, de matriser des ressources de fantaisie et dimprovisation.
Cest pourquoi le ton de leurs textes est souvent forc, sans harmonie, misant chaque
14
ligne sur la surprise et la brillance, risquant de drouter les lecteurs et de les laisser
en proie la confusion. Si la mthode des grands penseurs ressemble assez bien aux
techniques employes dans la construction dun grand roman, le style des penseurs
excentriques est plutt potique, favorisant la discontinuit, lallusion, la mtaphore,
limage russie. Le got aristocratique des penseurs excentriques les empche de suivre
le raisonnement laborieux, de shabituer leffort ncessaire au saisissement de lide.
Ils ont recours lintuition, ils ne notent que la conclusion, tout en liminant ce qui
trahit les traces de leffort mental et du travail. Ils veulent toujours paratre en tat
de grce, ils mettent laccent sur le rle de la crativit continue qui leur permet de
jongler leur gr avec les ides les plus insolites, sans quils aient besoin dattendre,
dhsiter, dlaborer longuement. Ils emploient avec plaisir les jeux de mots, se font
un titre de gloire de leur ironie caustique, introduisent dans leurs textes de faux cibles,
des filets pour les fantmes et de nombreux piges. Ils collectionnent des citations
bizarres, inventent des personnages fantasmagoriques, rappellent leur soutien les
thses tranges des auteurs mineurs quils clbrent toute occasion. Ils proclament
avec enttement leur gnie, en misant sur les ressources minutieuses de leur golatrie,
sur leur talent narcissique quils utilisent pour consolider leur mythe. Abouliques,
inconstants, toujours dpressifs, incapables de fortes croyances, sans tre dous pour
le fanatisme, ils font figure de sceptiques de service, se flicitant pour leur lucidit
dvastatrice, qui nest, le plus souvent, quun simple masque de la navet enfantine.
Fascins par tout ce qui est phmre, ils estiment les rves, linspiration, le dlire la
mystique, lanecdote, laphorisme. Hrtiques par vocation, ils contestent tout ce qui
tient de la loi, du systme, de la causalit, misant sur la spontanit anarchique des
vnements, sur leur engendrement hasardeux qui vient du rien.
Les penseurs excentriques sont frivoles, laissant limpression de ntre
intresss que par un simple flirt avec ltre, tandis que les grands penseurs vivent avec
lobsession de ltre, tant incapables de se sparer de la chaleur dvorante des ides.
Les penseurs excentriques privilgient laventure, les grands penseurs sont pris dans
la circularit rptitive de la manie. Les penseurs excentriques voyagent beaucoup,
aiment les changements, la variation, le neuf; les grands penseurs ne quittent presque
jamais leur tour divoire, tant hypnotiss par la rgularit parfaitement cadence de la
routine. Les penseurs excentriques adorent la vie, les grands penseurs labhorrent. Les
penseurs excentriques exaltent limagination, les grands philosophes la considrent
la folle du logis. Les penseurs excentriques sont sceptiques, nihilistes, domins
par des pulsions anarchiques. Les grands penseurs sont dogmatiques, partisans
du sens global quils considrent illisible, admirateurs de la loi et de la raison, des
citoyens disciplins, des bourgeois honntes. Les penseurs excentriques sont des
tempraments artistiques, dous dun got esthtique infaillible, estimant surtout la
musique et la peinture. Les grands penseurs naiment que la posie et la rhtorique,
tant effrays par le potentiel irrationnel de la musique. Les penseurs excentriques
sont soit des invertis sophistiqus, soit de redoutables collectionneurs de beauts
fminines. Les grands penseurs vivent dune manire asctique, mourant souvent
15
vierges. Les penseurs excentriques sont fascins par les sauvages, par les enfants et
les fous. Les grands penseurs ne sont attirs que par la figure du sage. Les penseurs
excentriques regardent la politique avec mpris, les grands penseurs lui consacrent
une partie importante de leur rflexion. Les penseurs excentriques croient la nature
immuable de lhumanit, les grands penseurs sont convaincus de la perfectibilit du
genre humain. Les penseurs excentriques adorent les chats et les chevaux, les grands
penseurs aiment les chiens, les lions et les aigles. Les penseurs excentriques sont des
natures oniriques qui aiment le sommeil et la paresse. Les grands philosophes nont
pas de rves, dorment peu, sont les esclaves dun activisme sans mesure et contraints
de produire des volumes par les injonctions de leur nature profonde. Les penseurs
excentriques sont les partisans inconditionnels de linconscient, tandis que les grands
penseurs nient son existence avec vhmence. Ils ne croient qu la toute-puissance
de la conscience, la clart inhumaine de leur regard olympien.
Ciprian VLCAN
Traduit du roumain par Mihaela-Geniana STNIOR
16
12 Entretien avec Sylvie Jaudeau, in Cioran, Entretiens (Arcades 41), Paris, Gallimard, 1995, p. 217. Voir galement
Georg Simmel: Henri Bergson, dans Die Gldenkammer, 4. Jg. (Heft 9, Juni 1914, pp. 511-525), Bremen (http://
socio.ch/sim/ber14, p. 12. Voir galement mon tude : Cioran lecteur de Bergson , in Approches critiques VII
(Cahiers Emil Cioran), Sibiu-Louvain, d. Les Sept Dormants/Ed. Universitii Lucian Blaga, 2006, pp. 171-192.
17
18
par la science et la raison.17 Toute la question est de savoir si Chestov na pas forc la
note en appliquant au discours de Dostoevski une problmatique antimoderniste
par laquelle il a cherch affirmer sa propre aversion du monde moderne. Dans la
deuxime partie des Rvlations il a voulu impliquer galement les dernires uvres
de Tolsto dans sa vision sous lenseigne dostoevskienne de 2x2:4. Il faut donc se
demander en quelle mesure le vitalisme du jeune Cioran, lecteur des Rvlations, sest
laiss inspirer par la philosophie de la vie de Chestov. Par ses lectures de Bergson et
surtout dEmmanuel Kant, Cioran tait fort intress au problme de la connaissance
ce qui la conduit prcisment se dtourner de la philosophie:
Je me suis dtourn de la philosophie au moment o il me devint impossible de
dcouvrir chez Kant aucune faiblesse humaine, aucun accent vritable de tristesse; chez
Kant et tous les philosophes.18
19
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tent par cette direction spirituelle, laquelle il renoncera peu avant son dpart pour
la France, aprs avoir crit Lacrimi i sfini quil publiera compte dauteur en 1937.
Ce qui distingue donc Chestov et Cioran, cest la manire de penser, plus
subjectivante chez Cioran, base sur la rflexion sur soi et mme contre soi, plus
objectivante, oriente vers lautre chez Chestov, mais tous les deux enqutant
limmense champ, la limite du cur et de la raison, qui souvre lexprience au
del de la muraille, par les fentes de la palissade, pas le ciel de la forteresse, mais
un autre, un ciel plus lointain, un ciel libre.25 Ce ciel apparat chez Cioran dans le
fragment En finir avec la philosophie qui figure dans le Livre des leurres (1936).
Ce ciel, cette fente dans le systme des lois, des rgles, de la monotonie du bagne,
avec lequel Chestov compare le systme kantien, fonctionne chez Chestov comme un
dfi, comme une possible issue, comme un espoir mtaphysique qui incite une lutte
contre les vidences. Ce comportement ou plutt cette morale rappelle celle que va
dvelopper Camus dans La peste (1947) et dans Lhomme rvolt (1951). De ce point
de vue Cioran se situe plutt dans le climat moral qui caractrisera celui de lEtranger,
cest--dire celui de lanalyse du non-sens, de la maladie, du dsespoir qui finira par
se transmuer, dans la priode franaise de Cioran, dans une pense crpusculaire
constituant le fond de son scepticisme, cette attitude du sourire sur les ruines, qui
est celle des philosophes dcadents de lEmpire romain.
Dans le Livre des leurres Cioran nest pas encore arriv ce point-l. Il continue
danalyser, dobserver les malades, les hommes briss par la maladie dans le silence des
salles dattente des mdecins. Ils me font penser Ivan Ilitch qui Cioran consacrera,
daprs le modle des Rvlations de la mort, un chapitre de La chute dans le temps (1964).
Nous comparerons ci-aprs les deux interprtations, celles de Chestov et de Cioran. Dans
Le livre des leurres la maladie est vcue comme une catastrophe. Cioran reprend le terme
de rvlation de Chestov: Car la maladie est une rvlation trop grande pour
tous ces hommes qui attendaient trop peu de la vie pour comprendre de la maladie autre
chose quune catastrophe. Ici il ny a pas de lutte ni de grandeur: Pour une maladie,
il faut tre quip comme pour une vie.26 En face des misres de la vie la philosophie
na donc rien offrir, selon Cioran, mme pas une consolation: Aucun philosophe
ne peut nous consoler car pas un ne possde assez de destin pour nous comprendre.
Cioran rpte dans le fragment mentionn du Livre des leurres largumentation quil a
dveloppe dans son travail de sminaire contre Emmanuel Kant, recourant de niveau
Georg Simmel: Il est terrible de penser que si peu des souffrances de lhumanit sont
passes dans sa philosophie.27 Le reproche sadresse la pense elle-mme: Quest
la pense au regard de la vibration de lextase, ou du culte mtaphysique des nuances
qui dfinit toute posie? et plus correctement encore: Un pote la vision ample
25 Dostoevski, Souvenirs de la maison des morts, dans Crime et chtiment (Pliade), Paris, Gallimard, 1950, p. 915.
26 Cioran, Le livre des leurres, Quarto, p. 235. Il est intressant dobserver que Cioran reprend le terme de
rvlation qui se substitue celui de connaissance, sans doute sous linfluence de Chestov. Le mot revient en
plein dans son essai Les rvlations de la douleur (Azi, 1933).
27 Cioran, Op. cit., p.232.
21
(Baudelaire, Rilke, par exemple) affirme en deux vers plus quun philosophe dans toute
son uvre.28 Bref, la philosophie ne dispose daucune vrit.29 De l le recours au
terme de rvlation pour dsigner ce que nous rvlent les souffrances, les maladies,
la mort et tout ce qui appartient au domaine du cur.
22
la raison avait le pouvoir daccorder un sens la vie. Un des thmes principaux de lessai
de Chestov, qui lui personnellement ne partageait pas cette foi dans la science avec
Tolsto, cest de chercher expliquer cette relation entre la foi et la raison chez lauteur
de Guerre et Paix. Pour Chestov la raison et la foi, Dieu et la science sont incompatibles.
La rvlation exclut la raison. La raison ne peut pas te sauver du dsespoir, seul Dieu
en est capable, cest Lui la force vitale de la vie, telle que Tolsto explique son retour
la vie: Connatre Dieu et vivre sont une seule et mme chose, professe Tolsto
lui-mme.34 Cest ainsi que Chestov explique le changement intrieur dIvan Ilitch en
face de la mort. Il est le rsultat dune rvlation, de la rvlation de la mort,
dans le sens mystique du terme: philosopher, crit Chestov, cest se prparer
la mort, cest mourir.35 Nous verrons comment Cioran utilise ce terme. Lui, il parle
de la rvlation du non-sens de la vie.36 Sans le dire explicitement Cioran prend ses
distances lgard de la vision de Chestov. Dune part il suit Chestov dans la description
de limplacable dprissement physique et mental dIvan Ilitch, qui entrane mme
dans sa chute vertigineuse tout le pass dhomme honnte du personnage, le poussant
mettre en doute le sens fondamental de la vie, dautre part, passant lvocation des
circonstances de la mort de Tolsto lui-mme, Cioran ne partage pas les vues de Chestov:
Tolsto nest pas mort ni comme Ivan Ilitch ni comme Brkhounov, le riche personnage
du Matre et le Serviteur, mort dans la neige aprs avoir renonc tous ses rves dun
monde pass qui stait croul, aprs avoir lch les clefs de son royaume tomb en
ruine. Et cest alors, crit Chestov, que lui est rvl un mystre admirable. Je
viens, je viens, disait joyeusement mu tout son tre. Et il sentait quil tait libre et que
rien plus ne le retenait. Et il alla, ou plutt il vola sur les ailes de sa faiblesse, sans savoir
o elles lemportaient; il monta dans la nuit ternelle, terrible, incomprhensible aux
humains.37 Cette prophtie, comme lappelle Chestov, ne fut pas le sort de Tolsto
mourant daprs Cioran, qui a de la peine croire dans lauthenticit du personnage,
dun esprit qui na jamais pu se faire lhumiliation de mourir.38 Chestov le fait
mourir, senvoler comme un ange, lme lgre ou tout au moins allge devant le
juge suprme. Il dut renoncer tout son beau pass et loublier, conclut Chestov
et cest par l quil termine son livre, tirant la leon de la rvlation de la mort,
accompagnant Tolsto dune citation de Plotin: Fuyons vers notre chre patriecest
de l que nous sommes venus, cest l aussi que se trouve notre Pre.39
Comme nous avons dit, telle ne fut pas lenvole platonicienne imagine par
Cioran, qui y oppose sa vue, plutt stocienne, lucide de la mort: La vraie vie commence
et se termine avec lagonie (cest Cioran qui souligne), tel est lenseignement qui se dgage de
34
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38
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23
lpreuve dIvan Ilitch, non moins que de celle de Brkounov dans Matre et Serviteur.40
Il ne faut pas attendre les derniers moments dans lassurance de se sauver par le bond ultime
dans lirrationnel: Point de dnouement dans labsolu indpendamment de nos organes
et de nos maux () La mtaphysique ne fait aucune place au cadavre, Ni dailleurs
ltre vivant, ajoute cyniquement Cioran.41 Cest la leon de la mort dIvan Ilitch. Tolsto
ne la pas applique lui-mme, il a tran derrire lui, jusquau moment ultime, dune crise
lautre, lobsession de la mort. Or, la sagesse consiste vouloir vaincre cette peur-l
sans tarder (cest de nouveau Cioran qui souligne). 42 Le comportement de Tolsto est
contraire toute morale stocienne: Exister na de saveur que si on se maintient dans un
enivrement gratuit, dans cet tat dbrit, faute duquel ltre ne possde rien de positif.43
Tolsto sest donc laiss prendre au pige! Cioran ne prte pas foi la dernire lumire,
illuminant le moribond, ce que Chestov appelle lintervention imprieuse, peut-tre
violente mme, dun fiat nigmatique survenant au moment du passage de la vie la mort.
Sur cette question Cioran est en nette contradiction avec Chestov et mme avec Tolsto luimme, l o celui-ci a tir la conclusion de la mort dIvan Ilitch la fin du rcit, que je lis
en traduction roumaine: n locul morii era o lumin ( la place de la mort apparut
une lumire).44 Cette joie ni cette lumire nemportent la conviction, conclut Cioran,
elles sont extrinsques, elles sont plaques.45 Sur ce point de vue, Cioran se rapproche
de celui dAlbert Camus dans le Mythe de Sisyphe, reprochant prcisment Chestov dans
le chapitre Le suicide philosophique le recours lirrationnel pour svader de labsurde
qui culmine et se termine par la mort. Camus appelle cette chappade une drobade:
Lhomme intgre labsurde et dans cette communion fait disparatre son caractre
essentiel qui est opposition, dchirement et divorce. Ce saut est une drobade.46
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Les odes
Les deux coordonnes de lexistence humaine, celles qui nous placent dans le
monde, le temps et lespace, connaissent au long de lhistoire littraire et philosophique, des
interprtations diffrentes, en fonction de la priorit que nous accordons lune ou lautre.
La smantique des priodes temporelles implique, de la part de celui qui est dans le monde, une
autoperception et une autoconnaissance de sa propre condition. Pour Paul Claudel, le temps
existe; il est plus que lespace, il est tout et en lui se verse Dieu. La temporalit domine
la substance textuelle. Quoi que nous puissions dire, la smantique de lespace, le monde de
Claudel, le pote, nest pas trs diffrent de celui de Pascal, le philosophe; seulement linfinit
dbordante qui enivre le pote, effraie le philosophe. Mais, tous les deux cherchent Dieu, sans
se proposer du tout de nous dlivrer de la peur devant les divinits.
tant donn que la posie de Paul Claudel est centre sur la prire et le chant
religieux, figures lexicales minemment rptitives, elle peut tre considre comme la
posie de la rptition par excellence. Nous pouvons intgrer aussi la smantique des
priodes temporelles et celui de lespace dans le mme filon stylistique de la rptition.
Comme nous avons tent une brve analogie entre la pense potique
claudlienne et les Penses de Blaise Pascal, il serait intressant de montrer comment
lespace et le temps deviennent sources profondes et, en quelque sorte, inhrentes, du
paradoxe1. Nous tenterons de le dmontrer laide des exemples choisis, en tenant
compte du fait que lart, en effet, tel que Paul Claudel le conoit, est la ngation de
tout systme philosophique puisquil le remplace2.
1 Pour M. Heidegger, par exemple, le problme de la parent entre la posie et la pense travers la mdiation du
langage est le problme-source de son systme philosophique.
2 Paul Claudel oppose la foi lart. Cest une opposition de circonstance car les deux ont des affinits: Lautre faille est
la foi, ngation interne et a priori de toute construction purement rationnelle, garantie dinconnaissable et dabsurde.
(A. Blanc, Claudel, Paris, Bordas, 1973, p.207). Nous soulignons.
25
Dans la premire ode, qui fait partie du cycle Les Cinq Grandes Odes, le hros
mythologique Ene impose une certaine limite du pome, qui devient la limite de la
vision infinie du monde. Cette limite est indique par les squences potiques:
ltendue de ses eaux pontificales , quel calme , dans le milieu des sicles ,
miroir infini , limmense sillage etc.; Il me faut enfin dlaisser les bords de ton
pome, Ene, entre les deux mondes ltendue de ses eaux pontificales! / Quel calme sest fait
dans le milieu des sicles, cependant quen arrire la patrie et Didon brlent fabuleusement!
/ [...] / Et dabord on ne voyait que leur miroir infini, mais soudain sous la propagation de
limmense sillage, / Elles saniment et le monde entier se peint sur ltoffe magique.3
Limmensit de lespace soriente vers latemporalit. Nous sommes plongs
dans illo tempore, ab origine: le monde entier se peint sur ltoffe magique . Plus
loin, dans le mme pome, Claudel atteint une philosophie de lespace. Pour notre
pote, lespace humain est ce qui se distribue autour dun centre. Et ce centre ne peut
tre que Paul Claudel lui-mme. Dans lunivers claudlien, chaque objet et chaque tre
peut donc devenir le centre du cercle. Il y a, dans son espace, un tat visqueux de la
pense et du corps.4
Selon le pote, les vers doivent subir les lois de la mesure, fait qui montre
combien Paul Claudel a t attir par le souffle classique:
Les abmes, que le regard sublime
oublie, passant audacieusement dun point lautre,
ton bond, Terpsichore, ne suffirait point les franchir, ni
linstrument dialectique les digrer.
Il faut lAngle, il faut le compas quouvre avec
puissance Uranie, le compas aux deux branches rectilignes,
qui ne se joignent quen ce point do elles scartent.
Aucune pense, telle que soudain une plante jaune ou rose
au-dessus de lhorizon spirituel,
aucun systme de penses tel que les Plades,
faisant son ascension travers le ciel en marche,
dont le compas ne suffise prendre tous les intervalles,
calculant chaque proportion comme une main carte.
Tu ne romps point le silence! tu ne mles pas rien le
bruit de la parole humaine. O pote, tu ne chanterais pas bien
ton chant si tu ne chantais en mesure.
[]
O grammairien dans mes vers! Ne cherche point le chemin,
cherche le centre! Mesure, comprends lespace compris entre
ces deux solitaires!
3 Paul Claudel, Les Muses, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate
trois voix, Paris, Editions Gallimard, 1966, p.21.
4 Georges Poulet compare cet tat de viscosit et de pesanteur de la pense et du corps avec ltat caractristique des
romans sartriens. (Oeuf, Semence, Bouche ouverte, Zro, in: Nouvelle Revue Franaise, 33, 1955, p.448).
26
Que signifie labme pour Paul Claudel? Quelque chose qui est concomitant
avec notre existence. Il est le double, lombre de lexistence. A travers une exprience
rationnelle, le passage, dans la pense, de lexistence habituelle au nant (abme)
suppose une rupture entre deux niveaux de la connaissance: tre / paratre6. En vertu
de sa croyance et de son inspiration, les abmes ne peuvent pas tre dfinis en termes
habituels, mais ils acquirent la force de soutenir et dengloutir lesprit du pome.
Mesure, comprend lespace dit Claudel, mais sa prire-exclamation nest pas
conforme laspect extrieur, matriel de son ode. Nous avons devant nos yeux lode
des temps modernes qui cherche en vain sapproprier la mesure et la forme parfaites.
Aprs quil se penche (stre repenti), en suppliant la mesure suprme, Claudel revient
en disant que le pome est un signe qui subit les lois de la rptition. Et nous voyons,
dans ce vers, comment Paul Claudel demeure fidle aux nouvelles thories du signe
potique et nous comprenons, ainsi, mieux peut-tre, pourquoi nous associons souvent
la posie de Rimbaud ou de Mallarm lme de la pense claudlienne. Il y a, ce
niveau-l, certainement, une influence inavouable, sous-jacente:
Ainsi un pome nest point comme un sac de mots, il nest
point seulement
ces choses quil signifie, mais il est lui-mme un signe, un
acte imaginaire, crant
le temps ncessaire sa rsolution,
limitation de laction humaine tudie dans ses ressorts
et dans ses poids.7
27
Le mot seuls entrent dans le syntagme lun avec lautre , une paradoxale
association qui mne vers les couples consacrs: Dieu pote ; muse pote ; mer
pote, etc.
Dans la deuxime ode, la vision de lespace est plus terrestre. Nous avons ici
lespace comme lieu o la vie est conduite jusqu la dernire trace. Lespace est, ici, la
terre, llment primaire de lexistence:
Or, maintenant, prs dun palais couleur de souci dans les
arbres aux toits nombreux ombrageant un trne pourri,
jhabite dun vieux empire le dcombre principal.
Loin de la mer libre et pure, au plus terre de la terre je vis jaune,
o la terre mme est llment quon respire, souillant
immensment de sa substance lair et leau,
ici o convergent les canaux crasseux et les vieilles routes
uses et les pistes des nes et des chameaux,
o lEmpereur du sol foncier trace son sillon et lve les
mains vers le Ciel utile do vient le temps bon et mauvais.9
Pour accder au ciel pur, il faut dpasser ce niveau, o tout est peint aux
couleurs de la terre. La posie de Paul Claudel est primitive, enterre dans la sensualit,
dans la ralit des choses, lourde et inerte.
Le monde souvre et, si large quen soit lempan, mon regard
le traverse dun bout lautre.
Jai pes le soleil ainsi quun gros mouton que deux hommes
forts suspendent une perche entre leurs paules.10
Le pote a lambition sacre dengloutir toutes les sensations que lui offre le
monde ouvert. Il regarde et il pse et, au bout de la contemplation et de la palpation,
il cre le pome en tant que tel. Le soleil et le mouton sont les signes de ce monde
anodin o nous sommes et, en mme temps, le symbole de lau-del. Ils confirment,
indirectement, ladhrence un espace. Leau, lment incertain, associ dans cette ode
lesprit, cest un autre signe potique qui construit le texte et qui fait partie de lespace
imaginaire o nous vivons, comme tres humains:
8 Idem, p.32.
9 Paul Claudel, LEsprit et lEau, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau,
La cantate trois voix, Paris,ditions Gallimard, 1966, pp.35-36.
10 Idem, p.43.
28
11 Ibidem, pp.43-44.
12 LEsprit et lEau, p.58.
13 Idem, Magnificat, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois
voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.71.
29
Si, dans lode LEsprit et lEau, tout nat et converge vers lide dune mer
universelle, issue de la mythologie ancienne et mtamorphose en esprit, instance
sacre de lexistence, dans lautre ode, La Muse qui est la Grce, la mer devient le
principe inspirateur qui accompagne toujours la Muse et qui envahit lme du pote.
Nous voyons limportance de leau pour la cration de Paul Claudel: lode que nous
venons danalyser est lode de la Muse, par excellence, mais, malgr cela, elle commence
avec limage particulire de la mer, paradoxe textuel. Un autre symbole pour Claudel,
ce niveau, est le chaos, les tnbres.
Et mme le croyant peut devenir inquiet, il peut demander limpossible, ce que
nous ne devons pas exiger: Combien de temps encore? , mais ce quoi nous pensons
tout le temps, comme si nous tions prisonniers dune qute imaginaire. Lincertitude
(combien ... encore) se transforme en mconnaissance, augmente par la frquence
avec laquelle nous utilisons le mot tnbres (sept fois cet endroit). Et nous revenons
constamment la rflexion de Nietzsche, mme si nous ne le disons pas directement:
La foi chrtienne est essentiellement un sacrifice, sacrifice de toute libert,
de toute fiert, de toute confiance de lesprit en soi-mme; elle est en mme temps
asservissement et dprciation de soi-mme, mutilation de soi-mme. Il entre de la
cruaut et du phnicisme religieux dans cette foi qui se propose une conscience fatigue,
complexe et blase; elle implique que la soumission de lesprit soit inexprimablement
douloureuse, que tout le pass et les habitudes dun tel esprit se rebellent contre le
comble dabsurdit qui soffre lui sous le nom de foi. 15
Et au dehors sont les tnbres et le Chaos qui na point
reu lvangile.
Seigneur, combien de temps encore?
Combien de temps dans ces tnbres? Vous voyez que je suis
presque englouti! Les tnbres sont mon habitation.
14 Paul Claudel, La Muse qui est la Grce, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle
nouveau, La cantate trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.73.
15 Nietzsche, Par-del bien et mal, Paris, ditions Gallimard, 1989, p.64.
30
31
Du miroir intelligent
Fleurit, et quelle paix autour
Acajou porcelaine argent!
Un granium blanc!18
Ainsi que la nature morte va sordonner autour dune image que le miroir
reflte. Le miroir, nous le savons, est le symbole de la connaissance, il cumule des
significations profondes (Claudel lui ajoute lattribut intelligent), il est un support
de laltrit r-exprime. Dans le texte claudlien, sa mission est plus innocente, il
contribue la construction complte dune certaine ambiance.
La maison du marchand de sable
Cest le pome dont la formule potique se rsume une enfilade de nombreux
distiques. La maison du marchand de sable est un double jeu:
Au niveau de lcriture, cest le jeu des mots qui consonnent, des rimes
inattendues, de la rptition obsdante (gris);
Au niveau de la ralit dcrite, cest le jeu de la coexistence.
Le thme du dpart cre lesprit de ce pome et engendre le motif du souvenir.
En fait, le texte analys est lmanation du souvenir de tout un monde pass qui tranait
dans et autour de la maison. La maison conue comme axis mundi, comme endroit de
lintimit et de la scurit. Pour montrer limportance de la maison, le pote saide
dune hyperbole (maison chteau):
32
celui que nous sommes en train de dcouvrir. Le pome en cause est ddi au petit
monde, au monde qui, dhabitude, passe inaperu loeil press et souvent accabl
dignorance: la souris, le rat, le coucou, laraigne, tout un monde animal personnifi:
Nous sommes, dans ce texte potique, les tmoins dun paradoxe. Cest le
paradoxe du choix potique. Ce type de pome est pratiqu par Paul Claudel comme
une sorte dentranement potique dans lequel il svertue mettre son intelligence
linguistique, o il prouve quil sait jouer, dsinvolte, du bout des doigts, avec les mots.
En dehors du petit monde, presque insignifiant, il y en a un autre, qui se
rapproche du premier: le prtre, le colonel, le savetier, et au milieu du pome, la lune,
gardienne de nos rves et souvenirs, gardienne de la vie. Ce monde mne une existence
anodine et absurde:
Il y a un petit prtre
Qui fait de la bicyclette.
Il y a un colonel
Qui nettoie les bouteilles.
[]
Il y a un savetier qui tape.
Il rpare sa savate.
33
lments de choc, tels que lalliance entre le monde de petits tres vivants et le
monde humain.
Lattribut gris, couleur de la cendre et du brouillard, est li lide du souvenir.
Ce qui est cependant intressant, cest le fait que, dans ce pome, le gris ne donne pas
limpression de tristesse, de mlancolie ou dennui ; au contraire, nous assistons au
renversement de sa signification habituelle. Il devient le fond sombre de la plus pure
gait. La gntique des couleurs22 dit que le gris se confond avec le centre du monde de
la couleur. Il cache le difforme, uniformise les penses et les apparences de la vie. Il est
lindtermin, qui nous le savons nest pas autre chose quune catgorie du savoir.
Dissipabitur capparis23
Les pomes de ce type ne sont pas nombreux dans lensemble des textes
claudliens. Et, chose plus intressante, ils portent lempreinte de linfluence
mallarmenne24 sans en tre subjugus. Si nous restons au coeur de la forme, le
pome prsente une structure simple: cinq strophes, chacune contenant quatre vers
disposs dans une sorte de pyramide rptitive: en se rfrant leur longueur, nous
pouvons dire que deux vers courts rencontrent deux autres plus longs. Et lorsque
nous parlons de pyramide rptitive, nous tenons compte, entre autres choses, du
refrain qui apparat constamment la base de chaque strophe, en la clturant,
refrain ambigu, car il comporte deux formes stylistiques opposes : tant pis tant
mieux, expressions couples laide de la conjonction copulative et : -Tant pis,
dit-il, et tant mieux !. Entre les deux extrmits antithtiques, le pote insre la
formule neutre, dit-il, qui augmente le caractre ambigu du vers. Quentendonsnous par il ? Il peut tre lmanation dune prsence divine, aussi bien quil peut
nommer lcho de la conscience cratrice du pote.
Un autre trait de cette rptition la fin de chaque strophe : elle coupe,
priodiquement, le message du pome, elle est un lment qui brise. Aprs trois vers
qui coulent paisiblement, suit le refrain. Nous constatons que le corpus de trois vers est
essentiellement charg dun contenu ngatif, soit quil sagisse de verbes (fuir, finir),
soit quil sagisse dattributs ou de noms (vieux, pauvre vieux sourd, dure, dangereux).
22 Chevalier, J. et Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont Jupiter,1989, p. 487.
23 Ce pome au nom latin tmoigne du sens profond de la rptition chez Paul Claudel. Les symtries contenues ont
quelque chose dimparfait (voir le schma que nous avons dress!); la manire dont les vers sont disposs affirme un
mouvement circulaire, dclenchant un effet de jeu tragique.
24 Mais cette influence nest pas vidente. P. Claudel ne mise pas beaucoup sur la destruction du langage; son but est
de valoriser les possibilits artistiques de la langue; les mots dans leur existence au-del de la rfrence quotidienne.
Voici ce que R. Barthes crit de Mallarm: Lagraphie typographique de Mallarm veut crer autour des mots rarfis
une zone de vide dans laquelle la parole, libre de ses harmonies sociales et coupables, ne rsonne heureusement
plus. Le vocable, dissoci de la gangue des clichs habituels, des rflexes techniques de lcrivain, est alors pleinement
irresponsable de tous les contextes possibles; il sapproche dun acte bref, singulier, dont la matit affirme une solitude,
donc une innocence. Cet art a la structure mme du suicide: le silence y est un temps potique homogne qui coince
entre deux couches et fait clater le mot moins comme le lambeau dun cryptogramme que comme une lumire, un vide,
un meurtre, une libert. (p. 107) (voir R. Barthes, Le degr zro de lcriture, Paris, ditions du Seuil, 1953.)
34
Le contenu ngatif des vers repose sur la notion du temps. En fait, ce qui est ngatif,
cest le temps: Le temps a fui.
Voici par la suite, la structure rptitive du pome schmatis. Nous avons
utilis les symboles a, b1, c, x et la chane drive {a1, a2, a3, a4}, o:
a = Mars est fini
b = Tu nes plus jeune, mais vieux
c = -Tant pis, dit-il, et tant mieux!
x = Le temps a fui
b1 = Pauvre vieux sourd!
a1 = Novembre aussi
a2 = Fini lamour!
a3 = Finis, les ftes et les jeux!
a4 = Tout est fini
La chane drive en fonction de a subsiste dans le verbe finir, repris
constamment. Le schma se prsente ainsi :
Ix
a
b
II a
a1
?
III a2
b1
a3
IV --
Vx
a4
Il reste Dieu!
Nous remarquons que cette structure rptitive nest pas forcment rigide. Les
vers changent dallure, se permutent, lintrieur de la mme signification (cf. leffet de
la circularit). Le schma dvoile la prfrence pour le jeu potique que Paul Claudel
imagine, avec un got immense pour la futilit des mots, du temps et de lespace.
Lavant-dernire strophe prsente deux isotopies spatiales:
a) la route la mort chaque tournant;
b)est dure est sre est dangereux.
Cette strophe constitue une sorte de trempoline pour le vers de la dernire
strophe: Il reste Dieu!. Si Claudel restait ce vers, sil coupait ici la sve de
son pome, nous dirions, en fin de compte, quil na pas dout un seul instant de la
puissance de sa foi. Mais le dernier vers trahit cette ventualit. Le refrain se colle
irrversiblement au vers Il reste Dieu ! , en lui dmontant les articulations
figes, le caractre de vrit absolue. Et, ainsi, le jeu de Paul Claudel cache, sous une
forme rptitive libre, la tension dun jeu plus pur, situ au confluent de la forme
et du contenu.
35
Le cygne
Le lecteur est ici confront un pome double (I Jour dautomne; II Jour
dt), trs complexe. Il renvoie, certainement, au pome mallarmen Le Sonnet
du Cygne et, bien sr, par ses connotations, lide largie dart potique. Chez
Paul Claudel, le signe potique refait le contour du cygne. Les deux entits,
surgies de mondes diffrents, saccompagnent et se dfinissent rciproquement.
Lhomophonie en ce cas nest pas du tout gratuite : Le signe lent / Du cygne
blanc / A fait onduler le vide25.
La premire partie de ce texte est une description au ralenti dun jour
dautomne; la pluie, lennui, les feuilles le caractrisent et, au-dessus de tout, limage
du cygne rgne triomphante. Cette partie prsente un systme de rimes compltement
diffrent la configuration prosodique de la deuxime partie. Nous avons lemploi
dun systme de rimes non-linaire, progressivement changes:
a
a
b
a
a
b
c
c
d
e
e
e
f
f
g
h
h
g
i
i
j
m
m
j
n
n
o
p
p
o
Cette haleine
Ne peine
Sur londe o loiseau se mire
Cette touche
Sur la bouche
Dune bouche qui expire26
36
Le vide, le silence, lennui sont les motifs majeurs de cette premire partie. Ils
lvent une grille, une matrice smantique du texte dont le principal don est laspect
statique, lossature plate, sans embrasure.
Chaque mot et chaque vers acquirent l leur histoire, qui va tre reprise
dans Jour dt sur une autre tonalit. La deuxime squence est plus solennelle,
plus conservatrice vis--vis des rgles du jeu potique; elle est plus classique dans la
description envisage.
Laccent se porte sur la dcouverte du cygne, trange oiseau qui aime le soleil et
le silence. Voyons comment le cygne est, en fait, le pendant du signe potique:
Nous nous trouvons devant un vritable univers potique recourb sur lui-mme
grce cette figure unique du cygne qui symbolise la puissante piphanie de la lumire. La
lumire dans laquelle se dresse la silhouette du cygne est, dans notre cas, la lumire dun
jour dt: lumineux, clatante extase, nappe blouissante, silence lumineux. Par sa couleur
blanchtre, par son mystre suave, le cygne fait la liaison entre le ciel et la terre, entre lacte
de la contemplation pure et le rgime de la fcondit tellurique. G. Durand voit dans le
cygne un oiseau solaire qui nest que la manifestation mythique de lisomorphisme
tymologiquede la lumire et de la parole28. Le cygne est, donc, avec les mots de Paul
Claudel, hros spirituel issu de laffinit ancestrale quil y a entre la lumire et le langage.
Et voici, comme argument illustrateur, la dernire strophe dun Jour dt:
37
Simona CONSTANTINOVICI
38
DOSSIER THMATIQUE:
LE vidE
Title:
From the Abyss of the Nothingness to the Plentifullness of the Void: the Spiritual
Journey of Cioran
Abstract: Born in a land where the feeling of nothingness was unavoidable, Cioran has
long been tempted by the demon of the nihilistic spirit. At first he was morbidly
seduced by the desire of extinction, later, in the wake of Pyrrho wandering
through the streets of Eastern wisdom, he has pursued the extinction of desire.
The drama of his existence stems from the impossibility of combining the
conscience of nothingness and love of life, not being able, due to his inner
constitution, to surrender completely to one or to the other. However, this latest
setback, seems to open the doors to an unprecedented liberation, beyond all the
predetermined salvations.
Key words: nihilism, skepticism, Pyrrhon, Buddhism, Ngrjuna, Mdhyamika school,
emptiness, Lin-chi.
1. La flche empoisonne
Transpercs par lincurable, nous le sommes tous, dune certaine manire,
par naissance. Limpermanence de toutes les choses avec lesquelles nous entrons en
contact, cest une autre vrit aussi vieille que le monde. De ces deux axiomes, on peut
en dduire un troisime : cest--dire lquation qui met sur le mme plan existence
et souffrance, la premire, en ntant rien dautre quun euphmisme pour la seconde.
LOccident, plutt que de se conformer ces vidences irrfutables, en tirant les
consquences sur le plan philosophique, a depuis toujours prfr suivre une voie
plus confortable: abstraire du concret les deux principes mtaphysiques de ltre et
41
2. Le nant roumain
Cioran, n sur une terre o le sentiment du nant tait de rigueur, a cherch
un antidote capable d'craser en lui-mme ce dmon nihiliste de l'esprit. Tout d'abord
maladivement, en s'abandonnant au dsir d'extinction ; ensuite de manire plus
avantageuse, en poursuivant lextinction du dsir, dans le sillage de Pyrrhon, vers les voies
de la sagesse orientale. Le drame de sa vie et peut-tre celui de nous tous consiste dans
l'impossibilit de conjuguer la conscience du rien et l'amour de la vie; ne pouvant
pas, par constitution intrieure, s'abandonner compltement l'une ou l'autre de ces
deux extrmes. Cependant, il n'est pas exclu que cet chec ultrieur n'ouvre les portes
une libration inoue, au-del de tous les saluts codifis. Pour le dcouvrir, il faut suivre
Cioran dans son tortueux chemin
L'apprhension du nant se rvle une exprience abyssale n'importe quel
ge de la vie. Aprs cela, rien ne sera plus comme avant. Pour Cioran le nimic, version
roumaine du rien, fut, avant tout, un hritage culturel, de drivation balkanique,
valaque, qui refltait un sentiment de vanit, de frustration, d'inanit, de nullit, dont
l'aurole ngative venait se dposer sur un peuple entier, en touffant son lan vital.
De mon pays j'ai hrit le nihilisme foncier, son trait fondamental, sa seule
originalit. Zdrnicie, nimicnicie ces mots extraordinaires, non, ce ne sont pas des mots,
ce sont les ralits de notre sang, de mon sang.1
On ne peut pas savoir jusqu quel point lethos national a influ sur la formation
de son caractre. Cependant, il est plausible quil ait favoris cette disposition intrieure
de type crpusculaire, mlancolique, apte drouter sa volupt exubrante vers les tats
1 Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 685. Les deux mots sont synonymes, et ils tirent leur racine de
nimic, ils signifient strilit, inutilit, vanit, nullit. Cf. ibid., p. 645. La locution aurole ngative de tout un peuple
se trouve dans Cioran, Bref portrait de Dinu Noca, dans Lami lointain, Paris-Bucarest, Paris, Criterion, 1991.
42
2 Entretien avec Gerd Bergfleth dans Cioran, Entretiens, Paris, Gallimard coll. Arcades, 1995, p. 150.
3 Sur les cimes du dsespoir, uvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, pp. 34-35.
43
sensation ambigu, de refus et, en mme temps, dattraction: nous avons horreur du vide,
pourtant nous nous sentons engloutis par une sorte de magntisme physique. Il en est de
mme avec le nant : nous le fuyons instinctivement, bien quune force primordiale et
irrsistible nous pousse dans son giron inconnu.
Pendant les annes roumaines, Cioran se laissera sduire par le charme pervers
du Rien. Cependant, aprs lavoir dcouvert en lui-mme, au lieu den tirer des
consquences philosophiques, il la pris en horreur, il sen venge, et vilipende pour cela
lunivers entier. En vertu dun style littraire sauvage et corrosif, Cioran contamine les
bonnes consciences apaises, en injectant le cyanure dune connaissance qui ptrifie
chaque espoir. Au lieu daboutir la sagesse du renoncement, lapprhension du Rien,
il ne fera que suppurer ses plaies, quexciter sa sensibilit nerveuse. dmonstration
que le nant occidental, vide impur, mlang avec le devenir nagit pas comme
un lnitif de la voluntas, car la noluntas nest que lextrme mtamorphose de la volont
mme, qui prfre justement dsirer le nant, plutt que ne pas vouloir du tout. Donc,
au lieu de conqurir le monde, la volont de puissance du jeune Cioran se tourne vers
un nihilisme militant, pour entreprendre une croisade contre la Ralit mme, afin de
dmolir ses fondations. Si laspiration inavouable de chaque malade est celle dassister
une pidmie universelle, le rve exprim par Cioran vise le triomphe du Rien et
lapothose du non-tre 4. Le nant se transforme ainsi, chaque fois, en doctrine
politique, vision mystique, jusqu devenir un programme apocalyptique.
Mais le fait est quen ce temps l javais un insatiable besoin de folie, de
folie agissante. Il me fallait dtruire ; et je passais mes jours concevoir des images
danantissement [] Javais, en effet, besoin de folie comme dautres en avaient de sagesse
ou dargent. Lide que quelque chose existt, et pt exister sans se soucier de ma volont
de destruction, me donnait des crises de rage, me faisant trembler des nuits entires. Et
cest alors que je compris pourquoi la mchancet de lhomme dpasse de beaucoup celle de
lanimal. Cest que la ntre ne pouvant passer lacte tout de suite et sassouvir, saccumule,
sintensifie, senfle, et nous dborde. force dattendre, elle saide par la rflexion, et devient
froce. Elle hait tout, alors que celle de la bte ne dure quun instant et ne sapplique qu
lobjet immdiat; elle ne se tourne, non plus, contre elle-mme. Mais la ntre atteint de
telles proportions telles qui ne sachant plus qui dtruire, elle se fixe sur nous-mmes.
Ainsi il en fut de moi: je devins le centre de ma haine. Javais ha mon pays, tous les hommes
et lunivers; il me restait de men prendre moi: ce que je fis par le dtour du dsespoir.5
44
contre le rel, le nant retrouve le sous-sol do il tait sorti: le cur mme de Cioran.
puis par la fureur dvastatrice et fatigue de son rve politique, il est conscient
maintenant quil ne pourra plus viter la rencontre avec lui-mme. La fuite Paris,
labandon de lidiome natal, lacquisition force du franais, tout cela quivaut une
mort et une renaissance, bref, un changement de peau. Les annes 1940 seront une
priode de travail, de gestation, dlaboration solitaire. Mais le nant est toujours l,
hte silencieux et inquitant, comme un gaz inodore, mais mortel. Que faire donc?
Succomber ou tcher de le pntrer, de le parcourir jusquau bout ? Pourrait-on
le sublimer en recourant lalchimie potique? Ou pourquoi ne pas lui opposer le
sarcasme et lhumour? Le Prcis reprsentera plus que cela: sur le plan existentiel, une
prise de distance lucide et irrversible. Par lintermdiaire de Cioran, toute une culture
rflchit, une fois pour toutes et sans escompter quoi que ce soit, sur elle-mme et sur
sa propre destine. Lcorch prend la parole...
Avec ses nerfs en feu, il aimerait que la terre ft de verre pour la faire voler en
clats; et avec quelle soif ne slancerait-il pas vers les toiles pour les rduire en poudre,
une une Le crime luit dans ses prunelles; ses mains se crispent en vain pour trangler:
la Vie se transmet comme une lpre: trop de cratures pour un seul assassin. Il est dans la
nature de celui qui ne peut se tuer de vouloir se venger contre tout ce qui se plat exister.
Et de ny point russir, il se morfond comme un damn que limpossible destruction irrite.
Satan au rancart, il pleure, se frappe la poitrine, se couvre la tte; le sang quil et voulu
rpandre nempourpre gure ses joues dont la pleur reflte son dgot de cette scrtion
desprances produite par les races en marche. Attenter aux jours de la Cration, ctait
son grand rve; il y renonce, sabme en soi et il se laisse aller llgie de son chec [].7
3. De Pyrrhon Bouddha
Par lentremise de ses grands philosophes partir de Hegel, en passant
par Schopenhauer, jusqu Nietzsche et des historiens tels que Taine ou Renan,
lOccident a commenc discuter, non sans quivoque, le bouddhisme, en lassimilant
expditivement au culte du nant. Tout cela pour avoir sous-estim ou, de toute faon,
mal assimil la leon sceptique propdeutique naturelle pour pntrer les subtilits
dialectiques de lOrient. Cependant, Cioran ne commettra pas la mme faute que ses
illustres prdcesseurs: la rencontre et lapprofondissement dfinitif du scepticisme lui
apporteront une meilleure comprhension du bouddhisme lancien avant et puis le
tardif en le librant du gouffre dune vision macabre et dsespre du nant.
La vacuit, seule conclusion positive laquelle mait conduit mon scepticisme.8
45
46
14
15
16
17
47
son abus de limpassibilit qui frise la nvrose, nous donnent de lui une image presque
divine ou bien ridicule, en nous suggrant que sa sagesse sest enlise aux seuils du vide.
Ses successeurs, de Timon aux Acadmiciens, jusqu Sextus Empiricus lAristote des
douteurs - rigeront lpoch en systme, mais ils niront pas au-del. Affranchi par la
tyrannie des apparences, le sceptique reste cependant ancr dans le doute, raison pour
laquelle, dans la course la vacuit, il cde le pas au dlivr. Autant dire que le moment
de franchir lIndus est arriv, naturellement avec Cioran
Est libre celui qui a discern linanit de tous les points de vue, et libr celui qui
en a tir les consquences.18
4. lcole du Vide
Contrairement son ami, Mircea Eliade, la passion pour les philosophies
orientales nappartient pas au nombre des infatuations juvniles de Cioran, elle est plutt
une conqute de la maturit, fruit de lge du dsenchantement et du dtachement.
Dans sa priode de vieillesse, la conscience davoir gaspill intellectuellement ses
meilleures annes, constituera plus dun motif de regret pour lui, accoutum aux
digressions autour de lessentiel.
Le jour o je lus la liste d peu prs tous les mots dont dispose le sanscrit pour
dsigner labsolu, je compris que je mtais tromp de voie, de pays, et didiome.19
48
aiguisant son asctisme sensuel, typique un moine fourvoy par le samsara ou, comme
il aimait dire, dun fossoyeur avec quelque rudiment de mtaphysique. 21
En ce qui concerne lanalyse, Cioran na pas de difficult, au moins initialement,
souscrire les vidences du Bouddha, le considrer un vrai alli, mais dici en tirer
les consquences, cest tout autre chose. Bref, le reproche quil formule contre lveill,
cest de ne pas arriver comprendre comment dans le vide du monde, on sourit encore
la vie. Autrement dit, comment peut-on vivre sensuellement dans le rien22?
Le malentendu initial est vite clarifi : Bouddha, numr expditivement avec les
Veda et le Christ, en somme tous les sauveurs Ils moffrirent la rdemption en
mon absence dtre anonyme dans le rien - alors que mon orgueil exigeait mon nom
jusque dans le nant.23 Cioran prtend donc au Nirvana bouddhiste ce que dautres
demandent ltre. Et ainsi, en premire instance au moins, il rejette le bouddhisme
parce que, en suivant le prjug occidental, il na qu laisser en hritage le rien
personne... Au cours des annes, en parcourant diligemment les tapes qui ont marqu
le dveloppement historique et spirituel du bouddhisme, Cioran aura, de toute faon,
loccasion de se raviser sur ce point fondamental.
Bien que le germe de la vacuit et de la Voie du Milieu ft dj prsent dans
les sermons du Bouddha24, la littrature canonique ultrieure, en sopposant lide
substantielle du moi (tmavada), propre aux systmes brahmaniques et du Samkhya,
se fondera sur les trois caractres congnitaux tous les phnomnes physiques et
mentaux: impermanence (anitya), non substantialit (antma) et souffrance (duhkha).
Ces aspects, du reste, sont reconductibles une loi causale unique, dcouverte
par le Bouddha dans la nuit de lveil, la soi-disante production interdpendante
(prattyasamutpda)25. La doctrine bhidharmika, summa des textes Hinayna (Petit
Vhicule), labora sur ces bases une classification dtaille des lments irrductibles
(dharma), qui, en se combinant, formeront des agrgats momentans (skandha), qui
donneront vie aux composes organiques, cest--dire ce que nous appelons moi
(tman) ou la personne (pugdala)26. Or, tout ce qui est form de parties, et dpend
pour son existence de ltre provisoire de celles-ci, tt ou tard tend se dsagrger.
Cioran, lIndlivr, mditera sans cesse sur les derniers mots de Bouddha: La mort
est inhrente toutes les choses composes. Travaillez sans relche votre salut.27
49
50
contre ladversaire les thses avances de celui-ci, en les poussant jusque dans leurs
extrmes consquences, cest--dire jusqu limplosion Ngrjuna montre la
nature insoutenable des doctrines de lternalisme (vata-vda) et du nihilisme
(uccheda-vda). Avec le terme tre , nous entendons toujours communment
ltre de quelque chose. Cependant, sa manifestation est caractrise par lintersection
synchronique de nombreux procs qui dpassent son unit physicochimique. Ltre
tel que ses proprits nappartient jamais de manire intrinsque un individu;
donc, celui-ci, considr en lui-mme, nest pas en ralit. Dailleurs, si les choses
avaient en elles-mmes le fondement de leur propre tre, comment pourraient-elles
changer au contact de leur milieu? Dun autre ct, si les choses navaient pas un tre
propre, comment pourraient-elles le perdre, en devenant simplement rien ? Aucun
tre na jamais t ni produit ni, par consquent, dtruit, cest bien pour cela que les
phnomnes gardent une efficacit causale indubitable. Au-del de ltre et du nant,
Ngrjuna proclame luniversalit du vide (nya), lequel, en dernire analyse, ne se
distingue pas dune production causale bien interprte. Cioran pouse totalement
cette vision, en apparence paradoxale, des phnomnes, qui, bien quexistants, ne
peuvent tre ramens nanmoins quelque entit dtermine (res):
Tout ce que je pense des choses est rsum dans cette formule dun reprsentant du
bouddhisme tibtain: Le monde existe, mais il nest pas rel.32
32 Cahiers, p. 299. Lontologie Prajpramit de la vacuit se trouve rsume par les mots simples du philosophe
indien Pingalaka, II sec. d. C. : Si le tissu possdait sa propre originale, immuable ralit, il ne pourrait pas tre fait
avec le fil le tissu drive du fil et le fil de la plante de lin Cest la mme chose du procs du brler et de lobjet
brl. En certaines conditions ils sapprochent, et il se produit ainsi le phnomne nomm brler Mais chacun deux
ne possde pas une ralit spare : parce que lorsque lun est absent, lautre nexiste pas. Il succde ainsi pour toutes les
choses de ce monde : elles sont tous vides, sans une propre identit, et donc sans existence en sens absolu. Ils sont comme
un feu follet. Cit. in Lucien Stryk, Introduzione alle Poesie Zen, Newton Compton, Roma, 1999, p. 24 (T.d.A.).
33 La vacuit ont dit les Vainqueurs cest llimination de toutes les opinions. Ceux pour lesquels mme la
vacuit est une opinion ont-ils dit sont incurables. Cit. Ngrjuna, Mdhyamakakrika. XIII, 8, cit. in Buddismo
- Testi sacri del Grande Veicolo, a cura di Raniero Gnoli, Mondatori, Milano 2004, p. 190 (T.d.A.).
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Cioran est conscient que le dernier anneau de la chane, puisquil est ncessaire,
non sans connivence avec nos pulsions primordiales, est le plus difficile rompre. En
comptant sur la complicit de nombreuses existences, le dsir se confond avec le soupir
mme de lespce.
Tant quon dsire, on vit dans la sujtion, on est livr au monde; ds quon cesse
de dsirer, on cumule les privilges dun objet et dun dieu: on ne dpend plus de personne.
Que le dsir soit indracinable, il nest que trop vrai ; cependant quelle paix rien que
dimaginer en tre exempt! Paix si insolite quun plaisir pervers sy glisse: une sensation
aussi suspecte ne reviendrait-elle pas une vengeance de la nature contre celui qui sest
rendu coupable daspirer un tat si peu naturel ? En dehors du nirvna dans la vie exploit rare, extrmit pratiquement inaccessible - la suppression du dsir est une chimre;
on ne le supprime pas, on le suspend, et cette suspension fort trangement, saccompagne
dun sentiment de puissance, dune certitude nouvelle, inconnue.38
Pour Cioran le dsir se rvlera lors dun bilan final : lengagement sur
la voie du renoncement, du dtachement, du Nirvna, a contribu tout au plus
dtraquer ses instincts, apprivoiser en lui le monstre, la bte de proie dun temps,
qui, en se rveillant des profondeurs, lui chuchote: Si tu avais le courage de formuler
ton vu le plus secret, tu dirais: Je voudrais avoir invent tous les vices.39 Malgr
tout, pourtant, aprs avoir savour lambroisie de la vacuit, nos rapports avec le
monde sen trouvent modifis, quelque chose en nous change, bien que nous gardions
nos anciens dfauts. Mais nous ne sommes plus dici de la mme manire quavant.40
Autrement dit, lautomatisme du dsir nagit plus, lorsque lobsession nous attaque
nous savons quil est revenu; il ne nous travaille plus en secret ni ne nous prend au
dpourvu; il nous domine, il nous assujettit, nous sommes toujours ses esclaves, il est
vrai, mais des esclaves non consentants.41 De toute faon, il ne sert rien de nier les
impulsions vitales, il faut surtout les apprivoiser, les affaiblir, car on se convertit avec
sa nature42 et non malgr elle. Il ne faut pas trop compter sur laccomplissement dun
certain acte, ni sur la libration du fruit de lacte. En effet, le plus grand danger cest
lattachement, plutt que la nature de lobjet sur laquelle il se rpand.
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pas le but mais la course comme telle, la poursuite et lattachement la poursuite. Par
malheur, sur le chemin de la dlivrance nest intressant que le chemin. La dlivrance?
On ny atteint pas, on sy engouffre, on y touffe. Le nirvna lui-mme, - une asphyxie! La
plus douce de toutes nanmoins.46
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4. Un Bouddha de boulevard
Celui qui sapproche de la pense de Cioran sait que, ptrie par
lenchevtrement contradictoire de ses obsessions, elle brille de lclat lumineux dun
savoir venu de loin, qui fit vibrer son esprit comme jamais: il vcut des moments
deuphorie, dexaltation, de joie, que seul un entendement suprme, au-del de
ltre et du rien, peut dispenser. Il labora ainsi un bouddhisme personnel, lusage
quotidien, tel quen tmoignent les Cahiers. lgal dautres aventures intellectuelles,
mme pour le bouddhisme, sonnera lheure de la dception: Cest elle qui me
fait comprendre le Bouddha, mais cest elle aussi qui mempche de le suivre.51
Aprs des annes dinfatuation aveugle, il eut un sursaut dhonntet intellectuelle,
en avouant soi-mme le propre naufrage spirituel. Ctait parfaitement inutile
de continuer se mentir: le temprament colrique, rancunier, les rgurgitations
dune volupt jamais apaise, le commerce littraire mondain autant de
suppurations de lEgo, qui dominait incontest sur ses pulsions, en dpit de sa
vacuit. Il se croyait un dlivr et il ntait quun guignol, une pave, un pauvre
type, bref, une espce de sannysin de foire52. Il crit une amie: Jai trop
rcit la comdie de la sagesse.53 Le dnigrement de soi en tout cas, naboutira
jamais un dsaveu de la doctrine bouddhiste comme tel:
50 De linconvnient dtre n, op. cit., p. 1397.
51 Ibid., p. 1274.
52 Le mauvais dmiurge, op. cit., p. 1224.
53 Cit. in Friedgard Thoma, Per nulla al mondo. Un amore di Cioran, trad. it. P. Trillini, lOrecchio di Van Gogh,
2009, p. 40.
56
Une visite dans un hpital, et, au bout de cinq minutes, on devient bouddhiste si
on ne lest pas, et on le redevient si on avait cess de ltre.54
57
Je rends visite un ami, moine bndictin. Il est malade, et me dit : Je suis dans
les mains de Dieu. La vieille doctrine catholique de la Providence divine. tre dans les
mains d un Dieu sage, saint et aimant (Karl Rahner). La consolation chrtienne.
Je feuillette une histoire de la pense chinoise. Plusieurs philosophes parlent dun
type de vide sans nom, dune vacuit qui permet la mutation tout en tant elle-mme
ce qui ne change pas. (Anne Cheng). Vide-plein, vide-souffle, vide-virtualit. Ou pour
parler comme le Laozi : Le Dao est vide. On a beau le remplir, jamais il ne dborde.
(4).
Nous qui sommes tourments par les penses les plus contraires, nous qui
souffrons de la maladie de lincertitude, nous tendons loreille Simone Weil : Il
faut une reprsentation du monde o il y ait du vide, afin que le monde ait besoin de
Dieu. (La pesanteur et la grce).
Aucun jardin de Gethsmani dans le souffle de la philosophie chinoise. Pour
nous, perdus dans lenfer de la technique et de la communication sans trve, laide peut
venir dun cordonnier.
Jacob Boehme (1575-1624), le prince des obscurs, a parl de Dieu en tant
que visionnaire. Il a cre la formule : Dieu est le Nant, le Rien ternel. Il a soutenu
lide de labme sans fond de linpuisable Totalit. (Alexis Klimov) Il a parl
longuement de ce Nant qui a faim du Quelque Chose et la faim est le dsir, sous
forme du premier Verbum fiat ou du premier faire, car le dsir na rien quil puisse faire
ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-mme et se donner lui-mme son empreinte, cest-dire, il se coagule, il se moule lui-mme et il se saisit, et ce qui est sans fondement se
fonde. (Mysterium Magnum, chap. 3).
Pourquoi est-ce que je mentionne ces lignes du philosophe teutonique?
Cest parce quelles sont plus proches de nous qui redoutons le vide.
Jinterromps ces divagations ariennes. Je rends visite moi-mme. Questce que je vois ? Une sorte de rien. Peut-tre une image sensible, un groupe de lettres
entasses entre les points. Des phares sereins.
Jos Thomaz BRUM
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Tout travail sur le sens dun concept est dabord, selon la mthode socratique, la
recherche dune dfinition. Dtermin par des contextes et des champs dapplication,
le vide comporte des traits ou des caractristiques qui, sils nen livrent pas
lessence, en donnent une figure spcifique, reconnaissable et langagire. Daprs
Littr, tre vide signifie qui na aucun contenu, ainsi avoir le ventre vide ou les
mains vides, cest--dire manquer de prsents, dargent ou navoir point fait de profits
illicites ou encore avoir la tte ou le cur vides, cest--dire une absence de penses
et dides ou daffections et de sentiments dans les expressions. Remarquons quil
sagit toujours dun vide dobjet dtermin: un discours vide est un discours creux,
insignifiant ou futile, un mot vide, un mot dpourvu de sens, lexpression vide de soimme signifie tre exempt damour-propre et celle de tourner vide indique labsence de
matriel ou de personnes; en musique, jouer vide ou corde vide, cest--dire quon
fait rsonner une note dans toute sa longueur sans pression du doigt sur la touche et
qui se marque sur la partition par un zro. La vacuit est le fait pour un contenant ou
un milieu dtre vide; de mme, la vacance dsigne une fonction non remplie: vacance
du pouvoir, vacances scolaires ou poste vacant. Le verbe vider renvoie des termes
de savoir-faire de fauconnerie, de vnerie deaux et forts ou des termes de cuisine
et peut signifier purger. Faire le vide a un sens rel et signifie : ter do les termes
vider, vidange, vide-ordures, vide-poches ou grenier. Cet acte peut supposer lemploi
dobjets techniques: ainsi un vide-pomme ou un vidoir dans lindustrie textile que
dcrit lEncyclopdie de Diderot larticle Laine: dvider signifiant vider le fuseau
de sa laine. Ou en termes de jeux, faire vide se dit quand un joueur blouse toutes
les billes qui sont sur le tapis ou les fait sauter hors du billard. On peut galement
vider son sac ou son carquois, autrement dit exprimer le fond de sa pense, dire
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tout ce que lon pense ou tre exhaustif sur un sujet. Mais un videur renvoie encore
un outil(videur gonflable, auto-videur ou videur de carte-mmoire), un savoirfaire(une videuse de poisson) ou une fonction sociale et scuritaire(un videur est
charg dexpulser des personnes indsirables dans certains lieux publics), voire une
dcision politique (quand il sagit dtre expuls hors dun territoire une faon en
quelque sorte de mettre labri, sous vide). Dans ces diffrents sens, le vide se dfinit
comme manque et absence, il sidentifie au rien et soppose au plein ou du moins
quelque chose. Ainsi dans une scne de crime o la police scientifique ne dlivre aucun
indice matriel et lenqute aucune piste. Cette prsence implique davoir des lments
ou un plein parfois temporaires ainsi dans les expressions une jument vide et avoir la tte
vide et autres expressions qui relvent dune ncessit: le vide indique alors le manque
de ce qui devrait se trouver l, tel le ressenti dun organe absent ou la sensation de
vide motif ressenti par un psychotique ou un schizophrne, do le titre de louvrage
de Bettelheim, La forteresse vide. Mais si lon parle dun logement vacant, cest--dire
inoccup, libre ou disponible, lexpression la maison est vide met rciproquement
laccent sur le manque ou lhabitude dune prsence. Ce vide affectif et rel devient
celui dune absence due un dpart ou un deuil rappelons que le terme de veuve
provient du latin vidua. Ce vide a pour notions connexes le silence et la solitude, lennui
et lattente: dans Le dsert des Tartares, elles prennent les couleurs dun sortilge qui
sempare de Drogo isol au Fort Bastiani, attendant la bataille qui rompra lensorcelante
monotonie des jours. Il peut aussi se dcliner sur un versant dpressif. Une dpression
indique une perte dquilibre ou dune plnitude lexemple dun enfoncement
gologique en forme de cuvette, dune diminution de la pression atmosphrique ou
dune rcession conomique. Elle se caractrise entre autres par une rduction de ltat
psychologique et physiologique, prsente diffrentes formes (saisonnire, maternelle,
au travail ou ractionnelle) et peut aller dun lger passage vide1au suicide: vider
le monde de sa prsence on peut dailleurs se jeter dans le vide.
Dans son ouvrage Le suicide de 1897, tude qui a pour but dvaluer le niveau
global de suicides dans une socit, Durkheim formule la notion de suicide anomique:
les pulsions individuelles, tant moins canalises par un dfaut de rgulation sociale,
sont affectes du mal de linfini des dsirs insatiables. Ce dfaut dans lquilibre
social, d la disparition des anciennes normes et la non-apparition vidente des
nouvelles, fait tourner lindividu vide. De mme, le manque dintgration et la
carence des liens sociaux seraient lorigine du suicide goste. Dans cette typologie,
le vide social rgulatif ou intgratif entrane un vide identitaire et existentiel par une
perte de motifs ou de sens et peut aboutir un acte de destruction suicide venant
de sui cadere de lindividu. Mais ce lien causal entre le manque ou le drglement
social et la mort individuelle, donc du mme au mme en tant quil sagit de deux
vides, nest pas lexpression de la seule logique possible puisquexistent des suicides
1 Cf. Nicolas Rey, Un lger passage vide, Vauvert, Au diable Vauvert, 2010.
60
par excs de normes sociales touffantes ou par intgration fusionnelle: lindividu qui
ne sappartient plus sabolit dans le tout social. En ce sens, le contraire du vide, le plein
ou le trop plein, est lorigine des suicides fatalistes, gostes et autistiques. Mais il
sagit l dune apparence puisque le plein social (ou du tout) signifie lvidement
de soi (de la partie). Or cette ngation de soi se produit en raison de labsence du
vide vu comme une distance prise entre lindividu et le social, ainsi dans le suicide
collectif dune secte ou dans le cas dune adhsion une valeur culturelle (hara-kiri
au japon ou suicide par abngation, dans larme), une obligation (mort des veuves
hindoues), un principe transcendant qui nie lexistence propre de lindividu, ou
encore la discipline oppressive et aux rgles intransigeantes dun rgime politique.
Si le plein holistique aboutit au suicide, cest par absence dun vide ou dun cart ;
le non-suicide de nature sociale serait donc le fruit dun jeu entre le vide et le plein
ou entre ladhsion et le retrait. Le vide ngatif dune mort volontaire rsulte du
manque dun vide positif, qui permet une insertion russie de lindividu dans les
diffrents groupes qui composent la socit. Si la perte de repres effondrement des
convictions, pression et harclement, chmage, catastrophes naturelles, immigration,
maladies invalidantes, etc. peut provoquer un vide, labsence dun espace vide dans
la rception et lintgration dun vnement est galement dommageable. Mais on
voit que ce vide positif est toujours un intervalle, cest--dire un vide circonscrit et
mesurable, tandis que le vide ngatif serait un vide infini, ce qui nest pas sans rappeler
le mauvais infini de la philosophie antique, dont le dfaut est linachvement. Et cest
bien de cela dont il sagit, puisquil est impossible soit de passer autre chose qui
fait sens, soit de rompre le fil de la vie sans lui laisser le temps daller son terme.
Si le nombre zro facilite les calculs et possde une valeur heuristique (il a permis
lintroduction des nombres ngatifs) tandis que le vide physique permet la mobilit
des corps chez Epicure quant lespace, que nous appelons aussi le vide, ltendue,
lessence intangible, sil nexistait pas, les corps nauraient ni sige o rsider, ni
intervalle pour se mouvoir.2 , le vide psychologique instaure une mdiation entre
ce dont nous sommes affects et une raction approprie et positive cet tat. Il en
est de mme de lexpression faire le vide au sens psychologique ou idatif: se
dtourner de penses obsdantes ou de la force dun choc motionnel. Ainsi lenseigne
Descartes dans Les passions de lme: il faut suspendre lemballement du temps qui,
dans les passions, oblige ragir sur le champ. Le vide prend ici un aspect temporel
et mthodologique : il devient lquivalent des notions de pause, de suspension voire
darrt dfinitif lorsquil sagit dintrts ou doccupations. Ainsi opre le travail
du deuil: le remaniement des investissements psychiques qui suit la perte de lobjet
investi et dont Freud a dcrit les trois phases dtresse et dni dfensif, dpression et
repli avec un manque du support rel de la personne perdue, rsolution passe par un
laps de temps quil serait dangereux de perturber.
2 picure, Lettres, Paris, Nathan, 1999, Lettre Hrodote, 40, p. 45.
61
Se tenir au-dessus du vide, avoir le vide sous ses pieds ou se balancer au-dessus
du vide indiquent la perte dun contact ou dune proximit avec le sol. Ce qui se
prsente est une cavit, un creux o la notion de hauteur et dinscurit est essentielle:
un espace entre deux marches dun escalier nengendre pas la peur du vide, tandis que se
pencher au-dessus dun prcipice peut donner le vertige (le vertige des hauteurs)
et npargnerait que les gens de mtier: quon loge un philosophe dans une cage de
menus filets de fer clairsems, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de
Paris : il verra par raison vidente quil est impossible quil en tombe ; et pourtant ne se
saurait garder (sil na accoutum le mtier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur
extrme ne lpouvante et ne le transisse.3 Le vertige, quand la cause pathologique
nest pas avre4, est un systme dalerte: il met en branle limagination plutt que
le bon sens ou la raison en lui confrant sa propre vitesse daction: le plus grand
philosophe du monde, sur une planche plus large quil ne faut, sil y a au-dessous un
prcipice, quoique sa raison le convainque de sa sret, son imagination prvaudra.5
Le vertige est un tournoiement vertere et une aspiration qui sexpriment avant
tout par des effets physiologiques : objets et tte qui tournent, pleur, nause,
sueur, palpitations, perte dquilibre. Sil peut rsulter dune infinit dobjets tels
ceux numrs dans La bibliothque de Babel de Borges livres, commentaires et
commentaires des commentaires, traductions et thses contradictoires quils soulvent
, dans la nouvelle Le Horla6 de Maupassant, le vide, sous langle de la disparition7 est
partout prsent: les meubles fuient, les verres se brisent ou sont vides, la glace ne reflte
pas le visage du malade. Ce dernier, dune maigreur de cadavre , est rong par
linquitude comme un homme qui dort, quon assassine, et qui se rveille avec un
couteau dans la gorge ; et qui rle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va
mourir, et qui ne comprend pas. Le Horla, auteur de ces actions et transformations,
est invisible et rend invisible; il agit la nuit quand tout est noir et indistinct et son
pouvoir se transmet, ainsi rpond le cocher au malade: Je crois bien que jai gagn
la mme maladie que Monsieur. Cest mes nuits qui perdent mes jours. Ce vertige,
qui frappe lintelligibilit des vnements et dfie limagination, provient dun vide
et lcriture fantastique suggre que le rel nest peut-tre que le vide lui-mme :
Le vertige fantastique nest pas la sensation dun manque mais la dcouverte que
le rel est lui-mme le rien.8 Il est aussi celui qui attire et fascine comme le met
en scne Hitchcock dans le film Vertigo: la technique dun travelling arrire et dun
zoom avant rend trs efficacement leffet de vertige ressenti par John Ferguson, par
3 Montaigne, uvres compltes, Paris, Gallimard, 1962, Essais, II, XII, pp. 579-580.
4 Ces causes sont nombreuses et mettent en jeu de nombreux lments tel le systme vestibulaire, lappareil nerveux
central dont le cervelet et la moelle pinire
5 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, dition intgrale Lafuma, Paris, Delmas, 1960, 81 [60182], p.126.
6 Il sagit de la premire version. G. de Maupassant, Le Horla et autres Contes cruels et fantastiques, Paris, Garnier,
1976, pp. 411-420.
7 Cf. galement la nouvelle intitule La nuit o le promeneur nocturne dans les rues de Paris se fond dans le vide.
8 C. Rosset, Le rel et son double, Paris, Gallimard, 1999, p. 124.
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lide que la vie serait un songe. Or, ce qui rapproche ces deux expressions dun
vide vertigineux, ce nest pas seulement le trouble ou la frayeur prouvs, cest aussi
lobservation et le dsir de comprendre ou encore la persvrance dans lentreprise de
commencer tout de nouveau dans la recherche des fondements. Il en rsulte que
tous deux, le Horla ou le mauvais gnie, nomment lauteur de ce vertige: toute action
ne pouvant raisonnablement ntre quun effet et avoir un sujet comme cause cest
que rien ne vient du non-tre12. Le vide ou le rien provenant dune hallucination
ou tant volontaire ou suggrant quelque chose ou rsultant dune action: dans tous
les cas, il a besoin dun fondement ou dune origine. Que le vide survienne tout
coup ou se rencontre lors dune mditation issue dune dcision volontaire, il requiert
une hypothse explicative: lil ne voyant pas tout, linvisible existe ou lartifice du
mauvais gnie est un procd mthodologique dans lart de raisonner. Le vide ne nat
donc pas de rien, mais ce quelque chose du rien peut tre repouss linfini ou
plutt de manire indfinie.
Dans ces trois derniers exemples, on est pass dun vide qui est en relation
extrieure avec des objets auxquels il confre ses traits temporels et spatiaux13
un rapport o le vide est le fait dune passion psychologique et perceptive ou
cognitive, quil soit dclench par des phnomnes anormaux, des effets optiques
ou un raisonnement. Paradoxalement donc, le vide sprouve; dire le vide nest donc
pas ne rien dire.
Mais chez Pascal, le vide en tant quobjet philosophique acquiert une
signification mtaphysique il est la caractristique spcifique de lhomme et
religieuse: il est le pivot dune conomie du salut.
Rien nest si insupportable lhomme que dtre dans un plein repos, sans passions,
sans affaire, sans divertissement, sans application [][car alors] il sent alors son nant, son
abandon, son insuffisance, sa dpendance, son impuissance, son vide.14
64
faire retour sur lui-mme, alors que, pour Schopenhauer, cet ennui constitutif de sa
subjectivit est une ncessit de la vie elle-mme, au mme titre que la souffrance et
les maux, il sagit dune exprience de la vacuit comme manifestation du vouloirvivre, sans explication causale:
Mais que la volont vienne manquer dobjet, quune prompte satisfaction
vienne lui enlever tout motif de dsirer, et les voil tombs dans un vide pouvantable,
dans lennui ; leur nature, leur existence, leur pse dun poids intolrable. La vie donc
oscille, comme un pendule, de droite gauche, de la souffrance lennui ; ce sont l les deux
lments dont elle est faite, en somme.15
15 . Schopenhauer, Le monde comme volont et comme reprsentation, Paris, PUF, 1992, 56, p. 394.
16 Thomas a Kempis, Limitation de Jsus-Christ, Paris, Cerf, 1989.
17 Cf. Bossuet: Aussitt quelle est seule avec elle-mme, sa solitude lui fait horreur; elle trouve en elle-mme un
vide infini, que Dieu seul pouvait remplir. Bosuet, Sermon pour la profession de Madame de la Vallire, in Sermons et
oraisons funbres, Paris, Seuil, 1997, p. 215.
18 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, dition intgrale Lafuma, Paris, J. Delmas et Cie, 1960,
390 [600-72], p. 148.
65
On ne montre pas sa grandeur pour tre une extrmit, mais bien en touchant
les deux la fois, et remplissant tout lentre-deux. Mais peut-tre que ce nest quun
soudain mouvement de lme de lun lautre de ces extrmes, et quelle nest jamais en effet
quen un point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque lagilit de lme,
si cela nen marque ltendue.19
66
Si Pascal savant fait des expriences pour prouver lexistence du vide, Pascal
mtaphysicien nous apprend que le vide nest pas synonyme de rien, car sil ltait
comment pourrait-il tre rempli? Du reste, cest ce que postule la physique moderne
pour qui le vide nest pas labsence de tout : il nexiste donc pas de vide absolu ou
parfait. En effet, dans ce vide pascalien en tant que milieu, il est possible de voguer
ou de nager. Si le chaos rgne (le chaos des apparences, des amours de qualit, des
rgles civiles qui utilisent artificiellement des dsquilibres, des vanits et des dsirs
contradictoires), si le silence ou le mutisme des sphres ou dun dieu cach induisent
un sentiment dabandon, lhumaine condition est aussi pourvue de potentialits et de
capacits : la pense et un cur qui sent Dieu. Pourtant, ce jeu entre la perte et le
gain, ou cet quilibre qui ncessite toujours un combat, demeure surdtermin par une
pense, complmentaire, dun vide de la misre humaine et de linfini de la perfection
divine: le premier exprime une maladie qui, plus quexistentielle, fait de la nature de
lhomme, une nature thologiquement corrompue, laquelle seules la plnitude et la
vrit dun dieu rvl accordent gurison et rdemption.
Subjectif et empirique, le vide du monde ou de soi est donc ressentiet induit
des effets et des affects ; radicalis, il se fait lcho dune faille ontologique, renvoie aux
ides de nant, dtre et dinfini que ce dernier soit celui des sphres ou attribut de
Dieu. Mais ces concepts de vide ne sont pas les seuls: en physique et en mcanique,
le vide acquiert une dimension objective et mesurable (en Pascal, Millibar ou Torr)
et techniques, des pompes palettes ou diffusion, et dabord lhypothse de ce qui
chappe la pression atmosphrique indique par le baromtre. Le rle de ce vide
est thorique et fonctionnel. Sans entrer dans les subtilits de la physique quantique,
on peut dire que ce vide est un lment neutre ; il napporte aucune information
contrairement aux tats excits , mais il permet aux lments du rel de se
situer, lexemple du zro qui se tient entre les autres nombres. Il nest pas une
substance, mais un tat de rfrence nergie minimale, qui relve dune description
mathmatique abstraite, il est aussi un systme caractris par linformation quon
possde sur lui. Dans la thorie quantique des champs, un tat de vide prend des valeurs
avoisinant une valeur moyenne nulle. On peut toutefois calculer les fluctuations de ce
vide, puisque les particules virtuelles, dont il est compos, peuvent se matrialiser sous
de courtes dures et ont des effets rels, ainsi leffet Casimir prdit par H. Casimir en
1648 et observ exprimentalement par S. Lamoreaux en 1996. On peut donc gnrer
du mouvement partir du vide, ce qui signifie que ltat de repos contient encore de
lnergie contrairement au repos du pendule dans la physique classique. Bien quon
ignore si une particule, un boson par exemple, disparat en lui et y subsiste ou si, elle
est cre par lui ou existe dj en lui, ce vide ressemble un rservoir dnergie ou un
milieu subquantique. Ceci amne trois remarques:
1. Il faut ritrer que le vide nest pas vide et que lon retrouve ce quon pourrait
appeler une thorie continuiste qui nest pas sans voquer, sinon la physique du plein de
Descartes, du moins la thorie leibnizienne dun espace comme plein dunematire
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inconnue et impntrablede Dieu: le but de ces ngations est Dieu mme, en tant
quelles installent notre esprit en Dieu et le lui retournent.35
La pense chinoise a adapt cette notion de vide (sunya en sanscrit, kong en
chinois), encore lie la dichotomie de ltre et du non-tre, ses propres catgories.
Selon lcole Mdhyamika, les lments fluctuants, fruits de lillusion qui composent
la ralit ou dharma, nont pas dexistence propre, mme si nous percevons la ralit
empirique des phnomnes. Leur vacuit dissout tout concept, toute proposition
logique ou langagire ce que tend dmontrer la dialectique des contraires et
annihile toute dualit : rien na donc de sens et, par consquent, la vacuit ellemme est vide. Le chinois Daosheng (env. 360-434) propose cette voie comme salut
universel, chacun ayant en soi la nature du Bouddha ou bouddhit (mme les
plus corrompus) qui sobtient par une illumination subite et totale, cest--dire que le
vrai moi entre en nirvna. Zhiyi fondateur de lcole Tantai, ira plus loin en affirmant
que la bouddhit peut tre obtenue dans cette vie. Une partie de lcole Chan
insistera sur cet aspect dillumination subite ou de pure intuition qui se produit dans
un esprit vide de toute pense et sur le fait quil ne sagit pas de la rvlation dun tat
suprieur mais seulement de ce qui est dj en soi: la nature -de- Bouddha nest autre
que notre esprit.36 On retrouve en ce sens, lide du laisser-faire du Xu du Laozi37:
lesprit doit se mouvoir sans contenu de pense gnratrice de karma.
Le Xu reprend lide de vide comme fonds, cest la fois le lieu o le plein
en se rsorbant en lui se diffrencie et celui o il apparat et devient effectif.38 Dans
ce cadre, on retrouve limage de leau comme milieu entre le rien et le quelque chose,
objet de transformations infinies, ne rsistant rien, et pratiquant donc le non-agir
ou le laisser-faire prn par le Laozi; elle opre par attraction, sans laisser de traces et
fait de sa faiblesse une force. Leau ici est un lment positif et non source de trouble,
et son attirance est bnfique: leau bnfique nest rivale de rien [] mais pour
entamer dur et fort, rien ne la surpasse. Dautres images insistent sur le caractre
utile du vide : vallon, soufflet de forge, rcipient du potier, portes et fentres ou moyeu
du char: trente rayons convergent au moyeu/ Mais cest justement l o il ny a rien
quest lutilit du char. Ce vide fonctionnel repose sur un vide comme fonds latent
des choses[]condition gnrique et gnrante qui lui permet dexister.39 Les
songes, que Bachelard associe au vide de leau, prsentent des caractristiques en
partie semblables.
Ce vide est pratique, il est autant celui du milieu vacant dun tableau, que celui
de leau ou celui de lvacuation des rgles et des interdits politiques qui saturent le
politique. Le but est toujours le mme: il sagit de laisser passer un effet actif qui
joue plein partir dun vide qui, contrairement au plein, en comblant, dlite leffet,
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le rend inefficace(les cinq notes rendent loreille sourde, les cinq saveurs saturent
le palais40). Origine inpuisable, il fait adveniret ne cre pas: le Dao est vide/on
a beau le remplir, jamais il ne dborde/de ce sans-fond, les dix milles tres tirent leur
origine. Il na pas de nompuisquil chappe toute dtermination :
Quel nom peut-on donner au vide? Aucun. Quand on tente de nommer lineffable,
rien ne vaut le silence et le vide. Dans le silence et le vide, on trouve o demeurer. Brisez le
silence, remplissez le vide, vous ne trouverez nulle part o aller.41
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vide,du moins dans les contextes voqus : celui de milieu actif et de limite, ce que lart
semble galement confirmer.
Le gothique,43 de la transformation du chur de labbatiale de Saint-Denis
en 1231 jusquaux environs des annes 1380, se caractrise par la construction et la
multiplication despaces vides qui rsultent dun primat de la hauteur sur la largeur
et par laffinement des structures : videment des masses (la croise dogives dirige
les pousses de la vote sur des piliers, et non plus sur des murs ; les arcs-boutants
appuys sur des contreforts servent de soutien extrieur aux piliers44 comme NotreDame de Paris) et des clochetons, fentres hautes en arc bris et tages (Reims ou la
Sainte-Chapelle), lvation de la croise du transept, triforium (Beauvais) et coinons
ajours, grandes ogives et diminution ou absence de formeret (Saint-Urbain de Troyes),
amincissement du ft des colonnes, multiplication des lignes ascendantes, addition de
chapelles (abbatiale Saint-Ouen de Rouen), utilisation du verre plat pour les vitraux et
de grandes roses (Cathdrale Saint-tienne de Metz, Amiens) chapiteaux dcoratifs
car non historis. Dans ce nouvel espace, la lumire se diffuse sans aucun obstacle
et unifie une clbration unanime Dieu en cho son illumination : il sagit de
rduire lunit la crmonie liturgique par le moyen de la cohsion lumineuse.45
Clart, transparence et raffinement sont les effets voulus de cette extension du vide
des cathdrales gothiques que leur construction soit due une concordance avec la
scholastique46, une volution des mentalits ou des conditions sociologiques de
lurbanisation et des techniques. De mme, les architectures mtalliques construites
sur du vide ou celles des gratte-ciels donnent galement, par lalliance du verre et des
constructions apparentes semblables, des formes platoniciennes ou pythagoriciennes,
lillusion dun infini technique : on assiste une course la longueur des ponts
mtalliques (pont suspendu de Akashi-Kaikyo au Japon, 3911 m; pont de Donghai
32,5 km) ou la hauteur des tours (Burj Duba, 818 m), comme pour les cathdrales
gothiques (cathdrale de Beauvais 47 m) et on peut se demander sil y a un sommet.
Dans des thories formalises du langage musical et des esthtiques conceptuelles de
lart pictural, le vide peut aussi tre dfini comme une coupure et donc une limite au
plein. Ainsi pour Pierre Boulez, lespace sonore est stri ou lisse selon quon introduit
des coupures dfinies par un talon fixe, assurant leur reproduction rgulire, ou
des coupures non dtermines et de grandeurs diffrentes : aussi Boulez dfinit-il le
continuum par la possibilit de couper lespace suivant certaines lois.47 Il en va
de mme pour Lucio Fontana, dont les toiles abstraites griffes, entailles, perfores
ou lacres par des trous, des incises ou de grandes fentes, ouvrent sur un invisible
43 Pour une tude sur la transition entre le roman et le gothique, cf. H. Focillon, Moyen Age roman et gothique, Paris,
Armand Collin, 1938, rd. LGF, coll. Le livre de poche, 1988.
44 http://classes.bnf.fr/villard/reperes/index4.htm
45 G. Duby, Le Temps des cathdrales, lart et la socit 980-1420, Paris, Gallimard, 1976, p. 125.
46 E. Panofsky, Architecture gothique et pense scholastique, Paris, Minuit, 1970.
47 Cit par D. Parrochia in Philosophie et musique contemporaine ou le nouvel esprit musical, Seyssel, Champ Vallon,
2006, p.123. Cf. P. Boulez, Penser la musique aujourdhui, le nouvel espace sonore, Paris, Gonthier-Mdiations, 1977.
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cosmique (dchirer est ici un acte crateur et non destructeur) par une vasion de la
surface plane du tableau.48
Lart, lexemple de larchitecture, rsiderait donc dans les espaces
intermdiaires49 comme en littrature,dailleurs, o ce sont les blancs qui assurent
lespace de lecture sur le modle mallarmen (Le coup de ds). Dailleurs, un art sans
vide existe-il ? Mme le trop plein formel qui caractrise le design, puisquil isole
lobjet en valorisant sa forme extrieure et structurelle, est galement un vide de
possibles fonctionnels. Ceci est aussi vrai pour la fabrication du monde que Platon
dcrit dans le Time, o apparat la notion de chora. La chora signifie le pays, mais aussi
lespace, comme condition du mouvement ou comme emplacement total o apparat
tout ce qui est soumis au devenir et dont le lieu (topos) ne reprsente quune partie.
Mre, nourrice, porte-empreintes ou sensible amorphe, le dmiurge doit la modeler
aprs avoir contempl les Ides et stre conform la raison et lme du monde,
ainsi qu la ncessit inhrente aux mathmatiques, la physique et la biologie. Le
dmiurge, producteur du monde sensible, est un potier, un peintre, un tresseur ou
donne forme la cire et use de la persuasion pour allier raison et ncessit. Dans un
registre en grande partie artisanal, on reste prs de largile ou de la glaise, dont on doit
extraire de son trop plein tous les possibles du vivant, sinon le Ciel sera incomplet,
il faut donc y remdier sil doit de la perfection atteindre le comble.50 Le vide
semble toujours gagnant et avoir une fonction cratrice dans ce jeu avec le plein, quil
soit assimilable un milieu, une limite ou un effet possible suscit par lappel du
matriau lui-mme.
Ce terme de possible nous permet dvoquer en conclusion deux autres notions
corollaires de celle de vide:
La libert comme construction de possibles telle que Sartre la conoit suppose
une dcompression de ltre, un vide-nant existentiel et actif qui soppose la notion
de nature lhomme est un tre qui se fait et suppose que lexistence est totalement
contingente. Si, contrairement aux choses, lhomme a conscience dexister par la
possession de la qualit de pour soi, il ne concide plus tout fait avec lui-mme.
La conscience, en posant tout donn comme objet, le dpasse ou le nantise. Lhomme
est donc toujours spar de lui-mme par ce rien ou ce nant qui est la marque de la
conscience. Dfini par son projet et son dsir, cest lui qui donne sens aux situations:
il nest donc jamais totalement dtermin par sa condition ni par ce qui lentoure. 51
On rejoint lide de hasard, expression la plus forte du vide mathmatique,
ou encore lide raliste des rencontres datomes qui se font par hasard52, dans
une physique picurienne sans ordre prvisible les dviations, dues au clinamen, par
rapport la trajectoire verticale, due la pesanteur, sont spatialement et temporellement
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Cf. la toile intitule Concetto Spaziale 49B3 de1949-1950, Muse des Beaux-Arts de Lyon.
Adrian Frutiger, Lhomme et ses signes, Paris, Atelier Perrousseaux, 2004, p. 148.
Platon, uvres compltes, t. II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1950, Time, 41b-c, p. 457.
Cf.http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/info_soirees.PhF.Sartre.pdf
Lucrce, De la nature, Paris, Flammarion, 1964, Liv. II, 1059, p.79.
75
Atomos idea
Demble le matrialisme sera grev davoir t invent Abdre.
Th. W. Adorno
Title:
Abstract:
Atomos idea
The concept of void in modern science can not be explained unless connected
with another concept, that of atome. This leads us to the philosophy of ancient
times, more precisely to the materialist perspective of Democritus and to the
idealist perspective of Plato, the latter being closer to the theory of Heisenberg and
modern physics. As far as the characteristics of atome are concerned, categorized
by Aristotle as rhythm, successiveness and position, the author is questioning the
possibility of understanding them as dynamic principles. He analyses the notion of
rhythm (movement) which springs from language itself understood as a chain of
letters. Then he comes to the idea that dynamics manifested in the atomic delta,
this invisible void, can be linked to the syntax from which stems the meaning.
He arrives at the problem of knowledge of things that can not be transformated
into concepts, who escapes any judgement, and the knowledge of things that can
be approached by reason, in a kantian perspective. It is confirmed that modern
concepts describing the world, among which the concept of void, are not far from
Greek knowledge theories and that they can be seen as following ancient thinking.
Key words: Atome, void, knowledge, rhythm, language.
Leur systme est de part en part matrialiste, et il est vritablement conu pour
dire superflu tout autre tre qui ne serait pas physique, et toute autre force que les mcaniques
[] Ce qui distingue les atomistes de leurs prdcesseurs, cest simplement la rigueur et
lesprit de consquence avec lesquels ils ont dvelopp lide dune explication strictement
mcaniste de la nature; on peut dautant moins leur en faire le reproche quen llaborant,
ils nont fait que tirer les consquences impliques par toute lvolution prcdente et dont
les hypothses de leur prdcesseurs avaient esquiss les prmisses.1
Ce nest pas sans raison que lexpos sobre et soigneusement document de Zeller
fut ft comme la victoire de lobjectivit scientifique sur ltroitesse du dogmatisme. Il
a, en tout cas, trac les limites du primtre au sein duquel ds lors allait se mouvoir le
jugement sur la premire atomistique. Elle apparut, dune part, tre le parachvement et
lapoge de la philosophie prsocratique de la nature, et, dautre part, lannonce, dans
une certaine mesure lanticipation, de la connaissance de la nature propre lpoque
moderne. Les interprtes sattachrent au premier ou au second de ces aspects en fonction
de leur orientation intellectuelle ou professionnelle. Pour les philologues classiques et
pour les spcialistes de lAntiquit il ntait pas sans attrait de mettre convenablement
en lumire le mrite des penseurs grecs; nanmoins, tous nallrent pas aussi loin que
Theodor Gomperz, aiguillonn par la soif progressiste du public au tournant du XIXe
sicle se risquer souvent aux plus audacieux rapprochements2. La plupart comprirent
quune actualisation excessive tait double tranchant, et furent plutt enclins, avec
Adolf Dyroff, reconnatre une performance dordre historique:
Un jugement impartial naccordera par consquent quune importance limite la
similitude avec latomistique contemporaine, et cherchera sans doute davantage montrer ce que
fut, pour leur poque, la ralisation de Leucippe et de son successeur, et quels furent leurs rapports
avec la philosophie qui les a immdiatement prcds et avec celle qui leur a directement succd.3
1 E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, Leipzig, 1920 (6me d.), 1re partie, p. 1170 sq.
2 Cest ainsi quil dpeint la dcouverte intuitive de latome: faite comme travers un microscope dont la capacit
serait idale (cit daprs Adolf Brieger, Democrits angebliche Leugnung der Sinneswahrheit, Herms, 37, 1902,
p. 80); formule o le jeu smantique dplaant ladjectif idal mriterait une analyse spcifique.
3 A. Dyroff, Democritstudien, Leipzig, 1899, p. 158.
4 C. Bailey, Atomists and Epicurus, Oxford, 1928, p. 123.
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78
Ce progrs vers une dfinition qualitative des atomes aura beau sembler
comprhensible, il nen suscitera pas moins cette prompte critique: En elle-mme,
cette diffrence est demble incohrente. Les atomes sont des units tout simplement;
il ne peut tre alors question de figure ni de succession; ils sont parfaitement identiques
les uns aux autres, incapables dune telle diffrenciation, par consquent leur position
ne constitue pas une diffrence.12 On retrouve la mme objection dans la Logique:
Par ailleurs, dautres dterminations tablies par les Anciens sur la figure, la position
des atomes, la direction de leur mouvement sont nanmoins assez arbitraires et
superficielles; elles sont alors en contradiction directe avec la dfinition fondamentale
des atomes.13 cest cette dernire que se rfre le constat qui conclut les Leons: Il
6 Hegel, Cours sur lhistoire de la philosophie, I, La Philosophie grecque, Des origines Anaxagore, Paris, Vrin, 1971
(trad. P. Garniron),, p. 189.
7 En franais dans le texte (N. d. T.).
8 Ibid., p.188.
9 Ibid., p. 191.
10 Ibid., p. 192.
11 Ibidem.
12 Ibidem.
13 Science de la Logique, livre I, Premire section, chap. 3, B. Un et plusieurs, b) Lun et le vide, Rem.
Sur latomistique.
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faut bien progresser vers une structuration; mais, pour y parvenir, il y a encore un long
chemin parcourir: dfinir le continu et le discret.14
Bien que la perspective dont il part soit tout autre et sans doute bien plus
approprie , le systmaticien de lidalisme parvient un rsultat similaire celui
des historiens positivistes et des physiciens intresss par lhistoire qui suivront: il est
impossible de soutenir dans sa forme originelle la doctrine de latome. Si dans un cas la
reprsentation abstraite dune matire et dun espace absolus doivent tre sacrifis aux
progrs de la physique empirique, dans lautre, cest le progrs de la logique spculative
qui fera chec la tentative concrte dexpliquer la ralit. Une diffrence subsiste quoi
quil en soit. Tandis que la science donne pour faux ce qui autrefois fut tenu pour vrai,
la philosophie lintgre sa vrit:
Ltre pour soi est une dtermination rflexive essentielle et ncessaire. Le principe
atomiste nest pas aboli; sous cet angle il est ncessaire quil demeure toujours. Lun est
actuel et il est permanent; il est ncessaire quil soit prsent dans toute philosophie logique
titre de moment essentiel.15
80
la position.18 La comparaison avec les lettres est atteste de nouveau, dans un autre
contexte, titre dexemple de la plasticit des liaisons datomes: En effet, ce sont les
mmes lettres qui produisent la tragdie et la comdie.19 Ne serait-ce que pour cette
raison, rien ne permet premire vue de mettre en doute lexplication dAristote.
Pourtant, cet ensemble ne nous donne pas entire satisfaction. Aurait-il
effectivement chapp aux atomistes, bien quassurment la figure soit considre
comme proprit fondamentale de latome, que ni la succession ni la position
ne lui seraient propres et caractriseraient au contraire ses relations avec les autres
atomes? Est-il vritablement lgitime de dpouiller les concepts originaux, rhysmos,
diathig et trop, de leur caractre dynamique, et de les contraindre prendre place
dans lordonnancement statique des catgories ontologiques ? Est-il enfin possible
de concilier le modle fix par Aristote et les vestiges des noncs conservs par la
tradition, cest--dire les thses sur la thorie de la connaissance transmises par Sextus
Empiricus? La rponse dpendra de la disposition problmatiser la comprhension
traditionnelle comme suivre les indices smantiques qui confrent la terminologie
atomistique son empreinte spcifique.
Rhysmos ou, plutt, rhytmos, plus usit, dsigne lorigine le mouvement
des vagues (et provient de rhein = couler). Or, trs tt, le terme a servi de mtaphore
aux alas de la vie, ses hauts et ses bas20, aux tats et aux humeurs des hommes21, pour
devenir finalement la notion englobant tout mouvement dot dune rgularit22.
Particulirement intressante est, cet gard, la premire application du terme, quon
rencontre chez Hrodote (V, 58), au trac de lcriture. Elle rappelle dautant plus
imprieusement lexemple des lettres utilis en rapport avec latomisme quHrodote,
dans un contexte o il parle de la transformation de lalphabet phnicien en lalphabet
grec, emploie notamment le verbe meta-rhythmizein qui apparat sous une autre
forme chez Dmocrite23. Kurt von Fritz nhsite pas alors considrer que le sens
tymologique de rhysmos vaut galement chez Dmocrite, et le distinguer dautres
notions apparemment synonymes:
Il ne dsigne pas, comme eidos, le visible, cest--dire la figure dans la mesure o
elle existe pour celui qui la regarde, mais la loi objective rglant la figure de lobjet en soi;
il ne dsigne pas la figure comme rsultat fig de son devenir, comme morph = forma, mais
la fait, dans une certaine mesure, surgir de son propre mouvement.24
18 Mtaphysique, A 985 b 17 sq.
19 De generatione et corruptione, I, 2, 315 b 14 sq.
20 Cf. Archiloque, frgt. 67 a (Diehl).
21 Cf. Thognis, vers 964 (Diehl).
22 Cf. Eschyle, Les Chophores, vers 797. On trouvera dautres occurrences dans larticle de O. Schroeder, Hermes, 53,
1918, p. 324-329.
23 Cf. le fragment B 33 (DK = H. Diels - W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, ab 1903), ainsi que le
titre qui figure dans le catalogue des uvres dress par Diogne Larce: peri ameipsi-rhysmin (B 8 a DK). Sur ameipsi
= meta, cf. Hsychius, ameipsi-kosm, ameipsi-rhysmein (B 138 et B 139 DK).
24 K. von Fritz, Philosophie und sprachlicher Ausdruck bei Demokrit, Plato und Aristoteles, New York-Leipzig-ParisLondres, 1938, p. 26 (rimp. Darmstadt, 1963).
81
Il suffit alors, pour apercevoir la solution, de continuer sur la voie une fois
emprunte sans faillir au prjug lgu. En effet, si rhysmos dsigne le droulement de
lcriture, il devient vident que diathig signifie du mme coup une proprit de la
lettre rsultant du mouvement gnr par le fait dcrire. Ce terme, qui par ailleurs nest
pas attest, mais que ltymologie rend clair, signifie, comme lexplique justement von
Fritz le fait de se trouver tout en se mouvant en contact, en connexion avec quelque
chose27. Il nest pas difficile de reconnatre dans le se toucher, se recouper
un moment constitutif de la production des lettres. La mme chose sapplique trop
quil faut simplement rendre par retour, tournant (cp. trop hliou = solstice).
En effet, pour produire le trac caractristique dune lettre, le trac doit ncessairement
accomplir au moins un tournant prcis. Ainsi, dans certaines conditions, la diathig
procde-t-elle de la trop, et toutes deux forment le rhysmos chaque fois diffrent. Ce
principe rend possible aussi bien la variation que litration infinies des structures de
latome quexigent la logique atomiste28.
Si cette interprtation est juste, elle a dimportantes consquences sur
lvaluation de la thorie. Tout dabord, elle autorise, loppos de linterprtation
25
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Ibid., p. 27
Ibid., p. 28.
Ibidem.
Cf. Aristote, passim, et Thophraste in Simplicius, Physique, 28, sq. (Diels).
aristotlicienne, dattribuer latome en tant que tel lensemble des trois proprits
fondamentales. Ensuite, elle rend invitable la conclusion que les atomes ne sont
pas des corps, mais des configurations unidimensionnelles, donc des points se
propageant dans le vide. Or, dune part, cela invalide lobjection traditionnelle contre
linscabilit; dautre part, la critique exerce contre Dmocrite par picure acquiert
enfin tout son sens. Tandis que, selon la doxographie, Dmocrite supposait que les
corps lmentaires (cest--dire les nasta) navaient aucun poids 29, picure leur a
attribu la pesanteur, car il tient pour invitable que les corps soient mus par le choc
d la pesanteur 30. La mise au point prsuppose la corporit des atomes, tenue
pour vidente partir dAristote, et reflte le principe pistmologique dpicure selon
lequel toutes les proprits attribues ce qui est invisible et qui nont aucun pendant
vrifiable dans ce qui est visible, doivent tre rejetes parce quelles sont dordre
spculatif31. Voil qui jette une blouissante lumire sur la radicalit de la spculation
de Leucippe et Dmocrite laquelle sexprime, et pas titre ultime, dans le fait que
Dmocrite appelle les atomes formes indivisibles (atomoi ideai)32.
Une troisime consquence concerne le rapport des atomes et du vide. Hegel
avait dj, non sans succs vrai dire, rejet la triviale reprsentation selon laquelle les
atomes se propageraient dans le vide tels les corps dans lespace ouvert. En effet,
la simple juxtaposition et lindiffrence de ces deux dterminations lune lgard de
lautre interdisent de considrer le vide comme la cause du mouvement33. Pour viter,
dautre part, la conjecture, bon droit critique par Aristote34, dun mouvement des
atomes qui serait ternel et sans cause, il est ncessaire dtablir entre les deux notions
une relation telle que lessence des atomes concide avec celle du vide. Hegel formule
ainsi lide laquelle aboutit sa dmarche spculative:
Le vide nest cause du mouvement quen tant que relation ngative de lun son
ngatif, lun, cest--dire lui-mme qui nanmoins est pos comme existant.35
Autrement dit, les atomes et le vide constituent une mme et unique ralit qui
dialectiquement se scinde en un moment positif et un moment ngatif, o la positivit
des atomes repose sur la ngativit de leur contraposition, tandis que la ngativit du
29 Cf. Aetius, I, 12, 6 (Diels, Dox., p. 311). Lassimilation de Dmocrite dpicure par Simplicius, De caelo, 569, 5 sq.
(Heiberg), et Physique, 1318, 33 sq. (Diels) ne prive pas de sa force linformation, indirectement atteste maintes fois,
qui remonte Thophraste.
30 Cf. Aetius, I, 13, 18 (Diels, Dox., p. 258).
31 Cf. J. Bollack, M. Bollack, H. Wismann, La Lettre dpicure, Paris, 1970, p. 173 sq.; sur lapplication de ce principe,
cf. la lettre Pythocls, passim.
32 Cf. Plutarque, Adversus Colotem, 8, 1110 F, de mme B 167 (DK), ainsi que le titre dune uvre peri tn diapherontn
rhysmn peri iden (B 5i ; DK). Le neutre atoma, qui qualifie implicitement les corps (somata) simposera, aprs
Aristote, toujours plus nettement contre atomoi.
33 Hegel, Science de la Logique, livre I, Premire section, chap. 3, B. Un et plusieurs, b) Lun et le vide, Rem.
Sur latomistique.
34 Cf. Mtaphysique, A, 985 b 19 sq.; M, 1071 b 31 sq.; Physique, VIII 1, 252 a 32 sq.; De caelo, III 2, 300 b, 8 sq., etc.
35 Hegel, Science de la logique, op. cit., ibidem.
83
vide nest (cest--dire nexiste) que grce la positivit de son propre dploiement en
atomes. Cependant, la thorie ne cesse de sombrer en-de de son propre niveau tant
que la ncessit du processus logique est confondue avec le mouvement des particules
rfr au choc et au contrecoup.36 Certes, Aristote touche dassez prs la vrit lorsquil
crit, dans sa monographie sur Dmocrite37, que les atomes se heurtent et se meuvent
dans le vide en raison de leur non-similarit formelle et de leurs diffrences; mais ces
heurts ne sont pas comprendre comme une lutte physique dans lespace, mais plutt
comme une sorte de soulvement gnral (stasis), comme une diffrenciation
dans toutes les directions des rhysmoi infiniment diffrents. Le mouvement originel
des atomes, dfini par Dmocrite comme une vibration (palmos)38, prcde
lapparition des corps qui ne se forment qu partir du moment o les entits ainsi
mues parviennent au contact et sentrelacent en un agrgat dont leffet est de les
relier en les maintenant dans une proximit39. Lespace rel, au sens dune distance
entre des corps (diastma smatn), surgit la condition que les agrgats se multiplient
suffisamment pour produire un tourbillon (dinos) qui peu peu se dveloppe en
une membrane sphrique (hymen) sous la protection de laquelle les processus
cosmogoniques peuvent amorcer leur cours40. Tandis qu lextrieur, o rgne le
grand vide (mega kenon), la pulsation des atomes se perd dans linfini, lintrieur,
dans lespace vide, les corps obissent la loi de lattraction du mme41. Cest sur elle
que reposent, se maintenant elles-mmes, les structures auxquelles nous donnons le
nom de mondes (kosmoi).
Dans ce contexte, surgit pour finir un autre problme singulier qui trouve
aussitt sa solution grce linterprtation ici propose. Selon Dmocrite, les atomes
sont en tant que tels invisibles; nanmoins, il affirme quil pourrait y avoir un atome de
taille cosmique42. La contradiction est insurmontable tant que lon adopte pour point
de dpart que les atomes seraient des corps. Cest la raison pour laquelle picure a pris
parti contre Dmocrite, et a limit la taille des atomes43. Or, ds que, en accord avec
la reprsentation de lengendrement des lettres, lon saisit latome comme un point
se propageant selon la rgle du rhysmos, de la diathig et de la trop, rien ninterdit
dtendre lampleur de cette propagation aux dimensions dun cosmos et mme audel. Un delta atomique pourrait fort bien embrasser le monde o nous vivons sans
36 Cf. Aetius I, 26, 2 et I, 12, 6 (Diels, Dox., p. 321 et 311), de mme Alexandre, Mtaphysique, 36, 21 (Hayduck) et
Simplicius, Physique, 42, 10 (Diels).
37 Cf. Simplicius, De caelo, 294, 33 sq. (Heiberg).
38 Cf. Aetius I, 23, 3 (Diels, Dox., p. 319).
39 Aristote in Simplicius, op. cit., ibid. Pourtant, quelques lignes plus bas, Aristote persiste dcrire les atomes comme
des corps qui, en raison de leurs formes irrgulires (les crochets et les anneaux tant dcris!) sagrgent.
40 Cf. Diogne Larce IX, 31 sq.
41 Cf. Diogne Larce, ibid., et Dmocrite, frgt. 164 (DK). La transposition du principe dattraction au mouvement
originel des atomes laquelle procde Thophraste (cf. Simplicius, Physique, 28, 15 sq.) reflte sans doute linfluence de
Platon, Time, 52 e 53 a.
42 Cf. Aetius I, 12, 6 (Diels, Dox., p. 311).
43 Cf. picure, Lettre Hrodote, 55.
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que nous puissions jamais le voir. Les atomes ne sont justement pas, comme on le
conjecture partir de lespace vide, des remplissements de lespace ou ne sont pas
pleins (plr), mais, se dplaant dans le vide absolu, chaque atome tisse avec
lui-mme en quelque sorte un feutrage (nasta). la lumire du titre de luvre
transmis par Diogne Larce, la meilleure dfinition quon puisse en donner serait celle
de lignes sans liaisons (alogoi grammai)44.
Poursuivre jusque dans ses ultimes consquences lexpos du modle atomiste
excderait le cadre de la prsente enqute. De mme, les questions difficiles que posent
sa provenance historique et le rapport entre Leucippe et Dmocrite rclameraient
un traitement plus long. Par contre, lanalyse de la thorie dmocritenne de la
connaissance semble non seulement approprie pour soumettre examen dun point
de vue essentiel le rsultat jusque-l acquis, mais elle promet en mme temps de montrer
limportance spculative et lactualit persistante de cette innovation dans la pense,
indpendamment de sa ralisation systmatique.
Deux conceptions strictement opposes dominent la doxographie antique.
Selon la premire, Dmocrite a ni la vrit des impressions sensibles, et, comme Platon,
admis le primat de la raison; pour la seconde, il na reconnu vrais que les phnomnes
sensibles, et, avec Protagoras, renonc toute intelligence plus profonde de lessence des
choses. Cest manifestement ce que pense Aristote lorsque, dans le deuxime chapitre
du premier livre du De generatione, et loccasion de la confrontation de latomisme au
platonisme, il justifie ainsi le parti pris fondamental de Leucippe et Dmocrite:
Puisquils supposaient que le vrai se situait dans lapparatre et que les
phnomnes sont cependant contradictoires et indnombrables, ils ont affirm
innombrables les figures [originelles].45
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par nature, car les atomes qui composent toutes choses ont une nature dpouille de toute
qualit sensible; Platon, parce que les choses qui sont perceptibles par les sens sont toujours
apprhendes en devenir et nexistent jamais.51
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qualifie de claire (voyante) celle qui repose sur la rflexion, en confirmant quelle peut
dcider avec sret de la vrit, tandis quil qualifie dobscure celle qui sappuie sur les
perceptions sensibles, en lui dniant linfaillibilit dans la connaissance du vrai. Or il dit
littralement: Il y a deux formes de connaissance, la premire, claire; lautre, obscure;
et font partie de la seconde tout ensemble la vue, loue, lodorat, le got, le toucher, alors
que la premire53 Puis, il juge la claire suprieure lobscure et poursuit: Ds que
lobscure, visant ce qui est plus petit, ne peut plus ni voir, ni entendre, ni sentir, ni goter, ni
percevoir grce au toucher, mais, visant ce qui est plus subtil.54
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Natorp, qui ne connaissait ce texte que dans une traduction latine, tait
parfaitement conscient du danger. Cest pourquoi il sest mis en qute dune source
61 Ibid., p. 176.
62 Ibid., p. 204.
63 V. Brochard, Protagoras et Dmocrite , Archiv fr Geschichte der Philosophie, 2, 1889, p. 378 ; cf. P. Natorp,
Forschungen zur Geschichte, op. cit., p. 206 sq.
64 Galien, De medicina empirica fragmentorum (H. Schne, d.), Berliner Sitzungsberichte, 1901, p. 1259.
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nous ne savons rien; car la vrit se situe dans labme fait plutt conclure un
profond agnosticisme. Cest pourquoi Cicron crit lui aussi : [] et ce dernier
[Dmocrite] ne dit pas ce que nous disons, nous qui ne nions pas que quelque chose
existe, mais seulement que cela ne peut tre saisi ; il nie tout uniment que le vrai
existe.73 Quoi quil en soit, la fiabilit de ce tmoignage souffre de nouveau de ce
que Cicron confond lagnosticisme de Dmocrite avec le pathos du non-savoir quon
rencontre chez Socrate, Anaxagore et Empdocle74. Il en va de mme de linterprtation
sceptique quintroduit Diogne Larce dans la Vie de Pyrrhon, o les fragments
B 125 (DK) et B 117 (DK) taient censs tmoigner respectivement contre les sens
et contre lentendement75. Lorigine de cette erreur, qui, au XIXe sicle, a eu encore
maints adeptes, fut dj mise au jour par Sextus:
Or mme la philosophie de Dmocrite est rpute avoir quelque chose de commun
avec le scepticisme [] En ralit, Dmocrite est cens avoir tir du fait que le miel paraisse
doux aux uns, amer aux autres la consquence quil ne serait ni doux ni amer, et, partant,
avoir nonc la formule pas davantage que (ou mallon), qui est un nonc sceptique.
Cependant, les sceptiques et les tenants de Dmocrite appliquent cette formule pas
davantage que de manire diffrente, les premiers se rfrant au fait que quelque chose
nest ni cela ni ceci, tandis que nous avons en tte le fait que nous ne savons pas si lun ou
lautre ou encore aucuns des deux phnomnes existent.76
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(ti eonti) nous ne saisissons rien de sr, mais ce qui change selon la disposition du corps
et des choses qui pntrent ou se repoussent (B 9 b; DK). Ces allgories donnent
limpression davoir ainsi affaire quelque chose de concret, de tangible, et cette
impression na pas peu contribu imposer linterprtation mcaniste de latomisme.
Cependant, la ralit de latome et du vide ne concide ni avec la ralit physique de
la nature ni avec une quelconque autre ralit objective qui serait accessible aux sens
ou lintellect ; elle rsulte de la rflexion sur lobjectivit pure et simple, et cette
rflexion rvle le caractre illusoire de lobjectivit en indiquant do elle procde:
Ce discours lui aussi montre clairement que nous ne savons en ralit (etei) rien sur
rien, mais que pour chacun lopinion est un remodelage (B 7; DK).
Les lois physiques qui commandent lorganisation de notre monde sont les
mmes que celles des cosmogonies archaques: attraction des semblables, mlange des
contraires, monte du lger, descente du lourd, etc. Mais la nature, dont on pense quelles
sont lexpression objective, nest pas originelle, mais toujours produite: La nature
et lducation sont quelque chose de semblable. Car lducation remodle lhomme,
et, le remodelant, produit de la nature (B 33; DK). La production de lidentit par
le jeu alatoire dune diffrence initiale trouve son analogie la plus pertinente dans le
fonctionnement du langage. De mme que les phonmes, qui nont dautre existence
que la diffrence les distinguant les uns des autres, sunissent pour former des syllabes,
des mots, des phrases afin de produire lunit dun sens, de mme sunissent les lettres
de lalphabet atomique pour produire lunit de la nature (phusis). Le pouvoir
gnrateur du discours (logos), mis lpreuve par Hraclite et les sophistes aussi
bien sur le plan thorique quen pratique, dfinit la manire dune ide rgulatrice la
philosophie de la nature des atomistes. Au lieu de se contenter de la ralit chaque
fois signifie, ils cherchent sonder, dans le processus de signification, une ralit
effective plus profonde qui prcde toute signification. Cest cause de ce projet,
qui inverse la hirarchie habituelle des valeurs et bannit la vrit du ciel de lidentit
en la vouant labme de la diffrence, que lAbdritain reste un tranger parmi les
philosophes: Je suis venu Athnes et personne ne ma reconnu.85
Heinz WISMANN
Traduit de lallemand par Marc de LAUNAY
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3 Ernst Jnger, Passage de la ligne, traduit de lallemand par Henri Plard, Paris, Ch. Bourgois, 1997, p. 47.
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instrumentalise dans le butde satisfaire la demande imprieuse de scurit? Ne seraitce pas contredire l enseignement de dconditionnement et de dmystification 6
dlivr dans ces instituts de dculturation, sortes de gymnases nihilistes 7 dont
rve Dubuffet ? Quoi quil en soit, il parat vident que la mobilisation en vue du
remplissage du vide avec son aspect de mesure durgence, de solution de crise, trahisse
ni plus ni moins que la panique prouve devant ce qui est dsormais lexprience de
la modernit.
En outre, lexigence imprative de remplissage impose lexprience
marque par lexposition au vide les traits et, du mme coup, les limites et les
contraintes de la raction. En effet, la dominance appartient lexprience ractive si
ce nest ractionnaire. Comme lcrit Axelos dans une phrase dune densit et dune
profondeur remarquables, lagir de lpoque nous fait voir tout ce qui se fait comme
un btonnage du vide8. Ce mot de btonnagedit plusieurs choses la fois : il dit
leffort de couvrir de manire durable, de recouvrir tout comme il exprime la volont de
fournir un terrain ferme, un supplment de fondement, tout comme il laisse entrevoir la
violence du recouvrement. Cest ainsi que samorce et se dploie une vritable industrie
de lannulation et du remplissage. Et il serait pour le moins instructif de prendre en
considration la signification mtaphysique, si lon peut dire, qua le bton pour la
modernit. Signification elle aussi plurielle et contradictoire, ayant sans doute trait li
lintervention violente, la pauvret, au manque ou au refus de style, limpratif de
la pnurie et une certaine dcision constructiviste.
Formul de manire aussi laconique que possible, le principe impratif
qui commande la production suppltive se rsumerait ainsi : Il sagit de remplir
artificiellement le vide.9 Parvenue au dpouillement, expose au vide issu de la non
prsence du sens, de la valeur ou du but, que cette ngation veuille dire destruction,
retrait, indisponibilit ou inefficacit, lexistence occidentale moderne slance dans
un immense projet de construction ou de dcoration. Tel quil est employ par
Axelos, le mot vide dsignerait en dernire analyse quelque chose comme une
absence dans la sur-prsence, dans la prsence surabondante, dferlante. Mais quen
est-il de lartificialit et de linsistance dans la mention de ce caractre ? Y aurait-il
un remplissage naturel, une naturalit du remplissage de ce vide dans lequel nous
en venons vivre lpoque moderne? Lartificialit ne semble pas reprsenter une
option, le rsultat dun certain choix, tout comme elle nest pas un chec accidentel du
remplissage, un mauvais choix. Si mauvais choix il y a, cest peut-tre celui de vouloir
tout prix remplir le vide. Si le vide ne peut tre rempli quartificiellement, cela ne
voudrait-il pas dire tout simplement quil ne peut pas tre rempli? De par sa nature, si
on peut dire, ce vide est impossible de remplir. De par leur soumission lexigence de
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Tel quil est pens par Heidegger, le vide ne serait rien de moins que le
dterminant inconditionnel de lexprience moderne. La manire concrte dont il
dtermine lagir est concentre dans limpratif formul ici par lexpression Ce vide
doit tre entirement rempli. La consquence tout aussi concrte en est la production
totale faisant usage et usant tout ce qui existe, production illimite qui satteste dans
la suractivit. La suractivit ne dit pas seulement lexcs, la dmesure de la quantit,
mais galement et surtout un dcalage, un dphasage inscrit en creux au cur lactivit
elle-mme. Elle provient et tmoigne de la suspension du but inaugurant un rgime de
16 Martin Heidegger, Dpassement de la mtaphysique, traduit par Andr Prau, in Essais et confrences, Paris,
Gallimard, 1954, p. 110-111.
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Et Derrida de prciser:
Linengendrable ainsi r-engendr, cest la place vide. 22
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quelle laisse entrevoir lun des traits dterminants de lexprience moderne rgie par
le principe de production. Anything goes, ce principe dopportunisme dans lequel on
a pu voir la devise dune poque ou la possibilit du savoir lui-mme24, prend ici une
toute autre dimension, ou prcisment, laspect dun principe formul justement
aprs la faillite de tous les autres principes. Comment comprendre cette possibilit de
combler un espace par nimporte quel contenu, vrai dire par nimporte quoi, si ce
nest en mettant au jour une disjonction absolue entre la place et loccupant ? Possibilit
impossible. Ds lors que nimporte quoi peut tre utilis, en fait, toujours rutilis,
recycl, le vide reste jamais bant, impossible combler. Mais cela permet de produire
linfini des places et des justifications, des motivations, pour tout, pour nimporte
quel produit, pour nimporte quoi. Puisque rien ne saurait combler le vide, tout est
galement bon parce qugalement impropre. On est ici, disons-le encore une fois, dans
un rgime de recyclage gnralis. Car, dune part, tout est employ, ft-ce en partie,
un autre dessein aussi que celui qui le suscite et le dfinit initialement, explicitement.
vrai dire, lutilisation et la rutilisation tendent devenir indiscernables, ce qui
met mal une ventuelle tentative de les discriminer entre premier et second, entre
authentique et inauthentique, entre propre et figur. Dautre part, il devient de plus
en plus manifeste que la contemporanit suit une cintique cyclique prenant lallure
dun ternel retour des contenus, faite quelle est de consommations, dutilisations et
dusures, de dchets et de reconditionnements.
La vacuit ou, plus prcisment, lhtrognit entre place et occupant, est,
dans ce sens, la seule ressource rellement inpuisable pour la production infinie.
Souvenons-nous prsent que le profit tait dj dit tre au fondement du remplissage
dans la citation dAxelos en dbut du texte. Le profit savre tre le but par dfaut, l
o le but fait dfaut. De mme, laltrit promise, on comprend mieux maintenant, ne
peut tre que vague: indterminable en raison de son htrognit, mais en mme
temps suffisamment indtermine pour quelle puisse tre promise, annonce, rpte,
recycle indfiniment, inlassablement comme plus-value de nimporte quel produit.
Consquemment la mise nu de lillusion transcendantale exploite par
le principe de production compensatoire, une subtile relation sarticule entre le vide
et quelque chose que lon pourrait appeler une thique de la probit. Cette probit
point dontologique est lune des hypostases de lattitude qui se cherche comme
manire dtre radicalement fidle ce qui fait poque, ce qui, dans lexprience
contemporaine, interpelle lexistence. Reste la question de savoir comment imaginer
et articuler une telle attitude face lvidement qui hante lhumain, sa sensibilit tout
comme sa pense et son agir. En guise dillustration de la qute dune telle attitude
autre et afin de fournir un point dappui de lclaircissement de la rsolution qui serait
la sienne, reprenons ici une notation de Diane Morgan se rfrant Gottfried Benn :
24 Paul Feyerabend, Contre la mthode : esquisse dune thorie anarchiste de la connaissance, traduit de langlais par
Baudouin Jurdant et Agns Schlumberger, Paris, Seuil, 1988.
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Bientt, les rues des villes vont resplendir comme de blanches murailles. Comme Sion, la
Ville sainte, capitale du ciel. Alors, laccomplissement sera l.27
Le prcieux mrite dun tel geste de pense rside avant tout en ceci quau
lieu dincriminer ou de dplorer la suspension dune possibilit, de sen lamenter,
den chercher les responsables, il propose dy voir lattestation dune libration,
dune esprance. Dans ce dpassement de lornement quexalte Loos rsonne une
certaine promesse du marteau nietzschen, la mme gait de la conscience de
laffranchissement du monde vrai comme ornement. Cela ne fait lombre dun doute,
dans cette eschatologie blanche de Loos il y va dune brisure des idoles indfiniment
reprise, de la vigilance ce que lexistence ne cde plus, autant que faire se peut, aux
consolations, aux leurres, aux prothses et aux idoltries ornementales. En un mot, aux
remplissages. Ces espaces vids et resplendissants promettant laccomplissement dans
le dpouillement seraient en effet indissociables dune pre discipline de la retenue,
du refus et de lendurance. Refus des compensations, rejet du surplus jouissif, refus du
btonnage du vide. Il ne sagit certes pas de promettre ou desprer une fois de plus
la dcouverte de trsors cachs, dune inpuisable richesse intrieure, mais daffirmer
et de valoriser la pauvret en exprience28 qui est non seulement le lot et lpreuve de
lhumanit contemporaine, cest--dire depuis plus dun sicle, mais aussi sa grandeur.
Pour complter la mtaphysique des matriaux, notons sans pouvoir y insister que le
verre rclame, lencontre du bton, sa vocation incorporer, matrialiser lesprit de
la civilisation29.
Plus que de simplement laisser la place vide, il sagirait pour une civilisation
du vide autrement conue, assume et pratique de la garder vacante, inoccupe, sans
emploi. De la sorte, elle renoncerait la mise sous accusation de la drliction et de la
dcadence, laissant luire de telles lumires neutres, blanches, sans secrets, sans vestiges,
sans rien dcouvrir. La mise nu du leurre suppltif du principe de la production se
refuse de servir quelque rpudiation de la production, de lamnagement des espaces
que nous habitons ou parcourons, sengageant simplement articuler un savoir cens
djouer les promesses, temprer les attentes. De toute vidence, laffirmation valorisante
du dpouillement, du dnuement ne saccommode point de la naturalisation de la
pauvret conomique tout comme elle ne saurait tre prise pour une justification de la
spoliation et du maintien des humains dans un rgime de capture fait dendettement
et de culpabilisation. Un tel violent dtournement relve de la ruse dune position
hgmonique soucieuse exclusivement de sa permanence et de leffacement des lieux
27 Adolf Loos, Ornement et crime, traduit de lallemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Rivages Poche, 2003, p. 74.
28 La pauvret en exprience: cela ne signifie pas que les hommes aspirent une exprience nouvelle. Non, ils
aspirent se librer de toute exprience quelle quelle soit, ils aspirent un environnement dans lequel ils puissent valoir
leur pauvret, extrieure et finalement aussi intrieure, laffirmer si clairement et si nettement quil en sorte quelque
chose de valable. Walter Banjamin, Exprience et pauvret in uvres, t. II, traduit de lallemand par Maurice de
Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 371.
29 Paul Scheerbart, Larchitecture de verre, traduit de lallemand par Pierre Galissaire, Strasbourg, Circ, 1995, p. 19.
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mais dlimitant des investigations diffrentes et unitaires, dans le dialogue intime entre
lart, la science et la tradition.
Intgrant les nouveaux principes logiques une approche transdisciplinaire
de Lvangile de Thomas, nous nous conformerons la vision holographique, selon
laquelle on ne peut pas concevoir le tout sans les parties et les parties non plus sans le
tout. Fidle cet humanisme ouvert, nous essayerons de ne pas rduire la profondeur et
la richesse du sens des logia des interprtations unilatrales et fermes, qui annuleraient
la complexit de ce que Jsus invite dchiffrer et, plus particulirement, vivre. Pour
cette raison, notre tude ne cherchera pas analyser la dimension gnostique de ce texte,
ni le confronter avec les vangiles canoniques.
Partant du postulat que Lvangile de Thomas peut contenir des interprtations
de textes sacrs chrtiens, dallgories, dhomlies, dexemplum, ou de rflexions
gnostiques, sans se rduire cependant laddition et lexplicitation de ceux-ci, nous
considrerons Lvangile de Thomas comme un lieu de rencontre et de dialogue, dans
un contexte de pense communautaire, o chaque chercheur de sens peut parcourir son
chemin propre du devenir-soi. Lvangile de Thomas, cest le dynamisme personnel de
la qute du sens dans les paroles de Jsus et dans le trouble qui accompagne lapproche
de celui-ci. La potique, lhermneutique, la philosophie, la thologie ou toute autre
discipline sont autant de ponts permettant le saut vers lAutre, au-del delles-mmes.
La potique in vivo, mme circonscrite aux principes logiques non conventionnels
de la contradiction, dcrit la diversit infinie de la qute de la vrit exprime dans
la pluralit des expriences de cette qute. La potique in vivo suspend lhorizon
disciplinaire, ouvrant un nouvel espace de connaissance, celui du dialogue. Comme
nous le dfendrons dans notre tude, nous considrerons que Lvangile de Thomas,
comme texte in vivo2, ne peut pas tre dcouvert seulement par des instruments
hermneutiques littraires, philosophiques ou thologiques correspondants des
disciplines donnes, mais par eux, entre eux et au-del deux. Lexprience vivifiante
de ce texte peut concilier les contradictoires vie/mort, par leur coexistence en un autre
niveau de ralit: la parole vivante en comparaison avec un moi individuel indfini,
ce tiers universel est infiniment lautre. Bien quil fasse partie de la Mort-et-de-la-Vie,
ce tiers nest ni la Vie, ni la Mort, mais une prsence nigmatique en notre sein.3
Notre contribution scientifique, par rapport lhritage spirituel de la
transdisciplinarit, se situe sur deux plans:
1. Le plan de lhermneutique transdisciplinaire, avec la qute dune
dynamique contradictoire entre la connaissance potique et la
connaissance religieuse, et de leur transgression cratrice, selon un
dialogue transpotique et transreligieux, au moyen dune exprience du
2 Il disait: / Celui qui se fera lhermneute de ces paroles / ne gotera plus de mort. Lvangile de Thomas, traduit
et comment par Jean-Yves Leloup, Paris, Albin Michel, 1986, logion 1, p. 15.
3 Basarab Nicolescu et Michel Camus, Les racines de la libert, Bucarest, Curtea Veche, 2004, p. 17.
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te-King une recherche ouverte habite par une vise globalisante, une interrogation des
sources ou des fondements qui, dans son essence la plus vivante, est transdisciplinaire. Toute
vraie recherche potique, quelle que soit sa langue ou la nature de sa culture, est oriente vers
le centre et tente de sen approcher au sens o le pote Antonin Artaud stait cri: Mais
qui a bu la source de vie ?10
Jsus disait:
Si la chair est venue lexistence cause de lesprit,
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Cette ralit dont parle Basarab Nicolescu, nest pas fonde sur
un rductionnisme ou sur une opposition, sur une fracture au sein de la relation
sujet-objet, mais il sagit plutt dune ralit dinteraction ou de participation. Une
subjectivit objective et une objectivit subjective qui restructurent le sujet et lobjet, par
leur coagulation et leur immersion dans un tiers cach, difficile formuler. Autrement
dit, on garde un sujet diffrent, moderne, mais non pas indpendant de lobjet, afin de
sorrienter vers une certaine forme dunit de la connaissance. Lobjectivit subjective
relve des sciences exactes, dont les lois sont inventes par un sujet, lequel marque de
manire indlbile la pense scientifique du sceau de lincompltitude. La subjectivit
objective qui caractrise les domaines de lart, de la religion, de la culture et de la
spiritualit, est comprise comme une subjectivit parce quelle part du sujet, mais
avec un souci objectif, dans la mesure o le sujet est anim dune connaissance qui
agit dans la Ralit.
Les descriptions approximatives du contenu smantique attribu aux mots
ralit et niveau , viennent apporter une lumire sur la complexit, ce qui nest
pas sans consquences sur lvolution de la vision du monde. Deux niveaux de Ralit
sont alors diffrents si, en passant de lun lautre, il y a rupture des lois et des concepts
fondamentaux (comme, par exemple, la causalit).
cet gard, le logion 29 postule lexistence de deux niveaux de Ralit du
sujet-hermneute: le niveau corporel et le niveau spirituel, correspondant aux niveaux de
ltre, leur rupture tant multiple.
Sparabilit et non-sparabilit
[Michel Camus] Lautre paradoxe, celui de la non-sparabilit : nous,
justement, comme tres humains avons tendance tout sparer sparer les objets entre
eux, nous sparer du monde, nous sparer des autres. Et la physique introduit ce concept
de non-sparabilit
[Basarab Nicolescu] En quoi consiste la non-sparabilit ? La non-sparabilit
a t dcrite dune manire brillante et claire par Bernard dEspagnat dans son livre la
recherche du rel. Je me permets de rappeler avec des mots simples en quoi consiste la non
sparabilit. Vous mettez en contact deux particules, disons deux photons, et ensuite vous
les sparez. Et bien selon toutes les rgles de la physique classique, si ensuite on fait des
expriences dans deux endroits diffrents sur ces deux particules, il doit y avoir indpendance
totale par rapport aux rsultats quon doit obtenir. Cest un des dogmes essentiels de la
17 Ibid., pp. 120-121.
115
physique classique. Et bien en physique quantique ce nest pas comme a, dans le sens ou
vous pouvez loigner ces particules; vous pouvez les loigner des distances mme normes,
elles se comportent comme si elles faisaient un tout, un ensemble, un seul systme Ce qui
va arriver lune de ces particules, automatiquement, instantanment, lautre le ressent !
Cest quelque chose de fabuleux, de trs beau et en mme temps de vertigineux parce que a
met en cause justement, lvidence fournie par les organes des sens. Mais cela a t prouv, et
du point de vue thorique et du point de vue exprimental.18
116
21 www.caravancafe-des-arts.com/Basarab-Nicolescu-Le-Monde-quantique.htm
22 Jean-Yves Leloup, Lvangile de Thomas, op. cit., Introduction, p. 12.
117
les deux grandes visions qui ont marqu la pense du monde: Deux grandes
visions concernant lesprit et la matire se partagent le monde: la vision spiritualiste
et la vision matrialiste. 23 La question de Jsus Comment cet tre qui Est, /
peut-il habiter ce nant ? , peut tre reformule au niveau de lintuition, par une
conversion conceptuelle, dans une interrogation structurante de lessence humaine:
Quest-ce que la Ralit ? Ce qui reste intraduisible, cest ltonnement de Jsus, qui est
le signe le plus manifeste de la singularit de son exprience. Notre interrogation est en
accord avec celle de Jsus. Quel est le plus important: la comprhension du concept ou
ltonnement devant la Ralit ? Les deux
Nous nous rfrons, dans la premire partie de notre dmarche, aux
confusions qui peuvent survenir cause dun mlange des niveaux de comprhension.
Nous apportons des clarifications conceptuelles afin de faciliter un vritable
dialogue hermneutique. cette fin, le logion 29 fait rfrence, in nuce, au problme
psychophysique, essentiel pour lvolution de la pense humaine et actualise
le problme de son conflit avec le rductionnisme. En distinguant avec finesse la
rduction du rductionnisme, Basarab Nicolescu analyse le rductionnisme par
rapport aux automatismes et aux prjugs caractristiques de ce type de pense
binaire, fonde sur la logique exclusive. Le rductionnisme scientifique rduit la
spiritualit la matrialit, pendant que le rductionnisme philosophique rduit
la matrialit la spiritualit. Le logion 29 nous introduit directement au sein du
problme: Si la chair est venue lexistence cause de lesprit rductionnisme
philosophique versus rductionnisme scientifique si lesprit est venu lexistence
cause du corps .
Le rapport entre la Nature et lEsprit est sans doute la question fondamentale
de la mtaphysique. On peut lluder, en affirmant lexistence dun seul ordre de ralit:
soit la Nature, rduite la matire ou une forme dnergie , soit, linstar de ce courant
qui volontiers se couvre du mot Tradition un Esprit hors duquel tout, y compris la
Nature entire, ne serait quillusion.24
118
119
28 Andr Scrima, Experiena spiritual i limbajele ei, Bucarest, Humanitas, 2008, p. 97 (T. d. A.).
29 Ibid., p. 95 (T. d. A.).
120
121
Certainement pas. Ce nest pas la substance qui est le concept unificateur. Ici le
concept unificateur cest lnergie. Plus prcisment il y a comme une sorte de triade qui
apparat dans le monde quantique: lnergie, la discontinuit et le seuil. Si on comprend
cette triade on comprend pourquoi cette notion de matire-nergie est infiniment plus riche
que celle qui a exist auparavant.32
32 Id.
33 Le concept dimaginal t introduit par Henry Corbin pour dsigner le vrai imaginaire, crateur, visionaire,
fondateur.
34 Basarab Nicolescu, Thormes potiques, op. cit., p. 24.
35 Ibid., p.104.
36 Ibid., p. 111.
122
Rpondre la question de Jsus Comment cet tre qui Est, / peut-il habiter
ce nant?, cest faire le voyage dans la Valle de ltonnement:
Tout fait cest comme si lon se trouvait dans ce que Attar, ce pote soufi appelait
la valle de ltonnement. Vous savez que dans cette histoire de la confrence des oiseaux,
Attar parle des oiseaux qui sont partis la recherche de leur roi oubli. Aprs des preuves
terribles, ils arrivent lavant-dernire valle qui est la valle de ltonnement. Et dans
cette valle de ltonnement, il fait noir et jour la fois, il fait chaud et froid la fois, on
voit et on ne voit pas, on est, on nest pas la fois! Les choses existent, les choses nexistent
pas. Cest la valle de la contradiction. La valle o le mental est en droute parce quil est
mis devant des contradictions. Effectivement, cette valle est un modle pour ce qui se passe
dans la nature au niveau du monde quantique o les contradictoires se prsentent nous,
non pas pour sannihiler, non pas pour sautodtruire, mais pour coexister dans une ralit
plus haute, plus grande.41
Mihaela GRIGOREAN
37 Jean-Yves Leloup, Introduction aux vrais philosophes : les Pres grecs, un continent oubli de la pense occidentale,
Paris, Albin Michel, 1998, p. 64.
38 Ibid., p. 121.
39 Ibid., p. 128.
40 Ibid., p. 139.
41 www.caravancafe-des-arts.com/Basarab-Nicolescu-Le-Monde-quantique.htm
123
DS/DEUX ORDRES
DU MONDE ET DU
LANGAGE
128
inspir du dbut des Recherches philosophiques, quand celles-ci portent sur la dfinition
par ostension. Face quelquun dsignant une chose et disant delle: cette chose est
relle, le philosophe ne doit pas contester le propos, comme le ferait un sceptique par
exemple, ce qui ne veut pas dire non plus quil doit laccepter. Il doit au contraire refuser
dentrer dans le jeu de thses et dantithses censes porter sur la ralit et seulement
indiquer une diffrence conceptuelle entre faire une description empirique et
utiliser une chose comme paradigme . Son objectif est alors de montrer son
interlocuteur quil croit constater quelque chose dindubitable, l o, en ralit,
il utilise une chose comme paradigmede chose relle. Sans doute que la chose en
question est au centre de la discussion, mais la philosophie tient tout entire dans la
remarque grammaticale, ici dans la distinction entre deux concepts. Elle est mme cet
effort pour dissiper lillusion que nous sommes en train de dcrire les choses, au profit
de la reconnaissance de sa vritable activit: la clarification de nos concepts. En mme
temps, ce nest pas comme sil y avait deux tages, le rez de chausse de la ralit et le
premier tage de la grammaire, de sorte que le philosophe chercherait nous arracher
du rez de chausse pour nous emmener au premier. Pour reprendre notre exemple, le
philosophe montre son interlocuteur dans ce quil a dit: cette chose est relle,
ce quil na pas fait mais prtendait faire: constater quelque chose dindubitable,
et ce quil pourrait ou peut-tre voulait faire: utiliser cette chose comme paradigme
dune chose relle. Il sagit donc de distinguer dans ce que nous disons de la ralit ce
que nous faisons vraiment et ce que nous prtendons faire mais ne faisons pas.
Ceci dit, on pourrait objecter quayant clarifi nos concepts, nous nous
rapportons alors dautant mieux la ralit, que cette clarification est une solution un
rapport problmatique la ralit. Peut-tre, mais cest bien comprendre: ayant clarifi
nos concepts, le problme de leur rapport la ralit et par consquent le problme de
notre rapport la ralit, ne se posent plus. Cela rejoint ce que disait Wittgenstein,
dans le Tractatus, des problmes de la vie : 6.521 La solution du problme de la
vie, on la peroit la disparition de ce problme./(Nest-ce pas la raison pour laquelle
les hommes qui, aprs avoir longuement dout, ont trouv la claire vision du sens de la
vie, ceux-l nont pu dire alors en quoi ce sens consistait?)2. Lessentiel rside dans la
bonne comprhension des rapports entre clart du sens de la vie et disparition
du problme. Il ne sagit pas vraiment pour Wittgenstein dintroduire un rapport de
cause effet: si le sens de la vie devient clair, alors le problme du sens de la vie disparat,
ou bien si le problme du sens de la vie disparat, alors le sens de la vie devient clair. Il
sagit plutt dintroduire un critre permettant didentifier la solution dun problme:
La solution du problme [], on la peroit []. Or, ce qui est paradoxal ici, cest
que la solution du problme se reconnat ce que le problme a disparu. Ce nest pas
quun problme a t rsolu puis laiss de ct, mais plutt que lindividu ne sait plus ce
qui posait problme et requrait une solution. Mais alors, en quoi peut-on encore parler
129
de solution,si lon ne sait plus ce dont elle est la solution? Elle nest la solution de rien,
donc mme pas une solution, dans la mesure o une solution est par dfinition la solution
dun problme. Ainsi, contrairement ce que lon pourrait penser, celui qui a trouv
la claire vision du sens de la vie na pas trouv une solution un problme, il est celui
pour qui le problme du sens de la vie et dune solution trouver ne se pose plus. Mieux:
que le sens de sa vie lui soit devenu clair ne signifie pas quil a identifi clairement une
solution son problme, mais que lobscurit nest plus prsente dans sa vie. De la mme
manire, la solution du problme des rapports entre concept et ralit, on la peroit la
disparition de ce problme. Que la clart de nos concepts, plus prcisment de leur usage,
soit une solution leur rapport problmatique la ralit, cela se voit ce que ce rapport,
quand il est clair, nest plus problmatique. La clart nest pas vraiment une solution un
problme, mais ce qui enlve lapparence de problme au rapport des concepts la ralit.
La clart nest pas une solution lobscurit, la confusion, elle est le contraire de
lobscurit: dans la confusion, nous voyons un problme dans le rapport entre concept
et ralit, mais dans la clart, nous voyons le rapport sans son caractre dtranget. Ainsi,
nous ne nous rapportons pas mieux la ralit, comme si le problme tait rel, mais nous
voyons plus clairement comment nous nous y rapportons dans la multiplicit de nos
pratiques. De manire gnrale, le but de Wittgenstein nest pas de rpondre la question
comment est-il possible que? en indiquant des conditions de possibilit, mais de
montrer comment fonctionne notre langage, de sorte que ltonnement quexprime une
telle question soit dissip.
Littrature et ralit. Quen est-il de la littrature? En quoi pourrait-on dire
quelle porte sur la ralit, y renvoie, la reprsente, etc.? Rpondre
cette question suppose tout dabord que lon prenne en compte la diffrence des genres
littraires: il nest pas sr que lon puisse rpondre de la mme manire, suivant que
lon pense au roman, la nouvelle, au thtre, la posie, etc. Ce nest pas affirmer que
chaque genre a un rapport particulier la ralit, mais faire preuve de prudence pour
ne pas trop prjuger de la forme de la rponse. On a donc choisi ici le roman, genre qui
permettra par la suite de basculer plus facilement du ct du ralisme. Cela suppose
ensuite que lon sache o chercher pour dterminer le rapport du roman la ralit,
dans quelle direction regarder. Or, de ce point de vue, trois aspects sont importants: la
manire dont nous apprenons comprendre une histoire quon nous lit, ce que montre
luvre de son rapport la ralit et enfin la manire dont nous la lisons. Et il semble
que ces trois directions soient prendre dans cet ordre prcis.
Prenons donc dabord les histoires qui sont racontes dans lenfance: cest une
des manires pour apprendre distinguer ralit et fiction. Pour lenfant, en effet, il peut y
avoir une ambigut entre lhistoire raconte et la ralit: on peut voir ses ractions, ses
sentiments, ses questions (avoir peur de sendormir, se demander si tel ou tel personnage
va venir) quil ne fait pas encore la diffrence entre les deux. Ou plutt, il ne fait pas
encore la diffrence entre deux types de discours: celui qui porte sur la ralit, cest-dire dcrit une histoire qui sest rellement passe, avec des personnes qui ont vraiment
130
exist, et une histoire o il se passe peut-tre beaucoup de choses, sans quelles se soient
pourtant rellement passes. Plus prcisment, il apprend que ce que lon raconte peut
dcrire 1/ quelque chose qui sest vraiment pass (discours vrai), 2/ quelque chose qui en
ralit ne sest pas pass (discours faux) ou 3/ quelque chose qui ne sest pas (vraiment)
pass mais qui pourtant nest pas faux. Il apprend donc distinguer vrai et faux, mais
aussi distinguer le fait de raconter une histoire du fait de dire quelque chose de vrai
ou de faux. Une fois acquise cette dernire distinction, il va alors de soi pour lui que ce
que raconte une histoire nest par dfinition ni vrai ni faux, cest--dire ne dcrit pas la
ralit. Autrement dit, il apprend quil va de soi que raconter une histoire ne dcrit pas
la ralit, quil est absurde partir dun certain moment de poser la question: y a-t-il
vraiment eu quelquun qui sappelait, qui il est arriv que, etc.?. Plus prcisment,
ce nest pas tant quil dcouvre une proprit vidente des histoires quon lui raconte,
mais plutt que nous lui apprenons ce quil aille de soi que ces histoires ne dcrivent pas
des vnements et des personnes relles: lapprentissage impose quil considre lhistoire
ainsi. Or, il semble que cest sur la base de cette pratique, la lecture dune histoire, que
nous apprenons lire un texte comme un conte, un roman, une nouvelle. Ce sont autant
de variantes dune pratique, dans laquelle la question de la ralit ne se pose plus, dans
laquelle il va de soi que lon na pas faire une description de ce qui ce serait vraiment,
rellement pass. Cest l la premire chose fondamentale que lon apprend sur le rapport
de la littrature, ou en tout cas des histoires, la ralit.
Mais quand on a dit cela, on na pas tout dit du rapport de ces histoires la
ralit. Notamment, la question de la vrit de lhistoire nest pas totalement vacue.
Il serait plus juste de dire que vrai prend un autre sens, quun autre usage de ce
terme se dveloppe: quand un enfant demande cest vrai? ou dit vraiment?!
la personne qui lui raconte une histoire, ce nest pas pour vrifier que lhistoire est
conforme la ralit, mais pour exprimer de ltonnement ou alors de lincrdulit. Ce
qui est alors en jeu, ce nest plus le concept de vrit mais celui de vraisemblance: ces
usages de vrai expriment un doute sur la vraisemblance de ce qui est racont. Mais
doit-on conclure de cela que la ralit retrouve un rle, puisque habituellement nous
parlons dun discours vraisemblable en rapport avec ce qui est rel ou probable?
Non, la vraisemblance ne se dtermine pas toujours en fonction de la ralit ou de la
probabilit. Cest sans doute le cas dans le domaine juridique par exemple, o lon
apprcie la vraisemblance dun tmoignage en fonction de ce que lon sait et de ce
que lon peut supposer de la personne qui tmoigne. Mais dans le cas des histoires
racontes, cest le genre auquel appartient lhistoire qui dtermine le vraisemblable
et linvraisemblable, et sil y a lieu de penser ce qui est ou peut tre pour juger de la
vraisemblance du rcit. Suivant que lon raconte une histoire ordinaire, une histoire
particulirement raliste, un conte, une fable, la ralit est plus ou moins, parfois pas
du tout, un critre de vraisemblance. Ainsi, chaque genre dhistoire a sa vraisemblance
et son invraisemblance, et donc son rapport la ralit. Donc, en plus de la distinction
entre discours vrai/faux et discours fictif, nous apprenons distinguer, en fonction des
genres, les rapports la ralit des histoires qui sont racontes.
131
Ibid.
Id., p.74.
Ibid.
Baudelaire, Curiosits esthtiques. LArt romantique, Paris, Garnier Frres, 1962, Salons de 1859 , p.329.
Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987, 5. Mensonge et vrit romanesques, p.67sq.
134
des actes, des dialogues, etc. On prcisera l encore, comme pour lidalisation, que le
discours de certains personnages peut tre de nature introspective ou expressive, mais
que cela ne signifie pourtant pas que le roman lui-mme soit de cette nature. De manire
gnrale, cest donc dans une narration qui met laccent sur la description que doivent
sexprimer les sentiments et les penses des personnages mais aussi de lauteur. Cest la
raison pour laquelle Vincent Descombes parle dune rgle dextraversion propre au
ralisme, non pas au sens o il sagirait dexprimer, de faire sortir ce qui est enfoui dans
lintriorit, mais au sens o cette intriorit doit se voir dans les comportements et les
actes que raconte le narrateur.
Analyses et enjeux philosophiques. Il ne faudrait pas mal comprendre ces
deux caractristiques propres au ralisme: lobservation et lextraversion. Il ne sagit
pas tant pour le romancier de dtourner son attention de lidal et de lintriorit
pour la diriger vers le rel, que de changer de modle dexpression: de passer dune
criture qui a pour modle lidalisation ou lexpression de soi, une criture qui a
pour modle lobservation des faits et des hommes. Contrairement aux apparences, les
rgles du ralisme nenjoignent pas tant dobserver le rel que de changer de modle
dcriture et donc de style: crire non plus en style idaliste ou expressif, mais en style
observateur, voire pictural, au sens o le roman peint une histoire. Dans une perspective
philosophique plus gnrale, qui cherche comprendre le rapport de ces rgles
lcriture, on pourrait alors reprendre et adapter ce que dveloppe Wittgenstein dans
De la certitude:
96. On pourrait simaginer que des propositions ayant la forme de propositions
empiriques se solidifient et fonctionnent comme des canaux pour les propositions empiriques
qui, elles, seraient non pas solides mais fluides ; et que cette relation changerait avec le
temps: des propositions fluides se solidifiant, et des propositions solides devenant fluides.
97. La mythologie peut revenir un tat de flux; dans la rivire, le lit des penses
peut se dplacer. Mais je distingue entre le mouvement de leau dans le lit de la rivire et
le dplacement du lit lui-mme; bien quil ny ait pas de sparation nette entre les deux.8
135
en rgle mais peut aussi redevenir un simple lment de lcriture romanesque, alors
quune autre rgle dcriture simpose. Mais de manire gnrale, ce que lon gardera,
cest que, si le ralisme est un courant littraire, cest au sens o la description
devient un type de discours modle pour lcriture romanesque.
Lanalyse du langage. Plus importants sont les enjeux philosophiques de
ce changement de forme dexpression. Toujours en suivant les analyses de Vincent
Descombes, on peut reprendre les deux niveaux danalyse utiliss plus haut. Au niveau
de lauteur, et lon pensera notamment la position de Flaubert et de Maupassant par
rapport leurs romans, le choix du ralisme a pour effet et fonction de dissoudre
tout lment de thorie [de lauteur] en une relation de personnage personnage10.
Autrement dit, les ides et les jugements de lauteur ne sont ni affirms un moment
du texte ni abandonns ou refuss au profit du seul roman, mais dissous cest--dire
transforms en situations romanesques: ils ne disparaissent pas mais passent, dissous,
dans le roman. Dune manire analogue, au niveau des personnages, le choix du
ralisme a pour effet et fonction den finir avec le vocabulaire psychologique: Dans
une authentique description psychologique (qui aime-t-il et comment?), le vocabulaire
psychologique (les mots passion, amour) a t limin11. Cela ne veut pas dire que les
sentiments et les passions ont t supprims, comme dans une perspective behavioriste
qui refuserait toute ralit aux sentiments pour nen donner de ralit quaux actes et
aux comportements. Cest plutt un certain mode dexpression des sentiments, fond
sur le vocabulaire psychologique, cest--dire la dnomination des sentiments, qui a t
limin au profit dun autre mode dexpression, fond sur la description des sentiments
comme relation et comme manire dtre et dagir. Do lenjeu philosophique du
ralisme littraire:
Loin dtre une dngation du langage, le privilge donn au style narratif est
plutt une analyse du langage. Cest une opration qui ressemble une analyse philosophique
(sans, bien sr, lui tre quivalente ou chercher la mme sorte dclaircissement). Pour le
romancier comme pour le philosophe, il sagit en effet de remplacer une expression ayant
un degr dtermin de complexit par dautres expressions prises un degr infrieur de
complexit, expressions qui, prises ensemble de la manire convenable, en sont un quivalent
plus explicite ou plus intelligible. Telle est je crois la profondeur philosophique du roman.12
136
que lon utilise pour y discerner ce qui a du sens et ce qui nen a pas. Lanalyse
philosophique doit donc dune part montrer, derrire lapparente simplicit des
noncs mtaphysiques, la complexit confuse de leur sens, et dautre part, en donner
un quivalent plus clair, qui fasse le tri entre ce qui a du sens et ce qui nen a pas. De
son ct, le romancier na pas pour objet, bien videmment, des noncs quil devrait
analyser, mais une ide de roman quil doit dvelopper. Ce que Vincent Descombes
appelle une ide de roman et quil pense sur le modle de ce que propose Aristote
dans la Potique, cest largument du roman, son schma gnral qui articule nuds
et dnouement, distribue ensuite noms et actions, et enfin prcise les circonstances,
le monde de ce qui est racont. Le terme danalyse renvoie alors au processus par
lequel le romancier dveloppe la complexit en germe de lide de roman sous la forme
du roman complet. Le propre du roman raliste est alors de pousser lclaircissement
plus loin que les autres types de roman, puisquil cherche liminer tout ce qui, ses
yeux, est source de fausset ou de confusion: lidalisation, une imagination non rgle
sur le rel ou encore une psychologie abstraite. On comprend alors la parent dans ce
que font le romancier raliste et le philosophe: ils dissipent ce qui est confus en en
explicitant la complexit.
Lclaircissement de la vie. Le ralisme littraire ne peut pourtant pas tre limit
une analyse du langage sous la forme du dveloppement et de lexplicitation de la
complexit dune histoire: en faisant cela, le roman raliste produit un claircissement
de la vie. Or, cela peut tre compris en deux sens. Tout dabord, la suite de ce qui
prcde, on peut dire quavec le style raliste plus quailleurs, nous voyons la vie dans
sa complexit. Elle est non seulement dcrite dans toute sa complexit, notamment par
lattention porte au dtail du rel et aux circonstances, mais en plus comme rendue
visible, dans la mesure o la description donne observer ce qui jusque l tait voqu,
invoqu, dcrit de manire conventionnelle, transform par limagination, etc. Ce nest
pas simplement que le choix de la description change notre manire de voir le rel, mais
quil sagit dsormais de montrer, de peindre, l o lon voquait, imaginait, racontait
de manire romanesque, etc. On peut donc parler dun claircissement de la vie, au sens
o, dans le roman raliste, la complexit de la vie devient observable, visible. Mais de
quelle vie sagit-il? Nous reconnaissons la complexit de la vie des personnages, partir
de l, parfois, la complexit de notre propre vie, mais le plus souvent la complexit
de la vie en gnral. On peut alors peut-tre donner un second sens cette ide dun
claircissement de la vie. On peut en effet se demander si, justement, le roman raliste
ne joue pas sur le dcalage entre ces reconnaissances de la complexit, en instaurant
une tension entre illusion et ralit deux niveaux: du point de vue du lecteur et du
point de vue des personnages. Cest en nous donnant voir les illusions de certains
personnages et leur tension avec la ralit, que le roman raliste dissipe une partie de
la confusion qui rgne dans notre manire de voir la vie, et nous rend ainsi attentif la
ralit. Autrement dit, un trait caractristique du roman raliste serait quil nous libre
de lillusion en nous la donnant voir luvre chez ses personnages, dans sa tension
137
avec la complexit de la vie. Cest ainsi que lon pourrait comprendre le projet de Balzac
dune Comdie humaine: nous montrer la vie comme une comdie humaine en nous
rendant visibles les illusions dans lesquelles vivent bien des hommes. De ce point de
vue, le projet de Zola est directement inspir de celui de Balzac, mais se veut davantage
scientifique dans sa manire de dissiper lillusion. On pourrait aussi invoquer Madame
Bovary, mais en un sens un peu diffrent des deux projets prcdents. La recherche
du terre--terre a dabord concern Flaubert lui-mme: Du moment que tu as une
invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet o le lyrisme serait si ridicule
que tu seras forc de te surveiller et dy renoncer. Prends un sujet terre--terre, un de
ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose comme La cousine Bette,
comme Le cousin Pons, de Balzac.13 Mais cette manire pour le terre--terre de se
rappeler et de simposer au lyrisme, cest aussi ce que vit Emma Bovary.
Lusage philosophique des romans ralistes. Sil y a donc une dimension
philosophique au ralisme littraire, ce nest pas seulement parce que le roman raliste
fait le choix dun style qui explicite la complexit, mais aussi parce quil montre la
tension de lillusion et de la ralit, et cherche ainsi nous librer de la premire. De
ce point de vue l, le ralisme littraire peut fournir des descriptions qui aident le
philosophe: il sagirait en quelque sorte dajouter une nouvelle forme dclaircissement
philosophique ct des jeux de langage wittgensteiniens. Plus prcisment, il sagirait
de dvelopper ce qui se trouve en germe dans le passage du Cahier bleu qui dfinit les
jeux de langage et leur usage en philosophie:
lavenir, jattirerai inlassablement votre attention sur ce que jappellerai des
jeux de langage. Ce sont des manires dutiliser des signes plus simples que celles dont nous
utilisons les signes de notre langage quotidien, qui est extrmement compliqu. Les jeux de
langage sont les formes de langage par lesquelles un enfant commence utiliser les mots.
Ltude des jeux de langage est ltude de formes primitives du langage, ou de langages
primitifs. [] Lorsque nous examinons de telles formes simples de langage, la brume
mentale qui semble envelopper notre utilisation ordinaire du langage disparat. Nous
voyons des activits et des ractions clairement dessines et transparentes. Mais en mme
temps dans ces processus simples, nous reconnaissons des formes de langage sans rupture avec
nos formes de langage plus compliques.14
Ce sur quoi insiste Wittgenstein, cest sur la simplicit des jeux de langage
en comparaison avec la complexit de nos usages ordinaires. Grce cette simplicit,
nous voyons dautant plus clairement nos usages ordinaires du langage: dans les jeux
de langage, nous reconnaissons le dessin dactivits et de ractions qui sont bien plus
complexes dans la vie ordinaire. Or, cette complexit de la vie ordinaire est ce que
le roman raliste cherche aussi expliciter, mais diffremment, au moyen de lusage
13 Maxime Du Camp, Souvenirs littraires, Hachette, 1906, t.I, pp.313-314.
14 Wittgenstein, Cahier bleu, Paris, Gallimard, 1996, p.56.
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hrsie des premiers sicles, qui professait que le corps du Christ navait t que pure
apparence, et qui niait la ralit de sa Passion et de sa mort.
Selon lun des Pres de lglise, saint Maxime le Confesseur, le miroir rflchit
le visage des choses originelles, ne les comprenant pas dans leur subsistance dvoile. Le
miroir est une mdiation qui rvle et cache, en mme temps. Par consquent, le miroir
se plie sur le mode cognitif de lhomme dchu. Incapable de connatre par intuition
la vrit, lhomme post-dnique doit se contenter de la perception de son reflet sur la
voie de la vertu et de linvestigation.
Les anges, dont lvangile affirme quils voient toujours le visage du Pre, sont
le miroitement du Visage quils regardent. Qui contemple les visages angliques saisit,
dans leur lumire, ce miroitement mme. son tour, lhomme qui essaie de vivre selon
le modle de ses protecteurs divins, devient leur miroir. Les anges sont les porteurs
qualifis de ce jeu des miroirs, les transparences ordonnes hirarchiquement par
lesquelles on entre dans la sphre divine7. Le prototype du moine comme imitatio
angeli devient un symbole courant dans la littrature patristique.
Le paradigme hermneutique qui permet de concevoir la fonction de
lImaginaire au niveau du discours obsessionnel, sappuie sur un double dplacement
du modle de constitution dune vritable reprsentation. Dune part, certains signes
culturels ne dvoilent pas en totalit leur contenu intuitif. Comprendre le sens dune
image, cest de rvler son sens indirect et cach qui schappe la premire intuition.
Dautre part, pour mieux comprendre une image, il faut dceler sa profondeur, faisant
appel une interprtation plurielle qui vise les divers niveaux de sens. Lhermneutique
valorise un type de reprsentation qui schappe au plan concret, exigeant un
engagement actif de la part du sujet dans lexploration des plans mdiats. Pour
lhermneutique, limage constitue, par excellence, le domaine dune telle dmarche
de connaissance particulire.
Pour mieux comprendre la conception rductrice de la mthode
psychanalytique, il faut dceler le noyau de sa doctrine. Il sagit de lexistence
de quelques principes essentiels. Le premier principe vise lexistence dune
causalit psychique: certains incidents psychiques, voire physiologiques, nont pas
essentiellement une origine organique, ayant comme consquence le dterminisme
qui rgne aussi dans lunivers psychique. Le deuxime principe, qui rsulte de
lexercice de leffort thrapeutique, pour annuler les causes psychiques dont les
effets significatifs sont les nvroses, saxe sur linconscient psychique, rservoir de la
biographie individuelle.
partir de ces principes, on remarque que le concept de symbole acquiert
une double rduction, ayant comme correspondant une double mthode: la mthode
symbolique et celle associative. La mthode symbolique rside dans la rduction de limage
son modle. Limage est le miroir dune altrit mutile. La mthode associative,
7 Andrei Pleu, Despre ngeri (Sur les anges), Bucureti, Humanitas, 2003, pp. 63-64.
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EXPRESSIS VERBIS
Mais il a pris la peine de nous le dire! Lautobiographie, mme contestataire, est un acte
social. Cest plutt du ct du journal quil faut chercher un geste (souvent passager)
sinon de rupture, du moins de retrait, un langage qui, provisoirement, renonce la
communication. On ne connat pratiquement pas dexemple dautobiographes qui
aient dtruit leur autobiographie, alors que, mes enqutes me lont prouv, les journaux
jets au feu sont lgion: il y a des textes qui se suicident.
M.-G. S. : Dans votre livre-dfense, Pour lautobiographie, vous affirmez que
lautobiographie est partage, recherche, inquitude, tout en ayant en vue
quon affirme souvent que ce nest pas de lart, quil ny a pas de genre autobiographique
et que lautobiographie nest pas de vritable littrature. Est-ce que vous placez
lautobiographie au centre de la littrature, comme tout autre genre littraire, (est-elle
littrature?) ou bien vous lui accordez la marginalit succulente dune espce ou
dune criture qui anime, gurit, sauve lautre, le lecteur, par dautres moyens, par dautres
procds ou techniques qui lloignent en mme temps de la littrature standard?
P. L.: Je ne place rien du tout au centre ni dans les marges. Je suis dans un
monde qui a plac au centre de tout lart parce quil na plus de religion. Cest la thse
de Sartre dans Quest-ce que la littrature? et dans Les Mots. On peut la discuter, mais
elle a la grande vertu de resituer lidologie contemporaine dans le mouvement de
lhistoire, et de relativiser ses absolus. Le mot autobiographie est apparu en Europe
la fin du XVIIIe sicle. Avoir de la littrature, au XVIIIe sicle, dsignait plutt
ce que nous appellerions aujourdhui culture lettre, base de latin. Il faut prendre le
recul de lhistoire, et aussi celui de lanthropologie. Raconter sa vie nest pas en
soi un genre littraire, cest dabord le processus de base par lequel se construit
depuis la petite enfance notre identit, avant mme lcriture, mais dans le langage:
cest un universel. Et cest la littrature, ce quon appelle ainsi aujourdhui, qui
est une marginalit succulente. Depuis la Renaissance, en Europe, il est arriv au
rcit de vie (biographie), la notation crite du temps (journal), la communication
interpersonnelle par crit (lettre), de progressivement se dmocratiser, sindividualiser,
se personnaliser, sintimiser; et par l-mme doffrir ce que vous appelez la littrature
standard de nouvelles formes possibles quelle a progressivement investies (romanmmoires au XVIIe sicle en France, roman pistolaire au XVIIIe, roman-journal et
roman personnel au XIXe, autofiction aujourdhui)? Ces ersatz fictionnels leur ont
donn une sorte de premire lgitimit indirecte, en faisant entrer dans le monde de
lart des formes auxquelles il est permis de trouver plus de saveur quand elles sont
ltat de nature. Mais au fil du temps, ces ersatz ont leur tour rtroagi sur les formes
ordinaires Jarrte l cette bauche dhistoire, trop complique pour tre dmle en
quelques phrases. Et je rponds la fin de votre question: on a tendance aujourdhui
confondre art et fiction. Bien videmment autobiographie, journal, lettre ont des
formes spcifiques et peuvent sappuyer sur un travail du langage tout en restant dans
le champ qui est le leur, celui de lintention de dire vrai. Jai t frapp par une phrase
de Dubuffet: Lart ne vient pas coucher dans les lits quon a faits pour lui; il se
152
sauve aussitt quon prononce son nom: ce quil aime cest lincognito. Ses meilleurs
moments sont quand il oublie comment il sappelle.
M.-G. S. : Dans lopinion de certains auteurs, le journal intime serait un
mlange particulier et attractif de ralit (sa valeur documentaire est indiscutable) et
de fiction (dautofiction produite par le jeu avec soi et le langage). Est-ce que vous
trouvez que le journal intime est de la littrature avant toute chose?
P. L.: Excusez-moi davoir lair contrariant: je trouve le contraire! Jai crit
en 2007 dans la revue Potique un article au titre provocant, Le journal comme
antifiction. Jy opposais lautobiographie, fonde sur la mmoire, qui comme elle a
tendance fabuler, qui peut reconstruire sa guise un pass dont elle connat le point
daboutissement, au journal qui, crivant le prsent dans lignorance de lavenir et le nez
sur son objet, peut difficilement inventer une information qui deviendrait ingrable dans
la dure. Un journal ne peut gure (sauf cas pathologique) fabuler la vie quil raconte:
mais, vous avez raison, il peut lorner. Il peut tre profond, piquant, virtuose, elliptique,
etc. Cest la fois une ressource, et un danger celui dun manirisme qui charmera
lamateur de littrature, mais risque de dcevoir lamateur dcrits intimes, qui aime
savoir, sans fioritures, comment les autres se dbrouillent, au vrai, dans leur solitude.
M.-G- S. : En Roumanie, surtout aprs la Rvolution de 1989, aprs la
chute du rgime communiste, on a assist au lancement dune nouvelle mode et
lapparition dune nouvelle passion dirais-je, celle de publier, et de soumettre la
lecture dun public qui savre enthousiaste, des journaux, des livres autobiographiques
appartenant surtout des personnalits culturelles, en grande partie victimes des
atrocits historiques communistes. Pensez-vous quon puisse parler dune intervention
de lhistoire dans lvolution et le succs du genre confessionnel, de la littrature
personnelle, ou plutt dune nouvelle forme de comprhension et dvasion du monde
que le lecteur y trouve?
P. L.: En priode de dictature ou de perscution, la littrature de tmoignage
se dveloppe sous deux formes successives.
Sur le moment, cest souvent par la tenue de journaux que lon exerce en secret
sa rsistance. Cest une conduite courageuse. Elle est dangereuse pour soi, parfois
aussi pour lentourage. Les journaux doivent tre cachs pour ntre pas surpris dans
limmdiat, et pour pouvoir survivre, si vous mourrez, jusqu une possible libration,
aucune dictature ntant ternelle. Dans limmdiat, le journal sert maintenir votre
identit contre le pouvoir qui veut lcraser. Et pour lavenir, il portera tmoignage.
Il arrive dailleurs que ce soit la police elle-mme qui, sans le vouloir, transmette la
postrit un tmoignage qui va laccabler. Le suspect est arrt, on saisit son journal,
il est condamn un sort souvent fatal, mais son journal, conserv dans les archives
de la police, servira quelques dcennies plus tard instruire son tour le procs du
pouvoir. Il y a une grande motion lire aujourdhui de tels textes sachant quils sont
des rescaps, beaucoup dautres journaux ayant pri avec leurs auteurs. Je pense aux
153
journaux crits en Union sovitique pendant les terribles annes 1930 et qui mergent
aujourdhui. Aux journaux du ghetto de Varsovie, et bien dautres. En France, on
vient de publier, soixante ans aprs sa mort, lextraordinaire journal dune jeune fille
juive, Hlne Berr.
Aprs coup si lon a survcu souvre lre du tmoignage rtrospectif. Il faut
distinguer le cas exceptionnel de la Shoah, o linsoutenable parole des survivants a mis
plusieurs dizaines dannes se frayer un chemin, du cas plus ordinaire, si je puis dire, de
loppression politique ou des preuves de la guerre. Une fois les dictatures croules, les
langues se dlient: cela a t le cas en France aprs lOccupation allemande, en Espagne
aprs la mort de Franco, en Roumanie aprs 1989. crits sans risque, avec les incertitudes
de la mmoire, ces tmoignages contribuent forger une nouvelle unit nationale. En
France, on a souvent ironis sur le fait quaprs 1945, il semblait que la France entire
avait t rsistante. Lhistoire est crite par les vainqueurs, les autres voix, qui ont eu leur
heure, rentrent dans le silence. Les historiens auront bien du travail dmler la vrit
M-G. S.: Quel sera, selon vous, lavenir de la littrature autobiographique?
P. L.: Je puis vous faire une sorte de panorama partir de ce qui sest pass en
France. Rousseau a dclar quil fallait quil invente un langage aussi nouveau que
son projet, cest--dire quil ne pourrait atteindre la vrit quen exprimentant de
nouvelles formes. Il a donc eu lide dun art de lautobiographie, qui se dvelopperait
loin de toute fiction. Cest ce quil a fait lui-mme en sessayant successivement
des formes diffrentes (confessions, dialogues, rveries), et cest ce quont fait dans
les gnrations suivantes plusieurs crivains gniaux, comme Chateaubriand et
surtout Stendhal, dont la Vie de Henry Brulard (qui est le journal de lcriture de son
autobiographie) est pour moi le chef-duvre absolu du genre autobiographique. En
suite, jusquau dbut du XXe sicle, les autobiographes franais ont t trs timides,
sur tous les plans dailleurs: ils ont t pudiques et conventionnels. Cest seulement
entre les deux guerres, sous limpulsion du surralisme et de la psychanalyse, que
lautobiographie sest rveille (Gide, Si le grain ne meurt; Leiris, Lge dhomme), et
elle sest panouie en inventions de toutes sortes aprs la Seconde Guerre mondiale.
Avant, ctait plutt des productions darrire-garde. Maintenant (depuis un demisicle) lautobiographie a pratiqu de nouvelles formes exprimentales avec Leiris (La
Rgle du jeu), Sartre, Sarraute, Perec, Roubaud, Claude Mauriac Un vrai laboratoire
de formes non-fictionnelles. On peut penser que cet lan dinvention va continuer
en littrature, mais le plus frappant, cest que lautobiographie a, depuis les annes
1970, progressivement envahi les arts de limage, en particulier la bande dessine et
le cinma, et depuis la fin des annes 1990, Internet. Et ces mtissages ont produit des
chefs-duvre : en bande dessine, Maus ; au cinma, Le Filmeur, dAlain Cavalier.
Sur Internet, ce sont de nouvelles formes dcriture qui sexprimentent, mais aussi de
nouvelles formes de relations interindividuelles, ce que jappellerai une sociabilit de
lintime, ou une intimit de rseau, qui vont remodeler, la longue, les formes
de notre personnalit
154
M.-G. S.: Pourriez-vous offrir les raisons pour lesquelles le lecteur pourrait
prfrer, et le fait souvent, le genre autobiographique aux genres consacrs?
P-L. : On a plaisir sortir de soi sans svaporer dans la fiction, en restant
dans la ralit, cette ralit qui chappe dans la vie courante (on ne connat les
autres que de lextrieur). On a plaisir faire, sans risque, un petit tour dans la vie
dautrui, avant de revenir soi pour se reconstruire en se comparant Mais de mme
quon ne lit pas nimporte quel genre de fiction, on choisit les vies dans lesquelles on
va faire ce petit voyage. Chacun a son petit cocktail de proximits et de diffrences,
ses dosages de curiosits. Mais je suis mal plac pour vous rpondre. Je suis un lecteur
atypique: la plupart des fictions mennuient, comme des jeux laborieux auxquels je
nai pas envie dabandonner ma crdulit. En revanche, jai une exprience de lecteur
dautobiographie qui sort de lordinaire. Jai fond en 1992 avec quelques amis
lAssociation pour lAutobiographie (APA), qui se propose de rendre la population
franaise le service suivant : accueillir, lire, commenter puis archiver tous les textes
autobiographiques (rcits, journaux, lettres) indits quon lui enverra. Nous lisons
tout, nous ne publions rien, mais nous construisons des archives dun nouveau type,
quhistoriens et sociologues viennent frquenter. Nous avons dj reu et lu plus de
2500 dpts de toutes sortes. Nous en rendons compte dans un catalogue raisonn qui
parat tous les deux ans, le Garde-mmoire. Je fais partie dun des groupes de lecture qui
a le plaisir (plaisir que ne connaissent pas les lecteurs de livres) de lire une production
non trie; et, la diffrence dun comit de lecture de maison ddition, nous navons
pas nous-mme trier, puisque nous ne publions rien! Chaque texte qui nous arrive
est une surprise, et laccumulation de ces lectures finit par construire dans notre
imagination une sorte de fresque assez complte de la condition humaine
M.-G. S.: Quelle criture autobiographique estimez-vous le plus?
P.L. : Celle qui serait la plus inventive, la moins alambique. Celle qui
serait dicte par lurgence, et non le dsir de plaire. Tout lheure je vous ai dit ma
fascination pour la Vie de Henry Brulard. Je voudrais dire aussi celle quexercent
sur moi les textes de Georges Perec. Il est mort en 1982, et jai pu, de 1987 1991,
travailler sur lensemble de ses brouillons et projets autobiographiques pour faire
ce que nous appelons des tudes gntiques. Jai suivi llaboration de W ou
le souvenir denfance (1975), lorigine projet de roman de science-fiction destin
rcuprer les fantasmes de son enfance, et quil a transform, en surmontant une
srie de blocages, en un montage autobiographique elliptique, faisant alterner les
chapitres de deux uvres dont il nous faut deviner le rapport: un roman daventures
qui senfonce peu peu dans lvocation cauchemardesque dune colonie olympique
calque sur le modle des camps nazis, et le rcit de lenfance pauvre en souvenirs
dun orphelin de la Shoah. Son autobiographie a aussi un versant euphorique :
je suis tomb sous le charme de ses Je me souviens, liste de 480 souvenirs tnus
et ordinaires, qui nous envote en nous replongeant dans le bain de la mmoire
collective. Ce qui frappe chez Perec, cest une savante conomie des moyens: dire
155
moins pour faire sentir plus. Pour moi, son plus puissant texte autobiographique,
cest un rcit dune douzaine de pages, Les lieux dune fugue (1965). Il y
raconte comment en 1947, lge de onze ans, un matin, au lieu daller au lyce,
il est parti pour toujours de chez lui en emportant sa collection de timbres, sur la
vente de laquelle il comptait pour vivre. Il a err toute la journe dans Paris. Le soir,
un passant la remarqu, la conduit la police, qui la rendu sa famille. Cest tout
simple, sauf que ces quelques heures ne sont pas racontes dans lordre, sauf que les
actes et les perceptions de lenfant sont nots en dtail sans rcit dmotion ou de
pense, sauf que la narration est faite en troisime personne sur un ton neutre, sans
commentaires, sauf que lorsque la premire personne merge, hagarde, dans les
dernires phrases, je nai jamais pu mempcher de fondre en larmes. Cest le seul
de ses textes que Perec ait lui-mme port lcran, une dizaine dannes plus tard.
Le film, en camra subjective, organise un dcalage systmatique entre le texte (en
voix off ) et limage. Il accentue limpression de chaos et de perte des repres mais,
ce faisant, il perd en simplicit et en rapidit. La nouvelle de 1965 reste pour moi
un des sommets de lart autobiographique.
M.-G- S.: crivez-vous un journal intime? Si oui ou non, pourquoi?
P.L.: Oui. Pourquoi?... On a dabord envie de rpondre simplement:
Parce que!. Mais ce serait un paradoxe venant de quelquun qui, comme moi,
milite depuis vingt ans pour la reconnaissance du journal personnel (expression plus
large, plus neutre, que je prfre celle de journal intime ). Au dbut, jtais
dans ce paradoxe! Jai publi en 1990 un recueil de 47 tmoignages sur la pratique
du journal ( Cher cahier , Gallimard), auquel je nai pas adjoint mon propre
tmoignage, sous prtexte de garder la neutralit et la distance de lenquteur. Jai
mis du temps perdre cette timidit. Dabord, jai eu lenvie dcrire mes livres sur
le journal en forme de journal. Mon livre sur les journaux de jeunes filles du XIXe
sicle (Le Moi des demoiselles, Seuil, 1993) propose un journal denqute, qui frle
parfois lintime, et met en scne mon implication.. En 1999-2000, quand jenqutais
sur les premiers balbutiements des journaux en ligne sur Internet, je lai fait aussi
sous la forme dun journal (Cher cran, Seuil, 2000). En 1997, jai organis
Lyon avec mon amie Catherine Bogaert, pour lAssociation pour lAutobiographie,
une exposition de journaux personnels, la premire qui ait t faite en Europe. Nous
avons montr sous vitrine 250 journaux originaux, de gens clbres et dinconnus
complets (on ne voyait dailleurs pas la diffrence!). Je me suis mis moi-mme dans
un petit coin en montrant, comme exemple dun journal tenu sur feuilles volantes
(jai horreur des cahiers!), la premire anne de mon journal dadolescent. Je lavais
dispos en ventail, en marrangeant pour quon ne puisse rien lire (on voyait juste
le dbut des lignes). Ce journal, jen ai racont lorigine dans un petit texte, intitul
Lucullus dne cher Lucullus, recueilli dans mon livre Signes de vie (Seuil, 2005).
On y trouve galement une brve histoire de mes rapports avec la pratique du journal
(Composer un journal): comment je lai pratiqu dans la solitude de ma jeunesse
156
(pourtant bien entour dune famille aimante), comment, devenu adulte, je lui ai
prfr lautobiographie (dont jesprais quelle me permettrait de mieux comprendre
ma vie, et o je voyais un champ dexprimentation de formes nouvelles), comment,
avec lge, je suis modestement revenu mes amours de jeunesse, mais enrichi de
lide que le journal nest pas forcment un brouillon informe et nglig, quil peut
se composer. Chacun a son parcours, et sappuie comme il peut, au fil de sa vie, sur
telle ou telle forme dcriture, ou sur le silence. Jai 71 ans, jai commenc un journal
quand javais 15 ans: je puis donc aujourdhui regarder 56 ans en arrire exprience
vertigineuse et mlancolique. Mais je nai pas tenu mon journal pendant 56 ans!
Ce journal a eu ses trous, parfois immenses, ses jachres, il a chang de forme, il sest
mtiss dautres critures. Ce quil a de merveilleux, et de terrible, cest quil nest
qu moi. Jy suis tranquille, personne ne le lira jamais. Peut-on crire pour soi seul?
Oui. Quand jtais adolescent, je mimaginais crire pour tous les Philippe de
lavenir moi plus tard, aux diffrents ges de ma vie. Aujourdhui, le nombre de
ces Philippe possibles a srieusement rtrci. Quand on a 71 ans, crit-on pour se
relire 81, 91 ans? Jcris plutt pour tous les Philippe du pass, ou pour un avenir
plus lointain do nous aurons tous, moi et les miens, disparu.
M.-G. S.: Est-ce quil y a un livre que vous avez voulu crire mais vous ne
lavez pas (encore) fait?
P.L. : Mon problme avec les livres (problme dlicieux !), cest que jai
publi en 1975 Le Pacte autobiographique, et que je suis devenu lhomme dun seul
livre, alors que jen ai publi une vingtaine. Le Pacte est pass en dition de poche, et
a t traduit en une douzaine de langues (dont le roumain). La plupart de mes autres
livres, aprs une honnte carrire, en sont arrivs tre puiss : cest le sort
commun. Je garde une tendresse spciale pour certains de ces puiss: mes livres
sur Michel Leiris (Lire Leiris, 1975) ou Georges Perec (La Mmoire et loblique,
1991), lautobiographie de mon arrire-grand-pre, que jai publie en collaboration
avec mon pre (Xavier-Edouard Lejeune, Calicot, 1984), ou Le Moi des demoiselles
Et puis le beau livre album illustr que jai publi sur lhistoire du journal personnel
avec Catherine Bogaert, Un journal soi (2003) Faut-il ajouter ma bibliographie
de nouveaux titres ? Ny a-t-il pas le danger de se rpter ? Ne vaut-il pas mieux,
tranquillement, passer la main aux nouvelles gnrations ? Franchement, je nai
pas limpression quil manque lhumanit un grand livre que je nai pas encore
crit. Joccupe mes loisirs de retrait suivre mes marottes. Ma marotte actuelle,
cest dexplorer les archives pour trouver des journaux personnels ou intimes de la
seconde moiti du XVIIIe sicle en France. Lhistoire du journal a t jusquici crite
uniquement partir de textes publis. Mon livre, si jarrive le finir, se prsentera
comme un journal de fouilles archologiques. Je suis en train de ramener au jour des
journaux inconnus, qui changeront peut-tre un peu le paysage de ce coin dhistoire
littraire. Mme si cela naboutit jamais un livre, ma recherche est en ligne sur mon
site Autopacte, o lon peut aller simmerger dans ces intimits dautrefois
157
M.-G. S.: Dans le labyrinthe de la vie , avez-vous russi trouver, grce aux
mots, grce lcriture, le fil de soi?
P.L.: Les mots permettent de rendre visible notre trajet dans ce labyrinthe,
labyrinthe dont le centre nous chappe, mais la sortie duquel nous nchapperons pas.
On ne trouve jamais rien, on laisse juste aux autres les traces dune recherche. Javais
autrefois fait trop crdit lautobiographie, vue comme rcit unifiant la vie pour en
dgager le sens. Pourquoi mon prsent aurait-il raison sur mon pass? Demain son
tour le dmentira. Il ny a dautre autobiographie possible que le modeste journal de
nos illusions.
158
CHOGRAPHIES
AFFECTIVES
tu demandes
lespace
dun
nom
moiti
mot
arriver
avant
la carte
postale
lautre
bout
clat
devient
absence
la
limite
de la
parole
tue
o
rfractaires
les
glaces
se
fondent
en
pierres
crire
la
disparition
efface
les
contours
dans
leur
brve
ternit
et lon
ramne
le pome
une
simple
formule
dadieu
au souffle
161
+++
dans la mansarde de la nuit
nous nettoyons latelier vide
la dernire toile a t brle
ne restent que quelques taches
de vernis sur le plancher rabot
un effort et bientt tout sera
de nouveau comme aux origines
+++
au cadre qui nenclot plus rien
quun rve dimages se retrempent
pourtant bien des champs dfricher
tendus de tremblements et de rires
explorateurs de limpossible
leurs motifs renversent les sables
- ailleurs ils feront le tour du monde
+++
ici soleil aphone hritier
de trop de mots incendis
rien ny a survcu sauf
des loques qui tout lheure
dans la grande ellipse
quoi quil advienne
auront aussi leur tour
163
CETTE NUIT
Ma mre continue de me parler travers
ses yeux clos, ferms dj ce monde-ci,
ne trouvant mme plus la force de pleurer
mais devinant dans lobscurit et le murmure
des prires tous ces visages aims tourns
vers elle, aussi le mien qu peine arriv
elle repre aussitt, me priant travers
mes propres larmes de penser elle, si proche
cette heure ultime, me transmettant, au-del
de la mort, sa vie que personne au monde nest
en mesure de me redonner dans cette nuit
qu mon tour je voudrais aussi claire, derrire
mes paupires que celle o elle a ferm les siennes.
164
LULTIME PRIRE
Cest au pome que je demande de conjurer
la mort, de lcarter de ma vie, au moment
extrme o la prire mme me dfaille, me lche,
lultime lien avec la vie, et ne russit plus
se former dans les plis de mes cerveaux,
sarticuler sur mes lvres, me laissant sans mots,
seul seul avec moi-mme, lheure de la mort
de mon esprit, que je veux sans intrus, cest alors,
Pome, que je te supplie: reste prs de moi,
ne me quitte pas, sauve le langage qui sexpire
en moi, rappelle-moi les instants o naviguant
aux bords du silence, tu avais lhabitude
de me laisser seul dans mon intimit, si
heureux, aux bords des larmes, chaque fois o
tu mas conduit aux limites du langage,
si proche de ltat muet des fleurs et des feuilles
matinales, mouilles de miel et de rose,
vibrant comme des ailes de papillon dans
lphmre ardeur du premier soleil, cest alors,
Pome, que jaurai le courage de me laisser
glisser dans les bras touffants de la mort, morte
elle-mme, prive du pouvoir de menlever la vie.
165
Le vide
Imperceptiblement je tourne les interstices
Sur le vide qui dicte les masques de la prsence.
Jinterroge la prsence sur la volupt du silence
Les astres ne me disent rien sur leau tale de la transparence.
Je contemple les voiles de labsence
Sauveurs impertinents du souffle.
Jinterroge les voiles
La volupt charnelle des amarres se dilue dans le vide
La question qui na pas de forme ne crie pas sa souffrance
La beaut insidieuse du souffle dans les voiles agite la passion
Je comprends alors que la question a lme du voile
Et tout le silence,
Toute la transparence
Toute la Prsence.
Le vide est le voile de la Prsence.
La prsence est son Souffle
Le voile
Je ne souffre plus de TON voile
Mon tre ne sommeille dans son attente
Quenvelopp de ma tempte
Et de TON clair
TON voile est la monstrance
De ma nudit qui irrigue le nant
Dsigne au tourment de la transe
A chaque tournant de mes fragments
Je suis la voix reliquaire des ronces
Je ne souffre plus de ton VOILE
166
167
Lcorce
Jhabite trop profondment lcorce de ma peau
Et mensonge mon idole
Qui prtend scander linfini
Et retentir lcho
Apostat de la voix
Lidoltrie de mes pelures ne me fascine plus
Et mon audace na plus la pesanteur du sel.
Je sais! Je sais que
Linfini ne pture pas la rancune
Mais supporte-t-il que je le renie
Un instant infini
O je serai son ptre?
Supporte-t-il que je le quitte
Pour voir o finit dans loubli,
Ltoile filante du vide ?
Linfini na dexistence humaine
Que dans la passion du vide
La contradiction.
Mon il na plus le got de sa mort,
Avide dachromie libertine,
Je rpudie la fcondit.
168
LE MARCH
DES IDES
171
172
173
de llaboration musicale que la posie opre sur les mots. Une telle potique de
son engageant un travail comparatiste lintersection de la posie et de la musique
ne figure pas dans le prsent dossier, mais chacun(e) peut en faire lexprience et y
rflchir en coutant ces enregistrements. Soyons attentifs la force de conviction par
laquelle des pomes se dfinissent dans leur aptitude faire entendre la matrialit de
la langue, les particularits sonores et rythmiques, des effets inous. Une telle potique
du son ou de la voix engageant un travail comparatiste lintersection de la posie
et de la musique ne figure pas dans le prsent dossier, mais chacun(e) pourra en faire
lexprience et y rflchir en coutant ces enregistrements. Soyons attentifs la force
de conviction par laquelle des pomes se dfinissent dans leur aptitude faire entendre
la matrialit de la langue, les particularits sonores et rythmiques des effets inous.
Une telle potique du son prendrait tout son sens lorsquon se penche sur la cration
potique de Celan ou Luca et sur leur lecture singulire de leurs propres pomes.
Ariane LTHI
174
Traduire le silence
175
implacable prsence dans le cur des croyants, indique par litalique, alors que lon
parle depuis Nietzsche de lre de la mort de Dieu. Est-ce un hasard que lun
des derniers fragments crits et publis par Cioran soit consacr cette question?
Tant quil y aura encore un seul dieu debout, la tche de lhomme nest pas
finie4, crit-il la fin dAveux et anathmes. Mohamed Ghozzi, quant lui, semble
traduire du silence5 la parole de Dieu ou dAllah. Comme sil tentait den
tre le porte-parole, non en vue dune quelconque prophtie, mais dun dialogue
afin que la parole potique, circoncise dans la Sourate 26 dite des Potes et
limite la dfense de lIslam, dAllah et de Son Prophte, puisse tre de nouveau
libre du joug de la foi. Si tel est le message divin : 224. Et quant aux potes,
ce sont les gars qui les suivent. 225. Ne vois-tu pas quils divaguent dans chaque
valle, 226. et quils disent ce quils ne font pas ? 227. part ceux qui croient et
accomplissent de bonnes uvres, et qui souvent invoquent le nom dAllah et qui ont
gagn aprs avoir t lss, car les injustes prouveront le sort qui leur est rserv.6,
que reste-t-il alors de la cration potique? Non que la posie arabe ait t freine par
la parole coranique, lhistoire de celle-ci tmoignant dune fcondit incontestable,
mais le titre du livre de Mohamed Ghozzi tmoigne dj de la ncessit de penser,
quinze sicles aprs la Rvlation coranique, la posie la lumire de lhritage
de celle-ci, aussi bien de ses apports que de ses zones dombre. Le titre, donc,
Il a tant donn, jai si peu reu, cite implicitement ce quon appelle communment la
prire des condolances
qui est
hadith
suivant
du Prophte
:
condolances ( ) qui
estextrait
extraitdudu
hadith
suivant
du Prophte
:
:
:
:
( ) .
Daprs Ibi Zayd fils dOussama Ibn Zayd Haritha, le serviteur du Prophte
(que la prire
dAllahIbi
et Sa
Paixfils
soient
sur lui), etIbn
queZayd
sur ces
deux serviteurs
tombedu Prophte
Daprs
Zayd
dOussama
Haritha,
le serviteur
la grce dAllah : la fille du Prophte a adress un message : Mon fils est dcd,
(que la prire dAllah et Sa Paix soient sur lui), et que sur ces deux serviteurs tombe la
rconforte-nous; le Prophte a envoy ses salutations et ces paroles: Ce quAllah a
prisgrce
est Sien,
ce quIl
a donn
tout pour
lui a une un
fin annonce,
patient
dAllah
: la
fille est
duSien,
Prophte
a adress
message :sois
Mon
filset est dcd,
contente-ten donc.
rconforte-nous ; le Prophte a envoy ses salutations et ces paroles : Ce quAllah a
pris est Sien, ce quIl a donn est Sien, tout pour lui a une fin annonce, sois patient
176
Sien laquelle fait cho le titre du volume de Mohamed Ghozzi. Il y est par
Soulignons la formule: Ce quAllah a pris est Sien, ce quIl a donn est Sien
laquelle fait cho le titre du volume de Mohamed Ghozzi. Il y est par consquent
question de mort. La mort est en effet prsente dans le recueil Il a tant donn, jai si peu
reu, et ce ds le pome liminaire du livre, intitul Le Trpas:
Est-ce ainsi que parlerait un croyant? Oui, srement, si sa foi est atypique,
cest--dire quelle est horizontale et non verticale, immanente et non transcendante.
linstar des soufis, Mohamed Ghozzi sadresse son Pre, ou celui quil nomme ainsi,
ce qui nest pas dj une nomination musulmane, mais chrtienne; de mme, cette
invocation, si passionne soit-elle, est dautant plus htrodoxe quelle tmoigne dune
rsistance envers Dieu parce que les pomes des mystiques sont acceptation de Dieu
et de ce quIl impose Ses adorateurs, union et fusion avec Lui, comme ces vers de
Husayn al-Hallj, dans la traduction de Louis Massignon:
177
La diffrence entre les vers de Ghozzi et ceux de Hallj est vidente. Diffrence
en tous genres: de vocabulaire, de mtrique, dallgeance mme au niveau du sens. Cest
au fond de cela quil sagit chez le contemporain Ghozzi: une mystique sans Dieu, une
mystique rapport charnel au sacr et ses manifestations sans pour autant retomber
dans la foi car celle-ci est, aussi bien pour Mohamed Ghozzi que pour les potes arabes
modernes, synonyme de dshrence. Le pote, dsormais seul (sans compagnons, sans
Dieu, sans lieu de plerinage) doit se frayer un chemin, linstar de Zarathoustra de
Nietzschedont la formule Dieu est mort a chang pour ainsi dire le cours des choses:
Et que fait le saint dans les bois ? demanda Zarathoustra. Le saint rpondit:
Je compose des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je
murmure: cest ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je
rends grce Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel prsent nous apportes-tu ?Lorsque
Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : Quaurais-je vous
donner ? Mais laissez-moi partir en hte, afin que je ne vous prenne rien! Et cest ainsi
quils se sparrent lun de lautre, le vieillard et lhomme, riant comme rient deux petits
garons. Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi son cur : Serait-ce possible !
Ce vieux saint dans sa fort na pas encore entendu dire que Dieu est mort !9
Quid de Dieu, Dieu nest-il pas mort ? Oui, il lest incontestablement, bien
que ladverbe quid soit ici un substantif dsignant le comment philosophique et
prcisment phnomnologique, le comment dont Mohamed Ghozzi se sert brillamment
pour traduire la parole potique venir du silence du Dieu qui sest tu il y a quinze sicles.
Argumentum e silentio
Il a tant donn, jai si peu reu, annonce Mohamed Ghozzi. Mais quest-ce que
le Dieu qui nest plus a donn? Et quest-ce que le pote a si peu reu? Pourquoi un si
lourd silence pse-t-il sur cette transaction qui semble ne pas avoir abouti? Jemploie
8 Louis Massignon, La Guerre Sainte suprme de lIslam arabe, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1998, p. 29.
9 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Genevive Bianquis, d. Flammarion, coll. GF
Flammarion,1969, partie I,chap. Prologue de Zarathoustra,2,p.47.
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sciemment le mot transaction qui signifie littralement fait de transiger, acte par
lequel on transige et aussi accord qui en rsulte. Le pote semble avoir quelque chose
reprocher au donateur bien que celui-ci ait, avoue-t-il, tant donn, mais toujours
est-il que lui na pas assez reu. Quest-ce dire? Une rflexion de Gabriel Bounoure
sur lexprience potique me semble approprie dans la mesure o elle inspecte le
silence en posie, le mme silence ainsi exprim par Mohamed Ghozzi dans lavantdernier pome du livre, intitul Navive feu:
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plus quil ne dit, suggre plus quil naffirme, nie plus quil ne dclare, comme si la
posie ne pouvait avoir lieu que dans le secret et comme sil tait jaloux de ses secrets.
En tmoigne ce pome intitul Mtonymie qui dj relve du mtapome, du
pome comme art potique :
11 in Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopdique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, page 354.
12 Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 72.
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Cest que nul retour la terre natale nest possible aprs que le pote a quitt
Kairouan dsigne abstraitement par le mot ville dans un pome ponyme:
dire voix haute cette posie qui, tant en arabe quen franais, montre non seulement
quil est possible dcrire le silence qui, ici, prend le sens de ce qui est tu en dpit de
ce qui semble ne pas tre traduisible, mais encore de le traduire parce que les mots si
essentiels soient-ils ne sont que lcho de ce qui jamais ne sera dit et encore moins
traduit. Nul ne lest en effet si la volont du pote et celle dun traducteur lui-mme
pote ne prennent le dessus sur le silence impos la cration. Ne faut-il pas, pour aller
de lavant dans les recherches, potique et scientifique, passer outre le silence, certes
en lcrivant, mais encore en traduisant ses manifestations en dpit du thologique,
du sacr et du politique, ainsi la suite de Henri Michaux qui crit Jean Paulhan:
Sais-tu quAl Hallaj [sic] le mystique musulman, martyr (non crucifi) fut lors de
son procs examin par une commission de grammairiens (section de thologie) qui se
dcida le condamner mort pour ses mots, ceux-ci tant de corps, au lieu desprit?
Peut-tre aussi navalaient-ils point ce propos de Hallaj que toi-mme tu naccepteras
pas [...]: Nos langues servent articuler des mots et cest de cela quelles meurent, et
ainsi (continue Hallaj) nos moi gostes servent nous occuper dactions, et cest de
ces occupations fragmentaires mmes quelles meurent.13
Sans doute la rfrence de Michaux Hallj semble-t-elle tonnante, mais
lauteur dpreuves, exorcismes (1945) ne pouvait pas mener luvre qui est la sienne
sans cette ncessit diconoclastie mystique [qui] habite lide de posie, comme
lcrit Gabriel Bounoure, car, poursuit-t-il en se rfrant cette magnifique formule
de Hallj: Cest dtruire limage du Temple pour trouver celui qui la fond14.
Aymen HACEN
13 Cit par Jean-Pierre Martin, in Henri Michaux, Paris, Gallimard, coll. Biographies, 2003, p. 434.
14 Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 57.
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2008; Teologia albinoilor (La thologie des albinos), 2010 (avec Dana Percec), Elogiul
blbielii (Lloge du bgaiement), sous presse; A traves de la palabra, Murcia, sous presse.
Heinz WISMANN philologue et philosophe, hlleniste, directeur dtudes
lEHESS. Auteur de : Hraclite ou la Sparation, en collaboration avec Jean Bollack,
1972; La Rplique de Jocaste: sur les fragments dun pome lyrique dcouverts Lille,
en collaboration avec Jean Bollack et Pierre Judet de La Combe, 1977; Philologie et
hermneutique au XIXe sicle 2, d. par Mayotte Bollack et Heinz Wismann, 1983;
(d.), Walter Benjamin et Paris, 1986; Lavenir des langues: repenser les humanits, en
collaboration avec Pierre Judet de la Combe, 2004. Les avatars du vide. Dmocrite et
les fondements de latomisme, 2010. Traducteur de: picure, Lettre Hrodote, Paris,
Minuit, coll. Le sens commun, 1971; Kant, Critique de la raison pratique, trad. en
collaboration avec Luc Ferry, Paris, Gallimard, 1989.
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