Revue de Litterature Et Philosophie Alkemie n5 (Le Vide)

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Alkemie

Revue semestrielle de littrature et philosophie


Numro 5 / Juin 2010

Le Vide

Directeurs de publication
Mihaela-Geniana STNIOR (Roumanie)
Rzvan ENACHE (Roumanie)
Comit honorifique
Sorin ALEXANDRESCU (Roumanie)
Marc de LAUNAY (France)
Jacques LE RIDER (France)
Irina MAVRODIN (Roumanie)
Sorin VIERU (Roumanie)
Conseil scientifique
Paulo BORGES (Portugal)
Magda CRNECI (Roumanie)
Ion DUR (Roumanie)
Ger GROOT (Belgique)
Arnold HEUMAKERS (Pays-Bas)
Carlos EDUARDO MALDONADO (Colombie)
Joan M. MARIN (Espagne)
Simona MODREANU (Roumanie)
Eugne VAN ITTERBEEK (Roumanie, Belgique)
Constantin ZAHARIA (Roumanie)
Comit de rdaction
Cristina BURNEO (Equateur)
Massimo CARLONI (Italie)
Nicolas CAVAILLS (France)
Aurlien DEMARS (France)
Pierre FASULA (France)
Andrijana Golubovic (Serbie)
Aymen HACEN (Tunisie)
Dagmara KRAUS (Allemagne)
Ariane LTHI (Suisse)
Sorin Claudiu MARICA (France)
Daniele PANTALEONI (Italie)
Ciprian VLCAN (Roumanie)
Johann WERFER (Autriche)
ISSN: 1843-9012
Administration et rdaction: 5, Rue Haegului, ap. 9, 550069 Sibiu (Hermannstadt), Roumanie
Courrier lectronique: mihaela_g_enache@yahoo.com,
Site web: http://alkemie.philosophie-en-ligne.fr/
Tel: 004069224522
Priodicit: revue semestrielle
Revue publie avec le concours de la Socit des Jeunes Universitaires de Roumanie
Les auteurs sont pris de conserver un double de leur manuscrit.
Tous droits rservs.

SOMMAIRE
Mihaela-Geniana STNIOR, Quelques tentatives scripturales de remplir le vide .............. 5
AGORA
Ciprian VLCAN, Statues et panthres....................................................................... 13
Eugne VAN ITTERBEEK, Cioran, lecteur des rvlations de la mort.............. 17
Simona CONSTANTINOVICI, Paradoxe, abme, jeu. Aspects stylistiques du

texte potique de Paul Claudel.............................................................................. 25
DOSSIER THMATIQUE: LE VIDE
Massimo CARLONI, De labme du nant la plnitude du vide:

litinraire spirituel de Cioran.............................................................................. 41
Jos Thomaz BRUM, Dieu, le vide et quelques choses de moindre importance............ 58
Odette BARBERO, Le vide: un essai de dfinition..................................................... 59
Heinz WISMANN, Atomos idea (traduit de lallemand par Marc de LAUNAY)... 76
Emilian CIOC, Industries suppltives. Usure et recyclage............................................. 94
Mihaela GRIGOREAN, Le vide plein dans Lvangile de Thomas

hermneutique transdisciplinaire....................................................................... 109
DS/DEUX ORDRES DU MONDE ET DU LANGAGE
Pierre FASULA, Ralisme littraire et ralisme philosophique.................................. 127
Constantin MIHAI, LImaginaire et le discours obsessionnel. tude de

psychologie culturelle........................................................................................... 140
EXPRESSIS VERBIS
Il ny a dautre autobiographie possible que le modeste journal de nos illusions

Entretien avec Philippe LEJEUNE ralis par Mihaela-Geniana Stnior..... 151
CHOGRAPHIES AFFECTIVES
Laurent FELS, contre-jour........................................................................................ 161
Paul MATHIEU, La mansarde de la nuit................................................................. 162
Eugne VAN ITTERBEEK, Trois pomes sur la mort.............................................. 164
Monsif Ouadai SALEH, Pomes................................................................................ 166
LE MARCH DES IDES
Ariane LTHI, Deux potes majeurs du XXe sicle . ................................................. 171
Aymen HACEN, Traduire le silence. Lexprience mystique de Mohamed Ghozzi............ 175
LISTE DES COLLABORATEURS..................................................................183

Quelques tentatives scripturales de remplir le vide


Tout est rempli de dieux, disait Thals, laube de la philosophie;
lautre bout, ce crpuscule o nous sommes parvenus, nous pouvons proclamer, non
seulement par besoin de symtrie, mais encore
par respect de lvidence, que tout est vide de dieux.
(Cioran, De linconvnient dtre n)

La notion de vide est dhabitude lie, potiquement et philosophiquement,


ltat dtre ou plutt de non-tre. On connat bien le jugement de Parmnide :
Ltre est, le non-tre nest pas. Le vide signifie justement quil ny a pas de
matire, de contenu, dessence, de consistance. Le vide nexisterait donc qu lextrieur
de ltre, celui-ci tant plein, comme le soutenait Platon. Mais les distinctions ne sont
plus si videntes. Des mutations importantes, au plan individuel, social et religieux,
se sont produites depuis lAntiquit. Nous vivons une poque o les antinomies
disparaissent, o il ny a plus dopposition ou dinsparabilit entre le vide et le plein,
le rien et le tout, le nant et Dieu (pour Cioran Dieu est le nant suprme, par
exemple), o lon peut bien parler de la plnitude du vide, o la vie personnelle, sociale
et religieuse de lindividu est domine par des paradoxes et des contradictions.
Le vide cest lespace qui nest pas occup par la matire, synonyme de vacuit:
les atomes et le vide dont parlait Voltaire; un espace vide cest un milieu o il ny
a pas dobjets sensibles (choses ou personnes), synonyme de nant; do les expressions
faire le vide autour de quelquun signifiant lisoler, carter tout le monde de luiou - faire le
vide dans son esprit - pour ne plus penser rien; le vide cest galement lespace o manque
quelque chose, synonyme de blanc, lacune, trou; il reprsente aussi le caractre de ce qui
manque de ralit, dintrt, synonyme dinanit, nant, vacuit; le vide de lexistence.1
Il faut dj remarquer les domaines o le vide apparat avec prdilection: celui
de la physique, de la philosophie, de lontologie et du langage. On y retient surtout les
expressions qui marquent lintrusion du vide dans la vie personnelle de lindividu, dans
ses actions et ses sensations. Si jadis on tentait de parler du vide dans les domaines des
sciences exactes, aujourdhui le vide est entr dans les proccupations quotidiennes de
lindividu. La recherche de soi mne, parfois tragiquement, au vide, la non-substance
de lexistence, au non-sens et au nant personnel et universel. De toute faon, le vide
est une notion qui incite une sorte dautoanalyse. Cest le moi qui entre en jeu, qui se
voit dissqu, mis nu, ananti:

1 Cf. Le Petit Robert. Dictionnaire de la langue franaise, 1996, p. 2386.

Une ruse du moi: sacrifier le moi empirique pour prserver un Je transcendantal


ou formel, sanantir pour sauver son me (ou le savoir, y compris le non-savoir).2

Lme se trouve en double qute : de soi et de Dieu. Tentation et tentative


destructrices et autodestructrices. Le vide, cest le dsastre, une composition bien dose
de solitude, dabsence de Dieu et dangoisse existentielle:
Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort diffre: dsastre.3

Pour arriver soi, lessentiel, la plnitude de ltre, de lexistence, il faut


pourtant passer par le vide ou mieux dire, il faut faire le vide en soi-mme, se librer
du tumulte des images, des dsirs ou des motions. Il est imprieux de dpasser le
personnel, le vcu, lphmre, pour se soumettre la fascination de labsolu, de
lternel, du divin. Cest une manire de se dcouvrir de lintrieur, de sauto-connatre
dans ses profondeurs, dans ce quil y a au-del de lapparence et du passable. Le vide,
cest encore labolition, la ngation, la dnudation. Selon Jacques Maritain, le vide est
une nergie, cest lacte dabolition de tout acte.
Dans ses Essais sur lindividualisme contemporain, Gilles Lipovetsky4 dcrit
cette re du vide, cette socit post-moderne, domine par la logique du vide, o
lindividualisme hdoniste et personnalis est devenu lgitime:
Les grands axes modernes, la rvolution, les disciplines, la lacit, lavant-garde ont
t dsaffectes force de personnalisation hdoniste; loptimisme technologique et scientifique
est tomb, les innombrables dcouvertes saccompagnant du surarmement des blocs, de la
dgradation de lenvironnement, de la drliction accrue des individus; plus aucune idologie
politique nest capable denflammer les foules, la socit post-moderne na plus didole ni
de tabou, plus dimage glorieuse delle-mme, plus de projet historique mobilisateur, cest
dsormais le vide qui nous rgit, un vide pourtant sans tragique ni apocalypse.5

Lhomme moderne a la conscience du vide existentiel, il vit intrieurement ce


vide, tout en exprimant, par le langage, ce quil vit. Parler du vide, est-ce une manire de
le remplir? Certainement. Les mots viennent matrialiser les sensations, ce sentiment
profond et dchirant, quil ny a rien faire de lexistence, que cest la mort qui vient
couronner labsence de substance de la vie.
Sur le plan ontologique, le vide reprsente le dsir de disparatre. Cioran nous
en donne potiquement lexplication:
Le dsir de disparatre, parce que les choses disparaissent, a si violemment
empoisonn ma soif dtre que, au sein des tincellements du temps, mon souffle steignait
2
3
4
5

Maurice Blanchot, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 26.


Ibid., p. 220.
Gilles Lipovetsky, Lre du vide. Essais sur lindividualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
Ibid., pp. 15-16.

et le crpuscule de la nature me drapait dombres innombrables. Et, comme je vouais le


temps en tout, jesprais tout affranchir du temps.6

Le vide ontologique suppose le non-sens de tout geste ou de tout effort,


le draisonnable ncessaire tout acte, la nullit des volupts et des vrits (La
Gamme du vide).7 Ltre est mis sous le signe du reniement, de labstraction, la seule
action quil veut encore entreprendre tant celle de se vider de soi, de rver le non-tre.
Lhomme intrieur cest lhomme qui se vide, qui dtruit par volont ses relations avec
les autres, avec le temps (avec son pass et ses anctres), qui nie toute matrialit et
toute ralit. Cest un tre altr, alin, qui se voue la recherche de lui-mme, avec la
conscience de lchec, de sa propre destruction, de son propre anantissement:
(De reniement en reniement, son existence samenuise: plus vague et plus irrel
quun syllogisme de soupirs, comment serait-il encore un tre de chair? Exsangue, il rivalise
avec lIde; il sest abstrait de ses aeux, de ses amis, de toutes les mes et de soi; dans ses
veines, turbulentes autrefois, repose une lumire dun autre monde. mancip de ce quil
a vcu, incurieux de ce quil vivra, il dmolit les bornes de toutes les routes, et sarrache aux
repres de tous les temps. Je ne me rencontrai plus jamais avec moi se dit-il, heureux de
tourner sa dernire haine contre soi, plus heureux encore danantir dans son pardon les
tres et les choses.)8

Pour cet tre, tout est drisoire, mme la matrialit des choses, la vie ntant,
en fin de compte, que litinraire du vide.
Sur ce plan de la cration et du langage, le vide se traduit par la strilit, par le
refus darticuler et de rendre matriel lide, labstraction, le soi:
Supercherie du style : donner aux tristesses usuelles une tournure insolite,
enjoliver des petits malheurs, habiller le vide, exister par le mot, par la phrasologie du
soupir et du sarcasme!9

Sur le plan religieux, le vide ronge de lintrieur lhomme sans Dieu, lhomme
qui proclame, comme Nietzsche, que Dieu est mort. Il passe son temps mditer
linutilit de tout, la vacuit de toute action, au rien auquel sont destines toutes
les choses. Mais la mditation nest quune autre forme dloignement de soi et de
lessence, une alination diffrente qui distancie ltre de lui-mme et le rend tranger:
Rflchir cest faire le vide autour de soi, cest vacuer le rel, cest ne conserver
du monde que le prtexte ncessaire aux interrogations et aux tourments de lesprit.
La rflexion supprime; elle anantit tout, sauf elle-mme.10
6 Cioran, Brviaire des vaincus in uvres, Paris, Gallimard, 1995, p. 526.
7 Cf. Cioran, Prcis de dcomposition in op. cit., pp. 617-618.
8 Ibid., p. 636.
9 Cioran, Syllogismes de lamertume, in op. cit., p. 751.
10 Cioran, Cahiers 1957-1972, avant-propos de Simone Bou, Paris, Gallimard, 1997, p. 62.

Penser ou crire, ce ne sont que des actions qui amplifient le vide intrieur,
tout en intensifiant la conscience du malheur voque par Benjamin Fondane. Et cest
toujours Cioran qui fait le processus de ltre passif, sans convictions, sans certitudes,
qui se nourrit de son propre vide:
Au fond, je fais tout ce que font les autres, mais je ne le fais plus dune faon
instinctive. Cest ce que jai appel une autre fois: vivre sans conviction. Cest--dire quon
prouve peu prs tous les apptits et toutes les satisfactions communes, mais quelque chose
sest bris; et sil ny a pas brisure, il y a dtachement; on nest plus dedans, il est impossible
de sidentifier quelque acte que ce soit, pourtant on excute tous les actes, on fait partie
extrieurement de la socit, voire de la foule. Mais on a vu derrire les choses, on en a peru
la non-ralit, la foncire vacuit. Un intervalle se creuse toujours entre soi et lacte, entre
lacte et la chose. On cesse pour toujours dtre entier. On ne sera plus jamais tout un avec ce
quon fait. Il ny aura plus de soudure entre le soi et ltre. Car il ny aura plus jamais dtre
dans lancien sens du mot. Tout est devenu apparence? Non. Mais plus rien nest, plus rien
ne ressemble ce que ctait avant. Ce nest pas le rel qui est transfigur, cest le vide.11

Ds lors, rdiger un dossier sur le vide semble une entreprise paradoxale de


plusieurs points de vue: tout dabord, chaque approche de ce concept comporte une
tentative de le vaincre, de le remplir de sens et de mots; ensuite, il faut choisir la nature
du vide que lon examine: le vide des physiciens, des philosophes, des potes, le vide
extrieur ou le vide intrieur, le vide vcu ou le vide pens ; troisimement, il faut
opter pour une manire de laborder: scientifiquement, par des procds constructifs
ou dconstructifs dune ralit qui se prsente plus ou moins devant les yeux ;
philosophiquement, par des spculations ingnieuses, dans des thses, antithses et
synthses; potiquement, par des approches subtiles et sensibles, dans le but de rvler
lhomme intrieur, pour lequel le vide ne serait peut-tre que lacte de veiller sur le sens
cach, absent, mystrieux. Le vide reste un concept cl aussi dans les textes spirituels
et religieux. Il est mis en relation avec Dieu, avec le nant, avec la vie individuelle et
sociale de lhomme.
Dans son analyse de la plnitude du vide chez Cioran, ce Bouddha
de boulevard, Massimo Carloni parle du nant cioranien qui ne soppose
pas ltre, mais lrode de lintrieur, cest un principe de dcomposition, un virus
qui se dveloppe dans le sein mme de la vie. Odette Barbero propose un excursus
thorique dans la multitude des sens et des dimensions du vide, invoquant et voquant
plusieurs philosophes qui se sont penchs sur cette notion, comme Descartes et Pascal.
Heinz Wismann fait une incursion systmatique au sujet de la notion de la philosophie
antique de la nature de latome. Jos Thomaz Brum dcrit ltat de lhomme actuel,
tourment par les penses les plus contraires , souffrant de la maladie de
lincertitude , perdu dans lenfer de la technique et de la communication sans
trve, redoutant le vide, lhomme sans Dieu qui rend visite soi-mme. Emilian
11 Ibid., p. 869.

Cioc se pose des questions essentielles dans ce dbat sur le vide: Ce vide, comment
compter avec? [] Que faire et comment faire ds lors que le vide sinsinue et creuse
tres et actions?. Ensuite, cest aux potes de nous faire mditer, par les subtilits
mtaphoriques des mots en liaison, mots qui senchanent pour raliser le vide
symbolique dans lespace ouvert de la posie. Philippe Lejeune nous montre comment
le journal personnel devient une manire de remplir le vide existentiel dans un monde
qui a plac au centre de tout lart parce quil na plus de religion. Lautobiographie se
propose ainsi dunifier la vie pour en dgager les sens.
Lacte mme dcrire reprsente une manire de vaincre le vide. Il aide
remplir un espace mort et permet de se chercher une autre identit, langagire, forme
et dforme la fois par les mots, ces outils tratres, illusoires, dans un monde qui a
perdu sa croyance et sa vocation.
Mihaela-Gentiana STNIOR

Agora

Statues et panthres
Title:
Abstract:

Statues and Panthers


This paper focuses on the differences between major thinkers and eccentric ones.
The notion of difference is regarded in terms of both the style of their written
work and the role played by their biography in the economy of their writings.
Key words: philosophers, classicism, eccentricity, frailty, asceticism.

De grands penseurs, des penseurs excentriques. La distinction peut tre suivie


autant au niveau de la biographie quau niveau de luvre. Les grands penseurs ont,
dhabitude, une longue vie, respectable, pauvre en vnements, dvore entirement par
leur tentative obsessive de sapproprier lide. Les penseurs excentriques sont toujours
guetts par des accidents fatals. Ils ont une existence tumultueuse qui gagne des traits
mythiques chez leurs admirateurs. Ils finissent leur vie dans une clinique pour alins ou
choisissent de se suicider. Dans la plupart des cas, leur vie est plus intressante que leur
uvre qui ne reprsente quune simple illustration de leur existence exceptionnelle. La
vie des grands penseurs est banale, purement fonctionnariste, parfaitement bourgeoise,
tandis que la vie des penseurs excentriques est presque toujours un vritable chef-duvre.
Les grands penseurs crivent beaucoup, volume aprs volume, incits par leur
essai de disloquer lopacit de ltre. Ils sont souvent prolixes, parfois excessivement
techniques, dautre fois beaucoup trop obscurs. Leur style peut tre lourd, dpourvu
dlgance, dform par leffort visible de poursuivre lide. Lobsession de la cohrence
et du systme les rend souvent ennuyeux, voire ridicules. Mais malgr les diffrents
dfauts ponctuels, leur uvre simpose nanmoins, offrant une terrible impression de
solidit. Elle semble prsenter une perspective sur la vrit, impossible ignorer. Cela
arrive aussi parce quils essaient toujours de prendre leur propre compte lentire
histoire de la philosophie, en sinscrivant dans une gnalogie illustre, ou en y insistant
pour sen dmarquer par une rupture originale. Quelque piste quils choisissent, dans
leurs livres, ils sarrtent toujours la signification de la tradition, quils systmatisent,
rcrivent ou dforment, tant fixs, spasmodiquement, sur les mmes grandes ides,
pensant de leur propre manire les mmes thmes universels. Cest la raison pour
laquelle on ne peut pas ngliger leur rflexion qui clarifie. En plus, ils vitent les excs
et cherchent toujours une explication plausible concernant la marche du monde,
tout en sefforant de proposer une Weltanschauung vaste et nuance. Leurs crits ne
semblent jamais tre une simple expression de la fantaisie ou du jeu. Ils prtendent
capturer la seule image authentique de la formation du monde et de la consistance
de la ralit. Leur pense simpose justement par lintensit de la provocation quelle
propose, par sa prtention doffrir une explication complte de tous les phnomnes.
Aucun sens ne semble chapper la formidable articulation des tomes gigantesques
comme, par exemple, LEncyclopdie des sciences philosophiques ou La Philosophie de
13

la mythologie. Aucun dtail ne peut se soustraire aux ambitions dune telle pense,
prte lenregistrer, en le plaant parmi tous les autres dtails et en le dpouillant de
lindit de son apparition unique, en lencadrant pour toujours dans limage globale de
lunivers et en dtruisant son mystre. Soit quils essaient de construire explicitement
un systme, soit quils sexpriment par des aphorismes ou des fragments gouverns par
une ambition systmatique, les grands penseurs veulent toujours puiser le sens de la
ralit, saisir toutes les nervures de lexistence dans leur explication qui vise la globalit.
Les choses se prsentent diffremment chez les penseurs excentriques. Ils sont
privs de la patience ncessaire faire leffort de reconstruire le monde par la pense. Ils
ne peuvent pas accepter la lenteur graduelle de la construction. Ils ne sont pas du tout
daccord avec la banalit ncessaire des pas intermdiaires, des lments de passage
dune ide lautre. Ils privilgient le saut, le tressaillement, la palpation immdiate
de lextraordinaire, la passion du dmesur, du barbare ou, au contraire, le raffinement
dcadent et la prciosit du dtail. Ils prtendent liminer les longueurs excessives, la
redondance de la pense classicise par une intuition instantane des choses vraiment
importantes, par leur claire et concise description. Tout en se situant toujours sur une
position rebelle, ils contestent la lgitimit du prestige des grands penseurs, de ceux qui
sont pour ainsi dire devenus des penseurs officiels de la culture occidentale. Ils font
appel une criture subversive qui met sans cesse en cause ses propres suppositions, qui
sefforce de prouver la caducit et linadquation de toutes prtentions au srieux. Ils
emploient les jeux dsinvoltes de limagination, ils misent sur lhumour, sur lironie,
sur le grotesque. Intimids ou ennuys par la solennit dune approche globale de ltre,
ils reconnaissent demble leurs prtentions plus modestes, leur orientation vers des
aspects particuliers, dhabitude choquants, monstrueux ou banals. Ils ne se proposent
jamais dexpliquer la ralit, de construire des arguments en faveur du dcryptage de la
nature profonde du monde, mais ils aspirent plutt contredire limage classique de
la ralit (soit celle du sens commun, soit celle des philosophes) ou proposer dautres
ralits de substitution. Leur dialogue avec la grande tradition philosophique est
marginal et bizarre. Ils ne suivent jamais les chemins dj parcourus, ils ne croient pas
avoir le devoir de penser les mmes thmes chers tous, mais ils tentent de dcouvrir
des sujets insolites, partir des passages obscurs, des observations marginales ou
des notes de sous-sol des uvres canoniques. Leurs textes construisent une contreralit trange, un monde artificiel mais fascinant, o les autres ne se reconnaissent
pas. Agissant comme des dandys de la philosophie, voulant toujours choquer, ils
restent lextrieur des hirarchies officielles. On ne doit leur nom quaux efforts des
admirateurs fanatiques ou la passion subite que la subtilit de leur criture rveille
un grand esprit proccup de les rendre vivants.
Les penseurs excentriques sont effrays par la possibilit de se rpter, par le
pril de tomber parfois en platitude ou banalit. Essayant dviter tout prix les lieux
communs, ils sont obligs de faire appel de vritables tours de force logiques, des
trouvailles extraordinaires, de matriser des ressources de fantaisie et dimprovisation.
Cest pourquoi le ton de leurs textes est souvent forc, sans harmonie, misant chaque
14

ligne sur la surprise et la brillance, risquant de drouter les lecteurs et de les laisser
en proie la confusion. Si la mthode des grands penseurs ressemble assez bien aux
techniques employes dans la construction dun grand roman, le style des penseurs
excentriques est plutt potique, favorisant la discontinuit, lallusion, la mtaphore,
limage russie. Le got aristocratique des penseurs excentriques les empche de suivre
le raisonnement laborieux, de shabituer leffort ncessaire au saisissement de lide.
Ils ont recours lintuition, ils ne notent que la conclusion, tout en liminant ce qui
trahit les traces de leffort mental et du travail. Ils veulent toujours paratre en tat
de grce, ils mettent laccent sur le rle de la crativit continue qui leur permet de
jongler leur gr avec les ides les plus insolites, sans quils aient besoin dattendre,
dhsiter, dlaborer longuement. Ils emploient avec plaisir les jeux de mots, se font
un titre de gloire de leur ironie caustique, introduisent dans leurs textes de faux cibles,
des filets pour les fantmes et de nombreux piges. Ils collectionnent des citations
bizarres, inventent des personnages fantasmagoriques, rappellent leur soutien les
thses tranges des auteurs mineurs quils clbrent toute occasion. Ils proclament
avec enttement leur gnie, en misant sur les ressources minutieuses de leur golatrie,
sur leur talent narcissique quils utilisent pour consolider leur mythe. Abouliques,
inconstants, toujours dpressifs, incapables de fortes croyances, sans tre dous pour
le fanatisme, ils font figure de sceptiques de service, se flicitant pour leur lucidit
dvastatrice, qui nest, le plus souvent, quun simple masque de la navet enfantine.
Fascins par tout ce qui est phmre, ils estiment les rves, linspiration, le dlire la
mystique, lanecdote, laphorisme. Hrtiques par vocation, ils contestent tout ce qui
tient de la loi, du systme, de la causalit, misant sur la spontanit anarchique des
vnements, sur leur engendrement hasardeux qui vient du rien.
Les penseurs excentriques sont frivoles, laissant limpression de ntre
intresss que par un simple flirt avec ltre, tandis que les grands penseurs vivent avec
lobsession de ltre, tant incapables de se sparer de la chaleur dvorante des ides.
Les penseurs excentriques privilgient laventure, les grands penseurs sont pris dans
la circularit rptitive de la manie. Les penseurs excentriques voyagent beaucoup,
aiment les changements, la variation, le neuf; les grands penseurs ne quittent presque
jamais leur tour divoire, tant hypnotiss par la rgularit parfaitement cadence de la
routine. Les penseurs excentriques adorent la vie, les grands penseurs labhorrent. Les
penseurs excentriques exaltent limagination, les grands philosophes la considrent
la folle du logis. Les penseurs excentriques sont sceptiques, nihilistes, domins
par des pulsions anarchiques. Les grands penseurs sont dogmatiques, partisans
du sens global quils considrent illisible, admirateurs de la loi et de la raison, des
citoyens disciplins, des bourgeois honntes. Les penseurs excentriques sont des
tempraments artistiques, dous dun got esthtique infaillible, estimant surtout la
musique et la peinture. Les grands penseurs naiment que la posie et la rhtorique,
tant effrays par le potentiel irrationnel de la musique. Les penseurs excentriques
sont soit des invertis sophistiqus, soit de redoutables collectionneurs de beauts
fminines. Les grands penseurs vivent dune manire asctique, mourant souvent
15

vierges. Les penseurs excentriques sont fascins par les sauvages, par les enfants et
les fous. Les grands penseurs ne sont attirs que par la figure du sage. Les penseurs
excentriques regardent la politique avec mpris, les grands penseurs lui consacrent
une partie importante de leur rflexion. Les penseurs excentriques croient la nature
immuable de lhumanit, les grands penseurs sont convaincus de la perfectibilit du
genre humain. Les penseurs excentriques adorent les chats et les chevaux, les grands
penseurs aiment les chiens, les lions et les aigles. Les penseurs excentriques sont des
natures oniriques qui aiment le sommeil et la paresse. Les grands philosophes nont
pas de rves, dorment peu, sont les esclaves dun activisme sans mesure et contraints
de produire des volumes par les injonctions de leur nature profonde. Les penseurs
excentriques sont les partisans inconditionnels de linconscient, tandis que les grands
penseurs nient son existence avec vhmence. Ils ne croient qu la toute-puissance
de la conscience, la clart inhumaine de leur regard olympien.
Ciprian VLCAN
Traduit du roumain par Mihaela-Geniana STNIOR

16

Cioran, lecteur des rvlations de la mort12


Title:
Abstract:

Cioran, Lecturer of The Revelations of Death.


The author studies the degree of influence on Cioran by the lecture of The
Revelations of Death (1923) of Lev Shestov, a books he read and admired during
his philosophical studies at the University of Bucharest, around 1930. The article
comprises two themes: one defined by the convergence of the points of view
concerning the criticism of Kants rationalism; the other defined by the divergence
regarding the points of view on death, in which Cioran does not assume the
interpretation of Shestov of the death of Ivan Ilich, the hero of a novel by Tolstoy.
This text of Cioran dates from 1964 and it was published in The Fall into Time.
Cioran refuses a metaphysical interpretation on the death of Tolstoys hero: True
life begins and ends with agony. On this point, Ciorans thinking, rather stoical,
meets that of Camus, explained in The Myth of Sisyphus (1942).
Key words: Revelation, God, Life and Death, Kant, Dostoyevsky, Tolstoy, Camus

Horizons gographiques des lectures de Cioran


Cest en lisant Les rvlations de la mort de Lon Chestov que je me suis
beaucoup mieux rendu compte de lappartenance religieuse de Cioran au monde slave
et oriental, je songe particulirement Dostoevski, Rozanov, Chestov, Berdiaeff et
tant dautres. Au plan philosophique, ce sont les Allemands qui occupent les premiers
rangs, qui est sans doute d aux origines transylvaniennes, sibiennes mme, du penseur
de Rinari. Cest aussi en Allemagne quil poursuivra ses tudes postuniversitaires.
Mais les principales lectures se sont faites avant ses sjours en Allemagne. Cest
dans les annes 30 quil lit Spengler, Kant, G. Simmler, Nietzsche, Schopenhauer,
Heidegger. Quant ses lectures spirituelles, mystiques, il soriente vers la mystique
occidentale flamande-rhnane, reprsente par Matre Eckhart et Ruusbroec, et les
grands mystiques castillans Thrse dAvila et Jean de la Croix. Toute cette culture
se nourrit des lectures de la Bible et des Pres de lglise, acquises et pratiques dans
lenfance et la jeunesse au foyer, sous la direction du pre Emilian Cioran, prtre
orthodoxe, cur lglise principale de Rinari. Ce sont, en premier lieu, les crits
roumains qui sont marqus par ces influences, par ces croisements et conflits spirituels.
Quant au domaine franais, le jeune Cioran ne trouve pas dquivalent philosophique
et littraire, comparable Nietzsche ou Chestov. Son principal intrt va vers Henri
Bergson qui il reproche, comme a crit Simmler, davoir nglig le ct tragique

12 Entretien avec Sylvie Jaudeau, in Cioran, Entretiens (Arcades 41), Paris, Gallimard, 1995, p. 217. Voir galement
Georg Simmel: Henri Bergson, dans Die Gldenkammer, 4. Jg. (Heft 9, Juni 1914, pp. 511-525), Bremen (http://
socio.ch/sim/ber14, p. 12. Voir galement mon tude : Cioran lecteur de Bergson , in Approches critiques VII
(Cahiers Emil Cioran), Sibiu-Louvain, d. Les Sept Dormants/Ed. Universitii Lucian Blaga, 2006, pp. 171-192.

17

de lexistence .13 En littrature, il faut citer en premier lieu Charles Baudelaire et


Shakespeare. Il lit principalement Lon Chestov cause de sa manire de penser et
dcrire, et, bien sr, par sa faon dinterprter Dostoevski en philosophe, cest--dire
en tudiant les vrais problmes, comme il dit dans lentretien avec Sylvie Jaudeau:
Il pensait juste titre que les vrais problmes chappent aux philosophes. Que font-ils
en effet si ce nest quescamoter les vritables tourments?14

Dans le domaine de la philosophie religieuse il est fort influenc par un


trait du psychologue amricain James H. Leuba, disciple de William James, intitul
Psychologie du mysticisme religieux, traduit en franais par Lucien Herr, publi en 1925
dans la Bibliothque de Philosophie contemporaine.
Cioran, lecteur des Rvlations
Quest-ce qui, parmi toutes ces lectures, aurait pu frapper Cioran en lisant
les Rvlations de la Mort de Chestov?15 Tout dabord, ce quil y a de commun entre
eux deux, cest limportance quaccorde Chestov aux vrais problmes , ce
que le penseur russe appelle, citant Plotin, ce qui importe le plus, ce qui est la
dfinition mme la plus complte de la philosophie: la question: questce que la philosophie? Il rpond: T TIMIOTATON, cest--dire: ce qui importe
le plus. Cest le suprme critre qui spare la philosophie de la science. Chestov
va mme plus loin: cest le critre qui les oppose mme. La science est objective,
indiffrente, crit-il encore, elle ne sintresse pas aux diffrences, par exemple
ce qui distingue linnocent et le coupable, elle soccupe de ce qui est classifiable
et non de ce qui est qualifiable.16 Par lopration de la raison, elle labore des thories
permettant de transformer miraculeusement ce qui fut une fois, ce qui aux yeux
ordinaires apparat comme contingent en ncessaire. Ainsi Chestov arrive
opposer la vie la raison: Autrement dit, la science cest la vie devant le tribunal de
la raison. (p. 52) Schmatisant, il reprsente le domaine de la science sous la forme
dductrice de la formule arithmtique 2x2:4, soustrayant par l tout ce qui est
la vie, cest--dire tout ce qui importe au pouvoir de la science, lattribuant en
plein la philosophie. En fait la formule appartient Dostoevski et revient, tel un
refrain, dans le fragment Le sous-sol, qui contient, sous la forme autobiographique
dun journal, un long discours sur le sens de la vie, oppos celui dun monde domin

13 Entretien avec Sylvie Jaudeau, dans Cioran, Op. cit., p. 217.


14 Entretien avec Sylvie Jaudeau, dans Cioran, Op. cit., p. 217.
15 Voir galement: Eugne Van Itterbeek, Cioran et les Russes: Rozanov, Chestov et Tolsto, dans Approches critiques V
(Cahiers Emil Cioran), Louvain-Sibiu, 2004, pp.167-182.
16 Chestov, Les rvlations de la mort. Dostoevsky-Tolsto. Prface et traduction de Boris de Schloezer, Paris, Plon, 1923,
pp. 51-52.

18

par la science et la raison.17 Toute la question est de savoir si Chestov na pas forc la
note en appliquant au discours de Dostoevski une problmatique antimoderniste
par laquelle il a cherch affirmer sa propre aversion du monde moderne. Dans la
deuxime partie des Rvlations il a voulu impliquer galement les dernires uvres
de Tolsto dans sa vision sous lenseigne dostoevskienne de 2x2:4. Il faut donc se
demander en quelle mesure le vitalisme du jeune Cioran, lecteur des Rvlations, sest
laiss inspirer par la philosophie de la vie de Chestov. Par ses lectures de Bergson et
surtout dEmmanuel Kant, Cioran tait fort intress au problme de la connaissance
ce qui la conduit prcisment se dtourner de la philosophie:
Je me suis dtourn de la philosophie au moment o il me devint impossible de
dcouvrir chez Kant aucune faiblesse humaine, aucun accent vritable de tristesse; chez
Kant et tous les philosophes.18

Est-ce que le problme de la connaissance philosophique se pose donc dans les


mmes termes chez Chestov et Cioran?

Cioran et Chestov, critiques de Kant


Au sujet de Kant nous disposons de deux textes qui nous permettent de
comparer et ventuellement de clarifier la position de Cioran et de Chestov par
rapport au concept kantien de la connaissance. Le texte de Chestov figure au chapitre
V de la premire partie des Rvlations de la mort qui porte le titre La lutte contre
les vidences , entirement consacre Dostoevski. Quant Cioran nous nous
rfrons particulirement lessai quil a prsent le 13 janvier 1931 au sminaire de
philosophie, dirig par le professeur Nae Ionescu de lUniversit de Bucarest. Il sintitule
Considrations sur les problmes de la connaissance chez Kant.19 Les observations
critiques de Cioran trouvent des chos diffrents endroits de son uvre roumaine
entre autres dans Le livre des leurres (Cartea amgirilor, 1937), ainsi que dans Prcis
de dcomposition, principalement dans les fragments Penseurs crpusculaires et
Adieu la philosophie.20 Il nest pas sans importance dobserver que, chez Cioran,
le nom de Dostoevski napparat pas dans les textes mentionns.
Le principal dfaut, par o pche le systme philosophique de la connaissance
chez Kant, cest, selon Cioran, de sparer la pense de lexistence et de rompre ainsi
avec la grande tradition philosophique de lAntiquit grecque, inaugure par Socrate.
Je propose de prendre connaissance de quelques extraits du texte de Cioran sur Kant:

17 Dostoevski, Le sous-sol, dans Ladolescent (Bibliothque de la Pliade), Paris, Gallimard, 1994.


18 Cioran, Prcis de dcomposition (Quarto), Paris, Gallimard, 1995, p. 622.
19 La version roumaine tant indite, je rfre ma traduction franaise et mes commentaires publis dans Approches
critiques VI (Cahiers Emil Cioran), Sibiu-Louvain, Ed. Universitii Lucian Blaga - Les Sept Dormants, 2005, pp.
185-207.
20 Cioran, uvres (Quarto), pp. 230-243; 610-612; 622-624.

19

Kant sest occup du problme de la connaissance et y a donn une prpondrance


si dcisive, par le fait quil lui a manqu tout sentiment de lexistence, de tout ce qui est, de ce
que nous prouvons comme une donne originaire et irrductible. Le manque de sensibilit
pour le rel, labsence de vie concrte qui nous donne une prise immdiate sur la structure
existentielle de ltre, a amen Kant spculer sur la connaissance, qui chez lui ne signifie
nullement une approche de lexistence en tant que donne originaire mais comme mode de
prciser les formes et les lments constitutifs de lesprit. () La philosophie grecque na pas
seulement limit ce problme la philosophie, tant donn quelle tient de la nature et des
formes structurelles de la culture, la philosophie grecque donc na pas connu cette sparation
entre la connaissance et lexistence. 21

Dans le deuxime fragment qui se situe dans le prolongement du prcdent,


Cioran dveloppe sa pense en llargissant la culture moderne, qui se caractrise,
tout comme la pense kantienne, par le fonctionnalisme et le mathmatisme ,
marquant une complte rupture avec la pense grecque:
Ce qui caractrise cette culture cest le contact vivant et intime avec la ralit, cest
cette profonde comprhension du qualitatif et de la substantialit que la culture moderne,
base sur le fonctionnalisme et le mathmatisme, ne parvient plus comprendre. Le
sentiment de la qualit est un sentiment de lexistence, cest une manire de transcender les
conditionnements de la conscience en vue de prendre ralit dans sa structure originaire.

Malgr la diffrence de langage entre les deux penseurs, il y a une parfaite


concordance entre les points de vue de Chestov et du jeune Cioran. Tous les deux
sinscrivent dans la tradition socratique, refusant de sparer la pense philosophique des
autres voies daccs la connaissance de la vie et du monde, tels que lart et la religion.
Cioran, na-t-il pas soulign dans le livre dEtudes dhistoire de la philosophie dEmile
Boutroux, dans le chapitre consacr Socrate, la phrase significative: Cette ide dune
runion de la science et de lart est le germe mme de la philosophie socratique?22
De mme a-t-il encadr un peu plus loin tout le paragraphe o Boutroux, parlant de
la connaissance de soi, dsigne la mthode socratique pour pntrer, dans sa propre
me, par del le particulier et le passager la dcouverte dufonds identique et
permanent.23 Cest, tournant mme le dos la philosophie, le principe et la voie que
Cioran va suivre, parfois dsesprment, dans toute son uvre. Chestov ne connat
pas ce dsespoir et ces doutes, il va de lavant, suivant la route trace de Dostoevski et
celle qui se dessine dans les dernires uvres de Tolsto. Il se laisse accompagner par
saint Bernard, sainte Thrse et saint Jean de la Croix, jusquaux bords mme du nant
mystique.24 Ce nest pas exclu que sous linfluence de Chestov Cioran ait t galement
21 Cioran, Approches critiques VI, p. 198.
22 Emile Boutroux, Etudes dhistoire de la philosophie (Bibliothque de philosophie contemporaine) 5me d., Paris,
Flix Alcan, 1925, p. 34.
23 Emile Boutroux, op. cit., p. 26.
24 Chestov, Op. cit., p.26.

20

tent par cette direction spirituelle, laquelle il renoncera peu avant son dpart pour
la France, aprs avoir crit Lacrimi i sfini quil publiera compte dauteur en 1937.
Ce qui distingue donc Chestov et Cioran, cest la manire de penser, plus
subjectivante chez Cioran, base sur la rflexion sur soi et mme contre soi, plus
objectivante, oriente vers lautre chez Chestov, mais tous les deux enqutant
limmense champ, la limite du cur et de la raison, qui souvre lexprience au
del de la muraille, par les fentes de la palissade, pas le ciel de la forteresse, mais
un autre, un ciel plus lointain, un ciel libre.25 Ce ciel apparat chez Cioran dans le
fragment En finir avec la philosophie qui figure dans le Livre des leurres (1936).
Ce ciel, cette fente dans le systme des lois, des rgles, de la monotonie du bagne,
avec lequel Chestov compare le systme kantien, fonctionne chez Chestov comme un
dfi, comme une possible issue, comme un espoir mtaphysique qui incite une lutte
contre les vidences. Ce comportement ou plutt cette morale rappelle celle que va
dvelopper Camus dans La peste (1947) et dans Lhomme rvolt (1951). De ce point
de vue Cioran se situe plutt dans le climat moral qui caractrisera celui de lEtranger,
cest--dire celui de lanalyse du non-sens, de la maladie, du dsespoir qui finira par
se transmuer, dans la priode franaise de Cioran, dans une pense crpusculaire
constituant le fond de son scepticisme, cette attitude du sourire sur les ruines, qui
est celle des philosophes dcadents de lEmpire romain.
Dans le Livre des leurres Cioran nest pas encore arriv ce point-l. Il continue
danalyser, dobserver les malades, les hommes briss par la maladie dans le silence des
salles dattente des mdecins. Ils me font penser Ivan Ilitch qui Cioran consacrera,
daprs le modle des Rvlations de la mort, un chapitre de La chute dans le temps (1964).
Nous comparerons ci-aprs les deux interprtations, celles de Chestov et de Cioran. Dans
Le livre des leurres la maladie est vcue comme une catastrophe. Cioran reprend le terme
de rvlation de Chestov: Car la maladie est une rvlation trop grande pour
tous ces hommes qui attendaient trop peu de la vie pour comprendre de la maladie autre
chose quune catastrophe. Ici il ny a pas de lutte ni de grandeur: Pour une maladie,
il faut tre quip comme pour une vie.26 En face des misres de la vie la philosophie
na donc rien offrir, selon Cioran, mme pas une consolation: Aucun philosophe
ne peut nous consoler car pas un ne possde assez de destin pour nous comprendre.
Cioran rpte dans le fragment mentionn du Livre des leurres largumentation quil a
dveloppe dans son travail de sminaire contre Emmanuel Kant, recourant de niveau
Georg Simmel: Il est terrible de penser que si peu des souffrances de lhumanit sont
passes dans sa philosophie.27 Le reproche sadresse la pense elle-mme: Quest
la pense au regard de la vibration de lextase, ou du culte mtaphysique des nuances
qui dfinit toute posie? et plus correctement encore: Un pote la vision ample
25 Dostoevski, Souvenirs de la maison des morts, dans Crime et chtiment (Pliade), Paris, Gallimard, 1950, p. 915.
26 Cioran, Le livre des leurres, Quarto, p. 235. Il est intressant dobserver que Cioran reprend le terme de
rvlation qui se substitue celui de connaissance, sans doute sous linfluence de Chestov. Le mot revient en
plein dans son essai Les rvlations de la douleur (Azi, 1933).
27 Cioran, Op. cit., p.232.

21

(Baudelaire, Rilke, par exemple) affirme en deux vers plus quun philosophe dans toute
son uvre.28 Bref, la philosophie ne dispose daucune vrit.29 De l le recours au
terme de rvlation pour dsigner ce que nous rvlent les souffrances, les maladies,
la mort et tout ce qui appartient au domaine du cur.

Deux interprtations de la vie et de la mort dIvan Ilitch


Compar au matriel dont nous disposions sur linterprtation de Dostoevski,
o la discussion tournait autour de la philosophie de la connaissance chez Kant, dans le
cas de Tolsto, nous pouvons recourir deux interprtations dun mme texte, La mort
dIvan Ilitch, respectivement celle de Lon Chestov figurant la fin de la deuxime
partie des Rvlations de la mort et celle de Cioran qui occupe, sous le titre La plus
ancienne des peurs, et avec le sous-titre propos de Tolsto, tout un chapitre de
La chute dans le temps. Ce texte a paru dabord sous la forme dune prface dans un livre
de Tolsto, comprenant La Mort dIvan Ilitch, Matre et Serviteur et Les Trois morts,
publi dans la collection 10/18 en 1964.30 Dans la mme collection a paru en 1966, en
rdition, le livre Lhomme au pige de Lon Chestov, accompagn dune prface de Boris
de Schloezer, comprenant des essais sur Pouchkine, Tolsto et Tchkov. Voil le contexte
dans lequel figure lessai de Cioran sur Tolsto. Il nest pas sans importance dobserver
que le nom de Camus est associ celui de Chestov par la publication dun extrait du
Mythe de Sisyphe (1942) sur la couverture de derrire du livre o Camus introduit la
philosophie du penseur russe dans la problmatique de labsurde.
Avant dentamer la discussion du sens que Chestov et Cioran ont donn la
figure dIvan Ilitch, je voudrais brivement synthtiser lessai que Chestov a crit en
1908 loccasion du quatre-vingtime anniversaire de Tolsto et qui a t repris en
traduction franaise dans Lhomme au pige. Cest dj de sa part une tentative de
formuler une rponse aux deux crises qua connues Tolsto dans sa vie et la faon
miraculeuse dont il est sorti. Chestov parle de transformation miraculeuse.31
Ces crises ont t chaque fois dclenches par une rencontre avec la mort, ce qui lui a
chang compltement la vie. Au cur de ce changement intrieur, au contact de la mort,
un monde sest effondr pour faire place un autre monde: Ce nest pas en vain
quil a vu deux fois la mort, quil a deux fois dtruit et deux fois difi un monde.32
Tolsto lui-mme a attribu son retour la vie un retour Dieu: Dieu est la vie. Vis
en cherchant Dieu, et il ny aura plus de vie sans Dieu. Tout autour de moi sest clair
plus vivement que jamais et cette lumire ne ma plus abandonne, crit-il aprs sa
seconde crise. 33 Comment expliquer, se demande Chestov, cette foi chez celui pour qui
28
29
30
31
32
33

22

Cioran, Op. cit., p. 232 et 231.


Cioran, Op. cit., p. 230.
Dans le livre de 1964 lessai de Cioran sintitule: Tolsto et lobsession de la mort.
Les rvlations, p. 228.
Chestov, Lhomme au pige, Bibliothque 10/18, 1966, p. 73.
Cit par Chestov, Op. cit., p. 57.

la raison avait le pouvoir daccorder un sens la vie. Un des thmes principaux de lessai
de Chestov, qui lui personnellement ne partageait pas cette foi dans la science avec
Tolsto, cest de chercher expliquer cette relation entre la foi et la raison chez lauteur
de Guerre et Paix. Pour Chestov la raison et la foi, Dieu et la science sont incompatibles.
La rvlation exclut la raison. La raison ne peut pas te sauver du dsespoir, seul Dieu
en est capable, cest Lui la force vitale de la vie, telle que Tolsto explique son retour
la vie: Connatre Dieu et vivre sont une seule et mme chose, professe Tolsto
lui-mme.34 Cest ainsi que Chestov explique le changement intrieur dIvan Ilitch en
face de la mort. Il est le rsultat dune rvlation, de la rvlation de la mort,
dans le sens mystique du terme: philosopher, crit Chestov, cest se prparer
la mort, cest mourir.35 Nous verrons comment Cioran utilise ce terme. Lui, il parle
de la rvlation du non-sens de la vie.36 Sans le dire explicitement Cioran prend ses
distances lgard de la vision de Chestov. Dune part il suit Chestov dans la description
de limplacable dprissement physique et mental dIvan Ilitch, qui entrane mme
dans sa chute vertigineuse tout le pass dhomme honnte du personnage, le poussant
mettre en doute le sens fondamental de la vie, dautre part, passant lvocation des
circonstances de la mort de Tolsto lui-mme, Cioran ne partage pas les vues de Chestov:
Tolsto nest pas mort ni comme Ivan Ilitch ni comme Brkhounov, le riche personnage
du Matre et le Serviteur, mort dans la neige aprs avoir renonc tous ses rves dun
monde pass qui stait croul, aprs avoir lch les clefs de son royaume tomb en
ruine. Et cest alors, crit Chestov, que lui est rvl un mystre admirable. Je
viens, je viens, disait joyeusement mu tout son tre. Et il sentait quil tait libre et que
rien plus ne le retenait. Et il alla, ou plutt il vola sur les ailes de sa faiblesse, sans savoir
o elles lemportaient; il monta dans la nuit ternelle, terrible, incomprhensible aux
humains.37 Cette prophtie, comme lappelle Chestov, ne fut pas le sort de Tolsto
mourant daprs Cioran, qui a de la peine croire dans lauthenticit du personnage,
dun esprit qui na jamais pu se faire lhumiliation de mourir.38 Chestov le fait
mourir, senvoler comme un ange, lme lgre ou tout au moins allge devant le
juge suprme. Il dut renoncer tout son beau pass et loublier, conclut Chestov
et cest par l quil termine son livre, tirant la leon de la rvlation de la mort,
accompagnant Tolsto dune citation de Plotin: Fuyons vers notre chre patriecest
de l que nous sommes venus, cest l aussi que se trouve notre Pre.39
Comme nous avons dit, telle ne fut pas lenvole platonicienne imagine par
Cioran, qui y oppose sa vue, plutt stocienne, lucide de la mort: La vraie vie commence
et se termine avec lagonie (cest Cioran qui souligne), tel est lenseignement qui se dgage de

34
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38
39

Citation de Tolsto dans Chestov, Op. cit., p. 57.


Rvlations, p. 164.
Cioran, Op. cit. (Quarto), p. 1134.
Rvlations, Op. cit., p. 229.
Cioran, La chute dans le temps (Quarto), p. 1140.
Rvlations, p. 230.

23

lpreuve dIvan Ilitch, non moins que de celle de Brkounov dans Matre et Serviteur.40
Il ne faut pas attendre les derniers moments dans lassurance de se sauver par le bond ultime
dans lirrationnel: Point de dnouement dans labsolu indpendamment de nos organes
et de nos maux () La mtaphysique ne fait aucune place au cadavre, Ni dailleurs
ltre vivant, ajoute cyniquement Cioran.41 Cest la leon de la mort dIvan Ilitch. Tolsto
ne la pas applique lui-mme, il a tran derrire lui, jusquau moment ultime, dune crise
lautre, lobsession de la mort. Or, la sagesse consiste vouloir vaincre cette peur-l
sans tarder (cest de nouveau Cioran qui souligne). 42 Le comportement de Tolsto est
contraire toute morale stocienne: Exister na de saveur que si on se maintient dans un
enivrement gratuit, dans cet tat dbrit, faute duquel ltre ne possde rien de positif.43
Tolsto sest donc laiss prendre au pige! Cioran ne prte pas foi la dernire lumire,
illuminant le moribond, ce que Chestov appelle lintervention imprieuse, peut-tre
violente mme, dun fiat nigmatique survenant au moment du passage de la vie la mort.
Sur cette question Cioran est en nette contradiction avec Chestov et mme avec Tolsto luimme, l o celui-ci a tir la conclusion de la mort dIvan Ilitch la fin du rcit, que je lis
en traduction roumaine: n locul morii era o lumin ( la place de la mort apparut
une lumire).44 Cette joie ni cette lumire nemportent la conviction, conclut Cioran,
elles sont extrinsques, elles sont plaques.45 Sur ce point de vue, Cioran se rapproche
de celui dAlbert Camus dans le Mythe de Sisyphe, reprochant prcisment Chestov dans
le chapitre Le suicide philosophique le recours lirrationnel pour svader de labsurde
qui culmine et se termine par la mort. Camus appelle cette chappade une drobade:
Lhomme intgre labsurde et dans cette communion fait disparatre son caractre
essentiel qui est opposition, dchirement et divorce. Ce saut est une drobade.46

On y retrouve lantagonisme, que nous avons constat au dbut de ces


rflexions, chez Chestov entre la foi et la raison, entre lirrationnel et le rationnel, qui
fait problme chez Camus et chez Cioran en face du moment o se dcide la question
du sens ou du non-sens de la vie, dans la confrontation ultime que Camus voque par
le mot dHamlet, si souvent cit par Chestov lui-mme: The time is out of joint
ou ce que Cioran appelle la plus ancienne des peurs. Les voil tous runis autour
du chevet dIvan Ilitch, en face de lultime nigme : Dostoevski, Tolsto, Chestov,
Cioran, Camus et last but not least Shakespeare lui-mme.
Eugne VAN ITTERBEEK

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44
45
46

24

Cioran, La chute dans le temps (Quarto), p. 1133.


Cioran, La chute dans le temps, Op. cit., p. 1133.
Cioran, Op. cit., p. 1134.
Cioran, Op. cit., p. 1136.
Chestov, Rvlations, p. 211. Lev Tolsto, Moartea lui Ivan Ilici, Bucarest, Humanitas, 2010, p. 115.
Cioran, Op. cit., p. 1137.
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, p. 54.

Paradoxe, abme, jeu.


Aspects stylistiques du texte potique de Paul Claudel
Paradox, Abyss, Play. Stylistic and Semantic Aspects of Claudels Poetry
In this study we made an attempt to discover some important aspects of Paul
Claudels poetry. We have analyzed, from stylistic and semantic point of
view, both his odes and some other poetries (Inside, House of sand salesman,
Dissipabitur capparis, Swan). While in his five odes Claudel proves to be a
faultless dogmatic and a philosopher-poet, in other poetries he takes the liberty
of being ludic and making puns. Trying to gain all nuances from a word, his
poetry builds, actually, an esthetic of poetic sign birth.
Key words: poetry, style, semantics, paradox, philosophy.
Title:
Abstract:

Les odes
Les deux coordonnes de lexistence humaine, celles qui nous placent dans le
monde, le temps et lespace, connaissent au long de lhistoire littraire et philosophique, des
interprtations diffrentes, en fonction de la priorit que nous accordons lune ou lautre.
La smantique des priodes temporelles implique, de la part de celui qui est dans le monde, une
autoperception et une autoconnaissance de sa propre condition. Pour Paul Claudel, le temps
existe; il est plus que lespace, il est tout et en lui se verse Dieu. La temporalit domine
la substance textuelle. Quoi que nous puissions dire, la smantique de lespace, le monde de
Claudel, le pote, nest pas trs diffrent de celui de Pascal, le philosophe; seulement linfinit
dbordante qui enivre le pote, effraie le philosophe. Mais, tous les deux cherchent Dieu, sans
se proposer du tout de nous dlivrer de la peur devant les divinits.
tant donn que la posie de Paul Claudel est centre sur la prire et le chant
religieux, figures lexicales minemment rptitives, elle peut tre considre comme la
posie de la rptition par excellence. Nous pouvons intgrer aussi la smantique des
priodes temporelles et celui de lespace dans le mme filon stylistique de la rptition.
Comme nous avons tent une brve analogie entre la pense potique
claudlienne et les Penses de Blaise Pascal, il serait intressant de montrer comment
lespace et le temps deviennent sources profondes et, en quelque sorte, inhrentes, du
paradoxe1. Nous tenterons de le dmontrer laide des exemples choisis, en tenant
compte du fait que lart, en effet, tel que Paul Claudel le conoit, est la ngation de
tout systme philosophique puisquil le remplace2.
1 Pour M. Heidegger, par exemple, le problme de la parent entre la posie et la pense travers la mdiation du
langage est le problme-source de son systme philosophique.
2 Paul Claudel oppose la foi lart. Cest une opposition de circonstance car les deux ont des affinits: Lautre faille est
la foi, ngation interne et a priori de toute construction purement rationnelle, garantie dinconnaissable et dabsurde.
(A. Blanc, Claudel, Paris, Bordas, 1973, p.207). Nous soulignons.

25

Dans la premire ode, qui fait partie du cycle Les Cinq Grandes Odes, le hros
mythologique Ene impose une certaine limite du pome, qui devient la limite de la
vision infinie du monde. Cette limite est indique par les squences potiques:
ltendue de ses eaux pontificales , quel calme , dans le milieu des sicles ,
miroir infini , limmense sillage etc.; Il me faut enfin dlaisser les bords de ton
pome, Ene, entre les deux mondes ltendue de ses eaux pontificales! / Quel calme sest fait
dans le milieu des sicles, cependant quen arrire la patrie et Didon brlent fabuleusement!
/ [...] / Et dabord on ne voyait que leur miroir infini, mais soudain sous la propagation de
limmense sillage, / Elles saniment et le monde entier se peint sur ltoffe magique.3
Limmensit de lespace soriente vers latemporalit. Nous sommes plongs
dans illo tempore, ab origine: le monde entier se peint sur ltoffe magique . Plus
loin, dans le mme pome, Claudel atteint une philosophie de lespace. Pour notre
pote, lespace humain est ce qui se distribue autour dun centre. Et ce centre ne peut
tre que Paul Claudel lui-mme. Dans lunivers claudlien, chaque objet et chaque tre
peut donc devenir le centre du cercle. Il y a, dans son espace, un tat visqueux de la
pense et du corps.4
Selon le pote, les vers doivent subir les lois de la mesure, fait qui montre
combien Paul Claudel a t attir par le souffle classique:
Les abmes, que le regard sublime
oublie, passant audacieusement dun point lautre,
ton bond, Terpsichore, ne suffirait point les franchir, ni
linstrument dialectique les digrer.
Il faut lAngle, il faut le compas quouvre avec
puissance Uranie, le compas aux deux branches rectilignes,
qui ne se joignent quen ce point do elles scartent.
Aucune pense, telle que soudain une plante jaune ou rose
au-dessus de lhorizon spirituel,
aucun systme de penses tel que les Plades,
faisant son ascension travers le ciel en marche,
dont le compas ne suffise prendre tous les intervalles,
calculant chaque proportion comme une main carte.
Tu ne romps point le silence! tu ne mles pas rien le
bruit de la parole humaine. O pote, tu ne chanterais pas bien
ton chant si tu ne chantais en mesure.
[]
O grammairien dans mes vers! Ne cherche point le chemin,
cherche le centre! Mesure, comprends lespace compris entre
ces deux solitaires!
3 Paul Claudel, Les Muses, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate
trois voix, Paris, Editions Gallimard, 1966, p.21.
4 Georges Poulet compare cet tat de viscosit et de pesanteur de la pense et du corps avec ltat caractristique des
romans sartriens. (Oeuf, Semence, Bouche ouverte, Zro, in: Nouvelle Revue Franaise, 33, 1955, p.448).

26

Que je ne sache point ce que je dis! Que je sois une note en


travail! Que je sois ananti dans mon mouvement! (rien que
la petite pression de la main pour gouverner).
Que je maintienne mon poids comme une lourde toile travers
lhymne fourmillante!5

Que signifie labme pour Paul Claudel? Quelque chose qui est concomitant
avec notre existence. Il est le double, lombre de lexistence. A travers une exprience
rationnelle, le passage, dans la pense, de lexistence habituelle au nant (abme)
suppose une rupture entre deux niveaux de la connaissance: tre / paratre6. En vertu
de sa croyance et de son inspiration, les abmes ne peuvent pas tre dfinis en termes
habituels, mais ils acquirent la force de soutenir et dengloutir lesprit du pome.
Mesure, comprend lespace dit Claudel, mais sa prire-exclamation nest pas
conforme laspect extrieur, matriel de son ode. Nous avons devant nos yeux lode
des temps modernes qui cherche en vain sapproprier la mesure et la forme parfaites.
Aprs quil se penche (stre repenti), en suppliant la mesure suprme, Claudel revient
en disant que le pome est un signe qui subit les lois de la rptition. Et nous voyons,
dans ce vers, comment Paul Claudel demeure fidle aux nouvelles thories du signe
potique et nous comprenons, ainsi, mieux peut-tre, pourquoi nous associons souvent
la posie de Rimbaud ou de Mallarm lme de la pense claudlienne. Il y a, ce
niveau-l, certainement, une influence inavouable, sous-jacente:
Ainsi un pome nest point comme un sac de mots, il nest
point seulement
ces choses quil signifie, mais il est lui-mme un signe, un
acte imaginaire, crant
le temps ncessaire sa rsolution,
limitation de laction humaine tudie dans ses ressorts
et dans ses poids.7

Le pome, pour Claudel, est un acte imaginaire, crant / le temps ncessaire


sa rsolution . Ainsi, le temps est une entit ambigu, soit dilate, soit raccourcie,
selon les dimensions de lespace quil met en relief : Paul Claudel est essentiellement
le pote du simultan. Lambiguit smantique peut intervenir tout de suite, la
force dun mot intercal au niveau le plus habile de la phrase, l o nous ne nous y
attendions pas, car Claudel nest nulle part dmonstratif, au contraire, il nie partout
la certitude scientifique:
5 Paul Claudel, Les Muses, p.25.
6 Paul Claudel a eu le sentiment de cette rupture dveloppe et exprime, pareil au sentiment de lincomprhensible
grandeur de lhomme. Pour lui, un certain moment, se manifeste, partir de cette rupture, la captivit volontaire
de Dieu. La Maison ferme est concluante en ce sens. Entre Dieu et lhomme, il y a comme une captivit mutuelle et
rciproque. ( J. Madaule, Claudel et le langage, Paris, Descle de Brouwer, 1968, p.159).
7 Les Muses, p.26.

27

Mais dcolls de la terre, nous tions seuls lun avec lautre,


habitants de cette noire miette mouvante, noys,
perdus dans le pur Espace, l o le sol mme est lumire.8

Le mot seuls entrent dans le syntagme lun avec lautre , une paradoxale
association qui mne vers les couples consacrs: Dieu pote ; muse pote ; mer
pote, etc.
Dans la deuxime ode, la vision de lespace est plus terrestre. Nous avons ici
lespace comme lieu o la vie est conduite jusqu la dernire trace. Lespace est, ici, la
terre, llment primaire de lexistence:
Or, maintenant, prs dun palais couleur de souci dans les
arbres aux toits nombreux ombrageant un trne pourri,
jhabite dun vieux empire le dcombre principal.
Loin de la mer libre et pure, au plus terre de la terre je vis jaune,
o la terre mme est llment quon respire, souillant
immensment de sa substance lair et leau,
ici o convergent les canaux crasseux et les vieilles routes
uses et les pistes des nes et des chameaux,
o lEmpereur du sol foncier trace son sillon et lve les
mains vers le Ciel utile do vient le temps bon et mauvais.9

Pour accder au ciel pur, il faut dpasser ce niveau, o tout est peint aux
couleurs de la terre. La posie de Paul Claudel est primitive, enterre dans la sensualit,
dans la ralit des choses, lourde et inerte.
Le monde souvre et, si large quen soit lempan, mon regard
le traverse dun bout lautre.
Jai pes le soleil ainsi quun gros mouton que deux hommes
forts suspendent une perche entre leurs paules.10

Le pote a lambition sacre dengloutir toutes les sensations que lui offre le
monde ouvert. Il regarde et il pse et, au bout de la contemplation et de la palpation,
il cre le pome en tant que tel. Le soleil et le mouton sont les signes de ce monde
anodin o nous sommes et, en mme temps, le symbole de lau-del. Ils confirment,
indirectement, ladhrence un espace. Leau, lment incertain, associ dans cette ode
lesprit, cest un autre signe potique qui construit le texte et qui fait partie de lespace
imaginaire o nous vivons, comme tres humains:
8 Idem, p.32.
9 Paul Claudel, LEsprit et lEau, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau,
La cantate trois voix, Paris,ditions Gallimard, 1966, pp.35-36.
10 Idem, p.43.

28

Ainsi leau continue lesprit, et le supporte, et lalimente,


et entre
Toutes vos cratures jusqu vous il y a comme un lien liquide.11

La troisime ode contient le vers: Je marchais parmi les pieds prcipits de


mes Dieux!, dans lequel le thme du labyrinthe apparat comme une protubrance
potique. Ce qui frappe la lecture, tant donn que Paul Claudel est un chrtien,
donc quil croit dans un seul Dieu, cest la forme mes Dieux, qui accentue le paradoxe
de sa haute criture, sinon de sa pense. Mcontent de limage que lui offrait une seule
divinit, Claudel invoque la pluralit. Pour sexprimer compltement, le pote a eu
besoin de plusieurs voix protectrices, voix qui, dailleurs, existaient en lui, sous la forme
la plus commune du dialogue intrieur. Nous savons maintenant que lexpression
littraire la plus vidente pour exprimer ses paradoxes (la plupart ontologiques) a t,
pour Paul Claudel, le dialogue, sous la forme duo ou duel.
Un peu plus loin, un autre signal dsespr, qui tmoigne dune certaine
inconstance de la croyance chrtienne ou, plutt, dune certaine tendance schapper.
Car, vouloir lucider est une des caractristiques de lesprit claudlien.12 Il prfre
affirmer avant de dvelopper, do lcartement de la dcantation des choses. Il se pose
tout le temps des questions, mais il prfre ne pas en donner la rponse.
Bndiction sur la terre! bndiction de leau sur les eaux!
bndiction sur les cultures! Bndiction sur les animaux
selon la distinction de leur espce!
Bndiction sur tous les hommes! accroissement et
bndiction sur loeuvre des bons! accroissement et
bndiction sur loeuvre des mchants!13

Bndiction est un mot qui pse beaucoup lintrieur du vers claudlien,


dune part par sa longueur (le signifiant) remarquable, qui se rpte six fois, deux fois
dans le voisinage dun autre mot long comme accroissement et, dautre part, par sa
signification (le signifi).
Dans la quatrime ode, le personnage central, si nous pouvons parler ainsi,
cest de nouveau la mer, associe, cette fois-ci, une barque, un cheval ou simplement
la nuit. Voil, en ce sens, le dbut de lode:
Encore! encore la mer qui revient me rechercher comme une barque,
La mer encore qui retourne vers moi la mare de syzygie et
qui me lve et remue de mon ber comme une galre allge,

11 Ibidem, pp.43-44.
12 LEsprit et lEau, p.58.
13 Idem, Magnificat, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois
voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.71.

29

Comme une barque qui ne tient plus qu sa corde, et qui


danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce,
et qui encense, et qui culbute, le nez son piquet,
Comme le grand pur-sang que lon tient aux naseaux et qui
tangue sous le poids de lamazone qui bondit sur lui de ct
et qui saisit brutalement les rnes avec un rire clatant!
Encore la nuit qui revient me rechercher,
Comme la mer qui atteint sa plnitude en silence cette
heure qui joint locan les ports humains pleins de navires
attendants et qui dcolle la porte et le batardeau!14

Si, dans lode LEsprit et lEau, tout nat et converge vers lide dune mer
universelle, issue de la mythologie ancienne et mtamorphose en esprit, instance
sacre de lexistence, dans lautre ode, La Muse qui est la Grce, la mer devient le
principe inspirateur qui accompagne toujours la Muse et qui envahit lme du pote.
Nous voyons limportance de leau pour la cration de Paul Claudel: lode que nous
venons danalyser est lode de la Muse, par excellence, mais, malgr cela, elle commence
avec limage particulire de la mer, paradoxe textuel. Un autre symbole pour Claudel,
ce niveau, est le chaos, les tnbres.
Et mme le croyant peut devenir inquiet, il peut demander limpossible, ce que
nous ne devons pas exiger: Combien de temps encore? , mais ce quoi nous pensons
tout le temps, comme si nous tions prisonniers dune qute imaginaire. Lincertitude
(combien ... encore) se transforme en mconnaissance, augmente par la frquence
avec laquelle nous utilisons le mot tnbres (sept fois cet endroit). Et nous revenons
constamment la rflexion de Nietzsche, mme si nous ne le disons pas directement:
La foi chrtienne est essentiellement un sacrifice, sacrifice de toute libert,
de toute fiert, de toute confiance de lesprit en soi-mme; elle est en mme temps
asservissement et dprciation de soi-mme, mutilation de soi-mme. Il entre de la
cruaut et du phnicisme religieux dans cette foi qui se propose une conscience fatigue,
complexe et blase; elle implique que la soumission de lesprit soit inexprimablement
douloureuse, que tout le pass et les habitudes dun tel esprit se rebellent contre le
comble dabsurdit qui soffre lui sous le nom de foi. 15
Et au dehors sont les tnbres et le Chaos qui na point
reu lvangile.
Seigneur, combien de temps encore?
Combien de temps dans ces tnbres? Vous voyez que je suis
presque englouti! Les tnbres sont mon habitation.
14 Paul Claudel, La Muse qui est la Grce, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle
nouveau, La cantate trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.73.
15 Nietzsche, Par-del bien et mal, Paris, ditions Gallimard, 1989, p.64.

30

Tnbres de lintelligence! tnbres du son!


Tnbres de la privation de Dieu! Tnbres actives qui
sautent sur vous comme la panthre [...]16

Le paradoxe slve mme au-dessus de laccent ironique des mots. La dernire


ode trane ses mots jusquau bout de la question primordiale. Imptueux, le style
claudlien illustre la grande diversit du signe potique:
Et vous qui connaissez le nombre de vos cheveux, est-ce que
vous ignorez celui de vos toiles?
Tout lespace est rempli des bases de votre gomtrie, il est
occup avec un calcul clatant pareil aux computations de
lApocalypse.
Vous avez pos chaque astre milliaire en son point, pareil
aux lampes dor qui gardent votre spulture Jrusalem.17

Le signe potique saccompagne souvent, chez Paul Claudel, de blancs (marqus


ou seulement imaginaires), vritables points dune rflexion profonde, trs importants, sans
doute, et qui constituent la premire diffrence visible entre la posie et la prose. Avant de
proclamer le signe potique, le pome claudlien sort du silence antrieur, oscillant entre la
prsence et labsence. Les structures rptitives jouent leur rle dans ce jeu linguistique.

Les pomes du jeu


Intrieur
Cest un pome de petites dimensions que nous sommes tents dappeler
nature morte, en empruntant ainsi une expression chre au monde de la peinture.
Nature morte, puisquil ny a pas de mouvement et de bruits, puisque tout converge
mutuellement vers le miroir intelligent, do fleurit un granium blanc.
Les informations que le texte laisse chapper sont dordre acoustique (ce
silence luisant, ce cadre sourd) et chromatique (Acajou porcelaine argent!,
granium blanc). Dans une salle, car il sagit dune salle manger, o prdominent
le silence et la couleur blanc, le seul tmoin, ralit vivante mais immobile, est le
granium. Les objets prsents dans ce cadre austre, ne sont pas dsigns directement.
Nous savons quil y a une multitude dobjets, mais nous ne pouvons pas les identifier:
acajou dnote la prsence des meubles, laccent tant mis sur la couleur et sur la
quantit; argent signifie blanc et brillance, en mme temps richessse; porcelaine traduit
la finesse et lexistence de la forme.
16 La Muse qui est la Grce, p.82.
17 Idem, La Maison ferme, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate
trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.96.

31

Le masque de ponctuation entre les trois units smantiques diffrentes :


Acajou porcelaine argent ! conduit lesprit vers lide de confusion,
dhomognit en htrognit, la matire nest quune et les lments conus
laide des matriaux tout fait contraires, sapprochent, en vertu de leur appartenance
commune, une nature morte et aussi en vertu de lharmonie qui se creuse (souvre)
entre les nuances chromatiques.
Le silence, linsistance constante sur une gamme stylistique linaire vont tre
secous par lintrusion dans le corps du pome dun symbole: le miroir. Ce symbole
bouleverse lordre intrieur de la matire potique et galement lambiance du cadre:



Du miroir intelligent
Fleurit, et quelle paix autour
Acajou porcelaine argent!
Un granium blanc!18

Ainsi que la nature morte va sordonner autour dune image que le miroir
reflte. Le miroir, nous le savons, est le symbole de la connaissance, il cumule des
significations profondes (Claudel lui ajoute lattribut intelligent), il est un support
de laltrit r-exprime. Dans le texte claudlien, sa mission est plus innocente, il
contribue la construction complte dune certaine ambiance.
La maison du marchand de sable
Cest le pome dont la formule potique se rsume une enfilade de nombreux
distiques. La maison du marchand de sable est un double jeu:
Au niveau de lcriture, cest le jeu des mots qui consonnent, des rimes
inattendues, de la rptition obsdante (gris);
Au niveau de la ralit dcrite, cest le jeu de la coexistence.
Le thme du dpart cre lesprit de ce pome et engendre le motif du souvenir.
En fait, le texte analys est lmanation du souvenir de tout un monde pass qui tranait
dans et autour de la maison. La maison conue comme axis mundi, comme endroit de
lintimit et de la scurit. Pour montrer limportance de la maison, le pote saide
dune hyperbole (maison chteau):

Jai vendu au marchand de sable


Ce chteau considrable.19

Cest incroyable comme Paul Claudel arrive transgresser la prominence


soutenue de la prire, du chant religieux, en leur opposant un souffle potique pareil
18 Paul Claudel, Intrieur, dans Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970, p.164.
19 Paul Claudel, La maison du marchand de sable, dans Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970, p.160.

32

celui que nous sommes en train de dcouvrir. Le pome en cause est ddi au petit
monde, au monde qui, dhabitude, passe inaperu loeil press et souvent accabl
dignorance: la souris, le rat, le coucou, laraigne, tout un monde animal personnifi:







Entrez, Madame la Souris!


Serviteur, Monsieur le rat gris!
[]
Le coucou fait oraison
Dans sa petite maison.
[]
Dans sa boutique laraigne
Tourne son moulin caf.20

Nous sommes, dans ce texte potique, les tmoins dun paradoxe. Cest le
paradoxe du choix potique. Ce type de pome est pratiqu par Paul Claudel comme
une sorte dentranement potique dans lequel il svertue mettre son intelligence
linguistique, o il prouve quil sait jouer, dsinvolte, du bout des doigts, avec les mots.
En dehors du petit monde, presque insignifiant, il y en a un autre, qui se
rapproche du premier: le prtre, le colonel, le savetier, et au milieu du pome, la lune,
gardienne de nos rves et souvenirs, gardienne de la vie. Ce monde mne une existence
anodine et absurde:

Il y a un petit prtre
Qui fait de la bicyclette.

Il y a un colonel
Qui nettoie les bouteilles.
[]
Il y a un savetier qui tape.
Il rpare sa savate.

La lune coule un oeil dor


travers le corridor.21

La couleur (oeil dor, bonhomme gris) associe bizarrement des ralits


incompatibles avec sa signification, et le son (un cricri, Grigna grigno grigna gris!,
la sonnette, taper) sentremlent fraternellemnt et de leur communion (combinaison)
dcoule une ambiance particulire, spcifique du monde dcrit et gardant les traits
ineffaables du pass et le caractre vanescent du souvenir. Luniformit et la
monotonie du pome sont sensiblement brouilles par lintrusion de quelques
20 Idem, p.161.
21 Idem, pp. 161-162.

33

lments de choc, tels que lalliance entre le monde de petits tres vivants et le
monde humain.
Lattribut gris, couleur de la cendre et du brouillard, est li lide du souvenir.
Ce qui est cependant intressant, cest le fait que, dans ce pome, le gris ne donne pas
limpression de tristesse, de mlancolie ou dennui ; au contraire, nous assistons au
renversement de sa signification habituelle. Il devient le fond sombre de la plus pure
gait. La gntique des couleurs22 dit que le gris se confond avec le centre du monde de
la couleur. Il cache le difforme, uniformise les penses et les apparences de la vie. Il est
lindtermin, qui nous le savons nest pas autre chose quune catgorie du savoir.
Dissipabitur capparis23
Les pomes de ce type ne sont pas nombreux dans lensemble des textes
claudliens. Et, chose plus intressante, ils portent lempreinte de linfluence
mallarmenne24 sans en tre subjugus. Si nous restons au coeur de la forme, le
pome prsente une structure simple: cinq strophes, chacune contenant quatre vers
disposs dans une sorte de pyramide rptitive: en se rfrant leur longueur, nous
pouvons dire que deux vers courts rencontrent deux autres plus longs. Et lorsque
nous parlons de pyramide rptitive, nous tenons compte, entre autres choses, du
refrain qui apparat constamment la base de chaque strophe, en la clturant,
refrain ambigu, car il comporte deux formes stylistiques opposes : tant pis tant
mieux, expressions couples laide de la conjonction copulative et : -Tant pis,
dit-il, et tant mieux !. Entre les deux extrmits antithtiques, le pote insre la
formule neutre, dit-il, qui augmente le caractre ambigu du vers. Quentendonsnous par il ? Il peut tre lmanation dune prsence divine, aussi bien quil peut
nommer lcho de la conscience cratrice du pote.
Un autre trait de cette rptition la fin de chaque strophe : elle coupe,
priodiquement, le message du pome, elle est un lment qui brise. Aprs trois vers
qui coulent paisiblement, suit le refrain. Nous constatons que le corpus de trois vers est
essentiellement charg dun contenu ngatif, soit quil sagisse de verbes (fuir, finir),
soit quil sagisse dattributs ou de noms (vieux, pauvre vieux sourd, dure, dangereux).
22 Chevalier, J. et Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont Jupiter,1989, p. 487.
23 Ce pome au nom latin tmoigne du sens profond de la rptition chez Paul Claudel. Les symtries contenues ont
quelque chose dimparfait (voir le schma que nous avons dress!); la manire dont les vers sont disposs affirme un
mouvement circulaire, dclenchant un effet de jeu tragique.
24 Mais cette influence nest pas vidente. P. Claudel ne mise pas beaucoup sur la destruction du langage; son but est
de valoriser les possibilits artistiques de la langue; les mots dans leur existence au-del de la rfrence quotidienne.
Voici ce que R. Barthes crit de Mallarm: Lagraphie typographique de Mallarm veut crer autour des mots rarfis
une zone de vide dans laquelle la parole, libre de ses harmonies sociales et coupables, ne rsonne heureusement
plus. Le vocable, dissoci de la gangue des clichs habituels, des rflexes techniques de lcrivain, est alors pleinement
irresponsable de tous les contextes possibles; il sapproche dun acte bref, singulier, dont la matit affirme une solitude,
donc une innocence. Cet art a la structure mme du suicide: le silence y est un temps potique homogne qui coince
entre deux couches et fait clater le mot moins comme le lambeau dun cryptogramme que comme une lumire, un vide,
un meurtre, une libert. (p. 107) (voir R. Barthes, Le degr zro de lcriture, Paris, ditions du Seuil, 1953.)

34

Le contenu ngatif des vers repose sur la notion du temps. En fait, ce qui est ngatif,
cest le temps: Le temps a fui.
Voici par la suite, la structure rptitive du pome schmatis. Nous avons
utilis les symboles a, b1, c, x et la chane drive {a1, a2, a3, a4}, o:

a = Mars est fini

b = Tu nes plus jeune, mais vieux

c = -Tant pis, dit-il, et tant mieux!

x = Le temps a fui

b1 = Pauvre vieux sourd!

a1 = Novembre aussi

a2 = Fini lamour!

a3 = Finis, les ftes et les jeux!

a4 = Tout est fini
La chane drive en fonction de a subsiste dans le verbe finir, repris
constamment. Le schma se prsente ainsi :

Ix
a
b

II a
a1
?

III a2
b1
a3

IV --

Vx
a4
Il reste Dieu!

Nous remarquons que cette structure rptitive nest pas forcment rigide. Les
vers changent dallure, se permutent, lintrieur de la mme signification (cf. leffet de
la circularit). Le schma dvoile la prfrence pour le jeu potique que Paul Claudel
imagine, avec un got immense pour la futilit des mots, du temps et de lespace.
Lavant-dernire strophe prsente deux isotopies spatiales:

a) la route la mort chaque tournant;

b)est dure est sre est dangereux.
Cette strophe constitue une sorte de trempoline pour le vers de la dernire
strophe: Il reste Dieu!. Si Claudel restait ce vers, sil coupait ici la sve de
son pome, nous dirions, en fin de compte, quil na pas dout un seul instant de la
puissance de sa foi. Mais le dernier vers trahit cette ventualit. Le refrain se colle
irrversiblement au vers Il reste Dieu ! , en lui dmontant les articulations
figes, le caractre de vrit absolue. Et, ainsi, le jeu de Paul Claudel cache, sous une
forme rptitive libre, la tension dun jeu plus pur, situ au confluent de la forme
et du contenu.
35

Le cygne
Le lecteur est ici confront un pome double (I Jour dautomne; II Jour
dt), trs complexe. Il renvoie, certainement, au pome mallarmen Le Sonnet
du Cygne et, bien sr, par ses connotations, lide largie dart potique. Chez
Paul Claudel, le signe potique refait le contour du cygne. Les deux entits,
surgies de mondes diffrents, saccompagnent et se dfinissent rciproquement.
Lhomophonie en ce cas nest pas du tout gratuite : Le signe lent / Du cygne
blanc / A fait onduler le vide25.
La premire partie de ce texte est une description au ralenti dun jour
dautomne; la pluie, lennui, les feuilles le caractrisent et, au-dessus de tout, limage
du cygne rgne triomphante. Cette partie prsente un systme de rimes compltement
diffrent la configuration prosodique de la deuxime partie. Nous avons lemploi
dun systme de rimes non-linaire, progressivement changes:
a
a
b
a
a
b

c
c
d
e
e
e

f
f
g
h
h
g

i
i
j
m
m
j

n
n
o
p
p
o

P. Claudel se montre l un vrai musicien du langage. Les enchanements


vocaliques et consonnantiques construisent le pome, son jeu intrieur:
Sous la lance
Du silence
Frisonne le lourd miroir
Cest lennui
Plein de pluie
De la nuit
Quexhale ce prtre noir

Cette haleine
Ne peine
Sur londe o loiseau se mire
Cette touche
Sur la bouche
Dune bouche qui expire26

Le langage potique sarticule sur des homologies phoniques, surtout


au niveau de la rime. P. Claudel jongle avec les isotopies phoniques, cest--dire
quil rpte, sous des formes diverses, une catgorie smantique qui mne la
cration dun univers uniforme, linaire : lance silence - lourd miroir ennui
pluie nuit; haleine peine touche bouche, etc.
25 Paul Claudel, Le cygne, I, dans Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970, p.125.
26 Le cygne, I, pp.125-126.

36

Le vide, le silence, lennui sont les motifs majeurs de cette premire partie. Ils
lvent une grille, une matrice smantique du texte dont le principal don est laspect
statique, lossature plate, sans embrasure.
Chaque mot et chaque vers acquirent l leur histoire, qui va tre reprise
dans Jour dt sur une autre tonalit. La deuxime squence est plus solennelle,
plus conservatrice vis--vis des rgles du jeu potique; elle est plus classique dans la
description envisage.
Laccent se porte sur la dcouverte du cygne, trange oiseau qui aime le soleil et
le silence. Voyons comment le cygne est, en fait, le pendant du signe potique:











Sur la nappe blouissante


Un cygne immortel est n.
[]
Loiseau puissant de sa palme
Repousse lespace rel.
Il savance dans le calme
Entre la mer et le ciel.
[]
Solennel et virginal
Nu de toute ombre le cygne
Au miroir horizontal
Apporte son message insigne.27

Nous nous trouvons devant un vritable univers potique recourb sur lui-mme
grce cette figure unique du cygne qui symbolise la puissante piphanie de la lumire. La
lumire dans laquelle se dresse la silhouette du cygne est, dans notre cas, la lumire dun
jour dt: lumineux, clatante extase, nappe blouissante, silence lumineux. Par sa couleur
blanchtre, par son mystre suave, le cygne fait la liaison entre le ciel et la terre, entre lacte
de la contemplation pure et le rgime de la fcondit tellurique. G. Durand voit dans le
cygne un oiseau solaire qui nest que la manifestation mythique de lisomorphisme
tymologiquede la lumire et de la parole28. Le cygne est, donc, avec les mots de Paul
Claudel, hros spirituel issu de laffinit ancestrale quil y a entre la lumire et le langage.
Et voici, comme argument illustrateur, la dernire strophe dun Jour dt:

Parole profonde et tendre!


Le mot sur le seuil de Dieu
Que fut cr pour entendre
Ce silence lumineux.29

27 Le cygne, II, p.128.


28 Le cygne, II, p.128.
29 Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 685. Les deux mots sont synonymes, et ils tirent leur racine
de nimic, ils signifient strilit, inutilit, vanit, nullit. Cf. ibid., p. 645. La locution aurole ngative de tout un
peuple se trouve dans Cioran, Bref portrait de Dinu Noca, dans Lami lointain, Paris-Bucarest, Paris, Criterion, 1991.

37

Le silence lumineux ouvre le passage vers une possible rvlation. Il se montre


tre un tape du progrs dans la possession de la Parole.
En revenant lide de saisons, lautomne fonctionne comme un symbole
de la finitude, de ce qui sarrte, du dpart. Par contre, lt est le symbole de
lpanouissement, de la lumire, de lexubrance, de la vie, de la puissance et, enfin, de
la Parole, celle qui runit les contraires, la Parole sacre. En essayant de conqurir toutes
les nuances de la parole, la posie de Claudel relve, en quelque sorte, une esthtique de
la naissance du signe potique.

Simona CONSTANTINOVICI

Bibliographie des uvres de Paul Claudel


uvre potique, Paris, ditions Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1967.
Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate
trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966.
Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970.
Loiseau noir dans le soleil levant, Paris, ditions Gallimard, 1930.
Lil coute, Paris, ditions Gallimard, 1946.
La lgende de Prakriti. Ossements. Le bestiaire spirituel, Annales Littraires de
lUniversit de Besanon, 1972.
Art potique, Paris, ditions Gallimard, 1984.
Bibliographie des ouvrages critiques
Barthes, Roland, Le degr zro de lcriture, Paris, ditions du Seuil, 1953.
Blanc, Andr, Claudel: Le point de vue de Dieu, Paris, Bordas, 1973.
Chevalier, J. et Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont
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Guillemin, Henri, Claudel et son art dcrire, Paris, ditions Gallimard, 1955.
Madaule, Jacques, Claudel et le langage, Paris, Descle de Brouwer, 1968.
Nietzsche, Friedrich, Par-del bien et mal, Paris, ditions Gallimard, 1989.
Poulet, Georges, La pense indtermine, 3 vol., 2e vol., Du romantisme au dbut du
XXe sicle, Paris, PUF, 1987.
Idem, uf, Semence, Bouche ouverte, Zro, dans Nouvelle Revue Franaise, 33, 1955.

38

DOSSIER THMATIQUE:
LE vidE

De labme du nant la plnitude du vide:


litinraire spirituel de Cioran
Deux vrits auxquelles les hommes en gnral ne croiront jamais:
lune de ne rien savoir, lautre de ne rien tre.
Ajoutez-en la troisime, qui relve beaucoup de la seconde:
de navoir rien esprer aprs la mort.
LEOPARDI
Comme des toiles, un dfaut de la vue, comme une lampe,
Une exhibition magique, des gouttes de rose, ou une bulle,
Un rve, un clair, ou nuage,
Ainsi nous devons regarder ce qui est conditionn.
LE SOUTRA DU DIAMANT

Title:

From the Abyss of the Nothingness to the Plentifullness of the Void: the Spiritual
Journey of Cioran
Abstract: Born in a land where the feeling of nothingness was unavoidable, Cioran has
long been tempted by the demon of the nihilistic spirit. At first he was morbidly
seduced by the desire of extinction, later, in the wake of Pyrrho wandering
through the streets of Eastern wisdom, he has pursued the extinction of desire.
The drama of his existence stems from the impossibility of combining the
conscience of nothingness and love of life, not being able, due to his inner
constitution, to surrender completely to one or to the other. However, this latest
setback, seems to open the doors to an unprecedented liberation, beyond all the
predetermined salvations.
Key words: nihilism, skepticism, Pyrrhon, Buddhism, Ngrjuna, Mdhyamika school,
emptiness, Lin-chi.

1. La flche empoisonne
Transpercs par lincurable, nous le sommes tous, dune certaine manire,
par naissance. Limpermanence de toutes les choses avec lesquelles nous entrons en
contact, cest une autre vrit aussi vieille que le monde. De ces deux axiomes, on peut
en dduire un troisime : cest--dire lquation qui met sur le mme plan existence
et souffrance, la premire, en ntant rien dautre quun euphmisme pour la seconde.
LOccident, plutt que de se conformer ces vidences irrfutables, en tirant les
consquences sur le plan philosophique, a depuis toujours prfr suivre une voie
plus confortable: abstraire du concret les deux principes mtaphysiques de ltre et
41

du Nant, et faire jaillir de leur polemos conceptuel le devenir du monde, oscillant


sans trve entre ces deux extrmes insaisissables. Pour ne pas parler de la religion, qui
a fabriqu au-dessous du mme terrain deux entits personnelles opposes, Dieu et
Satan, respectivement les Seigneurs des royaumes de ltre (le Paradis) et du Non-tre
(lEnfer). Sattarder disputer sur ltre et le Nant, cest une bonne manire dluder
le problme le plus urgent, qui reste toujours celui dextraire la flche empoisonne,
enfonce dans le cur mme de la vie.
L'Orient en gnral, et le bouddhisme dans ses diffrentes expressions en
particulier, se sont rsolument engags sur une autre route. Prenant acte de la souffrance
universelle et du caractre transitoire de toutes les choses sarvam duhkhan, sarvam
anityam cette tradition a tch d'ouvrir un passage, de trouver un radeau apte faire
transiter les tres sentants au-del de l'ocan de douleur dans lequel ils se dbattent, en
les soustrayant la ncessit cosmique de prir et de renatre sans cesse.

2. Le nant roumain
Cioran, n sur une terre o le sentiment du nant tait de rigueur, a cherch
un antidote capable d'craser en lui-mme ce dmon nihiliste de l'esprit. Tout d'abord
maladivement, en s'abandonnant au dsir d'extinction ; ensuite de manire plus
avantageuse, en poursuivant lextinction du dsir, dans le sillage de Pyrrhon, vers les voies
de la sagesse orientale. Le drame de sa vie et peut-tre celui de nous tous consiste dans
l'impossibilit de conjuguer la conscience du rien et l'amour de la vie; ne pouvant
pas, par constitution intrieure, s'abandonner compltement l'une ou l'autre de ces
deux extrmes. Cependant, il n'est pas exclu que cet chec ultrieur n'ouvre les portes
une libration inoue, au-del de tous les saluts codifis. Pour le dcouvrir, il faut suivre
Cioran dans son tortueux chemin
L'apprhension du nant se rvle une exprience abyssale n'importe quel
ge de la vie. Aprs cela, rien ne sera plus comme avant. Pour Cioran le nimic, version
roumaine du rien, fut, avant tout, un hritage culturel, de drivation balkanique,
valaque, qui refltait un sentiment de vanit, de frustration, d'inanit, de nullit, dont
l'aurole ngative venait se dposer sur un peuple entier, en touffant son lan vital.
De mon pays j'ai hrit le nihilisme foncier, son trait fondamental, sa seule
originalit. Zdrnicie, nimicnicie ces mots extraordinaires, non, ce ne sont pas des mots,
ce sont les ralits de notre sang, de mon sang.1

On ne peut pas savoir jusqu quel point lethos national a influ sur la formation
de son caractre. Cependant, il est plausible quil ait favoris cette disposition intrieure
de type crpusculaire, mlancolique, apte drouter sa volupt exubrante vers les tats
1 Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 685. Les deux mots sont synonymes, et ils tirent leur racine de
nimic, ils signifient strilit, inutilit, vanit, nullit. Cf. ibid., p. 645. La locution aurole ngative de tout un peuple
se trouve dans Cioran, Bref portrait de Dinu Noca, dans Lami lointain, Paris-Bucarest, Paris, Criterion, 1991.

42

ngatifs de lexistence: lennui, le sens morbide de la mort, linsomnie, la tentation


suicidaire, autant de voies daccs au nant, voies qui le tenailleront pour beaucoup
dannes, sinon pour toute une vie. Le Cioran roumain en vient murer ainsi cette
vocation renverse pour le rien, ce culte du non-tre qui fera de lui laptre infernal
dun vangile nihiliste et exterminateur: Le nant tait en moi, je navais pas besoin
de le chercher ailleurs2, dclarera-t-il plus tard.
Mais quest-ce que le nant pour le jeune Cioran ? Serait-ce, par hasard, le
Nant des philosophes et des savants ? Certainement non. Le nant cioranien ne
soppose pas ltre, mais il lrode de lintrieur, cest un principe de dcomposition,
un virus qui se dveloppe dans le sein mme de la vie. Si on peut dfinir la mort comme
lantichambre du nant, cest parce que la peur quelle inspire renvoie un phnomne
plus originaire et fondamental, cest--dire lannihilation absolue.
De mme que la mort est inconcevable sans le nant, de mme la vie est ainsi
inconcevable sans un principe de ngativit. Limplication du nant dans lide de la mort
se lit dans la peur quon en a, qui nest autre que lapprhension du Rien. Limmanence de
la mort marque le triomphe dfinitif du nant sur la vie, prouvant ainsi que la mort nest
l que pour actualiser progressivement le chemin vers le nant.3

Cependant, si le nant comme prsence se rvle une exprience impossible


en effet, tout ce que nous rencontrons, ce ne sont que des entits auxquelles nous
reconnaissons par convention le statut dtres alors comment peut-il se rvler
la conscience ?
Le nant ne se trouve pas la fin dun procd logique dinduction, cest--dire
partir dune ngation concrte qui remonte jusqu luniversel; en dautres termes, il ne nat
pas de la contemplation de la mort dautrui. Cet vnement, bien quil brise un lien affectif,
nest pas rductible la perspective de notre propre fin, il entame seulement indirectement
notre prsence, cest une fente dans lconomie de notre tre, qui vient dtre destabilis
par celui-ci. Telle quune catastrophe laquelle nous assistons de loin ou en diffr, cest un
simple pisode de la vie que nous allons dpasser tt ou tard. La manifestation du nant ne
concerne ni la sensibilit ni lintellect, mais elle trouve son origine dans la sphre motive, en
particulier dans la tonalit affective de langoisse, qui anticipe notre possibilit de ntre plus
dans le monde. Devant une telle perspective, nous sommes en proie au vertige. Langoisse
est cette espce de vertige abyssal, ce frisson glacial, qui nous fait tomber dans une nuit
obscure et sans fond. Langoisse est lextase du nant. Sous le terrain de ltre, souvre,
soudainement, un gouffre qui avale aussi bien notre tre que le monde qui nous entoure.
Devant le vide physique, et par peur dy tomber, il est saisi par une paralysie devenant
insoutenable avec le temps, jusquau moment o il se jette dans le vide, m par le sentiment
du nant, en entranant, dans sa chute, tout ce quil rencontre. Le vertige engendre une

2 Entretien avec Gerd Bergfleth dans Cioran, Entretiens, Paris, Gallimard coll. Arcades, 1995, p. 150.
3 Sur les cimes du dsespoir, uvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, pp. 34-35.

43

sensation ambigu, de refus et, en mme temps, dattraction: nous avons horreur du vide,
pourtant nous nous sentons engloutis par une sorte de magntisme physique. Il en est de
mme avec le nant : nous le fuyons instinctivement, bien quune force primordiale et
irrsistible nous pousse dans son giron inconnu.
Pendant les annes roumaines, Cioran se laissera sduire par le charme pervers
du Rien. Cependant, aprs lavoir dcouvert en lui-mme, au lieu den tirer des
consquences philosophiques, il la pris en horreur, il sen venge, et vilipende pour cela
lunivers entier. En vertu dun style littraire sauvage et corrosif, Cioran contamine les
bonnes consciences apaises, en injectant le cyanure dune connaissance qui ptrifie
chaque espoir. Au lieu daboutir la sagesse du renoncement, lapprhension du Rien,
il ne fera que suppurer ses plaies, quexciter sa sensibilit nerveuse. dmonstration
que le nant occidental, vide impur, mlang avec le devenir nagit pas comme
un lnitif de la voluntas, car la noluntas nest que lextrme mtamorphose de la volont
mme, qui prfre justement dsirer le nant, plutt que ne pas vouloir du tout. Donc,
au lieu de conqurir le monde, la volont de puissance du jeune Cioran se tourne vers
un nihilisme militant, pour entreprendre une croisade contre la Ralit mme, afin de
dmolir ses fondations. Si laspiration inavouable de chaque malade est celle dassister
une pidmie universelle, le rve exprim par Cioran vise le triomphe du Rien et
lapothose du non-tre 4. Le nant se transforme ainsi, chaque fois, en doctrine
politique, vision mystique, jusqu devenir un programme apocalyptique.
Mais le fait est quen ce temps l javais un insatiable besoin de folie, de
folie agissante. Il me fallait dtruire ; et je passais mes jours concevoir des images
danantissement [] Javais, en effet, besoin de folie comme dautres en avaient de sagesse
ou dargent. Lide que quelque chose existt, et pt exister sans se soucier de ma volont
de destruction, me donnait des crises de rage, me faisant trembler des nuits entires. Et
cest alors que je compris pourquoi la mchancet de lhomme dpasse de beaucoup celle de
lanimal. Cest que la ntre ne pouvant passer lacte tout de suite et sassouvir, saccumule,
sintensifie, senfle, et nous dborde. force dattendre, elle saide par la rflexion, et devient
froce. Elle hait tout, alors que celle de la bte ne dure quun instant et ne sapplique qu
lobjet immdiat; elle ne se tourne, non plus, contre elle-mme. Mais la ntre atteint de
telles proportions telles qui ne sachant plus qui dtruire, elle se fixe sur nous-mmes.
Ainsi il en fut de moi: je devins le centre de ma haine. Javais ha mon pays, tous les hommes
et lunivers; il me restait de men prendre moi: ce que je fis par le dtour du dsespoir.5

Version utopique du non-tre absolu ou dernier horizon du salut du dsespr,


le dsir du nant, en dernires analyses, ne le dlivra pas, mais, au contraire, lasservit:
La vie est ce que jaurais pu tre si je ntais pas rduit en esclavage par la tentation
du nant. 6 Aprs avoir fait le dsert autour de lui, et tre sorti battu de la lutte
4 Ibid., p. 54.
5 Cioran, ara mea / Mon pays, Humanitas, Bucarest, 1996, pp.138-140.
6 Le Crpuscule des penses, in uvres, op. cit., p. 377.

44

contre le rel, le nant retrouve le sous-sol do il tait sorti: le cur mme de Cioran.
puis par la fureur dvastatrice et fatigue de son rve politique, il est conscient
maintenant quil ne pourra plus viter la rencontre avec lui-mme. La fuite Paris,
labandon de lidiome natal, lacquisition force du franais, tout cela quivaut une
mort et une renaissance, bref, un changement de peau. Les annes 1940 seront une
priode de travail, de gestation, dlaboration solitaire. Mais le nant est toujours l,
hte silencieux et inquitant, comme un gaz inodore, mais mortel. Que faire donc?
Succomber ou tcher de le pntrer, de le parcourir jusquau bout ? Pourrait-on
le sublimer en recourant lalchimie potique? Ou pourquoi ne pas lui opposer le
sarcasme et lhumour? Le Prcis reprsentera plus que cela: sur le plan existentiel, une
prise de distance lucide et irrversible. Par lintermdiaire de Cioran, toute une culture
rflchit, une fois pour toutes et sans escompter quoi que ce soit, sur elle-mme et sur
sa propre destine. Lcorch prend la parole...
Avec ses nerfs en feu, il aimerait que la terre ft de verre pour la faire voler en
clats; et avec quelle soif ne slancerait-il pas vers les toiles pour les rduire en poudre,
une une Le crime luit dans ses prunelles; ses mains se crispent en vain pour trangler:
la Vie se transmet comme une lpre: trop de cratures pour un seul assassin. Il est dans la
nature de celui qui ne peut se tuer de vouloir se venger contre tout ce qui se plat exister.
Et de ny point russir, il se morfond comme un damn que limpossible destruction irrite.
Satan au rancart, il pleure, se frappe la poitrine, se couvre la tte; le sang quil et voulu
rpandre nempourpre gure ses joues dont la pleur reflte son dgot de cette scrtion
desprances produite par les races en marche. Attenter aux jours de la Cration, ctait
son grand rve; il y renonce, sabme en soi et il se laisse aller llgie de son chec [].7

3. De Pyrrhon Bouddha
Par lentremise de ses grands philosophes partir de Hegel, en passant
par Schopenhauer, jusqu Nietzsche et des historiens tels que Taine ou Renan,
lOccident a commenc discuter, non sans quivoque, le bouddhisme, en lassimilant
expditivement au culte du nant. Tout cela pour avoir sous-estim ou, de toute faon,
mal assimil la leon sceptique propdeutique naturelle pour pntrer les subtilits
dialectiques de lOrient. Cependant, Cioran ne commettra pas la mme faute que ses
illustres prdcesseurs: la rencontre et lapprofondissement dfinitif du scepticisme lui
apporteront une meilleure comprhension du bouddhisme lancien avant et puis le
tardif en le librant du gouffre dune vision macabre et dsespre du nant.
La vacuit, seule conclusion positive laquelle mait conduit mon scepticisme.8

7 Prcis de Dcomposition, in uvres, op. cit., p. 733.


8 Cahiers, op. cit., p. 530. Plus tard il confirmera: On me demande: Est-ce que vous avez subi linfluence de X et de
Y? Non. Je nai eu que deux matres: le Bouddha et Pyrrhon. Ibid., p. 529.

45

Entreprise philosophique de dmolition lchelle universelle, depuis ses


dbuts, le scepticisme ne sest fix quun seul programme : compromettre lide
mme de ralit. Autant dire quon doit miner lun des prjugs les plus invtrs et
biologiquement enracins que lhumanit ait fait sien, savoir que les choses ont en
elles-mmes une certaine consistance dtre.9 Pour russir dans cette entreprise, le
sceptique cest--dire lhomme le plus honnte quil y ait sur le plan philosophique10
doit abattre par coups de dialectique larchitecture conceptuelle qui soutient le
rel, en montrant son incohrence au regard de lexprience nue des phnomnes. Ce
faisant, il pourra reconduire ses propres semblables leur condition originaire, en les
convainquant que le monde, dans lequel ils habitent, nest quune vague fluctuation
dapparences, autrement dit que le rel nest rien de plus qu une opinion dgnre
en certitude comme crit merveilleusement Cioran.11
Lessence dune chose, ou bien ce qui fait quelle soit celle-ci plutt que cellel, cest une summa de qualits dtermines. Or, ces mmes proprits que nous
attribuons directement aux choses, elles ne sont en ralit que le produit momentan et
changeant dun rseau inextricable de causes et de conditionnements: par exemple, ce
qui drive de notre appareil perceptif, plutt que par le devenir du milieu extrieur. En
consquence, ces proprits que nous faisons remonter conventionnellement lobjet,
nappartiennent pas exclusivement sa nature, mais plutt une interconnexion de
phnomnes qui, leur tour, renvoient aux autres concatnations, et ainsi de suite.
Chaque noyau dexprience nest quun relata, c'est--dire qu'il est insr dans un
rseau de corrlations, qui dterminent son apparition et sa disparition, en vertu de la
relativit universelle qui gouverne le devenir de tous les phnomnes. Cest la science
de certifier en dtail la validit des intuitions sceptiques. Nayant pas en eux-mmes
le principe de leurs qualits, les tres sont tous dpourvus de diffrences spcifiques
(adiaphora). Raison pour laquelle, comme Pyrrhon aimait le dire, chaque chose nest
pas plus ceci que cela ( )12 Du reste, si elles possdaient une nature
propre inconditionne, elles ne pourraient jamais la perdre, autant dire quil ny
aurait aucun changement. Do lexpression dsarmante de Cioran, selon laquelle
Je suis un tre par mtaphore; si jen tais un en fait, je le resterais jamais, et la
mort, dpourvue de signification, naurait aucune prise sur moi.13 Vidant les choses de
leur statut ontologique, le sceptique adhrera seulement la surface des phnomnes,
sans leur attribuer la moindre essence. Bref, il ny croit plus. Sans opinions (adoxastoi),
ni inclinaisons ou prfrences (aklineis), il glisse sur les vnements, en slevant
cette parfaite indiffrence, cette suprme imperturbabilit (ataraxia), qui est
9 Dans Bis accusatus Lucien de Samosate nous dit que Dabord peintre, Pyrrhon devint par la suite philosophe et
il eut comme objectif dliminer la ralit de toutes les choses. Cit. in Pirrone. Testimonianze, a cura di Fernanda
Decleva Caizzi, Bibliopolis, Napoli, 1981, p. 84.
10 Cf. La Chute dans le temps, uvres, op. cit., p. 1101.
11 Cahiers, op. cit., p.751.
12 Pirrone. Testimonianze, op. cit., p. 83.
13 Le mauvais dmiurge, in uvres, op. cit., p. 1218.

46

dangereusement proche du Nirvna bouddhiste. Le sceptique ? Un opportuniste


lchelle mtaphysique, un superficiel par excs de profondeur. Fort des rfutations
sceptiques, Cioran ramne son conflit avec ltre et le nant sa juste mesure, en crant
ainsi les conditions de leur dpassement dfinitif.
Nous devrions destituer ltre de tous ses attributs, faire en sorte quil ne soit plus
un appui, le lieu de tous nos attachements, lternelle impasse rassurante, un prjug, le
plus enracin de tous, celui auquel on nous a le plus accoutums. Nous sommes complices
de ltre, ou de ce qui nous semble tel, car il ny a pas dtre, il ny a que de lersatz dtre.
Y en et-il de vritable, quil faudrait encore sen dgager et lextirper, vu que tout ce qui
est tourne lassujettissement et lentrave. Prtons aux autres le statut dombres; nous
nous en sparerons dautant plus facilement. Si nous sommes assez insenss croire quils
existent, nous nous exposons des mcomptes sans nom. Ayons la prudence de reconnatre
que tout ce qui nous advient, tout vnement, comme tout lien, est inessentiel, et que sil y a
un savoir, ce quil doit nous rvler, cest lavantage dvoluer parmi des fantmes.14

force de distinguer lapparent de ltre et le faux de lapparent, lide mme


de ralit finit par se dissiper compltement. Lorsquil est frapp par le mirage de la
sensation, le sceptique ne se laisse plus tromper, il sait dsormais que derrire, il ny a
rien de substantiel qui puisse le satisfaire: un certain niveau de la connaissance, le
non-tre seul tient le coup.15 Il ne lui reste quun pas: se livrer la scepsis; abandonner
donc le lest du doute dernire forteresse du Moi et plonger dans locan de la Vacuit.
Dtach des ses entreprises et des forfaits, il est arriv la dlivrance, mais une
dlivrance sans salut, prlude lexprience intgrale de la vacuit, dont il approche tout
fait lorsque, aprs avoir dout de ses doutes, il finit par douter de soi, par se dprcier et se
har, par ne plus croire sa mission de destructeur. Une fois rompu le dernier lien, celui qui
le rattachait soi, et faute duquel lautodestruction mme est impossible, il cherchera refuge
dans la vacance primordiale, au plus intime des origines, avant ce tiraillement entre la
matire et le germe qui se prolonge travers la srie des tres, de linsecte au plus harcel des
mammifres Quand ses sens se fltrissent par manque dobjets qui puissent les solliciter, et
que sa raison cesse de sexercer par horreur de porter des jugements, il en est ne plus pouvoir
sadresser quau non-crateur, avec lequel il se confond, et dont le Tout, indiscernable du
Rien, est lespace o, strile et prostr, il saccomplit, il se repose.16

Cependant, cet abandon dfinitif, lOccident ne la jamais accompli. la suite


dAlexandre, Pyrrhon est arriv dans la valle de lIndus, mais il na pas franchi le fleuve,
car le sceptique, comme remarque Cioran, ne franchit jamais le Rubicon.17 Il a prfr
faire retour en Grce et vivre modestement; quoi quil en soit, ses excs colriques et

14
15
16
17

Ibid., pp. 1218-1219.


La Chute dans le temps, op. cit., p. 1141.
Ibid., p. 1103.
Ibid., p. 1101.

47

son abus de limpassibilit qui frise la nvrose, nous donnent de lui une image presque
divine ou bien ridicule, en nous suggrant que sa sagesse sest enlise aux seuils du vide.
Ses successeurs, de Timon aux Acadmiciens, jusqu Sextus Empiricus lAristote des
douteurs - rigeront lpoch en systme, mais ils niront pas au-del. Affranchi par la
tyrannie des apparences, le sceptique reste cependant ancr dans le doute, raison pour
laquelle, dans la course la vacuit, il cde le pas au dlivr. Autant dire que le moment
de franchir lIndus est arriv, naturellement avec Cioran
Est libre celui qui a discern linanit de tous les points de vue, et libr celui qui
en a tir les consquences.18

4. lcole du Vide
Contrairement son ami, Mircea Eliade, la passion pour les philosophies
orientales nappartient pas au nombre des infatuations juvniles de Cioran, elle est plutt
une conqute de la maturit, fruit de lge du dsenchantement et du dtachement.
Dans sa priode de vieillesse, la conscience davoir gaspill intellectuellement ses
meilleures annes, constituera plus dun motif de regret pour lui, accoutum aux
digressions autour de lessentiel.
Le jour o je lus la liste d peu prs tous les mots dont dispose le sanscrit pour
dsigner labsolu, je compris que je mtais tromp de voie, de pays, et didiome.19

Le premier impact remonte la priode universitaire roumaine. ce temps-l, Mircea


Eliade le seul Roumain capable de circuler dans lautre moiti de la culture humaine 20 initiera aux doctrines de lInde une gnration entire de jeunes intellectuels, qui attendaient
avidement, chaque semaine, ses articles de pionnier comme autant de primeurs. Cependant,
linfluence de la philosophie occidentale plagiait encore lesprit de Cioran, cest pour cela que
cette premire approche ne laissa pas de signe. Il y reviendra, de manire plus systmatique,
pendant le sjour berlinois de 1933 1934, en compulsant une anthologie de textes
bouddhistes en langue allemande - dit-il - comme antidote lhitlrisme!
Au-del de tout, il ny a pas de doute que le bouddhisme originaire lui parlait. La
perception de lagrgat, la rpugnance envers la dcadence organique, la douleur pour le
caractre transitoire de lexistence, la naissance comme flau Autant dintuitions runies
dans une vision unique, durent susciter en lui un mlange de triomphe et dhorreur, en
18 De linconvnient dtre n, uvres, op. cit., p. 1327.
19 Ibid., p. 1313. Dans une lettre Aravir Acterian, date du 28 aot 1972, Cioran crit: Les heures que jai
consacres dans ces derniers annes des conversations insipides, jaurais pu les employer apprendre le chinois ou
le sanskrit. Je me dis souvent que si je recommenais ma vie, cest de philosophie orientale, plus prcisment hindoue,
que je moccuperais. Il faut avoir des regrets, de prfrence nobles. Cit. in Lettres choisies de E.M. Cioran, in
Magazine littraire n324, Paris, 1994, p. 53.
20 Cioran, Solitude et destin, Paris, Gallimard, coll. Arcades, p. 386.

48

aiguisant son asctisme sensuel, typique un moine fourvoy par le samsara ou, comme
il aimait dire, dun fossoyeur avec quelque rudiment de mtaphysique. 21
En ce qui concerne lanalyse, Cioran na pas de difficult, au moins initialement,
souscrire les vidences du Bouddha, le considrer un vrai alli, mais dici en tirer
les consquences, cest tout autre chose. Bref, le reproche quil formule contre lveill,
cest de ne pas arriver comprendre comment dans le vide du monde, on sourit encore
la vie. Autrement dit, comment peut-on vivre sensuellement dans le rien22?
Le malentendu initial est vite clarifi : Bouddha, numr expditivement avec les
Veda et le Christ, en somme tous les sauveurs Ils moffrirent la rdemption en
mon absence dtre anonyme dans le rien - alors que mon orgueil exigeait mon nom
jusque dans le nant.23 Cioran prtend donc au Nirvana bouddhiste ce que dautres
demandent ltre. Et ainsi, en premire instance au moins, il rejette le bouddhisme
parce que, en suivant le prjug occidental, il na qu laisser en hritage le rien
personne... Au cours des annes, en parcourant diligemment les tapes qui ont marqu
le dveloppement historique et spirituel du bouddhisme, Cioran aura, de toute faon,
loccasion de se raviser sur ce point fondamental.
Bien que le germe de la vacuit et de la Voie du Milieu ft dj prsent dans
les sermons du Bouddha24, la littrature canonique ultrieure, en sopposant lide
substantielle du moi (tmavada), propre aux systmes brahmaniques et du Samkhya,
se fondera sur les trois caractres congnitaux tous les phnomnes physiques et
mentaux: impermanence (anitya), non substantialit (antma) et souffrance (duhkha).
Ces aspects, du reste, sont reconductibles une loi causale unique, dcouverte
par le Bouddha dans la nuit de lveil, la soi-disante production interdpendante
(prattyasamutpda)25. La doctrine bhidharmika, summa des textes Hinayna (Petit
Vhicule), labora sur ces bases une classification dtaille des lments irrductibles
(dharma), qui, en se combinant, formeront des agrgats momentans (skandha), qui
donneront vie aux composes organiques, cest--dire ce que nous appelons moi
(tman) ou la personne (pugdala)26. Or, tout ce qui est form de parties, et dpend
pour son existence de ltre provisoire de celles-ci, tt ou tard tend se dsagrger.
Cioran, lIndlivr, mditera sans cesse sur les derniers mots de Bouddha: La mort
est inhrente toutes les choses composes. Travaillez sans relche votre salut.27

21 Le mauvais dmiurge, op. cit., p. 1192 et 1215.


22 Le Crpuscule des penses, in uvres, op. cit., p. 421 et 493.
23 Brviaire des vaincus, in uvres, op. cit., p. 519.
24 Interrog par Katyyna sur la nature de la claire vision, le Bouddha rpondit: Que tout existe, Katyyna, cest
un extrme; que tout nexiste pas cest un autre extrme. En nacceptant pas les deux extrmes, le Tathgata proclame la
vrit de la position du milieu. Samyutta Nikaya, 12.15.
25 Dans sa formulation originaire la chane causale est constitue par douze anneaux (nidna), en sorte que lapparition
de chacun est conditionne par le prcdent, lequel, son tour, dterminera le suivant, en scandant la naissance, la dure
et la cessation de toutes les choses, atteles inexorablement la roue des existences.
26 Les skandha sont cinq: rpa (matire), vedan (sensation), samj (perception/cognition), samskra, (forces ou
pulsions psychiques), vijna (conscience pure).
27 Cfr. Le mauvais dmiurge, op. cit., p. 1218.

49

La hantise de lagrgat, le sentiment de plus en plus vif que je ne suis quune


rencontre phmre de quelques lments. Cest un signe dveil que de se sentir compos,
et non un bloc sans faille. Pour supporter lide de la mort, il faut avoir toujours prsente
lesprit cette chose si simple et difficile accepter, savoir que nous sommes constitus
dlments, souds ensemble pour un moment, et qui nattendent que de se sparer. Lide
du moi comme ralit substantielle, telle que nous la enseigne le christianisme, est la
grande pourvoyeuse de nos terreurs. Comment en effet accepter que cela cesse qui avait lair
de tenir si bien ensemble? 28

La thorie des lments du bouddhisme canonique, en adoptant un ralisme


pluraliste, ne fait que transfrer le problme de lexistence de la substance du plan du
moi celle de ses constituants, en ignorant de telle manire lavertissement tacite
de lveill qui, lorsquil fut press sur lessence des questions dernires (avykrta)29,
y opposa un suprme silence. La distinction entre dharma conditionns et dharma
inconditionns ne suffit pas dissiper les doutes et les perplexits qui animrent les
diatribes doctrinales entre les diffrentes communauts Thervada. Cioran nanmoins,
se tourmentera autour des mmes problmes : si le moi est un simple agrgat
dlments, qui doit tre libr et pourquoi? Peut-on concevoir une transmigration
sans sujet migrateur ou une souffrance sans substrat ? En dernier lieu, en quoi consiste
la batitude du Nirvna?
Pour la rsolution de celles-ci et dautres apories dans lesquelles stait ensabl
le bouddhisme ancien, il faudra attendre laffirmation dune nouvelle et, en un (certain)
sens, rvolutionnaire vision, qui commence prendre forme dans la littrature anonyme
du Prajpramit (Perfection de la sagesse), autour du premier sicle av. J.-C.,
mais qui trouvera son plein dveloppement et sa systmatisation philosophique
dfinitive dans les sicles suivants, avec luvre de Ngrjuna, gnial fondateur de
lcole Mdhyamika (Voie du Milieu), et de ses successeurs ryadeva, Chandrakrti et
ntideva, glossateurs illustres de lincomparable matre.30
Si, en proclamant limpermanence de tous les phnomnes composs, le
Bouddha, loccasion du sermon de Bnars, avait mis en marche la Roue de la Loi,
avec la Prajpramit, qui reprsente le second tour de Roue du Dharma, on annonce
dsormais loriginaire et lessentielle vacuit de tous les lments (dharmanairtmya)
qui composent le rel.31 travers une dialectique implacable, le clbre reductio ad
absurdum (prsangika) une sorte de Ju-jitsu philosophique qui renvoie mme
28 Cahiers, op. cit., p. 299.
29 Les soi-disant inexprimables concernent la nature et la dure du monde, de lme, du Tathgata, du Nirvna.
30 lcole philosophique la plus avance, en tout cas, aprs laquelle il ny a plus rien dire, cest lcole Mdhyamika,
qui fait partie du bouddhisme tardif, quon situe peu prs au IIe sicle de notre re. Il y a trois philosophes qui la
reprsentent: Ngrjuna, andrakrti et ntideva. Ce sont les philosophes les plus subtils que lon puisse imaginer.
cit. Entretiens, op. cit., p. 71.
31 Ici ou Sariputra, tous les dharma sont caractriss par la vacuit; ils ne sont pas produits ou arrt, ni contamins
ni immaculs, ni dfectueux ni complets. Sutra del cuore, in I libri buddhisti della sapienza, a cura di Edward Conze,
Ubaldini Editore, Roma 1976, p. 76. Dans les Cahiers Cioran note cette dfinition: Dharmanairtmya = inexistence
en soi des choses, pense ou matire. Op. cit., p. 312.

50

contre ladversaire les thses avances de celui-ci, en les poussant jusque dans leurs
extrmes consquences, cest--dire jusqu limplosion Ngrjuna montre la
nature insoutenable des doctrines de lternalisme (vata-vda) et du nihilisme
(uccheda-vda). Avec le terme tre , nous entendons toujours communment
ltre de quelque chose. Cependant, sa manifestation est caractrise par lintersection
synchronique de nombreux procs qui dpassent son unit physicochimique. Ltre
tel que ses proprits nappartient jamais de manire intrinsque un individu;
donc, celui-ci, considr en lui-mme, nest pas en ralit. Dailleurs, si les choses
avaient en elles-mmes le fondement de leur propre tre, comment pourraient-elles
changer au contact de leur milieu? Dun autre ct, si les choses navaient pas un tre
propre, comment pourraient-elles le perdre, en devenant simplement rien ? Aucun
tre na jamais t ni produit ni, par consquent, dtruit, cest bien pour cela que les
phnomnes gardent une efficacit causale indubitable. Au-del de ltre et du nant,
Ngrjuna proclame luniversalit du vide (nya), lequel, en dernire analyse, ne se
distingue pas dune production causale bien interprte. Cioran pouse totalement
cette vision, en apparence paradoxale, des phnomnes, qui, bien quexistants, ne
peuvent tre ramens nanmoins quelque entit dtermine (res):
Tout ce que je pense des choses est rsum dans cette formule dun reprsentant du
bouddhisme tibtain: Le monde existe, mais il nest pas rel.32

Puisquen fin de compte, le langage nest quune dclinaison de ltre et du


non-tre de tous les tants que nous rencontrons dans notre exprience, en liquidant
ces deux termes extrmes, lcole du vide ne se propose rien de moins que lannulation
de toutes les opinions qui entendent affirmer ou nier quoi que ce soit.33 Cependant, il
serait ambigu dvoquer la vacuit, en la considrant telle quun nouveau point de vue
supplantant les prcdents. Comme les autres mots, le terme de vide ne dsigne
rien de rel. Il est plutt assimilable une cure, un mdicament qui disparat avec le
mal quil se proposait de soigner. Le mal dont il sagit, cest la pense discursive sur
laquelle sappuie le btiment de la vrit conventionnelle, relative (samvrti-satya ou
vrit qui obscurcit) qui nous abuse en nous faisant croire que nous vivons dans un
monde compos dentits, qui naissent, interagissent et meurent. Cette vision altre
voile lexprience authentique, absolue du rel (paramrtha-satya), dcrite ainsi par

32 Cahiers, p. 299. Lontologie Prajpramit de la vacuit se trouve rsume par les mots simples du philosophe
indien Pingalaka, II sec. d. C. : Si le tissu possdait sa propre originale, immuable ralit, il ne pourrait pas tre fait
avec le fil le tissu drive du fil et le fil de la plante de lin Cest la mme chose du procs du brler et de lobjet
brl. En certaines conditions ils sapprochent, et il se produit ainsi le phnomne nomm brler Mais chacun deux
ne possde pas une ralit spare : parce que lorsque lun est absent, lautre nexiste pas. Il succde ainsi pour toutes les
choses de ce monde : elles sont tous vides, sans une propre identit, et donc sans existence en sens absolu. Ils sont comme
un feu follet. Cit. in Lucien Stryk, Introduzione alle Poesie Zen, Newton Compton, Roma, 1999, p. 24 (T.d.A.).
33 La vacuit ont dit les Vainqueurs cest llimination de toutes les opinions. Ceux pour lesquels mme la
vacuit est une opinion ont-ils dit sont incurables. Cit. Ngrjuna, Mdhyamakakrika. XIII, 8, cit. in Buddismo
- Testi sacri del Grande Veicolo, a cura di Raniero Gnoli, Mondatori, Milano 2004, p. 190 (T.d.A.).

51

Ngrjuna:non dpendante dautres, apaise, ni dveloppe par le dploiement de la


pense discursive, dpourvue de reprsentations subjectives, sans diversit.34
Cioran saisit la fonction thrapeutique de la vacuit, en nous mettant pourtant
en garde den abuser, comme dun mdicament, une fois la sant retrouve.
Le vide nous permet de ruiner lide de ltre; mais il nest pas entran lui-mme
dans cette ruine; il survit une attaque qui serait autodestructrice pour toute autre ide. Il
est vrai quil nest pas une ide mais ce qui nous aide nous dfaire de toute ide. Chaque
ide reprsente une attache de plus; il faut en dsencombrer lesprit, comme il nous faut
nous dsencombrer de toute croyance, obstacle au dsistement. Nous ny parviendrons quen
nous levant au-dessus des oprations de la pense: aussi longtemps quelle sexerce, quelle
svit, elle nous empche de dmler les profondeurs du vide, perceptibles seulement quand
diminue la fivre de lesprit et du dsir.
Toutes nos croyances tant intrinsquement superficielles et nayant de pris que
sur les apparences, il sensuit que les unes et les autres sont au mme niveau, au mme degr
dirralit. Nous sommes constitus pour vivre avec elles, nous y sommes contraints: elles
forment les lments de notre maldiction ordinaire, quotidienne. Cest pourquoi lorsqu
il nous arrive de les percer jour et de le balayer, nous entrons dans linou, dans une
dilatation ct de laquelle tout semble ple, pisodique, mme cette mme maldiction-l.
Nos frontires reculent, si tant est que nous en ayons encore. Le vide moi sans moi - est la
liquidation de laventure du je, cest ltre sans aucune trace dtre, un engloutissement
bienheureux, un dsastre incomparable.
(Le danger est de convertir le vide en substitut de ltre, et de le dtourner ainsi de
sa fonction essentielle, quil est de gner le mcanisme de lattachement).35

Le mcanisme compromettre, cest, videmment, la coproduction


conditionne, qui nous pousse dsirer ardemment, saisir, retenir, ce qui, dpourvu
didentit, par sa nature, ne vaut pas la peine dtre dsir, conquis ou possd. La
vacuit doit corroder simultanment les anneaux de la chane qui salimentent
mutuellement : lignorance (avidy), le dsir, (trsn) et lattachement (updna).
Lignorance, en produisant lillusion dune substance dtre, cache la vraie nature des
choses, cest--dire leur vacuit foncire. Et cest vraiment cette apparence trompeuse
qui nous pousse dsirer ardemment.
Que je puisse dsirer encore, cest une preuve que je nai pas une perception
exacte de la ralit, que je divague, que je suis mille lieues du Vrai. Lhomme, liton dans le Dhammapada, nest la proie du dsir que parce quil ne voit pas les choses
telles quelles sont.36
34 Cit. ibid., XVIII, 9, p. 194 (T.d.A.).
35 Le mauvais dmiurge, op. cit., pp. 1219-1220. Cioran reprendra la doctrine des deux vrits dans cartlement, o
la vision cauchemardesque de lHistoire se compte parmi les vrits derreur macroscopiques (samvrti-satya).
36 De linconvnient dtre n, op. cit., p. 1384. Ayant ouvert une anthologie de textes religieux, je tombe demble
sur ce mot du Bouddha: Aucun objet ne vaut quon le dsire. Jai ferm aussitt le livre, car, aprs, que lire encore?
cit. Aveux et anathmes, in uvres, op. cit., p. 1678.

52

Aprs avoir sabot les machinations de lintellect, il incombe la vacuit la


tche la plus ardue: surmonter la tyrannie des instincts:
Jai beau savoir que je ne suis rien, il me reste encore men persuader vraiment.
Quelque chose, au-dedans, refuse cette vrit dont je suis si assur.37

Cioran est conscient que le dernier anneau de la chane, puisquil est ncessaire,
non sans connivence avec nos pulsions primordiales, est le plus difficile rompre. En
comptant sur la complicit de nombreuses existences, le dsir se confond avec le soupir
mme de lespce.
Tant quon dsire, on vit dans la sujtion, on est livr au monde; ds quon cesse
de dsirer, on cumule les privilges dun objet et dun dieu: on ne dpend plus de personne.
Que le dsir soit indracinable, il nest que trop vrai ; cependant quelle paix rien que
dimaginer en tre exempt! Paix si insolite quun plaisir pervers sy glisse: une sensation
aussi suspecte ne reviendrait-elle pas une vengeance de la nature contre celui qui sest
rendu coupable daspirer un tat si peu naturel ? En dehors du nirvna dans la vie exploit rare, extrmit pratiquement inaccessible - la suppression du dsir est une chimre;
on ne le supprime pas, on le suspend, et cette suspension fort trangement, saccompagne
dun sentiment de puissance, dune certitude nouvelle, inconnue.38

Pour Cioran le dsir se rvlera lors dun bilan final : lengagement sur
la voie du renoncement, du dtachement, du Nirvna, a contribu tout au plus
dtraquer ses instincts, apprivoiser en lui le monstre, la bte de proie dun temps,
qui, en se rveillant des profondeurs, lui chuchote: Si tu avais le courage de formuler
ton vu le plus secret, tu dirais: Je voudrais avoir invent tous les vices.39 Malgr
tout, pourtant, aprs avoir savour lambroisie de la vacuit, nos rapports avec le
monde sen trouvent modifis, quelque chose en nous change, bien que nous gardions
nos anciens dfauts. Mais nous ne sommes plus dici de la mme manire quavant.40
Autrement dit, lautomatisme du dsir nagit plus, lorsque lobsession nous attaque
nous savons quil est revenu; il ne nous travaille plus en secret ni ne nous prend au
dpourvu; il nous domine, il nous assujettit, nous sommes toujours ses esclaves, il est
vrai, mais des esclaves non consentants.41 De toute faon, il ne sert rien de nier les
impulsions vitales, il faut surtout les apprivoiser, les affaiblir, car on se convertit avec
sa nature42 et non malgr elle. Il ne faut pas trop compter sur laccomplissement dun
certain acte, ni sur la libration du fruit de lacte. En effet, le plus grand danger cest
lattachement, plutt que la nature de lobjet sur laquelle il se rpand.
37
38
39
40
41
42

Le mauvais dmiurge, op. cit., p. 1210.


Ibid., pp. 1200-1201.
Ibid., p. 1244.
Ibid., p. 1224.
Ibid., p. 1226.
Ibid.

53

Sarvakarmaphalatyga Ayant, sur une feuille de papier, crit en grosses lettres


ce mot envotant, je lavais, il y a bien des annes, accroch au mur de ma chambre, de faon
pouvoir le contempler longueur de journe. Il resta l pendant des mois, puis je finis par
lenlever pour mtre aperu que je mattachais de plus en plus sa magie et de moins en
moins son contenu. Pourtant ce quil signifie: dtachement du fruit de lacte, est dune
importance telle que celui qui sen pntrerait vritablement naurait plus rien accomplir
puisquil serait parvenu la seule extrmit qui vaille, la vrit vraie, qui annule toutes
les autres, dnonces comme vides, elle-mme vide dailleurs - mais vide conscient de luimme. Imaginez une prise de conscience supplmentaire, un pas encore vers lveil, et celui
qui leffectuera ne sera plus quun fantme.43

Du point de vue de la vrit dernire (paramrtha-satya), il faut rpter jusqu


lennui, tous les dharma sont vides ab origine, raison pour laquelle un corps sensuel
na plus dexistence inhrente (svabhva) que le Nirvna mme; cest--dire, comme
entits dtermines qui ont une essence purement nominale, les deux appartiennent
au chteau des vrits derreur. Abandonner les plaisirs des sens par qute obstine
de la libration, cela quivaut abandonner un vide pour un autre, car le samsra, en
dfinitive, ne se distingue pas du Nirvna.44 La transmigration des tres nest rien dautre
quune chane illusoire forge par lactivit discriminante de lintellect (kalpan),
artificiellement cre par les oppositions conceptuelles, superpose lindtermination
originaire du rel. Lapparence du samsra existe en tant que lerreur qui la soutient est
apte dclencher le dsir de la possession et la souffrance de la perte, et garantir
le mouvement perptuel de la roue mentale du devenir. Dun autre ct, le nirvna
nest pas le paradis, il ne se trouve pas dans une autre dimension de ltre, mais il est
ce monde-ci clair par le regard limpide de la praj, (gnose); cest le samsra pur
des distorsions de la pense et des fantmes de limagination (vikalpa). Maintenant le
pourquoi du silence suprme du Bouddha sur les inexprimables (avykrta) est clair:
dfinir le nirvna, le bouddit, etc., signifie produire des objets crans, poursuivre audel du rel, rester donc emptrs dans le rseau de la pense discursive. En dernire
analyse, il ny a aucun nirvna obtenir et, dautre part, personne ne peut lobtenir,
nous sommes dj dlivrs Loie, emprisonne ds la naissance dans la bouteille, est
dj en dehors depuis toujours! 45
Dans le sermon de Bnars, le Bouddha cite parmi les causes de la douleur la
soif du devenir et la soif du non-devenir. La premire soif, on comprend, mais pourquoi
la seconde? Courir aprs le non-devenir nest-ce pas se librer? Ce qui est vis ici ce nest
43 cartlement, in uvres, op. cit., p. 1410.
44 Ainsi Ngrjuna : Entre lexistence des phnomnes (samsra) et le nirvna ny a la plus petite diffrence.
Entre le nirvna et lexistence des phnomnes ny a pas la plus petite diffrence. Celle qui est la frontire du nirvna,
celle-l est aussi la frontire de lexistence des phnomnes. Entre les deux ny a mme pas la moindre diversit. Cit.
Mdhyamakakrika. XXV, 19-20, op. cit., p. 203.
45 Trs clbre koan zen attribus Nan Chuan. Le Bouddha, du reste, avec des paroles inspires (Udana), dclare:
Les choses ne viennent pas la naissance ; non produites, elles ne cessent pas ; apaises, ds le dbut, elles sont
Nirvna naturel.

54

pas le but mais la course comme telle, la poursuite et lattachement la poursuite. Par
malheur, sur le chemin de la dlivrance nest intressant que le chemin. La dlivrance?
On ny atteint pas, on sy engouffre, on y touffe. Le nirvna lui-mme, - une asphyxie! La
plus douce de toutes nanmoins.46

La vacuit est probablement lintuition la plus profonde laquelle lhumanit


ne se soit jamais leve, la seule dailleurs capable de nous affranchir de lattachement et
de la peur sans nous enlever la vie. Ou mieux: la perception du vide concide avec la
perception du tout, avec lentre dans le tout. On commence enfin voir47 Quand
mme, nous ne russissions pas y demeurer dune manire stable, le seul fait dtre
nous enivre et davoir respir, mme pour peu dinstants, cette atmosphre pure, nous
rend plus vigoureux, plus forts; maintenant, nous pouvons compter sur une ressource
inpuisable, apte nous secourir dans les moments de trouble, quand les terreurs
ancestrales viennent nous paralyser. Ce qui fut pour Cioran un vritable cauchemar,
lutopie noire de son dsespoir, dans sa sombre jeunesse, peut enfin tre regard avec un
autre point de vue, et examin avec plus de dtachement, sous une nouvelle lumire. La
dernire conqute de lOccident, son rle philosophique, en somme lide du Nant,
maintenant, en contact avec le vide, dvoile sa vraie nature. Est-ce le point final auquel
devait parvenir lvolution de notre pense? De Parmnide Sartre cest--dire de
ltre au Nant - la philosophie, au cours de son histoire a flirt avec des spectres:
Nous sommes si bas et emptrs dans nos philosophies, que nous navons pu
concevoir que le nant, version sordide du vide. Toutes nos incertitudes, toutes nos misres et
nos terreurs nous les y avons projets, car quest-ce en dfinitive le nant sinon un complment
abstrait de lenfer, une performance de rprouvs, le maximum deffort vers la lucidit que
puissent fournir des tres inaptes la dlivrance? Trop entach de nos impurets pour quil
nous permette de faire le saut vers un concept vierge comme lest pour nous celui du vide (qui,
lui, na pas hrit de lenfer, qui nen est pas contamin), - le nant, la vrit, ne reprsente
quune extrmit strile, quune issue droutante, vaguement funbre, toute proche de ces
tentatives de renoncement qui tournent laigreur parce quil sy mle trop de regrets.
Le vide est le nant dmuni de ses qualifications ngatives, le nant transfigur.48

La srnit engendre par la vacuit ni nest contamine par le besoin


anthropologique de salut, ni ne resplendit avec la perspective dune autre vie; aucun
Dieu ne la sauvegarde, elle est sans matire, sans substrat, sans aucun appui en quelque
monde que ce soit.49 Ce vide rayonnant, dpourvu de soutien et de fondement
(Abgrund), ne mne pas la perte, mais, en le privant de la gravit, il plonge le sujet dans
un abme sans vertige, dans une totalit apaise qui lenveloppe et le maintient, par
son incessante reproduction. Si une vague avait conscience delle-mme, elle croirait
46
47
48
49

De linconvnient dtre n, op. cit., p. 1470.


Le mauvais dmiurge, op. cit., p. 1228.
Ibid., p. 1224.
Aveux et anathmes, op. cit., p. 1644.

55

se remuer indpendamment du flux de la mer, motu proprio, pourtant les vagues ne


se distinguent pas de la mare qui les pousse en avant; de mme, nous revenons ce
que nous avons toujours t: rien de plus quune cume, peine sensible, de locan
de la vie. loge donc aux exterminateurs de toutes les fautes, aux plerins de la
lumire, aux Vimalakirti de partout, prcheurs de ce mot vacuit de la vacuit
qui, aprs avoir tran des galaxies leurs pieds, se dmolit magiquement, en chassant
le cauchemar de natre et de mourir sans fin.
Je passe sans marrter devant la tombe de ce critique dont jai remch maints
propos fielleux. Je ne marrte pas davantage devant celle du pote qui, vivant, ne songea
qu sa dissolution finale. Dautres noms me poursuivent, des noms dailleurs, lis un
enseignement impitoyable et apaisant, une vision bien faite pour expulser de lesprit
toutes les obsessions, mme les funbres.
Ngrjuna, Candrakrti, antideva , pourfendeurs non pareils, dialecticiens
travaills par lobsession du salut, acrobates et aptres de la Vacuit..., pour qui, sages entre
les sages, lunivers ntait quun mot... 50

4. Un Bouddha de boulevard
Celui qui sapproche de la pense de Cioran sait que, ptrie par
lenchevtrement contradictoire de ses obsessions, elle brille de lclat lumineux dun
savoir venu de loin, qui fit vibrer son esprit comme jamais: il vcut des moments
deuphorie, dexaltation, de joie, que seul un entendement suprme, au-del de
ltre et du rien, peut dispenser. Il labora ainsi un bouddhisme personnel, lusage
quotidien, tel quen tmoignent les Cahiers. lgal dautres aventures intellectuelles,
mme pour le bouddhisme, sonnera lheure de la dception: Cest elle qui me
fait comprendre le Bouddha, mais cest elle aussi qui mempche de le suivre.51
Aprs des annes dinfatuation aveugle, il eut un sursaut dhonntet intellectuelle,
en avouant soi-mme le propre naufrage spirituel. Ctait parfaitement inutile
de continuer se mentir: le temprament colrique, rancunier, les rgurgitations
dune volupt jamais apaise, le commerce littraire mondain autant de
suppurations de lEgo, qui dominait incontest sur ses pulsions, en dpit de sa
vacuit. Il se croyait un dlivr et il ntait quun guignol, une pave, un pauvre
type, bref, une espce de sannysin de foire52. Il crit une amie: Jai trop
rcit la comdie de la sagesse.53 Le dnigrement de soi en tout cas, naboutira
jamais un dsaveu de la doctrine bouddhiste comme tel:
50 De linconvnient dtre n, op. cit., p. 1397.
51 Ibid., p. 1274.
52 Le mauvais dmiurge, op. cit., p. 1224.
53 Cit. in Friedgard Thoma, Per nulla al mondo. Un amore di Cioran, trad. it. P. Trillini, lOrecchio di Van Gogh,
2009, p. 40.

56

Une visite dans un hpital, et, au bout de cinq minutes, on devient bouddhiste si
on ne lest pas, et on le redevient si on avait cess de ltre.54

Son bouddhisme, cest surtout une prise de conscience dfinitive en ce qui


concerne son statut dindlivr, auquel il finit par se rsigner, non sans quelques rserves:
Pour le dlivr inaccompli, pour le vellitaire du nirvna, rien de plus ais et de
plus frquent, que de reculer vers ses anciennes terreurs. Mais quand de loin en loin il lui
arrive de tenir bon, il fait sienne lexhortation du Dhammapada: Brille pour toi-mme,
comme la propre lumire et, le temps quil ladopte et la suit, il comprend du dedans ceux
qui sy conforment toujours. 55

En dfinitive, il vaut mieux senfoncer dans sa propre nature que de se perdre,


en poursuivant une loi trangre. Mais, bien regarder, est-ce vraiment un chec
dabdiquer devant un idal inaccessible pour se rconcilier avec son sentiment le plus
profond? Cioran aura un dernier sursaut, une intuition qui le rapproche des conceptions
les plus avances du bouddhisme, celles qui ont tir toutes les consquences pratiques
de la doctrine du vide. Tout compte fait, si poursuivre lillumination quivaut, pour
utiliser une image zen, monter un buf la recherche dun buf, alors il ne reste qu
Aller encore plus loin que le Bouddha, slever au-dessus du nirvna, apprendre
sen passer, ntre plus arrt par rien, mme pas par lide de dlivrance, la tenir pour
une simple halte, une gne, une clipse56 Reculer vers une spontanit naturelle,
sans entraves daucune sorte, ne se diffrencie pas au terme de ce qui disent les matres
Chan les plus radicaux, comme Lin-tsi par exemple, qui, interrog sur le Dharma du
Bouddha rpondit: Quand jai faim je mange mon riz. Quand jai sommeil je ferme
les yeux. Et si quelquun osait le dtourner de son ordinaire, divine insouciance,
ft-il mme le Bouddha en personne, un patriarche ou un saint, il se dclarait prt
le tuer! Bien sr, ne viendrait-il pas dire, une fois pntr par la vacuit universelle,
quautre chose reste faire? Qui est jamais lou? Et par qui tre lou?
Parmi les dernires images qui nous restent de Cioran, une en particulier le
prsente, pendant quil flne avec un pas incertain et vacillant, dans les petites alles
arbores du cher Luxembourg, peut-tre en murmurant entre soi et soi lune de ses
dernires sentences ravageuses, sans appel, comme un Bouddha de boulevard:
Tout est superflu. Il vit aurait suffi. 57
crit en italien et traduit en franais par Massimo CARLONI
Revu par Arnaud CORBIC
54
55
56
57

Aveux et anathmes, op. cit., p. 1651.


Le mauvais dmiurge, op. cit., pp. 1201-1202.
De linconvnient dtre n, op. cit., p. 1396.
Cioran, Llan vers le pire, Gallimard, 1986.

57

Dieu, le vide et quelques choses de moindre importance


Admit the void;
accept loss forever.
Norman O. Brown
Title:
God, the Void and Some Things of Little Importance.
Abstract: The author writes few thoughts on religion, being and void.
Key words: God, void, Chinese thinking.

Je rends visite un ami, moine bndictin. Il est malade, et me dit : Je suis dans
les mains de Dieu. La vieille doctrine catholique de la Providence divine. tre dans les
mains d un Dieu sage, saint et aimant (Karl Rahner). La consolation chrtienne.
Je feuillette une histoire de la pense chinoise. Plusieurs philosophes parlent dun
type de vide sans nom, dune vacuit qui permet la mutation tout en tant elle-mme
ce qui ne change pas. (Anne Cheng). Vide-plein, vide-souffle, vide-virtualit. Ou pour
parler comme le Laozi : Le Dao est vide. On a beau le remplir, jamais il ne dborde.
(4).
Nous qui sommes tourments par les penses les plus contraires, nous qui
souffrons de la maladie de lincertitude, nous tendons loreille Simone Weil : Il
faut une reprsentation du monde o il y ait du vide, afin que le monde ait besoin de
Dieu. (La pesanteur et la grce).
Aucun jardin de Gethsmani dans le souffle de la philosophie chinoise. Pour
nous, perdus dans lenfer de la technique et de la communication sans trve, laide peut
venir dun cordonnier.
Jacob Boehme (1575-1624), le prince des obscurs, a parl de Dieu en tant
que visionnaire. Il a cre la formule : Dieu est le Nant, le Rien ternel. Il a soutenu
lide de labme sans fond de linpuisable Totalit. (Alexis Klimov) Il a parl
longuement de ce Nant qui a faim du Quelque Chose et la faim est le dsir, sous
forme du premier Verbum fiat ou du premier faire, car le dsir na rien quil puisse faire
ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-mme et se donner lui-mme son empreinte, cest-dire, il se coagule, il se moule lui-mme et il se saisit, et ce qui est sans fondement se
fonde. (Mysterium Magnum, chap. 3).
Pourquoi est-ce que je mentionne ces lignes du philosophe teutonique?
Cest parce quelles sont plus proches de nous qui redoutons le vide.
Jinterromps ces divagations ariennes. Je rends visite moi-mme. Questce que je vois ? Une sorte de rien. Peut-tre une image sensible, un groupe de lettres
entasses entre les points. Des phares sereins.
Jos Thomaz BRUM
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Le vide: un essai de dfinition


Title:
The Void: A Definition
Abstract: The concept of void has many meanings:from adjective to noun, from the
concreteness of technical objects to the representations given by physics and
astrophysics, passing by its aspects in psychology, sociology, arts, philosophy and
metaphysics, it varies according to historical and cultural contexts. There is no
essence of void but theoretical and practical representations always related to
their expressions. The void is also an existential feeling, almost a pathological
one, which includes the suggestions of a functional place but also the idea of
hazard and liberty or that, metaphysical and theological, of nothingness. The
originality of this concept will reside in its quality as a border concept: the void
is situated at the limits of visibility and it defines the virtuality of every thinking.
Key words: Context, limit, plain, continous/discontinous, nothingness, hazard, boringness,
vertigo, lapse/absence, void.

Tout travail sur le sens dun concept est dabord, selon la mthode socratique, la
recherche dune dfinition. Dtermin par des contextes et des champs dapplication,
le vide comporte des traits ou des caractristiques qui, sils nen livrent pas
lessence, en donnent une figure spcifique, reconnaissable et langagire. Daprs
Littr, tre vide signifie qui na aucun contenu, ainsi avoir le ventre vide ou les
mains vides, cest--dire manquer de prsents, dargent ou navoir point fait de profits
illicites ou encore avoir la tte ou le cur vides, cest--dire une absence de penses
et dides ou daffections et de sentiments dans les expressions. Remarquons quil
sagit toujours dun vide dobjet dtermin: un discours vide est un discours creux,
insignifiant ou futile, un mot vide, un mot dpourvu de sens, lexpression vide de soimme signifie tre exempt damour-propre et celle de tourner vide indique labsence de
matriel ou de personnes; en musique, jouer vide ou corde vide, cest--dire quon
fait rsonner une note dans toute sa longueur sans pression du doigt sur la touche et
qui se marque sur la partition par un zro. La vacuit est le fait pour un contenant ou
un milieu dtre vide; de mme, la vacance dsigne une fonction non remplie: vacance
du pouvoir, vacances scolaires ou poste vacant. Le verbe vider renvoie des termes
de savoir-faire de fauconnerie, de vnerie deaux et forts ou des termes de cuisine
et peut signifier purger. Faire le vide a un sens rel et signifie : ter do les termes
vider, vidange, vide-ordures, vide-poches ou grenier. Cet acte peut supposer lemploi
dobjets techniques: ainsi un vide-pomme ou un vidoir dans lindustrie textile que
dcrit lEncyclopdie de Diderot larticle Laine: dvider signifiant vider le fuseau
de sa laine. Ou en termes de jeux, faire vide se dit quand un joueur blouse toutes
les billes qui sont sur le tapis ou les fait sauter hors du billard. On peut galement
vider son sac ou son carquois, autrement dit exprimer le fond de sa pense, dire
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tout ce que lon pense ou tre exhaustif sur un sujet. Mais un videur renvoie encore
un outil(videur gonflable, auto-videur ou videur de carte-mmoire), un savoirfaire(une videuse de poisson) ou une fonction sociale et scuritaire(un videur est
charg dexpulser des personnes indsirables dans certains lieux publics), voire une
dcision politique (quand il sagit dtre expuls hors dun territoire une faon en
quelque sorte de mettre labri, sous vide). Dans ces diffrents sens, le vide se dfinit
comme manque et absence, il sidentifie au rien et soppose au plein ou du moins
quelque chose. Ainsi dans une scne de crime o la police scientifique ne dlivre aucun
indice matriel et lenqute aucune piste. Cette prsence implique davoir des lments
ou un plein parfois temporaires ainsi dans les expressions une jument vide et avoir la tte
vide et autres expressions qui relvent dune ncessit: le vide indique alors le manque
de ce qui devrait se trouver l, tel le ressenti dun organe absent ou la sensation de
vide motif ressenti par un psychotique ou un schizophrne, do le titre de louvrage
de Bettelheim, La forteresse vide. Mais si lon parle dun logement vacant, cest--dire
inoccup, libre ou disponible, lexpression la maison est vide met rciproquement
laccent sur le manque ou lhabitude dune prsence. Ce vide affectif et rel devient
celui dune absence due un dpart ou un deuil rappelons que le terme de veuve
provient du latin vidua. Ce vide a pour notions connexes le silence et la solitude, lennui
et lattente: dans Le dsert des Tartares, elles prennent les couleurs dun sortilge qui
sempare de Drogo isol au Fort Bastiani, attendant la bataille qui rompra lensorcelante
monotonie des jours. Il peut aussi se dcliner sur un versant dpressif. Une dpression
indique une perte dquilibre ou dune plnitude lexemple dun enfoncement
gologique en forme de cuvette, dune diminution de la pression atmosphrique ou
dune rcession conomique. Elle se caractrise entre autres par une rduction de ltat
psychologique et physiologique, prsente diffrentes formes (saisonnire, maternelle,
au travail ou ractionnelle) et peut aller dun lger passage vide1au suicide: vider
le monde de sa prsence on peut dailleurs se jeter dans le vide.
Dans son ouvrage Le suicide de 1897, tude qui a pour but dvaluer le niveau
global de suicides dans une socit, Durkheim formule la notion de suicide anomique:
les pulsions individuelles, tant moins canalises par un dfaut de rgulation sociale,
sont affectes du mal de linfini des dsirs insatiables. Ce dfaut dans lquilibre
social, d la disparition des anciennes normes et la non-apparition vidente des
nouvelles, fait tourner lindividu vide. De mme, le manque dintgration et la
carence des liens sociaux seraient lorigine du suicide goste. Dans cette typologie,
le vide social rgulatif ou intgratif entrane un vide identitaire et existentiel par une
perte de motifs ou de sens et peut aboutir un acte de destruction suicide venant
de sui cadere de lindividu. Mais ce lien causal entre le manque ou le drglement
social et la mort individuelle, donc du mme au mme en tant quil sagit de deux
vides, nest pas lexpression de la seule logique possible puisquexistent des suicides

1 Cf. Nicolas Rey, Un lger passage vide, Vauvert, Au diable Vauvert, 2010.

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par excs de normes sociales touffantes ou par intgration fusionnelle: lindividu qui
ne sappartient plus sabolit dans le tout social. En ce sens, le contraire du vide, le plein
ou le trop plein, est lorigine des suicides fatalistes, gostes et autistiques. Mais il
sagit l dune apparence puisque le plein social (ou du tout) signifie lvidement
de soi (de la partie). Or cette ngation de soi se produit en raison de labsence du
vide vu comme une distance prise entre lindividu et le social, ainsi dans le suicide
collectif dune secte ou dans le cas dune adhsion une valeur culturelle (hara-kiri
au japon ou suicide par abngation, dans larme), une obligation (mort des veuves
hindoues), un principe transcendant qui nie lexistence propre de lindividu, ou
encore la discipline oppressive et aux rgles intransigeantes dun rgime politique.
Si le plein holistique aboutit au suicide, cest par absence dun vide ou dun cart ;
le non-suicide de nature sociale serait donc le fruit dun jeu entre le vide et le plein
ou entre ladhsion et le retrait. Le vide ngatif dune mort volontaire rsulte du
manque dun vide positif, qui permet une insertion russie de lindividu dans les
diffrents groupes qui composent la socit. Si la perte de repres effondrement des
convictions, pression et harclement, chmage, catastrophes naturelles, immigration,
maladies invalidantes, etc. peut provoquer un vide, labsence dun espace vide dans
la rception et lintgration dun vnement est galement dommageable. Mais on
voit que ce vide positif est toujours un intervalle, cest--dire un vide circonscrit et
mesurable, tandis que le vide ngatif serait un vide infini, ce qui nest pas sans rappeler
le mauvais infini de la philosophie antique, dont le dfaut est linachvement. Et cest
bien de cela dont il sagit, puisquil est impossible soit de passer autre chose qui
fait sens, soit de rompre le fil de la vie sans lui laisser le temps daller son terme.
Si le nombre zro facilite les calculs et possde une valeur heuristique (il a permis
lintroduction des nombres ngatifs) tandis que le vide physique permet la mobilit
des corps chez Epicure quant lespace, que nous appelons aussi le vide, ltendue,
lessence intangible, sil nexistait pas, les corps nauraient ni sige o rsider, ni
intervalle pour se mouvoir.2 , le vide psychologique instaure une mdiation entre
ce dont nous sommes affects et une raction approprie et positive cet tat. Il en
est de mme de lexpression faire le vide au sens psychologique ou idatif: se
dtourner de penses obsdantes ou de la force dun choc motionnel. Ainsi lenseigne
Descartes dans Les passions de lme: il faut suspendre lemballement du temps qui,
dans les passions, oblige ragir sur le champ. Le vide prend ici un aspect temporel
et mthodologique : il devient lquivalent des notions de pause, de suspension voire
darrt dfinitif lorsquil sagit dintrts ou doccupations. Ainsi opre le travail
du deuil: le remaniement des investissements psychiques qui suit la perte de lobjet
investi et dont Freud a dcrit les trois phases dtresse et dni dfensif, dpression et
repli avec un manque du support rel de la personne perdue, rsolution passe par un
laps de temps quil serait dangereux de perturber.
2 picure, Lettres, Paris, Nathan, 1999, Lettre Hrodote, 40, p. 45.

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Se tenir au-dessus du vide, avoir le vide sous ses pieds ou se balancer au-dessus
du vide indiquent la perte dun contact ou dune proximit avec le sol. Ce qui se
prsente est une cavit, un creux o la notion de hauteur et dinscurit est essentielle:
un espace entre deux marches dun escalier nengendre pas la peur du vide, tandis que se
pencher au-dessus dun prcipice peut donner le vertige (le vertige des hauteurs)
et npargnerait que les gens de mtier: quon loge un philosophe dans une cage de
menus filets de fer clairsems, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de
Paris : il verra par raison vidente quil est impossible quil en tombe ; et pourtant ne se
saurait garder (sil na accoutum le mtier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur
extrme ne lpouvante et ne le transisse.3 Le vertige, quand la cause pathologique
nest pas avre4, est un systme dalerte: il met en branle limagination plutt que
le bon sens ou la raison en lui confrant sa propre vitesse daction: le plus grand
philosophe du monde, sur une planche plus large quil ne faut, sil y a au-dessous un
prcipice, quoique sa raison le convainque de sa sret, son imagination prvaudra.5
Le vertige est un tournoiement vertere et une aspiration qui sexpriment avant
tout par des effets physiologiques : objets et tte qui tournent, pleur, nause,
sueur, palpitations, perte dquilibre. Sil peut rsulter dune infinit dobjets tels
ceux numrs dans La bibliothque de Babel de Borges livres, commentaires et
commentaires des commentaires, traductions et thses contradictoires quils soulvent
, dans la nouvelle Le Horla6 de Maupassant, le vide, sous langle de la disparition7 est
partout prsent: les meubles fuient, les verres se brisent ou sont vides, la glace ne reflte
pas le visage du malade. Ce dernier, dune maigreur de cadavre , est rong par
linquitude comme un homme qui dort, quon assassine, et qui se rveille avec un
couteau dans la gorge ; et qui rle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va
mourir, et qui ne comprend pas. Le Horla, auteur de ces actions et transformations,
est invisible et rend invisible; il agit la nuit quand tout est noir et indistinct et son
pouvoir se transmet, ainsi rpond le cocher au malade: Je crois bien que jai gagn
la mme maladie que Monsieur. Cest mes nuits qui perdent mes jours. Ce vertige,
qui frappe lintelligibilit des vnements et dfie limagination, provient dun vide
et lcriture fantastique suggre que le rel nest peut-tre que le vide lui-mme :
Le vertige fantastique nest pas la sensation dun manque mais la dcouverte que
le rel est lui-mme le rien.8 Il est aussi celui qui attire et fascine comme le met
en scne Hitchcock dans le film Vertigo: la technique dun travelling arrire et dun
zoom avant rend trs efficacement leffet de vertige ressenti par John Ferguson, par
3 Montaigne, uvres compltes, Paris, Gallimard, 1962, Essais, II, XII, pp. 579-580.
4 Ces causes sont nombreuses et mettent en jeu de nombreux lments tel le systme vestibulaire, lappareil nerveux
central dont le cervelet et la moelle pinire
5 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, dition intgrale Lafuma, Paris, Delmas, 1960, 81 [60182], p.126.
6 Il sagit de la premire version. G. de Maupassant, Le Horla et autres Contes cruels et fantastiques, Paris, Garnier,
1976, pp. 411-420.
7 Cf. galement la nouvelle intitule La nuit o le promeneur nocturne dans les rues de Paris se fond dans le vide.
8 C. Rosset, Le rel et son double, Paris, Gallimard, 1999, p. 124.

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la mise en valeur de lattraction/rpulsion prsentes dans son acrophobie. Le vide,


espace sans accroches pour se retenir, suggre un tournoiement sans fin. Cet attrait
peut aussi oprer en labsence dun vide rel. J. Grenier rsume ainsi ce phnomne de
lesprit qui bipolarise les effets visuels et fait du vide un objet de perception. Dabord,
surgit le vide : On na pas besoin de me parler de la vanit du monde: jen ai senti
mieux que cela, la vacuit. [] contemplant un ciel presque sans nuages, jai vu ce ciel
basculer et sengloutir dans le vide [].9 Puis, lattrait du vide mne une course,
un mouvement perptuel et, enfin, une autre contemplation ramne lexprience
premire: la contemplation muette dun paysage suffit pour fermer la bouche au
dsir : au vide se substitue le plein.10
Dans la deuxime mditation, Descartes utilise la mtaphore de leau pour
exprimer le trouble quil ressent aprs la tche pnible et laborieuse de la mise en place
du doute hyperbolique et de la fiction du mauvais gnie ainsi que sa dcision de rester
obstinment attach cette pense:
La Mditation que je fis hier ma rempli lesprit de tant de doutes, quil nest plus
dsormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle faon je les
pourrai rsoudre ; et comme si tout coup jtais tomb dans une eau trs profonde, je suis
tellement surpris [ita turbatus sum] que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni
nager pour me soutenir au-dessus.11

Le vide est labsence de tout point fixe ou de certitude indubitable, on ne


peut sy assurer en son fond. Il nen a pas et, plong en son sein, on ne peut en sortir:
on y nage ou on sy dbat sans entrevoir de solution: il se peut quil ny ait rien de
certain et que tout soit un songe ou une illusion. Et comme le patient de la nouvelle
de Maupassant a eu des signes avant-coureurs de sa maladie sous la forme de malaises
bizarres et inexplicables, Descartes a fourni, dans lventualit o tout fondement
philosophique serait vide, les conditions de sa propre venue: il avait lesprit libre de
tout soin et stait isol dans une paisible solitude. Cette impossibilit de sortir de
la situation cre par ce vide vertigineux repose galement sur llment de surprise,
mais linverse de linterrogation de Siger de Brabant (reprise par Leibniz puis par
Heidegger) pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien , ltonnement rsulte ici
du fait quil ny a rien plutt que quelque chose. Ce vide a une capacit saccrotre en
tendue et en puissance qui accentue lpouvante ou le trouble : cest une suite dactions
incomprhensibles qui, pour le patient, se gnralisent en affectant dautres personnes
et dautres contres ou en affectant encore lexhaustivit et la radicalit du doute
cartsien. Si la conclusion du Horla demeure dubitative(est-ce de la folie ou la venue
du Horla ?), Descartes sort du vide perturbateur: le mauvais gnie nest plus quune
opinion lgre et mtaphysique et la fin des Mditations rfute dfinitivement
9 J. Grenier, Les les, Paris, Gallimard, 1973, pp. 24-25.
10 Descartes, uvres philosophiques, Paris, Garnier, 1967, Mditations mtaphysiques, II, p. 414.
11 Ibid., p. 29.

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lide que la vie serait un songe. Or, ce qui rapproche ces deux expressions dun
vide vertigineux, ce nest pas seulement le trouble ou la frayeur prouvs, cest aussi
lobservation et le dsir de comprendre ou encore la persvrance dans lentreprise de
commencer tout de nouveau dans la recherche des fondements. Il en rsulte que
tous deux, le Horla ou le mauvais gnie, nomment lauteur de ce vertige: toute action
ne pouvant raisonnablement ntre quun effet et avoir un sujet comme cause cest
que rien ne vient du non-tre12. Le vide ou le rien provenant dune hallucination
ou tant volontaire ou suggrant quelque chose ou rsultant dune action: dans tous
les cas, il a besoin dun fondement ou dune origine. Que le vide survienne tout
coup ou se rencontre lors dune mditation issue dune dcision volontaire, il requiert
une hypothse explicative: lil ne voyant pas tout, linvisible existe ou lartifice du
mauvais gnie est un procd mthodologique dans lart de raisonner. Le vide ne nat
donc pas de rien, mais ce quelque chose du rien peut tre repouss linfini ou
plutt de manire indfinie.
Dans ces trois derniers exemples, on est pass dun vide qui est en relation
extrieure avec des objets auxquels il confre ses traits temporels et spatiaux13
un rapport o le vide est le fait dune passion psychologique et perceptive ou
cognitive, quil soit dclench par des phnomnes anormaux, des effets optiques
ou un raisonnement. Paradoxalement donc, le vide sprouve; dire le vide nest donc
pas ne rien dire.
Mais chez Pascal, le vide en tant quobjet philosophique acquiert une
signification mtaphysique il est la caractristique spcifique de lhomme et
religieuse: il est le pivot dune conomie du salut.
Rien nest si insupportable lhomme que dtre dans un plein repos, sans passions,
sans affaire, sans divertissement, sans application [][car alors] il sent alors son nant, son
abandon, son insuffisance, sa dpendance, son impuissance, son vide.14

Laccumulation de nos occupations magnifie ce vide que nous essayons


vainement de remplir. Insupportable, il met au jour notre insuffisance et engendre
les modes affectifs dun mal existentiel aux traits dpressifs voire compulsifs :
incontinent, il sortira du fond de son me lennui, la noirceur, la tristesse, le
chagrin, le dpit, le dsespoir. Le repos recherch par un secret instinct est
pourtant dtest, mais remplir le vide vite lennui qui nous pousserait sortir
de notre misre: on se divertit au lieu de penser. Notons que cette dmission est
lobjet dun choix, car lhomme pourrait prendre conscience de cette alternative et
12 picure, Lettres, Paris, Nathan, 1999, Lettre Hrodote, 38, p. 45.
13 Lide courante consiste considrer lespace et le temps comme vides, indiffrents leur plnitude et cependant
toujours comme pleins : on les remplit en tant que vides, avec la matire venant de lextrieur. Hegel, Prcis de
lencyclopdie des sciences philosophiques, Paris, Vrin, 1967, Premire section de la philosophie de la nature
260, p. 146.
14 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, dition intgrale Lafuma, Paris, J. Delmas et Cie, 1960,
160 [121-131], p. 148.

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faire retour sur lui-mme, alors que, pour Schopenhauer, cet ennui constitutif de sa
subjectivit est une ncessit de la vie elle-mme, au mme titre que la souffrance et
les maux, il sagit dune exprience de la vacuit comme manifestation du vouloirvivre, sans explication causale:
Mais que la volont vienne manquer dobjet, quune prompte satisfaction
vienne lui enlever tout motif de dsirer, et les voil tombs dans un vide pouvantable,
dans lennui ; leur nature, leur existence, leur pse dun poids intolrable. La vie donc
oscille, comme un pendule, de droite gauche, de la souffrance lennui ; ce sont l les deux
lments dont elle est faite, en somme.15

Cette figure doublement contradictoire de lennui ( la fois indracinable


et fragile) et du divertissement (remde langoisse que suscite la bance de lennui
mais un remde qui, venant du dehors, nest jamais pleinement assur) est peut-tre
une reprise du galilisme ou du cartsianisme qui tablissent lquivalence du repos
et du mouvement. Cette figure de lennui dsigne le fait que lhomme est toujours
en mouvement ou en repos relatif. Mais on a affaire ici deux types de vide: celui du
vertige du divertissement dont le plein ou la multiplicit nest quune futilit dltre
masquant un vide premier et essentiel, celui dun cur misrable, cest--dire dune
nature corrompue dont on trouve les prmices dans Limitation de Jsus-Christ de
Thomas a Kempis16, entre autres. Ce vide infini de lme ne peut tre combl que par
Dieu,objet infini et immuable17: la finit de lesprit devient pur nant devant
lui et lme ne peut-tre que rachete. Ltat de lhomme entre ces deux vides est
encore une espce de vide: il ne trouve aucune assise ferme, tout branle, ce quil croit
retenir le fuit, et limage de leau est nouveau mise contribution: nous voguons
sur un milieu vaste, toujours incertains toujours flottants, pousss dun bout vers
lautre [] tout notre fondement craque, et la terre souvre jusquaux abmes. 18
Si les deux infinis ont le silence ternel dune nature dsacralise, le vide dans lequel
lhomme se dbat et qui ne se rsout que par la sommation daccepter le Dieu de
Jsus-Christ est celui de linconstance, des apparences, mais aussi dun savoir qui,
sil ne sassure jamais totalement, procde par degrs. Ceci fait de ce vide un milieu
spatial entre deux infinis, mais aussi un milieu de vrits acquises, milieu qui dfinit
la nature et la capacit de nos facults.
Mais le vide comme milieu existe-t-il vraiment? Dune part, cette notion na
pas plus de ralit que celle de centre:

15 . Schopenhauer, Le monde comme volont et comme reprsentation, Paris, PUF, 1992, 56, p. 394.
16 Thomas a Kempis, Limitation de Jsus-Christ, Paris, Cerf, 1989.
17 Cf. Bossuet: Aussitt quelle est seule avec elle-mme, sa solitude lui fait horreur; elle trouve en elle-mme un
vide infini, que Dieu seul pouvait remplir. Bosuet, Sermon pour la profession de Madame de la Vallire, in Sermons et
oraisons funbres, Paris, Seuil, 1997, p. 215.
18 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, dition intgrale Lafuma, Paris, J. Delmas et Cie, 1960,
390 [600-72], p. 148.

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On ne montre pas sa grandeur pour tre une extrmit, mais bien en touchant
les deux la fois, et remplissant tout lentre-deux. Mais peut-tre que ce nest quun
soudain mouvement de lme de lun lautre de ces extrmes, et quelle nest jamais en effet
quen un point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque lagilit de lme,
si cela nen marque ltendue.19

Dautre part, ce milieu rationnel, sensible ou moral nest ni situable ni


orientable : entre deux extrmes qui le limitent et le fuient, rien ne sarrte, tout bouge
et disparat: se dplacer ne sert rien, les espaces finis demeurent toujours loigns. De
mme, dans le domaine de la connaissance, les premiers principes se drobent, et, sur le
milieu physique, nous projetons notre nature compose. Pourtant, ce milieu est le seul
que nous pouvons occuper et il a, dun outil ou dune machine, la dynamique:
La nature nous a si bien mis au milieu que, si nous changeons un ct de la
balance, nous changeons aussi lautre []. Cela me fait croire quil y a des ressorts dans
notre tte, qui sont tellement disposs que qui touche lun touche aussi le contraire.20

Les images de la balance, de contrepoids et de ressorts indiquent quil est possible


dobtenir un point dquilibre, mme si nos facults raison, passions et imaginations
sont htrognes et ne le trouvent pas immdiatement. Ces images font cho un
Pascal savantdans Les traits de lquilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse dair
ou linvention de la presse hydraulique que construira le mcanicien anglais Bramah
en 1796. Il y a donc une justesse du jugement: la connaissance de sa propre misre ou
nant est une grandeur face au ciel et la terre qui ni la sentent ni la savent. De mme,
entre les membres pensants, lordre de la charit est un amour juste et rgl qui repose
sur le contrepoids imagin par le christianisme lui-mme, lequel ordonne lhomme de
vouloir tre semblable Dieu tout en lui demandant de se reconnatre vil. Ce milieu
caractris par une oscillation entre deux contraires, qui peut aussi prendre la figure dun
renversement du pour en contre et dont lhomme en mimerait un mcanisme automate,
ne trouve sa vritable assiette quen Jsus-Christ: La connaissance de Jsus-Christ fait
le milieu, parce que nous y trouvons et Dieu et notre misre.21 Seul Dieu runit les
deux extrmes de linfini physique et de la misre humaine par sa propre infinit. Aussi, si
chez Pascal, la physique se nie dans lapologie comme le vide devant Dieu22 ce vide
physique qui ne fait pas peur23 , demeure celui de ce milieu anim dun mouvement
de fuite auquel rpond un homme-machine, moins quil ne parie sur Dieu. Mais on
est pass de la physique la mathmatique et dune exprience existentielle du vide un
savoir thologique et dogmatique issu dune rvlation.
19 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, op. cit., 229 [693-353], p. 164.
20 Pascal, uvres compltes, Paris, Gallimard, 1954, note p. 1109.
21 Pascal, Penses sur la Religion et sur quelques autres sujets, op. cit. 383 [674-527], p. 213.
22 P. Guenancia, Du vide Dieu, Paris, Maspero, 1976, p. 334.
23 Quy a-t-il dans le vide qui leur puisse faire peur?, notes pour le Trait du Vide (1651) in Pascal, Penses
sur la Religion et sur quelques autres sujets, op. cit., p. 345.

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Si Pascal savant fait des expriences pour prouver lexistence du vide, Pascal
mtaphysicien nous apprend que le vide nest pas synonyme de rien, car sil ltait
comment pourrait-il tre rempli? Du reste, cest ce que postule la physique moderne
pour qui le vide nest pas labsence de tout : il nexiste donc pas de vide absolu ou
parfait. En effet, dans ce vide pascalien en tant que milieu, il est possible de voguer
ou de nager. Si le chaos rgne (le chaos des apparences, des amours de qualit, des
rgles civiles qui utilisent artificiellement des dsquilibres, des vanits et des dsirs
contradictoires), si le silence ou le mutisme des sphres ou dun dieu cach induisent
un sentiment dabandon, lhumaine condition est aussi pourvue de potentialits et de
capacits : la pense et un cur qui sent Dieu. Pourtant, ce jeu entre la perte et le
gain, ou cet quilibre qui ncessite toujours un combat, demeure surdtermin par une
pense, complmentaire, dun vide de la misre humaine et de linfini de la perfection
divine: le premier exprime une maladie qui, plus quexistentielle, fait de la nature de
lhomme, une nature thologiquement corrompue, laquelle seules la plnitude et la
vrit dun dieu rvl accordent gurison et rdemption.
Subjectif et empirique, le vide du monde ou de soi est donc ressentiet induit
des effets et des affects ; radicalis, il se fait lcho dune faille ontologique, renvoie aux
ides de nant, dtre et dinfini que ce dernier soit celui des sphres ou attribut de
Dieu. Mais ces concepts de vide ne sont pas les seuls: en physique et en mcanique,
le vide acquiert une dimension objective et mesurable (en Pascal, Millibar ou Torr)
et techniques, des pompes palettes ou diffusion, et dabord lhypothse de ce qui
chappe la pression atmosphrique indique par le baromtre. Le rle de ce vide
est thorique et fonctionnel. Sans entrer dans les subtilits de la physique quantique,
on peut dire que ce vide est un lment neutre ; il napporte aucune information
contrairement aux tats excits , mais il permet aux lments du rel de se
situer, lexemple du zro qui se tient entre les autres nombres. Il nest pas une
substance, mais un tat de rfrence nergie minimale, qui relve dune description
mathmatique abstraite, il est aussi un systme caractris par linformation quon
possde sur lui. Dans la thorie quantique des champs, un tat de vide prend des valeurs
avoisinant une valeur moyenne nulle. On peut toutefois calculer les fluctuations de ce
vide, puisque les particules virtuelles, dont il est compos, peuvent se matrialiser sous
de courtes dures et ont des effets rels, ainsi leffet Casimir prdit par H. Casimir en
1648 et observ exprimentalement par S. Lamoreaux en 1996. On peut donc gnrer
du mouvement partir du vide, ce qui signifie que ltat de repos contient encore de
lnergie contrairement au repos du pendule dans la physique classique. Bien quon
ignore si une particule, un boson par exemple, disparat en lui et y subsiste ou si, elle
est cre par lui ou existe dj en lui, ce vide ressemble un rservoir dnergie ou un
milieu subquantique. Ceci amne trois remarques:
1. Il faut ritrer que le vide nest pas vide et que lon retrouve ce quon pourrait
appeler une thorie continuiste qui nest pas sans voquer, sinon la physique du plein de
Descartes, du moins la thorie leibnizienne dun espace comme plein dunematire
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originairement fluide24 divisible et divise linfini, mais de manire ingale en diffrents


endroits, en raison de mouvements conspirants. Dans la dynamique leibnizienne, la
notion de conatus ou de force embryonne nest pas un zro dacclration quantit
nulle, mais une part infinitsimale de force vive, de laquelle on tire une intgration et non
une somme algbrique. Si un choc arrte le mouvement, laction motrice se consume en
force vive en un instant: la loi devient le produit de la force par le temps soit mv2. La
quantit de forces ne peut donc pas toujours se conserver, sinon on aurait un moteur
perptuel, cest--dire lobtention dun effet plus puissant que sa cause o la
puissance primitive une fois restitue, un excdent demeure disponible25, ce qui est
peut-tre galement la question que pose lnergie vide26. La division chez Leibniz ne
constitue jamais de temps vide comme les apories de Znon,o une partie du temps est
irrattrapable. Il ny a ni espace ni temps mort, comme il ny a rien de mort dans lunivers
et comme la mort elle-mme nest que transformation.
2. Les diffrents types de trous noirs, selon lexpression de Kip Thorne, ont
un champ de gravit leur surface qui pige la lumire: elle se dcale vers le rouge et
perd de ce fait la totalit de son nergie. Daprs la thorie de S. Hawking de 1974,27
les trous noirs mettraient un rayonnement entirement thermique et donc alatoire,
transportant de lnergie ils ne sont donc pas totalement noirs et svaporeraient.
Les trous noirs, simples dformations de lespace-temps, dfinis seulement par trois
nombres(la masse, la charge lectrique et le moment cintique) ne sont donc pas des
lieux: limage du trou ne se comprenant que par la disparition dtoiles massives.
En outre, ce terme est paradoxal, puisque les trous noirs correspondent plutt
diffrents objets (rappelons quils ne sont pas directement observables). On ne peut
dcrire de ces objets que leur environnement immdiat, dont la masse peut varier et
donc avoir ou non un effet dabsorption. Ces trous noirs sont statiques (trous noirs
de K. Schwarzschild) ou en rotation (trous noirs de Kerr) et possdent un mcanisme
dynamique: avant dtre avale par ce type de trou noir, la matire spirale se situe vers
le centre et tourne dans un disque daccrtion form par laccumulation des gaz aspirs
et aliments par une toile compagnon. La notion de vide physique ou astrophysique
est donc une manire de se reprsenter non le vide, mais des dplacements de matire.
Soumis des fluctuations alatoires et rpondant ainsi au principe dincertitude
et, peut-tre, celui de hasard puisquaucune prvision prcise long terme nest
possible, il dment, dune part, lide dune cration ex nihilo telle quelle est apparue
dans lapologtique chrtienne, notamment chez Tatien, et, dautre part, celle de
commencement, puisque dans une reprsentation relativiste, le temps est intrieur
lunivers, en sorte que la question dun vide prexistant au temps ne se pose pas. Au
24 Leibniz, Nouveaux essais sur lentendement humain, Paris, Flammarion, 1990, p. 45.
25 Leibniz, Opuscules philosophiques, Paris, Vrin, 1962, pp. 45-46.
26 Cette nergie du vide nest pas sans poser des problmes thoriques mais aussi pratiques notamment parce quon ne
peut lextraire sans dpenser plus dnergie quon ne peut potentiellement en rcuprer et donc que le bilan nergtique
est ngatif ou nul en raison du fait que la densit moyenne du vide est nulle.
27 Lauteur est revenu sur cette position en 2004: lentropie dun trou noir serait inaccessible un observateur extrieur.

68

plan cosmologique, lnergie sombre28 voit son expansion continuer et sacclrer,


mais induit-elle un clatement dfinitif de lunivers ou plutt un recommencement,
un ternel retour ? On peut galement se demander si le vide nest pas semblable un
fond noir, tel celui de certains portraits, dans lAutoportrait au manteau col de
fourrure de Drer, par exemple29. Le vide sassimile bien un fond noir, un arrireplan en quelque sorte issu dune construction mathmatique, qui fournit un modle
o jouent la matire et lespace. Mieux, le vide est une hypothse commode dans ltat
actuel des connaissances en physique et en astrophysique, comme celle du Big Bang,
cration explosive de lunivers survenue il y a 13 milliards dannes, mais quon ne peut
que simuler, mme si certains lapparentent une cration ex nihilo divine.
3. Cette nergie du vide a un analogon ou un substitut : il sagit de lther,
matire subtile cartsienne, thme valorise par Newton, qui en fait le support de la
force vive ou caractre ondulatoire de la lumire supposant lexistence dune substance
qui vibre (fentes de Young): ther solide lastique qui permet la propagation des ondes
transversales en optique (Fresnel), thorie de llasticit de Cauchy, modles de W.
Thompson et la thorie des phnomnes lectromagntiques de Maxwell o lther est
compos de tourbillons molculaires entours de roues libres, dont le mouvement est
analogue au courant lectrique. Autre hypothse commode peu nous importe que
lther existe rellement, cest laffaire des mtaphysiciens; lessentiel pour nous cest que
tout se passe comme sil existait et que cette hypothse est commode pour lexplication
des phnomnes.30 , lther est la rification dun espace mathmatique mme ide
dans la thorie des cordes pour expliquer les phnomnes. Mise mal par lexprience
de Michelson-Morley, cette hypothse desprit newtonien est abandonne par Einstein
en 1905, au profit de la notion de champ lectromagntique dans le cadre de la relativit
restreinte. Elle est toutefois en partie rhabilite en 1920, dans la thorie de la relativit
gnralequi stipule que lespace a des proprits physiques sans tre un contenant:
[] daprs la thorie de la relativit gnrale, lespace est dou de proprits
physiques: dans ce sens, par consquent un ther existe. Selon la thorie de la relativit
gnrale, un espace sans ther est inconcevable, car non seulement la propagation de
la lumire y serait impossible, mais il ny aurait aucune possibilit dexistence pour les
rgles et les horloges et par consquent aussi pour les distances spatio-temporelles dans
le sens de la physique.31
28 Lhypothse de lnergie sombre porte sur une constante cosmologique qui serait prsente depuis les dbuts
de lunivers, elle pose toutefois des problmes quant au calcul de sa grandeur.
29 Ce tableau est visible la pinacothque de Munich. Cf. sur le rapport fond/forme, larticle trs suggestif
de S. Diner, Smiotique du vide. Art, sens commun et physique thorique , texte consultable sur internet :
www.peiresc.org/DINER/Semiotique.html
30 R. Poincar, La science et lhypothse, Paris, Flammarion, 1968, p. 215.
31 Et il prcise : cet ther ne doit cependant pas tre conu comme tant dou de la proprit qui caractrise
les milieux pondrables, cest--dire comme constitu de parties pouvant tre suivies dans le temps : la notion de
mouvement ne doit pas lui tre applique. A. Einstein,Lther et la thorie de la relativit. Confrence donne
Leyde en 1920, publie sur le site: www.quaranthomme.fr site mis jour le 20/04/2003.

69

Entre les trous noirs, objets denses et compresseurs de matire, et lhypothse


dun ther quon peut modliser comme un espace gomtrique courbe ou sans
courbure despace-temps, plat et au repos selon une formule lagrangienne ou encore
selon son acceptation quantique comme nergie virtuelle qui peut fluctuer sur
la base des relations dincertitudes de Heisenberg, renvoie lintuition leibnizienne
des monades et du principe de continuit: cest un vide aux curieuses proprits qui
saffirme actif et porteur de changements physiques et thermodynamiques.
La science fait du vide une notion complexe (niveaux observationnel, physique
et mathmatique), construite et opratoire, peut-tre une notion limite : toujours
la limite de lobservable donc, en ce sens, fictive et limite de la matire, ce qui
reprendrait une dfinition aristotlicienne du vide ( il faut expliquer une fois de
plus que le vide spar que prnent certaines thories nexiste point.32), mais aussi
limite de notre accommodement intelligible au bruit de fond dun vide qui ne cesse de
nous attirer et dont les thories scientifiques et ses pratiques exprimentales, linstar
du procd dune thologie ngative, en approchent la dfinition par dngations
successives de nos incertitudes et ignorances.
Le concept de vide nest pas un privilge de la pense occidentale, physique
et mtaphysique : dans le contexte du bouddhisme et de la culture chinoise, il
joue un rle dterminant et se dcline selon plusieurs inflexions. Une version du
Prajn-pramit33 du bouddhisme Mahyna numre dix-huit espces de vide,
depuis celui des choses intrieures , cest--dire de labsence dune me-ego
support des activits psychologiques jusquau vide du non-tre de la nature par
elle-mme. Ni nant ni objet de pense, ce vide est sans cause ni conditions. Sans
attribut ni dtermination ou opposition, non-n et sans gnration ni volution,
hors du temps et de lespace ou toujours dj en eux, le vide, selon cette version,
serait donc une intuition que ne traduit aucun raisonnement. La sagesse du prajn
consisterait le contempler mthodiquement et donc comprendre quil ny a rien
saisir sinon un pur tre-l impermanent ou une ainsit, un tre-l qui nest
pas. Cette vacuit absolue, si elle indique une libration par un retrait dfinitif qui
met fin un asservissement, na pas une dimension seulement ngative car lentre
dans le nirvna est un acte minemment positif, qualifi dveil et dillumination:
lextinction nest donc pas synonyme de destruction. Pour les hindous, crit J.
L. Borgs, la flamme dune bougie existe avant quon lallume et aprs quon la
teinte. Allumer un feu, cest le rendre visible; lteindre cest le faire disparatre,
non pas le dtruire.34 Cette notion de vide nest donc pas comparable et encore
moins assimilable une thologie du nant qui, si elle rompt avec une adquation de
ltre et de la raison, sabme dans un nant qui attesterait encore mieux de la ralit
32 Aristote, Physique (I-IV), t. I, Paris, Les Belles Lettres, 1952, IV, 214b, p. 139.
33 Texte du bouddhisme Mahyna ou Grand Vhicule (IIe sicle av. J.-C.), traduit ds lpoque Han par Lokaksema.
Cf. D.T. Suzuki, Essais sur le bouddhisme zen, III, Paris, Albin Michel, 1958, pp. 1221-1229.
34 J. L. Borgs, Quest-ce que le bouddhisme?, Paris, Gallimard, 1976, p. 72.

70

inconnue et impntrablede Dieu: le but de ces ngations est Dieu mme, en tant
quelles installent notre esprit en Dieu et le lui retournent.35
La pense chinoise a adapt cette notion de vide (sunya en sanscrit, kong en
chinois), encore lie la dichotomie de ltre et du non-tre, ses propres catgories.
Selon lcole Mdhyamika, les lments fluctuants, fruits de lillusion qui composent
la ralit ou dharma, nont pas dexistence propre, mme si nous percevons la ralit
empirique des phnomnes. Leur vacuit dissout tout concept, toute proposition
logique ou langagire ce que tend dmontrer la dialectique des contraires et
annihile toute dualit : rien na donc de sens et, par consquent, la vacuit ellemme est vide. Le chinois Daosheng (env. 360-434) propose cette voie comme salut
universel, chacun ayant en soi la nature du Bouddha ou bouddhit (mme les
plus corrompus) qui sobtient par une illumination subite et totale, cest--dire que le
vrai moi entre en nirvna. Zhiyi fondateur de lcole Tantai, ira plus loin en affirmant
que la bouddhit peut tre obtenue dans cette vie. Une partie de lcole Chan
insistera sur cet aspect dillumination subite ou de pure intuition qui se produit dans
un esprit vide de toute pense et sur le fait quil ne sagit pas de la rvlation dun tat
suprieur mais seulement de ce qui est dj en soi: la nature -de- Bouddha nest autre
que notre esprit.36 On retrouve en ce sens, lide du laisser-faire du Xu du Laozi37:
lesprit doit se mouvoir sans contenu de pense gnratrice de karma.
Le Xu reprend lide de vide comme fonds, cest la fois le lieu o le plein
en se rsorbant en lui se diffrencie et celui o il apparat et devient effectif.38 Dans
ce cadre, on retrouve limage de leau comme milieu entre le rien et le quelque chose,
objet de transformations infinies, ne rsistant rien, et pratiquant donc le non-agir
ou le laisser-faire prn par le Laozi; elle opre par attraction, sans laisser de traces et
fait de sa faiblesse une force. Leau ici est un lment positif et non source de trouble,
et son attirance est bnfique: leau bnfique nest rivale de rien [] mais pour
entamer dur et fort, rien ne la surpasse. Dautres images insistent sur le caractre
utile du vide : vallon, soufflet de forge, rcipient du potier, portes et fentres ou moyeu
du char: trente rayons convergent au moyeu/ Mais cest justement l o il ny a rien
quest lutilit du char. Ce vide fonctionnel repose sur un vide comme fonds latent
des choses[]condition gnrique et gnrante qui lui permet dexister.39 Les
songes, que Bachelard associe au vide de leau, prsentent des caractristiques en
partie semblables.
Ce vide est pratique, il est autant celui du milieu vacant dun tableau, que celui
de leau ou celui de lvacuation des rgles et des interdits politiques qui saturent le
politique. Le but est toujours le mme: il sagit de laisser passer un effet actif qui
joue plein partir dun vide qui, contrairement au plein, en comblant, dlite leffet,
35
36
37
38
39

C. de Bovelles, Le livre du nant, Paris, Vrin, 1983, p. 131.


A. Cheng, Histoire de la pense chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 411dont nous reprenons lanalyse historique.
Ouvrage dont lexistence est atteste partir de 250 avant J.-C. et compos de stances potiques.
Ces deux dfinitions sont de F. Jullien. Cf. Le trait de lefficacit, Paris, Grasset, 1997, p. 133.
Cit in F. Jullien, Le trait de lefficacit, op. cit., p. 131.

71

le rend inefficace(les cinq notes rendent loreille sourde, les cinq saveurs saturent
le palais40). Origine inpuisable, il fait adveniret ne cre pas: le Dao est vide/on
a beau le remplir, jamais il ne dborde/de ce sans-fond, les dix milles tres tirent leur
origine. Il na pas de nompuisquil chappe toute dtermination :
Quel nom peut-on donner au vide? Aucun. Quand on tente de nommer lineffable,
rien ne vaut le silence et le vide. Dans le silence et le vide, on trouve o demeurer. Brisez le
silence, remplissez le vide, vous ne trouverez nulle part o aller.41

Mme en omettant laspect politique du Laozi, (entre lide dun confort


minimal du peuple qui facilite une politique de la victoire par le non-agir et celle de
faire le vide des esprits [et] le plein des ventres.), ce vide a un aspect purement
fonctionnel et stratgique qui fait appel des notions dauto-dploiement et defficience,
contrairement laction efficace qui suppose que lagent en dtermine leffet. Do les
conclusions de F. Jullien: cest la situation, lintentionnalit et linitiative de lautre
qui sont dterminants. Penser le vide comme un fonds dimmanence inpuisable
soppose la volont dun sujet ou dune transcendance. En ce sens, il y a bien un
retrait de lautosubsistance et de la dtermination du sujet. Mais cette dfinition de
la subjectivit na rien dune position mtaphysique au sens occidental du terme. Elle
nengage pas non plus celle dune nature comme cration positive dun dieu : cest
dans limmanence de la nature que le xu puise ses modles et quon peut dgager de la
complexit de la cosmologie chinoise, la notion de qi, principe de ralit unique qui
donne forme toute chose dans lunivers; cette nergie, dont le caractre symbolise la
vapeur slevant au-dessus du riz qui cuit, opre selon le binaire inspiration/expiration
et condensation/dissolution. Source des formes mais qui nen sont que ces aspects, le
qi informe et transforme toute chose, en une opration double face [] puisquil
dfinit la forme arrte, mais aussi la change constamment.42 La nature, ensemble
des vivants, sauto-cre perptuellement et retourne un fonds potentiel indfini, qui
voque sa manire la grande anne prsocratique et grecque.
Objet dexpriences empirique et existentielle, soit dans la normalit
soit en pathologie o leurs franges, le vide est donc susceptible dune analyse
phnomnologique qui englobe diverses notions connexes et peut servir de support
une mtaphysique ou une approche religieuse du monde et de lhomme. La question
de son existence et de sa nature en font lobjet dune construction opratoire et
historique des sciencesen leurs diffrents champs. Devenue notion fonctionnelle et
originelle, le xu chinois est la fois un lment dtermin essentiel laction, quelle
soit naturelle ou artificielle, et un fonds indiffrenci gnrateur de formes et de vie.
Mais en ce qui concerne sa dfinition, deux concepts semblent qualifier le concept de
40 F. Jullien, Le trait de lefficacit, op. cit., pp. 134-135.
41 Lie Zi, Du vide parfait, Paris, Payot Rivages poche, 1999, p. 37.
42 I. Robinet, Histoire du taosme, p. 15 cit in A. Cheng, Histoire de la pense chinoise, Paris, Seuil, 1997, pp. 240-241.

72

vide,du moins dans les contextes voqus : celui de milieu actif et de limite, ce que lart
semble galement confirmer.
Le gothique,43 de la transformation du chur de labbatiale de Saint-Denis
en 1231 jusquaux environs des annes 1380, se caractrise par la construction et la
multiplication despaces vides qui rsultent dun primat de la hauteur sur la largeur
et par laffinement des structures : videment des masses (la croise dogives dirige
les pousses de la vote sur des piliers, et non plus sur des murs ; les arcs-boutants
appuys sur des contreforts servent de soutien extrieur aux piliers44 comme NotreDame de Paris) et des clochetons, fentres hautes en arc bris et tages (Reims ou la
Sainte-Chapelle), lvation de la croise du transept, triforium (Beauvais) et coinons
ajours, grandes ogives et diminution ou absence de formeret (Saint-Urbain de Troyes),
amincissement du ft des colonnes, multiplication des lignes ascendantes, addition de
chapelles (abbatiale Saint-Ouen de Rouen), utilisation du verre plat pour les vitraux et
de grandes roses (Cathdrale Saint-tienne de Metz, Amiens) chapiteaux dcoratifs
car non historis. Dans ce nouvel espace, la lumire se diffuse sans aucun obstacle
et unifie une clbration unanime Dieu en cho son illumination : il sagit de
rduire lunit la crmonie liturgique par le moyen de la cohsion lumineuse.45
Clart, transparence et raffinement sont les effets voulus de cette extension du vide
des cathdrales gothiques que leur construction soit due une concordance avec la
scholastique46, une volution des mentalits ou des conditions sociologiques de
lurbanisation et des techniques. De mme, les architectures mtalliques construites
sur du vide ou celles des gratte-ciels donnent galement, par lalliance du verre et des
constructions apparentes semblables, des formes platoniciennes ou pythagoriciennes,
lillusion dun infini technique : on assiste une course la longueur des ponts
mtalliques (pont suspendu de Akashi-Kaikyo au Japon, 3911 m; pont de Donghai
32,5 km) ou la hauteur des tours (Burj Duba, 818 m), comme pour les cathdrales
gothiques (cathdrale de Beauvais 47 m) et on peut se demander sil y a un sommet.
Dans des thories formalises du langage musical et des esthtiques conceptuelles de
lart pictural, le vide peut aussi tre dfini comme une coupure et donc une limite au
plein. Ainsi pour Pierre Boulez, lespace sonore est stri ou lisse selon quon introduit
des coupures dfinies par un talon fixe, assurant leur reproduction rgulire, ou
des coupures non dtermines et de grandeurs diffrentes : aussi Boulez dfinit-il le
continuum par la possibilit de couper lespace suivant certaines lois.47 Il en va
de mme pour Lucio Fontana, dont les toiles abstraites griffes, entailles, perfores
ou lacres par des trous, des incises ou de grandes fentes, ouvrent sur un invisible
43 Pour une tude sur la transition entre le roman et le gothique, cf. H. Focillon, Moyen Age roman et gothique, Paris,
Armand Collin, 1938, rd. LGF, coll. Le livre de poche, 1988.
44 http://classes.bnf.fr/villard/reperes/index4.htm
45 G. Duby, Le Temps des cathdrales, lart et la socit 980-1420, Paris, Gallimard, 1976, p. 125.
46 E. Panofsky, Architecture gothique et pense scholastique, Paris, Minuit, 1970.
47 Cit par D. Parrochia in Philosophie et musique contemporaine ou le nouvel esprit musical, Seyssel, Champ Vallon,
2006, p.123. Cf. P. Boulez, Penser la musique aujourdhui, le nouvel espace sonore, Paris, Gonthier-Mdiations, 1977.

73

cosmique (dchirer est ici un acte crateur et non destructeur) par une vasion de la
surface plane du tableau.48
Lart, lexemple de larchitecture, rsiderait donc dans les espaces
intermdiaires49 comme en littrature,dailleurs, o ce sont les blancs qui assurent
lespace de lecture sur le modle mallarmen (Le coup de ds). Dailleurs, un art sans
vide existe-il ? Mme le trop plein formel qui caractrise le design, puisquil isole
lobjet en valorisant sa forme extrieure et structurelle, est galement un vide de
possibles fonctionnels. Ceci est aussi vrai pour la fabrication du monde que Platon
dcrit dans le Time, o apparat la notion de chora. La chora signifie le pays, mais aussi
lespace, comme condition du mouvement ou comme emplacement total o apparat
tout ce qui est soumis au devenir et dont le lieu (topos) ne reprsente quune partie.
Mre, nourrice, porte-empreintes ou sensible amorphe, le dmiurge doit la modeler
aprs avoir contempl les Ides et stre conform la raison et lme du monde,
ainsi qu la ncessit inhrente aux mathmatiques, la physique et la biologie. Le
dmiurge, producteur du monde sensible, est un potier, un peintre, un tresseur ou
donne forme la cire et use de la persuasion pour allier raison et ncessit. Dans un
registre en grande partie artisanal, on reste prs de largile ou de la glaise, dont on doit
extraire de son trop plein tous les possibles du vivant, sinon le Ciel sera incomplet,
il faut donc y remdier sil doit de la perfection atteindre le comble.50 Le vide
semble toujours gagnant et avoir une fonction cratrice dans ce jeu avec le plein, quil
soit assimilable un milieu, une limite ou un effet possible suscit par lappel du
matriau lui-mme.
Ce terme de possible nous permet dvoquer en conclusion deux autres notions
corollaires de celle de vide:
La libert comme construction de possibles telle que Sartre la conoit suppose
une dcompression de ltre, un vide-nant existentiel et actif qui soppose la notion
de nature lhomme est un tre qui se fait et suppose que lexistence est totalement
contingente. Si, contrairement aux choses, lhomme a conscience dexister par la
possession de la qualit de pour soi, il ne concide plus tout fait avec lui-mme.
La conscience, en posant tout donn comme objet, le dpasse ou le nantise. Lhomme
est donc toujours spar de lui-mme par ce rien ou ce nant qui est la marque de la
conscience. Dfini par son projet et son dsir, cest lui qui donne sens aux situations:
il nest donc jamais totalement dtermin par sa condition ni par ce qui lentoure. 51
On rejoint lide de hasard, expression la plus forte du vide mathmatique,
ou encore lide raliste des rencontres datomes qui se font par hasard52, dans
une physique picurienne sans ordre prvisible les dviations, dues au clinamen, par
rapport la trajectoire verticale, due la pesanteur, sont spatialement et temporellement
48
49
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51
52

74

Cf. la toile intitule Concetto Spaziale 49B3 de1949-1950, Muse des Beaux-Arts de Lyon.
Adrian Frutiger, Lhomme et ses signes, Paris, Atelier Perrousseaux, 2004, p. 148.
Platon, uvres compltes, t. II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1950, Time, 41b-c, p. 457.
Cf.http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/info_soirees.PhF.Sartre.pdf
Lucrce, De la nature, Paris, Flammarion, 1964, Liv. II, 1059, p.79.

indtermines et alatoires. La libert serait impossible si lunivers ne comportait


une part irrductible de contingence, car en rompant lenchanement fatal des
causes, le clinamen enracine la libert dans la nature. [] comme le remarque M.
Cariou: [il sagit dune] corrlation entre le clinamen et la force dsirante dun tre
vivant qutablit le livre II [du De Natura Rerum].53 Il faut par consquent prciser: le
clinamen enracine donc la libert dans une nature cratrice, mais indtermine qui na
ni finalit ni besoin de dieu(x).
La libert serait impossible si lunivers ne comportait une part irrductible
de contingence; en rompant lenchanement fatal des causes, le clinamen enracine la
libert, force dsirante de ltre vivant, dans une nature cratrice mais indtermine
qui na ni finalit ni besoin de dieu(x).
Odette BARBERO

53 C. Paillard, La ngation picurienne du destin , Encyclopdie de lAgora, http://agora.qc.ca/reftext.nsf/


Documents/Destin--La negation_epicurienne_du_destin_par_Christophe_Paillard, lauteur renvoie M. Cariou,
Latomisme. Trois essais : Gassendi, Leibniz, Bergson et Lucrce, Paris, Aubier Montaigne, 1978, pp. 47-48, p. 59.

75

Atomos idea
Demble le matrialisme sera grev davoir t invent Abdre.
Th. W. Adorno
Title:
Abstract:

Atomos idea
The concept of void in modern science can not be explained unless connected
with another concept, that of atome. This leads us to the philosophy of ancient
times, more precisely to the materialist perspective of Democritus and to the
idealist perspective of Plato, the latter being closer to the theory of Heisenberg and
modern physics. As far as the characteristics of atome are concerned, categorized
by Aristotle as rhythm, successiveness and position, the author is questioning the
possibility of understanding them as dynamic principles. He analyses the notion of
rhythm (movement) which springs from language itself understood as a chain of
letters. Then he comes to the idea that dynamics manifested in the atomic delta,
this invisible void, can be linked to the syntax from which stems the meaning.
He arrives at the problem of knowledge of things that can not be transformated
into concepts, who escapes any judgement, and the knowledge of things that can
be approached by reason, in a kantian perspective. It is confirmed that modern
concepts describing the world, among which the concept of void, are not far from
Greek knowledge theories and that they can be seen as following ancient thinking.
Key words: Atome, void, knowledge, rhythm, language.

Parmi les notions de la philosophie antique de la nature, cest peine sil


sen trouve une autre qui, comme celle de latome, nous parle aussi directement. Non
que la conception scientifique du monde ait surgi en liaison directe avec Leucippe et
Dmocrite: les prsuppositions concrtes et intellectuelles sont trop diffrentes; mais
notre comprhension de lantique doctrine atomiste, qui ne nous a t transmise que
de manire fragmentaire, repose pour une large part sur les conceptions dveloppes
par la chimie et la physique du XIXe sicle. Tandis quun Hegel soulignait encore le
caractre logico-spculatif des catgories de plein et de vide, de discret et de continu, et
rejetait, la tenant pour une drive inconsistante, toute transposition de ces catgories
des contextes empiriques et physiques, la gnration suivante, cest dautant plus
rsolument que les historiens de la philosophie ont fait valoir une parent profonde
entre les thories antiques et la moderne science exprimentale. Les anachronismes qui
entachaient cette manire de voir leur semblrent alors autant dindices implicites dune
cohrence historique. la lumire dun prsent projete sur le pass, les configurations
nigmatiques de la pense archaque sordonnaient selon le schma familier du progrs.
Ainsi arm, Eduard Zeller se vit en mesure de sopposer aux objections traditionnelles
du parti thologien, et dabord au reproche emprunt par Schleiermacher Platon
quil sagirait de sophistique, afin de se risquer justifier lAbdritain:
76

Leur systme est de part en part matrialiste, et il est vritablement conu pour
dire superflu tout autre tre qui ne serait pas physique, et toute autre force que les mcaniques
[] Ce qui distingue les atomistes de leurs prdcesseurs, cest simplement la rigueur et
lesprit de consquence avec lesquels ils ont dvelopp lide dune explication strictement
mcaniste de la nature; on peut dautant moins leur en faire le reproche quen llaborant,
ils nont fait que tirer les consquences impliques par toute lvolution prcdente et dont
les hypothses de leur prdcesseurs avaient esquiss les prmisses.1

Ce nest pas sans raison que lexpos sobre et soigneusement document de Zeller
fut ft comme la victoire de lobjectivit scientifique sur ltroitesse du dogmatisme. Il
a, en tout cas, trac les limites du primtre au sein duquel ds lors allait se mouvoir le
jugement sur la premire atomistique. Elle apparut, dune part, tre le parachvement et
lapoge de la philosophie prsocratique de la nature, et, dautre part, lannonce, dans
une certaine mesure lanticipation, de la connaissance de la nature propre lpoque
moderne. Les interprtes sattachrent au premier ou au second de ces aspects en fonction
de leur orientation intellectuelle ou professionnelle. Pour les philologues classiques et
pour les spcialistes de lAntiquit il ntait pas sans attrait de mettre convenablement
en lumire le mrite des penseurs grecs; nanmoins, tous nallrent pas aussi loin que
Theodor Gomperz, aiguillonn par la soif progressiste du public au tournant du XIXe
sicle se risquer souvent aux plus audacieux rapprochements2. La plupart comprirent
quune actualisation excessive tait double tranchant, et furent plutt enclins, avec
Adolf Dyroff, reconnatre une performance dordre historique:
Un jugement impartial naccordera par consquent quune importance limite la
similitude avec latomistique contemporaine, et cherchera sans doute davantage montrer ce que
fut, pour leur poque, la ralisation de Leucippe et de son successeur, et quels furent leurs rapports
avec la philosophie qui les a immdiatement prcds et avec celle qui leur a directement succd.3

Cette prudente restriction nempcha nullement que se ft jour en mme


temps une sorte de motion intemporelle comme celle dont Cyril Bailey notamment se
fit le porte parole propos de Dmocrite:
He has prepounded a metaphysical basis not merely for Atomism but for any
scientific view of the world.4

En revanche, lintrt vite enflamm que portrent les scientifiques et les


historiens des sciences aux prodromes de la recherche rigoureuse fit tout aussi rapidement

1 E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, Leipzig, 1920 (6me d.), 1re partie, p. 1170 sq.
2 Cest ainsi quil dpeint la dcouverte intuitive de latome: faite comme travers un microscope dont la capacit
serait idale (cit daprs Adolf Brieger, Democrits angebliche Leugnung der Sinneswahrheit, Herms, 37, 1902,
p. 80); formule o le jeu smantique dplaant ladjectif idal mriterait une analyse spcifique.
3 A. Dyroff, Democritstudien, Leipzig, 1899, p. 158.
4 C. Bailey, Atomists and Epicurus, Oxford, 1928, p. 123.

77

place un dgrisement comprhensible qui interdit de confondre la promesse et sa


ralisation. Au fur et mesure que saccumulaient les rsultats de la recherche toute
rcente, la part dvolue aux prcurseurs samenuisait, et en faire mention fut relgu
au rang dexpression rituelle des devoirs incombant la mmoire. Lapparition de la
physique nuclaire, surtout, fit perdre la thorie antique lun de ses privilges dcisifs.
Lessai timide de rinterprter latome de Leucippe et de Dmocrite en lidentifiant aux
particules lmentaires issues de la fission nuclaire choua, et Werner Heisenberg si vit
contraint den tirer ce bilan paradoxal: ce ne sont pas les matrialistes dAbdre qui ont
aujourdhui raison, mais Platon, lindniable idaliste, dont limagination cosmologique
affirme la matire compose dlments quasi immatriels, savoir des triangles. Les
Gifford Lectures que donna, en 1965-1966, le prix Nobel rsument ainsi la situation:
Les parties les plus infimes de la matire ne sont donc pas des choses dotes dune
existence originelle, comme dans la philosophie de Dmocrite, mais ce sont des formes
mathmatiques. On verra qualors la forme a plus dimportance que le matriau partir
duquel la forme se constitue ou qui apparat sous cette forme [] Dans la philosophie de
Dmocrite, les atomes sont des units ternelles et indestructibles de la matire ; ils ne
peuvent jamais se transformer lun en lautre. propos de cette question, la physique
moderne soppose manifestement au matrialisme de Dmocrite, et prend parti pour Platon
et les pythagorens [] La physique moderne progresse donc sur la mme voie intellectuelle
quavaient dj emprunte les pythagorens et Platon, et il semble bien quon trouvera, au
terme de ce chemin, une formulation trs simple des lois de la nature, aussi simple que celle
souhaite par Platon.5

La conclusion a une allure contraignante et parat satisfaisante premire


vue. Nanmoins, on ne peut se dfendre de limpression que quelque chose y a t
entendu de manire fausse. En effet et abstraction faite du mrite attribu, non sans
surprise, Platon, lvaluation de latomistique antique, habituelle depuis Zeller,
y est ni plus ni moins abolie. Dun ct, la doctrine atomistique est considre
comme le sommet de ce quoi lantique philosophie de la nature pouvait parvenir
parce quelle est cense reprsenter un progrs en direction de la science moderne
de la nature; dun autre ct, elle se rvle tre, la lumire prcisment dun tel
progrs, une rgression en-de de la vision mathmatique et spculative de la nature
introduite par les pythagorens et dveloppe plus avant par Platon. La contradiction
semble irrductible, du moins tant quon exige du prsent quil fournisse les clefs
dune comprhension du pass. riger le paradigme abstrait du progrs en critre de
lvolution entrane chaque fois un dprissement du sens de la distance historique.
Il ne suffit pas pour le rtablir dignorer tout simplement lhistoire des actualisations
inopportunes ni de faire en quelque sorte un bond qui nous extrait de la situation
actuelle. Au contraire, cest prcisment cette histoire qui met entre nos mains le fil
dAriane grce auquel il est possible de parcourir le chemin rebours.
5 W. Heisenberg, Physik und Philosophie, Stuttgart, 1972, p. 53, 55 et 58.

78

Lultime expos cohrent de latomistique antique avant la victoire de


lhistoricisme est d Hegel. ses yeux, elle nest pas un matrialisme, mais de
lidalisme en un sens plus lev6. La raison en est vidente: Le principe de lun est
tout fait idel, fait totalement partie de lide, mme si lon veut affirmer que des atomes
existent. On peut considrer latome dun point de vue matriel; il nest cependant pas
dordre sensible et reste purement intellectuel; les atomes de Leucippe ne sont pas les
molcules7, les particules de la physique8, il en va de mme pour le vide: Latome
et le vide sont des concepts simples. Mais il ny a l rien de plus observer et trouver
outre ce caractre formel cest--dire tablir, de manire gnrale, des principes tout
fait universels et simples: lopposition de lun et du continu, le fait que lide se trouve
par l situe dans la nature ou que ltre est une ide en soi.9 Pourtant, une difficult se
fait jour ici: en effet, ce qui est est dtermin de manire concrte. Do vient alors
cette dtermination, telle que la couleur, la forme.10? Lexplication mcanique grce
lunion et la division simples datomes se mouvant dans le vide reste insuffisante:
Leucippe et Dmocrite voulaient aller plus loin ; cest ainsi que la relation
entre en scne, cest--dire le dpassement de ces atomes de leur tre en soi et pour soi. Soit
lexplication dune plante. Do vient la dtermination ? Comment entend-on saisir
la diffrenciation partir de ces principes ? (En politique, elle procde dune volont
singulire). Chez Leucippe, se fait jour le besoin dune diffrence plus prcisment dfinie
que celle, superficielle, entre union et division; il a ainsi tent de ltablir en dotant les
atomes de dterminations plus nombreuses. Cest prcisment pourquoi ils sont dits non
identiques tandis que leur diversit est du mme coup infinie.11

Ce progrs vers une dfinition qualitative des atomes aura beau sembler
comprhensible, il nen suscitera pas moins cette prompte critique: En elle-mme,
cette diffrence est demble incohrente. Les atomes sont des units tout simplement;
il ne peut tre alors question de figure ni de succession; ils sont parfaitement identiques
les uns aux autres, incapables dune telle diffrenciation, par consquent leur position
ne constitue pas une diffrence.12 On retrouve la mme objection dans la Logique:
Par ailleurs, dautres dterminations tablies par les Anciens sur la figure, la position
des atomes, la direction de leur mouvement sont nanmoins assez arbitraires et
superficielles; elles sont alors en contradiction directe avec la dfinition fondamentale
des atomes.13 cest cette dernire que se rfre le constat qui conclut les Leons: Il
6 Hegel, Cours sur lhistoire de la philosophie, I, La Philosophie grecque, Des origines Anaxagore, Paris, Vrin, 1971
(trad. P. Garniron),, p. 189.
7 En franais dans le texte (N. d. T.).
8 Ibid., p.188.
9 Ibid., p. 191.
10 Ibid., p. 192.
11 Ibidem.
12 Ibidem.
13 Science de la Logique, livre I, Premire section, chap. 3, B. Un et plusieurs, b) Lun et le vide, Rem.
Sur latomistique.

79

faut bien progresser vers une structuration; mais, pour y parvenir, il y a encore un long
chemin parcourir: dfinir le continu et le discret.14
Bien que la perspective dont il part soit tout autre et sans doute bien plus
approprie , le systmaticien de lidalisme parvient un rsultat similaire celui
des historiens positivistes et des physiciens intresss par lhistoire qui suivront: il est
impossible de soutenir dans sa forme originelle la doctrine de latome. Si dans un cas la
reprsentation abstraite dune matire et dun espace absolus doivent tre sacrifis aux
progrs de la physique empirique, dans lautre, cest le progrs de la logique spculative
qui fera chec la tentative concrte dexpliquer la ralit. Une diffrence subsiste quoi
quil en soit. Tandis que la science donne pour faux ce qui autrefois fut tenu pour vrai,
la philosophie lintgre sa vrit:
Ltre pour soi est une dtermination rflexive essentielle et ncessaire. Le principe
atomiste nest pas aboli; sous cet angle il est ncessaire quil demeure toujours. Lun est
actuel et il est permanent; il est ncessaire quil soit prsent dans toute philosophie logique
titre de moment essentiel.15

Malgr les indniables avantages quoffre lappareil conceptuel hglien, on ne


peut pas carter la question de savoir si, se fondant sur lui, le jugement quant la chose
mme est parfaitement quitable. Nos informations sur les qualits prtes aux atomes
remontent finalement toutes Aristote. Dans labrg de la philosophie archaque,
entirement domin par la problmatique de la cause, qui constitue, coupl la critique
de la thorie platonicienne des ides, le premier livre de la Mtaphysique, on peut
lire ceci de Leucippe et de son confrre Dmocrite:
De mme que ces penseurs qui nadmettent quune seule substance font driver le
reste de ses modifications, en posant le rarfi et le condens comme principes des qualits
modifies, de la mme manire ils affirment que les diffrences sont les causes de tout le reste.
Selon leurs vues, ces diffrences sont au nombre de trois: la figure (schema), la succession
(taxis) et la position (thesis); ils affirment, en effet, que ltant se diffrencie uniquement
grce au rhysmos, la diathig et la trop. Or, rhysmos est la figure; diathig, la succession;
et trop, la position.16

Afin dexpliciter sa traduction des termes inhabituels, qui par le truchement de


Thophraste a pntr la tradition doxographique17, Aristote ajoute: Le A se distingue
ainsi du N grce la figure; AN de NA, grce la succession; et Z de N (ou I de H) par
14 Leons sur lhistoire de la philosophie, op. cit., p. 193.
15 Ibid., p. 186.
16 Mtaphysique, A, 985 b sq.; H, 1042 b, 11 sq.
17 Cf. Simplicius, Physique, 28, 15 sq. (Diels) = Thophraste, Physikon Doxai, frgt. 8 (Diels, Doxographi Graeci, p.
484); Aetius, I, 15, 8 (Diels, Dox., p. 314). On trouvera une vue densemble plus complte dans louvrage de S. Luria,
Demokrit, Leningrad, 1970, p. 69 sq.

80

la position.18 La comparaison avec les lettres est atteste de nouveau, dans un autre
contexte, titre dexemple de la plasticit des liaisons datomes: En effet, ce sont les
mmes lettres qui produisent la tragdie et la comdie.19 Ne serait-ce que pour cette
raison, rien ne permet premire vue de mettre en doute lexplication dAristote.
Pourtant, cet ensemble ne nous donne pas entire satisfaction. Aurait-il
effectivement chapp aux atomistes, bien quassurment la figure soit considre
comme proprit fondamentale de latome, que ni la succession ni la position
ne lui seraient propres et caractriseraient au contraire ses relations avec les autres
atomes? Est-il vritablement lgitime de dpouiller les concepts originaux, rhysmos,
diathig et trop, de leur caractre dynamique, et de les contraindre prendre place
dans lordonnancement statique des catgories ontologiques ? Est-il enfin possible
de concilier le modle fix par Aristote et les vestiges des noncs conservs par la
tradition, cest--dire les thses sur la thorie de la connaissance transmises par Sextus
Empiricus? La rponse dpendra de la disposition problmatiser la comprhension
traditionnelle comme suivre les indices smantiques qui confrent la terminologie
atomistique son empreinte spcifique.
Rhysmos ou, plutt, rhytmos, plus usit, dsigne lorigine le mouvement
des vagues (et provient de rhein = couler). Or, trs tt, le terme a servi de mtaphore
aux alas de la vie, ses hauts et ses bas20, aux tats et aux humeurs des hommes21, pour
devenir finalement la notion englobant tout mouvement dot dune rgularit22.
Particulirement intressante est, cet gard, la premire application du terme, quon
rencontre chez Hrodote (V, 58), au trac de lcriture. Elle rappelle dautant plus
imprieusement lexemple des lettres utilis en rapport avec latomisme quHrodote,
dans un contexte o il parle de la transformation de lalphabet phnicien en lalphabet
grec, emploie notamment le verbe meta-rhythmizein qui apparat sous une autre
forme chez Dmocrite23. Kurt von Fritz nhsite pas alors considrer que le sens
tymologique de rhysmos vaut galement chez Dmocrite, et le distinguer dautres
notions apparemment synonymes:
Il ne dsigne pas, comme eidos, le visible, cest--dire la figure dans la mesure o
elle existe pour celui qui la regarde, mais la loi objective rglant la figure de lobjet en soi;
il ne dsigne pas la figure comme rsultat fig de son devenir, comme morph = forma, mais
la fait, dans une certaine mesure, surgir de son propre mouvement.24
18 Mtaphysique, A 985 b 17 sq.
19 De generatione et corruptione, I, 2, 315 b 14 sq.
20 Cf. Archiloque, frgt. 67 a (Diehl).
21 Cf. Thognis, vers 964 (Diehl).
22 Cf. Eschyle, Les Chophores, vers 797. On trouvera dautres occurrences dans larticle de O. Schroeder, Hermes, 53,
1918, p. 324-329.
23 Cf. le fragment B 33 (DK = H. Diels - W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, ab 1903), ainsi que le
titre qui figure dans le catalogue des uvres dress par Diogne Larce: peri ameipsi-rhysmin (B 8 a DK). Sur ameipsi
= meta, cf. Hsychius, ameipsi-kosm, ameipsi-rhysmein (B 138 et B 139 DK).
24 K. von Fritz, Philosophie und sprachlicher Ausdruck bei Demokrit, Plato und Aristoteles, New York-Leipzig-ParisLondres, 1938, p. 26 (rimp. Darmstadt, 1963).

81

Pourtant, au lieu de corriger la traduction dAristote en tant que telle, il la


justifie indirectement en ajoutant aussitt: [] cest assez trange puisque la figure
de latome na prcisment connu aucun devenir, aucun engendrement et quelle est
immuable. Quil ne sagisse pas l dun hasard ressort de lanalyse, qui suit, de trop
et diathig, o les choses sont expressment sens dessus dessous:
Ce qui est remarquable, cest que Dmocrite nutilise pas le terme trop, tel quil
est, depuis toujours, ordinairement employ en grec, mais le substitue thesis tout comme il
substitue diathig taxis.25

Le poids de la tradition fausse le rsultat dune enqute en elle-mme


pertinente, et donne son auteur prtexte supposer une liaison particulire entre
statique et dynamique, ce qui, comme tout compromis intellectuel, dbouche sur
une perplexit:
Dans le terme de diathig, en revanche, on saisit de nouveau, de manire tout
fait spciale, une situation dintgration, cest--dire le fait de se trouver au sein dune
succession, donc quelque chose quen fait nous ressentons tre statique, que nous percevons
comme un moment au sein dun mouvement. Jai vainement cherch des exemples de ce
que, peu importe o, quelque chose de semblable serait dsign par un seul terme comme
unit de lintuition.26

Il suffit alors, pour apercevoir la solution, de continuer sur la voie une fois
emprunte sans faillir au prjug lgu. En effet, si rhysmos dsigne le droulement de
lcriture, il devient vident que diathig signifie du mme coup une proprit de la
lettre rsultant du mouvement gnr par le fait dcrire. Ce terme, qui par ailleurs nest
pas attest, mais que ltymologie rend clair, signifie, comme lexplique justement von
Fritz le fait de se trouver tout en se mouvant en contact, en connexion avec quelque
chose27. Il nest pas difficile de reconnatre dans le se toucher, se recouper
un moment constitutif de la production des lettres. La mme chose sapplique trop
quil faut simplement rendre par retour, tournant (cp. trop hliou = solstice).
En effet, pour produire le trac caractristique dune lettre, le trac doit ncessairement
accomplir au moins un tournant prcis. Ainsi, dans certaines conditions, la diathig
procde-t-elle de la trop, et toutes deux forment le rhysmos chaque fois diffrent. Ce
principe rend possible aussi bien la variation que litration infinies des structures de
latome quexigent la logique atomiste28.
Si cette interprtation est juste, elle a dimportantes consquences sur
lvaluation de la thorie. Tout dabord, elle autorise, loppos de linterprtation
25
26
27
28

82

Ibid., p. 27
Ibid., p. 28.
Ibidem.
Cf. Aristote, passim, et Thophraste in Simplicius, Physique, 28, sq. (Diels).

aristotlicienne, dattribuer latome en tant que tel lensemble des trois proprits
fondamentales. Ensuite, elle rend invitable la conclusion que les atomes ne sont
pas des corps, mais des configurations unidimensionnelles, donc des points se
propageant dans le vide. Or, dune part, cela invalide lobjection traditionnelle contre
linscabilit; dautre part, la critique exerce contre Dmocrite par picure acquiert
enfin tout son sens. Tandis que, selon la doxographie, Dmocrite supposait que les
corps lmentaires (cest--dire les nasta) navaient aucun poids 29, picure leur a
attribu la pesanteur, car il tient pour invitable que les corps soient mus par le choc
d la pesanteur 30. La mise au point prsuppose la corporit des atomes, tenue
pour vidente partir dAristote, et reflte le principe pistmologique dpicure selon
lequel toutes les proprits attribues ce qui est invisible et qui nont aucun pendant
vrifiable dans ce qui est visible, doivent tre rejetes parce quelles sont dordre
spculatif31. Voil qui jette une blouissante lumire sur la radicalit de la spculation
de Leucippe et Dmocrite laquelle sexprime, et pas titre ultime, dans le fait que
Dmocrite appelle les atomes formes indivisibles (atomoi ideai)32.
Une troisime consquence concerne le rapport des atomes et du vide. Hegel
avait dj, non sans succs vrai dire, rejet la triviale reprsentation selon laquelle les
atomes se propageraient dans le vide tels les corps dans lespace ouvert. En effet,
la simple juxtaposition et lindiffrence de ces deux dterminations lune lgard de
lautre interdisent de considrer le vide comme la cause du mouvement33. Pour viter,
dautre part, la conjecture, bon droit critique par Aristote34, dun mouvement des
atomes qui serait ternel et sans cause, il est ncessaire dtablir entre les deux notions
une relation telle que lessence des atomes concide avec celle du vide. Hegel formule
ainsi lide laquelle aboutit sa dmarche spculative:
Le vide nest cause du mouvement quen tant que relation ngative de lun son
ngatif, lun, cest--dire lui-mme qui nanmoins est pos comme existant.35

Autrement dit, les atomes et le vide constituent une mme et unique ralit qui
dialectiquement se scinde en un moment positif et un moment ngatif, o la positivit
des atomes repose sur la ngativit de leur contraposition, tandis que la ngativit du
29 Cf. Aetius, I, 12, 6 (Diels, Dox., p. 311). Lassimilation de Dmocrite dpicure par Simplicius, De caelo, 569, 5 sq.
(Heiberg), et Physique, 1318, 33 sq. (Diels) ne prive pas de sa force linformation, indirectement atteste maintes fois,
qui remonte Thophraste.
30 Cf. Aetius, I, 13, 18 (Diels, Dox., p. 258).
31 Cf. J. Bollack, M. Bollack, H. Wismann, La Lettre dpicure, Paris, 1970, p. 173 sq.; sur lapplication de ce principe,
cf. la lettre Pythocls, passim.
32 Cf. Plutarque, Adversus Colotem, 8, 1110 F, de mme B 167 (DK), ainsi que le titre dune uvre peri tn diapherontn
rhysmn peri iden (B 5i ; DK). Le neutre atoma, qui qualifie implicitement les corps (somata) simposera, aprs
Aristote, toujours plus nettement contre atomoi.
33 Hegel, Science de la Logique, livre I, Premire section, chap. 3, B. Un et plusieurs, b) Lun et le vide, Rem.
Sur latomistique.
34 Cf. Mtaphysique, A, 985 b 19 sq.; M, 1071 b 31 sq.; Physique, VIII 1, 252 a 32 sq.; De caelo, III 2, 300 b, 8 sq., etc.
35 Hegel, Science de la logique, op. cit., ibidem.

83

vide nest (cest--dire nexiste) que grce la positivit de son propre dploiement en
atomes. Cependant, la thorie ne cesse de sombrer en-de de son propre niveau tant
que la ncessit du processus logique est confondue avec le mouvement des particules
rfr au choc et au contrecoup.36 Certes, Aristote touche dassez prs la vrit lorsquil
crit, dans sa monographie sur Dmocrite37, que les atomes se heurtent et se meuvent
dans le vide en raison de leur non-similarit formelle et de leurs diffrences; mais ces
heurts ne sont pas comprendre comme une lutte physique dans lespace, mais plutt
comme une sorte de soulvement gnral (stasis), comme une diffrenciation
dans toutes les directions des rhysmoi infiniment diffrents. Le mouvement originel
des atomes, dfini par Dmocrite comme une vibration (palmos)38, prcde
lapparition des corps qui ne se forment qu partir du moment o les entits ainsi
mues parviennent au contact et sentrelacent en un agrgat dont leffet est de les
relier en les maintenant dans une proximit39. Lespace rel, au sens dune distance
entre des corps (diastma smatn), surgit la condition que les agrgats se multiplient
suffisamment pour produire un tourbillon (dinos) qui peu peu se dveloppe en
une membrane sphrique (hymen) sous la protection de laquelle les processus
cosmogoniques peuvent amorcer leur cours40. Tandis qu lextrieur, o rgne le
grand vide (mega kenon), la pulsation des atomes se perd dans linfini, lintrieur,
dans lespace vide, les corps obissent la loi de lattraction du mme41. Cest sur elle
que reposent, se maintenant elles-mmes, les structures auxquelles nous donnons le
nom de mondes (kosmoi).
Dans ce contexte, surgit pour finir un autre problme singulier qui trouve
aussitt sa solution grce linterprtation ici propose. Selon Dmocrite, les atomes
sont en tant que tels invisibles; nanmoins, il affirme quil pourrait y avoir un atome de
taille cosmique42. La contradiction est insurmontable tant que lon adopte pour point
de dpart que les atomes seraient des corps. Cest la raison pour laquelle picure a pris
parti contre Dmocrite, et a limit la taille des atomes43. Or, ds que, en accord avec
la reprsentation de lengendrement des lettres, lon saisit latome comme un point
se propageant selon la rgle du rhysmos, de la diathig et de la trop, rien ninterdit
dtendre lampleur de cette propagation aux dimensions dun cosmos et mme audel. Un delta atomique pourrait fort bien embrasser le monde o nous vivons sans
36 Cf. Aetius I, 26, 2 et I, 12, 6 (Diels, Dox., p. 321 et 311), de mme Alexandre, Mtaphysique, 36, 21 (Hayduck) et
Simplicius, Physique, 42, 10 (Diels).
37 Cf. Simplicius, De caelo, 294, 33 sq. (Heiberg).
38 Cf. Aetius I, 23, 3 (Diels, Dox., p. 319).
39 Aristote in Simplicius, op. cit., ibid. Pourtant, quelques lignes plus bas, Aristote persiste dcrire les atomes comme
des corps qui, en raison de leurs formes irrgulires (les crochets et les anneaux tant dcris!) sagrgent.
40 Cf. Diogne Larce IX, 31 sq.
41 Cf. Diogne Larce, ibid., et Dmocrite, frgt. 164 (DK). La transposition du principe dattraction au mouvement
originel des atomes laquelle procde Thophraste (cf. Simplicius, Physique, 28, 15 sq.) reflte sans doute linfluence de
Platon, Time, 52 e 53 a.
42 Cf. Aetius I, 12, 6 (Diels, Dox., p. 311).
43 Cf. picure, Lettre Hrodote, 55.

84

que nous puissions jamais le voir. Les atomes ne sont justement pas, comme on le
conjecture partir de lespace vide, des remplissements de lespace ou ne sont pas
pleins (plr), mais, se dplaant dans le vide absolu, chaque atome tisse avec
lui-mme en quelque sorte un feutrage (nasta). la lumire du titre de luvre
transmis par Diogne Larce, la meilleure dfinition quon puisse en donner serait celle
de lignes sans liaisons (alogoi grammai)44.
Poursuivre jusque dans ses ultimes consquences lexpos du modle atomiste
excderait le cadre de la prsente enqute. De mme, les questions difficiles que posent
sa provenance historique et le rapport entre Leucippe et Dmocrite rclameraient
un traitement plus long. Par contre, lanalyse de la thorie dmocritenne de la
connaissance semble non seulement approprie pour soumettre examen dun point
de vue essentiel le rsultat jusque-l acquis, mais elle promet en mme temps de montrer
limportance spculative et lactualit persistante de cette innovation dans la pense,
indpendamment de sa ralisation systmatique.
Deux conceptions strictement opposes dominent la doxographie antique.
Selon la premire, Dmocrite a ni la vrit des impressions sensibles, et, comme Platon,
admis le primat de la raison; pour la seconde, il na reconnu vrais que les phnomnes
sensibles, et, avec Protagoras, renonc toute intelligence plus profonde de lessence des
choses. Cest manifestement ce que pense Aristote lorsque, dans le deuxime chapitre
du premier livre du De generatione, et loccasion de la confrontation de latomisme au
platonisme, il justifie ainsi le parti pris fondamental de Leucippe et Dmocrite:
Puisquils supposaient que le vrai se situait dans lapparatre et que les
phnomnes sont cependant contradictoires et indnombrables, ils ont affirm
innombrables les figures [originelles].45

Ce qui consonne avec le deuxime chapitre du premier livre du De anima, o


Aristote crit que Dmocrite ne distingue pas me et intellect parce quil croit que le
vrai serait lapparatre46. Philoppon commente le syllogisme implicite qui sous-tend
pareille dduction, en rcapitulant la doctrine de Dmocrite:
Il dclarait en effet sans ambages que le vrai et le phnomne sont la mme chose,
que la vrit ne se distingue en rien de ce qui apparat la sensation, et que, au contraire,
ce qui apparat tout un chacun et lui semble tre sont prcisment le vrai, comme le
pensait Protagoras, alors que, selon le juste discours, il y a une diffrence entre, dun ct,
la perception sensible et lintuition qui sen tient ce qui apparat, et, de lautre, lintellect
qui sen tient la vrit. Si, par consquent, lintellect sattache la vrit et lme ce qui
apparat, et si le vrai est la mme chose que le phnomne, comme le croit Dmocrite, alors
lintellect est la mme chose que lme.47
44
45
46
47

Cf. Dmocrite, frgt. 11 p (DK): peri alogn grammn kai nastn.


Aristote, De generatione, op. cit., 315 b, 9 sq.
De anima, 404 a, 29 sq.
De anima, 71, 22 sq. (Hayduck).

85

Le commentaire ne laisse pas le moindre doute: Dmocrite sest cart de la


voie, inaugure par Parmnide, du juste discours ou de la droite raison (orthos
logos), et sest rang aux cts du Sophiste dAbdre qui, bien quil soit, suppose-t-on,
son an dune vingtaine dannes, est ordinairement considr comme son disciple48.
Pour priver de sa force lexpertise dAristote et apporter la preuve que la
critique de la perception sensible avait conduit Dmocrite introduire la raison
comme unique critre de la vrit, Sextus Empiricus lui donne la parole. La srie
de citations, qui, la suite des promes de Parmnide et dEmpdocle comme de
lexorde dHraclite, occupe les paragraphes 135 139 du septime livre de louvrage
Adversus mathematicos, forme, avec largumentation qui les embrasse et les interprte,
une sorte densemble dmonstratif quil faut analyser entirement. Deux objections,
rfutes tour tour, dcomposent le texte en trois parties. La premire thse dclare:
Dmocrite rejette les choses qui apparaissent aux sens, et explique que rien delles ne
se manifeste conformment la vrit mais seulement lopinion; et que, dans lordre
des choses qui existent, seul est vrai lnonc selon lequel atome et vide existent; il
dit, en effet Par convention doux, par convention amer, par convention chaud, par
convention froid, par convention couleur; en ralit, atome et vide; ce qui signifie
que les choses qui sadressent aux sens existent, certes, au regard de la convention et de
lopinion, mais pas conformment la vrit, car cest seulement le cas des atomes et
du vide. Lidentification de la convention (nomos) et de lopinion (doxa)
entrane celle de la nature (physis) et de la vrit (altheia), et permet Sextus
dinterprter la seconde partie de la citation comme un jugement sur la vraie nature
des choses. Lopration smantique ne va pas de soi, ce qui ressort, notamment, du
fait non ngligeable que Galien citant la mme phrase simagine devoir spcialement
la justifier : Lexpression par convention (nom) signifie la mme chose que
conventionnellement (nomisti) et selon nous (pros hmas), cest--dire ce qui nest
pas conforme la nature des choses ce quil [Dmocrite] exprime par en ralit
(ete) puisquil drive le mot deteos qui signifie vrai (althes).49 Cependant, bien
que lemploi adverbial du datif ete ne semble pas avoir t usuel ni avant ni aprs
Dmocrite, lassimilation a lieu presque automatiquement. Cest ainsi que Sextus
conclut linterprtation parallle dans les Hypotyposes sur cette affirmation lapidaire:
[] il dit en ralit (ete) au lieu de en vrit (althei).50 Or sil devait
effectivement se trouver que la ralit des atomes et du vide concide avec la vrit
masque par le voile des phnomnes, lharmonie serait parfaite entre les deux systmes
qui, chacun sa manire, parachve et dpasse la philosophie archaque de la nature:
Les coles de Dmocrite et de Platon supposaient que seules taient vraies les
entits intelligibles. Dmocrite, parce que rien de ce qui est peru par la sensation nexiste
48 Cf. Diogne Larce IX, 50 et 53.
49 Galien, De elementis secundum Hippocratem I, 2 (= 68 A, 49; DK).
50 Sextus Empiricus, Hypotyposes, I, 214.

86

par nature, car les atomes qui composent toutes choses ont une nature dpouille de toute
qualit sensible; Platon, parce que les choses qui sont perceptibles par les sens sont toujours
apprhendes en devenir et nexistent jamais.51

Quelle samorce en partant dun au-del ou dun en-de du monde


phnomnal, se situant demble au-dessus ou en-dessous, la rflexion sur la vraie
nature des choses fait chec mme au sensualisme le plus radical, comme Dmocrite
et Platon lont enseign en rfutant Protagoras52.
Il pourrait sembler que la dmonstration soit parvenue son terme. Mais
Sextus savait bien quil existait dautres textes (peut-tre ceux quutilisait Aristote?) qui
eussent justifi une conclusion inverse. Cest pourquoi, il prend la peine de prouver que
Dmocrite dans les Consolidations, malgr sa promesse de confrer une force de
conviction aux perceptions sensibles, nen trouve pas moins de quoi les condamner.
Parmi les cinq citations dont ce verdict doit procder, les deux premires proviennent
des Consolidations, les trois autres du livre Sur les ides:
Mais, quant nous, en ralit (ti eonti) nous ne saisissons rien de sr, mais ce qui
change selon la disposition du corps et des choses qui pntrent ou se repoussent (B 9 b; DK);
On a montr clairement de maintes faon que nous ne saisissions pas comment en
ralit (ete) chaque chose est constitue ou ne lest pas (B 10; DK) ;
Et lhomme doit connatre au moyen de cette rgle: il se trouve cart de la ralit
(etes) (B 6; DK);
Ce discours lui aussi montre clairement que nous ne savons en ralit (ete) rien
sur rien, mais que pour chacun lopinion est un re-modelage (B 7; DK);
Cependant, on verra clairement que connatre la manire dont en ralit (ete)
toute chose est compose se situe dans limpasse (en apor) (B 8; DK).

La liste des noncs ngatifs sur la facult humaine de connaissance est


impressionnante, mais ils ne contiennent rien qui indiquerait que la perception sensible
serait en cause. Sextus en est tout fait certain, car il ajoute: Cest ainsi que, dans ce
qui prcde, il rejette presque toute forme de connaissance, et ne choisit de mentionner
les perceptions sensibles qu titre dexemple (exhairets). Cette nouvelle restriction
ne lempche pourtant pas de maintenir intacte sa vision des choses. Cest quil dispose
dun ultime lment de preuve qui semble irrfutable:
Dans les Rgles , il admet deux formes de connaissance ; la premire par
le biais des sensations ; la seconde, par celui de la rflexion ; parmi ces deux formes, il
51 Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, VIII, 6 sq.; cp. VIII, 56.
52 Adversus mathematicos, VII, 389 ; cf. Plutarque, Adversus Colotem, 4, 1108 F.

87

qualifie de claire (voyante) celle qui repose sur la rflexion, en confirmant quelle peut
dcider avec sret de la vrit, tandis quil qualifie dobscure celle qui sappuie sur les
perceptions sensibles, en lui dniant linfaillibilit dans la connaissance du vrai. Or il dit
littralement: Il y a deux formes de connaissance, la premire, claire; lautre, obscure;
et font partie de la seconde tout ensemble la vue, loue, lodorat, le got, le toucher, alors
que la premire53 Puis, il juge la claire suprieure lobscure et poursuit: Ds que
lobscure, visant ce qui est plus petit, ne peut plus ni voir, ni entendre, ni sentir, ni goter, ni
percevoir grce au toucher, mais, visant ce qui est plus subtil.54

La citation sinterrompt dans les manuscrits, mais la structure de largumentation


parat assez claire pour justifier la conclusion que tire Sextus: Par consquent, selon ses
vues, la raison est le critre, celle quil appelle connaissance claire.55
Esprant trouver conforte la conclusion de Sextus, Eduard Zeller a t le
premier passer en revue de manire critique lensemble de la tradition56. Il faut lui
reconnatre le mrite davoir refus les diffrents compromis qui jusqualors avaient
servi de refuges57 ; par ailleurs, il sagissait essentiellement pour lui de corriger le
tmoignage dAristote en rassemblant ses dclarations positives sur la mthode des
atomistes58. Nanmoins, cest Paul Natorp qui le premier russit faire se contredire
Aristote en allant au devant de la dmonstration de Sextus59. Zeller avait trangement
nglig lexpos historien du premier livre De generatione et corruptione (1 2,
324 b 5 sq.), or cest cet aperu qui permit au compagnon de Hermann Cohen, de
faire apparatre latomisme comme un rationalisme modr, galement loign du
sensualisme excessif des hraclitens comme du dlire idaliste des lates. Rfrs la
perception sans sy abandonner, et guids par la raison, sans lhypostasier, les logoi de
Leucippe ressemblent la philosophie critique de Kant:
Le vrai , la ralit ne rside nullement, mme pour les atomistes, dans les
phnomnes sensibles, mais dans les concepts de lentendement; simplement pas dans ceux
qui, comme les notions lates, nient purement et simplement les phnomnes, mais dans
ceux qui nanmoins entretiennent avec lui une relation ncessaire et trouvent leur validation
uniquement dans le fait quils expliquent les phnomnes et en ouvre lintelligence; cette
conception, autoriserait presque quon lui applique la formule kantienne selon laquelle la
sensibilit est ce qui ralise lentendement en mme tant quelle le restreint.60
53 Ici le texte nest pas sr et manifestement altr par une lacune.
54 B 11; DK.
55 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 139.
56 E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, op. cit., p. 1128-1139.
57 Notamment la construction pleine davenir dune volution de Dmocrite; cf. O. Papenkordt, De atomicorum
doctrina, Berlin, 1832, p. 60, et F.W.A. Mullach, Demokriti Abderitae Fragmenta, Berlin, 1843, p. 415 ; tous deux
se rfrent un passage de Plutarque, De virtute morali, 7, 448 D, o il est dit quAristote, Dmocrite et Chrysippe
auraient par la suite rfut sans remords certaines de leurs thses antrieures.
58 E. Zeller, Die Philosophie, op. cit., p. 1137 et note 4 o il cite, notamment, De partibus animalium, I 1, 642 a 26
sq.; Mtaphysique, M, 1069 b 19, Physique, II, 2, 194 a 20 sq.
59 P. Natorp, Forschungen zur Geschichte des Erkenntnisproblems in der Antike, Berlin, 1884, p. 164 sq.
60 Ibid., p. 171.

88

Au regard de Natorp, les contradictions de linterprtation aristotlicienne


sexpliquent par le fait que Dmocrite navait pas distingu les facults de connaissance,
de telle sorte que mettre sur un mme plan lintellect et lme devait invitablement
suggrer lidentification du vrai et du phnomnal. Pourtant, la diffrence entre les
impressions sensorielles et les concepts est en elle-mme suffisamment claire pour faire
reconnatre la loi objective de la vrit avant que ne puisse tre pose la question des
conditions de possibilit subjectives de la connaissance:
Cest donc en vain quon interroge les lates et Dmocrite, qui sur ce point
galement leur embote le pas, sur la facult de parvenir une connaissance vraie ; les
premiers trouvaient sa loi dans les concepts de lentendement, et lui, plus sagace et plus
pertinent, dans ces concepts de lentendement qui renvoient aux faits des sens, sy
limitent et par eux sen trouvent justifis.61

Le principe de raison, comme norme suprme dune dtermination de la


ralit, condamne les phnomnes tre sauvs par le concept:
Nest vrai que ce qui ne peut pas tre galement contraire, et qui se maintient
identiquement dans ce quil est; cest la norme du vrai dans la critique dmocritenne de la
connaissance. Obissant cette norme, qui manifestement provient de la philosophie late,
Dmocrite a refus la ralit des qualits sensibles.62

Bien que la rsolution des contradictions aristotliciennes semble par trop


artificielle, la qualit de linterprtation de Natorp est difficile nier. Sa cohsion interne
la soustrait demble toutes les simples objections de dtail, et elle renouvelle ainsi la
thse ancienne dune alliance objective entre Dmocrite et Platon visant Protagoras;
le but de cette alliance, comme le dit Victor Brochard, aurait t de maintenir contre
la critique ngative du sophiste les droits de la science 63. Pourtant, les doutes ne
sapaisent pas dabord quant au fait que Dmocrite a pris expressment la dfense des
sens. Dans un trait de Galien, il leur fait prendre eux-mmes la parole, aprs la citation
qui ouvre la dmonstration de Sextus:
Pauvre entendement, tandis que tu tires de nous tes certitudes, tu veux nous
renverser? Tu chuteras de ce renversement!64

Natorp, qui ne connaissait ce texte que dans une traduction latine, tait
parfaitement conscient du danger. Cest pourquoi il sest mis en qute dune source

61 Ibid., p. 176.
62 Ibid., p. 204.
63 V. Brochard, Protagoras et Dmocrite , Archiv fr Geschichte der Philosophie, 2, 1889, p. 378 ; cf. P. Natorp,
Forschungen zur Geschichte, op. cit., p. 206 sq.
64 Galien, De medicina empirica fragmentorum (H. Schne, d.), Berliner Sitzungsberichte, 1901, p. 1259.

89

sceptique qui ft responsable davoir omis la rponse victorieuse de lentendement65.


Mais cette explication demeure dautant plus insatisfaisante que Protagoras
prcisment avait donn luvre rassemblant ses principaux arguments le titre
Les Renversants 66. Certes, une telle concidence ne recle pas encore la preuve
que Dmocrite, en accord avec le sophiste, et rejet le principe de contradiction ni
affirm quil y aurait sur toutes choses deux discours qui se contredisent 67.Elle
attire du moins lattention sur ce fait aisment nglig que Sextus, lorsquil rapporte
que les sophistes nient toute possibilit de dmonstration (apodeixis), ajoute, en
quelque sorte malgr lui: Et sans doute Dmocrite lui aussi, puisquil rcuse avec
insistance cette possibilit dun bout lautre des Rgles.68 Le seul fait que cest aux
Rgles que Sextus emprunte son argument dcisif en faveur dune interprtation
rationaliste de la thorie de la connaissance dmocritenne boucle la chane des
indices, et entrane la recherche vers ce que Dmocrite considre tre le lieu de toute
connaissance humaine, cest--dire vers laporie.
Limpasse propre la situation cre par la tradition reflte la radicalit avec
laquelle les atomistes avaient tourn le dos aux voies traditionnelles de la connaissance.
Ni le rationalisme ni le sensualisme, sans parler du criticisme qui les intgre tous deux,
ne livrent les clefs qui permettraient de comprendre les noncs de Dmocrite. La
mauvaise volont avec laquelle Adolf Brieger conclut son interprtation (Il nest pas
all jusquau terme du problme faute de quoi chaque phrase de son systme aurait d
susciter chez lui la confusion), soutenue par sa foi progressiste (les faits empiriques
confirms livrent dsormais le matriau dune connaissance vritable ), montre
suffisamment lobstination avec laquelle ces noncs dmocritens rsistent toutes
les catgories quon voudrait leur appliquer de lextrieur69. Rien dans ces phrases ne
justifie de supposer que la critique visant les phnomnes atteste dune prsance de
la raison, rien ne conduit lhypothse que le dfi adress lentendement dmontre
la supriorit des sens. Sextus peut rpter lenvi qu la diffrence dpicure et de
Protagoras Dmocrite conteste la validit des phnomnes70, sur la liste, transmise par
Aetius, des tenants de cette doxa (refus dune vrit des sens), Protagoras figure aux
cts de Dmocrite71. Et ds quAristote a voulu prciser davantage les contours du
sensualisme prt Dmocrite, il les estompe pour en faire un trait gnral de la pense
archaque qui caractrise aussi bien Parmnide et Empdocle72. Au fond, lorientation
ngative de la plupart des noncs qui sexprime de manire particulirement nette
dans un fragment (117 B; DK) conserv par Diogne Larce (IX, 72) En vrit
65
66
67
68
69
70
71
72

90

P. Natorp, Forschungen zur Geschichte, op. cit., p. 193 sq. et note 1.


Cf. Sextus, Adversus mathematicos, VII, 60 (= 80 B 1 DK).
Diogne Larce IX, 51 (= 80 B 1 DK).
Sextus, Adversus mathematicos, VIII, 327.
A. Brieger, Demokrits angebliche Leugnung der Sinneswahrheit, Hermes 37, 1902, p. 79 et 81.
Sextus, Adversus mathematicos, VII, 369; VIII, 184.
Aetius IV, 9, 1 (Diels, Dox., p. 396).
Aristote, Mtaphysique, D, 1009 b 11 sq.

nous ne savons rien; car la vrit se situe dans labme fait plutt conclure un
profond agnosticisme. Cest pourquoi Cicron crit lui aussi : [] et ce dernier
[Dmocrite] ne dit pas ce que nous disons, nous qui ne nions pas que quelque chose
existe, mais seulement que cela ne peut tre saisi ; il nie tout uniment que le vrai
existe.73 Quoi quil en soit, la fiabilit de ce tmoignage souffre de nouveau de ce
que Cicron confond lagnosticisme de Dmocrite avec le pathos du non-savoir quon
rencontre chez Socrate, Anaxagore et Empdocle74. Il en va de mme de linterprtation
sceptique quintroduit Diogne Larce dans la Vie de Pyrrhon, o les fragments
B 125 (DK) et B 117 (DK) taient censs tmoigner respectivement contre les sens
et contre lentendement75. Lorigine de cette erreur, qui, au XIXe sicle, a eu encore
maints adeptes, fut dj mise au jour par Sextus:
Or mme la philosophie de Dmocrite est rpute avoir quelque chose de commun
avec le scepticisme [] En ralit, Dmocrite est cens avoir tir du fait que le miel paraisse
doux aux uns, amer aux autres la consquence quil ne serait ni doux ni amer, et, partant,
avoir nonc la formule pas davantage que (ou mallon), qui est un nonc sceptique.
Cependant, les sceptiques et les tenants de Dmocrite appliquent cette formule pas
davantage que de manire diffrente, les premiers se rfrant au fait que quelque chose
nest ni cela ni ceci, tandis que nous avons en tte le fait que nous ne savons pas si lun ou
lautre ou encore aucuns des deux phnomnes existent.76

En dpit de cette conclusion errone qui fait de Dmocrite un


dogmatique, les arguments de Sextus sont prcieux, car ils clairent indirectement
un principe essentiel de latomisme. Alors que les sceptiques appliquent la formule
pas davantage que aux jugements sur la ralit, les atomistes lappliquent la
ralit. Les consquences dune telle manire de dfinir la ralit ressortent de lexpos
de Thophraste qui, par deux fois et dans une formulation identique, indique que
lhypothse dun nombre infini de formes atomiques repose sur le principe que rien
nest davantage structur comme ceci plutt que comme cela (mden mallon toiouton
toiouton).77 Certes, Thophraste interprte, dans le premier cas (Leucippe) la formule
comme si elle ne concernait que le devenir et lincessant changement des phnomnes,
mais, ds la phrase suivante, il tend le sens de la formule la ralit en tant que telle:
De plus, ltre nexiste en rien davantage (oudev mallon) que le non-tre, et tous
deux sont dans la mme mesure causes des choses en devenir ; puisque, en effet, il
supposait que lessence des atomes tait feutrage (nastn) et quelle tait pleine, il
disait quelle tait tre et quelle pouvait se mouvoir dans le vide quil appelait non-tre
et dont il affirmait quil ntait pas moins (ouk elatton) tre que ltre. Cette dernire
73 Cicron, Premiers acadmiques, II, 23, 73.
74 Cicron, Acadmiques postrieurs, I, 12, 44; II, 10, 32, ainsi que les rinterprtations chrtiennes rassembles par
S. Luria, Demokrit, op. cit., p. 38.
75 Diogne Larce, IX, 72.
76 Sextus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 213.
77 Physikon doxai, frgt. 8 (Diels, Dox., p. 483 sq.) = Simplicius, Physique, 28, 4 sq.

91

formulation drape de nouveau vers lontologie traditionnelle dans la mesure o elle


se contente de faire du non-tre un tre, cest--dire un espace vide o se meuvent
les atomes compris comme des corps pleins. Pourtant, Aristote confirme, propos
de Leucippe et de Dmocrite, le sens fondamental et anti-ontologique du principe
atomiste: Cest pourquoi ils disent que ltre nest en rien davantage (ouden mallon)
que le non-tre.78 Pour montrer clairement et sans quivoque que rien de ce qui est
nexiste sans ce qui nest pas, Dmocrite a eu recours cette formulation stupfiante:
m mallon to den to mden einai79. Le jeu de mots, dont lauthenticit est garantie
par Galien et Simplicius80, suggre que la positivit de ce qui est nexiste que grce la
ngativit de ce qui nest pas (mden moins m = den)81. Pareille conception contrecarre
la dcision (krisis), requise par Parmnide, entre est et nest pas, et elle ouvre
la pense une voie dont le terme ne sera pas le poste frontire de lidentit.
Comme Hraclite82 et sans doute aussi Protagoras83, Dmocrite nen reste
ni la critique des sens par la raison ni celle de la raison par les premiers, mais il
intgre ces deux positions pour les convaincre de leur mutuelle dpendance et, ainsi,
les dpasser84 Certes, il y a deux facults diffrentes de connatre, dont lune peut tre
qualifie de claire, noble, et reconnue; lautre, sombre, modeste
et ignore ; mais la premire nest pas davantage que (ou mallon) lautre
en mesure de saisir toute la ralit: On a montr clairement de maintes faon que
nous ne saisissions pas comment en ralit (etei) chaque chose est constitue ou ne
lest pas (B 10; DK). La vrit que ladverbe dmocriten en ralit (etei)
met en lumire indirectement, partir dune ngation de la connaissance nest pas
une dtermination mtaphysique reposant sur le principe de contradiction, mais une
indtermination qui ne peut tre dfinie que comme telle, et qui se rvle, stant ellemme dpasse, dans des oppositions. Aussi bien lidentit fugitive des choses sensibles
que celle, durable, des entits intelligibles proviennent dune non-identit originelle
que Dmocrite appelle limpasse (B 8; DK) ou labme (B 117; DK). Ainsi
empche de sidentifier par avance avec son objet, la connaissance dbute par le fait
dadmettre lcart qui la spare de lui: Et lhomme doit connatre au moyen de cette
rgle: il se trouve cart de la ralit (etes) (B 6; DK). Pour ne pas tre arrte par
les objets quelle rencontre, elle choisit une dmarche indirecte, analogique, parodique
au sens tymologique, qui, au lieu de concepts, recourt des reprsentations intuitives,
corporelles qui jalonnent le chemin vers linconnu: Mais, quant nous, en ralit
78 Aristote, Mtaphysique, A, 985 b 8.
79 Plutarque, Adversus Colotem, 4 1108 F.
80 Cf. De elementis secundum Hippocratem, I, 2; De caelo, 294, 33 sq. (Heiberg).
81 Traduire ce jeu de mots impliquerait certaines contorsions; lauteur en a trouv une en allemand das Ichts ist
nicht mehr als das Nichts; nous proposons celle-ci, titre de pure et simple bquille, en jouant sur lallitration: Y
a un nest pas davantage que y a rien (N. d. T.).
82 Cf. J. Bollack et H. Wismann, Hraclite ou la sparation, Paris, 1972.
83 Cf. les fragments B 1 et B 4; DK.
84 Cf. le fragment B 125; DK: Par convention, doux; par convention amer [] Pauvre intellect, alors que cest de
nous que tu tiens tes certitudes

92

(ti eonti) nous ne saisissons rien de sr, mais ce qui change selon la disposition du corps
et des choses qui pntrent ou se repoussent (B 9 b; DK). Ces allgories donnent
limpression davoir ainsi affaire quelque chose de concret, de tangible, et cette
impression na pas peu contribu imposer linterprtation mcaniste de latomisme.
Cependant, la ralit de latome et du vide ne concide ni avec la ralit physique de
la nature ni avec une quelconque autre ralit objective qui serait accessible aux sens
ou lintellect ; elle rsulte de la rflexion sur lobjectivit pure et simple, et cette
rflexion rvle le caractre illusoire de lobjectivit en indiquant do elle procde:
Ce discours lui aussi montre clairement que nous ne savons en ralit (etei) rien sur
rien, mais que pour chacun lopinion est un remodelage (B 7; DK).
Les lois physiques qui commandent lorganisation de notre monde sont les
mmes que celles des cosmogonies archaques: attraction des semblables, mlange des
contraires, monte du lger, descente du lourd, etc. Mais la nature, dont on pense quelles
sont lexpression objective, nest pas originelle, mais toujours produite: La nature
et lducation sont quelque chose de semblable. Car lducation remodle lhomme,
et, le remodelant, produit de la nature (B 33; DK). La production de lidentit par
le jeu alatoire dune diffrence initiale trouve son analogie la plus pertinente dans le
fonctionnement du langage. De mme que les phonmes, qui nont dautre existence
que la diffrence les distinguant les uns des autres, sunissent pour former des syllabes,
des mots, des phrases afin de produire lunit dun sens, de mme sunissent les lettres
de lalphabet atomique pour produire lunit de la nature (phusis). Le pouvoir
gnrateur du discours (logos), mis lpreuve par Hraclite et les sophistes aussi
bien sur le plan thorique quen pratique, dfinit la manire dune ide rgulatrice la
philosophie de la nature des atomistes. Au lieu de se contenter de la ralit chaque
fois signifie, ils cherchent sonder, dans le processus de signification, une ralit
effective plus profonde qui prcde toute signification. Cest cause de ce projet,
qui inverse la hirarchie habituelle des valeurs et bannit la vrit du ciel de lidentit
en la vouant labme de la diffrence, que lAbdritain reste un tranger parmi les
philosophes: Je suis venu Athnes et personne ne ma reconnu.85
Heinz WISMANN
Traduit de lallemand par Marc de LAUNAY

85 Fragment B 116; DK.

93

Industries suppltives. Usure et recyclage


Title:
Abstract:

Suppletive Industries. Obsolescence and Recycling


Saying the times we are living are those of a civilization of void and emptiness is
current, current enough to deserve a disbelieving reflection. What could have
happened so that Western experience ends under the unsettling sign of void?
Refusing both the incrimination of the contemporary existence and a certain
oriental rhetoric of the void, this paper considers the urge of filling up the void
to be one of the present times imperative principles. Consequently, it seizes the
experience of void as the name for a particular interpretation of what a certain
philosophy would call the withdrawal of the supreme. Despite all the huge efforts
to fill this void, the mission remains impossible because of a strict heterogeneity
between whats leaving its place and that with what suppletive production tries
to reoccupy the vacant place. Ornament production and ethical missions are the
most visible technologies meant to fill up the void, using and recycling every single
aspect of experience. In this way, conceptual reflection is brought to scrutinize a
most subtle but all the more effective connection between void and production.
Suspending suppletive industries could perhaps contribute to a more appropriate
reinterpretation of the void generated by the departure of the supreme.
Key words: void, obsolescence, recycling, ornament, supplement, production.

Notre appartenance une civilisation ou une re du vide1 passe pour


un lieu commun. Et cela le plus souvent dans lignorance la plus insouciante de ce
que ce serait que dappartenir au vide, de partager le vide comme lieu commun. Et
pourtant, le vide, ne serait-ce pas galement ce qui rend problmatique, ce qui met
mal lappartenance mme ? Un trs juste propos de Kostas Axelos pourrait introduire
ce qui sannonce comme une description explicative de cette re en mettant en cause
son appellation mme: La civilisation du vide, du nant, comme on lappelle mme
journalistiquement, bat son plein et veut remplir le vide humain, terrestre et stellaire
plus que cleste. Remplissage et usure de tout ce qui est et se fait, bass sur le profit, et la
recherche dune vague altrit, vont bon train.2 La mention de la part journalistique
de cette appellation appose la contemporanit ne se fait certes pas sans ironie et
mpris marquant ainsi une rserve, une distance par rapport la commodit et la
superficialit de la formule mme, distance dfaut de laquelle la rflexion sur lpoque
serait tout simplement impossible. Il ne serait point dpourvu dintrt de remarquer
la subtile nuance quinscrit la formule stellaire plus que cleste et de la reprendre
1 la notorit de lexpression et du diagnostic quelle rsume le livre de Gilles Lipovetsky a apport sa contribution.
Cf. Gilles Lipovetsky, Lre du vide : essais sur lindividualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
2 Kostas Axelos, Le jeu du monde, Paris, Minuit, 1969, p. 412.

94

pour claircir la nature de cette appellation aujourdhui. On en viendrait ds lors


dire quelle est mdiatique plus que journalistique. Tout comme il est important de
faire remarquer que laspect journalistique et, dsormais, mdiatique de lnonc
civilisation du vide, nonc ayant allure de sentence et prtendant sonner lalarme,
dborde largement le cadre des mdias attestant somme toute ici une inaptitude
penser rigoureusement, cest--dire dans sa provenance, la catgorie de vide prise dans
son ambition de dcrire et dexpliquer lpoque qui serait la sienne et laquelle nous
appartiendrons dune telle difficile appartenance. Nombreux sont en effet les discours
des sciences humaines et sociales invoquant ou incriminant le vide de la civilisation
qui se laissent imprgner par le journalisme pris dans ce sens. La pose prophtique,
un certain penchant pour les alarmes, lconomie de mots et de dveloppements, la
sollicitude pastorale et linflammation rhtorique vont aussi bon train, dautant plus
quils sestiment dispenss de lardu labeur argumentatif, contents quils sont de
sappuyer sur des conjectures, sur lopportunisme de lexemple, sur lillustration truque
tout comme sur un tirage magique de conclusions aussi intempestives que dfinitives.
La superficialit de ce sacerdoce dnonciateur na dgal que sa violence. Le discours
mdiatique sur le vide participe de la civilisation du vide quil dnonce se faisant ainsi
le complice de la banalisation si ce nest de la nullification de linterrogation mme sur
les temps prsents et, videmment, sur le vide.
En revanche, ds que la pense raisonne et responsable de son dire essaie de
saisir ce vide dont on convient si aisment de faire un trait dterminant de ces temps
ntres, de la condition et de la sensibilit qui sont les leurs et les ntres, elle se trouve
confronte aux mmes apories que dans le cas du concept de nant. Comme lcrit
Jnger, la difficult () tient ce que lesprit nest pas capable de se reprsenter le
nant. Il sapproche de la zone o seffaent intuition et connaissance, les deux grandes
mthodes auxquelles il est tenu. On ne se forge du nant ni une image ni une notion.3
Cette similarit nous permet de dire que, du vide, il ny a pas dexprience immdiate,
conduisant lui aussi lesprit vers cette zone faite deffacements et de suspensions. Si
du vide il ny a ni concept ni intuition, il nen reste pas moins quil est effleur, craint,
affront, contourn, l o il y a videment, dpart, dissolution, dposition, adieu, mais
aussi remplissage, recouvrement, prsence en excs. Si lesprit touche ses limites
lorsquil sattache se reprsenter le vide, il peut, en revanche, se tourner vers les lieux
o il y a vacuations, videments, dparts, loignements, absences, absentements,
retraits, soustractions. La relation au vide est donc oblique, indirecte, mdiate,
mdiatise. Cest dailleurs la raison majeure pour laquelle, aprs tant de discussions
sur le vide comme dtermination des temps prsents, peut-tre le temps serait-il enfin
venu de suivre ce dplacement qui, rsistant linattention comme la dngation,
ne cesse de sannoncer et qui, du vide, mne vers le vacant. Dplacement qui laisserait
enfin apparatre ce qui est rellement en jeu dans linvocation du vide, cest--dire

3 Ernst Jnger, Passage de la ligne, traduit de lallemand par Henri Plard, Paris, Ch. Bourgois, 1997, p. 47.

95

lvacuation ou lvidement, le dlaissement, labandon que nous approcherons sous la


figure de la place vide. Lvidement est, semble-t-il, lvnement mme, ce qui arrive, ce
qui nous arrive. Nous sommes de la sorte ouverts au Tout-Rien panique, nous avons
exprimenter aussi bien le tout que le vide. Lexprience du vide est mme notre tche
immdiate et future.4 Sil est vrai que ce quoi nous sommes livrs, abandonns,
confronts est ce multiple et subversif renvoi du plein au vide dterminant de la sorte
notre exprience, il se peut nanmoins que ladquation de ce lexique thologicophilosophique de la tche devienne de moins en moins sre. Ce serait, encore une fois,
prcisment quelque chose comme le vide qui exproprierait ce lexique et cette logique
de la tche, de luvre parachever, de la mission accomplir. Lexprimentation
laquelle la contemporanit serait ainsi voue nest pas trangre au dsuvrement.
Ce vide, comment compter avec? Quoi en faire? Que faire et comment faire
ds lors que le vide sinsinue et creuse tres et actions? Sous de multiples formes, lide
de se saisir du vide, den devenir loprateur, de vider, de faire le vide revient, hante
et enflamme une certaine modernit. Mais la stratgie dominanterside sans lombre
dun doute dans lexigence et de la volont de remplir le vide dont la premire citation
faisait dj tat. Ainsi, par exemple, dans sa description de la culture asphyxiante quil
surnomme nihilisme, Jean Dubuffet pose quelle agit la manire dune formation
de vie qui force la pense secrter de quoi le combler. Si imprativement, de faon si
pressante, que la pense na pas le temps de recourir pour cela des emprunts mais doit
fournir immdiatement en dclenchant sa propre action5. La mise en lumire de cet
impratif du remplissage du vide, de ce qui est ressenti comme un monde vide, constitue
sans doute une avance notable dans la comprhension de la contemporanit. Si le
remplissage se fait dans lurgence et sous pression, ce serait probablement en raison
de ceci que, dans lexposition au vide, il y aurait quelque chose dinsupportable. Cest
comme si la vie avait dsormais vivre dans des conditions extrmes et extrmement
hostiles de dpressurisation. Et pourtant, dduire de la pression exerce par le vide
sur la pense, la capacit de celle-ci secrter de quoi le combler et, dans la foule, la
possibilit pour ces nouveaux contenus de combler effectivement le vide, cela relve
de toute vidence de la prcipitation la moins rigoureuse, la moins assure, spcifique
limpratif du remplissage. Marque par un enthousiasme en excs pour la crativit
espre de la pense, une position telle que celle de Dubuffet risque nanmoins dignorer
prcisment la part du recyclage; quelle prenne la forme du collage, de lintervention,
du dtournement, dont la cration est indissociable comme le montrent certains
gestes consacrs y compris par lart contemporain. Il est au moins plausible que, dans
lurgence, la pense reprenne, rpte et emprunte plus quelle ne secrte du nouveau.
Et, qui plus est, ne devrait-on pas voir dans cette convocation exigeante de la pense
lamorce dun nouveau rgime dasservissement dans lequel la pense se verrait ainsi
4 Kostas Axelos, Vers la pense plantaire, le devenir-pense du monde et le devenir-monde de la pense, Paris, Minuit,
1964, p. 40.
5 Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Paris, Minuit, 1986, p. 120.

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instrumentalise dans le butde satisfaire la demande imprieuse de scurit? Ne seraitce pas contredire l enseignement de dconditionnement et de dmystification 6
dlivr dans ces instituts de dculturation, sortes de gymnases nihilistes 7 dont
rve Dubuffet ? Quoi quil en soit, il parat vident que la mobilisation en vue du
remplissage du vide avec son aspect de mesure durgence, de solution de crise, trahisse
ni plus ni moins que la panique prouve devant ce qui est dsormais lexprience de
la modernit.
En outre, lexigence imprative de remplissage impose lexprience
marque par lexposition au vide les traits et, du mme coup, les limites et les
contraintes de la raction. En effet, la dominance appartient lexprience ractive si
ce nest ractionnaire. Comme lcrit Axelos dans une phrase dune densit et dune
profondeur remarquables, lagir de lpoque nous fait voir tout ce qui se fait comme
un btonnage du vide8. Ce mot de btonnagedit plusieurs choses la fois : il dit
leffort de couvrir de manire durable, de recouvrir tout comme il exprime la volont de
fournir un terrain ferme, un supplment de fondement, tout comme il laisse entrevoir la
violence du recouvrement. Cest ainsi que samorce et se dploie une vritable industrie
de lannulation et du remplissage. Et il serait pour le moins instructif de prendre en
considration la signification mtaphysique, si lon peut dire, qua le bton pour la
modernit. Signification elle aussi plurielle et contradictoire, ayant sans doute trait li
lintervention violente, la pauvret, au manque ou au refus de style, limpratif de
la pnurie et une certaine dcision constructiviste.
Formul de manire aussi laconique que possible, le principe impratif
qui commande la production suppltive se rsumerait ainsi : Il sagit de remplir
artificiellement le vide.9 Parvenue au dpouillement, expose au vide issu de la non
prsence du sens, de la valeur ou du but, que cette ngation veuille dire destruction,
retrait, indisponibilit ou inefficacit, lexistence occidentale moderne slance dans
un immense projet de construction ou de dcoration. Tel quil est employ par
Axelos, le mot vide dsignerait en dernire analyse quelque chose comme une
absence dans la sur-prsence, dans la prsence surabondante, dferlante. Mais quen
est-il de lartificialit et de linsistance dans la mention de ce caractre ? Y aurait-il
un remplissage naturel, une naturalit du remplissage de ce vide dans lequel nous
en venons vivre lpoque moderne? Lartificialit ne semble pas reprsenter une
option, le rsultat dun certain choix, tout comme elle nest pas un chec accidentel du
remplissage, un mauvais choix. Si mauvais choix il y a, cest peut-tre celui de vouloir
tout prix remplir le vide. Si le vide ne peut tre rempli quartificiellement, cela ne
voudrait-il pas dire tout simplement quil ne peut pas tre rempli? De par sa nature, si
on peut dire, ce vide est impossible de remplir. De par leur soumission lexigence de

6
7
8
9

Jean Dubuffet, op. cit., p. 115.


Ibid.
Kostas Axelos, Le jeu du monde, d. cit., p. 403.
Kostas Axelos, Vers la pense plantaire, d. cit., p. 304.

97

remplir, lartefact et lart de vivre deviennent indiscernables. En un certain sens et dans


une certaine mesure encore tablir, lart de vivre de la modernit est dtermin par les
stratgies de remplissage de ce qui pour diverses raisons sera devenu libre, vacant, vide.
Lart se voit lui-mme convoqu et mobilis dans ces stratgies de btonnage du vide
devenant technique industrielle. Ds lors, estime Axelos, il ne sert qu embellir la vie
avide de sensations esthtiques et spectaculaires des habitants des villes du dsert10.
Le beau et ses quivalents sont produits techniquement et employs cacher le vide
et lhumanit moderne vit de cette industrie aussi. Elle semploie parfois sciemment
mais le plus souvent aveuglement dcorer, embellir, produire des masques. Force
nous serait ds lors de reconnatre une certaine valeur de jouissance implique dans
le calcul de la production et de la consommation. cette remarque prs que cette
valeur ajoute, cette sorte de plus-value jouissive, ne constitue plus dsormais un rajout
accessoire, accidentel et donc dtachable, dispensable, mais appartient la structure et
lintention de lartefact exploitant une inclinaison de la sensibilit son encontre. Le
divertissement est en relation avec la vie et avant quil ne cre lui-mme des besoins et
des dpendances, il rpond une demande imprieuse. Cest la raison pour laquelle la
dnonciation critique qui se contente de vituprer le ftichisme de la marchandise reste
en quelque sorte partielle, quelque acide et grave quelle puisse tre.
Dans lamnagement des espaces dlaisss et des temps dsuvrs, la
production suppltive ne sempare pas seulement des ressources de lesthtique mais
mobilise tout aussi bien les projections de lthique. Pour cacher le vide et le cynisme
de ce jeu, dans lequel lhomme plantaire est jou par la volont de volont, celui-ci
sinvente des missions, des buts nobles et le plus souvent justement humanitaires.11
La justesse de cette notation de Michel Haar, tout comme son fort potentiel critique,
sont incontestables. Quelque chose comme une complicit entre exprience du vide,
artificialit, fiction et mme fabulation commence devenir perceptible. Le jeu, ici,
est tout sauf la fine mtaphore littraire ou philosophique cense inscrire la gratuit,
lineffable libert issue de laffranchissement de tout but; une autre gratuit, pnible,
peine avouable, vient ici frapper de son sceau les pratiques sociales et les entreprises
morales. Ce qui montre bien que lexprience du vide se donne donc mdiatement,
dans le sans importance, linsignifiant, le destitu, lindigne ou linutile. Et cette
peur panique du vide est plus efficace quon nest dispos le reconnatre. Sous ce
jour qui nignore pas la cruaut, linvention savre tre moins une production de
contenus originellement nouveaux promettant le renouveau, quune autre squence
du devenir-fable des mondes. Dans la perspective ainsi ouverte, le vide serait lune des
interprtations actives, intresses, de la rvocation, de linterruption des vocations
et des convocations sous la bannire de quelque idal ou au nom de quelque chose
ou de quelquun. Au nom de lhumanitaire et de lhumanit y compris. Les arts du
remplissage servent donc galement cacher la dmobilisation, secrter de nouvelles
10 Kostas Axelos, Vers la pense plantaire, d. cit., p. 162.
11 Michel Haar, La Fracture de lhistoire : douze essais sur Heidegger,Grenoble, J. Millon, 1994, p. 275.

98

motivations afin de rassurer la possibilit pour ce jeu de continuer se dployer.


lpoque justement o il est devenu courant que chaque institution, dans tous les
sens du mot, se rclame dune mission, se fabrique un but et revendique ses titres de
noblesse, il serait sans doute important de discerner la part de mystification inscrite
dans ces inventions. Il est tout fait probable que larticulation dun tel discernement
implique une relecture des cyniques.
Commenant ainsi saisir quelques-uns des traits marquants de lexprience
des temps et de la sensibilit marqus par le vide, nous acqurons les moyens de formuler
un questionnement plus rigoureux sur lavnement du vide. Insistons donc, malgr
lvidence laquelle on prtend, dans le questionnement: de quoi y aurait-il, au juste,
videment ou vacuation? Comment faudrait-il comprendre lavnement de ce vide
sur lempire duquel il semble que nous nous accordions tout naturellement? Ce dont
le retrait, lloignement, lpuisement ou la destitution communique le sentiment que
tout se vide, ne saurait tre un contenu quelconque de lexprience mais le suprme. Le
suprme valorisant, signifiant, consolant, infiniment autre, exempt de la rptition et
de la finitude du mme. Perte du sens, retrait de la transcendance, destitution du nomos
suprme, effondrement du fondement transcendantal dessinent les figures explicatives
de cet avnement. Ce qui se serait pass furtivement, cest que le lieu du suprme
est rest vide, vacant, il aura t quitt, dsert, dlaiss. Comme le dit Kafka dans le
Chteau, [Il] sest pass quelque chose dans lorganisation du haut lieu12. De ce
vide, on nest pas immdiatement conscient. Ce nest toujours quaprs coup que lon
se rend compte de labsentement et du vide quil laisse derrire. Ce nest qu partir
de cette place vacante, de la vacance de la place, que se dclenche le sentiment du vide,
limpression que tout tombe dans le vide, que la totalit de ce qui existe et de ce qui se
fait est vide: de sens, de motivation, de finalit, dimportance, de valeur, de dignit ou
dutilit. Vide et absence de sens se trouvent ici dans un rapport de quasi-synonymie,
tout comme puisement et videment semblent aller de pair13.
Comme lcrit Meyronnis, inspir dans cette rfrence Kafka et dans son
commentaire, cest un vide inquitant, ce vide qui communique aux tres un tat
oscillant entre accablement et libration14. Et cette oscillation entre accablement et
libration traverse la modernit tout entire, rgissant en grande partie ses dispositions
affectives, ses reprsentations, ses choix et ses entreprises. En elle rsonne loscillation
entre videment et vacuation, les deux manires de concevoir le sujet ou loprateur
impliqu dans lavnement du vide. Lune des lignes directrices dinterprtationde la

12 Franois Meyronnis, Laxe du nant, Paris, Gallimard, 2003, p. 12.


13 Cette quivalence qui passe comme la plus vidente qui soit est pourtant bien plus problmatique quelle ne parat
au premier abord. Dans le vide entendu comme lespace du manque du suprme, Kracauer voit le destin commun que
partagent ceux qui attendent: Cest la souffrance mtaphysique due au manque dune signification suprieure de
ce monde, leur tre-l dans lespace vide, qui fait de ces humains des compagnons dun mme destin. Siegfried
Kracauer, Lornement de la masse. Essais sur la modernit weimarienne, traduit de lallemand par Sabine Cornille, Paris,
La Dcouverte, 2008, p. 107.
14 Franois Meyronnis, op. cit., p. 12.

99

modernit a pris et continue de le faire lvacuation de lautre comme le moment


de ngation ncessaire en vue de la rappropriation du soi, du mme, de soi-mme.
Dautre part, toute la rhtorique physico-mtaphysique du vide dinspiration
pascalienne utilise et souvent use dans leffort dexprimer et dexpliquer la condition
de lhomme moderne marque avant tout par la solitude quil accuse, nous amne
penser que ce dont il sagit en dernire analyse avec le trope du vide cest labsence ou
labsentement de lautre de lhomme, de lautre que lhomme. Lexpression stellaire
plus que cleste que nous avons remarque nest certainement pas trangre cette
filiation. Le vide est alors un nom ou plus prcisment un surnom du retrait de laltrit
radicale. Nous comprenons pourquoi, et pour revenir encore une fois la citation
ouvrant notre parcours, la volont de remplissage est indissociable de la recherche
dune vague altrit . Ainsi abandonne et esseule, lexprience de celui que lon
dsigne assez confusment comme lhomme moderne se dtermine comme une
singulire restance. tant toujours l au milieu des dparts, des fuites, des loignements
sans trace et sans vestige, restant donc, il survit lloignement. En ce sens, toute vie
serait dsormais indissociable de la survie.
Tel quil est construit, le trope du vide porte linscription ineffaable de la
promesse : promesse dune venue ou dun retour, dune nouvelle ou renouvele
prsence. La pense, pourrait-elle poser sans crainte et tremblement la question de
savoir qui vient aprs le vide, dans le vide? Y a-t-il, dans le vide, annonce dune venue?
Y a-t-il annonce dans le vide? Ne serait-ce l dj une surinterprtation? Et pour finir,
o la pense trouvera-t-elle la possibilit de rpondre de telles questions? Tout ce que
lon pourrait dire ici cest que, par la promesse, le sentiment du videest rinterprt
comme signe avant-coureur de quelque chose dautre. Serait-il plus juste ou au moins
plus prudent de voir dans le vide lpuisement de tout signe, de tout renvoi et envoi,
et finalement de tout autre? Si lattente diffre de la volont de produire, il nest reste
pas moins quelle en partage lespoir que la ngation de labsence constitue les auspices
dune autre prsence.
Allant jusquau bout dans lexigence de lucidit dmystificatrice, la radicalisant
violemment, Gnther Anders pense pouvoir dvoiler en partant de Beckett le
leurre constitutif de lattente, quelle se place dans le registre de lactivit ou de celui
de linactivit. Le sophisme existentiel de Vladimir et Estragon rsiderait dans la
dduction de lexistence de lattendu de lattente et la lgitimit de linterprtation
de lexistence comme lattente du simple fait dtre en vie, dtre rest en vie. Nous
restons, semblent-ils dire, donc nous attendons. Et : Nous attendons, donc nous
avons quelque chose attendre.15 Dans notre cas, et pour suivre un tel mouvement
de radicalisation du questionnement, le sophisme pourrait avoir la forme suivante :
puisquil y a sentiment du vide, il doit y avoir eu videment ou vacuation, donc ce
dont il y aurait eu videment ou vacuation doit exister ou avoir exist.
15 Gnther Anders, Lobsolescence de l'homme : sur lme lpoque de la deuxime rvolution industrielle, traduit de
lallemand par Christophe David, Paris, d. de lEncyclopdie des nuisances, d. Ivrea, 2002, p. 248.

100

Cette rmanence du sujet dans le vide ne saurait laisser lexistent indemne,


intgre. Il reste vide dans le vide. Ou mieux encore un vid dans lvidement, abandonn
au vacant. Laporie laquelle semblent mener ces noncs pourrait tre formule ainsi:
comment dire de lhomme quil reste vide dans le vide ds lors quil se trouve toujours
au milieu de ltant, milieu de plus en plus rempli, jusqu linsupportable, dtants, de
paroles, dimages, de messages, de promesses ? moins que linflation des prsences
ne soit, en dernire analyse, le signe mme du vide, cest--dire, ici, de lvident. Tel
est le paradoxe incontournable dans tout discours sur le vide ou sur le sentiment du
vide. Et si on parle de sentiment du vide, de limpression que tout se vide, cela ne
veut pas dire que cet videment tient seulement une sensation subjective et que, en
ralit, tout resterait intact, intouch, inentam. Cela veut dire, dans un langage sans
sujet et sans objectivit, que cet videment marque notre sensibilit, notre disposition
affective fondamentale. Lnonc tout se vide voudrait peut-tre dire quil y a
partout quelque chose dont nous ressentons et dont nous accusons labsence, le retrait,
linsensibilit, sans savoir prcisment ce que cest que ce quelque chose qui nous hante
par son absence.
De cette sensibilit ignorante nous trouvons une marque dans un paragraphe
sans doute dcisif du Dpassement de la mtaphysique, texte son tour dcisif des
ventuelles archives de la pense du prsent, et o Heidegger semploie mettre
nu le rapport quil dit secret entre le vide et le produire entendu comme principe
ontologique de la modernit.
Lusure de toutes les matires, y compris la matire premire homme ,
au bnfice de la production technique de la possibilit absolue de tout fabriquer, est
secrtement dtermine par le vide total o ltant, o les toffes du rel, sont suspendues. Ce
vide doit tre entirement rempli. Mais comme le vide de ltre, surtout quand il ne peut
tre senti comme tel, ne peut jamais tre combl par la plnitude de ltant, il ne reste, pour y
chapper, qu organiser sans cesse ltant pour rendre possible, dune faon permanente, la
mise en ordre entendue comme la forme sous laquelle laction sans but est mise en scurit.
Vue sous cet angle, la technique, qui sans le savoir est en rapport avec le vide de ltre, est
ainsi lorganisation de la pnurie. 16

Tel quil est pens par Heidegger, le vide ne serait rien de moins que le
dterminant inconditionnel de lexprience moderne. La manire concrte dont il
dtermine lagir est concentre dans limpratif formul ici par lexpression Ce vide
doit tre entirement rempli. La consquence tout aussi concrte en est la production
totale faisant usage et usant tout ce qui existe, production illimite qui satteste dans
la suractivit. La suractivit ne dit pas seulement lexcs, la dmesure de la quantit,
mais galement et surtout un dcalage, un dphasage inscrit en creux au cur lactivit
elle-mme. Elle provient et tmoigne de la suspension du but inaugurant un rgime de
16 Martin Heidegger, Dpassement de la mtaphysique, traduit par Andr Prau, in Essais et confrences, Paris,
Gallimard, 1954, p. 110-111.

101

larbitraire radical. En fin de compte, si lactivit se multiplie indfiniment, dans des


quantits, des dimensions et des directions de plus en plus diverses, cest avant tout en
raison du fait quelle narrive pas produire ce quelle veut ou espre produire, cest-dire la diffrence radicale, le changement, le dpassement, cela de quoi remplir le vide,
cela dont labsence est ressentie comme vide. La civilisation du vide, cette formule
ne doit pas nous tromper: le propre dune telle civilisation rsiderait non pas dans le
fait de cultiver le vide, mais bien au contraire dans les pratiques de remplissage. Aussi
paradoxal que cela puisse paratre, une civilisation du vide, cela se reconnat daprs
lexcs ou le trop plein.
Le dploiement de la fabrication infinie mobilise en vue du remplissage
intgral du vide est insparable de linaptitude de la sensibilit lucider ce de quoi elle
ressent labsentement. Elle se leurre en croyant pouvoir produire ce qui lui fait dfaut.
Or, ce qui fait dfaut appartient limproductible. Vouloir combler la place de lautre
par du mme, cela relve dune illusion que lon pourrait dire ici transcendantale. En
raison dune stricte htrognit entre loccupant produit et la place reste vacante,
le vide ne saurait tre rempli, restant ainsi indiffrent toutes les mobilisations. Et cela
indpendamment de la manire dont cet autre en vient faire dfaut et de la manire
dont il est conu.
Quelque chose comme une dialectique transcendantale de cette exprience de
la modernit doit rendre compte de lantinomie qui oppose vide de ltre et plnitude
de ltant. Inutile pourtant de satteler trouver la juste mesure de lagir, en dnoncer
la dmesure, projeter dans un pass construit dtymologies spculatives ou dans des
lendemains qui chantent un agir authentique ou mancip, propre ou rappropri.
Toute activit, insistons-y, est en elle-mme suractivit dans la mesure prcise o
comme machinalement elle promet de produire plus que son produit17. Autrement
dit, en plus du rsultat en vue duquel elle se dploie, on exige de lactivit de produire
et de garantir du sens, de lappartenance, de la scurit ontologique. Ce nest donc pas
la fabrication illimite de ltant qui dtermine ou qui engendre le vide de ltre comme
le veut une certaine critique. Cest, au contraire, partir de ce vide quadvient et se
dploie le principe de productivit infinie.
Voici donc que la possibilit de tout fabriquer ne garantit en rien la possibilit de
remplir, de rinvestir, de roccuper le vacant. Dailleurs, la possibilit de tout fabriquer
nadvient que l o le suprme dpos retire toute limite, toute censure, tout interdit.
Tous lesil faut, tous les il ne faut pas nont ds lors aucune force normative,
et le respect quils exigent devient optionnel. Tous, apparemment, lexception de
ce doit dans ce vide doit tre entirement rempli . On comprend ds lors
que lexigence que dsigne ladverbe entirement est inscrite au cur mme de
limpratif. En effet, la volont programmatique de cacher, de remplir, de btonner
17 Ainsi, les efforts de la gymnastique rythmique dans le domaine de la culture physique se donnent pour but, pardel lhygine prive, dexprimer dlgants contenus spirituels, auxquels les professeurs de culture physique ajoutent
souvent des visions du monde. Siegfried Kracauer, op. cit., p. 70.

102

se verrait encore plus vulnrable si le remplissage ntait pas intgral. Lintgralit


du recouvrement et linfinit de la production de remplissages sont les deux voies
impraticables sur lesquelles sengage la volont de surmonter linsurmontable diffrence
entre loccupant et le vide quil lui est exig de combler.
Que le vide ne puisse pas vrai dire tre combl, cela commence sattester
prcisment dans limpossibilit de le recouvrir entirement. Intuition topologicoontologique que lon retrouve dans un texte absolument remarquable de JeanChristophe Bailly lorsquil crit que [L]espace do lon te lombre de Dieu
est aussi et simultanment lespace que lombre de lhomme ne saurait entirement
recouvrir 18. Laffirmation de limpossibilit de recouvrement atteste dans la
dissymtrie des ombres rgnantes, de ces rgnes spectraux, ne peut que contrarier
la version dominante de la modernit pour laquelle la possibilit pour lhomme
doccuper la place laisse vacante par la destitution du divin devait aller de soi. En
effet, ce qui est mis en crise cest la volont de lhumanit mancipe de recouvrir
entirement lespace, de le dominer, de le contrler, de le surveiller et de le strier, de le
rapproprier. Cette marge qui se drobe dsormais toute emprise, toute mainmise,
pointe en direction dune htrognit irrductible. La frange issue de la disjonction
et provenant de lhtrognit est un espace sans ombre qui nous fait penser au midi
de Nietzsche. Sans ombre, cest--dire sans secret, promesse, sans signe, sans dehors,
espace dexposition, de surexposition. Ainsi cet espace sans ombre, ce moment de
lombre la plus courte19 sont-ils aussi ceux de la panique et donc de la prcipitation
vers le remplissage. En ce point culminant de lhumanit20 il faudrait ter non
pas seulement lombre de dieu, comme on est le plus souvent enclin le croire, mais
galement et surtout lombre de lhomme. Cest la raison pour laquelle la lumire du
midi et sa lucidit diffrent des Lumires ayant voulu et prtendu que lhomme recouvrt
lespace tout entier. Car tout comme labolition du monde vrai entrane labolition du
monde des apparences, la mort de Dieu semble provoquer la mort de lhomme aussi.
Et pour risquer une dernire hypothse: on ne continue montrer lombre de dieu
dans les cavernes de la modernit quen y montrant lombre de lhomme. Si un mort
ne savait garder son ombre, ce que lon montre ce nest pas vrai dire lombre de dieu
ni lombre de lhomme mais des productions spectrales de lhumanit en proie la
panique de louvert. Ainsi les luttes nouvelles seraient-elles peut-tre appeles vaincre
lombre de lhomme et toute autre tentative quivalente de remplir le vacant et le libre,
sattaquer cette vaste et insaisissable industrie spectrale.
Lagir dmuni, dpouill de la possibilit de tout produire que pourtant il
rclame, lautre y compris, se sait ou se pressent vulnrable, expos linsignifiance,
sa cruelle inutilit, son exasprante impuissance ; cest pour cela justement
18 Jean-Christophe Bailly, Adieu. Essai sur la mort des dieux, La Tour-dAigues, ditions de lAube, 1993, p. 79.
19 Friedrich Nietzsche, Le Crpuscule des idoles ou comment on philosophe au marteau, traduit par Henri Albert, in
uvres, t. II, dir. par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, ditions Robert Laffont, 1993, p. 968.
20 Idem.

103

quil lui faut sassurer, se mettre en scurit, produire de manire exclusivement


fantasmatique des lgitimations, des missions, des causes, des buts. Cest dailleurs
la provenance mme du recyclage anoblissant y entendant par l la production
dune sur-signification prothtique. Lusure vient de ceci que lon exige de tout
ce qui existe de se livrer sans reste, entirement, limpossible production de
limproductible. De mme, le producteur exige de ses produits de satisfaire une
exigence laquelle, de par leur constitution finie mme, ils nont pas la possibilit
de satisfaire. Lusure nen est que dautant plus violente. Le rgime du recyclage
gnralis commence montrer sa vraie dimension. Dentre de jeu, ds lentre
dans le jeu de la production infinie, les matires sont uses, de sorte quelles ne
sauraient plus tre dites premires aucun moment.
Cette investigation du principe de production suppltive que nous essayons
darticuler ici serait incomplte dfaut de dire limpossibilit pour lagir de ne pas se
trouver impliqu dans la production de limproductible. De tous les lieux o satteste
cet imprescriptible conditionnement, citons ici Derrida:
Car en prenant Dieu tmoin, mme quand il nest pas nomm dans le gage
de lengagement le plus laque, le serment ne peut pas ne pas le produire, invoquer ou
convoquer comme dj l, donc inengendr et inengendrable, avant ltre mme :
improductible. Et absent sa place. Tout commence par la prsence de cette absence-l.21

Et Derrida de prciser:
Linengendrable ainsi r-engendr, cest la place vide. 22

Mais il y a plus et ce plus habite le cur mme du principe de production.


Hante par le spectre de lusure ultime, cest--dire de lpuisement des ressources
furent-elles premires ou recycles, et donc de sa possibilit matrielle, la production
se saisit de cette htrognit entre exigence et produit, entre loffre et la demande
dirait-on dans un certain lexique, elle se saisit de lexigence insatiable de remplissage
pour rassurer sa possibilit. Cest prcisment ce que lon pourrait penser la lecture
du propos de Heidegger l o il parle de la production technique de la possibilit de
produire infiniment. Par-del cette analyse, il faut donc suivre les effets du fait que
le contenu est son tour indiffrent la forme quil investit, la place quil sefforce
doccuper et de remplir. la place, galement, quon le force occuper. En parlant de
lordre technique, Jnger fait remarquer qu[Il] prsente, au premier abord, le degr
souhaitable de vacuit, vide que lon peut combler par nimporte quel contenu23. Or
comment devrait-on comprendre au juste cette double indiffrence, cette relation sans
motivation, arbitraire,et, surtout, ce caractre dsirable de la vacuit? Il est probable
21 Jacques Derrida, Foi et savoir, suivi de Le Sicle et le Pardon, Paris, Seuil, 2000, p. 44.
22 Ibid., p. 45.
23 Ernst Jnger, Passage de la ligne, d. cit., p. 50.

104

quelle laisse entrevoir lun des traits dterminants de lexprience moderne rgie par
le principe de production. Anything goes, ce principe dopportunisme dans lequel on
a pu voir la devise dune poque ou la possibilit du savoir lui-mme24, prend ici une
toute autre dimension, ou prcisment, laspect dun principe formul justement
aprs la faillite de tous les autres principes. Comment comprendre cette possibilit de
combler un espace par nimporte quel contenu, vrai dire par nimporte quoi, si ce
nest en mettant au jour une disjonction absolue entre la place et loccupant ? Possibilit
impossible. Ds lors que nimporte quoi peut tre utilis, en fait, toujours rutilis,
recycl, le vide reste jamais bant, impossible combler. Mais cela permet de produire
linfini des places et des justifications, des motivations, pour tout, pour nimporte
quel produit, pour nimporte quoi. Puisque rien ne saurait combler le vide, tout est
galement bon parce qugalement impropre. On est ici, disons-le encore une fois, dans
un rgime de recyclage gnralis. Car, dune part, tout est employ, ft-ce en partie,
un autre dessein aussi que celui qui le suscite et le dfinit initialement, explicitement.
vrai dire, lutilisation et la rutilisation tendent devenir indiscernables, ce qui
met mal une ventuelle tentative de les discriminer entre premier et second, entre
authentique et inauthentique, entre propre et figur. Dautre part, il devient de plus
en plus manifeste que la contemporanit suit une cintique cyclique prenant lallure
dun ternel retour des contenus, faite quelle est de consommations, dutilisations et
dusures, de dchets et de reconditionnements.
La vacuit ou, plus prcisment, lhtrognit entre place et occupant, est,
dans ce sens, la seule ressource rellement inpuisable pour la production infinie.
Souvenons-nous prsent que le profit tait dj dit tre au fondement du remplissage
dans la citation dAxelos en dbut du texte. Le profit savre tre le but par dfaut, l
o le but fait dfaut. De mme, laltrit promise, on comprend mieux maintenant, ne
peut tre que vague: indterminable en raison de son htrognit, mais en mme
temps suffisamment indtermine pour quelle puisse tre promise, annonce, rpte,
recycle indfiniment, inlassablement comme plus-value de nimporte quel produit.
Consquemment la mise nu de lillusion transcendantale exploite par
le principe de production compensatoire, une subtile relation sarticule entre le vide
et quelque chose que lon pourrait appeler une thique de la probit. Cette probit
point dontologique est lune des hypostases de lattitude qui se cherche comme
manire dtre radicalement fidle ce qui fait poque, ce qui, dans lexprience
contemporaine, interpelle lexistence. Reste la question de savoir comment imaginer
et articuler une telle attitude face lvidement qui hante lhumain, sa sensibilit tout
comme sa pense et son agir. En guise dillustration de la qute dune telle attitude
autre et afin de fournir un point dappui de lclaircissement de la rsolution qui serait
la sienne, reprenons ici une notation de Diane Morgan se rfrant Gottfried Benn :
24 Paul Feyerabend, Contre la mthode : esquisse dune thorie anarchiste de la connaissance, traduit de langlais par
Baudouin Jurdant et Agns Schlumberger, Paris, Seuil, 1988.

105

[W]ith a fervor comparable to the dedication of an ascetic holyman, he holds


himself out against the horrifying vacuum left behind by the smashed-up edifices of the old
realities, absolutely refusing to compromise.25

Et on aurait du mal ne pas sentir la dimension presque mystique ou en tout


tat de cause place sous le signe de laustrit et de la retenue du pote dont Benn
sert ici dillustration. Une telle ascse, et les mots du commentaire en tmoignent
incontestablement, est un rve que se partagent la posie et la philosophie. Ce
refus du remplissage, de la dcoration, constitue sans doute le trait singularisant
dune rflexion adhrant dune fidlit jamais dmentie aux temps auxquels elle
appartient et dont elle se sera dcide de porter tmoignage. Le remplissage y est
explicitement entendu et divulgu comme compromission, comme trahison,
spculation obscure intresse dans lamnagement dune demeure illusoire. Sans
doute devrait-on se demander si limage faonne partir dune telle dcision
dviter toute compromission nest pas son tour sous linfluence dune certaine
navet.Plus important encore que cette opposition ferme dans laquelle lhomme
tient debout devant la vacuit, cest la dcision difficile de ne pas cder la tentation
de lamnagement, de la dcoration, de lembellissement, de construire tout en
laissant de la place au vide. Autrement dit, on devrait peut-tre, le moment venu,
renoncer y compris cette imagerie romantique, hroque ou mystique, qui pourrait
savrer tre son tour une certaine compromission. Dautant plus que le vide nest
pas lpiphanie ngative, lanti-piphanie, si lon peut dire.
La pulsion ou le calcul dune destruction libratrice traverse de part en part
une certaine modernit sans gard pour le genre des discours et des pratiques26. Il
suffirait de rappeler ici le mot de Bonhoefferexhortant lhumanit contemporaine
nettoyer par le vide, la description faite par Benjamin du caractre destructeur, pour
ne rien dire de toute une srie de penses expressment rvolutionnaires. Au-del des
diffrences ineffaables de ces occurrences, il y va chaque fois de lexigence de djouer
sinon de dmolir tout ce qui est dcor, dissimulation, ornement, bton. Reprenons ici
en guise dillustration le propos de Loos:
Voyez, que notre poque ne soit pas en tat de produire un nouvel ornement, cest
cela mme qui fait sa grandeur. Lornement, nous lavons surmont, nous sommes parvenus
au stade du dpouillement. Voyez, les temps sont proches, laccomplissement nous attend.
25 Keith Ansell Pearson and Diane Morgan (ed. by), Nihilism now! : monsters of energy, Basingstoke, Macmillan Press,
2000, p. 145.
26 Lune des versions pop de cette ascse destructrice, nous la retrouverions dans Fight Club, film culte des annes 90,
pour le dire dans la langue des bandes-annonces. Cette rfrence pour dire quel point la destruction de lornement, la
rage contre les supplments dvorateurs despace et de libert obsdent limagination et les pratiques thico-esthtiques.
Le catalogue dco la main, lhumain se livre son improbable subjectivation, bourrant de prsences, didoles design les
espaces de son existence dans lespoir damnager son habitat et, finalement, de mnager sa possibilit mme dtre. Cette
rfrence pour dire galement quel point les pulsions eschatologiques de toutes sortes, hantent et confortent le spectacle
grand public. Lnorme succs des industries de lornement ne va pas sans la mise en scne de sa propre faillibilit.

106

Bientt, les rues des villes vont resplendir comme de blanches murailles. Comme Sion, la
Ville sainte, capitale du ciel. Alors, laccomplissement sera l.27

Le prcieux mrite dun tel geste de pense rside avant tout en ceci quau
lieu dincriminer ou de dplorer la suspension dune possibilit, de sen lamenter,
den chercher les responsables, il propose dy voir lattestation dune libration,
dune esprance. Dans ce dpassement de lornement quexalte Loos rsonne une
certaine promesse du marteau nietzschen, la mme gait de la conscience de
laffranchissement du monde vrai comme ornement. Cela ne fait lombre dun doute,
dans cette eschatologie blanche de Loos il y va dune brisure des idoles indfiniment
reprise, de la vigilance ce que lexistence ne cde plus, autant que faire se peut, aux
consolations, aux leurres, aux prothses et aux idoltries ornementales. En un mot, aux
remplissages. Ces espaces vids et resplendissants promettant laccomplissement dans
le dpouillement seraient en effet indissociables dune pre discipline de la retenue,
du refus et de lendurance. Refus des compensations, rejet du surplus jouissif, refus du
btonnage du vide. Il ne sagit certes pas de promettre ou desprer une fois de plus
la dcouverte de trsors cachs, dune inpuisable richesse intrieure, mais daffirmer
et de valoriser la pauvret en exprience28 qui est non seulement le lot et lpreuve de
lhumanit contemporaine, cest--dire depuis plus dun sicle, mais aussi sa grandeur.
Pour complter la mtaphysique des matriaux, notons sans pouvoir y insister que le
verre rclame, lencontre du bton, sa vocation incorporer, matrialiser lesprit de
la civilisation29.
Plus que de simplement laisser la place vide, il sagirait pour une civilisation
du vide autrement conue, assume et pratique de la garder vacante, inoccupe, sans
emploi. De la sorte, elle renoncerait la mise sous accusation de la drliction et de la
dcadence, laissant luire de telles lumires neutres, blanches, sans secrets, sans vestiges,
sans rien dcouvrir. La mise nu du leurre suppltif du principe de la production se
refuse de servir quelque rpudiation de la production, de lamnagement des espaces
que nous habitons ou parcourons, sengageant simplement articuler un savoir cens
djouer les promesses, temprer les attentes. De toute vidence, laffirmation valorisante
du dpouillement, du dnuement ne saccommode point de la naturalisation de la
pauvret conomique tout comme elle ne saurait tre prise pour une justification de la
spoliation et du maintien des humains dans un rgime de capture fait dendettement
et de culpabilisation. Un tel violent dtournement relve de la ruse dune position
hgmonique soucieuse exclusivement de sa permanence et de leffacement des lieux

27 Adolf Loos, Ornement et crime, traduit de lallemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Rivages Poche, 2003, p. 74.
28 La pauvret en exprience: cela ne signifie pas que les hommes aspirent une exprience nouvelle. Non, ils
aspirent se librer de toute exprience quelle quelle soit, ils aspirent un environnement dans lequel ils puissent valoir
leur pauvret, extrieure et finalement aussi intrieure, laffirmer si clairement et si nettement quil en sorte quelque
chose de valable. Walter Banjamin, Exprience et pauvret in uvres, t. II, traduit de lallemand par Maurice de
Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 371.
29 Paul Scheerbart, Larchitecture de verre, traduit de lallemand par Pierre Galissaire, Strasbourg, Circ, 1995, p. 19.

107

possibles de contestation et de rsistance. Et cette ruse ne peut quencourager et faire


jouer la confusion entre les sens pourtant distincts de la pauvret. On ne sabusera
point en disant que les errances les plus graves, les plus gigantesques des expriences
historiques rcentes de lOccident et dsormais de la plante tout entire sont
structurellement en rapport avec la pulsion de remplir, doccuper la place, avec cette
compulsion au remplissage, lenjolivement et ainsi de combler le vide ressenti, accus,
impossible de supporter, de porter, dans lhorizon de lexprience possible.
De mme, exposer le leurre constitutif des industries suppltives, affirmer
la grandeur dans le dpouillement, ne devrait pas nous dtourner le regard de cette
Restauration ornementale qui est depuis toujours en cours. tel point que cest elle
qui est la rgle confirme par cette exception quest la destruction des ornements.
Cela nous permettra de mettre en question ce rflexe qui consiste mettre sans
attendre quelque chose la place de ce qui nest plus sa place. Lexigence de
remplacement fonctionne depuis toujours comme un critre cens permettre de
dcider de la fiabilit et mme de la bonne foi des positions alternatives, critiques,
destructrices ou dconstructrices.Ne demande-t-on tout programme de prouver
sans attendre sa capacit de mettre quelque chose la place de ce qui sen va? Or,
ce quil faudrait faire cest dinventer dautres places ou, mieux encore, dinventer
un autre rapport la place, surtout la place devenue vacante. Cest ce que lon
peut lire dans Benjamin : Le caractre destructeur na aucune ide en tte. Ses
besoins sont rduits; avant tout, il na nul besoin de savoir ce qui se substituera
ce qui a t dtruit. Dabord, un instant du moins, lespace vide, la place o lobjet
se trouvait, o la victime vivait. On trouvera bien quelquun qui en aura besoin sans
chercher loccuper.30La fiabilit des programmes, parmi lesquels le moindre ne
serait certainement pas la dmocratie, devrait tre en fait juge en fonction de la
dtermination et de laptitude sauvegarder la vacance de la place du suprme. Ce
qui se cherche au travers de toutes ces positions serait alors quelque chose comme un
impratif minimaliste et qui afficherait seulement: ne pas remplir.
Emilian CIOC

30 Walter Benjamin, Le caractre destructeur , d. cit., p. 331.

108

Le vide plein dans Lvangile de Thomas


hermneutique transdisciplinaire
Filled Void in The Gospel of Thomas Transdisciplinary Hermeneutics
This work is part of a larger project, sketched by the development of the transdisciplinary
studies, on the platform of a different poetics, articulated in the spirit of a knowledge in
vivo, with the purpose of unifying the inner being by means of the live experience of the
word and of silence as well. The coherence, rigour and understanding of this new logic,
based on a humanistic knowledge, surpasses the vast field of the language phenomena,
in the point of convergence between poetry and faith, metaphysics and epistemology.
The main objective of our research is constituted by the contradictory dinamics of
finding a meaning in the spiritual search, from the perspective of a transdisciplinary
hermeneutics, thus opening a new space for knowledge the transdisciplinary space.
As a consequence of the delay of the disciplinary prejudices, transdisciplinarity has
to be seen as a return to a natural ordered state of re-discovering of the relation
between Object and Subject, by mediating the hidden tertium which obeys none
of the disciplinary rules. The inner values derived from the three postulates of the
transdisciplinary methodology the ontological, logical and complexity postulate,
shall be harnessed as contextualized into a transdisciplinary hermeneutics of the
Gospel of Thomas, contributing to the shaping of a genuine knowledge emerging
from, looming through and beyond the disciplinary knowledge.
As compared to the spiritual legacy of the transdisciplinarity, the contradictory
dynamics between the poetic knowledge and the experience of the sacred has the
mission of establishing a transreligious and transpoetical dialogue, through the
experience of astonishment and excitement in search of a meaning.
From a transdisciplinary point of view, the complex plurality and the open unity are
the two faces of one and the same Reality. While exploring the small infinity and
the large infinity, man is facing the infinite complexity of meeting himself the very
concept of full void being coincidental with what travels through different levels of
reality. As an ontological opening, necessary for the understanding of the conscious
infinity, full void is the source of the resonances that bestow a meaning to the
amalgamation of the physical and spiritual levels of the human being.
Void is more than often confused with discontinuity or with what consists of the
non-resistance to our experiences, representations, descriptions and imagery, the area
amongst the multiple levels of Reality. Full void is one miraculous face of Reality
which shows us that nothing from what is hidden (non-resistant to our senses)
stays unmanifested. Void is full of vibrations and potentially withholds within the
whole Reality. Searching for, finding, being amazed and dazzled by the meanings
the void witholds, as infinite possibilities of perceprion of reality, coincides with the
hermeneutical growth which comes from the contradictory relationship between
presence and absence.
Key words: transdisciplinary hermeneutics, transpoetry, poetical knowledge, metaphorical process,
hidden tertium, ontological postulate, integrated linguistics, spiritual information.
Title:
Abstract:

109

Avant daborder et danalyser, selon une perspective transdisciplinaire,


quelques logia de Lvangile de Thomas, nous considrons quil serait utile et de
bon augure dapporter quelques prcisions qui puissent circonscrire succinctement
le cadre thorique de notre recherche et de prsenter brivement la problmatique
aborde, les structures dlimites ainsi que les concepts que nous avons utiliss pour le
dveloppement de ce sujet et, particulirement, de souligner la perspective dans laquelle
nous avons voulu situer notre dmarche thorique. Nous considrons que ces donnes
prliminaires sont ncessaires pour pouvoir dlimiter ultrieurement un tableau
densemble capable dassurer lunit formelle de lhermneutique transdisciplinaire et
du contenu de cette investigation, autrement dit daboutir une forme de convergence
et de communion entre posie, mtaphysique et pistmologie.
Afin de saisir la complexit de la spiritualit que lon dcouvre dans
Lvangile de Thomas, il faudrait reconsidrer les distinctions entre pluridisciplinarit,
interdisciplinarit et transdisciplinarit:
La pluridisciplinarit concerne ltude dun objet dune
seule et mme discipline par plusieurs disciplines la fois. []
Linterdisciplinarit a une ambition diffrente de celle de la
pluridisciplinarit. Elle concerne le transfert des mthodes dune
discipline lautre. []
La transdisciplinarit concerne, comme le prfixe trans
lindique, ce qui est la fois entre les disciplines, travers les diffrentes
disciplines et au-del de toute discipline. Sa finalit est la comprhension du
monde prsent, dont un des impratifs est lunit de la connaissance. []
[] La recherche disciplinaire concerne, tout au plus, un seul
et mme niveau de Ralit []. En revanche, la transdisciplinarit
sintresse la dynamique engendre par laction de plusieurs
niveaux de Ralit la fois. La dcouverte de cette dynamique passe
ncessairement par la connaissance disciplinaire.
[] Il est important de raliser que la connaissance
disciplinaire et la connaissance transdisciplinaire ne sont pas
antagonistes mais complmentaires.1
Lvangile de Thomas est lun des manuscrits coptes dcouverts NagHammadi en 1945, il est inclus dans le Codex II. Lvangile de Thomas contient
les paroles du Secret rvles par Jsus, sous la forme dune collection de 114
logia. Ce texte est attribu Didyme Jude Thomas, une figure apostolique dune
grande rsonance dans le christianisme syrien. La position ab initio de la recherche
de Lvangile de Thomas dans lhorizon de la transdisciplinarit, se situe en direction
dune dmarche ouverte sur de multiples perspectives conceptuelles non exhaustives,
1 Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Monaco, ditions du Rocher, 2002, pp. 262-264.

110

mais dlimitant des investigations diffrentes et unitaires, dans le dialogue intime entre
lart, la science et la tradition.
Intgrant les nouveaux principes logiques une approche transdisciplinaire
de Lvangile de Thomas, nous nous conformerons la vision holographique, selon
laquelle on ne peut pas concevoir le tout sans les parties et les parties non plus sans le
tout. Fidle cet humanisme ouvert, nous essayerons de ne pas rduire la profondeur et
la richesse du sens des logia des interprtations unilatrales et fermes, qui annuleraient
la complexit de ce que Jsus invite dchiffrer et, plus particulirement, vivre. Pour
cette raison, notre tude ne cherchera pas analyser la dimension gnostique de ce texte,
ni le confronter avec les vangiles canoniques.
Partant du postulat que Lvangile de Thomas peut contenir des interprtations
de textes sacrs chrtiens, dallgories, dhomlies, dexemplum, ou de rflexions
gnostiques, sans se rduire cependant laddition et lexplicitation de ceux-ci, nous
considrerons Lvangile de Thomas comme un lieu de rencontre et de dialogue, dans
un contexte de pense communautaire, o chaque chercheur de sens peut parcourir son
chemin propre du devenir-soi. Lvangile de Thomas, cest le dynamisme personnel de
la qute du sens dans les paroles de Jsus et dans le trouble qui accompagne lapproche
de celui-ci. La potique, lhermneutique, la philosophie, la thologie ou toute autre
discipline sont autant de ponts permettant le saut vers lAutre, au-del delles-mmes.
La potique in vivo, mme circonscrite aux principes logiques non conventionnels
de la contradiction, dcrit la diversit infinie de la qute de la vrit exprime dans
la pluralit des expriences de cette qute. La potique in vivo suspend lhorizon
disciplinaire, ouvrant un nouvel espace de connaissance, celui du dialogue. Comme
nous le dfendrons dans notre tude, nous considrerons que Lvangile de Thomas,
comme texte in vivo2, ne peut pas tre dcouvert seulement par des instruments
hermneutiques littraires, philosophiques ou thologiques correspondants des
disciplines donnes, mais par eux, entre eux et au-del deux. Lexprience vivifiante
de ce texte peut concilier les contradictoires vie/mort, par leur coexistence en un autre
niveau de ralit: la parole vivante en comparaison avec un moi individuel indfini,
ce tiers universel est infiniment lautre. Bien quil fasse partie de la Mort-et-de-la-Vie,
ce tiers nest ni la Vie, ni la Mort, mais une prsence nigmatique en notre sein.3
Notre contribution scientifique, par rapport lhritage spirituel de la
transdisciplinarit, se situe sur deux plans:
1. Le plan de lhermneutique transdisciplinaire, avec la qute dune
dynamique contradictoire entre la connaissance potique et la
connaissance religieuse, et de leur transgression cratrice, selon un
dialogue transpotique et transreligieux, au moyen dune exprience du

2 Il disait: / Celui qui se fera lhermneute de ces paroles / ne gotera plus de mort. Lvangile de Thomas, traduit
et comment par Jean-Yves Leloup, Paris, Albin Michel, 1986, logion 1, p. 15.
3 Basarab Nicolescu et Michel Camus, Les racines de la libert, Bucarest, Curtea Veche, 2004, p. 17.

111

sens in vivo4 le translangage rvlateur du tiers secrtement inclus5.


Laissons Michel Camus le soin de prciser la notion de transposie :
Lessentiel de la posie se vit en amont de limaginaire, du ct de la
corne dabondance de sa source dinspiration. Source nigmatique dont
on ne sait rien. Le paradigme de la transposie, cest avant tout la ncessit
de lveil de lhomme ce qui le fonde, ce qui le traverse et ce qui le
dpasse silencieusement. 6
2. Le plan plus profond et plus personnel de la recherche du sens de la Parole vivante,
dcouverte par Jsus dans la qute, la dcouverte, le trouble, lmerveillement et
la contemplation du Tout7 et transcrites dans les logia de Didyme Jude Thomas,
avec le chemin de lunit de la connaissance potique et de lexprience du sacr:
Mais le paradoxe de lcriture potique, cest justement de se servir des mots
pour faire allusion ce qui, absolument, leur chappe.8
Sous cet angle, nous pouvons dire que notre recherche reprsente une
actualisation des deux types de manifestation du principe dhermneutique
transdisciplinaire : dune part, lunification ternaire sujet-object-tiers inclus, et,
dautre part, louverture ontologique de la science par la reconnaissance dun rel
irrductible, fondement du sacr en soi, qui se manifeste sous de multiples facettes, qui
participe notre vie et qui ouvrira un horizon infini, plus riche que le panthisme.9
En ce qui concerne le premier plan, la partie thorique de notre recherche
prend donc pour corpus central les logia de Jsus, transcrits par Thomas sous la forme
dun vangile, afin dy appliquer une mthodologie transdisciplinaire qui ne constitue
que le point de dpart dune thorie de linterprtation mettant en dialogue la posie
et le sacr. Le fondement de cette conception est mis en vidence avec une rigueur
potique, par Michel Camus dans une tude consacre luvre de Basarab Nicolescu:
La recherche potique et philosophique la plus essentielle et la plus rare (Husserl
par exemple pour la phnomnologie transcendantale de la conscience et Rmi pour la
posie) nest pas une spcialit; cest depuis la nuit des temps, depuis le Rig Vda ou le Tao4 En voquant le miel le plus secret de la posie, nous touchons ici un domaine o il ny a rien comprendre
rationnellement, mais tout vivre intuitivement. Le sentiment de lAbsolu ne se dfinira jamais. Il est vcu ou il nest
pas vcu. Michel Camus, La main cache entre posie et science, Bulletin Interactif du Centre International de
Recherches et tudes transdisciplinaires, n15, mai 2000, consultable en ligne :
http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/bulletin/b15/b15c6.htm
5 On peut dire que Roberto Juarroz a redonn vie et regard la vision prophtique des frres Schlegel laube du
XXme sicle : Tout art doit devenir science, et toute science devenir art. Linterrogation de Roberto Juarroz sur
le langage tenait la fois de lart, de la science et de ce quil conviendrait dappeler le translangage rvlateur du tiers
secrtement inclus. Ce concept de translangage tait tacitement inclus dans le verbe transnommer quil a utilis en 1980
dans son entretien avec Guillermo Boido, publi dans sa traduction franaise en 1987 sous le titre Posie et Cration
(d. Unes). Id.
6 I d.
7 Michel Camus, La main cache entre posie et science, op. cit.
8 Lvangile de Thomas, op. cit., logion 2, p. 15.
9 Basarab Nicolescu, tiina, sensul i evoluia Eseu asupra lui Jakob Bhme (La science, le sens et lvolution Essai
sur Jakob Boehme), Bucureti, Cartea Romneasc, 2007, p. 127 (T. d. A.).

112

te-King une recherche ouverte habite par une vise globalisante, une interrogation des
sources ou des fondements qui, dans son essence la plus vivante, est transdisciplinaire. Toute
vraie recherche potique, quelle que soit sa langue ou la nature de sa culture, est oriente vers
le centre et tente de sen approcher au sens o le pote Antonin Artaud stait cri: Mais
qui a bu la source de vie ?10

Pour ce qui est du second plan, nous prcisons que la tentative


transdisciplinaire concernant Lvangile de Thomas, ne reprsente ni une application
des concepts thoriques explicits dans la premire partie, ni une srie danalyses
de textes, qui viseraient prouver la validit dun fondement conceptuel implicite
pour tout type de dmarche mthodologique. Il sagit de proposer une certaine
recherche, anime par une dynamique contradictoire, afin dapprhender une triple
dimension ontologique, logique et de complexit. Ainsi, notre analyse se donne pour
tche de comprendre la source invisible de lesprit de cration qui confre sens et vie
aux paroles de Jsus. Nous suivrons par l la voie ouverte par Jean-Yves Leloup dans
lintroduction Lvangile de Thomas:
Parmi ces cinquante-trois manuscrits, un vangile (Codex II), une bonne
nouvelle qui nannonce rien, qui ne prdit rien, mais qui rvle lhomme ce quil porte
en lui depuis toujours: Un espace infini, le mme lintrieur et lextrieur. Il suffirait
la cruche humaine de souvrir11

Nous considrons les logia de Lvangile de Thomas, non seulement comme


des thormes potiques, situs, selon Basarab Nicolescu, au point de convergence de la
physique quantique, de la Philosophie de la Nature et de lexprience intrieure, mais
aussi comme de possibles contemplations potiques. Ils sont les tmoins axiomatiques
dune mtaphysique exprimentale (Ren Daumal), dune exprience vcue par
le Pote Jsus. Lexploration des logia apocryphes dans la perspective de la transposie des a-thormes 12 ncessite aussi lutilisation de techniques approfondies
de potique, spcifiques la cration potique, centres non pas tant sur la nature
des contenus ou des visions que sur lacte instaurateur. Lenjeu conceptuel que pose
notre recherche consiste, avant tout, comme le souligne Basarab Nicolescu, dans les
possibilits de la connaissance transgressive et dans le statut de la transcosmologie que
celle-ci gnre pour le destin de la potique.
Notre dmarche est structure autour du logion 2913 de Lvangile de Thomas:

Jsus disait:
Si la chair est venue lexistence cause de lesprit,

10 La main cache entre posie et science, op. cit.


11 Jean-Yves Leloup, Lvangile de Thomas, op. cit., Introduction, p. 8.
12 Michel Camus dans lintroduction au livre de Basarab Nicolescu, Thormes potiques, Bucarest, Cartea
Romneasc, 1996.
13 Lvangile de Thomas, op. cit., logion 29, pp. 23-24.

113

cest une merveille,


mais si lesprit est venu lexistence cause du corps,
cest une merveille de merveille.
Mais moi, je mmerveille de ceci:
Comment cet tre qui Est,
peut-il habiter ce nant?

Nous allons essayer de clarifier les significations de la notion (du concept) de


vide au moyen dune nouvelle logique, fonde sur des vidences ontologiques: nonsparabilitat, non-causalit, la discontinuit et lindterminisme. cette fin, il nous a
paru utile de prendre quelques logia de Lvangile de Thomas, comme support textuel,
dans la mesure o linteraction apparemment contradictoire de ces logia dpasse le
paradoxe tabli au niveau de la langue, pour mieux capter la tension vive du paradoxe
ontologique exprim par ltonnement de Jsus. Nous allons fonder nos recherches sur
le postulat que le vide du lieu de ltre est plein dinteractions, sous forme de vibrations
et de rsonnances, entre les deux niveaux distincts de la Ralit que sont le corps et
lesprit. La seule possibilit rationnelle de saisir cette intuition fondamentale de la
ralit du Je suis, est ltonnement: la Valle de ltonnement, lAbme du Vivant,
un mouvement et un repos (logion 50), lespace-temps de lintrieur comme [de]
lextrieur et [de] lextrieur comme [de] lintrieur (logion 22).
La cl pour comprendre le nant /le vide dans le miroir de la complexit14
du monde, structur depuis le primordial15, est en rsonance avec la juste exigence de
Jsusdintgrer la notion de niveaux de Ralit, et cette cl repose sur la formulation
dune pistmologie de la complexit:
Il faut entendre par niveau de Ralit un ensemble de systmes invariant
laction dun nombre de lois gnrales: par exemple, les entits quantiques soumises aux
lois quantiques, lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique.
Cest dire que deux niveaux de Ralit sont diffrents si, en passant de lun lautre, il y a
rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalit).16

La notion de niveaux de Ralit joue le rle du tiers inclus dans la rconciliation


du rductionnisme et de lanti-rductionnisme, essentiel dans ltude des systmes
complexes. Les explications lgitimes de Basarab Nicolescu sur la manire dont ce
nouveau concept est n, sont capables dliminer toute confusion entre niveaux
dintgration ou niveaux dorganisation de la pense systmique contemporaine:
14 Il faut ainsi distinguer deux types de complexit: la complexit qui se rfre un seul niveau de Ralit et la
complexit qui fait intervenir plusieurs niveaux de Ralit. Basarab Nicolescu, La science, le sens et lvolution Essai
sur Jakob Boehme, Paris, Lebaud, 1995, p. 119.
15 Au commencement tait la complexit, crit dans une formulation fulgurante Edgar Morin. Ibid., p. 115.
16 Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op. cit., p. 118.

114

Les niveaux de Ralit sont radicalement diffrents des niveaux dorganisation,


tels quils ont t dfinis dans les approches systmiques. Les niveaux dorganisation ne
prsupposent pas une rupture des concepts fondamentaux: plusieurs niveaux dorganisation
appartiennent un seul et mme niveau de Ralit. Les niveaux dorganisation
correspondent des structurations diffrentes des mmes lois fondamentales.17

Cette ralit dont parle Basarab Nicolescu, nest pas fonde sur
un rductionnisme ou sur une opposition, sur une fracture au sein de la relation
sujet-objet, mais il sagit plutt dune ralit dinteraction ou de participation. Une
subjectivit objective et une objectivit subjective qui restructurent le sujet et lobjet, par
leur coagulation et leur immersion dans un tiers cach, difficile formuler. Autrement
dit, on garde un sujet diffrent, moderne, mais non pas indpendant de lobjet, afin de
sorrienter vers une certaine forme dunit de la connaissance. Lobjectivit subjective
relve des sciences exactes, dont les lois sont inventes par un sujet, lequel marque de
manire indlbile la pense scientifique du sceau de lincompltitude. La subjectivit
objective qui caractrise les domaines de lart, de la religion, de la culture et de la
spiritualit, est comprise comme une subjectivit parce quelle part du sujet, mais
avec un souci objectif, dans la mesure o le sujet est anim dune connaissance qui
agit dans la Ralit.
Les descriptions approximatives du contenu smantique attribu aux mots
ralit et niveau , viennent apporter une lumire sur la complexit, ce qui nest
pas sans consquences sur lvolution de la vision du monde. Deux niveaux de Ralit
sont alors diffrents si, en passant de lun lautre, il y a rupture des lois et des concepts
fondamentaux (comme, par exemple, la causalit).
cet gard, le logion 29 postule lexistence de deux niveaux de Ralit du
sujet-hermneute: le niveau corporel et le niveau spirituel, correspondant aux niveaux de
ltre, leur rupture tant multiple.
Sparabilit et non-sparabilit
[Michel Camus] Lautre paradoxe, celui de la non-sparabilit : nous,
justement, comme tres humains avons tendance tout sparer sparer les objets entre
eux, nous sparer du monde, nous sparer des autres. Et la physique introduit ce concept
de non-sparabilit
[Basarab Nicolescu] En quoi consiste la non-sparabilit ? La non-sparabilit
a t dcrite dune manire brillante et claire par Bernard dEspagnat dans son livre la
recherche du rel. Je me permets de rappeler avec des mots simples en quoi consiste la non
sparabilit. Vous mettez en contact deux particules, disons deux photons, et ensuite vous
les sparez. Et bien selon toutes les rgles de la physique classique, si ensuite on fait des
expriences dans deux endroits diffrents sur ces deux particules, il doit y avoir indpendance
totale par rapport aux rsultats quon doit obtenir. Cest un des dogmes essentiels de la
17 Ibid., pp. 120-121.

115

physique classique. Et bien en physique quantique ce nest pas comme a, dans le sens ou
vous pouvez loigner ces particules; vous pouvez les loigner des distances mme normes,
elles se comportent comme si elles faisaient un tout, un ensemble, un seul systme Ce qui
va arriver lune de ces particules, automatiquement, instantanment, lautre le ressent !
Cest quelque chose de fabuleux, de trs beau et en mme temps de vertigineux parce que a
met en cause justement, lvidence fournie par les organes des sens. Mais cela a t prouv, et
du point de vue thorique et du point de vue exprimental.18

Dans Lvangile de Thomas, on peut faire correspondre le niveau corporel au


monde macrophysique, lequel, en vertu de la divisibilit de ses lments constitutifs et
de ses fonctions physiologiques luvre dans la connaissance directe(la vue, loue,
le toucher, la mobilit etc.) se distingue radicalement du niveau spirituel. La nonsparabilit spirituelle, sapientielle, sur les traces de la pense de Jsus, dans les 114 logia,
peut tre repre hermneutiquement dans le logion 22: lorsque vous aurez des yeux
dans vos yeux, / une main dans votre main, / et un pied dans votre pied, / une icne
dans votre icne, / alors vous entrerez dans le Royaume! 19
Un seul il dans lil peut voir ce qui est invisible dans le visible, une seule
oreille dans loreille peut entendre ce qui se rduit au silence dans le mot, une seule
main dans la main peut atteindre ce qui est impalpable et ce qui ne peut tre touch.
Pour comprendre cela, on a besoin dune certaine forme dincarnation, de lintrieur
vers lextrieur, comme dans une icne:
Le monde spirituel, linvisible, nest pas loin de nous: il nous entoure, comme si
nous tions au fond dun ocan, et que nous nous noyions dans locan lumineux de la grce.
Pourtant par manque dhabitude ou cause de notre immaturit, nous ne percevons pas ce
royaume de lumire, souvent nous ne souponnons mme pas sa prsence [].20

Une incarnation du masculin et du fminin dans lunique. Une incarnation de la


dualit dans lunit. Un mode de ralisation de chaque icne dans licne. La gnose suppose
la coexistence dynamique de multiples dimensions constitutives de lacte de connaissance.
Causalit et non-causalit
Le plus vident est le lien de causalit, tel quindiqu au niveau smantique
de la construction conceptuelle du logion 29: Jsus disait: / Si la chair est venue
lexistence cause de lesprit, / cest une merveille, / mais si lesprit est venu lexistence
cause du corps, / cest une merveille de merveille.
18 Entretien de Michel Camus avec Basarab Niculescu Basarab Niculescu. La valle de ltonnement. Le monde
Quantique (France Culture), retranscrit sur la page web : www.caravancafe-des-arts.com/Basarab-Nicolescu-LeMonde-quantique.htm
19 Lvangile de Thomas, op. cit., logion 22, p. 22.
20 Paul Florensky, La perspective inverse suivi de Liconostase, trad. du russe par Franoise Lhoest, Lausanne, Lge
dHomme, 1992, p. 261.

116

La causalit caractrise la pense binaire et favorise donc le rductionnisme.


Jsus nous invite suspendre ce mode de comprhension du monde, et non le nier,
en lexcluant comme possibilit de dcouvrir la merveille de lexistence: cest une
merveille /cest une merveille de merveille . Jsus reformule dans une logique
nouvelle les donnes fondamentales du couple contradictoire corps/esprit. Il dplace
laccent sur lesprit dinterrogation et non sur la recherche dune rponse rationalisable
dans un type de connaissance, en ralisant une conversion paradoxale : la merveille
de lordre sur lequel se fonde la nature peut devenir une merveille intrieure, par
lexprience spirituelle.
Continuit et discontinuit
La discontinuit est trs difficile expliquer en termes non mathmatiques. En
termes mathmatiques, cest trs simplel o a pose problme (comme pour dautres
aspects de la physique quantique) cest quand nous voulons traduire dans notre langage
nous, les langages macro-physiqueImaginez, dans cette pice mme, deux points, spars
par une certaine distance. Et essayez dimaginer quentre ces deux points il ny a aucun
objet Il ny a ni objets, ni vous, ni les objets qui sont dans cette pice, ni particule, mme
pas de vide. Rien. Et ce moment l, on peut sentir, non pas comprendre, mais sentir
ce que le mot discontinuit veut dire. Donnons une autre image, que jaime donner parce
que cest une sorte de non-image par rapport nos organes des sens. Imaginez un arbre,
sur une branche il y a un oiseau. Vous le regardez, et soudainement vous voyez cet oiseau
disparatre, et au mme instant, sans passer par aucun point intermdiaire, loiseau sest
matrialis sur une autre branche. Cest un peu cela, les mondes quantiques. Un peu cela
cet arcane majeur dont je parle: la discontinuit quantique.21

La continuit est quelque chose de naturel, de structural, li nos organes des


sens, les 114 logia tmoignent de lexprience de la continuit dans la discontinuit.
Les commentaires de Lvangile de Thomas sont un dialogue spirituel entre la parole
et ce qui est cach la parole, entre ce qui rsiste notre connaissance et ce qui ny
rsiste pas, entre ce qui peut tre rationalis et ce qui ne peut pas tre rationalis, entre
le continu et le discontinu, entre le logique et lalogique:
Il ne sagit plus alors de commenter les paroles de Jsus, mais de les mditer
dans la terre laboure de notre silence. Nous croyons que cest l plus que dans lagitation
mentale quelles peuvent porter leur fruit de lumire22

Le commentaire de Jean-Yves Leloup dans le logion 29, commence par un


constat qui relve de lhistoire de la culture, en dcantant avec une lucidit intellectuelle

21 www.caravancafe-des-arts.com/Basarab-Nicolescu-Le-Monde-quantique.htm
22 Jean-Yves Leloup, Lvangile de Thomas, op. cit., Introduction, p. 12.

117

les deux grandes visions qui ont marqu la pense du monde: Deux grandes
visions concernant lesprit et la matire se partagent le monde: la vision spiritualiste
et la vision matrialiste. 23 La question de Jsus Comment cet tre qui Est, /
peut-il habiter ce nant ? , peut tre reformule au niveau de lintuition, par une
conversion conceptuelle, dans une interrogation structurante de lessence humaine:
Quest-ce que la Ralit ? Ce qui reste intraduisible, cest ltonnement de Jsus, qui est
le signe le plus manifeste de la singularit de son exprience. Notre interrogation est en
accord avec celle de Jsus. Quel est le plus important: la comprhension du concept ou
ltonnement devant la Ralit ? Les deux
Nous nous rfrons, dans la premire partie de notre dmarche, aux
confusions qui peuvent survenir cause dun mlange des niveaux de comprhension.
Nous apportons des clarifications conceptuelles afin de faciliter un vritable
dialogue hermneutique. cette fin, le logion 29 fait rfrence, in nuce, au problme
psychophysique, essentiel pour lvolution de la pense humaine et actualise
le problme de son conflit avec le rductionnisme. En distinguant avec finesse la
rduction du rductionnisme, Basarab Nicolescu analyse le rductionnisme par
rapport aux automatismes et aux prjugs caractristiques de ce type de pense
binaire, fonde sur la logique exclusive. Le rductionnisme scientifique rduit la
spiritualit la matrialit, pendant que le rductionnisme philosophique rduit
la matrialit la spiritualit. Le logion 29 nous introduit directement au sein du
problme: Si la chair est venue lexistence cause de lesprit rductionnisme
philosophique versus rductionnisme scientifique si lesprit est venu lexistence
cause du corps .
Le rapport entre la Nature et lEsprit est sans doute la question fondamentale
de la mtaphysique. On peut lluder, en affirmant lexistence dun seul ordre de ralit:
soit la Nature, rduite la matire ou une forme dnergie , soit, linstar de ce courant
qui volontiers se couvre du mot Tradition un Esprit hors duquel tout, y compris la
Nature entire, ne serait quillusion.24

Basarab Nicolescu regroupe diffrents types de rductionnisme en fonction


dune complexit horizontale:
- mono-rductionnisme : rductionnisme que nous avons voqu plus haut, dans la
structure conceptuelle du logion 29;
- multi-rductionnisme: approche dualiste qui veut que la matrialit et la spiritualit
soient fondamentalement diffrentes;
- inter-rductionnisme: attribution de certaines proprits dordre matriel aux entits
spirituelles, ou linverse, attribution de certaines proprits dordre spirituel aux
objets matriels.
23 Ibid., p. 108.
24 Antoine Faivre, prface Basarab Nicolescu, La science, le sens et lvolution Essai sur Jakob Boehme, op. cit., p. 13.

118

Considrer le couple corps-esprit comme contradictoire ne peut que rsulter


dune construction anthropomorphique, alors que la comprhension de leur
unit ontologique et la rupture de ces deux niveaux diffrents de la Ralit, sont le
message cl de Jsus dans Lvangile de Thomas. La question et son merveillement
concernant lexprience de lindividu pour combler la discontinuit entre le corps et
lesprit prennent sens dans la mesure o il garde un cadre rationnel, sans tomber dans
labsurde. Le paradoxe de lisomorphisme de ltre est le suivant: corps et esprit, ne sont
ni lun ni lautre en mme temps. Par son interrogation, Jsus na pas lintention de
trouver une rponse la nature dun tel tre paradoxal, runissant deux contraires, mais
il cherche saisir le trouble provenant de la relation dynamique du corps avec lesprit,
de la zone de non-rsistance entre elles, ou pour le dire autremenent de saisir La
Valle de ltonnement:
La Valle de ltonnement labme entre deux niveaux de ralit. La Nouvelle
Renaissance mergence de la ralit incarne de plusieurs niveaux de Ralit .25

Comment pouvons-nous comprendre rationnellement, sans sombrer dans


labsurde, lexprience de lil, de loreille, de la main et du cur au-del de ce qui
rsiste nos reprsentations ? Une voie possible (mais pas une rponse), est celle
ouverte par lhermneutique transdisciplinaire. Cest pourquoi, nous considrons que
le logion 17 postule, dans un langage paradoxal, deux concepts fondamentaux: le tiers
cach et la non-rsistance.
Selon Basarab Nicolescu, la connaissance nest ni extrieure ni intrieure:elle
est la fois extrieure et intrieure. Ltude de lunivers et ltude de ltre humain se
soutiennent lune lautre. La zone de non-rsistance26 joue le rle du tiers secrtement
inclus, qui permet lunification, dans leur diffrence, du Sujet transdisciplinaire et de
lObjet transdisciplinaire. 27 Or, ce logion est une dfinition potique rigoureuse
du tiers cach, une tentative de rationnaliser par un discours sur ce qui nest pas
rationalisable. Relevant du champ du tiers cach, lhermneutique transdisciplinaire
exige prudence, prcision, comprhension, cohrence, autant dexigences contenues
dans les Paroles de Jsus. Le logion 17 dcrit, selon une simplicit complexe et troublante,
lvnement paradoxal et passionnant de la personne humaine comme linterface entre
le monde et le Tiers cach. Jsus nous offre la possibilit dinscrire notre humanit dans
la configuration sacre de lunicit.
Bien sr, il existe une grande diffrence entre le vide et le nant. Le vide est
plein. Le nant ne lest pas. Mais, dans cette traduction, on utilise juste titre le sens
25 Basarab Nicolescu, Thormes potiques, op. cit., p. 21.
26 La cohrence de niveaux de perception prsuppose, comme dans le cas de niveaux de Ralit, une zone de
nonrsistance la perception., Basarab Nicolescu, Le tiers inclus de la physique quantique lontologie in
Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et tudes transdisciplinaires, n13, mai 1998, consultable en
ligne : http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/bulletin/b13/b13c11.htm
27 Id.

119

ontologique du mot nant . Le vide plein ne prsuppose pas ncessairement la


conscience. Ici on applique magnifiquement la notion de nivaux de Ralit du Sujet et
du Tiers Cach. Le Tiers cach est la source de la conscience.
Si la pense humaine a travers, tout au long de son histoire, de multiples
formes de comprhension de la nature, la ncessit dintgrer la complexit afin de voir
dans la nature un tout cohrent, a limin les confusions terminologiques possibles qui
surgissaient aux intersections de diffrentes pistms. La complexit est une forme
moderne de lancien concept de linteraction universelle, un exemple frappant tant
le symbole du serpent Ouroboros reliant le grand et le petit infini, image capte de
manire visionnaire par Jsus travers lexpression dune vrit paradoxale, dans le
logion 22 de Lvangile de Thomas.
On ne peut pas caresser une fleur, sans troubler une toile , disait quelquun
en Afghanistan.28 Cest une intuition potique magnifique de lunit du monde, qui
surprend par sa nouveaut, relevant une fois de plus, lide-symbole de lincompltude
de la connaissance, sans doute lie la recherche de son unit, comme lvoque le Pre
Andr Scrima:
Par quelle facult lhomme situ dans le tumulte du macrocosmos et dans le
devenir du microcosmos, de son propre tre, peut-il commencer, sapprocher de la parole
rvle, et puis stablir dans sa proximit immdiate?29

Une possible rponse serait celle de linfini de la conscience qui assure la


continuit dans la discontinuit entre les niveaux de la Ralit et, en mme temps,
lauto-consistance de lentier, assurant la cohrence densemble.
Conformment ce fondement du monde par ses propres lois et rapport
lobjet de notre tude, le corps en tant que niveau de ralit distincte est ce qui est
au niveau de la ralit de lesprit. En reformulant la question de Jsus du logion 29, et
partir des concepts mthodologiques transdisciplinaires, nous pouvons ouvrir plusieurs
pistes de rflexion sur linfini de la conscience, une ralit mystrieuse qui chappe la
connaissance scientifique: Comment est-il possible, pour linfini conscient, de vivre dans
le fini (dans lhomme) et ainsi dassurer la liaison, lharmonie, linterconnexion entre le
grand infini et le petit infini?
La transdisciplinarit intgre diffrentes conceptions de la nature dcrite cidessus, mais en affirmant le besoin imprieux de redcouvrir une nature vivante, o
tout est mouvement, vibration, succession ininterrompue de cration, anantissement,
engendrement perptuel de la nouveaut, dans tout espace-temps. La spcificit
ontologique dune telle conception de la nature repose sur le fait quelle assume les
consquences pistmologiques dcoulant des notions de vide quantique ou du vide
plein oppos au vide classique. Le vide quantique est plein de virtualits, qui prexistent

28 Andr Scrima, Experiena spiritual i limbajele ei, Bucarest, Humanitas, 2008, p. 97 (T. d. A.).
29 Ibid., p. 95 (T. d. A.).

120

toutes. Le Big-Bang nest quune auto-cration. La prsence dun observateur


dtermine lexistence des lois physiques qui, ntant pas prexistantes, ont une histoire
et apparaissent au fur et mesure que lunivers se refroidit. Les lois physiques ne sont
pas extrieures, elles sont en cours de transformation, selon une hirarchie temporelle,
mais animes dune ambition transhistorique et transculturelle, dune thorie du Tout,
dans la perspective dune aventure intellectuelle de la science moderne. La thorie du
Tout vise unifier la thorie de la relativit et celle de la gravitation, constituant un
possible fondement de toutes les disciplines.
Notre tentative dhermneutique transdisciplinaire du logion 29 cherche
affirmer que si nous ne pouvons rien dire de quelque chose, cela ne signifie pas que
cette chose nexiste pas.
Ce qui serait paradoxal cest de dire par exemple en physique quantique, le
vide offre une rsistance. Il y a une formulation de physiciens qui mavait frapp. Selon
certains le vide fluctuerait de manire alatoire entre ltre et le non-tre. Ce qui surprend
au premier abord cest que le physicien introduit l un vocabulaire de la philosophie,
quasiment de Parmnide. Et cest l o la science, par la philosophie des sciences rejoint la
philosophie traditionnelle.30

Ltonnement de Jsus, par son contenu translinguistique et son exprience,


tmoigne de ce paradoxe du Rel voil pour toujours: rationnel mais rationalisable
dans le discours. Lambigut du Tout rvle les multiples facettes de la lecture et elle
nous signale, sur le plan de la mthodologie de lhermneutique transdisciplinaire,
limpossibilit dapprocher la totalit de ce Tout: nous ny avons accs dune manire
tronque, selon les diffrents aspects de ce Tout. Mais tant donn lauto-consistance du
monde, une information partielle peut nous donner des informations sur lensemble:
La formule de cette oscillation alatoire entre ltre et le non-tre me semble trs
juste. Elle est trs juste parce queffectivement, il y a cette oscillation entre le virtuel et le rel
qui fait que le monde est dans sa potentialit dj dans le virtuel, dj dans le non-tre,
dans linvisible. Et le vide offre une rsistance31

Du point de vue transdisciplinaire, la pluralit complexe et lunit ouverte


sont deux facettes dune seule et mme Ralit. En explorant le petit infini et le grand
infini, lhomme est confront la complexit infinie de la rencontre avec lui-mme, la
notion de vide plein, qui concide avec le dplacement entre les diffrents niveaux de
ralit. Comme une ouverture ontologique ncessaire la comprhension de linfini
conscient, le vide plein donne indirectement un sens, de ltre humain, lunification
du corporel et du spirituel. Peut-on encore parler de substance propos du vide ?
Basarab Nicolescu nous donne cette rponse:
30 www.caravancafe-des-arts.com/Basarab-Nicolescu-Le-Monde-quantique.htm
31 Id.

121

Certainement pas. Ce nest pas la substance qui est le concept unificateur. Ici le
concept unificateur cest lnergie. Plus prcisment il y a comme une sorte de triade qui
apparat dans le monde quantique: lnergie, la discontinuit et le seuil. Si on comprend
cette triade on comprend pourquoi cette notion de matire-nergie est infiniment plus riche
que celle qui a exist auparavant.32

Perus comme de vritables enseignements dinitiation, Les Thormes


potiques de Basarab Nicolescu ne peuvent pas tre comments, mais du moins il est
possible den saisir la teneur au niveau symbolique avec le monde de limaginal 33.
Ds lors, on comprend mieuxles lignes suivantes:
Le vide est notre destin. Ns du vide, nous le remplissons pour nous diriger vers un
autre vide. Vers le vide plein. Dun trou lautre- disaient les Anciens. 34

Corps n de lesprit ou esprit n du corps, pour paraphraser le logion 29, notre


existence na de consistance quautour du vide, l o elle nest quunit singulire,
conjonction des ralits corporelles et spirituelle. Lunification de ces deux niveaux de
ltre, non sparable ontologiquement, saccorde avec le sens et la cohrence intrieure
propres lexprience de la discontinuit du vide jamais vide.
Le vide plein de la physique quantique oppos au nant vide de nos ttes quelle
richesse fconde! Le vide de la physique classique lexpression de notre nant mentale.
tape ncessaire, dpasse par la physique contemporaine.35
Je souscris lide de Raymond Ledrut: on ne peut pas parler de sens sans la
rencontre dune prsence avec une absence. Le sens est gnr par la contradiction prsenceabsence. Le sens ne peut exister sans lexprience intrieure. Lexprience intrieure rvle
la prsence de labsence.36

Le vide est confondu avec la discontinuit ou avec ce qui est la non-rsistance


nos expriences, nos reprsentations, nos descriptions et nos images, la zone des
multiples niveaux de la Ralit. Le vide plein est une facette merveilleuse de la Ralit
qui nous montre que rien de ce qui est cach (non-rsistant nos organes des sens) ne
reste non-manifest: [] Philosophie prophtique, pour parler le langage de Henry
Corbin, grand explorateur de l Imaginal, lImaginal tant ce monde intermdiaire
qui, travers diffrentes hirarchies, nous fait passer du sensible vers lEsprit au-del

32 Id.
33 Le concept dimaginal t introduit par Henry Corbin pour dsigner le vrai imaginaire, crateur, visionaire,
fondateur.
34 Basarab Nicolescu, Thormes potiques, op. cit., p. 24.
35 Ibid., p.104.
36 Ibid., p. 111.

122

des intelligibles. 37 Le vide est plein de vibrations et contient potentiellement toute


la Ralit. Chercher, trouver, stonner des significations du vide, significations sont
autant dinfinies possibilits de perception de la ralit, ce qui concide avec le devenir
hermneutique dcoulant de la relation contradictoire entre une prsence et une absence.
Natura fecit saltum est une proposition quantique. Natura non fecit saltum est
une affirmation cosmique, parce quelle est dcidment anti-cosmique. Une nigme facile
rsoudre; Le Grand Silence se cache dans le vide quantique ou le vide quantique se cache
dans Le Grand Silence.38
Le mot vivant: le vide entre Le Grand Silence et notre silence.
Linformation nergtique du vide quantique est uni-cosmique, tandis que celle
de lhomme est multi-cosmique. Ce qui sauve lhomme de la domination du nant.39

Lincarnation de linformation spirituelle par/dans le mot vivant est sans


doute ncessaire la comprhension de lincarnation comme nergie, composante
essentielle de la notion de matire.
Le vide est plein, le plein est vide. Entre ces deux notre regard.40

Rpondre la question de Jsus Comment cet tre qui Est, / peut-il habiter
ce nant?, cest faire le voyage dans la Valle de ltonnement:
Tout fait cest comme si lon se trouvait dans ce que Attar, ce pote soufi appelait
la valle de ltonnement. Vous savez que dans cette histoire de la confrence des oiseaux,
Attar parle des oiseaux qui sont partis la recherche de leur roi oubli. Aprs des preuves
terribles, ils arrivent lavant-dernire valle qui est la valle de ltonnement. Et dans
cette valle de ltonnement, il fait noir et jour la fois, il fait chaud et froid la fois, on
voit et on ne voit pas, on est, on nest pas la fois! Les choses existent, les choses nexistent
pas. Cest la valle de la contradiction. La valle o le mental est en droute parce quil est
mis devant des contradictions. Effectivement, cette valle est un modle pour ce qui se passe
dans la nature au niveau du monde quantique o les contradictoires se prsentent nous,
non pas pour sannihiler, non pas pour sautodtruire, mais pour coexister dans une ralit
plus haute, plus grande.41

Mihaela GRIGOREAN
37 Jean-Yves Leloup, Introduction aux vrais philosophes : les Pres grecs, un continent oubli de la pense occidentale,
Paris, Albin Michel, 1998, p. 64.
38 Ibid., p. 121.
39 Ibid., p. 128.
40 Ibid., p. 139.
41 www.caravancafe-des-arts.com/Basarab-Nicolescu-Le-Monde-quantique.htm

123

DS/DEUX ORDRES
DU MONDE ET DU
LANGAGE

Ralisme littraire et ralisme philosophique


Title:
Abstract:

Literary Realism and Philosophical Realism


After a general presentation of the relations of philosophy and literature to
langage and reality, this article tries to use an analysis of literary realism to build
up a concept of philosophical realism. The most important in literary realism is
not really his claim to observe the reality, but his descriptive and analytical style.
On the basis of this model a philosophical realism could be builded up, not as a
theory above reality, but, in a wittgensteinian way, as a realistic analysis of sense
and nonsense.
Key words: realism, langage, reality, fiction, conceptual differences, description, analysis,
clarification.

La perspective gnrale est la suivante. Ce biais du ralisme littraire


pour aborder le ralisme philosophique est propos dans lide que, dune part, les
tiquettes de ce type ne sont pas utilises seulement en philosophie mais aussi dans
dautres domaines, principalement culturels, et que dautre part, lusage philosophique
gagnerait tre confront ces autres usages, que ce soit dailleurs pour marquer les
ressemblances ou les diffrences. Cest le cas du ralisme, mais on pourrait penser
aussi au naturalisme, au romantisme, au symbolisme, lexistentialisme, peut-tre
dautres encore et avec des degrs dintrt divers. On notera que, de ce point de vue l,
rapporter ces tiquettes leur usage ordinaire (tre raliste, tre romantique,
etc.), dans un esprit wittgensteinien, est sans doute ncessaire et intressant mais au
fond insuffisant. Il faut les rapporter un autre usage dont la fonction est de dsigner
des priodes et des styles culturels. En mme temps, le but nest pas ici de les relier
un contexte pour les relativiser, pour en limiter la signification et limportance telle
ou telle priode, mais de trouver dans ces autres usages un point de comparaison qui
permette de savoir en quel sens on pourrait avoir faire une philosophie raliste,
idaliste, romantique, naturaliste, symboliste, etc.
On essaiera donc, dans un premier temps, de situer la philosophie et la
littrature par rapport deux notions cls: le langage et la ralit. Dans un second
temps, on se demandera en quel sens on peut alors parler de littrature raliste et partir
de l, peut-tre de philosophie raliste. Plus prcisment, on cherchera construire une
forme de ralisme philosophique partir dune analyse du ralisme littraire.
Philosophie et littrature / Langage et ralit
Philosophie et littrature : deux usages particuliers du langage. Dun point
de vue wittgensteinien, et ce sera le ntre tout au long de cet article, le type de
127

rapprochement propos est dautant plus lgitime quand il sagit de rapprocher


la philosophie et la littrature. Dans les deux cas en effet, la relation au langage est
essentielle. Philosophie et littrature sont de lordre du langage, cest--dire consistant
en un certain usage du langage, qui prend dans le premier cas la forme rflexive de
remarques grammaticales sur le langage lui-mme, et dans le second la forme dune
invention permanente au sein du langage: invention de romans, de nouvelles, de pices
de thtres, de posies, de contes, de fables, etc. Il ne faudrait pas mal comprendre ce
qui prcde, en disant qualors philosophie et littrature ne sintressent quau langage
en laissant de ct le reste, ce sur quoi habituellement porte le langage, comme si la
philosophie navait plus dautre objet que le langage et son fonctionnement et comme
si la littrature navait plus dautre objet que la manifestation delle-mme en tant que
forme particulire de langage. Bien au contraire, il faut souligner que la philosophie
telle quest dfinie et pratique par Wittgenstein continue de porter sur les thmes
traditionnels de la philosophie et non sur le seul thme du langage avec ses notions
connexes: la signification, le sens, la rfrence, les langues, la logique, etc. Mieux: se
rgler sur lusage ordinaire du langage pour clarifier les concepts problmatiques, par
exemple se rgler sur lusage ordinaire de sentiment, ce nest pas rester comme
prisonnier dans le langage et ne parler que du mot sentiment, l o les anciens
philosophes avaient faire la ralit du sentiment, mais cest bien clarifier ce
quest un sentiment. Dune manire analogue, mme sil y a (eu) dans la littrature
moderne une volont de se manifester dans ses productions, au point que lessentiel
pour elle aurait t non pas ses productions mais sa propre manifestation, il reste que
cest bien une histoire qui est raconte dans un roman, une scne qui est figure dans
une pice de thtre, un tre, un objet, une situation, qui sont dcrits potiquement.
Autrement dit, cest bien un cygne que dcrit Claudel, mme sil joue sur les termes
cygne et signe pour figurer la posie dans son pome1.
Philosophie, littrature et ralit. Est-ce dire alors que la philosophie et la
littrature sont des usages du langage qui finalement ne se cantonnent pas ltude
ou la manifestation du langage, mais portent bien sur la ralit , renvoient
la ralit? Il serait trompeur daffirmer cela, sans sinterroger sur le sens de ces
expressions : porter sur la ralit , renvoyer la ralit , reprsenter la
ralit, etc.
Philosophie et ralit. Quand bien mme la philosophie, dans sa pratique,
peut se rfrer la ralit, cest--dire des personnes, des situations, des objets, qui
sont rels, elle reste de lordre de la remarque grammaticale, au sens trs particulier
que lui donne Wittgenstein: elle est un usage du langage qui attire lattention sur des
diffrences conceptuelles au sein mme de ce que nous disons. Prenons un exemple
1 Claudel, Posies, Paris, Gallimard, 1970, Le cygne I et II, p.125sq.

128

inspir du dbut des Recherches philosophiques, quand celles-ci portent sur la dfinition
par ostension. Face quelquun dsignant une chose et disant delle: cette chose est
relle, le philosophe ne doit pas contester le propos, comme le ferait un sceptique par
exemple, ce qui ne veut pas dire non plus quil doit laccepter. Il doit au contraire refuser
dentrer dans le jeu de thses et dantithses censes porter sur la ralit et seulement
indiquer une diffrence conceptuelle entre faire une description empirique et
utiliser une chose comme paradigme . Son objectif est alors de montrer son
interlocuteur quil croit constater quelque chose dindubitable, l o, en ralit,
il utilise une chose comme paradigmede chose relle. Sans doute que la chose en
question est au centre de la discussion, mais la philosophie tient tout entire dans la
remarque grammaticale, ici dans la distinction entre deux concepts. Elle est mme cet
effort pour dissiper lillusion que nous sommes en train de dcrire les choses, au profit
de la reconnaissance de sa vritable activit: la clarification de nos concepts. En mme
temps, ce nest pas comme sil y avait deux tages, le rez de chausse de la ralit et le
premier tage de la grammaire, de sorte que le philosophe chercherait nous arracher
du rez de chausse pour nous emmener au premier. Pour reprendre notre exemple, le
philosophe montre son interlocuteur dans ce quil a dit: cette chose est relle,
ce quil na pas fait mais prtendait faire: constater quelque chose dindubitable,
et ce quil pourrait ou peut-tre voulait faire: utiliser cette chose comme paradigme
dune chose relle. Il sagit donc de distinguer dans ce que nous disons de la ralit ce
que nous faisons vraiment et ce que nous prtendons faire mais ne faisons pas.
Ceci dit, on pourrait objecter quayant clarifi nos concepts, nous nous
rapportons alors dautant mieux la ralit, que cette clarification est une solution un
rapport problmatique la ralit. Peut-tre, mais cest bien comprendre: ayant clarifi
nos concepts, le problme de leur rapport la ralit et par consquent le problme de
notre rapport la ralit, ne se posent plus. Cela rejoint ce que disait Wittgenstein,
dans le Tractatus, des problmes de la vie : 6.521 La solution du problme de la
vie, on la peroit la disparition de ce problme./(Nest-ce pas la raison pour laquelle
les hommes qui, aprs avoir longuement dout, ont trouv la claire vision du sens de la
vie, ceux-l nont pu dire alors en quoi ce sens consistait?)2. Lessentiel rside dans la
bonne comprhension des rapports entre clart du sens de la vie et disparition
du problme. Il ne sagit pas vraiment pour Wittgenstein dintroduire un rapport de
cause effet: si le sens de la vie devient clair, alors le problme du sens de la vie disparat,
ou bien si le problme du sens de la vie disparat, alors le sens de la vie devient clair. Il
sagit plutt dintroduire un critre permettant didentifier la solution dun problme:
La solution du problme [], on la peroit []. Or, ce qui est paradoxal ici, cest
que la solution du problme se reconnat ce que le problme a disparu. Ce nest pas
quun problme a t rsolu puis laiss de ct, mais plutt que lindividu ne sait plus ce
qui posait problme et requrait une solution. Mais alors, en quoi peut-on encore parler

2 Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p.112.

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de solution,si lon ne sait plus ce dont elle est la solution? Elle nest la solution de rien,
donc mme pas une solution, dans la mesure o une solution est par dfinition la solution
dun problme. Ainsi, contrairement ce que lon pourrait penser, celui qui a trouv
la claire vision du sens de la vie na pas trouv une solution un problme, il est celui
pour qui le problme du sens de la vie et dune solution trouver ne se pose plus. Mieux:
que le sens de sa vie lui soit devenu clair ne signifie pas quil a identifi clairement une
solution son problme, mais que lobscurit nest plus prsente dans sa vie. De la mme
manire, la solution du problme des rapports entre concept et ralit, on la peroit la
disparition de ce problme. Que la clart de nos concepts, plus prcisment de leur usage,
soit une solution leur rapport problmatique la ralit, cela se voit ce que ce rapport,
quand il est clair, nest plus problmatique. La clart nest pas vraiment une solution un
problme, mais ce qui enlve lapparence de problme au rapport des concepts la ralit.
La clart nest pas une solution lobscurit, la confusion, elle est le contraire de
lobscurit: dans la confusion, nous voyons un problme dans le rapport entre concept
et ralit, mais dans la clart, nous voyons le rapport sans son caractre dtranget. Ainsi,
nous ne nous rapportons pas mieux la ralit, comme si le problme tait rel, mais nous
voyons plus clairement comment nous nous y rapportons dans la multiplicit de nos
pratiques. De manire gnrale, le but de Wittgenstein nest pas de rpondre la question
comment est-il possible que? en indiquant des conditions de possibilit, mais de
montrer comment fonctionne notre langage, de sorte que ltonnement quexprime une
telle question soit dissip.
Littrature et ralit. Quen est-il de la littrature? En quoi pourrait-on dire
quelle porte sur la ralit, y renvoie, la reprsente, etc.? Rpondre
cette question suppose tout dabord que lon prenne en compte la diffrence des genres
littraires: il nest pas sr que lon puisse rpondre de la mme manire, suivant que
lon pense au roman, la nouvelle, au thtre, la posie, etc. Ce nest pas affirmer que
chaque genre a un rapport particulier la ralit, mais faire preuve de prudence pour
ne pas trop prjuger de la forme de la rponse. On a donc choisi ici le roman, genre qui
permettra par la suite de basculer plus facilement du ct du ralisme. Cela suppose
ensuite que lon sache o chercher pour dterminer le rapport du roman la ralit,
dans quelle direction regarder. Or, de ce point de vue, trois aspects sont importants: la
manire dont nous apprenons comprendre une histoire quon nous lit, ce que montre
luvre de son rapport la ralit et enfin la manire dont nous la lisons. Et il semble
que ces trois directions soient prendre dans cet ordre prcis.
Prenons donc dabord les histoires qui sont racontes dans lenfance: cest une
des manires pour apprendre distinguer ralit et fiction. Pour lenfant, en effet, il peut y
avoir une ambigut entre lhistoire raconte et la ralit: on peut voir ses ractions, ses
sentiments, ses questions (avoir peur de sendormir, se demander si tel ou tel personnage
va venir) quil ne fait pas encore la diffrence entre les deux. Ou plutt, il ne fait pas
encore la diffrence entre deux types de discours: celui qui porte sur la ralit, cest-dire dcrit une histoire qui sest rellement passe, avec des personnes qui ont vraiment
130

exist, et une histoire o il se passe peut-tre beaucoup de choses, sans quelles se soient
pourtant rellement passes. Plus prcisment, il apprend que ce que lon raconte peut
dcrire 1/ quelque chose qui sest vraiment pass (discours vrai), 2/ quelque chose qui en
ralit ne sest pas pass (discours faux) ou 3/ quelque chose qui ne sest pas (vraiment)
pass mais qui pourtant nest pas faux. Il apprend donc distinguer vrai et faux, mais
aussi distinguer le fait de raconter une histoire du fait de dire quelque chose de vrai
ou de faux. Une fois acquise cette dernire distinction, il va alors de soi pour lui que ce
que raconte une histoire nest par dfinition ni vrai ni faux, cest--dire ne dcrit pas la
ralit. Autrement dit, il apprend quil va de soi que raconter une histoire ne dcrit pas
la ralit, quil est absurde partir dun certain moment de poser la question: y a-t-il
vraiment eu quelquun qui sappelait, qui il est arriv que, etc.?. Plus prcisment,
ce nest pas tant quil dcouvre une proprit vidente des histoires quon lui raconte,
mais plutt que nous lui apprenons ce quil aille de soi que ces histoires ne dcrivent pas
des vnements et des personnes relles: lapprentissage impose quil considre lhistoire
ainsi. Or, il semble que cest sur la base de cette pratique, la lecture dune histoire, que
nous apprenons lire un texte comme un conte, un roman, une nouvelle. Ce sont autant
de variantes dune pratique, dans laquelle la question de la ralit ne se pose plus, dans
laquelle il va de soi que lon na pas faire une description de ce qui ce serait vraiment,
rellement pass. Cest l la premire chose fondamentale que lon apprend sur le rapport
de la littrature, ou en tout cas des histoires, la ralit.
Mais quand on a dit cela, on na pas tout dit du rapport de ces histoires la
ralit. Notamment, la question de la vrit de lhistoire nest pas totalement vacue.
Il serait plus juste de dire que vrai prend un autre sens, quun autre usage de ce
terme se dveloppe: quand un enfant demande cest vrai? ou dit vraiment?!
la personne qui lui raconte une histoire, ce nest pas pour vrifier que lhistoire est
conforme la ralit, mais pour exprimer de ltonnement ou alors de lincrdulit. Ce
qui est alors en jeu, ce nest plus le concept de vrit mais celui de vraisemblance: ces
usages de vrai expriment un doute sur la vraisemblance de ce qui est racont. Mais
doit-on conclure de cela que la ralit retrouve un rle, puisque habituellement nous
parlons dun discours vraisemblable en rapport avec ce qui est rel ou probable?
Non, la vraisemblance ne se dtermine pas toujours en fonction de la ralit ou de la
probabilit. Cest sans doute le cas dans le domaine juridique par exemple, o lon
apprcie la vraisemblance dun tmoignage en fonction de ce que lon sait et de ce
que lon peut supposer de la personne qui tmoigne. Mais dans le cas des histoires
racontes, cest le genre auquel appartient lhistoire qui dtermine le vraisemblable
et linvraisemblable, et sil y a lieu de penser ce qui est ou peut tre pour juger de la
vraisemblance du rcit. Suivant que lon raconte une histoire ordinaire, une histoire
particulirement raliste, un conte, une fable, la ralit est plus ou moins, parfois pas
du tout, un critre de vraisemblance. Ainsi, chaque genre dhistoire a sa vraisemblance
et son invraisemblance, et donc son rapport la ralit. Donc, en plus de la distinction
entre discours vrai/faux et discours fictif, nous apprenons distinguer, en fonction des
genres, les rapports la ralit des histoires qui sont racontes.
131

Pourrait-on ajouter cela que nous apprenons relier la littrature la ralit,


en nous rfrant ce dont sinspire le romancier pour crire son roman? Par exemple,
en apprenant lcole, en franais, que tel romancier sest inspir de ce quil a vu tel
ou tel endroit, de ce quil a pu lire sur telle ou telle priode. Quelle conclusion tirerde
ce type de savoir ? Cela ne dit encore rien du rapport de lhistoire la ralit au sens
o elle porterait sur ou renverrait elle, mais indique le chemin inverse,
de la ralit lhistoire. Quun roman ait t inspir de la ralit ne dit pas encore
sil porte sur ou renvoie la ralit, et surtout en quel sens, de quelle manire il le
fait. Cet apprentissage laisse ouvertes de nombreuses possibilits. Le romancier a pu
effectivement sinspirer de la ralit pour la reprsenter, mme si ses personnages,
leurs actions et les circonstances ne sont pas eux-mmes ncessairement (tous) rels.
Cest par exemple le cas des Rougon-Macquart de Zola, dont le but est de dpeindre
une famille du 2nd Empire en prenant en compte toutes les composantes de la socit.
Mais le romancier peut tout aussi bien sinspirer de la ralit pour la juger. Dans ce
cas-l le rapport du roman la ralit nest plus le mme: cette reprsentation dont
les personnages, les actions et les circonstances ne sont pas forcment (tous) rels, est
utilise non pas pour dpeindre une socit, mais pour la juger. Un exemple serait
Bouvard et Pcuchet de Flaubert. Mais le romancier pourrait tout aussi bien sinspirer
de la ralit pour exprimer des regrets, un souhait, etc. Au fond, peu importe que le
romancier se soit inspir ou pas, ou peu, ou beaucoup, de la ralit, lessentiel tient
ce que le roman montre comment il se rapporte la ralit. Nous apprenons donc
faire une distinction entre un discours vrai ou faux et un discours de lordre de la
fiction, parmi les fictions entre les diffrents types possibles de vraisemblances, cest-dire de rapport la ralit, mais aussi entre diffrents modes sur lesquels chaque uvre
se rapporte la ralit. En plus de tout cela, il faudrait alors faire intervenir la diversit
de nos lectures, non pas au sens de nos interprtations mais de nos manires de lire
en fonction de nos intrts : nous rapportons les uvres la ralit dune manire
diffrente si nous lisons en tant quhistorien, philosophe, anthropologue, etc.
Bref, le roman porte-t-il sur la ralit ou y renvoie-t-il? Rpondre que
non serait sans doute absurde, mais rpondre oui naurait pas trop dintrt, puisque ce
qui importe, cest, sur fond de fiction, cest--dire de dmarcation avec le discours vrai
ou faux, la diversit des manires pour les genres et les uvres de se rapporter la ralit.
On pourrait alors faire le mme travail avec la posie (dont on pourrait se demander si le
modle nest pas tant lhistoire ou le conte, comme pour le roman, mais la chanson, do
un rapport la ralit assez diffrent) et le thtre (avec la question de la mise en scne).
Du ralisme littraire au ralisme philosophique
En quel sens peut-on alors parler de ralisme littraire, et partir de l,
peut-tre de ralisme philosophique? On partira dune tentative de dfinition de ce
que lon entend par ralisme littraire pour y chercher des lments dlaboration
dun ralisme philosophique.
132

Mouvement, catgorie, style, doctrine. Ce que lon dsigne habituellement


par ralisme littraire, cest un mouvement artistique, qui prend place dans une
histoire gnrale des arts. On le prsente alors comme succdant au romantisme et
se prolongeant dans le naturalisme, le symbolisme prenant la relve la fin du XIXe.
Or, ces mouvements se chevauchent en partie, se prolongent parfois au-del du terme
historique quon leur assigne, et surtout ont des manifestations diffrentes suivant les
arts, cest--dire des lieux, des rythmes et des sens plus ou moins diffrents. Il serait
donc bien difficile de parler du ralisme tout court. Ceci dit, ce qui nous intressera
ici, cest la forme littraire du ralisme, telle quelle slabore en France avec une
srie dauteurs : Balzac, Flaubert, Maupassant, les frres Goncourt, Zola. La liste
ne se veut pas exhaustive, mais cherche plutt traduire une parent littraire dans
le genre du roman. On prcisera, dans un premier temps, le concept un peu vague
de mouvementlittraire , et dans un second temps, ce qui semble tre la ou les
caractristiques du ralisme qui pourraient servir penser un ralisme philosophique.
On peut hsiter sur le terme utiliser pour dsigner ce quest le ralisme,
cette remarque tant valable pour nimporte quel mouvement artistique. De quoi
sagit-il quand on parle de ralisme, de naturalisme, de symbolisme, etc. ? Plusieurs
termes peuvent tre utiliss. On pourrait parler de catgorie , autrement dit
dtiquette qui permet de regrouper un certain nombre dartistes et duvres. Cela a
des vertus pratiques mais aussi ses inconvnients: il y a bien des auteurs et des uvres
qui pourraient tre rangs sous des chapeaux diffrents, non seulement cause de leur
volution mais aussi par la prsence chez un auteur et dans une mme uvre daspects
parfois trs diffrents. Ensuite, on pourrait parler de style, mais il faudrait alors
prciser. Dans la conception classique de la littrature, il sagissait de la mise en uvre
de moyens dexpression dont le choix rsultait du sujet et du genre (par exemple, le
style burlesque, prcieux, didactique, pistolaire, etc.), et dans la conception moderne,
dune forme dexpression propre un auteur. Or, ce que lon entend par ralisme en
littrature ne correspond pas vraiment au premier sens, ni mme au second, mais
plutt un trait rcurrent dans les styles plus ou moins diffrents de Balzac, Flaubert,
Maupassant, etc. Les termes de doctrine et de dogme raliste, un peu excessifs
en eux-mmes, peuvent pourtant clairer cet aspect. On ne dsigne pas par l une
thorie qui prtendrait noncer des vrits sur la littrature, voire qui rvlerait la
nature raliste de la littrature, mais un ensemble de prescriptions rglant lcriture
dun roman. Il faut alors aussitt noter que ces prescriptions peuvent tre mises en
uvre de manire plus ou moins explicites voire conscientes, quen mme temps
chaque auteur les respecte plus ou moins, mais que pourtant tout cela ne soppose pas
la qualification de certains auteurs et de certaines uvres comme ralistes, comme
participant du courant raliste.
Observation et extraversion. Mais quel est alors le trait dcriture propre au
ralisme? Quel choix dcriture, quelle rgle pourrait-on indiquer qui rende compte
de ce trait ? Pour prendre un point de dpart assez gnral, on peut dire que le ralisme
133

a pour modle lobservation de la ralit et principalement de la ralit sociale. Ce


privilge de lobservation a deux implications. Dune part, cela implique lobjectivit
de lauteur, formule ainsi par Baudelaire propos des peintres ralistes: Je veux
reprsenter les choses telles quelles sont, ou bien telles quelles seraient, en supposant
que je nexiste pas3. Et dautre part, ce point de vue objectif implique que tous les
aspects de la ralit soient dune gale dignit ou dune gale valeur pour faire un
roman. Il ny a ni refuser certains aspects de la ralit considrs comme indignes,
ni en privilgier dautres considrs comme plus dignes de lcriture romanesque.
Ainsi, de manire gnrale, le ralisme privilgie lobservation limagination et
lidalisation de la ralit, quil considre comme le propre du romantisme. Plus
prcisment, limagination quutilise le romancier raliste pour inventer son roman a
pour modle lobservation de la ralit: elle est une imagination raliste, rgle sur ce
qui se passe ou pourrait se passer dans la ralit, et non une imagination qui chercherait
exprimer autre chose que la ralit. Quant lidalisation, on trouve bien dans les
romans ralistes des personnages qui idalisent la ralit, mais cela ne signifie pas que
le roman lui-mme idalise la ralit: il la dcrit. Le roman raliste soppose ainsi au
roman romanesque et au roman idaliste.
Cette dmarcation du ralisme, notamment lgard du romantisme, peut
tre alors approfondie au niveau du traitement des sentiments et des penses: le roman
raliste est le choix dun certain type de narration, focalise sur la description plus que
de lintrospection et de lexpression. Cela peut se voir deux niveaux, si lon regarde les
exemples donns par Vincent Descombes dans Proust. Philosophie du roman4. Il y a tout
dabord le niveau des sentiments et des penses de lauteur, quillustre bien le conseil de
Flaubert Louise Colet: Le style est tout et je me plains de ce que, dans La Servante, tu
nas pas exprim tes ides par des faits et des tableaux. Il faut avant tout, dans une narration,
tre dramatique, toujours peindre ou mouvoir, et jamais dclamer5. Cest en dcrivant
des faits et en peignant des tableaux, et non en dclamant, que lauteur doit exprimer ses
ides et ses sentiments. Il y a ensuite le niveau des sentiments et des penses des personnages,
o lon suivra cette fois-ci Stendhal : Ne jamais dire la passion brlante dOlivier
pour Hlne. Le pauvre romancier doit tcher de faire croire la passion brlante, mais
ne jamais la nommer (). Si vous dites: La passion qui le dvorait, vous tombez dans
le roman pour femmes de chambres ()6 De mme, Maupassantaffirme de Flaubert
qu au lieu dtaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives,
il la faisait simplement apparatre par leurs actes. Les dedans taient ainsi dvoils par
les dehors, sans aucune argumentation psychologique7. Les sentiments, les passions,
les penses des personnages, ne doivent donc tre ni exprims tels quels ou expliqus
par le romancier, mais montrs par la narration, celle des comportements, des ractions,
3
4
5
6
7

Ibid.
Id., p.74.
Ibid.
Baudelaire, Curiosits esthtiques. LArt romantique, Paris, Garnier Frres, 1962, Salons de 1859 , p.329.
Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987, 5. Mensonge et vrit romanesques, p.67sq.

134

des actes, des dialogues, etc. On prcisera l encore, comme pour lidalisation, que le
discours de certains personnages peut tre de nature introspective ou expressive, mais
que cela ne signifie pourtant pas que le roman lui-mme soit de cette nature. De manire
gnrale, cest donc dans une narration qui met laccent sur la description que doivent
sexprimer les sentiments et les penses des personnages mais aussi de lauteur. Cest la
raison pour laquelle Vincent Descombes parle dune rgle dextraversion propre au
ralisme, non pas au sens o il sagirait dexprimer, de faire sortir ce qui est enfoui dans
lintriorit, mais au sens o cette intriorit doit se voir dans les comportements et les
actes que raconte le narrateur.
Analyses et enjeux philosophiques. Il ne faudrait pas mal comprendre ces
deux caractristiques propres au ralisme: lobservation et lextraversion. Il ne sagit
pas tant pour le romancier de dtourner son attention de lidal et de lintriorit
pour la diriger vers le rel, que de changer de modle dexpression: de passer dune
criture qui a pour modle lidalisation ou lexpression de soi, une criture qui a
pour modle lobservation des faits et des hommes. Contrairement aux apparences, les
rgles du ralisme nenjoignent pas tant dobserver le rel que de changer de modle
dcriture et donc de style: crire non plus en style idaliste ou expressif, mais en style
observateur, voire pictural, au sens o le roman peint une histoire. Dans une perspective
philosophique plus gnrale, qui cherche comprendre le rapport de ces rgles
lcriture, on pourrait alors reprendre et adapter ce que dveloppe Wittgenstein dans
De la certitude:
96. On pourrait simaginer que des propositions ayant la forme de propositions
empiriques se solidifient et fonctionnent comme des canaux pour les propositions empiriques
qui, elles, seraient non pas solides mais fluides ; et que cette relation changerait avec le
temps: des propositions fluides se solidifiant, et des propositions solides devenant fluides.
97. La mythologie peut revenir un tat de flux; dans la rivire, le lit des penses
peut se dplacer. Mais je distingue entre le mouvement de leau dans le lit de la rivire et
le dplacement du lit lui-mme; bien quil ny ait pas de sparation nette entre les deux.8

Dans ces paragraphes, il en va des propositions solides de la logique et des


propositions fluides des descriptions empiriques9. Mais ce qui nous intresse, cest
limage de la rivire et de son lit : les rgles dobservation et dextraversion sont au
genre du roman, la pratique de lcriture romanesque, ce que le lit dune rivire est
la rivire, savoir ce qui oriente le courant. Mais cette image rend compte aussi de la
possibilit pour une proposition de changer de statut: elle peut se solidifier et devenir
une rgle, mais aussi redevenir une proposition courante alors quune autre proposition
acquire le statut de rgle. Do lide que la description de type raliste a pu tre rige
8 Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 2006, p.41.
9 On parlera ici de proposition en un sens non technique, simplement comme dune phrase pourvue de sens.

135

en rgle mais peut aussi redevenir un simple lment de lcriture romanesque, alors
quune autre rgle dcriture simpose. Mais de manire gnrale, ce que lon gardera,
cest que, si le ralisme est un courant littraire, cest au sens o la description
devient un type de discours modle pour lcriture romanesque.
Lanalyse du langage. Plus importants sont les enjeux philosophiques de
ce changement de forme dexpression. Toujours en suivant les analyses de Vincent
Descombes, on peut reprendre les deux niveaux danalyse utiliss plus haut. Au niveau
de lauteur, et lon pensera notamment la position de Flaubert et de Maupassant par
rapport leurs romans, le choix du ralisme a pour effet et fonction de dissoudre
tout lment de thorie [de lauteur] en une relation de personnage personnage10.
Autrement dit, les ides et les jugements de lauteur ne sont ni affirms un moment
du texte ni abandonns ou refuss au profit du seul roman, mais dissous cest--dire
transforms en situations romanesques: ils ne disparaissent pas mais passent, dissous,
dans le roman. Dune manire analogue, au niveau des personnages, le choix du
ralisme a pour effet et fonction den finir avec le vocabulaire psychologique: Dans
une authentique description psychologique (qui aime-t-il et comment?), le vocabulaire
psychologique (les mots passion, amour) a t limin11. Cela ne veut pas dire que les
sentiments et les passions ont t supprims, comme dans une perspective behavioriste
qui refuserait toute ralit aux sentiments pour nen donner de ralit quaux actes et
aux comportements. Cest plutt un certain mode dexpression des sentiments, fond
sur le vocabulaire psychologique, cest--dire la dnomination des sentiments, qui a t
limin au profit dun autre mode dexpression, fond sur la description des sentiments
comme relation et comme manire dtre et dagir. Do lenjeu philosophique du
ralisme littraire:
Loin dtre une dngation du langage, le privilge donn au style narratif est
plutt une analyse du langage. Cest une opration qui ressemble une analyse philosophique
(sans, bien sr, lui tre quivalente ou chercher la mme sorte dclaircissement). Pour le
romancier comme pour le philosophe, il sagit en effet de remplacer une expression ayant
un degr dtermin de complexit par dautres expressions prises un degr infrieur de
complexit, expressions qui, prises ensemble de la manire convenable, en sont un quivalent
plus explicite ou plus intelligible. Telle est je crois la profondeur philosophique du roman.12

La parent du ralisme littraire avec la philosophie tient donc ce quil


produit lui aussi une analyse du langage. Ceci dit, pour apprcier cette parent, il faut
demble marquer la diffrence entre les deux types danalyse. Le philosophe analyse le
langage au sens o, dun point de vue wittgensteinien, il sagit dinterroger le sens de ce
que lon est tent de dire de mtaphysique, notamment en dcomposant les expressions
10 Descombes, op. cit., p.75.
11 Id., p.81.
12 Id., p.81.

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que lon utilise pour y discerner ce qui a du sens et ce qui nen a pas. Lanalyse
philosophique doit donc dune part montrer, derrire lapparente simplicit des
noncs mtaphysiques, la complexit confuse de leur sens, et dautre part, en donner
un quivalent plus clair, qui fasse le tri entre ce qui a du sens et ce qui nen a pas. De
son ct, le romancier na pas pour objet, bien videmment, des noncs quil devrait
analyser, mais une ide de roman quil doit dvelopper. Ce que Vincent Descombes
appelle une ide de roman et quil pense sur le modle de ce que propose Aristote
dans la Potique, cest largument du roman, son schma gnral qui articule nuds
et dnouement, distribue ensuite noms et actions, et enfin prcise les circonstances,
le monde de ce qui est racont. Le terme danalyse renvoie alors au processus par
lequel le romancier dveloppe la complexit en germe de lide de roman sous la forme
du roman complet. Le propre du roman raliste est alors de pousser lclaircissement
plus loin que les autres types de roman, puisquil cherche liminer tout ce qui, ses
yeux, est source de fausset ou de confusion: lidalisation, une imagination non rgle
sur le rel ou encore une psychologie abstraite. On comprend alors la parent dans ce
que font le romancier raliste et le philosophe: ils dissipent ce qui est confus en en
explicitant la complexit.
Lclaircissement de la vie. Le ralisme littraire ne peut pourtant pas tre limit
une analyse du langage sous la forme du dveloppement et de lexplicitation de la
complexit dune histoire: en faisant cela, le roman raliste produit un claircissement
de la vie. Or, cela peut tre compris en deux sens. Tout dabord, la suite de ce qui
prcde, on peut dire quavec le style raliste plus quailleurs, nous voyons la vie dans
sa complexit. Elle est non seulement dcrite dans toute sa complexit, notamment par
lattention porte au dtail du rel et aux circonstances, mais en plus comme rendue
visible, dans la mesure o la description donne observer ce qui jusque l tait voqu,
invoqu, dcrit de manire conventionnelle, transform par limagination, etc. Ce nest
pas simplement que le choix de la description change notre manire de voir le rel, mais
quil sagit dsormais de montrer, de peindre, l o lon voquait, imaginait, racontait
de manire romanesque, etc. On peut donc parler dun claircissement de la vie, au sens
o, dans le roman raliste, la complexit de la vie devient observable, visible. Mais de
quelle vie sagit-il? Nous reconnaissons la complexit de la vie des personnages, partir
de l, parfois, la complexit de notre propre vie, mais le plus souvent la complexit
de la vie en gnral. On peut alors peut-tre donner un second sens cette ide dun
claircissement de la vie. On peut en effet se demander si, justement, le roman raliste
ne joue pas sur le dcalage entre ces reconnaissances de la complexit, en instaurant
une tension entre illusion et ralit deux niveaux: du point de vue du lecteur et du
point de vue des personnages. Cest en nous donnant voir les illusions de certains
personnages et leur tension avec la ralit, que le roman raliste dissipe une partie de
la confusion qui rgne dans notre manire de voir la vie, et nous rend ainsi attentif la
ralit. Autrement dit, un trait caractristique du roman raliste serait quil nous libre
de lillusion en nous la donnant voir luvre chez ses personnages, dans sa tension
137

avec la complexit de la vie. Cest ainsi que lon pourrait comprendre le projet de Balzac
dune Comdie humaine: nous montrer la vie comme une comdie humaine en nous
rendant visibles les illusions dans lesquelles vivent bien des hommes. De ce point de
vue, le projet de Zola est directement inspir de celui de Balzac, mais se veut davantage
scientifique dans sa manire de dissiper lillusion. On pourrait aussi invoquer Madame
Bovary, mais en un sens un peu diffrent des deux projets prcdents. La recherche
du terre--terre a dabord concern Flaubert lui-mme: Du moment que tu as une
invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet o le lyrisme serait si ridicule
que tu seras forc de te surveiller et dy renoncer. Prends un sujet terre--terre, un de
ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose comme La cousine Bette,
comme Le cousin Pons, de Balzac.13 Mais cette manire pour le terre--terre de se
rappeler et de simposer au lyrisme, cest aussi ce que vit Emma Bovary.
Lusage philosophique des romans ralistes. Sil y a donc une dimension
philosophique au ralisme littraire, ce nest pas seulement parce que le roman raliste
fait le choix dun style qui explicite la complexit, mais aussi parce quil montre la
tension de lillusion et de la ralit, et cherche ainsi nous librer de la premire. De
ce point de vue l, le ralisme littraire peut fournir des descriptions qui aident le
philosophe: il sagirait en quelque sorte dajouter une nouvelle forme dclaircissement
philosophique ct des jeux de langage wittgensteiniens. Plus prcisment, il sagirait
de dvelopper ce qui se trouve en germe dans le passage du Cahier bleu qui dfinit les
jeux de langage et leur usage en philosophie:
lavenir, jattirerai inlassablement votre attention sur ce que jappellerai des
jeux de langage. Ce sont des manires dutiliser des signes plus simples que celles dont nous
utilisons les signes de notre langage quotidien, qui est extrmement compliqu. Les jeux de
langage sont les formes de langage par lesquelles un enfant commence utiliser les mots.
Ltude des jeux de langage est ltude de formes primitives du langage, ou de langages
primitifs. [] Lorsque nous examinons de telles formes simples de langage, la brume
mentale qui semble envelopper notre utilisation ordinaire du langage disparat. Nous
voyons des activits et des ractions clairement dessines et transparentes. Mais en mme
temps dans ces processus simples, nous reconnaissons des formes de langage sans rupture avec
nos formes de langage plus compliques.14

Ce sur quoi insiste Wittgenstein, cest sur la simplicit des jeux de langage
en comparaison avec la complexit de nos usages ordinaires. Grce cette simplicit,
nous voyons dautant plus clairement nos usages ordinaires du langage: dans les jeux
de langage, nous reconnaissons le dessin dactivits et de ractions qui sont bien plus
complexes dans la vie ordinaire. Or, cette complexit de la vie ordinaire est ce que
le roman raliste cherche aussi expliciter, mais diffremment, au moyen de lusage
13 Maxime Du Camp, Souvenirs littraires, Hachette, 1906, t.I, pp.313-314.
14 Wittgenstein, Cahier bleu, Paris, Gallimard, 1996, p.56.

138

littraire du langage. La diffrence entre philosophie et littrature rside donc dans le


type de modle utilis: l o les jeux de langage sont des modles rduits de langage,
lusage littraire du langage est un modle au sens dune forme parfaite dexpression.
Ainsi, lusage philosophique du ralisme littraire consisterait introduire le ralisme
comme modle de description et dexpression de la complexit, ct dun autre type
de modles: les jeux de langage tels que dfinis par Wittgenstein. Quel en serait alors
lusage philosophique ? Ces nouveaux modles dexpression pourraient tre mis en
contraste avec ce que nous disons de bien trop gnral ou de bien trop abstrait sur la
vie, pour que le sens de ce que nous voulons en dire en sorte clarifi. Le roman raliste
aurait alors un usage philosophique, dans la mesure o il permettrait de clarifier le sens
de nos affirmations sur la vie.
Un ralisme philosophique ? A partir de l, il ne sagit plus simplement de
souligner le rle du ralisme littraire dans la pratique philosophique, mais de se
demander en quel sens on pourrait parler dune philosophie raliste. La question peut
sembler tonnante dans la mesure o tout notre propos a t justement de montrer,
dans la premire partie de cet article, que la philosophie ne consiste pas produire
des thories sur la ralit, mais faire des distinctions entre des concepts, et plus
radicalement entre ce qui a du sens et ce qui nen a pas. Mais cest justement dans ce
dernier point que rside le ralisme de la philosophie: elle nest pas raliste au sens o
elle laborerait des thories sur la ralit, mais prcisment au sens o elle cherche en
finir avec nos illusions et retrouver un terrain ferme, non pas celui de la ralit mais
celui du sens. La dissipation philosophique de nos illusions ne nous fait pas revenir
la ralit, mais se produit dans et par le langage, sous la forme dune analyse qui nous
montre finalement comment fonctionnent nos diffrents concepts. On pourrait alors
attendre de ce ralisme philosophique non seulement quil utilise les textes du ralisme
littraire comme on la dj indiqu, mais en plus quil reprenne une partie de ses traits
dcriture, cest--dire quil adopte un style descriptif-raliste au sens littraire. Cest
dans le style descriptif-raliste que la philosophie peut trouver un moyen adquat pour
mener bien son analyse des concepts et du sens de ce que nous disons.
Pierre FASULA

139

LImaginaire et le discours obsessionnel.


tude de psychologie culturelle

Imaginary and the Obsessional Discourse. Study of Cultural Psychology


This study tries to underline the main articulations of the obsessional discourse
on the level of Imaginary. The obsessional discourse is emphasized on the
level of Imaginary by what the analytical psychology called the stage of the
mirror, as an applied study of the cultural psychology that is interested in the
consubstantiality between identities and alterities.
This study of cultural psychology taught us that the Imaginary is the frame
where the symbol is revealed, where the unconscious truth appears. Therefore,
the Imaginary can be found inner to the obsessional discourse, beyond the field
of the symbolic anthropology, in order to reconfigure the relation often broken
between identities and alterities.
Key words: imaginary, mirror, identity, alterity, discourse, psychology, real.
Title:
Abstract:

Si lon part de la notion de Bachelard du pluralisme cohrent, quil


applique la chimie moderne, on peut examiner la configuration de lImaginaire.
Cette notion nindique pas une simple dfinition selon genus proximum et
differentia specificae, mais il sagit dune autre approche qui sappuie sur la logique
contradictorielle ou la logique du tiers inclus. Par exemple, si lon fait appel
lanthropologie des religions de Corbin ou dEliade, alors le pluralisme cohrent
se traduit par lexistence de phnomnes qui se situent dans un autre temps ou
espace. Lillud tempus du mythe contient son propre temps, les lments du
discours (sermo mythicus) sont aussi solidaires.
Le statut de lidentit nest plus, dans les termes de la logique formelle,
lextension de lobjet/concept (lensemble des objets), mais la comprhension
(lensemble des qualits et des attributs des objets). Lidentification nagit pas selon
lancienne formule in subjecto predicatum inest subjecto... , mais dans une relation
dattributs qui constituent le sujet ou bien lobjet.
Dans ltude de lImaginaire sestompe lhritage du tiers exclus en faveur
de celui inclus. La psychanalyse freudienne sappuie sur une topique trois lments
significatifs (linconscient, le moi et le sur moi) qui remplace la premire topique
dualiste (concient-inconscient). La polarisation dualiste de lanthropologie de Gilbert
Durand, fonde sur la contradiction diurne nocturne, est dpasse par le pluralisme
tripartite, au niveau de ces trois structures (schizomorphe, mystique et synthtique).
partir de cette conception de lidentit rsulte une a-logique de lImaginaire (la logique
du rve ou de la rverie, du mythe ou du rcit, propre limagination). Cest justement
cette diffrence lgard de la logique classique qui a entran et entrane encore une
mfiance quasi-religieuse envers lImaginaire.
140

La notion de fonctionnement rel de la pense met en vidence le fait que


le psychisme humain ne vise pas seulement laspect de la perception ou de la logique
des ides, mais aussi celui de linconscient que les images irrationnelles du rve ou de
la cration potique rvlent parfois. La psychanalyse freudienne souligne la fonction
premptoire des images comme messages qui proviennent de linconscient.
Limage est une sorte dintercesseur entre un inconscient inavouable et une
conscience que le sujet connat. Elle a le statut dun symbole, type de la pense
indirecte o un signifiant avouable renvoie un signifi obscur. Limage indique
ainsi les diverses tapes du dveloppement de la pulsion fondamentale, la libido. Les
disciples de Freud ont montr que le psychisme humain ne se rsume pas une seule
libido (le pansexualisme), y existant plusieurs formes et mtamorphoses. Selon
eux, limage na pas une seule valeur, celle de la sublimation du refoulement, mais elle
a aussi une fonction constructive et potique/potique (dans le sens de cration, de
poiesis), au niveau du psychisme normal1.
La psychologie des profondeurs de Jung, qui normalise la fonction de limage,
pluralise nettement la libido. Pour Jung, limage est, dans sa constitution, un modle
dindividuation de la psych. Limage est, donc, un symptme, indice de la
sant psychique. Limage a une double fonction: symptme et agent thrapeutique.
Les disciples de Jung ont raffin son pluralisme psychique: il sagit de deux matrices
archtypales, gnratrices dimages, qui sorganisent dans deux rgimes mythiques :
Animus et Anima. Ces rgimes se pluralisent dans un vritable polythisme
psychologique: par exemple, lAnima peut tre Junon, Vnus ou Diane. Le psychisme
est tigr de deux ensembles symboliques antagonistes et dune multitude de
nuances signales par les religions polythistes2.
Ces rsultats sont confirms par la mthode exprimentale qui utilise les
tests projectifs, cest--dire les tests o un stimulus dclenche une manifestation
spontane des contenus psychiques latents. Le plus connu de ces tests appartient au
psychiatre suisse Hermann Roschach. Il y a aussi le teste-archtype neuf lments
du psychologue Yves Durand, le produit de lcole de Grenoble. Ce test consiste dans
une distribution de neuf mots qui mne plusieurs images (une chute deau, un feu,
un monstre dvorateur). partir de ces esquisses smantiques, on ralise un dessein ou
un rcit. Outre ce diagnostique psychiatrique, ce test confirme les rsultats thoriques
des structures de lImaginaire de Gilbert Durand, tout imaginaire se plie sur
trois structures plurielles qui se limitent trois classes, gravitant autour des schmes
matriciels de la sparation (lhroque); de linclusion (le mystique) et de la
dramatisation ltalage des images dans un rcit (le dissminatoire)3.
Au pluralisme de lImaginaire bien tabli par la psychologie des profondeurs
et par la psychanalyse doit correspondre une sociologie du sauvage. Toute thorie
1 Gilbert Durand, LImaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de limage, Paris, Hatier, 1994.
2 Gilbert Durand, Lme tigre. Les Pluriels de Psych, Paris, Denol, 1981.
3 Gilbert Durand, LImaginaire, p.70.

141

de lImaginaire doit, tout dabord, dnoncer leurocentrisme qui a accompagn la


naissance de lhistoire et de la sociologie. Le XIXe sicle a peru le positivisme comme
lannexe de la sociologie dAuguste Comte et de lhistoricisme unidimensionnel de
Marx. Pour eux, limaginaire et ses oeuvres se situent en marge de la civilisation,
soit lge thologique du primitivisme humain, soit au niveau de linsignifiance de la
superstructure. Ce mythe fondateur de la pense moderne, dont le modle a t donn
au XIIe sicle par Joachim de Flore, rside dans le positionnement de linluctable
progrs de lhumanit dans trois ges conscutives la Rvlation chrtienne: lge du
Pre, du Fils et du Saint Esprit, la priode de la Paix universelle.
Situer lImaginaire, la reprsentation symbolique au fondement de la pense
de sapiens, cest de rejeter les progrs dune conscience , dont lintention est
iconoclaste, et les perspectives trop rgionales dun historicisme issu du dterminisme
unique de lEurope moderne. La pense sauvage de Claude-Lvi Strauss dmontre,
contre tout eurocentrisme, que dans lhomme subsiste un patrimoine sauvage
respectable et prcieux. Le renversement des valeurs, lhomo symbolicus en dfaveur
de lhomo sapiens, a permis la fondation dune sociologie de lImaginaire, compltant
les exigences de limagination symbolique mises en vidence par les recherches
psychologiques et thologiques.
Il faut toujours sinterroger si les images sont des lments gnrateurs de
sens et de valeurs, capables de concurrencer la perception et la pense. Jean-Jacques
Wunenburger se demande si la vie des images ne trouve pas son origine dans la
dimension symbolique de la forme et du contenu, dimension qui peut assurer leur
profondeur, leur stabilit ou leur prgnance4. partir de la phnomnologie des
images religieuses ou artistiques dveloppes par Mircea Eliade et Gaston Bachelard,
Gilbert Durand situe le trajet anthropologique des images dans un espace symbolique,
le seul qui explique la coordonne de ces formes gnriques issues de la force et de la
profondeur des images.
La psychanalyse moderne a le grand mrite de mettre en question quelques
paradigmes primordiaux comme: images, symboles et archtypes. Ce qui nous intresse
l, cest la fonction symbolique de limage et, notamment, sa profondeur. Cest le
plus grand mrite de Jung davoir dpass la psychanalyse freudienne en partant de la
psychologie mme et davoir ainsi restaur la signification spirituelle de limage.
Mircea Eliade parle dune multitude dimages, des images qui sont mme
plurivalentes par leur structure. La dimension symbolique des images acquiert la
marque unique de coincidentia oppositorum, lorsque limago et le symbole deviennent
un modus vivendi pour diverses thologies et mtaphysiques.
La perception symbolique des images nest quune opration subjective et
la configuration symbolique nest quune surabondance fictionnelle. Si on part de la
prmisse que la symbolisation est la manifestation primordiale du psychisme, alors
4 Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, 2e dition augmente, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble,
2002, p.43.

142

la signification de la profondeur symbolique, cest une aptitude dordre subjectif et


limage symbolique, cest limage la plus fconde par rapport aux autres.
La profondeur du sens de limage se trouve illustre dans la nature quivoque
et ambivalente du symbolis; les images sapprochent des noyaux archtypaux. Cest
pourquoi les images symboliques favorisent la crativit imaginative, dans la mesure
o lambivalence et lopposition deviennent facteurs gnrateurs dimages essentielles.
Par consquent, la profondeur symbolique des images est insparable dune
tonalit psychique qui sollicite la totalit du moi. La phnomnologie de la profondeur
symbolique nexclut pas une psychologie des abmes qui sappuie sur une rvlation
des sens. Les images symboliques couvrent un ensemble dlimit des phnomnes
iconiques et elles nont une densit gale lorsquelles rvlent une profondeur. En mme
temps, la dimension symbolique des images nest plus assimilable une surabondance
des reprsentations.
Le discours obsessionnel est mis en vidence au niveau de lImaginaire par ce
que la psychologie des profondeurs appelle le stade du miroir, en tant qutude
applique dune psychologie culturelle qui sintresse surtout de la consubstantialit
entre lidentit et laltrit. Lanalyse psychanalytique comprend le stade du miroir
comme une identification au sens fort du terme: la mtamorphose produite chez
le sujet quand il assume une image, dont leffet est indiqu par lusage du terme imago.
Lassomption de son image spculaire par ltre implique un cas exemplaire: la
manifestation de la matrice symbolique o le je se prcipite en une forme primordiale,
avant quil ne sobjective dans la dialectique de lidentification lautre et que le langage
ne lui restitue dans luniversel sa fonction de sujet. Mais le point important est que
cette forme situe linstance du moi, ds avant sa dtermination sociale, dans une ligne
de fiction, jamais irrductible pour le seul individu ou plutt, qui ne rejoindra
quasymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succs des synthses dialectiques
par quoi il doit rsoudre en tant que je sa discordance davec sa propre ralit5.
Limage spculaire reste le support du monde visible. La fonction du stade du
miroir constitue une expression de la fonction de limago qui est dtablir un rapport
de lorganisme sa ralit, une sorte dInnenwelt par rapport lUmwelt. La rupture
de cette relation engendre une reconfiguration de la structure du sujet. Le moment
o sachve le stade du miroir inaugure, par lidentification limago du semblable, la
dialectique qui lie le sujet des situations socialement labores. Le stade du miroir est
peru dans lexprience psychanalytique comme formateur de la fonction du Je.
La dfinition lacanienne de limaginaire repose sur sa conception de la manire
dont le sujet forme sa propre image et se constitue un idal auquel il fait tout pour y
ressembler. Limaginaire, ici, nest pas le produit dune libration intentionnelle de
la science ou latlas organis de symboles, mais un ensemble de traits distinctifs, un
registre, qui forme limage du sujet pour lui-mme.
5 Jacques Lacan, crits I, Paris, Seuil, 1966, pp. 90-91.

143

Lacan inscrit limaginaire au sein dun ensemble conceptuel (rel, symbolique)


reli la formation du sujet. Voir son image dans le miroir permet de simaginer
homme, mais pour quil puisse faire sienne cette image, lintrioriser, il lui faut quelle
sintgre dans le regard de lAutre. On dit aussi grand Autre. Ce que le sujet demande
au regard de lAutre, qui le porte devant le miroir, cest un signe qui authentifie son
image et le dfinisse en tant quun. Le stade du miroir dfinit ainsi le trait unitaire qui
fonde la singularit du sujet.
Par ailleurs, le sujet dfinit galement son identit par rapport ses semblables.
Lidentification lacanienne procde de la confusion de limage du moi avec limage de
lautre. Elle dcoule aussi de la ncessit de simposer lautre pour ne pas lui tre soumis
; elle rvet, du mme coup, une dimension agressive. Cest lensemble symbolique des
images que Lacan dsigne comme le registre de lImaginaire ; image inverse reconnue
par lAutre dans le miroir et images de lautre auxquelles le sujet travaille sidentifier.
Toutes sont fausses, toutes sont alinantes puisquelles interdisent au sujet de se
connatre vritablement.
Limaginaire du sujet procde donc dune double altrit, celle de lAutre qui
le reconnat, et celle de lautre qui lengage dans une dmarche didentification. La
dfinition de ces altrits mrite dtre prcise. LAutre, cest celui que les signifiants,
commencer par le Nom-du-Pre, instituent comme radicalement du sujet. Lautre
appartient au langage et joue, en tant que tel, un rle essentiel dans la constitution du
registre du symbolique.
Dans ltude Regarder au miroir, Alexandru Dragomir stonne que le miroir,
sujet de mtaphysique sexuelle narcissique , soit devenu un simple objet de dcor,
tant dpourvu de sa signification. Au contraire, il prouve que le miroir est lendroit o
ltre retrouve son alter. Mircea Vulcnescu continue lide dAlexandru Dragomir dans
Prodrome pour une mtaphysique du miroir et essaie de la dvelopper par une esquisse
suggestive. Selon Vulcnescu, lapproche de ce sujet implique trois moments essentiels:
1. le miroitement objet sans substance qui suppose le reflet du sujet au
miroir plan, avec ses problmes spcifiques: la ressemblance en forme et couleur, la
perte du privilge de la droite et de la gauche, la disparition de lodeur et du got; la
dpendance des choses de miroir et leur manque de pouvoir, la ressemblance irrelle,
lillusion connue par intuition, la fausse virtualit des physiciens et des mtaphysiciens,
la plnitude du possible.
Le philosophe prsente les consquences du miroitement: lentre au miroir,
le lieu sans lieu de lau-del du miroir, le double miroitement (le jeu des miroirs), la
deuxime illusion (la voie sans fin et la rupture de lunit de la chose miroite). On
a aussi les problmes ouverts par les miroirs concaves et convexes : la fausse ralit,
les distinctions envers limage du miroir plan, la modification du rapprochement et
de lloignement, lide de lentille, lide de miroir, lefficacit des miroirs concaves:
le rassemblement des rayons le feu dArchimde, la dissipation des rayons. Mircea
Vulcnescu saisit aussi les fonctions dformes du miroitement, la forme essentielle et
ses variantes: lexigence relle et la rflexion de lexistence.
144

2. le regard au miroir. Le philosophe roumain Mircea Vulcnescu propose les


tapes suivantes : le doute, la perte de soi, la rflexion et le retour sur soi-mme au
miroir le narcissisme (la qute de soi, lobsession de soi, lattraction du miroir, la nondcouverte, la dception mtaphysique). Il propose aussi la comparaison du miroir et
de la prire, une voie fconde en consquences mtaphysiques.
Il discute les aspects du sentiment de la substantialit de lautre de lau-del et,
en rplique, de de; le miroir en miroir mtaphysique; lanalyse du miroitement et du
regard au miroir qui correspondent deux types de mtaphysique idaliste: subjective
Platon-Augustin et objective Aristote-Thomas dAquin. Le miroitement amne
au soi-mme deux modes de concevoir la conscience : la conscience du faire et la
conscience miroite. Lauteur analyse les effets du miroir et du moi: la dislocation
de lunit de lexistence du moi par le jeu des miroirs, la dislocation de lunit de
conformation et didentit du moi devant le miroir dform.
3. les consquences culturelles du miroir. Il sagit ici dun regard sur les
civilisations avec ou sans miroir. Par exemple, le protestantisme est sans miroir.
Mircea Vulcnescu suit laspect du portrait-miroir, avec lide de fixer le moi dans la
temporalit par rapport au glissement du visage au miroir qui a comme consquences
le portrait; la consistance du moi au portrait; la ncessit de la certitude du sujet (le
portrait comme substance propre du visage et la substance idale de lobjet artistique;
le caractre phanique, au sens de Blaga, de la personnalit dans la civilisation avec
miroir; lindividu et son visage dans la civilisation orientale).
Mircea Vulcnescu prend en considration la relation entre le miroir et
la structure spirituelle, saxant sur la gloire construite partir du type de miroir. Il
envisage les moments spirituels de diverses cultures qui sont lies au miroir: le miroir
ensorcel; le miroir o lon voit lautre : lennemi, la mort ; lesprit invisible, leffet
malfique de la casse du miroir, la vertu magique des clats de miroir; le regard dans le
miroir et linterdiction chez certains ordres monacaux; la vue du monde comme par
le miroir qui soppose la vue face face chez lAptre Paul6.
La mtaphore du miroir russit dcrire ce que Henry Corbin appelle
Mundus Imaginalis. Ce quon voit dans le miroir nest ni phantasme, ni ltre de
quelquun. Limage ne correspond pas toujours notre tre concret, mais elle dpend
essentiellement de notre apparition. Mundus Imaginalis est un plan de rflexion entre
le monde de lesprit et celui de la matire ou entre Dieu et les hommes. Dans son espace,
ces deux dimensions se retrouvent en contigut une par un mouvement descendant
(kenosis) et lautre par lascse.
La mtaphore du miroir domine dans lislamisme la thologie de lIncarnation.
Il sagit ici de lIncarnation, mais Dieu ne se transfigure pas comme dans le christianisme,
Il se reflte dans la conscience du croyant. Chaque musulman est le moyen de rflexion
de Dieu, le support de son Incarnation. Du point de vue chrtien, il sagit du doctisme

6 tefan Fay, Sokrateion, Bucureti, Humanitas, 1991, pp. 101-105.

145

hrsie des premiers sicles, qui professait que le corps du Christ navait t que pure
apparence, et qui niait la ralit de sa Passion et de sa mort.
Selon lun des Pres de lglise, saint Maxime le Confesseur, le miroir rflchit
le visage des choses originelles, ne les comprenant pas dans leur subsistance dvoile. Le
miroir est une mdiation qui rvle et cache, en mme temps. Par consquent, le miroir
se plie sur le mode cognitif de lhomme dchu. Incapable de connatre par intuition
la vrit, lhomme post-dnique doit se contenter de la perception de son reflet sur la
voie de la vertu et de linvestigation.
Les anges, dont lvangile affirme quils voient toujours le visage du Pre, sont
le miroitement du Visage quils regardent. Qui contemple les visages angliques saisit,
dans leur lumire, ce miroitement mme. son tour, lhomme qui essaie de vivre selon
le modle de ses protecteurs divins, devient leur miroir. Les anges sont les porteurs
qualifis de ce jeu des miroirs, les transparences ordonnes hirarchiquement par
lesquelles on entre dans la sphre divine7. Le prototype du moine comme imitatio
angeli devient un symbole courant dans la littrature patristique.
Le paradigme hermneutique qui permet de concevoir la fonction de
lImaginaire au niveau du discours obsessionnel, sappuie sur un double dplacement
du modle de constitution dune vritable reprsentation. Dune part, certains signes
culturels ne dvoilent pas en totalit leur contenu intuitif. Comprendre le sens dune
image, cest de rvler son sens indirect et cach qui schappe la premire intuition.
Dautre part, pour mieux comprendre une image, il faut dceler sa profondeur, faisant
appel une interprtation plurielle qui vise les divers niveaux de sens. Lhermneutique
valorise un type de reprsentation qui schappe au plan concret, exigeant un
engagement actif de la part du sujet dans lexploration des plans mdiats. Pour
lhermneutique, limage constitue, par excellence, le domaine dune telle dmarche
de connaissance particulire.
Pour mieux comprendre la conception rductrice de la mthode
psychanalytique, il faut dceler le noyau de sa doctrine. Il sagit de lexistence
de quelques principes essentiels. Le premier principe vise lexistence dune
causalit psychique: certains incidents psychiques, voire physiologiques, nont pas
essentiellement une origine organique, ayant comme consquence le dterminisme
qui rgne aussi dans lunivers psychique. Le deuxime principe, qui rsulte de
lexercice de leffort thrapeutique, pour annuler les causes psychiques dont les
effets significatifs sont les nvroses, saxe sur linconscient psychique, rservoir de la
biographie individuelle.
partir de ces principes, on remarque que le concept de symbole acquiert
une double rduction, ayant comme correspondant une double mthode: la mthode
symbolique et celle associative. La mthode symbolique rside dans la rduction de limage
son modle. Limage est le miroir dune altrit mutile. La mthode associative,
7 Andrei Pleu, Despre ngeri (Sur les anges), Bucureti, Humanitas, 2003, pp. 63-64.

146

identifie la recherche strictement dterministe dune causalit, rduit lapparition


obsessionnelle de limage lautre et ses incidents biographiques.
Outre le registre du symbolique, la psychologie culturelle met laccent sur le
rel, pour dsigner ce que le sujet est dans limpossibilit de symboliser, donc de penser
puisquil ne saurait y avoir de pense sans langage (discours obsessionnel). Le rel, cest
ce que le symbolique expulse de la ralit du sujet. Le rel prexiste la constitution
du sujet ; ctait dj l, avant toute spcularit, avant toute symbolisation, et cela na
pas pu tre symbolis. Pour le sujet, cela nexiste donc pas ; pourtant cela ne manque
pas deffets.
Cette tude de psychologie culturelle nous enseigne que limaginaire est le lieu
o le symbolique se rvle, le lieu o la vrit inconsciente se fait jour, o elle snonce.
Ainsi compris limaginaire peut habiter les recoins les plus inattendus du discours
obsessionnel et se manifester bien au-del du champ des images de lanthropologie
symbolique, dans le sens de la reconfiguration du rapport parfois dsquilibr entre
lidentit et laltrit.
La psychologie culturelle nous montre que lindividu est, en quelque sorte,
agi par le langage et que celui-ci reflte ses dsirs cachs, son alination au dsir de
lAutre. Limaginaire, dans ce cadre, est conu comme le registre o se rvle limage
du moi ; linsu du sujet, celle-ci transparat dans sa langue, autrement dit dans le
registre du symbolique.
Constantin MIHAI

147

EXPRESSIS VERBIS

Il ny a dautre autobiographie possible


que le modeste journal de nos illusions
Entretien avec Philippe Lejeune
ralis par Mihaela-Geniana Stnior

Professeur de littrature franaise lUniversit Paris-Nord (Villetaneuse),


Philippe LEJEUNE, n en 1938, est le grand spcialiste de lautobiographie. Il est
lauteur de nombreux ouvrages portant essentiellement sur lautobiographie et les
journaux personnels. Il est co-fondateur de lAssociation pour lautobiographie,
cre en 1992, coordonnateur du groupe R.I.T.M (Recherches interdisciplinaires
sur les textes modernes), initiateur de lquipe Gense et autobiographie de
lI.T.E.M. (Institut des textes et manuscrits modernes). Ses principales uvres sont:
LAutobiographie en France (1971), Le Pacte autobiographique (1975), Je est un autre.
Lautobiographie de la littrature aux mdias (1980), Moi aussi (1986), La Pratique
du journal personnel (1990), Pour lautobiographie (1998), Cher cran...: Journal
personnel, ordinateur, Internet (2000), Signes de vie (Le pacte autobiographique, 2)
(2005), Le journal intime : histoire et anthologie (2006), crit en collaboration avec
Catherine Bogaert.
Philippe Lejeune a fix les bases thoriques dun genre nouveau, souvent
contest, le genre autobiographique, partir dune dfinition rigoureuse de
lautobiographie qui est le rcit rtrospectif en prose quune personne relle fait
de sa propre existence, lorsquelle met laccent sur sa vie individuelle, en particulier
sur lhistoire de sa personnalit. Philippe Lejeune est aussi le thoricien de ce quil
nomme le pacte autobiographiquequil dfinit de la manire suivante: Pour
quil y ait une autobiographie, il faut que lauteur passe avec ses lecteurs un pacte, un
contrat, quil leur raconte sa vie en dtail, et rien que sa vie.
Pour mieux dfendre le genre autobiographique et le rendre connu et accessible
dans le monde entier, il a cr un intressant et instructif site, intitul Autopacte, et une
Association pour lAutobiographie et le patrimoine autobiographique, APA.
Mihaela-Geniana Stnior: Est-ce que la littrature autobiographique part
de lide quune rupture totale spare le moi et le monde?
Philippe Lejeune: Non. Si elle partait dune ide aussi nave, ce serait
plutt quil y a opposition totale entre fiction et vrit. Mais elle ne part pas dune ide.
Elle part dun besoin lmentaire: celui de construire un rcit qui prouve que la vie quon
a vcue a cohrence et valeur, et dintgrer ce rcit individuel dans lhistoire collective.
Il peut certes y avoir des moments, dans lhistoire, o cest justement le fantasme dune
rupture entre le moi et le monde qui donne cohrence et valeur au rcit dune vie.
On pense Rousseau : Je ne suis fait comme aucun de ceux que je connais .
151

Mais il a pris la peine de nous le dire! Lautobiographie, mme contestataire, est un acte
social. Cest plutt du ct du journal quil faut chercher un geste (souvent passager)
sinon de rupture, du moins de retrait, un langage qui, provisoirement, renonce la
communication. On ne connat pratiquement pas dexemple dautobiographes qui
aient dtruit leur autobiographie, alors que, mes enqutes me lont prouv, les journaux
jets au feu sont lgion: il y a des textes qui se suicident.
M.-G. S. : Dans votre livre-dfense, Pour lautobiographie, vous affirmez que
lautobiographie est partage, recherche, inquitude, tout en ayant en vue
quon affirme souvent que ce nest pas de lart, quil ny a pas de genre autobiographique
et que lautobiographie nest pas de vritable littrature. Est-ce que vous placez
lautobiographie au centre de la littrature, comme tout autre genre littraire, (est-elle
littrature?) ou bien vous lui accordez la marginalit succulente dune espce ou
dune criture qui anime, gurit, sauve lautre, le lecteur, par dautres moyens, par dautres
procds ou techniques qui lloignent en mme temps de la littrature standard?
P. L.: Je ne place rien du tout au centre ni dans les marges. Je suis dans un
monde qui a plac au centre de tout lart parce quil na plus de religion. Cest la thse
de Sartre dans Quest-ce que la littrature? et dans Les Mots. On peut la discuter, mais
elle a la grande vertu de resituer lidologie contemporaine dans le mouvement de
lhistoire, et de relativiser ses absolus. Le mot autobiographie est apparu en Europe
la fin du XVIIIe sicle. Avoir de la littrature, au XVIIIe sicle, dsignait plutt
ce que nous appellerions aujourdhui culture lettre, base de latin. Il faut prendre le
recul de lhistoire, et aussi celui de lanthropologie. Raconter sa vie nest pas en
soi un genre littraire, cest dabord le processus de base par lequel se construit
depuis la petite enfance notre identit, avant mme lcriture, mais dans le langage:
cest un universel. Et cest la littrature, ce quon appelle ainsi aujourdhui, qui
est une marginalit succulente. Depuis la Renaissance, en Europe, il est arriv au
rcit de vie (biographie), la notation crite du temps (journal), la communication
interpersonnelle par crit (lettre), de progressivement se dmocratiser, sindividualiser,
se personnaliser, sintimiser; et par l-mme doffrir ce que vous appelez la littrature
standard de nouvelles formes possibles quelle a progressivement investies (romanmmoires au XVIIe sicle en France, roman pistolaire au XVIIIe, roman-journal et
roman personnel au XIXe, autofiction aujourdhui)? Ces ersatz fictionnels leur ont
donn une sorte de premire lgitimit indirecte, en faisant entrer dans le monde de
lart des formes auxquelles il est permis de trouver plus de saveur quand elles sont
ltat de nature. Mais au fil du temps, ces ersatz ont leur tour rtroagi sur les formes
ordinaires Jarrte l cette bauche dhistoire, trop complique pour tre dmle en
quelques phrases. Et je rponds la fin de votre question: on a tendance aujourdhui
confondre art et fiction. Bien videmment autobiographie, journal, lettre ont des
formes spcifiques et peuvent sappuyer sur un travail du langage tout en restant dans
le champ qui est le leur, celui de lintention de dire vrai. Jai t frapp par une phrase
de Dubuffet: Lart ne vient pas coucher dans les lits quon a faits pour lui; il se
152

sauve aussitt quon prononce son nom: ce quil aime cest lincognito. Ses meilleurs
moments sont quand il oublie comment il sappelle.
M.-G. S. : Dans lopinion de certains auteurs, le journal intime serait un
mlange particulier et attractif de ralit (sa valeur documentaire est indiscutable) et
de fiction (dautofiction produite par le jeu avec soi et le langage). Est-ce que vous
trouvez que le journal intime est de la littrature avant toute chose?
P. L.: Excusez-moi davoir lair contrariant: je trouve le contraire! Jai crit
en 2007 dans la revue Potique un article au titre provocant, Le journal comme
antifiction. Jy opposais lautobiographie, fonde sur la mmoire, qui comme elle a
tendance fabuler, qui peut reconstruire sa guise un pass dont elle connat le point
daboutissement, au journal qui, crivant le prsent dans lignorance de lavenir et le nez
sur son objet, peut difficilement inventer une information qui deviendrait ingrable dans
la dure. Un journal ne peut gure (sauf cas pathologique) fabuler la vie quil raconte:
mais, vous avez raison, il peut lorner. Il peut tre profond, piquant, virtuose, elliptique,
etc. Cest la fois une ressource, et un danger celui dun manirisme qui charmera
lamateur de littrature, mais risque de dcevoir lamateur dcrits intimes, qui aime
savoir, sans fioritures, comment les autres se dbrouillent, au vrai, dans leur solitude.
M.-G- S. : En Roumanie, surtout aprs la Rvolution de 1989, aprs la
chute du rgime communiste, on a assist au lancement dune nouvelle mode et
lapparition dune nouvelle passion dirais-je, celle de publier, et de soumettre la
lecture dun public qui savre enthousiaste, des journaux, des livres autobiographiques
appartenant surtout des personnalits culturelles, en grande partie victimes des
atrocits historiques communistes. Pensez-vous quon puisse parler dune intervention
de lhistoire dans lvolution et le succs du genre confessionnel, de la littrature
personnelle, ou plutt dune nouvelle forme de comprhension et dvasion du monde
que le lecteur y trouve?
P. L.: En priode de dictature ou de perscution, la littrature de tmoignage
se dveloppe sous deux formes successives.
Sur le moment, cest souvent par la tenue de journaux que lon exerce en secret
sa rsistance. Cest une conduite courageuse. Elle est dangereuse pour soi, parfois
aussi pour lentourage. Les journaux doivent tre cachs pour ntre pas surpris dans
limmdiat, et pour pouvoir survivre, si vous mourrez, jusqu une possible libration,
aucune dictature ntant ternelle. Dans limmdiat, le journal sert maintenir votre
identit contre le pouvoir qui veut lcraser. Et pour lavenir, il portera tmoignage.
Il arrive dailleurs que ce soit la police elle-mme qui, sans le vouloir, transmette la
postrit un tmoignage qui va laccabler. Le suspect est arrt, on saisit son journal,
il est condamn un sort souvent fatal, mais son journal, conserv dans les archives
de la police, servira quelques dcennies plus tard instruire son tour le procs du
pouvoir. Il y a une grande motion lire aujourdhui de tels textes sachant quils sont
des rescaps, beaucoup dautres journaux ayant pri avec leurs auteurs. Je pense aux
153

journaux crits en Union sovitique pendant les terribles annes 1930 et qui mergent
aujourdhui. Aux journaux du ghetto de Varsovie, et bien dautres. En France, on
vient de publier, soixante ans aprs sa mort, lextraordinaire journal dune jeune fille
juive, Hlne Berr.
Aprs coup si lon a survcu souvre lre du tmoignage rtrospectif. Il faut
distinguer le cas exceptionnel de la Shoah, o linsoutenable parole des survivants a mis
plusieurs dizaines dannes se frayer un chemin, du cas plus ordinaire, si je puis dire, de
loppression politique ou des preuves de la guerre. Une fois les dictatures croules, les
langues se dlient: cela a t le cas en France aprs lOccupation allemande, en Espagne
aprs la mort de Franco, en Roumanie aprs 1989. crits sans risque, avec les incertitudes
de la mmoire, ces tmoignages contribuent forger une nouvelle unit nationale. En
France, on a souvent ironis sur le fait quaprs 1945, il semblait que la France entire
avait t rsistante. Lhistoire est crite par les vainqueurs, les autres voix, qui ont eu leur
heure, rentrent dans le silence. Les historiens auront bien du travail dmler la vrit
M-G. S.: Quel sera, selon vous, lavenir de la littrature autobiographique?
P. L.: Je puis vous faire une sorte de panorama partir de ce qui sest pass en
France. Rousseau a dclar quil fallait quil invente un langage aussi nouveau que
son projet, cest--dire quil ne pourrait atteindre la vrit quen exprimentant de
nouvelles formes. Il a donc eu lide dun art de lautobiographie, qui se dvelopperait
loin de toute fiction. Cest ce quil a fait lui-mme en sessayant successivement
des formes diffrentes (confessions, dialogues, rveries), et cest ce quont fait dans
les gnrations suivantes plusieurs crivains gniaux, comme Chateaubriand et
surtout Stendhal, dont la Vie de Henry Brulard (qui est le journal de lcriture de son
autobiographie) est pour moi le chef-duvre absolu du genre autobiographique. En
suite, jusquau dbut du XXe sicle, les autobiographes franais ont t trs timides,
sur tous les plans dailleurs: ils ont t pudiques et conventionnels. Cest seulement
entre les deux guerres, sous limpulsion du surralisme et de la psychanalyse, que
lautobiographie sest rveille (Gide, Si le grain ne meurt; Leiris, Lge dhomme), et
elle sest panouie en inventions de toutes sortes aprs la Seconde Guerre mondiale.
Avant, ctait plutt des productions darrire-garde. Maintenant (depuis un demisicle) lautobiographie a pratiqu de nouvelles formes exprimentales avec Leiris (La
Rgle du jeu), Sartre, Sarraute, Perec, Roubaud, Claude Mauriac Un vrai laboratoire
de formes non-fictionnelles. On peut penser que cet lan dinvention va continuer
en littrature, mais le plus frappant, cest que lautobiographie a, depuis les annes
1970, progressivement envahi les arts de limage, en particulier la bande dessine et
le cinma, et depuis la fin des annes 1990, Internet. Et ces mtissages ont produit des
chefs-duvre : en bande dessine, Maus ; au cinma, Le Filmeur, dAlain Cavalier.
Sur Internet, ce sont de nouvelles formes dcriture qui sexprimentent, mais aussi de
nouvelles formes de relations interindividuelles, ce que jappellerai une sociabilit de
lintime, ou une intimit de rseau, qui vont remodeler, la longue, les formes
de notre personnalit
154

M.-G. S.: Pourriez-vous offrir les raisons pour lesquelles le lecteur pourrait
prfrer, et le fait souvent, le genre autobiographique aux genres consacrs?
P-L. : On a plaisir sortir de soi sans svaporer dans la fiction, en restant
dans la ralit, cette ralit qui chappe dans la vie courante (on ne connat les
autres que de lextrieur). On a plaisir faire, sans risque, un petit tour dans la vie
dautrui, avant de revenir soi pour se reconstruire en se comparant Mais de mme
quon ne lit pas nimporte quel genre de fiction, on choisit les vies dans lesquelles on
va faire ce petit voyage. Chacun a son petit cocktail de proximits et de diffrences,
ses dosages de curiosits. Mais je suis mal plac pour vous rpondre. Je suis un lecteur
atypique: la plupart des fictions mennuient, comme des jeux laborieux auxquels je
nai pas envie dabandonner ma crdulit. En revanche, jai une exprience de lecteur
dautobiographie qui sort de lordinaire. Jai fond en 1992 avec quelques amis
lAssociation pour lAutobiographie (APA), qui se propose de rendre la population
franaise le service suivant : accueillir, lire, commenter puis archiver tous les textes
autobiographiques (rcits, journaux, lettres) indits quon lui enverra. Nous lisons
tout, nous ne publions rien, mais nous construisons des archives dun nouveau type,
quhistoriens et sociologues viennent frquenter. Nous avons dj reu et lu plus de
2500 dpts de toutes sortes. Nous en rendons compte dans un catalogue raisonn qui
parat tous les deux ans, le Garde-mmoire. Je fais partie dun des groupes de lecture qui
a le plaisir (plaisir que ne connaissent pas les lecteurs de livres) de lire une production
non trie; et, la diffrence dun comit de lecture de maison ddition, nous navons
pas nous-mme trier, puisque nous ne publions rien! Chaque texte qui nous arrive
est une surprise, et laccumulation de ces lectures finit par construire dans notre
imagination une sorte de fresque assez complte de la condition humaine
M.-G. S.: Quelle criture autobiographique estimez-vous le plus?
P.L. : Celle qui serait la plus inventive, la moins alambique. Celle qui
serait dicte par lurgence, et non le dsir de plaire. Tout lheure je vous ai dit ma
fascination pour la Vie de Henry Brulard. Je voudrais dire aussi celle quexercent
sur moi les textes de Georges Perec. Il est mort en 1982, et jai pu, de 1987 1991,
travailler sur lensemble de ses brouillons et projets autobiographiques pour faire
ce que nous appelons des tudes gntiques. Jai suivi llaboration de W ou
le souvenir denfance (1975), lorigine projet de roman de science-fiction destin
rcuprer les fantasmes de son enfance, et quil a transform, en surmontant une
srie de blocages, en un montage autobiographique elliptique, faisant alterner les
chapitres de deux uvres dont il nous faut deviner le rapport: un roman daventures
qui senfonce peu peu dans lvocation cauchemardesque dune colonie olympique
calque sur le modle des camps nazis, et le rcit de lenfance pauvre en souvenirs
dun orphelin de la Shoah. Son autobiographie a aussi un versant euphorique :
je suis tomb sous le charme de ses Je me souviens, liste de 480 souvenirs tnus
et ordinaires, qui nous envote en nous replongeant dans le bain de la mmoire
collective. Ce qui frappe chez Perec, cest une savante conomie des moyens: dire
155

moins pour faire sentir plus. Pour moi, son plus puissant texte autobiographique,
cest un rcit dune douzaine de pages, Les lieux dune fugue (1965). Il y
raconte comment en 1947, lge de onze ans, un matin, au lieu daller au lyce,
il est parti pour toujours de chez lui en emportant sa collection de timbres, sur la
vente de laquelle il comptait pour vivre. Il a err toute la journe dans Paris. Le soir,
un passant la remarqu, la conduit la police, qui la rendu sa famille. Cest tout
simple, sauf que ces quelques heures ne sont pas racontes dans lordre, sauf que les
actes et les perceptions de lenfant sont nots en dtail sans rcit dmotion ou de
pense, sauf que la narration est faite en troisime personne sur un ton neutre, sans
commentaires, sauf que lorsque la premire personne merge, hagarde, dans les
dernires phrases, je nai jamais pu mempcher de fondre en larmes. Cest le seul
de ses textes que Perec ait lui-mme port lcran, une dizaine dannes plus tard.
Le film, en camra subjective, organise un dcalage systmatique entre le texte (en
voix off ) et limage. Il accentue limpression de chaos et de perte des repres mais,
ce faisant, il perd en simplicit et en rapidit. La nouvelle de 1965 reste pour moi
un des sommets de lart autobiographique.
M.-G- S.: crivez-vous un journal intime? Si oui ou non, pourquoi?
P.L.: Oui. Pourquoi?... On a dabord envie de rpondre simplement:
Parce que!. Mais ce serait un paradoxe venant de quelquun qui, comme moi,
milite depuis vingt ans pour la reconnaissance du journal personnel (expression plus
large, plus neutre, que je prfre celle de journal intime ). Au dbut, jtais
dans ce paradoxe! Jai publi en 1990 un recueil de 47 tmoignages sur la pratique
du journal ( Cher cahier , Gallimard), auquel je nai pas adjoint mon propre
tmoignage, sous prtexte de garder la neutralit et la distance de lenquteur. Jai
mis du temps perdre cette timidit. Dabord, jai eu lenvie dcrire mes livres sur
le journal en forme de journal. Mon livre sur les journaux de jeunes filles du XIXe
sicle (Le Moi des demoiselles, Seuil, 1993) propose un journal denqute, qui frle
parfois lintime, et met en scne mon implication.. En 1999-2000, quand jenqutais
sur les premiers balbutiements des journaux en ligne sur Internet, je lai fait aussi
sous la forme dun journal (Cher cran, Seuil, 2000). En 1997, jai organis
Lyon avec mon amie Catherine Bogaert, pour lAssociation pour lAutobiographie,
une exposition de journaux personnels, la premire qui ait t faite en Europe. Nous
avons montr sous vitrine 250 journaux originaux, de gens clbres et dinconnus
complets (on ne voyait dailleurs pas la diffrence!). Je me suis mis moi-mme dans
un petit coin en montrant, comme exemple dun journal tenu sur feuilles volantes
(jai horreur des cahiers!), la premire anne de mon journal dadolescent. Je lavais
dispos en ventail, en marrangeant pour quon ne puisse rien lire (on voyait juste
le dbut des lignes). Ce journal, jen ai racont lorigine dans un petit texte, intitul
Lucullus dne cher Lucullus, recueilli dans mon livre Signes de vie (Seuil, 2005).
On y trouve galement une brve histoire de mes rapports avec la pratique du journal
(Composer un journal): comment je lai pratiqu dans la solitude de ma jeunesse
156

(pourtant bien entour dune famille aimante), comment, devenu adulte, je lui ai
prfr lautobiographie (dont jesprais quelle me permettrait de mieux comprendre
ma vie, et o je voyais un champ dexprimentation de formes nouvelles), comment,
avec lge, je suis modestement revenu mes amours de jeunesse, mais enrichi de
lide que le journal nest pas forcment un brouillon informe et nglig, quil peut
se composer. Chacun a son parcours, et sappuie comme il peut, au fil de sa vie, sur
telle ou telle forme dcriture, ou sur le silence. Jai 71 ans, jai commenc un journal
quand javais 15 ans: je puis donc aujourdhui regarder 56 ans en arrire exprience
vertigineuse et mlancolique. Mais je nai pas tenu mon journal pendant 56 ans!
Ce journal a eu ses trous, parfois immenses, ses jachres, il a chang de forme, il sest
mtiss dautres critures. Ce quil a de merveilleux, et de terrible, cest quil nest
qu moi. Jy suis tranquille, personne ne le lira jamais. Peut-on crire pour soi seul?
Oui. Quand jtais adolescent, je mimaginais crire pour tous les Philippe de
lavenir moi plus tard, aux diffrents ges de ma vie. Aujourdhui, le nombre de
ces Philippe possibles a srieusement rtrci. Quand on a 71 ans, crit-on pour se
relire 81, 91 ans? Jcris plutt pour tous les Philippe du pass, ou pour un avenir
plus lointain do nous aurons tous, moi et les miens, disparu.
M.-G. S.: Est-ce quil y a un livre que vous avez voulu crire mais vous ne
lavez pas (encore) fait?
P.L. : Mon problme avec les livres (problme dlicieux !), cest que jai
publi en 1975 Le Pacte autobiographique, et que je suis devenu lhomme dun seul
livre, alors que jen ai publi une vingtaine. Le Pacte est pass en dition de poche, et
a t traduit en une douzaine de langues (dont le roumain). La plupart de mes autres
livres, aprs une honnte carrire, en sont arrivs tre puiss : cest le sort
commun. Je garde une tendresse spciale pour certains de ces puiss: mes livres
sur Michel Leiris (Lire Leiris, 1975) ou Georges Perec (La Mmoire et loblique,
1991), lautobiographie de mon arrire-grand-pre, que jai publie en collaboration
avec mon pre (Xavier-Edouard Lejeune, Calicot, 1984), ou Le Moi des demoiselles
Et puis le beau livre album illustr que jai publi sur lhistoire du journal personnel
avec Catherine Bogaert, Un journal soi (2003) Faut-il ajouter ma bibliographie
de nouveaux titres ? Ny a-t-il pas le danger de se rpter ? Ne vaut-il pas mieux,
tranquillement, passer la main aux nouvelles gnrations ? Franchement, je nai
pas limpression quil manque lhumanit un grand livre que je nai pas encore
crit. Joccupe mes loisirs de retrait suivre mes marottes. Ma marotte actuelle,
cest dexplorer les archives pour trouver des journaux personnels ou intimes de la
seconde moiti du XVIIIe sicle en France. Lhistoire du journal a t jusquici crite
uniquement partir de textes publis. Mon livre, si jarrive le finir, se prsentera
comme un journal de fouilles archologiques. Je suis en train de ramener au jour des
journaux inconnus, qui changeront peut-tre un peu le paysage de ce coin dhistoire
littraire. Mme si cela naboutit jamais un livre, ma recherche est en ligne sur mon
site Autopacte, o lon peut aller simmerger dans ces intimits dautrefois
157

M.-G. S.: Dans le labyrinthe de la vie , avez-vous russi trouver, grce aux
mots, grce lcriture, le fil de soi?
P.L.: Les mots permettent de rendre visible notre trajet dans ce labyrinthe,
labyrinthe dont le centre nous chappe, mais la sortie duquel nous nchapperons pas.
On ne trouve jamais rien, on laisse juste aux autres les traces dune recherche. Javais
autrefois fait trop crdit lautobiographie, vue comme rcit unifiant la vie pour en
dgager le sens. Pourquoi mon prsent aurait-il raison sur mon pass? Demain son
tour le dmentira. Il ny a dautre autobiographie possible que le modeste journal de
nos illusions.

158

CHOGRAPHIES
AFFECTIVES

Laurent Fels, contre-jour

(extraits dun recueil indit)


pour Nic Klecker
in memoriam

tu demandes
lespace
dun
nom

moiti
mot

arriver
avant
la carte
postale
lautre
bout

clat
devient
absence
la
limite
de la
parole
tue

o
rfractaires
les
glaces
se
fondent
en
pierres

crire
la
disparition
efface
les
contours
dans
leur
brve
ternit

et lon
ramne
le pome
une
simple
formule
dadieu
au souffle

161

Paul Mathieu, La mansarde de la nuit


O le jardin?
Nul jardin lendroit de tes paupires
+++
seuls bercs par nos hsitations
nous tranons lespace dun instant
ternels perdants du jour peine
allum remettant tout de mme
notre cri sur le chevalet pour
en baucher les surfaces et
bavurer les imperfections
+++
sans cesse attirs par les promesses
de dpart et les grands oiseaux
que lon dit au large nous profitons
du peu de clart pour percer
quelques fentres dans les murs orbes
tant pis si lhorizon nous rappelle
lordre trop vite ou trop tt
+++
recouvert puis balay et
recouvert encore labour
dazur indcis le domaine
raconte ce quil a oubli
son langage sassoit un temps
entre mythe et draison avant
de se perdre une fois de plus
162

+++
dans la mansarde de la nuit
nous nettoyons latelier vide
la dernire toile a t brle
ne restent que quelques taches
de vernis sur le plancher rabot
un effort et bientt tout sera
de nouveau comme aux origines
+++
au cadre qui nenclot plus rien
quun rve dimages se retrempent
pourtant bien des champs dfricher
tendus de tremblements et de rires
explorateurs de limpossible
leurs motifs renversent les sables
- ailleurs ils feront le tour du monde
+++
ici soleil aphone hritier
de trop de mots incendis
rien ny a survcu sauf
des loques qui tout lheure
dans la grande ellipse
quoi quil advienne
auront aussi leur tour

163

Eugne Van Itterbeek, Trois pomes sur la mort

CETTE NUIT
Ma mre continue de me parler travers
ses yeux clos, ferms dj ce monde-ci,
ne trouvant mme plus la force de pleurer
mais devinant dans lobscurit et le murmure
des prires tous ces visages aims tourns
vers elle, aussi le mien qu peine arriv
elle repre aussitt, me priant travers
mes propres larmes de penser elle, si proche
cette heure ultime, me transmettant, au-del
de la mort, sa vie que personne au monde nest
en mesure de me redonner dans cette nuit
qu mon tour je voudrais aussi claire, derrire
mes paupires que celle o elle a ferm les siennes.

LAISSE-MOI ME MOURIR SEUL


lendroit de la mort apparut une lumire
Lon Tolsto

Laisse-moi me mourir seul, dis-je


mon fils au tlphone, ne fais pas
cet effort de venir me chercher
et de rentrer chez toi sans moi,
je me dbrouillerai, je me prendrai
moi-mme par le bras pour sortir du lit,
pour me redresser au besoin, je mettrai
mes chaussures noires pour traverser
les champs, bondissant par-dessus les mottes
de terre, sans les souiller, voyant dj,
comme dans un dernier rve, au bout de
lhorizon la lumire dore, la claret
aurorale vers laquelle je me prcipite.

164

LULTIME PRIRE
Cest au pome que je demande de conjurer
la mort, de lcarter de ma vie, au moment
extrme o la prire mme me dfaille, me lche,
lultime lien avec la vie, et ne russit plus
se former dans les plis de mes cerveaux,
sarticuler sur mes lvres, me laissant sans mots,
seul seul avec moi-mme, lheure de la mort
de mon esprit, que je veux sans intrus, cest alors,
Pome, que je te supplie: reste prs de moi,
ne me quitte pas, sauve le langage qui sexpire
en moi, rappelle-moi les instants o naviguant
aux bords du silence, tu avais lhabitude
de me laisser seul dans mon intimit, si
heureux, aux bords des larmes, chaque fois o
tu mas conduit aux limites du langage,
si proche de ltat muet des fleurs et des feuilles
matinales, mouilles de miel et de rose,
vibrant comme des ailes de papillon dans
lphmre ardeur du premier soleil, cest alors,
Pome, que jaurai le courage de me laisser
glisser dans les bras touffants de la mort, morte
elle-mme, prive du pouvoir de menlever la vie.

165

Monsif Ouadai Saleh, Pomes

Le vide
Imperceptiblement je tourne les interstices
Sur le vide qui dicte les masques de la prsence.
Jinterroge la prsence sur la volupt du silence
Les astres ne me disent rien sur leau tale de la transparence.
Je contemple les voiles de labsence
Sauveurs impertinents du souffle.
Jinterroge les voiles
La volupt charnelle des amarres se dilue dans le vide
La question qui na pas de forme ne crie pas sa souffrance
La beaut insidieuse du souffle dans les voiles agite la passion
Je comprends alors que la question a lme du voile
Et tout le silence,
Toute la transparence
Toute la Prsence.
Le vide est le voile de la Prsence.
La prsence est son Souffle

Le voile
Je ne souffre plus de TON voile
Mon tre ne sommeille dans son attente
Quenvelopp de ma tempte
Et de TON clair
TON voile est la monstrance
De ma nudit qui irrigue le nant
Dsigne au tourment de la transe
A chaque tournant de mes fragments
Je suis la voix reliquaire des ronces
Je ne souffre plus de ton VOILE

166

Pourtant je ne my suis pas habitu


La distance cime lveil
Et le miroir suit les traces de ma nudit
Je ne souffre plus quand le sang du soleil mclabousse.
Tu ne souffres plus quand mon sang
clabousse ton VOILE
Je sais que LE SILENCE nest que notre sang
Serti dans la mue
La mue une poussire inconnue sur le grain du vide.
Je ne souffre plus, la distance me hante
Plus que la souffrance.
Je moublie dans lessorage de labme
Occup ponctuer dans les sables
Les ombres irises de linfime.

Les ressacs de la nuit


Suis-je capable de boire les ressacs de la nuit
Sans penser au pointill de lencre
Dans les orbes du vide
Liaisons absentes, auriges dchans
Que nulle fascination
Ne les fait succomber ?
Lencre nest pas la nuit
Mais les ressacs qui ne dorment
Que fertiliss par le murex et la ponce
A toi la cime
Hirsute de lcharde
La tte des scholiastes
Mes orteils sont piqus par la vase
Et les nervures sont ttes dresses
Oeils en pitons
Buvant au calice arachnen de la fin

167

Le calice sur la pointe la plus fine


De la nervure se corrode
Entre ses mains
Le dernier des fossiles
Frtille pour mourir.
La mort sagite
Et aucune toile
Nembrasse la rose.

Lcorce
Jhabite trop profondment lcorce de ma peau
Et mensonge mon idole
Qui prtend scander linfini
Et retentir lcho
Apostat de la voix
Lidoltrie de mes pelures ne me fascine plus
Et mon audace na plus la pesanteur du sel.
Je sais! Je sais que
Linfini ne pture pas la rancune
Mais supporte-t-il que je le renie
Un instant infini
O je serai son ptre?
Supporte-t-il que je le quitte
Pour voir o finit dans loubli,
Ltoile filante du vide ?
Linfini na dexistence humaine
Que dans la passion du vide
La contradiction.
Mon il na plus le got de sa mort,
Avide dachromie libertine,
Je rpudie la fcondit.

168

LE MARCH
DES IDES

Deux potes majeurs du XXe sicle


En 1994, Ghrasim Luca (*1913) se jette dans la Seine, comme lavait dj
fait son ami Paul Celan (19201970). Pote surraliste n Bucarest dans un milieu
juif libral, Ghrasim Luca a fait du franais une langue trange, une langue orale qui
sinspire et se rapproche du bgaiement. Le numro 17 du Cahier critique de posie,
revue semestrielle du centre international de posie Marseille (cipM), a consacr un
riche dossier Ghrasim Luca et Paul Celan.1 Ce dernier, pote et traducteur roumain
de langue allemande n Cernui, lancienne Czernowitz (capitale multiethnique de
la Bucovine redevenue roumaine en 1918), a marqu la posie allemande tout comme
Luca a donn sa note la posie franaise. Jean Daive, Bernhard Bschenstein, Francis
Cohen et dautres connaisseurs de luvre des deux potes ont contribu ce volume
dont les premire quatre-vingts pages concernent ces deux crivains qui sont, ds leurs
premires annes, en contact avec de nombreuses langues: roumain, franais, allemand,
yiddish, ruthne, ukrainien... Tous deux changeront de nom: Salman Locker deviendra
Ghrasim Luca, tandis que Paul Celan, n Paul Antschel au sein dune famille juive
allemande, optera dabord pour la forme roumaine de son patronyme, Ancel, puis
choisira lanagramme Celan. Le choix dun pseudonyme sera accompagn, chez les
deux potes, de lexprience de lexil; si Luca se nommait un tran-juif, cela vaut
tout autant pour Celan. Enfin, tous deux sinstalleront Paris, Celan ds 1948 et Luca
en 1952, les deux se suicideront dans la Seine.
Entendre ou voir Ghrasim Luca rciter ses pomes, cest ressentir la rage qui le
portait, emportement conjuguant une inquitude mtaphysique et un humour jamais trs
loign des larmes.2 Pour saffranchir potiquement de tous les automatismes sclross du
sens, le pote a d jouer avec les structures syntaxiques pour faire bgayer la langue. Jean
Daive aborde cet aspect essentiel de luvre dans sa contribution Du bgaiement. Il y
relate ses rencontres avec lauteur du Chant de la carpe et du Thtre de bouche sous forme
dentretien avec Micheline Catti, compagne de Luca, avec qui il dialogue pour en venir au
balbutiement, la langue clate, voire carbonise du pote: Cest le bgaiement
et la langue dun orphelin de guerre, dun apatride. Selon Jean Daive, cest lApocalypse
qui rapprocherait Luca et Celan: une langue se dmatrialise, se dcompose et la posie
se ralise comme au travers dun fantme syllabique qui en serait le filtre. Jean Daive
(*1941), qui est en principe le troisime pote honor par cet ouvrage, dit avoir compris
par lintermdiaire de Celan pourquoi il aimait Luca, cet homme enclin transformer
les livres rvs, crits [] en roumain puis traduits du roumain, crits en franais, si lon
pense aux deux chef-duvres Le Vampire passif et Hros-Limite, mais aussi au clbre pome
1 Paul Celan/Ghrasim Luca. Cahier critique de posie, n 17 [2008/1], cipM, Marseille, 2009.
2 couter : Ghrasim Luca par Ghrasim Luca, cd, Paris, Jos Corti et Hros-Limite, 2001. voir : Comment sen
sortir sans sortir, un rcital tlvisuel ralis par Raoul Sangla, dvd, 1988, rd. Jos Corti et Hros-Limite, 2008.

171

Passionnment. Si Jean Daive pote, critique et traducteur semble occuper la place


du troisime pote dans ce triptyque, cest que le volume souvre sur un long entretien entre
lui et Bernhard Bschenstein, autre spcialiste de luvre de Celan. Bernhard Bschenstein
aborde ensuite, dans ses Notes sur la dernire traduction par Paul Celan, Dcimale
blanche de Jean Daive, ce long pome publi en 1967 dans le deuxime numro de la revue
Lphmre, et ensuite au Mercure de France. Quant Jean Daive traducteur et critique,
il aborde dans lune de ses contributions Lespace du jeu, exprience de traduction
aux cts de Celan qui lui servit ultrieurement aborder la traduction dautres pomes
(de lcrivain amricain Robert Creeley, notamment). Mais on y trouve galement larticle
prcit sur le bgaiement o Jean Daive rflchit, en prsence de Micheline Catti, ce
qui rapprochait les deux potes: le cur et le volley-ball vraisemblablement plus que la
littrature. Suit un commentaire lapidaire: Aprs Auschwitz, les potes continuent de
jouer avec le ballon et dcrire des pomes. Jean Daive se reconnat dans la posie de ces
deux grands crivains du XXe sicle qui taient ses proches; rappelons quil les a publis
dans sa revue fragment (19701973), et quil a entre autres traduit des pomes de Celan
parus dans Strette (Mercure de France, 1971), repris et augments en 1990 sous le titre de
Strette et autres pomes.3
Dans lentretien avec Jean Daive, Bernhard Bschenstein voque sa premire
rencontre avec Celan, en avril 1959, moment o Peter Szondi et Jean Bollack ont
galement fait la connaissance du pote de Czernowitz. Il tait alors souvent question
de traductions de la grande posie franaise en allemand et de Shakespeare, mais aussi
du Mridien. Selon Celan, tout y est: Lisez Le Mridien, ce que jai dire sur la posie
se trouve l, l surtout. Aprs la mort du pote, Bernhard Bschenstein a publi,
la demande de Gisle Celan-Lestrange, les matriaux du Mridien un millier de
fragments , travail auquel il a consacr de nombreuses annes et qui aboutit en 1999
la publication du livre. Qui dsire entendre un extrait de cette conversation captivante
entre Bernhard Bschenstein et Jean Daive, trouvera un extrait de cet entretien propos
de Celan sur lexcellent site du cipM.4 Une reproduction de la table du premier numro
de Lphmre et la premire page du Mridien qui figurait en tte de la revue sont
accompagnes dune double page fac-simil du livre de Jean Daive, Dcimale blanche;
annotes par Celan, ces pages montrent ses essais de traduction en allemand. Paul
Celan traducteur, cest dailleurs lun des aspects quaccentue cette publication on
sait combien cette question proccupait le pote dsirant que lon envisage davantage
son activit de traducteur. Alors que les contributions de Bernhard Bschenstein
et Jean Daive soulignent cet aspect, larticle de Francis Cohen questionne Les
promenades de Paul Celan, et particulirement lenjuivement dans luvre de
celui qui dit: Le pote est le juif de la littrature (P.Celan). On notera que dans
cette communication, il est galement souvent question de Jean Daive.
3 Voir aussi le numro 14 du ccp, paru en 2007, dont le dossier est consacr lcrivain franais Jean Daive.
4 Voir <http://www.cipmarseille.com/publication_fiche.php?id=e3239304ad5a4582a9f06f99db576349>
Cet entretien est disponible dans son intgralit la bibliothque du cipM et retranscrit dans le ccp 17.

172

Six lettres de Gilles Deleuze, appartenant au fonds Ghrasim Luca conserv


par la bibliothque littraire Jacques Doucet et transcrites pour le prsent numro,
viennent clore la srie dtudes, une bibliographie des uvres de Celan traduites en
franais et des uvres de Luca, listes tablies par Emmanuel Ponsart, arrondissent cette
partie de lectures.5 Le 4 mars 1989, Gilles Deleuze crit Luca: Vous donnez la
posie une vie, une force, une rigueur qui na dgale que chez les plus grands potes.
Vous tes de ceux-l. Jprouve pour votre gnie une admiration et un respect qui font
que chaque fois que je vous entends ou lis, cest une dcouverte absolue. Pour Deleuze,
Luca est le plus grand pote franais, mme sil est dorigine roumaine.6 Certes, on
peut dire de mme au sujet de Celan quant la posie de langue allemande de laprsguerre. Or contrairement ce dernier, Luca na probablement pas encore reu toute
lattention quil mrite. Pote europen majeur, cet exprimentateur du langage et de
sa matrialit vite les noncs bien ordonns et prdfinis afin de fter le mot isol
qui devient, de par sa sonorit ou sa forme graphique, une source de dductions et de
variations multiples. Il en dcoule un potentiel inou de sens et de plaisir du texte.
Toutefois, ce jeu avec la langue est srieux, du fait que les thmes rcurrents concernent
lamour et la mort, la puissance et la violence, la douleur et la peur.7
Quant Celan, on rsumera que sa potique tient dans limpratif, la fois
moral et esthtique, de crer ce quil appelait une contre-langue , en dautres
termes, une mise en accusation rigoureuse et irrvocable de la langue et de la culture
allemande dont la Shoah tait laboutissement. Sil se rattache, par la forme de son
uvre, davantage la tradition de la posie hermtique et symbolique moderne, les
pomes de Luca puisent dans une potique de la voix et du son. Lenregistrement
que Luca avait fait en 2001 (Ghrasim Luca par Ghrasim Luca) est, depuis 2008,
accompagn dun film de presque une heure qui montre le pote en train dinterprter
ses textes (Comment sen sortir sans sortir, de Raoul Sangla). Raoul Sangla rappelle vers
la fin du dossier la ralisation de ce film, le tournage pendant cinq aprs-midi, leur
sympathie rciproque, et il avoue que a demeure lun des films les plus mouvants,
humainement, esthtiquement de [s]a carrire. Dans la mesure o les enregistrements
de Celan rcitant ses propres pomes sont galement bouleversants, on peut se
demander comment le sens que le pote veut donner au monde nat au sein mme
5 Paru au printemps 2009, le numro 17 du ccp runit, comme dhabitude, de nombreuses notes de lecture des
nouvelles parutions du premier semestre de lanne 2008 (pp. 81-294) qui succdent au dossier thmatique.
6 Ayant quitt la Roumanie au dbut des annes 50, le pote crit partir de ce moment uniquement en franais.
7 Le lecteur francophone trouvera la majorit des livres de Luca aux ditions Jos Corti. Les lecteurs germanophones
peuvent le lire dans une excellente traduction, Das Krperecho. Gedichte Franzsisch und Deutsch, aus dem Franzsischen
von Mirko Bonn, Wien und Basel / Weil am Rhein, Urs Engeler Editor, 2004. Cette dition est par ailleurs trs
originale, car lorsquon tourne le livre, il en contient un second, Lapsus Linguae. Gedichte Franzsisch und Deutsch,
aus dem Franzsischen von Theresia Prammer und Michael Hammerschmid, Wien und Basel / Weil am Rhein, Urs
Engeler Editor, 2004. Le double volume contient donc deux volets indpendants, et pourtant lis: la passion du corps
et le plaisir du langage se retrouvent dans ldition bilingue de Mirko Bonn (Das Krperecho, lcho du corps), qui
runit pratiquement quatre recueils de pomes de Luca, mais on y lit galement les traductions souveraines de Theresia
Prammer et Michael Hammerschmid (Lapsus linguae). En dautres termes, on y dcouvre plusieurs tentatives de
transcrire cette uvre potique qui travaille et ouvre le mot en allemand tout autant que dans la langue de dpart.

173

de llaboration musicale que la posie opre sur les mots. Une telle potique de
son engageant un travail comparatiste lintersection de la posie et de la musique
ne figure pas dans le prsent dossier, mais chacun(e) peut en faire lexprience et y
rflchir en coutant ces enregistrements. Soyons attentifs la force de conviction par
laquelle des pomes se dfinissent dans leur aptitude faire entendre la matrialit de
la langue, les particularits sonores et rythmiques, des effets inous. Une telle potique
du son ou de la voix engageant un travail comparatiste lintersection de la posie
et de la musique ne figure pas dans le prsent dossier, mais chacun(e) pourra en faire
lexprience et y rflchir en coutant ces enregistrements. Soyons attentifs la force
de conviction par laquelle des pomes se dfinissent dans leur aptitude faire entendre
la matrialit de la langue, les particularits sonores et rythmiques des effets inous.
Une telle potique du son prendrait tout son sens lorsquon se penche sur la cration
potique de Celan ou Luca et sur leur lecture singulire de leurs propres pomes.
Ariane LTHI

174

Traduire le silence

Lexprience mystique de Mohamed Ghozzi


Traduttore, tradittore, dit-on certes en italien et en franais aussi pour, non
seulement douter de lacte de traduire, mais encore de lhonntet du traducteur. Mais
il est toujours possible de traduire et, qui plus est, de traduire fidlement. Les vrais
traducteurs, quils soient eux-mmes potes et crivains ou non nen doutent pas. Ils
traduisent et par l mme uvrent, tout simplement. Cest vers lge de douze ou treize
ans que jai lu le livre du pote tunisien Mohamed Ghozzi, Il a tant donn, jai si peu
reu1, paru en 1991. Jignore par quel heureux hasard il ma t possible de le lire, mais
aprs lavoir traduit en franais, je me rends compte quil nest nul besoin de douter de
la capacit que lon peut avoir traduire si cet acte rpond littralement une ncessit
relevant elle-mme dun acte de cration.
Si lexprience potique de Mohamed Ghozzi est bien des gards digne
dintrt, elle lest dautant plus quelle se situe elle-mme dans le droit fil dune exprience
mystique au sein de laquelle le Verbe se confond avec Dieu ou du moins la qute de Dieu.
Mohamed Ghozzi est de fait le digne hritier de Niffari, Hallj et Ibn Arabi.
Or la lecture de luvre potique de Mohamed Ghozzi semble soulever une
srie dinterrogations lgitimes : comment peut-on en effet tre mystique ou soufi
aujourdhui? Et, si on peut ltre, de quelle faon, avec quels mots, dans quelle langue?
Pour rpondre ces questions, il ma fallu lucider la question de Dieu dans la posie et
la langue de Mohamed Ghozzi, comme si cette lucidation tait une rvlation autre,
une libration du silence impos toute forme de cration en gnral et la parole
potique en particulier.

Quid de Dieu, Dieu nest-il pas mort?


En lisant Il a tant donn, jai si peu reu de Mohamed Ghozzi, jai eu
loccasion de vrifier maintes assertions et lectures contemporaines qui interrogent
la pense et la posie mystiques, linstar de cette pense de Cioran : Les mystiques
et leurs uvres compltes. Quand on sadresse Dieu, et Dieu seul, comme ils
le prtendent, on devrait se garder dcrire. Dieu ne lit pas2 Cela va de soi, il
faut lire cette pense au second degr, dune manire oblique, Cioran ironisant sur
laptitude de Dieu lire et mme exister bien quil affirme dans le mme livre, De
linconvnient dtre n: Dieu est, mme sil nest pas3, ce qui est une manire,
non de confirmer lessentialit de Dieu, mais de signaler son existence, voire son
1 Il a tant donn, jai si peu reu, Tunis, traduction dAymen Hacen, revue par Mohamed Kameleddine Gaha, Cenatra
(ditions du Centre National de Traduction en Tunisie), 2009, 96 pages.
2 Cioran, De linconvnient dtre n, in uvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 1376.
3 De linconvnient dtre n, in uvres, op. cit., p. 1386.

175

implacable prsence dans le cur des croyants, indique par litalique, alors que lon
parle depuis Nietzsche de lre de la mort de Dieu. Est-ce un hasard que lun
des derniers fragments crits et publis par Cioran soit consacr cette question?
Tant quil y aura encore un seul dieu debout, la tche de lhomme nest pas
finie4, crit-il la fin dAveux et anathmes. Mohamed Ghozzi, quant lui, semble
traduire du silence5 la parole de Dieu ou dAllah. Comme sil tentait den
tre le porte-parole, non en vue dune quelconque prophtie, mais dun dialogue
afin que la parole potique, circoncise dans la Sourate 26 dite des Potes et
limite la dfense de lIslam, dAllah et de Son Prophte, puisse tre de nouveau
libre du joug de la foi. Si tel est le message divin : 224. Et quant aux potes,
ce sont les gars qui les suivent. 225. Ne vois-tu pas quils divaguent dans chaque
valle, 226. et quils disent ce quils ne font pas ? 227. part ceux qui croient et
accomplissent de bonnes uvres, et qui souvent invoquent le nom dAllah et qui ont
gagn aprs avoir t lss, car les injustes prouveront le sort qui leur est rserv.6,
que reste-t-il alors de la cration potique? Non que la posie arabe ait t freine par
la parole coranique, lhistoire de celle-ci tmoignant dune fcondit incontestable,
mais le titre du livre de Mohamed Ghozzi tmoigne dj de la ncessit de penser,
quinze sicles aprs la Rvlation coranique, la posie la lumire de lhritage
de celle-ci, aussi bien de ses apports que de ses zones dombre. Le titre, donc,
Il a tant donn, jai si peu reu, cite implicitement ce quon appelle communment la
prire des condolances
qui est
hadith
suivant
du Prophte
:
condolances ( ) qui
estextrait
extraitdudu
hadith
suivant
du Prophte
:



:

:
:

( ) .

Daprs Ibi Zayd fils dOussama Ibn Zayd Haritha, le serviteur du Prophte
(que la prire
dAllahIbi
et Sa
Paixfils
soient
sur lui), etIbn
queZayd
sur ces
deux serviteurs
tombedu Prophte
Daprs
Zayd
dOussama
Haritha,
le serviteur
la grce dAllah : la fille du Prophte a adress un message : Mon fils est dcd,
(que la prire dAllah et Sa Paix soient sur lui), et que sur ces deux serviteurs tombe la
rconforte-nous; le Prophte a envoy ses salutations et ces paroles: Ce quAllah a
prisgrce
est Sien,
ce quIl
a donn
tout pour
lui a une un
fin annonce,
patient
dAllah
: la
fille est
duSien,
Prophte
a adress
message :sois
Mon
filset est dcd,
contente-ten donc.
rconforte-nous ; le Prophte a envoy ses salutations et ces paroles : Ce quAllah a

pris est Sien, ce quIl a donn est Sien, tout pour lui a une fin annonce, sois patient

4 Aveux et anathmes, uvres, op. cit., p. 1724. Italique de Cioran


etBousquet,
contente-ten
5 Jo
Traduit dudonc.
silence, Paris, Gallimard, 1941.
6 Toutes les traductions sont de lauteur de cet article.

176

Soulignons la formule : Ce quAllah a pris est Sien, ce quIl a donn est

Sien laquelle fait cho le titre du volume de Mohamed Ghozzi. Il y est par

Soulignons la formule: Ce quAllah a pris est Sien, ce quIl a donn est Sien
laquelle fait cho le titre du volume de Mohamed Ghozzi. Il y est par consquent
question de mort. La mort est en effet prsente dans le recueil Il a tant donn, jai si peu
reu, et ce ds le pome liminaire du livre, intitul Le Trpas:





Si avant le chant du coq survient mon trpas


Et ouvre la porte de ma demeure
Je linvoquerai : Patience, Seigneur,
Il est sur terre des vins dont je nai pas got les plus dlectables
Maints pchs dont je nai pas commis les plus beaux,
Alors partez aujourdhui, revenez demain.(p. 7)

Cependant, nous ne retrouvons nulle trace de la formule du titre dans aucun


pome du recueil, comme si le pote cherchait en faire une formule unique, autant
dire un hapax daprs lacception propose par Vladimir Janklvitch: Toute vraie
occasion est un hapax, cest--dire quelle ne comporte ni prcdent, ni rdition,
ni avant-got ni arrire-got ; elle ne sannonce pas par des signes prcurseurs et ne
connat pas de seconde fois.7 Oui, cette formule cinglante du titre reprenant un mot
du Prophte et rendant hommage Allah joue pleinement son rle doccasion,
occasion de dire demble, ds le titre du volume, que ces pomes appartiennent une
tradition, une langue, un imaginaire de loin moins orthodoxes quon pourrait le
penser. En tmoigne ce pome, Les Compagnons:







Si la mort nous surprend


Et si nos fossoyeurs nous confient au froid de la terre
Nous nous crierons: Pre,
Ntions-nous pas les compagnons rfugis Ton heureuse taverne
Amants sur les traces damants?
Comment as-Tu alors accept que nous nous loignions de Toi
Comment as-Tu admis de demeurer
Solitaire en Ton Royaumeternel ? (p. 14)

Est-ce ainsi que parlerait un croyant? Oui, srement, si sa foi est atypique,
cest--dire quelle est horizontale et non verticale, immanente et non transcendante.
linstar des soufis, Mohamed Ghozzi sadresse son Pre, ou celui quil nomme ainsi,
ce qui nest pas dj une nomination musulmane, mais chrtienne; de mme, cette
invocation, si passionne soit-elle, est dautant plus htrodoxe quelle tmoigne dune
rsistance envers Dieu parce que les pomes des mystiques sont acceptation de Dieu
et de ce quIl impose Ses adorateurs, union et fusion avec Lui, comme ces vers de
Husayn al-Hallj, dans la traduction de Louis Massignon:

7 Vladimir Janklvitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, PUF, 1957, p. 117.

177

Pourquoi Celui qui a rendu mon sang licite est-il


Celui qui rserve aux saints de souffrir
Devrais-je goter pour Toi la coupe de la mort,
Jamais mon cur ne dirait lchanson non
Je serais de ceux qui se plaignent de dsirer,
Mme sIl me faisait couper en morceaux
Je consens, jen jure par Toi, de tout mon consentement,
Sil Te plat que je sois tu
Pas de honte mourir de la mort des braves,
Comme sont morts dans lamour mes devanciers.8

La diffrence entre les vers de Ghozzi et ceux de Hallj est vidente. Diffrence
en tous genres: de vocabulaire, de mtrique, dallgeance mme au niveau du sens. Cest
au fond de cela quil sagit chez le contemporain Ghozzi: une mystique sans Dieu, une
mystique rapport charnel au sacr et ses manifestations sans pour autant retomber
dans la foi car celle-ci est, aussi bien pour Mohamed Ghozzi que pour les potes arabes
modernes, synonyme de dshrence. Le pote, dsormais seul (sans compagnons, sans
Dieu, sans lieu de plerinage) doit se frayer un chemin, linstar de Zarathoustra de
Nietzschedont la formule Dieu est mort a chang pour ainsi dire le cours des choses:
Et que fait le saint dans les bois ? demanda Zarathoustra. Le saint rpondit:
Je compose des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je
murmure: cest ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je
rends grce Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel prsent nous apportes-tu ?Lorsque
Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : Quaurais-je vous
donner ? Mais laissez-moi partir en hte, afin que je ne vous prenne rien! Et cest ainsi
quils se sparrent lun de lautre, le vieillard et lhomme, riant comme rient deux petits
garons. Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi son cur : Serait-ce possible !
Ce vieux saint dans sa fort na pas encore entendu dire que Dieu est mort !9

Quid de Dieu, Dieu nest-il pas mort ? Oui, il lest incontestablement, bien
que ladverbe quid soit ici un substantif dsignant le comment philosophique et
prcisment phnomnologique, le comment dont Mohamed Ghozzi se sert brillamment
pour traduire la parole potique venir du silence du Dieu qui sest tu il y a quinze sicles.

Argumentum e silentio
Il a tant donn, jai si peu reu, annonce Mohamed Ghozzi. Mais quest-ce que
le Dieu qui nest plus a donn? Et quest-ce que le pote a si peu reu? Pourquoi un si
lourd silence pse-t-il sur cette transaction qui semble ne pas avoir abouti? Jemploie
8 Louis Massignon, La Guerre Sainte suprme de lIslam arabe, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1998, p. 29.
9 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Genevive Bianquis, d. Flammarion, coll. GF
Flammarion,1969, partie I,chap. Prologue de Zarathoustra,2,p.47.

178

sciemment le mot transaction qui signifie littralement fait de transiger, acte par
lequel on transige et aussi accord qui en rsulte. Le pote semble avoir quelque chose
reprocher au donateur bien que celui-ci ait, avoue-t-il, tant donn, mais toujours
est-il que lui na pas assez reu. Quest-ce dire? Une rflexion de Gabriel Bounoure
sur lexprience potique me semble approprie dans la mesure o elle inspecte le
silence en posie, le mme silence ainsi exprim par Mohamed Ghozzi dans lavantdernier pome du livre, intitul Navive feu:

Ne mprenez pas Ce Pur cause de Son silence


Les langues des amants sur Son seuil sont muettes

Son Bien-aim La jet dans lombre du dsert


Lui tient bonne compagnie le malheur et Le dsole la compagnie

Celui que jaime sera toujours le Confident de mon intimit


SIl me livre moi-mme, mon intuition me Le reprsentera. (p. 88)

Voici la rflexion de Bounoure qui me semble clairer les vers de Ghozzi :


Tout est secret dans la posie et sans doute doit le rester. Lexprience potique,
qui ne peut se dispenser des mots, aboutit une conclusion de silence. Mais quel
silence? Est-ce le mme que celui dont luvre est sortie? Est-ce le silence de la mort,
qui recouvre finalement les hymnes les plus passionns? Est-ce un silence rvlateur o
il apparatra le point du soleil, comme dit Boehme dans un chapitre quil termine en
mettant son doigt sur sa bouche. Et quand, cessant de considrer les pomes comme des
objets-tmoins du monde culturel, nous nous proposons de trouver leur vrit secrte,
celle quenferme leur solitude, que signifie le mot vrit, alors que cette catgorie, peuttre, est ici hors de mise? Cette vrit indfinissable, il nous arrive de passer ct
delle sans la voir. Il faut alors quelle devienne souvenir, et, que retrouve comme telle,
elle se rvle en nous plus tard merveilleusement agissante.10
Ainsi, si le critique parvient au terme de son exploration la formule cette
vrit indfinissable dans laquelle le dmonstratif joue le rle de dictique,
cest--dire que lvocation par le locuteur de ladite vrit relve de la prsence aussi
bien relle que concrte, et non abstraite ou imaginaire pour ne pas dire fallacieuse ,
et quil dcrive la naissance du souvenir, il me semble dfinir cette intuition
sur laquelle dbouche Navive feu de Ghozzi. Il sagit dune intuition
reprsentative, qui reprsente, qui donne voir, tout comme le souvenir agissant
dont parle Bounoure. Et cest de fait de cela quil sagit dans Il a tant donn, jai si
peu reu, livre marqu par le deuil, deuil multiple et complexe, parce que le pote tait
10 Aujourdhui introuvable dans son intgralit, lessai de Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis (Paris, Plon, coll.
Cheminements fonde et dirige par Cioran, 1958), a t en partie rdit par le pote Salah Stti et lditeur
Bruno Roy qui en ont repris la prface dans louvrage ponyme, Marelles sur le parvis, avec une prface de Grard Mac
intitule Au seuil du mystre, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, coll. Herms, n 10, 1995, p. 24-25.

179

plus quil ne dit, suggre plus quil naffirme, nie plus quil ne dclare, comme si la
posie ne pouvait avoir lieu que dans le secret et comme sil tait jaloux de ses secrets.
En tmoigne ce pome intitul Mtonymie qui dj relve du mtapome, du
pome comme art potique :



Seule mexprime lnigme des mots


Dvoilez sur leur seuil
Vos intimes secrets
Mais laissez-moi parmi vous faire signe et parler par mtonymie. (p. 22)

Certes, les sciences du langage dfinissent ainsi la mtonymie: Un mot


pour dsigner un objet ou une proprit qui se trouve dans un rapport existentiel
avec la rfrence habituelle de ce mme mot11, mais si clair cela soit-il, il nen
demeure pas moins abstrait du fait de la diffrence conceptuelle existant entre
les langues arabe et franaise. L aussi, la lecture de Gabriel Bounoure ma permis
dinterroger la potique du silence de Ghozzi: La posie rvle la fcondit de la
ngation, la vie spirituelle qui sort de la mort. Elle ouvre les espaces dune pense
o le mme et lautre se rejoignent, o lun et le multiple ne sont plus spars, o
le jour et la nuit cessent dtre contradictoires. Tout grand pome est ainsi une
testimoniale de la situation totale de lhomme : il est le lieu o les nergies de
lunivers montent vers le langage. Cest lhonneur de la posie, en notre temps, que
de mener cette aventure impossible qui veut, malgr tous les interdits, transformer
notre tre dun jour en une parole lumineuse axe sur quelque ternit. la pointe
de notre culture, elle pose tous les problmes sans y porter des solutions que le
pome lui-mme. Mais cest bien ainsi. Tenons donc le pome moderne pour une
nigme et pour une des situations les plus rvlatrices et les plus clairantes de la
condition dhomme.12
Ces paroles nourricires sont justement celles dont tout traducteur a besoin
de sarmer pour deviner tout texte potique riche et protiforme comme celui de
Mohamed Ghozzi. Je note ladjectif testimoniale ici substantiv auquel correspond
parfaitement un pome de Ghozzi, Train de lenfance:







Train de lenfance, emmne-moi vers toi,


Jai perdu les oreillers de ma mre et gar les parfums de son lit.
Ni larrire-fond de sa chambre
Ni la porte de sa maison ne se sont ouverts moi
Quel tort lenfant a-t-il commis? Quont rapport les bergers lointains
son compte?
La nuit la surpris avant lheure
Les voitures des saisons sont parties avant ses ftes.

11 in Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopdique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, page 354.
12 Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 72.

180

Train de lenfance, emmne-moi vers toi,


Jai perdu les nattes de ma mre et gar le parfum de ses flacons.
Ni les braseros de sa chambre ni les oiseaux de ses habits
Ne mont ft.
Quel tort lenfant a-t-il commis?
Quont rapport les bergers lointains
mon compte?
Euss-je divulgu ce que les gens ont tu
Euss-je rvl ce que les hommes ont confi
Avouerais-je mon ancien tort?
Devrais-je seul le porter sur les sentiers? (pp. 43-44)

Argumentum e silentio argument du silence dis-je, oui, lambigut


reposant sur le silence (dire ou ne pas dire? savoir ou ne pas savoir? avouer ou ne pas avouer?
etc.) faisant ici office de potique. Train de lenfance nest-il pas une mtonymie? Le
train suivant les rails ne remplace-t-il pas le cours de lenfance qui passe, suit son chemin vers
lavant sans possibilit de retour, sans esprit de retour? Le deuil est par consquent rel et il
lest dautant plus que les quatre sections du livre respectivement Livre des saisons,
Livre de ltonnement, Livre des sources et Livres des miroirs versent dans la
mme thmatique, celle du deuil de lenfance, deuil de la puret au cours de laquelle le pote
avait foi en Dieu, en sa mre, en tout. Cest ainsi que Mohamed Ghozzi, n Kairouan, dit,
dans lun des plus beaux pomes dIl a tant donn, jai si peu reu, limpossibilit dy revenir
comme si Kairouan tait devenu limpossible Qibla, comme suit:




Avant datteindre Kairouan


Tu interrogeras les voyageurs de nuit sur sa porte,
Tu dilapideras le restant de tes annes sur sa route
Tu sauras aprs que lme aura vieilli
Que jamais tu ne retrouveras son chemin. (p. 54)

Cest que nul retour la terre natale nest possible aprs que le pote a quitt
Kairouan dsigne abstraitement par le mot ville dans un pome ponyme:







En vain y vas-tu donc


Les sources sont chimres
Et ce pays que tu dsires ne se rvlera pas,
Reviens avant lavnement de la nuit:
Jamais la soif de lme nest abreuve par leau
Ni laltration du cur teinte par le flux des sources
Tous ceux qui sont partis sont aujourdhui revenus sans chos
Sans nouvelles revenus tous ceux qui y sont alls les premiers. (p. 50)

Peut-tre ce tmoignage de la vritable valeur littraire de Kairouan, qui plus


est prononc Kairouan, travers lun de ses plus grands potes, ma-t-il permis de
181

dire voix haute cette posie qui, tant en arabe quen franais, montre non seulement
quil est possible dcrire le silence qui, ici, prend le sens de ce qui est tu en dpit de
ce qui semble ne pas tre traduisible, mais encore de le traduire parce que les mots si
essentiels soient-ils ne sont que lcho de ce qui jamais ne sera dit et encore moins
traduit. Nul ne lest en effet si la volont du pote et celle dun traducteur lui-mme
pote ne prennent le dessus sur le silence impos la cration. Ne faut-il pas, pour aller
de lavant dans les recherches, potique et scientifique, passer outre le silence, certes
en lcrivant, mais encore en traduisant ses manifestations en dpit du thologique,
du sacr et du politique, ainsi la suite de Henri Michaux qui crit Jean Paulhan:
Sais-tu quAl Hallaj [sic] le mystique musulman, martyr (non crucifi) fut lors de
son procs examin par une commission de grammairiens (section de thologie) qui se
dcida le condamner mort pour ses mots, ceux-ci tant de corps, au lieu desprit?
Peut-tre aussi navalaient-ils point ce propos de Hallaj que toi-mme tu naccepteras
pas [...]: Nos langues servent articuler des mots et cest de cela quelles meurent, et
ainsi (continue Hallaj) nos moi gostes servent nous occuper dactions, et cest de
ces occupations fragmentaires mmes quelles meurent.13
Sans doute la rfrence de Michaux Hallj semble-t-elle tonnante, mais
lauteur dpreuves, exorcismes (1945) ne pouvait pas mener luvre qui est la sienne
sans cette ncessit diconoclastie mystique [qui] habite lide de posie, comme
lcrit Gabriel Bounoure, car, poursuit-t-il en se rfrant cette magnifique formule
de Hallj: Cest dtruire limage du Temple pour trouver celui qui la fond14.
Aymen HACEN

13 Cit par Jean-Pierre Martin, in Henri Michaux, Paris, Gallimard, coll. Biographies, 2003, p. 434.
14 Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 57.

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LISTE DES COLLABORATEURS


Odette BARBERO matrise et DEA de Philosophie (Universit Lyon
II), matrise de thologie (Facult de thologie de Lyon). Docteur en philosophie
(Universit de Bourgogne) et professeur associ lUniversit de Technologie et de
Sciences appliques Libano-Franaise. Auteure des livres: Le thme de lenfance dans
la philosophie cartsienne, Paris, LHarmattan, 2005;Descartes ou le pari de lexprience,
Paris, LHarmattan, 2009, et de plusieurs tudes sur la philosophie et la littrature.
Jos Thomaz BRUM docteur en philosophie lUniversit de Nice.
Il enseigne lUniversit Catholique de Rio de Janeiro. Traducteur des auteurs
franais tels Gautier et Maupassant ainsi que de quatre ouvrages de Cioran. Auteur
de Schopenhauer et Nietzsche, L`Harmattan, 2005, avec une prface de Clment
Rosset (dition en langue portugaise: O pessimismo et suas vontades. Schopenhauer et
Nietzsche, Rocco, 1998).
Massimo CARLONI tudes de sciences politiques et philosophie
lUniversit dUrbino. Ralisateur du projet ditorial pour la traduction italienne du
livre de Friedgard Thoma, Per nulla al mondo. Un amore di Cioran (d. lOrecchio
di Van Gogh, 2009), dont il a crit la postface, Cioran in love. Directeur de la
collection Cioran Inedito o seront traduits les crits posthumes publis chez les
ditions de lHerne et le Centre International de Recherche Emil Cioran . Il
prpare une tude monographique sur la pense de Cioran.
Emilian CIOC docteur en philosophie avec une thse sur Laccomplissement
du nihilisme lpoque moderne. Chercheur la Facult de Droit de lUniversit
Babes-Bolyai de Cluj-Napoca. Traducteur douvrages de philosophie franaise
contemporaine.
Simona CONSTANTINOVICI tudes universitaires la Facult de
Philologie de Timioara. Matre de confrences la chaire de Langue roumaine
de lUniversit dOuest de Timioara. Boursire du gouvernement franais
lUniversit de Bourgogne. Membre de latelier littraire Arriregarde et de
la Socit des jeunes universitaires de Roumanie. Auteure de livres de pomes, de
romans et de travaux de spcialit: Casa cu tceri de toate mrimile (La maison
remplie de silences de toutes dimensions; pomes), 1996prix de dbut en posie
Gheorghe Pitu; 47.ngeri de catifea (47.anges de velours; pomes), 2008;
Colecia de fluturi (La collection de papillons; roman), 2005 prix de dbut
en prose; Nepoata lui Dali (La nice de Dali), 2009 ; Lespace entre les mots.
Polyphonies stylistiques, 2006; Sertarele cu ficiune. Manual de scriere creativ (Les
tiroirs fiction. Manuel dcriture crative), 2008; Dicionar de termeni arghezieni
(Dictionnaire des termes utiliss par Arghezi), I, II, 2008.
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Pierre FASULA (Universit Paris I Panthon-Sorbonne), agrg de


philosophie, charg de cours lUniversit Jean Moulin Lyon 3, enseignant en lyce,
prpare une thse de philosophie sur Wittgenstein et Musil.
Laurent Fels crivain et professeur de littrature franaise au Lyce
Classique dEchternach et au Lyce Nic BieverDudelange au Grand-Duch de
Luxembourg. Membre de lAcadmie Europenne des Sciences, des Arts et des Lettres.
Collaborateur scientifique de plusieurs institutions littraires dont la Socit de
littrature gnrale et compare et la Society for French Studies (Oxford University).
Auteur des livres: Arcendrile suivi de Nielles, pomes avec une prface de Bernard Nol
(2009), Qute sotrique et cration potique dans Anabase de Saint-John Perse (2009),
Regards sur la posie du XXe sicle, tome 1 (2009), Jean Kobs: uvres compltes I, d.
tablie et prsente par L.F. (2009), Qute sotrique et cration potique dans Anabase
de Saint-John Perse (2010).
Mihaela GRIGOREAN tudes littraires lUniversit Babe-Bolyai de
Cluj- Napoca; enseignante au lyce. Elle prpare une thse de doctorat en philosophie
sur Lvangile de Thomas - hermneutique transdisciplinaire. Auteure de larticle
Coordonate ale unei abordri transpoetice a Evangheliei dup Toma, (Coordonnes dune
approche transpotique de lvangile de Thomas) publi dans Anuarul Institutului de
istorie George Bari de Cluj-Napoca sries humanistica VIII 2010.
Aymen HACEN ancien lve de lcole normale suprieure de Tunis,
agrg de lettres modernes. Allocataire-moniteur de lcole normale suprieure Lettres
et Sciences Humaines de Lyon (entre 2006 et 2008). Assistant permanent lInstitut
Suprieur des Langues Appliques aux Affaires et au Tourisme de Moknine (Tunisie).
Pote et essayiste, auteur des volumes Stellaire. Dcouverte de lhomme gauche, 2006,
Alphabet de lheure bleue, 2007, Le Gai dsespoir de Cioran, 2007, Erhebung, 2008,
le silence la ccit (Dcouvertes), 2009. Directeur de la collection Bleu Orient
chez Jean-Pierre Huguet diteur. Traducteur de larabe vers le franais et vice versa.
Collaborateur la traduction en arabe de Pome dattente de Bernard Nol, ainsi que
Linstant de ma mort de Maurice Blanchot et Le Voyageur sans titre dYves Leclair
(en collaboration avec Mounir Serhani). Il prpare une version en langue arabe de
Mythologie de lhomme dArmel Guerne et dAbsent de Bagdad de Jean-Claude Pirotte.
Il a publi une version franaise de Il a tant donn, jai si peu reu du pote tunisien
Mohamed Ghozzi.
Ariane Lthi docteur s lettres de lUniversit de Zurich, enseigne la
littrature compare lUniversit de Strasbourg. Elle a publi Pratique et potique
de la note chez Georges Perros et Philippe Jaccottet (d. du Sandre, 2009) et collabor
Place au public. Les spectateurs du thtre contemporain (MetisPresses, 2008).
Ses recherches actuelles portent sur le fragmentaire, la traduction littraire et luvre
184

de Joseph Joubert. Membre du comit de rdaction de la revue Variations et co-ditrice


des numros 15/2007 (Discontinuit), 16/2008 (translatio), 17/2009 (Matire du
langage) et 18/2010 (nigmes), elle collabore rgulirement aux revues CCP (Cahier
critique de posie), Europe, RBL (Revue de Belles-Lettres).
Paul MATHIEU licenci en philologie romane (Universit de Lige).
Professeur de franais et despagnol lAthne royal dAthus et lIEPSCF dArlon.
Pote: Les sables du silence, 1998; Solens, 1998; Les dfricheurs de jardins, 2000;
Bordages, 2001; Bab suivi de Byzance, 2002; Dragons de papier, 2003; Marchant de
marbre, 2004; Ter, 2004; Graviers, 2004; Le chne de Goethe, 2005; Qui distraira
le doute, 2006; Cadastres du babel, 2008; En venir au point, 2009. Auteur de
nouvelles: Le sabre, 1999; Les coquillages, 2000; collaborateur divers journaux et
revues: Le Jeudi (Luxembourg), Pyro (Paris), LArbre paroles (Amay), Les Cahiers
luxembourgeois (Luxembourg), Traverses (Virton). Auteur darticles et dtudes sur
Andersen, Mandiargues, Queneau, Cocteau, Colette, Picabia, Marguerite Yourcenar,
Ghelderode, Thomas Owen, Hubert Juin, Jacqueline Harpman, Andr Schmitz, Guy
Goffette, Jean-Pierre Verheggen, Jude Stfan, Salah Stti. Il a reu le prix Arthur
Praillet pour lensemble de luvre potique en 2009.
Constantin MIHAI docteur s lettres lUniversit Michel de Montaigne,
Bordeaux 3. Matre-assistant lUniversit Constantin Brncoveanu de Rmnicu
Vlcea. Spcialiste en histoire intellectuelle roumaine, anthropologie de lImaginaire
et histoire de la rsistance anticommuniste. Auteur des livres: Arca lui Nae. Perspective
culturale asupra generaiei 27 (LArche de Nae. Perspectives culturelles sur la gnration de
1927), 2004 ; La Logique dHerms. tudes sur lImaginaire, Prface de Claude-Gilbert
Dubois, 2006 ; Descartes. LArgument ontologique et sa causalit symbolique, Prface
de Lelia Trocan, Paris, LHarmattan, 2007 ; Gilbert Durand. Les Mtamorphoses de
lanthropologie de lImaginaire, 2009; Biserica i elitele intelectuale interbelice (Lglise
et les lites intellectuelles dentre-deux-guerres), 2009.
Monsif OUADAI SALEH crivain marocain natif de Marrakech. Pote et
philosophe. Professeur lcole Normale Suprieure de Ttouan. crivain rdacteur
dans plusieurs revues culturelles. Auteur du recueil de posie Numen, dit au Canada,
de La structure ontologique de la violence (indit) et de plusieurs articles dits dans des
revues en papiers et lectroniques: Arabesques-ditions, Mondes Francophones, Revue
de la littrature RALM, Revue de Thran.
Mihaela-Geniana STNIOR matre-assistante lUniversit Lucian
Blaga de Sibiu. tudes de roumain et de franais. Docteur s lettres de lUniversit de
Craiova avec un mmoire sur Emil Cioran. Auteure des livres: Les Cahiers de Cioran,
lexil de ltre et de luvre, 2005; Perspectives critiques sur la littrature franaise du
XVIIe sicle, 2007, ainsi que de plusieurs tudes sur la littrature franaise et universelle.
185

Traductrice en roumain du livre de Roland Jaccard, La tentation nihiliste. Secrtaire de


rdaction des Cahiers Emil Cioran. Approches critiques, membre du comit de lecture
et correspondante ltranger de la revue Recto/Verso. Revue de jeunes chercheurs en
critique gntique.
Eugne VAN ITTERBEEK tudes de philosophie et lettres et de droit
lUniversit Catholique de Louvain. Docteur s lettres lUniversit de Leyde
aux Pays-Bas. Aprs une carrire de professeur de langue et de littrature franaises
en Belgique, entre autres lUniversit dAnvers, au Centre Pdagogique Suprieur
de ltat Hasselt et au Conservatoire Royal de Musique Bruxelles, il migra en
Roumanie o, depuis 1994 il enseigne la littrature franaise lUniversit Lucian
Blaga de Sibiu. De 1979 1994 il a organis lUniversit de Louvain, en coopration
avec lUnion Europenne, les Festivals Europens de Posie. Dans ce cadre il a fond
la Maison Europenne de la Posie et la maison ddition Les Sept Dormants.
diteur des Cahiers de Louvain. Sibiu, il cra et dirige le Centre international de
Recherche Emil Cioran ainsi que les Cahiers Emil Cioran. Organisateur des
colloques internationaux Emil Cioran. Principales publications: Spreken en zwijgen
(Parole et silence), 1966; Actuelen 1 et 2, 1967-1977; Tekens van leven (Signes de vie),
1969 ; Daad en beschouwing (Action et contemplation), 1972 ; La posie en chiffres,
1987; Europa, huis van cultuur (LEurope, maison de culture), 1992; Le Baudelaire
de Benjamin Fondane, 2003 ; Deux glises sibiennes. Naufrages dun christianisme
oubli?, 2007; Au-del des schismes et des ruptures, 2008; Approches critiques (I-XI,
1999-2010). Volumes de posies en langue franaise: Entre ciel et terre, 1997; Fables,
prires et autres pomes, 2001; Instantans transylvaniens, 2004; Les noces des mots et
des choses, 2004; Un hiver Cisndioara, 2006; Ne moublie pas / Nu m uita, 2008.
Auteur du Journal roumain, 2006, vols II et III, 2010; Lexprience du moi dans la
littrature europenne contemporaine de lEst et de lOuest (avec Jrgen Henkel), 2010.
Traducteur de la posie dAlain Bosquet, Amadou Lamine Sall, J.J. Padrn, Homero
Aridjis, Donatella Bissutti et O.C. Jellema.
Ciprian VLCAN tudes de philosophie lUniversit de Timioara.
Boursier de Lcole Normale Suprieure de Paris entre 1995-1997. Boursier du
gouvernement franais entre 2001-2004, il obtient la Matrise et le DEA en philosophie
de lUniversit Paris IV Sorbonne. Professeur la Facult de Droit de lUniversit
Tibiscus de Timioara. Docteur en philosophie de lUniversit Babe-Bolyai de ClujNapoca (2002). Docteur s lettres de lUniversit de Vest de Timioara (2005). Docteur
en histoire culturelle de lcole Pratique des Hautes tudes de Paris (2006). Volumes
dauteur: Recherches autour dune philosophie de limage, 1998; Studii de patristic i
filosofie medieval (tudes de patristique et de philosophie mdivale), 1999 (Prix de
la Filiale de lUnion des crivains de Timioara) ; Eseuri barbare (Essais barbares),
2001; Filosofia pe nelesul centaurilor (La philosophie la porte des centaures), 2008;
La concurrence des influences culturelles franaises et allemandes dans luvre de Cioran,
186

2008; Teologia albinoilor (La thologie des albinos), 2010 (avec Dana Percec), Elogiul
blbielii (Lloge du bgaiement), sous presse; A traves de la palabra, Murcia, sous presse.
Heinz WISMANN philologue et philosophe, hlleniste, directeur dtudes
lEHESS. Auteur de : Hraclite ou la Sparation, en collaboration avec Jean Bollack,
1972; La Rplique de Jocaste: sur les fragments dun pome lyrique dcouverts Lille,
en collaboration avec Jean Bollack et Pierre Judet de La Combe, 1977; Philologie et
hermneutique au XIXe sicle 2, d. par Mayotte Bollack et Heinz Wismann, 1983;
(d.), Walter Benjamin et Paris, 1986; Lavenir des langues: repenser les humanits, en
collaboration avec Pierre Judet de la Combe, 2004. Les avatars du vide. Dmocrite et
les fondements de latomisme, 2010. Traducteur de: picure, Lettre Hrodote, Paris,
Minuit, coll. Le sens commun, 1971; Kant, Critique de la raison pratique, trad. en
collaboration avec Luc Ferry, Paris, Gallimard, 1989.

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