HYPPOLITE, J. - Vie Et Philosophie de L'histoire Chez Bergson
HYPPOLITE, J. - Vie Et Philosophie de L'histoire Chez Bergson
HYPPOLITE, J. - Vie Et Philosophie de L'histoire Chez Bergson
chez Bergson
JEAN HYPPOLITE
Sorbonne, Pars
Actas del Primer Congreso Nacional de Filosofa, Mendoza, Argentina, marzo-abril 1949, tomo 2
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JEAN HYPPOLITE
l'introduclion la philosophie de Fhistoire humaine que nous trouvons dans les Deux sources de la morale et de la religin.
1. L'humanit apparait dans VEvolution cratrice comme une
certaine espce, mieux doue certes que les autres; c'est cependant
d'abord une espce vivante comme les autres. II y a done une nature
humaine spcifique, et par nature "il faut entendre l'ensemble des
complaisances et des rsistances que la vie rencontre dans la matire
b r u t e ; u n corps qui comportait rintelligence fabricatrice avec autour
d'elle une frange d'intuition tait ce que la nature avait pu faire de
plus complet". La vie a ralis dans l'homme l'espce la plus haute,
mais le dessin de cette espce, qui constitue une certaine structure.
un ensemble naturel et delimit, dfini, done clos a certains gards,
s'oppose l'effort de cette espce pour se dpasser elle-mme. II
y a un conflit entre la nature de l'espce-homme et l'existence que
rhomme s'est donne, se donne lui-mme. Ce conflit entre la nature
et Yexistence fait tout le drame de Fliistoire humaine. C'est un mrite
de Bergson d'avoir oppos une philosophie du progrs automatique
de rhumanit une philosophie qui insiste sur ce conflit permanente
sur les retombes incessantes de l'homme dans une nature donne, et
sur l'effort pour transcender cette nature et ouvrir ce qui est clos.
Ce conflit ne fait d'ailleurs que reproduire au niveau humain ce qui
se passe dans l'lan vital en general, o le risque crateur s'oppose
sans cesse la conservation de soi, o le mouvement en avant est contrari par la stagnation et le tournoiement sur place des espces et
des individus. "Et il faut se rappeler surtout que chaqu espce se
comporte comme si le mouvement general de la vie s'arrtait elle
au lieu de la traverser. Elle ne pense qu' elle, elle ne vit que pour
elle". Toutefois chez l'homme ce qui s'oppose, c'est Veffort conscient
de l'intelligence et la nature donne de l'espce. Bergson fait bien une
critique de l'intelligence, mais il voit aussi en elle le grand instrument
de liberation de la conscience, de sorte qu'avec l'intelligence l'lan
devient conscient de lui-mme, il devient effectivement effort pour se
dpasser toujours. Dans les chapitres de VEvolution cratrice o Bergson montre les limites de l'intelligence, il montre en mme temps
qu'elle seule rend possible l'ouverture de ce qui est clos, et assure
cette marche la reflexin qui parait tre le sens mme de l'lan..
Elle fait clater les conditions naturelles de l'espce-homme parce
qu'en tant qu'intelligence fabricatrice elle cree sans cesse des instru-
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par la socit o se dposent le progrs raliss pour tre la disposition des gnrations futures, de desserrer l'tau et d'assurer cette
ouverture. Elle en est capable, amis, posant tous les problmes sans
avoir seule les moyens de les resondre, elle met anssi en pril la vie
humaine. Si elle s'lve au dessus de l'instinct de Tespce, ou de ce
qui en est Tquivalent humain, et si elle ne rejoint pas l'intuition qui
est la vie absolue consciente de soi, elle est dans son effort et dans
son entreprise suspendue dans le vide, sans cesse sur le point de retomber dans l'instinet, profond mais borne, et cette retombe, tant
donne l'imraensit, la monstruosit du corps artificiel cre par nos
machines, ne peut plus tre qu'un instinct perverti, capable d'anantir
l'espce qu'il avait pour fonction de prserver. Ainsi la guerre, lie
a la socit cise, aux conditions de la nature humaine apparait
aujourd'hui comme une menace de destruction complete "Au train
dont va la science, le jour approche o I'un des adversaires possesseur
d'un secret qu'il tenait en reserve, aura le moyen de supprimer l'autre: il ne restera peut-tre plus trace du vaincu sur terre".
3. L'existence historique de Thomme nous apparait done entre
l'instinct et l'intuition, comrae un effort toujours reprendre, jamis
garanti compltement. La grande illusion, serait de croire un progres continu, un abandon dfinitif des conditions naturelles. II y a
bien sans doute une accumulation, un progrs constant de Toutillage,
du savoir dpos dans le langage, des institutions mmes pourrait-on
dir, mais tout cela est l'acqus social, a besoin d'tre reconquis par
chaqu gQration. "Chassez le naturel, dit Bergson, il revient au
galop". Ce naturel nous est dissimul par le milieu humain dans
lequel nous vivons, il n'en existe pas moins, et pour pouvoir le transcender, il faut en reconnaitre la puissance et les caracteres distinctifs.
Ces caracteres qui forraent un ensemble organique, une totalit forme de termes complmcntaires les uns des autres, sont dcrits par
Bergson partir de la notion de socit cise, parallle a la socit
anmale, mais o rintelligence apporte ses variations, et o l'obligation stricte compense les hsitations possibles de cette mme intelligence. La sociologie bergsonnienne est enveloppe par la biologie, elle
relie la socit humaine primitive, d'abord aux exigences vitales et
une finalit immanente de l'instinct ou de ce qui en tient lieu chez
u n tre intelligent; cette socit cise comporte la guerre, lie la
proprit (outils et matire premire). Cette guerre, toujours possible,
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enveloppait toutes les deux. D'abord la mystique appelle la mcanique, car "l'homme ne se soulvera au-dessus de la terre que si u n
outillage puissant lui fournit le point d'appui. II devra peser sur la
matire s'il veut se dtacher d'elle", Quand a paru le livre de Bergson
sur les Deux sources, on a t tent de mal comprendre et de rattacher
la thse du philosophe une "grande pnitence" prche par quelques poltiques. En fait il ne s'agit pas de renoncer "cette domination de la nature" que nous assure le machinisme, mais d'viter que
cet instrument de libration puisse devenir un moyen d'asservissement. Personne ne niera les problemes humains que pose le machinisme et qu'une suppressin des classes sociales ne rsoudrait pas
immdatement. La machine peut nous asservir alors qu'elle est faite
pour nous librer. Mais il ne s'agit pas de revenir en arrire, comme
une nostalgie de l'instinct clos le fait dsirer certains artistes ou
certains penseurs, car le vrai mysticisme a besoin de se rpandre et
de s'tendre toute l'humanit, au lieu d'etre Papanage d'une lite
restreinte. "Comment se propagerait-il mme dilu et attnu, comme
il le sera ncessairement, dans une humanit absorbe par la crainte
de ne pas manger sa faim". Le vrai mysticisme exige done un empire
sur les choses pour que l'homme n'en ait plus tant sur l'homme. Mais
d'autre part la mcanique appelle la mystique aussi bien, car, par une
sorte d'erreur d'aiguillage, le dveloppement du machinisme aboutit
un luxe exager pour un petit nombre au lieu de conduire la libration pour tous. Allons plus loin, cette libration elle-mme n'en
serait pas une si l'homme restait prisonnier de ce bien-tre et de ce
confort qui peut lui procurer cette domination sur les choses. Qui sait
si une humanit organise seulement pour la production et la consommation ne deviendrait pas une immense foiurmilire! La domination
sur les choses doit tre au service de l'homme pour qu'il puisse se
dominer lui-mme. L'organisation de la production et de la consommation n'a de sens que si elle est rattache cette libration effective.
"Cette mcanique ne rendra des services proportionns sa puissance
que si l'humanit qu'elle a courbe encor davantage vers la terre
arrive par elle se redresser, et regarder le ciel". II faut que l'humanit prenne conscience de sa vocation. Son avenir dpend d'elle.
"A elle de savoir si elle veut vivre", " elle de se demander ensuite si
elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l'effort ncessaire pour
que s'accomplisse, jusque sur notre plante rfractaire, la fonction
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essentielle de l'univers qui est une machine faire des Dieux". Ici la
vocation de Thomme qui est "cTtre ce qu'il devient" et non pas seulement de "devenir ce qu'il est" est mise en pleine lumire. II s'agit de
dpasser les conditions closes de l'espce-homme ou, mieux encor, de
dpasser toute espce. "Le gnie mystique voudra faire de l'humanit
une espce nouvelle, ou plutot la dlivrer de la ncessit d'etre une
espce. Qui dit espce, dit stationnement coUectif et l'existence complete est mobilit dans Findividualit", ce texte des Deux sources
rejoint celui de VEvolution cratrice o est affirme l'ouverture indfinie de l'Existence qui n'apparait qu'avec l'homme. Avec l'homme
la vie s'est leve sur les hauteurs "d'o elle voit un horizon se rouvrir
devant elle", conscience tant synonyme d'invention et de libert.
Ainsi l'ouvert des Deux sources est deja annonc comme le sens de
toute l'volution vitale dans VEvolution cratrice.
Nous n'avons voulu qu'indiquer les perspectives d'une philosopliie
de l'histoire chez Bergson, insistant particulirement sur cette opposition de la Nature (cise) a VExistence (ouverte), qui nous a paru
essentielle, et qui nous a paru aussi annoncer quelques aspects de la
phUosphie existentielle actuelle. L'existence en effet, oppose la
nature, l'existence s'ouvrant, par un risque, sur des perspectives indfinies nous a paru une notion particulirement importante l'heure
prsente. Nous ne nous dissimulons pas, par aiUeurs, que Bergson n'a
donn que des indications sur une philosophie de l'histoire possible.
Proccup de rapporter l'existence humaine la vie en general, montrant meme le vertige qui peut s'emparer de cette existence quand,
conunen^ant e'ouvrir, elle dcouvre la mort et se laisse prendre
l'ide d'une vanit de tout effort non garanti, et la riposte ce vertige
qu'apporte l'instinct sous la forme de la fonction fabulatrice, Bergson
a sans cesse amorc une philosophie de l'histoire hmuaine, sans la
traiter effectivement. Peut-tre a-t-il trop cd cette orientation fondamentale de sa pense: "La philosophie devrait tre un effort pour
dpasser la condition humaine", allant de l'honune biologique au surhomme sans s'arrter assez longuement aux caracteres de cette existence historique humaine qui se situ entre les deux. Mais il ne serait
pas impossible de prolonger ici Bergson en appliquant au devenir social ses rflexions antrieures sur la mmoire. Quoiqu'il en soit de ees
perspectives nous avons voulu ici nous limiter l'tude de ce rapport
de l'existence humaine et de la vie dans sa philosophie.
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