Etudes Kurdes N°1
Etudes Kurdes N°1
Etudes Kurdes N°1
e
N 1 - fvrier 2000
revue biannuelle de re c h e rc h e s
KU R DE
I N S T I T U T
D E PA R I S
F O N D AT I O N
DITO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5
TUDES
Les Kurdes, tats et tribus,
Martin van Bruinessen . . . . . . . . . . . . . . .9
La guerre des mots pour nommer les Kurdes et leur
territoire au Conseil de lEurope, Salih Akin . .33
Le thtre kurde en URSS, Lucina Jafarova . .47
DOCUMENTS
Laccord de Washington,
Ali Babakhan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .59
ARCHIVES
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan,
Joyce Blau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .73
Paysans du Diarbekir mangeant les
Gteaux du Printemps, S. A. . . . . . . . . . .93
COMPTES RENDUS
Chroniques Bibliographique,
Hamit Bozarslan . . . . . . . . . . . . . . . . . . .97
CHRONOLOGIE
Chronologie des vnements, Rs,en Werd . . . .113
Conseil scientifique :
Martin van BRUINESSEN (Utrecht),
Kendal NEZAN (Paris),
Jean-Baptiste MARCELLESI (Paris),
Philip KREYENBROEK (Gttingen),
Robert OLSON (Kentucky),
Jean-Franois PEROUSE (Toulouse),
Yona SABAR (Californie),
Ephrem Isa YOUSIF (Paris),
Sami ZUBEIDA (Londres).
Comit de rdaction :
Christine ALLISON (Londres), Glistan GRBEY (Berlin),
Michael CHYET (Washtington), Hans-Lukas KIESER (Ble),
Hussein FUAD (Amsterdam), Michiel LEEZENBERG (Amsterdam),
Nelida FUCCARO (Exeter), Maria OSHEA (Londres),
Mirella GALLETTI (Rome), Abbas VALI (Swansea).
Equipe ditoriale :
Salih AKIN,
Ali BABAKHAN, directeur de publication,
Joyce BLAU, rdactrice en chef,
Hamit BOZARSLAN, rdacteur en chef adjoint,
Hosham DAWOD,
Hasan Basri ELMAS.
diteurs :
DITIONS LHARMATTAN
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FONDATION-INSTITUT KURDE DE PARIS
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Paris, fvrier 2000
Durant ces dernires annes, le nombre d'ouvrages, d'tudes et
d'articles sur divers aspects de la culture et de la socit kurdes a augment
de faon trs significative. Les centres de recherche, universitaires ou non, des
instituts culturels kurdes publient les travaux de chercheurs qui manifestent
un intrt grandissant pour les tudes kurdes. Ce qu'on pourrait appeler la
Bibliothque kurde s'enrichit d'anne en anne par des publications en
langues occidentales et moyen-orientales.
La revue tudes Kurdes, qui participe cet lan, se donne un
double objectif.
D'abord, elle souhaite mettre la disposition des spcialistes une
revue bi-annuelle, en franais, dans le dessein de les informer sur tous les
aspects de la socit kurde : langue, littrature, sociologie, anthropologie,
histoire... Il va de soi que cette tche ne peut tre mene terme que dans le
strict respect de l'objectivit et de la pluralit d'opinions. Ensuite, elle a le
projet de devenir un forum pour les jeunes chercheurs, en nombre croissant,
qui travaillent sur divers aspects de la socit kurde, mais dont les tudes ne
sont connues que d'un cercle limit de spcialistes.
Notre revue respectera scrupuleusement les normes et la dontologie
en vigueur dans le monde universitaire. Pour autant, elle ne se limitera pas
des articles purement scientifiques. Elle a galement pour vocation de
mettre la disposition de ses lecteurs - spcialistes ou non - des documents
contemporains ou d'archives, des rsums et des comptes-rendus d'ouvrages et d'tudes
parus sur la question kurde, ainsi qu'une chronologie. En d'autres termes, notre revue a
pour ambition d'tre un instrument de travail pour les tudes kurdes dans leur ensemble.
L'quipe ditoriale d'tudes kurdes
6 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Les Kurdes,
Etats et tribus
La population kurde vit la priphrie de deux ou plusieurs
Etats voisins et sert de tampon entre eux depuis longtemps.
Des annes 1500 jusqu' la Premire guerre mondiale, les
Etats en question taient l'Empire ottoman l'Ouest et les
Sfvides l'Est et plus tard les Qajar (ainsi que la Russie et
l'Empire britannique qui petit petit se sont introduits dans la
rgion au nord et au sud respectivement). Aprs la Premire
guerre mondiale, le Kurdistan a t partag entre quatre Etats
modernes, soi-disant nationaux, qui ont succd ces empires;
il est devenu une rgion priphrique souvent considre avec
mfiance, par chacun d'entre eux. Tous ces Etats (empires ou
Etats nationaux) ont exerc leur autorit sur le Kurdistan sous
des formes varies qui se sont fortement rpercutes sur l'orga-
nisation sociale et politique de la socit kurde. Les formations
tribales particulires qui existaient dans la population kurde au
cours des diffrentes priodes de l'histoire taient, bien des
gards, la consquence de l'interaction entre la socit kurde et
ces Etats.
Continuit et variabilit
En tudiant les noms des tribus kurdes mentionns dans
diverses sources au cours des quatre derniers sicles, on
constate que certaines tribus ont disparu alors que de nouvelles
apparaissaient mais que de nombreuses tribus importantes se
Martin van
BRUINESSEN
Universit dUtrecht
10 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
sont re m a rquablement conserves depuis tout ce temps
1
.
Cependant l'importance numrique et le degr de complexit
de ces tribus ont subi des variations considrables selon
l'poque et il parat peu probable par exemple que la tribu des
Milli ou celle des Jaf des annes 1950 ait ressembl de mul-
tiples gards la tribu du mme nom qui existait en 1859 ou
en 1999
2
.
Les tribus sur lesquelles nous possdons des descriptions plus
ou moins fiables ( une poque ou une autre) varient beau-
coup du point de vue de leur importance numrique et de leur
complexit structurelle
3
. Certaines sont, ou taient jusqu' une
priode rcente, des bergers nomades, d'autres combinent
l'agriculture avec la transhumance des troupeaux, d'autres
enfin sont des agriculteurs sdentaires. Actuellement de larges
parties de nombreuses tribus sont urbanises sans avoir com-
pltement renonc aux valeurs tribales et l'organisation tri-
bale, ce qui dans certains contextes urbains pourrait en fait
tre un avantage (du point de vue des plus anciennes couches
urbaines, notamment Istanbul et Ankara, l'arrive en masse
d'immigrants kurdes dans ces villes au cours des dernires
dcennies a eu pour effet d'orienter la politique locale et natio-
nale dans un sens tribal, avec des solidarits fondes sur la
famille, la tribu ou la rgion).
Certaines tribus, notamment celles de moindre importance,
constituent des groupes gnalogiques assez bien dfinis, bien
qu'il y ait souvent au moins quelques individus dont la ligne
gnalogique est sujette caution ou qui sont reconnus comme
membres loyaux sans lien de parent. Dans les tribus les plus
importantes, l'aspect d'affiliation politique et de loyaut
l'gard d'un chef commun ou d'une ligne dirigeante est plus
vident, mme si l'idologie des liens du sang joue un rle
important. Bien que les Kurdes ne partagent pas la fascination
des tribus arabes pour leur gnalogie, il peut arriver, mme
1- Les sources principales
sur les tribus Kurdes sont:
le Chreffnameh (histoi -
re des mirats kurdes,
crite vers la fin du
XVIme sicle), Trkay
1979 (compilation de don -
nes sur les tribus kurdes
d'aprs les documents
ottomans), Hursd Pasa
1997 (1860) (crit par un
membre turc de la com -
mission qui a trac la
frontire Iran-Turquie en
1848-52), Jaba 1860,
Sykes 1908, Mayevski
1300/1914, Nol 1919,
Gkalp 1992 (crit au
dbut des annes 1920)
Azzw 1937/56,
Razm-r 1320,
Htteroth 1959 et l'ano -
nyme As,iretler raporu,
(la liste la plus complte
des tribus kurdes en
Turquie tablie probable -
ment dans les annes 1970
par l'un des services de
scurit).
2- Pour un exemple de tels
changements sur une
priode relativement cour -
te, voir Bruinessen
1983 (sur la tribu Shikk).
3- Voir Bruinessen 1992,
ch. 2 Tribes, chieftains
and non tribal groups
pour un examen plus
dtaill de la diversit des
formes d'organisation
tribale au Kurdistan.
Les Kurdes, Etats et tribus 11
dans les tribus importantes, que la croyance en une ascendance commune de tous les
membres s'tablisse en l'espace de quelques gnrations aprs que la tribu ait merg
en tant que coalition politique.
La plupart des tribus importantes ont une structure hirarchise avec une ligne domi-
nante, un certain nombre de lignes ou clans moins nobles, des lignes satellites et une
paysannerie non-tribale soumise. Certaines de ces tribus reconnaissent clairement l'h-
trognit de leur structure (c'est pourquoi certains auteurs les appellent confdra-
tions).
C'est ainsi que la grande tribu Milli (tablie dans un vaste espace entre Urfa et Mardin)
runissait au XIX
me
sicle des sous-tribus arabes et kurdes, et parmi ces dernires des
groupes musulmans, yzidis et sunnites. La tribu Heverkan de Tur Abdin comprenait des
groupes kurdes yzidis et sunnites, ainsi que des lignes satellites chrtiennes.
Bien qu'il ne faille pas sous-estimer le dynamisme propre de la socit kurde (les conflits
entre tribus et les coalitions avaient un impact considrable sur la structure tribale), le
degr de complexit et de stratification interne au sein des tribus semble avoir dpendu
principalement de deux facteurs extrieurs: les ressources disponibles et l'importance de
l'ingrence des Etats dans la rgion.
Administration indirecte et structure tribale
Cette corrlation est bien illustre par l'histoire des mirats kurdes, instances de pouvoir
qui taient des confdrations de tribus (nommes et encore identifiables dans bien des
cas) diriges par des dynasties hrditaires officiellement reconnues par les Etats (otto-
man, sfvide et qajar). L'existence de ces mirats nous a t d'abord rvle par le
Chreffnameh rdig en 1597 par le souverain kurde de Bitlis, Chreff Khan. Bien que
Chreff Khan attribue un ge vnrable la plupart des mirats, il ne donne aucun l-
ment concret avant la priode des Karakoyunlu et son rcit souligne la diffrence de trai-
tements des dynasties kurdes par les Karakoyunlu, Akkoyunlu, Sfvides et Ottomans.
La structure des mirats rappelle celle des empires turcomans, les tribus tant organi-
ses en aile gauche et droite maintenues en quilibre par le souverain. Chaque tribu, de
son ct, avait un chef hrditaire (dans certains cas deux familles dirigeantes en com-
12 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
ptition la dirigeaient alternativement) dont les fils ou les
proches parents devaient vivre la cour de l'mir pour mainte-
nir les tribus sous contrle.
Il a t suggr par Xavier de Planhol que le nomadisme kurde
dans les montagnes tel qu'il tait connu l'poque ottomane est
apparu tout d'abord comme une synthse culturelle du noma-
disme turcoman horizontal longue distance et de la pratique
kurde de transhumance verticale de proximit. Nous savons
que des confdrations tribales nomades kurdes-turques ont
exist l'poque de l'Empire ottoman, les Boz Ulus tant la
plus importante d'entre elles
4
. Il n'est pas impossible qu'au
moins un certain nombre d'mirats kurdes sont ns galement
de la rencontre entre Kurdes et Turcomans. En tout cas, les
mirats se sont plus ou moins stabiliss et consolids la suite
de leur incorporation dans l'Empire ottoman qui leur a accord
une autonomie formelle et a renforc l'autorit des mirs dsor-
mais sanctionne par le pouvoir central. Par suite de leur inter-
action avec l'Etat ottoman, les cours des mirats kurdes sont
devenues de plus en plus semblables aux cours ottomanes,
toutes proportions gardes
5
.
Chaque mirat tait organis comme une unit administrative
ottomane spare et les pouvoirs administratifs taient en
majeure partie ou entirement dlgus aux mirs. Certains
mirats versaient une somme forfaitaire en impts, d'autres
mme pas. La seule obligation pour tous les mirats envers
l'Etat ottoman tait d'assurer le service militaire lors de toute
campagne dans la rgion. Il n'est pas tonnant de constater que
les mirats autonomes se trouvaient dans les rgions les plus
priphriques o la collecte des impts aurait t de toute
faon trs difficile. Les rgions de production agricole proches
des centres urbains taient administres directement par des
gouverneurs nomms par le pouvoir central ou par d'autres.
Bitlis est le seul des grands mirats qui avait une position stra-
4- Voir Demirtas, 1949,
Gndz 1997.
5- Voir les notes sur les
mirats de Bitlis, Baban et
Jazira dans Bruinessen
1992, p.161-180.
tgique importante sur une grande route commerciale et comp-
tait en son sein une communaut trs importante d'artisans et
de commerants.
Les grandes tribus nomades avaient un statut semblable celui
des petits mirats, c'est--dire une large autonomie ; la tche de
collecter tous les impts confie au chef de la tribu qui rever-
sait l'Etat une somme forfaitaire ou rien du tout
6
. Ni les
grandes tribus nomades ni les mirats n'taient des crations
de l'Etat ottoman au sens propre. Ils existaient dj lors des
premiers relevs fiscaux. Cependant, le fait qu'ils aient t
reconnus et aient reu une dlgation de pouvoir de l'Etat otto-
man fixait l'tat de choses existant dans la priphrie kurde et
les renforait en tant qu'units politiques.
Il faut signaler que la politique des Sfvides envers les tribus
tait diffrente de celle des Ottomans. Alors que ces derniers
consolidaient les formations tribales qui consentaient colla-
borer avec eux, les Sfvides essayaient - et souvent russis-
saient - forger de nouvelles grandes units tribales partir de
nombreux petits groupes disparates d'origine htrogne. Dans
le cas des Kurdes, le cas le plus spectaculaire de la constitu-
tion d'une telle tribu par l'Etat central est celui des
Chamishkazaklu qui auraient rassembl quelque 40.000
familles originaires d'Anatolie et du Caucase et que Shah
Abbas allait installer dans le Khorassan-nord vers 1600 pour
p rotger la fro n t i re de l'Iran contre les incursions des
Ouzbeks. Ils taient administrs par un Ilkhani nomm par
l'Etat; plus tard, ils allaient se diviser en trois il", chacun
administr par un Ilkhani nomm par l'Etat mais ds lors
hrditaire
7
.
Certains mirats ragirent l'affaiblissement de l'Empire otto-
man au XVIIIme sicle et dbut du XIXme sicle en largis-
sant les territoires sous leur contrle et en gardant pour eux les
Les Kurdes, Etats et tribus 13
6- Ceci apparat trs nette -
ment analys dans les
documents ottomans du
XVI
me
sicle sur la rgion
de Tur Abdin.
7 - Bruinessen, 1978:
215-220, Tawahhudi
1359/1981
14 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
recettes auparavant verses au Trsor. Cependant les rformes
militaires et les efforts de centralisation entrepris sous les sul-
tans Mahmud II (1808-1839) et Abdulmajid (1839-1861) son-
nrent le glas des derniers mirats autonomes.
Les mirs traditionnels furent remplacs par des gouverneurs
nomms par l'Etat, mais ces gouverneurs n'avaient pas la lgi-
timit traditionnelle ncessaire pour garder sous leur contrle
les notables et les chefs de tribus de leur district, de sorte qu'ils
se trouvaient obligs de laisser ceux-ci un important degr
d'autonomie. De ce fait, des tribus isoles ou confdres, qui
jusqu'alors faisaient partie d'un mirat, devenaient les plus
importantes units sociales et politiques. Partout les chefs de
tribu s'efforaient d'tendre leur pouvoir et influence aux
dpens l'un de l'autre. Les missionnaires et autres voyageurs
au milieu du XIX
me
sicle rapportent les dolances des gens
sur l'inscurit croissante qui svissait depuis l'abolition des
mirats, et les luttes tribales incessantes. La nature segmentai-
re de l'organisation sociale kurde tait plus vidente qu'au
temps des mirats.
A chaque relance des rformes administratives et des efforts de
centralisation, les reprsentants du gouvernement central s'in-
crustaient davantage dans la rgion. Chaque nouvelle gnra-
tion de personnalits officielles nommes par le pouvoir central
devait s'accomoder l'environnement tribal et finissait par
exercer une sorte d'autorit indirecte ft-ce des chelons de
plus en plus bas de l'chelle administrative. Les entits tri-
bales que nous voyons s'articuler chaque phase de centrali-
sation administrative deviennent en consquence plus petites,
moins compliques et plus homognes du point de vue gna-
logique: les mirats cdent la place aux confdrations tribales,
les confdrations de grandes tribus des tribus de plus petite
dimension
8
.
8 - Ce processus est expo -
s, avec plus de dtails,
dans Bruinessen (voir le
rsum p. 192-195).
Alliance segmentaire et opposition
contre l'alliance avec des trangers
Le modle anthropologique bien connu d'alliance segmentaire et d'opposition
correspond bien la carte de la ralit sociale que de nombreux membres des
tribus kurdes ont en tte. Les luttes entre clans taient pour mes informateurs
le meilleur exemple pour montrer ce qu'est une tribu et comment elle fonc-
tionne. Ce n'est peut-tre pas un hasard si les luttes entre clans qui se drou-
laient plus ou moins selon les rgles idales concernaient des tribus rela-
tivement petites et homognes sur le plan gnalogique, et mnaient la mort
de simples membres de la tribu plutt que les chefs.
Le cas le plus pur de la lutte entre clans que j'ai observ dans mon travail
sur le terrain se situe Uludere, petite ville situe prs de la frontire entre
la Turquie et l'Irak avec de nombreux postes de garde dont chacun tait occu-
p par une ligne diffrente de la mme tribu. La lutte avait t engendre
par un enlvement au cours duquel un homme avait t tu par accident et
elle avait dur plusieurs annes, mobilisant deux lignes entires l'une
contre l'autre.
Cependant, quand un conflit surgit entre deux familles dirigeantes ou au sein
de l'une d'elles, le principe segmentaire est seulement l'un des principes du
modle d'alliances qui se dveloppe. Selon l'idologie tribale, un chef atteint
et maintient sa position grce la combinaison de divers facteurs : sa haute
naissance, sa personnalit (virilit, c'est--dire gnrosit et courage) et le
consensus des membres de la tribu. Cependant, dans la pratique sa position
est base sur ses talents politiques et sur l'appui d'allis extrieurs. Une des
tches principales d'un chef est de constituer un pont entre la tribu et le
monde extrieur dans lequel d'autres tribus et l'Etat (ou les Etats) sont les
principaux acteurs. La reconnaissance du chef par l'Etat - qui pour les mi-
rats prenait la forme d'un manteau d'investiture somptueux et d'un acte de
confirmation magnifiquement calligraphi et qui, l'heure actuelle, au
niveau le plus bas, se manifeste par la bonne entente avec le commandant de
la gendarmerie locale - est la garantie la meilleure possible de sa position.
Les Kurdes, Etats et tribus 15
16 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Dans le cas, qui n'est pas rare, d'un conflit au sein de la famil-
le dirigeante d'une tribu, par exemple entre deux prtendants
la fonction de chef, le conflit tend s'tendre bien au-del des
deux groupes de proches parents de chaque prtendant et peut
diviser toute la tribu. Habituellement chacun des deux rivaux
cherche s'assurer le soutien des forces extrieures les plus
puissantes, c'est--dire des tribus voisines et surtout d'un Etat
fort dans la rgion. Le Kurdistan diffre de beaucoup d'autres
rgions priphriques du fait qu'il y a toujours eu plus d'un
Etat voisin avec lequel un chef de tribu pouvait s'allier.
C'est ainsi que nous voyons vers 1600 la grande confdration
Mukri se diviser en deux factions violemment antagonistes
parce que deux candidats la direction, proches parents, se
sont allis l'un avec les Sfvides et l'autre avec les Ottomans.
Dans lune des batailles une partie de la tribu combattait du
ct des Ottomans et l'autre du ct des Sfvides. Nous ne
savons pas exactement comment s'est divise la tribu mais
comme les rivaux taient de proches parents, cela ne devait pas
s'tre fait suivant un modle segmentaire pur
9
.
Le voisinage du Kurdistan avec plus d'un Etat allait galement
permettre aux chefs kurdes de jouer un Etat contre un autre ou,
du moins, de chercher la protection de l'un contre l'autre. Le
Chreffnameh donne plusieurs exemples de maisons princires
kurdes passant alternativement du Sultan au Chah en tant que
protecteur royal. L'auteur de cette uvre, Chfreff Khan, passa
lui-mme une bonne partie de sa vie au service des Sfvides
avant de retourner Bitlis et de recevoir les honneurs des
Ottomans.
A une poque plus rcente, la veille de la Premire guerre
mondiale, des officiers britanniques, agents politiques au
Kurdistan mridional, ont observ que de nombreuses tribus
importantes avaient un chef qui tait loyal (c'est--dire
9 - Malcolm1815; 541-2.
Pour un incident ultrieur
mais similaire concernant
galement la tribu Mukri,
voir Eskandar Beg
Monshi 1978,
p.1015-1019.
acceptaient de cooprer avec les autorits britanniques) et sou-
tenaient la loi et l'ordre, mais qu'il y avait aussi un ou plusieurs
chefs rivaux, en gnral parents proches, qui taient
rebelles"10. La rebellion d'un chef tait souvent provoque
par un conflit au sein de la famille dirigeante de sa tribu (ou un
conflit avec une tribu voisine) plutt que par un dsaccord avec
le gouvernement du moment.
Au dbut des annes 1960, les nationalistes kurdes ont engag
une gurilla contre le gouvernement central; dans cette lutte les
deux parties ont mobilis des tribus kurdes l'une contre l'autre
dans un systme compliqu d'alliances et d'oppositions.
Des dirigeants de plusieurs grandes tribus ont pris une part
active dans le mouvement kurde (jouant le rle d'un Etat), tan-
dis que d'autres ont coopr avec le gouvernement et mme ont
organis au sein de leurs tribus des milices pro-gouvernemen-
tales.
Le mme phnomne est apparu en Turquie dans les annes
1980 et 1990 quand le PKK a dclench un violent conflit arm
contre le gouvernement central et ses collaborateurs kurdes.
Beaucoup de familles dirigeantes comptaient des membres
dans les forces gouvernementales et d'autres actifs au sein du
PKK
11
.
L'exemple le plus frappant est celui de la tribu Bucak dont la
famille dirigeante s'est divise entre les forces gouvernemen-
tales et les nationalistes kurdes. En 1965, Fayik Bucak, qui a
t lun des fondateurs du Parti dmocratique du Kurdistan en
Turquie, a t assassin dans des circonstances obscures, pro-
bablement dans un combat entre clans. Depuis lors ses enfants
occupent une place de premier plan dans le mouvement natio-
nal kurde. Serhat Bucak s'est ralli au PKK. Une autre branche
de la famille, sous la direction de Mehmet Celal Bucak et puis
Les Kurdes, Etats et tribus 17
10 - De nombreux
exemples figurent dans
Edmonds 1957, le plus
frappant tant peut-tre
celui de la tribu Pizhdar,
p.217-220 et 228-259
11 - Cela apparat dans un
rapport intressant rdig
pour les Chambres de
Commerce et d'industrie
turques en 1995. On a
demand 1267 habitants
de la Turquie orientale
dont la plupart taient des
personnalits locales bien
intgres dans la vie poli -
tique et conomique
turque si elles avaient des
proches ou des amis dans
le PKK. Les deux tiers ont
refus de rpondre cette
question, mais 15% (soit
45% de ceux qui ont rpon -
du) ont dclar avoir effec -
tivement des proches dans
le PKK.
18 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
celle de son successeur Sedat Edip Bucak, a coopr active-
ment avec l'Etat. Dans son premier attentat symbolique contre
un collaborateur kurde en 1979, le PKK avait pris pour cible
Mehmet Celal Bucak, ce qui a ranim la lutte entre ce clan
Bucak et le PKK. Sedat Edip Bucak a dirig une importante
milice de gardiens de villages cre dans le contexte de la
guerre contre le PKK, qui a surtout servi Sedat Edip Bucak
tablir son autorit sur les tribus voisines.
Au cours des deux dernires dcennies de nombreux membres
de la tribu Bucak ont t tus dans les combats qui ont oppos
les deux camps
12
.
Cependant, les divisions des tribus ou des familles dirigeantes
entre factions pro- et anti-gouvernementales, ne sont pas tou-
jours le reflet d'un conflit srieux au sein d'une famille. Dans
certains cas, il s'agit d'une politique dlibre de ne pas mettre
tous les oeufs dans le mme panier, une vieille stratgie des
familles dirigeantes partout dans le monde.
Les milices tribales
L'influence de l'Etat sur la socit tribale s'est particulire-
ment fait sentir lorsque l'Etat a organis les milices tribales. Le
prototype des milices tribales kurdes ont t les rgiments
Hamidiye, crs en 1891 sous le rgne du sultan Abdulhamid
II, soit-disant sur le modle des Cosaques russes. Les Ottomans
et les Sfvides avaient dj largement utilis sur le plan mili-
taire leurs sujets membres des tribus, en les dplaant sur de
grandes distances pour consolider des rgions nouvellement
conquises ou menaces de leurs empires. Les Hamidiye taient
cependant quelque peu diffrents la fois du point de vue de
leur organisation et de leur fonction. Les tribus kurdes sunnites
existantes (ainsi qu'une tribu Karapapakh isole et quelques
tribus arabes) furent embrigades pour former des rgiments de
12 - Sur la tribu Bucak
voir Sahin 1995. Sedat
Edip Bucak s'est acquis
une notorit de mauvais
aloi par ce qu'on appelle
"le scandale Susurluk" qui
a rvl la coopration
illgale mais rentable avec
les opposants aux insur -
gs, les militants de droite
et les crimes organiss.
cavalerie irrguliers commands par leurs propres chefs tri-
baux. Un rgiment comptait de 500 1150 hommes. Certaines
grandes tribus constiturent plus d'un rgiment (par exemple
les Millis fournirent quatre rgiments). A la fin de la dcennie
on comptait cinquante cinq rgiments
13
.
Les rgiments Hamidiye restaient hors de la structure de com-
mandement de l'arme rgulire, mais tous les commandants
de ces rgiments taient placs sous l'autorit de Zki Pacha,
commandant du 4me corps d'arme bas Erzincan. La tche
vidente des Hamidiye consistait protger la frontire contre
les incursions trangres (c'est--dire russes) et de garder sous
contrle la population armnienne des provinces orientales de
l'Empire. Pour le Sultan, ces rgiments reprsentaient un sys-
tme parallle de dfense de l'Est, indpendant de la bureau-
cratie et de l'arme rgulire en qui il n'avait pas entirement
confiance.
Les Hamidiye jouissaient d'un haut degr d'immunit lgale.
Ni l'administration civile, ni mme la hirarchie militaire rgu-
lire n'avaient d'autorit sur eux et aucune cour n'tait comp-
tente pour juger des crimes commis par leurs membres, de sorte
que les rgiments devenaient pratiquement des units ind-
pendantes. Leurs commandants pouvaient non seulement
consolider leur contrle sur leurs propres tribus mais gale-
ment l'tendre aux tribus voisines qui n'entraient pas dans les
rgiments Hamidiye. Si l'institution des Hamidiye n'a pas
entran la cration de nouvelles tribus, elle a renforc cono-
miquement et politiquement certaines des tribus existantes aux
dpens de leurs voisines et a accentu leur structure hirar-
chique interne. Elle a aussi sem les graines de conflits tribaux
qui allaient faire surface quelques dcennies plus tard
14
.
Les rgiments Hamidiye furent dmantels par le rgime des
Jeunes Turcs qui en 1909 renversa le sultan Abdulhamid; mais
Les Kurdes, Etats et tribus 19
13 - Kodaman 1987, 21-
66, et Duguid 1973.
14 - Frat (1970) dcrit la
manire dont sa propre
tribu alvie Hormek s'est
retourne contre la rbel -
lion du cheikh Said en
1925 pour punir la tribu
sunnite Cibran qui tenait
un rle dirigeant dans la
rbellion et qui autrefois
en tant que Hamidiye
avait opprim les Hormek.
20 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
quelques annes plus tard ils furent reconstitus sous un autre
nom. Des rgiments forms de tribus kurdes prirent part la
Premire guerre mondiale et disparurent avec l'Empire otto-
man aprs la guerre. Les Britanniques allaient tenter en Irak
une brve exprience avec une force de police tribale, mais ils
y re n o n c rent rapidement lorsqu'ils s'aperurent que le
dploiement de ces recrues exacerbait les conflits tribaux plu-
tt que de rendre plus acceptable l'occupation britannique la
population kurde en gnral.
Un nouveau type de milice tribale, destine lutter contre les
gurillas kurdes nationalistes par leurs propres mthodes,
apparut en Irak dans les annes 1960. Mme avant que n'cla-
tent en 1961 les premiers heurts entre les nationalistes kurdes
et les units de l'arme irakienne, les relations entre les
Barzani et les tribus voisines - et surtout leurs rivaux tradition-
nels - les Zibari, les Baradost et les Lalan - s'taient rapide-
ment dtriores et des combats avaient eu lieu
15
. Le retour de
850 combattants Barzani de leur exil en URSS allait modifier
l'quilibre des forces et fut ressenti comme une menace par les
tribus voisines. Les Barzani pensaient que le gouvernement
central incitait les tribus contre eux pour maintenir la division
entre Kurdes. Quoi qu'il en ft, lorsque Mulla Mostefa Barzani
et le PDK entrrent ouvertement en guerre contre le gouverne-
ment central, celui-ci allait soutenir activement les tribus hos-
tiles aux Barzani et les utiliser comme mercenaires dans la
lutte contre la gurilla.
Au dpart, les Barzani et leurs opposants kurdes menaient la
guerre comme une guerre tribale traditionnelle; des deux cts
il n'y avait pas d'organisation militaire formelle. A partir de
1963, le gouvernement tenta d'imposer une certaine forme
d'organisation aux forces armes tribales en les incorporant
dans la structure du commandement militaire comme rgi-
ments de cavalerie irrgulire (al-Fursan). Le nombre de tribus
15 - Pour la chronologie
des vnements et le rle
des tribus, voir Kinnane
1964: 59-81, Dann 1969:
19-69 et 198-199, Jawad
1981: 50-54, Mc Dowell
1996: 302-313.
mobilises dans les Fursan allait s'accrotre au fil des annes
16
.
Les tribus acceptaient avec joie les armes et le salaire que le
gouvernement leur offrait, mais leur participation au conflit
continua dpendre davantage de leurs propres rapports avec
Barzani (et avec les tribus allies Barzani) que des dcisions
politiques du gouvernement central. Les tribus qui entrrent
dans les Fursan (appeles jash- bourricots par les nationa-
listes) n'taient pas toujours hostiles au mouvement nationalis-
te et ses allis tribaux; en fait, les nationalistes prtendaient
qu'ils recevaient armes et munitions fournies en cachette par
les tribus jash. On raconte aussi que certaines tribus chang-
rent d'allgeance plus d'une fois en fonction des revenus tirs
respectivement du gouvernement et du mouvement kurde.
La guerre au Kurdistan fournissait ainsi l'occasion aux tribus (ou
plutt leurs chefs) de recevoir des subsides gouvern e m e n t a u x
trs importants et confrait ces tribus une importance accrue en
tant que formes d'organisation sociale et politique. On n'a pas d'in-
f o rmations concrtes sur les effets de l'incorporation d'une tribu
individuelle dans les Fursan, mais sur le plan gnral on a consta-
t la consolidation de ces tribus et du rle dirigeant des chefs avec
qui le gouvernement traitait. Ces rgiments de milices taient trai-
ts de faon collective, les armes, l'argent, les ord res tant trans-
mis par les chefs. Cela a eu pour effet de re n f o rcer le contrle des
chefs sur leurs tribus et d'accentuer les aspects hirarchiques et
centrifuges plutt qu'galitaires et segmentaires de l'org a n i s a t i o n
t r i b a l e .
Au dpart ce sont des tribus existantes qui furent mobilises dans
les rgiments Fursan, mais ensuite on forma des units similaire s
qui n'taient pas vraiment constitues de tribus (au sens de form a-
tions politico-sociales portant un nom, avec une idologie d'ascen-
dance commune) et qui taient commandes par des personnalits
influentes autres que les chefs de tribu. A la fin des annes 1970
et au dbut des annes 1980, des paysans, disciples d'un leader
Les Kurdes, Etats et tribus 21
16 - A ct des Zibari,
Baradost et Lalan, les
puissantes tribus Herki et
Surchi, qui elles aussi
avaient t auparavant en
conflit avec Barzani furent
parmi les premires tre
recrutes comme Fursan.
D'autres tribus qui suivi -
rent allaient tenir un rle
moins important dans les
combats.
22 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
religieux - un cheikh de confrrie soufi qadiri - allaient former ga-
lement un rgiment Fursan qui s'est comport plus ou moins
comme une tribu bien que ce ne ft absolument pas un groupe de
mme ascendance.
Pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), une partie considrable
de la population kurde fut incorpore dans des milices; ceci fut
considr comme un substitut au service militaire permettant des
jeunes hommes d'viter le front. Les commandants des milices (ap-
pels mustashar conseiller) recevaient des armes et les salaire s
pour tous leurs hommes, souvent mme en excdent sur le nombre
rel de combattants sous leurs ord res, et bnficiaient d'un cert a i n
degr d'autonomie. Dans ces conditions les tribus et plus prcis-
ment leurs chefs devinrent plus puissants qu'ils ne l'avaient t.
Il est noter que dans la plupart des cas, c'taient les mustashar
qui, au lendemain de l'opration Tempte du dsert appele
chasser les troupes irakiennes du Koweit, ont initi le grand sou-
lvement des Kurdes de mars 1991. Les partis nationalistes
k u rdes avaient gard un profil bas pendant l'occupation du Koweit
par crainte de reprsailles sur la population civile et semblent
avoir t surpris par le soulvement. Mme quand les partis ont
russi re t rouver leur rle dirigeant, ils furent obligs de part a g e r
le pouvoir avec les anciens mustashar, et cela se prolongea tout au
long des annes 1990. Constamment rivaux, les deux partis diri-
geants n'avaient gure d'autre choix que de conclure des alliances
avec le plus grand nombre possible de mustashar. Cela allait per-
m e t t re ces derniers d'acqurir le contrle d'une large part des
re s s o u rces conomiques de la rgion et de continuer administre r
leurs pro p res districts comme des seigneurs de guerre. Un obser-
vateur tranger a dcrit les partis kurdes du milieu des annes
1990 comme des confdrations tribales. Cela est peut-tre exa-
gr, mais du moins c'est une manire de dcrire le rle prpon-
drant que les grandes tribus sont parvenues jouer au Kurd i s t a n
i r a k i e n
1 7
. Les tribus, commandes par ces seigneurs de guerre ,
17 - Wimmer 1997. Pour
des observations sur le
rle conomique et poli -
tique des anciens musta -
shar, maintenant sei -
gneurs de la guerre au
Kurdistan irakien, voir
Leezenberg 1997.
semblent tre devenues moins galitaires et ont t plutt rassem-
bles par un fort clientlisme que par les liens du sang.
En Turquie les autorits ont ragi la gurilla, dclenche par
le PKK en 1984, par la formation d'une milice kurde similaire:
les gardiens de village (Ky korucular). Les premires
recrues des gardiens de village provenaient des tribus des
districts situs au nord de la frontire entre l'Irak et la Turquie,
rgion o le PKK avait accompli ses premires actions mili-
taires. L'une d'entre elles est la tribu semi-nomade des Jirkan
dont le chef Tahir Adigaman tait rest hors-la-loi pendant des
annes pour avoir tu nombre de soldats. Il avait t amnisti
condition d'empcher les combattants du PKK de passer par le
territoire de sa tribu. Plusieurs des premires units des koru-
cu taient des tribus constitues de contrebandiers bien connus
qui savaient mieux que quiconque comment et o la frontire
pouvait tre franchie; ils pouvaient continuer impunment leur
activit de contrebande puisqu'ils rendaient service l'Etat sur
le plan militaire
18
.
Le systme des gardiens de village fut peu peu tendu.
Partout o l'on voyait le PKK en action, les paysans furent per-
suads, et parfois contraints d'accepter les armes et de devenir
korucu. Leur nombre s'accrt constamment. Vers la fin des
annes 1990, on dnombrait officiellement 65.000 70.000
hommes. Certains chefs entretenaient en fait des forces armes
prives dont le nombre dpassait le chiffre officiel
19
.
Au dpart les gardiens de village devaient seulement inter-
dire aux combattants du PKK l'accs de leur territoire ou le
passage par celui-ci. On leur donnait des armes, un salaire
mensuel et une prime pour chaque terroriste tu. Par la suite,
ils devaient galement participer aux campagnes contre le
PKK. Les units korucu taient commandes par leurs propres
chefs (qui recevaient l'armement et le salaire pour leurs
Les Kurdes, Etats et tribus 23
18 - Sur les premires tri -
bus korucu et leurs rela -
tions avec les autorits et
les autres tribus kurdes
voir Da
~
gl 1989, Aytar
1992, Wiessner 1997:
298-302.
19 - Le cas le plus notoire
est celui de Sedat Edip
Bucak, cf note 12 plus
haut, qui avait une arme
prive de quelque 10.000
hommes dont seulement
350 400 taient officiel -
lement enregistrs comme
"gardes de village". Ce
chiffre de 10.000 tait sou -
vent cit par la presse
turque (interview de
Bucak dans l'hbdomadai -
re Aktel, n136, 10-16
fvr. 1994, p.18-24). Un
rapport de l'inspecteur
gnral Kutlu Savas,
adress au premier
ministre en 1997, prcise
que Bucak utilisait cette
force pour tablir son
autorit sur le district
Siverek aux dpens des tri -
bus rivales et notamment
de ses vieux rivaux Krvar
et Karakeili. Voir
Internationaler Verein
fr Menschenrechte
des Kurden, 1998.
hommes, ce qui renforait considrablement leur position) et taient incorpores thori-
quement la structure de commandement de la gendarmerie, partie des forces armes
qui contrle la campagne. Les autorits civiles n'avaient aucun pouvoir juridique sur
eux, et ces units n'taient pas places sous l'autorit du commandant de la gendarme-
rie du district, mais sous celle d'officiers de rang suprieur. Il s'ensuivait logiquement
qu'elles bnficiaient de l'immunit pour des actes de violence commis pour leur propre
compte: oppression, pillage, viols et mme assassinats de leurs voisins. Pour se dfendre,
ces voisins allaient s'unir et resserrer leur solidarit tribale. Un des effets frappants de
la formation des gardes de village est ce qu'on pourrait appeler la re-tribalisation de
grandes rgions du Kurdistan turc.
Un autre soutien des tribus : le pouvoir lectoral
La re-tribalisation de la population kurde en Turquie n'est pas uniquement due au sys-
tme de gardiens de village. Ce processus a commenc bien avant que ce systme ne
soit mis en place. L'organisation tribale a acquis une nouvelle fonction quand, au lende-
main de la deuxime Guerre mondiale, la Turquie est devenue une dmocratie multi-par-
tis avec des lections libres. Comme la Turquie a opt pour un systme de scrutin rgio-
nal dans lequel chaque province lit des dputs au Parlement, il est devenu impratif
pour les partis politiques en comptition d'avoir une solide reprsentation la base.
Chaque parti s'est mis la recherche de militants et de candidats locaux qui pourraient
mobiliser de nombreux lecteurs. Dans les provinces habites par les Kurdes - notam-
ment au Hakkari, la province la plus tribale - les candidats des grands partis taient
frquemment les chefs de tribu eux-mmes ou bien leurs reprsentants.
L'affiliation un parti politique prsentait bien des avantages pour les chefs de tribu
pour de nombreuses raisons. Quand ce parti tait au pouvoir il avait la possibilit de
rcompenser ses fidles supporters de bien des faons, et notamment sous la forme d'in-
vestissements d'infra-structure et de contrats gouvernementaux. Les dputs lus, mme
ceux des partis d'opposition, taient les meilleurs avocats des intrts locaux. Une par-
tie importante des activits des dputs est consacre recevoir leurs lecteurs qui leur
demandent toute sorte de services. De ce fait, les partis politiques trouvaient de nom-
breux chefs de tribus trs dsireux de les rejoindre quel que ft leur programme poli-
tique.
24 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Les chefs qui taient en conflit ou en rivalit entre eux adhraient videmment des par-
tis diffrents. Ainsi la comptition entre partis politiques devenait troitement imbrique
dans les conflits et rivalits des tribus. Les lections devenaient l'occasion de redistri-
buer d'importantes ressources au niveau provincial et local sous la forme de subsides de
l'Etat. Aucune tribu n'tait suffisamment importante en nombre pour envoyer un dput
au parlement. Pour y parvenir elle devait former une coalition avec d'autres tribus et/ou
groupes d'intrt. De ce fait le processus lectoral a eu pour effet de modifier d'impor-
tants aspects du fonctionnement des tribus.
C'tait surtout visible au Hakkari, la plus petite province et la plus domine par les tri-
bus. Pendant longtemps seuls les deux grands partis se sont disput le seul sige du
Hakkari. Les deux tribus dirigeantes s'alliaient avec l'un ou l'autre d'entre eux, et les
autres tribus suivaient en fonction de leurs conflits ou de leurs alliances avec les deux
premires. Ainsi s'est dvelopp un modle en blanc et noir", avec seulement de lgers
changements se produisant de temps en temps la suite de nouveaux conflits amenant
l'un ou l'autre groupe tribal changer de camp. Puisque pendant longtemps le Hakkari
n'avait qu'un seul sige, les enjeux des lections taient levs, donc la tension entre les
tribus en comptition s'aggravait sensiblement la veille de celles-ci. Les solidarits tri-
bales se renforaient (ou, en termes plus directs, un contrle strict tait impos afin que
tous les membres de la tribu expriment leur solidarit aux urnes) et les lignes de dmar-
cation entre tribus devenaient plus nettes.
Le comportement des lecteurs dans les provinces population kurde allait rester long-
temps indpendant, dans une large mesure, des programmes politiques officiels des par-
tis. Il arrivait que les chefs changent de parti en entranant avec eux leurs allis et par-
tisans, ce qui amenait leurs rivaux changer galement de parti. Par leur insertion dans
le systme politique turc, les chefs de tribus kurdes acquraient le contrle de ressources
supplmentaires et pouvaient consolider ou renforcer leur position dans leur propre envi-
ronnement tribal. La politique lectorale a revigor la socit tribale qui a su s'adapter
pleinement aux formes d'une politique moderne.
La contrebande et le tribalisme
Le dmembrement de l'Empire ottoman aprs la Premire guerre mondiale a eu pour
rsultat la cration de plusieurs nouvelles frontires travers le Kurdistan. Les prix de
Les Kurdes, Etats et tribus 25
nombreux produits de base et de luxe avaient toujours t diffrents suivant les rgions;
l'mergence de nouveaux Etats avec des politiques diffrentes a eu comme consquence
d'accentuer les diffrences de prix par del les frontires. Une grande part de ce qui tait
auparavant un commerce normal devenait contrebande du point de vue lgal, ce qui ren-
dait d'ailleurs ce commerce plus rentable. Beaucoup de Kurdes allaient tirer des reve-
nus considrables de la contrebande du th, du sucre et des moutons travers les fron-
tires internationales.
Aussi longtemps que les frontires n'taient pas bien gardes, tous ceux qui connais-
saient la rgion avaient des opportunits gales et la contrebande peut bien avoir contri-
bu un nivellement conomique ou tout au moins avoir permis une certaine mobilit
sociale verticale. Quand une surveillance efficace fut mise en place, la contrebande allait
exiger davantage d'habilit, ce qui a entran la concentration de cette activit dans des
mains moins nombreuses. Les spcialistes, qui savaient comment traverser un champ de
mines sans provoquer de dtonation, taient trs demands le long de la frontire entre
la Syrie et la Turquie; et les bergers qui connaissaient le mieux la haute montagne des
rgions frontalires allaient prendre en mains une large part du commerce illgal tra-
vers les frontires. Cependant, les oprations les plus rentables taient les arrangements
de partage des profits avec la police frontalire et les officiers locaux de la gendarmerie.
Il n'y avait que quelques personnes qui pouvaient tenter de conclure de tels arrange-
ments sans se faire tout de suite apprhender. A cet gard, les chefs de tribus taient les
mieux placs.
Les fonctionnaires, et notamment les officiers chargs de faire appliquer la loi, en servi-
ce au Kurdistan constatrent rapidement qu'ils ne pouvaient pas faire leur travail sans la
coopration d'au moins quelques personnes qui dtenaient une certaine forme d'autorit
traditionnelle. S'ils tentaient de contourner ces autorits dans leurs rapports avec la
population, ils n'arrivaient habituellement pas percer le mur du silence faisant cran
entre eux et la socit locale. Ils apprenaient vite qu'ils pouvaient russir bien mieux en
s'appuyant sur un ou plusieurs chefs locaux susceptibles de les guider. Presque invita-
blement, ils se trouvaient emptrs dans le jeu du pouvoir de la socit tribale avec ses
conflits et rivalits perptuels. Un chef loyal pouvait les aider arrter un contreban-
dier ou un bandit (qui souvent se trouvait tre un rival) ou dans une autre tche, tout en
servant ses propres intrts aux dpens de ceux de ses ennemis.
26 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Des relations mutuellement bnfiques se dveloppaient ainsi
e n t re les fonctionnaires de l'Etat et les autorits traditionnelles",
en gnral les chefs de tribu. A bien des gards les fonctionnaire s
devenaient partie prenante de la politique tribale locale; beaucoup
d ' e n t re eux y taient trs engags. Dans ces conditions de nom-
b reux fonctionnaires s'avraient corruptibles et une coopration
mutuellement rentable s'instaurait ainsi, transgressant les limites
de la loi. Les chefs tribaux ayant tabli des arrangements pro f i-
tables avec ces fonctionnaires en arr i v rent monopoliser une part
toujours croissante de la contrebande. De ce fait, ils s'assurrent le
contrle d'importantes re s s o u rces conomiques, ce qui contribua
re n f o rcer leur position au sein de leurs tribus et leur permit de cen-
traliser leur contrle sur celles-ci.
A partir de 1980 le commerce de contrebande se dveloppa rapi-
dement. A la contrebande de marchandises traditionnelles - btail,
th, alcools, biens de consommation lectroniques - s'ajouta le tra-
fic de drogue et le passage de rfugis politiques, avec des risques
a c c rus mais en mme temps davantage de profits. La gurilla enga-
ge par le PKK et le re c rutement par l'Etat de gardiens de villa-
ge allaient encore compliquer la situation et conduire l'mer-
gence d'un nouveau type de rseaux dans les tribus existantes.
Pour des raisons videntes, le fonctionnement de ces rseaux re s t e
habituellement secret. Cependant de temps en temps cert a i n e s
activits arrivent la lumire du jour. Le plus spectaculaire des
rseaux partiellement dcouverts est le gang de Yu k s e k o v a
(Yksekova etesi), portant le nom d'une ville situe prs de la fro n-
t i re turco-iranienne. Une tribu de korucu, des officiers de gen-
d a rmerie et un rengat du PKK y avaient mont une org a n i s a t i o n
f o rt rentable qui combinait la lutte contre les insurgs avec le com-
m e rce de l'hrone et l'extorsion de fonds pratique l'encontre
d ' e n t re p reneurs concurrents installs dans la rgion ( qui l'on
avait fait cro i re que l'extorsion tait le fait du PKK, de sorte qu'ils
p o u rraient plus tard tre accuss de soutenir celui-ci)
2 0
.
Les Kurdes, Etats et tribus 27
20 - Des rvlations sur le
gang de Yuksekova
ont paru dans la presse en
1997. Pour un aperu pr -
liminaire, voir
Berbero
~
glu 1998:
143-171.
Conclusion
Les tribus kurdes se caractrisent par une telle varit du point de vue de leur taille et
de leurs formes d'organisation interne qu'il peut sembler impropre d'utiliser le mme
terme pour toutes. Elles partagent une idologie d'ascendance commune, d'endogamie
(mariage entre cousins) et d'alliance et d'opposition segmentaire. Ces principes rgissent
encore actuellement les petites tribus, qu'on peut appeler sous-tribus, mais ils sont mis
mal par les alliances politiques et les rapports d'autorit qui tendent intgrer ces
sous-tribus dans des ensembles plus vastes. Dans les tribus plus importantes, nous trou-
vons frquemment des lignes dirigeantes qui ne sont que de loin apparentes aux
lignes communes qui forment le gros de la tribu, et dont l'autorit s'appuie souvent sur
une garde arme et sur la reconnaissance de l'appareil d'Etat, ce qui implique aussi le
cas chant des sanctions rigoureuses.
L'importance numrique et la complexit de la constitution des tribus, aussi bien que les
rapports d'autorit l'intrieur de celles-ci, semblent se modifier en fonction de deux
lments variables qui tiennent un rle crucial. Le premier est la forme et le degr d'au-
torit indirecte que l'Etat (ou les Etats) accorde la tribu (et qui rsulte lui-mme d'un
processus de ngociations continues entre la socit et l'Etat); l'autre est l'ampleur des
ressources conomiques et cologiques disponibles. Les alpages, la terre arable et la
paysannerie assujettie n'ont jamais t considres comme la seule base de ressources
disponibles; il y a de plus les routes de caravanes (plusieurs tribus, notamment les
Hamawend, taient spcialises dans la protection ou le pillage des caravanes), ainsi que
le service militaire pour l'Etat.
L'instauration d'Etats modernes centraliss n'a pas amen la dsagrgation des tribus, ne
ft-ce que parce que cela fournissait de nouvelles ressources que les tribus pouvaient
exploiter. Les nouvelles frontires ont fait de la contrebande une importante source de
revenus et les tribus, en tant qu'organisation, se sont rvles bien adaptes pour exploi-
ter cette ressource en raison de leur solidarit interne et de l'ascendant du chef sur les
membres. La politique lectorale est devenue un mcanisme important de redistribution
l'chelle du pays et, pour des raisons videntes, les chefs de tribu sont devenus des
partenaires attrayants pour les partis politiques. Le soutien des partis a consolid les tri-
bus et renforc la position des chefs en leur sein.
28 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Les Etats qui visaient la modernisation et la centralisation (surtout la Turquie de
Kmal et l'Iran des Phlvis) ont essay de d-tribaliser la population kurde en sparant
physiquement les chefs de leurs tribus et parfois en dportant des tribus entires. Le suc-
cs de ces mesures semble n'avoir t que temporaire. Quand ils se sont vus confronts
la rbellion arme nationaliste, l'Irak et la Turquie ont l'un et l'autre form des milices
kurdes auxquelles ils ont dlgu de larges pouvoirs, ce qui a revigor certaines tribus
et fait resurgir des conflits entre tribus.
Que ce soit dans les conditions de paix ou de guerre, les tribus kurdes ont fait pre u v e
d'une grande tnacit et il est probablement vrai que dans le Kurdistan des annes 1990,
les tribus ont jou un rle politique et social plus important qu'un demi-sicle auparavant.
Les Kurdes, Etats et tribus 29
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Bibliographie 31
La guerre des mots pour nommer
les Kurdes et leur territoire
au Conseil de lEurope
Le 25 juin 1998, lAssemble Parlementaire du Conseil de
l E u rope a dbattu dun rapport de la Commission des
Migrations, des Rfugis et de la Dmographie, intitul
Situation humanitaire des rfugis et des personnes dplaces
kurdes dans le sud-est de la Turquie et le nord de l'Irak.
1
Ce rap-
p o rt, prpar par la dpute suisse Ruth-Gaby Ve rm o t -
Mongold, du Groupe Socialiste, avait pour objet de com -
prendre les causes des dplacements de populations, essentielle -
ment dorigine ethnique kurde, tant lintrieur quen provenan -
ce du nord de lIrak et du Sud-Est de la Turquie, et dvaluer leur
situation et leurs besoins. La dlgation turque de cette
Assemble avait contest le rapport dans son intgralit et
reproch son auteur de soccuper surtout des problmes poli -
tiques et non seulement humanitaires
2
. Dans la mme logique,
les membres turcs de ladite Commission avaient prsent un
avis divergent, dans lequel ils reprenaient toutes les obser-
vations du rapporteur pour les dnier de manire catgorique et
rsumaient la question kurde au seul problme de terrorisme
du PKK. La dlgation turque alla jusqu dposer une motion
afin que la discussion du rapport soit retire de lordre de jour
de lAssemble, mais cette motion fut repousse le 22 juin
1998 et le rapport fut finalement dbattu la date prvue.
Salih AKIN
Universit de Rouen
1 -
Le rapport est
consultable la page :
http://stars.coe.fr/doc/do
c98/FDOC8131.HTM
et la recommandation et la
directive adoptes
respectivement la page
http://stars.coe.fr/ta/ta98
/FREC1377.HTM et la
page
http://stars.coe.fr/ta/ta98
/FDIR545.HTM
du site Internet du Conseil
de lEurope.
2 -
Dclaration faite,
le 22 juin 1998,
Reuters par Lale
Ataman,
membre du Parti de la
Mre Patrie.
Toutefois, le dbat a rvl un conflit sur les mots et eu pour consquence doprer, dans
le projet de recommandation et de directive propos par le rapporteur, des modi-
fications portant aussi bien sur la dnomination des Kurdes et de leur territoire que sur
la mise en mots des mesures prendre pour amliorer la situation des personnes dpla-
ces kurdes dans le sud-est de la Turquie et le nord de l'Irak . La prsente tude a pour
objet dexaminer les modifications de dnomination destines changer la reprsenta-
tion du problme abord dans le rapport. Dans un premier temps, on abordera un certain
nombre de dnominations des Kurdes et de leur territoire utilises par le rapporteur et
maintenues dans le texte de la recommandation et de la directive adopt par lAssemble
Parlementaire. Dans un second temps, on fera une analyse contrastive et systmique des
dnominations qui ont subi un changement dans la version adopte des documents. Mais
nous rappellerons tout dabord la fonction de la dnomination dans lorganisation du
monde, dans la catgorisation ethnique, territoriale et linguistique du rel.
1. Les fonctions sociolinguistiques de la dnomination
La dnomination est lune des fonctions essentielles du langage qui permet dassocier
des noms aux objets et, ainsi, de les distinguer, de les diffrencier, de les assigner des
classes. Tout objet doit tre nomm pour pouvoir tre port lexistence ! Cest par les
noms que nous parlons des objets, qui se voient ainsi se confrer une certaine existence.
Toutefois, les noms ne sont pas des lments linguistiques sans histoire , mais pro-
duits par lhomme. En fonction de ses prdispositions sociales, culturelles, identitaires
et politiques, lhomme signifie, dans les noms quil donne aux objets, un peu de lui-
mme, sa subjectivit, sa manire de percevoir et de concevoir le monde. Les noms expri-
ment notre relation aux objets. Dis-moi comment tu nommes, je te dirai qui tu es : c'est par le
d t o u rnement d'une formule que l'on peut mettre en exergue ce positionnement intrinsque
tout acte de dnomination. Cest pourquoi, la dnomination s'accompagne trs souvent
d'une prise de position subjective dont on peut relever la trace dans les noms. Cela perm e t
l'instance nommante de se distinguer son tour, de se classer, de s'aff i rmer travers les
dnominations attribues aux objets. Les noms sont aussi des programmes de sens et ten-
dent devenir des programmes dactions. La dnomination des objets permet de les re p r -
senter selon notre vision du monde et dargumenter notre action sur ces objets.
Cest sans doute dans la dnomination des populations, des territoires et des langues que
les enjeux sociolinguistiques sont les plus forts. Car, il sagit l dune action linguistique
34 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
destine oprer dans les stratgies d'assignation et de construction identitaire, d'ap-
propriation territoriale, etc. Celui qui peut imposer un nom une population, un terri-
toire et/ou une langue simpose de lui-mme en sappropriant cette ou ces entits.
Lhistoire du colonialisme montre que lune des premires oprations entreprises aprs
loccupation et la pacification dun pays est de procder une vaste campagne de red-
nomination du pays, de ses habitants, de sa langue. Il en fut ainsi pour de nombreux pays
qui connurent le joug du colonialisme, il en est toujours de mme pour le Kurdistan.
2. Consensus pour nommer la ralit kurde au Conseil de lEurope
Le rapport de Ruth-Gaby Vermot-Mongold constitue, notre connaissance, un document
sans prcdent qui examine la situation des Kurdes dplacs dans leur pays et rfugis
ltranger. Cest la premire fois que, dans une institution de prestige, le Conseil de
lEurope, dont lobjectif est de promouvoir la libert, la dmocratie et les droits de lhom-
me en Europe, un rapport issu de nombreuses enqutes, auditions, tmoignages, etc.
abordait dans le fond la question de linterminable exode kurde. Si les recommandations
et directives proposes par le rapporteur ntaient pas modifies et leur adoption suivie
deffet, la situation des rfugis kurdes et, avec elle, la question kurde auraient peut-tre
pu enfin trouver un dbut de solution. Car, le rapporteur proposait, dans lalina 2 de son
projet de directive, d'organiser, avec la participation de toutes les parties concernes, une
confrence parlementaire internationale sur la question kurde envisage sous tous ses
aspects. Comme nous allons le voir, cette proposition a t purement et simplement sup-
prime de la directive.
Toutefois, un certain nombre de dnominations utilises par le rapporteur ont t main-
tenues dans les documents adopts. Il sagit dune part des dnominations se rapportant
au peuple kurde :
population kurde irakienne (2 occurrences : alina 2)
demandeurs dasile et de migrants en situation irrgulire dorigine kurde (alina 6)
populations kurdes (2 occurrences : alina 13.i et iv.i)
Kurdes (alina 13.ii)
citoyens turcs dorigine kurde (alina 13.iv.d)
personnes dplaces dorigine kurde (alina 13.iv.l)
femmes, enfants et personnes ges qui rentrent (alina 13.iv.j)
La guerre des mots ... 35
et dautre part des dnominations rfrant au territoire kurde :
nord de lIrak (5 occurrences : titre, alinas 3 et 13.v.b. de la recommandation et titre
et alina 1 de la directive)
partie nord de lIrak (alina 13.iv.r. de la recommandation)
rgion nord de lIrak (alina 13.vi.b. de la recommandation)
sud-est de la Turquie (2 occurrences : titre de la recommandation et de la directive)
provinces du sud-est de la Turquie (alina 13.i. de la recommandation)
provinces du sud-est (4 occurrences : alinas 13.iv.a, 13.iv.i, 13.iv.g. et 13.vi.b.)
partie sud-est du pays (alina 13.iv.g. de la recommandation)
rgions kurdes du sud-est de la Turquie (alina 2 de la directive).
Toutes ces dnominations ont t reproduites sans modification dans le texte de la
recommandation et de la directive. Si lexamen de ces dnominations fait tat des diffi-
cults discursives de dire les Kurdes et leur territoire dans les documents officiels du
Conseil de l'Europe, il semble surtout rvler lexistence dun consensus pour nommer ces
entits dans cette institution. En effet, on constate rapidement que les Kurdes ne sont pas
envisags comme une entit nationale autonome. On ne relve quune seule occurrence de
lethnonyme K u rd e s re p roduit dans lalina 13.ii de la recommandation. Des stratgies
dnominatives euphmisantes, comme le recours populations kurd e s, ou les rattachant aux
Tu rcs ou aux Irakiens (citoyens turcs dorigine kurd e) sont destines attnuer la porte de
la ralit ethnique kurde. La description femmes, enfants et personnes ges qui re n t re n t e s t
une manire dtourne qui permet de dsigner les Kurdes par le renvoi la situation de
communication, tout en vitant de les nommer en tant quentit ethnique.
Le syntagme dorigine kurde, qui qualifie certaines dnominations, mrite sans doute un
examen particulier. Sa caractristique principale nous semble tre une distanciation
quil opre par rapport aux personnes qui il sapplique. En lutilisant, les locuteurs
signifient quils se dsengagent face aux implications politiques et idologiques quils
auraient entranes sils avaient dsign ces personnes par lethnonyme Kurdes ou
par la dnomination peuple kurde . Par ailleurs, lemploi du syntagme dorigine kurde
suppose une transformation identitaire, une mtamorphose. On veut dire que si ces per-
sonnes sont dorigine kurde, ils sont avant tout citoyens turcs, irakiens, etc. Il en est ainsi
dans la dsignation citoyens turcs dorigine kurde. La prsence du terme kurde nest
que secondaire par rapport au syntagme citoyens turcs , principal dsignatif qui ren-
voie la nationalit de ces personnes.
36 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Ces stratgies deuphmisation et de distanciation et ces pro-
cds consistant ne pas nommer les choses par leur nom sont
encore amplifies lorsquil sagit de dsigner le territoire kurde.
La variation et le flou rgnent. Le pivot central est constitu des
dnominations officielles en usage en Turquie et en Irak,
savoir les points cardinaux sud-est et nord. Ces dnominations
sont prcdes de partie, rgion, provinces, autant de termes qui
montrent les difficults de nommer le territoire kurde, et sui-
vies dIrak et de Turquie, qui se voient rattacher les entits ter-
ritoriales ainsi nommes. Si la description euphmisante nord
de lIrak permet de couvrir la partie du territoire rattache
lIrak, la description p rovinces du sud-est, applique au
Kurdistan de Turquie, opre une limitation gographique.
Suivant la stratgie de diviser pour mieux rgner, cette partie
du territoire kurde avait t dcoupe en 1942 en deux rgions
administratives et dsigne Anatolie de lEst et Anatolie du
Sud-Est
3
. Bien que la dnomination Anatolie de lEst ft la plus
rcurrente pour dsigner le territoire de manire synecdo-
chique
4
jusquaux annes 1980, la guerre qui sy droule
depuis une quinzaine dannes sest dabord traduite par une
focalisation sur la dnomination Anatolie du Sud-Est et ensuite
sur Sud-Est, amput dAnatolie. Si lconomie linguistique
explique dans une certaine mesure ce changement dnominatif
orchestr par les autorits et relayes par les mdia turcs,
celui-ci opre cependant une modification dans les reprsenta-
tions du rel : la prsence territoriale des Kurdes en Turquie est
rduite la rgion sud-est de ce pays, qui ne comprend que
5 des 18 provinces
5
habites par les Kurdes. Le rapport, la
recommandation et la directive reprennent donc exactement
cette limitation territoriale voulue par les autorits turques.
Une seule dnomination du territoire kurde, rgions kurdes du
sud-est de la Turquie (alina 2 de la directive), comporte le
terme kurde . Bien quelle puisse tre considre comme le
signe dune relative empreinte kurde au territoire, celui-ci est
La guerre des mots ... 37
3
- Lutilisation du topo -
nyme Anatolie dans
ces dnominations a
pour but de rappro -
cher discursivement le
territoire kurde du
centre de la Turquie
(Akin, 1995).
4
- Figure rhtorique qui
permet de dsigner le tout
par la partie.
5-
Officiellement, lAnatolie
du Sud-Est regroupe les
provinces de Diyarbekir,
Urfa, Gaziantep,
Adiyaman et Mardin, tan -
dis que lAnatolie de lEst
comprend les provinces de
Tunceli, Bingl, Hakkari,
Siirt, Agr, Kars, Bitlis,
Van, Mus,, Erzurum,
Erzincan, Elaz
~
g et
Malatya.
38 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
aussitt rattach la Tu rquie. Par ailleurs, le toponyme K u r-
d i s t a n , qui est tabou en Tu rquie, lest aussi pour le Conseil de
l E u rope, car aucune occurrence de ce terme nest releve dans la
recommandation et dans la dire c t i v e .
6
Il existe donc un certain consensus au sujet de la dnomination de
la ralit kurde dans cette institution. Les dnominations mainte-
nues sont celles qui apparaissent comme tant le moins e n g a-
g e a n t e s , le moins i m p l i q u a n t e s pour le Conseil de lEuro p e ,
qui prend ainsi le risque dune dformation de la ralit.
3. Divergences sur ladquation des mots
dsigner le rel
Si consensus il y a, les divergences ne sont pas pour autant
mineures au Conseil de lEurope quant la dnomination des
Kurdes et de leur territoire. La suppression des termes et non-
cs indsirables par les autorits turques, tout comme le rem-
placement dun certain nombre de termes, montrent lopposi-
tion du Conseil la terminologie utilise par le rapporteur.
3.1. Suppression des termes et noncs indsirables
Cette stratgie concerne des termes et noncs situs dans trois
alinas de la recommandation et un alina de la directive. Elle
prend la forme dune censure exerce de la part de linstitution
europenne sur des mots qui mettent en cause la politique de
lEtat turc vis--vis des Kurdes. Ainsi, cest lnonc et dans les
provinces du sud-est de la Turquie qui a t supprim de lali-
na 3 du projet de recommandation :
L'Assemble note avec une vive inquitude la situation huma -
nitaire prcaire des populations dorigine kurde et dautres ori -
gines au nord de l'Irak et dans les provinces du sud-est de la
Turquie.
6
- Le rapport utilise 14
occurrences du toponyme
Kurdistan. Une seule
occurrence fait toutefois
un renvoi direct au terri -
toire kurde, tandis que 13
sont utilises dans les
appellations des partis
politiques et organismes
kurdes (Parti des
Travailleurs du Kurdistan,
Parti Dmocratique du
Kurdistan, Union
Patriotique du Kurdistan
et Socit du Croix-Rouge
du Kurdistan).
Labolition de lnonc qui territorialise la situation humanitaire prcaire des Kurdes
en Turquie dresponsabilise les autorits turques de leur politique dsastreuse sur les
plans humain, culturel et social. La mme volont de mnager lEtat turc est galement
luvre dans lalina 4 de la recommandation. Cette fois, ce sont le terme kurdes et
lnonc et juge la mise en uvre du systme de gardes villageois trs proccupante du
point de vue des droits de lhomme qui ont t rays :
Lassemble condamne galement lvacuation et lincendie de villages kurdes par les forces
armes turques et juge la mise en uvre du systme de gardes villageois trs proccupante
du point de vue des droits de lhomme.
La suppression du terme kurdes dans le syntagme villages kurdes rend floue et opre un
brouillage de la responsabilit de lvacuation et de lincendie, dont la responsabilit est
cependant explicitement attribus dans cet alina aux forces armes turques. Il est de
notorit publique que ces forces armes vacuent incendient des villages dans les
autres rgions de la Turquie. Une commission parlementaire de lAssemble nationale
turque a en effet reconnu en 1997 lvacuation de 3 185 villages kurdes pour des rai-
sons de scurit . Le Conseil de lEurope prend une position non seulement moins
explicite que la commission parlementaire turque, mais elle pargne galement les auto-
rits turques sur le systme de gardes villageois qui, arms et pays par lEtat, supplent
les forces armes et chappent tout contrle dmocratique. Lalina 9.iv.l. de la recom-
mandation livre un exemple plus frappant de ce souci du Conseil de lEurope :
[LAssemble parlementaire recommande au Comit des Ministres dinviter la Turquie]
adopter des mesures pour intgrer les personnes dplaces d'origine kurde qui souhaitent
s'tablir dans dautres parties de la Turquie et, le cas chant, leur accorder, de mme
qu'aux rapatris, un ddommagement pour les biens dtruits par les forces armes turques.
La disparition du syntagme par les forces armes turques dmunit la forme passive les
biens dtruits dun agent qui serait lorigine de laction. Cest explicitement que les
forces armes turques sont ici disculpes de leur politique de la terre brle quelles
pratiquent depuis une quinzaine dannes. Enfin, une suppression trs significative
concerne la proposition dorganisation dune confrence internationale faite dans lalina
2 du projet de directive :
L'Assemble estime qu'elle devrait jouer un rle plus important dans la promotion de la paix
et de la rconciliation dans les rgions kurdes du sud-est de la Turquie et ailleurs. A cette
fin elle charge les commissions concernes d'tudier plus activement cette question dans
La guerre des mots ... 39
leurs domaines de comptence respectifs et d'organiser avec la participation de toutes les
parties concernes une confrence parlementaire internationale sur la question kurde envi -
sage sous tous ses aspects.
La disparition de cette proposition fait peser de srieux doutes sur la volont du Conseil
de l'Europe de trouver une solution la question kurde. Quoi qu'il en soit, cette pusilla-
nimit montre que l'institution n'est pas prte prendre l'initiative d'un rglement poli-
tique de la question. Elle se limite des recommandations et directives, comme celles
qui sont examines ici qui restent, la plupart du temps, sans effets dans la pratique.
3.2. Remplacement des termes embarrassants
Cette stratgie nous place au cur des reprsentations que le Conseil de l'Europe veut
donner de la ralit kurde. Car, les termes supprims sont remplacs par d'autres, jugs
officiellement acceptables par le Conseil. Ainsi, cest lethnonyme Kurdes qui a t
remplac dans lalina 8 de la recommandation adopte :
L'Assemble considre que la gravit de la situation humanitaire des Kurdes ( popula -
tions de la rgion) justifie pleinement que le Conseil de l'Europe et dautres organisations
internationales comptentes se saisissent de cette question.
L aussi, la dsignation des Kurdes sopre dans le brouillage total. Le remplacement de
lethnonyme Kurdes par populations de la rgion permet de faire un renvoi situa-
tionnel et dabolir toute marque dethnicit kurde. Lusage du pluriel dans populations
suppose une pluralit dont les Kurdes ne seraient quune partie. Le remplacement ne se
limite pas aux seuls termes condamns par leur pass discursif charg. Il concerne ga-
lement un alina entier. Il sagit de lalina 9.iv.a qui a t intgralement modifi :
[Cest pourquoi, lAssemble parlementaire recommande au Comit des Ministres dinviter
la Turquie] cesser lutilisation des forces armes contre la population civile kurde (
trouver une solution non militaire aux problmes qui se posent actuellement dans les pro -
vinces du Sud-Est).
Dune vise prcise (cessation de lutilisation des forces armes contre la population civi -
le kurde), lon passe un objectif plus large (une solution non militaire), qui nest pas
inintressant en lui-mme. Mais sa formulation floue (problmes qui se posent) et lab-
sence de prcisions montrent que ce remplacement est avant tout destin liminer la
40 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
lgitime proposition du rapporteur et mnager encore les forces armes turques. Cette
attention bienveillante lgard de celles-ci est encore plus manifeste lorsquil sagit
dinviter la Turquie poursuivre les membres des forces armes accuss des violations
des droits de lhomme, comme dans lalina 9.iv.e :
[Cest pourquoi, lAssemble parlementaire recommande au Comit des Ministres dinviter
la Turquie] restaurer l'tat de droit dans la partie sud-est du pays et en particulier lever
l'tat d'urgence dans les provinces du sud-est, assurer efficacement la protection des vil -
lages, exercer un contrle civil sur les activits militaires dans la rgion, y compris par la
tenue de registres et en assurant le respect des droits de l'homme, poursuivre les membres
des forces armes accuss de violations des droits de l'homme ( toute personne qui viole
les droits de lhomme).
Lnonc toute personne qui viole les droits de lhomme remplace ainsi les membres des
forces armes accuss de violations des droits de l'homme, en rendant flou ce qui tait
explicite. Que penser de cette stratgie opacifiante et de ce refus du Conseil de lEurope
de nommer explicitement ceux qui commettent des violations des droits de
lhomme, alors mme que la Cour europenne des droits de lhomme, juridiction relevant
du mme Conseil, condamne rgulirement les forces armes turques pour les violations
des droits de lhomme commises contres les Kurdes, mais impunies en Turquie ? La vise
gnralisante (toute personne qui) de lnonc remplaant ne permet pas de dtermi-
ner avec prcision de qui il sagit. De plus, le Conseil ne recommande pas par cet non-
c une action nouvelle, mais se contente plutt de rappeler une des rgles lmentaires
des dmocraties, savoir la poursuite judiciaire de ceux qui commettent des violations
des droits de lhomme. Enfin, lalina 9.vii. fournit un exemple de remplacement qui
montre le refus du Conseil de lEurope de considrer les Kurdes dans leur ralit ethno-
culturelle :
[Cest pourquoi, lAssemble parlementaire recommande au Comit des Ministres] de mettre
sur pied, conjointement avec lUnion europenne, un programme commun de coopration
avec la Turquie destin assurer une assistance pour ce qui est du peuple kurde ( la pro -
motion des droits culturels de la population kurde et dautres divers groupes de la popula -
tion locale dans le sud-est de la Turquie).
Dans cet alina, le syntagme pour ce qui est du peuple kurde a t remplac par lnonc
pour la promotion des droits culturels de la population kurde et dautres divers groupes de
la population locale dans le sud-est de la Turquie. Le remplacement de la dnomination
La guerre des mots ... 41
peuple kurde revient la caractriser explicitement comme inadquate dsigner le rel.
Pour le Conseil de lEurope, il nest donc pas question de considrer les Kurdes en tant
que peuple , mais plutt comme une population . Son objectif est dviter un
enchanement argumentatif qui pourrait le conduire reconnatre aux Kurdes le droit
dautodtermination au cas o le terme peuple leur tait appliqu.
Les stratgies de suppression et de remplacement des termes embarrassants mettent
ainsi en vidence des affrontements et des dialogismes entre des discours favorables et
hostiles au sujet des Kurdes. Il sagit dune bataille pour les mots, qui, selon J. Authier-
Revuz, est un des lments essentiels des "batailles pour les choses" qui marquent les pra -
tiques sociales (1995, p.360)
4. Je ne reconnais plus mon rapport qui est compltement chtr
Ce nest sans doute pas la pre m i re fois quun projet de recommandation et de directive subit
d i m p o rtantes altrations au Conseil de lEurope. En revanche, lampleur des modifications
de dnominations du groupe humain concern et de son terr i t o i re nous pousse penser quil
sagit l dune bataille de mots sans prcdent. Si on avait pu disposer du texte des amen-
dements, il aurait t possible de relever les motivations et les points de vue divergents
lorigine des changements dnominatifs. Quoi quil en soit, les modifications opres dans
les documents ne sont pas passes inaperues : le rapporteur a protest, tandis que les mdia
ont mis en cause la volont du Conseil de lEurope de trouver une solution aux pro b l m e s
des rfugis kurdes et la question kurd e .
Je ne reconnais plus mon rapport qui est compltement chtr. Il ne contient plus rien
dont les rfugis pourraient se rjouir. Le Conseil de lEurope a montr une fois de plus quil
tait pusillanime et quil ne prenait pas au srieux sa tche qui est daider les victimes des
violations des droits de lHomme : cest dans ces termes que le rapporteur Ruth-Gaby
Vermot-Mongold, dans une confrence de presse tenue aprs le vote
7
, sest indigne des
modifications opres dans son rapport par lAssemble parlementaire du Conseil de
lEurope.
Dans une dpche intitule Kurdes : Strasbourg renonce une confrence internationa -
le date du 25 juin 1998, lagence de presse Reuters a soulign la disparition dune
importante proposition du rapporteur. La dpche prcise que les modifications de dno-
42 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
mination opres dans le projet de recommandation et de d i re c-
tive ont rsult dun marchandage entre la dlgation turque et
les groupes de la droite parlementaire. Les principaux amende-
ments modifiant la dnomination des Kurdes et de leur terr i t o i-
re, ainsi que certaines propositions du rapport e u r, ont t,
daprs R e u t e r s, prsents par les parlementaires Wa l t e r
Schwimmer (Autriche, groupe PPE, dmocrate-chrtien), David
Atkinson (Grande-Bretagne, groupe GDE, conservateur) et Lord
Russel-Johnston (Grande-Bretagne, groupe LDR, libral).
Une dpche de lAFP, intitule Le Conseil de lEurope trbuche
sur le problme kurd e (25 juin 1998) notait que l A s s e m b l e
p a r l e m e n t a i re, coupe en deux, droite contre gauche, a adopt une
recommandation vide de sa substance, sur la base dun compro -
mis de la droite et de la dlgation turque [] Les parlementaire s
nont, cette fois encore, pas os mcontenter la Tu rquie et ont sabr
les trois points les plus importants de la re c o m m a n d a t i o n : le term e
" k u rde" et les critiques contre les forces armes ont t gomms
quasiment partout, la proposition dorganiser une confrence par -
l e m e n t a i re internationale sur les Kurdes a t biffe ainsi que la
p roposition de cessez-le-feu faite par le PKK dans une lettre adre s -
se tous les parlementaires des "40" .
5. Ambiguts linguistiques et
politiques du Conseil de lEurope
Malgr lopposition affiche par la gauche aux amendements pro-
poss par la droite parlementaire, ceux-ci ont donc t finalement
adopts. Si les dcisions du Conseil des Ministres du Conseil de
l E u rope re q u i rent lunanimit, celles de lAssemble parlementai-
re ncessitent une majorit des deux tiers des reprsentants des
Etats. Il apparat ainsi que cest la responsabilit et le prestige du
Conseil de lEurope dans son ensemble qui sont engags sur la
question kurde. Les modifications qui ont t opres sur le pro j e t
de recommandation et de directive reviennent dnaturer la ra-
La guerre des mots ... 43
7
- Dpche dAFP, du jeudi
25 juin 1998.
44 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
lit kurde et modifier les modalits de position de la question kurde. La plupart des mesure s
favorables aux Kurdes prconises par le rapporteur ont dans la foule t limines.
Comme on la vu, le Conseil de lEurope a pratiqu une stratgie consistant viter de nom-
mer les choses par leur nom. Il est rest dans le non-dit, dans le brouillage et dans le flou.
Le dire autrement quil a adopt sest certes traduit par des occurrences du terme k u rd e ,
mais, chaque fois, les Kurdes ont t rduits ethniquement et leur pays a subi une impor-
tante limitation territoriale.
Sans doute, le Conseil de lEurope reconnat-il lexistence des Kurdes. Cette re c o n n a i s s a n-
ce ne signifie toutefois pas que les Kurdes sont considrs comme un peuple part entire ,
le Conseil montre ses limites ds lorsquil sagit de sattaquer au cur du problme kurde et
dessayer de lui trouver une solution. La suppression et le remplacement des termes embar-
rassants montre limportance de linfluence politique turque au Conseil. La politique de
dngation ethnique pratique en Tu rquie lgard des Kurdes a trouv dans linstitution
e u ropenne des dfenseurs, qui refusent dassumer leurs responsabilits lorsquil sagit de
la promotion des droits de lhomme et de la dmocratie et de la prvention des conflits.
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Le thtre kurde
en URSS
LArmnie a t le berceau de la culture kurde sovitique. Aucune autre
rpublique de lex-Union Sovitique ne peut se vanter davoir contribu
autant au dveloppement de lart et de la littrature kurdes. Les Kurdes
vivant en Gorgie, rpublique voisine, ont bnfici de lcho de la culture
kurde qui se dveloppait en Armnie.
Les pre m i res prsentations scniques en langue kurde ont t organises par
Lazo (Hakop Kazarian) au club L o u k a c h i n e Tbilissi, lors de soires culture l l e s
prvues cet effet. Ces fameuses soires taient prpares par des Kurdes et des
A rmniens qui crivaient les scnarios pour de petits essais thtraux.
Les premiers pas
La premire troupe thtrale fut forme par lcrivain kurde Ahmed Mraz
la fin des annes 1920. Son engagement dans la vie du thtre tait sans
rserve: il y accomplissait la fois les tches de metteur en scne, de dra-
maturge, dartiste, de peintre, de dcorateur. Sa troupe de thtre tait tou-
jours la bienvenue et avait un grand succs auprs des spectateurs de Tbilissi
et des villages dArmnie majorit kurde.
Cest cette poque que Ahmed Mraz (1899-1961) crit sa premire pice
dramatique Zeman y (Le temps pass). La premire prsentation de ce
spectacle fut donne Tbilissi pour devenir ensuite la pice matresse du
Lucina
JAPHAROVA
Doctorante, Paris
rpertoire thtral lors des tournes organises travers lArmnie. Pour ses dbuts dra-
maturgiques, lauteur avait russi attirer lattention du public par les thmes dactuali -
ts traits dans la pice. Dans cette uvre historique, lauteur traite aussi de problmes
sociaux, des relations entre pauvres et riches. Ce sujet social deviendra la ligne gnra-
le la plus exploite dans la littrature kurde sovitique.
Durant les annes 1930, la littrature sovitique met laccent sur la thmatique socio-
politique qui se retrouve aussi sur la scne du thtre kurde. La pice Revandina jin (Le
rapt de la femme) crite en 1935 par Wezr Nadir (1911-1945) en est une bonne illus-
tration. Lmancipation de la femme, sa lutte contre les coutumes rtrogrades de la soci-
t traditionnelle patriarcale kurde, son adhsion la vie politique du jeune pays socia-
liste forment lpine dorsale des uvres dramatiques. En Armnie, cette uvre est mon-
te avec lappui des tudiants et des enseignants de lEcole Technique Pdagogique
kurde dArmnie. Elle joua un grand rle dans la vie des Kurdes de cette poque. Les
questions abordes sur la condition fminine faisaient partie des thmes tabous de la
socit conservatrice kurde et allaient lencontre des traditions sculaires.
Dans le rpertoire thtral, de cette priode, on retrouvait les uvres de Ahmed Mraz
et Wezr Nadir mais aussi celles des dramaturges armniens, russes et gorgiens. Les
troupes kurdes taient soutenues par le gouvernement armnien, dirig alors par le
Comit Central du parti communiste dArmnie, qui les encourageait de maintes faons.
Cest ainsi quen 1937, le premier thtre kurde dEtat tait fond dans le village
dAlagoez habit essentiellement par les Kurdes, Les responsabilits de lorganisation
des activits thtrales taient confies au metteur en scne Tsolak Nikorosian (dorigi-
ne armnienne) et au directeur du thtre Celat Koto (dorigine kurde). Leur premier
objectif fut de crer une troupe permanente dacteurs. Le grand acteur armnien de
lpoque, Mkrtitch Djanan, fut charg de la partie artistique.
Le plus difficile pour le jeune thtre kurde tait de crer ses propres traditions artis-
tiques. Les premires cinq annes furent consacres la qute artistique et la capita-
lisation du savoir-faire. Le thtre bnficia de laide dartistes armniens et cest Amo
Khazarian que lon doit la formation de la premire troupe thtrale. Pour la musique et
la dramaturgie, le thtre kurde fait galement appel aux amis armniens : Samson
Gasparian, un merveilleux connaisseur de la musique kurde et auteur du premier ouvra-
ge crit sur le sujet. Parmi les dramaturges, notons Suren Ginossian, Haroutiune
46 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Chaldjian, Vartgess Chogherian et Achot Chabon qui ont contribu lessor du thtre
kurde.
Les premiers spectacles furent mis en scne au thtre dAlagoez et la premire pice fut
celle de Samson Kajoyan : Le soleil se lve. Son succs provenait de sa parfaite ad-
quation au caractre et lme des Kurdes. Les tmoins de cette poque se souviennent
que le thtre affichait complet tous les soirs. La troupe du thtre kurde dAlagoez
comptait dix-huit acteurs et deux actrices de nationalit armnienne, Anouch Saakian et
Sirouch Aslanian; les coutumes kurdes dalors ne permettaient pas aux femmes kurdes
de monter sur les planches.
Le thtre dAlagoez reut galement le soutien des intellectuels kurdes, Heciy Jind
(1908-1990), Emn Avdal (1906-1964), Cell Cell (1908-1998), Wezriy Nadir,
Usiv Beko (1909-1969), Siyamend Siyabendov (1909-1998, premier secrtaire du
Comit rgional du Parti communiste), Nado Mehmudov (1907-1991), Aram aan
(1908-1993). Jusqu la fin des annes 1940, la troupe thtrale dAlagoez connut diff-
rents directeurs, tous de nationalit kurde: Cerdoy Genjo (1904 - 1945) dport la fin
des annes 1930, Salah Jafarov (1912 - 1942) tu la guerre en 1942, Mrow Asad (n
1919), crivain et rdacteur-en-chef du journal kurde Riya Teze (La voie nouvelle).
Les premires annes dexistence du thtre kurde furent productives et, ds 1939, il
avait acquis une relle reconnaissance. Cest ainsi quil participe au festival thtral
dArmnie qui rassemblait les thtres professionnels. Pour loccasion, la troupe th-
trale kurde avait choisi le spectacle La jeune femme de Mirak de Suren Ginossian. Le
sujet de cette pice rpondait la proccupation socio-politique de lpoque et traitait
des problmes de collectivisation et des obstacles que la jeunesse sovitique rencontrait
sur le chemin de la construction dune socit nouvelle. Aprs sa prsentation au festi-
val dArmnie, cette pice fut joue Tbilissi.
Un autre succs du thtre de Alagoez fut la mise en scne de la pice Ker Kulik de Sure n
Ginossian. Le sujet tir dune pope kurde touchait profondment le spectateur kurde.
Le succs ne fut cependant pas toujours au rendez-vous. Nous avons retrouv un article
critique, publi dans le journal armnien Au rythme socialiste, et consacr la pice
Le train de Varkesse Chogherian. Lauteur de larticle, qui relve la pauvret de la sc-
Le thtre kurde en URSS 47
nographie, le mauvais clairage, les costumes insignifiants, ajoute que ces imperfections
taient pardonnes par le spectateur kurde fier de son thtre national : Malgr tous les
dfauts dans la prsentation du spectacle, et mon tonnement, le spectateur suit la pice
avec grand intrt et linterrompt souvent par de chaleureux applaudissements. Jai alors
compris que pour le spectateur le plus important est lexistence du thtre, le sentiment de
fiert quil ressent en coutant du kurde sur la scne du thtre. Et il a raison car le thtre
dAlagoez est unique au monde.
La deuxime tape du fonctionnement du thtre concide avec les annes de guerre de
1941-1945 et se termine en 1947. Pendant la guerre, la troupe thtrale choisit de mani-
fester sa solidarit avec les aspirations du pays et intgra dans son rpertoire des pices
dramatiques au thme patriotique en relation avec la guerre. Dans le rpertoire du
thtre kurde de cette priode, nous trouvons des oeuvres des dramaturges armniens
Suren Ginossian, Achot Chabon, Achot Papayan, Nari Zarian, Melik Kotcharian, etc.
Les dramaturges armniens composaient des pices adaptes au thtre kurde et ses
spectateurs. Ainsi, la pice dramatique Hasso de Suren Ginossian conte le destin dun
jeune couple kurde, Hasso et Leyl, qui incarnait limage de la jeunesse sovitique dont le
patriotisme constituait une force puissante dans la lutte contre les envahisseurs fascistes. Le
t h t re kurde avait galement dans son rpert o i re des pices crites sur des thmes kurd e s .
Nous citerons les pices de Ginossian : Xeczer Siyabend, Ewled iyay re s h (Les fils de
la montagne noire) et M rxas bajar Cizr (le hros de la ville de Djzir).
L i n t e rnationalisme est un autre aspect de lactivit du thtre dAlagoez durant la priode
1941-1947. Lune des pices, Nazar le courageux, luvre de Derenik Demirtchan, fut
joue par les acteurs kurdes en armnien. Dans le rpert o i re du thtre, nous trouvons des
u v res crites par des dramaturges armniens, mais aussi par des auteurs gorgiens, azer-
badjanais et kurdes. Jai trouv dans le rpert o i re de la priode de la guerre, une pice cri-
te par le folkloriste et crivain kurde Haciy Cind. Cette uvre tait intitule M i r a z
1
m a i s
aucune des bibliographies consacres la littrature kurde nen fait mention.
En 1947, les difficults financires et la dissolution de lUnion des thtres rgionaux
entranent la fin du thtre kurde dAlagoez. Son parcours cratif a nanmoins servi
dexemple aux groupes thtraux amateurs qui se craient dans les villages kurdes
dArmnie. Citons le groupe thtral qui fut cr vingt-six ans plus tard, en 1974, dans
48 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
le bourg dEtchmiadzine, dirig par le philologue kurde Shral
Cafaov (n en 1951) qui russit rassembler une trentaine
dacteurs amateur.
Le renouveau des annes 1950 et 1960
Les mises en scne la radio kurde dErvan remplaaient le
thtre. Entre 1955 et 1974, la radio kurde dErvan joua un
rle trs important dans la vie culturelle des Kurdes, dURSS et
hors des frontires de lURSS, au Kurdistan de Turquie... La
radio se substitua au thtre et les crivains kurdes crivaient
des pices dramatiques pour les compositions radiophoniques.
Ceci prit un caractre plus systmatique partir des annes
1950. La radio kurde devint le seul endroit o les auteurs
kurdes pouvaient prsenter leurs uvres dramatiques. On peut
considrer que la radio kurde dErevan fut le centre culturel de
la vie kurde en Armnie jusquaux annes 1980. Les drama-
turges Asker Boyk (n en 1941) et Ezz Gerdenziyar (n en
1945), par exemple, ont dbut la radio.
La pre m i re exprience de mise en scne dramatique la radio
k u rde fut ralise par Emn Avdal en 1957. La pice tait intitu-
le G u l z e r. Le metteur en scne de ce spectacle, Ts o l a k
Nikoghossian, avait conu la plupart des mises en scne montes
la radio kurde dErvan. Aujourdhui encore lintelligentsia
k u rde est reconnaissante envers Tsolak Nikoghossian.
A partir de lan 1965, lactivit thtrale de la radio kurde ralentit
son rythme et sarrta. La radio passait et repassait les mmes com-
positions, et il ny eut plus de crations. Durant lanne 1974, un
nouveau thtre populaire kurde fut cr au village dAlagoez.
Celui-ci fonctionna jusquau tragique tremblement de terre de
Spitak (1988). Durant ce sisme, la Maison de la Culture dAlagoez
o sigeait le thtre kurde fut compltement dtruite.
Le thtre kurde en URSS 49
1 - Hrar Hovakimian,
Les pages dhistoire
des thtres azerbad -
janais et kurdes
dArmnie,
en armnien,
Hayastan,
Erevan 1976, 70 p.
Les troupes thtrales de Tbilissi nont jamais pu se dvelopper suffisamment pour monter un
t h t re part entire. Bien que la capitale de la Gorgie jouit dune rputation de ville cul-
t u relle, il ny avait cependant pas de traditions thtrales kurdes. Si les troupes thtrales
taient pisodiques cest parce que la naissance de lintelligentsia kurde fut tardive Tbilissi
et que le problme de la prservation de la culture nationale kurde ne se posait pas en
G o rgie. Le potentiel intellectuel de la population kurde demeura longtemps inexploit et na
pas connu de dveloppement nergique, comme ce fut le cas en Arm n i e .
Avec larrive au pouvoir dEdouard Chevarnadz, la politique lgard les minorits chan-
gea en Gorgie. Trois rsolutions du Comit Central du Parti Communiste de la rpublique
prises en 1974, 1978 et 1980 portaient sur le dveloppement culturel de la communaut
k u rde. En 1979, les Kurdes de Gorgie clbrrent la cration du thtre kurde et entre sep-
t e m b re et dcembre une troupe dacteurs amateurs tait monte. Au mois de dcembre 1979,
le thtre ouvrait ses portes dans lenceinte de la Maison de la Culture des Travailleurs du
C o m m e rce. La comdie de Esker Boyk, Sinco qza xwe dide mr (Sinjo marie sa fille),
m a rque louvert u re de la saison thtrale. Le choix avait t port sur cette uvre parce quel-
le refltait les problmes qui se posaient la socit kurde cette poque. Le sujet de la pice
a b o rde les coutumes nuptiales kurdes et souligne les aspects rtrogrades, telle lobligation de
payer une d o t avec toutes ses consquences cocasses.
Au printemps 1980, une nouvelle comdie tait monte; elle traitait des relations entre une
b e l l e - m re et sa bru. Intitule X a s (La belle-mre), elle est crite par le dramaturge azerbad-
janais Mehdi Chamkhalov. Elle est traduite en kurde et, avec laccord de lauteur, adapte au
style kurde par le traducteur Shral Cafarov et le metteur en scne Miraz Uzo (n en 1947).
La belle-mre est devenue luvre ftiche du thtre kurde de Tbilissi. Cela fait plus de vingt
ans que ce spectacle est laffiche et quil fait partie du rpert o i re de la troupe. Ce spectacle a
t donn durant les tournes organises en Armnie, en 1983, au Kazakhstan, en 1987,
Moscou en 1988 et en 1990, Paris en 1991, en Syrie en 1992. Il fut prsent deux fois aux
Festivals duvres populaires dURSS (N a rodnoe tvort c h e s t v o) et chaque fois il a t prim.
Daprs son metteur en scne, Miraz Uzo, ce succs est d au jeu raliste et talentueux de lac-
trice Gulera Usiv (n en 1951), dont le professionnalisme et le savoir- f a i re sont souvent cits.
Au dbut de 1981, le thtre reut le statut de Thtre populaire la suite dune dcision
prise par le gouvernement gorgien et par le Comit Central des Unions pro f e s s i o n n e l l e s
(p ro f s u z) et le Collge du ministre de la Culture octroyait Miraz Uzo le titre de M e t t e u r
50 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
en scne de grande qualit. Le thtre kurde de Tbilissi devint le
symbole de la vie culturelle de la communaut kurde de la
capitale gorgienne. Au mois de mars de 1981, des journes de
la culture kurde furent organises Tbilissi o lon invita les
personnalits kurdes de toutes les rpubliques de lURSS. Ce
fut un vnement important pour la communaut kurde car
ctait la premire fois quun tel rassemblement culturel kurde
tait organis en URSS. Les Kurdes sinitiaient leur culture
nationale et les peuples de Gorgie dcouvraient la richesse et
loriginalit de la culture kurde.
Le thtre kurde de Tbilissi avait acquis une base solide, mais
le dficit en pices dramatiques originales crites par des dra-
maturges kurdes demeurait important. Le public kurde rclame
des mises en scne qui correspondent son caractre national,
lactualit kurde, aux traditions kurdes. Lquipe thtrale a
choisi de conserver la tendance humoristique du rpertoire qui
rpond au thme du quotidien au lieu de reprendre les uvres
crites dans les annes 1930-1940. Lhumour social et les
questions touchant la vie quotidienne prsentent plus de sou-
plesse pour la traduction. Daprs Miraz Uzo, le thtre mi-
professionnel na pas le droit de prsenter des uvres de dra-
maturges non professionnels pour ne pas nuire limage du
thtre et risquer de freiner son volution artistique, ce qui
entranerait sa perte. La condition principale est que luvre
choisie puisse tre reprise sur une base culturelle kurde.
En suivant ce principe, en 1981, le metteur en scne du thtre mit
en scne la pice dramatique Xeczer Sabendo de lauteur
a rmnien Hak Beylerian qui stait inspir du pome du pote
a rmnien Hovanesse Chirasse qui sest lui-mme stait inspir du
f o l k l o re kurde. Le thtre de Tbilissi modifia un certain nombre de
dtails pour redonner luvre sa particularit nationale originel-
le. La traduction en kurde a t ralise par le pote Tosin Resht
(n en 1942)
2
. La pice connut trois mises en scne et la dire c t i o n
Le thtre kurde en URSS 51
2 - Siyabend Xec,
d. Roja N,
Stockholm 1988.
Tosin Resht a traduit de
larmnien la pice
de Hayk Beylerian.
Il nen est pas lauteur.
52 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
du thtre, toujours mcontente des rsultats, travaille sur une
quatrime mise en scne.
Le rpert o i re du thtre kurde de Tbilissi comporte aujourdhui un
grand nombre de pices dramatiques crites par des auteurs tran-
gers : Avant que la charrette ne se re n v e r s e dOtia Iosseliani, D e
t rois six heure s dAlexandre Tchkhadz, La branche du bou -
l e a u, ddie la clbration du quarantime anniversaire de la
v i c t o i re sur le fascisme dUri Vi z b o r, Ma maison nest pas la tien -
n e de Girar Anannian, Le fianc de Paris dAchot Papayan.
la fin des annes 1980, le thtre kurde navait toujours pas
t rouv son auteur national. Il faudra attendre 1990, pour qumer-
ge un jeune crivain, mdecin de profession, Ezz Gerdenzar. Le
t h t re a trouv en lui un ami et un dramaturge fidles. En colla-
borant avec cet auteur, le thtre peut enfin offrir un nouveau
r p e rt o i re et aborder le thme national, la problmatique sociale et
philosophique, lidentit nationale kurde. Le travail effectu en
duo par lcrivain et le metteur en scne du thtre a donn nais-
sance au drame historique Zarna iya (Lamentations des mon-
tagnes, 1990). Cette pice dramatique, publie en 1989
3
, narre
lexode des Kurdes yzidis de lempire ottoman vers les pays de
Transcaucasie pendant la Pre m i re guerre mondiale. Lauteur de
l u v re invite un dbat sur les causes et les consquences de cet
exode forc. Il souligne aussi des questions douloureuses pour les
K u rdes telles les relations entre les Kurdes musulmans et yzidis.
Le conflit national est le point de dpart de luvre. Miraz Uzo
d c l a re avec fiert que le spectacle a connu un grand succs. Le
spectacle a vu le jour une poque o, la suite leff o n d re m e n t
de lUnion sovitique, les questions nationales se posaient avec
p ret. Ctait aussi le temps o lon clbrait des hros nationaux
dont les noms, pendant le rgime sovitique, taient soumis une
stricte censure .
3 - Ezz Gerdenziyar,
Zarna iya
(Lamentations des
montagnes),
Ervan 1989, 62 p.
Situation actuelle
Actuellement, le thtre travaille sur une autre pice historique Xan engzrn (Le Khan ou
bras dor) de Ezz Gerdenziyar. Cette pice est crite partir de lpope kurde D i m d i m. Le
d r a m a t u rge et le metteur en scne du thtre prparent ensemble une autre uvre ddie au
Molla Mustafa Barzani, sa vie et sa lutte hroque pour la libration du Kurdistan. L q u i p e
thtrale envisage dentamer les prparations de la mise en scne de cette pice la fin de
lanne 1999.
Cette anne le thtre populaire kurde de Tbilissi clbrera ses vingt ans dexistence. Rien
na t facile, et rien ne lui a t pargn. Par exemple, il fallu arrter les activits du thtre
de 1992 1997 faute de subvention. La troupe dacteurs conserva le moral et ne sest pas
parpille; elle a pu se reconstituer la rouvert u re du thtre en 1998 grce la dcision
du Parlement gorgien daccorder les subventions ncessaires. Pendant notre entre t i e n ,
Miraz Uzo nous disait combien il tait reconnaissant tous les amis du thtre qui avaient
soutenu son quipe durant ces vingt dern i res annes. Il voqua lamiti qui liait son thtre
lInstitut kurde de Paris et en particulier son prsident Kendal Nezan qui avait org a n i s
l e n re g i s t rement de huit spectacles qui furent ensuite diffuss auprs des communauts
k u rdes.
Un des mrites du thtre, et non des moindres, rside dans le fait quil a produit un larg e
c e rcle de comdiens dont il peut se glorifier. Ces artistes du thtre kurde de Tbilissi pour-
suivent dune faon ou dune autre leurs activits artistiques. Que ce soit New York,
S y d n e y, Alma Ata, au Danemark, Cologne ... ils sont toujours prsents comme les com -
diens du thtre kurde de Tbilissi .
Le thtre kurde en URSS 53
Laccord
de Washington
Laccord sign le 17 septembre 1998 Washington par
Massoud Barzani, prsident du Parti dmocratique du
Kurdistan dIrak et Jalal Talabani, prsident de lUnion patrio-
tique du Kurdistan sous lgide amricaine et en prsence de
Mme Madeleine Albright, secrtaire dtat, a mis un terme aux
affrontements opposant depuis mai 1994 par intermittence les
deux formations politico-militaires kurdes irakiennes.
Avant de prsenter ce document important, il serait sans doute
utile de rappeler brivement les dveloppements intervenus au
Kurdistan irakien depuis la fin de la guerre du Golfe.
La dfaite de Saddam Hussein face la coalition internationa-
le en 1991 avait encourag les chiites au sud de lIrak et les
Kurdes au nord se rvolter. Les peshmergas semparrent des
principales villes mais furent vite submergs par les units
dlite de larme irakienne - la Garde prsidentielle - que les
Occidentaux laissrent rentrer du Koweit pour svir contre les
insurgs chiites et kurdes. Traumatiss par la perspective dune
nouvelle utilisation des armes chimiques deux millions de
Kurdes prirent alors le chemin de lexil vers lIran et la Turquie.
Sous la pression de lopinion publique internationale boulever-
se par les images mdiatises de lexode kurde, les Allis
Ali
BABAKHAN
Docteur en Sciences
politiques, Paris
durent crer une zone de scurit dans le nord de lIrak, qui permit le retour des rfu-
gis et assura le contrle des organisations kurdes sur la rgion.
Les ngociations engages en mai 1991 par les organisations kurdes, regroupes dans un
Front du Kurdistan, avec les autorits irakiennes en vue de ltablissement dune rgion
autonome kurde se soldrent par un chec. En octobre 1991 ladministration irakienne
se retira de la rgion kurde, refusa de verser leur traitement aux fonctionnaires et impo-
sa un blocus conomique sur la rgion kurde. Ds lors le Front du Kurdistan prit la direc-
tion de la rgion et procda lorganisation dlections gnrales pour mettre en place
un Parlement et un gouvernement. Plusieurs partis se prsentrent aux lections du 19
mai 1992 : seuls le Parti dmocratique du Kurdistan, qui obtint 45,26% des voix, et
lUnion patriotique du Kurdistan, 43,81%, franchirent la barre des 7% des suffrages
ncessaires pour tre reprsents au parlement. 51 siges devaient revenir au PDK, 49
lUPK. Quatre siges taient rservs au Mouvement Dmocratique Assyrien, et un
lUnion Chrtienne.
La rgularit des lections est mise en cause et les deux partis dcident de se partager
les siges, la prsidence de lAssemble revenant au PDK, celle du Gouvernement
lUPK. Lors du scrutin prsidentiel, 47,51% des voix vont M. Barzani et 44,48% de
voix vont J. Talabani (les sources de lUPK font tat, quant elles, de 44,50% pour le
PDK et 44% pour lUPK).
La premire sance du Parlement kurde se tint le 4 juin 1992 sous la prsidence de
Jawhar Nameq (PDK) et le premier gouvernement, prsid par Fouad Massoum (UPK),
vit le jour lors dune sance du parlement le 4 juillet 1992, en prsence de
Mme. Danielle Mitterrand et M. Bernard Kouchner ainsi que de plusieurs autres per-
sonnalits.
Pour marquer sa position vis--vis de Bagdad, le Parlement kurde adopta le rgime fd-
ral. La nouvelle administration kurde dut faire face un pays dvast o les problmes
taient lgion : reconstruction des infrastructures et de 4500 villages dtruits, retour des
villageois dans leurs villages, dsarmorcement des centaines de milliers de mines anti-
personnelles... tout cela sous le double embargo impos par Bagdad et la communaut
internationale. Les profondes divergences entre les deux partis, sur le partage et lexer-
cice du pouvoir, les ingrences de lIran et de la Turquie dans le Kurdistan irakien, lab-
58 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
sence de reconnaissance internationale de ladministration kurde, finirent par engendrer
laffrontement entre les deux partis. Le conflit dura de mai 1994 novembre 1997.
Une premire tentative de rglement de ce conflit fratricide fut engage en juin 1994
avec le soutien du prsident Franois Mitterrand. Une confrence de paix se tint au
Chteau de Rambouillet du 16 au 22 juillet 1994. Laccord conclu, instaura une trve qui
dura jusquen janvier 1995, date laquelle lUPK sempara dErbil, capitale rgionale,
sige du Parlement et du gouvernement kurdes. Les tentatives de mdiation amricaines
(confrences de Drogheda en Irlande) eurent galement des effets prcaires tout comme
laccord sign Ankara le 21 octobre 1996.
Finalement les efforts de rconciliation amricains conduits par David Welch, aboutis-
sent laccord de Washington du 17 septembre 1998 dont la conclusion a t facilite
par plusieurs facteurs : volont des deux dirigeants kurdes convaincus de limpossibili-
t de la victoire de lune ou lautre partie de parvenir un terrain dentente, nouvelle
orientation politique du prsident iranien Khatami, le renforcement des relations cono-
miques irako-syriennes aprs une rupture de dix-neuf ans, appui de Bagdad au PKK.
Obstacles et perspectives
LAccord de Washington a certes instaur une trve durable, mais faute de mise en uvre
de ses dispositions essentielles il na pas encore pu supprimer la partition de fait du
Kurdistan irakien.
Son application rencontre une srie dobstacles et tout se passe comme si pour des rai-
sons diverses les deux parties se contentaient du statu quo actuel et une paix vritable.
1.- Lingrence des tats voisins
La Turquie : craignant quun vide de pouvoir ne profite au PKK, joue un rle important
pour le respect de la trve tout en sopposant au dveloppement des institutions poli-
tiques fdrales. Porte sur lEurope pour la circulation des personnes et des marchan-
dises, elle est aussi la base de laviation allie qui assure la protection dune partie du
Kurdistan. Elle est un lment essentiel pour le maintien de lembargo sur lIrak en dpit
dun commerce illgal entre Ankara et Bagdad via la rgion kurde.
Laccord de Washington 59
LIran : si le courant conservateur continue de dominer la vie politique iranienne, les
ingrences iraniennes se poursuivront. Par contre si la politique douverture du prsident
Khatami se confirme, les relations entre lIran et lEurope pourraient samliorer et les
risques dingrences seront moindres.
La Syrie : Linfluence de ce pays au Kurdistan irakien a diminu depuis la capture
dAbdullah Ocalan.
Le pouvoir central de Bagdad reprsente un danger constant pour la mise en place de
laccord : il peut reprendre le contrle du Kurdistan tout moment, accentuer les diver-
gences entre le PDK et lUPK, rduire les changes commerciaux entre Ankara et
Bagdad via la rgion kurde entranant une baisse de revenus pour le Kurdistan.
2. - Les divergences entre lUPK et le PDK relatives lapplication de laccord
Le parlement : LUPK considre que cette assemble na plus de lgitimit depuis les v-
nements du mois daot 1996 qui ont conduit loccupation dErbil par larme irakien-
ne et le contrle de la ville par les troupes de M. Barzani, tandis que le PDK considre
le parlement comme une assemble parfaitement lgitime et demande que le partage du
pouvoir se fasse sur la base des rsultats des lections de 1992, en attendant la tenue de
nouvelles lections.
La normalisation : signifie le retour vers leur lieu dorigine de tous les Kurdes dplacs et
ce sur lensemble du territoire kurde en Irak. LUPK souhaite accueillir immdiatement
les personnes qui avaient fui, tandis que le PDK propose que le retour se fasse en dou-
ceur et par tapes.
Les droits de douane : le PDK a effectu un premier versement lUPK de 60 millions de
dollars sur les droits de douanes prlevs sur les voies de passage entre la Turquie et
lIrak. Le diffrend porte sur lvaluation des rentres : lUPK estime celles-ci un mil-
lion de dollars par jour, tandis que le PDK soutient que les ressources ont baiss du fait
de la rouverture des frontires syro-irakiennes et fait valoir que lUPK dispose aussi des
rentres douanires avec lIran.
Le PKK : Pour lUPK, lorganisation dlections libres permettront aux Kurdes dIrak de
se doter dun gouvernement qui aura pour mission de mettre fin aux activits du PKK sur
60 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
le territoire du Kurdistan dIrak. Le PDK considre que la lutte contre le PKK fait par-
tie des accords de Washington, et que le PKK na rien faire au Kurdistan irakien.
Lattitude vis--vis de Bagdad : lUPK qui, plus que le PDK, entretient des rapports avec loppo-
sition irakienne, souhaite un changement dmocratique et demande que soit ractive la rso-
lution 688 relative aux droits de lhomme pour mettre fin la dictature de Bagdad. M. Barz a n i
qui doute du srieux de lengagement amricain renverser Saddam Hussein et de la capaci-
t de lopposition non kurde, adopte une position dattente et aff i rme quil vaut mieux privil-
gier le dialogue laff rontement condition que le pouvoir accepte la solution fdraliste.
Les perspectives
Si lon peut considrer juste titre que laccord de Washington est une victoire de la
diplomatie amricaine, il a galement permis Bill Clinton de marquer un point sur ceux
qui critiquent sa politique irakienne. Ladministration amricaine fonde ses espoirs sur
le dveloppement des forces dopposition au rgime de Bagdad. Le Congrs amricain
avait adopt en octobre 1998 une loi dite de la Libration de lIrak selon laquelle un
des objectifs de la politique trangre des Etats-Unis est le renversement du rgime ira-
kien et, ds le 15 novembre 1998, Bill Clinton sengageait uvrer en ce sens.
Il faut galement reconnatre que le parrainage amricain, lapprobation du rgime fd-
ral et lengagement ritr de dfendre le Kurdistan dIrak contre toute menace de
Bagdad, est une victoire pour les Kurdes. Certains politiques kurdes vont jusqu affir-
mer que cette victoire est aussi importante que le Trait de Svres de 1920.
Laccord de Washington signifie galement la protection du Kurdistan contre toute ing-
rence extrieure. Mais dans la pratique, les incursions frquentes de larme turque sont
tolres par les Amricains.
Laccord trace des perspectives optimistes pour les Kurdes. Le PDK et lUPK sont
conscients quils ne peuvent lemporter sur lautre, car malgr lexistence des deux admi-
nistrations Erbil (PDK) et Suleimanieh (UPK), la rgion kurde connat un dvelop-
pement important. Elle compte trois universits, plusieurs stations de tlvision, une
presse abondante et libre. Lconomie du Kurdistan se porte mieux que celle du reste de
lIrak mme si le Kurdistan ne jouit que de 13% des recettes de la rsolution ptrole
Laccord de Washington 61
62 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
c o n t re nourr i t u re. La situation sanitaire est meilleure quailleurs
en Irak comme en tmoigne le rapport de lUNICEF qui indique
une baisse sensible de la mortalit infantile au Kurdistan par rap-
p o rt aux annes 1980, alors quelle a plus que doubl dans lIrak
arabe pendant la mme priode.
Enfin, la dclaration commune publie par les deux parties pour
c l b rer le premier anniversaire de laccord de Washington insis-
te sur le fait que malgr les eff o rts des deux parties et dautre s ,
l a c c o rd nest pas encore appliqu intgralement. Cependant des
pas importants ont t faits en direction de la paix. Les deux par-
ties ont ainsi pu parvenir une position commune concernant la
mise en uvre de la rsolution 986 des Nations Unies.
Les dirigeants kurdes sont conscients du fait que le statu quo e n
Irak et au Kurdistan ne durera pas indfiniment. Le rgime ira-
kien peut tout moment tre tent de re s t a u rer son autorit sur la
rgion kurde. Il peut aussi seff o n d rer et laisser place un Irak
l i b re, dmocratique et fdral. Quelle que soit lissue de la crise
actuelle, seule lunit politique peut assurer un meilleur avenir
aux Kurdes dIrak.
Dclaration finale lissue de la runion
des dirigeants kurdes le 17 septembre 1998
*
Rappel des ralisations antrieures.
Au nom du Parti Dmocratique du Kurdistan (PDK) et de
lUnion Patriotique du Kurdistan (UPK), nous remercions la
secrtaire dEtat Mme Albright et le gouvernement des Etats
Unis pour avoir permis la tenue de runions amicales et fruc-
tueuses ici Washington, au cours de ces derniers jours. Nous
sommes reconnaissants de leurs efforts pour nous aider nous
retrouver pour crer un cadre pour notre coopration dans
lavenir. Ces runions ont constitu une tape importante vers * Traduit de langlais
une rconciliation complte et durable qui ouvre de nouveaux espoirs aux Kurdes, aux
Turcomans, aux Assyriens et aux Chaldens de la rgion du Kurdistan irakien.
Les deux partis remercient galement les gouvernements de Turquie et du Royaume-Uni
pour leur engagement dans le processus de paix et de rconciliation. Nous tenons
reconnatre le rle irremplaable jou par les consultations Ankara et Londres pour
le succs de ces ngociations.
A Washington nous avons discut des moyens damliorer ladministration rgionale des
trois provinces du nord et de rgler les diffrences dinterprtation des accords dAnkara
doctobre 1996. Dans plusieurs domaines nous sommes arrivs des solutions com-
munes pour lapplication de ces accords.
Nous nous prononons pour lintgrit territoriale et lunit de lIrak. Les trois provinces
du nord - Dohuk, Erbil et Suleimaniyah font partie de lEtat irakien. Le PDK et lUPK
admettent sans rserve les frontires internationales reconnues de lIrak. Les deux par-
tis sengagent prvenir toute violation de ces frontires par des terroristes ou qui que
ce soit dautre.
Les deux partis apporteront leur concours la construction dun Irak unifi, pluri-natio-
nal et dmocratique qui assurerait le respect des droits de lhomme et des droits poli-
tiques pour le peuple kurde et pour tous les Irakiens sur les bases politiques choisies par
toute la population de lIrak.
Les deux partis souhaitent pour lIrak une rforme contenu fdral qui assurerait luni-
t nationale et lintgrit territoriale. Nous pensons que les Etats Unis partagent de telles
aspirations pour le bien de toute la population de lIrak.
Les deux partis condamnent les luttes intestines et sengagent sabstenir de toute vio-
lence pour rgler des dsaccords et renoncent rechercher lintervention de ltranger.
Les deux partis saccordent penser que lIrak doit respecter les rsolutions du Conseil
de Scurit des Nations Unis, y compris celles qui concernent les droits de lhomme dans
la rsolution 688.
Laccord de Washington 63
Pour assurer une atmosphre plus sereine ncessaire la rconciliation, nous allons
intensifier notre action pour le respect du cessez-le-feu, faciliter les dplacements des
citoyens et nous abstenir de toute dclaration ngative la presse.
La phase transitoire
Nous nous sommes mis daccord pour soutenir le Haut Comit de Coordination (HCC)
pour assurer le respect des droits de lhomme dans le Kurdistan irakien et pour que les
droits sociaux et politiques soient compltement honors. Les dcisions du HCC seront
prises lunanimit de tous ses membres.
Le HCC prparera une rconciliation complte entre tous les partis, y compris la nor-
malisation de la situation Erbil, Suleimanieh et Dohuk; la remise en activit de lad-
ministration unifie et de lAssemble (rgionale) sur la base des rsultats des lections
de 1992; la remise du contrle exclusif de toutes les ressources ladministration rgio-
nale; et lorganisation de nouvelles lections rgionales.
Le HCC assurera la coordination et la coopration des services publics locaux en charge des
besoins de la population dans toute la rgion du Kurdistan irakien. Les partis sassure ro n t
que ces services publics reoivent les sommes ncessaires leur fonctionnement. Le PDK
reconnat que la diff rence des besoins exige un flux rgulier de fonds pour les serv i c e s
h u m a n i t a i res de la rgion actuelle du PDK la rgion actuelle de lUPK.
Le HCC tablira un processus pour aider rapatrier tous ceux qui ont t obligs de quit-
ter leur rsidence dans les trois provinces du nord la suite du conflit entre les partis,
pour leur restituer leurs proprits ou offrir une compensation pour leurs pertes.
Le HCC sassurera que les deux partis coopreront pour prvenir toute violation des fron-
tires turques et iraniennes. Il mettra en uvre un procd de surveillance pour contr-
ler le passage des gens travers ces frontires et interdire le passage aux terroristes. Les
deux partis qui uvrent avec le HCC refusent le droit dasile aux membres du Parti des
Travailleurs Kurdes (PKK) dans tout le territoire du Kurdistan irakien. Ils sassureront
que le PKK nait pas de bases dans cette rgion. Ils empcheront le PKK de saper ou de
dstabiliser le processus de paix et de violer la frontire turque.
64 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Le HCC sefforcera de former un gouvernement rgional provisoire uni qui devra tre
confirm dans les trois mois par lAssemble rgionale.
Administration unifie
Trois mois aprs sa reconstitution, lAssemble se runira dans ses btiments Erbil ou
Suleimanieh ou Dohuk. Les membres de cette Assemble provisoire seront les person-
nalits qui avaient t lues au Parlement en 1992.
La premire runion de lAssemble provisoire se tiendra dans trois mois. Aprs sa for-
mation lAssemble devra entriner toutes les dcisions du HCC et du gouvernement
rgional provisoire.
LAssemble provisoire pourrait dcider de donner au HCC dautres fonctions, y compris
les relations avec la communaut internationale.
Pour assurer la scurit des lections rgionales et contribuer la normalisation du sta-
tut dErbil, de Dohuk et de Suleimanieh, le HCC et lAssemble pourraient dcider de
former une force de scurit conjointe entre lUPK, le PDK, les Turcs et les Assyriens.
Plus tard, le nouveau gouvernement rgional pourrait dcider de prendre dautres
mesures pour unifier les structures de commandement des peshmergas.
Aprs les lections rgionales dont on parlera plus loin, lAssemble provisoire sera rem-
place par la nouvelle Assemble rgionale qui dsignera un nouveau gouvernement
rgional sur la base du nombre de votes pour chaque parti dans lassemble.
Quand le gouvernement rgional sera form, le HCC sera automatiquement dissous. Le
mandat de lAssemble rgionale et du gouvernement rgional est de trois ans.
Le Partage des Revenus
Jusqu la mise en place du nouveau gouvernement rgional provisoire conjoint des fonds
seront rgulirement verss par la rgion actuelle PDK la rgion actuelle UPK pour le
fonctionnement des services publics en raison de la diffrence des revenus. Aprs
Laccord de Washington 65
consultation de ladministration existante des impts et des finances, le HCC aura la res-
ponsabilit de rpartir les ressources dans la rgion.
Quand le gouvernement pro v i s o i re conjoint sera mis en place, il assurera la collecte et la
distribution de toutes les re s s o u rces. Aprs llection de la nouvelle Assemble rgionale,
un seul ministre des finances et des impts assurera la collecte de toutes les re s s o u rces, y
compris les impts et les taxes douanires. Les fonds collects seront mis la disposition du
g o u v e rnement rgional pour tre utiliss suivant les dcisions de lAssemble.
Statut dErbil, de Dohuk et de Suleimanieh
LAssemble provisoire et le HCC seront chargs de la normalisation du statut dErbil,
de Dohuk, de Suleimanieh et des autres villes. Le HCC pourrait demander laide de
mdiateurs internationaux si cela savrait ncessaire. Le statut de ces villes devra tre
suffisamment normalis pour permettre la tenue dlections libres et incontestables.
lections
LAssemble provisoire et le HCC devront organiser des lections libres et rgulires
pour lire une nouvelle Assemble rgionale; elles devront avoir lieu dans les six mois
aprs la formation de lAssemble provisoire.
La composition de la nouvelle Assemble rgionale sera base sur les donnes statis-
tiques les plus fiables concernant la population des trois provinces du nord et limpor-
tance relative des groupes ethniques et religieux dans ces provinces. Des siges seront
rservs pour les communauts turcomanes, assyriennes et chaldennes.
Si possible, lAssemble provisoire et le HCC, en collaboration avec la communaut
i n t e rnationale, org a n i s e ront un recensement dans la rgion pour tablir un re g i s t re lectoral.
A dfaut daide internationale en temps voulu, lAssemble pro v i s o i re et le HCC org a n i s e-
ront eux-mmes le recensement ou bien se serv i ront des donnes existantes. Ils feront la
m e i l l e u re estimation possible de la population aprs consultation dexperts trangers.
LAssemble pro v i s o i re et le HCC feront galement appel des spcialistes dlections inter-
nationaux pour les assister dans les lections elles-mmes et former des moniteurs locaux.
66 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Situation dans la rgion du Kurdistan irakien
La rsolution 688 du Conseil de Scurit de lONU signale les svres mesures de
rpression lencontre des Irakiens, particulirement lencontre des Kurdes en Irak.
Le pression de la rpression na pas dcru depuis 1991 quand cette rsolution fut prise.
Il faut rappeler que le rapporteur spcial de lONU a trouv des preuves videntes de
centaines dexcutions sommaires au cours de lanne dernire dans les prisons ira-
kiennes et de la poursuite de la politique dexpulsion de Kurdes et de Turcomans de
Kirkouk et dautres villes. Cette politique quivaut lpuration ethnique des Kurdes et
des Turcomans irakiens avec lappropriation de leurs terres et de leurs biens par les
forces gouvernementales pour les distribuer des Arabes. De nombreux nouveaux arri-
vants ont t incits partir par des mesures dintimidation.
Devant la poursuite de cette menace, nous devons remercier la communaut internatio-
nale pour nous avoir aids dans notre action humanitaire et avoir prvenu la rptition
des vnements tragiques de 1991 et des campagnes terribles de Anfal en 1987 et 1988.
Le programme spcial de lONU ptrole contre nourriture pour le Kurdistan irakien a
contribu amliorer quelque peu les conditions de vie de la population. Nous souhai-
tons que la communaut internationale continue soutenir ce programme avec une sub-
vention spciale pour la rgion du Kurdistan irakien et nous esprons que dans le proche
avenir un service de liaison pour cette rgion puisse tre cr au sige de ECOSOC pour
mieux coordonner laide. Nous esprons galement quau cas o le programme ptrole
contre nourriture serait suspendu par suite dune intervention unilatrale du gouverne-
ment irakien, lONU poursuivra son assistance aux besoins conomiques du Kurdistan
irakien et aux besoins de sa population.
Les Etats-Unis, la Rpublique de Turquie et le Royaume-Uni dans lopration Nord
La surveillance a aid protger la rgion. Nous leur demandons, ainsi qu toute la
communaut internationale, de continuer tre vigilants pour protger et scuriser la
rgion du Kurdistan irakien.
Les nombreuses ONG qui travaillent dans les trois provinces du nord ont allg notre iso-
lement et nous ont aids de mille faons.
Laccord de Washington 67
Prochaines runions entre les dirigeants
Le prsident du PDK et le secrtaire gnral du UPK se runiront au moins tous les deux
mois lintrieur ou lextrieur du Kurdistan irakien dans un lieu choisi dun commun
accord. En attendant laccord du gouvernement nous esprons tenir la premire de ces
runions Ankara et la suivante Londres.
La runion dAnkara comprendra des discussions sur notre dcision commune dlimi-
ner le terrorisme par le renforcement des mesures de scurit aux frontires de lIrak.
Celle de Londres pourrait prciser dautres dtails concernant le statut dErbil, de Dohuk
et de Suleimanieh et mettre au point le mcanisme dlections libres et rgulires.
Sign par :
Jalal Talabani - UPK Massoud Barzani - PDK
Certifi par C. David Welsh, premier secrtaire adjoint au bureau des affaires
du Proche Orient au Dpartement dEtat, Washington D.C.
Washington, 17 Septembre 1998
Calendrier de lapplication
1
er
octobre 1998 : Le PDK commence augmenter son assistance financire mensuelle aux ser-
vices publics dans la rgion dirige par lUPK
5 octobre : Calendrier tabli pour le rapatriement des personnes dplaces au cours du prc-
dent conflit. Accord sur la restitution de leurs biens ou compensation par les partis res-
ponsables.
1
er
novembre : Les deux partis consultent le gouvernement turc. Mise au point de la coordination
et de la coopration avec les organismes humanitaires. Transfert acclr des contributions
du PDK aux services publics de la rgion dirige par lUPK.
15 novembre : Progrs sur le projet de rapatriement, unification des services administratifs, par-
tage des ressources.
1
er
janvier 1999 : Premire runion de lAssemble provisoire. Le gouvernement conjoint tablit
un plan pour la normalisation de la situation Erbil, Dohuk et Suleimanieh
1
er
avril : Le gouvernement provisoire conjoint tablit un plan pour lorganisation des lections.
1
er
juillet : Elections rgionales.
68 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Mmoires de lmir
Kamuran Bedir-Khan
Dans le cadre de notre projet de publier des documents dar-
chive qui contribuent la connaissance des personnalits qui ont
m a rqu lhistoire des Kurdes, nous prsentons nos lecteurs un
document puis dans les archives du kurdologue Thomas Bois.
Ce document, tap la machine par le rvrend Pre Thomas
Bois, sur un papier de format 31 cm x 20,5 cm. comporte 26
pages. Il est intitul :
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan
dictes au R.P. Thomas Bois, O.P.
Beyrouth du 7 au 10 dcembre 1946.
Thomas Bois ajoutait la main : Ce document est unique. Il nen
existe pas dautres copies. Ce rcit malheureusement inache -
v me fut dict en dcembre 1946 Beyrouth par lmir
Kamuran Bedir-Khan qui avait lintention dcrire ainsi ses
mmoires. Fr. Thomas Bois.
La dicte, commence le samedi 7 Dcembre 1946, se terminait
le 10 dcembre 1946.
Il est inutile de prsenter nos lecteurs lmir Kamuran Bedir-
Khan, petit fils du clbre Bedir-Khan, prince de Djzireh
Botan. N Damas, le 21 aot 1895, il a t lev comme ses
Joyce BLAU
INALCO
deux frres ans, Sureya et Celadet, dans le culte du grand-pre qui avait voulu, au
milieu du XIX
me
sicle, rassembler le peuple kurde sous son sceptre et btir un grand
Kurdistan.
Au lendemain de la Premire guerre mondiale, un projet de Kurdistan indpendant est
envisag, mais nest pas sorti des archives. Mustafa Kemal, qui prend le pouvoir en
Turquie, envoie larme ravager le Kurdistan et fait dporter des centaines de milliers de
Kurdes. Tout en poursuivant des tudes de droit, Kamuran milite avec ses deux frres
pour la cause kurde. Lan, Sureya, vient de fonder le parti Xoybn (Indpendance) ou
Ligue nationale kurde, qui publie et diffuse tracts et documents. Linsurrection clate en
1927 prs du Mont Ararat. A sa tte un chef prestigieux, Ihsan Nouri Pacha. Mais
Mustefa Kemal fait donner laviation, lartillerie lourde, les blinds, et cest le carnage.
Les frres Bedir-Khan prennent le chemin de lexil. Sureya sinstalle en Egypte, Celadet
en Syrie, et Kamuran part pour lAllemagne prparer une thse de doctorat la Facult
de Droit de Leipzig.
De retour Beyrouth, Kamuran ouvre un cabinet davocat et collabore aux revues Hawar
(lAppel, Damas 1932-1943), Ronah (la Clart, Damas 1941-1944) autour desquelles la
fine fleur de lintelligentsia kurde, qui ne pouvait plus vivre dans la Turquie kmaliste,
stait regroupe. Cette priode marque la renaissance et lpanouissement des lettres
kurdes. Le rayonnement de lEcole de Hawar attire de jeunes orientalistes franais :
Pierre Rondot, Roger Lescot... Lmir Kamuran dite son propre journal Roja N (Le jour
nouveau, Beyrouth 1943-1946), un magazine bilingue kurde-franais o il affirme son
opposition au nazisme tout en faisant connatre au monde les souffrances de son peuple.
Beyrouth runit lmir Kamuran et le Pre Thomas Bois
1
Thomas Bois est n le 6 mai 1900 Dunkerque, dans le nord de la France, dans une
famille catholique. Trs jeune, il choisit dentrer dans lordre des Pres dominicains. Il
tudie le latin, le grec, langlais, lhbreu, litalien, le russe. Lhistoire de la Mission
dominicaine Mossoul, au Kurdistan dIrak, le passionne. Dans le courant de 1927, les
suprieurs de lOrdre des Dominicains le dsignent pour la Mission de Mossoul o
Thomas Bois arrive en octobre de cette mme anne. Il se voit confier de multiples
charges denseignement. Il apprend larabe quil matrise bientt. Il tudie galement le
72 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
syriaque ou soureth - la langue des chrtiens et des juifs au
Kurdistan - et le kurde.
Trs vite le Pre Bois sintresse lhistoire et la vie sociale du
peuple kurde o il a compt, avec les annes, dinnombrables
amis fidles et dvous. En 1932, il est nomm Suprieur de
Mar-Yacoub, une forteresse construite sur un piton, au nord-
ouest dAlkosh, au coeur du Badinn
2
o il fonde un petit pen-
sionnat. Mais la vie y tait rude, austre et souvent dangereuse
puisque les pres dominicains se retrouvent souvent sous le feu
crois des belligrants kurdes et assyriens quand clatent les
troubles de juillet et aot 1933.
En 1936, Thomas Bois est dsign pour assumer la nouvelle
Mission dominicaine de la Haute-Djzire h
3
, en Syrie. En 1940,
Thomas Bois tombe gravement malade et va passer sa convales-
cence dans la Bekaa libanaise, o il re t rouve la sant. En 1946, il
est nomm aumnier au Carmel de St-Joseph de Beyrouth.
Ds le dbut des annes 1940, Thomas Bois entre en contact
avec lEcole de Hawar et les liens damitis qui se tissent
avec les frres Bedir-Khan ne faibliront jamais. Ils collabor-
rent souvent. Thomas Bois fait paratre des articles dans Roja
N; il y publie une belle tude sur le pote Cegerxwn
(Chaykhmus Hasan, 1903-1984)
4
, le Djbel Sindjar au dbut
du XIXme sicle
5
. A la demande de son ami Kamuran
Bedir-Khan, il revoit les traductions kurdes des Metholokn
Hezret Silman (Proverbes de Salomon, Beyrouth 1947), et de
lIncla Lqa (LEvangile selon St Luc, Beyrouth 1953) qui
avaient t commandes par la Socit Biblique Beyrouth.
Cest encore lmir Kamuran Bedir-Khan qui fournit les mat-
riaux et les documents qui permettent Thomas Bois, sous le
pseudonyme de Lucien Rambout, de publier Les Kurdes et le
Droit, aux ditions du Cerf, Paris 1947.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 73
1
- Voir larticle Vie et
uvre de Thomas Bois,
1900-1975 publi dans
The Journal of Kurdish
Studies, vol.I, Louvain
Peeters Press 1995,
pp. 85-96.
2
- Le couvent de Mar-
Yacoub a une histoire trs
particulire. Bti 900
mtres daltitude, sur lem -
placement dun monastre
nestorien qui fut prospre
du VIIme au XIIme
sicle, le couvent de Mar-
Yacoub a t construit en
1847 par le Pre Marchi
(1805-1875)
3
- Cf. Au pays de lumire
et de misres,
in : Missions
dominicaines, 1936.
4
- le 13 aot 1945,
n 53, p. 4
5
le 1er septembre
1945, n 56.
En prface louvrage, Thomas Bois crit :
... Circulant travers les pays du Moyen-Orient depuis prs de vingt ans, parlant le kurde
et larabe, jai pu tudier loisir les habitants de ces contres aux mille visages. Chrtiens
de tous rites, musulmans de diverses sectes, juifs de la diaspora, adorateurs du diable mme
ont t maintes reprises mes interlocuteurs. Armniens et Assyriens, Arabes et Kurdes,
Druzes et Yzidis, tour tour mont racont leurs gloires passes, leur dtresse souvent et
leurs aspirations aussi. Mais cest avec les Kurdes peut-tre que jai eu les contacts les plus
troits. Avec eux jai fum leur dlicieux tabac en ces pipes si longues quon ne peut les allu -
mer soi-mme; en leurs larges cuelles dtain jai bu leur petit-lait si rafrachissant durant
les chaleurs dt; et que de fois nai-je pas cout avec plaisir leurs bergers, la main
loreille, chanter leurs mlopes que rpercute lcho des montagnes et quil me semble
entendre encore lorsque je ferme les yeux et essaye dvoquer mes souvenirs dautrefois...
Or, depuis un an, la presse mondiale parle souvent des Kurdes propos des vnements
dIran, dIrak ou de Turquie. Les correspondants dagence de presse sont lafft de nou -
velles sensationnelles concernant ces rgions totalement ignores chez nous. Quotidiens et
hebdomadaires rivalisent du dsir dclairer lopinion publique.
De lHumanit Mondes, de Temps Prsent Temps Nouveaux, de Combat Te rre des
Hommes, du Monde Samedi-Soir, et jen passe, bien sr, tous les priodiques ont publi outre
les informations des agences A.F. P. ou Reuter, des articles sur la question kurde o, sous lob -
jectivit apparente des nouvelles, perce souvent une interprtation qui dvie du droit chemin....
Aprs avoir lu tout cela, jai pens quil y avait encore bien dautres choses dire sur ces ban -
dits kurdes que jai frquents et que des Gouvernements soi-disant dmocratiques dport e n t ,
b o m b a rdent et massacrent depuis 20 ans, sous loeil indiff rent ou presque des Grands Etats ....
Ces quelques pages voudraient montrer quun chrtien digne de ce nom, un homme de foi
qui croit en un Dieu personnel, un laque pris dIdal et dHumanit, ne peuvent rester
insensibles devant une question qui sagite trop souvent dans une atmosphre imprgne de
lodeur du ptrole.
Ce sont des documents qui prouvent le droit des Kurdes que je mettrai sous les yeux du lec -
teur. Je les ferai suivre des faits que toute conscience droite hsitera croire et qui pourtant
sont authentiques....
74 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
La guerre termine, Roger Lescot
6
revient Paris. Il inaugure
en 1945 une chaire de kurde lEcole Nationale des Langues
Orientales Vivantes (ENLOV). Mais en 1947, Roger Lescot est
appel par le Ministre des Affaires Etrangres pour tre pre-
mier secrtaire dOrient au Caire. Il fait alors appel son ami
lmir Kamuran pour le remplacer la chaire de kurde. Ce der-
nier pense quil pourra tre plus utile en Europe quen Orient
en menant partir de Paris une action susceptible de sensibi-
liser lopinion publique internationale et les gouvernements des
grandes puissances. Cest ainsi quen novembre 1947, lmir
Kamuran Bedir-Khan est dsign par ladministrateur de
lENLOV
7
pour diriger la chaire du kurde o il sut entretenir
avec ses lves des relations chaleureuses jusquau moment o
il fit valoir ses droits la retraite en 1970, lge de 75 ans.
Cest lmir Kamuran qui me conseilla de prendre contact avec
le Pre Thomas Bois Beyrouth lorsque je dcidai de consacrer
mon mmoire de matrise au problme kurde. Cest encore
lmir Bedir-Khan qui propose la candidature de Thomas Bois
pour lenseignement de la civilisation des Kurdes lENLOV
lorsque ce dernier sent que sa tche en Orient est termine et
quil dcide de rentrer en France. De 1966 1970, Thomas
Bois enseigne aux Langues O, le folklore, la littrature, le
thtre et les divers aspects de la religion des Kurdes. Son
tonnante jeunesse desprit, sa fracheur dme, et surtout son
immense culture rendaient ses cours particulirement vivants
et anims. Nous sommes nombreux nous en souvenir avec
motion.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 75
6
- N Lyon en 1914,
mort Paris en 1975,
Roger Lescot fut
Ambassadeur de France,
ministre plnipotentiaire,
officier de la lgion dhon -
neur. Il fut de 1936 1939
charg de mission de
lInstitut franais dEtudes
arabes de Damas (IFEAD),
de 1941 1942, directeur
de lEcole suprieure de
Damas et de 1942 1944
secrtaire gnral de
lIFEAD.
7
- Pour devenir ensuite
lInstitut National des
Langues et Civilisations
Orientales (INALCO).
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan
dictes au R.P. Thomas Bois, O.P.
Beyrouth du 7 au 10 dcembre 1946
Je suis le petit-fils de lmir Bedir-Khan. Notre famille rgnait au Botan, rgion du
Kurdistan situe entre le Tigre et le Botan-Sou. Djzireh-ibn-Omar est la capitale de
cette principaut. Mon grand-pre fut proclam prince du Botan en 1821. Son dsir tait
dunir les diffrentes parties du Kurdistan et crer un Kurdistan indpendant. Toute la
vie de mon grand-pre se caractrise par les luttes quil a menes pour arriver ce but,
mais aprs dpres combats en 1847, il fut battu par larme ottomane, puis exil
Candie et mourut finalement Damas en 1868. Mon grand-pre eut quatorze femmes et
quatre-vingt-dix-neuf enfants. sa mort, quarante-deux enfants vivaient encore, vingt et
une fille et vingt et un fils. Le Palais, qui dirigeait toute la politique turque, avait une
politique compose de gnrosit, tyrannie et astuce. Ctait naturel quun Empire aussi
vaste et une politique de grande envergure. Mon pre et mes oncles furent ainsi en par-
tie de grands fonctionnaires et en partie attachs directement au Palais. Et notre famille
jouissait de prrogatives. Lune tait que tous les enfants et petits-enfants de lmir
Bedir-Khan taient admis au meilleur lyce de Constantinople, Galata-Saray. Ce lyce,
le principal de Constantinople, avait un corps professoral compos de matres franais
qui nous enseignaient en leur langue les principales sciences.
Il y a des journes dautomne trs chaudes Constantinople. Je jouais dans le jardin de
lcole, aprs le djeuner. Je transpirais trs fortement et je courais vers les robinets pour
tancher ma soif. Mon frre Djeladet, de deux ans plus g que moi, et qui tait dans une
autre cour, vint chez nous et mappela. Je navais pas lhabitude de le voir, puisquil tait
deux clases au-dessus de la mienne. Je ne le rencontrais que le soir au dortoir. Je fus trs
surpris de le voir arriver. Il me dit: Viens, montons au dortoir. - Mais pourquoi
donc? -Il nous faut aller la maison. Je fus trs heureux cette nouvelle, car les
tudes ne me plaisaient gure et je jouissais lavance de ces quelques journes de
vacances imprvues. Nous montmes en courant au dortoir. Devant la porte je vis deux
personnages vtus de redingotes noires et en restai tout surpris. Je demandai donc mon
frre: Qui sont ces deux messieurs? Et jeus alors limpression que mon frre me
cachait quelque chose. Et plus tard je neus jamais lide de demander mon frre si lui
alors savait dj de quoi il sagissait. Javais neuf ans. Mon frre en avait onze. A peine
76 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
avions-nous revtu nos habits de sortie que le surveillant gnral, Djamal Bey, homme
trs sympathique, de quarante-cinq ans environ et portant une barbe carre, entra au
dortoir et souriant me demanda si jtais content daller la maison. Jtais effectivement
un des enfants terribles de Galata-Saray. Le jeu, les bagarres mintressaient beaucoup
plus que toutes les tudes quon sefforait de mimposer. Au lyce, il y avait trois
espces de sanctions : Piquet, Retenue et Priv. Le piquet durait un quart dheure, la
Retenue une heure et le Priv empchait llve de sortir la fin de la semaine. Quatre
retenues valaient un Priv. Jarrivais en une semaine rcolter soixante-dix retenues et
douze privs. Ce qui faisait le dsespoir de mon frre an Souraya (ou Soureya), qui tait
dans la classe suprieure de Galata-Saray et ltonnement de mes neuf cousins gale-
ment lves de ce collge. Cest sans doute cela que pensait Djamal Bey en me deman-
dant si jtais content daller la maison. Tout en bavardant nous descendmes avec le
surveillant gnral, mais quelle ne fut pas notre tonnement lorsquon nous dit quavant
de partir nous avions passer chez le Directeur du Collge, Abdul-Rahman Bey. Ctait
une personnalit marquante de Constantinople. On le connaissait pour son libralisme,
son intgrit. Il tait le dfenseur de la libert de pense au Collge en face des exi-
gences du Palais. Arriv dans le hall, prcdant le bureau du Directeur je vis que tous
mes cousins y taient dj runis. Mon frre an seul, Souraya (ou Soureya) tait man-
quant. Il y avait aussi tout un groupe de messieurs en redingote noire, comme ceux que
javais dj remarqus au dortoir. Aprs une dizaine de minutes dattente, on nous intro-
duisit chez le Directeur. Je noublierai jamais laspect que prsentait alors notre
Directeur. Debout derrire son bureau, le visage ple, la voix peu assure pour rpondre
que nous tions tous l un de ces messieurs qui demandait si nous tions au complet.
Il passa devant nous tous, sarrta prs de moi, me tapota la joue, en disant dune voix
peine perceptible: Pauvre petit!. Et il ajouta: Ils y sont tous. Ils sont onze.
Sortant du hall, nous constatmes que le nombre des personnes en redingote avait enco-
re augment. Nous sortmes dans la grande alle et, mon grand tonnement, au lieu de
sortir par la porte ordinaire je vis que le grand portail, que je navais jamais vu ouvert,
ltait tout grand. Dans la rue une file de fiacres ferms nous attendait. On nous fit mon-
ter deux par deux dans chaque voiture, avec deux policiers en vis--vis, et un troisime
prs du cocher.
Entretemps un orage avait clat et la pluie commenait tomber. Les voitures prirent
la direction de Galata, ce qui tait la route normale pour nous rendre la maison. Dj
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 77
dans le hall en face de chez le Directeur nous nous tions dout quil sagissait de
quelque chose de pas ordinaire et nos ans avaient en kurde fait la rflexion quil nous
fallait nous mfier. En route, nos messieurs nous posaient des questions, sefforant en
particulier de savoir combien il y avait dhommes dans la maison que nous habitions.
Arrivs au pont de Galata o normalement nous devions nous embarquer pour Kadi-
Keuy o se trouvait notre habitation, nous pensions descendre, mais les messieurs en
redingote nous firent remarquer que nous devions aller un peu plus loin. L nous avons
commenc comprendre quil ne sagissait pas daller chez nous. Les voitures se dirig-
rent vers Bab-Zabtiya, o se trouvait la direction gnrale de la police. Elles entrrent
directement dans la grande cour mure et on nous fit monter dans une grande salle. Un
fonctionnaire vint faire lappel de nos noms. Nous tions inscrits sur la liste par rang
dge, si bien que jtais le dernier de la liste, car jtais le plus jeune. Puis on nous lais-
sa seuls. Ctait la premire fois, depuis quavait commenc cette aventure inexplicable
que onze petits Kurdes, onze petits Bedir-Khan purent tenir conseil. Lan du groupe,
Souleyman, fils de mon oncle Khalid Bey, avait alors quinze ans et tait dj au courant
de laffaire. Il nous apprt alors que, sur lordre de la famille Bedir-Khan, quatre Kurdes
avaient assassin le Prfet de Constantinople, Redwan Pacha; que le Gouvernement
avait fait arrter nos oncles ainsi que mon frre an, Souraya (ou Soureya), mais que tout
cela navait gure dimportance. Et pour la premire fois de ma vie jentendis des gros
mots et des injures ladresse du Sultan et de ses Turcs. Aprs un quart dheure on com-
mena nous faire sortir un un pour linterrogatoire. Mais celui qui avait quitt notre
salle ny revenait plus. Entretemps, la nuit tait tombe et on nous avait apport des
lampes ptrole. Quand mon frre Djladet fut appel, je restai seul dans la chambre.
Ce que jprouvais alors, ce ntait certes pas de la crainte, mais autant que je men sou-
viens de la colre et de la haine contre je ne sais trop qui. Soudain la porte souvrit et
jentends encore retentir mes oreilles ces mots: Emin Oglu Kamuran - Kamuran,
fils dEmin! Cette faon de dsigner mon pre par son prnom me mit hors de moi, et
je jurai vengeance contre linconnu qui me lanait pareille injure. Le gros gaillard, vtu
de noir, qui mavait ainsi interpell, me mit les mains derrire le dos et me fit marcher.
Aprs mavoir fait traverser une quantit de corridors, plus ou moins obscurs, on me fit
entrer dans une grande salle, recouverte de tapis, au fond de laquelle se tenaient assis
deux messieurs, dont lun petit, maigre, aux pommettes saillantes, aux petits yeux cachs
derrire des lunettes, tait le directeur gnral de la police. Il me demanda mon nom,
mon ge, o jhabitais, les personnes de la maison et surtout qui dirigeait la maison en
78 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
labsence de mon pre qui tait Inspecteur judiciaire des deux vilayets dAnkara et de
Konia. Je rpondis que ctait ma mre. Comment se peut-il quune femme dirige une
telle maison? Il y faut un homme! Le policier me serrait tellement les bras par derri-
re, en minterrogeant, que je finis par lui dire: Mais laissez-moi donc, vous me faites
mal! Le directeur qui avait entendu ma remarque: Aldirma, Ne faites pas atten-
tion! La haine que javais ressentie lorsque jtais rest seul clata alors et je criai
furieux: Je nai pas lhabitude de mentir!. Et jajoutai en kurde Baraz Cochon!
Heureusement quil ne comprit pas. Et, se penchant vers son collgue il lui dit: Vous
voyez le plus petit est rouge comme le sang!
A la fin de linterrogatoire, on me conduisit dans une autre salle ou je retrouvai mon frre
Djladet et un cousin, Mohamed, fils de Hussein Pacha. Et alors, en pleine nuit, sous
une pluie battante, partie en voiture, partie pied on nous mena tous trois, dabord
Galata, puis Scutari, en bateau, puis Kadi-Keuy, puis Meherdar, caracol de notre
quartier et chacun de ces postes de police on nous redemandait notre identit et on
prenait notre signalement, comme des malfaiteurs de la pire espce. Finalement vers
minuit, on nous conduisit la maison. Pour la premire fois jy vis les larmes et le deuil.
Ma mre, toute en noir, et notre institutrice grecque, Ellas, avaient les yeux rougis. Notre
cousin, Mohamed, nous avait quitts Kadi-Keuy. Le policier qui nous avait accompa-
gns dit ma mre: On vous amne vos enfants, mais il nous faut des garants. -Eh
quoi, rpondit ma mre, vous avez dj arrt leur pre et leurs oncles, qui voulez-vous
qui soit leur garant. Si vous navez pas confiance le mieux est de les prendre avec ceux
de leurs parents que vous avez arrts! Aprs quelques instants de pourparlers, le poli-
cier finit par nous laisser la garde de notre mre, mais dans la rue, faisant les cent pas,
des policiers continurent surveiller notre maison.
Pendant une semaine entire nous fmes presque spars du reste du monde, et on nous
rapportait que non seulement les membres de notre famille, mais nos fournisseurs, tous
ceux qui de prs ou de loin avaient quelques contacts avec nous, des gens par centaines
taient aussi arrts. Puis lordre vint pour nous daller rejoindre notre pre qui se trou-
vait alors Konia. En ce matin doctobre 1905, au lever du soleil, toute une troupe vint
cerner la maison, on nous fit monter dans des voitures et, arrivs la gare, nous y retrou-
vmes mes deux frres, Souraya (ou Soureya) et Hikmet, ainsi que mon cousin Charef
Bey, fils de Ahmed Bey, qui tait mort, et on nous embarqua tous destination de Konia.
En fait, toute la famille tait runie: ma mre, mes trois frres ans, mes deux frres
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 79
cadets et ma jeune soeur, Meziyet. Dans le compartiment galement des gendarmes se
tenaient aux portires. Le voyage se passa sans incident. Pourtant un petit fait ma frap-
p et je compris alors ce qutait la misre dautrui. Dans une station, o lon avait ache-
t du pain, car on nous lavait signal comme excellent, je vis un pauvre paysan turc qui
avait lair affam. Je lui donnai un morceau de notre bon pain. Et alors, sortant de sa
poche un morceau de pain noir, il le mit sur celui quil venait de recevoir et se mit les
manger ensemble, le meilleur devant servir faire manger lautre.
Le seul souvenir qui me reste de notre sjour Konia est celui-ci. Mon pre tait gard dans
un htel de la ville. Comme il tait amateur de musique, il dit un jour mon frre an de
lui mettre un disque. Sans faire attention, mon frre mit sur le phonographe, la Marche du
Sultan. Aux pre m i res notes tout bouillant de colre, mon pre enleva le disque et le jeta sur
le sol o il se brisa au grand ahurissement des gendarmes qui se tenaient la porte du salon.
Bientt le gouverneur de Konia vint annoncer mon pre que sur lordre du Sultan nous
tions tous exils Sparta, en Anatolie. Alors mon pre nous assembla et nous dit: Nous
sommes exils, mes enfants! Et il ajouta avec un sourire: Savez-vous de quoi vous tes
inculps? Nous menaons la scurit du Gracieux Sultan et de sa capitale!
Puis une grande caravane de chars bancs se forma, contenant nos effets et nos bagages.
Mon pre et ma mre voyageaient en leur char priv. Nous tions, nous les enfants, sui-
vant nos gots et prfrences, monts dans les autres voitures. Une soixantaine de cava-
liers accompagnait la caravane. Nous arrivmes destination aprs quatre jours de voya-
ge agrable, par monts et par vaux, travers de verdoyantes campagnes. Nos gendarmes
et leur capitaine taient de braves gens, bien polis et comme rien ne nous contraignait
plus, nous avions dj oubli nos misres. Aussi quelle ne fut pas notre joie, lorsque pas-
sant Aksehir, nous vmes le tombeau du fameux Nasredin Khodja, clbre par ses fac-
tieuses histoires. Le mausole est compltement ouvert de trois cts, mais la porte est
ferme avec un immense cadenas dun demi-mtre de hauteur!
Isparta senorgueillit de son surnom dIsparta la Verte cause de ses jardins de roses et
de ses nombreux vergers. Effectivement des fontaines se trouvaient dans toutes les rues.
Les cerises surtout taient trs estimes. On y distillait de lessence de rose, on y fabri-
quait de trs jolis tapis de soie et de laine. Et cest l aussi que pour la premire fois, je
maperus que sur terre il y avait de jolies filles.
80 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Notre sjour Isparta dura deux ans. La population nous esti-
mait beaucoup et nous considrait comme des victimes de la
politique du Sultan. Nous habitions une grande maison en bor-
dure de la ville et que mon pre transforma en ferme. Il aurait
voulu nous envoyer lcole avec les autres enfants du pays,
mais le Moutessarif
*
lui fit remarquer que nous aurions pu tre
un danger politique pour les autres et quil fallait demander lau-
torisation au Wa l i
* *
de Konia. En attendant cette permission, notre
p re nous runissait le soir, nous lisait les potes kurdes et les
classiques persans en faisant le commentaire et nous obligeait
analyser ces textes pour montrer si nous avions bien compris.
Chacun tait libre de manifester son opinion et de la dfendre au
moment de la discussion gnrale. Entretemps, nous considrions
les animaux de la ferme et nous intressions aux travaux de cul-
t u re. Devant la maison se trouvait une grande fontaine o les
jeunes filles, vraiment trs belles, venaient laver leurs tapis. Mais,
hlas! pourquoi ces filles si jolies jusqu vingt ans, devaient alors
t re atteintes presque toutes dun aff reux gotre qui les dfigurait?
Nous aimions les taquiner, car elles taient trs simples. Ne met-
taient-elles pas dans leurs cheveux, les petits radis roses aux
feuilles vertes que nous leur donnions et quauparavant elles
navaient jamais vus. Elles les prenaient pour des fleurs!
Malgr tout, il y avait encore bien des pauvres dans le pays. Et
chaque vendredi, son retour de la Prire la mosque, notre
pre faisait une distribution de fruits quil avait achets au mar-
ch. Comme les voitures taient peu nombreuses, mon pre,
lorsquil y avait une noce, prtait volontiers son landau pour
amener la fiance, ce qui le rendait dautant plus populaire.
Une fois par semaine, notre pre nous faisait manger du pain et
seulement des olives et du fromage, dabord pour nous habituer
ne pas nous attacher la nourriture et aussi, nous disait-il,
pour nous rappeler quil y a des malheureux qui nont mme
pas cela manger.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 81
* gouverneur dun sandjak
ottoman, sous-prfet
** gouverneur dune
province, prfet
82 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Nous avions aussi des carabines Flaubert pour nous exercer au
tir; nous prmes des leons dquitation sur nos deux chevaux
arabes et notre pre nous enseigna aussi jouer aux checs.
Cette vie paisible continua jusquau jour o nous parvint un
tlgramme annonant que ma tante, Sadiqa Khanim, venait
voir son fils Charef Bey. Le m o u t e s s a r i f dlgua le commandant
de gendarmerie chez mon pre pour lui faire savoir quil lui tait
i n t e rdit de sortir de la ville sa re n c o n t re. Mon pre rpondit quil
tait impossible de ne pas recevoir suivant les usages, une femme
seule, sa belle-soeur. On passa outre linterdiction. Mais
quelques semaines plus tard, mon pre fut convoqu au Srail par
le m o u t e s s a r i f qui lui fit savoir quun ord re du Sultan tait arr i v
lenjoignant de se re n d re Smyrne. Ses enfants devraient le
s u i v re. Ctait le Ramadan. Mon pre refusa de partir avant li f -
t a r
*
. En attendant, il nous fit venir au srail o il tait retenu, mon
f r re Djladet et moi, car mes frres plus gs et mon cousin
C h a ref taient en partie de chasse, et il nous dit quune fois enco-
re le Gracieux Sultan jugeait que nous tions une menace pour sa
scurit et la tranquillit dIsparta. Jclatai en sanglots. La popu-
lation qui avait appris la nouvelle se rassembla devant le srail
p rotestant contre de telles injustices.
Le soir, aprs le coucher du soleil, mon pre se mit en route,
dans sa voiture, accompagn de gendarmes cheval. Nous lac-
compagnmes jusquau dehors de la ville. Dmotion ma mre,
qui allaitait mon jeune frre Bedir-Khan, perdit son lait. Ses
seins se gonflrent, un abcs sy produisit et une intervention
chirurgicale fut ncessaire. Le moutessarif avait fait savoir
mon frre an que dans une semaine nous aurions rejoindre
notre pre. Cela semblait difficile tant donn ltat de sant de
ma mre, mais le moutessarif nous dit que si nous ne partions
pas de plein gr, les gendarmes sauraient bien nous faire sor-
tir. Malgr les protestations du mdecin, nous nous mmes en
route, ma mre toute bande, tendue dans une voiture.
*rupture du jene musul -
man intervenant aprs le
coucher du soleil.
Autant notre voyage de Konia Isparta avait t agrable, autant celui-ci fut pnible.
Dabord ctait lhiver, il faisait froid, ma mre avait la fivre, le petit Bedir-Khan tomba
aussi malade. Une de nos voitures dgringola dans un ravin et une de nos servantes qui
sy trouvait sy cassa la jambe.
En arrivant Smyrne, dans la soire, nous fmes conduits un htel svrement gard
par la gendarmerie et ma mre apprt alors avec douleur que mon pre tait malade et se
trouvait lhpital. Mais au milieu de la nuit, vtu dune longue houppelande au col rele-
v, il nous arriva.
Le lendemain, on fit savoir mon pre que nous devions nous rendre Beyrouth, mais
nous ne savions pas si ctait pour y rester ou non. Cest Smyrne, o nous ne sommes
rests quune dizaine de jours, attendant larrive du bateau que jeus un avant-got de
ce qutait lemprisonnement, car, pour la premire fois, on nous interdisait de sortir de
la maison, alors que cela ne mtait jamais arriv que lorsque jtais malade.
Le petit bateau grec qui devait nous transporter tait peint en noir et appartenait la soci-
t Pandalon, cest--dire: Toujours Lion! Une dizaine de gendarmes avec un officier nous
accompagnaient bord. L nous les enfants nous ne tardmes pas devenir les enfants gts
de lquipage et du capitaine, car nous parlions le grec sans le moindre accent, puisque
depuis notre tendre enfance nous avions eu une institutrice grecque. Et dailleurs notre pre
qui rvait pour nous de postes de fonctionnaires avait estim que nous devions connatre les
langues en usage dans lEmpire. Le capitaine nous runissait quelquefois dans sa cabine,
et, un jour, que nous tions en face de Chypre, et quil avait appris les raisons de notre voya-
ge, il proposa mon pre de ficeler nos gardiens et de nous dbarquer clandestinement dans
lle. Rhodes o nous avons fait escale, le temps tait si mauvais et la mer si grosse que le
capitaine aurait voulu prolonger son sjour, mais le gouverneur qui avait d mobiliser toute
une flotille de gendarmes pour nous accueillir et nous surveiller lobligea re p re n d re la mer.
Aprs mre rflexion, voyant ma mre malade, et le grand nombre de ses enfants, nous
tions huit alors, avec trois serviteurs, on dut refuser loffre gnreuse du capitaine.
Pourtant profitant de ses bonnes dispositions notre endroit, une nuit il obligea lofficier
de notre escorte lui montrer son ordre de route afin de voir o nous devions dfinitive-
ment aller. Mais le papier ne contenait pas dautres instructions que de nous conduire
Beyrouth o, sans doute, les ordres supplmentaires taient dj parvenus.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 83
Nous dbarqumes le matin et on nous conduisit dans un htel, actuellement Direction
de la Police, Place des Canons. Vers midi, un commandant de gendarmerie vint dire
mon pre que le Wali le convoait au srail, mais mon pre mfiant lui rpondit quil tait
fatigu du voyage. Mais quelques temps aprs le commandant revint avec des gendarmes
et mon pre dut sexcuter. Effectivement il fut retenu comme prisonnier au srail.
Quelques temps plus tard on vint chercher mes deux frres ans, Soureya (ou Souraya)
et Hikmet, puis mon cousin Cheref (ou Charef). Cest durant notre court sjour
Beyrouth, que notre seul serviteur mle qui nous avait accompagn, Hussein, disparut
sans que nous smes jamais ce quil tait devenu.
Au bout de sept ou huit jours, on nous embarqua sur un petit rafiot, le Julie, qui en pleine
nuit par une mer dmonte, nous amena Saint Jean dAcre o, par ord re du Sultan, nous
devions tre interns dans la fort e resse. Rien de plus lugubre que cette fort e resse, o aprs
avoir travers des salles obscures, humides, sans air, on nous fit gravir un escalier qui nous
mena sur une terrasse o se trouvaient les trois ou quatre pices qui nous taient destines.
Ces multiples dplacements et voyages, comme bien lon pense, avaient fini par puiser
les rserves en numraire de mon pre et la misre commena se faire sentir. Nous
navions plus avec nous que deux petites servantes albanaises, Chayan et Choukri, que
mon pre avait recueillies lors des massacres des Albanais par larme ottomane et ces
petites taient bien incapables de faire le service deau, que nous, les garons tions
obligs daller chercher une fontaine dans la cour et la monter au quatrime tage o
nous tions logs. Pour nous aider, un commerant arabe de la ville venait prendre nos
riches tapis et les vendait pour nous.
Le petit Bedir-Khan, dj n dans lexil, Isparta, fatigu de toutes ces alles et venues,
tomba gravement malade. Il ny avait gure de mdecin capable de le soigner et je me
souviens encore du jour o, port sur les genoux de mon pre, essayant dapaiser ces
souffrances, le pauvre petit caressait la barbe paternelle et mourut en faisant ce geste. Il
ne fut permis qu deux personnes seulement de la famille dassister son enterrement.
Cette mort aprs tant de souffrances endures ne fit quaccrotre notre peine tous.
Nous voil donc en 1907. Javais alors douze ans. Et alors loin de notre famille, si nom-
breuse, dans cette forteresse horrible, dans cette misre qui commenait se faire sen-
tir, je finis par comprendre pourquoi nous tions l.
84 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Redwan Pacha, qui tait Prfet et Gouverneur de Constantinople, avec le titre de Vizir,
personnage des plus importants de lEmpire, trs aim dAbdul-Hamid, tait au fond un
homme excrable. Il semparait des terrains sans compensations, violait les femmes et
les jeunes filles, se livrait toutes sortes dexactions et, malgr cela, il etait toujours pro-
tg par le Sultan. Entre autres les constructions des routes taient de son ressort. Cest
une route qui est cause de tous les incidents survenus. Un de mes cousins, Abdul-Rezzak
bey, habitait un des plus riches quartiers de Pra. La route tait dans un tat dplorable
et lintendant de Redwan Pacha habitait la mme route. Abdul-Rezzak bey, qui tait
Chambellan du Sultan et, de ce fait, recevait beaucoup de visites fit remarquer lin-
tendant quil tait ncessaire de faire les rparations ncessaires. Aprs plusieurs
dmarches, sans efficacit, Abdul-Rezzak fit, un jour, lobservation Redwan Pacha, sur
un ton assez vif, au cours dune rception au Palais. Mcontent, sans doute, de cette
insistance Redwan Pacha ordonna donc darranger la route, mais seulement jusqu la
maison de son intendant, refusant de faire rparer la centaine de mtres qui allaient jus-
qu chez Abdul-Rezzak. Aprs quelques mois, sortant un jour de chez lui et rencontrant
lintendant, il lui demanda ce que cela signifiait. Et sur une rponse insultante de lin-
tendant, il le gifla. Redwan Pacha pour venger son intendant, ramassa une bande dune
centaine de balayeurs de rues et leur signala la maison dun anarchiste armnien, un
comitadji, quil sagissait de nettoyer et qui, naturellement, ntait autre que celle
dAbdul-Rezzak bey. De nuit donc, ils vinrent avec des pierres et des btons briser les
fentres, tirant mme des coups de pistolet. Abdul-Rezzak, sortit, rvolver au poing, avec
ses frres, Sad bey et Bedir-Khan bey, et quelques serviteurs et tirrent sur la bande qui
commena se disperser. Parmi eux il y avait quelques Kurdes qui prirent la fuite lors-
quils entendirent Abdul-Rezzak demandant en kurde Bedir-Khan bey qui tait tomb:
Tu brndar by? - Es-tu bless?, car ils saperurent alors de leur mprise.
Comme le sang dun Bedir-Khan avait coul, il fallait le venger. Un conseil de famille se
runit. Le Frik gnral, Ali-Chamil Pacha, gouverneur militaire de la Constantinople
dAsie et aide-de-camp du Sultan, peu favorable Redwan Pacha, quil empchait de se
livrer ses abus dans son secteur, avait dabord pens gifler publiquement Redwan. Mais
finalement un avis diffrent lemporta et, daccord avec Abdul-Rezzak bey, le gnral
soudoya quatre Kurdes qui assassinrent Redwan Pacha de onze balles de rvolver un
aprs-midi alors quil descendait du train pour se rendre chez lui Gueuz-tp.
Durant quatre jours, le silence le plus complet dans la presse sur le nom des coupables.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 85
Le Sultan Abdul-Hamid navait pas lair de vouloir prendre des sanctions, considrant
laffaire comme un rglement de compte entre fonctionnaires, mais le Grand Vizir, Frik
Pacha, et dautres ministres, lui firent comprendre que leur scurit eux aussi tait
compromise et que si on les laissait faire les Bedir-Khan taient bien capables de satta-
quer un jour sa propre personne. Ds lors, le Sultan donna ordre darrter tous les
Bedir-Khan. Tous mes oncles et mes cousins, ainsi que les quatre Kurdes coupables
furent arrts, embarqus sur le Mekka et envoys sous escorte Tripoli, de
Tripolitaine. La famille, si nombreuse et comptant tant de fonctionnaires de tous rangs et
de tous grades, fut arrte si bien que le bruit circulait que mme ceux qui avaient salu
un Bedir-Khan tait aussi inclus dans la rafle.
A Tripoli, le Tribunal appel juger laffaire avait reu du Palais une liste portant men-
tion des hommes condamner. Le juge fit remarquer que la procdure tait illgale.
Alors Constantinople envoya un juge, Nimetullah Effendi, qui condamna la peine capi-
tale quatre Bedir-Khan et les quatre assassins, dautres membres de la famille lexil, bien
que le procs eut fait connatre quen fait la plupart des Bedir-Khan, qui habitait hors de la
capitale, navait t en rien au courant de laff a i re et que de ceux qui habitaient
Constantinople, deux seulement avaient pris la dcision de faire disparatre Redwan Pacha.
Alors mon pre, sr de son innocence, envoya au Sultan le tlgramme suivant: Si dans
le procs de Tripoli mon innocence nest pas prouve, chtiez-moi. Sinon, Dieu vous
ordonne la Justice et la Gnrosit.
Au bout de quelques jours, la rponse arriva. Le Sultan nous librait de la forteresse de
Saint Jean dAcre, mais nous exilait Hama. Ce fut cette occasion que pour la premire
fois toute notre famille put aller ensemble se recueillir sur la tombe du petit Bedir-Khan.
Cest Hafa que nous prmes le train pour Damas o quelques-uns de nos parents, qui
habitaient l depuis le sjour quy avait fait mon grand-pre, voulurent venir nous visi-
ter; mais ni la gare, ni lhtel Victoria o lon nous conduisit, les gendarmes ne les
laissrent sapprocher de nous. Cest l que je vis pour la premire fois llectricit, car
Constantinople, on sclairait encore au gaz, et lclat des flacons rouges, bleus, jaunes
des diffrentes boissons aux talages des boutiques mmerveillait sous les lumires.
A Hama, nous retrouvmes, exil comme nous, mon oncle Ali bey, commandant de gen-
darmerie de Jrusalem et plus tard de Beyrouth. L, notre vie redevint plus agrable : la
86 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
prsence de mon oncle dabord, celle de la famille Barazi dorigine kurde et aussi le fait que
la population nous estimait beaucoup. Les norias, sur lOronte, avaient pour les enfants un
c h a rme potique. Et la pre m i re invasion de sauterelles qui envahissaient non seulement les
j a rdins, mais encore nos chambres, me laissa un souvenir qui ne sest pas encore eff a c .
Pourtant nous vivions assez retirs. Un jour mon frre an, Soureya (ou Souraya), revint
de la ville et nous confia que des bruits circulaient sur des changements dans le gou-
vernement survenus Constantinople. Effectivement deux jours plus tard, dans la soire,
des fuses partirent des maisons arabes voisines de la ntre et bientt un groupe dune
vingtaine de nobles vinrent nous visiter et nous dirent que la Constitution tait procla-
me et quen notre honneur ils faisaient ces illuminations. Le lendemain le moutessarif
convoqua mon pre et lui dit quun tlgramme venu de Constantinople faisait savoir que
tous ceux qui avaient t exils administrativement, ce qui tait notre cas, taient lib-
rs et pouvaient rentrer chez eux.
Bien que le peuple ne comprt pas exactement ce que cela signifiait, lallgresse pour-
tant fut grande et nous quittmes Hama en toute libert, sans plus tre escorts par des
gendarmes. Nous passmes par le Liban ou les coquets petits villages aux toits rouges
contrastaient avec les malheureux villages dAnatolie que nous avions traverss autre-
fois. A Beyrouth, nous nous embarqumes sur un bateau des Messageries maritimes,
qui devait nous mener Constantinople.
Constantinople ctait la pleine allgresse. Partout des drapeaux, des cortges, chrtiens et
musulmans taient heureux de se re c o n n a t re comme frres avec les mmes droits et les
mmes devoirs. Partout taient inscrits les mots de Libert, de Justice, dEgalit. Grce aux
tudes que nous avions faites, mon frre Djladet et moi, malgr notre exil, on nous admit
dans un Lyce, le Lyce Vfa, de la ville. Mon frre an, Soureya (ou Souraya), commena la
publication du journal K u rd i s t a n, qui avait dj t publi par mes oncles au Caire et en
E u rope, Genve et Folkestone. Ctait lunique journal kurde qui alors eut jamais paru .
Personnellement, jtais trop jeune encore pour pre n d re un intrt la publication dun jour-
nal ou la formation dun parti kurde. On ouvrit de mme une cole kurde et on dita des
l i v res scolaire s .
Une anne passa ainsi dans la joie de la libert promise, mais soit, dans les journaux, soit
dans les conversations, on sentait quune certaine raction dirige par le Palais se prparait.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 87
Le Srail essayait de profiter de lopposition. Le 31 mars 1909, je quittai la maison comme
dhabitude pour me re n d re en classe et passai sur la place Bayazid (ou Bayezid), o se tro u-
vait le ministre de la guerre. Des troupes avaient cern limmense cour grille du ministre
et la fusillade crpitait. Il y avait dj dans la rue des tus et des blesss. Avide dassister un
spectacle si nouveau pour moi, je me faufilai entre les soldats pour voir ce qui se passait. Je
me rendis compte que les soldats assaillants taient des Albanais que le Sultan avait russi
amener son point de vue, tandis que les troupes qui ripostaient de lintrieur du ministre
taient les soldats fidles la Constitution. Au bout dune demi-heure, je maperus que mon
f r re an, Soureya (ou Souraya), tait derr i re et il me demanda ce que je faisais l: Je re g a r-
de, lui rpondis-je. -Allez, re n t re la maison, et tout de suite me dit-il dun ton svre .
Bientt, on apprit que le mouvement de raction prenait de lampleur. Des dputs taient
assassins, des ministres arrts, dautres en fuite. La majorit de larme et les Khodjas
taient pour le Sultan qui trouvait que le mouvement Jeune-Tu rc de la Constitution tait un
mouvement athe, contraire la religion, qui nhsitait pas se faire couper les moustaches.
Des journaux satiriques clandestins reprsentaient un mdecin embroch par des soldats qui
lui demandaient sil sortait du rang ou de lcole militaire? De fait les Unionistes, depuis un
an, quils taient au pouvoir avaient commis bien des abus, ils avaient fait assassiner Hasan
Fehmi croyant tuer Mawlan Zada Rifat, directeur du Journal S e r b e s t i ( L i b e rts) qui critiquait
cette politique. Pourtant, la maison, nous qui avions souff e rt de lancien rgime, nous tions
acquis aux ides nouvelles. L a rme avait perdu toute discipline. Les soldats pillaient les mai-
sons et les boutiques. Bientt on apprit que des officiers, molests ou brims, taient part i s
pour Salonique dans lintention dy organiser une arme de libration qui viendrait dbarr a s-
ser le pays du Sultan et de sa clique
8
. N o t re famille, mon pre, mes oncles, mes frres tin-
rent conseil et dcidrent daider ce mouvement. La population voyant le danger vint nous
demander dassurer la scurit de notre quart i e r. Nous re c rutmes alors une troupe de Kurd e s
(ils taient trs nombreux Constantinople), et ainsi nous patrouillions dans les rues. Moi-
mme, arm dun immense poignard, je commandais un groupe de huit hommes.
E n t retemps larme de la libration avait quitt Salonique et tait venue camper San
Stfano. Une dputation forme des membres de notre famille, et parmi eux mon frre
S o u reya, se rendit prs du commandement pour se mettre leur disposition. Mahmoud
Chewket Pacha les reut et leur dit de prparer une proclamation pour les Kurdes de
Constantinople, et de se tenir prt. Quelques jours plus tard, notre proclamation fut placar-
de disant que larme qui allait venir tait larme de la libert et quil ne fallait pas sy oppo-
88 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
s e r. Bientt, en effet, on vit arriver au haut de la rue Chahzad
Bachi une troupe nombreuse de soldats qui, aprs un court enga-
gement avec les soldats du c a r a c o l qui en gardaient lentre, pn-
traient dans la ville. Ils passrent devant chez nous et nous, les
enfants, nous leur portions des cigarettes et de leau. Ils sempar-
rent facilement du Palais, ils arr t rent le Sultan et le dposre n t .
On organisa des Tribunaux militaires et le Sultan Rchad fut pro-
clam Sultan et Calife. Les chefs de la raction furent arrts et
condamns. Sur la place de Bayazid les potences avaient t dre s-
ses et nous allmes contempler les cadavres qui pendaient dans
leur longue robe blanche.
L a t m o s p h re tait plutt lourde. Ces mouvements de troupes, ces
pendaisons, ces jugements militaires parfois rapides faisaient
rgner une sorte de terre u r. Mais quelle ne fut pas notre stupeur,
lorsque un beau soir on vit arriver chez nous des agents de la sure t
c h a rgs darrter mon frre an. Le premier jour, il fut mis au
s e c ret et il nous fut impossible de savoir ce quil tait devenu. Mais
au bout de quelques jours le mystre sclaircit. Lors de lassassi-
nat de Hasan Fehmi, Mawlan Zada Rifat qui dirigeait un journ a l
non ractionnaire, mais dopposition avait demand mon frre
S o u reya de lui envoyer deux Kurdes pour le pro t g e r. Et Soure y a
lui avait envoy une carte lui disant que si deux hommes ne lui suf-
fisaient pas il tait prt lui en envoyer deux autres. Or cette cart e
avait t trouve au cours dune perquisition et on stait bas l-
dessus pour accuser mon frre de complicit dans le complot rac-
t i o n n a i re. Mais grce la dmarche quil avait faite auprs de
Mahmoud Chewket Pacha et la preuve que nous avions pris part
la libration, nous russmes prouver son innocence.
Cette tempte stant calme, mon pre fut rintgr dans ses
fonctions et nomm Prsident de la Cour dappel et Directeur
de la Justice du Vilayet dAndrinople. Mes frres, Soureya (ou
Souraya) et Hikmet, furent nomms fonctionnaires, lun
Smyrne et lautre Ddaghatch.
Mmoires de lmir Kamuran Bedir-Khan 89
8
- Mouvement dorigine
maonnique, daprs Paul
de Veou, La Passion
de la. Cilicie (1938, p. 61)
90 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
A Andrinople notre vie tait agrable. Nous allions lcole. L, je pris vraiment got
aux tudes. Cependant mon pre persuad que le gouvernement devait surtout sintres-
ser aux minorits de lEmpire, qui jusqualors avaient eu limpression dtre plus ou
moins dlaisses, eut plus dune fois des discussions et divergences de vue avec le Wali,
Adil bey. Celui-ci, qui tait pourtant trs ami de mon pre, ne comprenait pas que la jus-
tice soppose, par exemple arrter administrativement quelquun qui nest peut-tre pas
coupable. Ainsi, lorsque mon pre vint prendre possession de son poste, il constata que
depuis deux ans, une quarantaine de Grecs, soi-disant membres du comit Etniki Eterya,
taient emprisonns sans le moindre jugement. Mon pre fit pousser laffaire et mit le tri-
bunal en branle. Des avocats vinrent les dfendre de Constantinople et de fait le procs
montra que le fait de se runir et de discuter entre eux des droits que leur donnait la
Constitution ne pouvait pas tre considr comme un crime. Une autre fois, alors que
mon pre avait d aller Constantinople consulter des mdecins cause dune crise de
rhumatismes, une bagarre avait eu lieu au quartier juif. Aussitt, sans plus dinformation,
le Wali avait arrt une soixantaine dindividus, proclam ltat de sige et lev une clas-
se. Mon pre alert par le rabbin accourut Andrinople et aprs une enqute srieuse
fit relcher les dtenus qui furent reconnus innocents, la grande colre du Wali qui
craignait dtre dsavou par Constantinople pour avoir pris de telles mesures arbitraires
sans motifs srieux.
Un autre ennui de mon pre lui vint du comit Union et Progrs, qui avait une section
Andrinople et qui avait sollicit mon pre den faire partie. Naturellement, comme fonc-
tionnaire, celui-ci avait d se rcuser.
Et mme lors dune visite de mon pre Constantinople, le ministre de la Justice,
Nejmedin Mollah, lui fit remarquer, que mme dans ladministration de la justice, il fal-
lait tenir compte de lavis du Wali : ce qui ne plt gure mon pre.
Ayant termin mes tudes au lyce, je devins tudiant lEcole de Droit de
Constantinople.
Gteaux du Printemps 91
Paysans du Diarbekir mangeant les Gteaux du Printemps
Nous recevons de la Turquie dAsie cette amusante photographie qui claire dun jour assez
inattendu la faon dont on comprend lart dlicat de la ptisserie dans la province du
Diarbekir, au nord de la Msopotamie. Aux premiers jours trs chauds de lanne, lorsque
commencent se former les figues exquises, que poussent les crales et le ssame, les
Kurdes, pasteurs ou agriculteurs, pour qui cette promesse de richesses constitue un vne-
ment heureux, ont lhabitude de confectionner dnormes galettes dorge quils dvorent
belles dents, avec un apptit dautant plus grand quils sont privs de cette friandise tout le
reste de lanne. Il est probable que ces gteaux, dans lesquels il entre une grande part de
miel, seraient mdiocrement apprcis dans un tea-room parisien, mais dans les mon-
tagnes du Karadja-Dagh, on ignore les crmes savantes et les fines ptes aux amandes. Les
Kurdes qui sont pourtant sobres, peuvent engloutir une norme quantit de cette indigeste
ptisserie.
Cest ainsi que les Kurdes sont reprsents en 1914 dans le magazine Miroir. Comme on
le voit, la perception des Kurdes sopre suivant la dialectique du Mme et de lAutre,
ce double mouvement dynamique dinclusion / exclusion qui se joue dans toute appr-
hension de la ralit par le langage : le Mme se donne une image survalorisante, alors
que lAutre est dvaloris. Malgr leurs strotypes ethniques et culinaires ngatifs dans
ce commentaire, les Kurdes sont toutefois considrs comme un peuple part entire,
non assimils aux Turcs, ni aux autres populations de la rgion msopotamienne. L rsi-
de sans doute lintrt de ce tmoignage fait la veille des annes 1920, o le sort des
Kurdes fut assujetti quatre Etats fonds sur les ruines de lempire ottoman.
S. A.
92 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Chroniques
bibliographiques
Randal, J.C., After Such Knowledge What Forgiveness ? My
Encounters with Kurdistan, New York, Farrar, Srauss and
Giroux, 1997, 356 p. + cartes, bibliographie, index.
Barkey, H. J. & G.E. Fuller, Turkeys Kurdish Question, prface de
M. Abramowitz, Lanham, Boulder, New York, 1998, Rowman &
Littlefield Publishers Inc, XIX+239 p + index.
Olson, R. , The Kurdish Question and Turkish-Iranian Relations,
From World War I to 1998, Costa Mesa, Mazda Publishers,
1998, 108 p, cartes, bibliographie, index.
Yavuz, M. H. (numro spcial sous la direction de), Journal of
Muslim Minority Affairs, n 1, v. 18, 1998, 158 p.
Les annes coules ont t riches en littrature anglo-saxone
sur la question kurde. La rubrique chronique bibliogra-
phique des Etudes kurdes moffre la possibilit de rendre
compte de plusieurs de ses ouvrages.
Le premier, qui doit son titre T.S. Eliot, frappe le lecteur par
la richesse de son vocabulaire et de son style. En introduction,
J.C. Randal, journaliste chevronn au Washington Post, retrace
Hamit
BOZARSLAN
96 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
lhistoire de ce livre dont lide remonte
1986. Douze ans sparent le projet de sa
ralisation, douze annes marques par
des vnements aussi importants que la fin
de la Guerre Iran-Irak, les oprations
Anfal, la guerre du Golfe, la proclama-
tion de la zone de protection au
Kurdistan irakien, lintensification de la
gurilla en Turquie... Cette priode mouve-
mente a t rythme par de multiples
visites (ou plutt passages) de lau-
teur au Kurdistan et de ses rencontres avec
des personnalits kurdes.
Louvrage qui en est issu simpose dem-
ble comme une rfrence en la matire.
Aprs un premier chapitre qui sessouffle
un peu par son ambition de couvrir la cul-
ture et lhistoire kurdes en peu de pages
(pp. 12-30), lauteur nous livre une srie
de tableaux et de portraits extrmement
vifs. Le premier est celui de linsurrection
du Kurdistan dIrak au lendemain de la
Guerre du Golfe. J.C. Randal a t un
tmoin occulaire de la rvolte et de sa
rpression. Une rvolte qui a t rendue
possible par la participation massive des
jachs, jusque l suppltifs de Bagdad, et
une rpression mene par les Gardes rpu-
blicaines, mais aussi par les Mudjahidin-e
Khalk iraniens pour le compte du rgime
baathiste. La chute de Kirkouk, ville bri-
vement contrle par les Kurdes, signale la
fin de leuphorie et suscite les craintes
dune vengeance chimique de Bagdad.
Face au silence occidental, amricain
notamment, peru comme une nouvelle
trahison, prs de deux millions de Kurdes
prennent la fuite. On connat la suite : pro-
clamation de la zone de protection au
Kurdistan dIrak, un espoir renouvel en
lOccident et un nouvel pisode eupho-
rique.
Au-del de ces vnements encore gravs
dans les mmoires, J.C. Randal se livre
une fine analyse de la machine dcision-
nelle amricaine, ses conflits internes et
ses aveuglements qui poussent la Maison
Blanche craindre plus une rvolution
islamiste que le maintien du pouvoir
baathiste. Cette politique trouve ses
racines dans la priode prcdant linva-
sion du Kowet. La mme ccit explique
la bienveillance amricaine lgard de
lIrak durant toute la guerre avec lIran,
v o i re lors des oprations A n f a l .
Academic members of the modernist
school, such as Marr and Christine Moss
Helms rappelle Randal, who in the past
had praised Baghdads Baathists, were
among those the administration -and Bush
himself- consulted about what should be
done in Iraq after Kuwaits liberation.
Predictably, they favored keeping the regi -
me in place, albeit without Saddam
Hussein, for fear that the entire country
would implode if any redistribution of
power were attempted.... (p. 84). De la
volont de maintenir un pouvoir central
fort, fut-il baathiste et largement minori-
taire, lacceptation dune certaine auto-
nomie pour les Kurdes, il y a un pas nor-
me que ladministration amricaine met
des semaines franchir. Et, comble de
paradoxe, elle ne le fait que sous la pres-
sion du prsident turc Turgut zal, pres-
sion qui est un vnement sans prcdent
tant elle rompt avec lattitude isolationnis-
te et anti-kurde de la Tu rquie. J. C.
Randal, Cengiz andar, journaliste turc, et
Kamuran Karadaghi, journaliste dorigine
kurde dal-Hayat peuvent tre considrs
comme les architectes de ce changement.
Sous leur impulsion, T. zal rencontre J.
Talabani et formule sa politique -avorte-
d o u v e rt u re y compris par rapport aux
Kurdes de Turquie.
Grce J. C. Randal on dispose dun
tmoignage direct sur le processus qui
allait aboutir linstauration de lautono-
mie au Kurdistan dIrak, entache
quelques annes plus tard par des conflits
meurtriers entre les Kurdes eux-mmes.
Ces affrontements fratricides expliquent
en partie labsence de toute complaisance
lgard du mouvement kurde dans le cin-
quime chapitre : Alchemy : Gold Coins
into horseshoes. Lindignation nempche
cependant pas lanalyse. Soulignant les
ambiguts du nationalisme kurde (par
r a p p o rt au phnomne tribal, par
exemple), lauteur recule dans le temps
pour dresser une description vivante de la
famille Barzani, notamment de la figure
historique de Mustafa Barzani. Le portrait
de cet homme qui a marqu la lutte kurde
durant des dcennies est la fois dtach
et inhabituel : Mustafa Barzani est peint
comme un homme charismatique et,
preuves lappui, dune rare cruaut (p.
115). Un nouveau saut dans le temps per-
met J.C. Randal de passer successive-
ment en revue le dbut du nationalisme
kurde, dont la rvolte dUbeydullah en
1880 peut tre considre comme un signe
avant-coureur, les annes qui suivent la
Guerre mondiale, le trait de Svres, la
division des populations kurdes entre les
Etats issus du dmembrement de lEmpire
ottoman, les rvoltes au Kurdistan dIrak
et dIran, mais surtout, en Turquie rpubli-
caine.... Cette priode voit lisolement de
lintelligentsia nationaliste, larg e m e n t
occidentalise, mais sans emprise sur la
socit et oblige de recourir aux dyna-
miques contestataires des tribus. Lauteur
dcrit ensuite la vie et la mort de la
Rpublique de Mahabad, le retrait de
Barzani vers lURSS et son retour en Irak
aprs le coup dEtat de 1958, les luttes des
factions au sein du PDK quil dirige et
enfin, la rvolte kurde contre le pouvoir
central irakien. Ce chapitre, ncessaire-
ment condens, fournit une excellente
Chroniques bibliographiques 97
98 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
introduction lhistoire kurde du XX
me
sicle, avec ses lignes de forces, mais
aussi ses faiblesses chroniques.
Avec le chapitre sur la fin de la rvolte de
B a rzani (Kissinger : Missionary Wo r k
among a Hill Tribe) lauteur sintresse
la politique kurde de la Maison Blanche. Il
montre comment la rvolte de Barzani, qui
recommence en 1974 aprs une trve de
quatre ans, choue lorsque lIran et les
tats-Unis cessent de la soutenir. Cet pi-
sode, marqu par le cynisme de Kissinger
nest certes pas inconnu des spcialistes.
En effet, ds 1976 The Village Voice en
donnait le rcit complet en publiant le
Pike Report, le principal document du dos-
sier. Est nouvelle en revanche la remar-
quable enqute personnelle de Randal
auprs des responsables amricains de
lpoque et sa relecture qui place len-
semble de lpisode au coeur du triangle
Thran - Tel-Aviv - Washington dans le
contexte de la guerre froide. Parmi les
nombreux tmoignages recueillis citons le
plus abrupt, celui dun officiel amricain:
The Kurds were just a part of the arms deal
for Henry (p. 149). Le chapitre suivant,
The Blind Beggar : Ecumenical Arbaeen,
poursuit lenqute, mais cette fois dans la
direction des relations kurdo-israliennes.
L encore, louvrage frappe par la vivacit
des portraits sous la plume de Randal :
B a rzani, bien entendu, mais aussi
Kamuran Ali Bedirkhan et Ibrahim
Ahmad, les deux intermdiaires de ces
relations. Le livre permet de saisir que du
ct isralien ces relations ont t mar-
ques dun certain cynisme, mais un
cynisme qui nen a pas moins laiss
quelque amertume Tel-Aviv.
Le voyage dans le temps projette ensuite
J.C. Randal dans les annes 1980 pour le
mener aux oprations A n f a l dont le
matre doeuvre est Ali le Chimique,
alias Ali Hasan al-Madjid, cousin de
Saddam Hussein et commandant supr-
me du Kurdistan. Rpondant ces colla-
borateurs qui linterrogeaient sur les rac-
tions de lopinion publique mondiale,
Who is going to say anything demande
al-Madjid dans un enregistrement sonore
quil a laiss la postrit. Personne, en
effet. Alors que les campagnes kurdes sont
rases en quelques mois et les survivants
parqus dans des Cits de la Victoire,
immenses camps sous surveillance militai-
re, les socits internationales se livrent
une rude bataille pour vendre au rgime
baathiste les technologies de la rpression
dont il a besoin.
Voyage dans le temps, mais aussi dans
lespace, car lun des chapitres les plus
f o rts du livre concerne la Tu rq u i e
(Turkeys Social Earthquake). Il porte sur
les mobilisations urbaines des annes
1990, lascension de la gurilla dont la
rpression cote 8.2 milliards de dollars
par an et prend, selon les termes dun
ministre dEtat turc, lampleur dun terro-
risme dEtat. Randal analyse le poids
norme de larme dans le systme poli-
tique turc et insiste sur les tentatives dou-
verture dzal. Il donne galement le rcit
des contacts indirects entre calan et zal
et de la fin du cessez-le-feu dcrt unila-
tralement en 1993 par le PKK. Mais les
tentatives douverture dzal sont voues
lchec aprs la (r)mergence de Demirel,
dont la peur des militaires rduit la prsi-
dence en une vassalit du Conseil National
de Scurit. Le poste de Premier Ministre,
laiss vacant par Demirel, revient Tansu
iller the useful idiot.
Le dernier chapitre de louvrage (Dogs
Breakfast) est un bilan : celui du mtier
de journaliste. Il est aussi le chapitre de
lamertume, puisquil se clt sur un autre
cataclysme, kurdo-kurde cette fois-ci, avec
pour thtre le Kurdistan dIrak autonome.
Cette tragdie culmine avec la collabora-
tion entre les forces de Barzani et le rgi-
me irakien en 1996 contre Talabani. Pour
brve quelle soit, cette alliance honnie
laisse derr i re elle un problme de
conscience, dautant plus aigu quelle
rpond une autre, gure plus glorieuse,
entre lUPK et lIran, entre Jalal Talabani
et Mohammad Jafari Sahraroudi, lofficier
iranien qui a commandit lassassinat de
Abdulrahman Ghassemlou en 1989.
* * *
Publi avant lenlvement dAbdullah
calan au Kenya et la dcision du PKK
dabandonner la lutte arme, louvrage de
Henri Barkey et Graham Fuller est dit
par la C a rnegie Commission on
Preventing Deadly Conflict Series. Il est
sans conteste lun des meilleurs outils
pdagogiques sur la question kurde en
Turquie. Dans lintroduction, les auteurs
dlimitent leur champ dintrt plusieurs
questions : lorigine du conflit kurde en
Turquie, la nature actuelle du conflit ; les
revendications des Kurdes, les problmes
quelles posent lEtat turc et enfin les
moyens de les satisfaire tout en prservant
lintgrit territoriale de la Tu rq u i e .
Louvrage se base sur des entretiens pous-
ss avec des reprsentants kurdes, des
partis politiques et des officiels turcs ainsi
quune abondante littrature.
Dans leur introduction, Why Turkey mat -
ters, les auteurs mettent la question kurde
dans une triple perspective. Une perspec-
tive thorique dabord, qui permet de sou-
ligner quin generic terms... the Kurdish
problem represents the striving of an ethnic
minority to achieve legal recognition as
such, and to establish legal rights deriving
therefrom. Since most states in the world are
Chroniques bibliographiques 99
100 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
multiethnic in reality, even if they are not
always recognized as such, and in them
minority ethnic rights are often denied, the
Turkish situation is broadly re p resentative of
what most countries in the world alre a d y
face, or will be facing (p. 1). Cette mise en
perspective est suivie dune autre qui pose
la question kurde comme une question
rgionale, dbordant de loin le cadre de la
Tu rquie. Enfin, dans une troisime, les
auteurs insistent sur le lien entre la dmo-
cratie et les questions minoritaire s pour sou-
ligner que la Tu rquie, comme tout autre tat
multi-ethnique, se trouve devant un choix :
dvelopper une politique librale pour satis-
f a i re les aspirations de sa minorit ou faire
face aux insurrections, la violence et laf-
faiblissement des institutions dmocratiques
(p. 2).
Cette introduction souligne aussi les parti-
cularits de la Turquie, lune des socits
politiquement les plus dveloppes du
monde musulman o existent une socit
civile, une presse libre et des institutions
dmocratiques not yet been extended to
the Kurdish population. De mme,
c o n c e rnant le traitement des questions
minoritaires, le pays reste dpendant de
lhritage musulman qui rserve le statut
de minorit aux seuls non-musulmans.
Le premier chapitre, sur les origines du
problme et les racines du nationalisme
kurde napporte certes pas de nouveauts
proprement dites, mais ne prsente pas
moins une introduction utile pour le lec-
teur peu initi. Une ethnicit ancienne,
mais un nationalisme tardif : tels sont les
termes qui dterminent la question kurde
en Tu rquie. Prsentant brivement les
priodes ottomane et kmaliste, les
auteurs analysent les fondements du natio-
nalisme turc et son attitude par rapport la
question kurde. Enfin, lattention est por-
te sur la priode de multipartisme avec
dabord une ouverture (le Parti Dmocrate
dAdnan Menderes entre 1950 et 1960),
puis une priode de rsurgence et de
troubles dans les annes 1960, enfin la
priode de rpression brutale du coup
dEtat de 1980 et le retour de la question
kurde en tte de lagenda politique vers la
fin de la dcennie.
Le deuxime chapitre porte sur lentre en
scne du PKK. Soulignant son habilit
profiter des changements gostratgiques
dans la rgion, les auteurs remarquent que
ce parti est un phnomne inhabituel
dans le paysage nationaliste kurde : il est
le produit de la priode dite de violence
des annes 1970 en Turquie (p. 21). A ses
dbuts, ses objectifs et structures portent
les marques de la gauche radicale turque
des annes 1970. Derrire le discours
universaliste de gauche de ce parti, il
convient de constater le nationalisme
kurde. Certes, pour des raisons tactiques
et stratgiques, le PKK reste prisonnier de
ses left-wing roots. Mais les auteurs sug-
grent quil est loin de prner un nationa-
lisme rigide, tant son volution le pousse
faire dsormais une large place lislam et
lide de la coexistence au sein de la
Turquie et dans le cadre des frontires
existantes du Moyen-Orient. Le
Cinquime Congrs du parti (1995) consti-
tue dans ce sens un tournant. De mme,
concernant les moyens quil utilise, le
PKK ne peut tre analys travers une
seule grille de lecture : sil a recours la
violence, celle-ci nest pas moins mise au
service des objectifs politiques quil se
fixe, do limpossibilit de le dfinir
comme une organisation terro r i s t e .
Dailleurs, les pertes militaires depuis
1995, la bonne presse que les Kurdes ont
dans lopinion publique et surtout la volon-
t de simposer comme interlocuteur lgiti-
me auprs de lEtat turc le pousse cher-
cher les ngociations avec lEtat.
Le chapitre analyse galement les tac-
tiques du PKK, les moyens de son finance-
ment, ses liens avec diffrents Etats du
Moyen-Orient, ses activits non-militaires
-notamment mdiatiques-. Barkey et
Fuller soulignent galement limportance
du Parlement kurde en exil et ses
limites quant llaboration dune ligne
autonome de conduite et son projet de
crer un Congrs national kurde- (objec-
tif ralis aprs la publication de louvra-
ge, mais qui na gure pu slargir
dautres courants de la mouvance kurde
que le PKK). Les marges de manoeuvre de
ce parlement (dissout, depuis peu) par rap-
port au PKK restent troites, mais cela
ncarte pas les perspectives de son man-
cipation dans lavenir. Les auteurs pr-
voient en effet plusieurs scnarios pos-
sibles, variant de sa subordination totale
au PKK sa transformation en une instan-
ce rellement pluraliste, sans exclure le
risque de sa marginalisation. Enfin, le cha-
pitre insiste sur le facteur calan et les
relations que le PKK entretient avec les
autres partis kurdes et avec la population
civile kurde. Si la forte implantation de
l o rganisation au sein des Kurdes de
Turquie -et au-del, de la diaspora- ne fait
pas de doute, ses liens avec les autres par-
tis kurdes restent conflictuels.
Limplication du PKK dans le Kurdistan
dIrak et ses conflits fratricides avec les
o rganisations kurdes de ce pays sont
dailleurs la base des fortes suspicions
amricaines son encontre.
Le troisime chapitre concerne la
conscience nationale kurde. Les auteurs
soulignent que les termes ncessairement
ambigus dappartenance (dmographiques,
gographiques, linguistiques...) au sein de
la socit kurde ne manquent pas de sus-
Chroniques bibliographiques 101
102 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
citer de vifs dbats dans la mouvance
nationaliste. De mme, les stru c t u re s
socitales (tribus, confrries, confes-
sions...) psent de tout leur poids sur son
volution. Le facteur alvi, notamment,
est un lment de complexification de la
donne puisque comme Tunceli, il pro-
voque une grande hostilit lgard de
lEtat, mais en mme temps, pousse cer-
tains segments des populations sunnites -
kurde ou turque- sallier avec lEtat. Le
chapitre analyse galement limportance
de la violence et de la contre-violence,
la contre-violence des Protecteurs de vil-
lage, mais aussi des Hizboullahi kurdes.
Enfin, les auteurs insistent sur dautres
modes daction, comme la participation
kurde dans le systme politique travers
les partis du systme, le DYP, le CHP... Il
sagit dune participation ambigu, loin de
rsoudre le problme kurde car in the final
analysis, mainstream parties use of Kurd i s h
re p resentatives as bulk of vote generations
has not served Turkish democracy well
(p. 77). La crise que traversent ces part i s
explique dailleurs le succs du Refah, le
p a rti de la Ve rtu -islamiste, interdit aprs la
p a rution de louvrage- au sein de llectorat
k u rde. En 1996, 34 parlementaires de ce
p a rti sur 158 taient Kurd e s .
Au-del de ces donnes politiques, force
est de constater la nature pluraliste de la
socit kurde qui comprend un nombre
i m p o rtant dorganisations culturelles et
professionnelles ainsi que des tendances
politiques marginales ou majeures, comme
le HEP, le DEP et dern i rement le
HADEP. Sans pouvoir esprer dans lim-
mdiat obtenir les 10% des votes qui per-
mettraient sa reprsentation lAssembl
nationale, et en dpit des assassinats dont
nombre de ses membres furent victimes,
ce dernier sest nanmoins impos au fil
des annes comme un acteur lgitime de la
scne politique. Les lections lgislatives,
mais surtout municipales de 1999 -post-
rieures la publication de louvrage- ont
amplement dmontr ce succs.
Avec le quatrime chapitre (Le problme
kurde dans lopinion publique turque),
les auteurs changent de poste dobserva-
tion pour passer au crible lattitude des
partis politiques turcs face cette ques-
tion. La prpondrance est donne au parti
islamiste qui trouve lun de ses bastions au
Kurdistan mais qui est largement domin
par la tendance tatiste et nationaliste
turque. Le parcours de ce parti montre
quil ne peut gure considrer le vote
kurde pour lequel il est en comptition
avec le HADEP comme acquis. Le cha-
pitre insiste galement sur la gauche par-
lementaire et extraparlementaire turque et
analyse les raisons du dclin des ten-
dances social-dmocrates. Leur incapacit
laborer un programme social-dmocra-
te, se distinguer des positions officielles
et, encore moins, suggrer une solution
cette question explique leur perte de cr-
dibilit au sein de llectorat kurde. Enfin,
les auteurs analysent la place de la presse
dont les marges de manoeuvre par rapport
lEtat sont extrmement limites. Force
leur est cependant de nuancer cette obser-
vation, tant les voix discordantes sur la
question kurde se font entendre parmi cer-
tains intellectuels et ditorialistes de jour-
naux tout comme au sein du secteur priv.
Le cinquime chapitre (Les politiques du
gouvernement turc dans le Sud-Est) est
entirement consacr la Turquie officiel-
le : la prsidence (dzal Demirel), le
Premier ministre (poste occup par Tansu
iller durant les annes 1993-1996, par
Erbakan et Yilmaz ensuite), les militaires -
200.000 hommes dans la rgion, le Conseil
national de Scurit, vritable organe du
pouvoir qui consacre la domination des
m i l i t a i res sur le systme politique,
l O rganisation nationale de Renseigne-
ments (MIT), les quipes spciales de
la police, largement recrutes au sein des
militants de la droite radicale. Il sagit
dautant dinstances qui participent aux
prises de dcision du systme politique.
Le sixime chapitre (Les Kurdes et la poli -
tique trangre turque) dmontre dem-
ble combien ce problme a hypothqu la
politique trangre turque au cours des
dcennies 1980 et 1990, lgard du
Moyen-Orient, mais aussi de lEuro p e .
Barkey et Fuller analysent les liens de la
Turquie avec les tats-Unis (alliance mili-
taire renforce aprs la Guerre du Golfe,
marqus aussi de quelques tensions et
dilemmes). Les relations avec lEurope,
principal part e n a i re conomique de la
Turquie, restent trs tendues tout au long
de ces deux dcennies. Enfin, celles avec
la rgion sont franchement conflic-
tuelles : conflits avec la Grce et situation
difficile avec la Syrie marque par le sou-
tien syrien au PKK et par des attentats
turcs Damas en 1996. Les relations sont
galement tendues avec lIrak. La zone de
protection au Nord de lIrak suscite des
craintes de voir un jour merger un tat
kurde, mais lui permet galement de dis-
poser dun cordon de scurit -et ajou-
tons-le, dexporter militairement sa
question kurde vers le Sud-. Enfin, les
relations ne sont pas des plus amicales
avec lIran et la Russie.
Dans le dernier chapitre (Vers une solu -
tion du problme kurde) les auteurs souli-
gnent la ncessit de progrs conomiques
et dune dmocratisation accrue dans les
rgions kurdes. Mais ces facteurs seuls ne
permettraient pas de trouver une solution ;
Barkey et Fuller prcisent que la respon-
sabilit de la solution incombe plus
Chroniques bibliographiques 103
104 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
lEtat quaux Kurdes en tant que peuple,
ne serait-ce que parce que lEtat dtie n t
toutes les cartes. Une solution la ques-
tion exige dailleurs un pralable : la
re f o rmulation du v e ry concept of the
Turkish state as perceived by its citizens. Is
the State a monolithic instrument, charg e d
with the mission of forging a nation, pre -
s e rving the state as it is known, and re t a i -
ning a paternalistic hold over its develop -
m e n t ? Or is the state the instrument of its
combined citizenry to attain the goals they
seek ? (p. 181).
Les auteurs prvoient une srie de scena-
rios possibles : rpression et assimilation
re n f o rc e s ; maintien du statu quo ;
concessions dans le domaine des droits
culturels -susceptibles daffaiblir le PKK-,
programmes conomiques -qui leur tour,
ncessitent la fin du conflit- ; rduction
des forces de scurit dans le Sud-Est ;
lgalisation des partis politiques kurdes -
qui les contraindrait entrer en compti-
tion pour obtenir la confiance des lec-
teurs, et par consquent, produire des
r s u l t a t s - ; transmission du pouvoir
(devolution of power) et dcentralisation
qui consisteraient rduire le rle des
militaires dans le systme politique et
procder une dcentralisation dans len-
semble du pays ou encore une autonomie
culturelle et politique la manire espa-
gnole. Quant la solution fdrale, discu-
te dans la mouvance nationaliste kurde,
elle se heurte, selon Barkey et Fuller,
plusieurs obstacles : la prsence massive
des Kurdes ailleurs que dans les rgions
kurdes, la question de la dlimitation des
territoires et du partage des prrogatives.
La dernire solution, lindpendance, est
dfinie comme unrealistic and undesi-
rable from an objective point of view (p.
204), ne serait-ce que par manque de pr-
paration des Kurdes.
Si les auteurs ne peuvent pas proposer de
solution de lextrieur, ils notent cepen-
dant que toute solution politique ncessi-
terait deux pralables : a mechanism by
which the Kurds can discuss with the State
officials their grievances and goals within
Turkish society and the State, and a legiti -
mate, legal means by which the state will
permit Kurds to attain their goals (p. 206).
Dans cette recherche de solutions (et din-
terlocuteurs) le rle de lEtat reste donc
dcisif. Plutt quun processus lanc uni-
latralement par lEtat, les auteurs prco-
nisent a process of democratic arbitra-
tion dans lequel Kurdish interlocutors
are chosen freely and democratically, outsi -
de of the control of the state (p. 211). Dans
une telle solution, lEtat doit sengager
accepter la lgitimit de tous les lus qui
reprsenteraient les Kurdes, indpendam-
ment de leur appartenance politique,
mme ceux du PKK. Un tel processus de
rsolution du conflit devrait aboutir des
ngociations dune part, et une modifica-
tion de la politique occidentale de lautre :
Western governments would be well advi -
sed to find some basic ways to index pro -
gress in Turkey with other goals that Turkey
seeks from Western states, to ensure that the
quest for a Kurdish settlement maintains
forward momentum (p. 216).
Enfin, la conclusion de Barkey et Fuller
constitue un vritable appel : Tu r k e y s
friends and allies around the world can also
be made more alert to the urgency of a solu -
tion to the Kurdish problem, before it drags
Turkey in dangerous directions of bro a d e n e d
civil war, economic weakness, domestic terro r,
polarization, chauvinism, and curtailment of
democratic libert i e s (p. 223).
* * *
Louvrage de Robert Olson, est le premier
de la Kurdish Studies Series lance par
Mazda Publishers. Insistant dans la prfa-
ce sur linsuffisance des tudes kurdes,
Olson propose une tude gostrat-
gique, cet aspect tant un facteur de com-
plication de la question kurde. Cette
approche ne perd cependant pas de vue les
donnes internes de la question kurde
en Iran et en Turquie.
Le chapitre introductif porte sur les rai-
sons -largement gopolitiques - qui ont
empch la cration dun tat kurde au
lendemain de la premire guerre mondia-
le. Lauteur souligne notamment le rle des
Britanniques dans la constitution de lEtat
irakien. Le premier chapitre, thorique,
introduit demble une distinction que la
recherche sur le sujet pourrait se pour-
suivre dans lavenir entre la question kurde
comme aspect trans-tatique du nationa-
lisme kurde, et le problme kurde, comme
dfi interne que le mouvement nationalis-
te kurde pose la Turquie et lIran (p.
11). De mme, soulignant la faiblesse des
thories des relations internationales
expliquer lIran et la Turquie (ainsi que le
Moyen-Orient dune manire gnrale),
Olson a recours la thorie domni-
balancing. Il part ainsi de lhypothse
que les pays du Tiers-monde sont plus
producteurs danarchie que de stabilit
(p. 12). Dans cette perspective, il suggre
que la Turquie et lIran seek to maximize
their autonomy by balancing the regional
impact of great powers et ce aussi bien
lchelle rgionale que sur le plan interna-
tional (p. 13). Le problme kurde joue un
rle dcisif dans cette maximalisation de
lautonomie, expliquant linterpntration
de ses dimensions interne et externe.
Ce chapitre analyse galement lvolution
historique en Turquie. De manire sym-
trique, le deuxime chapitre insiste sur
lvolution historique de la question kurde
Chroniques bibliographiques 105
106 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
en Iran. Le troisime chapitre est consacr
la priode allant de la rvolution isla-
mique de 1979 1991, priode extrme-
ment riche pour les deux pays, et dune
m a n i re gnrale, pour le mouvement
nationaliste kurde. Dans les faits le cha-
p i t re couvre la priode jusque 1998.
Malgr la richesse de ses informations, il
sessouffle quelque peu tant il reste des-
criptif et ne parvient tablir une hirar-
chie entre les donnes quil mentionne
(comptition et coexistence Iran-Turquie,
relations turco - israliennes). Le quatri-
me chapitre, qui analyse la question kurde
aprs 1991, a galement lavantage dtre
riche en informations, mais il souffre de la
mme faiblesse et reste en fin de compte,
quasi vnementiel. Il nen a pas moins le
mrite de montrer comment, malgr un
conflit latent, les deux pays parviennent
accorder leurs violons pour empcher la
cration dun tat kurde en Irak. Il en va
de mme de la Syrie dont les relations avec
la Turquie taient dsastreuses au moment
de la rdaction de louvrage.
Le cinquime chapitre, qui nest li quen
partie au sujet de louvrage, porte sur le
mouvement islamiste en Turquie et la
question kurde. Olson insiste sur lvolu-
tion de ce mouvement et sur la brve
priode du gouvernement islamiste en
1996-1997, qui prpare les conditions du
r a p p rochement -certes passager- avec
lIran et signe dimportants accords dachat
de gaz iranien. Lauteur relate le dilemme
des dputs kurdes du Parti de la
Prosprit et le processus dit dAnkara
qui commence aprs la guerre fratricide
kurdo-kurde en Irak.
Le dernier chapitre concerne les
Israliens, les Islamistes et le Verdict de
Mykonos, autrement dit, trois sujets sans
lien direct entre eux. Le premier est lal-
liance turco-isralienne -en re l a t i o n ,
notamment, avec la Syrie-. Le deuxime
prolonge le dbat sur le dfi islamiste en
Turquie aprs la chute du gouvernement
dErbakan. Le troisime concerne laffaire
Mykonos, du nom du restaurant berlinois
o ont t assassins les dirigeants du
PDK iranien.
En conclusion, Olson met la question
kurde en rapport avec les stratgies rgio-
nales des deux pays, notamment de lIran
pour en souligner laspect instrumental.
Revenant au postulat thorique annonc
au dbut de son ouvrage, il crit : Omni-
balancing can be construed to include three
international relations theories : the ratio -
nal actor, the irrational actor, and the
capital accumulator, in that they repre -
sent three implicit survival requisites that
potentially shape policy : geopolitically
shaped national interests (ambitions) and
e x t e rnal threats ; domestic politics and
internal legitimization needs, and economic
needs (p. 85).
En somme, louvrage dOlson est riche en
informations et en pistes thoriques pour
ceux qui veulent analyser la question
kurde du point de vue des relations inter-
nationales. On peut cependant regretter
que ces informations ne soient systmati-
ses entre elles, leur sens ne soit pas tou-
jours analys et que les pistes thoriques
suggres ne soient pas systmatiquement
poursuivies.
* * *
Le dernier ouvrage est un numro spcial
dune revue sur les questions minoritaires
dans le monde musulman. Il est introduit
par larticle de Hakan M. Yavuz (A
Preamble to the Kurdish Question : The
Politics of Kurdish Identity, pp. 9-18).
Yavuz montre habilement les mcanismes
de ngation de lidentit kurde dans le sys-
tme politique turc. Il est galement trs
convaincant lorsquil suggre que being
Kurdish is not a singular identity for the
people of the South-Eastern Turkey and
Northern Irak. It is a product of the interac -
tion between the local and the global, bet -
ween politics and economics, and struggle
for justice and humane policy, ou lorsquil
insiste sur la connexion entre les
consciences politiques kurde et musulma-
ne. Il tonne lorsquil abandonne le plan
sociologique pour proposer une grille dex-
plication idologique. Il rend responsable
du problme le scularisme et non pas
lautoritarisme, dont le lacisme la
turque nest que lun des volets. Cette
ambigut entre sociologie et idologie
marque lensemble de larticle. Ainsi, on
peut lire quelques lignes de distance que
social and geographic mobility, expansion
of education and communication networks,
and political and economic liberalization
have transformed Kurdish identity from pri -
mordial markers into a contested zone of
power politics (p. 11) et que, mme si elle
nest pas suffisante the shared Islamic
identity has a role to play if different sides
have good faith (p. 12). De mme, lappel
no-islamiste quil lance lEtat a peu
voir avec lanalyse sociologique : the state
can strengthen and expand its social basis
by reactivating this Islamic and Ottoman
legacy (p. 17). Malgr cette lecture, qui
affaiblit lanalyse parce quelle la rend
dpendante dautres a priori, larticle per-
met de placer la question kurde dans une
perspective historique et politique de rap-
ports Etat-minorit.
Le deuxime article est d Hanna Yousif
Freij : Alliance Patterns of a Secessionist
Movement : Kurdish Nationalist Movement
in Iraq (pp. 19-37). Fruit dun travail la-
bor, il part de la thorie domni-balan -
cing et analyse la question kurde dans
Chroniques bibliographiques 107
108 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
une perspective historique. Les conflits
intra-kurdes sont au coeur de lanalyse.
Lauteur propose -enfin !- une lecture
intelligible des relations entre (les)
Barzani et (les) Talabani, conflictuelles
depuis lpoque du mandat britannique,
voire des priodes ultrieures (appartenan-
ce confrrique) et se prolongeant, dans les
annes 60, travers des matrices de rela-
tions diffrentes avec le pouvoir. Lauteur
p ropose une lecture des pisodes des
annes 1972-1975 et de 1991 en termes
dopportunit. Obstacle et opportunit
deviennent alors les mots-clefs qui expli-
queraient lvolution des alliances kurdes
irakiennes tout au long du XXme sicle.
Alors que the Kurdish nationalist move -
ment benefited from international interven -
tion that led to elections and foreign protec -
tion in the form of safe havens, the Kurdish
nationalist movement continues to be hin -
dered by internal divisions driven by tribal
politics (p. 33).
Larticle de M. van Bruinessen Shifting
National and Ethnic Identities : the Kurds
in Turkey and the European Diaspora (pp.
39-52) souligne dune part les change-
ments affectant le nationalisme kurd e
depuis plusieurs dcennies, et dautre part
limportance des mouvements migratoires
(conomique, politique, militaire), la fois
dans les pays dorigine, au Moyen-orient et
en Europe. Ces mouvements, donnant
naissance des moyens de communication
efficaces, contribuent refaonner le mou-
vement nationaliste kurde. Le texte dA.
Hassanpour (Satellite Footprints as
National Borders : MED-TV and the
Extraterritoriality of State Sovereignty pp.
53-72) complte utilement ce texte, don-
nant un exemple concret de dbordements
de frontires et, nen dplaise lcole
raliste des relations internationales, de
pertes de souverainets tatiques lge
satellitaire. La MED-TV, proche du PKK,
ne fait pas que rduire la souverainet de
lEtat, elle loblige galement se d-terri-
torialiser pour faire face ce dfi.
Larticle d. Cizre-Sakallioglu est sans
doute lun des meilleurs de lensemble du
dossier (Kurdish Nationalism From an
Islamist Perspective : The Discourses of
Turkish Islamist Wr i t e r s, pp. 73-89).
Lauteur analyse deux lectures que les
auteurs islamistes ont de la question kurde
en Turquie. La ligne de dmarcation entre
elles rside dans lorigine des auteurs.
Selon Cizre-Sakallioglu : [the] Kurdish-
Islamist writers tend to search for a space
for Kurdish ethnic distinctiveness within the
framework of the suggested formula of
ummah, the Islamic community of the fai -
thful, while the position of the Turkish-
Islamist writers leans heavily toward defen -
ding the integrity of the Turkish state rather
than to acknowledging a Kurdish ethnic
distinctiveness (p. 74). A travers ces pages
denses, on observe cependant que les uns
et les autres font face un dfi quasi-pis-
tmologique consistant dfinir et r-
dfinir le nationalisme kurde.
Larticle de H. Ayla Kili (Democrati-
zation, Human Rights and Ethnic Policies
in Turkey (pp. 91-111) analyse la tradi-
tion tatique en Turquie pour souligner
que la question kurde dans ce pays nest
pas uniquement de nature ethnique, mais
quelle est aussi un problme de dmocra-
tisation et de droits de lhomme. B. Duran,
(Approaching the Kurdish Question via
adil dzen : An Islamist Formula of the
We l f a re Party for Ethnic Coexistence (pp.
111-127) souligne son tour limport a n c e
des rgions kurdes dans llectorat du
Refah. Il re m a rque que ce parti na gure de
politique cohrente lgard de la question
k u rde. Les programmes quil dveloppe
alors quil est dans lopposition ne tro u v e n t
aucun champ de ralisation lpreuve du
p o u v o i r. La pratique gouvernementale isla-
miste sinscrit dans une vision tatiste pour
m e t t re laccent sur lintrt national, la
scurit et lord re. Lauteur insiste cepen-
dant galement sur le dialogue indire c t
mais avort entre le gouvernement islamis-
te dErbakan (1996-1997) et le PKK. H.
Barkey (The Peoples Democracy Party
(HADEP) The Travails of a Legal Kurdish
Party in Turkey pp. 129-138) fournit la
fois un historique et une sociologie lecto-
rale de ce parti et analyse notamment son
score lectoral de 1995. Enfin, dans le
dernier article (Economic Margina l i z a t i o n
of Tu r k e y s Kurd s : The Failed Promise of
M o d e rnization and Reform pp. 239-158) P.
White revient sur laspect conomique de la
question kurde quil analyse dans une pers-
pective historique allant du XIX
m e
sicle
nos jours. White dmontre entre autre, les
limites des promesses du GAP, lun des pro-
jets dirrigation les plus ambitieux du sicle,
cens dtenir la clef du dveloppement co-
nomique des rgions kurdes de Tu rq u i e .
Chroniques bibliographiques 109
Chronologie
des vnements
5 mai 1999 - Les avocats du prsident du PKK Abdullah
Ocalan ont lanc un ultimatum aux autorits turques menaant
dinterrompre leur dfense si les obstacles leur travail
ntaient pas levs immdiatement
Le prsident turc Suleyman Demirel, en visite Paris, a affir-
m son soutien aux frappes de lOTAN, dont la Turquie fait par-
tie, qualifiant lattitude serbe au Kosovo de crime contre lhu-
manit. Selon M. Demirel, il ny a aucun rapport entre la posi-
tion des Albanais au Kosovo et les Kurdes en Turquie.
6 mai - Trente combattants du Parti des Travailleurs du
Kurdistan ont t tus lors dune opration de larme turque
dans la province kurde de Bingol.
Le Parlement europen appelle la Turquie garantir la scu-
rit des avocats dAbdullah Ocalan qui font lobjet dintimida-
tion.
19 mai - La Russie, la Chine et la France ont suggr au
Conseil de Scurit des Nations Unies de lever les sanctions
contre lIrak une fois le nouveau systme dinspection des
armes mis en place. Les Etats-Unis ont immdiatement rejet
la proposition.
Rsen
WERD
.
114 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
26 mai - Cration du Congrs national kurde Amsterdam, reprsentant des mouve-
ments et personnalits kurdes de Turquie, dIran, dIrak et de la Syrie, proches du PKK.
Les partis dmocratiques du Kurdistan dIran et dIrak, lUnion patriotique du Kurdistan
irakien, le Parti socialiste du Kurdistan de Turquie nont pas accept de se joindre ce
Congrs qui a lu A. calan sa prsidence dhonneur.
31 mai Abdullah Ocalan, accus de trahison et datteinte lintgrit territoriale de
la Turquie et passible de la peine de mort, comparat pour la premire fois devant la
Cour de sret de lEtat dAnkara sur lle-prison dImrali, en mer de Marmara.
3 juin - Sevket Cetin, vice-prsident du parti Action nationaliste (MHP) dextrme droi-
te, a assur que ses dputs voteraient au Parlement pour lexcution d Abdullah
Ocalan. Le MHP est le deuxime groupe au Parlement avec 129 siges sur 550.
4 juin - Akin Birdal, prsident de lAssociation turque des droits de lhomme, a t
emprisonn la prison centrale dAnkara pour purger une peine de 10 mois.
5 juin - 10 000 soldats turcs, appuys par des hlicoptres ont franchi la frontire ira-
kienne pour mener une offensive contre les combattants du PKK.
7 juin - Hasip Kaplan, avocat dAbdullah Ocalan, a annonc que son client lavait man-
dat pour ouvrir des poursuites auprs de la Cour europenne des droits de lhomme
contre les pays qui lui ont refus lasile avant son arrestation en fvrier 1999 au Kenya.
9 juin - Le gouvernement du Premier ministre turc Bulent Ecevit a gagn son premier
vote de confiance au Parlement. La coalition, qui regroupe le Parti de la gauche dmo-
cratique (DSP) du Premier ministre, le Mouvement nationaliste dextrme-droite (MHP)
et la formation centriste (ANAP) de lancien Premier ministre Mesut Yilmaz, a obtenu la
confiance de 354 dputs sur 550. Le programme du gouvernement Ecevit exclut notam-
ment tout compromis et tout accord avec les combattants du Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK).
Le Comit des ministres, lexcutif du Conseil de lEurope, a blm Strasbourg la
Turquie pour violations rptes et graves des droits de lHomme commises par les
forces de lordre dans le Kurdistan turc. Cest la premire fois que le Comit des
ministres adopte une dmarche aussi svre lgard dun de ses Etats membres.
10 juin - La tlvision kurde Med-TV, diffuse partir de Londres, met nouveau sous
le nom de CTV aprs avoir t interdite pour incitation la violence en avril 1999.
Le procs du journaliste amricain Andrew Finkel, accus davoir insult larme, a
dbut devant la Cour de sret de lEtat. Il risque jusqu 6 ans de prison
Lex-Premier ministre Mesut Yilmaz, chef du parti de la Mre Patrie (Anap, droite), a
annonc quil votera au parlement pour lexcution d Abdullah Ocalan, sil est condam-
n mort lissue de son procs. LAnap est le quatrime parti au parlement avec 86
dputs et le plus petit partenaire de la coalition gouvernementale tripartite .
14 juin -Le Danemark a saisi la Cour europenne des droits de lhomme en accusant la
Turquie davoir tortur Kemal Ko, un de ses nationaux dorigine kurde en visite en
Turquie en 1996. Cest la premire fois quune affaire concernant un individu conduit un
Etat poursuivre un autre membre du Conseil de lEurope.
17 juin - Les dlgations du Parti dmocratique du Kurdistan (PDK, de Massoud
Barzani) et de lUnion patriotique du Kurdistan (UPK, de Jalal Talabani) se sont rencon-
tres Washington
18 juin - Sous la pression des capitales europennes, le Parlement turc a vot par 423
voix contre 40 une rvision de la Constitution prvoyant que les juges militaires ne pour-
ront plus siger dans les tribunaux dexception du pays.
29 juin - Abdullah Ocalan est condamn mort par la Cour de sret de lEtat dAnkara
pour trahison et atteinte lintgrit territoriale de lEtat .
2 juillet - Aprs objection dun parti dextrme droite partenaire de la coalition gou-
vernementale du Premier ministre Bulent Ecevit, le gouvernement turc retire du
Parlement un projet de loi sur les repentis ayant pour but dencourager les combattants
kurdes se rendre aux forces de scurit.
Chronologie 115
5 juillet - Un attentat suicide lexplosif perptr par une femme, prsume membre
du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), a fait un mort et 14 blesss Adana (sud).
Il sagit de la dernire dune srie dattaques en Turquie depuis la condamnation mort
du chef du PKK Abdullah Ocalan le 29 juin. La plus meurtrire avait fait au moins 6
morts Elazig le 1
er
juin 1999.
12 juillet - 40 combattants du PKK ont t tus par larme turque au cours dune offen-
sive mene au Kurdistan irakien. Le PKK a annonc quant lui 18 soldats turcs tus.
Plusieurs dirigeants du parti pro-kurde de la Dmocratie du peuple (HADEP), dont son
chef Murat Bozlak, emprisonns pour soutien la rbellion kurde, ont t librs par la
Cour de sret de lEtat dAnkara.
13 juillet - Le Parlement turc a vot la prolongation de ltat durgence dans six pro-
vinces du Kurdistan turc. Ltat durgence a t prolong pour quatre mois partir du 30
juillet 1999 dans les provinces de Tunceli, Diyarbakir, Hakkari, Siirt, Sirnak et Van.
15 juillet - La Cour de sret de lEtat dAnkara a acquitt Feridun Celik, maire
HADEP de Diyarbakir, accus de collusion avec le PKK
21 juillet - La Turquie annonce la capture de Cevat Soysal, responsable du parti des
Travailleurs du Kurdistan (PKK) en Europe, lors dune opration de ses services de ren-
seignements (MIT) en Moldavie.
Le Parlement europen a prvenu la Turquie que son rapprochement avec lUnion
Europenne souffrirait si A. calan venait tre excut.
25 juillet - Le Premier ministre turc Bulent Ecevit a accus lIran davoir commenc
prendre la place de la Syrie dans lappui accord au Parti des Travailleurs du
Kurdistan.
27 juillet - Nuchirvan Barzani, numro deux du Parti dmocratique du Kurdistan
(PDK), a affirm que les Kurdes refuseraient de prendre part tout projet amricain
visant renverser le prsident irakien Saddam Hussein.
116 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
Le prsident du Parlement kurde autoproclam Bruxelles a demand la protection de
lOnu contre un mandat darrt mis par la Turquie contre lui et 32 membres du
Parlement.
29 juillet - Une dlgation du Parlement kurde en exil a t reue Vitoria par Juan
Maria Atutxa, prsident du parlement autonome du Pays basque espagnol.
1
er
aot - Harold Hongju Koh, sous-secrtaire amricain pour les droits de lHomme, la
dmocratie et le travail, en visite en Turquie, a rclam une aide humanitaire pour le
Kurdistan et dnonc les la situation des droits de lHomme et dexpression des Kurdes.
3 aot - Abdullah Ocalan a appel le PKK dposer les armes et retirer ses forces de
Turquie.
6 aot - La branche arme du PKK a annonc quelle arrterait les combats et se reti-
rerait de Turquie partir du 1er septembre, conformment lappel de son chef Abdullah
Ocalan.
7 aot - Le prsident turc Suleyman Demirel a reu les maires des provinces kurdes.
3 septembre - Une loi damnistie relative aux crivains et journalistes a t promulgue.
6 septembre - Sami Seluk, le nouveau Prsident de la Cour de cassation turque, a
vivement critiqu la Constitution turque datant de 1982 et demand des rformes dmo-
cratiques et une constitution moderne.
8 septembre- Ahmet Turan Demir a t lu prsident du Parti de la Dmocratie du
Peuple (HADEP)
15 septembre- Le sociologue et crivain turc Ismail Besiki, condamn plus de deux
sicles demprisonnement pour ses crits, a t libr sous condition.
Larme irakienne a bombard le village de Qingrian, dans le secteur de Kifri, au sud-
ouest de la ville de Souleimanieh, contrl par lUnion Patriotique du Kurdistan (UPK).
Chronologie 117
16 septembre - Le procs de Cevat Soysal, responsable du PKK, captur en juillet en
Moldavie par des agents turcs, sest ouvert devant la cour de sret de lEtat dAnkara
Larme turque a rejet la proposition des combattants kurdes de se retirer de Turquie.
19 septembre -Arrive de Jalal Talabani, secrtaire gnral de lUPK, et dune dl-
gation dopposants irakiens New-York pour la session 1999 de lAssemble gnrale
des NationsUnies.
20 septembre - Rencontre Suleymanieh entre les dlgations du PDK et de lUPK pour
finaliser les prparations de distribution de fonds dun montant de $295 millions dans le
c a d re de la sixime phase du programme des Nations Unies p t role contre nourr i t u re .
22 septembre - Abdullah Ocalan a appel un groupe de son parti se rendre aux forces
turques pour dmontrer la sincrit de son engagement mettre fin la lutte arme.
25 septembre - Libration pour raison de sant dAkin Birdal, ancien prsident de
lassociation turque des droits de lhomme et vice-prsident de la Fdration
Internationale des droits de lhomme aprs 10 mois demprisonnement.
26 septembre - Dbut des mutineries dans les prisons turques. Les affrontements ont
fait 12 morts et 25 blesss parmi les dtenus de la prison dUlucanlar Ankara. Environ
90 gardiens, deux fonctionnaires de ladministration pnitentiaire et un cuisinier ont t
pris en otages dans les prisons de Canakkale, Kocaeli et Gebze, de Bergama, de Cankiri,
de Bartin, ainsi que dans deux tablissements dIstanbul.
Le Parlement kurde en exil, base Bruxelles, a dcid de sauto-dissoudre pour
rejoindre le Congrs national du Kurdistan cre en mai 1999.
28 septembre - Le Premier ministre turc, Blent Ecevit, en visite officielle
Washington a rencontr le Prsident Bill Clinton.
29 septembre -16 combattants du PKK tus lors de lincursion militaire turque dans le
Kurdistan irakien. 5000 soldats turcs, appuys par des hlicoptres de combat, ont t
dploys dans la rgion.
118 Etudes kurdes - N 1 - FVRIER 2000
1
er
octobre - 8 membres du parti des Travailleurs du Kurdistan se sont rendus aux
forces de scurit turques suite lappel une reddition symbolique de la part
dAbdullah calan.
Le Prsident turc Suleyman Demirel a plaid pour une nouvelle Constitution civile et
dmocratique lors de la crmonie douverture de la nouvelle session lgislative.
4 octobre - Paolo De Fiore, prsident de la premire chambre civile du tribunal de
Rome, a accord lasile politique Abdullah Ocalan emprisonn et condamn mort en
Turquie.
Les autorits irakiennes continuent de mener une politique darabisation dans les dis-
tricts kurdes de Kirkouk, Khanaqin, Sindjar. Une directive (1403/687/92, date du 7
septembre 1999) dcide de la dportation de 25 familles kurdes. Sous menace de dpor-
tation et de spoliation, les autorits irakiennes demandent aux Kurdes de procder
une correction de nationalit .
6 octobre - linvitation du Parti Dmocratique du Kurdistan, lUnion Patriotique du
Kurdistan a envoy une dlgation Erbil pour participer au 12
me
congrs du PDK.
7 octobre - La Cour de Cassation turque a repouss au 21 octobre lexamen de la
condamnation mort dAbdullah Ocalan.
Trente-six combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan et un soldat turcs ont t
tus dans des combats Bitlis, Tunceli, Van et Batman.
11 octobre - Un groupe de 60 crivains et artistes dont Yasar Kemal, Orhan Pamuk et
comprenant plusieurs prix Nobel dont Gnter Grass, a lanc un appel pour une solution
rapide au problme kurde et lamlioration de la dmocratie et des droits de lHomme en
Turquie.
Chronologie 119
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