Téléchargez comme PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 9
Le mensonge
par Patricia Len-Lope
Ce fut seulement dans un aprs-coup que lactualit de la question sur le mensonge au cur de dbats politiques de notre complexe et effrayante actualit ma saisie. Quand la question mest apparue, je me suis mise rflchir sur la possibilit de la psychanalyse produire des faits nouveaux, rvler pour chaque homme qui sengage dans lexprience un autre ordre, un champ pour lui mconnu, imprevisible, plus largi de la ralit. Le mensonge a surgi l comme faisant paradoxalement signe : dun impasse et dune solution, dune certaine fragilit humaine face ce qui cloche, ce qui divise et contredit lide de la ralit laquelle chacun veut se faire, mais aussi dun certain pouvoir, pouvoir donn par la possibilit dexercer cette facult tonnante de dire ce qui nest pas et de crer par sa parole un monde plus plausible, plus en accord avec notre pauvre raison. En effet, le mensonge a lavantage sur la ralit de savoir lavance le dnouement des choses, de forcer une certaine reconstitution, une mise en scne de lhistoire qui ne donne pas lieu dtre la brche ainsi contourne, qui spare le sens et le rel (le rel en tant quimpossible). Il sagit dun tout sens , dun sens arbitrairement forc qui vise par llision du traumatisme recouvrir la texture entire du rel, enfermer dans une certaine raison cette dialectique dconcertante de la vie qui nous met en prsence de linattendu, auquel nous ntions nullement prpars [1][1] Hannah Arendt, Du mensonge la violence, Paris, Pocket,.... On pourrait dire que lhomme qui ment veut faire consister le vraisemblable en fonction de ce quil sautorise penser sur lui-mme et sur ce que doit tre la ralit ; il parie sur ce qui est possible et persuasif, sacrifiant ce qui confine limpossible. Le mensonge dans ce double sens dimpasse et de solution est un artefact qui, dune part, entrevoit la faille et guette travers elle par o semparer des chances fragiles de la libert et, dautre part, cherche effacer les contradictions et dissoudre lambigut pour promouvoir un ternel retour du mme, pour viter le rveil. Par ailleurs, la place du mensonge dans lhistoire permet presque de faire une interprtation sur la faon dont lhomme travers le temps conoit sa condition. La faon dont lhomme se saisit de cet cart entre le naturel et lartificiel, la ralit et la fiction, le concret et labstrait, de la possibilit dtre tromp par lautre ou de le tromper, du sens de la transparence et de lopacit, inscrit une forme particulire de lien social et du sens de lacte par lequel lhomme saffirme en tant quhomme. Freud, qui ne recule jamais devant les grandes questions mais qui les rend relles en leur arrachant ce quelles ont de plus humain, nous fait part de cette petite confidence dans la Psychopathologie de la vie quotidienne : plus le sujet avance dans son analyse, moins il est capable de mentir ; les formations de linconscient, quand le sujet se laisse aller dans le dire, ce qui constitue la possibilit dune analyse, vont simposer la place du mensonge. Freud dit : Toutes les fois o jessaie de dformer un fait, je commets une erreur ou un autre acte manqu [] qui rvle mon manque de sincrit [2][2] S. Freud, GW, t. IV, p. 247. Sans doute, Freud met ici en avant non pas un impratif moral, une condamnation du mensonge, mais le fait que la vrit inconsciente est non pas dans un rapport dopposition au mensonge dans les faits, mais dans une sorte de nouage qui fait que la libration de la parole permet au sujet de cder sur ce quil voulait contester, dsavouer, rejeter par le mensonge. La vrit de la parole nest pas corrle lexactitude des faits, le binme vrai-faux tant dpass par le tmoignage du sujet, lequel inclut avant tout lamnsie du refoulement qui se rappelle dans les actes. Linconscient (cest dans ce sens que Lacan, un certain moment de son laboration, donne du relief cette ide freudienne) est ce chapitre de mon histoire qui est marqu par un blanc ou occup par un mensonge : cest le chapitre censur [3][3] J. Lacan, crits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 259. . Oubli et mensonge sopposent, se relient, se dlient, au point que Heidegger dans lanalyse tymologique quil fait du terme vrit, en grec dsoubli , arrive la dfinition suivante : la vrit est ce qui chappe loubli. Mais est-ce la reconqute de la vrit le dernier mot dune analyse ? lhistorisation, au vraisemblable, au thme du vrai ou faux, Lacan opposera celui de la vrit menteuse, jusqu crire comme il le fait dans sa Prface ldition anglaise du Sminaire XI : Il ny a pas de vrit qui, passer par lattention, ne mente [4][4] J. Lacan, Prface ldition anglaise du Sminaire.... La vrit, on la rate. Enfin, en tant que la catgorie du mensonge est autant que celle de la folie imanente lhumain et de ce fait importante pour la psychanalyse, et le mensonge pesant plus que jamais trs lourdement sur nos destines et sur notre avenir humain, au point que javancerai que lAutre contemporain est lAutre du mensonge, nous essaierons de progresser un peu sur la problmatique, en insistant plus particulirement dans cet article sur le sens freudien, cest--dire sur le mensonge en tant que nud de la vrit du sujet. Ce choix me semble tre par ailleurs le seul capable de rendre quelques formulations de Lacan leur au-del, douvrir lespace pour que quelque chose de lpaisseur nigmatique, de lordre de linou, puisse tre restitu ses multiples formulations sur la vrit, rptes inlassablement dans notre doxa habituelle. Si seulement la lecture de ce texte nous pouvions apprhender notre insuffisance pour laisser apparatre les consquences pour la psychanalyse de la formule de Lacan selon laquelle le mensonge est le symbolique inclus dans le rel [5][5] J. Lacan, Vers un signifiant nouveau , Ornicar?,... , nous aurions fait dj un pas en avant. Freud, le mensonge et le nud de la vrit du sujet Un court texte de Freud, Deux mensonges denfant [6][6] S. Freud, Deux mensonges denfant (1913), dans... , peut nous aider illustrer vivement la question. Dans les premires lignes de ce texte, Freud sadresse aux ducateurs et indique quon aurait tort dinterprter tous les mensonges denfant comme des actes dlictueux ou comme les indices dun dveloppement immoral du caractre. Certains mensonges ont en effet une signification particulire : dans ces cas-l, cest le contenu inconscient des mensonges qui est en jeu, le fait quils sont lis des motifs amoureux dune force extrme que lenfant ne peut savouer [7][7] Ibid., p. 183. . Freud insiste sur limportance dtre attentif cela, afin de ne pas provoquer des malentendus qui pourraient tre nfastes pour la vie du sujet. Ces mensonges sont pour lenfant mme si cela passe par un forage une manire de mettre des mots sur des contenus inconscients. Dans lune des deux histoires que raconte Freud, il sagit dune petite fille de 7 ans qui demande de largent son pre pour sacheter des couleurs. Le pre refuse, mais avec la monnaie qui lui reste dun argent destin une activit de son cole, la fille sachte les couleurs quelle cache dans son armoire. Pendant le repas, le pre demande la petite fille ce quelle a fait de largent restant : Naurait-elle pas achet des couleurs avec ? Elle nie, mais son frre la trahit ; on dcouvre les couleurs dans larmoire. Le pre, trs en colre, demande la mre de punir lenfant. Celle-ci sexcute, mais elle est immdiatement trs branle par le dsespoir de sa fille. partir de ce moment, crit Freud, lenfant turbulente et pleine dassurance est devenue timide et triste . Cette petite fille devient des annes plus tard une analysante de Freud et dclare ne pas avoir pu effacer les effets de cette exprience quelle-mme qualifie de tournant dans sa jeunesse . Freud associe ce souvenir une srie de manifestations symptomatiques dans la vie de sa patiente, lies particulirement au signifiant argent et la faon de le grer. Par exemple, Freud raconte que sa patiente se met dans une colre incomprhensible pendant ses fianailles du fait que sa mre soccupe de ses meubles et de son trousseau : Elle a limpression que cest son argent elle et que nul autre ne peut en faire usage [8][8] Ibid., p. 184.. Une fois marie, elle craint de demander son mari de couvrir ses besoins personnels et spare son argent elle de celui de son mari. Pendant quelle est en traitement avec Freud, elle se trouve plusieurs reprises sans ressources parce que largent que lui envoie son mari arrive en retard. Bien que Freud lui fasse promettre de lui emprunter de largent si elle se trouve de nouveau prive de tout moyen financier, elle ne peut sy rsoudre et prfre engager ses bijoux. Elle dit Freud quelle ne peut pas prendre de largent de lui . Freud cherche donc reconstruire le noyau inconscient de cette souffrance et trouve dans le souvenir de ce mensonge denfance lexpression dun motif amoureux dune force extrme . Le dploiement de la cure rvle des souvenirs associs largent dans lesquels la patiente a assist lge de 3 ans une relation rotique entre la fille qui la gardait et un mdecin. Elle recevait de largent pour son silence, et cet argent avec lequel elle sachetait des friandises gardait pour elle secrtement la signification du lien rotique entre les amoureux. Prendre largent du pre quivalait une dclaration damour. Le pre ne pouvait pas souponner la signification de cet acte. Le fantasme qui faisait du pre son amant tait si fort et si sduisant quil la emport largement sur linterdit. Freud crit : Lenfant ne pouvait avouer quelle avait pris de largent, elle tait oblige de nier parce que le motif de cet acte, motif elle-mme inconscient, ntait pas avouable. En la punissant, son pre refusait la tendresse qui lui tait offerte [9][9] Ibid., p. 185.. Si nous suivons la logique de ce petit texte, nous pouvons en tirer quelques rflexions. Le mensonge vient la place dun impossible dire pour le sujet. Motif inavouable, trou dans le symbolique que le sujet traite par un refus de savoir. Par le mensonge, le sujet renonce se confronter , sapproprier, se faire une raison de ce motif inconscient. Lexprience de perte, de division subjective est annule et, au lieu dune ouverture pour entrapercevoir le rel en jeu, ou de se heurter limpossible, le sujet trouve se leurrer dans la croyance quil pourrait viter le passage par limpuissance grce au dtour quest le mensonge. la diffrence des formations de linconscient et du jeu, de la fantaisie ou de la cration comme trouvailles ou inventions o le sujet subordonne le dvoilement dune vrit un dpassement, le mensonge enferme le sujet dans une croyance en lAutre qui lui rend une consistance ou la renforce. Cest une manire pour le sujet de rater ce qui aurait pu tre loccasion de transformer sa demande lAutre en nigme, en question. Le mensonge en tant que volont de dire du sujet qui enveloppe lAutre est une stratgie pour faire face aux choix que lAutre lui impose, pour rcuser par insatisfaction ou dsarroi loffre de cet Autre, pour senfermer et fermer sa rponse, son invention, en fonction de cet Autre. Pour le cas de cette petite fille, ce nest pas nimporte quelle question quelle refuse de se poser, cest une question qui concerne la vrit du pre, ou pour mieux dire le rapport du pre la vrit. Il est possible de faire une hypothse, compte tenu de la platitude des rponses du pre. Dans ce que Freud considre comme son incapacit souponner les raisons voiles de la demande de lenfant, du mensonge lui-mme, et daprs dans sa demande la mre de punir lenfant sa place (comme si rien de ce qui tait arriv ne le concernait particulirement), ne sagit-il pas de la part du pre dune sorte didal de transparence ? Le mensonge de lenfant nest-il pas la rponse cet idal, leffet de lasservissement du pre la vrit ? Si ce mensonge est pour cette petite fille une forme de protestation, il est aussi une faon de sasservir lidal de lAutre et de porter sa vrit du sujet. Le mensonge est, comme le dmontre ce cas, une faon de rtablir le tout, dannuler la brche, la contradiction. Il sagit en somme dune forme dalination un Autre quon ne veut pas ou quon ne peut pas dcomplter ; par le mensonge le sujet assure lavance le dnouement final du conflit avec lAutre. Freud ne prtend pas dans lanalyse dnoncer la simulation et le mensonge, il va chercher dans la position du sujet son implication, dans ce rapport en biais quest le mensonge entre le dire de lAutre et la propre vrit. propos de la jeune homosexuelle dont Freud laisse tomber lanalyse, Lacan remarque que la manifestation typique de linconscient peut tre une manifestation trompeuse. Les rves de la jeune homosexuelle sont des rves menteurs adresss Freud, faits pour limpliquer, lui. Ce que Freud dcouvre dans ce cas, non sans un certain vertige, cest que les rves ne sont pas linconscient et que linconscient prserve ce qui de la vrit ne peut pas savouer. Si Freud ne peut pas continuer lanalyse de la jeune homosexuelle, cest parce quil ne peut pas sparer la tromperie, situ sur laxe imaginaire, de la dimension symbolique et relle de cette tromperie dans le transfert, il ne peut pas lire dans ces rves menteurs le sens de la vrit du transfert. Lacan dira : Nous nous trouvons l enfin, au maximum dans lacte mme de lengagement de lanalyse et donc certainement aussi dans ce premiers pas, mis au contact de la profonde ambigut de toute assertion du patient, et du fait quelle a, par elle-mme, double face. Cest dabord comme sinstituant dans, et mme par, un certain mensonge, que nous voyons sinstaurer la dimension de la vrit, en quoi elle nest pas proprement parler branle, puisque le mensonge comme tel se pose lui-mme dans cette dimension de vrit [10][10] J. Lacan, Le sminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux.... Sous la forme dune fin de non-recevoir (refus de donner de largent lenfant pour acheter des couleurs), la rponse brutale du pre drange lassise que la jouissance prenait jusque-l dans le fantasme incestueux. Cest ce que le mensonge vise rtablir : lenfant utilise largent donn par le pre (argent dont on sait quil avait pris pour elle une signification rotique) pour acheter quand mme les couleurs. Le mensonge apparat l comme ce qui vient restaurer le fantasme un moment branl. Pourtant, la vignette prsente par Freud montre que le mensonge va dpasser le plan du fantasme en fournissant ultrieurement une partie du matriel du symptme lui-mme. Lenfant va emprunter un lment du mensonge (largent) qui va contribuer constituer lenveloppe formelle du symptme (ses dmls avec largent). Le mensonge est donc un pont, une voie de passage une passe ? entre fantasme et symptme. Moyen de soutenir le dsir, chance pour le symptme, refus de la suggestion, vrit intime du sujet, mi-chemin entre implication subjective dans un conflit moral et soumission, suspension la demande de lAutre. Il nest donc pas tonnant que dans la cure, celle de la jeune homosexuelle par exemple, il y ait, dans le premier tour du symptme au fantasme, un temps o le recours au mensonge est presque inluctable, charge pour lanalyste de ne pas se prter alors incarner un Autre consistant, objet de croyance. Bien videmment, cela est comprendre non comme une apologie du mensonge mais comme une reconnaissance de sa fonction pour parer, le cas chant, la consistance de lAutre. LAutre menteur La question sur le mensonge au cur de dbats politiques de notre actualit a pris une ampleur ahurissante. Par exemple, on lit depuis quelque temps dans tous les journaux, sur le motif explicite de dclaration de guerre lIrak par le prsident Bush des tats-Unis, savoir la dtention par lIrak darmes de destruction massive, linsidieuse question : sagit-il dune vrit ou dun mensonge ? Le premier Ministre britannique fait scandale pour avoir utilis comme preuve de la lgitimit de la participation de son pays la mme guerre un faux rapport : le savait-il, oui ou non ? Le peuple espagnol crie enrag au ministre, Jos Maria Aznar, de ne plus lui mentir propos des attentats de Madrid, la version qui voudrait faire croire quils ont t perptrs par lorganisation eta ntant plus soutenable. En suivant de prs ces trois exemples et les discussions, sondages, multiples crits quils ont suscits, on peut voir que ce qui fait impasse nest pas particulirement li au devoir de vrit envers lautre, le peuple dans ces cas, mais lembarras des politiques face au fait de ntre plus crdibles. Kant, dans sa Critique de la raison pratique, avait dj soulign ce dplacement, argumentant la diffrence entre le fait de dire la vrit par devoir et de la dire juste par crainte des consquences fcheuses. Tous ces dbats publics font tat de cette drive de notre modernit qui donnerait raison Talleyrand quant au fait que la politique consisterait dire non pas des choses vraies mais des choses crdibles. Or, quest-ce qutre crdible au yeux de ces politiques ? Cest l o la question mrite dtre lucide. tre crdible quivaut dmontrer la correspondance entre ce qui ne va pas dans le monde et leur action, leur rponse au malaise. Il sagit de faire exister le monde, de faire exister ce qui ne va pas, et denfermer lhomme dans le mirage de la vrit par la croyance une sorte de correspondance entre la question et la rponse, correspondance qui limine la contradiction, la vrit entre les lignes. La crdibilit ne sobtient jamais sans une rcriture de lhistoire. Lenjeu de tous ces dbats est autour dun calcul de circonstances, dune doctrine du pragmatisme, dun savoir-faire qui ne soit pas dfavorable aux allures prvalentes du discours en tte. Le mensonge apparat dans ce contexte comme symptme rvlateur du malaise de la civilisation dans lequel nous vivons, il est le dnouement dune logique qui cherche liminer le rel (au sens lacanien) en instrumentalisant la vrit entre deux bouts : soit celui du moralisme avec son appel au sacrifice aux dieux obscurs, soit celui du cynisme, voqu dans le meilleur des cas comme inexorable fatalit quest-ce que vous voulez on ny peut rien ! . Entre les deux, lhumanisme comme normalisation du dsir voudrait se donner les airs dune vraie politique, mais il ne sagit que dune idologie qui veut gurir le sujet de ce qui ne va pas pour linstrumentaliser, pour le faire cder sur le sens simplement humain de sa destine. La psychanalyse, celle qui ne renonce pas, qui ne cde pas sur son horizon, est le seul moyen de contrecarrer cette logique fragile, irrductiblement tendue et divise entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, et cela pour dessiner un au-del o lhumain de chacun puisse tre accueilli dans son altrit, dans son tranget. Rduire lexprience humaine une histoire de vrai ou faux, de mensonge ou vrit est une faon de rendre inutile le trajet par lequel chacun peut trouver la faon de sappuyer sur le rel de son symptme, sur son au-del du possible, sur son incurable, son indcidable, ou, pour le dire diffremment, sur ce qui permet la surprise et la rencontre avec lautre. Par ltude de la question du mensonge, nous pouvons mesurer par ce qui fait symptme notre poque la tche laquelle la psychanalyse doit se confronter pour prserver le sens de son exprience. Le savoir psychanalytique doit nous permettre danalyser le sens profond de cette logique qui juge, organise, isole les faits matriels de la ralit en fonction de la version prpare lintention du public, de la crdibilit. Ainsi, on peut commencer par dire quune des caractristiques de lAutre contemporain, cest sa dmultiplication. LAutre parle de plusieurs voix et les sujets protestent contre leffacement du ciel par la promotion dun sans nombre des figures dAutre. Or, la question qui nous interesse est de savoir si, dans ces querelles dAutres, tout Autre qui saffirme en sautorfrenciant nest pas un menteur. Car enfin ces Autres ne sont que des arguments adapts au fil du temps, des arguments prprogamms sur le plan imaginaire qui narrivent pas mesurer les consquences de cette opposition camoufle la singularit et au savoir sur la structure. Quels en sont les consquences tant pour les subjectivits que pour la vie collective ? En tout cas, partir de cette perspective, lhypothse de lAutre contemporain en tant quAutre qui nexiste pas peut tre interroge. Au lieu de rpter cette formule simpliste et nave, nous pourrions dire plutt quen ralit le sujet contemporain est le sujet de lpoque de lAutre qui ment. Le sujet contemporain est prisonnier, pris en otage dans un jeu o il joue le jeu du non-dupe face cet Autre qui ment. Plus grave encore, nous pouvons vrifier par les faits de la plus rcente actualit que nous sommes pousss dans des impasses historiques trs graves au nom dun mensonge et que savoir que lAutre ment ne contribue pas beaucoup son effondrement. Cest dans cette logique que les reality show-Loft Story doivent tre interprts. Il sagit davantage dans ces produits reflets de notre temps de la stratgie du mensonge au deuxime degr que de lexpression de lAutre qui nexiste pas : en vous faisant croire que je vous montre le vrai, je vous trompe. La vrit affiche, celle qui joue se passer du leurre, du semblant, na rien voir avec la vrit dont nous parlons en psychanalyse, celle qui sintroduit dans la faille dun savoir , celle qui fait retour dans le rel , celle qui inscrit la place du symptme. Le spectacle affich de la ralit nous dit simplement que la place de sujet que lAutre nous assigne est celle du sujet qui ne pense pas, qui croit ne pas croire lAutre. La dmultiplication dAutres fait croire au sujet quil a le choix de croire ou de ne pas croire, le point de rencontre des deux courants tant que le sujet na rien dire, le dicible et lindicible se rduisant un consentement ou un dsaveu de lAutre. Lhomme moderne semble pris dans cette impasse : il est prisonnier de son incroyance face cet Autre qui ment . Or, nous pouvons dire que la chute du grand Autre, son effondrement la fin dune analyse en tant que condition pour que le virage de la vrit vers le savoir puisse se faire, nest pas une invention banale de la psychanalyse, ni pour lorientation de la cure, ni pour la place du savoir analytique dans le monde, a contrario cest la condition pour que le sujet puisse avoir une place de sujet et reconnatre lautre. Se sparer de lAutre signifie tre capable daller au-del de la croyance ou de lincroyance en lAutre, tre capable dun rveil singulier, au lieu de conjurer par la religion la discontinuit, le hiatus entre le rel et la ralit. La vrit, les amours du sujet avec la vrit ne peuvent tre dialectises quau prix de laisser exister la bance, le trou entre la vrit et le rel. Dans ce sens, on peut aussi dire que, quand le savoir analytique nest pas interrog, quand la thorie nest quune homognisation, un accord tacite, prprogramm pour garantir et faire consister la vie institutionnelle, la psychanalyse vient occuper, elle a la mme place et la mme fonction que le mensonge. La thorie analytique peut se transformer en ce qui couvre le rel qui signe le particulier du dsir de lanalyste dans chaque cure. Si la thorie analytique ne se confronte pas lexprience, si lexprience de la cure ne troue pas la thorie, si la passe ne tmoigne pas de la sparation avec lAutre par le symptme de chacun, nous pouvons dire que nous sommes en train de fabriquer avec ses dispositifs une sorte de mensonge virtuel, cest--dire des ralits qui nous enferment dans le mme effet de suggestion et de rfrence aveugle lAutre. Lalternative que propose la psychanalyse est celle de transcender la totalisation de lexprience par lUn, pour nous permettre de rencontrer lautre en tant qualtrit radicale. Pour trouver une issue autre que le mensonge et le dsespoir auquel il conduit, il nous reste loption de laisser lhorizon de lexprience humaine linsistance du symptme de chacun. Aspiration humble mais qui nous laisse saisir que lhumain peut tre plus fort que le vrai. Le symbolique qui enveloppe, traite, dment le rel est mensonge, proton pseudos selon Freud, falsus dit Lacan en se rfrant dans Radiophonie au symptme. Or, dmonter dans une vie la dialectique vrit-mensonge ne dpend pas pour Lacan du dchiffrement du symptme, los du symptme ne pouvant pas satteindre si le sujet na pas fait le deuil de lAutre inclus dans son symptme. Si nous imaginons la cure de la patiente de Freud, la petite fille du mensonge dont nous avons parl, nous pouvons dduire partir de ce que dit Freud que, pour elle, le deuil de cet Autre (son pre) ne peut se faire que par la rsolution du transfert avec Freud. Cest dans la relation, dans les histoires dargent avec Freud, qui par exemple lui fait promettre daccepter son argent si elle se voit en difficult, que le symptme peut ouvrir lexprience de la ralit du sujet vers un au-del du possible, vers limpossible. Lacan nous dit propos de la passe : Cette mise lpreuve de lhistorisation de lanalyse je lai laisse la disposition de ceux qui se risquent tmoigner au mieux de la vrit menteuse. Je lai fait davoir produit la seule ide concevable de lobjet, celle de la cause du dsir, soit de ce qui manque. Le manque du manque fait le rel, qui ne sort que l, bouchon. Ce bouchon qui supporte le terme de limpossible, dont le peu que nous savons en matire de rel montre lantinomie toute vraisemblance [11][11] J. Lacan, Prface ldition anglaise du Sminaire.... Le mensonge est avant tout lart du vraisemblable : si paradoxal que cela puisse paratre, le menteur saffirme et affirme les faits en fonction de son ide de la ralit. La cure et le savoir analytique, au contraire, peuvent promouvoir la possibilit de ce que le rel ne soit jamais intmoignable . Notes [1] Hannah Arendt, Du mensonge la violence, Paris, Pocket, 1994, p. 10-11. [2] S. Freud, GW, t. IV, p. 247 [3] J. Lacan, crits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 259. [4] J. Lacan, Prface ldition anglaise du Sminaire XI , Ornicar?, n12-13, Lyse, dcembre 1977, p. 124. [5] J. Lacan, Vers un signifiant nouveau , Ornicar?, n16-17, Lyse, printemps 1979, p. 9. [6] S. Freud, Deux mensonges denfant (1913), dans Nvrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1997. [7] Ibid., p. 183. [8] Ibid., p. 184. [9] Ibid., p. 185. [10] J. Lacan, Le sminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 127. [11] J. Lacan, Prface ldition anglaise du Sminaire XI , art. cit., p. 126.