La Pensée, N°7, 2006
La Pensée, N°7, 2006
La Pensée, N°7, 2006
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Juillet/septembre
MARCH(S),
HISTOIRE
SOCIT(S),
Antoine
Casanova
Jacques
Annequin
Michle
Casanova
Maurice
Decaillot
Jean-Claude
La
Delaunay
transformation
Catherine
La
fiction
littraire
capitaliste
au
l'Est
Samary
dfi
de
Claude
financire
l'expansion
Simon
,
Marchandise
et
finances
Laure
Refondation
de
critique
dans
la
littrature
Lvque
la
notion
de
patrimoine
Denis
,
Barthlmy
Martino Nieddu
Franck-Dominique
Vivien
2@6
,.00
pense
fonde en 1939 sous la direction de Paul Langevin et Georges Cogniot
RDACTION
Antoine Casanova
directeur
Patrick Ribau
rdacteur en chef
Tony Andrani
Patrick Coulon
Jean-Claude Delaunay
Laurent Frajennan
Jean George
Jean-Pierre Jouffroy
Jean Magniadas
Claude Simon
Jacques Texier
Yves Vargas
COMIT DE RDACTION
Samir Amin, Michel Apel-Muller, Dominique Bari, Dominique Belougne,
Danielle Bleitrach, Pierre Bont, Jean-Wes Camus, Guy Carassus,
Monique Clavel-Lvque, YvesClot, Gilles Cohen Tannoudji, Patrice Cohen-Sat,
Jean-Pierre Cotten, Jacques Couland, Marianne Debouzy, Maurice Decaillot,
Roland Desn, Pierre Duharcourt, Grard Dumnil, Paul Euzire Jean Gallot,
Isabelle Garo, Marc-Olivier Gebuher, Claude Gindin, Rmy Herrera,
Raymond Huard, Franoise Hurstel, Jean-PaulJouary, Eustache Kouvelakis,
Georges Labica, Ren Lacroix, Richard Lagache, Ivan Lavalle, Francette Lazard,
Laurent Lemarchand, Anicet Le Pors Jacques Legrand, Jean Lojkine,
Michael Lwy,Henri MalerJean-Baptiste Marcellesi, Roger Martelli, Ren Nouailhat,
Jean-Pierre Page, Magali Rigaill, Michle Riot-Sarcey,Pierre Roche, Michel Rogalski,
Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Catherine Samary, Arnaud Spire, Jean Suret-Canale,
Andr Tosel, Roland Weyl, David Wizemberg, Serge Wolikow.
CONSEILLERS DE LA RDACTION
Jol Biard, Georges Cirait, Jean JacquesGoblot, Jean-Michel Goux,
Hlne Gratiot-Alphandry, Albert Jacquard, Jean-Pierre Kahane, Hlne LangevinJoliot-Curie, Pierre Laroche Jean-Claude Lebrun, Philippe Malrieu, Jacques Milhau,
Bernard Muldworf, Michel Paty, Emile Poulat, Roger Prud'homme, Pierre Radvanyi,
Jacques Roux, Jean Varloot, Claude Willard.
100
,
347
Juillet-aot-septembre
2006
pensee
SOMMAIRE
MARCH
(S),
5
9
19
33
45
LE COURS
61
81
93
109
SOCIT
(S), HISTOIRE
Antoine Casanova
Jacques Annequin
MichleCasanova
MichL-Casanova
MauriceDecaillot
Jean-Claude Delaunay
IDES
Catherine Samary
Claude Simon
LaureLvque
Denis Barthlmy,
Martino Nieddu,
Franck-Dominique Vivien
CONFRONTATIONS
121
VIE
Quynh Delaunay
DE LA RECHERCHE
135
David A. Warburton
DOCUMENTS
147
150
LIVRES
155
170
Patrick Ribau
Les
Amis
de la Pense
MARCHCS)
SOC
HISTOIRE
(S)
MARCH(S),
SOCIT(S),
ET
HISTOIRE
DE
DEVENIR
L'HUMANITE
PRSENTATION
Antoine
Casanova
L
a question de la place et des fonctions, des rapports d'change
marchands et des marchs dans l'histoire et la civilisation des socits humaines est
ancienne. Elle constitue cependant aussi dans la dcennie 2000 un champ de ralits,
de transformations mouvantes et contradictoires, d'enjeux, de dbats et de combats.
Ces processus sont tout la fois multiformes, concrets, quotidiens, marqus de
souffrances, d'urgence comme aussi de rsistances et de recherches d'alternatives et
d'esprance.
Ce champ de ralits et d'enjeux est en mme temps de porte et de dimension
plus que jamais essentielles. Dans les dernires dcennies (en liaison avec les processus
de transformations, de crises, de mutations intervenues l'Ouest, l'Est, au Sud qui
ne peuvent tre voqus ici), on a vu s'amplifier une thmatique aux rfrents sans
cesse rpts sur de multiples modes, terrains et occurrences. Les voix des milieux
dominants tendent lui confrer les couleurs d'une vidence indiscutable, ou au
moins d'une force incontournable.
Dans ce cadre les rapports marchands et les types de marchs propres au systme
du capitalisme, marchand, industriel, financier, seraient la fois indpassables et
consubstantiels
l'conomie de toute socit rationnellement
et efficacement
organise : soit une socit et un systme de marchs et de concurrence libre et non
fausse (pour reprendre l'nonc tant rpt au long du projet de constitution
pour l'Union europenne) seule comptitive et pertinente dans la mise en acte de
toutes les dimensions des activits humaines, de la production, de la mise en
circulation et la commercialisation,
des biens matriels, des produits culturels ,
des services.
Cette indpassabilit est souvent prsente sous deux aspects qui se compltent.
a. L'existence de rapports d'change de type marchand, avec marchs, monnaie,
argent, prix en de multiples et divers types historiques de rapports sociaux de
production et de systmes conomiques et politiques, au long des sicles (o n'existait
pas encore le capitalisme la fois marchand, industriel et financier, sont prsents,
la pense 347
March(s),
socit(s),
histoire
et devenir
de l'humanit
et conus. comme des marchs et rapports marchands qui relvent pour l'essentiel
de l'conomie de march . du capitalisme.
b. A l'inverse, ces rapports (rellement mais spcifiquement) marchands, ces
marchs, avec prix, monnaies, valeurs marchandes de ces socits non capitalistes
(et elles mmes trs diffrentes) de l'Antiquit, du Moyen Age, ou encore de sicles
plus rcents (c'est le cas par exemple pour la Pologne du xvie au xvine sicle ; ou
encore, au xixe sicle, du Sud esclavagiste des tats-Unis jusqu' la guerre de Scession)
peuvent tre considrs comme archaques, et non comme de vritables marchs .
Ce type de thmatiques et de bricolages des processus rels qui ont caractris
l'histoire conomique, sociale et politique (considre en sa longue dure) contribuent
donner une force et une efficience idologique et symbolique peu ngligeable
l'ordre existant. La prsence de marchs et de rapports marchands dans l'histoire
apparat comme consubstantiellement
insparable des rapports marchands et des
marchs tels qu'ils existent et dominent (sur un mode devenu en partie mondialis ),
dans le cadre du capitalisme marchand, industriel et (de plus en plus fortement)
financier contemporain.
Ce qui par ailleurs devient alors invisible et imperceptible l'ceil nu (soit
sans le recours aux analyses historiques) c'est une ralit historique forte, complexe,
massive. Les changes de type marchand (avec marchs, forme monnaie, argent,
prix, valeur marchande) ont merg d'abord il y a environ 5 000 ans dans le ProcheOrient ancien. Ils se sont dvelopps au cours des sicles avec des cheminements,
des contenus, et des rythmes trs diversifis dans le monde. Cela dans le cadre de
rapports de production et de systmes conomiques, sociaux, politiques, historiques
spcifiques et qui n'taient pas ceux du capitalisme. Il a ainsi exist longtemps
(selon des voies ethno-historiques profondment diverses) des rapports marchands
et des marchs (de rayon local, zonal et mme partir du xvie sicle, d'envergure
continentale et mondiale) qui prsentent des traits originaux et spcifiques. Ces
traits les diffrencient de ceux qui caractrisent le mode de production et l'volution
d'ensemble du capitalisme marchand, industriel et financier.
Ces rapports marchands et ces marchs se sont tout la fois prolongs et
transforms et largis avec la gense puis le dveloppement
du
profondment
industriel
et financier. Un autre type historique
et
marchand,
capitalisme
de rapports
et de march socialement
marchands
et
anthropologique
indit en tant que ralit massive s'est alors constitu : celui o la
conomiquement
force de travail (et non la personne) de millions d'tres humains juridiquement
libres (radicale diffrence avec les divers types d'esclavage et de servage) est devenue
une marchandise dont la mise en acte est vendue contre un salaire sur un march
du travail . Un march qui devient aussi march de consommation de masse dans
la mesure o les millions de salaris ne possdent pour l'essentiel aucun moyen de
production et doivent acheter les produits ncessaires leur existence.
Rien ne fonde ainsi le dogme idologique de la consubstantialit qui existerait
entre les relations d'changes marchands des tres humains et capitalisme dans le
pass. Rien ne peut ainsi non plus la fonder quant au prsent et l'avenir des
peuples de l'humanit.
Antoine
Casanova
Ces questions et les enjeux qui s'y rattachent sont de porte et de dimensions
considrablement accrues dans le contexte historique des annes 2000. N'en voquons
ici de (faon allusive et sommaire) que quelques aspects contrasts : ce contexte est
celui (notamment avec le dveloppement de la rvolution informationnelle) d'une
transformation profonde des capacits symboliques et des forces productives. Ces
processus sont constitutifs d'une nouvelle tape de l'hominisation. Ils ont ouvert un
champ immense, indit et contradictoire de potentialits. Ce contexte est aussi celui
d'une mise en acte de ces potentialits dans le cadre spcifique (et actuellement
plantairement dominant) impos par les forces conomiques, sociales et politiques
du capitalisme avec un rle devenu majeur de la communaut financire
internationale comme ces gens se dnomment eux-mmes.
Ce contexte est aussi (et contradictoirement)
celui du dveloppement
des
rsistances, et de l'mergence multiformes des recherches de pense et d'action
d'alternatives
modernes
et dmocratiques
de libration
de cohumaine,
dveloppement : notamment sur le plan des rapports d'change entre les peuples ;
y compris au niveau de la transformation qualitative des rapports marchands.
On peut le voir avec les dbats et combats qui concernent les services, les activits
de cration, et les biens, les patrimoines culturels. On peut le voir (mais d'autre
faon) sur le terrain des questions, conflits, dbats qui concernent les ressources
fondamentales et l'avenir de toute l'humanit. Telle l'eau par exemple, ou les ressources
avec les initiatives prises au
nergtiques. Sur la plante (tout particulirement
Venezuela et en Bolivie) la question est pose de manire renouvele d'une gestion et
d'un commerce conomiquement,
socialement et politiquement
galitaires,
dmocratiques, quitables de ressources comme les hydrocarbures. En tout cela,
semble-t-il, on voit ainsi, merger et se poser de manire plus consistante la question
de la libration des changes, et des changes marchands eux-mmes, de l'emprise
multiforme de la logique conomique, sociale et politique fonde sur les exigences
et l'esprit des lois (pour reprendre un dense concept de Montesquieu) des matres
des firmes et des marchs financiers.
Les articles du prsent numro de La Pense se proposent de contribuer au
dveloppement des recherches et des partages de rflexion sur ce chantier des ralits
historiques passes et prsentes, enjeu aussi de dbats et de combats. Un chantier
contemporain aux aspects conomiques, sociaux, politiques, culturels ; un chantier
aux dimensions anthropologiques et historiques cruciales pour le prsent et l'avenir
de l'humanit.
Cette vise de contribution au dveloppement des recherches est au centre des
diffrents articles (ceux de Jacques Annequin, de Michle Casanova, de Maurice
Decaillot, de Jean-Claude Delaunay) du dossier de cette livraison de La Pense. On
retrouve aussi, mais de manires spcifiques, cette dmarche en d'autres rubriques
ditoriales de la revue : tels les articles de Laure Levque, de Catherine Samary et de
Claude Simon dans celle du Cours des ides ; ou encore de Quynh Delaunay en
celle des confrontations ; ou de David Warburton dans celle des Recherches .
Les Repres prsents par Patrick Ribau y contribuent aussi.
March(s),
socit(s),
histoire
et devenir
de Vhumanit
- 8
SUR
LCONOMIE
GRECQUE
ET
ROMAINE
PRODUIRE,
GRER,
CHANGER
Jacques
Annequin
* Lesnotes ont t volontairement allges.Le lecteur trouveradans les notes et les bibliographies
des ouvrageset articlescitsde nombreusesrfrencesen particulier des textesdevenusaujourd'hui,
classiques.
1. M. LOFinley,EEconomieantique, Paris, 1992, Cf. J. Andreau et R. Etienne, Vingt ans de
recherches sur l'archasme et la modernit des socits antiques, REA,86, 1984, p. 55-84 et le
dossier de J. Andreau sur l'conomie antique, AnnalesHSS, 50, 1995, p. 947-960.
la pense 347
Sur
l'conomie
grecque
et romaine
Rationalism
C'est bien aux tudes dj anciennes d'A. Carandini qu'il faut se rfrer, tant
ses micro-analyses sur le territoire de Vulci ou sur la villa de Settefinestre, qu' ses
rflexions sur le texte de l'agronome Columelle. Il a pu dcrire une conomie
bisectorielle qui maintenait la production hors march et, dans un deuxime temps
seulement, avec la distribution des produits - du moins de certains d'entre eux -,
faisait appel au march. Dans ces conditions, le rgisseur avait en charge la maind'uvre servile qu'il fallait organiser, faire travailler, renouveler, occuper tout au
long de l'anne. Il exerait un contrle permanent qui montre assez que, si l'on ne
mprisait pas le problme des cots ni la ncessit de les faire baisser, ils n'taient
pas estims en monnaie et n'avaient pas besoin de l'tre. La logique de gestion
reposait sur un rapport achat - vente que Caton nonait ainsi : acheter le moins
possible, vendre le plus possible .Achats et ventes, entres et sorties, faisaient seuls
Jacques
Annequin
4. A. Carandini, Schiaviin Italia. Gli strumentipensanti dei Romanifra tarde Repubblicae medio
Impero,Rome, 1986, et Columella'sVineyard and the Rationality of the Roman Economy,
Opus, 2, 1, 1983, p. 174-204.
5. D.Rathbone, EconomicRationalismand Rural Societyin the Third CenturyA. D. Egypt: the Hi
HeroninosArchiveand the AppianusEstate, Cambridge, 1991 ; Accountingon a Large Estate in
Roman Egypte dans AccountingHistory: SomeBritish Contributions,Oxford, 1994; Economic
Rationalism and the Heroninos Archive", Topoi,12-13,1,2005,p. 261-269. Pour une autre interprtation de la mise en exploitation des domaines ruraux en Egypte romaine rpondant une
stratgie de scurit cf. D.O. Kehoe, Managementand Investissementon Estates in Roman
Egypt during the Early Empire, Bonn, 1994.
6. C/.[p. Minaud, Rationalit modulable des comptabilits ,DTopoi,
loc. cit. (2005),[JJ.271281 ;[]. Andreau et J. Maucourant, A propos de la rationalit conomique dans l'Antiquit
grco-romaine.Une interprtation des thsesde D. Rathbone (1991), Topoi,9, 1, 1999, p. 47-102,
et J. Andreau, La modernit du domaine d'Appianus, Topoi,loc.cit. (2005), p. 305-309.
11
Sur l'conomie
grecque
et romaine
Pour donner toutes ses chances au dbat, il semble toutefois raisonnable d'analyser
cette gestion qui utilise la comptabilit simple (et ignore donc la comptabilit
double entre), en fonction d'institutions spcifiques l'Antiquit, au sens o North
dfinit les institutions : des contraintes humaines qui organisent les interactions
politiques, conomiques et sociales et d'tre particulirement attentif ces spcificits
et leur pesanteur.
Marchands,
hommes d'affaires
et marchs
Jacques
Annequin
tardif souffrant d'une conomie dclinante avec rgression des changes et tiolement
de la civilisation urbaine, d'une conomie dirigiste avouant de rels problmes de
dcommercialisation
. En fait, nous ne serions pas en prsence d'un state
administered trade et se maintiendrait
un commerce libre dans un systme assez
traditionnel o l'tat assume d'abord ses besoins prioritaires - en usant certes, de
- mais en laissant libre cours aux
moyens autoritaires
agents conomiques 8.
Ces remarques faites, il semble qu'il convient de distinguer dans les termes les
mercatores, les marchands, des negociatores, hommes d'affaires, prteurs d'argent
qui ont pu peser plus significativement sur les pouvoirs publics. C'est d'ailleurs dans
le domaine financier et dans celui de la banque que l'tat intervient le plus volontiers.
Pour faire face ses besoins prioritaires constants, il peut multiplier ses interventions
qui ont sans doute des consquences conomiques importantes mais n'en constituent
pas, pour autant, une politique de dveloppement des changes qui restent dans la
sphre prive. Pour reprendre la formule de J. Andreau, Le droit romain a, de
faon significative, disciplin les institutions commerciales sans laborer de droit
proprement commercial 9. La notion de march devrait ds lors, tre pense
partir du seul secteur commercial et spare des formes diverses de la production et
des interventions financires et bancaires. H.W. Pleket conteste cependant cette
- si elle existe - relve, en
interprtation : il fait remarquer que la non-intervention
soi, d'un choix dlibr de l'Etat et qu'il n'est gure possible de ne pas tenir compte
de la nature diverse d'interventions
qui ont des consquences videntes dans le
champ de l'conomie en gnral et du ngoce en particulier : politique d'occupation
des terres, d'emploi de la Plebs romana dans des grands travaux, mesures
Pleket montre par exemple qu'
d'approvisionnement,
prlvement des taxes.
phse, en 17 av. J.-C., la taxe est modifie : moindre pour l'exportation que pour
l'importation, elle permet de favoriser la vente des esclaves vers l'Italie. Selon lui,
non seulement phse n'est pas victime d'un gouvernement parasitaire mais les
changes y sont favoriss par son intgration dans des rseaux commerciaux plus
larges 10.
Enfin, il importe de tenir compte de la place au sein de l'organisation sociale,
de l'change et de ceux qui en font mtier. On connat sur ce point Yopinio communis
sur la prgnance de l'idologie antichrmatistique
chez les Anciens. On sait aussi
que M. Weber en faisait un des lments qui permettent de distinguer les capitalismes
ancien et moderne. Des recherches rcentes conduisent se demander si vraiment
les valeurs de l'lite s'imposaient l'ensemble de la socit y compris ceux qui
faisaient du ngoce. Si on a pu envisager avec des arguments srieux que les
8. J. M. Carri, Les changes commerciauxet l'tat antique tardif, dans conomieantique,op.
cit. p. 175-211, et E. Lo Cascio, Mercatolibero e "commercioadministrato" in et tardo-antica ,
dans Mercantie politica, op. cit.
9.0. Andreau, La cit romaine dans ses rapports l'change , dans conomieantique,op. cit.
p. 85-98; "Les commerants,l'lite et la population romaine la fin de la RpubliqueIIIe-Iers. av.
J.- C. dans Mercantie politica,op. cit. et Sur le choix conomique des notables romains , dans
Mentalitset choix conomiquesdes Romains, Bordeaux, 2004, p. 71-85.
10.[JL W. Pleket, TheRoman Estate and the Economy: the case of Ephesus , dans conomie
antique,op. cit., p. 115-126; Th. Movrojannis, Italiens et Orientaux Dlos: Considrationssur
romains dans la Mditerrane orientale , BCH, Supplment41, Paris,
"l'absence" des negociatores
2002, p. 163-179et J. France, De Burmann Finley: les douanes dans l'histoire conomique de
l'Empire romain, dans conomieantique, op. cit., p. 127-153.
-
13
Sur l'conomie
grecque
et romaine
negociatores et ceux qui ngocia habent pouvaient possder une mentalit spcifique,
trangre celle de l'aristocratie, on peut se demander srieusement si celle-ci pouvait
prtendre au statut d'idologie, sans mme parler d'idologie dominante. S'agit-il,
en adoptant la terminologie de F. Braudel, de capitalistes neutres - la fameuse
ponge imbibe d'argent - ou au contraire de capitalistes actifs qui investissent
cet argent dans leurs affaires ? Sont-ils des marginaux ou des bourgeois potentiels
prts partager les ides et les valeurs des aristocrates ? Les negociatores ont-ils mis
en place la recherche du profit maximum dans un march imparfait allant dans
leur infatigable activit, l'encontre de l'honestum-otium ? Les Trvires, tudis par
J. France, sans doute proches des negociatores, ont-ils expos des valeurs, dfendu
un mode de vie, voire mis un message thique sur des reprsentations sculptes
exaltant les mrites du travail ? Ces interprtations, bien sr discutes, remettent en
tout cas en cause quelques ides reues et renvoient, pour le questionner, un des
thmes chers M. Weber n.
RETOURS ET RELECTURES :
WEBER ET POLANYI
14
Jacques
Annequin
Sur l'conomie
grecque
et romaine
Enfin, sans nous engager dans une discussion qui nous emmnerait trop loin,
on peut remarquer, comme le faisait d'ailleurs Polanyi, que ces fameuses institutions
se retrouvent
avec des variables dans toutes les socits parce qu'elles sont
inextricablement lies la logique conomique. F. Braudel, s'il critiqua la distinction,
opre par Polanyi entre Trade et Market, reconnaissait aux institutions comme du
reste au march une double dimension conomique et sociale. Au-del, on retrouve,
bien sr, les propositions de D. C. North et R. P. Thomas sur le rle des institutions. 16.
Encore faut-il se souvenir de la remarque qu'en 2004, sous le titre Rationalit
conomique ou comportements socio-conomiques, J. Maucourant, voquant le souci
de dpasser les termes de cette ancienne querelle, exprimait ainsi : .11 serait sans
doute problmatique de vouloir dpasser ces vieux dbats en utilisant simplement
certains acquis rcents de la science conomique. En effet, ceux-ci sont la fois
contestables et contests. Et il est fort possible que les dcouvertes des historiens
constituent une vritable preuve de vrit pour certains concepts conomiques. 17
Encore faut-il ne pas se contenter d'utiliser un langage nouveau pour habiller des
penses anciennes.
Si l'intrt des relectures rcentes parfois critiques, voire trs critiques, de
M. Weber et de K. Polanyi est vident, il faut reconnatre qu'elles ne permettent
gure de dpasser ce qui peut apparatre comme un vritable blocage 18.
Blocage perceptible la lecture du dossier publi rcemment sous le titre Autour
de la rationalit antique qui reprend des thmes bien connus et voque nouveau
les interprtations de D. Rathbone. Dans cet change crit, le dbat devient parfois
vif ds lors que les interprtations des uns et des autres sont suspectes de reposer
sur des prsupposs inavous : le no-institutionalisme
ne serait-il pas qu'un return
ticket to finleyism et l'approche de Rathbone qu'un return ticket to Rostovtzeff ?
Mme le discours sur la rationalit semble s'puiser : faut-il suivre Rathbone dans ses
hsitations smantiques entre economic rationalism et economic rationality
ou renoncer utiliser le concept de rationalit plus nuisible qu'utile (J. Andreau) ?
Dans ces conditions, le dbat se contente d'apporter des nuances, de dessiner une
Antiquit aux modles conomiques divers, d'insister sur l'existence d'espaces
conomiques diffrents 19.
C'est peut-tre en cherchant les raisons de ce blocage qu'on peut esprer le
dpasser mais il n'est gure possible d'aborder ici un problme si complexe. On
peut cependant remarquer que nous sommes en prsence d'un choix pistmologique
volontaire mais aussi inspir par l'environnement actuel. Focaliser la recherche sur
les problmes du march, de la rationalit conomique, de la calculabilit pour
penser l'conomie antique et la qualifier, c'est aussi laisser dans l'ombre les travaux
sur la valeur et le travail, en particulier dans la tradition de Marx, c'est oublier les
propositions, dj anciennes, de l'anthropologie conomique qui mriteraient d'tre
16. The Rise of the WesternWorld.A New EconomieHistory,Cambridge, 1973. et D. C. North,
Institutions, Institutional Change and EconomicPerformance,Cambridge, 1990. Il faudrait mentionner ici les recherches du groupe MAUSS,en vrit assezclates qui nous paraissent renvoyer
des formationssocialesplus archaques et chapper l'espace et la priode historique ici pris en
compte.
17.Cf.les propositions de A. Bressondans La citmarchande,op. cit., qui, cependant, ce jour, ne
sont gure reprises.
18. Mentalits,op. cit., p. 227.
19. Loc. cit., Topoi,2005.
-
16
Jacques
Annequin
Sur l'conomie
grecque
et romaine
atteinte cette rserve : son travail. C'est la location des operae qui a permis aux
juristes d'approcher la dimension abstraite du travail. Lesclavage n'aurait donc pas
t cet obstacle si souvent mentionn la perception du travail comme catgorie
autonome. Et lorsque les juristes romains se demandent si la chose rendue aprs
prestation est celle mme que l'artisan a reue, ou bien une autre - une chose du
-, si le prix pay
mme genre laquelle a t confre une forme nouvelle.
l'artisan.
quivaut ce que la substance de la chose gagne d'avoir t remise en
tat. d'avoir t transforme en objet fini. , ne se heurtent-ils pas - comme Aristote
dans l'Ethique Nicomaque -, au-del de l'laboration du travail abstrait, au vrai
problme : celui de la difficile saisie de la forme-valeur du travail ? Simple question
ici pose, peut-tre un peu dcale , mais qui ne se pense pas trangre au dbat
actuel.
-18
L'MERGENCE
DU
MARCHE
AU
PROCHE-ORIENT
ANCIEN
Michle
Casanova
L
a reconstitution des changes, des marchs, des valeurs, des
prix ayec leurs traits spcifiques dans les socits antiques est une entreprise qui
intresse de plus en plus les chercheurs.
Ce chantier connat d'importants
renouvellements au niveau des sources, de leurs approches et des problmatiques.
Vestiges archologiques et sources crites attestent de l'existence d'changes varis
moyenne et longue distance entre les civilisations du Proche-Orient ancien et de
l'Egypte. Ces socits ont laiss dans leur sillage les plus anciennes sources pour
l'tude du dveloppement des socits historiques. Les changes impliquaient alors,
d'une part, des tats comme l'Egypte et les royaumes de Msopotamie, de Syrie et
d'Elam qui ont dispos trs tt de l'criture et o de nombreuses archives ont t
dcouvertes ; d'autre part des rgions comme l'Anatolie, Chypre, le Golfe persique,
l'Est iranien, l'Asie centrale, la valle de l'Indus, la Nubie, l'Ege, les lieux de
production et de circulation de matriaux trs priss en Msopotamie, en Syrie et en
Egypte comme le lapis-lazuli, l'argent, et l'or.
Nous aimerions mieux connatre les modalits des changes entre ces
civilisations, tout particulirement en ce qui concerne les changes longue distance
aux IVeet IIIe millnaires. Nous disposons de plusieurs catgories de textes (sumriens,
akkadiens, lamites, ougaritiques, hittites, gyptiens) qui manent soit des archives
des institutions des tats, soit de celles des temples, des grands propritaires, des
marchands et des artisans. Les textes indiquent que des valeurs symboliques
concernant les matriaux prcieux sont associes au Ille et au IIe millnaire des
valeurs marchandes en progressive mergence, qui taient fixes sur la base d'un
rapport avec le mtal argent. Les textes qui mentionnent le commerce sont trs rares
au IIIe millnaire. Nous sommes mieux documents au IIe millnaire. Les sources
les plus pertinentes sont celles dcouvertes Mari, Ebla et Ugarit (Syrie), Ur,
Larsa et Sippar (Iraq) et Kanish (Turquie). C'est dans cette perspective que je
souhaite prsenter quelques donnes et observations sur les caractristiques des
la pense 347
19
L'mergence
au Proche-Orient
du march
ancien
DIRECT OU MARCHS
prcieux
et changes
moyenne
et longue distance
La circulation des matriaux destins aux objets de prestige occupait une place
essentielle dans les changes moyenne et longue distance entre les socits du
Proche-Orient ancien. Le lapis-lazuli, la cornaline, la turquoise, la calcite, l'amthyste,
la statite, l'or et l'argent, l'ivoire, la coquille, le bois. se rencontrent de l'Inde la
Mditerrane.
La diffusion de ces matriaux soulve ds lors le problme de leur
circulation. En effet les gisements ne se rencontrent pas partout et les ateliers n'ont
t identifis que dans certaines rgions. La plupart des sources de ces matriaux
n'taient prsentes, ni en Msopotamie du Sud, ni dans la valle du Nil en gypte
Le lapis-lazuli venait
qui sont pourtant les principaux centres consommateurs.
d'Afghanistan, l'or et l'amthyste de la Nubie, l'argent d'Anatolie et de la mer ge.
La calcdoine (en particulier la cornaline) dcouverte sur les sites du Proche-Orient
tait originaire de la valle de l'Indus et du Gujarat en Inde. La turquoise venait
d'Iran ou d'Afghanistan tandis qu'en Egypte, la cornaline provenait des dserts de
l'Est et la turquoise du Sina. Leur apparition sur les sites archologiques ne commence
gure avant la fin du nolithique et semble encore limite au Ve millnaire. Leur
circulation est insparable du dveloppement
de l'tat et des socits hirarchises
20
Michle
Casanova
du commerce
l'chelle
locale et rgionale
Des textes dcouverts notamment en Syrie, Mari, Emr et Ugarit nous infonnent
surtout sur les processus du commerce l'chelle locale et rgionale. Ils sont peu
loquaces sur le commerce longue distance. Les archives du palais de Mari nous
donnent voir les modalits des changes de ce royaume au dbut du IIe millnaire
av. J.-C. Un commerce 3 apparemment rgulier concernait des denres comme l'huile
(olive, ssame), le vin et le bois. Le vin et les crales sont issus de la production
locale, de cadeaux et d'achats mais aussi de taxes verses par des grands dignitaires.
Lhuile d'olive ncessite des importations rgulires depuis les rivages mditerranens
situs plus l'ouest. Le vin consomm est issu de la production locale, mais il
provient aussi de prlvements de taxes, de cadeaux (comme ceux envoys Babylone
et en Elam) et d'achats effectus surtout l'ouest dans le Yamhad et Carkmish.
Ainsi voit-on qu'une jarre de vin qui cote 36 grains d'argent Carkmish voit son
prix passer 72 grains d'argent dans le secteur de Saggartam, pour atteindre 1/2
sicle d'argent Mari. Le bois est trs prsent dans les archives royales, environ une
1. Andr-Salvini1995 : 81 ; Michel 1999: 401.
2. Michel 1996: 395; Michel 1999: 410-411.
3. Michel 1996: 387-390.
21
L'mergence
du march
au Proche-Orient
ancien
trentaine
marchs,
relais l'chelle
internationale
Michle
Casanova
DU COMMERCE,
priv et commerce
du palais
en Anatolie
Au xixe sicle av. J.-C., les marchands de la cit-tat d'Assur (Iraq) tablissent
un commerce longue distance par voie terrestre avec l'Asie Mineure o ils vendent
de l'tain et des toffes en change de mtaux prcieux, or et argent, qu'ils rapportent
Assur. Ils crent plusieurs dizaines de comptoirs en Anatolie dont le principal,
Kanish, a livr plus de 22 000 tablettes cuniformes qui sont les archives prives de
ces marchands. Le commerce des Assyriens en Anatolie est de mieux en mieux
connu de nos jours grce un dchiffrement acclr des tablettes. Les thories de
K. Polanyi sont prsentes en assyriologie depuis plusieurs dcennies. En effet, en
1957, K. Polanyi publie un chapitre intitul Marketless Trading in Hammurabi's
Time , o, en se servant de travaux sur cette documentation
il propose un modle
du commerce archaque, o, en l'absence de march, on a un systme de port de
8. Biga 2002
9. Michel 2001 491
23
L'mergence
du march
au Proche-Orient
ancien
Les archives royales du palais de Mari, tant axes sur la gestion des stocks du
palais, ne sont pas trs abondantes concernant les activits des marchands. Mais
10. Hrodote 1, 153.
11. Garelli 1963; Veenhoff 1972 ; Michel 2001 : 491-492 ; Michel 2005.
12. Waetzoldt1987 : 119.
24
Michle
Casanova
et son rle
De nombreux chercheurs font appel des schmas thoriques pour mieux saisir
les conomies l'aube de l'Antiquit, ils sont issus surtout des tudes contemporaines,
aussi ils nous paraissent bien souvent appliqus artificiellement aux donnes antiques.
Warburton 16fait partie de ceux qui tentent d'crire une histoire conomique du
Proche-Orient ancien et de l'Egypte. Il rappelle juste titre que les interprtations
thoriques ne correspondent pas exactement l'image du march que nous donnent
13. Kupper 1989 : 89.
14.Michel 1996: 410-422.
15.Michel 2001 : 492; 2005 : 132.
16. Warburton2003a.
25
L'mergence
du march
au Proche-Orient
ancien
les sources Il. Il met l'accent sur le coeur du dbat thorique quand il rappelle que
le dbat, parfois vif, ne porte pas sur la prsence du march, mais sur son rle Il.
La question qui fait l'objet de vifs dbats est l'importance du march, et non pas son
existence mme. Personne ne conteste l'existence des marchs au Proche-Orient ou
en gypte ancienne. Les parois des tombeaux gyptiens privs des IIIe et lIe millnaires
av. J.-C. prsentent des scnes o des vendeurs proposent leurs produits des acheteurs
en des lieux spcifiques comme les marchs des rives (voqus aussi dans des
documents crits) o des biens et des services sont achets ou vendus. Les textes
nous relatent la prsence d'trangers actifs dans le commerce intrieur de l'Egypte
ou des royaumes proche-orientaux
comme les marchands gyptiens, mariotes, ou
dilmunites impliqus sur des marchs hors des frontires de leur pays d'origine. Le
commerce longue distance est reprsent en gypte par les marchandises trangres
comme le lapis-lazuli.
Selon Michel 19, le terme akkadien mahru (sumrien ki. lam) revt les mmes
ralits que sa traduction franaise march ; Hormis le lieu o sont menes les
oprations commerciales, ce mot recouvre les oprations commerciales elles-mmes,
les taux d'change des biens et la fluctuation des prix. Ceterme quivaut l'expression
pouvoir d'achat , c'est--dire la quantit de marchandises que l'on peut obtenir
avec une unit de valeur donne, le plus souvent 1 sicle d'argent20. Le mot akkadien
le quartier des marchands et la communaut qui y
kru dsigne habituellement
rside, mais on peut cependant le traduire par march dans certains cas 21.Il
dsigne soit un lieu, soit le taux d'change, le prix, le plus souvent en argent, d'une
unit donne de marchandises. La conjonction de ces deux notions, le pouvoir
d'achat (mahru) et le taux d'change (kru), correspond au prix, shmu, qui se
rfre spcifiquement aux actes de vendre et d'acheter 22. Shmu, mais aussi mahru
indiquent ce qui est donn en moyen de paiement pour les denres.
Le rle des prix
Les textes crits et les tmoins archologiques, ds le milieu du IIIe millnaire,
montrent que les changes de biens sont devenus beaucoup plus importants. La
multiplication des changes entre des produits aux valeurs d'usage et aux origines
multiples, qu'il faut valuer et comparer pour les ngocier, est l'origine de la
recherche des moyens d'valuer en termes homognes communs la valeur de ces
produits au moment des transactions. Au IIIe millnaire, divers signes semblent
attester de cette recherche et des efforts ttonnants pour utiliser des marchandises
de grande valeur comme quivalent de porte gnrale, servant mesurer la valeur
marchande. Ce sont le plus souvent les matriaux prcieux (pierres et mtaux) qui
jouent ce rle. Le roi23 peut vendre une partie de ses richesses en change de capitaux
en or ou en argent ou de matriaux prcieux qui lui manquent comme le lapis-lazuli
17. Warburton 2005: 641.
18. Warburton2005 : 636, 640.
19.Michel 2001 : 493; Michel 2005 : 130.
20. Zaccagnini 1987-1990: 424; Michel 2001 : 493.
21. Zaccagnini1987-1990: 421.
22. Zaccagnini 1987-1990: 424-425; Michel 2001 : 493.
23. Michel 1999: 410.
26
Michle
Casanova
ou l'tain. Les textes nous indiquent qu'en Msopotamie, en Syrie et en Egypte, c'est
le mtal argent qui servait d'talon pour mesurer la valeur. Largent est nomm dans
les textes les plus anciens, ceux du IVe millnaire, mais il est d'un usage limit. Ds
le milieu du IIIe millnaire av. J.-C., l'argent tait ainsi la mesure de toute valeur,
que ce soit les champs, les crales, les salaires, les vtements, mais aussi les matriaux
prcieux comme l'or, le cuivre, le lapis-lazuli, le cristal de roche.
Ds la seconde moiti du IIIe millnaire et la premire moiti du IIe millnaire,
de nombreux documents (inscriptions royales, recueils de lois et dits) prsentent
des prix de salaires d'artisans, ou de locations d'animaux, et des listes d'quivalence
de prix entre les produits distribus en guise de rations, tels l'orge, l'huile et la laine,
et d'autres marchandises 24.Les prix, indiqus dans les inscriptions royales, sont en
gnral peu levs, ils semblent vhiculer la propagande
royale de la prosprit
conomique et ne tmoignent pas d'une influence quelconque des rois sur les prix.
D'une part, les tarifs proposs par les textes officiels concernent le plus souvent des
produits d'usage quotidien,
orge, ssame, huile, laine, et non des denres
commercialises dans le cadre du grand commerce, d'autre part, ils ne correspondent
pas aux prix souvent bien plus levs que l'on voit dans les documents commerciaux.
C'est depuis cette poque que des matriaux comme le lapis-lazuli, l'or, la
cornaline, et la turquoise ont des valeurs spcifies en argent. Lor et l'argent sont les
principaux moyens de paiement sous Zimri-Lm Mari o ils font partie du trsor
royal avec les pierres fines : le rapport entre l'or et l'argent est de 1 pour 4. Largent
Mari, outre son rle d'talon de valeur, servait de mtal montaire, tout en constituant
une matire premire pour les objets de luxe 25.Avec une valeur commerciale d'au
moins quatre fois celle d'un poids comparable en argent au IIe millnaire en
Msopotamie, l'or tait nettement plus valable qu'aucun autre matriau.
A Ebla au IIIe millnaire av. J.-C., les prix pour le lapis-lazuli taient trois fois
suprieurs ceux de l'argent 26. Avec une valeur mi-chemin entre l'or et l'argent, le
lapis-lazuli parat tre moins important. En ralit, si l'or et l'argent pouvaient tre
facilement utiliss dans le cadre de n'importe quel march, le lapis-lazuli n'intressait
que l'lite et demeurait plus estim que n'importe quelle autre pierre fine. Cela se
reflte dans la distribution et les prix. Un compte de Mari sous Zimri-Lm nous
donne le prix du lapis-lazuli : pour 23 sicles de lapis-lazuli, on paie 46 sicles d'argent,
soit un rapport de 2/1, c'est--dire que le prix est de 2 sicles d'argent pour 1 sicle de
lapis-lazuli (soit la moiti du prix de l'or). Le lapis-lazuli et l'tain sont ngocis
ensemble, soit directement en Elam ( Suse), soit par l'intermdiaire
d'Eshnunna,
de Larsa ou d'Ur 27. Rappelons qu'au IIe millnaire, et surtout au Ier millnaire av. J .C., tant en gypte qu'en Msopotamie, on voit augmenter les objets qui sont des
substituts bon march pour le bleu du lapis-lazuli, mais les objets votifs royaux restent
faits en pierre vritable 28.Limportation de lapis-lazuli a une finalit essentielle : la
production d'objets dont la valeur d'usage symbolique est insparable des fonctions
et des significations liturgiques qui sont lies au pouvoir des dignitaires. Le lapislazuli est ainsi un tmoin remarquable d'une ralit historique et anthropologique
24. Zaccagnini1987-1990: 426; Michel 2001 : 493.
25. Kupper 1982 163-164.
26. Warburton2003b: 106.
27. Kuooer 1982 120- Michel 1999: 209. 310-311. 407.
28. Andr-Salvini1995 73, 75 ; Casanova 2002 : 186.
27
L'mergence
du march
au Proche-Orient
ancien
conomie de march
Notons qu'un dbat propos des thories de K. Polanyi se poursuit aussi chez
les gyptologues. Mais personne ne met en doute, ni parmi les partisans de Polanyi
(Altenmller, Bleiberg, Janssen), ni parmi ses opposants (Eyre, Warburton) que les
textes et les reliefs tmoignent de l'existence du commerce, du marchand, des prix
et des marchs. La discussion ne concerne pas l'interprtation des sources mais celle
de l'conomie l'ge du bronze. Warburton 33dfinit la situation en crivant que
29. Warburton2005 : 646-647.
30. Joanns 1991 : 67-76; Michel 1996 : 391.
31. Zaccagnini1987-1990: 426.
32. Michel 2001 : 493.
33.Warburton 2005 : 632.
28
Michle
Casanova
L'mergence
du march
au Proche-Orient
ancien
clbre formulation35. Ce type d'changes marchands, sous des formes et des contenus
d'inpuisable complexit et diversit historiques, dominera trs longtemps dans
l'histoire sociale de l'humanit. Ces formes se retrouvent et existent encore mais en
positions devenues subalternes (et aux traits diffrents selon les poques) et, jusqu'aux
xixe sicle, xxe et en ce dbut du xxie sicle.
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Michle
Casanova
31
LE
MARCH,
ET
APRS
Maurice
Decaillot
33-
Le march,
et aprs
Maurice
Decaillot
marchande lgitime cependant l'cart, qui l'alimente, entre les conditions sociales
de production et les conditions de la transaction marchande (que nous n'appellerons
plus change ) : c'est ce que l'on exprime en disant que les prix de march s'cartent
de la valeur-travail.
Ainsi que les travaux de bien des auteurs permettent de le voir, la longue histoire
du march s'inscrit dans celle des innombrables formes (coutumires, institutionnelles,
idologiques
) sous lesquelles les socits ont tent de vivre en conciliant la fois
un besoin d'changes essentiel et une obscurit souvent profonde du contenu et des
effets de ces mmes changes, alors que la division du travail s'approfondit, que les
environnements
et les techniques changent, que la taille des socits s'accrot. Le
trafic marchand a ainsi jou, face aux rigidits et aux hirarchies prdatrices des
structures traditionnelles, un rle d'aliment et aussi d'chappatoire, tout en rodant
profondment les rciprocits quilibrantes et viabilisantes de la vie sociale.
On mesure ainsi ce qu'avait, et ce qu'a toujours, d'inadmissible l'intrusion
autoritariste, dans le projet de constitution
europenne soumis avec insistance de
nombreux pays, de la notion mythifiante de concurrence libre et non fausse . Le
march secrte la fois, et tout autant, les situations de concurrence, guerre des bas
prix dbouchant sur la spoliation de masse des producteurs et l'exclusion sociale, et
les positions dominantes accapareuses qu'entretiennent par tous les moyens les groupes
puissants. L'ensemble, auto-entretenu par le pouvoir des uns de garder le pouvoir, et
le non-pouvoir des autres qu'alimente en cercle leur dnuement, ne peut dboucher
que sur la destruction du tissu humain fondamental de rciprocit et l'volution ds
aujourd'hui visible vers l'rosion des liberts essentielles. Le trafic marchand, tendu
au monde entier, n'a plus aujourd'hui de terres vierges ou de marchs rservs
piller l'abri de ses propres concurrences, et ne peut plus que s'affronter lui-mme,
alors que l'ampleur des techniques, la rapidit et l'universalit des informations
acclrent l'aggravation des dissymtries : l'horizon, il y a son autodestruction
4.
Avec les situations d'instabilit qui, de l'Amrique du Sud l'Afrique et l'Asie,
s'tendent
dans le monde alors que l'inquitude
gagne les pays
aujourd'hui
dvelopps eux-mmes, la question d'une sortie du march cesse de relever de
l'hypothse d'cole et appelle un examen plus prcis.
DE QUELQUES INTERROGATIONS
Sortir du march ? L'ide mme parat inenvisageable certains. Pourtant,
de ses ressorts profonds au-del de
l'antiquit mme du march, l'immutabilit
l'adaptabilit (de surface) qu'on lui prte aujourd'hui, plaident justement, au vu des
bouleversements
actuels, pour un constat d'obsolescence. La critique de la socit
que nous connaissons, entreprise ds le xixe sicle par Karl Marx et d'autres auteurs,
a d'abord, tout en scrutant de trs prs l'change, mis en relief l'exploitation dcelable
l'intrieur de l'entreprise patronale, et une concentration des capitaux qui la favorise
alors que progresse l'accumulation. Lvolution actuelle comme l'accroissement des
connaissances historiques incitent rexaminer ces rflexions en soulignant le rle
de l'change et de ses modalits dans le mouvement historique, notamment dans le
de capitaux, la pression des
long terme. Ainsi, la poursuite de l'accumulation
4. Artus Patrick, Virard Marie-Paule, Le Capitalismeest en train de s'auto-dtruire. ditions La
Dcouverte,Paris, 2005, p. 43.
35
Le march,
et aprs
financements externes ne peuvent tre comprises que comme lments d'un ensemble
circulaire de contraintes : la concurrence incite aux bas prix que l'on croit compenser
par des volumes prvisionnels gonfls, exclut des partenaires, rode la demande ;
les bas prix rodent les revenus, s'ajoutent l'exploitation interne pour comprimer
les salaires, rduire les emplois, affaiblir les salaris ; les mmes bas prix amoindrissent
les revenus des entreprises faibles, accroissent leur dpendance financire, le cot
de celle-ci et l'enflure des circuits financiers, alimentant l'excs d'accumulation,
la
rentabilisation actionnariale, les rachats de capitaux ; ce qui, une fois de plus, accrot
la pression sur les salaires et l'emploi, et circulairement
l'accentuation
de la
concurrence ; la concurrence pousse galement la recherche de positions dominantes
qui accaparent les revenus et asschent la demande, sans carter la concurrence
financire, etc. C'est cette mme pression concurrentielle
qui, en fragilisant la
alimente les illusions d'une
demande, et en poussant la sur-offre compensatoire,
abondance perptuelle et d'une socit de consommation gnralise.
Lchange est ainsi un maillon central de cet difice. Pour changer l'conomie,
il faudra que change l'change. Il est donc trs peu vraisemblable que survienne un
tat de choses cartant l'entreprise patronale capitaliste et prolongeant dans le mme
temps un trafic marchand gnralis facteur de dominations. Il n'y aura pas de
march aprs le capital, et les errances d'un problmatique socialisme de march
en sont la preuve actuelle. Il n'y aura pas non plus de capitalisme sans march, car
le maintien d'un capital exploitant le travail et auto-alimentant ses richesses ne peut
que raviver l'affrontement concurrentiel, de mme que (comme le montre la dbcle
des pays tatistes) le maintien du salariat subordonn ralimente l'ingalit sociale
et la concurrence prdatrice, mme momentanment
dforme.
Les mmes considrations confirment que la racine des drives du capitalisme
actuel n'est pas essentiellement, comme certains auteurs l'affirment, l'accroissement
de la pression des puissances financires, et mme de l' imposture financire 5,
sur la gestion des entreprises, mais bien dans celles du march dj voques, dont
les accaparements et les incertitudes amnagent le terrain pour l'intrusion financire
et ses prlvements courte vue. On ne peut donc esprer retrouver une conomie
socialement viable en se contentant d'encadrer les pratiques financires, par des
modulant le mouvement et la rmunration
taxations ou des rglementations
des
capitaux, dont on sait la faible efficacit, ou par l'annulation des dettes. Il ne suffira
pas de brider la finance : on devra changer l'change, et bien entendu, le mode
social de production.
De fait, l'un des effets du march est d'entretenir les dsquilibres qui leur
tour placent en position ingale les personnes devant l'accs aux moyens de travail,
recrant ainsi le terrain de la perptuation de la condition salariale. Laquelle, son
tour, en entrinant la subordination des personnes au travail, reproduit aux mains
des dominants le pouvoir de maintenir la non-proprit
des travailleurs et leur
absence de pouvoir sur les transactions touchant leurs produits et leurs moyens.
Ainsi ceux-ci sont-ils dpouills de la possibilit de former un projet pour leur
avenir de participants la vie conomique, ce qui a son tour mine leur rle de
citoyens. Et ce pouvoir de grer l'avenir est essentiel pour une relle issue la
subordination salariale. C'est pourquoi la sortie du march impliquerait, en mme
5. Grau Jean-Luc, Le Capitalismemaladede sa Finance.ditions Gallimard, Collection Le Dbat,
Paris 1998, p. 393.
36
Maurice
Decaillot
temps que la fin de la domination des groupes de capitaux, un nouvel accs, universel
et de dure illimite, des personnes la matrise de leurs changes et de leurs
moyens, et par l la sortie de la condition salariale, donnant naissance une nouvelle
dynamique, dmocratise, de gestion des activits. La sortie du march ne devrait
donc pas dboucher sur un impossible bon salariat , fut-il assorti de nouveaux
droits , encore moins sur un actionnariat gnralis qui ne convainc plus gure,
mais sur une relle et nouvelle matrise (jusqu'ici encore jamais ralise nulle part)
des activits par ceux qui y travaillent.
L'opinion est parfois mise que, l'intrt des travailleurs ne concidant
nullement avec l'intrt de la collectivit, l'autogestion serait contradictoire avec les
finalits du socialisme6. Notre opinion assise sur l'exprience est qu'au-del de
certaines apparences, ce point de vue n'est pas justifi. Si, lors d'expriences diverses,
le lien social au travail a t effectivement obscurci par des distorsions marchandes,
bureaucratiques ou tatistes, un nouvel change social devrait rendre au travail son
contenu fondamental d'apport d'ouvrage, voulu par chacun, la vie sociale des
autres, et devra, sous peine d'chec, y parvenir. Cela exige un lien rel et visible
pour chacun entre son projet d'activit et son rle de dcision en matire d'outils et
d'changes ; et ceci exclut selon nous les systmes parfois prconiss d'entreprise
, les ncessaires concertations du groupe productif et de ses
multipartenariale
relevant, non de
partenaires (consommateurs, environnement, normes publiques.)
co-dcisions conflictuelles et obscurcissantes,
mais de conventions communes
publiquement arbitres.
Sortir du march : faudrait-il alors en revenir l'tatisme ? Certains voudraient
visiblement imposer le vieux dilemme simple 7 : ou le march, ou l'tat ! Ecartonsle sans hsiter, en rappelant la grande diversit des formes de proprit labores au
cours de l'histoire. Ltatisme, on le sait, n'a, en prtendant viter l'change et le
remplacer par la distribution, rsolu aucun des problmes de fond de march luimme : les termes de l'change ncessaire sont rests obscurs, le conflit concurrentiel
autour des revenus marchands a t remplac par le conflit autour du partage arbitraire
des moyens, les hommes n'ont acquis aucune matrise sur leurs moyens et leurs
projets. Lutopie d'une rpartition optimale de la totalit des moyens aux performances
rputes universellement connues, qu'on l'attribue l'quilibre suppos d'un march
guid par une main invisible, ou a un bureau central omniscient agissant en lieu et
place des personnes, est un mythe sans lien possible avec la ralit.
Sortir du march, refuser l'tatisme et la subordination salariale : cet objectif
impose d'clairer la question du contenu de ce que pourrait tre une transaction
conomique qui s'carterait de la pratique marchande, sans pour autant driver vers
la disposition administrative, l'anonymat de l'indivision et les conflits de partage ;
nanmoins aux incertitudes
qui, dcentralise,
qui favorisent les
chapperait
affrontements marchands ; qui, cependant, tout en assurant la reconnaissance des
variantes d'activit efficaces, inciterait chacun agir selon des normes visant une
quit capable d'assurer la viabilit et l'quilibre des tches socialement demandes
jusque dans leur volution, et procurerait chaque participant l'accs universel aux
moyens qui peut seul le faire chapper aux pressions de la dpossession.
6. Julienne Christian, Le Diableest-illibral? ditions Les Belles Lettres, Paris, 2001, p. 237-239.
7. Andrani Tony, Le Socialismeest (A) venir. T.2. Les Possibles.ditions Syllepse, Paris, 2004,
p. 280.
-37
Le march,
et aprs
Maurice
Decaillot
apportes par chacun des partenaires, peut tre ralise avec une cohrence suffisante,
en sorte que, ainsi qu'on le sait depuis Aristote, l'change vritable soit celui dans
lequel chacun a autant aprs qu'avant 9, de sorte que personne ne perd ni ne
gagne rien changer : c'est le gage de ce que, en socit humaine, ce qui est gagn
ne l'est pas au dtriment des autres hommes, mais par un travail rel sur la nature.
Bien longtemps aprs, et alors que les vues d'Aristote sont rejetes, aprs Hobbes,
par l'idologie marchande, Karl Marx expose que chaque apport de travail doit
ncessairement recevoir en travail social un quivalent 10.
Les termes de l'change doivent alors tre fixs de faon s'approcher au mieux
d'une telle valuation quilibre, sous peine de spolier un partenaire ou l'autre (il
n'est pas question ici d'envisager le mythique change gagnant-gagnant
parfois
invoqu).
La question essentielle de l'tablissement du prix n'est donc pas, comme le
ou d'un
croyait Karl Polanyi II, de savoir s'il s'agit d'un prix fix administrativement
prix apparu librement par la ngociation, mais de savoir s'il s'ajuste ou non une
valuation des apports de travaux exprimant leur quivalence. Notre option est qu'il
est possible et fonctionnel de dfinir les procdures de fixation des prix d'quilibre
accepts en rfrence une valuation de l'apport moyen en travail de chaque
personne dans une socit donne, obtenue partir de la production moyenne par
personne telle qu'elle est connue par des donnes accessibles.
En mme temps, considrant qu'un rle essentiel des valuations en prix
tant de dceler les variations de richesse relle, on ne retient pas ici12 le principe
classique, repris son compte par Karl Marx 13,suivant lequel toute personne ne
crerait toujours, quelle que soit sa productivit, qu'une mme grandeur de valeur,
uniforme et invariable. En consquence, la valeur cre par chacun, value en prix,
varie selon nous en fonction des variations de richesses relles produites par le
travail. Il s'ensuit que la valeur moyenne cre par chaque personne au cours du
temps volue avec les apports nouveaux de richesse et les disparitions d'activits
des valeurs, variables,
et rsulte donc du brassage permanent
anciennes,
individuellement cres par chacun.
Ainsi, l'valuation de chaque travail, tant rfre la performance moyenne
commune, est dissocie des contraintes pralables qui psent sur les personnes en
transaction ; en mme temps, le maintien, pour chaque bien, d'un prix de rfrence
constant pour une priode de valorisation suffisante informe pertinemment la socit
sur les richesses relles disponibles et rmunre quitablement les apports de richesse
de chacun. Une consquence importante est que, dans un tel contexte, la population,
en plein-emploi, attend la plus grande part de l'amlioration de sa situation, non de
la dvalorisation des produits faits par d'autres, mais de l'amlioration de ses propres
rsultats d'activit.
et aprs
Le march,
Maurice
Decaillot
garantie de prestation face aux alas de vie ; et la collectivit passant accord d'change
avec les fournisseurs de prestations sur les prestations fournies et leur rtribution.
Alors que les techniques actuelles et l'ampleur des activits multiplient les sources
d'alas aux chelles largement diverses, dont la seule gestion rationnelle possible
des moyens dbordant largement les possibilits
passe par une mutualisation
individuelles, cette orientation permettrait de rompre avec le saccage libral des
systmes publics qui met en danger la socit et la plante, et d'initier un renouveau
dmocratique de leur conception et de leur diffusion, sans prtendre pour autant
qu'ils devraient couvrir la totalit des changes sociaux.
Compte tenu de cet ensemble de considrations, on tente maintenant de proposer
une description de ce que pourrait tre un change non marchand sous sa forme
typique gnrale, l'chelle d'une vie sociale.
ECHANGER HORS LE MARCH : QUELQUES SUGGESTIONS
On va dcrire par phases successives, dans son principe gnral (susceptible,
donc, d'amnagements concrets), ce que pourrait tre la transaction non marchande
typique portant sur un objet donn.
Naissance
de l'objet
nouveau : l'initiative
publique pralable
de la demande
produit.
La proposition d'une pratique non marchande vise distinguer clairement,
pour les produits nouveaux, d'une part une priode exploratoire au cours de laquelle
les partenaires potentiels s'informent mutuellement des conditions d'tablissement
du prix travers des procdures d'expression anticipe (en partie) de la demande,
et d'autre part, par la suite, la vie du produit au cours de laquelle son prix devra tre
respect par tous.
Le projet de contrat, rdig en au moins deux variantes de conditions de
fourniture et de prix proposs (diverses modalits sont possibles, selon l'horizon
temporel de transaction, l'engagement d'acquisition terme, la modulation du prix
-41
Le march,
et aprs
de lancement.),
est propos par l'AAA aux demandeurs potentiels dclars. A cet
effet, et la diffrence des pratiques marchandes qui sollicitent et circonviennent
il est demand aux consommateurs
de participer
activement
l'acqureur,
l'tablissement de la demande prvisionnelle, cette participation (qui peut avoir un
caractre festif) pouvant faire l'objet d'une rmunration multiforme. Il pourrait tre
demand aux offreurs de proposer, et aux acqureurs potentiels de valider, titre de
repre, une quivalence de fait entre un produit nouveau et un chantillon existant
rfrable la valeur sociale moyenne produite par personne.
Les rsultats de cette exploration pralable sont communiqus ncessairement
l'agence AAA, qui, aprs analyse des rsultats, enregistre les combinaisons de
qualit et de prix qui laissent prvoir de faon suffisante un quilibre entre offre et
demande. Au terme de cette exploration, la rciprocit des informations est atteinte.
L'homologation
arbitrale
du prix
publique,
la rgulation
des restructurations
Maurice
Decaillot
nouvelles
Le march,
et aprs
LES
GRANDES
CATGORIES
DE
MARCHANDISES
LE
DANS
FINANCIER
CAPITALISME
MONDIALISE
Jean-Claude
*
Delaunay
45
Les grandes
LES MARCHANDISES
de marchandises
catgories
ORDINAIRES
Les marchandises relles sont les marchandises les plus familires. La notion
conomique globale visant, dans un pays quelconque, exprimer la valeur montaire
de toutes ces marchandises est celle de produit intrieur brut (PIB). Cette grandeur
est proche du travail globalement effectu par les salaris, les artisans et assimils
d'un pays donn, ainsi que du temps qu'ils (elles) ont mis le raliser. Il renvoie
du rel, c'est--dire, d'une part, des marchandises relies, de faon visible, au
travail et l'quipement dpenss pendant l'intervalle, ainsi qu' du revenu. C'est
l'aspect production et valeur du PIB. Il renvoie d'autre part des marchandises qui
sont des rsultats tangibles ou dont on peroit immdiatement
les effets. Le PIB est
cette fois apprhend
sous son aspect valeur d'usage et consommation.
Plusieurs volutions traversent aujourd'hui ce champ : 1. La structure du total
conomique des marchandises relles contient, en valeur, une proportion croissante
de services et une proportion dcroissante de biens. 2. Pendant la priode 1950 20
des marchandises
relles ont t produits selon un statut
1980, de 10
public ou de type public. Cette part est en recul partout dans le monde 2. 3. On
observe la mondialisation des activits productives. 4. Le rgime de production et
de vente des marchandises relles tend tre, dans tous les domaines, celui d'une
hyper concurrence dploye l'chelle mondiale et ralise entre gants de la
production des biens et des services.
LES MARCHANDISES
FINANCIRES
Les marchandises financires que l'on examine ici sont les formes marchandes
du capital fictif. Elles sont matrialises par des titres de proprit (monnaie, actions)
sur la richesse conomique et capitaliste existante, ou par des titres de crances
(obligations, bons du Trsor) sur des agents conomiques, en majorit des capitalistes
et l'tat. Ces titres peuvent tre placs sur des marchs spciaux aprs mission 3.
Leur valeur est trangre au travail dpens pour les produire, les commercialiser ou
les conserver. la diffrence des marchandises relles, qui sont des supports de la
valeur conomique, les marchandises financires sont de la valeur, mme s'il existe
entre elles des diffrences dans leur capacit reprsenter la valeur conomique
socialise. En outre, leur valeur est soumise de constants changements. Les dtenteurs
de ces symboles peuvent chercher les vendre, pour en conserver la valeur ou leur
rapporter plus. Mais cela peut aussi les conduire perdre. Ces marchandises
constituent ce que Marx appelait du capital fictif, qui, d'une part, est un double
symbolique du capital rel et qui, d'autre part, fonctionnant comme capital, est mis
en valeur mais sans passer par l'exploitation du travail vivant. Toutefois, l'une des
2. Lemploi public salari quivalait 10,5 de l'emploi en 1985, en France. Il n'en reprsenterait
plus que 5,0 en 2003 (cf. Plane et Plraux, Le tissu productif franais , in OFCE [2005],
L'conomie
franaise 2006, La Dcouverte, Paris, p.64-65.
3. Les crdits ordinaires ne sont pas voqus dans ce papier. En rgle gnrale (on fait abstraction
ici de ce qu'on nomme la titrisation),le crdit que l'on reoit d'une banque pour acheter une
voiture, par exemple, n'est pas ensuite revendu sur un march particulier et ne se retrouve pas aux
mains d'autres cranciers que la banque. Sur le crdit contemporain,cf. l'ouvrage de Denis Durand
[2005], Un autre crditest possible,Le Temps des cerises, Paris.
46
Jean-Claude
Delaunay
4. Pour citer des auteurs (non marxistes)inquiets de ces volutions,cf,Jean-Luc Grau [1998],Le
Capitalisme malade de sa finance, Des annes d'expansion aux annes de stagnation, ou, plus
rcemment, le petit livre de PatrickArtus et Marie-PauleVirard [2005], Le capitalismeest en train
de s'autodtruire,La Dcouverte, Paris.
5. Cf Henwood (Doug) [1998], WallStreet,Howit worksandfor whom,Verso, London and New
York(chapter 1). Cet ouvrage a t crit par un marxisteamricainau fait des pratiques financires
et soucieuxd'en rendre compte thoriquement.
47
Les
grandes
catgories
de marchandises
6. Ce sont les achats effectuspar les banques centrales (et pas seulement par celle de la Chine) qui,
ce jour, ont limit les variationsdu taux de change du $. Il est vident que les tats interviennent
massivementaujourd'hui pour servir les intrts du grand capital et du systmecapitalisteglobal.
7. Il existe, selon nous, des raisons trs fortes de douter que ce dsquilibrepuisse durer. Aveccette
orientation critique, cf. l'argumentation reprise par Michel Aglietta dans L'hgmoniedu dollar
peut-elle tre conteste ? , in CEPII [2005], L'conomiemondiale2006, La Dcouverte, Paris,
p. 56-68. Mais la littrature (pour et contre) est abondante. Sur le dollar, cf. Jean-Claude Delaunay
[2006], Le dollar, monnaie mondiale , Notesde la fondation GabrielPri.
8. BRI 2004, 75e rapport annuel, chapitre 5. Le rapport annuel de la Banques des Rglements
Internationaux est disponible en franais sur le site webde la BRI.
48
Jean-Claude
Delaunay
financire devises et la variable relle PIB .C'est aussi une indication de l'ampleur
du dsquilibre pouvant rsulter de cet cart.
Cinq places financires ralisaient, en 2000, les 2/3 des transactions sur devises :
Londres (31 %), New York (16 %), Tokyo (9 %), Singapour (6 %), Francfort (5 %)9.
On distingue classiquement deux catgories de marchs des devises : les marchs
spot ou au comptant (la devise est achete tout de suite son taux de change
courant) et les marchs terme (la devise est achete aujourd'hui pour tre livre,
par exemple dans 3 mois ou dans 12).
Les entreprises cherchent ainsi se couvrir des variations de change. Mais les
investisseurs financiers interviennent galement et de plus en plus sur le march des
changes. Voyons ce qui se passe. Thoriquement, en effet, le dficit commercial des
tats-Unis devrait entraner une forte dprciation de la monnaie de ce pays
relativement aux autres monnaies. Or c'est le contraire qui se produit. Bien que
surabondant, le $ continue d'tre trs demand. Pourquoi ? D'une part, l'conomie
amricaine parat toujours, aux yeux des capitalistes du monde entier, dote de
potentialits qui la leur rendent attrayante. D'autre part, les pays exportateurs vers
les tats-Unis souhaitent maintenir leur capacit d'exportation vers ce pays en vitant
que le $ se dprcie par rapport leur monnaie (ou que leur monnaie se rvalue par
rapport lui). Il en rsulte une demande de $ qui, jointe aux autres, entrane
l'apprciation ou la rduction de la chute de cette monnaie au moment mme o
elle devrait se dprcier fortement.
Le dficit commercial US est toutefois si important que cela accrot l'incertitude
sur la valeur future de cette monnaie et donc la spculation son propos. La monnaie
est une reprsentation socialise de la richesse, susceptible d'tre convertie en capital
productif. Mais elle fonctionne galement comme capital fictif de valeur instable.
Celle-ci, ayant perdu toute rfrence une marchandise spciale ( une valeur
particulire), pouse entirement les alas conomiques de toutes les valeurs. Si les
prix augmentent, si les taux de change voluent de manire juge dfavorable, la
valeur de la monnaie diminue. Ses dtenteurs cherchent donc la protger comme
capital potentiel et ils spculent son propos. Il n'est alors pas tonnant que la BRI
mentionne, sur les marchs des changes, . la prsence accrue des investisseurs
institutionnels, des spculateurs et des trsoriers d'entreprises [BRI 2004, p. 83].
Les actions
Les actions sont des titres de proprit sur ce qu'on nomme le capital social
d'une entreprise. Elles sont associes un droit de vote sur les affaires de l'entreprise
(une action, une voix). Elles ont une valeur marchande et peuvent tre achetes et
vendues sur des marchs secondaires, thoriquement pour toutes les socits par
actions quoique dans des compartiments
spcifiques. Aujourd'hui, le pouvoir
actionnarial (des gros et trs gros actionnaires) s'est tendu par rapport ce qu'il
tait il y a trente ans.
Les actions sont une technique dj ancienne de collecte de l'pargne et de
financement des investissements rels et financiers des entreprises. Mais l'usage en
a t considrablement amplifi. En 2001, en France, le patrimoine total des diffrents
Les
grandes
catgories
de marchandises
agents conomiques en actions (et en titres d'OPCVM) tait estim 4800 milliards
du total des actifs financiers dans ce pays 1".Ce total est celui,
d'euros, soit 37
pour la France, des actions des entreprises cotes et non cotes en bourse. Dans la
ralit, toutes les entreprises par actions ne sont pas cotes, que ce soit sur les marchs
officiels (les poids lourds) ou sur les marchs de second rang. En 2001, les deux
principaux marchs boursiers amricains, situs New York, cotaient en tout 6400
entreprises. Ce nombre (variable d'anne en anne) tait, en France et en Allemagne,
respectivement de 1200 et de 1000. Au plan conomique, le rle contemporain des
places boursires souligne que le systme capitaliste est une oligarchie (le gouvernement
du petit nombre) et une ploutocratie (le gouvernement des riches et des puissants).
Il existe une trentaine de places boursires dans le monde. Voici, pour 2004, en
milliards de $, les estimations de la capitalisation boursire en actions sur quelques
places financires : New York (NYSE et Nasdaq) (16236), Euronext11 (2441), Londres
(SE) (2265), Francfort (1195), Madrid (941)12. On se fait une ide de la croissance du
volume de cette marchandise particulire que sont les actions et du capital fictif
qu'elles matrialisent en observant la progression de la valeur des titres dtenus sur
les places boursires d'un pays (capitalisation nationale), rapport au PIB de ce
pays. Ce ratio a fortement augment. Il tait de 50 aux tats-Unis en 1980. Il y est
sont
pass 152% en 2001. Pour la France, les valuations correspondantes
respectivement de 8 et 103 13.
du besoin de
Cette croissance ne rsulte pas, cependant, de l'augmentation
financement des entreprises les plus importantes pour leurs investissements rels
nouveaux. Les bourses ont peu servi aux grandes entreprises, ces dernires annes,
collecter de l'pargne pour investir en capital productif, mme si leur rle dans le
financement des investissements de la nouvelle conomie ainsi que des technologies
de l'information et de la communication
a t plus grand que pour la vieille
conomie (Aglietta et Rbrioux, ibid., p. 36). On peut estimer qu'aujourd'hui,
les grandes entreprises tendent autofinancer trs largement leurs investissements
rels, au moins au plan national. Ce qui est cohrent avec le repartage de la valeur
ajoute tel qu'on l'a observ, par exemple en France, partir des annes 1983-1988.
Leurs autres besoins de financement sont surtout couverts par des obligations.
Plutt que leur rle dans le financement des investissements rels, 4 traits majeurs
permettent de cerner l'usage actuel des places boursires et de la marchandise
actions pour les entreprises motrices du systme capitaliste. 1) Ces places sont
d'abord un moyen de dgagement et de flexibilit du capital fictif engag. 2) Elles
sont ensuite le lieu de la privatisation des entreprises publiques dans tous les pays.
3) Elles sont un moyen de concentration et d'interpntration l'chelle mondiale,
du capital de toutes origines nationales, par voie de croissance externe (OPA). 4)
Elles permettent d'acheter des forces de travail de haut niveau managrial.
Jean-Claude
Delaunay
Les grandes
catgories
de marchandises
proprit. Aprs avoir t mis sur le march primaire, ces titres d'endettement
moyen et long terme sont ngociables sur des marchs secondaires, dont les places
boursires assurent la gestion. Voici deux remarques propos des obligations.
La premire, que faisait dj Marx, tient ce que ces titres rapportent des
intrts ds leur mission. A la diffrence des actions, qui, en thorie du moins,
participent au capital en tant que fonds propres, avec et aux cts de l'emprunteur,
ce sont des marchandises participant au financement de l'emprunteur
en tant
de la
qu'endettement. Elles rapportent un gain, dfini l'avance, indpendamment
capacit de celui (de celle) qui s'endette raliser un profit d'entreprise. Elles sont,
si l'on peut dire, du vrai capitalfictif, puisqu'avec elles, l'origine du profit disparat
totalement. C'est pourquoi les obligations sont mises aussi bien par les entreprises
que par les administrations. Quand l'tat met des obligations, il s'engage en
rembourser le principal et en payer les intrts sur la base des impts prlevs, ou
d'une cration montaire, et non d'un quelconque profit. La deuxime remarque, de
porte contemporaine, est que la diffrence entre endettement et fonds propres
semble parfois difficile cerner, et s'estompe en raison des transformations possibles
de chaque catgorie de titres en l'autre catgorie.
On est conduit, dans ces paragraphes, encore une fois pour des raisons de
dimension, faire l'impasse d'explications concernant les obligations prives, ce
que l'on peut justifier en disant que dans le domaine de l'endettement moyen et
long terme, l'endettement public oriente l'ensemble. Ce qui le caractrise, aux yeux
des prteurs, est la quasi-certitude de son remboursement lorsqu'il s'agit d'tats de
pays dvelopps. Les tats (ou les organismes de type public) sont alors considrs
comme des dbiteurs sans risque. Il vaut mieux gagner ce que rapporte la dette
publique que de gagner plus, mais avec de plus gros risques, surtout en priode de
suraccumulation durable de capital, comme c'est sans doute le cas aujourd'hui. La
dette des tats engendrerait donc de bonnes marchandises. De plus, l'ampleur
de la dette souveraine (brute) est telle que cette production spciale n'est pas prs
de s'arrter. Les besoins de financement de l'tat fdral amricain (non compris
du PIB). Ils
ceux des tats fdrs) sont valus 8200 milliards $ en 2005 (65
avaient atteint 33
du PIB sous la prsidence de Jimmy Carter. La projection en
2070 de la tendance actuelle de leur volution aboutit, toutes choses gales par
16
ailleurs, un montant de dette fdrale qui reprsenterait alors 2,5 fois le PIB
des tats dvelopps sont
(250 %). Cette croissance et ces niveaux d'endettement
gnraux. En 2002, le taux moyen d'endettement des 15 membres de l'Europe tait
de 63 %17. Lune des composantes videntes de la crise actuelle du systme capitaliste
est la crise de l'tat, l'inaptitude de la fiscalit en couvrir les dpenses.
Il est clair que derrire toute crise durable des finances publiques se tient,
peine cach, un pisode de la lutte des classes. Lhistoire en a donn de nombreux
exemples. Celles et ceux qui possdent la richesse refusent de payer non seulement
des salaires, comme le notait Keynes en 1936, mais l'impt. Ce comportement,
expliqu par la crise au plan de l'entreprise, a d'videntes consquences critiques au
plan global, celle, en premier lieu, de tendre comprimer la demande globale.
Mais les grandes entreprises n'en ont cure puisque la mondialisation leur permet de
prospecter d'autres marchs et segments de marchs. Cela dit, le but du prsent
16.Wikipedia,the free encyclopaedia(en ligne), Economyof the United States.
17. INSEE [2003], Economie
franaise, dition2003-2004, LGF, Paris, p. 237.
-52
Jean-Claude
Delaunay
article n'est pas d'analyser cette crise, dont l'acuit relle est d'ailleurs discute (cf.
La Lettre de l'OFCE, op. cit.], mais de cerner quelques traits de ces marchandises
financires avec lesquelles les gouvernants y font face. Lorsque les budgets taient
quilibrs, les principaux besoins de financement de la dette, en priode rgulire,
taient des besoins court terme (en France des bons du Trsor, aux tats-Unis, des
bills, ou billets). Il s'agissait d'assurer la trsorerie entre les moments de la dpense
et de la recette, en gnral dcals, les besoins financiers exceptionnels tant couverts
par l'emprunt ou par l'inflation. Dsormais, la dette tant devenue permanente,
importante et croissante, et l'inflation tant exclue pour cause de mondialisation de
la production et de financiarisation du capital, d'autres instruments financiers sont
mis en uvre en complment
des crdits court terme, savoir des titres
d'endettement
moyen et long terme autres que des emprunts exceptionnels. Aux
tats-Unis, par exemple, les notes sont des titres de maturit gale ou infrieure
10 ans, celle des bonds pouvant aller jusqu' 30 ou 40 ans. En France, il s'agit
d'obligations.
Les marchs obligataires
ne seraient pas aussi dvelopps
qu'ils le sont
aujourd'hui si les tats avaient t absents de leur lancement, soutenu par eux avec
d'autant plus de vigueur qu'ils n'auraient pu, sans cela, financer leur dette, et dont
ils continuent d'tre les principaux acteurs, avec les compagnies d'assurance, les
fonds mutuels et les banques. En France, par exemple, l'encours total (public et
priv) des obligations au 31/12/04 tait de 1260 milliards d'euros, celui des obligations
publiques atteignant 600 milliards d'euros (48 %), le reste tant rparti entre les
entreprises (260) et les organismes financiers (400).
La marchandisation
massive et tendue des titres de dette, visant en thorie,
faciliter la collecte par les tats des fonds dont ils ont besoin entrane au moins 5
consquences. 1. Les marchs financiers tant mondialiss, les dpenses des tats
tendent tre places sous la dpendance
des oprateurs du monde entier. En
de la dette publique seraient dtenus par des oprateurs trangers
France, 53
(fonds de pension : 8 %, autres institutionnels : 45 %). Le fait que des oprateurs
franais dtiennent leur tour une partie de la dette d'autres tats ne parat pas une
contemporain
compensation valable. On note, en revanche, que le renouvellement
des capitaux
des traits de l'imprialisme rsulte non seulement de l'interpntration
du
privs de toutes nationalits l'chelle mondiale, mais de l'interpntration
financement des dettes publiques, commencer par celles des tats les plus puissants.
2. En raison de l'ampleur de l'endettement public, les taux d'intrt rels pratiqus
pour le financer sont non seulement des taux de rfrence mais ont t levs au
cours des annes 1980 et 1990. Or les taux publics sont des taux directeurs. Ils
s'imposent aux entreprises du secteur priv et contribuent, s'ils sont levs, dprimer
l'investissement en capital fixe. 3. A un moment donn, la dette publique devient,
aux mains des reprsentants politiques de la classe capitaliste, une arme idologique
dirige contre les classes populaires, pour les contraindre accepter le dmantlement
de l'tat social et des besoins financiers de la nation en tant que collectivit. 4. Enfin,
sous un angle technique, la marchandisation
des titres de dette loigne encore plus
les cranciers du fonctionnement
rel de l'conomie. A l'origine des dsquilibres
conomiques globaux contemporains,
Keynes notait, pendant les annes 1930, la
disjonction existant entre les motivations et dcisions des agents besoins de
financement et capacit de financement. Aujourd'hui se produirait une cause
de dsquilibre entre l'offre et la demande de financement long
supplmentaire
53
Les grandes
catgories
de marchandises
Jean-Claude
Delaunay
du capital
du capital fictif sur le capital productif. Les actionnaires
gestionnaires
productif distribuent de coquets dividendes l'ensemble des actionnaires, d'abord
pour en bnficier mais aussi pour se protger autant que possible de la volont de
Dans le cadre des stratgies globales faisant
puissance des entreprises concurrentes.
suite aux stratgies multidomestiques, seule compte dsormais la rentabilit l'tat
de ses caractristiques productives, gographiques et humaines.
pur, indpendamment
A l'hyperconcurrence supporte par les entreprises (et par certaines plus que d'autres)
des
correspond
l'hyper exploitation subie par les salaris. 5. La restructuration
en valeur d'usage et en valeur, de la force de travail, parat tre le
composantes,
dernier point remarquable des changements affectant aujourd'hui cette marchandise.
En effet, la valeur de la force de travail est un concept n'ayant de sens que si l'on
considre le travailleur dans un cycle de vie. Or par suite des luttes sculaires qu'ils
au
(elles) ont menes contre le capital et, plus rcemment, de leur participation
combat pour dfendre la dmocratie, les travailleurs, les travailleuses, ont amlior
la configuration de leur cycle de vie. Ils (elles) ont notamment russi imposer que
leur sant et celle de la population en gnral soient mieux protges, que leur
retraite soit couverte de manire peu prs dcente, que la charge et l'ducation de
leurs enfants, de mme que certaines dpenses de logement, soient aides par la
collectivit, que le chmage donne lieu une protection effective, autre que charitable,
organise au plan de la socit, que leurs droits politiques et syndicaux soient
reconnus, sans corporatisme professionnel ou ethnique. Comme on l'a souvent dit,
la configuration en valeur d'usage de ce stock de comptences, de savoir-faire, de
qualifications que reprsente la force de travail, fut amliore pour les travailleurs
aprs 1945 et porte jusqu' un certain niveau de bien-tre. Cette volution a t
ralise de manire conome, dans la mesure o une partie des composantes utiles
de la force de travail fut produite en dehors des exigences du profit capitaliste.
La mise en regard, sur un march du travail indirectement
mondialis, de
forces de travail relevant de socits diversement dveloppes, aboutit, dans le cadre
d'un rapport de forces dfavorable aux salaris, la redfinition restrictive des
de leur force de
dpenses juges ncessaires la production et la reproduction
travail, comme leurs dpenses de bien-tre. Les moyens jugs les plus efficaces par
les dirigeants d'entreprises et par le personnel politique de la classe capitaliste pour
aboutir cette dfinition rduite, sont, d'une part, les contraintes imposes
l'volution salariale et d'autre part la diminution de sa partie socialise (gratuite ou
marchande mais non capitaliste).
LMENTS
DE CONCLUSION
Les grandes
catgories
de marchandises
caractristiques, a) Ces marchandises concernent non seulement les flux (qui relvent
de l'immdiat) mais les stocks (les entreprises, le volume du capital fictif), plongs
par l'change dans une temporalit tendue (le prsent et le futur), b) Les flux et les
stocks ainsi marchandiss le sont l'chelle mondiale.
2. Le capitalisme mondialis, en raison de son primtre d'action et de la
temporalit dans laquelle il volue, a besoin de produire et d'utiliser un grand nombre
d'informations, pour que ses agents, dcentraliss, puissent agir et dcider. Or la
faon la plus conforme son concept est, pour ce systme, de produire et de
consommer l'information qui lui est ncessaire sous la forme de marchandises.
Linformation est alors value sur des marchs spcialiss. Cette valuation, dont les
fondements sont privs, est suppose fournir aux agents conomiques les critres de
dcision les plus efficients qui soient. On peut dj juger concrtement aujourd'hui
de l'efficience et de la rationalit de cette forme de gestion des rapports conomiques.
de la
3. Ces distinctions clairent peut-tre le contenu et le fonctionnement
valeur conomique dans la socit actuelle. Elle serait constitue de deux montants.
a) La valeur relle ou flux reli au travail mesur dans le prsent comme valeur
des biens et des services, b) La valeur financire, ou valeur duale du capital fixe rel.
Lexploitation du travail vivant (production du flux de valeur dans le prsent)
s'exercerait par l'intermdiaire du stock de capital fictif dont la valeur (et donc la
mise en valeur) s'valuerait dans un horizon lointain, incertain, et de ce fait volatile
et risqu pour les capitalistes. Il en rsulterait un premier effet de surexploitation
des travailleurs.
Mais on reprerait
un deuxime effet de ce genre. Car les
de ce mcanisme initial (et toutes les relations
consquences macroconomiques
associes) seraient momentanment
compenses par le surendettement des agents
(tat et mnages). La surexploitation proviendrait alors non pas seulement du capital
fictif de production mais du capital de financement de la consommation finale,
prive et publique, ce capital devant lui aussi tre rmunr.
4. Sur la base de ce qui prcde, on est en mesure d'expliquer la coexistence
dans les ides de deux conceptions contraires relatives l'tat, a. Ltatjoue un rle
actif Nous en avons donn plusieurs illustrations dans ce papier, et la liste n'est pas
close, b. Etat est passif, affaibli. En effet, lorsque le capital fixe rel fonctionne
sans son double (le capital fictif marchandis), il n'a pas d'existence macroconomique
propre. Le Capital, avec un grand C, est un concept thorique et non un concept
pratique. Seule existe alors la figure de l'tat, avec un grand . En revanche, lorsque
le capital fixe rel total fonctionne par l'intermdiaire de son image, le capital fictif,
il acquiert une existence macroconomique visible. Les marchs financiers deviennent
les reprsentants concrets, pratiques, globaux, du capital fixe rel. Ils apparaissent
comme les substituts de l'tat qui, jusqu'alors, servait de figure macroconomique du
Capital.
5. Cette analyse des marchandises dans le systme mondialis contemporain
nous conduit la reprsentation suivante des marchs et relations entre marchs
(C = Changes, A = Actions, 0 = Obligations) :
auxquelles elles correspondent
56
Jean-Claude
Delaunay
Commentaires: 1. Le march du travail serait triplement contraint (par le capital rel, par le
capital fictif marchandis et par l'tat). 2. Il n'existerait pas de conflit majeur entre les hauts
managers et les financiers [double flche]. En revanche, la mondialisation-globalisationdes entreprises accrotrait la distance entre les cadres, fussent-ilsde haut niveau, et le groupe des managersactionnaires. Ce qui, incidemment, rfuterait la thse thorique du capito-cadrisme (Dumesnil et
Lvy). 3. Bien que le personnel politique de la classe capitaliste ne soit pas simplement aux
ordres , nous avons retenu, s'adressant l'agent tat, des relations sens unique issuesdu capital
rel et fictif.4. Nous distinguons deux parties dans ce schma.La partie 1 (gauche) serait celle de la
mondialisation active. La partie 2 (droite) serait celle de la mondialisation passive. Ltat serait la
fois actif et passif. Les marchs du travail seraient entirement passifs. 5) Nous avons plac l'tat et
les marchs financiers sur le mme plan pour exprimer la promotion macroconomique du capital
ralise par ces marchs, en rivalit fonctionnelle avec l'tat.
57
LE
IDES
COURS
DES
LES
VOIES
DE
OPAQUES
LA
TRANSFORMATION
CAPITALISTE
L'EST.
Catherine
Samary
L
a priode 1989-1991 - de la chute du mur de Berlin la
dissolution de l'URSS et du Pacte de Varsovie marque le dbut d'un tournant
historique : celui d'un changement de systme dans les pays de l'Europe de l'Est et
en URSS.
Les mesures introduites se
distinguent radicalement des tentatives de rformes
de l'ancien systme qui ont jalonn son histoire
depuis les annes 1950 jusqu' la
Perestroka de Gorbatchev. La crise de la dette de plusieurs pays
d'Europe de
l'Est dans les annes 1980 va les rendre vulnrables des
pressions externes, dans le
cadre de la nouvelle phase de mondialisation
no-librale. Mais l'introduction des
changements par en haut la faveur d'une dmocratisation partielle va contribuer
toute l'ambigut et l'opacit d'un tournant
la remise
qui vise fondamentalement
en cause de tout lment de
proprit sociale.
VUE D'ENSEMBLE.
L'ancien systme se rclamant du socialisme tait sans nul doute exploiteur : il
ne permettait pas aux travailleurs, et
plus largement aux populations, un vritable
pouvoir de dcision sur l'organisation et les buts de leur travail. Rgnant au nom des
travailleurs sur leur dos, il a supprim l'unique potentiel que le socialisme peut
opposer la redoutable efficacit capitaliste : la responsabilisation pleine et entire
des tres humains, la fois au plan individuel et collectif, dans une association
libre. La rpression et la corruption associes au parti unique sont la cause profonde
la fois d'une certaine passivit et d'une dtrioration
relle des acquis sociaux,
marqus par le bureaucratisme. Elles sont la cause premire de la victoire capitaliste
- sans donner celle-ci ni une
lgitimation ni une stabilit : car l'cart entre les
droits et valeurs socialistes reconnus et la ralit a laiss place la suppression des
droits.
au nom d'une pseudo-dmocratie
et du march.
Ds lors, la grande masse des populations concerne, de la Pologne la Russie
en passant par l'Allemagne de l'Est ou la
Yougoslavie, regarde avec nostalgie les
la pense 347
61
Les
voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
annes 1970 comme celles du socialisme , de la stabilit, des acquis sociaux, d'une
classe ouvrire prsente comme source de la valeur. La chute massive de niveau de
vie est partout voque. Cette perception
prsente le pass sous un clairage
manifestement rosi : rappelons-nous qu'il s'agissait des annes prcdant l'explosion
de Solidarnosc en Pologne, ou encore celles de la normalisation de la Tchcoslovaquie
aprs la rpression du Printemps de Prague par les tanks sovitiques en 1968, ou
encore de la rpression de l'intelligentsia socialiste de Yougoslavie ou de Pologne.
Mais quiconque prsente aujourd'hui
du pass la seule image du goulag ou
d'une socit qui n'aurait t qu'une variante de capitalisme d'tat est incapable
de rendre compte non seulement de l'actuelle perception populaire de ce pass,
mais surtout de l'ampleur de la rgression sociale des annes 1990, et des changements
mondiaux que cela recouvre.
Le travail de mmoire, d'analyse et de mise plat des scnarios se heurte de
nouvelles histoires officielles qui sont les prolongements
de la guerre froide : il est,
pour les idologues de la fin de l'Histoire date de la chute du Mur de Berlin,
hors de question d'admettre
que le pass tait autre chose qu'une aberrante
parenthse ; leur discours martle qu'il s'agit d'un retour la normalit ,
l'Europe . Comme si celle-ci avait t jamais unifie, comme s'il n'y avait pas eu les
grands empires rivaux puis une rvolution industrielle o les tats-nations dominants
de l'Europe occidentale imprialiste imposrent des relations de priphrie au
reste de l'Europe et du monde.
Comme si la rvolution d'Octobre (comme toutes
les autres rvolution du xxe sicle) et les transformations de l'Europe de l'Est aprs la
Seconde guerre mondiale n'avaient pas eu pour enjeu profond une industrialisation
en faveur des classes populaires, passant par la remise en cause des dpendances
envers l'ancien centre imprialiste. Comme si les guerres imprialistes, et entre les
deux guerres mondiales, le fascisme et la grande dpression capitaliste n'avaient pas
divis le continent
et donn une relle lgitimit
profondment
europen
Stalingrad, aux rsistances anti-capitalistes et anti-fascistes, aux mouvements paysans
et ouvriers en qute de droits sociaux lmentaires.
Ceux qui occultent ainsi le pass prsentent aussi aujourd'hui l'largissement
de l'Union europenne vers l'Est comme le couronnement
d'un succs - alors qu'il
s'agit d'un cache-misre visant contenir des situations explosives. Ils parlent de
rattrapages venir grce l'intgration europenne en terme de croissance du
PIB - alors que cette croissance, fragile, s'est accompagne de rgressions sociales
massives. Ils parlent de dmocratie quand les populations
boudent les urnes
faute de relles alternatives. Ils voquent le retour l'Europe quant l'Europe de
l'Est se retrouve en position d'tre un vaste march priphrique.
Mais rendre intelligible le pass et le tournant des annes 1980 se heurte aussi
aux myopies d'autres prsentations
en blanc ou noir - soit la nouvelle apologie du
pass ou le soutien des recompositions entre ex-communistes et anti-communistes
nationalistes
et xnophobes ; soit, au nom des carts entre idaux socialiste et
socialisme rel , la ngation de tout acquis pass et la sous-estimation
profonde
du tournant des annes 1990.
On ne pourra rtablir une intelligibilit du sicle sovitique qu'avec un travail
associant chercheurs et acteurs de l'ancienne Europe de l'Est 1 et de l'Occident,
1.Cf. la revue Ezmelet(Conscience)en Hongrie, sous la direction de Tamas Kraus et Peter Szigeti,
notamment l'dition en anglais du recueil d'articles de 2005 ; la revue Alternativien Russie dite
par Alexandre Bouzgaline, ou encore la revue polonaise Rewolucijaque dirige Zbigniew Marcin
Kowalewski.
62
Catherine
Samary
CAPITALISTE
ET SES
Le tournant
des annes 1990 ne s'opre pas dans un ciel serein. Il est la fois
rupture (changement de systme dans ses fondements) et processus marqu par des
lments de continuit qui ont contribu, justement, rendre opaque la transition .
Il est abusif, bien sr, de prsenter l'ensemble des pays d'Europe de l'Est comme
un tout. Les diffrences historiques sont considrables - entre l'URSS, la Roumanie
de Ceaucescu, la Yougoslavie titiste et la Tchcoslovaquie normalise par les tanks
sovitiques ; entre la Pologne dont les conseils ouvriers de 1956 furent canaliss et la
Hongrie de la mme anne 1956, o les conseils ouvriers furent au contraire rprims
dans le sang et l'intervention sovitique.
on peut distinguer en gros une premire priode historique allant
Pourtant,
annes 1970 o les contestations
jusqu'aux
avaient pour logique l'exigence
explicite de plus de socialisme, quelle qu'ait t la gense prcise du
rgime.
Le systme, dans ses variantes, cherchait consolider sa lgitimit, sa base
il apportait une
sociale, au nom des valeurs socialistes - dfaut d'mancipation
scurit et un avenir assur pour les enfants la condition de ne pas tre contestataire.
du niveau de vie rgulire et une gigantesque promotion verticale
L'augmentation
des paysans vers la classe ouvrire, des travailleurs vers les appareils assura, par
comparaison avec les formations sociales antrieures, une industrialisation acclre
de l'Europe de l'Est. Les conomistes libraux appelaient chmage camoufl ,
qu'ils osaient prtendre plus mauvais que le chmage tout court, un (mauvais) pleinemploi, une croissance gaspilleuse de ressources matrielles et humaine ; de mme
parlaient-ils d'inflation camoufle pour critiquer un systme o la production
des biens de consommation,
des logements, des mdicaments, des biens culturels,
des logements, se faisait sans critres de profit et sans rels prix de march . Et il
tait vrai qu'au niveau trs bas des prix administrs, la demande tait souvent infinie
et donc non satisfaite (avec des queues, des arrivages par vagues, des insuffisances en
qualit et de quantits fournies, ces prix-l).
63
Les voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
Mais il s'agissait en mme temps d'un accs assur pour tous des biens et
services de base. Le dveloppement considrable de la recherche scientifique, de la
scolarisation, des arts, des qualifications, de la consommation se combinait avec la
ralit de la censure et des dgts bureaucratiques.
Les tentatives de rformes introduites par les ailes rformatrices du parti unique
dans les annes 1950 et 1960 en URSS ou en Europe de l'Est, visaient amliorer la
qualit des produits et l'organisation de l'conomie en recourant quelques
mcanismes partiels de dcentralisation bass sur le march. tout en maintenant le
parti unique. Mais les ingalits et l'inscurit sociale qu'elles introduisaient ont
au nom des
toujours produit des mouvements de rsistance et l'arrt de rformes.
idaux galitaires, instrumentaliss par les courants conservateurs des appareils
contre les logiques technocratiques.
Symbolique de cette priode, le mouvement de la jeunesse dans le Printemps
de Prague de 1968 en Tchcoloslovaquie, se rclamait des idaux socialistes ; il en
allait de mme de la Lettre ouverte de Kuron et Modzelevski en Pologne ; et le
mouvement des tudiants et de l'intelligentsia yougoslave de juin 1968 s'opposait
la bourgeoisie rouge en revendiquant
l'autogestion
de bas en haut , la
planification et des assembles autogestionnaires contre la rforme marchande de
1965 ; tous cherchaient le contact avec la jeunesse contestataire d'Allemagne, d'Italie
ou du mai 1968 franais ; tous s'opposaient l'intervention imprialiste au Vietnam.
Mais tous furent rprims. Tout pluralisme politique, toute exprience socialiste
alternative cohrente furent donc interdits par un parti monopolisant le droit
d'introduire des rformes ou de les interrompre quand le parti risquait de perdre le
contrle politique de la situation. Ces rformes ont donc toujours t rapidement
bloques, produisant ventuellement des amliorations prcaires, mais dans l'ensemble
une perte de contrle croissante du centre sur des units de production qui
en autonomie
sans avoir jamais rsolu le problme essentiel : le
gagnaient
bureaucratisme, prcisment, parasitant le plan ou le march socialiste . Avec, au
plan intellectuel, un basculement dont on ne mesure qu'aujourd'hui l'importance :
celui d'une intelligentsia qui se tournera dans les annes 1980 vers le libralisme ou
(en Yougoslavie) le nationalisme, reprochant la classe ouvrire d'avoir t l'allie
objectif des formes rpressives et conservatrices du rgime.
Il fut donc fondamentalement impossible d'avoir un autre type de croissance
qu'extensif et gaspilleur en ressources humaines et naturelles, mais aussi trs
profondment marqu par la corruption, le clientlisme d'autant plus insatisfaisant
pour la jeunesse qualifie que les besoins de base taient, au fil du temps, dsormais
satisfaits et que les nouvelles gnrations attendaient de la vie autre chose que la
grisaille bureaucratique et l'absence de liberts. Les contradictions endognes d'un
systmebureaucratique rgnant au nom des travailleurs et des populations, mais sur
leur dos, signifiaient l'incapacit de passer une croissance de meilleure qualit et
conome de ses ressources. Les mcanismes de corruption, le conservatisme
bureaucratique, l'absence de liberts ont aggrav la grisaille et la dtrioration des
acquis sociaux - peu attractifs pour les jeunes gnrations. Finalement, c'est au
nom du socialisme que les troupes du Pacte de Varsovie taient intervenues en
Tchcoslovaquie et c'est cet imprialisme-l
pas l'OTAN
qui allait de plus en
plus tre peru comme repoussant pour les gnrations qui avaient 20 ans lors du
Printemps de Prague et 40 ans en 1989.
-64
Catherine
Les annes
1970-1980
: monte
Samary
des conflits
de logiques
et de la dette
Face au blocage des rformes, au cours des annes 1970, les partis au pouvoir
dans plusieurs pays d'Europe de l'Est (Hongrie, Roumanie, Pologne, Yougoslavie,
Allemagne de l'Est) ont tent de moderniser les conomies et de rpondre aux
de la consommation
aspirations d'amlioration
par des politiques d'importations
massives et d'endettement
extrieur.
La ralit des protections des anciens systmes planifis contre le march
mondial se mesure la rapidit de l'ancrage commercial l'UE aprs 1991, lorsque
fut dmantel l'ancien CAEM - Communaut
d'aide conomique mutuelle - ou
COMECON, qui reliait les anciens pays du bloc sovitique . On est pass d'une
zone quasiment autarcique par rapport au march mondial jusqu'aux annes 1970
des changes plus de 60
avec l'UE - avec un dficit commercial systmatique en
faveur de cette dernire.
La dcennie 1970 marque une priode charnire dans le
passage d'une logique l'autre, la faveur de l'endettement extrieur.
Les changes entre les pays du COMECON s'opraient entre produits, selon
de
des mcanismes de troc. Les prix du march mondial taient pris en compte.
faon qu'il soit plus avantageux de procder des changes entre membres du
COMECON qu'avec le march mondial. S'il existait une certaine division du travail
avec des spcialisations, la monte des communismes nationaux rsistant une
des changes
au Kremlin avait produit une subordination
simple subordination
dans le COMECON aux planifications nationales orientes d'abord vers les objectifs
d'industrialisation
de chaque pays.
sociales trs
Ces pays sont passs en quelques dcennies de formations
majoritairement
capitaliste des pays o l'industrie
agricoles de la priphrie
reprsentait au tournant des annes 1980 plus de 70 du PIB. Cette industrialisation
passe s'est faite sur des bases extensives souvent gaspilleuses de ressources naturelles
et humaines, mais en tout cas peu respectueuses de critres marchands , et trs
protectrices socialement.
Lensemble signifia jusqu'aux annes 1970 un rel rattrapage par rapport aux
pays capitalistes dvelopps. Il se traduisit dans les consciences par des exigences
de rduction de l'cart entre droits et valeurs socialistes reconnus et ralit ; et non
1956 en
pas par un rejet du projet socialiste (mouvement des conseils ouvriers de
1968
Pologne et Hongrie ; Printemps de Prague de 1968 en Tchcoslovaquie ; juin
en Yougoslavie.).
Les annes
Les annes 1980 furent au contraire celles d'une crise de la dette impliquant
la dtrioration des niveaux de vie et des protections dans plusieurs pays d'Europe
de l'Est - Pologne, Yougoslavie, Roumanie, Hongrie, RDA. - alors mme que,
orientes
dans les appareils d'tat et des entreprises, des couches technocratiques
vers l'Occident tendaient s'autonomiser des anciennes directions plus conservatrices.
ralise crdit au cours de la dcennie 70 n'tait pas
La vague d'importations
en mesure de rsoudre les inefficacits du systme ; mais la dette fut aggrave par la
hausse des taux d'intrt dcide aux tats-Unis au dbut des annes 1980 et se
sur les dettes.
rpercutant par ricochet sur l'ensemble des taux bancaires privs pesant
La crise signifia au cours de la dcennie 1980 une phase nouvelle historiquement o
les pressions externes croissantes des crditeurs (et du FMI) pesrent sur ces rgimes
autrefois quasiment autarciques.
65
Les voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
Alors que pendant plusieurs dcennies l'cart de niveau de vie entre pays
capitalistes dvelopps et pays de l'Europe de l'Est s'tait rduit, la course aux
armements (pesant sur l'URSS) et la crise de l'endettement dans plusieurs pays
d'Europe de l'Est ont signifi la chute des investissements dans la consommation et
l'obsolescence des quipements de l'industrie civile. Alors que le capitalisme occidental
ralisait une nouvelle rvolution technologique remettant en cause l'organisation du
travail et les rapports de forces sociaux issues des trente glorieuses , l'cart entre
Europe de l'Est, l'URSS incluse et l'Occident capitaliste se creusa.
La perception de cet cart par lajeunesse et les nouvelles couches qualifies esteuropennes, accentua le pouvoir d'attraction de l'Europe occidentale. D'autant que
les modles apparemment gagnants dans les annes 1980 y semblent plutt
tre celui de la Sude ou de l'Allemagne fortement social-dmocratiss. En Yougoslavie
(notamment en Slovnie), comme en Hongrie en Russie ou en Pologne, des
rapprochements vont s'oprer entre les opposants dmocrates et une technocratie
qualifie se sentant bloque dans sa propre promotion sociale par le conservatisme
du systme 2.
L'endettement dans divers pays d'Europe de l'Est ne recouvrait pour autant pas
les mmes situations et ne se traduisit pas par les mmes rponses des partis uniques
encore au pouvoir au cours de la dcennie 1980.
Lendettement polonais - plus prcisment, l'importation de biens occidentaux
permis par cet endettement - ralis dans les annes 1970 par Gierek fut en fait
extrmement.
populaire. Mais il fallait payer la facture. C'est la hausse des prix des
biens de consommation qui produisit l'explosion de Solidarnosc : dans un systme
o l'conomie n'est plus dtermine par les mcanismes marchands, les changements
de prix deviennent - juste titre - des choix politiques . Mais les millions de
travailleurs - dont une bonne partie d'ailleurs membres du parti unique - avaient
une certaine mmoire de 1956 : la Pologne tait sur ce plan un cas part, marqu
par une accumulation d'expriences ouvrires non rprimes frontalement, mais
canalises et dnatures par le rgime. La dfiance envers le parti unique tait forte,
autant que le brouillage des mots et des orientations. Le congrs de Solidarnosc
refltait ces confusions - mais son centre de gravit restait marqu par une dynamique
autogestionnaire et non pas de privatisation des entreprises 3.Aprs la dcennie
de rpression, une partie de l'intelligentsia dmocratique et anti-communiste va
chercher instrumentaliser ce qui reste de la mobilisation des travailleurs pour
ngocier un compromis avec le rgime - la Tableronde cherche combiner rformes
librales et maintien des lments de monopole politique du parti. Mais, sous pression
des financements tasuniens (dont l'annulation de la dette polonaise au dbut des
annes 1990, mais aussi des formes de corruption directe des dirigeants syndicaux
et politiques), la thrapie de choc librale est introduite en bnficiant - pour trs
peu de temps - d'une lgitimation populaire contre ceux qui avaient rprim
Solidarnosc.
Dans les autres pays endetts, les scnarios sont diffrents. En Roumanie,
Ceaucescu remboursa au cours de la dcennie 1980 l'intgralit de la dette sur la
base d'une dictature froce contre son peuple - ses pairs prfreront lui faire payer
2. Lire notamment Erzetbet Szala (1989), G. Mink et J-C Szurek (1999).
3. Cf. Inprecor,n 509 septembre 2005, DossierPologne- une rvolutioncraseet trahie, 25 ans
aprs.
66
Catherine
Samary
l'impopularit d'un tel rgime par son assassinat au cours d'une pseudo rvolution ,
au tournant des annes 1990.
En Yougoslavie, les annes 1980 sont marques par une inflation galopante
trois chiffres exprimant les multiples rsistances sociales aux politiques d'austrit
prconises sur le dos des travailleurs ; mais les pouvoirs des rpubliques dtournrent
le mcontentement
social vers le nationalisme, avec une dsagrgation de toutes les
solidarits prfigurant l'clatement de la fdration - les rpubliques riches, Slovnie
et Croatie, cherchant quitter le bateau qui coulait pour s'insrer en bons Europens
dans le nouvel ordre mondial, en jouant sur leurs liens historiques avec l'Autriche et
l'Allemagne.
Les dirigeants hongrois, quant eux, tentrent de prserver la stabilit sociale
et politique du systme en choisissant de rembourser la dette par l'ouverture des
meilleures entreprises au capital tranger.
Quant la RDA, selon G. Mink etJ.-C. Szurek (1999), ds novembre 1987,
elle tait lche par Gorbatchev qui voyait dans l'unification allemande une possible
militaire de l'URSS - en
solution optimale pour la politique de dsengagement
escomptant une sortie de la logique des blocs . Mais la dynamique de l'unification
de l'OTAN, la faveur de la
allemande - puis la consolidation
et l'largissement
crise yougoslave - suivirent un autre cours. qui chappa Gorbatchev - de mme
que l'URSS elle-mme.
Le dmantlement
du COMECON et la destruction de l'URSS furent voulus
par Eltsine, parce que la Russie tant producteur essentiel des ressources en gaz et
comme
ptrole, il voulait pouvoir imposer aux rpubliques dsormais indpendantes,
aux anciens membres du bloc , de vrais prix de march, en devises fortes. Aprs
s'tre industrialiss dans le cadre de protections envers le march mondial, puis
et de
aprs l'chec d'importations sans transformation des mcanismes de proprit
un projet
production, les anciens pays du COMECON s'orientaient radicalement vers
d'insertion dans l'Union europenne.
UN TOURNANT HISTORIQUE
OPAQUE
Les transformations qui ont marqu les pays dits socialistes au cours de la dcennie
1990 ont t appeles transition vers des conomies de march par les institutions
de la mondialisation.
Cette formule a exprim le fait qu'il y avait sortie de l'ancien
systme, et non plus volont de le rformer, mais qu'il s'agissait d'un processus.
Comment donc s'est dtermin, dans ces socits, le sens (signification et
transition ,
direction) des changements ? Que dsignait (qui dcidait) le but de la
et les traits d'conomie de march vers lesquels il allait de soi qu'elles devaient
se diriger ? Qu'est-ce qu'une telle formule ( conomie de march ) pouvait bien
un processus que l'on
signifier et tout d'abord pour les populations concernes par
prtendait en mme temps dmocratique ?
du march qu'une connaissance
Ces populations n'avaient gnralement
vitrines
bien limite, le plus souvent rduite l'ide.
qu'il s'agissait de remplir les
des magasins, une perspective attractive l'issue d'une dcennie de politiques
d'austrit. Quant l'aspect dmocratique du processus, il fut associ l'apparition
d'un pluralisme de partis et des lections pluralistes.
Mais le label de transition (comme le jugement port par les experts
associ aux
internationaux
sur son degr d'avancement ) a t rapidement
des
privatisations
, mises au cur des rformes. L encore, les idologues
67
Les voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
: que s'agissait-il
de dtruire
Catherine
Samary
4. Sapir 2002.
5. Cf. outre les rfrences de la note 2, Eyal, Szelenyi& Townsley(1998); KornaiJ. (1990) ; Drewski
(2001); Samary (2004).
69
Les
voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
de la restauration
capitaliste
Catherine
Samary
des mcanismes marchands, l'exemple yougoslave tant le plus extrme sur ce plan,
est reste
la substance des critres de rentabilit
marchande
capitaliste
fondamentalement trangre la logique de ces systmes. Ils assuraient une production
organiquement extensive, peu soucieuse des cots, notamment montaires, rvlant
pleinement de ce point de vue une essence non capitaliste.
Et c'est pourquoi, dans l'ensemble, l'accumulation de capital-argent n'a pu
rellement commencer qu'aprs le dbut de la transition, souvent sous les formes
violentes et primitives d'un capitalisme sauvage .
La privatisation par vente n'a, pour l'essentiel, trouv comme acheteur que le
capital tranger. Ce qui indique quel point le surplus montaire tait faible dans
l'ancien systme.
En pratique, seules la Hongrie et l'Estonie ont opt pour des privatisations par
vente au capital tranger, au dbut de la transition. L'objectif d'un ancrage rapide
l'Occident pour se dissocier de l'URSS a sans doute pes sur l'orientation de l'Estonie.
Le choix des dirigeants hongrois de l'ancien systme dans les annes 1980 obissait
initialement, comme on l'a dit, l'objectif du remboursement de la dette externe en
devises fortes accumule dans les annes 1970 : la vente d'une partie des fleurons de
l'industrie visait limiter en fait la politique d'austrit. Les investissements directs
trangers (IDE) cherchaient de leur ct se concentrer sur les rgions les plus
riches et stables. C'est pourquoi les privatisations sans capital concernent en premier
lieu les rgions les plus sinistres.
Si rares furent initialement les privatisations avec apport de capital, quelles
formes et contenu prirent donc ce que la sociologue polonaise Maria Jarosz 9 appela
les privatisations directes , sans capital ?
Il s'agit alors d'un changement juridique de proprit visant rendre possible
un changement de logique socio-conomique et de statut des travailleurs. Mais cet
annes
objectif ne pouvait tre explicit, tant il tait ncessaire dans les premires
de la transition de lgitimer le processus comme dmocratique aux yeux des
populations concernes - et du reste du monde.
C'est pourquoi les privations directes ont reflt en partie la volont initiale de prserver
un caractre national (et si possible populaire) aux privatisations - notamment en
Pologne, ou en Slovnie.
Tout s'est pass comme si cette exigence de lgitimation avait transform en
racheter les
avantage immdiat le manque de capital national ou tranger dispos
sans apport de
entreprises offertes, mme si terme les privatisations juridiques
recherches.
capital ont pos un problme majeur pour les restructurations
Il y eut, pour l'essentiel et de faon opaque, deux grandes variantes de
dans la plupart
privatisations directes , souvent laisses au choix des travailleurs
en faveur de l Etat
des pays concerns au dbut de la transition : des privatisations.
et des privatisations de masse quasi gratuites, en faveur des insiders (employs et
managers de l'entreprise).
Ce sont les deux sources essentielles d'opacit de la restauration capitaliste.
La notion paradoxale de privatisations directes en faveur de l tat rvle en
ralit le changement de logique socio-conomique des nouveaux gouvernants de
l'tat. Le parti/tat rgnait au nom des travailleurs (sur leur dos), sans attribut
d'un vrai propritaire. On a appel privatisation (dans les langues des pays
9. MariaJarosz, 2000.
71
Les
voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
concerns et dans les statistiques) tout ce qui remettait en cause la logique de proprit
sociale antrieure, mme sous ses formes les plus btardes et hybrides, tatistes.
Dans l'ancien systme, l'tat, quoi qu'en aient dit plusieurs approches thoriques,
n'tait pas un vrai propritaire
: les dirigeants de l'tat-parti n'taient pas
actionnaires et ne pouvaient rien transmettre comme proprit en hritage. Ils ne
pouvaient pas non plus librement acheter ou vendre les entreprises qu'ils graient.
Et les procdures de mise en faillite des entreprises ou de licenciement demeuraient
exclues sans reclassement pralable. Le propritaire rel thorique au nom duquel
s'effectuait cette gestion, tait le peuple ou les travailleurs. Ceux-ci n'avaient pas
la dmocratie conomique leur permettant de contrler et dcider rellement - en
dehors des marges de responsabilit
locale accordes aux conseils ouvriers ou
l'autogestion ; mais le moindre mouvement de contestation pouvait coter aux
managers et autres bureaucrates en place leur statut politico-social. La stabilisation
des gestionnaires des entreprises et de l'conomie avait t de ce fait troitement
corrle avec la scurit sociale et les acquis sociaux offerts aux travailleurs dans les
grandes entreprises, ou l'universit (avec les quotas la fois sociaux, de genre, et
politiques).
C'est bien cette ralit que l'intelligentsia et les courants libraux se sont mis
dans les annes 1990
mpriser et vouloir remettre en cause en dnonant
l'galitarisme
et la mentalit d'assist des travailleurs ; ou encore leur
conservatisme rtrograde.
Par les privatisations directes, il s'agissait dsormais au contraire de faire merger
(mme sans apport d'argent) un changement radical de logique de l'tat. Une vraie
proprit permettant la fois un changement du statut des travailleurs et, selon les
besoins, la vente des entreprises.
On a l une premire source d'ambigut de ces rfolutions - la fois
rformes et changement radical de systme, donc rvolutions) : la radicalit du
changement introduit par l'tat n'a sans doute pas t initialement perue par les
populations concernes. Elles escomptaient sans doute une continuit avec l'tat/
parti de l'ancien rgime, certes dictateur mais aussi protecteur socialement. Cette
illusion de continuit protectrice fut renforce
par les victoires lectorales des excommunistes sous nouvelle tiquette socialiste ou social-dmocrate ds les premires
annes de la transition. Ce fut notamment
le cas en Pologne, aprs moins de trois
ans de thrapie de choc librale. Sauf que les ex-communistes
social-dmocratiss
dont la population esprait qu'ils seraient socialement plus protecteurs, une fois de
retour au pouvoir par les urnes en Pologne, vont faire le choix d'tre les relais zls
de l'OTAN et des transformations
ultra-librales, non sans corruption. Ils le paient
aujourd'hui par le fait que c'est la droite nationaliste et xnophobe qui a port,
contre la gauche le discours contre la fracture sociale et vient de se faire lire en
Pologne.
La deuxime source d'ambigut rsida dans les privatisations
de masse ,
formes diverses d'actionnariat populaire sur des bases quasi gratuites. Elles exprimaient
explicitement la reconnaissance du fait que l'ancienne proprit collective revenait
de droit (donc prioritairement
une chelle massive, aux
et gratuitement),
travailleurs et populations. En Russie, notamment, la prsentation mdiatique du
en cinq cents jours de privatisation
labor par l'acadmicien
programme
S. Chataline au dbut de la dcennie 1990 insistait sur la restitution au peuple
d'une proprit usurpe et le moyen de mettre fin la criminalit souterraine (analyse
72
Catherine
Samary
par Favarel-Garrigues,
2003). Ces privatisations de masse en faveur des insiders
(travailleurs et directeurs des entreprises) ont t mises en uvre dans la
plupart des
pays (de la Russie la Rpublique tchque en passant par les pays balkaniques) au
dbut de la transition selon diffrents scnarios. Ils revenaient distribuer aux
populations et travailleurs un pouvoir d'achat de parts d'entreprises : coupons
- vouchers en Russie d'acheter des actions, distribution gratuite ou
permettant
quasi gratuite d'actions, droits prioritaires et tarifs privilgis dans l'acquisition de
parts de leurs entreprises.
Les formes de ces privatisations varirent, du recours
divers types de fonds d'investissements aux
procdures d'enchres directes.
En substance, les deux formes de privatisations directe sans
capital (par l'tat
ou les privatisations de masse) ont contribu
supprimer toute forme de droits de
et d'organes d'autogestion associs un statut d'ensemble des travailleurs
gestion
issu de la proprit sociale .
Il s'agissait de faire merger de faon non frontale un vrai statut de salaris
soumis des contraintes marchandes. La flexibilit de la force de travail soumise
au march ne fut introduite dans les codes du travail
la fin de la dcennie 1990
qu'
- voire trs rcemment au cours
des annes 2000. Dans la premire phase des
rfolutions , les
privatisations directes ont pu au contraire apparatre comme
protectrices aux yeux des travailleurs alors qu'elles remettaient en cause tout droit de
gestion d'une proprit sociale .
En Pologne, par exemple,
l'tat des premires
par la commercialisation
annes de la transition devenait le vritable
propritaire priv en place et lieu des
travailleurs : la logique de rentabilit impliquait d'abord la suppression des conseils
ouvriers dans ces entreprises.
Celle-ci conditionnait
la possibilit de mise en
liquidation des entreprises sur la base de critres marchands, de mme que leur
vente
ultrieure un vrai propritaire priv, alors mme que les travailleurs avaient
cru voir dans la proprit d'Etat une certaine
protection.
Cette superposition
de logiques contradictoires
se retrouve
dans les
privatisations de masse : du
point de vue des employs: le choix pragmatique de
cette forme de privatisation visait au moins
protger des droits sociaux, notamment
1 emploi, contre des restructurations
qu'auraient imposes des outsiders privs
(1 Etat tant peru comme moins dangereux). Alors que du point de vue des nouveaux
de lgitimer
pouvoirs en place et des rformateurs,
il s'agissait
d'abord
les
aux yeux des populations ; simultanment,
cela permettait
de
privatisations
prouver aux institutions mondiales
qu'il y avait privatisation donc rupture
avec l'ancien systme, ce qui conditionnait
des crdits ou le rapprochement
avec
l'Union europenne (UE).
Ce faisant, un processus rel de polarisations
sociales nouvelles et de
concentration de la proprit s'engageait, notamment en faveur des anciens directeurs
d'entreprise ou de branche, derrire la dispersion d'un actionnariat populaire sans
Ltat privatis ,
argent et sans pouvoir, sauf celui de ralentir les restructurations.
dveloppait des logiques clientlistes dans la gestion de ses nouveaux droits de
proprit ou cdait ses parts de vrais investisseurs privs nationaux ou trangers.
Nous n'entrerons pas ici dans l'analyse des montages financiers et guerres d'oligarques
que tout cela recouvert.
Le point important qu'il s'agit de souligner est le fait que les privatisations
directes ont fait passer la pilule des privatisations, tout court.
Mais elles n'ont pas cr un capitalisme efficace et stable (enracin dans une
forte classe moyenne et dans une capacit lever le niveau de vie) ; elles n'ont pas
73
Les
voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
Catherine
Samary
Les
voies
Le chmage
opaques
rural
de la transformation
capitaliste
l'Est.
en 2000
Taux de chmage rural en
Pays
Slovaquie
21,2
Pologne
Lituanie
18,0
17,6
Estonie
14,9
13,9
Lettonie
Hongrie
9,2
Rp. Tchque
8,7
Source: Transition Report, 2002,
European Bank for Reconstruction and Development
La pauvret
en milieu rural
(en %)
Part de la population rurale en situation de pauvret
Pays
Lettonie
51
33
31
24
Pologne
Estonie
Hongrie
Slovaquie
1
Rp. Tchque
10
1
Catherine
Samary
europenne
- un projet
sans cohsion
11. Cf. Banque mondiale, Regional Overview.Challenges,http://Inwebl8.worldbank.org et rapport Transition the first ten years.
12.Les trois critres officiels, sont un tat de droit - pluralisme politique et protection des minorits ; une conomie de march capable de fonctionner et de supporter la concurrence; l'incorporation de l'acquis communautaire .
77
Les
voies
opaques
de la transformation
capitaliste
l'Est.
Catherine
Samary
passes, une utopie concrte qui se forge partir des rejets croissants du capitalisme
rellement existant ?
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79
LA
FICTION
LITTERAIRE
DE
AU
DFI
L'EXPANSION
FINANCIERE
VUES
CAVALIRES
LE
SUR
XIXe
SICLE
FRANAIS
Claude
Simon
raliste de rendre
A
partir des annes 1820, l'ambition
compte de la socit nouvelle, des nouveaux rapports de classes s'installe durablement
dans le roman au moins jusqu'aux derniers pans du cycle des Rougon-Macquart
dans les annes 1890. Les uvres de Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant ',
dont on traitera principalement
ici, s'attachent videmment cerner le rle nouveau
de la banque aprs la Rvolution et l'Empire, et cela sous des formes, des orientations
et des fortunes si diverses que dans la tradition critique on a pu faire de leur tude
compare un point de dbat acadmique. Les traditions issues de Marx, lui-mme
admirateur de Balzac, ont ainsi pendant plus d'un sicle pes l'infini les nuances
ou contrastes violents qui ont marqu le roman attach dfinir la bourgeoisie
franaise triomphante. On prend ici le parti naf de considrer cet ensemble d'uvres
comme un mme univers appliqu ragir l'expansion de la finance dans la
France du xixe sicle.
La russite de ces entreprises gigantesques que furent la Comdie humaine,
les Rougon-Macquart, ou des uvres moins monumentales
(Flaubert, Maupassant)
ou moins acheves (Stendhal), nous la mesurons entre autres au fait qu'aujourd'hui,
la notorit des banquiers les plus clbres du sicle, Fould, Pereire, Laffite, Bontoux
(Rotschild faisant sans doute exception) est souvent clipse par celle des personnages
de fiction Leuwen, Nucingen, Saccard et Dambreuse. La fiction littraire a donc
bien enregistr l'importance croissante de cette activit : certes, le besoin d'argent a
1. Le corpus (ouvert) ici convoqu est si banal qu'on a vit de multiplier les notes de renvoi des
textes rendus particulirement accessiblespar les diteurs.
la pense 347
81
La fiction
littraire
au dfi
de l'expansion
financire
Claude
Simon
son habitude, sur les lieux et milieux dont il va traiter. Il se rend la Bourse,
observe. Mais ses comptes rendus et a fortiori leur exploitation dans le roman ne
produisent pas les mmes descriptions techniques, les mmes ivresses lexicographiques
que ce qu'on rencontre dans tout autre lieu de march : qu'on compare la vision des
tals de tissus du Bonheur des Dames, celle des Halles du Ventre de Paris, et mme
celle du Paris en travaux contempl depuis Montmartre par Saccard dans la Cure.
Certes la Bourse est vue comme le temple de l'or, mais le dieu pour le service duquel
tout s'agite est cach ; ou comme le dit Pierre Citron dans sa prsentation
de la
Maison Nucingen 3: Nucingen
ne manie que des signes, dont la valeur est
conventionnelle et parfois fictive. Richesse palpable et richesse algbrique, tels sont
les deux ples que reprsentent Gobseck et Nucingen . Pour le romancier, la banque
hrite, de toute autre forme de commerce, la figure du comptoir, mais il semble ne
rien y avoir sur celui-ci. Et pour Lucien Leuwen, qui aime tant les jolies bottes, les
beaux chevaux et une belle femme, la sensualit n'est gure fte la banque, il faut
y dvelopper un esprit autrement abstrait.
Le lieu bancaire lui-mme est un non-lieu ou un trompe-l'oeil : ce n'est pas l
que se dcide l'essentiel, mais dans des conversations, des circulations d'informations
dont Zola, Maupassant, Balzac se plaisent montrer qu'elles se glanent dans tous les
sur les oreillers,
tages de la socit, tous les aspects de la vie - et singulirement
dans les salons, ou sur les trottoirs. Il semble qu'aucun geste, moment ni lieu ne
puisse tre dcrit comme spcifique du mtier de banquier. Et mme si nous suivons
Saccard, d'alcve en rception, de rencontres secrtes en sances
systmatiquement
la Bourse, l'issue du roman ne nous dit-elle pas que justement cette agitation
fbrile de notre hros est ce qui le perd, au contraire de Gundermann,
qui travaille
toute la journe avec ses fils. travail dont nous ne connaissons pas la teneur, tant
du moins qu'il ne s'agira pas d'abattre la puissance menaante, draisonnable,
de
Saccard.
Mais cet aventurier est-il un vrai financier ? On peut certes penser que les
banquiers qui russissent grent seulement mieux leurs affaires que ceux qui chouent :
Flaubert nous montre un Dambreuse toujours proccup de placer ses pions, de
choisir ses hommes et de cacher ses plans et ses sentiments. Recevant hommes,
messages et gages, il est partout au travail, pour monter sa fameuse runion des
Socits houillres du Nord, en quoi il s'oppose au mauvais homme d'affaires Arnoux
qui disperse ses plans et ses forces. On dcouvre aussi la fin de Bel-Ami que le
2. p. 1492-1493 de l'dition Laffont Bouquins (tome V) des Rougon-Macquart,par C. Becker.
3. dition Pliade, tome VI, p. 324.
83
La fiction
littraire
au dfi de l'expansion
financire
patron de presse Walter est avant tout un financier qui sait suivre au fil des annes la
mme piste des mines du Maroc, dont la protection
dpend de la dcision
d'intervention coloniale. pour laquelle cette mme presse a savamment manoeuvr
le gouvernement. De mme l'essentiel de l'action prsente de M. Leuwen pre
consiste entretenir de prudentes mais attentives relations avec le ministre DeVaize
auprs duquel il place son fils. On peroit videmment cet gard quel point les
du capital financier et du capital
analyses de P. Bourdieu sur la complmentarit
symbolique concident avec le monde romanesque, notamment avec celui de Flaubert
qu'il analyse dans les Rgles de l'art 4: le jeu des relations, des informations, des
chausse-trapes, du dit et du non-dit, les effets de distinction sociale dont est fait
l'univers du roman raliste semblent mieux dire le pouvoir de la finance que certaines
accumulations de chiffres et de techniques ( quoi Zola et Balzac se livrent parfois
avec d'apparentes dlices).
A quoi sinon se rsumerait une intrigue boursire ? La composition de l'Argent
est cet gard clairante : sur les douze chapitres qui constituent le roman il en faut
huit pour que soit dfinitivement cre la Banque universelle, un pour voir ses actions
monter un taux que la raisonnable Madame Caroline juge raisonnable, un pour
et il en reste deux
laisser Saccard continuer sa spculation jusqu' l'effondrement,
pour faire le bilan financier et affectif du dsastre. Ainsi l'activit boursire proprement
dite occupe en partie deux chapitres, et l'intrt qui rside alors dans l'volution du
cours de l'action semble bien difficile maintenir. C'est d'ailleurs grce
l'enchevtrement
des circonstances, les plus imprvues ou les plus futiles, l'cart
mme entre la minceur de la cause (le dpit d'une femme abandonne, qui se venge
de Saccard en rvlant la fragilit de ses actifs) et l'effet (la dcision victorieuse de
Gundermann de contre-attaquer alors que son attitude baissire tait au bord de la
rupture) que Zola peut maintenir l'intrt du lecteur. Certes, tout le mcanisme qui
avait vu entre 1878 et 1882 l'Union gnrale monter au znith des valeurs boursires
et en retomber brutalement est auparavant analys, de sorte que le roman semble un
drame invitable o la folie d'un homme se mesure en vain un monde complexe
o son pass se ligue contre lui. Mais ce que l'intrigue gagne en effet dramatique
(d'autant qu'elle est, conformment au projet des Rougon-Macquart,
replace la
fin de l'histoire du Second Empire, et juste avant la Dbcle qu'elle prfigure) se
perd en intelligibilit, et le commentaire en est alors rduit procder par analogies
ou mtaphores simples (Austerlitz devenant Waterloo, la vie dbouchant sur la
mort.).
La ncessit de maintenir, travers l'intrt de la fiction, le capital symbolique
qu'est leur signature, Zola et Balzac l'affrontent en dispersant le destin des financiers
dans plusieurs pans de leurs cycles : on l'a vu avec Nucingen, mais c'est aussi le cas
de Saccard, qui, en 1890, dans L'Argent, revient du lointain 2e volume, publi en
1871 mais prpar avant mme la chute de l'Empire. Ce retour des personnages,
que le puzzle inachev de Balzac rend si troublant de ralisme, Zola lui donne ici un
sens clair : de mme que Saccard se refait aprs La Cure, il survit sa banqueroute
dans EArgent, se reconvertit selon Le Docteur Pascal, aprs Sedan, et ne figure pas,
contrairement
son fils Maxime, parmi les dernires victimes de la maldiction
socio-hrditaire. Mais ce procd selon lequel ces personnages survivent d'un roman
l'autre suffit-il mieux clairer leur action ?
4. P. Bourdieu, Les Rglesde l'art, Seuil 1992, notamment pp. 21-160.
84
Claude
Simon
LA TENTATION DE RENONCER ?
De Balzac Zola, le projet du roman raliste progresse aussi parce que le monde
de la finance volue. Mais dans la fiction, cette volution se fait par intgration
d'tapes prsentes comme antrieures : chez Balzac, la grande banque soumet les
tablissements de moindre envergure des Keller et de du Tillet, qui dpassent les
murs et mthodes des Gobseck. Mais chez Zola, si elle rsiste victorieusement,
sous le nom de Gundermann, aux assauts de la banque d'investissement colonial de
Saccard, elle sait aussi tirer profit et enseignement des strates successives par lesquelles
l'argent est peu peu accumul, depuis les sinistres commerces de la Mchain et de
Busch. Et ce qui triomphe dans la banque de Walter dans Bel-Ami, n'est-ce pas
justement ce qui avait chou dans l'entreprise (prmature ?) de Saccard ? Le monde
de la banque semble donc gagner en envergure, en ambition, mais surtout en
complexit, de l'usure traditionnelle la mthode crapuleuse selon laquelle l'ancien
commis du Tillet provoque la banqueroute de Birotteau ; et si chez le Leuwen de
Stendhal et le Dambreuse de Flaubert la mort semble venir interrompre le cours
montant de la complexit, o notamment le politique est de plus en plus impliqu,
on voit que Zola est si sensible ces imbrications, ou cet chafaudage du monde de
la finance, qu'il tente d'en multiplier les aperus, jusqu' en brouiller les lignes de
forces : devant la multiplicit des causes qui interviennent pour entraner la chute
de la maison Saccard, on dirait qu'il n'y en a plus de principale, et que les
innombrables petits gestes qui y contribuent n'ont pas moins d'importance que la
fausset des calculs de Saccard, ou ses fraudes, et ceux-ci encore moins qu'une crise
conomique (mme si Zola, on l'a vu, dplace le krach de l'Union gnrale de
1881-82 1867. date de parution du Capital !).
De cet embarras devant un monde la fois secret et exubrant, la diversit
mme des figures personnelles des banquiers voqus est un signe : du jeune loup
sans scrupules (Du Tillet) l'homme mr (Saccard) pas ncessairement plus honnte,
jusqu'au vieillard austre (Gundermann) ou soudain rajeuni par l'amour (Nucingen
dans Splendeurs et misres des courtisanes) en passant par le pre de famille voltairien
(Leuwen) ou l'aristocrate maquill (Dambreuse) ou cr de toutes pices (Du Roy de
Cantel), sans compter tous les mtiers subalternes rassembls systmatiquement par
Zola, il n'y a pas de traits de caractre fixes, au-del de quelques images reues
(Nucingen est-il ou non un Turcaret ? se demande Esther dans Splendeurs et
misres). Ainsi la banque ne s'explique pas dans le roman par la psychologie des
personnages qui l'illustrent, signe de la contradiction o se trouve alors la forme
romanesque. Autant le Nucingen de Splendeurs et misres,tomb follement amoureux
60 ans passs, adopte les comportements habituels du vieillard amoureux (auxquels
son immense fortune confre des effets disproportionns, exploitables par l'escroc
de haute vole Collin-Herrera-Vautrin), autant le Nucingen loup-cervier l'horizon
de Csar Birotteau ou au centre de La Maison Nucingen obit quasi exclusivement
l'intelligence des affaires, comme la psychologie d'un Dambreuse ses intrts (ou
ceux de sa fille naturelle.)
bien compris. C'est l'inverse le sens des affaires qui fait
de ces grands financiers de grands psychologues, capables d'anticiper sur les
ractions de leurs concurrents, de leurs amis ou de leurs dupes, d'utiliser les effets
de l'amour et le rle des femmes. A une exception prs, peut-tre : l'nigmatique fin
(provisoire ?) de Lucien Leuwen, qui juxtapose en une page sans leur donner de
logique la fuite de Lucien (dcidment rebelle au plan de carrire que son pre trace
85
La fiction
littraire
au dfi de l'expansion
financire
pour lui en le poussant dans les bras de Mme Grandet, femme du financier qu'il veut
porter au ministre), puis la mort et la faillite annonce du pre. Cette fin prcipite
du roman tel qu'il nous est parvenu inachev pourrait tre interprte comme le
signe d'une dfaite totale de ce banquier qui finalement n'aura rien compris son
fils, aura t jou par ses revirements intempestifs, et qui voit son chateau de cartes
s'effondrer. La dcision de son fils de payer intgralement tous les cranciers de son
pre, une page plus loin, vaut une confirmation du refus (de Stendhal ?) des valeurs
uniquement lies la prservation de l'intrt matriel, mais semble aboutir aussi
une impasse fictionnelle.
Il faudrait s'attarder plus prcisment sur la spcificit de l'univers imaginaire
et idologique de chaque crivain. L o Balzac dmonte patiemment les rouages du
monde de la finance, en proposant presque son corps dfendant une analyse
critique quasi cynique du capitalisme en pleine expansion, Zola exalte la vie malgr
tout qui s'exprime et resurgit chaque occasion, la critique du capitalisme tant,
comme Lafargue le lui reprochait ds 1891-1892 5, confie un disciple certes exalt
de Marx, mais confin par la maladie dans une chambre miteuse, et surtout de fait
Si Balzac montre, dans la toile d'araigne de La
plus proudhonien que marxiste.
Comdie humaine, les imbrications du milieu parisien et des rseaux plus ou moins
serrs et concurrents de circulation d'argent en province et l'tranger, Zola rassemble
en une gigantesque pyramide les fondements de la Bourse o en une seule journe,
une seule scne, va se jouer le destin de la banque qu'il a construite, dans l'imaginaire,
sous nos yeux. Entre ces deux monuments, le gnie d'un Flaubert consiste montrer
l'inanit de tous ces chafaudages financiers au regard d'une vie d'homme (celle de
Frdric Moreau, mais aussi celle de Dambreuse.)
pourtant elle-mme finalement
dcevante, abandonnant au lecteur le soin de chercher ailleurs (chez ses confrres ?)
les explications techniques des manoeuvres financires, et prfrant le dtail de
leurs ractions psychologiques. Le Maupassant de Bel-Ami dcale l'angle de vue, en
doublant l'ducation sentimentale de son hros d'une initiation au monde de la
finance via le journalisme, de sa conversion son triomphe en forme de dfi
l'gard de son matre et dsormais beau-pre-malgr-lui.
Quant Stendhal, on le
voit a priori assez rfractaire ce monde des affaires. Les 600 pages de Lucien
Leuwen ne laissent finalement que bien peu de place aux intrigues proprement
financires, un peu plus aux discours sur l'esprit financier, mais surtout lorsque
celui-ci influence la vie politique. C'est peu dire que les hros stendhaliens sont peu
sensibles la passion de l'argent, qui peut certes conforter leur puissance (Mosca
dans La Chartreuse de Parme) mais risque de salir la gloire qu'ils recherchent. Et
pourtant, parcourir les bauches rassembles par M. Crouzet sous le titre Romans
abandonns6, on voit que Stendhal, conscient que les banquiers sont au cur de
l'tat [.] la noblesse de la classe bourgeoise , a bien essay de dcrire le monde du
commerce et de la banque, mais avec une tonnante maladresse. Ces pistes chouent
ou sont reprises ailleurs, mais l'impression demeure que tout cela devient vite
profondment ennuyeux pour son auteur, qui se dsole que la dmocratie ait partie
lie avec le culte de l'argent. Devoir courtiser son bottier , voil le cauchemar
commun de la Sanseverina qui envisage de suivre son neveu proscrit en Amrique,
et, dans la quatrime prface de Lucien Leuwen, de Stendhal qui conclut qu' il
5. Article de Neue Zeit, 1891-92, disponible sur www.marxists.ore/francais/lafareue
6. Stendhal, Romansabandonns,prsents et annots par M. Crouzet, UCG, 1968.
86
Claude
Simon
aime mieux faire la cour M. Guizot qu' son bottier. Au xixe sicle la dmocratie
amne ncessairement dans la littrature le rgne des gens mdiocres, raisonnables,
borns et plats .On retrouve ici une analyse assez proche de celle quasi contemporaine
de la fin de La Maison Nucingen, o par la voix de Blondet, Balzac regrette le
gouvernement absolu, le seul o les entreprises de l'esprit contre la Loi puissent
tre rprimes [.]. La Lgalit tue la socit moderne . A quoi Bixiou rpond :
Fais comprendre cela aux lecteurs. De Balzac Stendhal, y a-t-il la diffrence
entre celui qui tente toujours de comprendre et celui qui y renonce ?
On retrouve ce risque dans les deux articles que Maupassant consacre, avant
mme la rdaction de Bel-Ami, l'effondrement de l'Union gnrale et .aux liens
entre milieux financiers et politiques 7: au-del en effet de l'indignation morale,
c'est l'incomprhension qui domine : J'avoue qu'il y a dans ces deux mots "affaires
de Bourse, spculations" un mystre impntrable mon esprit. C'est aussi ce
qu'exprime l'incomprhension
rprobatrice de Madame Caroline dans EArgent,
quand Saccard continue de compter sur sa bonne toile haussire,. et russit faire
gagner encore 50 au titre de sa Banque universelle. Ce qui est expliqu en dtail
chez Balzac dans la configuration du capitalisme de la Restauration et de Juillet estil devenu insuffisant pour comprendre l'expansion du capitalisme aprs 1850 ? On
ne juge pas ici la question historique, mais les enjeux littraires essentiels : en effet,
en renonant expliquer le monde dans lequel il se dveloppe lui-mme, le roman
ne renonce-t-il pas sa mission, que Flaubert traite par l'ironie : dans Bouvard et
Pcuchet, trois lignes seulement voquent les efforts consacrs par les deux
encyclopdistes de canton l' conomie politique . Hsitant interprter le krach
boursier comme effet systmique ou comme monstruosit, Zola recourt aux mtaphores,
comme pour cacher son dsarroi devant l'normit de la tche qui consisterait
mettre en fiction didactique le monde qui volue sous ses yeux. En clbrant la
vie qui continue sous d'autres formes, il cde devant une sorte d'irrationalit, comme
si l'crivain reconnaissait sa dfaite devant un autre tre social capable, lui, d'anticiper
dans le
sur le monde venir : le spculateur, qu'il se ralise momentanment
personnage de Saccard ou plus durablement dans celui de Gundermann. En ce sens
l'admiration de Balzac pour les modles de son Nucingen, pour Rothschild qu'il
feint de lui opposer, est du mme effet : l'crivain perd la matrise rationnelle du
monde. Ainsi, dans La Maison Nucingen, o la question de la moralit de la
banqueroute frauduleuse est balaye au nom de l'clatante efficacit conomique,
quand Finot demande Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? la rponse de
Balzac par la voix de Bixiou (deux ou trois actionnaires trop prudents ou dfiants
ruins par l'affaire) apparat bien courte.
Faut-il expliquer cette dmission progressive comme une alliance de classe8 des
romanciers avec cette bourgeoisie d'affaires qu'ils frquentent ? On se contentera ici
d'une hypothse plus technique, telle qu'elle apparat dans les fictions elles-mmes.
Il y a, comme le dit Mme Caroline Saccard, et comme l'avait dit Maupassant dans
Le Gaulois, une fascination pour ce royaume du fictif que cre sa manire le banquier
avec sa propre aventure : Saccard et Nucingen sont des scnaristes d'exception,
dont les fictions ont prise sur le rel, alors que le roman ne cre chez ceux qui y
7. LeGauloisdes 25 janvier et 14 fvrier 1882.
- 8. Dans son rcent Brviairede littrature(Bral 2004), Pierre Bergounioux rappelle que Balzac
est de plain-pied avecles valeurs dclaresdu capitalisme (p. 210).
.87
La fiction
littraire
au dfi de Vexpansion
financire
croient que du bovarysme. Comme les dneurs de La Maison Nucingen, les romanciers
reconnaissent en somme les financiers comme des matres, qui ne leur rendent
gure la pareille : ces banquiers ne lisent gure, et semblent prfrer la peinture,
qu'ils collectionnent (Walter, Fder) comme une forme artistique plus apte crer un
march.
Il y a cependant un terrain o littrature et finance se ctoient jusqu' se
mler intimement - la presse - en raison de pratiques convergentes de matrise de
l'information, tout aussi essentielles qui veut conduire une intrigue romanesque o
se laisse prendre le lecteur, et qui entreprend une opration politico-ifnancire qui
puisse tenter l'lecteur petit porteur. Si, par expriences personnelles, Balzac et
Maupassant sont plus prcis, Zola limite l'image de la presse (la priode de rfrence,
le Second Empire, suffit-elle l'expliquer ?) un outil dont la concentration
progressive dans les mains des banquiers est cependant visible : Saccard s'assure
pour les besoins de sa campagne publicitaire le contrle d'une feuille fonde [.]
par un petit groupe de personnalits catholiques . Cette identique facilit distiller
ou diffuser de l'information de manire susciter l'intrt, le dsir d'en savoir
davantage explique que les cours de bourse voisinent presque naturellement avec
cette forme littraire typique de l'poque : le feuilleton. En ce sens, la stratgie littraire
d'un Stendhal est videmment moins rentable que celle des feuilletonnistes Zola et
Balzac, qui ne visaient pas un public de happy few. Dans ce paysage romanesque, la
problmatique de l'achvement et de l'inachvement tient sans doute en partie ce
lien la presse, fort diffrent d'un auteur l'autre. On croit un temps assister dans
Bel-Ami la fabrication d'un journaliste puis d'un crivain ; on obtiendra finalement
un homme d'affaires sans scrupules.
PROFONDEUR HISTORIQUE ET SPECTACLE DE LA VALEUR
Les exigences du feuilleton peuvent certes donner au roman l'ampleur ncessaire
pour brasser l'histoire convulsive de la France du xixe sicle. Mais si le roman fleuve
n'est pas plus tranquille que la vie, parvient-il pour autant donner le sens de la
profondeur historique ? Balzac et Zola, et Stendhal sa faon s'attachent enraciner
leurs personnages dans le mouvement issu de la Rvolution franaise : la fortune de
Nucingen vient de sa liquidation au moment de Waterloo, celle des Rougon de leur
soutien au coup d'tat de 1851, et Saccard est n en 1815 d'une femme qui pouse
Rougon en 1786 et rencontre Macquart en. 1789. Les rpliques rvolutionnaires
sont certes analyses comme des occasions de changer la donne sur le march
financier, et dans ses liens avec le monde politique. Mais en tant qu'acteurs historiques,
les financiers de roman paraissent souvent timides : le ministre De Vaize survit
Leuwen qui, lu dput, se rvlait un tacticien sans envergure ; Nucingen, dont la
fortune est bien moindre et plus fragile que celle de son modle Rothschild trouve
ses limites dans un amour de sexagnaire ; Gundermann que Zola copie sur James
de Rothschild apparat quand mme bien discret et peu politique ; Saccard est vou
par son frre ministre un second chec, et Walter, trahi par sa propre fille, est
oblig d'admettre Du Roy comme son gendre et associ.
Lincapacit de ces banquiers de roman viter la chute n'est peut-tre que
l'autre face de l'impuissance du roman rendre compte du mouvement mme du
capital chelle historique. Symboliquement, bien peu sont en mesure de fonder
une vritable dynastie : pres qui laissent en mourant leurs enfants dans la faillite
88
Claude
Simon
(Aldrigger, Leuwen) pres de filles difficiles marier (Walter), de fils lgitimes indolents
(Leuwen, Saccard), de fils naturels ensauvags (Saccard), de filles naturelles encore
plus difficiles marier (Dambreuse) ; jeunes hommes trop occups spculer et
intriguer (Du Tillet, Rastignac) pour fonder une famille, tous, cet gard aussi
peuvent envier la dynastie des Gundermann chez qui les relations familiales sont
aussi des associations d'affaires. Mais si loin qu'ils aillent chercher les racines de
leurs dynasties, et Balzac et Zola ont plus tendance nous montrer l'ascension de
commerants enrichis ou de jeunes gens sans scrupules que la durable mainmise de
cette nouvelle noblesse dont parlait Stendhal. Leuwen pre dclare qu' un fils est
un crancier donn par la nature : le financier de roman vit peut-tre d'une vie
trop individuelle pour incarner le temps historique de la finance.
Peut-tre est-il aussi trop en prise sur l'actualit et l'opinion : ml par fonction
et intrt la vie politique, mais toujours dans l'ombre des cabinets ministriels, il
sait influer sur les grandes dcisions et en tirer parti notamment par l'ouverture,
manu militari, de nouveaux marchs - et toute la colonisation se rejoue en filigrane
dans les salons trs parisiens qu'il frquente. Il sait tourner son avantage les lois
nouvellement votes, comme celle sur le divorce qui en 1882 permet Du Roy de se
relancer grands clats de presse. Il sait tre juste milieu dans les annes 1830,
rpublicain en 1848 et du parti de l'ordre trs vite aprs. Il sait tre Napolon, il sait
n'tre rien quand il le faut. Il peut tre aussi rvlateur du malaise antismite qui
saisit progressivement la socit franaise au fil du sicle : caricatur par son seul
accent, Nucingen est un reprsentant assez isol de la banque juive alsacienne
Paris ; mais dans la seconde moiti du sicle Walter et surtout Gundermann sont
dsigns comme des symboles, et Zola fait chafauder Saccard tout un dlire
antismite qui prtend fonder son action comme celle de la nouvelle banque
catholique partant en croisade pour librer Rome et Jrusalem, discours dont la
violence est la fois troublante chez un Zola et rvlatrice d'une opinion la drive.
Mais c'est ainsi le mouvement mme du capital, ses capacits d'intervention
politique, ses effets sociaux au-del des victimes de l'agiotage, sa capacit structurer
durablement les rapports sociaux que le roman a du mal reprer, sauf recourir au
vaste rseau ouvert dont La Comdiehumaine reste le modle ingal. L'effet (pervers)
de sens, dont notre imaginaire reste imprgn, c'est que la vrit de la banque est
dans l'implicite, l'ellipse, le sous-entendu, le non encore dit. Largent, dont on croit
qu'il dort dans les banques, en fait travaillerait, mais il n'y aurait rien dire de ce
travail-l. C'est seulement dans les moments de crise, d'illusion ou de douleur, que
l'argent agit au grand jour, devient spectacle brisant ou exaltant des vies : le grand
jour de Birotteau, c'est celui de sa rhabilitation et de sa mort. Saccard croit multiplier
les grands jours o son action se surpasse, jusqu'au moment attendu o
Gundermann le renverse, dans un effet des plus dramatiques, sommet de la fiction.
Le dsastre d'une maison bancaire ou d'une place boursire a, en effet, lui aussi
acquis sa place dans notre imaginaire. On ne s'tonne donc pas de voir fleurir au
milieu du xixe sicle un thtre bourgeois aujourd'hui oubli, consacr ces coups
de bourse 9 qui sont autant de coups de thtre, o une dramaturgie mcanique se
calque sur la mcanique du march financier.
Si le thtre littraire peut paratre distanc en ce domaine ds l'poque
romantique, cras par le puissant modle shakespearien du Marchand de Venise,
9. C'est, en 1868, le titre d'une pice d'Ernest Feydeau,ami de Flaubertet ancien coulissier.
-
89
La fiction
littraire
au dfi de Vexpansion
financire
Claude
Simon
sous une forme sans cesse plus affirme, plus dangereuse. Ce thtre propose donc
une vritable vision critique de l'expansion financire, qui n'absout ni ne condamne
aucun personnage, mais somme travers lui chaque lecteur de juger en permanence
des variations des valeurs mises en scne par un auteur qui se met lui-mme enjeu.
Un plateau de thtre n'est pourtant pas un comptoir o on estime la valeur
des choses. Le contact direct avec le public prserve un peu de l'effet de
marchandisation que subit le livre et que les romanciers les plus modernes de la
fin du xixe et du dbut du Xxe sicle ont cherch djouer par le refus de tout
processus de valorisation de leur uvre (Flaubert) ou par l'accent mis sur le bonheur
du temps perdu (Proust). Mais le roman a ainsi renonc tre la forme d'intervention
et de rvlation sociale qu'il prtendait tre au xixe sicle. Le monde de la finance
serait-il d'une autre trempe ?
91
ET
MARCHANDISE
FINANCE
LA
DANS
LITTERATURE
DU
PREMIER
XIXe
SIECLE
Laure
*
Lvque
A
ristocratie chrysogne 1, comme toujours la victoire aux
cus 2, maintenant, le rgne des banquiers va commencer 3, autant de formules
qui affichent la dynamique des mutations en cours dans ce premier xixe sicle. Et
c'est bien la nature des enjeux qui rythment les conflits et les rapports sociaux
Stendhal et Balzac, au-del des diffrences de
de Chateaubriand
qu'enregistrent,
traitement gnrique, au-del aussi des clivages idologiques, tous les textes, romans,
crits et discours politiques, journaux, mmoires. Dans la galerie de portraits o
s'incarne la violence des antagonismes, les scnes d'ouverture balzaciennes rendent
lisible l'exposition de ces affrontements. Elles campent, Paris et,
particulirement
plus ostensiblement encore, en province, une dualit la fois sociologique, politique
et idologique qui s'investit dans une sociabilit qui divise deux salons : l'un ultra,
abonn La Quotidienne, quand l'autre, libral, lit Les Dbats.
L'ASSOMPTION
DU PERSONNAGE
DU BANQUIER
93-
Marchandise
et
finances
dans
la littratue
du premier
XIXe sicle
homme fait le lien, pour assurer une communication, au moins au niveau de l'criture,
entre ces deux ples - emblmatiques
des deux France - figs dans leur esprit de
parti 5 et leur strile opposition, pour retrouver la fusion qu'avait su crer l'Empire6 et
dbloquer ainsi les freins qui paralysent alors toute possibilit de relle modernisation.
Cet homme c'est l'intendant qui, par son idologie, appartient l'ancienne France,
tout infod qu'il est la maison d'Esgrignons, mais, par son origine sociale comme
et d'apprhension
du rel, participe de la
par ses capacits de comprhension
nouvelle :
parmi tout ce monde [les habitus du salon d'Esgrignons] une seule personne
ne partageait pas ses illusions. N'est-ce pas nommer le vieux notaire Chesnel ?
assez prouv par cette histoire, ft absolu envers
Quoique son dvouement,
cette grande famille [.], quoiqu'il acceptt toutes ces ides et les trouvt de bon
aloi, il avait trop de sens et pesait trop bien les affaires de la plupart des familles
du dpartement pour ne pas suivre l'immense mouvement des esprits, pour ne
pas reconnatre le grand changement produit par l'Industrie et par les murs
modernes. Lancien intendant voyait la Rvolution passer de l'action dvorante
de 1793 qui avait arm les hommes, les femmes, les enfants, dress des chafauds,
l'action tranquille des
coup des ttes et gagn des batailles europennes,
ides qui consacrait les vnements. Aprs le dfrichement
et les semailles,
venait la rcolte. Pour lui, la Rvolution avait compos l'esprit de la gnration
nouvelle, il en touchait les faits au fond de mille plaies, il les trouvait
irrvocablement
accomplis. Cette tte de roi coupe, cette reine supplicie, ce
partage des biens nobles constituaient ses yeux des engagements
qui liaient
trop d'intrts pour que les intresss en laissassent attaquer les rsultats .
Et, pour plus de clart, Balzac ajoute : Chesnel voyait clair 7 dans un souci
d'lucidation qui caractrise l'exposition des intrigues balzaciennes et s'investit sous
la forme trs caractristique de l'nonc auctorial. Ainsi, plus haut, lit-on : il manquait
aux d'Esgrignons le fond de la langue politique actuelle, l'argent, ce grand relief de
l'aristocratie moderne 8.
Largent dont on dit plus loin que c'est la seule puissance de ce temps , face
laquelle peuvent peu les armes [.] que le sicle laissait la noblesse 9. Le constat
est clair et la mutation des rapports sociaux se mesure non seulement l'ampleur de
la fortune mais aux capacits manier le capital financier. Le personnage du notaire
est d'ailleurs d'autant plus intressant que, si la tradition a consacr la ncessit du
recours ses services, les temps nouveaux rvaluent sa fonction, prcisment au
moment o s'impose l'autre personnage qui a vocation grer les fortunes, le banquier.
Balzac prsente d'ailleurs une typologie trs finement articule de ce couple, clate
en une vaste galerie d' individus typiss qui inclut la figure traditionnelle
de
l'usurier, encore trs prsente dans une Comdie humaine qui fait la part belle aux
5. Ibid., p. 1083 : Le marquis appartenait ncessairement cette fraction du parti royaliste qui ne
voulut aucune transaction avec ceux qu'il nommait, non pas les rvolutionnaires, mais les rvolts,
plus parlementairement appels Libraux ou Constitutionnels .
6. Ibid., p. 1084; Las Cases, Le Mmorial de Sainte-Hlne,Paris, Seuil, 1968, pp. 176 et 390
notamment.
7. Balzac, Le Cabinetdes antiques, in O.C., II, pp. 1089-90.
8. Ibid., p. 1089.
9. Ibid., pp. 1119-1120.
94
Laure
Lvque
Marchandise
et finances
dans
la littratue
du premier
XIXesicle
Laure
Lvque
une inquitude gnrale s'est empare des esprits. On entend rpter de toutes
parts cette question alarmante : "O allons-nous ? que devenons-nous ?" On ne
sait comment disposer de ce qu'on possde : se retirera-t-on
d'une rente
continuellement menace ? placera-t-on son argent en fonds de terre ? l'ensevelirat-on dans ses coffres, en attendant
des
de meilleurs jours ? La perplexit
propritaires les prcipite dans une multitude de spculations hasardeuses, pour
viter une catastrophe que chacun pressent, et contre laquelle chacun veut se
prmunir [.].
Au commencement
d'un rgne nouveau, la premire session de ce rgne,
tait-ce bien le moment d'embrasser des mesures qui branlent le crdit, dtruisent
la confiance, alarment et divisent les citoyens ?
Et, d'avance, il avait conclu : Si le projet de loi est adopt, l'affaire est bonne
pour les capitalistes, mais la loi est mauvaise pour la France [.] les fonds monteront
pendant quelque temps, les capitalistes profiteront d'abord du jeu, se retireront
ensuite, et il y aura ruine prolonge pour notre malheureux pays. 22Chateaubriand
pose l le problme moteur d'une socit au moment o changent modalits et
champs d'investissement.
dans un article fameux du Conservateur de 1818,
Ainsi, ce que Chateaubriand,
stigmatise comme la morale des intrts triomphe dans la clart et le Melmoth
rconcili de Balzac fltrit cette civilisation qui, depuis 1815, a remplac le principe
Honneur par le principe Argent 23.
Pourtant, ce qui va freiner cette reconnaissance,
pendant encore quelques
dcennies, c'est le retour des Lys, la Charte octroye par Louis XVIII rinstall sur le
trne de ses pres et date de la 19e anne de son rgne. Le coup de baguette de la
Restauration 24, en niant ainsi la parenthse rvolutionnaire, occultait toutes les
et des
mutations et tout ce qui aurait pu apparatre comme des compromissions
collusions inacceptables avec la bourgeoisie. Et pourtant, c'est ds l'origine que le
pouvoir restaur doit faire appel la haute banque pour satisfaire aux contributions
exiges par les allis. Mais, au-del des services rendus par les banquiers, le
poids des hommes d'affaires dans l'tat est d'autant moins visible que le march
national reste la fois encore troit et segment, que les transports sont insuffisants,
que les capitaux investis dans le commerce et l'industrie ne connaissent pas encore
une grande mobilit et que les structures juridiques des socits sont elles-mmes
restrictives (beaucoup sont en nom collectif et peu sont anonymes). A quoi s'ajoutent
une relle pnurie montaire, une faiblesse tout aussi relle du crdit, et des pratiques
qui restent encore archaques, si les taux sont usuraires.
Il y avait, certes, avant 1815 des crations de maisons bancaires, mais c'est bien
de la Restauration que se structure vritablement la haute banque , l'expression,
du reste, date de l. C'est ainsi qu'en 1818 le ministre Decazes intgre trois banquiers
lus - Laffitte, Prier et Dlessert -, tous trois lis l'industrie. Laffitte apparat
comme le symbole de cette mutation et c'est, au reste, ainsi qu'il se prsente dans ses
Mmoires 25o il proclame, aprs son discours improvis la Chambre du 10 fvrier 1817 :
Marchandise
et finances
dans
la littratue
du premier
XIXesicle
Laure
Lvque
qu'il reoit le premier grce son rseau tlgraphique, au plus fripons des kings ,
barme couronn qui peut ainsi spculer coup sr 36.
Louis-Philippe,
Mais, avant mme le plein dveloppement de ces infrastructures et de ces progrs
techniques, la force des banquiers de la Restauration s'enracine, ces dbuts de
l'industrialisation
- la France s'industrialise tard et lentement Il-, dans la pnurie
31. Voir les Mmoiresde Laffitte., op. cit., notamment pp. 114-124.
32. Ibid., p. 124.
33. Ainsi notre banquier alsacien est-il Law reparaissant en Nucingen , Balzac,CsarBirotteau,in
O.C., II, p. 253.
34. Sur ces questions, voir Laure Lvque, Le Roman de l'histoire.1780-1850, Paris, LHarmattan,
2001, pp. 125-184.
35. Balzac, Les Comdienssans le savoir, in O.C., X, pp. 898-899.
36. LucienLeuwen, in Stendhal, Romanset nouvelles,I, d. Henri Martineau, Gallimard, BiblioXavier Bourdenet, LucienLeuwen
thque de la Pliade , 1952, pp. 1304-1307.Sur ce point voir
ou l'tat tlgraphe , in Actesdu colloqueStendhal et l'tat (17-18 nov 2000), BibliotecaStendhal,
Studi 5, Collection Stendhal Club , C.I.R.V.I.,Moncalieri, 2002.
37. Mme si des entrepreneurs d'industrie, comme Richard Lenoir ou Dollfuss-Mieg,ont tent de
regrouper des entreprises ds les annes 1800, au moment du Blocus.
99
Marchandise
et finances
dans
la littratue
du premier
XIXesicle
38. Auguste-SimonBrard, qui fonde la premire compagnie d'clairage au gaz, dirige les travaux
du canal Saint-Martinet les fonderies et forges d'Alais.
39. A la fin des annes 1810,la production industrielleest valuable la moiti de la production
agricole(dont la moiti textile),ce qui indique l'archasmedes structuresconomiquesde la France.
40. En 1819,la premireligne vapeur est ouvertesur la Seine,puis surla Sane,puis surle Rhne
et, en 1820, est cr le Servicedes Pontset Chausses.
41. En 1823,c'est un chemin de fer industriel qui est ouvert pour acheminerle charbon du bassin
de Saint-tienne. Uincipitd'Un dbutdans la vie, dont l'action est situe en 1822, prend pleinement la mesure de ces mutations: Leschemins de fer, dans un avenir aujourd'hui peu loign,
doivent faire disparatre certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui
concernentles diffrentsmodes de transport en usage dans les environsde Paris.Aussi,bientt les
personnes et les chosesqui sontles lmentsde cette Scnelui donneront-ellesle mrite d'un travail
archologique, Balzac, Un dbutdans la vie, in O.C.,III, p. 377.
-100-
Laure
Lvque
de la socit comme Saint-Simon 42, J.-B. Say 43,Destutt de Tracy44, dont Stendhal
45et Lamennais,
rappelle qu'il est mont sur les barricades en juillet 1830, de Fourier
Stendhal intervient dans le dbat avec son D'un nouveau complot contre les industriels
(1825).
Il y affiche d'emble son protocole de lecture sur la nouvelle socit o la
classe pensante , place entre la bourgeoisie marchande et industrielle et la race des
seigneurs, entre l'aristocratie, qui veut envahir toutes les places et l'industrialisme,
qui veut envahir toute l'estime , exerce son doute critique 46. L'industrialisme bourgeois
y est disqualifi de toujours faire primer son intrt particulier de classe sur l'intrt
national :
Je veux croire que mille industriels qui, sans manquer la probit, gagnent
cent mille cus chacun, augmentent la force de la France ; mais ces messieurs
ont fait le bien public la suite de leur bien particulier. [.] Mais je cherche en
vain l'admirable dans leur conduite. 47
s'accrot avec le ministre CoblentzDs lors, quand le mur d'incomprhension
Waterloo-1815
, le milieu bancaire et financier s'organise : c'est le lancement du
National enjanvier
1830, c'est le mouvement (Thiers, Mignet, Carrel), et Laffitte en
est bailleur de fonds. Et Stendhal de constater que depuis Juillet la banque est la
tte de l'tat. La bourgeoisie a remplac le faubourg Saint-Germain, et la banque est
la noblesse de la classe bourgeoise 48quand le 31 juillet 1830, le nouveau
gouvernement
comprend les banquiers Prier et Laffitte et que toutes les maisons
bancaires se rallient, dont James de Rothschild, qui soutient l'avnement du rgime
pansu , avant d'en devenir le banquier officiel. D'autant que, de fait, si certaines
banques, dont Dlessert, sont, ds la Restauration, structurellement lies l'industrie,
vont
c'est essentiellement
partir de 1835 que les capitaux d'investissement
vritablement
gonfler. Et si Marx prophtise juste titre maintenant le rgne des
banquiers va commencer , le grand changement qui s'engage dpasse la seule banque
et repose aussi sur les grands entrepreneurs
chevaliers d'industrie, comme l'a bien
soulign Jean Bruhat 49. Ce n'est pas un hasard si Couture rappelle que, chez
Nucingen, la banque est un trs petit dpartement 50. C'est trs net partir de
42. C'est ds 1821 que Saint-Simon tente de dpasser les freins du monde hrit de la Rvolution
pour intgrer les perspectives de transformations conomiques et socialesdans ses deux traits, Le
Catchismedes industrielset Le Systmeindustriel.Voir, sur Saint-Simon, Olivier Ptr-Grenouilleau,
Saint-Simon,Paris, Payot, Biographies, 2001 et, sur son influence en littrature, Fernand Rude,
Stendhalet la pensesocialede son temps, Grard Montfort, 1983. Exaltant l'industrialisme, il est
le vritable porte-parole de la grande bourgeoisie, de la fabrique, du ngoce et de la banque selon
J. Bruhat, in Histoirede la France contemporaine,II, Paris, ditions Sociales et Livre Club Diderot,
1979, p. 265.
43. J.-B. Say, Cours complet d'conomiepolitique, 1828-30.
44. Destutt de Tracy, Trait d'conomiepolitique, 1829.
45. Ch. Fourier, Le nouveau monde industriel et socitaire, 1829.
46. Stendhal, D'un nouveau complotcontre les industriels, op. cit., p. 75.
47. Ibid., p. 72.
48. Stendhal, Lucien Leuwen, op. cit., p. 1333.
49. Dans Histoire de la France contemporaine,II, op. cit, p. 333.
50. Chez lui, la Banque est un trs petit dpartement : il y a les fournitures du gouvernement, les
vins, les laines, les indigos, enfin tout ce qui donne matire un gain quelconque. Son gnie
embrasse tout [.]. La Banque envisage ainsi devient toute une politique, elle exige une tte
puissante, et porte alors un homme bien tremp se mettre au-dessus des lois de la probit dans
lesquelles il se trouve l'troit , Balzac, La MaisonNucingen,in O.C.,VI, p. 360.
101
Marchandise
et finances
dans
la littratue
du premier
XIXe sicle
Laure
Lvque
Quand bien mme la littrature se tait, au moins jusqu'en 1848 60, l'exception
notable de Lucien Leuwen (dont l'criture date de 1834, mais qui reste indit) sur la
forme nouvelle des antagonismes et les violences qu'ils suscitent, elle n'en prend pas
moins acte des affrontements
de classes que l'industrialisation
produit. Le constat
est identique pour Stendhal aussi bien quand Octave de Malivert (Armance, 1827)
dnonce les basses compromissions
de la noblesse ou quand Lucien Leuwen, face
l'aristocratie qu'il s'impose de frquenter, s'indigne de l'abaissement dont tmoignent
les salons de la meilleure socit nancenne :
Grand Dieu ! Dans quelle plate compagnie le hasard m'a-t-il jet ! Comment
faire pour tre plus sot et plus mesquinement
bourgeois ? Quel attachement
farouche au plus petit intrt d'argent ! Et ce sont l les descendants
des
vainqueurs de Charles le Tmraire ! 61
Au reste, Stendhal, journaliste d'occasion pour desjournaux
anglais, avait, ds
1825, brief ses lecteurs :
La noblesse dcline rapidement
devant les progrs croissants des affaires et
du commerce ; comme, heureusement, nous n'avons pas de majorat, tous nos jeunes
gens nobles et riches se font industriels. A la tte de nos matres de forge, nous
trouvons le prince de Broglie et le marquis de Louvois. 62
Ds lors triomphe cette morale des intrts qui permet de gagner la Bourse
coup sr et que Stendhal dnonce, lui aussi, dans Armance 63.Ds lors, les friPons
balzaciens lvent les intrts gostes au dernier degr de la conscration et c'est ce
Waterloo, c'est--dire, encore, en
que dcouvre Fabrice - et, significativement,
1815 - comprenant
que les individus se gouvernent dsormais selon le Code des
gens malhonntes.
LIBERT D'ENTREPRENDRE
ET EFFETS DU COMMERCE
LE RGNE DES BANQUIERS COMMENCE
QUAND
60. Voir Dolf hler, Le Spleen contre l'oubli. juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen,
Paris, Payot, 1996.
61. Stendhal, Lucien Leuwen, op. cit., p. 1019.
62. Stendhal, Paris-Londres,chroniques, Rene Dnier d., Paris, Stock, 1997, p. 589.
63. En la personne du commandeur de Soubirane, Cette me vulgaire qui, avant ou aprs la
naissance, ne voyait au monde que l'argent [.] il connaissait madame la comtesse de ***, et l'on
pourrait jouer sur la rente coup sr. Ce mot coup sr fit faire un haut-le-cur Octave ,
Stendhal, Armance,A. Hoog d., Paris, Gallimard, Folio, 1975, pp. 72-73.
64. Encore leur fragilit est-elle aussi un signe de dynamisme entrepreunarial, se relever d'une
faillite et se refaire relevant, finalement, de la slection naturelle de la socit capitaliste.
103
Marchandise
et finances
dans
la littratue
du premier
XIXe sicle
Laure
Lvque
victoire aux cus . Mais celle qui s'annonce pour un petit nombre d'initis est,
videmment, infiniment plus rentable comme le sait Gobseck qui cite les trois piliers
de la sagesse financire - le crdit public, la Banque, le Commerce - savamment
manis par ces nouveaux rois silencieux et inconnus, les arbitres de [nos] destines
qui connaissent et jugent de tout, devin [ant] toujours vrai . Il est vrai que leurs
accointances avec les plus hautes autorits de l'Etat favorisent puissamment cette
clairvoyance . Ds l'Empire, la Banque de France - cre en 1800 - et la Bourse en 1808 - devaient rpondre aux intrts nouveaux de l'tat et des gens de finances,
aux valeurs soit ouverte par les Rothschild et autres
avant qu'une proto-Bourse
capitalistes , pariant sur l'avenir. Cette Bourse o peut se noyer l'homme d'affaires 67.
Cette Bourse dont Claparon dit Csar qu'elle va s'achever , prs des Champslyses, dans une ambiance de spculation immobilire effrne, celle des terrains
de la Madeleine qui emportera Csar en 1819, faute d'avoir pu honorer les effets
souscrits ni trouver la somme ncessaire car l'argent ne connat personne ; il n'a
pas d'oreille l'argent, il n'a pas de cur, l'argent 68.Cette mme spculation - sur
les mmes terrains - qui resurgit, dcuple dans Les Petits bourgeois en 1839-40,
avant d'atteindre son apoge dans le Paris haussmannien
de Saccard.
Le saut qualitatif qui s'opre entre la Restauration et la monarchie de Juillet
s'inscrit dans la trame des intrigues et des manipulations qui ne portent pas seulement
sur les affaires, sur l'argent, mais qui affectent fondamentalement
les hommes et
leurs comportements
quand le petit usurier, artisan trangleur et souvent notaire,
cde la place au banquier d'affaires et ses prte-noms que rien n'arrte, arms qu'ils
sont de la puissance du capital, mme dsormais de faire des rois et d'craser des
peuples.
Les rapports entre politique et capital sont plus inextricablement lis que jamais,
et mieux vaudrait d'ailleurs dire la domination du politique par le capital - l'habile
Nucingen, prototype du banquier 69 l'incarne au mieux pendant trois dcennies,
et c'est l'tude de son cas qui permet
avec ses trois liquidations programmes
Blondet de tirer une loi gnrale sur les banquiers : La plupart de ces hommes sont
si contigus la Politique qu'ils finissent par s'en mler 70 - au moment o l'argent
lui-mme se fait marchandise 71et o la circulation des capitaux nourrit la spculation
les besoins nouveaux au dmarrage de l'industrialisation
et des
qu'engendrent
infrastructures en moyens de transport qu'elle impose. Les rseaux matriels - routiers,
fluviaux et, vite, ferroviaires -, les rseaux techniques, bancaires notamment, et humains
sont la condition ncessaire de la rapidit des changes et de la russite qu'incarnent,
67. Voir Chateaubriand, Dela mission de M. de Mackau, 14 aot 1825, Polmique,in uvres
compltes,Paris, Garnier, 1861, VIII, p. 419.
68. Balzac, Csar Birotteau,in O.C., II, pp. 277 et 282.
69. Voir, sur ce point l'tude de Jean-Herv Donnard, Qui est Nucingen ? , EAnnebalzacienne,
1960.Au-deldes personnalits , au reste, c'est le type mme du banquier qui intresse Balzac,qui
lui consacre un portrait incisif ( Le banquier ) dans le style de ses physiologies o c'est encore le
jeune Rothschild qui sert de rfrent, in O.C.,XIV,pp. 453-455.
70. Balzac, La Maison Nucingen, in O.C., VI, p. 13.
71. Grandet ne l'ignore videmment pas, quand bien mme il fait la bte devant le prsident
Cruchot. Il n'a pas mme besoin, lui, de la caution des conomistes anglais qu'il n'a probablement
pas lus, c'est intimement qu'il le sait: en principe, selon Bentham, l'argent est une marchandise
et [.] ce que reprsente l'argent devient galement marchandise", Balzac, Eugnie Grandet, in
O.C., V, p. 840.
105
Marchandise
et finances
dans
la littratue
du premier
xix6 sicle
Laure
Lvque
Lintime comprhension
des mcanismes transformateurs
de la socit et de ce
qu'ils induisent dans la vie des hommes, leurs comportements et leurs intrts procde
directement
des illusions, des espoirs et des expriences de Balzac. D'un Balzac
dont la vie mme a t une entreprise - n'est-ce pas, au reste, trs exactement ce que
dit Grandet sa fille : La vie est une affaire 77? Et pas seulement d'criture puisqu'il
a pens d'abord faire fortune dans les affaires, montant des maisons d'dition,
d'agriculture spculative, de construction de canaux, de chemins de fer. 78. Pour
tenir de l'chec, sa trajectoire n'anticipe et ne nourrit pas moins celle d'un Csar
Birotteau qui a l'intuition de la ncessit de la concentration
verticale : les profits
viendront d'autant mieux qu'il contrlera les matires premires qui entrent dans la
mis
production de ses huiles et de ses parfums. Avant lui, Balzac, financirement
mal par ses entreprises ditoriales, avait conclu la ncessit de contrler toute la
chane de la production, jusqu' l'imprimerie inclusivement. De l des investissements
colossaux qu'il consent avec des capitaux qui ne lui sont pas propres - comme
Birotteau -, des capitaux que, qui plus est, il ne possde pas non plus en quantits
. C'est l'chec assur et il y a une Grandeur et dcadence de la
disproportionnes
maison Balzac comme de la maison Birotteau. Commercialement,
Balzac est alors
une valeur morte, quelle chance pour la littrature, valeur-refuge qui lui assure une
reconversion, certes russie, mais quel prix ? Celui de l'alination puisque, entrant
dans la carrire, son dbut dans la vie, il abdique toute possibilit d'indpendance
financire - plus jamais il ne sera son compte - pour ne plus jouir que de sa libert
de cration, laquelle ne vaut qu'autant qu'elle est vendable. Au final, Balzac aura
hypothqu sa vie, finissant, comme Birotteau encore, puis d'avoir couru aprs la
russite et la reconnaissance sociales. Sa production littraire, bien conue comme
un produit79, demeure la plus solide garantie de ses dettes et l'imagination littraire,
organiquement
intgre l'imaginaire capitaliste, ne lui vaut que post mortem dans le renversement
paradoxal d'une production qui se voulait de masse et qui
devait toucher un public de happy few - un retour sur investissement tant attendu.
C'est la seule affaire balzacienne qui aura russi.
POUR
UNE
REFONDATION
CRITIQUE
DE
LA
DE
PATRIMOINE
NOTION
Denis
Martino
Franck-Dominique
*
Barthlmy
Nieddu
Vivien
**
**
109
Pour
une
refondation
critique
de la notion
de patrimoine
Cette pluralit de sens invite explorer plus avant une notion qui apparat la
fois au fondement des socits marchandes et de leurs limites. Car la construction
juridique moderne, destine briser les communauts d'Ancien Rgime et produire
l'individualisme
marchand
des socits capitalistes contemporaines,
s'avrera
incapable de russir accomplir totalement son idal thorique. De mme, on a pu
pointer dans un ouvrage rcent la grande faiblesse de la catgorie de patrimoine
dans l'analyse conomique, en rapprochant
celle-ci des questions que se posent
son propos les praticiens de la culture, les juristes, les sociologues
Cette faiblesse
dans le champ thorique peut tre mise en parallle avec la monte des contradictions
entre patrimoines individuels privs et collectifs (opposition entre appropriation
prive et prservation des ressources, mise en vente d'lments du patrimoine culturel,
crise des patrimoines nationaux, etc.). Ceci conduit un certain nombre d'conomistes
s'interroger sur les rapports entre patrimoines, ordres sociaux et dynamique du
de l'analyse en termes de
capitalisme, et sur la ncessit d'un renouvellement
patrimoine conomique 2.
Ses limites sont particulirement
observables dans la faon dont le courant
dominant en conomie cherche faire rentrer la ralit dans un fonctionnement
de
march. Ces conomistes ne laissent alors aux politiques publiques aucune fonction,
si ce n'est celle de rparer les situations qui ne peuvent vraiment pas s'adapter
un fonctionnement
de march. Cette dmarche
dite d'internalisation
des
externalits fait du march l'institution centrale de la socit. Il nous semble qu'on
doit lui opposer une reconnaissance
de la manifestation
du patrimoine collectif
dans sa ralit premire, et non comme une gne au fonctionnement d'un march
omnipotent.
LA CONFUSION
DU PATRIMOINE
ET DU CAPITAL
Si les conomistes ont un problme avec le patrimoine, c'est qu'ils ont trs tt
retenu la dfinition juridique en termes de droits de proprits individuels marchands :
est patrimoine uniquement ce qui peut tre inscrit dans des bilans montaires o les
avoirs rpondent des engagements.
Or nous sommes confronts des formes de
patrimoines o les droits de proprit individuelle n'ont pas de sens ou pour lesquels
il est techniquement
difficile d'identifier celui qui a droit la proprit. Ainsi, la
priode de forte croissance des Trente Glorieuses a t une priode d'accumulation
de capital, qui est venue gonfler les comptes de patrimoine des entreprises. Mais
c'est aussi, et on l'oublie trop souvent une priode d'activation de patrimoines
communs avec entre autres la Nation comme espace ncessaire la rgulation, et
des identits qui dlimitaient des appartenances collectives (branches professionnelles,
secteurs sociaux).
Ds qu'ils sortent d'une reprsentation de la socit comme conomie de march,
et notamment lorsqu'ils s'intressent la production ou la rpartition de la richesse,
les conomistes sont obligs de constater que les marchandises ne sont pas seulement
produites avec des marchandises : ct des ressources prives qu'on peut acheter,
sont mises en uvre les ressources collectives qui renvoient au second sens donn au
1. Barrre et alii, Rinventer le patrimoine, De la culture l'conomie, une nouvelle pense du
patrimoine?, L'Harmattan, 2005.
2. Voir le n spcial de Gographie,conomie,Socits,n 3/2004, vol. 6.
-110-
Denis
Barthlmy;
Martino
Nieddu,
Franck-Dominique
Vivien
terme de patrimoine. Ces ressources sont difficiles dcrire l'aide des outils de
base des conomistes que sont les comptabilits d'entreprise ou nationale, mais cette
difficult est aggrave par la confusion organise de faon systmatique entre capital
et patrimoine.
D'o de redoutables problmes en matire d'valuation de la valeur d'une
entreprise, en raison de la possibilit de retenir trois valeurs souvent divergentes : la
valeur dite patrimoniale par les notaires, valeur vnale qu'a un actif sur le march
(bien connue du crateur d'entreprise qui se voit refuser par le banquier des prts
portant sur des biens indispensables la production, mais considrs comme trop
spcifiques pour tre revendus par ce banquier en cas de faillite) ; la valeur conomique,
dfinie comme la somme des esprances de gains futurs, lie une convention sur
l'horizon de temps qu'on se donne pour le retour sur investissement ; la valeur de
remplacement, qui mesure les actifs leur cot de production. Cette dernire rvle
des inputs sociaux ou naturels ncessaires la production, mais
paradoxalement
que l'entreprise ne peut ni produire seule ni acqurir en toute proprit. C'est un
problme bien connu depuis le dbut du sicle dernier, avec les travaux de Veblen.
Le capital individuel lui-mme ne peut exister sans ce qu'il appelle les actifs intangibles
c'est--dire le grand corps de connaissances communes utilis dans une industrie,
qui est le produit et le patrimoine de la coopration industrielle. Or, ces actifs ne
sont intressants que s'ils circulent et ne peuvent tre attribus spcifiquement des
de l'activit passe et prsente de la
personnes prives. Rsultats immatriels
communaut industrielle (qui prend la forme d'une branche, d'un secteur ou d'un
rseau dans l'activit moderne),
ils n'ont pas de sens hors de la vie de cette
communaut dans son ensemble.
On peut alors constater une course permanente l'largissement de ce qui sera
considr comme actifs (comme capital disponible si l'on prfre) dans les comptes
nationaux : le culturel, le naturel, le relationnel, le politique, le social, doivent en
des ressources. Cette volont
faire partie puisqu'ils constituent indniablement
d'tendre la sphre du patrimoine - dans sa dfinition de patrimoine
priv
s'applique des domaines trs divers. Ainsi les droits retraite par rpartition sont
reprsents dans le langage d'quivalents patrimoniaux comme un droit flux de
revenus calculables moyennant une convention sur l'esprance de vie . Or, il n'est
pas possible de transmettre des droits la retraite hors du couple, mme si l'on peut
faire du calcul actuariel pour donner l'apparence d'un patrimoine individuel un
droit social. De plus, la dfinition comptable du patrimoine exige du point de vue
l'unit de ses proprits. Lorsque les actifs sont reprsents comme
mthodologique
du capital financier, ils doivent la fois tre divisibles, valorisables montairement,
et pouvoir donner lieu une cession de droits de proprit (tre cds sur le march
et/ou tre transmis par hritage). Autant dire que tout patrimoine n'entre pas dans
cette catgorie de capital disponible, loin s'en faut.
QUELLE RECONSTRUCTION
PATRIMOINE ?
ANALYTIQUE DU CONCEPT DE
Une reconstruction est donc rendue ncessaire la fois par le caractre central
du concept de patrimoine conomique et sa fragilit. Ceci invite prendre en compte
les critiques issues des diffrentes disciplines (telles qu'on les trouve dans les diverses
Rinventer le patrimoine cit plus
interventions
de l'ouvrage pluridisciplinaire
111
Pour
une
refondation
critique
de la notion
de patrimoine
haut) : celle du juriste qui sait que le droit de la proprit priv est inapplicable en
l'tat et qui passe son temps inventer des dispositifs permettant la socit d'aller
au-del du patrimoine marchand et du patrimoine individuel (dans des domaines
aussi divers que le droit de l'urbanisme, de l'environnement,
des brevets, etc.) ; celle
des sociologues,
la ncessit de reconnatre
le caractre
lesquels pointent
incontournable
d'un travail des personnes et des groupes sur leur identit, qui n'est
autre que le travail de patrimonialisation
; celle des praticiens aussi, pour qui le
patrimoine n'existe pas en soi : il faut allouer des ressources sa qualification et
l'identification de valeurs patrimoniales. Il est alors possible de dessiner deux voies de
reconstruction.
La premire consiste considrer que le patrimoine, tel qu'il est apprhend
par les conomistes, repre quelque chose de consistant (des ressources lgues par
le pass et disponibles pour l'avenir, formant des actifs nets mettre en face de
passifs) tout en tant trs incomplet dans sa caractrisation. Cette vision dbouche
sur diverses tentatives de (re) dfinition en extension du patrimoine, telle que celle
propose par J.-L. Weber, qui fait de celui-ci l' ensemble des actifs matriels et
immatriels, produits ou offerts par la nature, qui permettent notre vie 3.
Les largissements se font alors dans cinq directions : 1. le passage de biens
matriels des biens immatriels, mais susceptibles d'tre le support de droits de
proprit (un brevet, une franchise, une marque), 2. le passage de biens des nonbiens , choses non marchandes pouvant toujours tre rattaches un individu (actifs
non financiers et non marchands, tels que les relations de l'individu), 3. une extension
au domaine public, portant reconnaissance
d'objets par nature collectifs, non
divisibles, fondant un patrimoine public non marchand (un monument, un savoirfaire collectif), 4. l'extension
une gestion non marchande
de ces lments
(l'incapacit les faire entrer dans des comptes de capital amne diverses
propositions pour en rendre compte : comptabilit en quantit physique, description
construites et
par inventaire, etc.), 5. l'intgration des institutions historiquement
transmises, comme ressources ncessaires pour le fonctionnement
conomique.
La seconde voie de reconstruction
du concept consiste changer de point de
vue. Lesjuristes considrent que l'essentiel dans le patrimoine, d'un point de vue
conceptuel est de permettre l'existence juridique du titulaire des biens. Dit autrement,
le patrimoine a plus faire avec tre quelqu'un qu'avec avoir des choses . Ceci
marque la limite de la stratgie d'largissement du patrimoine conomique, car est
en termes de fonctions entre la
introduite cet endroit une rupture fondamentale
notion de capital et celle de patrimoine. Pour bien le comprendre, il faut se demander
dans quel rapport les objets, qu'ils soient ou non matriels, sont engags. Penser en
termes de patrimoine engage dans un rapport social autre que celui de capital qui
est fond sur la volont de s'approprier
les choses pour la satisfaction de besoins
individuels. En tant que rapport social, le patrimoine concerne une gestion des
choses telle que le groupe soit assur de sa perptuation, ce qui intgre une solidarit
entre les membres
de ce groupe d'un point de vue intergnrationnel
et
Le mme objet (l'eau, par exemple) peut tre pris dans une
intragnrationnel.
relation marchande (comme ressource privativement appropriable),
tout en tant
engag dans un rapport patrimonial (comme bien commun d'une communaut,
3. WeberJ.-L. (1993) Prsentation de la comptabilit du patrimoine naturel, Environnementet
conomie,Paris, Insee Mthodes, n 39-40, p. 97.
112
Denis
Barthlmy,
Martino
Nieddu,
Franck-Dominique
Vivien
: c'est
prserver en termes de qualit ou de scurit pour cette communaut)
de la
l'application d'une logique de patrimoine, laquelle exclut la marchandisation
scurit et de la qualit.
Le rapport marchand a ceci de particulier, disent des sociologues tels que
Chantelat4, qu'il vise dsencastrer les personnes d'autres types de liens sociaux.
Les personnes se trouvent alors prises dans un lien particulier destin faire en
sorte qu'elles se considrent uniquement
comme vendeur ou acheteur
l'exclusion de tout autre lment d'identit sociale (riche, pauvre, homme, femme,
etc.). Elles sont libres de toute obligation relationnelle la fin de l'acte d'change.
Ces conditions ncessaires pour que la relation marchande puisse fonctionner en
font un rapport social structurellement
incomplet au sens o, mme s'il joueun rle
considrable dans les socits modernes, il est destructeur de toute insertion, et de
toute identit 5. Il ne peut ds lors suffire faire exister lui seul l'ensemble de la
socit. Celle-ci ne peut tre conue comme un pur nud de relations de march
( Le monde n'est pas une marchandise , comme disent aujourd'hui les opposants
la mondialisation
librale). Il faut alors reconnatre, d'un point de vue analytique,
l'existence dans les socits marchandes
elles-mmes d'un rapport conomique
spcifique, qui existe d'ailleurs au sein de tout groupe. Nous avons choisi de qualifier
celui-ci de rapport social patrimonial car il est ddi au maintien de la continuit
sociale des groupes. Cette dernire est soumise des remaniements d'identit (dans
le sens d'une conservation adaptative). Ceci ncessite l'utilisation de moyens selon
des rgles qui, ncessairement,
sont extrieures la logique marchande, et dont le
chercheur doit faire l'analyse conomique.
Le fait de qualifier ce rapport de patrimonial ne signifie pas qu'on oublie
l'importance des patrimoines marchands (au sens individualiste issu de la Rvolution
franaise, que l'individu en question soit personne physique ou morale), mais qu'on
s'intresse aux objets et aux relations en ce qu'ils participent l'existence et la
continuit des groupes sociaux. On utilise donc un concept qui se rattache au sens
tymologique du terme patrimoine, mais aussi au sens des valeurs collectives que la
Rvolution franaise portait simultanment
la construction
Par
individualiste.
ailleurs, ceci ne nous conduit pas accorder une valeur morale particulire la
persistance d'un groupe social. Celle-ci (cas des groupes mafieux) peut tre, dans
certaines situations, rgressive ; les relations marchande et patrimoniale
peuvent
donc tre tour tour, selon les circonstances, libratrices ou opprimantes.
Mais,
lorsque les conomistes omettent de prendre en compte la relation patrimoniale, ils
tendent dissimuler un enjeu essentiel des actions et politiques qu'ils prconisent :
au plan des identits de ces
les effets sur les groupes sociaux, et les remaniements
groupes, que leurs prconisations rendent pourtant ncessaires.
4. Pour une prsentation, voir Barthlemy D., Nieddu M., Vivien F.-D. (2005) Encastrement,
valeurs d'abstraction du march et valeurs de socialit, in Sabourin E., Antona M., (dir.) Les
tensions entre lien social et intrts matrielsdans les processusd'action collective,Paris, La petite
bibliothque du MAUSS,p. 83-97.
5. Cette analyse est parfois conteste au motif qu'il existerait une identit marchande . En ralit
on cherche plutt dsigner par l l'identit du commerant, qui a pour activit professionnelle de
pratiquer constamment l'achat et la vente, ou alors l'identit d'un march spcifique (celui des
biens d'appellation contrle, ou des biens de mode). Dans chacun de ces cas, ce qui forme l'identit
n'est pas la relation marchande, mais ce qui permet de diffrencier la personne au regard de
l'anonymat des acheteurs et vendeurs ou le produit de la banalisation gnrique. Lidentit n'est pas
tire du march, mais de ce qui permet de se diffrencier et par l mme de rduire la concurrence.
113
Pour
une
REQUALIFIER
refondation
de la notion
critique
LE NON-MARCHAND
de patrimoine
Le rapport patrimonial induit une logique d'allocation des ressources qui n'est
ni rsiduelle ni subordonne la relation de march. Cette autre logique d'affectation
de moyens doit tre d'abord pose en tant que telle, avant d'tre envisage dans son
rapport avec la logique marchande. Pour la saisir, on partira d'une critique de la
dmarche dominante en science conomique qui consiste, soit voir dans les relations
de march l'exclusivit des relations conomiques d'une socit, soit considrer
que la rationalit des relations de march s'impose comme rationalit ultime,
structurant
l'ensemble des relations concernant
l'allocation des ressources, la
production, et la rpartition des biens dans une socit. Les conomistes qui mnent
ces analyses tentent ds lors de rduire les politiques publiques et les comportements
correspondants des sortes de mauvais choix, qu'on nomme en conomie solutions
de second best qui sont des arrangements
ncessaires mais insatisfaisants au regard
de la norme du march.
Pour l'essentiel, on peut noter chez ces conomistes l'utilisation de trois outils
en vue de cette rduction : la notion de capital, celle d'externalit,
ainsi qu'une
mthode qu'on qualifiera de dmembrement
des valeurs. La premire opration, on
l'a vu, consiste requalifier comme capital tout ce qui, un moment donn, peut
apparatre comme une ressource. Cette extension du domaine du capital a un objectif :
introduire l'ide que les diffrents types de capitaux sont substituables, et que par
exemple, si on dtruit du capital naturel (des ressources naturelles) ou social
(des relations sociales), on pourra toujours les remplacer par d'autres types de capital6.
Le deuxime type d'opration renvoie au fait que, mme spcialises, les activits
Par exemple, lorsque je produis un objet, je
sociales restent multifonctionnelles.
produis en mme temps, sans le vouloir, des externalits dont certaines ont des
effets bnfiques sur la socit : de la comptence,
un certain type de paysage
industriel, un certain niveau de relations sociales, etc. Dans un tel contexte, la
rponse gnralement avance par les conomistes vise sparer institutionnellement
les fonctions pour pouvoir associer un march chacune des fonctions prise
individuellement.
Il s'agit d'tre en position de crer les marchs qui pourraient
rinternaliser ce qui n'entre pas (du moins pas encore, selon le point de vue des
conomistes de march) dans une relation marchande spcifique. Pour ce faire, ces
mmes conomistes chercheront, par un troisime type d'opration, sparer, pour
un mme objet, ses diffrentes valeurs (ils reprent diffrentes valeurs telles que, par
exemple, valeur d'usage, valeur de non-usage, valeur d'option, valeur de quasi-option)
de telle faon qu'on russisse trouver un aspect sur lequel l'on puisse passer de la
catgorie de bien pas encore marchand celle de bien marchand.
Ces trois outils contribuent largir dmesurment
l'espace du marchand, en
cherchant isoler dans ce fait social total qu'est une relation ce qui ressort du
march, tout en niant ses autres aspects. Dans la ralit du monde, il restera tout de
mme des biens publics, mais au regard de cette dmarche ceux-ci ne sont que les
biens sur lesquels il aura t impossible de raliser toutes les oprations dcrites plus
haut et destines les transformer en marchandises.
Le bien public n'existerait
6. Il s'agit l de l'lment central de la proposition noclassique en matire de dveloppement
durable, selon un scnario qualifi de soutenabilit faible. Voir Vivien F.-D. (2005) Le dveloppement soutenable,Paris, La Dcouverte, p. 31.
114
Denis
Barthlemy,
Martino
Nieddu,
Franck-Dominique
Vivien
jamais pour lui-mme, mais par dfaut : il est un bien non marchand du fait de sa
mauvaise qualit marchande .
Pour nous, il parat donc indispensable
de requalifier ce non-marchand
,
arbitrairement
rejet aux confins de la sphre marchande. Tel que nous l'avons
tudi dans le cas des considrations non commerciales discutes l'Organisation
Mondiale du Commerce, de la multifonctionnalit
agricole, ou du patrimoine
il ne renvoie pas des biens, au sens o les entendent l'conomie et
professionnel7,
le droit, mais des tats que la socit ou un groupe social souhaite produire ou
reproduire : un certain tat de la sant publique, un certain niveau de scurit
alimentaire, un certain tat de l'organisation professionnelle, un certain niveau de la
qualit d'un service, etc.
On a dit plus haut que, si on la considre dans sa radicalit, la relation marchande
suppose que le lien social n'existe qu' travers la libert des personnes raliser ou
refuser la transaction de march, autrement dit que ces personnes sont considres
au sens o leur identit propre ne compte pas dans cette
gales et interchangeables
transaction.
Notre hypothse quant au rapport social patrimonial
est qu'il est
consubstantiel au fait que les hommes sont toujours insrs dans des groupes sociaux ;
la relation marchande ne fait pas disparatre cette insertion, mme si les circonstances
de son exercice peuvent mettre sous tension ces groupes, ce qui impose, du point de
de redire leur existence et/ou d'oprer
vue de la relation patrimoniale,
les
remaniements
d'identits rendus ncessaires par la coexistence des deux relations.
REPRER
LES RAPPORTS
SOCIAUX PATRIMONIAUX
DANS L'CONOMIE
Si ce que nous dfendons est exact, on doit retrouver dans tout le fonctionnement
conomique les effets du rapport social patrimonial. Prenons deux exemples tirs
de travaux portant sur la formation des moyens de production, en agriculture et
dans l'industrie.
Pour ce qui est de l'agriculture franaise, celle-ci a connu une modernisation
extrmement
rapide durant les Trente Glorieuses, en ralisant ce que le Trait de
Rome prvoyait pour elle en 1957, savoir son insertion dans un grand march
unique. Or, force est de constater que cette mutation s'est opre travers un ensemble
de dispositifs qui, paradoxalement, cartaient les mcanismes marchands d'allocation
des ressources, par exemple, en organisant la sparation entre le droit d'utilisation
de la terre et le droit de proprit. Ceci permet au producteur de conserver la matrise
du capital foncier y compris lorsque le jeu des hritages amne le fractionnement
de
ce capital ou pour carter des concentrations
d'exploitations juges excessives. Ce
dispositif, lorsqu'on l'analyse 8, donne voir un travail de redfinition de l'identit
conomique des producteurs agricoles. D'une identit familiale on glisse vers une
identit d'agriculteur professionnel. Cette nouvelle identit a son importance. D'une
7. Voir respectivement: Nieddu M. (2003) Les considrations non commerciales, une certaine
forme d'conomie sociale dans la mondialisation librale ? , in Euzby C., et al., Mondialisationet
rgulation sociale, tome 2, Paris, LHarmattan, p. 623-639; Barthlemy D., Nieddu M. (2003)
Multifonctionnalit agricole, biens marchands ou biens identitaires ? , conomierurale, n 273274, p. 103-120; Barthlemy D. (2005) Linstitution d'un patrimoine professionnel en agriculture , in Barrre C., et al. (ds.), op. cit., p. 197-221.
8. Voir Barthlmy, D., 2002, conomie patrimoniale et rpartition des moyens de production
dans l'agriculture franaise, conomieRurale, 268-269: 89-102.
115
Pour
une
refondation
critique
de la notion
de patrimoine
part, elle exclut de la matrise du foncier ceux qui seront considrs comme nonagriculteurs. D'autre part, le lgislateur introduit au sein de la communaut ainsi
redfinie des rgles de solidarit quant la distribution
de ce capital (aides
l'installation des jeunes, rpartition des terres libres par des dispositifs collectifs
qui l'organisent entre les membres du groupe professionnel). Celle-ci comporte certes
des aspects discutables, et nous avons insist sur le fait que la logique des rapports
n'tait pas ncessairement
patrimoniaux
progressiste. Mais le fait de les reprer et
de penser leurs effets permet prcisment de faire porter le dbat sur la rgle de
justice qui prvaudra au sein de la communaut. Cela a t galement le cas pour les
quotas laitiers. Si l'on s'est refus laisser faire les mouvements de concentration
imposs par les marchs, c'est que l'on souhaitait que cette agriculture professionnelle
reste rpartie sur l'ensemble du territoire national. La logique de la prservation
caractristique du rapport patrimonial l'a donc (partiellement) emport sur la logique
marchande. Elle a impos cette logique une recomposition,
notamment vers des
produits revendiquant une plus grande qualit (laits de montagne et autres).
Le cas de l'agriculture pourrait tre considr comme exceptionnel. En ralit il
attire l'attention sur des situations plus complexes dcrypter, mais dans lesquelles
les effets de rapports patrimoniaux
sont tout aussi consistants.
Ces rapports
introduisent la fois un principe d'identit (le patrimoine ne peut exister sans un
groupe qui le porte, raison pour laquelle on parle de patrimoine de la nation, ou de
l'humanit) et des rgles de justice redistributive au sein du groupe, qui s'opposent
la rgle de la. justicecommutative marchande (je reois uniquement l'quivalent de
ce queje paie). Lun des ouvrages d'conomie industrielle les plus intressants de la
dcennie 1990 (paradoxalement
et il s'en crit peu car les conomistes pensent
pouvoir s'en passer puisqu'ils tudient des marchs) rdig quatre mains par un
Amricain, M. Storper, et un Franais, R. Salais, et publi aux ditions de l'EHESS,
Les mondes de production, porte prcisment en sous-titre : Enqute sur l'identit
conomique de la France . Les deux auteurs montrent que selon l'identit attribue
au produit que l'on souhaite raliser, l'entreprise ne mettra pas en place les mmes
stratgies de recherche de gains de productivit. La prservation de l'identit de ce
produit - logique patrimoniale s'il en est - oriente donc fortement les mcanismes
d'allocation de ressources. De la mme faon, dans le prolongement
de travaux en
conomie rgionale, on peut reprer la formation d'espaces professionnels, qui sont
structurs en secteurs, ou en territoires autour de ressources libres d'accs pour tous les
membres du groupe. C'est le fondement thorique des ples de comptitivit - dont un
aspect positif est qu'ils renouent avec une logique de politique industrielle - au sein
desquels doivent en principe dominer des rgles de coopration et de partage
d'information 9.
La question de l'identit conomique, et la mobilisation de patrimoines qu'elle
visible pour les biens culturels, les produits d'origine
induit, est particulirement
contrle ou des biens dit cratifs comme ceux de la mode ; dans ces cas, on peroit
bien que s'ils sont fortement relis l'activit marchande, il reste qu'ils ne peuvent
exister sans mise en uvre d'une logique patrimoniale.
L'activit peut tre
9. Les dispositifs fiscauxdu type zone franche qui accompagnent ces ples n'entrent pas dans ce
schma. Ils relvent d'une concession l'esprit nolibral dominant. Ils ne creront que des effets
d'aubaine et n'apporteront rien aux ples, qui ont au contraire besoin que l'tat se dote des moyens
de financement public.
116
Denis
Barthlmy,
Martino
Nieddu,
Franck-Dominique
Vivien
exclusivement marchande, mais son substrat est une activit de formation d'identit,
puis la prservation dans un certain tat patrimonial de cette identit. Ce substrat a
une existence propre, et il est par nature exclu de la relation marchande. Il ncessite
un travail de production ou de reconnaissance auquel il faut allouer des ressources.
QUELS ENJEUX POUR L'ANALYSE DES SITUATIONS
CONTEMPORAINES ?
Faute d'attention porte l'existence de la relation patrimoniale et des activits
d'allocation de ressources qu'elle induit, les institutions ne sont envisages que du
point de vue des distorsions de march qu'elles entranent. Pour revenir sur un seul
exemple, la mise en place des quotas laitiers en 1984 a t trs souvent analyse de
ce seul point de vue, ce qui n'est pas tout fait faux, puisqu'il y a bien entrave au
march. Mais cela laisse de ct l'interrogation
sur la ncessit et les fondements
de l'instauration
de tels moyens de rgulation,
conomiques
qui n'auraient
si l'on suit nombre d'conomistes, t labors qu' partir de pures
apparemment,
contingences politiques. Or, si l'on adopte le point de vue de l'conomie patrimoniale,
on peut mettre en vidence que l'instauration des quotas a t le moyen de prserver
la continuit dans le temps des exploitations laitires et leur rpartition territoriale
travers un systme d'allocation de quotas en dehors du march, rpartis entre
selon des rgles
de solidarits
et
intergnrationnelles
producteurs
et selon une logique d'identit se traduisant par le maintien
intragnrationnelles,
d'agriculteurs dans certaines zones (zones de production, zones fragiles, zones de
montagnes etc.)10.
Ainsi, les politiques publiques ne sont pas des compositions entre un idal de
march et des arrangements qui dgradent cet idal mais que le pragmatisme rendrait
ncessaire. Lorsqu'on y est attentif, l'exprience montre qu'elles sont le produit
composite des tensions issues de ces deux rapports : la relation marchande et les
dynamiques qu'elle induit, mais aussi le travail de maintien ou de remaniement
d'identits que tend structurer en permanence le rapport social patrimonial.
Ceci dessine des directions de recherche nouvelles pour les chercheurs en
sciences sociales - les conomistes ayant une responsabilit particulire -, notamment
parce qu'il leur appartient de rendre visible le rapport patrimonial et de produire
une analyse de ses effets. Car ces chercheurs participent aux choix collectifs, en
mettant au point des technologies de l'action sociale.
Trois tches, qui relvent de telles technologies, destines crer ou rvler les
valeurs patrimoniales, leur incombent.
l'uvre dans des situations
D'abord,
identifier les valeurs patrimoniales
concrtes : que cherche-t-on prserver et pourquoi ?
Ensuite, mettre au point les outils d'observation et de mesure de ces valeurs. De
la mme faon que la mise en place d'une comptabilit nationale a t une condition
de la mise en uvre de politiques keynsiennes, la mise en place d'indicateurs de
mesure et de reprage d'quivalents patrimoniaux est ncessaire au dveloppement
de politiques publiques reconnaissant
le fait patrimonial. Cet effort est d'ailleurs
10. Barthlemy D., BoinonJ.-P., Wavreski P. (2001) The Effects of Milk Quotes National
Implementation on Dairy Farm Structures, in Barthlemy D., David J. (ds) ProductionRights
in EuropeanAgriculture, Paris, INRA-Editions & Elsevier,Amsterdam, p. 83-103.
117
Pour
une
refondation
critique
de la notion
de patrimoine
118
fcofii
mu
il
1-
IHII
LE
MARCH
CHEZ
POLANYI
Quynh
*
Delaunay
La nature sociale et historique du march, nonce par Karl Polanyi, dans son
ouvrage La grande transformation, aux origines politiques et conomiques de notre
temps (1983), devait constituer un dmenti cinglant au march abstrait de la thorie
no-classique, qui voit le march comme l'quilibre d'un systme offre-demandeprix dans un espace o les agents, anonymes et atomistiques, agiraient selon la
rationalit conomique de l'optimisation de l'allocation des ressources. La grande
transformation
, c'tait, pour Polanyi, avec la grande crise des annes 1930 et
l'intervention des tats, la mort du libralisme conomique, instaur, dans la pratique
et dans la thorie, au xix" sicle, travers le march autorgulateur.
La grande transformation est le livre le plus connu de Polanyi. Il possde une
porte politique et idologique qui explique son succs au dtriment d'un autre
livre, tout aussi important, sinon plus, au point de vue scientifique, Les systmes
conomiques dans l'histoire et dans la thorie. C'est un ouvrage publi en anglais,
en 1957, avec Karl Arensberg, partir de travaux runissant des historiens de
Dans cet ouvrage, les auteurs s'efforaient de
l'Antiquit et des anthropologues.
rflchir aux principes d'organisation, dans les socits primitives et archaques. Ils
montraient l'existence des modes d'organisation
centrs, non sur des mobiles de
gain et de profit, mais sur des relations sociales dans lesquelles l'conomie, au sens
des socits occidentales, tait absente, absorbe dans d'autres types de relations,
notamment la rciprocit et la redistribution, le sacr.
* Sociologue
la pense 347
121
Le march
chez
Polanyi
Quynh
Delaunay
Ce march autorgulateur,
dsocialis, se dtachant du contrle de la socit,
fonctionnant sous l'gide de l'talon-or, aboutit la crise terrible des annes 1930.
Avec l'intervention des tats se produisit la re-socialisation de l'conomie, sous des
formes varies (tat-providence, planification socialiste ou fascisme). Ce fut la grande
transformation, grce la suspension de l'talon-or [id., p. 294-296]. Comme Polanyi
l'crivait : la faiblesse congnitale de la socit du xixe sicle ne venait pas de ce
qu'elle tait une socit industrielle, mais de ce qu'elle tait une socit de march
(p. 322).
Les circonstances
de la rdaction
de l'ouvrage
des relations
Le march
chez
Polanyi
Quynh
Delaunay
OU CRISE DU
de Polanyi
: la neutralisation
des rapports
sociaux
autorgulateur
l'preuve
de l'histoire
La question du march faisait partie d'un projet scientifique plus vaste que
et
Polanyi reprit, dans les annes 1950. A partir des travaux d'anthropologues
125-
Le march
chez
Polanyi
Quynh
Delaunay
Le march
organisateurs
d'ensemble.
des socits
humaines.
chez
Polanyi
Il convient
: la rciprocit
d'en examiner
la cohrence
et la redistribution
Quynh
Delaunay
pas avec la force structurante de l'organisation sociale dans les socits modernes
Des perturbations
taient d'ailleurs dj intervenues, la suite du
contemporaines.
contact avec les Occidentaux [Godelier (1971), p. 229 et Meillassoux (1980), p. 424
in Lojkine (1989)], dans le systme du don de l'le de Trobriand, lorsque Mauss le
dcouvrit. Si le don se perptue dans nos socits, il est second par rapport d'autres
actes de la vie conomique dont il est dpendant,
par les revenus, la fiscalit, le
bnvolat. Comme acte de solidarit, il est dominant et domin. Le don et les
diffrentes formes de l'change ont des contenus historiques.
Les diffrents changes, dans nos socits, ne se situent pas sur la mme chelle
de pouvoir. Ils ne se juxtaposent pas en s'additionnant,
mais ils s'ordonnent au sein
d'une conomie dominante, non pas l'conomie marchande mais l'conomie
capitaliste.
L'absence
d'analyse
historique
de la structure
et de leurs
rapports
Le march est une institution universelle dans l'espace et dans le temps. Mais il
revt des significations diffrentes, qui doivent tre renvoyes, au pralable de l'acte
marchand, comme pour l'acte de donation, aux formes de la production et de la
reproduction des socits : le march des cits du Moyen-Orient antique, important
[Warburton (2003)], mais second par rapport la guerre, la thocratie et l'esclavage,
les marchs diversifis des socits mondiales des xve-xvme sicles, dcrits par
F. Braudel. Ces rapports conomiques sont codifis selon les systmes sociaux et
politiques (le clan, la tribu, la cit grecque, la fodalit, le systme capitaliste),
partir du systme de reprsentations
que les hommes se font de leur rapport les uns
aux autres, sur la base de la ralit de leur organisation sociale. Le matriel et l'idal
s'imbriquent pour donner naissance des rapports sociaux.
Selon la faon dont on aborde la question du march - un schma no-classique
plaqu sur la ralit sociale ou l'expression concrte des formes de l'change d'une
- on
socit relle partir de leurs deux ples, la production et la consommation
n'aboutit pas aux mmes conclusions. Pour les uns, il s'agirait de construire une
conomie alternative au capitalisme en le contournant ; pour les autres, il s'agirait
de produire une analyse du capitalisme, de ses forces et ses faiblesses, incluant la
des sciences et des techniques,
mise en perspective
du dveloppement
de
l'chelle du monde,
l'organisation sociale et des rapports sociaux fondamentaux
et, au final, une certaine matrise de l'volution du capitalisme, en son cur et non
sa priphrie. On voit ainsi l'intrt d'une analyse scientifique des marchs.
Le march
dans l'enseignement
de la science
conomique
notamment
Labsence d'analyse des facteurs de crise du capitalisme,
les
du capital,
conditions de l'exploitation de la force de travail et de l'accumulation
dont la crise des marchs ne serait que l'une des manifestations, caractrisait, pour
l'essentiel, la pense de Polanyi. Pour ce dernier, la crise des marchs serait l'origine
de la crise du capitalisme. Il partait des mcanismes automatiques de l'change et de
la production industrielle, et non de l'histoire des socits organisant leurs relations,
micro-sociologiques avec des ressources et des pouvoirs, macro-sociologiques, comme
des entits sociohistoriques et des structures d'organisation
de classes, de systmes
129
Le march
chez
Polanyi
le libralisme
conomique
par le
Quynh
Delaunay
Des valeurs librales, selon lui, furent associes au libralisme conomique dont
certains maux, cependant, ne devraient pas tre ignors (chmage, profit spculatif).
Elles risqueraient de disparatre avec les systmes d'intervention
tatique. Il dit :
Les liberts civiques, l'entreprise prive et le systme salarial se sont fondus en un
modle de vie qui a favoris la libert morale et l'indpendance
Nous
d'esprit.
devons essayer de conserver.
ces hautes valeurs hrites de l'conomie de march
qui s'est effondre (op. cit., p. 327). Il y avait l une confusion classique entre le
libralisme conomique et le libralisme comme systme, dont les valeurs politiques
remontaient
plus loin et dont les valeurs sociales s'affirmrent plus tard dans les
luttes.
La disparition de l'talon-or, comme moyen de rgler les changes entre les
tats souverains et comme moyen d'tendre partout l'conomie de march, et avec
celle d'un commerce non rglement,
cette disparition,
devait permettre
le
dveloppement de la coopration conomique l'chelle internationale, au gr d'une
libert d'organiser la vie nationale pour le Nouveau monde : la fin de l'conomie
de march pourrait bien signifier une relle coopration
combine la libert
intrieure (p. 326).
A soixante ans de distance, cette grande pense mrite d'tre mdite. C'tait
une vision optimiste des marchs, de la ralit des xixe-xxe sicles et des possibilits
des remdes techniques aux crises des socits capitalistes. Mais la
d'apporter
place de l'or comme monnaie de rserve (systme de l'talon-or), le dollar, rfr
Pas plus que l'talonlui-mme, sert actuellement aux transactions internationales.
or, le dollar ne saurait tre considr comme un moyen neutre de paiement. Le
premier exprimait la rivalit entre les puissances imprialistes, au centre desquelles
avec la livre sterling, et la nature de l'imprialisme
se trouvait la Grande-Bretagne,
d'une superpuissance,
de l'poque.
Le second la domination
les Etats-Unis
d'Amrique au sein d'un monde globalis ingalitaire.
Lanalyse de Polanyi permet toutes les illusions sur la nature du systme capitaliste,
rduit au fonctionnement
des marchs. On en jugulerait la crise en contrlant ces
derniers par des lois. Mais c'est bien ce que font les pays capitalistes
et les
gouvernements mondiaux, par des institutions comme l'OMC ou l'Union europenne,
au moyen des taux de change et d'intrt, une organisation conomique.
La lecture critique de cet auteur fait mieux ressortir l'impratif du moment.
Lconomie plurielle, qu'elle soit solidaire ou quitable, est un moyen de construire
des marchs la priphrie du capitalisme. Elle laisse entire la question du dollar
qui, l'heure actuelle, est l'expression d'un imprialisme n'ayant pas disparu avec
Lnine, malgr ses nouveaux oripeaux. Lissue une crise conomique majeure rside
de ce qu'est
dans une solution politique majeure, mais avec une comprhension
l'conomie capitaliste aujourd'hui.
RFRENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
- BRAUDEL,
F. [1979], Civilisation matrielle, conomie et capitalisme, xveXVIIIesicle, t. 2, Les jeux de l'change, Paris, Armand Colin, Livre de Poche.
- GODBOUT,
J. [2000], Eesprit du don, Paris, La Dcouverte/poche.
- GODELIER, M. [2002], llnigme du don, Paris, Flammarion.
- GRANOVETTER,
M. [1985], Economie Action and Social Structure : The
Problem of Embeddedness , AmericanJournal ofSociology, vol. 91, n 3, novembre,
p. 481-510.
131
Le march
chez
Polanyi
132
VIE
RECHERCHE
DE
LA
LES
PRINCIPES
DE
LECONOMIE
DE
N.G.
LES
DE
MANKIW
CONTRADICTIONS
LA
SYNTHSE
NOCLASSIQUE
David
A.
Warburton
135
Les
principes
de Vconomie
de N. G. Mankiw
DE MANKIW
David
A.
Warburton
principe
pour l'obtenir
Avec ce principe Mankiw ne nous prsente rien de plus que l'une des
des consommateurs
faites par Adam Smith. Ce
observations sur le comportement
principe ne correspondant
que fort peu aux donnes et aux dbats des thories
o la question des prix est insparable de la monnaie, de l'offre et
contemporaines
de la demande, des cots, etc. Il ne correspond gure non plus aux analyses sur les
prix que l'on trouve chez Ricardo, Keynes ou Marx. Donc, ce principe n'est pas bien
ancr dans la pense conomique contemporaine.
Les gens rationnels
pensent
en termes
marginaux
Il existe certes des gens qui prennent des dcisions rationnelles de ce type, en
pesant tout. Les dcisions rationnelles de ce genre sont bases cependant sur les
prix et les choix. Elles sont plutt caractristiques des dmarches des entrepreneurs
telles qu'elles sont prsentes dans les textes de Menger, Walras, Jevons, Smith et
Marshall. Les comportements
censs conduire l'quilibre gnral y renvoient aux
et structures des entrepreneurs
matres des entreprises.
non un
comportements
sujet humain individuel et pris isolment des rapports sociaux et conomiques.
Les gens ragissent
aux incitations
de processus d'ordre
Une affirmation
aussi vague renvoie tellement
radicalement
diffrents (notamment dans l'ordre biologique) qu'elle n'a aucune
pertinence spcifique dans l'ordre historique, conomique, social.
L'change
enrichit
tout le monde
Les
principes
de N. G. Mankiw
de Vconomie
Il l'a dvelopp,
ne l'oublions pas, dans un contexte historicocomparatif).
anthropologique
spcifique, celui de la rvolution industrielle en Angleterre, et des
dbats et combats sur les conditions d'change des crales dans leurs rapports avec
la politique lgislative de l'tat.
La manire de penser inhrente ce principe n 5 est en cohrence avec le
principe n 6 (les marchs seraient la meilleure forme d'organisation de la distribution
d'une certaine quantit de biens). Il se rattache aussi l'ide que les marchs sont
capables de stimuler et d'obtenir la production de quantits plus importantes de
biens. Et aussi de parvenir ce qu'il y ait partout plus de biens pour tout le monde.
Ce principe est galement li au n 8, lequel nonce que la capacit de production
dtermine la qualit de la vie.
En gnral, les marchs
l'activit conomique
constituent
peut parfois
amliorer
les rsultats
du march
produire
Le principe selon lequel la production est une des sources de la prosprit est
connu (sous des formes diffrentes) depuis Ricardo et Marx. Cette conceptualisation
se retrouve (de manire diffrente) chez Bentham et Schumpeter. En fait, dj dans
les annes 1950, Solow a mis en vidence l'incapacit de la discipline conomique
dfinir d'une faon thorique
et empirique
la base conomique
de cette
de la croissance conomique - et personne n'a russi depuis. La
conceptualisation
difficult principale est donc qu'il n'y a pas d'appui thorique contemporain
sur
lequel on peut l'affirmer, une ralit thorique que Mankiw cache.
Les prix montent
quand l'tat
fait fonctionner
la planche
billets
Tout d'abord Mankiw renvoie David Hume et Milton Friedman qui ont
des prix sont dtermines par les changements
prtendu que les augmentations
138-
David
A.
Warburton
entre inflation
et chmage
Les
principes
de Vconomie
de N. G. Mankiw
DE CONCEPTUALISATIONS
DIFFRENTES
David
A.
Warburton
Les
principes
de l'conomie
de N. G. Mankiw
ET RALITS
Un des problmes les plus graves chez Mankiw (mais c'est l une faiblesse qu'il
partage avec beaucoup d'autres conomistes) tient, revenons-y, une profonde
inconscience en ce qui concerne les rapports entre la conceptualisation thorique et
le mouvement rel des processus dans l'histoire de l'humanit.
videmment, les reprsentations des aspects et qualits du march sont divers
gards insparables des processus des XVIIIeet xixc sicles, du Temps des Lumires
et de l'poque du progrs dans le cadre des transformations
des
rvolutionnaires,
transitions diverses et contradictoires
de la domination du systme seigneurial et
aristocratique (lequel a eu des apports marchands aux traits spcifiques) celle du
capitalisme marchand, industriel et financier. Nous avons alors des penseurs de
l'conomie qui sont ceux de l'poque de la Rvolution industrielle, lie avec la
croissance conomique, et une distribution de richesse dans les pays d'Europe,
6. Screpanti & Zamagni, 1995, pp. 147-149.
7. Buiter, 2005, in EconomieJournal, 115, C1-C31.
8. Bernanke et Gurkaymak, 2001, in NBERIMacroeconomics
Annual, 16, 11-57.
9. Dowrick et Rogers, 2002, in OxfordEconomiesPapers, 54, pp. 369-385.
10. Mankiw,2001b, in EconomieJournal, 111, C45-C61.
142-
David
A.
Warburton
16
15 videmment la croissance conomique n'a pas amlior la qualit de vie
d'une faon compatible avec le principe n 5. Ainsi, en fait, aujourd'hui
le type
capitaliste de la croissance conomique ne conduit pas mme aux tats-Unis -
une distribution plus quitable, ni une croissance de prosprit pour toute la
socit. Au niveau mondial l'poque de la Rvolution industrielle, les changes
aux tatsn'ont gure enrichi tout le monde et les marchs contemporains
Unis eux-mmes ont diminu la qualit de vie de millions d'tres humains.
CONCLUSION
Les principes dont il est question dans ce livre ne constituent qu'un mlange
de penses conomiques diverses et, pour la plupart incompatibles. Evidemment, il
y a l une confusion assez grande entre l'conomie et le march, et aussi sur les effets
et le rle du march. En outre, les affirmations identifies comme principes ne
11. Bairoch, 1999, p. 134.
12. The Economist, 15 avril 2006.
13. The Economist, 13 fvrier 2003.
14. The Economist, 16 juillet 1998.
15. The Economist, 10 juin 2006.
143
Les
principes
de Vconomie
de N. G. Mankiw
David
A.
Warburton
145
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Dernires
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QUELQUES
REPRES
MONDE
SUR
DE
UN
FLUX
Patrick
Ribau
distinguer
147
Documents
reprsentant
de la population mondiale
peine 0,4
le Libria,
parmi lesquels Panama,
Malte, les Bahamas se taillent la part
du lion. Les diffrents avantages obtenus ainsi par les grands armateurs sont
d'ordre
fiscal (faibles impositions),
d'ordre rglementaire
(absence de contrles techniques permettant des navires poubelles de naviguer et de
mettre en pril l'cosystme avec les
des mares noires),
multiplications
d'ordre social (politique de bas salaires, prcarit des emplois). Le gain ainsi obtenu pour le transport des marchandises par rapport aux pavillons
nationaux varie de 50 75
Les trafics maritime et arien ont
de plus de
globalement
augment
-148
40
depuis 1990 et quinze tats ralisent 70
des transports
mondiaux.
B- Les changes de services dans le
monde
Ceux-ci ont pris un essor spectaculaire depuis trente ans, en relation
avec la tertiarisation
des activits et
l'internationalisation
des entreprises . En valeur avec 1500 milliards de
au quart du
dollars, ils correspondent
commerce
des marchandises
contre
14
en 1970. Ils sont appels se dvelopper au travers des stratgies menes par les firmes multinationales.
Plus encore que les marchandises
ils
sont l'apanage des pays riches
C- Le commerce international,
important de la mondialisation
conomies
agent
des
Documents
mafias de l'immigration
trafic des armes.
clandestine,
le
: pouvoir et enjeu
conomique
L'information
est dsormais
un
facteur de production . Elle commande aussi bien la stratgie des goudes tats-majors
militaivernements,
res que des firmes multinationales
in149
dustrielles
et financires.
A titre
d'exemple, forte de 362 000 terminaux
installs dans les banques, les FMN, les
bourses et les chancelleries,
l'agence
d'information
financire Reuter dispose du deuxime
rseau de satellites
aprs celui du Pentagone. Les choix qui
sont faits en matire d'investissement
et de dlocalisation
des activits coet sociales dpendent
de
nomiques
plus en plus de la matrise des informations.
La chane informative (industries
de matriels de communication,
producteurs d'informations,
utilisateurs
des rseaux) est domine par les tatsUnis. Cette domination s'appuie sur le
poids de son industrie
informatique
de ses
(Microsoft, IBM, HP, Apple.),
banques de donnes et des grandes
de cinma, de tlvision
entreprises
On as(Time Warner, CNN, CBS.).
siste un vritable imprialisme
amricain tant au niveau de l'information
que sur le plan culturel mme si des
oligopoles
d'entreprises
japonaises
mais aussi europennes
et australiennes (Sony, Matsushita, Toshiba, Philips,
Bertelsmann,
Murdoch.),
par le jeu
d'alliances et de fusions, cherchent
faire leur trou.
Les flux tlphoniques
se sont accrus de plus de 500
depuis 1990 !
E- Les flux humains
Ils sont sans cesse croissants et facilits par le dveloppement
des
moyens de transports, qu'il s'agisse de
flux lgaux ou clandestins , de
travailleurs, de touristes, de rfugis.
Quoi qu'il en soit ces migrations reflsur la
tent les ingalits rencontres
plante : les carts de richesse, l'ingal avancement dans la transition dles tensions et l'instabimographique,
lit gopolitiques.
Aliments par des ingalits socioconomiques croissantes, les flux inter-
Documents
DCLARATION
FINALE
DU
DES
IIIe
SOMMET
PEUPLES
*
D'AMRIQUE
Alors que se tenait Mar del Plata en Argentine
le IVe Sommet des
Amriques (4-5 novembre) regroupant
l'ensemble des chefs d'tat latino-amricains et carabens l'exception de
Cuba, se droulait galement le IIIe
Sommet des peuples d'Amrique
(25 novembre). On lira ci-dessous la dclaration finale de ce dernier, date du
samedi 5 novembre 2005, franchement oppose au premier, rvlatrice
du fort courant d'opposition aux tatsUnis qui existe en Amrique latine.
Nous avions l'intention de publier
simultanment
des extraits de la dclaration finale officielle du Sommet
des Amriques,
du
mais l'ensemble
texte est fait de propos si gnraux de
la part des. cheft d'tat qu'il ne constitue pas un apport digne d'intrt car
dpourvu de tout engagement concret.
tant gnral souhait, il peut aussi
tre gnreux sans consquences lorsqu'il voque la pauvret qui pse sur
le continent. Mais nous savons qu'aucune dclaration gnrale de bonnes intentions ne signifie un changement de
direction politique.
Le sommet des chefs d'tat s'est
galement termin sur un chec pour
le prsident
Bush et les nombreux
chefs d'tat latino-amricains qui, comme lui, souhaitaient que se poursuivent
* Diffusionde l'informationsur l'Amriquelatine
(DIAL),numro D2839-Brl35,15-30 novembre
2005.Site: http://www.dial.infbs.org.
-150
Documents
te contre la pauvret, les peuples continuent d'tre exclus de la prise de dcisions sur nos destines. De plus, nous
nous rencontrons
ici, au sein du IIIe
Sommet des peuples, pour consolider
notre rsistance face aux calamits orchestres par l'empire du Nord et poursuivre la construction
d'alternatives.
Jour aprs jour nous dmontrons
qu'il
est possible de changer le cours de l'histoire et nous nous engageons avancer plus loin dans cette direction.
En 2001, lors du sommet officiel
de Qubec, alors que l'absolue majorit des gouvernements
s'inclinaient
encore aveuglment
devant l'orthodoxie nolibrale
et les diktats
de
avec l'honorable
Washington,
exception du Venezuela, les tats-Unis ont
russi ce que soit fixe au leTjanvier
2005 l'chance ultime d'entre en vigueur de son nouveau projet de domination intitul Zone de libre-change
des Amriques (ALCA) et que le Quatrime Sommet des Amriques
viendrait sceller en Argentine les ngociations de ce projet pervers. Mais c'est
sans l'ALCA que nous avons franchi
l'anne 2005 et le sommet officiel d'Aravec la
gentine se ralise finalement
paralysie des ngociations sur l'ALCA.
nous sommes aussi ici
Aujourd'hui
pour clbrer cette impasse !
force est de constater
Cependant,
sans
que les tats-Unis
poursuivent
relche leur stratgie d'imposer
leur
sur le continent par l'enhgmonie
bitremise de traits de libre-change
latraux ou rgionaux, comme le dmontrent l'approbation
par quelques
voix de l'accord avec l'Amrique centrale, ou encore le trait qu'ils tentent
actuellement
aux pays and'imposer
dins. De plus, Washington a entrepris
rcemment
de dvelopper
le Partenariat pour la scurit et la prosprit de
du Nord (PSP). Malgr
l'Amrique
l'vidence
incontestable
des cons-
Documents
de l'application
quences dsastreuses
durant plus de dix ans de l'ALENA, ce
en profondeur
projet d'intgration
(ALENA plus) prtend imposer la politique de scurit des tats-Unis
toute la rgion.
Le gouvernement
des tats-Unis
ne se contente toutefois pas d'avancer
ses pices sur l'chiquier de son projet
de domination
du continent. Il persiste les insrer dans un cadre hgmonique unique et n'a pas renonc au
projet de l'ALCA. Aussi, aux cts de
gouvernements
qui lui sont inconditionnels, il vient Mar del Plata avec
la prtention
de ressusciter le cadavre
de l'ALCA, alors que nos populations
ont clairement exprim le rejet d'une
telle intgration
subordonne
aux
tats-Unis.
Si sa stratgie en faveur des grandes firmes nord-amricaines
s'est accompagne d'une militarisation
exponentielle du continent et de l'implantation de bases militaires tats-uniennes, le gnocide
George W. Bush
maintenant
arrive au sommet de Mar
del Plata avec la prtention
d'lever
un niveau d'engagement
continental
sa politique de scurit au nom de la
lutte contre le terrorisme, alors que la
meilleure faon de l'liminer serait de
renverser sa politique interventionniste et colonialiste.
La dclaration officielle qui a t
soumise aux discussions des gouvernements rvle la menace relle d'une
possible adoption des pires intentions
des tats-Unis, mme si elles arrivaient
tre nuances. Cette dclaration regorge de mots vides et de propositions
dmagogiques
pour combattre la pauvret et gnrer du travail dcent. Les
offres qui sont lances perptuent
un
modle qui a fait de notre continent
l'un des plus misrables
et injustes,
avec une distribution
de la richesse la
pire au monde.
-152
Documents
Documents
-154
ter. Aujourd'hui,
face aux prtentions
de ressusciter les ngociations de l'ALCA et d'y ajouter les objectifs militariste des tats-Unis, au sein de ce Ille
Sommet des peuples des Amriques
nous assumons l'engagement
de redoubler notre rsistance, de consolider
notre unit dans la diversit, et de convoquer une nouvelle mobilisation
continentale,
encore,
plus importante
pour enterrer l'ALCA jamais. Forts
de cet effort, nous nous engageons
construire simultanment
notre alternative d'une Amrique juste, libre et
solidaire.
Traduction franaise,
revue et corrige :
http://
www.cumbredelospueblos.org/
LIVR
1---
Franck
Dominique
Le
Vivien,
SOMMAIRE
soutenable,
pement
155
158
159
162
Le dveloppement soutenable
Martino Nieddu
Faire de la politique autrement. Les
expriences inacheves
des annes 1970
Patrick Coulon
Femmes philosophes,
femmes d'action
Bndicte de Maumigny-Garban
Parit !
Michel Cochet
164
167
168
155
Repres
collection
Edition
La
Paris,
2005,
8,50
dvelop-
Dcouverte,
122
p.,
.
Martino
Nieddu
Livres
muns qui pourraient tre grs directement au niveau mondial - ds le rapport dirig par Tinbergen en 1976. On
notera que la succession durant les annes 1990 et 2000 de sommets aux
avances souvent trop modestes, contraste avec cette fermentation de la dcennie 1970. Au-del des dclarations
d'objectifs, on voit les experts la recherche de stratgies d'action et de soutiens,
recherche qui aboutit dans l'organisation
faire un
du sommet de Johannesburg,
accueil particulier 800 grandes multinationales, avec l'espoir qu'elles seront
le moteur de l'ancrage dfinitif du dsoutenable dans une soveloppement
cit mondiale. Aprs ce chapitre destin camper la trame historique de
l'mergence pour le moins hsitante de
la notion, les trois suivants ramnent le
foisonnement de la littrature trois types d'approches, dont chacun cherche
ramener le problme du dveloppement
soutenable sous la domination d'une des
dimensions contenues dans l'quilibre
instable de la notion. Les premires pensent pouvoir organiser la discussion sur
le dveloppement
soutenable l'intrieur des outils de la thorie conomique dominante (thorie de la croissance
endogne durable, thorie des externalits et rgulation par le march). Les
secondes considrent ncessaire de reconnatre la spcificit des soubassements
des systmes
biophysiques
socioconomiques et de les intgrer rellement dans une gestion normative de
ces systmes (l'conomie
cologique,
les conventionnalistes
l'conergtique,
de l'environnement
et l'cologie industrielle). Les troisimes mettent au cur
de la problmatique du dveloppement
durable les ingalits et la transformation des rapports sociaux (l'codveloppement de Sachs, le courant de la
les partirpartition environnementale,
sans de la dcroissance).
La robustesse de ce classement incite aller au-del de l'opposition recon-
Livres
Livres
-158
Hlne
de
la
ment.
autre-
politique
Les
expriences
inacheves
des
1970,
Presses
taires
de
328
Faire
Hatzfeld,
p.,
Universi-
Rennes,
21
annes
2005,
Patrick
Coulon
Hlne Hatzfeld est docteur d'tat
en science politique et matre de confrence l'Institut d'tudes politiques de
Paris. Louvrage qu'elle a crit nous entrane dans la priode charnire des annes 70 . Plus prcisment
elle nous
invite la relecture des volutions des
conceptions de la dmocratie et du politique dans les partis de gauche, associations et nouveaux mouvements sociaux.
D'une partie de la gauche devrait-on dire
puisque ses objets d'tudes sont le
Parti socialiste, le PSU, la CFDT, les clubs
et associations qui dans la recherche
d' une autre faon de faire de la politique participeront de part leurs volutions, leurs ttonnements et choix se
faire phagocyter par le Parti Socialiste
alors particulirement
affaibli dans une
gauche o l'influence du PCF tait dterminante.
A cette priode - on sort des vnements de mai et juin 1968 - de multiples questions agitent cette mouvance :
quoi servent les partis, peut-on remettre en cause la division des rles entre
parti, syndicat et association ? Lexigence
monte de construire une autre forme
d'organisation, un parti ouvert, qui ferait participer les citoyens l'laboration
Livres
159
Michel
Paraire.
philosophes,
femmes
Editions
d'action,
des
Temps
144
p.,
Femmes
10
Cerises,
Le
2004,
Bndicte
de Maumigny-Garban
Michael Paraire cherche rhabiliter huit femmes philosophes,
grandes
oublies de l'histoire, et s'attache nous
faire dcouvrir la richesse de leurs pense et intuitions. Son tude s'tend de la
Rvolution franaise au xxe sicle et, bien
loin des clichs traditionnels qui tendent
enfermer les femmes dans un rle
d'crivain et de porte-parole
du fminisme, se donne pour objectif de dvoiler leurs thories.
Pour cela, l'auteur structure son analyse selon un plan dfini : traits de vie
de chaque philosophe, examen de ses
ides et concepts, contribution, originalit et apport dans le domaine philosophique, postrit sans jamais se dpartir pour autant d'un esprit critique.
Le trait d'union qui runit ces femmes s'incarne travers une conception
humanitaire et progressiste de la socit.
Ces philosophes veulent faire voluer la
socit dans le sens du bien commun et
d'un idal de dmocratie.
- Madame de Stal (1766-1817)
n'est pas seulement l'auteur de Lettres
sur les ouvrages et le caractre de JeanJacques Rousseau (1788), de romans tels
que Delphine, Corinne ou l'Italie, mais
aussi une philosophe proccupe par les
murs et la vie politique de son temps.
Dans De l'influence des passions sur
le bonheur des individus et des nations
Livres
Livres
nations l'autodtermination,
la conception du pouvoir en terme de terreur, et
affirme que l'alternative entre dictature
ou dmocratie doit tre remplace par
dmocratie bourgeoise ou dmocratie
sociale . Le communisme progressiste
s'appuie sur les ides formules par Rosa
Luxemburg.
-Alexandra
Kollonta (1872-1952)
rentre au parti bolchevique en 1915 et
devient ds ce moment pionnire de l'organisation des femmes ouvrires en Russie.
Dans Bases de la question fminine
(1909) elle dcouvre les rles jous par
le capitalisme et la grande industrie dans
la misre des femmes et dvoile la socialisation des moyens de production
comme remde vritable face la pauvret et l'esclavage.
Dans La Nouvelle morale et la classe
ouvrire (1918) elle entrevoit avec la venue du socialisme la possibilit d'un nouvel tat pour les femmes, dlivres de la
tyrannie du mnage, clibataires et utiles au plan collectif, et soumet l'ide
d'une union base sur l'galit et le respect mutuel, thories plus particulirement dveloppes
dans Thse sur la
morale communiste dans les sphres des
relations maritales (1921).
Dans EOpposition ouvrire (1921),
qui lui vaut l'exclusion du parti, elle s'oppose aux ides des dirigeants sur la question du commandement
unique pour
suggrer un collectif manant directement des ouvriers, et stigmatise, enfin,
les effets pervers de la bureaucratisation.
Alexandra Kolonta inspire tout le mouvement fministe du xxe sicle et notamment Simone de Beauvoir.
Simone Weil (1909-1943) adhre
la CGT puis la CGTU compter des
annes 1930, aprs son agrgation de
philosophie, s'engage dans les brigades
rouges en 1936 et travaille quelque
temps comme ouvrire chez Alsthom et
Renault.
-161.
Livres
Joan
d.
W.
Albin
254
p.,
!,
Biblio-
Michel,
Albin
thque
Ides
Parit
Scott,
Michel
24
Michel
Cochet
Joan Walllach Scott est une historienne amricaine spcialise dans l'histoire des femmes et du fminisme, spcialement en France 1. Dans Parit ! elle
propose de revenir sur l'mergence et le
dveloppement d'un Mouvement pour
la parit qui depuis les annes 1990
tente d'imposer la prsence d'un nombre gal de femmes et d'hommes parmi
les lus de la Rpublique. Elle traite ce
sujet en historienne, en philosophe, et
en fministe engage dans l'action en
faveur de l'volution de la situation des
femmes dans la socit.
La question de la place des femmes
en politique n'est pas nouvelle ; pas plus
que celle de ce que serait une juste reprsentation. Le premier mrite de cet
1.Elleenseignel'histoire l'InstituteforAdvanced
Study de Princeton.Ont t traduits en Franais:
Les Verriersde Carmaux: histoired'une verrerie,
du compagnonnageau syndicalisme(Flammarion,
1982), et La Citoyenneparadoxale, Lesfministes franaises et les droits de l'homme(Albin Michel, 1998).
Livres
toute son originalit, puisqu'il ne s'agissait pas, nous dit J.W.Scott, d'exiger
particulire,
qu'une communaut
dfinie par le sexe, ait des reprsentants,
mais que les reprsentants soient galit des hommes et des femmes.
Le clivage traditionnel entre rpublicains et communautaristes
(quelle que
soit la communaut laquelle on songe)
se trouvait ainsi dpass, puisque ce qui
tait revendiqu c'est le droit pour une
femme, en tant que femme, d'tre cet
individu abstrait , susceptible de reprsenter aussi bien des hommes que des
femmes, que doit tre le reprsentant
dans l'ide rpublicaine. C'est ce qui a
fait, par une consquence ncessaire, que
beaucoup 3, aussi bien du ct des tenants d'un rpublicanisme universaliste
(niant la valeur politique de la diffrenciation sexuelle, et opposs de manire
gnrale aux quotas) que de celui de fministes traditionnelles concevant la
diffrence des genres comme une diffrence essentielle, ou de nature, ont soit
fortement lutt contre, soit dtourn le
sens de ce combat.
La position n'tait pas facile tenir : lutter contre une discrimination sans
tomber
dans un diffrencialisme
essentialiste, ou, en d'autres termes, concilier une revendication paritariste sans
tomber dans un communautarisme.
Ainsi J.WScott dfinit-elle l'objectif
du mouvement pour la parit :
La stratgie de la parit a consist
montrer du doigt l'hypocrisie d'un universalisme
a
qui, historiquement,
privilgi le sexe masculin en faisant des
hommes l'quivalent du gnral et de
l'abstrait (dsign par la raison), et des
femmes celui du particulier et du concret (signal par le sexe) 4 [.]
2. Rappelonsque ce droit, celuid'tre lecteur, n'a t accord aux femmes franaisesque trs tardivement (1944).
3. Sans parler des opposants traditionnels la participation des femmes la vie politique.
4. Parit! p. 105.
-163.
Livres
Alain
Histoire
Mah,
Grande
Kabylie,
sicles.
Anthropologie
du
historique
dans
les
41,16
la
xnf-xx6
lien
social
communauts
vilBou-
Paris,
lageoises,
chne,
de
2001,
. Annexes,
650
p.,
Biblio-
graphie.
Jacques
Couland
Cet ouvrage est tir d'une thse soutenue en 1994, prolonge, dans son criture, jusqu' la veille de la prise en main
par les larch-s kabyles d'un mouvement citoyen algrien, dans la mesure o les revendications qui sont les
siennes ne se veulent pas limites sa
seule rgion d'origine. C'est dire la large
gamme d'intrt qui pourrait tre le sien.
5. Id., p. 106.
6. Ce fut le cas notamment de la philosophe S. Agacinski,abondamment cite par J.W.Scottpour ses
interventionsdurant cette priode.
7. Id., p. 254
-164
Livres
Lauteur, ds l'introduction,
prsente un plaidoyer
pour rhabiliter
l'tude des institutions politiques locales, les djema-s maghrbines, qui, dans
les rgions rurales o elles se sont prennises, auraient pu constituer des
points d'ancrage la construction du systme dmocratique, autogestionnaire
et
socialiste que les leaders nationalistes
projetaient pour leur pays (p. 7). On
remarquera que les qualifications de ce
systme renvoient l'Algrie, dans la
contemporanit, au moment o la thse
se prpare, de l'aprs printemps berbre
(1980), surtout concentr sur la Kabylie,
plus rarement ou pas du tout sur les
autres rgions berbres (Aurs, Mzab,
Hoggar et autres).
Dans la mesure o les djema-s
(berbrises en tajmat-s) y sont toujours
attestes, il y a donc quelque cohrence
faire porter l'analyse sur la qualit et
l'volution du lien social dans les communauts villageoises qui constituent le
cadre de vie des Kabyles, et plus particulirement en Grande Kabylie, l'identit la mieux marque : un espace rural
d'une densit dmographique
quasi-urbaine dans une rgion paysanne la
vocation agricole contrarie.
Lauteur procde en deux temps :
reconstituer une sorte d'pure de l'organisation villageoise la veille de la conqute franaise, puis drouler le fil de
l'histoire et apprcier les changements
de la colonisation
sociaux, rsultant
comme de l'indpendance.
Lpure du lien social traditionnel
permet de dgager quatre systmes symboliques qui le sous-tendent : l'ethos de
l'honneur du systme vindicatoire ; l'ordre islamique qui parcourt l'ensemble du
systme social et dispose, avec les marabouts, de ses propres desservants ; le sacr magico-religieux qui imprgne l'activit agricole, inspire les rituels domestiques, les procdures judiciaires de rglements des conflits ; l'esprit municipal
-165
Livres
Livres
foi
des
chrtiens
mes
amis
ditions
de
143
p.,
La
Fontaine,
Dominique
13
raconte
athes,
l'atelier,
Les
2006,
Jean
George
Livres
-168
T.
M.
Bouchet,
Vigreux
et
L'insulte
(en)
Europe
du
Dijon,
G.
Verdo,
politique.
latine
Amrique
XIXe sicle
Editions
de
et
J.
Legett,
nos
jours,
Universitaires
292
p.,
22
E.
Jean
Magniadas
Le titre de cet ouvrage retiendra certainement l'attention.
Les clats de langage, les assauts
verbaux forment le matriau d'un impressionnant florilge qui, depuis le dbut du xixe sicle, traduit le foisonnement
de l'insulte dans les vies politiques de la
France, du Royaume-Uni, de l'Amrique
latine. Louvrage focalise l'attention sur
un certain nombre de lieux o l'insulte
politique est pratique, la traque des diverses formes qu'elle revt, en relation
avec les contextes politiques et historiques concrets.
Au Prou, elle est analyse lors de
la mise en cause de la domination de la
monarchie espagnole et Coro, (Venezuela), o elle est utilise, la fin du
xixe sicle, pour contrecarrer l'action des
Associations de femmes,
Autre lieu d'observation : le respectable Parlement anglais, o l'insulte ctoie l'humour et le mot d'esprit.
A la charnire du xxe sicle, les camelots hommes de main de l'extrme
droite franaise, recourront systmatiquement l'invective qui atteindra le
paroxysme lors de l'affaire Dreyfus, la
portant au summum de la haine antis-
Livres
RSUMS
ABSTRACTS
Jean-Claude Delaunay, Les grandes catgories de marchandises dans le capitalisme financier mondialis
Le stade actuel du capitalisme est ici tudi par
l'intermdiaire des marchandises que l'on y
trouve. La caractristique majeure de ce systme serait que les titres de proprit et de
crance soient changs sur des marchs sp-
170
RSUMS
ABSTRACTS
171
RSUMS
ABSTRACTS
Denis Barthlemy, Martino Nieddu, FranckDominique Vivien, Pour une refondation critique de la notion de patrimoine
Le mot patrimoine dsigne en franais la fois
la proprit individuelle de biens marchands et
des objets qui dfinissent l'identit d'une communaut et qui lui appartiennent de faon indivisible. Face la relation marchande, il faut
reconnatre qu'un autre rapport structure tout
groupe social, que nous appelons rapport social patrimonial. Il est ddi son fonctionnement actuel et sa perptuation. Les conomistes doivent le prendre en compte car il affecte les politiques publiques et les choix d'allocation de ressources.
-172
Cahiers
d'
HISTOIRE
revued'histoirecritique
EN PARTENARIAT
AVECESPACESMARX
n 98 - Janvier-fevrier-mars
LE LOGEMENT
SOCIAL
EN REGION
2006
PARISIENNE
AU XXe SIECLE
- Jacques Girault, Apergus sur le logement
xixe-xxesicle. Introduction
Metiers
- Eric Lafon et Gilbert Schoon, Rsidencit, un sicle de logement
social en region parisienne. Penser le logement pour penser le social,
une nouveaute au musee de I'Histoire vivante
Chantiers
- Jean-Christian
Vinel, La naissance de la libert syndicale aux tats-Unis:
commonwealth c. Hunt (1842), les societes de compagnonnage
et la
libert d'association
Debats
- Jocelyne
Recherches
0
internationales
Recherches
internationales
(2
76
- 2006)
DOSSIER
JAPON:
FIN
DE
L'EXCEPTION?
MASSACRES
TRACES
EXQUIS EN INDONESIE
Patrice Jorland, Massacres exquis ou comment l'lndonesie fit retour au monde libre
(1965-1966)
NOTES
DE
LECTURE
LE
TEMPS
DES
CERISES
6,av.douardVaillant93500
Pantin
Tel:0149 42 9911- Fax: 01 494299 68 - courriel:le-temps-des-cerises@wanadoo.fr
etleurscaursiers:
75014Paris,mtroPernety
3, ruedePlaisance,
comptoirparisien
pourleslibraires
~penseR
Louis
ALTHUSSER
l'a dclar
c'esta
decesarticles,
hasard
lui-mme,
articles
la
Althusser
partir
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cerits
par
Pensee.
Il
De 1961
c'est-a-dire
a 1975,par
Louis
sareflexion,
l'a approncessit
, qu'ila entrepris
l'arectifiee.
LouisAlthusser
futunefiguredominante
delaseconde
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desaphilosophie
sicle,autantparla nouveaute
queparles
l'ideedumatfrialisme,
surlapense
marxiste,
effetsquesesthesesontproduit
deladialectique,
delavrit,
etfinalement
delapensee,
dustatutdelaphilodurapport
entrelathorie
etlapratique,
maisaussidelapolitique,
de
sophie,
l'tat,dupouvoir.
Lirecestextes,dontcertainssontoublieset d'autresn'ontjamaist
rdits
leurparution
dansLaPensee,
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ceuxquiveulent
depuis
pourra
retoumer
auxsources
desdebatsdesannees68 pourenmesurer
leurs
bomeshistoriques
etleurporteemodeme.
Louis
Althusser
parJean-Pierre
Jouffroy.
format:11,5x 18cm
200pages
10E
- Presentation
del'articledePierreMacherey
surGeorges
Canguilhem
(1964)
- Surletravailthforique.
Difficults
etressources
(1974)
- Aproposdel'articledeMichel
VerretsurMaitudiant (1969)
- Idologie
etAppareils
d'tat(1970)
Ideologiques
enphilosophie
Justesse
(1974)
- Est-ilsimpled'etremarxiste
enphilosophie
? (1975)
article
estprcd
d'unebreve
lecontexte).
quienprecise
(Chaque
presentation
P
1
1
1
:
1
[ Nom
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Adresse
1 .-.
nombre d'exemplaires
1
1
:
1
1
1
1
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PENSERLOUISALTHUSSER
[
1
Prnom
j
1
1
i
1
1
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1
1
1
science,
velopper
c'est se mesurer
a un champ totalement
et massivement
renouvele
de pode problemes.
revo-lutions:
Crises, mutations,
d'exigences,
se transforme
a grande vitesse. Les rapports
intemationaux,
tentialites,
le monde
les societes,
les classes,
bouscule.
Les
tentent
voies
ment.
vieilles
de se renouveler,
pour la liberation
desseins
strategiques
Les
pratiques
les,
culturelles,
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developpement.
ces
les
anciennes
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politiques,
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C'est
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ces
realites
questions
enjeux
la
que
fait
pensee
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ABONNEMENT (1 an - 4 numros - Le n 18 E)
France : 65,50 E - Etudiant : 54,60 E - Etranger : 109
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REPERTOIRE ET BIBLIOGRAPHIES
la penseest repertoriee dans L'American Bibliographical Center, Clio Press et dans
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MANUSCRITS
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LEGALES
Commission paritaire n 0110 G 85888
Dpt lgal 3e trimestre 2006
ISSN 003147.73
Directeur de la publication Jol Biard
@ la pense
Tous droits de reproduction, traduction et d'adaptation
reserves pour tous pays.
IMPRIMEUR
Vermet hnpressions
24, rue Le Brun 75013 Paris
Tel. 0143 3118 21-Fax: 0143 31 06 82
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La collection
Pense(r)
dossier:
Afrique
Revue
trimestrielle
publiee
avec
en partenariat
Espaces
Mate
SOMMAIRE
MARCHE (S), SOCIETE (S), HISTOIRE
March (s), socit (s), histoire et devenir de l'humanit. Prsentation Antoine Casanova
Sur l'conomie grecque et romaine. Produire, grer, changer Jacques Annequin
L'mergence du march au Proche-Orient ancien Michle Casanova
Le march, et aprs? MauriceDecaillot
Les grandes catgories de marchandises dans le capitalisme financier mondialis Jean-Claude Delaunay
LE COURS DES IDEES
Les voies opaques de la transformation capitaliste l'Est Catherine Samary
La fiction littraire au dfi de l'expansion financire Claude Simon
Marchandise et finances dans la littrature du premier XIXe sicle Laure Lvque
Pour une refondation critique de la notion de patrimoine Denis Barthlmy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien
CONFRONTATIONS
Le march chez Polanyi Quynh Delaunay
VIE DE LA RECHERCHE
Les "principes de l'conomie" de N.G. Mankiw David A. Warburton
DOCUMENTS
Quelques repres sur un monde de flux Patrick Ribau
Dclaration finale du IIIe sommet des peuples d'Amrique
LIVRES
Comptes rendus par Martino Nieddu, Patrick Coulon, Batrice de Maumigny-Garbon, Michel Cochet, Jacques Couland, Jean George, Jean Magniadas
Rsums, abstracts
SOMMAIRE
Le dveloppement soutenable Martino Nieddu
Faire de la politique autrement. Les expriences inacheves des annes 1970 Patrick Coulon
Femmes philosophes, femmes d'action Bndicte de Maumigny-Garban
Parit! Michel Cochet
Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe sicles. Anthropologie historique du lien social dans les communauts villageoises Jacques Couland
La foi des chrtiens raconte mes amis athes Jean George
L'insulte (en) politique. Europe et Amrique latine du XIXe sicle nos jours Jean Magniadas