Bensussan, G. - Éthique Et Expérience. Levinas Politique
Bensussan, G. - Éthique Et Expérience. Levinas Politique
Bensussan, G. - Éthique Et Expérience. Levinas Politique
Grard Bensussan
thique et exprience
ditions de
La Phocide
Levinas politique
Prsenter dun seul tenant une pense aussi forte, aussi originale, aussi singulire que celle dEmmanuel Levinas expose une
difficult majeure. Comment savoir en effet par o commencer,
depuis quel angle y entrer, par quel bout lintroduire ? Toute dcision risquera de paratre arbitraire, tout choix dtermin exclusif ou forc. Il y va bien pourtant dun choix quil faut faire, dune
dcision dexposition quil faut prendre. y rflchir avec un peu
de consquence, partir de ce que nest pas la pense de Levinas,
et pour quoi bien souvent et faussement on la tient, nest pas le
moins judicieux. Peut-tre cernera-t-on ainsi un paradoxe si surprenant quil semble ici ou l conduire de redoutables msinterprtations. Les prvenir nest pas la plus mauvaise voie daccs
une uvre charge de mprises et encombre de lectures simplifies mais parfois dominantes.
Le registre o sinscrit massivement cette pense, lespace o
son actualit sans clipse a paru en imposer les motifs, cest, comme
chacun sait, lthique . Or sur ce point, sur ce terme dthique
et ses usages extensifs, il convient demble de ntre pas dupe
et duser dune extrme prudence. Dans la rception de luvre
de Levinas au sens le plus large, cest--dire par un public de non-
thique et exprience
thique et exprience
et offre encore limage dune tour de Babel aux morceaux dsassembls et souvent chaotiques. Lthique du discours, lthique
communicationnelle, le no-aristotlisme, lutilitarisme, le contractualisme, le communautarisme, le diffrentialisme, la rflexion
mta-thique, les thiques appliques, toutes ces positions morales
pratiques, sectorielles et concurrentes, qui ont sans aucun doute
leur importance effective du point de vue thorique et pratique,
du point de vue de la fondation et de la question de lagir, toutes
ces thiques nont rien voir avec lthique dont Levinas fait le
pivot de toute pense de la subjectivit.
Lambition de lauteur dAutrement qutre, en effet, nest pas
de fournir, dans lventail dploy des disciplines de la philosophie, de lpistmologie lanthropologie en passant par lhermneutique, une thorie nouvelle de lthique comme tude de
lethos ou une analytique du comportement humain moyen et gnral. Contre un certain nombre dopinions reues ou de lectures
affirmes, il faut commencer par dire fortement que Levinas ne
nous propose pas de morale. Il nous enjoint mme de veiller ne
jamais en tre dupe ce sont les premiers mots de Totalit et
infini. Il faut donc, bien le lire, se garder de la tentation htive
et prilleuse, on va le dire, de chercher dans cette pense une
thique prescriptive comportant des lois ou des rgles normatives
susceptibles damliorer la qualit morale dune communaut historique donne. Cette clarification pralable est ncessaire et trs
importante. Lthique de Levinas ne dsigne jamais la systmatisation plus ou moins cohrente de lensemble des rgles de
conduite dun groupe humain. Elle ne fonde pas davantage la possibilit dune justification rationnelle des normes morales par ou
sous un principe unificateur. Il est bel et bien requis de lentendre
et de linterprter en son sens extra-moral.
Que vise cette pense, quoi sefforce-t-elle ? Ce que cherche
Levinas, ce quil tente, cest de dire le sens de lhumain de
lhomme expression qui signifie le non-synthtisable ,
comme il dit, cest--dire ce qui, de lhomme et dans lhomme, ne
se laisse jamais totaliser sans reste ni comprendre dans une totalit
thique et exprience
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trop mtaphysique, Levinas surcharge la philosophie. Il en accompagne leffort historial jusqu lexasprer en la ddisant selon
la surenchre qui lanime en propre, selon ce quil nomme son
emphase ou son exaspration par excs de lexpression .
Cet accompagnement ddisant de la philosophie consiste, pour
Levinas, passer dune ide son superlatif 3.
De la philosophie, il porte ainsi au-del deux-mmes les contenus, soit, foncirement, la qute et lexpression de la vrit
dans les noncs ontologiques qui les informent. Mais il dporte
la vrit de cette qute et de cette expression vers le toujours dune promesse, dun futur, dun amour4. On pourrait dire
descriptivement quil dplace : de lessence, au temps de lessence ; de la vrit en philosophie, la temporalit de la promesse ; de lanank stenai par o les concepts se tiennent, au
sans-arrt de la diachronie. Levinas nentend donc en aucune
faon en finir simplement avec la philosophie dans ses modes
reus et dans ce quelle dit. Il en invente bien plutt une caractrisation indite en linterrompant, cest--dire en la dsynchronisant. La philosophie assure en effet ses prestiges dune synchronie
de ltre et de la pense o Levinas ne discerne quun silence dialectique o toute signification retourne et se retourne. Mais pour
quil en soit ainsi, il faut aussi que du plus profond de ce silence
monte et linquite ce qui la fait tre, comme un dcalage, comme
un dbotement prsynchronique, comme une gravit dit aussi Levinas. Il faut quun Dire davant tout Dit, un faire-tre avant ltre,
simpose et laisse tre la dstructure 5 quil opre. Or il ne peut
simposer que dans un mouvement de composition, de dcomposition et de recomposition le Dire est tour tour affirmation et
rtractation du Dit6. Il faut la philosophie cest ce mme il
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faut que la Justice appelle dailleurs pour dfaire la philosophie. Si la philosophie peut bien avoir le dernier mot , ce mot
de la fin qui nen finit jamais dans la philosophie, dans son logos
dit et crit, pourra-t-il jamais puiser le Dire ? Pourra-t-il totaliser un sens ultime dans un Dit et parvenir dire la fin du mot ?
Sil y a une thique davant lthique (labme de la responsabilit
prcdant le commencement, la libert et la prsence desprit), il
y a aussi un rsultat daprs le rsultat, un ultime daprs lultime
et cest encore labme de la responsabilit sans terme et sans
arrt, sans virement en injuste satisfaction. Cet infini de lthique
se donne au questionnement philosophique et la faon de ce
questionnement comme un dfi, une tche, un devoir dinvention. Le geste est la fois conforme la tradition elle-mme, tout
au moins une tradition dans la tradition (Aristote, Pascal), et
trs radicalement htrogne cette tradition. De la vrit la
vrit, le dplacement dsynchronisant lvinassien va ainsi de la
philosophie la philosophie. Il effectue, dans la philosophie et audel delle, laventure dune disproportion, dune transcendance,
dun ds-inter-essement. Levinas dsintresse la philosophie pour
saventurer jusqu lexploration de la structure thique de toute
subjectivit.
Dire quautrui cest le visage dautrui surimpose donc la superlativisation de toute dfinition, son exaspration dans un indfinissable, un infini. Ce qui signifie trs prcisment que le
visage nest pas une forme plastique, une apparence sensible, un
phnomne. Il ne se tient pas dans tout ce que jen vois, dans ce
que je peux en toucher. Le visage, cest ce qui reste par-del ces figures de sens (de sensibilit immdiate et de signification intentionnelle). Visage de lautre, forcment de lautre, on va le voir, il
vient trancher sur tout lapparatre du monde, il dforme sa propre forme, il invisibilise sa propre visibilit, il nous mne audel 7. Autrui sannonce donc comme visage parmi les phnomnes du monde, et mme, faudrait-il dire avec plus de prcision,
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trs euphmiquement. Cest dire qu linverse, dans ses effets propres de responsabilit, la charit, laltruisme ou, a fortiori, la rcrimination moralisante confortent toujours le sujet dans soimme, dans son contentement substantiel et son identit soi.
Une autre mise en garde ici simpose si lon veut prvenir un
contre-sens sur la lecture de Levinas, moins massif que celui sur la
morale, dont on est parti, mais fort prjudiciable lentente de
luvre. Dire, comme je viens de le faire, que lthique dstabilise,
bouleverse, ds(t)itue le sujet obit une contrainte logologique ,
cest--dire lie la langue qui dit ltre. En dautres termes, les
noncs qui rendent raison des structures et des contenus de
lthique de Levinas les disent et ne peuvent les dire que dans un
vocable qui est celui de lontologie. Ils fixent dans le destin dun
dit, soit dans le dit du concept, un dire (de l) thique infiniment
plus fluide, mouvant et sujet une temporalit a-chronique et
a-logique. Il convient donc de se mfier de la chrono-logie inscrite
mme lordre des noncs comme la juste ranon de leur rigueur
ncessaire. En effet, le sujet est toujours dj boulevers, structur
comme boulevers, si je puis dire, sans quoi nul sujet nadviendrait
jamais comme autre-dans-le-mme . Sil en allait autrement,
chrono-logiquement (premirement un sujet ; deuximement sa
dstabilisation), le bouleversement effectif, empirique, ne serait ni
possible ni pensable. Je songe ici une objection quon a souvent
adresse Levinas (Ricur le fit par exemple) : pour rpondre
dautrui ou autrui, ne conviendrait-il pas dabord que je me
prenne en charge, que je massume moi-mme, la faon authentique du Dasein heideggrien, pour ensuite me tourner vers les autres ? Levinas y rpond en jetant un trs fort soupon sur ce
modle de la rciprocation et de lentre-conditionnement chronologique. Rien nest moins sr en effet, ses yeux, que ce qui est
prsuppos dans ladite objection et le modle quelle transporte.
Puis-je vraiment rpondre, au sens dune responsabilit thique,
trs diffrente de la responsabilit dimputation ou de la responsabilit pnale, au sens dune subjectivit structure comme ayant
toujours-dj rpondre, si je commence ou crois commencer par
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rpondre de mon tre, de ma substance et de ma subsistance ontologiques ? Lobjection ne revient-elle pas au contraire sargumenter un peu pour rpondre, en raison, de sa non-rponse
thique10 ? Tel est dailleurs le motif par o lon peut comprendre
la distance prise par Levinas avec les philosophies morales ou avec
les diverses varits du moralisme. Toutes, elles consistent penser des devoirs et les penser comme une crote plus ou moins superficielle ou plus ou moins dense qui sagglomrerait autour dun
noyau dtre inscable, le sujet. Levinas nous propose une tout
autre figuration et une tout autre possibilit de penser le lien moral
lui-mme. Le sujet nest pas, il na donc pas de noyau, moral ou
pr-moral. La subjectivit du sujet, au contraire, cest une fission
de soi, une perte, une ouverture infinie. Le sujet ne conduit pas sa
dmarche vers lautre, il nen prend pas linitiative, il nen a pas la
bonne volont il nest pas bon volontairement. Il est conduit par
sa drive vers lautre. Et mme sil sy refuse, comme le philosophe de Rousseau, ce refus est encore lindice de cet avant-soi
quest lavoir--rpondre. Mme sil se fait meurtrier, ce meurtre
perptr dans son extrme banalit et dans une facilit ontologique confondante, est encore le signe dune impuissance rageuse
devant le visage. Pas de moyen terme, suivre et bien entendre
Levinas. Face face avec le visage, on parle ou on tue , comme
crit lapidairement Blanchot. Ce quun sujet dit, pose, pense, fait,
provient ainsi dun Dire antrieur tous les signes, les gestes, les
significations dont il peut se croire illusoirement lauteur autoris,
et o il croit contempler lorigine de soi. Cest ce registre que Levinas a thmatis comme pr-originel ou an-archique : La res10
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ponsabilit pour autrui ne peut avoir commenc dans mon engagement, dans ma dcision. La responsabilit illimite o je me
trouve vient den-de de ma libert, dun antrieur--toutsouvenir, dun ultrieur--tout-accomplissement, du non prsent, par excellence du non-originel, de lan-archique, dun en-de
ou dun au-del de lessence. La responsabilit pour autrui est le
lieu o se place le non-lieu de la subjectivit 11.
Cest en ce point anarchique que le modle transcendantal de
la libert est radicalement mis en doute. Car en effet, comme demande avec insistance Levinas, choisir sa libert, est-ce un choix
libre et peut-on vritablement en tre assur ? Si mon unicit de
sujet rside en ma responsabilit extrme pour lautre homme appelant et si en cette unicit irremplaable je ne peux en aucune
faon me drober et men dcharger, ma libert se tient paradoxalement la pointe ultime de mon htronomie. Il faut
bien tenir que la rponse thique nest aucunement de lordre
dune obissance. On obit une loi, une institution, un suprieur hirarchique, une fonction, donc, et jamais une personne
dont, prcisment, lobissance ne doit pas faire acception pour
autant quelle est rgle par le consentement pralable un code
de conduite substantiel. La responsabilit thique dcrit au
contraire un type de situation o les limites de la rgle et le cadre
de la prescription doivent tre excds sans mme quil le veuille
par le sujet rpondant : il lui faut dans linstant inventer la rgle de
ses actes ou, plus exactement, agir dans la prise en devanant
toute rgle. Par limpossibilit de toute substitution et de toute
dlgation, par lassignation qui me tient linstant thique de la
rponse, et par l seulement donc, mon soi est unique. tre libre,
cest ne faire que ce que personne ne peut faire ma place 12.
Cette libert dunicit fonde le discours thique. Elle permet en
outre de trs clairement comprendre quil nest possible et tena11
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Quest-ce quaider ?
Brve note sur la justice et la responsabilit
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Violence et face--face
La prcarisation, lexclusion, la pauvret quon croit nouvelle,
la misre et la vrit implacable des ingalits ont voir variablement avec la violence sociale, elles en sont des degrs et des phnomnes. On partira donc dune interrogation sur le problme de
la violence ou plutt, de faon bien plus limite, sur son statut
dinitiateur de linterrogation. Est-on tenu dy voir le vrai commencement quil semble lui-mme vouloir constituer ? Et nest-ce
pas au contraire son caractre apparemment constituant qui demanderait tre repris ? La tradition de la philosophie politique
a contribu imposer le schma de sa suppose originarit : la violence serait absolument premire, cest--dire condition naturelle
de la relation entre autrui et moi, et la construction dun lien social et dune communaut politique viendrait aprs-coup lendiguer sinon la supprimer par leffectivit dun contrat fondateur.
Mais ne faut-il pas quil y ait, au moins aussi originaire que la violence et ses exercices, quelque chose comme lentente dune nonviolence ? Aussi primordiale que la violence elle-mme son interruption ? Venir en aide, rpondre lappel de qui subit une violence, de quelque type quelle soit, ne peut autrement avoir sens
Quest-ce quaider ?
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Droit et subjectivit
Le renversement rponse/question, qui signifie la subjectivit
dans ses strates les plus profondes comme responsabilit, permet
Quest-ce quaider ?
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raient une essence car, justement, le tourment de la rponse mempche davoir simplement rapport moi, mes dsirs, ma jouissance, mon identit. La responsabilit thique ne constitue pas
lhumanit de lhomme, au sens o prtendent le faire la raison ou
lautonomie dans les grandes philosophies morales avec le risque,
dont on sait prsent le poids, dexclure de cette commune constitution les sans-raison, les htronomes et tous ceux qui sen seront retranchs malgr eux. La responsabilit thique dsidentifie
au contraire les sujets pris et les rapporte une origine plus ancienne que leur propre commencement en soi, un immmorial
quils ne peuvent matriser ou embrasser dans une essence ou une
nature humaines, fictions ncessaires en revanche la philosophie
politique et la pense juridique. Cest la raison pour laquelle la
sphre thique est prconstituante et prvient le droit. Le travail
du juriste et du lgislateur latteste, qui consiste savoir ressaisir
un matriau surgi hors du cadre strict du droit et le traduire en
rgle. La structure thique de la subjectivit en est bien la prcondition. Elle seule rend possibles normes et codifications alors
quon croit le plus souvent que ce sont les lois et les valeurs qui
fondent la morale (do la constante confusion contemporaine,
propos de la perte des valeurs , entre la croyance en leur disparition et le constat de la crise ou de la fin de ses objectivations
extrieures). Non seulement ce qui est juste selon la loi nest
pas la mme chose que ce qui est juste , selon le principe de
lquit aristotlicienne, mais surtout ce qui est juste ne peut apparatre autrement que sur le fond dune structure rpondante de
la subjectivit.
Lvnement de laide
Telles sont les conditions qui permettent donc de comprendre
pourquoi aider, dans son ouverture signifiante originelle, senracine dans le modle du face--face o se trouvent co-impliques la
prise dans laltrit et la dprise par la violence. Cette face qui me
fait face ou qui fait front me plonge en effet dans le paradoxe sou-
Quest-ce quaider ?
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vent insupportable davoir faire une vulnrabilit dont la capacit de rsistance confinerait linvulnrable. Une extrme fragilit me contraint et minhibe, un dnuement me commande, ce
vis--vis du visage que je pourrais si facilement anantir mimpose
de le servir2. Dune certaine faon, je suis li : je ne peux quentrer
dans le langage de la rponse lappel ou user de la violence la
plus radicale. Parler ou tuer, tels seraient les deux extrmes entre
lesquels se dploieraient toutes sortes de modulations o prennent corps les situations o autrui me saisit. Cette relation est
grosse tout la fois de mes propres potentialits meurtrires partir de quoi la violence doit tre pense et de la tension dune inconditionnalit de laide ou du service.
La rponse thique nest pas de lordre dune obissance. On
obit une fonction cest le devoir des fonctionnaires cest-dire, par exemple, au reprsentant de la loi, dune institution,
un suprieur hirarchique qui ne tient son rang que de la fonctionnalit globale dans laquelle il fonctionne. Mais nul nest tenu,
en principe, dobir une personne. Lobissance hirarchique et
fonctionnaire, pralablement rgle par le consentement un code
gnral, ne doit justement pas en faire acception. La responsabilit thique est toute diffrente. La situation quelle circonscrit se
fait lieu hors les limites de la rgle, hors normes et hors prescrip2
thique et exprience
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Soulign par moi (je cite daprs Daniel Halvy, Pays parisiens, Grasset,
2000).
Quest-ce quaider ?
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Politique aprs !
Levinas pose la question de la Justice depuis linvestigation
thique de la structure de la subjectivit et partir delle. Pour
comprendre le si difficile rapport entre ces deux champs ou
tout au moins dire quelque chose de leur lien quasi-aveugle, lauteur dAutrement qutre en signifie le poids, la dcisive importance et lextrme urgence par un trs singulier il faut . Il faut
la justice, cest--dire la comparaison, la coexistence, la contemporanit, le rassemblement, lordre, la thmatisation, la visibilit
des visages et, par l, lintentionnalit et lintellect et en lintentionnalit et lintellect, lintelligibilit du systme et, par l, aussi
une coprsence sur un pied dgalit comme devant une cour de
justice. Lessence comme synchronie : ensemble-dans-un-lieu 1. Le
commun, la communaut, la politique, la Justice supposer que
ces termes soient quivalents, ce quils ne sont pas strictement
1
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34
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 245. Les commentaires qui suivent se rapportent, sauf mention expresse, cette page 245 et aux deux suivantes.
4
Ibid., p. 249.
3
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la maxime universalisable de la socialit thique ou dune axiologie du meilleur rgime. On a pu le lui reprocher et apercevoir dans
la figure du retournement du sujet incomparable en membre de
socit une conceptualit trs insuffisamment dtermine, voire
partiellement dficiente. Cette critique peut parfaitement tre entendue, mais la condition de la rapporter au point de vue depuis
lequel elle tient sa consistance et ses motifs6. Ce point de vue est
celui de la philosophie politique. Structure axialement autour de
lautonomie du champ politique, de la rationalit des sujets politiques et de leurs dcisions, de la souverainet des rapports qui
organisent leurs relations, la philosophie politique constitue un
rgime de pense particulier du politique lequel, il est vrai, est universellement dominant dans notre tradition philosophique. Lautonomie du politique est lassise dudit point de vue et emporte
une pense de la politique partir de sa suppose origine (le
contrat par exemple) ou de son ventuelle fin (selon une tlologie dtermine, par un sens de lhistoire par exemple). Cest ce
mme postulat de lautonomie qui permet de produire une description normative du meilleur rgime ou de proposer une axiologie qui tenterait de dduire des valeurs depuis la mise en
commun du non-identique, la mise ensemble dans un lieu des singularits hors-lieu.
Du point de vue de la philosophie politique, entendue au sens
strict que je viens de dire, on pourra donc lgitimement considrer que les quelques lments descriptifs que propose Levinas
autour du retournement sont trs insuffisamment fondatifs et
quils nautorisent certainement pas quon puisse parler de philosophie politique lvinassienne. Et en effet, il ny a pas de philosophie politique lvinassienne. Toute la question est de savoir si,
6
Tout ici est affaire de point de vue en effet, comme le montre Deleuze commentant Leibniz et Nietzsche lorsquil explique que cest la courbure des
choses qui requiert la mise en perspective (Cours du 16/12/86 sur Leibniz).
On notera que cest exactement cette philosophie du point de vue que Rosenzweig, en se rfrant lui aussi Nietzsche, expose au dbut de ltoile de la
rdemption.
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Le fait thique ne doit rien aux valeurs, ce sont les valeurs qui lui doivent
tout (De Dieu qui vient lide, d. cit., p. 225).
39
rit pistmologique et que les commentateurs et spcialistes modrent en les diffusant et attnuent en les faisant passer dans
lidiome de la tribu des philosophes. Sous cet aspect, lthique lvinassienne entre videmment dans la srie des extra-ordinaires
philosophiques. Lieu utopique o la subjectivit du sujet se dsitue et se destitue et dont la monstration se produit par lemphase
expressive, la liaison superlative des ides et des concepts jusqu
puisement, jusqu dliaison, elle rompt avec les philosophies
morales autant quavec les philosophies de la subjectivit. Rien
dtonnant ce quelle emporte dans sa puissance dinterruption
un point de vue extrieur lordinaire de la philosophie politique.
Avec Levinas nous est prsente limpossibilit absolue de dduire une politique depuis le site thique.
1. Il faut bien mesurer loriginalit de cette proposition de pense par rapport la tradition telle que lanalyse en tout cas, sur ce
point, Levinas analyse qui me parat juste et intressante et dont
il faut rappeler le motif. Dans la tradition serait avre une alliance du rationalisme logique et de la politique 8. Cette alliance
nest pas conjoncturelle ou empirique mais constante et substantielle car elle est foncirement dtermine par le caractre ontopolitique de la philosophie. La pense rationnelle est aussi une
politique , crit Levinas dans Paix et proximit 9. En effet, elle
obit une mme ncessit fondamentale quon pourrait appeler,
en songeant Marx, ncessit dun quivalent gnral universel
et abstrait. La logique, la tlo-logique de cette ncessit de la formation des concepts subordonne les dterminits particulires
lachvement port par le mouvement qui est celui-l mme dune
raison, dun absolu de la raison, dune histoire.
On pourrait renvoyer ici aux dveloppements dAutrement
qutre sur le scepticisme, lequel serait, dans lhistoire de la philosophie, le rappel du caractre politique [] de tout rationalisme
8
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logique, lalliance de la logique avec la politique 10. Dans ces dveloppements, Levinas explique que la politique est lalpha et
lomga de la raison et du savoir, du logos et du sens, et quelle est
en Occident la juste mesure de toute dmesure. cet gard, il y aurait toujours dans la philosophie une politique de la philosophie11,
cest--dire une conomie de la production du sens qui organise et
surdtermine le travail du concept. Dans ces passages, lanalyse lvinassienne va jusqu envisager trs prcisment la question de la
rpression politique par le discours sens, tel quil se rflchit en
lui-mme et tel quil se lie ontologiquement ltat, ses institutions, lesquelles auraient en quelque sorte la garde du rgime mtaphysique du sens. tel point que la rpression politique est aussi
une rpression mdicale : qui ne se plie pas la logique est menac de prison ou dasile 12. Je ne peux pas dvelopper davantage
cet aspect. Foucault nest peut-tre pas trs loin, ni la psychiatrisation de la dissidence en Union Sovitique, mais ces rapprochements, tout entiers dpoque, demeurent certainement trs limits.
On voit bien en tout cas, et cest cela qui mimporte, que le principe dintraductibilit que je viens dnoncer contrecarre et est
contrecarr par lalliance ontopolitique de la raison et de ltat.
2. Le principe inverse, de traductibilit ou de transitivit, commande en revanche linvention de la philosophie politique, si lon
peut dire, puisquil sagit axiologiquement ou normativement de
penser le passage, de dialectiser les transitions, et en tout cas de
mettre en relation la raison et la politique, le sujet et la communaut, de traduire et de trahir lune et lautre, lune avec lautre13.
10
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Moraliser la politique ou politiser la morale, telles sont, foncirement, les modulations rhtoriques et morales auxquelles ce passage donne lieu, dans lhumanisme en particulier. Une remarque
en passant, sagissant l encore du rapport de la philosophie et de
la politique car cest aussi de cela que Levinas peut instruire.
Peut-tre convient-il de prendre lexacte mesure de ce quon pourrait appeler la feinte des philosophes dans leur rapport aux princes,
la feinte de la philosophie dans sa relation la politique. Jai moins
en tte Leo Strauss que Pascal : On ne simagine Platon et Aristote quavec de grandes robes de pdants. Ctait des gens honntes et, comme les autres, riant avec leurs amis ; et quand ils se
sont divertis faire leurs Lois et leur Politiques, ils lont fait en se
jouant ; ctait la partie la moins philosophique et la moins srieuse
de leur vie : la plus philosophe tait de vivre simplement et tranquillement. Sils ont crit de politique, ctait comme pour rgler un
hpital de fous ; et sils ont fait semblant den parler comme dune
grande chose, cest quils savaient que les fous qui ils parlaient
pensaient tre rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes
pour modrer leur folie au moins mal quil se peut 14. Platon,
Aristote et tous les autres, jusqu Heidegger, ont-ils fait semblant de parler et dcrire de politique, comme pour rgler un
hpital de fous en entrant dans (le) principe de folie des rois
et des princes pour le modrer au moins mal quil se peut ?
Mesurer cette feinte implique en tout cas de prendre en vue cette
tout autre folie, la folie dont parle Levinas, la folie de ceux qui
ne se plient pas la logique, la folie logique des dominants. Mesurer le possible faire-semblant des philosophes commande donc de sinterroger minutieusement sur ce que signifie
lentre dans le principe selon Pascal et selon Levinas, selon la
feinte ruse ou la requte justicielle des tiers et en demeurant attentif la trahison de ce qui, dans la feinte ou lappel, se traduit devant nous de la politique des philosophes. Cest en tout
tat de cause lentre qui fait problme, au sens strict de Levi14
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nas autant que dans le vocable de Pascal, lequel marque lui aussi
limpossibilit dune bonne et simple transitivit, impossibilit qui
requiert cependant une possible pratique delle-mme. Il ne sagit
donc pas, et cest ce quon peut dj retenir de Levinas, de faire
entrer lthique dans un rapport de drivation, de dduction, dans
un rapport dialectique avec la Justice. Il sagit bien plutt de penser jusquau bout (mais comment ?) lintraductibilit de lextraordinaire philosophique (lthique) dans lordre politique.
La politique, selon la proposition lvinassienne, est linstance
dune ncessaire et bienfaisante interruption de lthique, linstance dune mesure commune selon une entre (du tiers) dont
Levinas avance quelle est permanente . Vouloir ou tenter den
faire une traduction de lthique en valeurs qui conformeraient
une action , ce serait rabsorber lthique dans un ensemble logique, logico-politique, de rapports. Ce serait la rintgrer dans
lalliance sacro-sainte et en fin de compte oublier que toute
politique, mme la plus universelle et la plus dmocratique, laisse elle-mme, porte une tyrannie, selon une remarquable formule de Totalit et Infini15. En dautres termes, toute pense dun
rapport de type transitif entre lthique et la politique, entre la
philosophie, les ontologies de ltre social ou politique, et lhistoire, risque le dsastre ou sexpose tout le moins au danger
dune possible catastrophe. Il suffit ici de songer, titre dexemple-limite, lensauvagement heideggrien de lanalytique existentiale mise au service dune politique, au gage et lengagement
politiques qui sen sont suivis.
Cette intraductibilit politique de lthique me parat constituer un point remarquable, llment-cl dune pense ou pour
une pense du politique quon peut trouver chez Levinas ou tirer
de son thique. Ce principe dintransitivit nest certainement pas
un cong donn la pense dune politique. Une pense du et de
la politique est au contraire fortement requise par lide dune
entre des tiers, cest--dire dans la politique. Pas plus quil ny
15
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Pour reprendre une expression dont Vaclav Havel a pu en son temps dplier quelques consquences trs pratiques mais quon peut dj lire telles quelles
chez Franz Rosenzweig.
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raient lespace incertain de linspiration. Ensemble et pas ensemble : une communaut, si lon veut, une entre dans une communaut qui ne serait et ne sera jamais autre chose que linstance
dune parole de labsence de communaut et sans que rien ne
puisse faire communaut, pas mme la communaut de ceux qui
nen ont pas20.
Le mouvement infini de linspiration et linstantanit de lacte
sentreconditionnent, sinfinitisent et sinstantanisent sans jamais
pouvoir tenir dans des moments distincts qui pourraient sgaliser dialectiquement. Plus je me crois juste et me satisfais de cette
croyance, moins je le suis. Cette relance de la responsabilit sans fin
ne cesse de mexposer lappel dune souffrance et lobligation
incessible davoir en subir lpreuve. Il y a peut-tre dans cette
thique de la rponse infinie une leon, ou au moins les linaments
fragiles dune position dinsoumission aux seuls possibles rationnellement prdtermins. Ce qui peut ici ou l apparatre comme
une trop prompte subordination lhubris toujours menaante
dune qualification non-alatoire de ces possibles, de leur vasement vers une ralisation sans cart, sans diffrence, se trouvera
alors soumis forte et stimulante rinterrogation.
Lasymtrie lvinassienne sefforce de dire, sur le plan mme
de lthique, limpossibilit du rapport entre thique et politique.
Mais cette impossibilit signifie selon une double dtente. Elle est
impossible au sens o ledit rapport ne se laisse ni penser ni dcrire sur le mode dune extension en universalit. En mme temps,
dans la mesure o il excde la pense en la dbordant par limmdiatet dun faire, cet impossible requiert un exercice, une mise
lpreuve de soi. Au bout du compte, non seulement lthique lvinassienne nimplique pas de dpolitisation du penser, mais elle
fait fond au contraire sur une messianisation de lagir dans linstant : le messie, cest moi linstant de lappel. Messianisation dsenchante peut-tre, mais jamais plie ou rsigne ou simplement
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On est ici tout la fois proche des questions de Bataille, Blanchot, Nancy,
et trs loin de leurs attendus.
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de la maxime, comme si le bois tordu de lhumanit navait jamais exist ou nexistait plus ? videmment non. Ce quil sagit
ici de rappeler, cest que lexercice politique, sil sentend la faon
dune traduction , ne se peut, sauf sabdiquer en mcanique
de la contestation ou sautarciser dans une institution sans extriorit, que depuis le constat que sa ncessit de traduire ne sautorise daucune vertu de traductibilit.
En effet, nulle transition simple, nulle transitivit immdiate ne
permet daller des espaces non-politiques o les sujets se subjectivent et o les forces se disposent, o les mouvements et les conflits
saccordent et se dsaccordent dynamiquement, la sphre de leur
rgulation par la reprsentation quitable, le droit gal et la justice
pour tous, soit par une universalit reconnue et conteste la fois.
Cette intransitivit de lthique chez Levinas est fondamentale.
Elle forme, on la dit, un irremplaable principe dintelligibilit et
de la politique et de ce qui la prcde. Sil est dsastreux de le ngliger, il peut tre ruineux de le stabiliser dans une impossibilit de
marbre. Il faut passer outre limpossibilit traductive et garder vif lexorbitant de cet outrepassement.
Faire traduction de lintraductible telle pourrait tre du coup
la devise de toute politique plus ou moins instruite, tout ensemble,
de sa ncessaire dceptivit et de son implacable urgence. Dception emporte par toute traduction, insuffisante, manque, appauvrissante et aplatissante, soit par lindispensable trahison que
traducteurs et politiques se voient rgulirement imputer. Urgence
aussi, cest--dire ncessit encore, au sens de la Not-wendigkeit de
la philosophie du droit de Hegel, dtresse quoi il faut contrevenir en tournant autour. Le quand mme ou le malgr tout
rosenzweigien21 tout comme le il faut lvinassien disent clairement cette urgence, cette ncessit sans norme et ce qui y pointe
dj de dsappointement, de risque et mme, qui sait, de catas21
Limitation de toute politique quil faut faire malgr tout , crit Rosenzweig Gertrud Oppenheim le 9 juin 1924, in Gesammelte Schriften, Martinus
Nijhoff, Dordrecht, I, p. 969.
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Sil ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire [pour
la religion] [] Mais combien de choses fait-on pour lincertain, les voyages sur
mer, les batailles ! Je dis donc quil ne faudrait rien faire du tout, car rien nest
certain [] Quand on travaille pour demain, et pour lincertain, on agit avec raison (Penses, 452,130, d. cit., p. 1216). Luvre nest possible que dans la patience, laquelle, pousse bout, signifie pour lAgent : renoncer tre le
contemporain de laboutissement, agir sans entrer dans la Terre Promise (Humanisme de lautre homme, Livre de poche, p. 45). Les deux figures de lincertain
et de luvre, absolument irrductibles, peuvent tre cependant tenues ensemble comme des dterminations foncires et diffrentielles de lagir.
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valeur propre mais inintelligible par soi. Dans sa version philosophie de la praxis , un penseur comme Gramsci proposa, lui,
de saisir sous un principe de traductibilit gnrale, explicit et
thmatis comme tel, non seulement le rapport entre les instances
qui constituent lunit organique et expressive du marxisme (conomie, politique, philosophie), mais plus extensivement entre les
langages de tradition diffrente o elles se disent (langlais, le
franais et lallemand), soit entre paroles de civilt, entre expressions civilisationnelles fondamentalement rductibles les unes aux
autres. La traductibilit gramscienne est une convertibilit totale, la traduction rciproque dans le langage spcifique de
chaque lment, lun tant implicite dans lautre et tous ensemble
formant un cercle homogne 23. Le tout structurel articul (Althusser) et la convertibilit gnrale (Gramsci) reprsentent deux
figurations marxistes trs diffrentes mais foncirement homologues par lesquelles de toute faon la politique est rendue imparlable. La traductivit politique dont il est ici question table bien
plutt sur lintraductibilit ou linconvertibilit des idiomes. Elle
engage le pari dune traduction de lintraductible, comme on a dit.
Lintrt du concept gramscien, sa leon, cest donc aussi sa limite : loptimisme de la volont de traduire, et ce dont elle peut
instruire, le cas chant. La traductibilit de type gramscien, si on
la tient dans sa diffrence avec la traductivit circonscrite partir
de Levinas, vise une conversion sans reste, une circulation totale
des diffrences, annules dans leur mise en mouvement. Elle est,
bien regarder, une mtaphysique des formes, civilisationnelles,
culturelles, sociales et historiques, et des langages quelles informent. La traductivit sefforce sans terme vers une forme possible
depuis le politiquement impossible et imprononable de ce qui la
prforme et cest ce titre quelle dsigne une politique, sans
cesse dire, ddire et redire. Le paradoxe de la traductivit est au
fond le paradoxe de la politique. Ses sinuosits, dont les courbes
et les replis peuvent laisser craindre diffrement ou empchement,
23
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finissent par dessiner de fait le plus court chemin, mais non pas
comme ligne droite ou schme idal, plutt comme enchevtrement de lignes aventureuses, se rencontrant sans cesse et accomplissant ainsi, mme leurs tours et dtours, une temporalit
singulire qui est justement celle de la traduction et de la politique
sentre-traduisant. Le plus court chemin temporel des lignes
traductives nest donc pas le plus court chemin que tracent dans
le pur espace le gomtre et loptimiste, lequel, sem dembches
et de cadavres, nest srement pas le moins long.
On me dit le plus souvent que loptimisme est un devoir,
parce que si nous voulons changer le monde, il faut croire dabord
que cest possible. Il me semble que ce raisonnement rentre dans
lune des catgories de fausset depuis longtemps dnonces par
Aristote. Je ne vais pas me donner la peine de chercher quel faux
syllogisme ici jai affaire. Je sais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans laide puissante de ceux
qui ne se sont pas fait pour rgle de conduite la pratique davance
dcide de laveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la
blessure et du dsespoir. Laissez, laissez aux pdagogues du tout
va bien cette philosophie que tout dment dans la pratique de la
vie. Il y a, croyez-moi, dans les dfaites plus de force pour lavenir
que dans bien des victoires qui ne se rsument le plus souvent qu
de stupides claironnements. Cest de leur malheur que peut fleurir lavenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont
nous sommes perptuellement assourdis 24.
Ce texte dun minent intellectuel communiste du vingtimesicle peut tre lu comme lappel, en une certaine conjoncture,
changer de grammaire politique, dplacer les lignes toutes faites
du volontarisme sovitiste pour se porter vers dautres zones, plus
fractures, plus intimes, plus bourgeoises . Il sagit bien pour
son auteur de marquer quelque chose comme un enjeu traductif
par o la politique communiste pourrait bouger, prendre en
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Quelques enjeux
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est sous bien des aspects un carrefour o se croisent, se rencontrent et sopposent bien des thses qui sy rapportent. Dautre
part, Kant me parat toujours, et mme trs secrtement, constituer une sorte de contre-point Levinas, au sens o ce quil entend
conjurer, cest quelque chose comme une hubris que la pense lvinassienne de laltrit dploie au contraire dans ses ultimes
consquences. cet gard, le dialogue de Kant et de Levinas, de
la morale et de lthique, est proprement interminable.
Un petit rappel, donc, pour commencer, autour de Kant.
Quest-ce que cest quune personne dans la perspective par
lui ouverte ? Cest un tre qui a des droits. Et ceci parce que la
nature de la personne la dsigne comme une fin en soi, une fin objective qui a une valeur intrinsque, que Kant nomme dignit. Sil
convient, pour tre juste, de respecter cette dignit des personnes,
cest parce que, contrairement aux choses qui nont de valeur que
relativement, comme moyens, les personnes sont libres, cest-dire quelles sont des sujets qui, parce quils sont indpendants et
antrieurs aux dterminations du monde sensible, chappent
lhtronomie.
Le sujet transcendantal est tout la fois un prsuppos de la libert, donc, et la condition de possibilit du sujet de droit. tre
juste, cest respecter la personne et la respecter, cest reconnatre
sa dignit minente. Toute rflexion morale, depuis Kant (au
moins) gravite ainsi autour de lide de personne et de personne
raisonnable plus prcisment. La personne raisonnable, cest le
sujet de droit. Elle emporte aussi bien une raison personnelle : le
premier sujet de droit, cest moi. Si, comme je le disais, une personne, cest un tre qui a des droits, on comprend trs bien que
lorsque je suis hostile une autre personne, par exemple, cest
parce que je mestime ls par elle dans les droits qui sont les
miens et dont jaffirme quils ne peuvent tre viols. Pour dire les
choses autrement ou les prendre dun autre versant : les rapports
de droit, la structure juridique du rapport entre les personnes, ont
ncessairement et lgitimement vocation se substituer aux
sources complexes o soriginent les rapports de force, les affects
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cest--dire dans la reconstitution a posteriori dun temps qui serait celui de la synchronie, du rassemblement en prsence et en
unit, le temps de la politique.
Ainsi, le questionnement est entirement relanc autour du
rapport, politique bien y regarder, entre laprs de la politique et son avant thique, entre ltre-ensemble dans un lieu ,
la communaut topique o viendraient sinscrire la personne et
ses droits, et ce qui ne saurait tenir en aucun lieu , lutopie de
lhumain3. Ce rapport ne se laisse cependant jamais articuler
comme tel, cest un rapport/non-rapport, un rapport impossible
en quelque sorte, cest--dire un rapport qui ne serait intelligible
que selon lcart purement temporel du plus-vieux-que . Cet
cart irrductible autorise une inspiration de la politique par
lthique, pour utiliser le beau mot que Levinas oppose, de fait,
toute reprsentation. Ce rapport impossible entre thique et
politique, entre utopie de lhumain et communaut, peut se laisser dcrire comme une d-rive, un dsancrage, une diffrence
interminable. Que signifie en effet cet impossible ? Dabord que
le rapport pourra merger de cette impossibilit mme, impossibilit se faisant rapport en quelque sorte. Ensuite, et surtout, que ledit rapport ne se rgle pas sur lordre dune
reprsentation, mais, prcisment, dune inspiration qui le ferait
chapper autant la mise en prsence dun objet par un acte de
lesprit qu sa dlgation ou son transfert dune sphre une
autre, dune scne, le duo thique, lautre scne, la politique.
Inspiration de la politique par lthique : ni transit, ni dialectique,
ni passage.
Ici se marque un premier point : cest dans le face--face
thique que le rapport impossible personne/socit peut trouver
une certaine existence inspire, la possibilit de son impossibilit
en quelque sorte. Mais ceci dans la seule mesure o le lieu de son
sens, sa naissance latente comme dit souvent Levinas, le prcde de manire trs radicale. Limpossibilit se dispose en effet
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la politique, toute transition dun sujet, dont la libert conditionnerait la soumission la loi rationnelle, vers une morale universelle. Le duo thique est sans maxime universalisable. Pour
rendre raison, autant que faire se peut, de cette difficult tout fait
considrable, Levinas convoque le tiers, les tiers faudrait-il dire,
cest--dire laprs-coup de la relation thique, cette instance o la
pluralit des autres de lautre, le partage, la rciprocation, objectent et font appel. En permettant la production de lgalit, la rciprocit des droits et des devoirs, la rversibilit des places et des
fonctions, la symtrisation politique, ou politico-socitale, comme
correctif de lasymtrie thique, pourront en effet me permettre
de devenir mon tour lautre de lautre, le diffrent, le sujet du
droit, lgal, anonymement, de tous les autres sujets bref de devenir personne, comme toutes les personnes. Le franais laisse clairement rsonner limpersonnalit de la personne, justement l o
le visage nest jamais personne, mais toujours quelquun, et l o,
rebours, linterpersonnalit ne connecte entre elles que des figures extrasensibles, nobody, nobodies. Les masques indispensables au dvisagement de lgalit et du droit ne devront jamais
faire acception des personnes afin que personne, ou rien, ne vienne
en troubler lexercice universel. Le dsinquitement politique
consisterait, dans ses formes les plus heureuses, inventer un espace homogne, un mme temps pour tous et pour personne,
garantir ma possible inscription personnelle dans un ordre universel et ceci permet dj dapercevoir que la personne est toujours-dj une catgorie politique, communautaire, post-thique,
la catgorie qui permet de passer au politique. Elle ne le permet
que parce quelle y est dj.
Rcapitulons en deux propositions. 1. Lasymtrie thique interdit de faire de la catgorie de personne la catgorie convenante
pour la description de la relation de face--face. Lorsque la personne est catgoriellement constitue, et conceptuellement efficiente, on est dj dans la politique articule/articulante. 2. Une
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Justice vient aprs-coup corriger lasymtrie et sa violence exclusive pour laquelle la catgorie de Socit conviendrait en revanche assez bien.
Mais alors la question naura fait que rebondir : comment articuler thique et justice ? Est-ce seulement possible ? Question
dautant plus complique, il faut bien le dire, que cet aprs-coup
justiciel est immdiatement impliqu dans son propre avant
thique. Quest-ce que cela veut dire ? Les tiers ne sont pas purement absents du face--face, ils me regardent dans le regard dautrui, mais pas comme autrui lui-mme, ils me regardent sans me
regarder, sans la rectitude insoutenable qui est celle du visage. Les
tiers, dans leur multiplicit anonyme, spectrale, dans leur inquitante proximit, hantent le duo thique ou tout au moins ses alentours les plus pressants. Autrement dit, lunicit responsive que
fait apparatre lasymtrie nannule pas la pluralit quelle prcde.
En aucune faon. Elle ne le peut pas, tout simplement. En effet,
la multiplicit des hommes, lau-del du deux, les tiers, font demble obligation davoir penser ce qui leur est commun, ce qui fait
leur communaut, ce qui en appelle une Justice. Mais puisquils
sont saisis depuis une immdiatet qui leur est antrieure et extrieure, il en rsulte la reproposition lvinassienne dune ide de lhumanit qui prend rebours la reprsentation la plus habituelle.
Quelle est cette reproposition ?
Au lieu de se prsenter dans la figure du partage dun commun
pralable et donn, sur quoi se fonde toute la tradition de la philosophie politique et dont le zoon politikon, la politicit naturelle,
fournit la condition de possibilit, lhumain de lhomme, comme
dit Levinas, se tiendrait dans la tentative, autrement incertaine et
toujours borde par linhumain de lhomme, de produire une mise
en commun de ce qui est demble, pr-originairement, partag,
cliv, sans identit consistante, diachronique. Nulle continuit rationnelle, qui serait de lordre dune construction, dun artefact
raisonnable, entre personne et socit des personnes, entre sujet
de droit et communaut politique, mais une fragilit problmatique, partir de quoi une relation entre thique et Justice pour-
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Au sens que lui confre Humanisme de lautre homme, comme on sait, et non
pas au sens de Totalit et infini (cf. supra note 22, p. 51).
On lira ces deux brefs extraits dAutrement qutre et dHumanisme de lautre homme en annexe ce texte, p. 89-90.
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Une modification produit continment une modification nouvelle. Limpression originaire est le commencement absolu de cette production, la source
originaire, ce partir de quoi se produit continment tout le reste (Leons pour
une phnomnologie de la conscience intime du temps, tr. H. Dussort, PUF, 1996,
p. 130-132).
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Mon exposition autrui, dans ma responsabilit pour lui, se fait sans dcision de ma part, la moindre apparence dinitiative et dacte subjectif signifie
ds lors, une accusation plus profonde de la passivit de cette exposition. Exposition louverture du visage, qui est le plus loin encore de la d-claustration du soi-mme, de la d-claustration qui nest pas ltre-au-monde. Un plus
loin une respiration profonde jusquau souffle coup par le vent de laltrit.
Lapproche du prochain est fission du sujet au-del du poumon, jusquau noyau
rsistant du moi, jusqu lindivis de son individu fission de soi, o soi comme
fissibilit, passivit plus passive que la passivit de la matire. Souvrir comme
lespace, se dlivrer par la respiration de la claustration en soi, suppose dj cet
au-del : ma responsabilit pour lautre et mon inspiration par lautre : la charge
crasante lau-del de laltrit. Que la respiration, par laquelle les tants semblent saffirmer triomphalement dans leur espace vital soit une consumation, une
dnuclation de ma substantialit ; que dans la respiration je mouvre dj ma
sujtion tout lautre invisible ; que lau-del ou la libration soit le support dune
charge crasante est certes tonnant. Cest cet tonnement qui a t lobjet du
livre ici propos (Autrement qutre, d. cit., p. 277).
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la substantialit du soi. Levinas procde ce quon pourrait appeler une immmorialisation de la subjectivit : pas dassomption
du sujet dans une mmoire ou dans une rtention ; pas de prsence soi du sujet ; ltranger qui habite le sujet est plus ancien
que le sujet lui-mme, son effraction, comme dit parfois Levinas,
prcde la demeure mme o il fait effraction. La premire consquence notable de cette immmorialisation de la subjectivit
consiste en un dplacement, une drive, une sortie. On ne pourra
plus penser le rapport aux autres comme le rapport dun sujet un
autre sujet, comme le rapport entre entits closes et contre-poses : identit dun ct, altrit ou tranget dun autre ct. Mais
pas davantage, et ceci est trs important, dans la perspective dune
dialectisation des deux termes : soi-mme comme un autre, lautre comme un autre soi-mme, identit trange elle-mme
(Hegel), tranget constitutive dune identit. En toutes ces figurations et leurs multiples sophistications, nous demeurerions dans
laprs-coup des philosophies de la conscience et du retour soi.
Si toute intersubjectivit est rgle en profondeur par un monadisme des consciences et une dialectique de leur relation, comment peut-on seulement tenter de se porter jusqu ce qui la
prcde, jusqu ce qui viendrait dterminer les sujets avant mme
quils ne soient sujets ? En y reprant le mouvement dun dtour interminable (Humanisme de lautre homme). La subjectivit est interminable, exilique, exodique. Cest une Odysse sans
Ithaque, non seulement sans retour soi, son chez-soi, mais aussi
sans dpart, sans dpart de soi. L o il y a du Soi, il y a du Mme,
il y a de lidentit, du Selbst (Soi/Mme).
Ce Soi-Mme ne dsigne pas tant une illusion quune borne,
une zone trs circonscrite. La subjectivit ainsi dtermine ne
constitue en effet quun segment somme toute limit de lhistoire
dun sujet. On remarquera dailleurs que cette limite est aussi la
limite de la philosophie (du sujet). Dans son investigation multisculaire de lhomme, de lme, du sujet, la philosophie sest tenue
en rgle gnrale, laquelle souffre toutefois de notables exceptions, ce segment, cette rgion rgie par son autodtermination
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part, cette faim des autres est plus quune exprience car elle savre
toujours plus vieille que tout souvenir que jen puis avoir, que
toute exprience que jaurais pu moi-mme en faire, que toute
identification empathique11. En effet, hors ce plus-vieux-que tout
transfert de mon exprience propre ou de ma mmoire, vers autrui, transposition qui commanderait compassion et responsabilit, hors cette anciennet immmoriale, on aurait purement et
simplement affaire, au sens le plus prcis, une exprience, ni plus
ni moins, une intriorisation remmorante. Devrait-on dire alors
que la condition de possibilit du transfert mnsique subjectif, de
lidentification mimtique, et donc de ma rponse de responsabilit, consisterait tre moi-mme pass par la mme dtresse, en
avoir connu une semblable exprience souffrante (alors mme
que, de la faim, nous navons, nous les repus dOccident, aucune
exprience vive) ? La responsabilit cesserait-elle l o sarrte la
mmoire dune preuve ?
On doit dire que cest plutt linverse. Car moi qui ne suis jamais mort de faim, qui nen ai nulle exprience, je rponds ou suis
en tout cas en situation de pouvoir rpondre et si je ne rponds
pas, ce nest gure par dfaut de souvenir ou manque dexprience. Le plus-que-lexprience doit donc tre recherch du ct
du plus-vieux-que-lexprience, soit dune structure pr-originelle
de la subjectivit qui lengage en amont delle-mme, dans une rponse an-archique, dans une immmoriale antcdence soi et un
commencement qui nest pas de lordre dune transposition analogique de moi vers lautre. Il conviendrait alors de parler en loccurrence dune contre-exprience ou dun contre-transfert : un
mouvement asymtrique et scularis partirait de la faim des
autres, soit de laltrit foncire dune exprience qui me demeure, comme telle, trangre, et irait jusqu ma capacit de r11
Il est vrai que Levinas voque, p. 82, la force du transfert qui va du souvenir de ma propre faim la souffrance et la responsabilit pour la faim du
prochain . Mais il y a dans ce tour dcriture une contradiction patente avec le
moins et plus quune exprience et il faut donc rcuser cette formule lvinassienne en mobilisant Levinas lui-mme.
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semble-dans-un lieu ? La rfrence au thme du souvenir de lesclavage qui rassemblerait lhumanit semble court-circuiter linstance des tiers et de la justice et ne donne aucun lment pour
penser mme minimalement quelque chose de limpossible passage ds lors que lon admet que lthique est ce qui ne se
laisse pas universaliser. On trouvera pourtant dans ces quelques
lignes un point dappui trs singulier pour savancer un peu et essayer dapprocher ce qui, dans la politique, a voir avec lthique
de quoi en tout cas formuler une hypothse.
Les hommes se cherchent dans leur incondition dtrangers .
Significativement, se chercher, cest tout la fois se mettre en
qute de soi, de son improbable identit ; cest aussi se chercher
les uns les autres, non plus se chercher soi, mais chercher lautre,
chercher les autres hommes ; cest enfin se provoquer, entrer dans
une confrontation avec les autres quon cherche, dans une
entrhostilit gnralise et tout ceci depuis ou dans lincondition
dtrangers.
Se chercher, en ces trois acceptions, vient aprs le deux de
lthique et ouvre trois registres distincts et associs : lidentit, la
multiplicit, la guerre. chaque fois, les hommes, se cherchant, ne
savent pas ce quils cherchent. Ils ne savent ni ce quils sont, ni ce
quoi les autres les engageront leur corps dfendant, ni ce qui
les pousse se chercher dans la confrontation. Ce ne-pas-savoir ce
quils cherchent, Levinas la soulign en maintes occurrences, dessine la condition de leur recherche et cette condition dynamique
ne peut tre rapporte qu leur tranget inconditionnelle. tre
tranger soi, cest ne pas savoir, ne pas pouvoir remonter une
origine identifiable. Et ce ne-pas-savoir, le passage dHumanisme
de lautre homme le nomme l inquitude , le faillir soi incessant, interminable, de la subjectivit.
Ainsi pris en vue, ltranger, ltranget, forment lincondition
du sujet, son non-lieu, et, fort problmatiquement, la condition
de possibilit dune politique, dune justice, dune instance universelle de droit o je suis reconnu dans mon identit de citoyen
et dans ma requte de paix civile. Paix et identit saffirment dans
87
E. Levinas, Lintention, lvnement et lautre : entretien avec C. von Wolzogen , trad. de lallemand par A. David, in Philosophie, n 93, Printemps 2007,
p. 15 : La dualit est toujours drange par la multiplicit. Si nous tions
deux, alors tout serait [] pas forcment bien, mais, en tout cas, dtermin ;
deux, je suis li lAutre. Mais malheureusement nous sommes trois pour le
moins
17
Ibid., p. 21.
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cult centrale de sa pense. La figure complexe de ltranger en rajoute au contraire sur la question de lautre et des tiers, elle la questionne encore, selon lirremplaable faon lvinassienne de
philosopher dans la surexpression ou lexagration, sans en passer
par des voies de compromis o pourrait seffectuer le dcompte
des acquis et des apports dun ct et des excs quil conviendrait
de temprer de lautre. Ltranger hyperbolise limpossibilit de
toute identit soi de la subjectivit et leffective tertialit des
hommes qui se cherchent . Il est le creux de toute altrit, en
soi, hors de soi, intra-subjective et sociale.
On est bien oblig de conclure sur une nouvelle difficult ou
sur une forme plus concrte de la difficult dj nonce. Il faut en
effet comprendre comment la primaut thique de ltranger ne
donnera pas lieu sa primaut politique, puisquen politique justicielle ltranger est lgal du non-tranger. Il ny a pas, pour le
dire dune formule simple, de politique lvinassienne de limmigration. Mais, depuis la mditation de ltranget de ltranger, depuis Levinas, quelques garde-fous, quelques propositions-limites
peuvent tre tenus dans leurs possibles implications politiques :
1. une politique de ltranger ou des trangers nest ni pensable ni praticable si elle est oublieuse de linspiration qui lui donne
son lan, soit la dfection de toute identit subjective et a fortiori
de toute identit collective ;
2. lidentit, ds lors quelle est conceptuellement manipule
et politiquement ad-ministre, est sans cesse expose au risque,
sans doute fatal, de sa rduction sous et son essence et toute politique essentialiste tendra forcment, sans prjuger de ses intentions morales, enfermer les sujets dans une essence immuable et
pr-dispose : essence violente de lIslam, aujourdhui, par
exemple, mais aussi bien essence meurtrire de ltat dIsral.
Levinas propose des incitations inchoatives inventer une politique qui se ferait gloire de la non-essence 18 ;
18
Humanisme de lautre homme, d. cit., p. 109. Lexpression fait immdiatement suite au passage reproduit en annexe.
89
Annexe
Autrement qutre ou au-del de lessence, p. 53 (d. de Poche) :
La philosophie est dcouverte de ltre et lessence de ltre est vrit et philosophie. Lessence de ltre est temporalisation du temps diastase de lidentique et
son ressaisissement ou rminiscence, unit daperception. Lessence ne dsigne pas
primordialement les artes des solides ni la ligne mobile des actes o une lumire
scintille ; elle dsigne cette modification sans altration ni transition, indpendante de toute dtermination qualitative, plus formelle que la sourde usure des
choses trahissant leur devenir, dj alourdi de matire, par le craquement dun meuble dans la nuit silencieuse. Modification par laquelle le Mme se dcolle ou se dessaisit de lui-mme, se dfait en ceci et en cela, ne se recouvre plus et ainsi se
dcouvre (comme dans la peinture de Dufy o les couleurs sortent de leurs contours
ou ne les frlent pas), se fait phnomne lesse de tout tre. Lessence de ltre ne
dsigne rien qui soit contenu nommable chose ou vnement ou action elle
nomme cette mobilit de limmobile, cette multiplication de lidentique, cette diastase du ponctuel, ce laps. Cette modification sans altration, ni dplacement essence de ltre ou temps nattend pas, de surcrot, un clairage qui permettrait une
prise de conscience . Cette modification est prcisment la visibilit du Mme au
Mme.
90
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La modification
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92
qu dans le cadre dune critique de Husserl, de sa phnomnologie de la conscience intime du temps en particulier. La critique lvinassienne, si elle se fait constamment attentive au meilleur de
Husserl, au dernier surtout, celui des synthses passives, demeure
cependant trs rigoureuse, et mme franchement svre sur le
fond. La modification comme modification temporelle 1 renvoie en effet un au-del de la phnomnologie, un au-del du
prsent vivant, signifi et dcrit plus ou moins explicitement en
terme dvnement au-del de ltre.
La rfrence lvinassienne la modification saccompagne
par ailleurs dun mouvement quasi-irrsistible qui transporte par
association spontane jusquau souvenir du clbrissime roman
de Michel Butor. Levinas connaissait, avait lu et beaucoup aim La
modification. Cette croise dun motif dAutrement qutre et du
titre dun nouveau roman pourrait ntre que fortuite et sans
signification particulire. Or, il nen est rien et je voudrais le montrer. Comme on sait, le roman de Butor inscrit dans une dure
continue, moins de vingt-quatre heures dans la vie dun homme,
dans un temps romanesque-rel, pourrait-on dire, et dans lespace
clos dun compartiment de train, une prise de dcision, une crise
de conscience. Lon Delmont effectue un itinraire dont on verra
quil est de type odyssen, de Paris Rome, avec lintention, la
vise intentionnelle, de quitter Paris, et sa femme, pour vivre
Rome, auprs de sa matresse. Plusieurs autres voyages seffectuent
dans ce voyage, plusieurs temps sentrelacent dans cette dure,
plusieurs lieux habitent aussi lenclos troit du compartiment de
troisime classe. Au terme, Delmont arrive Rome, mais cest
pour se dcider pour Paris, pour le retour. Ithaque, toutefois, nest
pas toute en Ithaque. Ce qui a chang au cours de son voyage,
cest son intention. Le dplacement effectue une prise de
conscience (Butor). La dcision de Delmont sest modifie en
un aller-retour qui se signifie lui-mme comme un mouvement de
la conscience qui saltre et se perd pour se retrouver, comme une
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contestable rigueur mais non sans difficults, la continuit temporelle. Levinas souponne un risque dans cette mise en relief continuiste produite par la modification sans altration quil discerne
dans la phnomnologie de la conscience du temps. Ce risque,
cest que le temps ne change rien ou plus exactement, selon son expression, quil modifie sans changer11. cela, quoppose-t-il et
comment sy prend-t-il ? Lopration quil dploie dans Autrement
qutre mais qui remonte loin en arrire et dont on peut trs bien
voir les diffrentes couches dans En dcouvrant lexistence avec
Husserl et Heidegger consiste dgager limpression originaire de
toute intentionnalit, de toute volont, de tout telos. Levinas lassigne au contraire une passivit absolue, cest--dire une passivit originelle quil ne faut pas comprendre de faon empirique ou
comme la rceptivit seulement sensible de Kant, mais comme un
mode de laffection, un mode de lhtro-affection originaire. En
dautres termes : alors que pour Husserl limpression originaire
demeure lintrieur de lhorizon temporel des rtentions et protentions, et quelle est donc rcuprable dans la conscience et
mme que la conscience, ce nest rien que cette rcupration12 ,
pour Levinas, limpression originaire se tient hors de lhorizon
temporel proprement dit, cest--dire du prsent, du prsent vivant de Husserl. Elle ne se laisse plus rcuprer, reprendre, elle
demeure non-modifie , cest--dire quelle prcde en son effectivit mme sa possibilit. Elle accueille ou peut accueillir le
surprenant, soit ce qui vient avant tout possible. Libre de lhorizon de prsence de la temporalit, limpression originaire revue
et corrige par Levinas signifie que le sujet, affect, peut non seulement recevoir de lautre (lvnement), mais encore que lautre
le constitue (lautre-dans-le-mme). Le terrain phnomnologique
en propre est alors trs radicalement excd. Une conscience peut
trs bien ntre pas immanente soi. Elle peut tre rompue dans
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Ibid., p. 59.
Je songe ici cette phrase extraordinaire quon peut lire dans En dcouvrant
lexistence avec Husserl et Heidegger, Vrin, p. 211, et que jai dj cite : Les
grandes expriences de notre vie nont jamais t, proprement parler, vcues .
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Dans son entretien de 1985 avec C. von Wolzogen, d. cit., p. 15, il le dclare avec moins de prcautions qu son habitude : Ce qui est vraiment humain,
cest ne vous effrayez pas de ce mot lamour [] Lamour ou la responsabilit
sont la donation du sens (Sinngebung) de la singularit . La rfrence Husserl
marque bien que lamour seul, dans sa non-rciprocit , donne sens ,
contre le sens de la donation. On ajoutera que, pour Levinas, ce nest pas parce
que la sagesse est aime quil y a philosophie, ou pas seulement. Cest bien plutt
parce que la sagesse aime est toujours-dj amour, soit lien dtotalis ou dsarticul, philo-sophie, et aussi temporalisation de la sagesse en promesse, philosophie
en tant que vrit promise. La qute de la vrit, la philo-sophie, ne se peut pas
comme aspiration vers un bloc dabsolu immuable et indfiniment approch. Elle
ne se peut que comme vrit en plusieurs temps du mouvement lui-mme, de la
qute, de sa trace immmoriale et de son trac temporel.
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vante (voyage-rcit-livre, acquisition-oubli-reprise) dune exprience vcue, ses actes soigneusement enregistrs. Depuis le dpart en gare de Lyon, ce livre non lu mais conserv a toujours
dj appartenu au narrateur-voyageur qui sen sert dabord comme
substitut, cache-soleil, avant dy dcouvrir la forme dune vrit
qute, la consignation du vcu de lexprience qui vient de se drouler pendant vingt et quelques heures. Une exprience vcue,
donc, et qui comme telle, cest--dire approprie, rapproprie,
rcupre, frappe dincertitude la possibilit quelle ft une
grande exprience de (la) vie de Delmont, soit la possibilit
dun dplacement au sens fort que donne ce terme Levinas
dans le passage dont je suis parti et qui dtermine la modification sans . Quest-ce quune grande exprience de la vie ? Pour
reprendre le mot de Lyotard, cest ce qui vient dtraquer, dessaisir un sujet de toute exprience possible, de toute assomption de
lexprience dans un vcu, cest une passion et, dans cette passion, dans cette donation de sens du singulier il faut videmment entendre la passivit plus passive que toute passivit.
Est-ce dire que Delmont, faute de grande exprience vitale,
ne fait nulle exprience, nulle exprience vcue ? Cest le contraire
bien sr, il fait lexprience de quelque chose que Levinas rapporte
trs explicitement la modification sans altration et qui est trs
prcisment de lordre du viellissement, de la mort, de la perte du
temps. Delmont fait lexprience de lusure du temps, de la
sourde usure du temps, et cest cette exprience discrtement
douloureuse qui le fait renoncer au rajeunissement, cest--dire
laltration, au changement de temps, linterruption. Le livre,
dailleurs, est comme la consolation assomptionnelle de ce renoncement, le surpassement du projet de rajeunissement dans le vieillissement endur, dans une patience, une perte qui, sans retour,
me concerne , comme dit trs bien Levinas : La perte du
temps nest luvre daucun sujet. Dj synthse des rtentions et
des protentions o lanalyse phnomnologique de Husserl en
abusant du langage rcupre le laps, se passe de Moi. Le temps
se passe. Cette synthse qui patiemment se fait appele, avec pro-
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mme. Il sapparente trs prcisment cette mobilit de limmobile 21. Lexpression lvinassienne renvoie comme en un puissant cho ce que tout lecteur du dernier Schelling aura reconnu
savoir le faux-mouvement , le surplace de la dialectique
spculative et du devenir-autre de lIde, une sorte de mimtique
expressive du rel o toute usure et tout craquement ne dchirent
jamais que le silence dialectique de ltre immobile. On est ende de toute modification, comme en un voyage entre les quatre
murs de sa chambre, ou alors en pleine modification sans modification , comme dans la circumnavigation mditerranenne
dUlysse.
Le second, le voyage comme projet, sil sentend comme un dplacement, et sil se dnie donc comme surplace, sil procde
dune projection de soi vers ailleurs, correspondrait en partie la
modification sans altration dont parle Levinas. On pourrait sans
trop de mal montrer quil a sans doute voir avec la rsolution
devanante heideggrienne, avec la modification dun destin qui
nen serait cependant pas laltration ou le dtraquement mais la
continuation par dautres moyens dune mme finalit, dun mme
sens, dune signification qui subordonnerait les vnements dune
vie, les modifications dune existence, laccomplissement destinal dun but. cet gard, cette seconde figure de lexprience ne
ferait vrai dire queffectuer lessence de la premire.
Le dplacement diachronique enfin est en rupture par rapport
la forme finalement odyssenne des deux premiers, les seuls
vrais voyages peut-tre. Il obit au temps qui change tout, l o le
temps qui ne change rien marque lespacement dune dure voyageuse qui revient au mme. Il est de lordre de la passivit ou de
lendurance dune perte. La modification de Butor nous signifie
et nous intime, dans le double registre du verbe, par le vous ,
par ladresse, davoir transformer le projet en patience. Si elle
nest pas sans pouvoir rappeler la diachronie lvinassienne, le laps,
elle est cependant plus proche chez Butor sans quil soit jamais
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Ibid., p. 53.
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Ibid., p. 88.
Phnomnologie de lesprit, tr. J. P. Lefebvre, Aubier, 1991, p. 85.
Quest-ce quaider ?
Brve note sur la justice et la responsabilit
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Visage et personne
Quelques enjeux
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DU MME AUTEUR :
Traductions :
Franz Rosenzweig, Hegel et ltat, Paris, PUF, 1991
Schelling, Philosophie de la Rvlation, Paris, PUF, 1993-94 (avec la RCP
Schellingiana du CNRS)
Schelling, Introduction la Philosophie de la Mythologie, Paris, Gallimard,
1998 (avec la RCP Schellingiana du CNRS)
Franz Rosenzweig, Foi et Savoir. Autour de LEtoile de la Rdemption, Paris,
Vrin, 2001 (avec M. Crpon et M. de Launay)
Franz Rosenzweig, Confluences. Politique, histoire, judasme, Paris, Vrin, 2003
(avec M. Crpon et M. de Launay)
Imprim en Italie
Dpt lgal : septembre 2008
ISBN : 978-2-917694-00-8