Crimino Hier Aujourdhui
Crimino Hier Aujourdhui
Crimino Hier Aujourdhui
(1995)
La criminologie dhier
et daujourdhui
Alvaro Pires
Criminologue, cole de criminologie, Universit dOttawa.
La criminologie d'hier et d'aujourd'hui.
Un article publi dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Franoise Digneffe, JeanMichel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine.
Tome I. Des savoirs diffus la notion de criminel-n. Chapitre 1, pp. 13-67. Les
Presses de l'Universit de Montral, Les Presses de l'Universit d'Ottawa et De Boeck
Universit, 1995, 366 pp. Collection: Perspectives criminologiques.
Avec lautorisation formelle de M. Alvaro Pires, professeur de criminologie,
Universit dOttawa, le 2 aot 2006.
Courriel : alpires@uottawa.ca
Alvaro Pires
Criminologue, dpartement de criminologie, Universit dOttawa
Un article publi dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Franoise Digneffe, JeanMichel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine.
Tome I. Des savoirs diffus la notion de criminel-n. Chapitre 1, pp. 13-67. Les
Presses de l'Universit de Montral, Les Presses de l'Universit d'Ottawa et De Boeck
Universit, 1995, 366 pp. Collection: Perspectives criminologiques.
Alvaro Pires
Criminologue, cole de criminologie, Universit dOttawa.
La criminologie d'hier et d'aujourd'hui. 1
Un article publi dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Franoise Digneffe, JeanMichel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine.
Tome I. Des savoirs diffus la notion de criminel-n. Chapitre 1, pp. 13-67. Les
Presses de l'Universit de Montral, Les Presses de l'Universit d'Ottawa et De Boeck
Universit, 1995, 366 pp. Collection: Perspectives criminologiques.
J'aimerais remercier Christian Debuyst pour les suggestions et notes crites faites
l'origine de cette tude, aussi bien que pour ses commentaires critiques sa
premire version. Je remercie galement Franoise Digneffe, Louk Hulsman et
Colette Parent pour leurs commentaires cette premire version. Enfin, je remercie tous les collgues qui ont discut oralement avec moi certains aspects de ce
travail et qui ont attir mon attention sur certains ouvrages.
En franais : Retracer le dveloppement de la criminologie, c'est plus qu'une
simple question d'intrt pour l'histoire. Certaines ides du pass continuent
structurer la manire usuelle de penser dans le champ. D'autres ides, rejetes depuis longtemps par les criminologues, continuent influencer la pense populaire.
Des bouts et des morceaux de vieilles thories continuent flotter la surface,
comme les dbris d'un bateau naufrag ; et certaines formulations, aujourd'hui
abandonnes, mritent notre reconsidration. Qui plus est, prendre conscience du
processus de naissance des ides, de leur reconnaissance comme dominantes dans
le champ, puis de leur tombe en dsutude, nous aide demeurer sceptiques vis-vis des explications thoriques contemporaines conues comme dfinitives
(Sykes, op. cit., notre traduction).
INTRODUCTION
Il est permis de regrouper, comme nous le verrons, l'ensemble des savoirs (philosophiques, juridiques et scientifiques) sur le crime et la peine
sous la rubrique gnrale d'une histoire de la criminologie , mais
condition de s'expliquer sur ce qu'on entend par criminologie . Or,
faire une introduction la criminologie et son histoire semble
poser des problmes particuliers. En gnral, l'introduction l'histoire
d'un savoir commence par la supposition que ce savoir constitue une discipline autonome et par une dfinition pralable de ce dont on va parler.
Une mthode courante consiste alors commencer par lucider le nom de
la discipline. Dans le cas de la philosophie, par exemple, on dirait que ce
terme provient du grec et qu'on le traduit par amour ou recherche
(philia) de la sagesse (sophia) (Stevens, 1990 : 11). On pourrait aussi
dire, propos de la biologie, qu'elle a pour objet, comme son nom l'indique (bios, vie), l'tude des phnomnes vitaux. Cette mthode se caractrise en gnral par le fait qu'on s'entend approximativement sur l'existence de la discipline et qu'on trouve, dans le nom mme, une sorte de
renvoi utile et condens l'objet d'tude. Ainsi, par exemple, ceux et celles qui font de la biologie s'accordent sur le fait que l'appellation biologie renvoie une science autonome ainsi que, grosso modo, sur la dfinition de l'objet d'tude : les phnomnes vitaux et les milieux o les
tres vivants se dveloppent. Toutes proportions gardes, on pourrait dire
la mme chose, sans beaucoup plus de difficults, des sociologues, des
psychologues, etc. En plus, il est relativement facile de dire : il s'agit
d'un livre de psychologie , etc. Qui plus est, en ce qui concerne les
sciences axes sur l'observation empirique, comme la biologie, la psychologie et la sociologie, on sait que l'observation de leur objet ne repose pas
sur l'existence d'une norme ou d'une pratique juridique particulire.
Par rapport la criminologie , aucune de ces conditions ne semble
se satisfaire sans peine ou au-del de priodes relativement phmres :
on ne s'entend pas sur le statut de science autonome, le consensus sur ses
objets a toujours t phmre et partiel, la dtermination de sa date de
naissance fait l'objet de discussions interminables et, part les cas les
plus vidents, on ne sait pas dire facilement partir de quel critre un ouvrage sera considr comme tant ou non de la criminologie . En plus,
le nom mme criminologie , qui a t invent dans le dernier quart du
XIXe sicle, n'a pas t la seule appellation, ni probablement la premire,
par laquelle on a dsign ce savoir. Les expressions anthropologie criminelle et sociologie criminelle semblent avoir prcd celle de
criminologie et d'autres appellations ont t mises contribution par
aprs.
Enfin, en ce qui nous concerne, nous ne sommes pas favorables ces
formules qui prsentent la criminologie comme la science qui tudie le
crime , la science du phnomne criminel ou encore la science qui
a pour objet l'tude du crime, du criminel et de la criminalit . Car toutes
ces formules sont ambigus et ont tendance produire un rabattement du
crime sur son aspect substantiel , palpable, en ignorant la part de construction pnale des vnements. En plus, nous hsitons sur les avantages
ou dsavantages d'lucider le sens tymologique du mot crime - qui
entre dans la composition du mot criminologie - pour introduire quelqu'un ce corpus ou cette activit de connaissance. Qu'il suffise de dire
pour l'instant qu'une partie de nos hsitations cet gard tient au fait que
le sens tymologique du mot crime ne correspond pas, jusqu' la fin
des annes 1960, l'utilisation que le criminologue en a fait depuis
qu'il emploie ce mot. On peut mme dire que le criminologue a renvers
au dbut, dans ses efforts pour tudier scientifiquement le crime , le
sens tymologique du mot dont il hritait.
En effet, Jeffery (1959 : 6) rappelle que, dans son sens tymologique,
le terme "crime" fait rfrence l'acte de juger ou d'tiqueter le comportement, plutt qu'au comportement lui-mme . En effet, le mot
crime vient du mot latin crimen (-inis) qui signifiait l'origine
dcision judiciaire . Ce mot vient son tour du grec krimein , c'est-dire juger , choisir , sparer . Dans le latin classique, le mot
crimen a aussi pris le sens d' accusation ou de chef d'accusation 3 . Cela veut dire que, dans son sens tymologique, le mot crime ne
3
Ceci ressort d'ailleurs clairement du dictionnaire tymologique Robert. Voir Picoche, Jacqueline, Dictionnaire tymologique du franais, Paris, Robert, 1986 (au
mot crible ).
dsigne pas directement une action, un acte ou un comportement particulier, mais plutt l'acte de juger un comportement dans le cadre d'un processus institutionnel de type judiciaire.
Le sens tymologique du mot crime rejoint ces phrases clbres du
juriste italien Francesco Carrara (1859) qui soulignait qu'on ne doit pas
concevoir le crime comme une action, mais comme une infraction (p.
41) (au droit pnal), car il n'est pas un fait matriel, mais plutt un tre
juridique (p. 42). Or, cette ide que le crime pouvait tre autre
chose qu'un comportement allait l'encontre des reprsentations dominantes au XIXe et dans la premire moiti du XXe sicle. Car, en rgle
gnrale, les chercheurs de cette poque taient surtout proccups par
l'tude empirique des causes spcifiques du comportement criminalis
considr comme un fait brut. Certains avaient mme la conviction que le
crime tait une sorte de maladie ou de pathologie et que les personnes
qui transgressaient les lois pnales faisaient partie d'une varit zoologique du genre humain (species generis humani). Or, l'tymologie du mot
les aurait pousss reprsenter la criminologie comme la science qui
tudie les dcisions lgislatives et judiciaires ou encore comme la
science qui tudie les jugements de valeur ports sur certains comportements dans un contexte lgislatif et judiciaire . Bien sr, cela allait aussi
contre-courant par rapport l'ide du criminel-n. Mais plus fondamentalement encore, mme pour ceux qui ne croyaient pas dans l'anormalit
du justiciable ou dans l'hypothse d'un criminel-n, l'ide que le crime
pouvait dpendre d'une dcision lgislative et judiciaire semblait
conduire ncessairement une absurdit, en l'occurrence la conclusion
bizarre que sans la dfinition pnale de crime, le comportement en
question disparatrait 4 . Ds lors, c'est le projet mme d'expliquer empiriquement et scientifiquement les comportements qui paraissait compromis. Pour rsoudre ce problme, le criminologue s'est alors mis concevoir le crime comme un comportement (et non comme une construction
pnale) et chercher des dfinitions (essentialistes) du crime qui le
reprsentaient comme un comportement et comme une ralit substantielle . Souvent aprs avoir reconnu que le crime appartient la grande
catgorie d'actes punissables et que ce n'est pas tout acte punissable ou
4
Des auteurs trs avertis, associs un point de vue sociologique, comme Bonger
(1905 : 432-436) et Sutherland (1934. 10), ont produit aussi parfois un rabattement du crime sur son aspect substantiel ou factuel.
anti-social qui est considr comme crime par la loi, ils ou elles
concluent quand mme que le crime existe sans la loi pnale.
Certes, ce qu'on voulait souvent dire - et sur ce point on avait raison c'est que le comportement problmatique, voire anti-social, existait rellement sans la loi pnale. En gnral, ce qu'on n'a pas vu, c'est que ce
comportement existe bel et bien, mais pas comme crime . Le crime, en
tant qu'infraction pnale, n'est donc pas avant tout un acte, mais plutt un
jugement de valeur particulier de type judiciaire port sur un acte. L'historien Paul Veyne (1978 : 226), lucide cette difficult partir d'un autre
cas de figure :
Si je disais que quelqu'un qui mange de la chair humaine la mange trs rellement, j'aurais videmment raison ; mais j'aurais galement raison de prtendre que ce mangeur ne sera un cannibale que pour un contexte culturel, pour
une pratique qui [...] objective pareil mode de nutrition pour le trouver barbare ou, au contraire, sacr et, en tout cas, pour en faire quelque chose ; dans
des pratiques voisines, le mme mangeur, du reste, sera objectiv autrement
que comme cannibale.
C'est donc en voulant ranger la criminologie parmi les sciences objectives , ou en voulant tudier scientifiquement le crime , que ce qui
a prvalu a t ce rabattement du crime sur son aspect substantiel ; ce
qui donnait au criminologue, en apparence du moins, un objet palpable et
non tributaire de la construction juridique. La dfinition du crime par le
droit pnal n'apparat alors pour lui que comme un -ct ou une
consquence oblige sur le plan lgislatif de la nature de l'acte mme 5 .
Par consquent, jusqu' rcemment, le criminologue s'est loign beaucoup du sens tymologique du mot crime . Certes, au fur et mesure
que ce savoir progresse, on assiste galement une prise de distance de
plus en plus marque des reprsentations premires. Aujourd'hui, le sens
tymologique est revenu sur le tableau et fait l'objet de nouveaux dbats.
Avant de poursuivre, il convient d'esquisser rapidement les principaux
points de divergence concernant la situation de la criminologie , afin
de faciliter la comprhension des enjeux qui ont travers ce champ ou qui
5
Des auteurs comme Garofalo (1885/1914 : 14), Tarde (1890 : 72) et Durkheim
(1894 : 135 ; 1893 : 47), si diffrents d'autres gards, pensent ici de manire
semblable. Voir Pires et Acosta (1994).
10
le traversent encore aujourd'hui. Le tableau 1 rsume les principaux dbats qui ont t soulevs au fil des annes depuis le dernier quart du Me
sicle. En rgle gnrale, les questions indiques ici supposent une certaine reconnaissance a priori de la criminologie comme une activit
scientifique ou professionnelle particulire. Elles sont usuellement poses, si l'on peut ainsi dire, de l'intrieur de la criminologie ellemme, mais elles peuvent aussi tre poses de l' extrieur ou dans des
moments de revendications, de crises de lgitimit et d'auto-critique.
Notre expos ne traitera pas systmatiquement de tous les aspects indiqus dans ce tableau. En effet, certains points ne seront qu'voqus ici
puisqu'ils feront l'objet plus tard d'autres contributions plus approfondies
dans le cadre de cette histoire de la criminologie. L'ordre de l'expos ne
suivra pas non plus l'ordre de prsentation de ces questions dans le tableau. Il demeure que tous ces dbats sont troitement relis et une vue
schmatique d'ensemble peut avoir un certain intrt pour visualiser ds
le dpart quelques enjeux.
11
Tableau 1.
Quelques dbats sur la criminologie, ses objets,
sa date de naissance et ses parti-pris
DBATS
PRINCIPALES OPTIONS
Sur le statut
scientifique
de la criminologie :
a)
b)
c)
d)
e)
f)
anthropologie criminelle ?
ou sociologie criminelle ?
ou criminologie ?
ou science criminelle ?
ou biologie criminelle ?
ou politique criminelle ?
Sur l'identit
- Qu'est-ce qu'un criminologue ? En quoi doit-il tre diffrent
et le rle du
d'un sociologue, d'un psychologue, d'un pnaliste, etc. ? En
criminologue :
quoi doit-il tre diffrent des autres professionnels de la justice ?
- Quel est le rle du criminologue ? Doit-il tre un gardien de
l'ordre ou un agent d'un projet d'mancipation sociale ?
Etc.
DBATS
12
PRINCIPALES OPTIONS
[Les critres de
choix des comportements] :
[Les aspects du
contrle social] :
[L'extension du
champ]
- Quels autres aspects du contrle social doit-on tudier ? D'autres systmes de justice (civile, administrative, etc.) ? Le
contrle social informel
Sur sa date de
naissance :
DBATS
13
PRINCIPALES OPTIONS
LE STATUT THORIQUE
DE LA CRIMINOLOGIE
Retour la table des matires
Les trois premires reprsentations de la criminologie ont t pralablement indiques par Ellenberger (1965 : 8). Il fait tat d'une quatrime reprsentation que
nous avons juge moins importante. Nous avons ajout la reprsentation de la
criminologie comme un champ qui est devenue plus importante aprs les annes 1970. Notre position diverge de celle d'Ellenberger, mais nous nous sommes
inspirs maints gards de son excellent article pour dvelopper nos analyses sur
cette question.
14
C'est l'interprtation donne par Ellenberger (1965 : 11). noter que Lombroso
dsignait occasionnellement la criminologie par l'expression anthropologie criminelle . Celle-ci serait une branche de J'anthropologie, mais il n'est pas tout
fait clair ce que ce terme signifie pour lui. l'poque, au-del d'une srie de glissements de sens, on dfinissait l'anthropologie comme la discipline qui tudiait
l'tre humain du point de vue physique ou en tant qu'espce animale (voir Topinard, 1889 : 490-491 et Ellenberger, 1965 : 10). D'o probablement l'approximation qu'Ellenberger fait avec la biologie.
Roberto Lyra (1964. 38), juriste et criminologue brsilien, a gard un certain attachement prsenter la criminologie, au moins en partie, comme une branche de la
sociologie.
15
Voir, par exemple, Seelig (1956), Pelaez (1960), Ellenberger (1965), Mannheim
(1965), Szabo (1970), Pinatel (1970). Ellenberger adopte une position particulire
cet gard en ce sens qu'il compare la criminologie la mdecine qui, ses yeux,
est aussi une science autonome.
16
10 Elle sera vhicule par des auteurs comme Sutherland (1924 ; 1934), Lindesmith
et Levin (1937), Sellin (1938 ; 1955), Vold (1958), Kom et McCorkle (1959).
11 Nous empruntons le terme activit Wittgenstein (1921, no 4.112, p. 52) qui
prsentait la philosophie comme une activit ayant pour but la clarification logique de la pense .
17
12 Pour nos propos ici, nous ne jugeons pas important de distinguer entre les
concepts de contrle social , de raction sociale ou de rgulation sociale . Fecteau (1989) a insist, pour ses propos, sur la distinction entre le premier et le dernier concept.
18
Smart (1990), Parent (1991 ; 1992) et Pitch (1992). Une nouvelle version du travail de Parent (1991) paratra bientt dans cette collection.
19
20
Qutelet et Guerry.
16 Nous empruntons la notion de savoir pr-scientifique Canguilhem (1986).
Pour nos propos, elle dsigne essentiellement les savoirs sur le comportements
problmatiques et les sanctions qui ont t produits particulirement au XVIlle
sicle avant la naissance des sciences humaines.
17 Nous empruntons la notion de savoir srieux Dreyfus et Rabinov (1982 :
76), tout en l'adaptant nos propos. Il s'agit pour nous d'un concept flou avec
deux objectifs principaux. Le premier est d'ordre mthodologique : il fonctionne
comme critre de pertinence pour l'inclusion/exclusion du matriel empirique. Le
deuxime est celui de nous fournir un concept plus heuristique pour dsigner l'ensemble des savoirs scientifique, juridique, politique et philosophique sur la question criminelle avant, pendant et aprs la priode pr-scientifique (le XVIIIe sicle). Il attire l'attention aussi sur le statut d'autorit ou de crdibilit possible de
ces discours.
21
(Dreyfus et Rabinov, 1982 : 76), mais il ne fait pas partie comme tel de cette recherche.
22
23
24
ques, disons donc que la notion d'activit relve de l'ide d'un projet spcial de connaissance, qui implique (ou peut impliquer) la connaissance
scientifique, et qui porte sur un champ d'tude ou sur une problmatique
particulire. En ce sens, la notion d'activit est en quelque sorte plus large
que celle de science autonome , mais ne la prsuppose pas. Dit autrement : toute science autonome est aussi une activit de connaissance,
mais l'inverse n'est pas ncessairement vrai ; une activit de connaissance
peut tre scientifique sans tre proprement parler autonome.
3. Remarquons aussi qu'une activit de connaissance, qui est scientifique ou qui implique ce type de connaissance mais qui n'est pas une
science autonome, peut nanmoins connatre ventuellement un processus d'institutionnalisation autonome en tant que discipline d'enseignement
acadmique ou professionnel (programmes et diplmes dans les coles et
universits) et en tant que lieu d'changes ou de production de rsultats
scientifiques (instituts, centres de recherche, congrs, revues spcialises,
etc.). Ce n'est pas parce que l'institutionnalisation est autonome que la
science l'est aussi ; inversement, ce n'est pas parce que l'activit de connaissance n'est pas une science autonome que l'institutionnalisation ne
l'est pas ou ne doit pas l'tre. Les raisons pour institutionnaliser une activit sont d'un autre ordre. Cependant, ces critres extrieurs 23 de
l'autonomie institutionnelle dmontrent bien qu'il existe une activit particulire de connaissance autour d'une certaine problmatique.
Or, cela nous parat tre en partie le cas de la criminologie : elle serait
une activit de connaissance, de nature scientifique et thique, mais non
une science autonome ; en revanche, elle a connu un processus d'institutionnalisation autonome divers degrs dans diffrents pays occidentaux
et ce processus a sa propre raison d'tre cause des enjeux disciplinaires
et de l'incapacit d'une seule discipline crer les conditions de dveloppement ou d'panouissement qu'exige ce type d'activit. Bref, la sociologie et la psychologie peuvent donc plus facilement revendiquer le statut
de science autonome tandis que la particularit de la criminologie serait celle d'tre une activit complexe de connaissance (scientifique et
thique) sans tre pour autant une science autonome .
23 Nous empruntons cette expression Houchon (1975 : 38), mais nous ne voyons
ces critres que comme une preuve d'une certaine autonomie institutionnelle.
25
4. Il faut prendre garde nanmoins de ne pas y voir une sorte de dvalorisation de la criminologie, car dans l'expression science autonome
ce qui compte le plus c'est l'ide d'activit scientifique et non celle d'autonomie. Or, la criminologie est (aussi) une activit de connaissance
scientifique, bien que, du point de vue de la thorie qu'elle produit et du
domaine qu'elle occupe, elle ne soit pas autonome. Rtrospectivement,
l'insistance de certains criminologues sur l'ide de science autonome
peut nous paratre curieuse premire vue compte tenu de leur recherche
de l'interdisciplinarit qui est justement une forme de d-disciplinariser
les savoirs et dconstruire les autonomies. C'est que dans le pass, pour
valoriser un savoir, il fallait le prsenter comme science autonome, surtout si on cherchait lui crer une place propre et convenable dans les
institutions d'enseignement existantes ; aujourd'hui, on peut plus sereinement sparer la question de l'autonomie scientifique de la question de
l'autonomie institutionnelle. En outre, on peut reconnatre que dans l'expression science autonome , le premier aspect est plus important que
le deuxime. D'autant plus qu'il ne faut pas figurer toute diffrence sous
l'angle d'une organisation hirarchique du savoir. Ce n'est pas parce que
l'activit de connaissance criminologique n'est pas autonome qu'elle
serait infrieure ou moins bonne qu'une connaissance purement autonome. Car on pourrait bien faire le contre-argument et dire qu'un chercheur expert dans la question pnale dont la connaissance sur ce sujet
dpasse celle produite par la discipline qui le caractrise, a quand mme
plus de chances d'tre mieux inform globalement sur ce thme qu'un
autre chercheur, sociologue ou psychologue, qui ignore compltement les
connaissances produites dans ce champ par les autres disciplines.
26
quoi consiste alors grosso modo cette activit ? Elle consiste en cette ide
d'avoir une vue globale, la plus globale possible un moment donn, des
problmes, questions et connaissances produites l'gard de la question
criminelle (comportements problmatiques et contrle social) et d'en tenir
compte dans la production des nouvelles connaissances. C'est dans ce
sens qu'on peut parler aujourd'hui de la criminologie comme une activit
de connaissance interdisciplinaire, comme une activit-carrefour 24 .
Or, c'est dans le dernier quart du XIXe sicle qu'on voit paratre justement l'ide de mettre en branle une telle activit spciale de
connaissance sur la question pnale qui sera finalement baptise de
criminologie . L'ide d'un tel projet prend forme progressivement et de
manire relativement indpendante et diffrente dans divers pays europens et aux tats-Unis. Cependant, le temps fort de cette activit - son
appellation globale et la premire formulation de ses grandes lignes prend forme avec l'cole positive italienne (Lombroso, Ferri et Garofalo). Mme lorsqu'on rejette les thses thoriques de cette cole, ou encore certaines orientations qu'elle a voulu donner cette activit de
connaissance, force est de reconnatre qu'on y trouve les assises les plus
cristallises de cette nouvelle 25 activit.
6. En gros, on peut indiquer aujourd'hui les quatre grandes caractristiques de cette activit de connaissance : elle a l'intention et la prtention
(i) d'tre une activit scientifique ; (ii) d'tre interdisciplinaire (y compris
d'inclure le savoir juridique) ; (iii) de s'impliquer directement dans le domaine des jugements de valeur et des normes juridiques (et reconnat
qu'elle s'y implique en partie invitablement) ; (iv) de relier la thorie la
pratique et d'tre socialement utile.
Les termes dans lesquels on a pos chacune de ces caractristiques se
sont modifis au fil des annes, mais les quatre caractristiques se sont
prsentes trs tt. Par exemple, la conception de science s'est modifie
24 Nous adaptons ici l'ancienne formulation de science-carrefour .
25 Plusieurs travaux de l'poque ont prsent ce projet comme nouveau , parfois
mme dans le titre de l'ouvrage. Voir, par exemple, E. H. Smith, The New Criminology - A Consideration of the Causation of Abnormal Behavior, N.Y., 1928 ;
Quintiliano Saldana, La nouvelle criminologie, Paris, 1929.
27
26 Voir cet gard deux excellentes tudes de Baratta (1975 ; 1982) sur cette ques-
tion.
27 L'article de Cndido da Agra (1994) offre une srie d'lments de rflexion int-
28
29
(vol. XXVI, no 1, 1993) portant sur Michel Foucault sous la direction de JeanPaul Brodeur. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
30
ces. Jusqu'aux annes 1960, on se rfrait encore la biologie, la psychologie et la sociologie comme les trois disciplines fondamentales
de la criminologie conue comme science empirique. Aujourd'hui, mme
la conception des disciplines fondamentales semble avoir t, toutes proportions gardes, modifie : ce qui est jug maintenant fondamental
c'est la sociologie, la psychologie et peut-tre aussi une certaine connaissance de philosophie et d'histoire ou thorie du droit 30 . Bref, ce qui est
jug fondamental se modifie avec l'historique de cette activit et peut
se modifier encore.
Le tableau 2 rsume brivement cette double image ou ce double statut de la criminologie et soulve, de manire prliminaire, le problme de
sa date de naissance qui sera trait plus en dtail par la suite.
dveloppe par Karli (1987), qui prend par surcrot de plus en plus en ligne de
compte les connaissances produites dans le champ criminologique et qui ne donne
plus un statut ontologique au crime, est susceptible de modifier nouveau la
contribution de la biologie dans l'activit de connaissance criminologique,
31
Tableau 2
Le double statut de la criminologie : champ / activit de connaissance
STATUTS DE LA
CRIMINOLOGIE"
Champ d'tude :
Activit de
connaissance :
DFINITION
CRITRES
Toute contribution
qui est relie ou
pertinente au thme
du champ. Ex. :
textes des juristes
et rformateurs
classiques, des
psychiatres du
XIXe sicle, des
statisticiens comme
Qutelet, des sociologues comme
Durkheim, etc,
certains gards
indtermine et
ngociable
Seulement les
contributions qui
s'identifient ou
paraissent lies aux
caractristiques
majeures de l'activit de connaissance criminologique
incontournable :
partir du XVIlle
sicle avec la pense classique
32
Ferracuti (1987 : 1). Pinatel (1970), qui connat l'tude de Lindesmith et Levin,
semble hsiter sur la date de naissance de la criminologie. En effet, aprs avoir
33
34
sont vritablement des incontournables . D'ailleurs, ces deux coles sont d'autant plus incontournables qu'elles sont imbriques l'une
dans l'autre sous la forme d'un dbat rcurrent qui vient jusqu' nos jours.
En lisant Ferri ou Garofalo, nous entendons parler immdiatement de
Beccaria et de la pense classique puisqu'ils prsentent leurs positions
sous la forme d'une opposition aux thses classiques. De mme, lorsqu'on
lit aujourd'hui les dbats sur la politique criminelle et la dtermination de
la peine aux tats-Unis et au Canada 36 , on voit rapparatre l'opposition
cole classique/cole positive. Ajoutons que mme sur le plan des thories du comportement criminalis, les conomistes (Becker, 1968) et les
sociologues (Goddefroy et Hirschi, 1990) redcouvrent Beccaria et Bentham. Il n'y a donc pas moyen d'ignorer ces deux coles dans le champ de
la criminologie. Qui plus est, leur actualit est aussi de, en partie du
moins, un effet lgislatif ou institutionnel : nos codes criminels reconduisent encore leurs ides sur le crime et la peine. plusieurs gards
donc, des incontournables .
Comme nous l'avons vu, entre Beccaria et l'cole positive italienne,
ces deux points de rfrence majeurs, le criminologue est parti la recherche des ides oublies et, ventuellement, d'autres dates de naissance
possibles. Il parat que les auteurs anglo-saxons auraient oubli, pendant
un court laps de temps, les tudes statistiques du dbut du XIXe sicle
jusqu' leur redcouverte par Lindesmith et Levin en 1937 (Sutherland et
Cressey, 1960 : 63). Les tudes psychiatriques et sur les prisons du dbut
de ce sicle ont aussi sombr dans l'oubli. La pense socialiste qui
merge au milieu du XIXe sicle a connu le mme sort. Cependant, ici
encore, se dgage le consensus que ce matriel est important non seulement d'un point de vue historique, mais aussi pour une rorientation de la
criminologie contemporaine.
La question centrale est alors celle-ci : que signifient ces dsaccords
sur la naissance de la criminologie si par ailleurs nous sommes tous d'accord que l'histoire de la criminologie doit inclure tout ce matriel (y compris ceux qui ont t oublis) depuis au moins le dbut de la pense classique ?
35
36
pourrait tre trs important pour dsigner le temps fort sur une
grande chelle, mais en mme temps moins important pour dsigner le temps fort de ce processus en Italie mme. Il y a sans doute
une analogie faire avec la cartographie : nous savons que la carte
routire d'un territoire ne nous permet pas d'avoir en mme temps
la carte dtaille de chaque ville. Et si nous essayons de les combiner nous nous heurtons ce paradoxe rapport dans le conte philosophique de Borges : plus la carte d'un territoire s'approche de
l'chelle de 1/1 pour tout inclure, plus elle perd du mme coup son
utilit 37 . En plus, les rgles de pertinence pour l'inclusion/exclusion du matriel empirique peuvent ne pas tre les mmes dans les deux cas. Ainsi, si une recherche grande chelle
privilgie le choix d'un problme traiter (par exemple,
l'mergence d'un tel type de rationalit, etc.), elle va faire une slection (non exhaustive) de son matriel en fonction de ce qui est
thoriquement important par rapport au problme de dpart. En revanche, une recherche plus limite dans le temps et dans l'espace
peut (et parfois doit) couvrir l'ensemble du matriel et organiser
celui-ci plutt sous une forme chronologique en fonction de priodes relativement bien dtermines 38 .
Bien sr, si nous combinons les deux points prcdents, nous aboutissons des diffrences encore plus marques. C'est le cas, par exemple, de
la recherche de Garland (1988) mentionne ci-dessus. Il a fait l'histoire de
la criminologie moins comme savoir que comme discipline acadmique
et professionnelle (modification du sens donn au terme criminologie ) et cela exclusivement en Angleterre (modification de l'chelle). Il
n'est donc ni tonnant ni contradictoire qu'il aboutisse une autre date.
Avant de poursuivre, il convient de noter que les chercheurs dans le
champ criminologique ont dvelopp, dans les vingt dernires annes,
une sorte de rserve, plus ou moins implicite, l'gard des histoires
(des institutions ou du savoir) qui dpassent les frontires nationales.
Deux arguments ont t souvent mis contribution. Selon le premier, ce
type d'histoire laisserait ncessairement beaucoup de choses de ct et
37
39 Hlas, Garland (1988 : 131) semble adopter cette position dans un article qui est,
38
Quoiqu'il en soit de nos points de vue cet gard, nous croyons que le
problme de la datation de la naissance de la criminologie sur le plan
d'une histoire du savoir occidental peut recevoir une meilleure solution si
l'on tient compte de la proposition visant concevoir la criminologie
comme ayant un double statut : celui de champ d'tude et celui d'activit
de connaissance interdisciplinaire (scientifique et thique). Le tableau 3
propose une rorganisation de ce dbat autour de ces notions.
Lorsque nous envisageons la criminologie comme un champ d'tude,
il nous parait alors contraignant de dire qu'elle inclut ou commence avec
Beccaria dans la priode pr-scientifique et qu'elle comprend galement
les premires tudes prtention scientifique et rformatrice sur la question pnale partir du dbut du XIXe sicle. Par ailleurs, nous ne voyons
aucun argument majeur pour dire qu'il faut inclure ncessairement dans le
champ de la criminologie Les lois de Platon, l'ouvrage de Grotius ou
mme De l'esprit des lois de Montesquieu. Bien entendu, on peut juger
important de les inclure en raison d'une problmatique particulire dont
nous traitons : pour mettre en relief un savoir alternatif qui a t oubli,
pour retracer le fil d'un systme de pense, pour dconstruire une fausse
vidence, etc. Dans le cas de cette reprsentation de la criminologie, il y a
donc une partie du corpus qui est, pour ainsi dire, incontournable ou
consacre et une autre, qui est optionnelle ou circonstancielle, voire ngociable si on veut ds lors la consacrer .
Dans la reprsentation de la criminologie comme champ, nous avons
insist sur Beccaria comme temps fort puisqu'il inaugure, de manire dsormais non interrompue, un nouveau systme de pense qu'on pourrait
appeler, faute de mieux, le systme de rationalit pnale 41 . Par l,
nous entendons grossirement cette tendance penser le systme pnal,
sur le plan de l'idologie, comme un systme de rgulation autonome,
diffrent, voire oppos par nature aux autres formes de rgulation juridique. Le droit criminel est figur alors sous la forme d'un clivage avec
le droit civil au sens large (ce dernier comprenant la fois l'illicite civil et
l'illicite administratif). C'est dire qu' partir de Beccaria, le savoir juridico-pnal va diffuser une idologie d'loignement, de divergence, d'autonomie et de diffrence l'intrieur du droit lui-mme et va mettre en
place des procds et une manire de penser qui vise justifier et
41 Nous traiterons de Beccaria dans le volume deux.
39
conserver ce clivage. Par diffuser une idologie il ne faut pas entendre que cette idologie a t effectivement assimile par tous les juristes
et criminologues. De mme, par mise en place des procds et d'une
manire de penser il ne faut pas dduire que quelques ractions et tentatives en sens inverse n'ont pas exist ; bref, il n'y a pas de normalisation
massive. En outre, comme nous l'avons vu, la pense de Beccaria (et des
autres auteurs de la priode classique) est incontournable si l'on veut
comprendre, si peu soit-il, ce qui se passe dans ce champ.
En revanche, lorsque nous envisageons la criminologie comme une
activit spciale et complexe de connaissance, le simple critre du statut
scientifique d'un ouvrage sur le crime n'est plus suffisant. A ce moment,
ni la pense de Beccaria ni mme celle de Qutelet ou de Pinel ne rpondent au critre de slection. Il faut s'entendre alors la fois sur les caractristiques majeures de cette activit et sur sa date de naissance . Ces
deux oprations se font souvent simultanment, mme si la premire a
une sorte de priorit logique. Comme nous l'avons vu, c'est l'cole positive italienne qui cristallise la naissance de cette ide d'un projet nouveau
de connaissance qui marquera, quoique l'on dise, l'avenir de la criminologie. C'est ce mouvement de pense qui constitue la criminologie
comme une activit complexe et spciale de connaissance et, paradoxalement, c'est cette activit mme qui nous permet, par aprs, de constituer
rtroactivement la criminologie comme champ. En ralit, le champ criminologique commence avant la criminologie comme activit, mais c'est
celle-ci qui constitue les savoirs prcdents en champ.
40
Tableau 3
L'mergence de la criminologie
Retour la table des matires
41
42
43
intitul The invention of the term criminology . Notre sous-titre s'en inspire
galement. Cependant, nous le corroborons de nos propres rsultats et nous ajoutons d'autres dveloppements en fonction de nos objectifs.
44
Anthropologie criminelle
Retour la table des matires
45
rope continentale partir de 1880 environ (Beirne, 1993 : 234) pour dsigner ce que nous appelons aujourd'hui la criminologie. Il parat qu'au
dpart elle tait en quelque sorte lie la thse de l'hrdit de Lombroso 44 , mais elle aurait aussi rapidement (et temporairement) volu pour
comprendre l'ensemble de variations de positions de l'cole positive italienne (Lombroso, Ferri et Garofalo) et mme, de manire encore plus
large, la position d'auteurs aussi divergents entre eux que Gabriel Tarde,
Alexandre Lacassagne et Paul Topinard (Beirne, 1993 : 234). Beirne croit
mme que le succs temporaire de cette expression est en quelque sorte
li au fait qu'elle a russi se dtacher de la thse de l'hrdit pour couvrir l'tude totale de l'individu dans ses aspects biologiques, psychologiques et sociaux. Le sens du mot anthropologie semble avoir gliss ici,
pour un moment, vers sa signification tymologique d'tude de la personne humaine ou de l'humanit, glissement qui sera critiqu plus tard
par Topinard (1890 : 490). Le qualificatif criminel indiquerait, pour
certains, le champ d'application et, pour d'autres, laisserait entendre, bien
sr, l'hypothse qu'il existerait une forme d'anomalie ou quelque chose de
spcifique dans l'explication du comportement de transgression d'une
loi criminelle. Certes, cette expression n'impliquerait pas non plus ncessairement une dominance des facteurs d'ordre biologique. Les auteurs
accordant une dominance aux facteurs psychologiques (comme Garofalo
et Tarde) ou sociologiques (comme Ferri) pouvaient donc l'accepter,
mme s'ils avaient d'autres prfrences. Garofalo, qui accorde lui-mme
sa prfrence au terme gnral de criminologie depuis 1885, crit
propos de l'tiquette d'anthropologie criminelle :
Le prsent travail [i.e., son livre Criminologie] a t souvent class comme
appartenant l'cole de l'anthropologie criminelle. S'il est assur que la psychologie criminelle constitue le chapitre le plus important de cette science,
alors je suis dispos tre considr un anthropologiste raisonnable
comme Lveill m'a appel (Garofalo, 1914 : xxx) (notre traduction).
On constate que Garofalo russit accommoder ses prfrences personnelles l'intrieur de cette rubrique moyennant quelques mises en
garde et ce, mme s'il ne l'adopte pas comme titre de ses ouvrages. Sans
44 Il faut noter nanmoins que ni L'homme criminel (Lombroso, 1876) [Texte dispo-
nible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ni La Femme criminelle et
la prostitue (Lombroso et Ferrero, 1893) ne mettent en valeur cette expression.
Cependant, Lombroso va l'utiliser ailleurs (par exemple : Lombroso, 1890).
46
d'articles et de quelques rapports, mais parfois aussi dans les livres. Dans ce dernier cas, il s'agissait moins d'un manuel gnral sur la criminologie que du traitement d'une question particulire. Par exemple, l'ouvrage de E. Dortel, L'Anthropologie criminelle et la responsabilit mdico-lgale, Paris, 1891. On compte aussi
des exceptions. Voir . Laurent, L'Anthropologie criminelle et les nouvelles thories du crime, Paris, 1891, et C. Lombroso, L'Anthropologie criminelle et ses rcents progrs, Paris, 1890.
47
confiance en la capacit de la biologie d'expliquer le comportement criminalis. En effet, d'une part, on pensait de plus en plus que la biologie
ne pouvait, au mieux, qu'expliquer un nombre d'occurrences exceptionnelles et, d'autre part, on commenait se mfier de toute explication
purement biologique, c'est--dire coupe de son rapport avec le milieu. Le dbat entre disposition et milieu (An lage/ Umwelt) a pris
plus d'importance et aurait contribu l'abandon du terme anthropologie
criminelle trop marqu, ds le dpart, par sa reprsentation lombrosienne.
C'est aux tats-Unis, semble-t-il, que ce changement s'est produit en
premier. Selon Sutherland et Cressey (1960 : 66-67), partir de 1915 la
thse de la suprmatie de l'environnement commence l'emporter sur les
explications de type anthropologique.
Cependant mme en Europe, ds 1887, Topinard - lui-mme directeur
de l'cole d'Anthropologie de Paris - essayait d'inventer et de proposer
d'autres noms pour dsigner la nouvelle cole 47 ou la nouvelle activit de connaissance. Curieusement, il exprimait par l sa dsaffection avec
la thorie de Lombroso. Comme il se considrait lui-mme comme un
anthropologue 48 , et comme il prtendait qu'un vritable anthropologue n'aurait jamais soutenu la thse de Lombroso, il voulait viter
qu'on l'associe sa discipline qui tait trs prestigieuse l'poque. Sa
dmarche allait dans deux directions diffrentes. D'un ct, et c'est ce qui
l'intressait le plus, il voulait sparer clairement la criminologie de
l'anthropologie. De cette faon, on ne pourrait plus dire que la thse de
Lombroso relevait de l'anthropologie. Il voulait alors que la nouvelle activit de connaissance, qui n'avait pas encore une appellation arrte,
prenne n'importe quel autre nom, sauf celui d'anthropologie criminelle.
Car ce dernier nom laissait entendre qu'elle tait une branche de l'anthropologie. Il repoussait ainsi sur ce nouveau mouvement (Le., sur la criminologie) la responsabilit d'assumer ou de se dbarrasser de la thse de
Lombroso. D'un autre ct, il ajoutait en mme temps que les thses de
Lombroso ne faisaient mme pas l'affaire de la criminologie. Bref, il es-
d'anthropologie criminelle .
48 Rappelons qu' cette poque, le terme anthropologie dsignait la discipline qui
tudiait l'tre humain du point de vue physique, en tant qu'espce animale (Topinard, 1889 : 490-491 ; Ellenberger, 1965 : 10).
48
nous avons modifi sa formulation pour mieux rendre compte de diffrents aspects de la position de Topinard (1887 ; 1890).
49
la citation suivante, il suggre que les thses de Lombroso sont pernicieuses mme l'gard de la criminologie.
Admettre l'atavisme, c'est--dire la fatalit du crime ou d'une constitution organique conduisant au crime, serait saper sa base la branche nouvelle de la
science applique qui se cre sous le nom de criminalogie (Topinard, 1887 :
684).
Deux ans plus tard, dans une communication au deuxime Congrs international d'anthropologie criminelle (Paris, 1889), il fera une exhortation encore plus dramatique aux criminologues pour partir ailleurs et
laisser en paix sa discipline :
Pour me rsumer, la criminologie est une science d'application et non une
science pure comme l'anthropologie... Elle n'a rien faire avec l'anthropologie
vraie (...)
En vous intitulant anthropologie vous perdez du reste toute originalit. On a le
droit d'exiger que vous ayez tous certaines connaissances premires, on a le
droit de vous dire qu'avant d'interprter des caractres pathologiques il faut
connatre les caractres normaux et leur valeur, on a le droit d'tre svre avec
vous.
Tandis que avec le titre de criminologie vous vous appartenez tout entier, vous
tes indpendants, vous faites concourir votre but toutes les sciences en en
prenant que ce qu'il vous convient, vous tes autonomes.
Croyez-m'en, Messieurs, soyez fiers, arborez votre vrai drapeau. Le titre lgitime de votre science est celui que M. Garofalo lui a donn, celui de criminologie (Topinard, 1889 : 496).
50
Beirne fait tat d'un auteur anglais anonyme qui, lors d'une rvision
critique du livre de Havelock Ellis, The Criminal, signale aussi sa prfrence pour le mot criminology .
Nous partageons la dsaffection du Dr Topinard pour le terme anthropologie
criminelle , et nous adoptons le terme criminology jusqu' ce que quelque
chose de meilleur soit trouv (Anonyme, 1890, cit par Beirne, 1993 : 235).
Quoi qu'il en soit des errances de cette expression, elle ne passera pas
le filtre de l'histoire comme une appellation gnrale pour dsigner cette
nouvelle activit de connaissance qu'est la criminologie.
Sociologie criminelle
Retour la table des matires
Cette expression fait partie des premiers noms donns la criminologie. Il semble que c'est dans la mouvance la fois du mouvement italien
de droit pnal social (1883-1912) - appel aussi le socialisme juridique 50 - et des crits d'Enrico Ferri 51 , qu'elle a t propose dans le
dernier quart du XIXe sicle.
Par rapport son origine, nous savons que Napoleone Colajanni, un
des principaux reprsentants du mouvement de droit pnal social, publie
en 1884 un livre qui porte le titre, Il socialismo : socialismo e sociologia
criminale (3 vol.), et qui a t reconnu par sa mission prdurkheimienne de fonder une sociologie scientifique (Beirne, 1993 :
236). Nous savons aussi qu' partir de 1892, Ferri modifie le titre de la
troisime dition de son I nuovi orizzonti del diritto e della procedura
penale (orig., 1881) pour l'appeler alors Sociologia criminale (Sbriccoli, 1975 : 571). Outre cela, nous devons nous limiter l'affirmation de
Ferri (1905 40, 622) qui dit avoir propos ce nom pour la premire fois
dans un article paru en 1882 et, par la suite, dans deux livres publis en
50 Voir ce sujet l'excellent travail de Sbriccoli (1975).
51 Rappelons que Ferri est l'un des reprsentants de l'cole positive italienne et fait
51
1883, c'est--dire un an ou deux ans avant la parution du livre de Colajanni 52 . en croire le tmoignage de Ferri, il serait alors l'un des inventeurs de cette expression, possiblement le premier.
En contraste avec l'expression prcdente, celle-ci ne reoit pas notre connaissance une reconnaissance institutionnelle travers les titres de
congrs ou d'associations acadmiques ou professionnelles. Cette expression ne sera mme pas bien accueillie l justement o va se dvelopper,
le plus rapidement, une vritable sociologie thorique et empirique portant sur la question pnale : aux tats-Unis. Dans ce pays, on retiendra
plutt le terme criminologie ou, plus tard, l'expression sociologie de la
dviance 53 . Paradoxalement, l'expression sociologie criminelle fera
plus l'affaire des juristes ouverts la question sociale que des sociologues
eux-mmes.
Il reste que l'expression sociologie criminelle , propose par Ferri,
avait une signification quivalente celle d' anthropologie criminelle
(au sens large) ou encore de criminologie , mais exprimait explicitement un parti-pris favorable la thse du milieu social (Umwelt) par
contraste avec celle des prdispositions personnelles (An lage). Elle semblait prendre alors une certaine distance des thses lombrosiennes.
En effet, quoi qu'il en soit de la paternit de cette expression, lorsqu'on compare le livre de Ferri, Sociologie criminelle, celui de Garofalo, Criminologie, on constate que fondamentalement ils dsignent par l
le mme projet global de connaissance qui merge ce moment, ce qui
ne semble pas justifier tout fait la diffrence entre les deux titres. Bien
sr, il ne s'agit pas de deux disciplines diffrentes : Ferri n'crit pas exclusivement dans une perspective sociologique et Garofalo, si l'on peut
dire ainsi, n'adopte pas une perspective plus criminologique que le
52 Ferri (1905 : 622) fait lui-mme tat de sa proposition pour le nom nouveau de
52
premier. La principale diffrence est que Ferri laisse transparatre ici, mal
ou bien, son option sociale et son allgeance au mouvement de droit
pnal social, tandis que Garofalo invente un titre plus neutre et ne laisse
pas transparatre par l son option psychologisante et son plus grand
conservatisme. En effet, si l'on tient compte exclusivement des thmes
traits dans ces deux livres, au-del des variations dans l'orientation politique des auteurs, on constate que les titres sont interchangeables : le livre
de Ferri aurait pu s'appeler criminologie et celui de Garofalo, sociologie criminelle . Il est possible que Garofalo ait soigneusement vit ce
titre pour prendre ses distances du mouvement du droit pnal social 54 ou
encore de la proposition de son collgue Ferri faite dans un article deux
ans auparavant (en 1882).
Bref, les deux livres dsignent le mme projet interdisciplinaire de
connaissance et tous les deux veulent introduire la science positive au
coeur mme du droit pnal, et ce de manire ce que ce dernier
suive , sans trop discuter, les conclusions de cette science 55 . Certes,
dans l'agencement de cette interdisciplinarit et dans le dbat sur l'influence des divers facteurs criminognes , Garofalo met l'accent sur la
psychologie et Ferri, sur la sociologie. Il reste que tous les deux soutiennent les thses du criminel-n et de l'anomalie psychologique des transgresseurs (Ferri, 1905 : 111-114 ; Garofalo, 1914 : 55).
54 Beirne (1993 : 236) note que Garofalo, dans la prface de la premire dition de
53
Criminologie
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56 Nous n'avons pas pu trouver l'dition originale de 1885, mais nous avons consult
54
Garofalo a propos ce nom avant lui. Cependant, il n'est pas exclu que Topinard
ait galement invent ce terme lors de la publication de son texte de 1887, bien
que deux ans aprs Garofalo.
60 Voir, par exemple, Roberto Lyra (1964 : 37) et Nye (1984 : 107).
61 Nous empruntons cet exemple et ceux qui suivent au livre de Bonger (1933 : 161166). Cet ouvrage comprend en annexe une liste de congrs, d'associations et de
revues dans le champ criminologique en plusieurs pays, mais l'auteur indique la
possibilit que cette liste ne soit pas complte.
55
tentiaire et de droit pnal (1877), publie par la Socit gnrale des prisons situe Paris, ajoute son titre les mots et tudes criminologiques partir de 1931. Les congrs internationaux de criminologie
en Europe porteront nanmoins jusqu' 1938 le titre de congrs d'anthropologie criminelle. En revanche, le terme criminologie semble tre
bien reu et percer trs rapidement aux tats-Unis. Aprs l'ouvrage de
Mac-Donald (1892), c'est Maurice Parmellee d'emboter le pas en 1918.
En 1924, Edwin Sutherland publie son ouvrage classique Criminology qui s'appellera partir de 1934 Principles of Criminology . Entretemps, en 1909, la Northwestern University, Chicago, se tient probablement le premier congrs portant le nom criminologie : la National
Conference of Criminal Law and Criminology. Lors de ce congrs, on
organise l'American Institute of Criminal Law and Criminology et on
cre l'anne suivante une revue savante lie cet Institut : Journal of
Criminal Law and Criminology (1910).
Biologie criminelle
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56
avant de confronter ses rsultats avec ceux obtenus par la sociologie criminelle (au sens strict aussi) ; bref, une mini-synthse criminologique.
Dans le premier quart du XXe sicle, cette notion reoit aussi une certaine reconnaissance institutionnelle. En 1924, le mdecin Ferdinand von
Neureiter ouvre une clinique de biologie criminelle (Kriminalbiologisches Kabinett) dans la prison centrale de Riga ; en 1927, il rencontre
Vienne, Lenz, Seelig, Fetscher et Louis Vervaeck et fonde avec eux
l' Association de biologie criminelle . Lorsque Lenz publie en 1927 son
Plan d'une biologie criminelle (Grundriss der Kriminalbiologie), il
emploie cette expression dans le sens classique 62 . l'tude corporelle et
psychique de la personne criminalise 63 . Comme il l'crit :
Nous plaons l'tre humain au centre du droit pnal et nous cherchons comprendre son action criminelle comme le rsultat de son systme individuel de
fonctionnement (individuellen Wirkungssystems)... La connaissance biologique signifie la comprhension de la totalit de la personnalit (Lenz, cit par
Wrtenberger, 1968 : 2).
Or, partir de 1939, Exner (1939. 34) donnera cette notion une acception encore plus large, car il va y inclure la sociologie criminelle.
Comme l'indique nanmoins Sack (1969 : 961), il ne faut pas se mprendre avec les mots : celui-ci rappelle que jusqu' la fin des annes 1960 en
Allemagne, on n'avait pas encore une vritable sociologie criminelle ; ce
qu'on dsignait par l tait une sorte de prfrence ou de prise en considration des facteurs concernant le milieu social ou encore l'tude de la
criminalit comme phnomne de masse , un peu dans la tradition
inaugure par Qutelet. Quoi qu'il en soit, il est important de noter que la
troisime dition du livre d'Exner, parue en 1949 sans subir des modifications notables, attire nanmoins l'attention par son changement de titre :
Kriminologie 64 .
62 Ce sens classique se retrouve dj exprim, sous une forme embryonnaire, dans
les actes du IIe Congrs d'anthropologie criminelle qui a eu lieu Paris (Actes,
1890). Voir particulirement le point de vue de Garofalo (1890).
63 Mergen (1959 : 172), dans sa succincte prsentation du travail de Lenz, met en
relief ce point.
64 Ce sont les commentaires critiques de Juan Del Rosal, responsable de la traduction espagnole du livre de Exner en 1957 (p. 15), qui ont attir notre attention en
premier lieu sur cette transformation dans le titre de l'ouvrage.
57
Politique criminelle
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Il peut paratre trange que le mot politique criminelle , que Mannheim (1965 : 13) voulait sparer de la criminologie justement parce que
celle-ci devait rester une non-policy-making discipline 65 , ait aussi t
employ pour dsigner l'ensemble du projet criminologique. L'ide d'une
telle appellation semble merger d'abord chez Von Liszt dans un article
dat de 1889. Selon lui, la politique criminelle serait,< l'ensemble systmatique des principes fonds sur l'examen scientifique des origines du
dlit et des effets de la peine, principes selon lesquels l'tat doit combattre la dlinquance l'aide des peines et d'institutions analogues (Von
Liszt, cit par Ferri, 1905 : 628). Or, on trouvera plus tard, chez Mezger
(1934), une conception analogue. Cette dfinition s'approche des dfinitions proposes l'poque pour dsigner la criminologie.
l'activit scientifique des applications politiques pour assurer l'objectivit du chercheur et pour sauvegarder la crdibilit de la science.
58
59
En rgle gnrale, on peut dire que les objets d'une science sont ceux
que l'on observe dans sa propre pratique de recherche ; les objets de la
biologie, par exemple, sont ceux-l mmes que les biologistes se donnent
certains moments, etc. Mais la difficult de la criminologie est justement qu'elle n'est pas une science autonome, mais plutt une activit de
connaissance. Ds lors, elle n'a pas un domaine propre, le criminologue
est lui-mme un personnage flou et mal dfini, et ses objets et thories
appartiennent aussi en mme temps d'autres disciplines. Apparat alors
un problme de choix et de dtermination des objets qui est plus volatile
que celui qu'on retrouve dans les sciences autonomes. Il se prsente sous
la forme brutale suivante : quelle est la partie des objets (et des savoirs)
des autres disciplines que nous, comme criminologues, allons nous approprier, rquisitionner, pour en faire aussi des objets de la criminologie ? .
Voici maintenant le dilemme. Supposons que le criminologuesociologue A soit de l'opinion, pour telle ou telle raison, que l'objet de
la criminologie consiste exclusivement dans l'tude des causes du comportement criminalis et que, son avis, l'tude de la cration des lois
(pnales) n'appartient pas cette discipline mais plutt la sociologie (du
droit). Supposons aussi qu'un autre criminologue-sociologue B fasse
une recherche sur la cration de la loi pnale. Peut-on dire que la cration
de la loi fait maintenant partie des objets de la criminologie parce que le
criminologue B a fait une recherche l-dessus ? Dans le cas de la cri66 Certains aspects traits dans cette section anticipent des points venir et peuvent
60
61
Fourez (1988 : 16), mais nous avons adapt ses remarques nos propres propos.
69 Nous avons dvelopp ces points ailleurs. Voir particulirement Pires (1993) et
62
dance vouloir donner, toutes proportions gardes, une porte trs limite et trs circonscrite aux objets de la criminologie. La troisime caractristique est la suivante : puisque le code substantiel correspond au systme de rationalit pnale, il se laisse souvent guider par ce qu'Habermas
(1973) a nomm un intrt technique.
63
LE CODE INSTITUTIONNEL
OU SUBSTANTIEL
LE CODE DESCRIPTIF
La criminologie comprend :
La criminologie comprend :
Les termes utiliss par le code institutionnel pour dsigner les objets
de la criminologie laissent transparatre l'ancienne reprsentation plus
troite de ce champ 73 . Or, ce langage - indpendamment de sa connotation substantialiste - ne dcrit plus convenablement les objets de la criminologie d'aujourd'hui.
Il convient de dire aussi, pour viter les malentendus, que cette brve
description des deux facettes des objets de la criminologie selon les deux
72 Pour d'autres dveloppements, voir Pires et Digneffe (1992 : 15-21).
73 Voir cet gard le langage employ, entre autres, par Pinatel (1970 : 9) qui parle
de deux chapitres : celui de l' tiologie criminelle et celui de la pnologie . Voir aussi Seelig (1951 : 19-20) et Mannheim (1965 : 13-14).
64
65
Tableau 5
Illustration de quelques objets de la criminologie d'aujourd'hui
Retour la table des matires
PRINCIPAUX
ASPECTS
DES
OBJETS
tude du contrle
social (ou de la raction sociale, ou de la
rgulation sociale)
66
sociale). Ces deux groupes de concepts ne projettent pas l'activit criminologique, comme on pourrait le craindre, dans un champ absolument
illimit et indtermin, mais plutt dans un champ infiniment limit et
dterminable par la rvision permanente des problmatiques de recherche.
La notion de situation-problme
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Cette notion a t propose dans le cadre de la perspective abolitionniste de Louk Hulsman 76 et de la nouvelle criminologie clinique de
l'cole de Louvain (Debuyst, 1983). Son but premier est de permettre de
dcrire certains vnements, certains conflits, etc. sans utiliser immdiatement une notion morale ou, pire encore, juridico-pnale qui introduit
souvent une tendance vouloir expliquer la situation d'une certaine manire et prsupposer que l'intervention pnale (rpressive) est la manire adquate de rsoudre le problme.
La notion de situation-problme dsigne simplement le fait que pour
au moins un acteur quelconque une situation donne est vcue ou perue
comme crant un problme ou comme tant ngative, inacceptable,
indsirable. Bien entendu, cette notion renvoie en premier lieu la Victime directe de la situation problmatique et non un concept abstrait
de socit . Il ne s'agit pas ici de nier la valeur d'un point de vue qui
prend en considration les intrts collectifs, mais tout simplement d'empcher qu'au nom d'un tel intrt on adopte des solutions la fois rpressives, inefficaces et contraires aux intrts des personnes directement impliques dans la situation. Du point de vue analytique, il s'agit d'un effort
thorique et thique pour empcher d'introduire un biais dans l'tude du
problme.
76 Voir Hulsman (1981 ; 1991), Bernat de Celis (1982), HuIsman et Bernat de Celis
(1982). Dans les lignes qui suivent, nous nous inspirons particulirement des dveloppements proposs par Hulsman.
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Tournons-nous maintenant rapidement vers la notion de contrle social 77 . Celle-ci est aussi un concept-ouvert en ce sens que le criminologue va explorer ce qui lui parait pertinent pour mieux saisir et faire avancer la rflexion thorique sur la question criminelle. On souligne en gnral le fait que cette dimension comprend la question de la cration et du
maintien des lois pnales et celle de l'application des lois et ses consquences (Baratta, 1975 : 59 ; Robert, 1981 : 274-276 ; Debuyst, 1990 :
27). Nanmoins, on s'accorde aussi pour dire que l'tude du contrle social dborde largement ce cadre dans la mesure o il comprend aussi les
questions relatives au systme correctionnel et l'intervention sociopsychologique, les aspects psycho-sociaux de la raction sociale, les
questions de politique sociale et criminelle (prvention, dcriminalisation, djudiciarisation, formes alternatives de rsolution de conflits), etc.
Ceux et celles qui travaillent en criminologie insistent aussi sur le fait
qu'il est trs important d'tudier et de comparer aussi bien les diffrentes
formes de comportements problmatiques que les diffrentes formes de
contrle social. Ainsi, par exemple, l'tude de Reasons, Ross et Paterson
(1981) peut tre vue comme criminologique mme si son titre, Assault on the Worker, Occupational Heath and Safety in Canada, ne fait
rfrence directe ni au crime ni au systme pnal . Ce qui nous
permet de dire qu'une telle tude appartient l'activit de connaissance
criminologique, c'est alors moins son objet immdiat que les rflexions
thoriques explicites faites par les auteurs sur le rapport entre les illgalismes de la justice civile et administrative et les illgalismes pnaux
conventionnels. Remarquons dans le mme sens, que la revue canadienne
Criminologie 78 a aussi consacr un de ses numros thmatiques la
question des il accidents de travail et leur rgulation juridique, ce qui
dmontre la rception de cette problmatique dans le champ criminologique. Les tudes de Braithwaite (1984) sur les industries pharmaceutiques,
77 Pour une analyse plus labore de ce concept, voir Robert (1981) et Fecteau
(1989).
78 Voir revue Criminologie, vol. XXI, no 1, 1988, sous la direction de F. Acosta.
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celles de Brodeur (1981 ; 1984) sur la dviance policire, celles de Jaccoud (1992a ; 1992b) sur la rgulation des situations-problmes chez les
Inuits et leurs difficults avec la justice pnale des socits blanches occidentales, etc. sont autant d'exemples de cet largissement de l'activit
de connaissance criminologique. De mme, les tudes rcentes sur la dviance des femmes ont soulign la ncessit d'aller au-del du mode de
contrle pnal pour saisir convenablement la question de la transgression
et du contrle social leur gard (Heidensohn, 1985 ; Cain, 1990 ; Smart,
1990 ; Pitch, 1992). S'ajoutent cela les tudes sur les reprsentations et
la peur du crime, sur les victimes de violence, etc.
Faire aujourd'hui l'histoire de la criminologie, en tenant compte de
cette nouvelle reprsentation largie de son champ, pose sans doute des
dfis d'un autre ordre puisqu'il y a, cts des thories explicatives du
comportement, tout un ensemble de considrations thoriques et empiriques sur le contrle social et pnal en particulier.
EN GUISE DE CONCLUSION
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cune des caractristiques mmes de cette activit est susceptible de produire. Nous avons vu que la criminologie, en tant qu'activit spciale de
connaissance, avait quatre caractristiques majeures. Or, chacune porte
les germes de ses propres apories et difficults.
i) En effet, la premire caractristique, c'est--dire l'ide de faire une
tude scientifique du crime et de la peine ou, si l'on veut, d'amener les
sciences dans le champ de la rationalit pnale et du systme pnal, entrane le risque de traiter le crime comme un simple fait brut, ou
comme un simple comportement. C'est le risque de la il substancialisation . Or, il convient ds le dpart d'tre conscient que la criminalit
est un objet qui renvoie deux dimensions : d'une part, un comportement ou une manire de faire (ou de ne pas faire) et, de l'autre, une
qualification criminelle ou une manire de dfinir ou d'(r-)agir introduite par notre systme d'organisation des droits.
Contrairement ce qu'on est arriv supposer souvent, le crime
n'est donc pas exclusivement un acte, mais le rapport entre un acte et une
manire particulire de dfinir. Les mots cls ici pour saisir ce rapport
sont il devenir (Lynch et Groves, 1989) ou encore revenir (Searle,
1969 : 52) : conduire vite devient (ou revient ) une infraction administrative lorsque cela est dfini par le droit comme excs de vitesse ;
frapper quelqu'un devient (revient ) une infraction pnale ou un crime
lorsque cela est dfini par le droit comme voies de fait ; tuer devient
une infraction pnale ou un crime lorsque cela est dfini comme homicide coupable ou meurtre , etc . 79 Grosso modo, pour qu'un acte devienne crime, il faut alors : 1) qu'il existe un systme pnal et que l'on
trouve dans la loi pnale une catgorie juridique quelconque susceptible
d' accueillir l'vnement concern ; 2) que l'on lise l'vnement
avec ces lunettes pnales ; et 3) que l'on russisse convaincre notre
systme d'organisation des droits du bien-fond de cette lecture.
79 La notion de devenir a t finement propose par Lynch et Groves (1989) et
nous reprenons ici deux de leurs exemples. Malheureusement ces auteurs n'ont
pas tir profit de leur contribution et, deux pages plus loin, ils proposent un
concept radical de crime . La notion de revenir (to count as) a t propose par Searle (1969) qui distingue les faits bruts des faits institutionnels,>.
Pour caractriser ces derniers, il fait appel, entre autres choses, l'expression : X
counts as Y in contex C . Voir aussi Pires (1994a : 247) et Pires et Acosta (1994 ;
21),
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Il ne suffit donc pas qu'un comportement soit dommageable ou immoral , ni mme intentionnel ou trs grave, pour qu'il devienne
crime. On peut mme dire que les actes reconnus comme criminels par le
systme pnal, dans leur ensemble, ne gardent aucun rapport troit avec
une chelle rationnelle de gravit objective des conduites dans la socit.
Un acte peut devenir une infraction pnale mme s'il est drisoire et il y a
des actes trs graves du point de vue social qui ont trs peu de chances de
devenir des crimes. Quoi qu'il en soit, cette question concernant le statut
pistmologique de l'objet-crime a pos d'innombrables difficults aux
criminologues et nous aurons l'opportunit de voir qu'elle relve d'un
problme srieux.
ii) La deuxime caractristique - c'est--dire l'ide de vouloir articuler,
d'une part, le savoir scientifique (jugements de fait) et, d'autre part, le
monde des jugements de valeur (l'thique) et le monde des normes juridiques (le droit) - peut conduire des drives dans deux directions diffrentes. En premier lieu, on peut tre tent par le projet de vouloir soumettre
le fonctionnement institutionnel du droit aux critres de la science. Dans
ce cas, la connaissance scientifique apparat comme constituant, de par sa
propre nature, une thique (da Agra, 1994 : 111) susceptible de guider nos choix. L'cole positive italienne est le cas-type de ce genre de
drive dans le champ criminologique. Si l'on suit ce modle, la criminologie devient la morale clandestine du droit pnal moderne (da Agra,
1994 : 116). En deuxime lieu, on peut tre tent par le projet inverse, en
l'occurrence celui de vouloir soumettre la connaissance scientifique aux
choix thiques du droit institutionnel. Dans ce cas, les choix politiques du
systme d'organisation des droits apparaissent, de par leur nature propre,
comme une thique au-dessus de tout soupon et comme un guide de la
connaissance scientifique. Celle-ci est rduite alors une technologie du
pouvoir. L'cole autrichienne de Gras est le cas-type de ce genre de drive. En paraphrasant da Agra (1994), on peut dire que le droit pnal devient ici la morale clandestine de la criminologie. Remarquons que la diffrence entre ces deux formes de drive se situe plutt au niveau du rapport de pouvoir entre le personnel de la justice et le chercheur ; bref, il
s'agit de savoir qui doit servir qui.
iii) La troisime caractristique, l'ide d'une connaissance interdisciplinaire, peut son tour amener le criminologue se perdre dans le projet
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multifactorialiste (Houchon, 1975 : 77), ou encore survaloriser l'interdisciplinarit comme activit de recherche (Van Outrive, 1989 : 173). Or,
il convient peut-tre de distinguer l'intrt de la recherche interdisciplinaire de l'intrt de la connaissance interdisciplinaire ou qui va au-del
de la propre discipline du chercheur.
iv) Enfin, la quatrime caractristique, c'est--dire l'ide de vouloir
produire une connaissance socialement utile ou de vouloir contribuer
une amlioration des conditions de vie en socit peut aussi conduire
une sorte de praxis a-critique, servile ou marque par le moralisme.
Bien entendu, toutes ces caractristiques, nous l'avons dj dit, ont
galement une facette positive et enrichissante, et il ne suffit pas de les
rejeter sparment pour liminer les risques de drapage. En ce sens, le
champ pnal semble rclamer une vigilance accrue de la part du chercheur ou du criminologue, puisqu'il n'y a pas de choix sans risques et il
est tonnamment facile de perdre la route.
Fin du texte