DUBET, Les Inégalités Multipliées
DUBET, Les Inégalités Multipliées
DUBET, Les Inégalités Multipliées
De nos jours le principe d'égalité semble être appliqué dans la plupart des sociétés post-
industrielles. Pourtant, après une période pendant laquelle les inégalités ont paru se réduire, ces
dernières connaissent un regain d'importance quel que soit le pays observé, son système politique
ou sa situation économique. Contrairement aux idées reçues, le capitalisme et la mondialisation
n'en sont pas les seules causes. Il faut en effet non seulement prendre en cause les variations et
spécificités nationales, mais également l'évolution des inégalités à travers les différents registres de
celles-ci: les pays partagent les mêmes « lois » du capitalisme, ce qui les distingue est la façon dont
les acteurs et systèmes politiques se comportent ensuite; de plus, au sein d'une même nation la
seule prise en compte du revenu ne suffit plus à établir une échelle d'inégalité tangible, il faut
considérer plusieurs critères d'inégalités et la situation des individus.
Les sociétés modernes sont confrontées à une tension engendrée par la co-existence d'un
système économique capitaliste et d'un système politique démocratique qui prône l'égalité entre les
personnes. Dans un modèle de démocratie parfaite, les inégalités subies par un individu ne peuvent
être basées sur sa naissance, ni sur la tradition, mais proviennent de son activité et de son succès
par rapport aux autres acteurs, autrement dit de l'acquisition des statuts individuels. L'égalité de
base et l'égalité des chances permettent de différencier les inégalités justes et injustes. La rencontre
de l'égalité démocratique et des inégalités engendrées par le système capitaliste est à l'origine des
politiques sociales de l'Etat-providence durant les « Trente Glorieuses » qui ont permis de réduire
certaines inégalités, mais d'autres ont subsisté, voire se sont accrues.
La « crise » de ces vingt-cinq dernières années présente une rupture face au modèle idéalisé
de cette période. Les inégalités n'ont en rien disparu, elles ont changé de domaine et ne sont plus
visibles avec les mêmes indicateurs qu'auparavant. Les barrières ont été remplacées par des
niveaux. Malgré la démocratisation des biens et des genres de vie, il reste des marques de
distinction plus nuancées et des niveaux de vie distincts. L'offre scolaire, des biens de
consommation, des soins, du logement, etc, s'est largement élargie. Cette démocratisation, certes
incontestable, est d'un autre côté ségrégative: la reproduction sociale demeure. Par exemple, les
longues études sont devenues fréquentes mais les filières sont clairement plus hiérarchisées.
Cette crise se caractérise également par une fragmentation du marché du travail: il y a celui
des carrières stables et correctement rémunérées, celui des emplois précaires et instables, des
micro-marchés qui leur sont intermédiaires avec les sphères de sous-traitances, d'intérims, de
stages, etc. La variabilité des statuts au sein d'une même activité est très étendue, en fonction des
caractéristiques de la main-d'oeuvre et de l'entreprise. Le sexe, l'âge, la formation et l'origine sont
autant de critères de différentiation sociale mise en évidence par la segmentation du marché du
travail: les inégalités sont éprouvées en premier lieu par des individus socialement « typés ».
L'analyse structurelle de la société ne se limite plus aux clivages entre détenteurs des moyens de
production et salariés. La question sociale tourne aujourd'hui autour de la fracture sociale qui
oppose les nantis aux exclus, la ville à la banlieue. Au-delà des classes, il faut distinguer plusieurs
ensembles au sein desquels se jouent des rapports particuliers: les compétitifs performants sur le
plan international, les protégés indispensables au bon fonctionnement des institutions, le secteur
précaire, et les exclus survivant grâce aux différentes politiques sociales et à l'économie
souterraine. Chacun vit donc dans un double registre d'inégalités définit par la hiérarchie interne
au groupe et par la hiérarchie entre ces groupes. Les rapports de domination ne sont plus le fait des
classes mais se manifestent plus ou moins selon les individus et les domaines évoqués.
Entre l'affirmation de l'égalité entre tous et les myriades d'inégalités qui divisent les
situations et les rapports sociaux, le choc est rude. La liberté est un principe indissociable de
l'égalité démocratique . C'est aussi la condition sine qua non de l'égalité des chances qui seule peut
permettre la mise en place d'inégalités légitimes puisque résultantes d'une compétition où chacun
est théoriquement capable de se distinguer. Depuis les Temps Modernes, la philosophie n'a cessé
de construire un individu « héroïque » qui a son propre destin en main et en est responsable parce
que libre et en situation d'égalité avec les autres. Le mérite et le travail, notions capitalistes, sont
donc cautionnées par l'égalité et la liberté démocratiques. Ces dernières exposent les personnes à
des épreuves qui peuvent être destructrices, étant donné que l'individu est directement impliqué et
responsable du résultat.
L'égalité est un principe inattaquable, les inégalités dues au mérite sont aussi de nature
légitime, même si la compétition est truquée, car elles demeurent justes et objectives selon le
dogme de l'égalité des chances. En revanche, le respect est une notion qui fait appel à la
reconnaissance de spécificités individuelles. C'est pour cela que de nombreux mouvements sociaux
égalitaires demandent la prise en compte de leurs particularités. La reconnaissance n'est valable
que dans le cadre d'aspirations démocratiques, en acceptant l'existence et les droits des autres. Elle
exige aussi, contrairement à l'égalité et au mérite, un effort conscient de justice, pour améliorer les
capacités d'action d'un individu et non pour diminuer l'égalité entre tous et l'équité de la
compétition. Il est très difficile de départager les inégalités justes des inégalités injustes, de même
la liberté de tous ne doit pas nuire au bien-être et à la dignité des plus défavorisés.
Explication du titre:
L'auteur parle d'inégalités multipliées parce que les épreuves sociales rencontrées et
éventuellement perdues se superposent, les principes démocratiques et capitalistes en imputant la
seule responsabilité à l'individu, risquant ainsi de lui faire perdre toute estime de soi quand en
réalité son destin social est en quelque sorte déjà inscrit de par son appartenance à un milieu social
plus ou moins favorisé. Les épreuves rencontrées ne peuvent alors que conforter ce statut social,
voire l'abaisser. De plus, la mobilité sociale n'est pas réellement de mise. Ainsi, une personne qui
ne peut avoir accès à un enseignement de qualité ou qui part avec un « handicap » comme une
langue maternelle étrangère ou une origine sociale très modeste ne pourra pas obtenir un niveau de
diplôme élevé et par suite ne pourra viser un emploi et un statut social valorisés: les inégalités
s'accumulent et se multiplient entre elles.