Philo Esprit Chretien t2
Philo Esprit Chretien t2
Philo Esprit Chretien t2
(1861-1949)
La Philosophie
et lEsprit Chrtien
Tome II
Conditions de la symbiose
seule normale et salutaire
(1946)
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Prsident-directeur gnral,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Maurice Blondel
La Philosophie et lEsprit Chrtien.
Tome II. Conditions de la symbiose seule normale et salutaire.
(1946).
Paris : Les Presses Universitaires de France, 1946, 1re dition, 379 pp.
Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine.
[V]
Introduction
une nouvelle tape
Ici, comme pour les prcdents ouvrages (qui forment une srie, valable
certes en chaque tape, mais surtout aussi clairante par une interdpendance de plus en plus probante), nous recourons des excursus prparant ou
compltant les analyses ou les synthses dont le rythme doit former une
trame continue. Cest ainsi que, ds ce dbut dune nouvelle investigation, il
nous semble utile de faire valoir la cohsion de tous les dveloppements
qui, dj justifis en des assertions pouvant paratre novatrices et risques,
se confirment cependant et se compltent les uns par les autres. Mieux vaudrait mme recourir des redites que de laisser mconnatre la liaison totale
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active jusqu une synthse toujours progressive vers ce que le langage chrtien appelle la consommation des sicles et la vie ternelle.
En face du christianisme et de lapport introduit par lui dans la civilisation
humaine, il est logique et indispensable dexaminer ce que la force et la lumire introduites par lui dans la subconscience mme de lhumanit civilise suscite encore pour le progrs des mes et des peuples et pour conduire lhumanit
vers la plnitude de sa destine. Sans doute nous aurons plus tard discerner
les risques et les chutes, toujours possibles en cette grande aventure de la libert humaine en face de son intgral destin ; mais il est juste de considrer
dabord les clarts et les ressources dont nous disposons pour apercevoir et raliser ce que lon a nomm nos fins dernires. Il est impossible [IX] de les dsigner ainsi sans admettre que la route, les tapes, les viatiques, ne restent pas
inconnaissables en leurs justifications. L est le rle encore lgitime de la rflexion philosophique, pleinement fidle ses exigences universelles. Et sil
est vrai que, pour la conqute de ce destin, la libert humaine ne peut renier
son droit de choisir, son devoir dagir, son exigence de contribuer sa victoire,
notre raison et notre volont vont avoir prolonger leur investigation critique
et leur concours propre devant des indications et des ressources quoffre
lintgrale tradition spirituelle.
des parties qui, pour former un tout, ont constamment besoin dtre comprises en leur unit essentielle. Cest pourquoi, ds ce premier excursus que
le lecteur pourra consulter soit au dbut mme de notre introduction, soit
aprs avoir achev le texte principal nous cherchons faire saisir
linterdpendance de tous les lments intgrs dans la destine de chaque
personne humaine et dans le dessein providentiel sur lhumanit ou mme
sur luvre cratrice en son ensemble que nos derniers chapitres tenteront
au moins dentrevoir, avec toutes les rserves que rclame un tel sondage au
double point de vue scientifique et religieux (1).
Jajoute ici, pour rpondre des questions qui mont t poses sur le
tome premier de cet ouvrage, une double rectification ncessaire. La Philolophie et lEsprit chrtien, I, p. 26, lignes 15 et 16, il convient de substituer ce que portera une nouvelle dition et de lire ainsi, aprs avoir remplac
le point virgule par deux points : duo spirantes, una spiratio ; et cet amor
duorum essentiel est ralis en une troisime Personne... ; en outre, p.
221, ligne 18, il faut lire : en refusant dadmettre le Filioque , etc. La
nouvelle dition prcisera lorigine historique du schisme dOrient.
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Lexpos que nous allons offrir de cette activit humaine nest pas un plaidoyer, non plus quune thse thologique. Cest un rsum succint et, autant
que faire se peut, fidle dun enseignement authentique quil est ncessaire de
connatre et mme de comprendre avant quon soit en droit de le contredire et
pour quon soit en tat den apprcier avec probit la signification, la porte et
les titres (2). Non pas que cet expos prtende tre complet : on dsirerait seulement quil empcht des critiques fausses et, surtout, on souhaiterait quil invitt quelques esprits rviser leurs positions en approfondissant leurs
connaissances et en dcouvrant quil nest pas lgitime de traiter la lgre ni
surtout dexclure de la vie publique et de lducation morale les authentiques
apports de lesprit chrtien dans nos socits, trop exclusivement absorbes
prsentement par les aspects scientifiques et matriels, fussent-ils complts
par des activits esthtiques et sociales, qui ne sont pas toute laction humaine
ni le but suprme de nos secrtes aspirations.
Cest dj en ce sens que, ds lintroduction du tome premier, nous avions
annonc quaprs ltude du dessein crateur nous devions discerner toute la
part de Dieu dans ce plan providentiel, ft-il troubl par les fautes de la libert
humaine et leurs justes consquences. Mais dsormais, ici, nous avons tenir
compte en mme temps des [X] motions divines et des efforts humains quand
ils sont dociles et vraiment fidles aux appels conjugus de la raison et de la
grce. Cest dire que la recherche philosophique et la coopration de notre volont ont une valeur positive et doivent sunir en ce quil est lgitime dappeler
une active symbiose 1 . La part de lhomme sa propre destine et au succs de
son intgrale vocation mrite donc et exige mme une attention et une soumission quil importe dclairer et de justifier le plus possible ; et cela dautant
plus utilement que nous devrons aussi lucider les sanctions dune rbellion
qui aurait pu ne pas tre, mais qui, de fait, est possible et mme relle (3).
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Ce terme a t employ et expliqu au tome premier de LAction ; nous signalons aussi, sur ce mot, larticle de M. Jacques Paliard dans La Revue
philosophique de janvier 1938.
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PREMIRE PARTIE
- Sens obvie et paradoxe
cach des mystres glorieux
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plus aimant lavait abandonn ; mme celui qui lavait accompagn [2] de loin,
sans prvoir que ce serait pour refuser jusqu trois fois et par serment de reconnatre ce Matre qui sa prsomption avait pourtant promis la fidlit jusqu la mort, lavait reni ; le peuple, qui nagure lacclamait, avait rclam le
supplice le plus cruel pour celui qui menaait de brouiller les Juifs avec Csar
et sa force irrsistible. Bien plus, cet homme qui avait accompli tant de prodiges, qui stait vant de rebtir le temple en trois jours stait trouv rduit au
silence, maltrait, injuri, ensanglant, dpouill non seulement de ses vtements, mais de ce prestige personnel qui, toujours, lavait fait chapper ses
contradicteurs et ses jaloux. Et le voici victime de toutes les ironies, de tous
les svices, pendu entre deux larrons, devant une foule ricanante et sadique.
Plus encore, lui qui semblait invulnrable et mystrieusement protg par une
force surnaturelle, dfaille trois fois sous le poids de la croix et succombe avec
une rapidit telle que ses bourreaux et les autorits, juives et romaines sen
taient tonnes, sans souponner que lauteur de la vie est aussi le matre de la
mort. Et puis, avec une prcipitation quexpliquait la fte du lendemain, aucune vue de cadavre ne devant souiller les Juifs en ce jour destin depuis plus
de quatorze cents ans clbrer ; le passage de Dieu et le passage Dieu, la
Pque , la venue du Messie et le salut dIsral on place le cadavre, sans
mme laromatiser encore selon les rgles, dans une tombe qui ntait pas lui,
au point quil ne lui restait rien qui lui appartnt en ce monde, lui dont on
avait rv quil serait le matre universel, tout puissant et tout glorieux. Que
pouvait-on donc esprer encore de lui ? Luvre du Christ, avant dtre ralise si peu que ce soit, passait entre les mains de disciples pusillanimes et presque incomprhensifs ; se trouvait sans institutions effectivement organises ;
et, vrai dire, sans aucune de ces ressources humaines toujours indispensables
au succs terrestre des grandes initiatives : rnovatrices de lhumanit. [3]
Pourtant le Christ avait prdit tout cela qui semblait avoir t compris, mais
qui tait oubli ou, ce qui est plus grave, compris rebours, comme si ses
successeurs, recruts par lui, aprs avoir laiss leur Matre toutes les souffrances, les mconnaissances, les humiliations, devaient, eux du moins, recueillir tous les triomphes et tous les honneurs ! Sil leur restait une lueur
despoir pour leur Matre, cest que celui-ci repart aux yeux de tous, dans sa
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gloire et sa puissance, afin de les en faire profiter. Mais non, les ardents euxmmes, tels les disciples dEmmas, avaient eu besoin dun long expos afin
dentrevoir le sens des paradoxes dont les prophtes navaient pu faire comprendre, ni peut-tre pleinement accept pour eux-mmes, ltrange logique. Et
ctait si vrai que lide dune rsurrection immdiate, discrte, temporaire en
sa preuve et en ses manifestations visibles, ntait pas entre en eux, ne pouvait
mme se rendre explicite et exemplaire dans les ides, tout humaines encore,
de ceux qui devaient pourtant devenir les tmoins, martyres du Christ invisible,
plus prsent parmi eux et en eux, si lon peut dire, quil ne ltait durant sa vie
matrielle.
Devine-t-on sous quels aspects, sous quelles rserves la Rsurrection,
lAscension, la Pentecte demeurent plus que des nigmes, des mystres vritables qui, non seulement sont connatre comme des faits sensibles, mais
reconnatre comme un enseignement, une preuve, une fcondit ? 1 [4]
Mystre glorieux ? Ces deux mots peuvent-ils donc tre accoupls ?
Est-ce que glorieux ne suggre pas un clat dcisif, une vidence indniable,
une certitude triomphante ? Le nom de mystre nvoque-t-il pas au contraire
un secret intrinsquement obscur et rclamant un acte de foi pour tre admis
comme une vrit aux lointaines perspectives ? Nous ne devons pas oublier ces
Ne parlant en tout cet ouvrage ni en exgte ni en thologien, mais en philosophe considrant la doctrine traditionnelle en ses synthses dfinies par
lglise, nous nous proposons uniquement et essentiellement den indiquer
la valeur spirituelle, den dgager cette pdagogie intrinsque aux donnes
historiques et aux enseignements religieux quelles vhiculent. Ce nest
point dire pour cela que nous liminions le problme, tout autre, de
lhistoricit des faits relats, surtout quand ils le sont par les textes canoniques et les rcits fournis par ceux qui ont pu en tre les tmoins ou recueillir
les tmoignages des contemporains. On peut ajouter ici que le principal narrateur, saint Luc, est un esprit clair, soucieux de donnes authentiques et
dune prcision qui, en tous ses crits, dnote un savant judicieux et mme
scrupuleux. Il nest donc pas tmraire de chercher dans les rcits vangliques qui infidles, auraient pu tre dmentis par les premires gnrations
chrtiennes, un document dont il est lgitime de discerner outre le sens littral, la signification surtout spirituelle.
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deux aspects quil importe de concilier, car ils sont tous les deux justes et indispensables pour mettre en mouvement toute lconomie et le dynamisme de
la confiance et de la pratique chrtiennes.
Afin de mieux mesurer tout lcart qui sparait les espoirs des amis du
Christ et des Aptres eux-mmes du sens spirituel et de la surnaturelle ralit,
il suffit de rappeler comment la mre de Jacques et de Jean le mystique avait
os solliciter, au nom mme de ses fils, les deux premires places en ce rgne
terrestre du thaumaturge, exterminateur de ses ennemis. Que
dincomprhensions encore chez ces ambitieux qui pourtant avaient t les tmoins de la vie humble et cache, et avaient entendu les leons des trois annes
de la vie prdicante et compatissante de Jsus ! Quel contresens sur la porte
essentielle de la gloire de Dieu jusque chez ceux qui devaient en devenir les
propagateurs ! Aussi convient-il de commenter lemploi traditionnel de
lexpression mystre glorieux pour saisir, au rebours du sens mondain, toute la porte chrtienne dune expression qui nous promeut si loin dans les secrets de la Providence. Car il y a une gloire qui est orgueil et fume, tandis que
la seule vritable est humilit, abngation et charit, prolongement et panouissement de la grce. Cessons donc de nous tonner de voir accoupler ce mot
mystre, invoquant lombre et la discrtion, cette pithte majestueuse qui fait
ressortir la grandeur prsentement [5] voile du Sauveur : Christus imperat,
Christus regnat. De mme quil donne la paix, mais non comme le monde
lentend et peut la donner, de mme la gloire de Dieu ne rayonne en ce monde
que sous le pressoir des preuves, des sacrifices et des conqutes intrieures,
en attendant la manifestation rserve ce jour annonc par ces mots : quand
le parfait sera venu . Non point quil ny ait pour les mes qui savent comprendre une gloire dj dans les mystiques preuves de la vie et de lhistoire.
Ne disons donc plus que les mots mystre et glorieux jurent dtre accols. Et
prcisment lexpression consacre de mystre glorieux signale la justesse dun
rapprochement des deux aspects de mort et de vie, de tnbres et dclat incomparable que renferme la vitalit chrtienne.
Il sagit en effet de discerner, dans luvre du Christ et dans lhistoire intime de ses vrais fidles, cette alliance paradoxale et progressive des tats
dme qui conduisent lunion transformante, ft-ce travers les grandes t-
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Il est remarquer quen ces heures si dcisives nul tmoignage, nulle curiosit nvoque lattitude ni le souvenir de la Vierge Marie, comme si, seule
lcart, elle avait cacher, aprs les douleurs du Calvaire, le secret glorieux
du mystre dj interprt par elle ou mme rvl sa maternelle clairvoyance. Dsormais son rle, pourtant si efficace, napparatra plus et
encore combien discrtement ! quau matin de la Pentecte pour sa nouvelle maternit, celle de lglise naissante et de son adoptive charit pour
toutes les mes fidles son Fils et la fcondit de lEsprit-Saint. Ce nest
que peu peu que lglise reconnaissante prcisera progressivement les
grandeurs de la co-rparatrice. (Cf. larticle Les harmonies mariales , La
Vie intellectuelle, juin 1938.)
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amis navait pntr en leur intelligence, borne des esprances trop humaines, encore moins dans leur cur qui ne pouvait supporter lide que Celui qui
avait sauv tant de malades et ressuscit des morts eut pu ne pas se sauver luimme, ou se drober ses ennemis afin daccomplir en vainqueur toutes les
promesses messianiques. Aussi ny avait-il personne qui conservt lespoir
dun proche retour du Matre et de son triomphe dfinitif. Mme lAptre aim, Jean, ntait point rest, ntait pas revenu aux abords du tombeau ; Madeleine navait pas mme eu la pense que, cherchant laccs du spulcre, elle pt
rencontrer le triomphateur de la mort. Seuls les ennemis avaient pu supposer
un enlvement du cadavre et linvention dune fausse rsurrection. Aussi est-ce
devant les seuls gardiens placs lentre du tombeau que, ds laube de Pques, le Christ avait repris sa vie corporelle, dsormais transfigure et libre
des servitudes matrielles. Ce nest pas devant des foules quil allait reparatre
pour attester sa divine mission. Il ne sagissait pas en effet dun prodige physique exploiter, ni dune victoire politique manifester pour obtenir une adhsion servile de crainte ou desprance humaines ; il sagissait de faire appel
lesprit de foi et damour afin de donner accs la cit spirituelle du vritable
messianisme en esprit et en vrit.
Dans toute cette conduite, si paradoxale pour les mes vulgaires, un grand
enseignement est recueillir. Dune part sans doute la certitude de la Rsurrection, in carne propria Christi, a t pleinement constate et confirme. Mais il
reste assur, dautre part, que le contrle de ce prodige ne devait pas tre un
simple objet de curiosit : il fallait que, par les circonstances mmes de cette
constatation, ft prpare et exige une transposition de lordre empirique et
charnel aux vrits de lordre spirituel et mme surnaturel. Ds lors, une disposition morale et religieuse devenait la condition dune certitude toute autre que
celle des vrifications simplement physiques. [9] Car, mme quand les apparences matrielles sont fournies aux tmoins encore engags dans les sujtions
de lexprience sensible, il fallait en outre une comprhension de ltat nouveau et supra-sensible du Christ entr dans sa gloire provisoirement inaccessible aux plerins de ce monde. Il fallait que la certitude mme de ce qui avait
t sa ralit terrestre et mortelle ft la fois dconcerte et dautant plus probante de sa surnature qui, en soi, est rellement transcendante toutes nos ex-
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priences prsentes 1 . Les donnes immdiates des sens, les certitudes mmes
de la pense et du cur ne suffisent pas pour recueillir efficacement les tmoignages du souvenir, de la raison, ni mme les suggestions de la grce ; il faut
que sy ajoute une synthse dcisive, sans laquelle la signification surnaturelle
du mystre excitateur naboutit pas lacte de foi.
1. Supposons que le Christ ne soit pas sorti du tombeau et que ses promesses de retour auprs de ses Aptres et de ses fidles et de sa prsence jusqu la
consommation des sicles naient concern que le dploiement occulte de son
esprit, de sa doctrine, de sa grce invisible. Cest alors que son uvre, malgr
tous les prodiges oprs et malgr son hrosme dont on a pu dire que si la
mort de Socrate est celle dun Sage celle du Christ est dun Dieu, aurait promptement laiss retomber dans le dcouragement et la dispersion des espoirs vagues et humains la reconnaissance [10] et le dvouement de ses disciples pour
faire place au doute raisonnable et dfinitif de Thomas : si je ne vois les traces de ses plaies et ne mets la main dans son ct ouvert par la lance, je ne
croirai pas lentire survivance du Matre en qui nous avions mis tant
desprances. Mais cest quaussi ces esprances taient mles de trop
dambitions terrestres, cette gratitude aimante tait trop naturelle et fragile en-
Dans un article ancien o javais indiqu ce mlange ncessaire de constatations physiques et de conditions mystrieuses qui rclamaient un acte de foi
dailleurs parfaitement justifi, on mavait object le risque de ruiner par l
la croyance au fait mme de la Rsurrection : cest tout le contraire qui est
vrai. La rsurrection du Christ ne serait pas ce quelle est, ce quelle prouve,
ce quelle rclame de notre raison et de notre adhsion la grce de la foi si,
aprs le Calvaire et le tombeau, le Christ avait repris sa vie simplement terrestre et sans quun travail intime dans les consciences assignt ce mystre
probant et dcisif une valeur et une efficacit servant de fondement la surnaturalisation de nos certitudes humaines et divines tout ensemble.
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core pour navoir pas besoin dune preuve la fois solide et cependant partiellement vanescente afin dduquer peu peu et de purifier une fidlit qui
avait besoin de slever dun plan terrestre un plan spirituel.
Rien dailleurs de plus expressif et de plus probant que lincomprhension
et la surprise initiale des Aptres la nouvelle que les saintes femmes leur apportaient du tombeau vide. Malgr les annonces, dailleurs demi voiles, que
leur Matre leur avait donnes, nul ne semblait avoir ralis le fait dun retour
immdiat une vie, corporellement constatable, du mort scell dans la tombe.
Une telle disposition prparait la valeur du tmoignage quils allaient avoir
rendre, dautant plus que ces hommes de gros bon sens, de ralisme populaire
et de peu dimagination ne devaient se rendre, comme Thomas lui-mme, qu
des constatations absolument matrielles, selon des vidences toutes terrestres
et toutes domines encore par les intrts davenir temporel. Une nouvelle
ducation tait donc ncessaire pour utiliser ces certitudes sensorielles et pour
les transposer en une signification toute subordonne aux ralits surnaturelles,
signe dcisif et but suprme de la Rsurrection. Telle est aussi la valeur de ces
deux faits : lun consistant en cette singulire vanescence du corps apparaissant stigmatis et disparaissant sur place ou travers des parois impermables ;
et cest encore cette vrit trs expressive que le Christ glorifi, mais gardant
ses humbles apparences, ne se montra gure qu ses fidles et, ainsi que la
justement remarqu Pascal, ne laissa toucher qu ses plaies, comme pour nous
avertir [11] que dsormais nous naurions accs jusqu sa vrit intgrale et
ne communierons avec lui qu travers sa Passion et son immolation eucharistique.
Il serait instructif et stimulant de mditer avec Pascal ce fait expressif que
le Christ glorifi ne se laisse pas toucher : noli me tangere, dit-il Madeleine ;
et il ne rpond au doute de laptre Thomas quen lui offrant, quen lui demandant de voir et de sonder ses plaies pour quil sassurt que ce corps, dlivr
des obstacles terrestres et des barrires matrielles, est bien celui mme du
Crucifi, gardant pour sa glorification les profondes traces des clous et le cur
bless qui ne serait point compatible avec la vie naturelle de lorganisme humain. Il y a l une preuve matrielle plus dcisive que celle de lblouissant
Ressuscit qui parat et disparat januis clausis ; et il y a aussi une leon spiri-
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tuelle pour nous enseigner que notre vie prsente doit se mettre lcole de la
Passion du Christ et que ce sont ses stigmates mmes que nous devons considrer comme les preuves de son amour pour nous et lexigence dune vie complmentaire de ses souffrances rdemptrices pour servir de vhicule notre
propre configuration future avec le Christ glorifi.
2. Mais toutes ces dlicates et profondes convenances ne sont quune base
pour ldification des certitudes chrtiennes, travers tous les temps, malgr
tous les doutes et toutes les oppositions ; et ctait aussi pour mnager la transition entre la vie terrestre et la prsence permanente sous lobscurit o se cache, au cours des sicles, laction de Celui qui avait promis de ne point laisser
orphelins dans le monde ceux pour qui il avait donn sa vie. Ici encore, pour
qui sait rflchir, se prsente une merveilleuse cohrence dagencements multiples pouvant fournir une confirmation toute raisonnable et un exercice mritoire de la dvotion cette prsence toujours relle et toujours invisible mme
sous les espces sensibles et historiques. [12]
Pour que le Christ russt fonder et perptuer la socit surnaturelle de
ses fidles, il tait ncessaire que, malgr la discrtion dune manifestation
probante pour les esprits droits et les curs gnreux, le caractre essentiellement surnaturel de son triomphe sur la mort et de ses promesses initiatrices la
vie qui ne meurt plus ft indubitablement manifest et confirm par le plus
clatant des miracles et des mystres, sa Rsurrection. Que signifie donc cet
acte souverain que saint Paul dclare le fondement ncessaire et suffisant de la
foi chrtienne, ce sans quoi nous serions, nous fidles, les plus tromps et les
plus misrables des hommes ? Cest ici en effet quil faut redire : mort, o est
ta victoire ? Si, de fait, lhomme par sa nature spirituelle, chappe au temps,
sil a t fait normalement inexterminable, ce qui est contre nature, cest la
mort corporelle, symbole et fruit du pch, le pch qui entrane non
lanantissement de ltre humain, mais cette seconde mort, qui, elle, ne meurt
pas. Cest celle-ci que le Christ a vaincue ; et le tmoignage que porte sa R-
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demption, cest le message de vie que consacre la Rsurrection par del toute
provisoire destruction de la vie en nous 1 .
3. Pques, cest donc lavnement dj consomm de la Bonne Nouvelle et
du plein retour la vie pour les hommes reprsents et assums par le Christ
triomphant de la mort et du pch : ut vitam habeant et abundantius habeant.
Mais, ne restons pas mi-chemin : il ne sagit pas seulement de limmortalit
naturelle lhomme ; il sagit du recouvrement de ltat surnaturel, de la grce
sanctifiante, de la vie divine en notre nature releve et [13] rappele lamiti
et ladoption divine. La Rsurrection nest donc pas seulement la preuve de
la divinit de Jsus ; elle est lassurance du pardon et de la rhabilitation de
lhumanit, tombe au-dessous delle-mme et destitue du don surnaturalisant, donc aussi, outre un enseignement, une libration et dj une initiation
la sublime destine qui, par la grce du Rdempteur, sollicite toute me humaine. Ainsi cest la lettre que le Christ a pu dire : jam non vos servos, sed
dico vos amicos, plus encore, frres en ladoption divine. Et nous verrons mme quil a pu employer des mots plus forts lorsquil a repris ceux qui exaltaient
sa Mre et dclar que ses disciples et amis lui seraient unis comme lpouse
son poux ou lenfant sa mre.
4. A ceux qui se contenteraient dune interprtation symbolique et mystique du message de Pques, comme si la Rsurrection signifiait linvisible diffusion du Christ vainqueur dans le monde rgnr et dans les corps et les
mes des fidles o la foi en cette survie du Christ suscite une force naturellement invincible, il est raisonnable et mme logiquement et spirituellement ncessaire dopposer une fin de non recevoir : ce serait en effet compromettre,
Nous verrons plus tard comment cette victoire du Christ sur la mort spirituelle sera finalement remporte aussi sur la mort corporelle par la rsurrection et la transfiguration de cette chair destine tre runie lme qui
lavait vivifie afin dtre associe au Verbe incarn, mdiateur universel,
clef de vote de tout lordre naturel en mme temps que de la Cit cleste.
Mais ce nest encore ni le moment, ni le lieu de prciser et de justifier cet
article du Credo qui, pour sachever par la profession de foi sur la vie ternelle, a besoin, comme nous le verrons, de cette appartenance au Christ, incarn lui-mme dans sa ralit positive et mystique tout ensemble.
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vacuer mme tout le ralisme divin du Mdiateur et du Sauveur, vritablement incarn, souffrant, glorifi en sa propre chair et parvenu ce quon peut
appeler son tat normal, in carne propria ; car, en sa Rsurrection, le Christ
doit servir de preuve, de promesse, de gage, de nourriture, de rcompense, de
chef chacun de ses fidles, tout son corps mystique, pour ladoption relle
que la Trinit veut faire de la famille humaine.
Cest donc la lettre quil faut comprendre cet acte central du drame divino-humain. Ce qui nous garantit lauthenticit du fait le plus miraculeux qui se
puisse concevoir, cest la convergence, en ce fait, de tmoignages analogues
ceux qui tablissent lhistoricit dun vnement et, dautre part, ce sont les
convenances, les requtes [14] dune raison cohrente avec tout lensemble
des vrits constitutives de tout lorganisme chrtien. Rendons-nous mieux
compte de cette rencontre dcisive, partir de donnes symtriquement inverses qui se confirment sans aucune ptition de principe.
Dun ct, en effet, les tmoignages ports sur le tombeau vide et les
apparitions tangibles du Christ, libr des lois communes de la matrialit corporelle, apparaissent dautant plus probants que, malgr prophties et prdictions, les hommes simples, peu instruits, charnels encore, compagnons assidus
et tmoins de la vie publique du Matre, navaient gure compris ou avaient
oubli les allusions qui les auraient empchs de stonner, de seffrayer, de
douter mme de la premire rencontre du Christ avec Madeleine ou, comme
Thomas, de sa venue parmi dix de ses aptres runis. Lincrdulit obstine de
celui qui tait absent sert montrer la rsistance du bon sens populaire
lgard dune chose inoue, dune normit dont les disciples dEmmas, eux
aussi, malgr leur tendre pit pour le Crucifi et leurs espoirs de lavnement
messianique, navaient pas mme song concevoir la possibilit. Aussi est-il
raisonnable dajouter foi des attestations si laborieusement admises et qui devaient entraner les preuves les plus dconcertantes pour ces hommes qui,
prcdemment, navaient point brill par leur courage et leur dsintressement.
Je crois, disait Pascal, des homme qui se font gorger pour soutenir, une vrit dont ils ne tirent aucun profit.
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ces tres que nous nommons le compos humain la prsence relle, totale de
Celui qui sest appel le Pain de vie et qui sest multipli pour chacun de ses
fidles dans une communion intgrale ! Quel danger de rendre vanescentes la
mmoire et lefficacit morale du Sacrifice unique du Calvaire, reculant peu
peu dans le lointain estomp des sicles ! Quelle privation pour la pit et la
force des fidles que dtre rduits une commmoration symbolique, sans la
vivante ralit de lHostie, toujours immole et toujours agissante au cours de
tous les ges et dans la dispersion de tous ceux qui ne doivent faire quun avec
le Christ et par le Christ ! Mais, sans la Rsurrection, sans la sublimation du
Christ en sa nouvelle vie, prsageant, prparant, garantissant notre future et
complte immortalit, comment serait-il possible de concevoir et de raliser
cette persistance, cette diffusion, cette runion, cette unit authentiquement
bauche avant de se consommer dans cette rsurrection de la chair et cette
vie ternelle que promet le Symbole des Aptres, code fondamental du
dogme chrtien ?
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1. A prendre dabord le fait de la Rsurrection en relation avec la vrit ontologique, il apparat que le Verbe mdiateur (dont nous avions montr
lIncarnation comme ralisatrice du monde des cratures, abstraction faite du
pch, qui aurait pu ne pas tre) constituait en soi une parfaite manifestation de
toutes les virtualits contenues dans ce quon nomme la matire et, plus prcisment, la chair, le corps vivant, Verbum caro factum 1 . Or, contrairement aux
apparences dont abusent les thses abstraites (en prenant abstraction au sens
moderne du mot) ramenant la matrialit une passivit pure et lide dune
multiplicit tendue, il se trouve, en ce que nous appelons la matire, et cela
de laveu mme dune pense plus profondment critique et dune science plus
vraiment exprimentale un dynamisme prodigieusement concentr sous les
donnes superficielles et grossires de la perception spontane. Les conditions
actuelles de nos sens ne font donc pas connatre les ressources normales, [19]
plus forte raison les virtualits perfectibles qui sont inviscres dans cette ralit sexprimant par des fonctions multiples plutt que comme une substance
spcifique et isole dont le concept mme apparat comme contradictoire, vu
que passivit et multiplicit sont incompatibles en tant que telles avec tout tre
rellement subsistant : ens et unum convertuntur ; nullum absolute ens, nisi
unum per se. A plus forte raison le Verbe incarn confre-t-il sa chair mme
le parfait achvement de toutes les virtualits, de toutes les vertus sminales
bauches dans la matire, alors que nous ralisons sous ce nom une conception indigente, une abstraction hypostasie, une fonction partiellement perue,
trs relle assurment, mais dont le rle est infiniment plus complexe que ne le
manifestent les sens et la conscience empirique.
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que lui, qui de toute ternit a t le Fils unique, fera entrer ceux quil avait
appels et qui ont accueilli le salut dans ce consortium naturae divinae o, par
ladoption divine, rgne lternelle batitude : l o je suis, dit le Christ pour
indiquer que, mme vivant sur la terre, il demeure essentiellement [22] audessus de lespac et de la dure, dans limmensit et lternit de ltre absolu.
Ainsi lEmmanuel ne sest fait chair, Mdiateur et finalement Victime et
nourriture, Pain de vie que pour multiplier, si lon peut dire, la famille divine et
ouvrir la voie de laccs et du retour au sein du Pre.
Le message de Pques continue donc, complte et illumine le consummatum est du Vendredi saint. Il rvle le but suprme qui, dans le temps, comporte des tapes et des ralisations progressives, mais qui, du point de vue supratemporel et unitif, embrasse toute lconomie de luvre du salut.
La Rsurrection nest donc pas seulement une ralit de fait dont
lhistoricit comporterait des modes de constatation spciaux 1 ; elle est plus
Les distinctions ncessaires et salutaires qui viennent dtre indiques doivent dissiper certaines inquitudes et suspicions qui staient vivement manifestes lorsque jadis on stait imagin quen de telles considrations se
dissimulait un dessein de minimiser le caractre et la ralit mme de la
Rsurrection et du message de Pques. Jespre quon voit mieux maintenant lintention toute contraire, non pas certes de majorer, mais de mettre en
pleine valeur la fois le fait, ses modalits, ses enseignements, ses consquences, ses promesses, sa totalit. Jajoute que lexcuse des critiques incomprhensives et fausses que je rappelle, cest que, dautre part, staient
jadis leves de tmraires et meurtrires interprtations telle que celle-ci :
au soir de Pques, le corps qui avait t descendu de la croix restait visible
et tangible et ctait ce cadavre mme quon avait pu appeler le tombeau vide, vide de lme sainte et divine qui, libre des limitations matrielles,
tait devenu, par sa vie spirituelle, par ses exemples, par ses enseignements,
par lamour allum dans les consciences, la vritable animatrice de la foi
nouvelle et de la loi de charit, insinuant par l que la Rsurrection se bornait une mtaphore. Or rien de plus contraire notre expos sur le fait historique, sur le caractre surnaturel de la Passion rdemptrice, sur la Rsurrection glorieuse in carne propria Christi, sur linsuffisance radicalement
dltre de toute exgse qui fait de la foi un dynamisme naturel, capable de
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encore une vrit [23] qui, appuye sur une donne miraculeuse, signifie, en la
traduisant, une subsistance surnaturellement incarne et exprimant, sous une
forme encore anthropomorphique (afin dtre perceptible nos sens et notre
connaissance terrestre), une existence dont la totalit relle chappe partiellement et mme pour lessentiel nos modes actuels de connaissance exprimentale et discursive. Si mme cette ralit se manifeste de faon attnue et pour
ainsi dire fugitive, cest pour fournir, dune part, un fondement en quelque sorte palpable la sincrit dune foi prudente, dautre part, la promesse et non
seulement les arrhes de notre propre destine, pignus futurae gloriae, mais
linitiation et le got de la vie dj suprieure dont nous avons vivre ds
prsent : inchoatio vitae aeternae et substantia rerum adhuc invisibilium.
III
Mditons encore sur un aspect qui peut surprendre bien des fidles. Malgr
les preuves historiques et morales, il reste ncessaire de reconnatre que le
Christ ressuscit, mme en apparaissant en sa chair stigmatise, ne fournit pas
produire par sa force, analogue au pouvoir moteur des images et des ides,
les plus merveilleuses manifestations dans les corps et dans les esprits.
Contre de telles dformations, ruineuses absolument pour la doctrine et pour
la vie chrtiennes, a constamment tendu mon effort de cinquante annes, fidles la dfense philosophique dune orthodoxie qui fait elle-mme appel,
pour faire respecter sa surnaturelle inviolabilit, au concours de la pense
philosophique, selon linvitation de maints textes autoriss que rsume pour
tous la collecte du sixime dimanche aprs lEpiphanie dont loffice est
souvent report au terme de lanne liturgique, telle une synthse du travail
de la pense humaine sous lIrradiation des mystres divins : rationabilia
meditantes. Et telle est en effet lintention constante de nos rflexions, soucieuses dtablir le caractre vridique des faits et de la lettre, mais montrant en outre le sens spirituel dune vrit plus raliste encore, plus concrtement substantielle et de nature ontologique, vraiment incarne dans le ralisme de laction.
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une preuve adquate de sa divinit humaine et surnaturelle tout ensemble. Aussi le rle providentiel de laptre Thomas nous apprend, disions-nous, en mme temps la certitude de lhumanit ressuscite, mais par l mme aussi le besoin dune laboration de notre pense sous laction de la grce afin que soit
discerne et affirme en toute certitude lauthenticit complte et indclinable
de lHomme-Dieu. Do cette belle sentence, dj rencontre : Thomas hominem Jesum vidit, et Deum confessus est.
Rappeler ces distinctions et ces aspects complmentaires, [24] ce nest
donc nullement minimiser le sens et la vrit transcendante du fait de la Rsurrection et de sa force normalement dmonstrative ; cest maintenir que, dans la
vrit historique dun tel prodige (assur par des tmoins, dabord incrdules,
mais qui se sont fait tuer ensuite plutt que de taire cette ralit dcisive), il
subsiste une double certitude : celle dun fait effectif et plein de promesses,
celle dune vie ternelle, dj inchoative en ce monde, mais qui naura son
plein panouissement quaprs le trpas, dans la demeure du Pre.
Conservons prcieusement ces deux vrits, en apparence contraires : pour
que le Christ ft Dieu et Sauveur, il fallait que lhumanit de Jsus sortt du
tombeau comme preuve de sa surhumanit et de son indemnit personnelle
lgard de tout pch ; et il fallait aussi que, pour nous initier sa vraie vie
surnaturelle, une conversion de nos perspectives naturelles se produist afin de
nous faire passer de lordre terrestre la ralit qui nous ternise dj par sa
prsence en nous et sa vie cache dans le sein du Pre. Il convient donc
dattribuer la Rsurrection, la fois, toute sa ralit historique et toute la discrtion indispensable pour que les constatations sensibles qui ne pouvaient
tre une vidence physique de la divinit nous servent seulement de transition une certitude trangre la vue et au toucher, mais convertie en une foi
plus comprhensive de lordre spirituel et mme de la vie transcendante qui
peut et doit nous unir au Christ transfigur et glorifi 1 . [25]
En prsence des recherches intenses et des commentaires multiples des exgtes rcents ou de tous les temps, nous navons point ici, en philosophe,
prendre position, ni discuter les diverses interprtations quont suscites
les nombreux textes de lAncien et du Nouveau Testament, notamment en
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Voici donc en quel sens nous avions d considrer deux aspects qui
sentresuivent, se compltent et sont diversement indispensables au double caractre nigmatique et mystrieux de cette victoire de la Rsurrection :
partiellement manifeste et partiellement voile, cette merveille sans analogue
produit en effet des fruits invisibles, comparables par leur efficacit ceux de
larbre de vie de lEden, puisquil sagit dengendrer en nous la vie ternelle et
les promesses de cette vision batifique, seule capable de nous rvler, facie ad
faciem, lentire vrit de lHomme-Dieu quest Jsus. [26]
Dj donc, ce point de vue qui ouvre une perspective essentielle quoique un tel aspect soit peu remarqu, la Rsurrection ajoute son rle de
preuve dmonstrative un sens ultrieur et suprieur : celui dune translation
oprer de lordre terrestre et de nos certitudes humaines un ordre, invisible
actuellement, mais seul absolument et dfinitivement vrai. Do le prcepte
quinculque lglise dans loffice mme de Pques : quae sursum sunt sapite.
Cest mme pour cela surtout que le fait apparemment palpable de la Rsurrection (et les conclusions logiques quil devrait, semble-t-il, comporter) conserve
excellemment le nom de mystre, mystre non point seulement propos de
lobscurit, de la raret, de lunicit mme dun tel prodige, mais parce quen
effet aucune constatation na pu et ne pourrait suppler ou tre adquate la
leon secrte, la ralisation discrtement bauche ou impre en nous par
cette victoire de Dieu, victoire sur la mort du pch (de ce pch qui aurait
pu ne pas tre et qui, pour les lus, nest plus) et unique exception
lindestructibilit des actes perptrs.
Si lon veut bien y rflchir, on apercevra que le dfi ironique jet la
mort, ne du pch, par le sacrifice et la rsurrection du Christ, mort, o est
ta victoire ? signale en effet et exalte ce qui est un miracle mtaphysique, envelopp dans ce qui semble ntre dabord quune succession chronologique.
Nous avons dj rappel le caractre irrversible des faits passs, des actions
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consommes. Or, en ce qui concerne la faute originelle et la perte de la vie surnaturelle, il pouvait sembler que, plus que tout autre, lacte consomm, en sa
gravit non seulement humaine, rationnelle et mtaphysique, mais surnaturelle
et dicide, devait tre irrmdiable. En effet, le plus absolu ralisme logique
semblait impliquer que, lhomme tant inexterminable, la faute meurtrire, en
mme temps homicide et dicide quil avait pu commettre, tait et restait impossible effacer, faire disparatre mme [27] comme si elle navait jamais
t ; et cest ici que nous apparat, sous une lumire plus que mtaphysique,
linvention presque inconcevable de la sublime charit qui amne
lindestructible Verbe ternel simmoler dans la chair humaine afin de dtruire la ralit mme du pch en soi 1 . Et voil peut-tre une des plus grandes leons de ce mystre du Christ vainqueur de la mort, envelopp sous le double
signe de la mort paradoxale du Verbe de vie et de la rsurrection de la Personne de lHomme-Dieu et de ce corps mystique, dfendu, conquis, sauv par lui
en tous ses lus.
Ainsi aperoit-on ici une profondeur de plus dans lorganisation logique et
dans la ralisation effective des grands desseins de llvation surnaturelle, de
la rdemption aprs la chute, de la rentre en grce, de linsertion toujours plus
intime dtres crs et qui mme avaient t coupables dans lintimit de
la vie trinitaire.
Il ne faudrait pas que cette assertion dune destruction dun pass coupable
ft croire au lecteur que nous supprimons lternelle peine des impnitents :
plus loin, propos des fins dernires, nous expliquerons comment et pourquoi les sanctions peuvent rester indlbiles. Il sagit seulement ici
daffirmer la possibilit dun effacement des fautes mme les plus graves
par le repentir joint aux mrites du Christ et en union avec les misricordes
intimement secrtes et converties en dineffables joies de gratitude envers la
charit divine que le pardon magnifie en tant les pines empoisonnes du
remords. Nous aurons en effet tudier les sanctions des actes humains,
non seulement du point de vue moral et rationnel, mais encore en tenant
compte des motions surnaturelles qui engagent notre responsabilit indclinablement, comme cest le cas pour ce que lvangile nomme le pch
contre lEsprit .
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Une fois de plus, nous apercevons la continuit qui relie tous les aspects
successifs et qui trouve ses attaches tour tour dans les aspirations essentielles
de lhomme, tel quil est en fait, et dans les apports imprvisibles de la Rvlation, tout inpuisable quen demeure le fond mystrieux. La Rsurrection est
chose si extraordinaire que, mme pour des tmoins, elle peut rester plus dconcertante quclairante. Lvangile rapporte que parmi les spectateurs et les
convives du Ressuscit, les uns crurent, les autres hsitrent : allii crediderunt,
quidam autem [28] dubitaverunt. Cest quen effet, pour attribuer quelque
chose dinou un sens dcisif, il faut une autre disposition que la curiosit ou
ltonnement. Seul un travail de lme, mais un travail qui est normal, qui
simpose mme une conscience droite et ouverte aux ralits morales et religieuses, peut prparer laccueil rendant efficace la leon des signes et les stimulations de la grce. Nous allons prciser encore ces rflexions en prsence
dun autre mystre, conscutif au prcdent, celui, au quarantime jour aprs
Pques, de lAscension du Christ.
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Le Christ qui, depuis le matin de Pques, avait tour tour paru et disparu,
le voici donc, en son humanit glorifie, se drobant dfinitivement la Terre.
Il quitte apparemment ses Aptres, quoiquil et promis de ne point les laisser
orphelins ; il disparat leurs yeux, mais dautant moins leur cur. Et si cette
clatante exaltation est nomme un mystre que symbolise la nue subitement
survenue, cest que les faits perus et mme mdits expriment et cachent la
fois la profondeur et la hauteur des desseins divins dont toute la suite du christianisme dveloppe peu peu linfinie richesse, sans lpuiser jamais.
Devant cette merveille, nimaginons pas quil sagit dun rcit allgorique,
dune interprtation qui, sous une [31] description fictive, suggrerait des aspirations tout idales, comme si nous dvions dtacher peu peu de leur support
parabolique les leons morales ou mtaphysiques dont a besoin lesprit religieux. Non ; il ne sagit point ici dune transposition de vrits qui ne seraient
elles-mmes quen tant dsincarnes. Lessentielle originalit du christianisme, cest de se fonder partout sur un ralisme intgral qui ne spare point les
assises fondamentales de lunivers mme physique des constructions suprieures de lordre spirituel, ni le mouvement des esprits de leur principe moteur et
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de leur destination finale, depuis le bas mme de la cration jusquaux sommets auxquels la sagesse et la charit divine peuvent les convier. Ne nous
tonnons donc pas si, pour raliser la vocation surnaturelle qui est celle de
lhumanit, surgissent des faits exceptionnels et quon peut appeler anormaux
et miraculeux, afin de traduire en langage rationnellement expressif le caractre, anormal lui aussi et supra-naturel, des voies divines o lhumanit est appele entrer indispensablement. Cest donc bien en ce sens aussi que
lAscension est une preuve en mme temps quune rvlation enrichie de
linvisible.
Aussi y a-t-il des donnes exprimentales qui, pour fonder la foi en cette
vocation transcendante de lhumanit, sont simultanment objet et argument de
la croyance en lordre surnaturel. Cest ainsi qu la diffrence des faits pisodiques que la pit, encourage par le magistre chrtien, peut considrer
comme miraculeux, sans quils soient obligatoirement croire, les miracles
rapports par lvangile et concernant laction du Christ en ce monde,
simposent au chrtien et entrent dans la synthse des preuves dmonstratives
de sa divine mission et de son autorit sur la nature et sur lhumanit (6). A
plus forte raison en est-il ainsi pour les ralits historiques qui constituent, la
lettre, la substance mme de luvre salvatrice et sanctificatrice. De mme que
lIncarnation et la Rdemption, lAscension, sans avoir une efficience [32]
aussi ontologique, nen signifie pas moins une essentielle vrit dont la valeur
doctrinale est infiniment haute et profonde, dj pleine de ralit et grosse
dimmenses promesses.
II
La succession des pripties du drame christologique est en effet une pdagogie en acte, en mme temps quelle ralise lordre substantiel rendant possible et constituant la totale destine de lhomme. Aprs la Rsurrection qui dj
rsumait les annonces et les enseignements souvent peu compris des Aptres
eux-mmes, les quarante jours qui suivent Pques sont encore une priode
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III
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dans leur formule nigmatique, une valeur capitale ; elles contiennent le secret
des mystres qui vont avoir, par lAscension, par la Pentecte, par lglise, par
la vie mystique, une ralisation prparant les mes de tous les temps passer
des figures sensibles aux ralits spirituelles que suggre lEsprit-Saint au
cours du dveloppement surnaturel de chaque chrtien, au cours de lhistoire
pleine de ralisations successives de cet Esprit divin jusqu la consommation
de la vie ternelle des Bienheureux. Ainsi faut-il comprendre que la nue, o
disparat le Christ dj glorifi, devient elle-mme rvlatrice au regard spirituel de ce qui chapperait toujours aux yeux de chair, aux spculations rationnelles et mme une spiritualit encore incomprhensive de la plnitude inchoative. Le Christ disparat non seulement pour exercer une foi mritoire,
mais pour se faire chercher o il demeure essentiellement. Il nous donne rendez-vous l o il est en toute vrit : l o je suis , dit-il, et o cela ? Que signifie ce perptuel prsent ? Non seulement en lui-mme, mais en son Pre, au
sein de qui il demeure de toute ternit, quil na pas quitt en venant jusqu
nous : qui me voit, voit mon Pre . Verbum supernum ad opus suum exiens,
nec Patris linquens dexteram.
En ce double sens, il a pu dire quil recueille ceux que son Pre lui a donns, mais quaussi cest lui qui les amne son Pre, qui nul ne vient que par
lui, tant lui-mme via, veritas et vita. Cest pour cela aussi que son dpart
provisoire, que son effacement apparent est la condition mme de la mission
expresse et plnire de son Esprit, de lEsprit de lumire et damour, lumen
cordium. Car la vie trinitaire doit rsider activement dans les enfants
dadoption afin que soit ralise la participation authentique, afin que la prsence relle de la batitude emplisse la cit adoptive o la distinction entre
linscrutable Dit et les cratures surnaturalises reste ncessaire et pour le
respect dune inviolable incommensurabilit, et pour le caractre [38] personnel, la joie consciente, le dvouement mritoire de cette communion intime qui
nest ni simple extase spculative, ni, encore moins, absorption accaparente.
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IV
Le sens et le rle effectifs du mystre de lAscension sont inpuisables. Insistons encore sur une vrit dont le secret est inexhaustible. Il semble que,
contrairement la Rsurrection nocturne et manifeste avec une singulire rserve, lAscension, en pleine lumire, devant une foule nombreuse, complte la
preuve et explicite la leon de la Rsurrection. Point de mystre, semble-t-il,
ici. Le Ressuscit se cachait encore, apparaissait pour ainsi dire la drobe,
consentait parfois prendre de la nourriture avec quelques-uns de ses fidles,
sans que pour cela la conviction se ft dfinitive chez tous les tmoins de ces
thophanies accidentelles et encore nigmatiques par ces surprenantes prsences suivies dvanescences. Mais, devant lclat du Christ glorifi, et montant
en prsence de la masse de spectateurs conscients dun prodige unique et sans
fraude possible, la consquence tirer de cette lvation vraiment divine
ntait-elle point la certitude de foi et lindication manifeste, blouissante mme de notre devoir et de notre route suivre, de notre lvation future et de notre vie de gloire au rendez-vous du ciel ? Eh bien, ce nest pas aussi simple que
cela : ct, au-dessus mme du nuage qui bientt droba le Christ tous les
spectateurs, il y a de graves rflexions faire, de nouveaux mystres mditer,
des devoirs discerner, une transformation plus complte poursuivre. Que
voulait dire le Sauveur quand il avait consol ses disciples du prochain dpart
annonc : il vous est avantageux que je men aille . Quy avait-il donc recueillir de sa disparition ? et comment pouvait-il assurer que son absence
contribuerait ne point laisser orphelins les fidles qui ne le verraient plus ?
Voil bien [39] les paradoxales questions quil faut rsoudre pour entrer dans
lesprit et dans les intentions du Christ disparaissant.
Il y a en effet ici, au sein mme de lblouissante clart dune thophanie
sans gale, un secret deviner, une transformation analogue celle de la larve
qui doit se mtamorphoser pour son envol cleste, un enseignement profond du
mystre dune dfinitive closion et dune transfiguration dans la robe nuptiale
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du Christ avec ses lus en la maison du Pre cleste. Dans lordre spirituel,
cest linvisible qui vaut surtout. Disparu nos sens, le Christ doit devenir
dautant plus prsent nos mes quil est plus invisible ou mme plus paradoxalement offert dans lhostie qui, cache dans le ciboire, se cache davantage
encore chez les communiants. Et cest aussi, selon lavis pralable et la promesse authentique quil a faite lui-mme avant sa Passion, afin de nous envoyer, de nous infuser son Esprit, le Consolateur qui procde du Pre et du Fils
et qui vient en nous pour y tablir le rgne de la sainte Trinit. Et cest encore
pour nous prparer nous unir les uns aux autres dans son corps mystique,
bien au del des vues, des intrts, des amitis terrestres. Puisque notre seule
destine est dordre surnaturel, il est bon que notre foi et notre charit
sinstallent pour ainsi dire en cet autre monde, encore invisible pour nous, qui
doit tre la demeure seule dfinitive de ltre humain. Nous retrouverons plus
loin cette importante question.
Le mystre de lAscension est donc lui aussi un fait interprter, une leon
de dtachement pour nous orienter et nous rattacher cette ralit seule consistante que nous suggre saint Paul : ex istis, quae videntur et non sunt, ad illa
quae non videntur et sunt... nondum apparuit quid erimus. Et il est bien vrai
que cette thophanie si loquente renferme son secret et vaut surtout par ce
quelle rvle de linvisible avenir qui nous devient plus prsent par la disparition mme du Christ. On comprend par l pourquoi nous avions diffr au tome second lexpos de ces mystres [40] glorieux qui sans doute prouvent la
vrit de lHomme-Dieu dans son ministre terrestre, mais qui suggrent plus
foncirement encore la ralit supratemporelle et supra-naturelle de lespce de
transsubstantiation que nous avons accomplir afin dadhrer vraiment et
dtre mme intgrs ds ici-bas, ce corpus mysticum 1 du Christ dont il est si
souvent parl comme du but mme de notre enfantement spirituel.
Nous avons donc runir ces multiples aspects en une vision plus intgrale
encore afin de prparer la gense et lvolution de lordre chrtien en cette vie
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clairante avec tout ce qui le prcde, il prpare son tour une suite merveilleuse : suite qui ne tarde pas saccomplir dans le mystre de la Pentecte, lui
aussi rpondant aux difficults dont notre raison critique ne cesse de prolonger
les exigences. Mais aussi, indpendamment mme de notre foi, la pense tire
finalement de ce dogme, qui nest pas seulement adapt aux vidences obvies,
dadmirables stimulations pour lintelligence des plus sublimes enseignements
spirituels dont la philosophie ne saurait se dsintresser, tant il y a de raison
dans cette gense de lEsprit.
Comme pour la Rsurrection et lAscension, il y a, dans la leon de la Pentecte, une combinaison de signes sensibles et dobscurits impntrables en
elles-mmes [42] quoique dautant plus clairantes pour la raisonnable docilit
de la foi. En effet, le vent et le feu qui symbolisent, malgr leur sorte
dincompatibilit, la force dune conviction balayant les doutes et mettant en
fusion les curs par la charit, se compltent par le secret de la langue unique
qui, non seulement se transforme dans loue et lintelligence des auditeurs,
mais qui, en outre, se rend matresse des volonts, unanimement conquises et
dociles la surnaturelle loi de lvangile. [43]
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1. Il nous est enseign quen toute opration divine concernant les cratures
interviennent, chacune en son rle et conjointement, les trois Personnes de la
Trinit sainte. Le Verbe incarn nachve donc pas llvation, la rdemption,
lassomption de lhumanit sans la coopration de lEsprit qui avait dj prpar sa naissance virginale et fait battre son cur de la premire comme de la suprme palpitation damour. Cest cette fonction permanente et secrte de
lEsprit de charit, ignis, caritas, spiritalis unctia, que font connatre les paroles paradoxales du Christ lorsquil signifie ses aptres que son dpart prochain leur doit tre profitable et bienfaisant. Comment cela, si ce nest, non
pour les sparer de lui, ni mme seulement pour prouver leur fidlit, mais
afin de les unir plus rellement sa divinit dans la nuit de labsence sensible ?
Car si lHomme-Dieu a toutes les dlicatesses de lamiti humaine, ce nest
pourtant pas les charmes de la prsence visible et du dvouement le plus captivant qui doivent suffire faire monter nos affections, notre volont, nos actions humaines jusqu la participation de la vie trinitaire, exempte de tout
gosme dans sa pure spiritualit. Au Saint-Esprit donc il appartient de
consommer cette effusion et cette donation de soi qui rclame un dpouillement pralable et total, sauf restituer lappropriation personnelle de chaque
tre humain ne gardant de son particularisme individuel que le moyen et le mrite de se faire tout tous.
Comment pourrait se raliser cette immense entreprise l o leur Matre
navait pas russi, puisquil stait born livrer son message au peuple
dIsral o un si petit troupeau lui tait devenu et demeur fidle ? La rponse
ces questions dont Jsus navait laiss deviner aucune solution prcise ne
pouvait pas ne pas proccuper les ouvriers dune moisson laquelle ces pcheurs, arrachs leurs filets, ne se sentaient gure prpars mme dans
lvocation de leur rcente pche miraculeuse. [45]
2. Et maintenant reportons-nous aprs la retraite des dix jours, au matin de
la Pentecte. Au cours de cette matine de prire, neuf heures, lheure de la
lucidit de lesprit et de la force de lattention, surgit tout coup comme le
bruit et la secousse dun vent violent ; et ce souffle puissant saccompagne,
dans lenceinte o sont runis les disciples, de lapparition dun globe embras
qui se divise en langues de feu descendant sur la tte de chacun des assistants.
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Ici encore, nous allons apercevoir dans les manifestations sensibles qui accompagnent cette effusion de la Pentecte le double ralisme, sensible et substantiel, qui manifeste et constitue la pntration exaltante de lEsprit-Saint dans
des tres humains, rassembls dans lunion de la prire, de lattente, de la
confiance, du zle, de lme commune : souffle violent de lEsprit invisible,
flamme ardente qui se divise en langues de feu pour pntrer en chaque personne et les fondre pour ainsi dire en un mme brasier damour incarn et tout
spirituel. Et bientt le miracle public, prouvant quil ne sagissait point dune
exaltation visionnaire ; car ce nest point une hallucination collective qui faisait
entendre un mme et unique discours de lAptre tant dauditeurs dorigine
diverse, stonnant de comprendre, chacun dans sa langue, non seulement le
sens matriel des mots, mais leur vrit profonde et divinement conqurante.
Unit parfaite, dans une diversit conserve et respecte, conformit intgrale
et intimement spontane, dans ladhsion un mme Esprit qui subjugue, sans
les contraindre, les mes de bonne volont et qui constitue les prmices de
lglise naissante dans une sublime closion, symbolique de toute son expansion et de son triomphe ternel.
Remplis ainsi dune force, dune flamme qui les lve au-dessus deuxmmes, les Aptres sont comme des hommes nouveaux et eux, qui avaient t
si pusillanimes, si lents comprendre et croire, si prs succomber et [46]
perdre leur foi et leur confiance en leur Matre ds quils lavaient vu menac,
captur, condamn, crucifi, ils possdent par un mouvement secret un courage, une initiative, une intelligence du message chrtien qui les portrent se
rpandre dans la grande foule amene Jrusalem par les ftes clbres en ce
jour.
3. Ici encore, ny a-t-il pas une clatante continuit, dautant plus instructive et probante que les auteurs mmes de ce drame sattachent uniquement aux
ralisations les plus compltes, sans prvoir, sans dgager explicitement la
trame, toujours la fois dialectiquement expressive et charitablement inventive, dun dessein qui se dveloppe avec une harmonieuse plnitude et avec ce
double caractre : une part rpondant aux besoins des aspirations toujours
insatisfaites de lhumanit en qute de rsoudre les problmes que la philosophie naboutit qu poser ; une part qui, dans les solutions donnes, demeu-
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dinvoquer sa venue, car cest par lui que nous accdons au sens suprme, au
vrai nom, la finalit totale, accende lumen sensibus, infunde amorem cordibus.
Sil en est ainsi dj au point de vue de la cration et de la mdiation,
plus forte raison luvre de la vocation, de llvation, de la rparation surnaturelle suppose-t-elle lintervention salutaire, mdiatrice, fortifiante, sanctifiante de cet Esprit qui parfait lachvement fcond du plan providentiel. Car puisquil sagit de dposer, de nourrir, de faire fructifier en lhomme le germe divin
de ladoption surnaturelle, il est indispensable que lEsprit dunion et de charit contribue former, parfaire le lien rel, [48] vinculum substantiale, qui rpond au vu suprme du Christ mourant : sint unum ! La prire commune et
embrase du Cnacle est lclatante ralisation de ce souhait divin qui est le
premier et le suprme commandement. Et cest l que nat, en son excellence
initiale et en sa perfection primitive, exemplaire de tout lavenir et de lternit
mme, cette assemble des fidles, inviscre au corps mystique du Christ, qui
sappelle lglise.
5. Comment se manifeste cette merveilleuse naissance ? et quelles nergies
nouvelles et inoues va-t-elle dployer avec une imprieuse soudainet ? On a
pu stonner quau cours de son ministre public le Christ ait rserv son enseignement, sinon ses miracles, aux brebis perdues du bercail dIsral .
Ntait-il pas venu pour appeler au salut tous les hommes ? et navait-il pas le
pouvoir et la flamme capables dembraser toutes les mes qui attendaient la dlivrance du pch et le salut ? Ce quil navait pas fait, ses pauvres Aptres
pourraient-ils lobtenir, dans leur faiblesse et leur pusillanimit ? On a dit
quaprs le Calvaire et surtout aprs lAscension, il ne restait plus pour fonder
lglise que les successeurs ; ce seul mot ne semble-t-il pas un dfi jet
cette glise, daprs la loi commune aux grandes entreprises issues du gnie
humain ? Eh bien, cest contre cette dfiance que, demble, les Aptres sont
prservs par ltonnant miracle de leurs premires prdications, affrontant la
foule aux idiomes divers et aux dispositions mles ou hostiles : tous entendent
galement un langage unique dont la chaleur de feu fond et unit les curs dans
une conversion de plusieurs milliers dauditeurs. Les langues brlantes du Cnacle, le bruit de la tempte spirituelle justifient donc ainsi lhymne au Saint-
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Esprit : ignis, caritas, spiritalis unctio, sermone ditans guttura, lumen cordium,
vinculum caritatis.
Tmoignage dcisif que cette victoire de la premire Pentecte chrtienne
en face de lhostilit pharisaque et [49] des incomprhensions dictatoriales de
lordre romain, symbole de toutes les perscutions prochaines ou lointaines,
mais aussi condition du rajeunissement perptuel de lglise, mconnue, martyrise, et toujours triomphante. Quoi de plus mouvant, de plus probant, de
plus expressif de lesprit et de la gnrosit que cette matine inaugurale o la
vie chrtienne manifeste, au regard mme dune saine et noble raison, la valeur
suprme de sa vitalit morale, de sa noblesse dme, de sa confiance surnaturelle. Ainsi se dveloppe, avec une inpuisable fcondit, la parfaite cohrence
de lunique mystre chrtien, cette vie du surnaturel dont saint Jean de la Croix
a dit que celui qui y est fidle est le plus raisonnable des hommes. Et remarquons encore que tout cet agencement, toute cette compntration, toute cette
symbiose des vrits, des dogmes, des pratiques morales et spirituelles ne rsulte pas dune construction conceptuelle, dun systme constitu par une spculation logiquement dduite : cette vivante unit sorganise comme dellemme par lindissoluble union de ralits vcues, dinitiatives originales, de
ralisations concrtes, de rflexions, elles-mmes vivifiantes, stimulantes et
prolifrantes. (Nous retrouverons bientt ces constatations runies sous le nom
de Tradition ; mais il est bon dindiquer, ds ici, quel est le principe secret de
cet accord portant sur le tout de lhomme et sur le dveloppement personnel et
social du drame entier de lhistoire humaine.)
6. Il est instructif galement de mditer sur les tapes spirituelles que la pdagogie fait peu peu franchir aux premiers annonciateurs de la Nouvelle Alliance. Il y avait en effet oprer, non une suppression, mais une transposition
de lordre sensible et naturel jusqu la vrit transcendante qui exige une
conversion des mes allant jusqu labngation, au suprme sacrifice, au martyre. Certes, lAncien Testament nest pas reni, la loi de crainte reste laccs
de la sagesse ; mais il est dit toutefois pour [50] entrer dans la loi damour :
nova sint omnia, corda, voces et opera. Aussi cet Esprit-Saint sest-il appel,
dans son ternelle jeunesse, lEsprit de nouveaut et, suggrant tout moment de la dure ce que rclame la diversit des ges ou ce que comporte ltat
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DEUXIME PARTIE
- Lglise et son mystre
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pond minemment une aspiration normale des hommes qui, tout en conservant et dveloppant la personnalit inalinablement propre chacun, ont besoin nanmoins, pour se perfectionner pleinement, dune intime socit spirituelle.
Ici, de nouveau, se prolonge et se reproduit le rythme auquel nos analyses
nous ont peu peu accoutums. La nature humaine bauche une solidarit entre le mouvement gocentrique de la pense et de la vie, besogneuses de
concentration et dexpansion indfinie, et llan, galement incoercible, de dcentrement et de croissance linfini. Mais, dune part, le danger de lgosme
qui devient son propre ennemi, dautre part, le danger dune gnrosit qui se
perd dans la draison, guettent toujours notre nature, sans que puissent pleinement se raliser soit lespoir de tout gagner par le repliement gocentrique, soit
la possibilit de se retrouver enrichi immensment par labngation, voie cependant de la plus haute personnalit ; en sorte que ces deux tendances profondes ne sauraient russir squilibrer, sunifier, se parfaire mutuellement.
Quest-ce donc qui manque pour que cette loi naturelle aux esprits ns la
fois pour se possder pleinement et pour sunir et se dvouer linfini
triomphe de cette apparente antinomie, rsolve cette nigme et accde la
mystrieuse solution de ce drame congnital qui naboutit pas de lui-mme
un dnouement ni spculatif, ni effectif ?
Cest queffectivement lhomme est originellement anim, soulev par
deux motions distinctes : lune le fait tendre un dveloppement indfini qui
natteint jamais le vritable infini et laisse toujours frustr son dsir de [58]
rassasiement ; lautre le fait aspirer cela dont seule la grce divine qui le travaille lui permet de souhaiter raisonnablement et de possder finalement la
compltude parfaite : vrit que rsume Augustin, cor irrequietum donec requiescat in Te, Deus, forma mea, in quo solidabor, distentus per omnia et super omnia. Or cest en lglise et par lglise que sopre, pour chaque fidle
et pour tous ensemble, cette intgration totale dont nous avons maintenant
tudier les conditions, les moyens, les dveloppements jusqu la consommation bienheureuse de tous ceux qui auront accueilli et fait fructifier en eux les
apports de la nature, les appels de la grce et les dons de lEsprit. Ce quaucune
invention de lintelligence, aucun effort de la volont humaine ne sauraient
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concevoir, prvoir ou atteindre, cest cela mme qui sbauche, se ralise peu
peu et se parfera dans le sein de lglise divinement fconde.
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A considrer ce que prcise lenseignement rvl, nous apercevons davantage encore la richesse que contient la notion chrtienne de lglise, ses multiples aspects, ses phases successives, lampleur des fonctions qui relvent de
son origine, de ses mthodes et de la fin o elle doit aboutir. En un sens technique, elle est la Socit parfaite ; non point quen sa vie itinrante elle soit
exempte dimperfections, mais parce que son organisme est complet et entirement adapt au sublime rle quelle a constamment tenir. Cest pour cela
que le Concile du Vatican a expressment dclar qu tout moment, durant le
cours des sicles, et quels que soient ses dfauts accidentels, elle ne dfaillira
jamais et quelle restera toujours un motif suffisant de croire en elle et sa
mission.
De mme que le Christ avait dit : qui me connat, connat mon Pre, il a
maintenu pour lglise une assimilation analogue : qui vous coute, mcoute ;
et, dans le style imag de lOrient, il a promis quil serait avec elle jusqu la
consommation des sicles , sans que les portes [60] de lenfer et la puissance des tnbres prvalent jamais contre elle . Ainsi est fonde la scurit de la
foi en Celui qui saint Pierre disait : qui autre que vous pourrions-nous aller ? vous avez seul les paroles de la vrit et de la vie ternelles.
Lhomme, naturellement sociable par vertu, est surnaturellement plus sociable encore par vocation suprieure et commandement divin, la loi de charit
rsumant et parfaisant la loi morale, les prophtes, le rgime de crainte et les
bauches de cette civilisation qui, par elle seule, resterait toujours mi-chemin
ou retomberait sous le rgime de la brutalit et de la haine, nes des gosmes
accrus encore par la science sans Dieu.
II
65
la perptuit de son existence et linfaillibilit de son enseignement sont promises lglise, dautre part limpeccabilit et les maladresses humaines ne
trouvent dans aucune promesse, non plus que dans lexprience sculaire, rien
qui les annonce ou les exclue. Souvent donc il convient de recourir contre des
reproches (qui ne sont pas toujours des calomnies quoiquils le soient souvent)
cette excuse, applicable ses membres comme ses accusateurs : humanum
est ! car autant il est vrai quun germe surhumain soulve comme un ferment la
pte humaine, autant il reste vident que le foyer du pch nest jamais compltement teint, mme dans ltat de grce recouvre, et que, sauf lexception
mariale, la crainte de faillir reste toujours le commencement et la condition de
la sagesse. Aussi, dans chaque fidle et dans lglise entire qui, en ce monde,
sappelle militante, tout pharisasme [61] doit-il tre soigneusement proscrit par une humble rserve, exclusive de toute prsomption et de toute duret.
Cest tort en effet quon appliquerait ce terme accusateur ceux seulement
qui se savent fourbes et hypocrites, orgueilleux et intresss dans leur dvotion : il sapplique plus insidieusement ceux aussi qui se trompent sur euxmmes en se persuadant quils sont irrprochables par un conformisme lgal,
sans me, sans misricorde, sans souci ni soupon de leur propre misre. On
comprend ds lors que la mansutude mme du Christ ait clat en menaces
vhmentes contre ceux-l surtout qui, confiants en leur propre vertu et en leur
autoritaire rectitude, navaient que mpris et svrit pour le commun des
hommes, fussent-ils prts avouer leurs misres et demander, par cet aveu
qui est dj un dsir de relvement, leur pardon.
Si minente que soit la personne humaine et si lgitimement dsireuse
quelle reste toujours de sa libert, elle nest cependant pleinement elle-mme
quen sinsrant dans la vie sociale ; et cette vrit, que lcole sociologique a
mise par son exagration mme en une lumire plus vive, ne peut que faire ressortir davantage le caractre spcifiquement humain et la valeur philosophique
dune organisation dpendant dune autorit unifiante et plus ou moins invitablement constitue. Aristote avait expressment montr que si ltre humain est
instinctivement sociable, ce premier degr, fond sur la nature et le sentiment,
a besoin de lintervention de la raison pour se dvelopper et pour atteindre non
seulement lintelligence des intrts, mais la vertu qui confirme et parfait
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67
et les membres comme entre toutes les cellules composant le corps mystique
du Christ total.
A la diffrence du pouvoir civil dont le rle peut se trouver si dfaillant ou
mme si pervertissant que la rsistance de ceux qui lui sont matriellement
soumis peut devenir un devoir, la garantie quoffre le magistre, prsidant
lglise pour le maintien des dogmes, des prceptes, de la discipline, est toute
autre ; car, quelles que puissent tre les fautes personnelles de ceux qui ont la
charge de la doctrine en matire de foi et de prceptes relatifs aux murs, est
promise et reste historiquement vrifie une rectitude constante de lautorit,
parce que, en cet ordre surnaturel, elle nest pas seulement un besoin dordre
humain et dunion collective, elle est dessence divine, prenant sa source dans
la promesse et la prire mme du Christ instituant Pierre comme le roc de son
glise et priant pour lui afin que sa foi ne dfaille pas et quil confirme
ses frres . Il y a ici deux dfis qui se font pendant et qui, chacun pris part,
peuvent sembler irralisables, mais qui se trouvent cependant confirms lun
par lautre en des prtentions apparemment chimriques sil ny avait eu, la
source mme de cette infaillibilit perptuelle, un principe suprieur aux fluctuations du temps et des esprits. Ce qui en effet se montre le plus merveilleux,
cest la fixit essentielle de lorientation au sein dune opportune adaptation
aux besoins, changeants quoique foncirement identiques, que manifestent
lvolution des socits humaines et la varit mme des caractres ethniques,
au point que les peuples les plus arrirs sont accessibles lintgralit du
message chrtien et quils y trouvent mme la seule possibilit dune initiation
la culture la plus volue, sans courir le risque dtre vicis ou dtruits au
contact des murs des socits vieillies. [64]
III
A regarder lglise simplement dun point de vue historique, moral ou politique, faire ressortir que, le Christ disparu, son uvre tombe entre les mains
de successeurs, considrer principalement la fidlit ses enseignements et
68
ses exemples, on laisse chapper la vrit essentielle et la continuit dynamique de la fonction surnaturelle dont lglise doit assurer la perptuit et
lefficacit. Sil nen tait quainsi, toute la cohsion de ldifice spirituel dont
nous avons essay dapercevoir la ferme et souple structure serait compromise ; et la rupture de cette trame, qui ne laisse rien chapper ni dans la construction matrielle ni dans lorganisation et lquipement spirituel du drame thandrique, seffondrerait dans une sorte de faillite et dinintelligible dception. Et
cest bien de faillite que parlent tant de tmoins du dehors qui, tout en rendant
hommage lidal chrtien, se prvalent contre lui des insuffisances prsentes
dans les ralisations auxquelles il semble se rduire. Il y a l une premire restitution procurer dans les jugements quune rflexion superficiellement critique sarroge le droit et assume le devoir de porter sur lvolution prsente de la
continuit chrtienne.
Une justification qui touche dj au fond des choses simpose : de mme
que le Christ, en tout semblable aux hommes hormis le pch, assume toute
lhumanit pcheresse pour se rendre solidaire de sa dette et de ses misres, de
mme lglise est pour ainsi dire linstrument de la solidarit, se faisant toute
tous et participant aux infirmits, aux langueurs, aux faiblesses, selon le mot de
saint Paul, omnia omnibus factus : qui tombe et souffre sans que je sois moimme comme identifi tous ses maux appelant non seulement la compassion
consolatrice, mais la passion expiatrice et humilie ? Aussi tous les membres
sont-ils exposs raliser, selon lannonce du [65] Christ, la preuve de
linfirmit humaine et invits complter ce qui manque la Passion du
Christ . Lui, il tait sans pch et pourtant il stait fait comme pch luimme ; nous tous pcheurs, nous avons dautant plus demeurer humblement comprhensifs et tirer de notre exprience personnelle un plus vif sentiment dindulgence, de misricorde, de pnitence secourable.
De la conscience toujours avive dune telle vrit relle rsulte aussi une
intense stimulation. Lglise, chaque moment de sa course travers les ges,
doit tre par elle-mme une preuve suffisante de sa divine origine et de sa fcondit inpuisable. Combien donc il importe que chacun des fidles ait cur
de contribuer ce tmoignage dcisif et de porter en lui-mme ce soin dviter,
de compenser mme les dficiences humainement invitables au sein dune so-
69
cit si travaille par des forces contraires, toujours en butte des contradictions croissantes et des propagandes ennemies ! Lon XIII a remarqu que, si
sur 100 causes dapostasie ou de relchement 99 proviennent des ignorances,
des passions, des fautes la charge des incroyants ou des rengats, alors quil y
en aurait une seule relevant de la conduite des fidles, cest celle-ci quil faut
dabord sen prendre et remdier, parce que cest la tare initiale, cest la fissure
par o pntrent dordinaire la dsaffection du christianisme et le poison
contagieux.
Allons plus avant. Lglise militante nest pas seulement un moyen de solidarit, un stimulant de misricorde, de zle et dapostolat ; elle est essentiellement un lieu dpreuve, un signe de contradiction, une pierre de touche, une
prparation, ft-ce travers lglise souffrante, de lglise triomphante et de la
socit glorieuse et batifie. Elle partage ainsi, en toutes ses phases, la vie, la
mort, la gloire de son Chef : elle parcourt les voies quil a suivies lui-mme,
non point seulement pour humaniser pleinement et spiritualiser, mais pour surnaturaliser lhumanit rachete. L est le secret de sa prennit, comme aussi
des [66] mconnaissances et des perscutions ; sans cesse elle peut paratre
prs de succomber, et voici quelle vit, plus jeune et plus gnreuse. Par ce
quelle a de visible, de matriel, elle peut heurter les choses et les gens de ce
monde, dautant plus quelle se place et veut les placer sur le plan surnaturel ;
mais aussi cest quelle veut, jusquau plus bas, prendre ou reprendre en sousuvre toute la hirarchie des biens visibles et invisibles afin doffrir Dieu
lholocauste universel do surgira la bienheureuse paix et lunion transformante des cratures, assimilables par grce la parfaite flicit.
Cest seulement en de telles perspectives que lensemble du plan providentiel et des aspirations incoercibles de lhumanit prend une signification harmonieuse et reoit, au regard de notre pense et de notre lan spirituel, une
bauche intelligible de solution, sinon partout et toujours pacifiante et rassasiante, du moins sans objection justifiable ni dception spculative. Sans doute
sommes-nous loin encore davoir suscit et rsolu toutes les questions lgitimes et salutaires. Nous voudrions du moins, dans un tome ultrieur, prciser
quelques problmes actuels et nous demander comment ces belles perspectives
quouvre la spculation sur lensemble organis de la doctrine chrtienne sont
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IV
Si, dans notre tome premier, nous avons principalement cherch les intentions du plan divin, alors que les interventions humaines, loin de leur obir et
de les raliser, introduisaient des rsistances coupables et naturellement incurables, tandis que la gnrosit divine prparait et adaptait les remdes nos
fautes et au renouveau de la grce salutaire, nous avons maintenant manifester la part que les hommes peuvent et doivent prendre docilement et activement
cette restauration prsente de la Cit chrtienne par leur fidlit cette vocation renouvele et leur coopration luvre rparatrice et salvatrice du Christ.
Cest cette novation que nous devons dcrire, justifier et susciter en tenant
compte en mme temps des appels les plus mouvants de la voix et des institutions du Christ dans lquipement dont il nous a dots pour ce combat quest la
vie du chrtien et qui doit prparer la paix.
En ce turbulent Orient o se multiplirent et succombrent tant dinitiatives
religieuses et dlans mystiques, il pouvait sembler que ce quon a nomm le
fait divers dun Juif crucifi , qui avait entran sa suite quelques ignorants
et mme des foules instables, navait eu aucune importance, aucun retentissement historique dans le monde romain, lapoge de son clat et au sommet de
sa culture : ce qui se passait Jrusalem navait eu aucune rpercussion littraire ou politique. Et voici par surcrot que ces successeurs , qui Jsus
avait confi son message et son plan, ntaient pour la plupart que des illettrs,
sans organisation et sans ressources. Ne fallait-il pas conclure, avec Gamaliel,
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un des tmoins les plus intelligents des troubles locaux suscits en ce petit coin
de Jude, alors quil rpliquait aux pharisiens voulant exterminer lglise naissante : Isralites, prenez garde ce que vous allez faire lgard de ces
hommes-l. Car avant ces [68] jours-ci sest lev Theudas, qui se donnait pour
quelquun ; environ 400 hommes sattachrent lui ; il fut tu et tous ses partisans furent disperss et rduits nant. Aprs lui sest lev Judas le Galilen,
lpoque du recensement, et il souleva du monde sa suite ; lui aussi prit, et
tous ses partisans furent disperss. Et maintenant je vous dis : ne vous occupez
plus de ces hommes-l et laissez-les : si en effet cette entreprise ou cette uvre
vient des hommes, elle seffondrera ; mais si elle vient de Dieu, vous ne sauriez labattre. Ne courez pas le risque davoir lutt contre Dieu mme.
Cette clairvoyante politique rsume en effet le jugement porter, la mthode employer en face de lglise chrtienne, de son histoire et de ses institutions. Il sagit ici, non den faire lhistoire, mais denvisager les principes impliqus par une sorte dempirisme divin sappliquant aux diverses phases de
son adolescence, de sa maturation, de sa perptuelle jeunesse.
Cest dire que nous devons encore mettre en vidence sa mthode
dadaptation et sa tnacit plastique, selon lexpression que dj nous avons
applique au plan providentiel. Et peu peu apparatront, dans la diversit des
temps et des initiatives, la cohrence et la vitalit de cette glise du Christ,
travers toutes les mouvantes crises et perscutions dune vie bientt deux fois
millnaire.
Pour demeurer pleinement consquent avec la mthode constamment employe jusquici une mthode qui laisse partout sa place normale et son initiative fconde la rflexion philosophique nous trouverons toujours
loccasion de manifester ce quil y a de raisonnable et mme de rationnel et
philosophique dans cette prolongation travers les sicles de toutes les institutions de la chrtient : une sagesse toujours justifie par la valeur morale et intellectuelle de cette histoire, l mme o se rvle une porte surnaturelle. Dj
ici, nous avons commenc tablir la logique des mystres glorieux, leur valeur dmonstrative [69] et leur intention spcifiquement religieuse dans
lducation de la chrtient primitive ou progressante ; nous trouvons encore
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73
La profession de foi chrtienne exige donc non seulement la confiance absolue en la divinit et en la perptuit du Christ, mais encore la prolongation de
sa propre autorit et de son assistance en ceux qui continuent linvestiture donne par lui Pierre et aux Aptres quil avait lui-mme choisis et tous ceux
qui, sans rupture de continuit, perptuent ce gouvernement constamment assist en ce qui concerne la foi, la pit et les murs. Parmi les prescriptions les
plus formelles et dailleurs les plus conformes au caractre raisonnable dune
telle fidlit lesprit du Fondateur aussi bien qu la scurit des fidles, on
ne peut mconnatre limportance du prcepte de docilit confiante. Car si le
vu suprme du Christ cest la ralisation de lunion entre tous ceux qui se rclameront de lui et lunit mme, rien nest plus contraire ce principe essentiel que le recours au choix individuel, linterprtation censment directe et
singulire du texte inspir ou des traditions flottantes qui ne comportent aucune
prcision fixe avec comptence. Le thme daprs lequel ce serait chacun
dcouter et de reconnatre en sa propre conscience individuelle la voix et la loi
du Seigneur ne saurait tre quun solipsisme mystique manifestant une prtention quon peut appeler draisonnablement orgueilleuse. Rien de commun entre cette illusion doctrinale et la profondeur intime dune foi vivifie et dune
pratique claire par une humble ferveur. Sans doute il est crit que chaque
conscience a son secret et que le seul seul avec Dieu est [71] une vrit singulirement bonne et fconde. Mais ce cur cur, pour rester humble et docile la grce, doit se fonder sur une fidlit soumise aux institutions et au
contrle de la science sacre et dune autorit comptente. Cest ces conditions que la libert mme de chaque me se maintient et se dveloppe au lieu
que les caprices de lillusion individuelle conduisent la tyrannie des dvotions particulires et des prtentions les plus injustifies. Sans doute des abus
sont toujours possibles et il faut se souvenir pour en tirer de prudentes applications du dbat soulev entre deux conceptions opposes de la direction spirituelle : dun ct, on prtend que le dirig doit se conformer entirement aux
vues propres du guide quil a choisi, indpendamment de toute recherche de la
vocation qui pouvait tre la sienne ; du ct oppos, le rle vritable du directeur de conscience, cest de discerner avec une souple exprience lorientation
de chacune des mes qui ont toutes un caractre singulier et une vocation personnelle quil sagit de faire reconnatre et de rendre aussi fconde que possi-
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ble en chaque dirig. Et cest le cas de dire de cette judicieuse obissance des
conseils clairvoyants : veritas liberabit vos 1 .
On ne saurait trop insister sur le caractre surnaturel de la vocation de
lhumanit, et il faut toujours tenir compte, en ce qui concerne lautorit de
lglise et la prsence permanente de laction personnelle du Christ, de ce caractre qui dpasse tout ce qui ne serait que moralit, sentiments religieux et
initiatives individuelles ou sociales. Il y a l des faux sens viter, soit que
chacun prtende entendre directement en sa propre conscience individuelle la
parole de Dieu, soit que lon organise des [72] directoires collectifs et des lgislations conventionnelles : en de telles attitudes, reste grave le danger de ne regarder le Christ que comme un frre an, comme un veilleur maintenant endormi ; de plus, si lon prtend revenir aux origines mme, on temporalise ce
qui est dordre ternel, sans comprendre que la mobile dure, par les changements quelle comporte, ple peu peu le message total, message qui na tout
son sens que par un dveloppement continuellement neuf afin de rester
conforme au Mdiateur permanent et universel dont lEsprit-Saint perptue, en
la dveloppant, linpuisable nouveaut.
Dans une vieille maison de campagne, on avait gard de gnration en gnration les tmoignages de la pit conformes aux dvotions du temps. Dans
ma chambre dadolescent, je me trouvais en face dun cadre austre o taient
exposs, dans le style du XVIIIe sicle dbutant, ces deux mots, envelopps de
Sur ces points, les dbats entre les Paulistes du P. Ecker et les partisans
dune docilit la direction du confesseur plutt qu la recherche des aptitudes et de la vocation de chaque me selon les appels de lEsprit-Saint, ont
contribu prciser un problme et clairer des solutions particulirement
dlicates et importantes. (Cf. ltude de labb F. Klein sur le P. Ecker et
lencyclique sur lAmricanisme.)
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tamenti sui : virtutem operum suorum annuntiabit populo suo. Et pourquoi cette promesse annonciatrice, explicative de ses svrits et de ses misricordes,
soit pour justifier, la face des nations, le refoulement des idoltres, soit afin
dclairer davance tout le plan messianique son peuple lu qui doit se parfaire en son glise ? Ut det illis hriditatem gentium opera manuum ejus veritas
et judicium. Et toute cette conduite dfinitivement concerte pour [74] toujours
dans lunit de son Testament, en toute fidlit : Fidelia omnia mandata ejus
confirmata in saeculum saeculi : facta in veritate et quitate. Et cest la Rdemption mme qui est annonce et mandate pour toujours : Redemptionem
misit populo suo : mandavit in aeternum testamentum suum. Et, toujours, la
prennit dune loi de crainte prparant et ternisant la loi damour : Sanctum
et terribile nomen ejus ; initium sapienti timor Domini. Et, alors, la clart
dune foi intelligente pour les Justes qui, pour ainsi dire, pratiquent et vivent
Dieu, ralisant la vie divine en eux et inaugurant, dans la lumire et le bien, le
cantique ternel de la louange amoureuse qui demeure jamais : Intellectus
bonus omnibus facientibus Eum : laudatio Ejus manet in saeculum sculi.
Dans ce raccourci, il peut sembler que la notion de lglise, telle que de
nombreux, pieux et savants ouvrages lont prsente, slargit au point quelle
semble perdre ses contours ; et pourtant cest bien l lunit de son essentielle
constitution et de son dessein providentiel. Toutefois il va tre utile de discerner dans cette intgralit certains aspects multiples, certaines dfinitions plus
prcises, certains enseignements qui renferment les profondeurs justifiant le
nom de mystre quici encore nous appliquons cet tre collectif et si essentiellement un quest la sainte glise de Dieu. Nest-elle pas comme une personne vivante, la manire mme du Christ, appele avec tant de force et
dinsistance Sponsa Christi et Mre de tous les lus ? Cest pourquoi les distinctions que rclament certaines analyses ne doivent jamais faire oublier la
sublime unit de son rle total et de son providentiel destin.
Il est utile, pour viter toute confusion, de discerner ici certaines fonctions
et certaines appellations qui, en dernier ressort, se rapportent cette unit mystrieuse et ce rle intgral de lglise chrtienne : il va tre bon dtudier un
organe essentiel qui, au sens fort du mot, sappelle la [75] Tradition. Cette
voix de la Tradition, parfois peine remarque, exerce constamment une in-
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La Tradition
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Victime est dfinie en son uvre totale et en son consummatum est : ipse tradidit semetipsum. Et cest cette offrande sacrificielle, cette mdiation permanente, semper interpellans pro nobis, cest cet itinraire de ce qui ntait pas
jusqu ce Corps mystique qui nous fait le mieux concevoir la plnitude de la
Tradition. Ce terme, consacr par lusage, a donc, en ce qui concerne le christianisme, une signification trs prcise et trs large, transcendant lusage commun qui en est fait dans lordre humainement historique.
2. Et dabord, pour tout ce qui se passe dans la nuit des sens et de la conscience, sous quel signe perceptible et mme dfini sopre, pour lessentiel,
cette transmission de vrits, de fonctions, de pouvoirs, dment tablis ? Ce serait une grave lacune et presque une erreur de restreindre la tradition chrtienne
la seule acception, la seule utilit de ce que lusage populaire place sous ce
vocable qui dsigne, avec le folklore, lvolution historique des coutumes, des
lgendes, des manires de penser et de parler, sans rupture visible, mais sans
unit profonde et sans fixit vritable. Il ne sagit pas en effet de modes transitoires et sans connexions essentielles ; il ne faut surtout pas limiter le sens de
ce mot ce quil voque de sentimental, de patriotique, de semi-historique,
ce qui peut tre crit et dcrit en des rcits figeant les phases [80] successives
dune mobilit phmre. Et ce nest mme pas sous cet aspect scripturaire,
exprim en paroles, quil convient de considrer lessentiel de la Tradition. Car
ce que celle-ci vhicule cest prcisment ce qui ne peut tre adquatement dnomm et momifi sous des aspects sensibles ou intellectuels : il sagit de
transmission vivante non plus seulement en paroles, mais en actes, mais en signes, mais par des contacts entre des personnes vivantes, mais par des gestes
qui excluent les doutes et les retours puisquils surpassent la plasticit des dlibrations et des hsitations mentales ; car cest tout le corps, cest la volont libre et unifie qui confirme lintention, jusque l incomplte ou vacillante, et
unifie le compos humain, corps et me, sous la motion dune aspiration suprieure et dune grce surnaturelle, gage dune fidlit lappel divin. Mais
quon ne se mprenne pas ici et quon ne voie en cela rien qui procde dune
magie naturelle, dune influence hypnotique, dune auto-suggestion. Aussi le
contrle dexperts vraiment comptents et qualifis et la vigilance de ce que
nous tudierons bientt sous le nom de Magistre cartent-ils les illusions, gr-
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ce une comptence et une exprience elles aussi traditionnelles et assistes dans lexercice de cette fonction essentielle.
3. On voit par l le caractre complexe et original de la Tradition en son
exercice et en ses applications ; mais il convient dinsister sur son rle plus encore que sur son mode dexercice. Pour parer toutes les surprises des nouveauts spcieuses, pour justifier les prcisions requises dans la transmission
des vrits toujours en mouvement, pour appliquer les devises : vetera novis
augere, nova sint omnia, nihil innovetur nisi quod traditum est, il importe de
trouver dans la Tradition le balancier compensateur qui permet, si lon ose dire, davancer sur la corde raide de lavenir, suspendue entre toutes les chutes
que la science du pass, que lexprience dune vivante pit, que le tmoignage des comptences historiques doivent fournir [81] lAutorit pour carter
toute nouveaut errone, toute dviation de la foi et des murs. En ce dernier
emploi, devenu banal, flottant et multivoque, ce terme dsigne la survivance
dun pass qui se transforme sans cesser entirement dtre fidle lesprit des
murs, des institutions, des techniques diversement renouvelables et perfectibles ; mais il sagit toujours en ce cas dune continuit mouvante et sujette
des modifications ou mme des rnovations radicales qui ne laissent point
prvoir et ne prforment pas lavenir ; car on y reste toujours dans le plan du
devenir, des interfrences, des contingences et des ruines possibles.
Dans la vie de lglise, quels que soient les dveloppements concevables et
dailleurs prophtiss, lunit et lidentit de lessentiel et surnaturel principe
sont absolument sauvegardes. Il ne sagit pas dune fidlit plus ou moins littrale un pass contingent et muable ; et la Tradition chrtienne nintgre pas
moins en elle le futur que lactuel, et lancien ou le temporel que lternel.
Loin dtre une chane traner, elle est un essor permanent ; elle constitue une
puissance inpuisable dinventaire enrichissant : elle peut paratre une invention, mais ce quelle dcouvre, elle le possdait dj ; et en parvenant
lomga cest encore lalpha dont elle se saisit, sans tarir jamais la source infinie de la divine grce et de la vrit, inscrutables en leur fond, dont elle vit.
Mme la vision du facie ad faciem laissera toujours place de nouvelles joies
et de nouvelles acquisitions. On npuise pas Dieu ; et la Tradition, cest, rptons-le, Dieu se livrant lhumanit, dans une possession toujours assure et
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ble quelle soit, ne peut sassurer contre toutes les illusions du sens propre, de
mme la Bible expose ses lecteurs des interprtations trop subjectives, fallacieuses pour quon en fasse la directrice unique ou principale des consciences
juvniles ou adultes dans le prilleux priple de la vie. Pourtant combien beaucoup de chrtiens gagneraient lire la Bible, mditer le Nouveau Testament,
notamment en une synopse des quatre vanglistes ! et que dillusions disparatraient pour peu que lon rflcht tantt sur les motifs de linfinie commisration du Christ, tantt sur les raisons profondes de sa svrit et de ses indignations devant lincomprhension ou la dnaturation des impnitents et des
dicides.
Il rsulte aussi de l que la Bible, qui sert nourrir la foi, est, en un autre
sens, un objet de foi et peut devenir, par de fausses interprtations ou par des
exigences injustifies et incomprhensives, un risque ou un obstacle pour la
foi. Lexgse nest pas seulement une question dhistoricit ou
dhermneutique. La lettre, dailleurs aux significations multiples et hirarchises, a besoin dtre rapporte lesprit qui linspire et la finalit intgrale
quelle a pour raison suprme de servir. Aussi se tromperait-on gravement et
irait-on au naufrage si, assimilant le [85] texte sacr tous les autres crits qui
relatent des faits dordre naturel ou mme religieux, on faisait abstraction du
caractre unique de la transcendance, de la valeur spirituelle et surnaturelle qui
conditionne absolument lensemble des Livres sacrs, tels que lglise en a
tabli le canon. Et il ny a point l de cercle vicieux, comme si lon croyait
uniquement la foi chrtienne par la Bible et la Bible pas cette seule foi.
Cest dire, au contraire, que lglise garantit la Bible, tout en tant garantie par
elle ; mais cest lglise qui est vraiment garante plus encore que garantie dans
cette causalit rciproque ; et il nous faut toujours davantage montrer pourquoi.
Ainsi, l mme o le message chrtien emprunte les formes communes des
transmissions humaines et relve de lexgse qui sapplique aux textes historiques, lassimilation totale de la mthode religieuse aux procds ordinaires de
la critique prjugerait et nierait ce qui est en question en aboutissant
lexclusion du caractre surnaturel de tout lordre chrtien. Cest pour cela que
la seule recherche de lhistoricit, lorsquil sagit de la vie religieuse, constituerait une mprise foncire sur lobjet vritable du problme rsoudre et ne fe-
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rait que manifester les lacunes philosophiques et la priori ruineux dune sorte
de ccit morale et spirituelle 1 . Car il sagit en dfinitive de savoir si, la vrit
relle de la perfection et de la bont cratrice tant tablie par la raison mme,
ce Dieu de charit na pu attirer et, de fait, na attir plus intimement jusqu
lui lhumanit rpondant son appel et si lexprience mme des grandeurs et
des chutes extrmes de cette humanit ne suggre point, en prsence de telles
nigmes et devant lensemble des donnes et des exigences chrtiennes,
lauthenticit dun dessein surnaturalisant qui, au dedans, simpose la conscience et se manifeste au dehors par des [86] preuves irrfragables, en ajoutant
que ces preuves et la rvlation quelles appuient accompagnent ncessairement la ralisation dune telle hypothse : pour obtenir une claire connaissance
de cet appel dont, livr sa propre exprience et sa seule rflexion, lhomme
serait incapable de discerner la prsence gratuite et les exigences en lui, une intervention prternaturelle a pu seule manifester, dans la trame des faits naturels, laction effective de Dieu en vue dun ordre de grce, gratuit de sa part,
mais engageant justement toute notre responsabilit.
6. Un fait, sans quivalence en aucune autre histoire, manifeste et illustre
ltendue et la puissance de la vraie Tradition : cest celui de cette Sainte
criture nous fournissant ce paradoxe unique : lAncien et le Nouveau Testament pourraient paratre un reniement de celui-l par celui-ci, un conflit entre
deux lois religieuses, devenues, pourrait-on prtendre, antagonistes, hostiles ou
du moins incompatibles lune avec lautre ; et pourtant la Nouvelle Loi, en
remplaant lAncienne, ne labolit ni ne la ruine : la premire prpare la seconde : sans elle, lannonce prophtique et la connaissance des origines
nauraient pu servir de preuve et dexplication luvre du Christ ; sans elle
encore, la loi damour naurait pu apparatre comme la Bonne Nouvelle qui
annonce le retour de la grce, fait ressortir limmense charit du Sauveur crucifi, justifie le triomphe de lesprit sur la lettre et du message damour sur la
crainte servile. Il y a donc l une sorte dindustrie divine pour nous faire mesu-
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Le Magistre
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Les objections qui se sont dresses sur ces divers points procdent, diversement, mais toujours, dune mconnaissance de ce qui constitue lessentielle
unit de la perspective surnaturelle o nous place le christianisme daprs
laspect mme o la raison peut et doit envisager toute sa cohrence. Cet ordre
de grce ne surgit pas den bas, par une volution progressive de nos facults
naturelles et par une croissance collective des aspirations obscurment religieuses. Le fond de naturalisme et didalisme que met en uvre cette conception (qui nest pas propre au seul modernisme, mais qui a t la tentation permanente do sont issues la plupart des hrsies) confond radicalement la motion primitive de la nature raisonnable et du besoin religieux avec le don, tout
autre et suprieur, de la vocation surnaturalisante. Et cest parce que cette grce ne peut absolument pas tre naturalise en quelque crature que ce soit et
parce quelle ne peut venir que de Dieu directement, mme quand elle passe
par les sources les plus intimes et le fond le plus bas du compos humain, que
tout lordre proprement chrtien procde intgralement den haut, desursum,
mme sil semble surgir de linconscience et des formes les plus humbles de la
vie personnelle.
Cest pourquoi, afin de permettre cette diffusion dans le corps et travers
le corps de lglise tout entire, il est indispensable que la tte commande, dispense, contrle, juge laction fidle et la restitue son principe pour la gloire
de Celui qui anime toute cette vie dont le ferment soulve et transfigure la
masse. Ce serait donc se mprendre du tout au tout que dassocier deux ides
spcieuses pour en tirer une erreur fondamentale. Dune part, dit-on, cest la
socit mme de tous les chrtiens qui constitue lglise de Dieu et qui, par
llaboration de cette communaut spirituelle, fait passer de limplicite
lexplicite le contenu des croyances et des expriences religieuses. Dautre
part, [91] dit-on encore, cette volution progressive de laspiration religieuse
exprime de plus en plus prcisment et compltement la vrit primitive et
foncire de notre destine congnitale. Et lon conclut du rapprochement de
ces deux thses quen dernire analyse lordre surnaturel doit tre conu com-
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me lpanouissement plnier de la nature humaine en voie de se raliser jusqu sa perfection, qui serait une sorte dchange de deux volonts, celle de
Dieu, notre Pre cleste, celle de lhomme, fils adoptif, qui Dieu se donne
pour que lhomme se donne Dieu.
Sous ces sduisantes formules, subsiste une dficience radicale : on y
mconnat lincommensurabilit indlbile entre le mystre divin et la ralit
de toute crature, abme que la charit peut en quelque sorte outrepasser, mais
que la charit ne saurait supprimer sans se dmentir elle-mme en laissant
ignorer limmense labeur dont notre salut est le prix, tantus labor non sit cassus. Cest par lobissance, lhumilit et la Passion que le Christ est entr et
nous a introduit dans lavenue de la gloire. Cest par une voie semblable que la
ncessaire docilit lglise nous fait militer, obir, mriter, non point par autoritarisme, mais parce que cest le seul chemin qui conduit
laffranchissement du sens propre, des illusions et des fautes quil entrane :
per crucem ad lucem et gloriam.
Est-ce dire pour cela que la conscience est asservie ? Nullement ; car,
ici, le Chef est lui-mme non point esclave dune lettre ou dune ambition,
mais serviteur de ceux mmes qui son lourd ministre est de commander et
dapporter le vritable affranchissement de lerreur et du mal, Servus servorum
Dei. Ce grand enseignement est le secret de toute autorit digne de ce nom ; et,
osons le dire : en tout ordre, les maux qui saccumulent sur lhumanit naissent
des prsomptions du sens propre et de lindiscipline des murs comme des
ides. Mais, sous ces rserves mmes, quelles initiatives, quelle indpendance
demeurent possibles et salutaires, dans la mesure o les [92] esprits gnreux
et clairvoyants confient, avec discrtion et patience, leurs vues, leurs suggestions ceux qui ont mission de gouverner prudemment la socit des esprits 1 !
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tmoigner de la vrit. Et cest lexemple qua donn lglise avec les martyrs
quelle a placs sur les autels ; melius est mori quam tacere ; non possumus
non loqui.
Quon ne croie pas en effet que lautorit dans lglise exerce une dictature
intellectuelle ou disciplinaire. Elle rend possibles les initiatives conformes
lannonce du Christ disant ses Aptres : jaurais beaucoup de choses encore
vous dire, mais vous ne pouvez les comprendre et les porter maintenant ; cest
au fur et mesure des besoins que lEsprit-Saint suggrera ce qui, dans le
dpt qui vous est confi, conviendra chaque gnration : ille Spiritus veritatis docebit vos omnem veritatem, (cf. Joan. XIV, 26 ; XVI, 12, 13). Suggrer,
nest-ce pas enseigner par le dedans et faire jaillir du fond de lesprit le souvenir ou la lumire ; en sorte que, selon lexpression testamentaire du Christ, le
Paraclet, cet Esprit de vrit qui vous sera envoy en mon nom, vous instruira
de toute vrit en vous faisant comprendre tout ce que je vous ai dit ? Aussi
cette adaptation, qui fait sortir de la Bonne Nouvelle, non des nouveauts tmraires, mais des richesses restes implicites, nova et vetera, est rendu possible, est encourage chez ceux qui, avec discernement, discrtion et patience,
osent avancer vers lavenir daprs les jalons du pass ; [94] car ils savent
quen cas de faux pas ou de prcipitation nuisible et finalement retardante, il y
aurait des redressements ou des freins pour corriger les dviations, pour rendre
inoffensives les imprudences des pionniers de lavenir. Ceux-ci ont sans doute
deux fautes viter : celle de la tmrit dun sens propre, celle de la pusillanimit qui prfre le silence ou les avantages dun utile conformisme au tmoignage onreusement rendu des vrits et des devoirs encore peu discerns.
Souvenons-nous toujours en effet que lautorit dans lglise, parce quelle
descend den haut, est institue pour le service de toutes les mes et pour le
bien de la communaut humaine, mme en ce qui concerne les questions mixtes, la paix civile, lordre international. Mais ce qui nous importe surtout ici,
cest le caractre de solidit que revt le Magistre, parce que lassistance divine qui lui est promise ne se confie pas une inspiration occulte et toute personnelle. tre assist, cela suppose que, pour juger et agir, on recourt des forces auxiliaires, des appuis fixes et souples la fois, des conseils,
94
lexprience dun long pass, une ligne dorientation, une science et une
prvision du prsent et de lavenir. Cest ainsi que le gouvernement de
lglise, dans sa marche travers les difficults incessantes, se fonde sur un
ensemble vivant de tmoignages qui, pour relier toutes les tapes de litinraire
humain et rattacher les origines au terme ultime et le temps lternit, fonde
lautorit assiste sur lcriture sainte, sur la Tradition, sur linterprtation infaillible quen chaque circonstance dcisive le Pape et les conciles cumniques proclament comme lexpression fidle de la Rvlation et des lois du salut.
II
Si, mme dans les choses humaines et les graves circonstances qui mettent
en danger toute communaut, la [95] dcision rapide et lautorit dun commandement unique devient salutaire ou mme ncessaire, plus forte raison,
dans lordre chrtien, constamment menac par les tentations de dsordre, de
schisme, dapostasie rsultant des passions individuelles ou collectives,
lunanimit de la foi et de la discipline rclame-t-elle une autorit constamment
vigilante, toujours prte redresser la croyance, la morale, le culte, en toutes
les manifestations de la vie chrtienne. Il ne sagit pas seulement dune reprsentation, dun gouvernement analogue aux constitutions humaines ; il sagit
effectivement de la personne mme de Jsus, diversement prolonge sous la
triple forme quil indiquait lui-mme en se dclarant via, veritas et vita et par
l mme aussi des membres qui ont demeurer ou entrer en cette voie, en
cette vrit, en cette vie insupplables. Le Souverain Pontife est en effet son
Vicaire pour maintenir la voie droite et unique, pour assurer lintgrale vrit
qui doit tre prserve de toute contamination et enseigne avec une fidlit
sans rticence, pour sauvegarder la puret des murs et des pratiques religieuses, pour perptuer et dispenser les sacrements et ces sources vivifiantes et prolifrantes, lEucharistie et le Sacerdoce.
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portune malgr certains timors conseillant de diffrer cette question qui leur
semblait trop brlante, mais qui en vrit devenait par l mme de plus en plus
urgente, ne ft-ce que pour la dfinition nuance des conditions mmes de son
exercice ; dautre part, cette dfinition de linfaillibilit pontificale trouvait en
ce mme Concile son complment [97] et son parfait quilibre dans
lassertion, galement canonise, dune preuve, jusqualors tacite, de la divinit
de lglise catholique par lexistence mme de cette glise qui, chaque, moment de son histoire est elle-mme une preuve suffisante et dcisive de sa divine origine et de son indfectible investiture. Car cette attestation quavait
mise en vidence le cardinal Dechamps 1 rehaussait [98] la mission vitale
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IV
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100
son et dans les mystres rvls le clair-obscur et les considrations trs fructueuses promises par les matres de la doctrine et les contemplatifs des vrits
de foi. Ce nest donc pas sans profit pour la science de lhomme, mme du
point de vue naturel, quil est lgitime et instructif de mditer les raisons pour
lesquelles la vocation surnaturelle de ltre humain est indclinable , pour
lesquelles la logique intellectuelle et vitale suppose un devoir doption ; car
une grce de foi, mise la disposition de toute me de bonne volont, nous
oblige accueillir cette lumire et cette force qui ne viennent pas toutes de
lhomme ; et cest en ce sens quil est permis et mme foncirement vrai de dire que la symbiose de la double vie raisonnable et chrtienne est la seule solution pleinement conforme la conscience humaine, la seule qui opre notre salut par la grce secourant notre intelligence, notre volont et notre action effectives.
Est-ce dire pour cela que nous soyons autoriss traiter dinfidle et de rebelle tout homme qui naboutit point la solution explicite dune foi vivante et
pratiquante ? Nullement ; car personne nest juge de la conscience et des lumires reues ou des obstacles dautrui. Lglise elle-mme qui a t amene
parfois condamner, au for extrieur, par lexcommunication, tel de ses membres, ne damne officiellement aucun tre humain. Rigoureuse et ferme contre
les erreurs et les scandales quelle dnonce, elle prie pour tous, toujours prte
pardonner et susciter les uvres dexpiation et de compensation pour les pcheurs et les perscuteurs.
Mais si, par le Magistre, par la Communion des saints, par la docilit personnelle la conscience morale et la grce, la vraie solution de notre destine
peut et doit aboutir, il nous reste voir comment cette sublime symbiose peut,
en chacun de nous, triompher des obstacles, refouler les tentations, inaugurer,
ds la vie prsente, ce [102] quon a nomm le Ciel sur terre et procurer le
gage et les arrhes, pignus futurae gloriae, sans se dpartir jamais de lhumble
dfiance qui prvient toute prsomption personnelle, toute orgueilleuse duret.
Nous voici donc en face de lapplication dtaille de cette vie quon a pu
nommer thandrique chacun des tres singuliers, puisquenfin, selon une
maxime que nous avons dj rappele : Deus vult omnes homines posse salvos
fieri ; ce nest plus seulement, un cadre que nous aurions tout entier remplir
101
par notre seule bonne volont laisse elle-mme qui soffre nous maintenant, cest ltude de cette soumission une hygine spirituelle et de lexercice
de cet quipement dont le Christ nous a munis pour le combat spirituel : militia
est vita christiani et ecclesiae in hoc mundo. Ici encore, et plus essentiellement
que pour notre dveloppement physique et moral, nous devons recourir ce
quon a nomm des pratiques littrales et sacramentelles parce que, pour introduire, conserver, fortifier, parfaire la vie et le rgne du Christ en nous, une action effective est le seul rceptacle normal qui soit adapt lunion de notre
nature raisonnable et morale avec la prsence effective, linhabitation trinitaire
en notre vie personnelle. Et ici surtout apparatra la raison dune philosophie de
laction compltant la philosophie de la connaissance et de la volont ; car
cest par laction que la symbiose de la nature et de la grce, de lordre humain
et de la vie divine peut se raliser et fructifier en lhomme.
*
*
102
charit du Christ, ralisation sublime du sint unum qui fait entrer cette glorieuse unit dans ladoption et la batitude trinitaire.
Lglise, ainsi comprise, est sainte, libre du pch, spare des impnitents volontaires. Et quest-ce que la saintet, sinon la participation adoptive
la vie trinitaire par le don accueilli de la grce surnaturalisante qui fait habiter
Dieu mme en chaque me fidle ds ce monde et rend les hommes consortes
divinae naturae, si insuffisante dailleurs que soit cette expression, puisquon ne peut parler sans rester dficient de la nature divine. Rien danalogue
dans les vertus simplement humaines, souvent dtriores par quelque excs ou
quelque dfaut, au point quen songeant la prsomption ou au dchet quelles
comportent on a pu les appeler des vices clatants . En sa signification totale et vraiment originale, le mot saint appartient dsormais et exclusivement la
langue chrtienne : il implique un caractre ne pouvant provenir que de la divinit, de ce qui lui est consacr, de ce qui retourne et sunit elle.
Lglise est apostolique. Ce trait, essentiel aussi, se rapporte son origine, sa filiation, sa mission. Une telle expression, en son sens canonique,
se rfre en effet la transmission ininterrompue des pouvoirs sacrs, depuis
les Aptres, choisis et appels par le Christ, tous leurs successeurs, sans aucune rupture de continuit. Il faut [104] ajouter que cette note, qui appartient
en propre lglise traditionnellement apostolique, sest prcise historiquement depuis la venue Rome des aptres Pierre et Paul et grce la primaut
confre ds lorigine, et sculairement reconnue, aux successeurs de lvque
de Rome, mme au temps o la Papaut avait transitoirement sjourn ailleurs
quau sige dont lusage a fait le Saint-Sige . Aussi, dans lappellation courante, lglise porte-t-elle lpithte de romaine , sans quil y ait pour cela
une autre raison intrinsque que celle de dsigner clairement une vrit de fait
qui prvient historiquement et gographiquement toute mprise dattribution.
Lglise est essentiellement catholique. Cette marque, qui rsume et
implique toutes les autres, comporte une synthse de sens dont il convient de
nomettre aucun. Elle mrite en effet cette appellation, qui est presque une dfinition significative et exhaustive, en tant quelle condense tous les traits de
lunique et totale socit religieuse dont la ralisation, on ne peut trop le rp-
103
ter, est le suprme but du plan providentiel. Catholique, tymologiquement, signifie en effet universel en ce sens concret daprs lequel luniversel, cest
lincarnation, la prsence, lacceptation normale du vouloir divin en chaque
tre singulier. Or, pour les esprits dous de raison et de libert, pour ceux
quune vocation suprieure appelle une union transcendante, il ny a pas
dautre destine normale que cette adhsion catholique.
Ce caractre mme duniversalit embrasse tout ce qui est sincre, juste,
bon, fidle, sans acception de temps, de lieu, de personne, puisque la vocation
initiale et les mrites rdempteurs ont ouvert tous les hommes laccs ce salut qui donne tous le pouvoir dtre faits et de devenir rellement des fils de
Dieu. Et cest en ce sens que sentend la formule : hors de lglise point de salut.
Est-ce dire que les cadres visibles contiennent seuls les sauvs ? Ce serait
dire trop et trop peu. Tous ceux qui [105] se trouvent nominalement inscrits
dans le corps visible nappartiennent point automatiquement son me vivifiante. Inversement, parmi tant dtres humains qui seront rests ignorants du
corps visible et trangers aux institutions chrtiennes, beaucoup ont pu, peuvent ou pourront appartenir linvisible communion des saints . Do cette
consolante vision de lApocalypse dcrivant cette immense assemble, de toutes races, de toutes langues, de tous les temps, et que personne ne pouvait dnombrer, mais qui, dun mme cur, clbre lAgneau divin qui les a sauvs
en simmolant pour eux.
Ce quil est ncessaire dajouter, comme y insistait le cardinal Dechamps,
cest qu lheure o une me, jusqualors trangre, incomprhensive ou ferme, aperoit les raisons de croire et reoit une grce de lumire en prsence
de la vrit religieuse, nulle opportunit, nul intrt humain, nulle crainte extrinsque ne sauraient plus justifier un refus, une abstension, une fuite devant
les requtes dune conscience, toujours capable dailleurs de sclairer davantage encore par des conseils comptents et sages. Il y va de la vie ternelle, au
prix de laquelle les sacrifices apparents que peut exiger en ce monde le devoir
de ne point pcher contre la lumire ne sauraient devenir une excuse ni justifier
les dlais indfinis.
104
Peu peu nous sommes amens toucher les intrts religieux et les dispositions personnelles dont lglise a mission dassurer la sauvegarde et dtablir
le programme par ses institutions et son gouvernement. Il sagit donc pour
nous dsormais de suivre le dveloppement de ce ministre chrtien et de justifier, dun point de vue spculatif et philosophique, les raisons qui exigent, au
del des vertus naturelles et de lascse simplement morale, certaines vertus
dinspiration plus haute ou de caractre indit, certaines pratiques sacramentelles contre lesquelles diverses critiques se sont leves au nom dune libre pense et [106] dune prtendue dignit humaine. Sil a paru philosophique de les
contredire et de les incriminer, cest donc quil y a l un terrain sur lequel la
philosophie a le droit de savancer et le devoir de proposer son jugement. Ce
nest que plus tard que nous aurons montrer lapplication et les rpercussions
dans lordre naturel des vertus et des pratiques chrtiennes. Mais ds maintenant, dun point de vue thorique et doctrinal, il importe daborder un problme lui aussi capital. [107]
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TROISIME PARTIE
- La symbiose intgrale
et son mystre
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christianisme propose et prescrit une foi spirituellement assimile et intgralement pratique. Ltude de notre tat prsent, qui se ressent toujours des
stigmates du pch et des imperfections personnelles dont la morale naturelle
ne suffit pas nous affranchir, ne contredit pas, elle prpare au contraire et justifie dj le bienfait de lquipement chrtien dont nous avons scruter les aspects multiples, intimement harmoniss.
Pour bien interprter la suite des exigences chrtiennes, il fallait insister sur
les conditions et les modes dapplication des mrites du Sauveur. Ne nous
contentons pas dune expression mtaphorique ni dune allgorie. Lhomme, at-on souvent rpt, est rachet : ce terme de rachat voque des images trs
vraies, en un sens, mais insuffisantes et qui, prises seules, nous induiraient en
une conception trop troite pour ne pas devenir facilement enfantine, grossire
ou mme errone. Un esclave est rdim, mais de quoi et de qui ? De la colre
divine, de la possession de Satan, de la servitude dune ignorance et dune
concupiscence dont on serait dsormais libr ? Tous ces marchandages signifient trop peu ou trop ; car lhomme navait pas t vendu : il stait voulu et
cru libr de lappel [112] divin ; et, en prtendant saffranchir, cest lui qui
stait soumis ses propres infirmits, son dsordre, lEsprit des tnbres
quil avait pris pour de la lumire et de lindpendance souveraines. La thorie
du rachat nest donc quune faon trs inadquate et mme fautive dimaginer
un retour en quelque sorte juridique la condition dhomme affranchi et libre.
Ce nest pas vrai. De mme, la thorie postrieure de la satisfaction vicaire
offre sans doute plus de vrit spirituelle, parce quelle inclut lide de la substitution de la divine Victime innocente lhumanit pcheresse pour dsarmer
la justice de Dieu ; mais cet aspect, quoique profondment vrai, nest pas le
plein sens, la totale ralit du mystre du salut : une telle thorie laisse trop
dans lombre la participation de lhomme pardonn sa gurison plus complte et laction permanente de la grce dans le dveloppement de la vie surnaturelle en lui. Aussi est-il juste de comparer lhomme rachet un tre qui, laiss
lui-mme, resterait pour toujours mortellement bless et qui, mme sauv du
danger immdiat par le meilleur des mdecins, doit suivre un traitement et recevoir une inoculation de vie suprieure pour acqurir de nouvelles forces et
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afin de parvenir finalement cette sant spirituelle qui, avec les grces et les
dons de Dieu, devient la saintet.
Deux vrits sont donc maintenir perptuellement dans un quilibre en
mouvement. Dune part, lassertion du Christ est formelle : sine me, nil potestis ; et cela dabord dans lordre naturel, o le concours divin est indispensable en toute pense comme en toute action, mais plus encore et surtout lorsquil sagit daccder la vie surnaturelle dont une motion toute gratuite demeure toujours la source indispensable. Dautre part, ce nest pas sans nous
que Dieu nous sauve : non nos sine nobis elevat ad summa, ne ft-ce que par
les purifications passives et par un consentement tacite : il y a, comme le dit
saint Jean de la Croix, dans cette passivit mme, une activit qui, [113] par
cela mme quelle sidentifie avec le vouloir et lagir divin, ralise lacte le
plus parfait que peut accomplir le vouloir humain.
II
Dj, dans ltude solidaire de la pense et de laction proprement humaines, nous avons tudi la causalit rciproque de ce qui est connatre et faire pour assurer le dploiement normal des personnes et des socits. Mais, si
de telles analyses valent encore tous gards pour lexercice de la foi et de la
pratique, il convient surtout de montrer comment et pourquoi lordre chrtien
exige davantage encore cette interdpendance comme une sorte de circumincession entre le dogme croire et la vivante fidlit pratiquer. Car il ne faut
jamais oublier que foi et pit procdent, originairement, dune motion divine
dont lhomme ne peut se procurer linitiative et le progrs quen accueillant les
prvenances sous la forme mme o elles sont prsentes sa soumission gnreuse. Que rsulte-t-il de cette condition fondamentale ?
Puisque, dune part, la destine relle laquelle nous sommes convis indclinablement est, au-dessus de la simple nature humaine en tant que telle,
une grce toute gratuite ; et puisque, dautre part, nous ne pouvons cons-
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Une considration plus intrinsque encore doit justifier la connexion essentielle de la vraie foi et du seul culte en esprit et en vrit. Cest en effet, une illusion dun idalisme [115] spcieux, mais courte vue et trompeuse gnrosit, que la thse renanienne et combien prolifre selon laquelle
laction matrialise, souille mme la puret et la libert dune pense et dune
contemplation qui veulent la fois de tous les contraires et mme des contradictions dont une logique implacable semble tuer la fcondit. La vrit salutaire est tout loppos de ce dilettantisme sans vigueur desprit, sans gnrosit de cur, sans lan de foi et de dvouement. Il y a, dans laction fidle,
dans la lettre divinement prescrite, infiniment plus de ralit que nen peut
fournir et contenir lintelligence la plus dlie, lesprit le plus humainement
cultiv. Cest la science discursive, ce sont les ides les plus dialectiquement
systmatiques qui se trouvent toujours courtes par quelque endroit et qui liminent, leur insu, lessentiel de la vrit totale, de la vie concrte, de la sagesse
infinie. Cest pourquoi, lorsquil sagit des prescriptions positives, qui fournissent lensemble de ce quen langage chrtien on nomme les pratiques sacramentelles, cette lettre authentique est plus spirituelle, plus pleine de ralit,
plus vivifiante et sublimante que ne sauraient ltre lesprit humain, les synthses philosophiques et toutes les inventions de lart, de la science ou de la posie.
De l ressort aussi un enseignement capital et une explication indispensable
pour quiconque cherche se rendre compte du mystre de la symbiose thandrique et de lunanimit laquelle aspire un catholicisme intgral. Si la communaut chrtienne reposait seulement sur un credo spculatif, et si on laissait
chaque fidle le soin dinterprter et dassimiler cette nourriture idale, pour
transformer le formulaire biblique dans une glise humainement tablie sur
une profession plus ou moins minutieusement ou tardivement labore, la dispersion profonde des mes ne manquerait pas de se produire, ft-elle masque
sous une appellation commune, mais sans force organique. Car les mots, les
ides, les professions verbales dune foi [116] personnelle chacun ne sauraient quivaloir au ralisme de la vie sacramentelle, qui infuse en tous, et jusque dans des profondeurs inaccessibles la divergence des penses et des sen-
113
timents, ces grces vivifiantes, cette nourriture constitutive de ce corps spirituel, pntr de la vie secrte du Christ, toujours prsent et vivant en tous.
Aussi lunit doctrinale, sous ses formes souples, vivantes, surnaturelles et
proprement catholiques, nest-elle compatible quavec le concours et par
lalimentation secrte dune liturgie vcue, dune pratique littrale, dune action sacramentelle, dune dpendance rciproque entre le dogme et la pit,
sclairant, se fortifiant, se dveloppant mutuellement et vitalement.
III
114
tieuses, mais par le sentiment dune insuffisance, par le dsir dune meilleure
lumire et dune vie plus haute et plus pure. Cest dire que le culte chrtien ne
se propose point comme un simple perfectionnement des bauches naturelles
de cultes religieux, selon une pousse intrieure lhomme et allant de bas en
haut 1 . Il exprime et ralise un mouvement contraire : il procde dune inspiration suprieure et proprement surnaturelle, qui descend jusquaux plus [118]
intimes profondeurs de ltre humain, mais afin dlever et de faire converger
toutes les puissances de la nature jusqu lassomption divine.
Il ne suffit donc pas de considrer, dans les actes et dans la pratique littrale que prescrit le christianisme, une utilisation des procds naturels ou des lois
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Il ne faut pas simaginer que le fiat lux soit lindication dune matrialit
toute informe : dune part, les physiciens eux-mmes considrent mainte-
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nant la lumire comme une force matrielle et pesante ; dautre part, il implique dj aussi une ralit spirituelle qui nest pas seulement le recours
une mtaphore, mais qui ralise ce que Leibniz appelait la connexion formelle, intelligible et invitable pour notre pense, de lunit du monde : il
ny a quun univers, disait-il, et cest par la lumire que sexprime initialement cette interdpendance qui est dj une exigence et une forme de
lintelligibilit et mme de la ralit singulire de chaque monade. En outre,
cet unitarisme, non seulement virtuel, mais dj en voie de ralisation (sil
est vrai que, selon les derniers progrs de lastronomie, le monde est en perptuelle expansion, en une cration toujours continue) qui est un notisme
universaliste, il convient dajouter que sinsre un pneumatisme intgrant
des vertus sminales , des qualits originales, des synthses unitives, des
tendances vers une union entirement organise, comme si le monde devait
devenir un vivant, et non pas seulement un polypier dexistences associes
dans leur diversit mme ; car la cration en son mystre se rattache Celui
qui sest appel la Vie mme. Les plus rcents travaux scientifiques prcisent et tendent ces vues, telles ces lignes si suggestives de Louis de Broglie : la Lumire et la Matire ne sont que des aspects divers de lnergie,
qui peut prendre successivement lune ou lautre de ces deux apparences ;
(cf. Cahier du Monde Nouveau, mars 1946). Les dcouvertes de Pasteur reposent aussi sur cette thse originale : tout ce qui est vivant dpend dune
influence totale du cosmos, ainsi que le montre le caractre dissymtrique,
lequel dpend de linfluence de tout le milieu dextrogyre. Et cest ce fait
quil rattachait sa doctrine : omne vivum ex vivo, incompatible avec toute
ide de gnration spontane et indpendante de tout ce milieu cosmique.
Ces vues, lies lintelligibilit du cosmos, sont prsages par lancienne
doctrine des vertus sminales qui, contrairement aux thses dun pur
mcanisme, introduisent foncirement, dans les choses mmes que nous appelons matrielles, un dynamisme spcifi, des qualits aptes certaines
fonctions ne se ramenant point des forces brutes, comme serait une simple
rsistance de linertie, bref des dispositions qualitatives et comportant des
aptitudes singulires. Cest cet aspect dun univers pntr dnergies prparatoires une fcondit non seulement vitale, au sens organique de ce
mot, mais spirituelle qutudie la thse dEdouard Thamiry que nous avons
dj cite, sur La notion dinfluence. Lunivers nest donc pas seulement un
objet qui se rend intelligible : il tend devenir lui-mme un vivant, et Berkeley dans sa profonde Siris, malgr le caractre un peu singulier de son
tude, paradoxale dessein, tend montrer que de quelque point que parte
la recherche, lon est conduit de proche en proche (en son cas, des vertus de
leau de goudron) jusquaux plus hautes vrits de lordre mtaphysique,
spirituel et religieux. Dans ltude des sacrements et dans les textes liturgiques nous ne devrons pas nous tonner de constater comment lofficiant qui
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Cette diffusion de la grce nest point toute abandonne de secrets mouvements et des impressions fugitives, qui risqueraient dtre souvent ou mconnus ou illusoires. Pour que la tradition de la grce, toute mystrieuse
quelle reste la conscience, soit comme canalise et investie dune certitude
pratique qui la dtermine en la confirmant, le Christ lui-mme a institu un ensemble de sacrements dont lglise a reu le ministre et la dispensation et
quelle a dfinis selon lautorit dont elle a reu le dpt. Nous avons montrer maintenant comment les sept sacrements quelle a discerns et promulgus
sont non seulement, entre eux, dans une relation de complmentarit organique, mais encore, tous, dans une dpendance du plan providentiel intgral, aussi bien comme une consquence des mystres christologiques que comme une
application de ces mystres la prparation des fins suprmes auxquelles
lglise et les mes sont appeles et destines. Ainsi encore nous trouverons,
dans cette intime cohsion, une lucidation satisfaisante pour la raison et une
confirmation du caractre de vrit, de sagesse et de bont de linstitution sacramentelle : tmoignage devant lequel disparaissent les rticences ou les
rsistances de maints esprits, qui la beaut logique et certains aspects profondment humains et philosophiques dun authentique christianisme ntaient
point encore apparus.
Notons, une fois de plus, que ce qui, dun point de vue philosophique, rend
possibles de telles considrations, cest lextension quajoute leffort rationnel ltude de laction : laction effective apporte un surcrot que la spculation
ne saurait expliciter ni discerner par elle seule : non solum docens et discens,
sed etiam patiens, agnoscens, [122] accipiens et agens divina 1 . Contrairement
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reproche et den tirer argument contre une fausse rigidit. Raisonner ainsi,
cest envisager lternit comme un moment fixe et immobilis de la dure,
sans souponner que la prescience divine (mot trompeur) nest pas anticipation, mais vision totalisante, dominant et soutenant toute la suite des ges, toute
la multiplicit des causes secondes et des effets dpendants. Et si Dieu se place, pour ainsi dire, en chaque agent, afin de cooprer, dapprcier la part de
chacun dans luvre accomplie, cette condescendance est lexpression dune
bont se prtant toute tous chaque moment de la dure, dure qui, sous
notre aspect humain, est le symbole de loption supra-temporelle do dpend
le libre destin de chaque libre esprit. Nous retrouverons ce problme propos
des sanctions et, davantage encore, en ce qui concerne celui des fins dernires,
en ce mystrieux passage du temps lternit. Le temps et lespace ne sont
donc pas des ralits imposant leur norme lternit et limmensit divines :
ce sont des figurations abstraites qui doivent, ainsi que la profondment montr saint Augustin, sinterprter en fonction de leur signification spirituelle et
de leur finalit morale et religieuse.
Ceci pos pour nous librer dun ralisme exclusif qui [124] sarme des
sens et de lentendement contre les vrits substantielles o salimente la vie
profonde et o lordre surnaturel trouve ses assises et ses moyens daction,
nous voici mieux en tat dexaminer la doctrine des sacrements et dapercevoir
comment, pour susciter, conserver, fortifier, parfaire lordre surnaturel, elle rpond aux besoins de pntration, de prolifration, de sanctification en quoi se
rsume et se justifie tout le message chrtien pour lavnement spirituel du rgne de Dieu.
Cest pour caractriser cette vrit mconnue, quoique incontestable, que
nous avons recouru un terme des sciences biologiques, en prenant cette expression dans son sens le plus complet et le plus lev : symbiose, cest--dire
la vie de certains tres qui ne peuvent subsister, natre et crotre sans le
concours vital dinterventions fcondantes et nutritives. Cest sous cette forme
claire et incontestable quil nous faut maintenant prciser lintervention des
Sacrements en leur origine, leur mode daction, leurs succdans, leur fcondit. [125]
121
La notion de sacrement
et la distribution organise de la grce
122
Il est bon de remarquer que, pour ses miracles, le Christ a prouv de diverses faons sa puissance, qui navait besoin daucune matire ni mme de sa
prsence proche. Mais, pour [126] maintes gurisons, il recourt des instruments matriels, un commandement ou un contact personnel, de telle sorte
que, en manifestant lefficacit de son invisible prsence, de son action ou du
charisme de sa personnalit humaine par le recours frquent des objets tout
matriels, il introduit lide et la pratique du signe sensible qui vhicule les
grces invisibles des sacrements.
123
Le sacrement de Baptme
124
fiante dont le germe, sem dans lme, na qu crotre pour atteindre lunion
transformante de la Patrie cleste (7).
Toutefois le Baptme, nous lavons fait pressentir, ne restitue pas ltat
primitif de la nature intgre, ni les dons prternaturels concomitants de la vocation proprement surnaturelle, infuse lorigine. La nature reste blesse, mais
elle devient du moins curable par une participation lascse et au sacrifice du
Christ. Et si la grce sacramentelle peut rgler la concupiscence, attnuer le
foyer du [128] pch, fomes peccati, elle ne les supprime pas : elle donne seulement le pouvoir de les matriser avec le secours des grces actuelles qui ne
manquent pas ceux qui les sollicitent. On le voit donc, le sacrement de baptme est en total accord avec toute la suite des divines industries en vertu desquelles les moyens du salut sont restitus linnocence recouvre de lenfant
ou de ladulte. Non quil convienne de supprimer toute diffrence entre les tapes et les paliers, toute distinction essentielle entre les grces et les dons, tout
aveu des limites quil nest pas donn tous datteindre, de manquer, de franchir, selon la plus ou moins grande fidlit des mes leur vocation ou selon
les souveraines dispositions de la Providence dont la libralit gratuite ne
convie pas galement tous les hommes une mme perfection. Ce quil y a de
vrit ncessaire sauvegarder, cest quen fait rien ne commence ou ne se dveloppe dans lordre surnaturel que par une motion, une prvenance gratuite de
Dieu et quil ne sera demand compte chacun, selon la mtaphore de
lvangile, que du libre usage fait des talents , de nombre et de valeur ingale, confis la bonne volont de chacun, sans quaucun ouvrier de la premire heure ou de la dernire qualit puisse se plaindre ; car en face dune gnrosit, si lon ose dire, galement infinie, quoique diversement distribue, la seule attitude de la raison et du cur, cest la reconnaissance et lamour : misericordias Domini in aeternum cantabo.
Si maintenant nous essayons, non certes dentrer dans les discussions thologiques, mais dindiquer, en fonction des analyses psychologiques, morales et
religieuses, les tapes hirarchises du passage de ltat transnaturel (encore
mort la grce) la conversion et aux ascensions successives, nous devons tirer de tout ce qui prcde les assertions suivantes. Cest toujours par une
prvenance spontane dune grce offerte par Dieu que sentrouvre laccs de
125
126
une intuition immdiatement adapte, une comptence singulirement applicable aux cas les plus difficiles et les plus imprvus. Cet tat, laborieusement obtenu par un entranement discursif dont il est la rcompense, constitue cependant une forme neuve et originale de lactivit spirituelle. Et ceci nous aide dj saisir, sous un aspect humain, le rapport et la diffrence qui relie et spare
la pit commune et un tat suprieur. Cependant une telle comparaison reste
bien dficiente ou mme trompeuse, si lon ny ajoute pas un complment dcisif. On sait en effet la diffrence essentielle qui spare la contemplation acquise de ce quon nomme la contemplation infuse : la premire, qui rsulte
dune accumulation des efforts humains, nest jamais quune approximation
vers une limite jamais atteinte et dont par consquent le regard ne peut se retourner pour embrasser tout dune vue limmense horizon. Tout au contraire, la
contemplation infuse procde dune faveur divine qui accorde lme, ft-ce
sous des formes enveloppes, une vision totale, une syndrse amoureuse, une
aptitude de lhomme se gouverner et rsoudre les difficults particulires,
sous une lumire mystrieuse permettant lme qui en est pntre de rsoudre, comme dinstinct, toutes les difficults spculatives et pratiques qui
soffrent elle pour sa direction ou pour celle des mes ou de la socit chrtienne elle-mme.
Ainsi, sans que nous ayons entrer dans ltude des voies que les mystiques nomment contemplatives et unitives, nous pouvons du moins suggrer
lide que cette [131] vie suprieure se rattache, par un anneau encore intelligiblement et formellement humain, la chane quune tude rationnelle peut et
doit essayer de tendre travers tous les dveloppements du christianisme.
Mais, malgr les diffrences de ces degrs que lhomme ne peut jamais gravir
seul et sans des secours spciaux, il convient de maintenir que la grce du baptme est le germe qui contient dj toute la prolifration spirituelle dont le fruit
suprme sera lunion batifique. (Cf. Quest-ce que la mystique ? Cahier
de la Nouvelle Journe, n 3, Paris, Bloud & Gay, 1925.)
Si donc, en fait, la plupart des baptiss ne parviennent pas dans la vie prsente aux tats mystiques suprieurs dont le dveloppement reste toujours exceptionnel, il nen est pas moins vrai que la grce baptismale implique les
prmices de la vie future et de ltat dunion transformante ; et cest pourquoi,
127
malgr la trop commune ignorance de cette instauration thandrique, le Baptme est justement appel inchoatio vitae aeternae, chez les enfants comme
chez les adultes qui restent ignorants de la plnitude contenue dans lefficacit
relle du sacrement. Et puisquil nous est enseign et que le Baptme est indispensable au salut, et que tous les hommes peuvent tre sauvs, il devient ncessaire de rappeler aussi les succdans que la maternelle glise admet dans
les divers cas o une efficace substitution peut soffrir aux humains qui, sans
faute de leur part, nauraient pu connatre ou recevoir le baptme sacramentel.
Mais, aprs avoir trs sommairement indiqu la valeur virtuelle de la grce
baptismale, nous comprenons dautant mieux limportance des moyens appropris ses dveloppements rels et ses progrs les plus sublimes comme aussi sa rcupration quand, par ngligence, faiblesse ou rbellion, le baptis a
perdu sa vie de grce qui ne renat quavec de nouvelles gnrosits divinement et humainement synchronises. Et, dautre part, pour soutenir et [132]
accrotre la force de notre ascension, qui suppose toujours une prvenance et
une assomption divine, il devient manifeste que dautres secours sacramentels
sont rclams par notre faiblesse, comme aussi prpars, confirms et impartis
par de nouvelles institutions divines. Il va tre donc utile de comprendre comment dautres sacrements ont t adapts tous nos besoins spirituels et la
prennit de lglise, ncessaire leur dispensation. En un sens donc, le Baptme est, pour un chrtien et par la grce qui justifie ce sens, le vrai natalis
dies, une naissance telle que les plus complets dveloppements de ce don jusquaux grces les plus exceptionnelles ne sont quun panouissement de la vie
ensemence par ce sacrement initiateur. Mais il ne faut pas oublier
lindispensable mdication et alimentation quapportent les autres sacrements.
Et il ne faut pas non plus confondre cette premire naissance la vie surnaturelle avec cette autre qui, dans le langage chrtien, porte aussi excellement le
nom de natalis dies, le jour o, libr du corps de pch et de toutes les souillures de la route, llu entre dans la Jrusalem cleste.
128
Le sacrement de la Confirmation
Retour la table des matires
Lquipement chrtien contre les preuves de la vie et pour la pleine ascension spirituelle usque ad montem Dei nest point achev par le Baptme, justement appel une inchoatio. Dj nous avions indiqu que, dans luvre cratrice et sanctificatrice, les trois Personnes de la Trinit, dans lunit mme de
leur action et de leur providence, ont chacune leur rle propre ; et dans notre
participation ce dessein tout sopre au nom du Pre et du Fils et de lEspritSaint. Cest pour cela que cet Esprit damour et de perfection est lui aussi
nomm Creator Spiritus et que le chrtien linvoque, le reoit, laccueille
comme le donateur, le consommateur du grand uvre dlvation de la crature au terme suprme o elle doit parvenir. Cest pour cela [133] aussi quen un
mystre plus invisiblement profond, lEsprit-Saint perfectionne les grces et
enrichit lme de dons sublimes desquels il est dit quils crent nouveau et
transforment la face du monde naturel, afin quau regard de Dieu lhomme soit
transfigur, digne de sa complaisance, capable dtre uni et comme incorpor
la vie du Christ et, par elle, au rgne du Pre. Cest donc bien, au sens tymologique du mot, une Confirmation , un affermissement originalement ajout
et compltant linviscration de lordre surnaturel dans lorganisme spirituel
(8).
Les sept dons du Saint-Esprit sadaptent au mode discursif des besoins humains, quoique du point de vue unitif et ternel, ils ne forment quun seul et
mme Esprit, un esprit dadoption, au sens actif et passif de ce mot, la tendresse du Pre sidentifiant pour ainsi dire la pit filiale de lenfant. Il est bon de
considrer ici la rciprocit et, si lon ose dire, en employant un mot qui est rserv lintime Trinit, la circumincession de ces dons unitifs de lEsprit que
les Livres Saints numrent tantt dans lordre ascendant qui en marque les
129
degrs, tantt partir du sommet qui embrasse, tout dune vue et dans une seule richesse, la diversit des perspectives. Lorsquil sagit de lHomme-Dieu,
cest par le sommet que commence la liste laquelle prside le don suprme, la
Sagesse ; dans lautre la nomenclature commence, inversement par le don initial (initium sapientiae timor Domini, quoique certains exgtes traduisent
ce terme comme sil signifiait la clef de vote et la condition suprme, il ne
faut pas sabuser en imaginant que lEsprit-Saint procde par ensemencements
successifs ou superpositions dassises lapidaires), la Crainte de Dieu, suivie
dune hirarchie ascendante, de sorte que la fcondit et lexercice de ces dons
marque comme le progrs de la vie spirituelle jusqu sa cime, selon la route
que les cratures spirituelles peuvent suivre dans lacquisition des vertus laborieuses, fruits des dons de lEsprit-Saint. Or il est remarquer que, dans le
[134] sacrement de Confirmation, lvque qui le confre mais seulement
des baptiss les appelle de haut en bas comme pour le Christ, et non de bas
en haut comme sil sagissait de construire par la base ldifice de la vie chrtienne : Dieu tout puissant et ternel, dit-il, qui avez daign rgnrer par
leau et le Saint-Esprit vos snateurs ici prsents, et qui leur avez accord la
rmission de leurs pchs, envoyez-leur du haut du ciel lAuteur des sept
Dons, votre Esprit-Saint, Consolateur. Ainsi soit-il. LEsprit de Sagesse et
dIntelligence. Ainsi soit-il. LEsprit de Conseil et de Force. Ainsi soitil. LEsprit de Science et de Pit. Ainsi soit-il. Remplissez-les de lEsprit
de votre Crainte et marquez-les du Signe de la Croix du Christ pour la vie ternelle... Et le caractre de ce sacrement est dsormais ineffaable en lme
comme lest celui du Baptme et le sera celui de lOrdination sacerdotale. Ainsi la liturgie de ce sacrement procde partir du don suprme qui aimante tous
les autres, afin de spcifier que le Confirm, devenu dsormais parfait chrtien est en possession de tout son quipement pour entrer dans la vie militante et capable de lhrosme mme quelle peut rclamer. Cependant, pour plus
de clart pdagogique, il peut tre avantageux dtudier de bas en haut la progression de ces dons qui, infus en lme, ont en outre sexercer, se fortifier,
se rattacher toujours plus les uns aux autres, produire tous les fruits de saintet et dapostolat, sans faux respect humain et en esprit dabngation et de
charit.
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Mais ltude de ces dons de lEsprit, confronts avec les connaissances naturellement acquises et les vertus morales, nous entranerait trop loin. Et
dailleurs nos analyses antrieures, sur la Pense et la science humaine, sur les
causes secondes et lAction, ont dj contribu mettre en lumire les limites
naturelles qui demandent tre franchies et ces nigmes, partout subsistantes,
que les exigences spirituelles nous amnent reconnatre et [135] complter
dans une perspective spcifiquement religieuse. Nous aurons du reste reprendre diverses questions en suspens dans le tome troisime de cet ouvrage o
nous devrons prciser, discuter les devoirs nouveaux et les solutions rclames
par des problmes indits en face de ncessits constamment accrues. Quelques remarques indiques ds prsent, en un excursus, suffiront sans doute
prparer une tude plus adapte la complexit de nos dbats prsents entre ce
quon a nomm justement lhumanisme athe et la civilisation chrtienne. Il
sagit en effet de discerner les donnes nouvelles, le dilemme rsultant et des
prtentions areligieuses et de ce christianisme qui affirme limprieux besoin
quon a de lui ; car, seul, il a le secret de la paix sur terre et les paroles de la vie
ternelle (9).
Afin de prciser les possibilits, les voies et les fins de notre intgrale destine, il nous reste tudier dautres sacrements : ne faut-il pas en effet, en notre itinraire laborieux, rparer les fautes toujours possibles et pourvoir aux
chutes souvent frquentes, comme aussi armer le chrtien pour les ultimes
combats de la vie ? Ne faut-il pas entretenir la relve sacerdotale, la tradition
de lautorit et du magistre ? Ne faut-il pas sanctifier la prolifration du genre
humain pour la Jrusalem cleste ? Ne faut-il pas fournir une exacte ralisation
de cette promesse du Christ : je ne vous laisse pas orphelins, je reste avec vous
jusqu la consommation des sicles ? Ne faut-il pas que laliment divin demeure non seulement dans un tabernacle, telle lArche dAlliance, mais en
nous comme le viatique et le gage de la vie ternelle, dj prgnante en tout
chrtien ?
131
Le sacrement de Pnitence
Retour la table des matires
Le sacrement de Confirmation qui rend possible notre victoire dans le
combat spirituel, nous laisse toujours exposs maintes dfaillances. Faudraitil donc, comme certains rigoristes de la primitive glise, carter dfinitivement
ceux que les tentations et les perscutions ont rendus [136] dserteurs de la
milice chrtienne ? Ceux quon appelait alors les lapsi devraient-ils tre considrs comme des tratres, dfinitivement exclus de lglise ? Mais le Christ
lui-mme navait-il point pardonn le triple reniement de Pierre ; navait-il pas
dit la pcheresse : va et ne pche plus ? Le Matre, qui avait recommand
ses disciples de pardonner septante fois sept fois ceux qui regrettaient leurs
fautes, se montrerait-il plus dur que les faibles humains, tous appels dans la
prire du Seigneur se pardonner mutuellement leurs offenses ? Et que serait
limmense Rdemption si la grce une seule fois perdue le demeurait jamais ? Aussi le sacrement de Pnitence est-il un bienfait, tout ensemble divin
et humain, double extension merveilleuse de la charit de Dieu, pour les hommes et des devoirs de justice et damour des hommes entre eux. Nest-ce pas
par cette absolution rciproque que les chrtiens peuvent imiter le Sauveur,
sacquitter de leurs dettes son gard, prouver leur gnrosit mutuelle et leur
reconnaissance pour le Christ qui, mourant pour eux, leur a demand de
sabsoudre les uns les autres ? Il apparat donc que, malgr toutes les critiques
quon a pu adresser cette discipline de la confession, rien nest plus justifi,
plus dsirable, plus consquent avec tout le plan du salut que la Pnitence ,
nom donn ce sacrement dont lusage est prescrit et dont les modalits se
sont prcises peu peu, selon les ordres et les exemples du Christ lui-mme et
selon la discipline instaure par lglise.
Par contraste avec la gnrosit des mes fidles fortifies par le Baptme
et la Confirmation soffre en effet maintenant nous la multitude des faibles,
des relaps, de tous ceux qui ont besoin de soigner leurs plaies, de recevoir une
132
133
fidlits la conscience sont aussi et surtout des rvoltes contre la loi qui exprime la volont prsomptive de Dieu ; en outre et surtout, nous avons aperu
comment la rvolte contre cette norme intime est foncirement oppose
lindclinable vocation surnaturelle qui sollicite secrtement et imprieusement
tout notre dynamisme spirituel. Cest pourquoi celui qui sige au tribunal de la
Pnitence est plus quun conseiller, quun arbitre des cas de conscience, quun
juge et un gardien humain de notre conduite envers nous-mme et envers les
autres hommes et la socit ; il est plus encore que le mandataire de la loi religieuse : il est vraiment le reprsentant de Dieu ; et il faut voir en lui le Christ
qui, en nous prescrivant tous de ne pas nous juger les uns les autres, est luimme larbitre ce Tribunal de la misricorde. Et cependant il a dit aussi de
lui-mme quil na pas juger comme du dehors : cest au fond mme de chaque conscience quil rside pour que la sentence soit tire de nous-mme, en
tant quil est en nous la lumire, la norme vivante, le Mdiateur universel, le
seul rtributeur vridique et total.
Aussi le sacrement de Pnitence, loin dtre une dmission de la personne
humaine en prsence dun directeur, humain lui aussi, est, pour le pnitent
comme pour le confesseur, un acte de virile franchise et de recours
larbitrage mme de Celui qui rside au fond de tout compos humain et qui
est rellement la sanction vivante de toutes les valeurs et de toutes les responsabilits. Ici donc encore, aucune dficience humaine ne peut ternir la puret
de la doctrine, ni corrompre la pratique vraiment comprise et effectivement applique de ce sacrement o le caractre surnaturel est manifeste et indlbile.
A la diffrence de la faute originelle, commise malgr lintgrit de la nature et llvation primitive dune grce [139] dj supra-naturelle, les pchs
actuels offrent un caractre assez diffrent pour comporter une thrapeutique
approprie. Tandis que la rbellion primitive rclamait, pour une rentre en
grce, la Rdemption consomme par le sacrifice du Calvaire, sans lequel la
sparation davec Dieu serait reste dfinitive pour toute lhumanit, les infidlits individuelles mme les plus graves et mettant lme du coupable en tat
de mort spirituelle peuvent recevoir une absolution ritrable par le concours
dun repentir sincre et dune effusion sacramentelle appliquant les mrites du
134
Christ au pcheur contrit et anim dun ferme propos pour sa conduite venir 1 .
Pour la dispensation certaine dune telle mansutude, pour prciser lobjet
du repentir et les bonnes rsolutions chez le coupable mme, pour lui rappeler
nettement que le pch est, non pas seulement une dfaillance contre nousmme et contre lordre naturel et humain, mais une faute contre Dieu mme,
contre sa volont et son amour, il est donc juste, il est bon, il est normal quil y
ait cette institution positive, ce tribunal de la Pnitence, avec un aveu, un avertissement, des conseils, une rparation pnitentielle, une absolution prononce
au nom mme de Dieu et en vertu des mrites du Sauveur immol pour nos pchs. Et voil, dans lintrt mme du pcheur et pour son soulagement et sa
paix intrieure, la justification et le bienfait de la pratique sacramentelle de la
Confession.
Ds lors aussi les fruits salutaires lemportent infiniment [140] sur les cts humains qui peuvent donner prise des railleries ou des incomprhensions confinant souvent la sottise. Des faits historiquement reconnus prouvent le caractre transcendant de cette mdecine sacramentelle aussi bien du
ct des malades gurir que des mdecins spirituels eux-mmes. Ce quon cite en effet ce sont les martyrs du secret de la confession et ce sont aussi les bnficiaires personnels ou sociaux de cette pratique qui dpasse toutes les ressources des philosophes et des moralistes dans leur effort pour sonder, diriger,
lever ou relever les consciences. Cela est dun autre ordre ; et cest dire que la
Cest tort que, par une fausse dduction analogique, certains rigoristes des
premiers sicles chrtiens nadmettaient point, au sujet de ceux qui taient
tombs, une possibilit de pardon pour les rcidivistes, comme si leurs fautes quivalaient celle dAdam, condamn une fois pour toutes et pardonn
de mme par lunique mdiation salvatrice du Calvaire. Trompeuse assimilation, qui mconnat dabord la diffrence entre ltat dinnocence et de
grce premire et la situation contamine par lhritage des misres humaines, qui mconnat ensuite et surtout linpuisable misricorde de Celui
qui nous a prescrit, nous, hommes, de pardonner inlassablement nos injustes dbiteurs : le Christ ne saurait tre moins large que nous dans sa
compassion et sa gnrosit inpuisable, inpuisable comme les ressources infinies de la Passion.
135
136
Il ne faut pas oublier en effet que si, la limite, un acte damour pur exonre le pcheur soubliant lui-mme pour songer la divine charit et la Passion du Sauveur qui a vers telle goutte de son sang pour lui , la faute qui a
t commise exige les rparations ou compensations possibles ; et quen outre,
lgard de la justice divine, comme pour fortifier notre caducit humaine, il
est normal que lesprit de pnitence inspire une ascse fortifiante et un devoir
dunion spirituelle ou mme corporelle aux souffrances expiatoires et
loffrande du Sauveur son Pre ; et cest ce que les mes saintes ont toujours
compris et pratiqu, en raison du dogme mme de la rversibilit des mrites
de la communion des saints .
De ces brves analyses ny a-t-il pas lieu de retenir, et dopposer ceux qui
sinsurgent contre la doctrine et la discipline du sacrement de Pnitence,
quune telle institution rpond aux plus profondes exigences du drame humain
[142] se droulant dans lhistoire et au fond de chaque conscience ? Quil y ait
des abus et des mpris possibles, ce nest point cela qui peut faire condamner
lusage de la confession ni en faire mconnatre les bienfaits. Mme du point
de vue philosophique, elle contribue enrichir nos rflexions sur
lirrparabilit naturelle de nos fautes, auxquelles lirrversibilit du devenir
impose ce caractre dfinitif quAristote discernait en notant que, si les futuribles sont contingents, le pass est entr dans lordre ncessaire des ralits irrvocables. Surtout le sacrement de Pnitence se fonde sur ce quil y a de blessant pour lordre universel et de lse-divinit comme de lse-humanit dans ces
fautes exactement irrparables, que seul un vrai repentir, sajoutant une divine et onreuse mdication, peut rparer et compenser dans la mesure o nousmme nous pardonnons les offenses dont nous avons t victimes, pour tre en
droit desprer le pardon de nos propres injustices. Et cest l une des conditions essentielles dune paix entre les hommes et de ce vritable esprit religieux nous faisant participer la parfaite charit jusqu aimer nos ennemis et
obtenir ainsi que les charbons ardents dont parle lvangile samassent sur leur
tte, non point pour leur destruction, mais pour fondre la duret des curs, accrotre les grces du salut et unir avec Dieu et entre eux les offenss et les offenseurs. Cest ainsi que sexplique le paradoxal prcepte daimer nos ennemis ; tel point que si ce feu de la charit npure et ne convertit pas les injus-
137
tices et les rancunes des uns et des autres, il ne faille craindre que ces charbons
accumuls ne deviennent la sombre ardeur des rancunes et des haines inexpiables.
Si cet idal de perfection parat chimrique, il faut du moins, selon une expression de Malebranche, y tendre sans prtendre le raliser. Surtout, si nous
ne comptions que sur nos seules forces, lbauche mme en paratrait toujours
caduque et condamne la ruine, comme dans un travail de Sisyphe. Mais
saint Paul dcrit prcisment se mlange [143] dchecs et de victoires,
dapparente mort et de constante rsurrection que prsente lhistoire de
lhumanit mme chrtienne et le drame intime de bien des consciences tanquam mortui, et ecce vivimus.
Ici donc encore se rejoignent le ralisme divin et laccommodation aux
contingences humaines : partout, cest en effet le Christ qui apporte la grce
par les canaux les plus divers, qui ne sont jamais que des instruments associs
de la justice et de lamour. Il va sans dire que le baptme de sang, cest--dire
la mort affronte et subie pour remplir un grand devoir dobissance et de sacrifice, peut purifier le pch ; et peut-tre que la fidlit aux exigences dune
guerre juste peut servir de vhicule dont Dieu use afin de sauver bien des mes
qui, sans cet hrosme, nauraient pu trouver ou regagner la porte du salut.
Ce nest pas sans profonde raison que le mystrieux Esprit-Saint a reu
dans lglise et pour chaque fidle le nom de Paraclet et de Consolator optime.
La prose et lhymne de la Pentecte indiquent, en mme temps, lextrme besoin de ce purificateur des mes et la douceur infinie de la scurit et de la paix
quil apporte aux consciences les plus dlicates et mme les plus timores. Et
quelles belles expressions, auxquelles a recouru Innocent III : O lux beatissima... sine tuo numine, nihil est in homine, nihit est innoxium... Mais chaque
mot de la liturgie relative au Saint-Esprit serait commenter. Car, en restituant
la grce sanctifiante et linhabitation en nous de la vie trinitaire, le sacrement
de Pnitence restitue luvre de lEsprit-Saint son rle sanctificateur, avec
les nergies vivicatrices du septnaire sacr.
138
Ce nest pas tout. Les secours confis lglise par le Christ et la sollicitude mme de lEsprit-Saint pour les misres humaines jusquau seuil souvent si
douloureux de la mort et de lternit ont prpar une aide et une purification
suprme. Sans omettre, tant sen faut, le prcepte [144] du Viatique recevoir
et de labsolution en cas de danger mortel, mais pouvant les suppler au besoin, voici comme le nom lindique, le sacrement des malades en danger de
mort, lExtrme-Onction.
Le sacrement de lExtrme-Onction
Retour la table des matires
Quelle accumulation dadoucissements aux souffrances des corps et des
mes ! et de quelle sollicitude divine nous accompagne le Christ de la naissance jusquau seuil du trpas !
Remarquons dj que ce sacrement est prsent sous un double aspect :
celui du soulagement et de la gurison ventuelle du malade qui reoit avec
une sereine consolation un afflux de forces pouvant contribuer prolonger le
bienfait de la vie prsente pour des devoirs ultrieurs remplir et de nouveaux
mrites acqurir ; celui dune grce de purification et de docilit plus
nergique pour la vie ou pour la mort, une nettet pour ainsi dire de Baptme
nouveau lheure o va peut-tre sinaugurer cette vie doutre-tombe que la
langue chrtienne appelle, en un sens si fort et si doux, le vritable natalis dies.
La liturgie de ce sacrement, prires et onctions 1 , suggre bien en effet
lopration de la grce propre de lExtrme-Onction, destine non seulement
Il est bon de remarquer que, pour ses miracles, le Christ a prouv de diverses faons sa puissance qui navait besoin daucune matire ni mme de sa
prsence proche. Mais, pour maintes gurisons, il recourt des instruments
matriels, un commandement ou un contact personnel, de telle sorte que,
139
restituer lme et tous les organes corporels une puret baptismale en effaant toutes les souillures qua reues le compos humain au cours de son plerinage terrestre, mais encore prparer la transfiguration de tous nos organes
en prvision de la vie glorieuse et de notre attachement dfinitif [145] au corps
du Christ. Quon ne dise donc pas que le christianisme insulte au corps humain : autant il nous met en garde contre celui que saint Paul appelle un corps
de mort dont il aspire tre dlivr dans la mesure o il a pu tre linstrument
du pch, autant, purifis par lascse, par la prsence et laction de la grce du
Christ lui-mme, nos membres, serviteurs et certains gards holocaustes,
peuvent comporter un tat de puret dfinitive.
Ainsi le processus o se manifestent de la manire la plus touchante, presque la plus paradoxale et en mme temps la plus efficacement consolante la
misricorde et lextrme bont du Christ et de son glise, se termine par cette
prescription du Viatique et du sacrement de lExtrme-Onction. Nest-il pas
admirable qu lheure o la mort corporelle menace de rduire le pauvre corps
humain ce qui na plus de nom dans aucune langue , selon lexpression de
Bossuet, le Christ nous demande de le recevoir dans ce dbris de notre humanit, prt se corrompre ? Et ny a-t-il pas dans ce prcepte, qui nous enhardit
ce qui semblerait une sorte de profanation, lextrmit mme de la plus dlicate
misricorde et de la plus merveilleuse promesse ?
Mais en outre toute la liturgie de ce sacrement des malades demande
tre mieux connue, mieux comprise quelle ne lest dordinaire. Quand on lit,
en pleine sant, les prires que rcite le prtre et auxquelles le malade est
convi sunir et rpondre lui-mme, si possible, on ne peut pas ne pas tre
frapp par les gards extrmes quapportent ces belles formules de lglise,
bien propres dissiper les apprhensions, entretenir lespoir de la gurison et
plus encore la certitude de lentire purification de lme et du corps pour le
voyage de lternit. Combien donc est fausse et malfaisante la crainte de par-
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141
Le sacrement de Mariage
Retour la table des matires
On sest demand aussi pourquoi les hommes, convis par la gnrosit divine devenir cette multitude que, selon lptre de la Toussaint, nul ne
peut dnombrer, navaient point t (comme on nous lenseigne des Anges
dont chacun formerait une espce unique et totale) appels dcider chacun
pour son sort dans une existence qui serait dgage de toute solidarit et dpendance. A cette hypothse font victorieusement face des rponses
convergentes et amplement dcisives : puisque lhomme a t cr limage
et ressemblance de Dieu , puisquil est convi partager quelque chose de sa
fcondit, de sa joie, de sa gnreuse expansion, comment serait-il ferm [148]
au principe mme de la divine allgresse : nemo tam pater, de cette douceur de
la pit filiale rpondant llan de Celui qui met en son Fils toutes ses complaisances, de cet Amour qui consomme lunit de la Trinit divine dans une
substantielle et parfaite circumincession ?
142
Pour que lhumanit multiforme pt tre convie participer lunion divine et la fonction mdiatrice qui, en elle et par elle, associe et assume toute
la nature infrieure au sens spirituel du plan crateur, il convenait que lunit
originelle du genre humain se rattacht une souche unique, comme tait unique le Verbe incarn, en qui, avant le pch, tous taient adopts et prsents
au Pre cleste ; en qui, aprs le pch, tous devaient tre rendus la possibilit de rentrer en grce et daccueillir, sils le voulaient, le salut et laccs
lordre surnaturel. Ainsi donc la solidarit des hommes, entre eux, avec la nature, avec leurs propres responsabilits, avec lunique Mdiateur et Rdempteur,
correspond un ensemble de donnes et de convenances, toutes cohrentes et
bonnes. Et cest de cette ordonnance justement harmonieuse que rsultent la
lgislation chrtienne, la signification profonde et les fins ultimes du mariage.
Si le mariage est, primitivement et en soi, une institution de nature dont on
a pu montrer quelle est normalement monogame et indissoluble 1 , il offre aussi, ds ltat [149] primitif, un sens religieux qui correspond au plan providentiel sur la destine suprme et la fonction de lhumanit. Ce caractre originellement religieux se retrouve spontanment l o les ngations dun sec esprit
critique et les dviations rsultant de la licence passionne nont pas teint et
refoul la spontanit de la conscience. Cest ce fond primitif que ramne le
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II
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dle, mre de tous les lus, qui forme et multiplie cette vie suprieure en tous
ceux qui ont reu et employ le pouvoir et la grce de devenir enfants de Dieu.
En troisime lieu, le sacrement de Mariage est la source purifiante laquelle doit se puiser le flot pur de lhumanit rgnre : vie pntre dj, ds le
secret de la conception, dune aptitude suprieure ; ds le baptme, dun germe
divin ; ds la premire ducation au foyer chrtien, de la croissance dune race
sainte, prpare pour le recrutement de la Jrusalem cleste.
Nous comprenons ds lors comment, selon les textes sacrs, ce Sacrement est grand , exprime et signifie de grandes et divines choses, prpare,
soutient et ralise la vitalit chrtienne et le couronnement de lhumanit au
sein mme de Dieu.
III
Le problme de la paternit divine, en ce qui concerne la propagation humaine et le rapport du don de lme surnaturalisable avec le rle de la fcondit conjugale, est une de ces questions quon a souvent esquive, tant elle est
dlicate et laisse dans une obscurit qui nest pourtant pas tout fait impntrable. Cette difficult se complique [152] de problmes physiologiques, moraux et thologiques qui, en des travaux rcents, offrent des solutions plus cohrentes. En ces temps o maintes dfaillances rendent plus ncessaire la prcision de la doctrine thique et catholique dune telle difficult, important la
fois la cit terrestre et la cit cleste, il parat salutaire de prciser les donnes vritablement acquises (10).
Une premire vrit essentielle et qui du point de vue religieux domine toutes les autres en mme temps quelle dtermine aussi les devoirs conjugaux,
cest lassertion que lme raisonnable et surnaturalisable est directement et
absolument uvre de Dieu ; mais, en quelles circonstances et quel moment
de la prparation de la naissance de lenfant ? Cest ici quaprs de multiples
hsitations, mais selon les travaux concordants des thologiens et des biologis-
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IV
Le Christ a formellement indiqu le sens de la monogamie, dinstitution
naturelle et divine, et le rle que doit jouer dans la destine de lhumanit cette
union originelle de deux tres en une seule chair, union de caractre normalement indissoluble. Si, par suite de la rupture de lhumanit avec le plan et la
grce originels, des adultrations avaient t provisoirement tolres, il redevenait normal que la rnovation due au Rdempteur sauvt aussi linstitution
essentielle du mariage, fonde sur une coopration de Dieu et de lhomme. De
l rsulte le caractre foncirement religieux du Mariage, rig en sacrement
au dbut mme de la vie publique du Christ. Assurment, ici, comme partout,
la nature humaine fournit les prmisses, mais la vraie conclusion implique le
caractre sacr et la destination suprieure de la vie conjugale selon la primitive intention du Crateur. [155] De cette originelle intention rsultent diverses
consquences dont il nous faut mieux rendre compte. Sil est dit tous les tres
vivants : croissez et multipliez , il est rserv lhomme, tre raisonnable et
convi une lvation divine, de subordonner la prolifration de la vie une
loi de soumission morale et de destination religieuse. La gnration, consciente, volontaire, sainte, de la vie fait participer ltre humain la paternit divine.
Par le fidle exercice de lunit conjugale, les poux participent lhonneur de
la fcondit trinitaire. Ils ntaient que deux dans lunion dune mme chair :
ils deviennent trois par la ralisation mme de leur fidlit la loi et au but vritable de leur union, conforme lintention divine. Cest ainsi que se justifient
la gloire de la paternit, la noblesse de la maternit, la reconnaissante tendresse
filiale, dans la joie multiplie du pre, de la mre et des enfants. Car la famille
chrtienne, image de la Trinit, est fonde, non point sur le concours des passions gostes, mais sur le gnreux dvouement de ceux qui rpondent
lordre divin, afin que la vie dans lunion croisse en se multipliant par le dvouement de tous tous.
Il est en effet remarquer que dans ce sacrement ce sont les conjoints mmes qui sont les ministres de leur propre lien sacr. Le prtre nest que le tmoin officiel de leur engagement total et le conseiller de leurs devoirs, de leur
mission rciproque, prsente et future. Ils ont en effet la responsabilit de leur
149
ducation mutuelle et de celle des enfants sur lesquels leur autorit devra veiller, sans quaucun autre pouvoir humain puisse se substituer leurs droits et
aux grces dtat quand il sagit de la formation morale et religieuse de ceux
que la Providence leur a confis. Sil y a en effet des obligations sociales, il ne
faut jamais oublier que la vie de lme et le soin de lternit dominent, sans
les supprimer, toutes les responsabilits terrestres de lhomme et du citoyen.
Cest donc avec raison quon a dit du Mariage quil est essentiellement [156]
un sacrement, un grand sacrement devant Dieu, un exercice pour la saintet de
la vie terrestre et une prparation la vie cleste. Et si les preuves et les tribulations ne manquent pas ce bonheur humain, elles doivent tre surmontes et
fcondes par la grce sacramentelle qui accrot dautant plus les mrites que,
souvent, les souffrances sont plus pntrantes en raison mme de la dlicatesse
des curs et les compassions mutuelles.
Ds quon analyse en lui-mme ce sacrement, si fcond et si ncessaire
pour maintenir la puret et dvelopper labondance de la chrtienne cit prsente, future et ternelle, on aperoit et la richesse de ses aspects, des ressources, des devoirs, des joies, des preuves dont il est la source, et le genre de
saintet quil exige et quil aide atteindre. Et combien justement on a dit de
lui quil est la fois un sacrifice, un sacrement et une couronne. Un sacrifice
car les deux poux se donnent, simmolent pour ainsi dire lun lautre par un
abandon frquent de leurs habitudes, de leurs prfrences, de leurs gots personnels, de leurs preuves mutuelles, de tout gosme propre, de leurs souffrances mme et de leur dvouement ceux qui pourront natre deux, sous une
loi de rserve en mme temps que dassujettissement rciproque. Cest donc
bien aussi, par ce caractre sacrificiel, un sacrement qui sanctifie, fortifie et
surnaturalise tous les actes de la vie la plus ordinaire o sexercent toutes les
vertus thologales et morales, avec une double et alternante exigence que multiplient encore toutes les responsabilits rsultant de lducation des enfants.
Mais cest aussi une couronne, une joie des devoirs accomplis, une rcompense, la pense dobir la grande loi : multiplicamini ! et aussi la grande
prescription dobtenir lunit dans laide et le dvouement rciproques pour
faire rgner dans la famille la paix du Ciel et lessor de lapostolat. [157]
150
Le sacrement de lOrdre
Retour la table des matires
Sil y a, au point de vue naturel et moral, une filiation, une hrdit, une
tradition qui perptuent et unissent la suite des gnrations et la vitalit spirituelle et familiale, ne doit-il pas y avoir plus forte raison, une continuit, une
transmission, une prolifration essentielles et indispensables pour le dpt surnaturel perptuer selon son originelle puret, son authentique autorit, son
ministre procdant dune investiture divine ? Ce nest pas en effet seulement
dun lan de la pit, dune aspiration surgissant de lme humaine que nat ce
quon appelle spcifiquement une vocation. LEvangile prcise et toute la tradition enseigne que le choix des appels vient fondamentalement de Dieu, appel contrl par la hirarchie, mandate quelle est pour le discernement et la
confirmation du choix divin. La transmission des pouvoirs sacrs sopre donc
sous les intermdiaires humains, par lefficacit du Christ, prtre suprme, en
faveur de ceux que son Pre cleste a lus pour entretenir le feu sacr de
lEsprit, pour continuer la perptuelle immolation des adorateurs en esprit et en
vrit, pour perptuer lindfectible vrit et la propagation de la Bonne Nouvelle. Le sacerdoce catholique rsume donc en lui tout ce drame divinement
humain en sa signification et en sa finalit proprement surnaturelles. Si dj le
simple fidle est un porte-Christ, le prtre, consacr au service de Dieu, au sacrifice de lautel, au ministre des mes, est, de plus, le reprsentant, le porteparole, le prolongement du Pontife par excellence, du Christ mdiateur et sauveur. Cest pourquoi, sans que cette exigence soit intrinsque au sacrement de
lOrdre qui transmet la fcondit surnaturelle, il se trouve une convenance profonde que la discipline positive de lglise a pu riger en loi dans le clibat ecclsiastique qui met en vidence et consacre la dominante ou mme unique application [158] du prtre la prolifration du culte divin et de la vie de grce
dans les mes.
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Nous sommes ainsi aids mieux discerner et reconnatre le rle irremplaable du sacerdoce chrtien, possesseur et dispensateur des trsors de grce, de
pardon, de sanctification dont le Pontife suprme est la source laquelle puisent tous ses authentiques reprsentants, devenus dautres lui-mme, en qui il
faut voir, non plus seulement lhomme, mais lInvisible prsent, lHommeDieu lui-mme.
Toutefois nous sommes mis en garde contre une confusion qui risquerait
daboutir une erreur doctrinale et une servilit effective. Le respect et la docilit ne conduisent pas une identification du Christ et de ses ministres. Il faut
laisser aux fidles le mrite dune vnration sappliquant et au ministre o le
Christ est le rel oprateur, et aux ministres eux-mmes dont lhumanit dficiente reste compatible avec la sublimit de leurs fonctions et de leur pouvoir
effectif, pouvoir rel et inalinable en dpit dinsuffisances personnelles qui
ne dprcient pas, ni ne compromettent lefficacit sacramentelle. Sous le bnfice de cette distinction et de cette rserve, on doit dire que le prtre doit tre
envisag comme une prsence du Christ, un aller Christus dans son rle de
ministre, sans lui accorder pour cela une identification avec Celui dont il est
lambassadeur.
La vrit historique et mystique, quil est ncessaire de maintenir et
daccepter entirement, cest celle dune double continuit : dune part, le reliement de tout prtre la hirarchie, qui, de fonction en fonction, le rattache
lvque et par lui au Souverain Pontife, reprsentant et Vicaire du Christ, avec
le privilge de linfaillibilit en [160] ce qui concerne la doctrine et la discipline des murs lorsquil sadresse ex cathedra tout le troupeau confi sa vigilance et son autorit divinement assistes. Et les dcisions conciliaires quil
lui arrive de susciter prennent leur indformable autorit par la promulgation
quil en fait en son Magistre suprme. Dautre part, cette continuit de fait,
dans la dure et dans lespace, qui peut se vrifier dans lordre terrestre et dans
la ralit de ladministration ecclsiastique, comporte une invisible cohrence
puisquen effet cest toujours lautorit mme de son Fondateur dans laction
de lEsprit-Saint qui, constamment, soutient la foi et la vie de lglise visible et
invisible, en sa tradition toujours mouvante et foncirement identique ellemme.
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est vrai que laction, mdite et accomplie par tout ltre humain, corps et me,
loin dtre une vanescence de la pense dans le subsconscient et le matriel,
peut synthtiser la pense la plus rflchie, lintention la plus mrie, la libert
la plus constante, bref la totalit de la personne humaine, sous linfluence et de
loption virile et de la vocation divine. Ainsi, en un point de toute premire
importance pour la vie normale de lglise, se vrifie la mthode synthtique
dont use tout [163] le prsent ouvrage et la symbiose de lordre humain avec
lordre divin. Notons en outre que ce pas en avant voque lide dune ascension vers lautel, dun dvouement actif pour toutes les tches quexigera le
service du Christ et des mes confies dsormais au don absolu de celui
quappelle lglise au nom de son Chef.
Ainsi, par le sacerdoce dont le Christ est le Pontife suprme, se ralise le
plan total de lassomption adoptive et de lunion surnaturellement transformante. Cest la ralisation positive de cette destine difique que le sacerdoce du
Christ et de ses prtres a pour but dlever lhumanit ; et ainsi le sacrement
social par excellence est bien celui de lOrdre, auquel concourent tous les autres pour en prparer les conditions dexistence et laboutissement final.
Toutefois, si, en continuant le Christ, le sacrement de lOrdre procure la
perptuit de la vie chrtienne et de toute lorganisation sacramentelle, sil est
la clef de vote, condition historique de ldifice en construction, il est, plus
encore, la source vive de la prsence relle du Christ au milieu de nous, de
lEucharistie que lon a pu appeler avec raison le Sacrement des sacrements , de la Messe, sacrifice par excellence de la Nouvelle Alliance, prolongation effective et permanente du Verbe incarn et de son immolation rdemptrice en toutes les heures du temps et en tous les lieux de la terre. Il convient
donc, ici plus que partout, de condenser toute la pense et la vie chrtiennes,
toute la destine offerte lhumanit, toute la prparation la vie ternelle en
cet Hte du Tabernacle et en ce Sacrifice de la Messe, sommaire non point seulement figuratif, mais raliste, donnateur de Celui qui intercde sans cesse pour
nous, bien plus, qui se donne nous pour nous unir dj son Corps mystique,
nous servir de viatique et de garant pour cette vie ternelle, inaugure en ce
monde ds le Baptme mais alimente par le Pain de vie, Panem de coelo.
[164]
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Le sacrement de lEucharistie
Retour la table des matires
Nous parlions prcdemment du scandale quau cours de sa prdication terrestre le Christ demandait ses disciples et ses auditeurs de surmonter quand
on lui objectait que son discours tait dur entendre : durus est hic sermo. Et
qutait cette duret, sinon lannonce incomprise de sa suprme tendresse et de
son sacrement par excellence. Si lhomme ne mange pas ma chair et ne boit
pas mon sang, il na pas la vie en soi. Cest bien le cas de dire avec dautres
de ses auditeurs : Nul na jamais parl comme cet homme ! Ceux-ci
ladmiraient, ceux-l, qui le trouvaient dur, lauraient admir bien davantage,
sils avaient pu dj deviner le sens prodigieux quallait rvler le mystre du
Cnacle.
Pour mieux comprendre la place de lEucharistie dans le plan divin, souvenons-nous quil nous tait apparu dj que lIncarnation a une signification ontologique, que, sans tre en quoi que ce soit ncessite ou postule mtaphysiquement, elle est dans lordre et les convenances de la Sagesse et de la Charit,
et, mieux encore quun vinculum substantiale, le lien de perfection qui sert
raliser le summum du plan providentiel, levant lUnivers jusqu une participation, jusqu une assimilation, une adhsion Dieu. Et, pour les esprits capables de connatre que Dieu est et un peu ce quil est, lIncarnation est la fin
suprme, le bien absolument dsirable sexprimant en cette parole des Livres
Saints : adhaerere Deo, bonum est.
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Non pas certes (et nous aurons le mieux discerner) que le bercail ferme
ses portes ou exclue ceux quune ignorante bonne volont peut y recueillir
leur insu. Mais il sagit, en cet expos intgral, damener de limplicite
peut-tre vcu lexplicite connu ceux que des ignorances partielles, des
prjugs illusoires, des hsitations et des scrupules retardent ou retiennent en
dehors des portes ouvertes tous. Certains dclarent que sils connaissaient la
route de Damas, ils auraient le courage daller sy promener. En sont-ils bien
srs ? Croyons-le, non sans les assurer que, comme le leur promet Pascal, ils
verront au terme de leur sincre et nergique exploration, quen dpit des efforts ou des sacrifices consentir chemin faisant, ils dcouvriront la fin quils
nont rien eu perdre et tout gagner : est-ce au lit de mort quon sloigne du
christianisme ?
II
Quel est donc ce don nouveau, alors que dj nous avions dit, avec saint
Augustin, que le Mdiateur universel, le Verbe incarn nous est plus intrieur
que nous ne le sommes nous-mmes, au point que nous ne pouvons aller de
nous nous-mme quen passant par lui, quen profitant de sa lumire, quen
usant de son action secrte en nous ? Nest-il pas Celui qui est source, lumire,
vie de tout ce qui a t fait ? bien plus, Celui qui, par son Incarnation, devenu
notre frre, nous a donn le pouvoir dtre faits fils de Dieu, participants sa
vie thandrique et unis dj la socit des lus ? Il faut avoir un peu connu et
mdit tout cela pour mieux discerner encore ce que lEucharistie ajoute tous
ces dons prodigieux et mme encore la grce baptismale, ordonne ce sacrement.
Ainsi que son nom lindique, la grce quapporte ce sacrement est la prsence relle du Verbe incarn dans [167] lhostie consacre afin de demeurer
avec nous dans le Tabernacle pour y accueillir la prire de tous ses visiteurs,
pour ne pas nous laisser orphelins, pour tre partout et constamment immol
comme victime de propitiation et source intarissable denseignement et
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misres accrues, des vices de plus en plus subtils ou raffins, il y aura toujours,
pour des devoirs nouveaux et pour dinfinis dvouements, les remdes, les sublimes dvouements quinspirera le Saint-Sacrement de lautel rpandant sa
ferveur dans des mes dlite et des volonts capables daffronter le martyre.
On a dit de la sainte Vierge : de Maria nunquam salis ; de lEucharistie, incarnant le Christ en tant dtres humains, ne peut-on redire cette mme parole ?
III
Tout le culte catholique trouve son centre originel et son sommet sublime
dans ce quon appelle explicitement le saint Sacrifice de la Messe. Messe, ce
mot, dorigine [170] douteuse (soit quil procde dun terme hbreu, missah,
pour dsigner un acte du culte, soit que, dans lusage populaire, il provienne de
lexpression finale quemployait le prtre pour congdier le peuple au terme du
sacrifice : ite missa est prsente le sens profond et la vise suprme qui rappelle, qui prolonge, qui multiplie partout, sur toute notre terre et toutes les heures de chaque journe, limmolation du Christ au soir de la Cne et sur la croix
du Calvaire, selon la prescription explicite et instante : faites ceci en mmoire de moi , alors que, prenant du pain et bnissant le calice en la nuit de sa
Passion, Jsus avait dclar : ceci est mon corps, ceci est mon sang : prenez,
mangez et buvez tous . Ds lors, tout soriente, tout sachemine vers ce but ultime de lIncarnation, de la Rdemption, de la sanctification pour le peuple
chrtien : ayant aim les siens qui taient dans le monde, il les aima jusqu
la fin , jusqu lexcs, au sens spirituel de ces deux mots. Ds le dbut de ce
drame de la Messe quon peut dire total, lAncien Testament, voqu par les
Psaumes, lannonce de lavnement messianique par le chant des anges en la
nuit de Nol, lenseignement de la Loi nouvelle de pardon et de charit par les
ptres des Aptres, selon les instructions du Christ, lvangile qui nous fait
entendre le Matre lui-mme en des paraboles, en des commentaires, en des actes miraculeux qui authentiquent sa divinit et ses grces de salut, la prdication de son message et la profession intgrale des mystres de la foi, suivis de
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IV
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ordres autonomes, comment aussi cette connexion peut logiquement et doit rellement devenir une communion , une action vivifiante, un rceptacle o se
fcondent la volont de lhomme spirituel et le don den haut pour engendrer
en nous notre vie denfants de Dieu.
On aperoit ainsi la raison suprme pour laquelle une tude de laction humaine rclame, dans la philosophie mme, une part essentielle parce quelle offre aux recherches spculatives de la connaissance des ouvertures plus larges,
des pntrations plus profondes, des ascensions plus hautes. Il ne suffit donc
pas dtudier seulement la volont, ses emplois, les devoirs quelle comporte :
tout cela, qui est lgitime, instructif, indispensable mme, npuise nullement
les ressources de notre recherche psychologique, thique ou mtaphysique. Se
borner cette tude de la conscience, cest risquer de rduire le domaine de
nos obligations vitales, morales, religieuses, qui ne sauraient lgitimement se
restreindre des notions claires ou des analyses spculatives. Car cest une
vrit mconnue de la plupart des philosophes, mais confirme par les expriences et les enseignements des vritables exigences de la nature humaine
que jamais nous ne discernons et nous naccomplissons toutes les obligations
que requiert notre vritable et intgrale destine.
Socrate, quoiquon ait fait de lui, mais tort, linitiateur de la moralit purement humaine et de la matrise de soi, tirait au contraire de sa maxime
connais-toi toi-mme une juste rserve : tout ce que je sais, cest que je ne
sais rien et que, pour ce qui touche lordre cosmique et religieux, il convient
de recourir des inspirations suprieures. [174] Cest pourquoi la constatation
des nigmes philosophiques est une condition de prudence et de vritable sagesse, toutes conformes cette humilit qui est le principe et la mesure mme
de la vritable attitude philosophique, comme aussi de lattente proprement religieuse. Jusquen ses dernires paroles, telles que les rapporte le Phdon de
Platon, Socrate avait gard cette ouverture desprit, cet espoir dun beau ris-
165
que courir devant lobscurit du destin. Lui qui avait dabord plac son
idal dans la matrise de soi et dans la borne sparant lhumain et le divin,
navait-il point en ses derniers instants, demand quon ft pour lui un service
religieux en sacrifiant un coq Esculape pour le remercier de lui ouvrir peuttre, par la mort corporelle, laccs de la vraie vie ? tel point que divers pieux
auteurs ont eu lespoir de son baptme de dsir. Car le sentiment de notre dficience provient dune conviction, de lespoir dune assimilation un ordre de
justice, de vrit, de bont plus parfaites. Cest pourquoi toute doctrine faite
uniquement de concepts statiques et clos ne saurait lgitimement encadrer toute la destine humaine ; et rduire, comme le faisait Leibniz, lunivers cr
des essences, des possibles, renfermant des virtualits en lutte pour amener
les plus fortes former le monde le meilleur que Dieu amnerait lexistence,
afin de raliser par cette compossibilit mme, le meilleur des mondes possibles, cest se fermer lhorizon dans ltroitesse dun cadre systmatique et fictif. Ctait aussi une vue analogue qui avait fix les prfrences de Platon dans
la combinaison de son monde des Ides. Et tant dautres mtaphysiciens ont
tendu de semblables optimismes fallacieux qui suggrent dautres esprits
des concepts antithtiques, un pessimisme plus ou moins radical, alors que la
conception philosophique vritable et chrtienne dpasse en grandeur et en
beaut tout ce que loptimisme le plus chimrique, tout ce que le pessimisme le
plus sombre ont pu reprsenter de plus ingnieux ou de plus dsolant. [175]
Il y aurait toute une histoire des philosophies dployer en toutes leurs diversits pour montrer comment les dficiences de chacune et de toutes ensemble disparaissent lorsque lon russit ramener leurs insuffisances et leurs hostilits mutuelles des ttonnements partiels, des aperus qui doivent se complter en faisant disparatre toute partialit prmature et toute limitation factice. Car tout ce quil y a de vrai dans la synthse progressive des systmes partiels trouve place dans la synthse que rend possible lintgrale doctrine de
lassimilation chrtienne. Ctait l une des ides chre deux hommes de
pense et de foi, au savant Pierre Duhem, lhistorien et au philosophe Victor
Delbos, lorsquils montraient que la conception moderne de la science opratoire et la vraie conception unitive de la philosophie procdent galement et
simultanment de lavnement du Christianisme. Jusqualors lhomme ntait
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quun engrenage au sein de la nature quil ne pouvait matriser que par sa rsignation et par sa connaissance, sans en modifier les puissances occultes. Et la
philosophie elle-mme subissait le destin et le mystre de linfini sans participer ce fatum auquel les dieux mmes ne pouvaient rien, tandis que la civilisation moderne se fonde en lexagrant mme sur la transcendance humaine et
sur sa domination croissante des forces de la nature.
Il est dailleurs facile dapercevoir les abus, les dviations de ces ides
que Chesterton a pu justement appeler folles ds lors quelles se dtachent
du principe qui les a fait natre ? Le christianisme do elles procdent reste la
seule et vraie force qui en accrotra les bienfaits sous la seule condition que,
loin de se retourner contre leur vritable origine, ces puissances, de source spirituelle, resteront fidles leur inspiration et se mettront toujours davantage au
service des vrits humaines et divines do dpend le seul vritable progrs
civilisateur pour la vie prsente et future. [176]
*
*
Voil donc, en traits rapides, lordonnance des sept sacrements qui forment
comme une chelle de Jacob pour monter de la terre au ciel et descendre du
ciel la terre. Nous navons pas insister sur toutes les dispositions requises
pour lusage normal de ces ressources sacramentelles, ni sur les pratiques accessoires qui en prparent ou en suivent la salutaire application. Il nous importerait surtout de mettre en vidence la finalit interne qui constitue lorganisme
spirituel dont se compose la vie chrtienne o moyens et fins sont parfaitement
adapts les uns aux autres.
Voici pourtant une sorte descarpement quil nous reste surmonter, une
sorte dobstacle quavant ses plus hautes leons et ses institutions les plus surprenantes le Christ lui-mme a fait surgir devant nous comme un sommet paradoxal et qui rclame un courage quil faut bien appeler surhumain ; car il
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sagit ici dune ordonnance drivant sans doute de la Bonne Nouvelle annonce et de la flicit promise, mais qui rclame tout autre chose quun effort
humain vers les joies faciles et le bonheur immdiat, dans un monde terrestre
et pseudo-messianique. Quoi de plus paradoxal en effet pour attirer les foules
et pour convertir le peuple que le Sermon sur la Montagne et la prdication
hardie des vraies Batitudes ? Mais pourtant quoi de plus profondment exact,
quoi de plus attirant pour les mes dlite, quoi de mieux prpar la grandeur
hroque de lhumanit sanctifie que cet idal des huit Batitudes dont aucun
des Sages du paganisme navait nonc la liste, ni aperu la haute philosophie,
non plus que lefficacit transformant les plus grandes preuves en clestes
joies ? Il nous importe donc de relier la plus vridique philosophie ces dfis
au sens commun, cette protestation de lhumanit dchue contre ce programme
de la vritable et parfaite flicit. Ici encore, ici surtout, [177] la pense chrtienne et lefficacit sacramentelle nous orientent non point vers cela seul qui
procure un banal et apparent bonheur, mais vers cette Batitude qui nest plus
un nom humain et qui pourtant dsigne seule la vritable, labsolue finalit,
laquelle obscurment aspire tout tre humain mme sil ne discerne pas cette
incoercible aspiration.
Cest donc avec juste raison que le bon sens populaire disait de Jsus :
jamais homme na parl comme cet homme . Et cette loquence clate en
toute sa force dans ce Discours prononc sur la montagne, en une suite progressive, totale et dominatrice. Essayons de discerner, condenss en ces courtes
sentences, la suprme matrise du Matre, le progrs rapide des paradoxes sublimes et la parfaite unit dun enseignement qui surpasse en clart, en plnitude, en vigueur exemplaire tous les enseignements humains. Et il se trouve, par
surcrot, que ces dfis au sens commun, comme aux prceptes des matres humains, sont devenus et resteront toujours lnonc de la plus haute sagesse et le
chemin du plus parfait bonheur. [178] [179]
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QUATRIME PARTIE
- Le problme de lunion
entre limmanence
et la transcendance
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esprit ne vaut pas seulement dans la vie intrieure et le secret des consciences :
il est essentiellement social et universellement humain. Dj nous avons insist, pour navoir plus y revenir ici, sur cette essentielle vrit, spculative et
vitale, savoir que la personne, pour devenir pleinement elle-mme, doit tre
dvouement, conscience des autres personnes, justice et charit et, peut-on dire, image lointaine sans doute, mais dj embryonnaire ou bauche de
cette vie trinitaire, qui est la perfection dun tre, ltre unique, en un amour
rciproque, modle suprme pour tous ceux qui, dous de connaissance, de libert et de fcondit, ont sunir entre eux dans cette multiplicit mme, dpassant infiniment tous les calculs de ce quon a nomm le solidarisme, rduit
trop souvent une organisation des intrts mal compris.
Il est dailleurs remarquer combien trange est la logique dun Kant lorsque, aprs avoir clbr le moi humain comme une fin en soi, absolument respectable, le philosophe de Koenigsberg, en se demandant quest-ce que la
philosophie des lumires , si clbre au XVIIIe sicle, rpond quafin de
maintenir laccord et linterdpendance de tous ces absolus, il faut recourir
un pouvoir non [183] moins absolu, un Frdric II, type exemplaire du mainteneur de lordre. Et, dautre part, Renouvier, en son no-criticisme, reprend et
dveloppe cette mme thse dun tatisme dominateur qui, en prsence de toutes les liberts, inscables comme des atomes, doit simposer comme seul
moyen dviter la guerre civile, cette lutte que Hobbes avait dj nomme la
guerre de tous contre tous et qui ne peut tre empche que par un absolutisme gouvernemental. Que nous sommes loin de la haute vrit spirituelle dont
lvangile nous apprend que non seulement son joug est doux et lger, mais
quelle seule est pleinement libratrice : veritas liberabit vos !
Si dj la forme individuelle de la vie commune exige (pour ne pas tomber
dans cet gocentrisme dont on a dit justement qu son insu et contre son gr, il
devient son propre ennemi et son pire corrupteur) une rectification constante,
combien davantage la vie sociale est essentiellement une comprhension, un
altruisme ! non au sens positiviste que lui donne une organisation ignorant
systmatiquement la Cause premire et les fins dernires, difiant une socit
qui, sous les beaux noms de communaut humaine, entendue au sens terrestre
et tout utilitaire, tout born aux satisfactions de ce monde prissable, transfor-
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me lunion morale et spirituelle en un matrialisme communisant et athe, accapareur de prtentions intgrales, une Weltanschauung exhaustive 1 .
Combien plus encore se dnaturent lide et la pratique de ce tout tous
lorsque fait dfaut linspiration suprieure qui seule soutient, entretient,
contient finalement la [184] vivante ralit de lide gnratrice et la ralisation effective du dessein providentiel dont lhumanit ne peut scarter impunment ! Seule, en effet, la prsence, en lhomme et entre les hommes, du Mdiateur, du ralisateur, du Sauveur universel doit et peut obtenir, alimenter et
parfaire cette vie damour et de dvouement, sans laquelle la personne et la socit mme se ferment leur destin et entretiennent en elles plus quun malaise, une crise permanente de dsordre, dinsatisfaction, de combats fratricides et
cette sourde irritation provenant dune carence indfinissable, mais trop rellement fconde en luttes sociales, en hostilits entre les classes et les nations,
comme au sein mme de chaque personne humaine si elle reste, fut-ce son
insu, infidle lappel de sa divine vocation.
Cest jusqu cette racine du mal endmique quil faut aller pour discerner
les causes, la fois les plus profondes et les plus leves, des malaises qui engendrent les dceptions et les mcontentements, sources de divisions entre les
hommes et entre les peuples. Il nen peut tre autrement aussi longtemps quest
mconnue la fin suprieure do sexplique et o converge la double motion,
celle qui surgit de laspiration native et indlbile de la nature humaine et celle
qui procde du don surnaturel mettant la personne humaine en tat et mme en
demeure daccueillir et de raliser cette union humaine et divine qui constitue
essentiellement lordre chrtien en sa totale grandeur.
Il serait instructif de mditer ici un article, publi dans la Revue philosophique de janvier 1900, par Gaston Milhaud, sur le 4e tat dpassant les
trois tats de Comte, mais sans atteindre encore la pense chrtienne dont
la nouveaut philosophique est cependant entrevue et loue, sans tre vraiment comprise. Du moins, cet essai indique bien comment certaines doctrines contemporaines quoique en mouvement sont loin encore,
dassimiler la valeur suprieure des stimulations chrtiennes, trs fructueuses pour la spculation rationnelle elle-mme et pour le discernement des
vritables progrs spirituels de lhumanit.
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ciation absolue tous les biens, mais, ft-ce sous une couronne royale, tel un
saint Louis, le dtachement de toutes les richesses que le devoir professionnel
peut imposer celui qui, loin den tre lesclave, sait les dominer absolument
en esprit et en vrit, pauperes spiritu. Quoi de plus rare en cette forme intgrale et radicale ; mais quoi aussi de plus juste, de plus logique, de plus
conforme et ltre rel des choses et la condition de lhomme appel partager le seul Bien qui ne se monnaie point et au prix duquel tous les autres ne
sont que des moyens dchange ou quun danger darrt prmatur dans
lobtention suprme du salut !
Sans mconnatre la gnrosit de ceux qui effectivement abandonnent tous
leurs biens afin de mieux suivre le Christ, le Pauvre par excellence, puisquil
navait pas mme de pierre o reposer sa tte , il ne faut pas interprter en
un sens seulement ou principalement matriel ce conseil dans la mesure mme
o il est un prcepte. Car, dun ct, un attachement trop troit, trop calcul
trop commercial pour ainsi dire, ce dpouillement, en ce quil a de glorieux
[190] et de prometteur, cesserait dexprimer la vraie pense du Christ ; mais,
dautre part, mme sous les charges de grands biens terrestres et sous les responsabilits quils entranent, la puret dun dtachement complet au sein mme de labondance est possible, est dune grande valeur : plusieurs saints en
ont donn un magnifique exemple, puisquils ont runi en eux tout le mrite
des tracas de ce monde et des devoirs dtat, dans lentire libration de toute
attache goste et de tout retour personnel sur leur propre satisfaction. Tant il
est vrai que, dans toutes les conditions, une voie originale reste ouverte en chacune et en toutes les varits des Batitudes, selon la vocation laquelle Dieu
appelle ses fidles : cest en effet une des plus apaisantes vrits que celle
daprs laquelle ce nest point de la grandeur des emplois et des formes apparentes de la perfection que dpend la valeur sainte des mes. Ce qui importe,
cest daccomplir, selon lappel divin, les plus humbles services, avec une docilit porte jusqu lhrosme de lhumilit et de la charit.
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voque quelle soit. Bref, cette mansutude, calme et courageuse, nat et ne peut
natre et perdurer que par la vrit et la charit, dt-elle affronter le martyre. Et
ce fut en effet la seule politique de ceux qui, sans se dfendre par aucun emploi
de la force, ont maintenu leur foi et la foi de lglise victorieuse en priant,
comme la fait le Christ, pour des bourreaux quils ont parfois conquis la vrit par leur douceur mme et par la joie sereine qui rsultait des pires supplices.
Et quand il est dit que les doux possderont la terre, ce nest pas pour euxmmes, cest pour le Christ, cest pour le salut des violents et pour la victoire
spirituelle que la vraie douceur est larme de la victoire. Une telle vertu est
donc tout le contraire dune faiblesse, dune indiffrence la vrit, dune capitulation. Elle suppose une libration [192] de tout intrt goste, une pleine
et ferme possession de soi, une franchise paisible qui, sans discussion inutile,
sans protestation irrite, maintient toute la vrit et accomplit tous les devoirs
de justice et de bont, sans retour sur des quivoques, des concessions ou des
prudences mondaines. Et lemblme du Christ lui-mme nest-ce pas lagneau,
lagneau conduit et immol sans se plaindre, lagneau qui dsarme tous les
hommes de cur pour peu quils comprennent ce caractre de patience, compatible avec lextrme fermet.
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son abngation, de ce dont il se prive bien plutt que de ce quil amasse pour
son contentement, mme apparemment spirituel. Et ceci doit nous aider comprendre et pratiquer ce quultrieurement nous aurons tudier : les conditions sociales de la paix entre les hommes, parce que, au lieu de provenir du
triomphe dune concurrence encore animale, la vraie flicit nat de lentraide,
du dvouement, de la gnrosit envers tous ceux qui, souffrant du corps ou de
lesprit, ont besoin de ce pain super-substantiel , celui de lamour [194] fraternel, inspir par le vritable amour de Dieu dont il est insparable.
Il ne faudrait dailleurs pas nous imaginer que, pour atteindre la Batitude
des pleurs et de leur consolation, il faille nous lever, par une science explicite,
cette sublime rsignation qui excde tout sentiment humain. Lvangile, qui
ne nous cite nulle part un mot souriant ni ne nous signale un rire du Christ,
nous tmoigne inversement de ses larmes, sans faire dailleurs de lui un tre de
tristesse ou de gmissements, bien au contraire. Fait trange au premier abord,
il a pleur son ami Lazare, lui qui allait le ressusciter pour la continuit de la
vie terrestre, devenue ainsi une preuve de la divine mission de Jsus : Jsus
comprend donc, partage, approuve toutes les pures affections, toutes les douleurs des sparations et des souffrances humaines, alors quil vivait dj et toujours en la pleine possession de lternit et des runions dfinitives. Il sest
adapt lui-mme, pour les sanctifier, nos sollicitudes et nos dchirements
afin de ne nous laisser aucun motif de douter de sa tendresse vraiment humaine
et de sa commisration pour ceux mmes qui le mconnaissent. Tant il est vrai
que lhrsie du doctisme, en affirmant que lhumanit du Christ et tous les
sentiments qui en drivent ntaient quune apparence et une fiction, mconnat
totalement la comprhensive bont du Sauveur, semblable en tout aux hommes, hormis le pch. Il ne verse pas seulement les larmes de lamiti sur les
preuves familiales, sur le malheur des pcheurs ; cest du patriotisme le plus
profond, le plus lgitime, qui, comme toutes les affections des curs les plus
gnreux, concerne un idal unique au sein mme de lhumanit, que le Christ
nous donne lexemple par ses pleurs sur Jrusalem.
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contre les [196] svices dont nous pouvons tre les tmoins ou les victimes,
mais aussi pour ptir et agir en solidarit avec tous ceux qui souffrent pour la
vrit et lquit. Une attitude de fermet courageuse simpose afin dattester
que lon ne pactise pas avec ceux qui violent la loi de Dieu, fussent-ils les
puissants de ce monde.
Cest bien ainsi que, ds les premiers jours de lglise naissante, Pierre, qui
par nature stait montr si intimidable, avait protest sans crainte du martyre :
non possumus non loqui, parce quil avait la mission divine et la charge exemplaire de dnoncer et de refouler si possible les iniques abus de la force. Il y a
donc des cas o le devoir de justice est tel quil rclame, comme la faim et la
soif, un soulagement immdiat et constant et comporte des risques encourir.
Mais, en tout cas et toujours, il est ncessaire dentretenir au plus intime de notre tre une rectitude sans capitulation ni complaisance, en comptant sil le faut
sur la grce qui soutenait les martyrs dans la joie du sacrifice suprme, comme
tmoins de la vrit et pour lamour de Dieu de justice.
Mais quelles conditions la grce que nous devons demander et sur laquelle nous plaons notre confiance assure-t-elle cette plnitude surabondante de
joie, sans commune mesure avec les plus crucifiantes perscutions, soit que
celles-ci atteignent nos biens et nos personnes, soit quelles lsent les plus
hauts intrts des consciences et des peuples ? Le secret de cette Batitude qui,
comme toutes les autres, inaugure ds cette vie, un calme mritoire et une paix
surnaturelle au plus fort des preuves, cest un esprit de confiance en Dieu et
de prire pour les coupables, dimploration pour notre rsignation, comme aussi pour la conversion mme de spoliateurs ; car ce nest pas nous dtre les
justiciers : Dieu sest rserv le jugement et la vengeance : seul, il connat tous
les secrets, seul, il peut adapter la juste peine la faute, sans accepter le
concours des colres et des rancunes humaines. Aussi le [197] mot vengeance
nest-il pas chrtien. Non certes quil faille renoncer chtier et prvenir ainsi lexcs des crimes. Le droit de punir est uvre dordre social, sous ces rserves : le chtiment doit tre mesur cette double limite, qui suppose un
lment moral de culpabilit et une adaptation la scurit collective : jamais
plus quil nest juste, jamais plus quil nest utile la prservation commune. A
la plus basse de ces deux limites, le droit de la socit cesse, laissant Dieu le
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soin de tout le reste. Ici donc encore, lesprit philosophique et lesprit chrtien
conservent leur rle propre en garantissant le double souci de lquit et de la
vrit.
5. BEATI MISERICORDES :
ILS OBTIENDRONT EUX-MMES MISRICORDE.
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Mais quon noublie pas non plus que Dieu est matre de ses appels et de
ses dons et que tous les chrtiens peuvent et doivent sappliquer cette Batitude
qui nous attache la volont de Dieu quelle quelle soit ; car ce nest pas le
genre doccupations qui situe le degr de vertu : cest la pure obissance la
vocation particulire de chacun des membres du corps mystique o les fonctions les plus ingales peuvent tre remplies avec une docilit humblement parfaite. Le pieux gnral de Sonis ne demandait-il pas la grce dtre mis, dans la
Jrusalem cleste, non point en une place visible, comme sur une paroi sculpte du Temple de Dieu, mais comme une pauvre pierre, cache au sein de la
maonnerie ? Ce dtachement de tout amour-propre nest-il pas la condition
mme de cette puret dintention et de soumission dans une amoureuse obissance au cleste Architecte ? Et cette considration ne nous fait-elle pas comprendre que la puret dintention et dobissance est accessible toutes les
conditions de vie, ft-on le plus pauvre, le plus ignorant de ces simples dont
Pascal disait quils rejoignent les plus doctes et les plus sublimes, la diffrence des demi-habiles , de ceux qui, si lon ose dire, cherchent de midi
quatorze heures [201] les voies que leur ambition complique les empche
de trouver ? Tant il est vrai que cette Batitude, en apparence troitement mesure, inaccessible la plupart, mme et surtout peut-tre ceux qui philosophent ou dissertent sur Dieu, demeure ouverte tous, tous ceux qui nont
point la prtention dy accder par une science ou une ascse sans assez de dtachement et dhumilit. Ne nous dit-on pas que, en raison de sa dlicate sant
et de ses charges accablantes, saint Bonaventure asservissait son amour dbordant au rgime mortifiant des soins multiples et des astreignantes prcautions
dune prudence apparemment humaine ? Et nest-ce point lvangile qui nous
conseille de dissimuler laustrit et la pnitence sous des dehors quont peut,
avec lui, appeler parfums et orns damnit joyeuse ?
Un dernier trait nous rvle encore un des secrets de cette puret clairante
et batifie. II est crit que : qui suit la vrit et la pratique parvient la lumire, et que quand notre il est ainsi clair, tout le reste du corps est illumin et
comme purifi. Grande leon en effet que cette solidarit et cette compltude
rciproques de la vue et de la vie, de laction droite et du jugement sain ; cest
pour cela que les conseils les plus judicieux et les plus pntrants viennent
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7. BEATI PACIFICI :
ILS SERONT APPELS FILS DE DIEU.
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Deux cueils sont viter dans lintelligence et la pratique du christianisme : ceux qui lui reprochent une morale desclave, il faut rpondre que, tout
au contraire, [207] il exige une force virile, capable de dompter toutes les passions et conduisant une parfaite matrise de soi ; ceux qui laccusent dun
esprit de domination charnelle et dinquisition forcene, il convient dopposer
lesprit de pardon, damour hroque, en mme temps que la douceur dune
charit qui panse toutes les plaies et qui tend dsarmer toutes les rancunes
haineuses : ses aptres zls qui lui demandent dappeler le feu du Ciel sur
une population inhospitalire, le Christ rpondait : vous ne savez de quel esprit vous tes . Cette union de la mansutude et de lnergie, qui assure la
pleine possession de soi dans une charit sans calcul et sans limite, est bien cette marque qui faisait reconnatre aux paens dautrefois les vrais chrtiens,
alors que les paens daujourdhui multiplient contre les fidles du Christ des
reproches tout opposs ; mais cest peut-tre aussi que parmi ceux qui se rclament du christianisme quelques-uns peuvent mconnatre le signe de ralliement grce auquel se reconnaissait la vritable fidlit des disciples de Jsus :
voyez comme ils saiment les uns les autres. Lorsque nous aurons discerner
les exigences accrues ou renouveles dun esprit chrtien attirant et conqurant, cest sans doute l un des points sur lesquels il conviendra dinsister afin
de ragir contre les divisions et les acrimonies qui causent tant de dommages
aux fidles eux-mmes et aux tmoins de leur dsunion.
Ainsi nous apparat, en une plus vive lumire, ce qu la philosophie morale ajoute, transfigure et parfait la vitalit vanglique. Il est bon dapercevoir
sur quel fondement, la fois raisonnable et surnaturel, repose la seule civilisation viable et toujours progressive. Mais que cet nonc de la solution intgrale
ne fasse pas oublier lune des garanties les plus essentielles contre
lintransigeance des uns, contre les accusations des autres, comme si la
connaissance explicite de toute cette richesse spirituelle tait ncessaire pour
aboutir au port de salut. Une des [208] parts les plus importantes de notre ef-
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fort a consist prcisment montrer ce quon a pu appeler les succdans salutaires dune foi explicite et dune docilit pleinement consciente dellemme. Les analyses de la conscience droite et de la docilit implicite nous aident comprendre lextension dun dogme, souvent mconnu et parfois au
contraire abusivement invoqu, celui de linvisible glise, plus large que son
corps visible qui, inversement, nest pas tout entier vivant lui-mme de la grce
sanctifiante. Et cest l pour nous une vrit tout la fois consolante et attristante, mais capable aussi denflammer le zle missionnaire : ce dernier mot
peut et doit tre entendu en deux sens : mission auprs de ceux qui ne connaissent pas le Christ, mission dans les pays chrtiens eux-mmes, o tant dtres
humains ne le connaissent plus, sinon pour le diffamer et lexclure.
Nous touchons ici lun des traits les plus caractristiques de lordre chrtien. Quels ont t, durant sa vie terrestre, la suprme monition, lordre imprieux du Christ qui allait disparatre aux yeux humains ? Ce pressant prcepte
fut denvoyer ses Aptres jusquaux extrmits du monde afin de prcher la
Bonne Nouvelle toutes les nations. Sans doute cette mission pourrait paratre
accomplie, mais toujours encore incompltement. Aussi, malgr la possibilit
du salut dans lignorance du Christ, combien le devoir de faire connatre son
nom, sa doctrine, sa grce explicitement rpandue anime les mes gnreuses
et les entrane soit aux pays lointains et mme jusquau martyre, soit dans la
solitude des clotres, aux prires ardentes et aux mortifications pour la diffusion du salut au cur des ignorants de bonne volont.
De mme quen scrutant la cohsion de la philosophie spculative et des
nigmes philosophiques avec les donnes chrtiennes et les mystres de Dieu
et de la cration, nous avions compris, sans lpuiser jamais, laccord infrangible et le caractre irrprochable du plan naturel et surnaturel [209] de luvre
cratrice, de mme aprs avoir examin la ralisation de ce dessein irrprhensible, nous pouvons apercevoir lharmonie parfaite de cette doctrine idale
avec les ralisations effectives, non seulement dune vrit philosophique et religieuse, mais dune symbiose runissant toutes les conditions dune loi organisatrice et dune activit thandrique : nous comprenons mieux lexpression
paradoxale quemploie le Psalmiste lorsque, par une belle et suave alliance de
mots, il donne cette rgle de pense vivante et incorpore aussi bien
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profonds, est lune des preuves les plus dcisives de la religion en esprit et en
vrit, religion seule capable dinspirer lauthenticit des charismes divins.
Nous retrouvons ici, sous la forme la plus haute et la plus intgrale, la
continuit et lintgralit de la prire, prire non seulement en paroles, en penses, en demandes, mais en action et en fcondit. Newman a dit : lhomme qui
prie vraiment ne sait plus quil prie : il est tout entier, desprit, de cur et
daction, en communion avec Dieu. Et lvangile nindique-t-il pas que, sans
le savoir, qui se [212] dvoue aux affams, aux malades, soulager toutes les
misres humaines, soigne, revt, nourrit, visite le Christ lui-mme en ses membres souffrants ? Est-ce dire pour cela que la prire consciente et mdite nest
point instructive et fortifiante ? Nullement ; car toutes nos facults, issues de
Dieu, doivent sunir, se complter et parfaire la synergie dont saint Paul a dit
que vivre en plnitude, cest vivre le Christ lui-mme. Ainsi donc, tous les
exercices spirituels, toutes les uvres de misricorde sont prire dans une intention densemble qui peut ntre reconnue que par une sorte de rtrospection,
ainsi que le suggre la parole du patriarche Jacob : Dieu tait l, en moi, et je
ne le savais pas alors. Cest ainsi que les fidles vitent le reproche que leur
adressent de faux moralistes, leur attribuant une vertu intresse ou trop consciente delle-mme dans la prtention de se croire suprieurs ceux qui ne
prient pas. Lhumilit, qui est la conscience dune perptuelle insuffisance, est
donc aussi la condition dune prire incessante puisquelle consiste prouver
nos besoins spirituels indpendamment de toute demande utilitaire et de toute
prtention des faveurs exigibles. Ainsi doit-on comprendre que, du plus bas
au plus haut degr de la vie de prire, il y a constamment un acte dappel, de
confiance, de besoin, daction de grces, dadoration, dabandon la volont
de Dieu sur nous. Loin donc de mriter en quoi que ce soit les critiques de certains, le prcepte du semper orare, la prire chrtienne est, tous ses degrs et
sous toutes ses formes, un acte essentiellement normal, justifi et salutaire
(14). [213]
198
CINQUIME PARTIE
- Les perspectives finales
de nos vues humaines
et de la foi chrtienne
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Aucun sans doute de mes lecteurs naura besoin de tels avertissements, mais
enfin pour carter toutes mprises, il est utile de savoir quelles confusions
sont exposs les esprits trs cultivs, notamment sur la question des indulgences. Cest ainsi quun laurat du concours gnral mavouait le scandale
que lui causait une telle pratique. Et comme je lui demandais la raison de
son tonnement, il rpondit : comment un homme de conscience peut-il
admettre, pour lui-mme ou pour dautres, que, par exemple, une indulgence de quarante jours, puisse permettre une licence inconditionnelle et que,
de plus, cette permission de pcher puisse tre obtenue pour une autre personne que lauteur dune prire ou dune offrande ? Il a fallu rpondre :
comment comprendre quun matre trs instruit puisse admettre une telle
normit sans se renseigner sur la doctrine si indment mprise ! Il ne faudrait pas qu propos de la rversabilit des mrites lon pt commettre de
pareilles erreurs, alors que la doctrine bien comprise comporte la plus gnreuse et parfois la plus hroque des charits : unum corpus, mutti sumus.
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dont le baptme a orn et muni les membres naissants du Christ. Il faut ajouter
que cette compntration de la dure et de lternit est lbauche qui forme la
solidarit, la circulation vitale entre tous les membres de lglise militante,
souffrante et glorieuse en son union ce corps mystique du Christ : omnia in
omnibus, sub [216] specie aeternitatis. Cette ternisation, dont le panthisme a
entrevu et perverti lexacte signification, est efficacement en voie de ralisation
chez le chrtien dont la vie est conforme cette doctrine quon a pu appeler le
pan-christisme , cest--dire une doctrine raliste dont saint Paul a formul
pour chacun la concise et nergique maxime : mihi vivere, Christus est, formule complter par cette autre : omnia in omnibus Christus. Nous apercevons
par l la vrit littrale de leschatologie catholique, sans que cette unit compromette en rien loriginalit personnelle de chacun des membres de cette
communaut dont lApocalypse, rptons-le, nous dclare que chacun a son
nom secret, nom que seuls Dieu et le fidle connaissent fond, en une amoureuse charit et intimit rciproques.
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Eschatologie
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nelle et toute exprience, toute sagesse spirituelle. Mais toute notre exploration philosophique, tout notre inventaire des enseignements chrtiens nous ont
amens une certitude motive et toute contraire des thses qui, sous des
formes souvent enveloppes et dapparence scientifique, se dduisent foncirement cette solution : pour lhomme, la mort tout est mort ; plus rien de sa
conscience, ni de ses responsabilits 1 .
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Toutefois, mme pour tous ceux qui restent fidles la croyance spontane
ou rflchie limmortalit personnelle [221], la vie doutre-tombe demeure
naturellement enveloppe dobscurits et souvent dimaginations superstitieuses ou de pratiques fallacieuses. Quels que soient les redressements raisonnables ou les prcisions morales que le spiritualisme philosophique peut apporter
la certitude de la survie personnelle, la distinction est incommensurable entre
les affirmations possibles la raison et les enseignements chrtiens sur ltat
nouveau qui fixe lhomme dans la condition future o le fait entrer la mort
corporelle. Et pourquoi en est-il ainsi ?
Dans la vie prsente, la nature humaine, soumise lpreuve, cest--dire
disposant dune autonomie qui assure la libert de ses options responsables,
nest et ne doit pas tre mise encore en face dune vidence par elle-mme dterminante. Aussi laccord mritoire de la rectitude intellectuelle et morale
avec les fins ultimes o notre destine est de tendre comporte-t-elle un travail
dadaptation de la nature la grce et des vrits philosophiques aux enseignements et aux motions religieuses. Do il rsulte encore que, dans la vie itinrante de ce monde et pour rserver le mrite dune fidlit profonde et totale
aux exigences qui travaillent intrieurement tout homme, la clart dcisive des
fins dernires demeure voile, sans nuire pour cela la porte de loption
conforme ou contraire aux appels intimes qui nous mettent en tat et en demeure de choisir et de dterminer notre propre destin.
Aussi la rflexion philosophique, mme alors quelle est plus entoure
dombre que prcdemment, ne peut tre dispense davoir son tmoignage
porter et de justifier quelque degr les voies si hautement mystrieuses de
llection divine en rapport avec llection humaine : o altitudines ! disait saint
Paul. Sous quels aspects nous est-il donc possible dcarter les objections incomprhensives et dapporter quelque contribution dintelligibilit aux mystres de la vie future, des jugements divins, des sanctions [222], des rcompenses, bref de laccession ou de lexclusion des esprits la communion des
saints, la rsurrection, au salut, la vie ternelle ?
207
LA MORT ET LA SURVIE
Sans entrer dans les dbats, entre chrtiens mmes, sur la question dun
Purgatoire , il semble raisonnable et quitable daccepter, ds lors quon
admet une responsabilit doutre-tombe, une expiation passagre pour les
fautes sans meurtrire gravit avant que lme endette entre dans ltat
dentire puret, le seul compatible avec la possession batifique. La ngation dun tel prlude la flicit rsulte dune conception restreignant une
foi purement spculative et indpendante des uvres la condition du salut.
Une philosophie intgrale, qui, tous gards, est celle de laction, ne comporte pas une telle scission entre la pense et la pratique, entre la spculation et la conduite : tout lensemble de notre effort synthtique nous dispense donc dinsister sur cette divergence. La foi sans les uvres, mais nest-ce
pas le naufrage perptu de la vrit et de la charit, une gageure contre la
logique de la vie, un non-sens spirituel, un cerveau sans me et sans cur ?
208
209
IMMORTALIT PERSONNELLE
ET RSURRECTION DE LA CHAIR
Cest pour cette grave raison que saint Thomas avait t amen soutenir
que la nature anglique ne comporte aucune multiplicit dune mme forme
spirituelle, en sorte que, faute de matire telle quil lentendait, il ny avait
pas deux anges de mme caractre spcifique. Dautres solutions ont t
proposes, mme du point de vue philosophique, et Leibniz, par lexemple
de sa Monadologie, a rsolu dautre faon ce problme pineux. Il distingue
en effet une matire nue, qui ne fait dfaut aucune crature en raison de
son imperfection mtaphysique, laquelle suffit lindividualiser ; puis,
dautre part, une matire vtue qui, elle, au contraire, loin disoler tel ou tel
individu, est lcho, en chaque monade, de lunivers entier et comporte une
hirarchie de ce quil appelle des substances composes. (Cf. ltude sur le
Vinculum subsiantiale et substantia composita, Paris, Beauchesne, 1930.)
210
dun jugement dernier qui fixe jamais le sort des lus glorifis et celui des
coupables impnitents. Il apparat donc que, dans lattente des assises finales et
de ce dies irae aut gloriae, la conscience personnelle des morts encore ensevelis subsiste, non plus dans lengourdissement des Limbes, mais dans la participation au Corps mystique du Christ, mdiateur et lumire universelle de tous
les esprits. Cest dj dans ce rayonnement que les mes conservent une [225]
connaissance quon peut appeler conscience de soi et rmunration des responsabilits.
Il semble paradoxal en effet ou mme contraire au texte de lvangile de
dclarer que la sanction du pch est prononce par le Christ et applique par
le Dieu vengeur. Cependant aprs lvocation du jugement dernier, le texte dcisif qui rappelle les explications que donne le Christ lui-mme nexclut-il pas
de rle de juge intrinsque et de punisseur des pcheurs ? 1 Remarquons avec
quelle insistance le Sauveur dclare explicitement que son rle nest pas de juger et de chtier, mais que la sentence procde du coupable lui-mme clair
enfin sur les fautes quil a commises en fuyant la lumire et en senfonant
dans les tnbres et limpnitence (cf. Joan, 111, 16-21). Il y a l une vrit
psychologique, morale et religieuse quil est essentiel de mditer afin de mettre
le Sauveur, la bont et la justice divines en dehors et au-dessus de toute critique fonde sur un faux appel la gnrosit qui serait une trahison de la vrit
humaine et de lquit divine. Et ne faut-il pas comprendre dailleurs que la vritable sanction est celle que le pcheur sinflige lui-mme devant la vue relle et intgrale de ses propres fautes, commises avec le dsir passionn de les
affranchir pour toujours de tout remords afin den jouir pleinement ? De sorte
que le verdict inflig au pcheur peut se rsumer en cette constatation ; fiat volontas tua sicut voluisti, id est in aeternum et in tenebris, car lexplication que
donne saint Jean est dune permanente justesse : qui fait le mal le cache aux
autres et se le cache ses propres yeux, et celui qui fait le bien, mme si sa
modestie et son humilit le laisse ignorer, cest lui qui reoit la lumire : qui
Jsus est appel le Sauveur du monde parce quil est venu pour sauver le
monde et non pour le juger. Tu ne veux pas tre sauv par lui, tu seras jug
par leffet de ta volont mme. Que dis-je, tu seras jug ? Celui qui ne croit
pas est dj jug... (S. Augustin, Comment. du quatrime vangile.)
211
facil veritatem venit ad lucem, et tout son tre en est clair, [226] tant il est
vrai que ce sont nos actes eux-mmes qui comportent la valeur et la sanction
dont dpend notre intgrale destine. Doit donc survenir laccomplissement
surnaturel soit de la glorification des Bienheureux, soit de labandon des rebelles leurs propres remords qui leur serve de sanctions (18).
Pour appuyer de telles solutions et clairer un peu davantage ce quon
nomme les fins dernires et leschatologie chrtienne, il nous reste mditer divers problmes, celui de ce qui est appel la fin du monde, auquel est li
celui de lunit et de lextension de lunivers, et celui de la vie ternelle .
Les premiers semblent relever principalement de lordre naturel des choses,
mais ce nest quune apparence : ils sont lis logiquement ces vues surnaturelles ; le troisime, qui met en cause des difficults mtaphysiques et des problmes dordre psychologique et mystique, est plus dcisif encore pour
lpanouissement de cette incohatio vitae aetemae, bauche dj en ltre
humain par ltat de grce. [227]
212
Au plus haut des cieux, dit-on parfois ? Mais, dans notre univers en expansion, ou mme au del de la nue de lAscension, il ny a plus de plafond ;
et nous ne saurions que sourire lorsque le pote astrologue Manilius,
contemporain dAuguste, clbre dans ses vers majestueux les Flammantia
moenia mundi. Point de remparts pour barrer la route des ennemis du dehors dans la Cit de Dieu, pas plus que dans la cration continue de lordre
stellaire.
213
raires [228] prsagent sans prciser les raisons ni les caractres de cette limitation dans le temps ; pas plus quil ne nous est possible de prciser des bornes
relles dans lextension dun espace, alors quil semble y avoir conflit ou mme impossibilit soit dtablir, soit de nier les limites, non plus que lindfinie
croissance de toutes les ralits contingentes. Quelle est donc cette aporie qui
pourrait soulager et stimuler notre pense en face de notre destine matrielle
et spirituelle tout ensemble ? La rvlation chrtienne parat confirmer tour
tour ces diverses thses qui, insistons-y, semblent incompatibles : sommesnous donc en prsence dun abme, insondable notre raison, notre science et
notre foi elle-mme ? Il importe cependant dliminer une contradiction qui
nous mettrait en face non seulement dune incomprhensibilit, mais dune absurdit et dune ngation alternative des enseignements rvls. Sans heurter
les exigences ni de la raison la plus scientifique, ni de la foi la plus intgrale,
nous devons entrevoir la solution dun tel problme mettant en cause les plus
hautes questions et les plus saturantes conclusions (19).
Dabord, cartons la protestation de quelques savants contre le dfi de Dieu
Abraham : numera stellas, si potes. On a pu rire de cette mise en demeure,
comme si nos astronomes avaient rsolu ce problme de numration fixe ;
mais, dautre part, il nous apparat que ce nest point dans lordre physique et
numrique quune rponse peut tre donne au dfi divin. Le nombre et la dure, comme ltendue et lespace ne comportent point une relle infinitude : il
ne sagit que dune virtualit indfiniment accressible. Ce nest donc point
dans cet ordre quune solution peut tre trouve et affirme comme une donne
positive et ralisable. Et cette impossibilit ne doit pas tre considre comme
un signe dimpuissance pour la ralisation dun plan divin, capable de satisfaire aux exigences de la pense et des aspirations des cratures. Ds lors, cest en
vue dune finalit dun autre ordre quil [229] faut chercher la solution de ce
problme divin et humain que nous ne pouvons viter ni ne parvenons rsoudre autrement que par le transfert normal et providentiel du problme cosmique
sur le plan de lordre spirituel et mme proprement surnaturel.
214
215
ques et des incertitudes mmes laisses par les problmes qui simposent, a le
droit et le besoin de proposer, de discuter, de prfrer certaines hypothses explicatives et promouvantes afin daccorder certains enseignements htrognes
des donnes scientifiques et des suggestions explicatives, conformes la fois
au progrs de lastro-physique et aux mditations approfondies sur le message
chrtien 1 .
216
laquelle la matire nest quune inertie. Ne peut-on mme ajouter que, comme
Leibniz lavait affirm, il ny a nulle part passivit pure, que la moindre monade est une force en laquelle retentit toute la nature et de laquelle le monde entier est corrlatif ?
Il y a donc bien un problme des origines, une mtaphysique des forces et
des vieillissements, une ncessaire question des commencements et des aboutissements. Quil sagisse des nbuleuses spirales, des systmes solaires, des
plantes satellites, il est lgitime de parler non seulement de lvolution dans la
dure et ltendue indfinie, mais encore de modifications telles ou de novations si libratrices que, pour les novae (cest--dire les toiles soudainement
apparues et rapidement disparaissantes) ou pour des plantes, on peut parler
dune fin dun monde et des tres quils pouvaient porter.
Il est donc non seulement licite de supposer, mais il est probable ou mme
certain que notre terre, notre humanit auront une fin qui ne sera pas pour cela
la fin de lunivers total, comme si, de notre petit observatoire, lunivers navait
t fait que pour embellir nos nuits et clairer notre science. Aussi est-il lgitime, normal, ncessaire mme daborder un tout autre problme, non plus celui
de ce qui est ante omnia saecula, mais celui qui concerne ce qui est post universa saecula. Non quil faille imaginer que le Crateur, le Mdiateur, le Sanctificateur cessera de produire et de batifier, cela nous ne le savons pas, nous
navons pas besoin de le savoir ; nous navons ni le nier ni laffirmer de notre troit point de vue ; mais rien ne nous empche de concevoir sous des formes diverses une prolifration inexhaustible des gnrosits divines : Dieu ne
spuise pas et nous navons pas limiter la diversit de ses bienfaits. Nest-ce
pas ce que suggraient les rticences de saint Paul lorsque, lev au troisime
[232] Ciel , il en rapportait le tmoignage dune admiration indescriptible ?
Mais rien ne nous interdit, dautre part, lhypothse dune prolifration indfectible de genses nouvelles et de varits spirituelles en des tres que nous
navons pas le moyen dimaginer, mais qui pourront tendre notre merveillement et nos joies dans lhospitalire Cit cleste : rien ne soppose ce quil
nous apparaisse de nouveaux cieux et de nouvelles terres , coeli enarrant
gloriam Dei. Toutefois il nous sufft de savoir par la Rvlation concernant
217
lhumanit que non seulement nous sommes appels une vie immortelle,
dans un monde transfigur avec nous, mais que notre destine surnaturelle
nous unit la vie ternelle elle-mme. Quest-ce dire ?
II
Le problme des origines semble impliquer, par sa teneur mme, le problme des fins dernires. Ds linstant o lide dune ternit de la matire
apparat la raison et la science comme un dfi toute intelligibilit, nous ne
pouvons chapper une question symtriquement inverse : ce qui a commenc
pourra-t-il, devra-t-il finir en une destruction, elle-mme incomprhensible ?
Toute notre mthode dinvestigation rclame une entire cohrence, une suite
justifiable sous tous les aspects que, jusquici, nous avons trouvs pleinement
harmoniss tous gards comme un ensemble dnigmes apparentes et de
mystres non seulement rvls, mais rvlateurs dun ordre satisfaisant et stimulant. Faudrait-il donc, au terme de notre investigation itinrante sans rupture, et qui se trouve tre en outre justificatrice de toutes les exigences de la
science positive, des connexions morales, mtaphysiques et religieuses, demeurer, pour finir, en face dune difficult que, dordinaire, savants et thologiens ont vit dapprofondir, comme si lon se trouvait en prsence dun secret dimpntrable profondeur ? Et le Christ na-t-il pas [233] rpondu obscurment lui-mme aux questions prcises qui lui taient poses sur lpoque redoutable de la fin des sicles ? Car si le Symbole nous affirme que lternit
divine est ante omnia saecula, faudrait-il supposer que symtriquement, il ny
a rien post tota saecula, et que lexpression cartsienne impliquait une cration
indfiniment continue rpond une vrit, une ralit se prolongeant sine
die, sine termine, sans se confondre avec une ternit transcendante la dure
et toutes les contingences dun dveloppement indfini ?
Pour rsoudre un tel problme, il importe dexaminer ce quune critique
aussi intgrale que possible peut et doit nous apprendre sur la dure et
ltendue et sur les notions abstraites de temps et despace dont une rflexion
218
toute notionnelle dgage tantt une sorte de contenant rel, tantt comme une
gnralisation de donnes obvies. Ces problmes du temps et de lespace, de la
dure et de ltendue, de leurs rapports avec celui de limmortalit et de
lternit ont suscit des analyses critiques, des essais de synthse, des solutions mme, bien diffrentes selon le point de vue, psychologique, scientifique,
mtaphysique ou religieux, o on les envisage. Il conviendrait de prciser
dabord les perspectives, souvent exclusives, o divers philosophes se sont
placs ; et il y aurait sans doute lieu de discerner la diversit de leurs mthodes
avant de rechercher la valeur ou linsuffisance de leurs conclusions afin
daboutir un effort de synthse et dunit doctrinale. On sait le parti qua tir
Bergson dune tude rnove de ces apparentes donnes que, ds ses origines,
la philosophie avait mises lpreuve, depuis la thse de Xnophane jusqu
celle de Parmnide et de Znon dle, si contrastantes avec celles dHraclite
et de son mobilisme, de Dmocrite et de son atomisme, repris par picure, tandis que les Stociens avaient imagin des priodes de tension croissante, aboutissant des recommencements comparables des incendies aprs une sorte de
dcharge de [234] lextrme tension. De toutes ces imaginations que leur diversit dnonce comme hypothtiques ou errones, nous navons ici retenir
que linvitabilit dun problme toujours non rsolu. Le secret en serait-il
trouv par une dissociation de deux aspects htrognes que nos besoins pratiques nous auraient amens runir en une fausse intuition ? et suffirait-il de
dichotomiser la dure concrte et le temps abstrait pour nous librer dun problme toujours renaissant et toujours dpass par des solutions sinspirant des
progrs dun relativisme de plus en plus gnralis par les hautes mathmatiques ?
Leffort bergsonien est bien connu et il apparat comme une rnovation gniale de ce problme qui sortait enfin de limbroglio sculaire, grce au discernement de la dualit irrductible de la dure concrte, essentiellement psychologique, et du temps abstrait, traduit et mesur par et dans lespace. Et dans sa
philosophie ouverte, fonde sur des intuitions, non plus unitives, mais toujours
divisibles en de nouveaux problmes, Bergson avait ramen la recherche philosophique et la libert humaine une indfinie spontanit dinventions et de
conqutes en tous ordres, au point que la mort pourrait peut-tre tre bouscule
219
et quune survie temporaire pourrait engendrer une religion qui ne serait pas
seulement fabulatrice, mais permettrait, en notre monde et en notre science, de
fabriquer des dieux. Ainsi la dure concrte, en accumulant la richesse de nos
expriences vitales, de nos victoires scientifiques et spirituelles, de nos investigations psychiques, mtaphysiques, voire spirites, pourrait aboutir une mystique de lindfini ou mme de lternit.
Et voici quun livre considrable, riche tour tour en analyses et en synthses afin de raliser notre participation toujours virtuelle lternit de ltre et
de la vrit, vient encore renouveler ces questions de faon originale. Par la
succession constamment prolonge en un rythme enrichissant, M. L. Lavelle
rajeunit ce problme sculaire, [235] problme toujours la recherche dune
mthode vraiment approprie, la poursuite dune solution rassasiante pour
toutes les exigences de la pense critique, de la vie concrte, des besoins mtaphysiques, des aspirations mystiques, des requtes religieuses.
Comment concilier tous ces efforts plus ou moins divergents ? Quelle procdure employer en cette enqute o les donnes semblent la fois lumineuses
et mystrieuses ? Quel nouveau secours apporte la puissante tude de M. Lavelle ? Il serait soulageant de pouvoir profiter en mme temps de tous les efforts antrieurs et daboutir une vrit non seulement conciliatrice, mais
vraiment unitive. Car la question que nous avons poser explicitement et rsoudre reste entire ; elle est dun tout autre ordre que celle soit des analyses
psychologiques et conceptuelles, soit des relations dont les sciences exactes
construisent indfiniment leurs inpuisables progrs 1 . Il nous faut lenvisager
en tout son ralisme et discerner la valeur des solutions les plus positives, au
double regard de notre conscience et de notre destine totale.
Cf. A. Lautman, Essai sur les notions de structure et dexistence en mathmatiques (Hermann & Cie, diteurs, Paris), ainsi que sa thse complmentaire, Essai sur lunit. uvres de grande porte et doriginalit puissante dun
jeune matre de notre enseignement suprieur, plein de promesses et de projets et qui, aprs avoir travaill, avec le plus ardent et le plus pur patriotisme, pour la France dans la clandestinit, a t odieusement livr et fusill en
1944, laissant sa jeune famille et tous ceux qui lont connu dans une tristesse indigne.
220
221
lAbsolu vritable, lAbsolu en soi, grce lternit qui nest elle-mme quen
tant toute en soi, si [237] bien que, comme le remarquait dj Aristote :
linstant sans dure est ce qui seul peut nous donner une image moins dcevante de ce qui nest pas seulement une dure indfiniment prolonge. Nous comprenons mieux ainsi la difficult de rsoudre, de poser mme le problme de la
vie ternelle ; car le mot vie veille dordinaire en nous lide dun dploiement, limage dune succession dtats : ds lors, comment allier ce qui semble
mouvant et ce qui a t souvent nomm limmobile, limmuable ternit ? Tel
est bien le problme poser de faon ne pas le dnaturer, tout en le rendant
soluble ; car en jouant sur les mots on pourrait ridiculiser ce quon appelle notre fin dernire qui nest pas une fin, mais un infini commencement de ce
qui naura point de fin.
Cette description, prtendue exacte, de lternit a le tort de procder dune
philosophie trop purement notionnelle et discursive, alors quen vrit la vivante philosophie de lAction implique la plnitude dune inpuisable explicitation. De mme que la vie trinitaire en soi est une gense sans commencement
et sans fin, hodie genui Te, de mme la possession de la batitude implique une
affluence inexhaustible dune richesse toujours totale. Dieu, a-t-on dit, ne se
lasse jamais de lui-mme : comment nous lasserions-nous de nous quand il se
donne notre tre, notre tre immensment dilat pour participer cette communication illimite et pour ainsi dire toujours nouvelle et totale ?
En effet, cest en acte que lexprience de cette secrte notion dinfini et
dternel permet et soutient toutes les formes, toutes les oppositions, toutes les
rencontres, toutes les analyses, toutes les synthses de notre vie sensible, intellectuelle, morale et invitablement religieuse, positivement ou ngativement.
Et, en ce sens, la vrit implicite de cette formule qui nest pas ncessairement celle dun panthisme systmatiquement intellectualis demeure toujours vitalement inviscr en [238] tout notre tre prsent et futur : sentimus,
experimur nos immortales, imo aeternos esse (dune manire quil va tre ncessaire de prciser). Cest pourquoi cette entre de lternel en nous comporte
une preuve spirituelle, une dilatation qui semble meurtrire et qui nous fait
parfois souffrir jusqu nous faire crier de douleur par lintrusion de linfini
dans nos limites naturelles, afin de nous enfanter, la mesure de Dieu, cette
222
vie ternelle, dominatrice de toute dure et de toute tendue, si rel et si onreux que soit le page payer sur le pont dont le Christ est le Pontife ternel.
On entrevoit par l combien il importe dintgrer dans la philosophie ce qui
est rellement contenu et indclinablement effectif dans notre conscience, dans
notre action, dans notre destine invitable, destine invitable en effet, indclinable, en raison mme de tout ce que nous portons en nous par notre liaison
avec tout lunivers, par notre libert et nos actes, par linviscration en nous
dune avance dhoirie divine, ft-elle reste anonyme, prgnante nanmoins de
possibilits, de libert et de responsabilit. Loin donc de scinder par des analyses critiques certaines notions empiriquement amalgames, il est bon au
contraire, il est vrai de prolonger leur apparent paralllisme et de faire entrevoir comment et pourquoi elles convergent, sunissent, senrichissent linfini,
dans lternit et par lpanouissement de notre surnaturelle destine en une
batitude ternelle qui est le but suprme et justificatif de la cration, cration
inintelligible ou mme injustifiable sans cet aboutissement accessible toute
volont fidle elle-mme, fidle la motion qui anime toute sa destine 1 .
[239]
223
III
Sous un aspect plus saisissant et que nous imposent les rcentes dcouvertes astronomiques, notre problme de ltendue et de lespace, de la dure et du
temps qui senchevtrent nous amne poser, sous une forme plus concrte et
plus nigmatiquement positive, voire mme imprative, une autre question plus
frappante. Lastrophysique nous suggre un univers en expansion et que les
nbuleuses spirales sloignent les unes des autres avec une vitesse prodigieuse ; mais alors, partir de la nbuleuse primitive et au del de ces nbuleuses
partielles, comment concevoir une existence pralable dun espace ? y aurait-il
un vide illimit, dj subsistant avant toute cration, et ny a-t-il pas une
contradiction dans cette ide dun espace rel et vide, un indfini, une sorte de
nant rel ? Ou bien faudrait-il interprter ce dploiement spatial dans la dure
mme et, avec Platon, le dclarer luvre dun dmiurge qui, tant bon, dploie sa gnrosit dans cette ordonnance mme du , monde
dordre, de beaut et de bont ? Toujours est-il que les deux notions abstractives de temps et despace, concrtises dans les termes dtendue et de dure,
simposent nous comme des donnes intelligibles dans la mesure o elles expriment luvre ordonnatrice dune bont qui nest pas seulement un neutre,
bonum est diffusivum sui, mais qui est immense gnrosit et dont le but apparat non seulement comme bauchant une image de sa puissance et de sa sagesse, mais encore comme une [240] ralisation non point ostentatoire, mais effective de son amour et de ses dons.
On ne saurait donc rsoudre les invitables problmes quimpose
limbroglio des couples enchevtrs, temps et dure, espace et tendue, en
leurs entrecroisements dfiant toute solution rduite leur complexe relativit,
si nous ne passons point une perspective plus haute que celle o ces notions
ont trop souvent enferm les spculations de la philosophie et de la science. Il
est donc normal, ncessaire et mme invitable dlever le dbat, insoluble si
on ne le rattache au problme de lternit et de notre participation la vie
224
ternelle. Les prcdentes analyses ont pour rsultat de nous faire reconnatre
lchec de toute solution exclusivement immanentiste et de justifier notre accs
au problme de la transcendance en mme temps que celui de notre vocation
cette vie ternelle, but rel et ultime de ces cratures qui, appeles la vie dans
la dure, ont cependant jouir par une sorte de rtrospection et dextension
illimite de lternelle vrit et bont. Notre fin dernire est de ne point
avoir de fin et mme de rcapituler tout ce qui a exist dans la dure, selon la
perspective de tout le dessein crateur et batificateur.
225
2. Examinons ce que le christianisme propose notre adhsion avec une insistance qui nadmet aucune hsitation. Une premire vrit nous est affirme :
Dieu seul peut tre dit ternel dans toute la force de ce terme nous imposant
lhtrognit de ce qui est ante omnia saecula et luvre, contingente et
temporelle, de la cration. Mais est-ce dire que ce qui est n dans la dure ne
peut persister sans fin ? Le problme ainsi soulev comporte plusieurs solutions quil convient de discerner. Sans doute, sous linfluence dAristote, plusieurs docteurs du moyen-ge ont admis au moins comme possible la prennit
dfinitive de ce qui a t appel lexistence ; on a mme pu parler de
lternit de la cration en sauvegardant seulement sa relation de dpendance
lgard du Crateur, seul principe absolu, sans contamination daucun dualisme
initial. Nonobstant, il faut, en ce qui concerne notre monde terrestre et notre
humanit, retenir lenseignement qu son terme nous donne lvangile en annonant sinon en prcisant la date, les signes, les suites de cette fin des
temps pour la dure terrestre de lhumanit. Il importe de tenir compte de ces
diverses donnes.
3. Autre aspect de cette mme aporie, et qui touche de plus prs des exigences la fois mtaphysiques et religieuses : discernons-en les difficults
prciser et rsoudre, a) Comment ce qui a commenc tre peut-il [242]
avoir, non certes en soi, mais ft-ce en Dieu, une vrit, sinon une ralit proprement ternelle ? b) Inversement, comment ce qui a t (notamment un pch grave) peut-il chapper la loi de lirrversabilit du pass et permettre
labolition non seulement de ce qui a t, mais aussi de la mort spirituelle justement encourue ? et comment comprendre lentre du pcheur dans la vie
ternelle, cest--dire dans une batitude qui suppose une annihilation dun mal
qui a t trop rel ? c) Comment ds lors considrer le temps et la dure,
lespace et ltendue dans leurs rapports entre eux et en relation avec
linscable et unique ternit, envisage en elle-mme et dans son ordre qui ne
peut tre que surnaturel puisque tout ce qui est nature est n ?
Discern, nous lavons vu, ds lantiquit, ce problme de lun et du multiple, de labsolu et du relatif, et dabord rsolu par la plus paradoxale des antithses, na cess de circuler travers les plus multiples systmes de la spculation humaine. Sous une forme plus directe il se retrouve, toujours plus stimu-
226
lant, nous lavons vu aussi, chez nos contemporains. Peut-tre nous permettrat-on dinsister encore et de le reprendre en ses rapports avec tout lample problme dune psychologie mtaphysique et dune inspiration religieuse
souvrant sur lternit.
Au lieu de procder par analyses abstractives sparant et dnaturant de faciles et factices intuitions, il semble plus vrai et plus fcond de recourir des
synthses embrassant tous les moments de la pense et tous les ingrdients de
laction. Au lieu donc de rejeter et de dvelopper, dans labstrait nos mditations sur le temps et lespace pour les confronter ensuite avec la dure concrte, nourricire de lesprit, et avec ltendue, domaine apparent de laction, il
importe car cest la vrit vcue de considrer lunit relle de lactivit
en mouvement et de laction constructive qui est essentiellement et intgralement solidaire dune seule, unique et indclinable destine. A ce [243] prix
seulement on ne dcompose pas, on ne dnature pas, la vivante intgration,
sans laquelle la libert perd sa vritable nature et sans laquelle aussi les synthses rellement indispensables font place des initiatives arbitraires, des promesses imaginaires, des quivoques fallacieuses ou troublantes, des rechutes dans les phantasmata.
Mais suffira-t-il de substituer des analyses dislocantes et des prouesses
dialectiques, o se confondent des donnes techniques et des imaginations
spectaculaires, un esprit de synthse pour reconstruire toute la science de
laction, toute la conversion la vie de lesprit, toute la religion naturelle, capable de se purifier et de sterniser elle-mme par ses propres forces mthodiquement employes ? Si ingnieusement applique quelle soit, une telle mthode dpuration et de construction, quoique fconde en maintes vrits en
cours de route, ne semble pas adapte pour poser compltement ni, encore
moins, pour rsoudre notre problme. Et pourquoi en est-il ainsi ? Serait-il
donc vrai que nous ne puissions, par et pour nous seuls, construire et sublimer
notre destine personnelle, non point sans doute dans les abstractions que sont
le temps et lespace, mais dans la dure concrte et ltendue relle o se dveloppent nos conqutes et nos obligations totales ? Une fois de plus, ici, il nous
faut comprendre que ltendue et la dure ne sont point des donnes absolument htrognes, indpendantes lune de lautre, ni surtout sparables en leur
227
228
time union Celui qui seul a pu dire : Je suis Celui qui suis et qui a tout
dispos pour que certaines de ses cratures [245] donnent un sens lunivers
en pouvant participer, supra-temporellement et supra-spatialement, sa propre
batitude.
Lternit est mal comprise lorsquon la traite dimmobile. La vie trinitaire
est une permanente circulation ; de mme aussi la vie de la cration est une gense toujours en expansion et, comme le dit Leibniz, un passage des perfections inexhaustibles. Mme pour les lus, il ne sagit pas dune simple vision :
rien de plus faux que ces fresques o lassemble des lus apparat comme un
amphithtre dans lequel chacun demeure immobile, la place qui lui a t assigne. Et ne peut-on mme supposer que lunivers en expansion contribue
une novation incessante dans les richesses quon ne se lassera pas dadmirer en
Dieu et dans ses uvres ?
Il ny avait pas de temps avant toutes les cratures, et mme sil y a une
cration pralable la dure, Dieu en est encore et toujours la cause antcdente. Une telle hypothse, si trange quelle paraisse, a pour objet ncessaire la
condamnation de tout dualisme et la certitude de la divine antriorit de la cause premire et du pur agir. Saint Augustin marque en traits de feu les deux faces de la suprme question rsoudre : ou bien notre dispersion et notre perte
dans les vanits de la dure et les illusions du temps 1 ; ou bien la recollection
229
en Dieu qui nous [246] modle plastiquement, non plus seulement en son image, mais en sa forme, en nous configurant son Verbe ternel par son Fils mdiateur et son Esprit sanctificateur, au point de pouvoir dire que nous sommes
conformes Dieu : ecce distentio est vita mea... At ego in tempora dissilui... et
tumultuosis varietatibus dilaniantur cogitationes meae, donec in le confluam
purgatus et liquidus igne amoris lui. Et stabo atque solidabor in te, in forma
mea, veritate tua (Confessions L. XI, ch. XXIX, XXX et passim.).
Mais cet unum necessarium ne se donne pas nous comme une ncessit
de nature ou de raison. Cest par une docilit laborieuse et soumise un ordre
autem, umbra, non reditura sumus. A ces rflexions sans esprance perspicace, soppose un conseil vraiment humain et chrtien : fugit hora, manent
opera : ergo dum tempus habemus, operemur bonum. De ces tmoignages
quil serait intressant de multiplier, ne se dgage-t-il pas une conclusion
confirmant nos analyses critiques sur les illusoires ralisations ontologiques
des quatre notions, des quatre nigmes, temps et espace, dure et tendue ?
Ce qui subsiste, cest bien lternelle vie ou lternelle faillite.
Au parc de Dijon, sur les bords de lOuche, un long rectangle de pierre
est fix dans le sol et porte inscrits, de distance en distance, les signes du
zodiaque, afin de permettre lobservateur de se placer, selon les saisons,
au point do son ombre sera projete sur les carrs o sont graves les heures selon la diversit quotidienne de la course solaire. Lesprit bourguignon
jouant sur les deux sens du mot style, qui sapplique ou la tige dont
lombre se promne sur le cadran ou lart littraire dont parlait Buffon en
son clbre Discours sur le style lAcadmie franaise a popularis ces
mots : le style, cest lhomme mme. Ce dicton comporte une signification plus profonde quil ne parat dabord, car lapprciation et la mesure du
temps se rfre tout un ensemble de donnes scientifiques et
dapprciations subjectives qui ne se ramnent jamais une ralit matriellement objective. Comme le suggre aussi lnigmatique inscription : metitur omnia tempus, sed homo mensura temporis, il est donc vrai et sage de
considrer le temps et lespace, non point comme des ralits ontologiques,
mais comme des constructions mentales au moyen desquelles nous organisons nos connaissances et nos devoirs pour nous prparer et pour aboutir
une destine supra-temporelle et supra-spatiale. Malgr les apparences matrielles et mme psychologiques, notre ide du temps et de lespace implique rellement cette vrit vcue : lhomme naurait pas cette notion et cet
usage de lextension et de la succession sil ne possdait la certitude implicite dtre supra-temporel et supra-spatial.
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231
[248] ici daffirmer, comme une sanction toute conforme au dessein providentiel, cette ternit de la rcompense pour la fidlit terrestre la vocation de
lhumanit docile la grce sanctifiante. Mais tandis que pour les impnitents
la peine na dinfinitude que dans la prolongation du dam, cest--dire de la
privation de Dieu, les joies clestes ne comportent pas seulement une interminable flicit : elles apportent dinpuisables richesses et dillimits accroissements damour, de jouissance et de gratitude par la dcouverte en Dieu et en
ses uvres dindfinis trsors et de nouvelles ralisations. Cest ainsi que
lcoulement mme de la dure procure des aliments toujours rafrachissants et
toujours rchauffants pour les besoins de tout notre tre quil ne faut point nous
reprsenter, en lau-del, comme une sorte de rapt qui enlverait notre humanit la possession de ses facults et de sa personnalit. Cest en cela mme que
lHomme-Dieu sert de mdiateur universel, de soleil des esprits, de confident
inviolable de chacune des personnes batifies, en mme temps que chacune se
rjouit de toutes les autres. Cest l aussi ce quimplique la Communion des
saints, ce quexprime linvitation : multiplicamini ! en mme temps que ce vu
rpt et ralis quils soient tous un comme mon Pre et moi nous sommes
un ! dans lunique procession de lEsprit. Telle est lexpression, toujours balbutiante, de cette esprance, si diffrente de celle du panthisme nous rduisant, en ce monde plus encore que dans lautre, une instantanit fugitive qui
nous dpersonnalise dans laffirmation du Grand Tout. Une telle dsappropriation qu certains gards on peut admirer ou plaindre ne saurait tre en
effet quune rsignation mle dorgueilleuse srnit et dvanescent espoir.
Combien diffrente est la foule des mes formes la pratique des huit Batitudes, sans arrire-penses gostes, sans limites dans le dvouement aux uvres de misricorde auxquelles, au-dessus de tout calcul, se consacrent ceux
qui vivent dans la pleine gnrosit. [249]
232
CONCLUSION
ET TRANSITION
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234
235
quelle se prpare, se synthtise une intgration organisatrice dune vie et devenant consciente delle-mme. Au prix de cette intgration, qui suppose dune
part une expansion toujours accrue et produit dautre part une prise de possession en des organismes la fois plus complexes et plus unifis, se dveloppe
une ralit individuelle, une idiosyncrasie, une vie intrieure cette organisation mme et pouvant servir de point dappui lavnement dune connaissance rflchie, dune activit originale, dune finalit, non plus seulement interne
mais capable de tendre librement des fins extrieures et suprieures de simples instincts organiques. Cette attitude libratrice ne saurait cependant tre dtache de toutes ses origines et de toutes les motions qui ont suscit les progrs
accomplis vers une volont consciente des responsabilits que nous avons vu
natre des progrs mmes de la connaissance et des ressources rsultant de ces
progrs. Cest ainsi que la conscience ne peut pas ne pas raliser en elle un
sentiment du devoir, une option faire, une destine accomplir. Et cela partout o lascension de la nature en son volution fait surgir de ses dmarches
primitives lide dune norme infuse comme une vertu sminale ds lorigine
de toutes choses. Cest ainsi encore que, du fait mme de lincontestable tre
et des premires manifestations des tres diversifis, sbauche et se dveloppe
ltagement des ralits organiques et des lois infuses dans le mouvement ascensionel de la nature inanime, vivante, pensante et devant accomplir une destine qui apparat comme la [253] raison suprme de lunivers et des tres,
prpars devenir les arbitres dociles ou rebelles lgard de la finalit de toute cette hirarchie.
Chemin faisant, sest manifest nous lenchanement de ce quon peut
appeler, en tous les sens de ce mot, un ordre, une logique interne, une norme
immanente, une motion vers la transcendance. Ds le mystre primitif des origines cosmiques et travers les donnes successives de lexprience historique, des progrs scientifiques, des aspirations morales et religieuses, une interdpendance pourtant sans continuit spontane nous est apparue plus de
haut en bas que de bas en haut, quoique de part et dautre la pense aille la
rencontre des origines premires et des fins dernires. Il soffre donc notre
rflexion intgrale une cohrence qui se vrifie dans les deux sens, se recouvrant alors mme que, pris isolment ou partiellement, ils paraissent parfois se
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237
contradicteurs en leurs violences mmes, les divisions qui paraissent incoercibles, alors que tous se rclament de la raison, de lhumanit, de la paix, du progrs, de lintgrale vrit, de lunit tant prconise ?
En face de cette question intestine, plus grave que toute autre, il sagira
donc pour nous de prciser les points de friction, dexaminer les origines des
incompatibilits, en nous rfrant toujours aux vrits authentiquement admises et pratiques dans les camps hostiles. Peut-tre alors la bonne foi des uns et
des autres dcouvrira-t-elle, sinon un devoir de conversion, du moins une obligation de [255] tolrance nexcluant pas la dfense des liberts lgitimes et des
cooprations patriotiques et internationales.
Un pre, une mre ne morignent pas leurs fils adultes comme sils taient
encore des enfants. Il y a donc dsormais une forme dobdience, la fois plus
discrte lgard des personnes, plus explicite, plus enrichie dgards envers
les ignorances inconscientes ou les erreurs involontaires. Plus contenue en face
des penses adultes et devant ce que Bacon nommait les idola fori, ce que Bentham avait dcrit comme des sophismes parlementaires plus ou moins habiles, plus ou moins inconscients, la vie moderne des intelligences et des foules
est tellement complexe et volue si vite quil y a lieu dviter les intransigeances immdiates, les incompatibilits apparentes, les mprises fondes sur des
ignorances partielles ou des amphibologies verbales. Pour rester juste, il faut
toujours demeurer charitable et bienveillant, mme lgard de ses contradicteurs. Notre rle humain nest pas de condamner les errants, mme quand nous
rfutons ce qui nous parat tre leurs erreurs. Toujours mieux vaut clairer et
complter les inpuisables vrits que de pourchasser les innombrables et
fuyantes aberrations. Sans doute, en notre pense, en nos actes, toujours complexes et suscits par une logique formelle si facilement exclusive de toute
conciliation, nous risquons de devenir ce quon appelle, sans remarquer assez
le dangereux, le mauvais sens de ce mot, des partisans. Le bien et le vrai ne
connaissent pas de partialit : cest quelque chose de simple, de logique, de
sincre, de complet. Lors mme que, dans les luttes intestines quoffrent nos
ides et nos socits actuelles, il y a dire non en face derreurs exclusives et
dattitudes fausses, nous devrons toujours chercher dcouvrir et raliser
limprieuse vrit de cet adage : bonum ex integra causa, malum ex aliquo de-
238
fectu. Dj, en maintenant la double autonomie de la philosophie et du christianisme (tout en reconnaissant la connexion indclinable qui prvient toute
rupture ou [256] tout antagonisme), nous nous sommes prpars arbitrer les
conflits qui surgissent indment entre lauthentique tradition et les prtentions
dun ordre nouveau, censment affranchi non seulement de lvangile et de
lglise, mais de toute foi religieuse, de tout autre culte que celui dune domination charnelle, dun mythe du sang, de la science, de la force ou de la masse.
Mais cest encore contre bien dautres mprises que nous devons envisager les
incompltudes, les dfaillances, les inconsquences intellectuelles, morales,
sociales, politiques, spirituelles mme tendant prvaloir, diversement accouples, dans nos socits contemporaines. Il nest pas surprenant que tant de carences et de prsomption entranent une prolifration de luttes, de souffrances
et de destructions. Il sera dautant plus rconfortant de retrouver les vrits associes et les conditions actives dun quilibre en mouvement dans cette marche de lhumanit, non seulement vers un progrs temporel, mais encore vers
son but ternel. [257]
EXCURSUS
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Une remarque pour faire ressortir toute ltendue de leffort entrepris en cet
ouvrage qui, quoique diffrent, maints gards, de la triologie sur la Pense,
ltre et [258] lAction, en est cependant le couronnement, cest lvocation
241
de limage de la clef de vote : supposant tous les murs et mme toutes les
pierres angulaires, les associant en assises leves de bas en haut, supportant
par l infiniment plus quelle ne pse elle-mme, elle prvient seule
leffondrement plus ou moins rapide de toute la construction. Cest pour cela
que, au lieu dinscrire en tte de ce volume un titre qui pourrait sembler plus
littraire et allg nous avons d recourir au double article qui spcifie davantage lide matresse que nous avions cur de signifier et de faire prvaloir :
la philosophie , cela veut dire que, quelles que soient les vrits lgitimes
des esprits et des mthodes, il y a cependant une vrit intgrale et unifiante
qui domine tous les systmes et laquelle aboutissent et se suspendent toutes
les recherches qui, pour raliser la consigne quun ancien se prescrivait : rationem, quocumque ierit, sequar, convergent vers lunum necessarium par toutes
les avenues dune spculation pleinement consquente avec elle-mme. Le
christianisme , lui aussi, est singulier : larticle qui prcde ce nom propre et
incommunicable indique quil ny a pas plusieurs interprtations htrognes,
quelle que soit dailleurs la varit salutaire des intelligences, des caractres,
des mthodes contribuant rassembler au centre de lunit ces tres spirituels
qui, tous marqus dun sceau spcial et dune mission singulire, ont dautant
mieux former une harmonie infiniment riche.
Ainsi, se justifie ce que, ds lintroduction du tome premier, nous avions
appel la ncessit paradoxale du double baptme de Jean et de Jsus afin
daccomplir toute justice par lapport de la coopration de lhomme et de
Dieu et, plus prcisment encore, de la raison et de la libert humaine, de la rvlation et de la grce surnaturelle. Il y a donc une double initiative et lune
vient au devant de lautre pour oprer une transformation salutaire dont saint
Bernard, avec une exactitude admirablement clairvoyante, a dcrit dans son
trait de libero arbitrio et gratia la complexit dynamique et la fin sublime.
(Cf. La philosophie et lesprit chrtien, t. I, p. 90.) La lumineuse [259] concision de cette essentielle doctrine est si dcisive quil semble bon de remettre
sous nos yeux cette synthse du grand Docteur : non partim gratia, partim
liberum arbitrium, sed totum singula opere individuo peragunt ; ut mixtim, non
singillatim ; simul, non vicissim per singulos profectus operentur. Totum quidem hoc, et totum illa ; sed ut totum in illo, sic totum ex illa. (XIV, 47.)
242
Cette analyse manifeste la double motion qui travaille en effet toute notre
humanit et montre en mme temps que, quoique venant dune mme source
suprme, ces deux mouvements de nature et de grce doivent sunir sans se
confondre jamais pour que subsistent ternellement tout ensemble la parfaite
charit de Dieu et la personnalit et la dignit de lhomme, fidle en mme
temps sa nature et sa vocation suprme.
Quiconque voudra bien se rendre compte dun ensemble partout cohrent
et mditer en tous ses aspects cette unit plastique de lordre providentiel en
toute impartialit de raison, verra tomber sans doute maints prjugs, abandonnera maintes objections. Et pourtant cette vue spculative ne peut jamais dterminer, par elle seule, lassentiment de foi ni le consentement effectif aux
prceptes positifs du dogme et de la pratique chrtiens. Cest donc que
lexpos thorique, si complet, si lucide quil soit, ne saurait suffire subjuguer ou plutt librer tout ltre humain. Un incrdule qui se croyait de trs
bonne volont et dsireux dune foi complte disait un jour : O faut-il que
jaille maintenant, puisque, sans objection qui tienne, je ne puis cependant faire
aucun acte de foi ? Si je savais la route suivre, jirais me promener sur le
chemin mal fam qui menait saint Paul Damas. Des problmes nouveaux
soffrent en effet, simposent mme notre tude circonspecte et audacieuse en
mme temps : sil est dit qu lhomme faisant tout ce qui dpend de lui, en
toute sincrit, Dieu ne refuse pas la grce opportune, on ne saurait, en face des
bons dsirs exprims ou mme prouvs par une me, se borner dclarer :
demandez la grce et attendez la lumire. Une analyse plus attentive des
moyens offerts par le christianisme et des dispositions intrieures que [260]
lhomme doit cultiver en lui-mme rclame de nous une recherche mthodique
qui non seulement porte sur les cas individuels relevant de la direction de
conscience ou des mthodes apologtiques, mais qui concerne essentiellement
les conditions universelles de cette symbiose thandrique dont le premier tome
a dcrit, si lon peut dire, le squelette et lanatomie, dont le second entreprend
dexaminer la physiologie et lactivit fonctionnelle. Ce nest dailleurs pas
seulement dans lintimit des consciences quil y a lieu de chercher le moyen
dinviscrer cette vie surnaturelle qui chappe essentiellement lintrospection
directe ; cest aussi dans lhistoire gnrale des socits humaines o agissent
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II
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simple niveau dun ordre naturel, il apparat que la nature primitive elle-mme
tait prpare et fondamentalement organise en vue de cette fonction suprieure et de ce couronnement obligatoire, faute duquel resterait dfigur le
chef-duvre divinement entrepris. Noublions pas en effet que la surnature
destine lhomme nest ni une cration surajoute un ordre pralablement
constitu, ni une simple promotion de ses facults naturelles par le concours
ordinaire de lassistance divine. Il sagit bien dune motion toute gratuite qui
ne peut se confondre avec laspiration congnitale et le don primitif de la nature raisonnable. En sa plus secrte initiative, la grce surnaturalisante ni ne pouvait fusionner avec le plan natif, lactus primus de lhomme en tant quhomme,
ni ne pouvait cependant sen dtacher sans dsquilibrer ldifice spirituel,
chef-duvre dune charit triomphant pour ainsi dire des obstacles mtaphysiques. Cest pourquoi la faute originelle, qui consistait prtendre incorporer
la souverainet humaine les divins avantages de llvation suprme, ne pouvait laisser subsister ni la proprit, pour lhomme, de la grce, toujours innaturalisable, ni mme lintgrit naturelle de tous les soubassements de ldifice,
entirement dispos [263] en vue dune assomption de tout ltre humain la
participation de la vie et de la batitude trinitaire.
On ne saurait donc trop insister sur ce qui donne la clef de laspect paradoxal et mystrieux du dessein initial et des pripties dramatiques qui rendent
profondment compte, au regard mme du philosophe, des rcits bibliques et
de leurs apparences populaires et anthropomorphiques : ce sont plus que des
paraboles, plus que des faits, ce sont des vrits en acte ; et, quelle que soit la
part du littralisme accessible tous, le sens en est dune ralit spirituelle et
substantielle qui commande toute la suite des mystres chrtiens, tout le drame
des consciences humaines, toutes les fins suprmes de lhumanit.
Il nest pas tonnant ds lors que la faute originelle ait t le point de dpart
dune mdication complexe, dune exigence rnovatrice des conditions de vie
et de salut pour la crature, dun plan rnov de la Providence en ce qui
concerne laboutissement laborieux et finalement victorieux de luvre lvatrice qui avait t et qui est reste la souveraine intention de Dieu sur notre
monde et sur lhumanit.
246
III
Une autre remarque semble utile pour caractriser les limites et lesprit
mme de cet ouvrage. De mme que la philosophie, sans pntrer dans les divers domaines scientifiques, en scrute les donnes et en recueille les rsultats
partiellement confirms, de mme notre prsent ouvrage recourt aux donnes
chrtiennes sans entrer dans la diversit des coles thologiques, ne retenant
que les enseignements essentiels et unanimement admis. Bien plus, cest sous
lexpression compatible avec le langage philosophique que nous offrons au
lecteur les affirmations vraiment dfinies et dans la mesure mme o elles
peuvent tre suggestives et stimulantes, nous efforant de ne jamais confondre
deux domaines essentiellement autonomes dont la connexion peut soprer par
une symbiose grce une philosophie de laction.
On aurait tort de borner le rle de la philosophie [264] ne point combattre les donnes et les exigences de la foi et de la pratique chrtiennes. Il serait
insuffisant encore de placer cte cte la fidlit la conscience morale et aux
vertus normalement humaines et la docilit effective aux enseignements du
christianisme. Les droits et les devoirs de notre humanit ne sont pas seulement
juxtaposs ou prparatoires des vrits, des actions, des vertus plus hautes
encore ; car, ct ou mme au-dessous comme au-dessus des exigences de la
moralit consciencieuse, une motion, distincte de cet appel intime, une motion
surnaturelle de grce ne manque jamais tout fait tout tre humain parvenu
lge de raison et devant opter pour ou contre ces touches secrtes, si anonymes quelles soient, mais sans que cet appel puisse tre impunment refoul et
dsobi.
Nous comprenons ds lors la porte dune vrit trop souvent mconnue de
la plupart des moralistes se contentant dune morale sentimentale ou rationnelle. En fait, notre science thique ne forme jamais un systme rationnellement
clos ; et saint Paul avait not avec force que nous ne faisons jamais tout le bien
auquel nous aspirons, tandis que la propension au mal ou limparfait nous as-
247
servit trop souvent malgr nous, en nous laissant dans lignorance de tout ce
que nous aurions eu accomplir pour raliser un idal que nous ne discernons
jamais compltement par notre conscience laisse elle-mme.
Il y a donc l un problme difficile prciser et pour ainsi dire impossible
rsoudre pour deux raisons : la premire cause de cette obscurit provient de ce
quen effet nous ne percevons pas, par nos moyens naturels, toute ltendue de
notre vocation ; car, appels que nous sommes une destine surnaturelle par
des motions subconscientes que nous ne savons ni nommer ni reconnatre
comme telles 1 , mme alors que notre foi nous avertit de [265] leur ralit possible, nous sommes toujours exposs dfaillir en nusant point de toutes les
nergies de la nature et de la grce. Dautre part aussi, la concupiscence, qui
jamais en ce monde nest totalement teinte, tend faire le mal, mme quand
nous le hassons et nous rendre infidles au bien mme que nous aimons, ainsi que le note encore le grand Aptre.
Cest pourquoi, ce quon appelle la morale laque, voire mme ce quon a
tent de constituer comme un catchisme moral demeure non seulement incomplet, mais pauvre en efficacit et faussement optimiste dans la mesure o
on mconnat linsuffisance dune thique base sur les bons instincts de la nature et sur la force de la raison, refusant de laisser souponner que nous avons
monter plus haut : faute de cette aspiration, comme aussi de notre appel et de
notre confiance en un sursum, nous restons au-dessous de la nature intgre et
en faillite lgard de notre indclinable et totale vocation.
248
IV
249
expression) rserve ltre que nous sommes, et qui ne peut pas ne pas avoir
les stigmates dune dchance volontaire, une participation plus explicite, plus
mritoire sa rhabilitation, ft-elle toute subconsciente dans sa fidlit la
motion secrte du secours rdempteur. Nous avons prcdemment analys et
justifi les diverses tapes, les formes progressives, les conditions ncessaires
et suffisantes une efficace coopration cette grce salvifique. Lobjet prcis
de ce tome second est dindiquer les voies divines et humaines par lesquelles
se restitue la grce de salut ou les consquences dun refus obstin dont
lauteur est seul saccuser lui-mme. Ainsi, cest ltude de lintervention fidle ou rebelle de la libre volont de lhomme que nous avons mettre en lumire, en tenant compte de toutes les industries divines par lesquelles la rdemption, indfiniment continue, soffre, sinsinue et peut sinviscrer ou se
perdre au plus secret des curs et des volonts humaines. [267]
250
Sil pouvait en tre ainsi, cest Dieu mme que les hommes gnreux accuseraient justement de manquer son devoir et dencourager des faiblesses qui
engendreraient le mpris des hommes mmes pour ce Pre cleste qui les laisserait dans un tat incompatible avec la seule vraie notion du bonheur.
Dautres mprises contribuent trop souvent des reproches dobscurit ou
de duret contre le Christianisme, ds lors que doctrine et vie chrtiennes sont
prsentes sous la forme, pourtant authentique, de leurs exigences surhumaines. On naccepte pas, souvent mme on ne souponne pas le paradoxe qui est
par excellence celui du Christianisme. Quest-ce dire ? Cest au Concile du
Vatican quest d lnonc clair et complet de cette vrit essentielle : il ny a,
pour lhomme, quune destine, elle est indclinable et cest une destine surnaturelle, destine telle cependant que lhomme ne peut se raliser [268] par
ses seules forces et quelle suppose une grce surnaturelle, grce toujours inconsciente en elle-mme, sans que lignorance invincible, en labsence de toute
rvlation, excuse le refus de cette vocation. Voil un des points, vital ou
meurtrier, autour duquel se dcide le sort ternel de chaque homme.
Cest pour attirer lattention de tous les esprits capables de rflexion que
les sous-titres des tomes I et II du prsent ouvrage proposent une sorte
dnigme qui pose le contraste et suggre la solution dune aporie vraiment
fondamentale. Certains lecteurs ont reproch ces sous-titres dtre si obscurs
quon ne peut russir y saisir aucun sens. Prcdemment, javais propos des
formules plus claires, trop claires mme, car elles laissent passer inaperue la
difficult de saisir le trs grave problme mconnu par trop desprits, problme
qui est cependant rsoudre si lon veut se rendre compte des justes exigences
divines et y rpondre par une entire justification.
Ce qui arrte en effet beaucoup desprits sur le chemin qui les conduirait
la lumire chrtienne, cest le contraste entre deux affirmations, apparemment
incompatibles lune avec lautre. Dune part, il nous est enseign que nous ne
pouvons, par nous seuls, parvenir la solution sans laquelle nous sommes
condamnables et, dautre part, le caractre surnaturel de cette solution, qui
nest point facultative et qui se trouve impose ceux mmes qui en ignorent
lexistence et les moyens daccs, est et demeure toujours hors des prises de
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les insuffisances quon navait point aperues et changer pour ainsi dire de sol,
de climat, dhorizon.
A maints gards, on peut dire que cest cette novation philosophique dont
nous avons entrepris leffort prolong reprenant en sous-uvre, et dun point
de vue strictement exprimental et rationnel en mme temps, la gense de la
[273] pense, la doctrine de ltre, le sens et la porte de laction. Pour en saisir la signification, il ne suffit donc pas dexaminer isolment, ltat fragmentaire, les analyses et les solutions proposes chemin faisant : il est indispensable de saisir lunit dintention, de direction, daboutissement qui conditionne
toutes les assertions successives en les rapportant une conclusion dominante,
celle mme qui manifeste linclusion virtuelle dans la motion originelle (do
procde tout llan humain) du terme invitable auquel notre destin est imprieusement et librement suspendu. A ce prix seulement il est possible de comprendre et de juger leffort entrepris.
Mais ce nest pas seulement du ct dune philosophie totalitaire et autarcique que provient la difficult surmonter pour quil y ait possibilit de rencontre vritable et instructive entre spculation rationnelle et authenticit religieuse. Il se trouve que, par suite de contingences historiques et dadaptations
originellement salutaires, le sentiment de lincommensurabilit entre
lorganisme philosophique et lenseignement chrtien dun ordre de grce tout
gratuit sest de plus en plus stabilis en certains esprits sous la forme dune
dualit normale entre le domaine philosophique et le domaine surnaturellement
religieux. Peu peu on en est venu des attitudes qui, dans leur diffrence
mme, aboutissent la sparation davec la recherche religieuse : les uns prtendent une philosophie close et dfinitivement tablie sur des positions qui
laissent la religion le soin de la stabiliser sous son autorit ; dautres proclament la philosophie toujours ouverte, sans limites assignables, sans rien
dabsolu, soumise seulement la dcouverte dintuitions qui suscitent une volution cratrice par le ddoublement mme des aperceptions successives ;
dautres enfin, sparant une fois pour toutes la philosophie et la religion, tiennent une sorte de comptabilit de conscience en partie double sans rechercher,
sans admettre mme des relations mutuelles entre ces deux disciplines quils
estiment htrognes et incommunicables, alors cependant que ce mot discipli-
255
ne doit voquer toujours la fois une norme des vrits connaissables et [274]
une norme de la conscience morale et de la destine humaine. Or, cest ces
trois conceptions, exclusives les unes des autres, que nous devons galement
chapper pour rsoudre lunique et invitable problme de la vrit en soi et de
la destine humaine.
Aperoit-on ici le tort immense que de telles conceptions peuvent entraner
dans lordre non seulement de la pure vrit, mais dans les rapports entre les
diverses disciplines qui ont prsider lunion des penses et des actions humaines, dans leur dpendance lgard de leur fin suprme et de leur bien
commun ? On ne peut se drober au devoir dappeler les esprits rflchir sur
une dficience devenue trop habituelle, sur une carence mme de la civilisation
quon prconise pour les temps nouveaux. Quon mdite en effet sur les habitudes de plus en plus adaptes la mise en valeur des ressources scientifiques,
industrielles, conomiques, et sur le sens abaiss ou dnatur que lon attribue
aux forces dites morales ou mme spirituelles : il semble que, pour la plupart,
le but de la vie nest que de faire carrire en ce monde de la concurrence, o
les leviers de commande sont pris par les hommes qui ont russi dans ce quil
est convenu dappeler les affaires, lesprit raliste, les comptences pratiques
ou techniques. Or cest l une mconnaissance des conditions normales et des
obligations suprieures dun vritable ordre humain, li quil est une culture
quon nommait justement librale et gnrale, parce quen effet elle librait les
intelligences dune spcialisation trop utilitaire et parce quelle comportait une
gnrosit, cest--dire un dvouement au genre humain, au bien commun, aux
vrits universelles, au service des mes et de Dieu.
Sil est vrai quen fait notre destine ne peut saccomplir, individuellement
ou socialement, dans la seule enceinte de la vie terrestre et des vises naturelles, si notre vraie fin est rellement une destine suprieure, il apparat encore
plus clairement que la construction dune socit, nationale ou internationale,
qui prtendrait tablir la collaboration et la paix sur la seule organisation conomique et politique, est et restera toujours condamne un [275] chec final.
Car lhomme ne vit pas seulement de pain ni mme pour labondance des
biens prissables et fongibles, non pas mme pour des satisfactions esthtiques,
sentimentales ou intellectuelles : il y a en lui des aspirations et des sductions
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Afin que ce suprme mystre du corps mystique du [279] Christ ait un sens
cohrent et conforme tous les enseignements du Christ lui-mme et de la tradition dveloppe sous lassistance de lEsprit-Saint, diverses propositions
complmentaires doivent tre maintenues ensemble ; elles sclairent, se soutiennent et senrichissent mutuellement, mme l o subsiste un entre-deux
dont la claire intelligence nous chappe, sans que nous soyons autoriss pour
cela mettre en doute ou opposer lune ou lautre de ces assertions rvles :
dune part, le Christ nous a dit lui-mme quil rside et se met en nous et,
dautre part, il nous promet de nous mettre en lui : serait-ce donc pour nous enlever finalement nous-mme, non par une extase et par une ligature de toutes
nos puissances naturelles, mais par une vision o nous oublierions notre personnalit ? Non, sans aucun doute, car lui-mme aussi nous affirme, nous promet que, loin de nous enlever nous-mme ou de nous laisser dans le rle
desclaves gavs de joie par la bont de leur matre, il fait de nous ses amis, ses
frres et comme sa mre : Jam non dico vos servos, sed amicos. Quicumque fecerit voluntatem Patris mei, ipse meus frater et soror et mater est. Cest donc
que, pour que la vie surnaturelle dans la batitude soit rcompense pleinement
gote et conscience de leffusion divine en notre propre tre, il reste indispensable que lordre naturel de lesprit subsiste et que notre personne propre jouisse de sa conscience rflchie, de sa conscience interpersonnelle, de sa conscience surnaturalise par la communication mme des trois Personnes divines,
distinctes et une dans lineffable Trinit.
Ainsi peut-on apercevoir mieux encore quen tout ce qui prcde, ce
quimpliquait, ds ltat dinnocence, le dessein surnaturalisant pour une nature
intgre, mais finie et faillible. Ainsi galement sclaire celui de lincarnation
du Verbe dans une nature vraiment et compltement humaine et indlbile,
point de dpart et point darrive de ce mystre de la Mdiation et de la Rdemption. Aussi entrevoit-on comment ce Verbe incarn associe tous les lus
ce corps mystique, la fois source, canal et fate de notre humanit batifie
dans la multiplication illimite [280] de la Communion des Saints et de la
communion avec le Dieu mme de toute saintet, de toute flicit, de toute
charit.
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gnances, les ngligences, ou les agressions auxquelles sont en butte les dogmes, la morale et la pratique chrtiennes.
Aprs avoir indiqu les diverses formes dune survie qui ne peut manquer
daboutir une ternisation dun tat dfinitif, en fonction mme de cette fin
laquelle nest soustrait aucun homme, scrutons davantage laccomplissement
de luvre essentielle de la cration. Toute la fin de lunivers, cest de contribuer la multiplication des esprits appels la batitude par le Verbe incarn,
dans la maison du Pre et par lopration du Saint-Esprit. Ici encore la raison
philosophique a un certain rle jouer, des conditions dintelligibilit discerner pour la ralisation dun tel rve qui doit tre littralement la souveraine ralit. Une premire question simpose notre lgitime besoin daffirmer des
vrits ralisables ; car il sagit dabord dchapper une premire difficult
o sarrtent certains esprits dont les exigences sont lgitimes puisquelles
nous font dcouvrir de bienfaisants aspects.
On sest souvent heurt effectivement cette objection qui nest pas ngligeable : en ce qui concerne la vision batifique, est-il concevable que notre
humanit puisse voir face face la splendeur de Dieu ? Dans une conversation, attribue saint Thomas par lun de ses premiers biographes, le Doctor
eximius, comme il lappelle, demandait : est-ce travers des espces ou sans
voile que nous contemplerons lclat de Dieu, labri de tout blouissement ?
Et le ravissement, lextase (qui, en ce monde mme, enlve parfois les saints
eux-mmes) nous laissera-t-elle perptuellement, au Ciel, hors de nous-mmes,
sans que nous gardions conscience de notre personnalit et de notre joie ?
En effet, cette difficult est grande, peut-tre [282] mme insoluble quand on
ramne tout une vision uniquement intellectuelle et passive ; elle ne peut tre
rsolue quen tirant argument dautres vrits, dautres aspects que fournit
lenseignement chrtien. Car nous avons tenir compte de plusieurs donnes
non seulement complmentaires, mais co-essentielles pour chapper cette exclusive imagination dune vue toute spculative, dans limmobilit dun rapt
qui supprime lactif amour et lexercice de nos facults humaines et il faut
mme ajouter de nos intimits divines.
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Noublions pas en effet que le Verbe fait chair est en nous, que nous appartenons dj, sur terre, et participerons plus encore en la vie cleste ce Corps
mystique dont une encyclique rcente de Pie XII montre les riches aspects doctrinaux et les fruits prcieux offerts la pit. Il ne sagit donc pas seulement
dadmirer un merveilleux spectacle, crasant pour des tmoins quaccablerait
une inpuisable beaut ; car ce qui fait notre rcompense, notre joie, sans limites mais non sans pense, sans mouvement damour, sans conscience de notre
rle personnel dans limmense cantique de louange et de gratitude, cest justement cette coopration ce quon peut appeler lincessante et permanente fcondit de la vie divine en Dieu, en chacun de nous et en tous ceux qui, avec
nous, vivent en Jsus-Christ.
Mais ce nest pas tout : pour que soit concevable et ralis un tel dessein, il
importe, il est indispensable mme que rien de ce qui a servi ldification
dun tel difice form de pierres vivantes qui montent jusquau Ciel, rien ne
soit omis, depuis les fondations mmes dune telle structure jusqu son sommet, qui na rien dune tour de Babel o les ambitions et les passions humaines
avaient abouti la discorde des esprits et la confusion des langues. Tout au
contraire : la clestis Urbs srige par la sublimation de tous les matriaux qui
relient, sans permettre de les confondre, les ralits gocentriques, si lon ose
dire, la divine et universelle fcondit, en laissant son existence, sa vitalit
propre chaque pierre de cet difice qui doit devenir un monde nouveau, un
ordre [283] chang, un corpus spiritale, selon une expression de saint Paul,
une scala santa nous permettant de monter sur les traces et par le secours de
notre Mdiateur et Sauveur jusqu lunion transformante, sans cependant
quaucun tre cr puisse pntrer jusqu la substance de la Dit ni aspirer
lunion hypostatique, privilge inalinable de lHomme-Dieu. [284]
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5. Htrognit du surnaturel
et de la nature mme spirituelle.
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vue thique ou asctique, ce nest pas dans notre immanence, mme pntre
et travaille par la grce, quil est possible de dchiffrer la lettre et lesprit des
vrits rvles et des mthodes sanctifiantes.
Il suffirait danalyser de prs le premier chapitre de lvangile de saint
Jean pour tablir avec exactitude les distinctions relles faire et cette htrognit dorigine, de connaissance, de discipline qui, tout en incarnant profondment la vrit et la vie surnaturelle, la sauvegarde absolument de toute promiscuit.
Ainsi donc, quoique toutes deux procdent de Dieu, nature et surnature
sont inconfusibles, et cest ici le sens du mot htrogne. Car si, de part et
dautre, Dieu est crateur, mdiateur et rmunrateur, il reste vrai que le terme
exact est celui dadoption, bien propre obtenir la distinction substantielle en
mme temps que lintimit paternelle, fraternelle et toute vitalisante de
lhabitation trinitaire en nous ds la vie de grce, et de notre habitation personnelle en la vie de gloire. Et, mme en cette perspective finale, le mot
dadoption devient en quelque sorte une litote, cest--dire que pour prvenir
tout excs et toute confusion, une telle expression ne suffit pas non plus suggrer toute la circulation de la divinit en ses cratures glorifies et, en un sens
expliquer, assimiles . [287]
6. Le problme du miracle.
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naturelles qui chappent aux sens, telle la transsubstantiation dont les thologiens ont dit quelle est le plus miraculeux des miracles ; tantt, autre usage
plus multiple, le miracle dsigne un fait quon peut appeler anormal en tant
quil excde et les puissances naturelles et les explications purement humaines,
fondes sur le dynamisme de la vie spirituelle.
1. En son sens fort et le plus essentiel, le mot miracle dsigne ce qui, dans
des faits perceptibles, prouve une divine ralit dont nos sens et nos modes actuels de connaissance ne peuvent absolument pas constater adquatement la
vrit intrinsque, nul ne pouvant, durant cette vie terrestre, en percevoir
lclat et la prsence dominatrice. Il faut donc pour justifier une foi raisonnable, mais distincte dune vidence imprieuse, certains signes effectivement
probants, mais laissant place un mritoire et sincre effort de notre droiture
intellectuelle et de notre consentement volontaire.
Cest sous cet aspect que le miracle se trouve ralis en ce qui concerne les
mystres glorieux, prouvs en mme temps que crus, grce la convergence
des signes expressifs pour la rectitude de nos constatations et de vrits intrinsquement surnaturelles qui ne sauraient tre directement perues ni intuitionnes par nos modes actuels de connaissance [288]. Il rsulte de l que
lauthenticit de ces miracles, tels que la Rvlation les enseigne, offre, ct
des vidences humaines, certains avertissements trs propres nous faire sentir
que la vraie foi rclame une transposition des donnes naturelles et rationnelles
en des perspectives ultrieures et en des adhsions soumises cet ordre surnaturel dont nous ne pouvons ici-bas constater lminente ralit.
2. En dehors de ces miracles que lon peut appeler constitutifs de lordre
chrtien, ce mme terme de miracle est applicable, encore lgitimement, et
sous des rserves quil va falloir brivement indiquer, certains faits qui, au
regard des expriences communes, scientifiques, morales et religieuses, offrent
une signification instructive et difiante et quon peut considrer comme une
marque visible dune intervention providentielle. A la diffrence de ces miracles essentiels et qui sont ceux que lvangile et les enseignements officiels de
lglise imposent justement notre adhsion (telles les gurisons opres par
le Christ, les prodiges rapports dans les Actes des Aptres), les faits qualifis
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de miraculeux relvent non pas de la seule judicature du vulgaire ou des savants, mais denqutes de lautorit ecclsiastique permettant la pit une
juste et salutaire dification, sans exiger toutefois une soumission de foi. Il est
bon mme de noter que nous sommes mis en garde contre les exaltations populaires, contre les tmoignages de certains tmoins ou historiens. Le miracle, en
ce sens driv, implique pour le chrtien des enqutes prudentes afin que soient
dtermines les relations entre les faits et les significations de ces faits, les vertus des personnes objets du miracle et la valeur spirituelle de leurs rsultats.
Il faut en outre remarquer que, ds les origines de lglise et dans les temps
dignorance et de crdulit, le Magistre a toujours t en garde contre les pratiques des faux dmiurges sans se laisser attirer sur un terrain o tant
dillusions et de supercheries peuvent se donner carrire et profit.
Rappelons encore quon a abus dun texte de saint Augustin [289] pour
ramener les miracles une analogie qui les rejetterait dans la vrit commune
de laction divine : sous prtexte que Dieu nagit point par des lois gnrales,
mais que chacune de ses interventions est une application singulire de son
omniscience et de sa toute-puissance, il ny aurait, dans le miracle, rien de plus
que dans les lois ordinaires des vnements, et on conclurait de l que ce que
nous appelons miraculeux ne contient rien dautre que les manifestations habituelles et banales. Saint Augustin avait os une interprtation dont on a pu
trouver la formule trop hardie, en ce sens quil avait paru la ramener une
simple notation pour ainsi dire numrique : tous les faits, quels quils soient,
impliquent chez les causes secondes une intervention de la Cause premire. Or,
lagent humain est port mconnatre cette coopration et considrer les
faits et les actes comme appartenant la seule nature ou la seule volont libre ; et, ne laissant aucune place lefficience divine, relle pourtant quoique
masque sous lapparence dune force toute naturelle, de telles manifestations
ont, par leur rptition mme, assiduitate viluerunt, selon lexpression
dAugustin, perdu la valeur dun tmoignage divin. Aussi, en tudiant, dans
lAction I, les causes secondes, avions-nous d manifester, dans toutes nos actions, la part de la Cause premire.
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saurait [292] trop tenir compte ; et il ne faut pas que lapparente superftation
de cet ordre secret de la grce serve dexcuse des infidlits qui sont non seulement morales, mais spirituelles et religieuses. A ceux qui cherchent des
chappatoires ou des amnisties, il faut rappeler la rponse entendue par
laptre Paul se plaignant des assujettissements auxquels le condamnaient son
corps de mort et ses tentations : ma grce te suffit , rponse manifestant la
raison profonde de nos responsabilits.
Ainsi se fait comprendre toujours davantage la connexion de toutes nos
obligations distinctes, sur des plans diffrents, mais aussi justement relies entre elles, avec les exigences morales de notre tre et avec celles dcoulant des
divines motions de la grce.
Il nous apparat clairement que la gratuit est le trait commun de ce qui
peut porter le nom de grce : grce du Crateur, comme lappelait Malebranche, lorsquil sagit du don primitif accord par Dieu lhomme, appel dans
ltat dintgrit primitive une lvation ultrieure si lpreuve ncessaire
sa libert, encore intgrale, triomphait de la tentation indispensable au mrite
de sa destine suprieure ; grce du Sauveur qui, aprs la chute et la perte de
lintgrit premire, est obtenue par luvre rdemptrice, motion secrte dont
aucun tre humain nest absolument priv ds lors que la conscience sest
veille en lui, sous laction de sa nature raisonnable et des prvenances du
Christ mdiateur et rdempteur.
Il convient de noter les grces prvenantes, celles qui prparent lutile emploi des touches secourables et des cooprations de notre libert des sollicitations premires. Un accueil dj librement utilis prpare le don de nouveaux
adjuvants, plus riches et dont la responsabilit saccrot mesure que la conscience est plus veille en lhomme et plus certaine dune obligation infinie.
Mais ici il importe de discerner deux cas trs distincts : sil sagit du baptis
qui dj porte en lui une vie surnaturelle sans lavoir perdue par sa faute, les
nouvelles grces adventices consolident, enrichissent, fortifient la grce baptismale par la parturition des vertus relatives la nature des actes fidlement
[293] accomplis ; dautre part, sil sagit dun tre humain dpourvu de la
vie surnaturelle, la fidlit aux grces actuelles prpare laccs cette grce
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ordre, on ne saurait fournir aux postulats de notre nature spirituelle les buts suprmes [297] et les moyens de discerner et de raliser les exigences de notre
indclinable vocation surnaturelle. Partout donc se retrouvent avec une autonomie relative une connexion, mieux encore, une symbiose, conformes
notre fin vritable et laccomplissement de notre devoir total, explicitement
manifest par la Bonne Nouvelle. Et toute la civilisation dpend, pour son progrs, de cette connaissance toujours accrue et de cette pratique toujours plus fidle au message intgral de lvangile et de lglise. Cest en ce sens que,
dans notre tome troisime, nous aurons dvelopper cette synthse originale et
cette symbiose salutaire de la raison et de la foi, selon cette mthode cyclodale
qui maintient partout la distinction et la stimulation rciproques de lordre humain et de lordre chrtien. [298]
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terre au Ciel parce quelle est avant tout une descente du Ciel pour attirer tout
le terrestre jusquau cleste.
Le Don de Crainte. Du point de vue de notre pense discursive et de notre prparation morale, il convient au philosophe de mditer laspect ascensionnel des divers dons et leur connexion subordonne. La Crainte a t, chez
le peuple lu et dans lducation de lenfance et des socits humaines, un
principe de formation qui prpare les progrs ultrieurs. Mais lorsquil sagit
de la crainte du Seigneur , il y a lieu surtout de discerner les diverses sortes
de craintes, non seulement hirarchises, mais diffrencies et subsistant toujours, mme dans la plus haute perfection de leur source et de leurs effets. Car
la [299] crainte peut provenir de la plus exquise charit comme dun gosme
instinctif : elle manifeste lme linaccessibilit du Dieu rvl et toujours
cach, en face de qui tout est comme nant, et qui appelle cependant
ladoration (quaucune parole humaine ne peut exprimer) de ce Dieu que
lancienne Loi de crainte dfendait mme de nommer, tant sa justice est
connue comme implacable, et tant sa bont surpasse toute ide et tout sentiment. Mais la nouvelle loi damour enrichit et transforme cette terreur tremblante, qui nest plus la crainte de lesclave ni du pcheur sans pardon : elles
est, comme le remarque saint Franois de Sales, non la frayeur du chtiment ou
de lintrt, mais la soumission aimante du fils, de lpouse mme qui redoute
de ne point aimer assez, de contrister le Pre ou lpoux. Ainsi ce don de
crainte assouplit lme, lattendrit, la rend humble et dlicate dans sa confiance
et dans son noble lan. Et voil comment la crainte prpare et anime la pit.
Le Don de Pit. Pour bien entendre le sens de ce don de lEsprit, que
lme nest point capable par elle-mme dacqurir en son excellence surnaturelle, il faut nous souvenir que, dans la langue latine, pius dsigne non point
tant les marques extrieures ou lhabitude dune dvotion pratique, mais la
douceur attendrie, compatissante et serviable qui, libre de lgosme et de la
duret orgueilleuse, compatit Dieu et au prochain. Lme ainsi pntre de
douceur, dactive compassion, songe plus au Christ souffrant, aux preuves des
autres mes, aux malheurs et aux dangers qui accablent les corps et les mes,
qu ses propres infortunes, soubliant heureusement elle-mme, en slevant,
sans mme sen apercevoir, ce quon a nomm la vie pour les autres et pour
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Dieu. Combien nous sommes loin de cette fausse conception que beaucoup se
font dune pit trop souvent caricaturale, dont Montesquieu disait avec une
cruaut qui porte plus loin que ne le mritent certaines pieuses illusions : La
dvotion est la persuasion quon vaut mieux que les autres.
Le Don de Science. Le don de science prolonge, en marquant un chelon
de plus, les dons de crainte et de [300] pit. Mais par cette relation avec les
dispositions qui en sont une condition intgrante il diffre, sans la contredire,
de cette science humaine laquelle natteint jamais le vritable tat dme que
seul peut infuser lEsprit divin, quoique leffort humain, sous laction ordinaire
de la grce, puisse ou doive y disposer nos facults naturelles. La science dont
il sagit ici nest pas seulement cette sincre et courageuse recherche de la vrit et des vertus intellectuelles que suppose, que dveloppe, que confirme la
persvrante application des savants dans tous les ordres, positif, moral, social,
mtaphysique, o sexerce et se satisfait partiellement le besoin de certitude et
de scurit qui travaille lhumanit. Selon ltymologie qui dordinaire lui est
attribue, le mot science drive dune racine qui, dans le sanscrit, suggre
lide de fendre, danalyser, de dcomposer, afin que soit compris et que puisse
tre reconstitu lordre dexplication et de production des objets que nous
avons connatre ou matriser. Mais dans lordre naturel, jamais cette analyse, non plus que cette synthse, ne sont exhaustives, ni totalement unifiantes et
oprantes. Il y a des sciences dont la continuit, mme partielle, nest point entirement obtenue et pose un problme. Sil y a solidarit des sciences htrognes et russite indfiniment extensible dans leurs applications, toutefois la
Science, au singulier et avec une majuscule, nexiste pas et nexistera jamais
ltat de solution intgrale et suffisante dans lordre naturel.
Cest reconnatre cette vrit et cette impossibilit quaboutit normalement luvre critique de la philosophie, consciente de ses aspirations congnitales et pleinement cohrente avec ses exigences normales en face de la disproportion entre llan initial et les dficiences incurables de la pense et de
laction. La docte ignorance dun Pythagore ou dun Socrate traduit laveu sincre dun apptit incoercible et dune insatisfaction naturellement invitables.
Ce nest pas seulement le connais-toi toi-mme qui trace lhomme, pris
du monde visible, le sens de sa vritable orientation et la voie dune recherche
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plus digne de lesprit ; cest encore cet aveu : tout ce que [301] je sais, cest
que je ne sais rien, rien de ce qui est pourtant le tout de lhomme et de sa destine. Aussi la science des saints procde-t-elle dune humilit qui ouvre la
science de Dieu une voie purifie de toute prsomption et qui rserve laction
intrieure du Saint-Esprit le discernement de lunique ncessaire et du suprme
but de la destine humaine. En ce sens, ltonnante parole du Christ fait briller
sa lumire et sa bont paradoxale : Je vous bnis, mon Pre, de ce que vous
avez cach ces choses aux savants selon le monde et de ce que vous les rvlez
et les rservez aux simples et aux petits. Car il sagit non de la science qui
enfle et qui se perd en des distinctions spculatives ou en des conqutes utilitaires, mais de la recherche du bien et de la docilit la droite conscience et au
bon vouloir.
Cest pour cela aussi que le don de Science, en ce quil a de comprhensif,
de concret, de pratique, suppose la purification de lme par la crainte du mal
et de loffense Dieu comme par lattendrissement du cur pieux, tourn vers
lactif sentiment de la charit divine, du dvouement aux mes pour leur salut
et leur docilit aux desseins de Dieu sur elles. Malheur, dit Bossuet, la science qui ne se tourne point aimer et agir. Incompltes donc et fausses toute
sagesse humaine, toute science qui se dsintressent du service des vrits vivifiantes ou qui, pire encore, tournent les dcouvertes de la connaissance humaine des uvres de destruction et au service des pchs capitaux.
Toutefois, si la science, donne par lEsprit comme tous les autres dons de
cet influx surnaturel, procde formellement den haut en son aspiration unitive,
elle sinsinue dans la diversit des efforts discursifs qui caractrisent
llaboration humaine de lordre intellectuel. Une telle action de lEsprit, qui
tend immuniser les recherches thoriques et pratiques de la culture humaine
contre tout scientisme et contre cette fausse suffisance obnubilante pour tant
desprits humains en les fermant lEsprit divin, convient particulirement
lattitude du philosophe ; car, en raison mme du caractre universaliste et dominateur [302] de la spculation thique et mtaphysique, le danger est plus
proche et plus nocif qui consiste prtendre raliser, par la puissance naturelle
de notre pense et de notre volont, nes, semble-t-il, pour linfini et pour la libert autonome, la souverainet autarcique et totalitaire de la vie personnelle et
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sociale. Aussi est-ce un devoir essentiel pour la philosophie de marquer les limites des connaissances scientifiques et mme de la spculation mtaphysique,
en tant que leur porte reste toujours incomplte, dficiente, expectante cependant et confiante en une ralit transcendante et en une vrit do procde la
certitude implicite de notre dpendance, de notre responsabilit, de notre vocation ultrieure tout ce que les sciences peuvent nous apprendre ou nous procurer.
Cest sous un tel aspect que la philosophie doit rester, comme ltymologie
et lorigine historique de son nom lindiquent, une recherche modeste, de vritable esprit scientifique, fait de prudence critique et de confiance, sans dcouragement comme sans prsomption. Dj en tudiant, les responsabilits de la
pense (La Pense, t. II, p. 140, seq.) nous avions analys les vertus intellectuelles qui, chez le savant, non seulement assurent tous les devoirs de
lhomme, mais vivifient mme, en les situant en leur plan, ses recherches
scientifiques. Nous voyons maintenant plus clairement les raisons profondes et
les conditions compltes de cette puret et de cette fonction suprieure de
lEsprit de Science. Et il est instructif de montrer brivement comment, dans
ltagement des explorations discursives, lesprit du vrai savant communie,
jusque dans ses applications particulires, cette vision implicite du tout, cette inspiration qui, dans le dtail mme des connaissances acqurir et des dcisions prendre, peut participer la science des saints et aux dons unitifs de
lEsprit. Ce sera encore un moyen de faire voir comment une philosophie intgrale peut saccorder et mme concourir avec laction surnaturelle qui constitue la vie mme du christianisme.
Par ces analyses, nous nous trouvons amens examiner plus fond et
interprter selon la puret transcendante de son sens plein et authentique ce
don de Science ; les [303] deux mots que rapproche cette expression ne semblent-ils pas se contredire ? et lide mme quvoque naturellement le caractre scientifique des connaissances humaines auxquelles sattachent plus que jamais tant defforts, tant destime et tant dinfluence, nexclut-elle pas la possibilit mme dune simple dotation recevoir du dehors ou den-haut ? Montaigne ne raillait-il pas juste titre ceux qui attendent de leur matre une science
toute faite, comme on verse une liqueur dans un flacon avec un entonnoir ?
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Bien plus, peut-on appeler science cela mme qui, reu et compris, nest que
subi avec une docilit passive qui ne sappliquerait qu des usages utilitaires
et dintrt tout pratique ? De telles questions nous avertissent quentre la
science acquise par linitiative ou la coopration naturelle de lesprit et le don
quapporte et suscite en lme fidle la Science infuse par lEsprit divin subsiste, au del ou lencontre de certaines analogies, une diffrence essentielle
dont il importe notre raison de se rendre compte, afin de discerner ce que la
philosophie peut dcouvrir dans cette richesse, qui la dpasse sans se passer
entirement delle il est philosophique encore de reconnatre la certitude des
dficiences inhrentes au savoir humain, et davrer les desiderata, au moins
implicites, quun secours divin peut combler.
En scrutant le don de Conseil, nous aurons remarquer le caractre synthtique, mieux encore, unitif de cette perception dautant plus sre quelle dfie
toute analyse et excde toute acquisition discursive. Il ne faut toutefois pas dprcier ou dclarer chimrique et nuisible le discernement prcis des raisons
universelles qui fondent la vrit et le jugement des esprits clairs et mthodiquement comptents. Justement parce que lordre divinement institu compose
un ensemble qui, du point de vue tout la fois humain et surnaturel, offre une
cohrence rigoureusement logique en mme temps quassouplie aux inspirations de la charit, on ne doit pas oublier que cet aspect notique prsente, sans
prjudice pour linspiration pneumatique, un objet quau sens fort du mot on
doit appeler vraiment scientifique. Sans doute leffort humain ne saurait [304]
suffire relier, galer lun lautre ces deux aspects concrtement unis ; mais
prcisment le don de Science quapporte lEsprit confre nos connaissances
laborieusement acquises, une signification intgralisante.
Nous retrouvons ici lide fondamentale dont sest inspire la mthode de
tout notre ouvrage : la science humaine a raison de se dployer en toutes les directions, mais elle ne parvient pas sunifier, se satisfaire pleinement. Elle
serait donc tente de conclure en dernire analyse par ce mot dcourageant :
ignorabimus ! Le mot de notre destine, le secret de la vrit totale, nous
chapperaient toujours, telle une nigme insoluble, si le don de lEsprit, qui
nous enseigne ce que les Livres saints nomment le tout de lhomme,
napportait le secret de notre existence. Le don de Science procure lme
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lattente patiente et lespoir certain de cette lumire qui seule nous manifestera
la plnitude de la vrit dans lunit du dessein providentiel, dessein qui ne
se trouvera ralis que par laccomplissement du vu suprme du Christ
conviant les cratures que nous sommes lunion adoptive dans la vision batifique et la possession de la vie ternelle. En rsum, sil est vrai que
ltymologie mme du mot science implique lide dune sorte de dissection
analytique ou mme de vivisection organique et fonctionnelle, il convient
dadjoindre ces aspects quon ne peut jamais compltement totaliser et
unir une intgration dont notre connaissance humaine ne parvient jamais
obtenir toutes les conditions, tout le secret. Jamais nos analyses les plus techniques ne saisissent le secret de la synthse parce que laction divine coopre
toujours toute action des causes secondes. Bacon disait justement que notre
science opratoire ne peut jamais que mettre en prsence les forces naturelles
et que lefficacit de cette exprience demeure mystrieuse. Ce quil appelait
natura quae intus transigit rclame de nous laveu dune incompltude de nos
connaissances les plus certaines et de nos actions les plus efficaces. Toujours
donc, comme disait aussi Bossuet, notre science est courte par quelque endroit
et ce point de jonction, cette causalit conditionnant tout le succs de nos actes,
cest bien ce que [305] le don de Science doit joindre nos certitudes spculatives ou pratiques afin de nous prmunir contre toute mconnaissance orgueilleuse et de nous prparer recevoir cette science des saints qui cherche et
trouve Dieu en toute la nature et en toutes les connaissances fragmentaires et
les actions humaines.
Le Don de Force. Si la pit est dautant plus aimable quelle ignore son
propre dvouement, si la science est dautant plus fconde quelle est humblement ouverte et soumise lEsprit, elles ne sauraient cependant se dvelopper
sans exiger des efforts et des sacrifices, afin de ne point se partialiser, de ne
point cder au seul sentiment, de ne point se fermer aux aspects dplaisants ou
irritants, de ne point exclure les ennemis mmes des croyances aimes et des
intrts les plus lgitimes. Aussi, pour confrer la pit comme la science
un caractre universel, surhumain, hroque mme, un don complmentaire et
destin permettre de plus hautes ascensions, est le don de Force. En quoi est-
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il suprieur la vertu cardinale de force qui en est lassise, mais quil surpasse
en son principe et par des caractres originaux ?
Ce nest pas seulement une habitude moralement acquise par une pratique
assidue dune volont courageuse et persvrante jusquaux sacrifices hroques, selon le prcepte souvent rpt dans la Bible, virilement accueilli et observ : sta vir ! confortare et esto robustus ; la Force, en laquelle consiste le
don de lEsprit, tout en supposant la grandeur dme et lnergie dune volont
intrpide devant le danger, les tentations, le respect humain, lgosme, procde dune matrise suprieure toutes les considrations, toutes les rsolutions
dont nous pouvons trouver le principe naturel au fond de notre raison et de notre gnrosit spontane ou acquise. Elle sallie la douceur, lhumilit, la
patience inaltrable, laccueil des preuves, quelles viennent soit de Dieu
soit des hommes qui nen sont que plus purement aims. Elle ne ressemble
donc pas la dure et orgueilleuse constance du stocisme, ni mme cette ataraxie du sage antique ou du contemplatif bouddhiste qui cherchent dans une
indiffrence [306] souveraine ou dans une piti compatissante et annihilante,
la tranquillit prochaine de la mort ou du nirvana. Cette Force, procdant, non
de lhomme, mais de lEsprit divin, qui associe lme la passion du Christ et
lui communique sans aucune ostentation la paisible assurance bauchant ou
prparant en elle lhrosme du martyre, implique donc lassimilation du fidle
la crucifixion et la glorification du Verbe incarn, qui est all jusqu traverser non seulement lextrme souffrance corporelle et les humiliations sanglantes, mais limpression mme de labandon divin. Ainsi le don de Force
arme la faiblesse humaine par et pour les purifications passives, qui mnent les
mes les plus hautes et les plus intrieures jusquau dpouillement complet,
jusqu lunion transformante, jusqu la configuration du vieil homme Celui
qui est la fois sa victime et son sauveur. Et cette Force nexclut pas, elle avive au contraire la douceur, la tendresse et lhumilit ; car ce sont les mes gnreuses qui souffrent le plus des mconnaissances, des humiliations, des
preuves morales ou physiques et qui ont le plus besoin de secours surhumains
pour subir saintement les preuves de lme.
Le Don de Conseil. Mais, comme le remarquait saint Jean de la Croix,
cette purification loin de dtruire la nature raisonnable, lui confre une clair-
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voyance et lui procure un quilibre de toutes les facults, dlivres des partialits passionnes comme des illusions personnelles. Aussi le don de Force est-il
accompagn dilluminations et de perspicacit judicieuse. Et cest l ce qui
constitues cette impassibilit personnelle et cette impartialit lumineuse et courageuse, ce discernement suprieur toutes les passions quapporte le don de
Conseil. Ce terme, traditionnellement emprunt aux textes inspirs et
linterprtation de lglise, condense la signification de lenseignement paulinien sur lhomme vraiment spirituel qui, par son dtachement absolu de ce qui
est prissable et goste et par son rattachement universel lordre de la Providence, est plac, pour ainsi dire, dans la perspective mme de la vrit complte des jugements divins et des fins ternelles : spiritalis homo dijudicat omnia.
Ici non plus, il ne sagit [307] pas seulement dun bon sens inn, dune exprience acquise et consomme par lobservation de la nature humaine : cest un
don global, accord aux mes fidles aux touches de lEsprit et recevant en
partage, mme si elles gardent une sorte dindigence personnelle, une supriorit de tact, une justesse infuse et dlicate de perception et de dcision. En raison mme de leur abngation propre, ces mes ont une transparence et une sorte dubiquit et de comprhension des autres qui met en elles, non pas tant pour
ce qui les concerne directement que pour lestimation des difficults rsoudre
et des valeurs hirarchiser, une sorte de divination, comme si elles possdaient des antennes inaperues delles-mmes, mais manifestes par la sret
de leurs dmarches et de leur jugement, de leur conseil. Cest ainsi que la saintet, jusque dans des voies extraordinaires quelle peut tre appele ouvrir,
ft-ce paradoxalement, conserve dordinaire un souverain bon sens et un ralisme trs pratique pour surmonter des obstacles qui, la prudence naturelle,
avaient d paratre infranchissables.
Par l se laisse apercevoir lorigine plus quhumaine de cette perspicacit,
qui ne vient pas seulement dune dotation de la nature, mais qui relve de ce
que, ds le temps apostolique, on a nomm les charismes, cest--dire des effets extraordinaires tmoignant des touches secrtes de lEsprit dans certaines
mes privilgies, pour leur croissance propre et pour le bien de la communaut chrtienne. Sans doute la distinction de ce qui procde de la clairvoyance
humaine et de ce qui est dorigine divine est dlicate, difficile, souvent mme
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impossible devant des faits, des prvisions, des cures dont les causes, malaisment connues en raison mme des multiples ressources de la simple nature
humaine, ne peuvent tre dtermines quavec lextrme prudence de juges expriments et autoriss pour ce discernement des esprits , lequel dailleurs
ne se passe jamais dun recours au caractre spcifiquement spirituel et, du reste, nengage pas la foi ; mais ce qui simpose aux fidles, cest prcisment la
ralit, possible et srement tablie en certains cas, dune [308] action surnaturelle o le don de Conseil trouve se vrifier et fournir ses propres preuves.
Ici encore et dune manire minente nous retrouvons le leitmotiv de toute
notre entreprise et de cette harmonie entre la pense et laction, laction qui,
tour tour, prcde et produit deux formes de connaissance, une cognition et
une agnition, de telle sorte que, dans lme docile, le don de Science se complte normalement par le don de Conseil et, fortifis par celui de Force, ils
trouvent leur perfection par le don suprieur dIntelligence afin daboutir au
don suprme de Sagesse qui les suppose, les synthtise et les surpasse tous.
Le Don dIntelligence. Intelligere, selon ltymologie, intus legere, cest
lire fond, entrer dans lintime recel, apercevoir le sens qui, sous les mots,
sous la science mme, restait voil ; cest dchiffrer ce quon ne parvient pas
saisir tout dune vue, tout dune prise. Ici encore, le don de lEsprit peut paratre contredire, en ralit il accomplit le vu et la prtention que lintelligence
humaine, laisse elle-mme, ne saurait atteindre ou procurer entirement.
Lire, en effet, ce nest pas encore saisir directement et fond, sans la mdiation des signes ou le symbole dune lettre mdiatrice, la vrit pleinement
relle, sans espces interposes ; mais cest dj la comprendre en sa signification labore, au point que les intermdiaires significatifs semblent sidentifier
avec le contenu substantiel et spirituel des donnes perues ou des fins vises.
Et ce nest point seulement pour le dtail des choses connatre, vouloir
et faire que lintelligence exerce son emprise et devient, selon une expression
traditionnelle, captatrice des tres et de leur vrit : cest en devenant unitive,
hirarchisante, totalisante. Aussi, pour mettre en pleine valeur notre facult
dintelligence, le don de lEsprit divin la rattache de bas en haut et du dtail
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de cette impression dune vrit qui partout excde nos lumires humaines,
carte toute prsomption et nous rend modestement dociles au seul intellectualisme pleinement vridique, celui de lEsprit-Saint qui nous maintient dans
lhumilit intellectuelle et dans le sentiment du recours la prire pour connatre nos vrais devoirs, daprs la vrit divine : notam fac mihi viam, Domine,
selon cette loi qui est comme une lumire attache nos pas dans limmensit
obscure des voies divines : lex, lux et lucerna pedibus nosiris.
Cest ainsi que pour connatre les sentiers du Seigneur et pour conseiller aussi les mes dsireuses de suivre les appels de la vie intrieure, le don
dIntelligence, au sens fort du Saint-Esprit, est plus lev, plus sr que les dons
de Science et de Conseil. Cest en cette acception seulement que le beau nom
dintelligence sapplique selon toute son tymologie et toute sa force originale : lire au fond dune me la vrit dune vocation, le dessein de Dieu, apprcier tous les biens terrestres et toutes les fonctions humaines selon la hirarchie
des valeurs et daprs la mission spciale chacun, cest l en effet le plus haut
emploi du discernement des esprits.
Ce don divinatoire nest cependant pas encore le terme suprme des
conduites de lEsprit-Saint. Sans doute le don dIntelligence manifeste dj
spculativement les pentes du sommet atteindre, mais il reste la cime ellemme, non point certes cime gravir par la seule ardeur des mes gnreuses :
la vraie Sagesse, daprs le sens mme que donne ce mot biblique la tradition
chrtienne, implique non pas seulement une fidlit des dotations antrieures,
mais encore et surtout une grce suprme comportant, elle aussi, une correspondance de ltre humain au plus haut des dons concevables du Crateur sa
crature puisquen un sens un tel don apporte dj les arrhes de Dieu qui se
donne lui-mme comme en un hymen de lhomme avec son Dieu.
Don de Sagesse. Remarquons comment, ds lantiquit paenne, qui
avait russi inaugurer la science et mme lide de la sagesse, la pense avait
pris conscience [311] de labus quincluait ce mot de sagesse ; car, ds
lavnement de la premire des sciences comportant ce terme positif de science
(et ctaient les mathmatiques ou sciences exactes), il tait apparu quil subsistait, au cur de cette discipline certaine, une inconnue ou mme un incon-
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10. Le vu et la paternit.
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sur soi-mme que la volont humaine sappuie pour fixer son dfinitif engagement, cest sur une prsomption qui serait tmraire du ct humain, mais
qui sappuie sur la volont justement prsume de Dieu, parce que, selon la rponse de Pierre son Matre devant les dfections multiples : vous avez les paroles de la vie ternelle ; quel autre que vous pourrions-nous aller aprs que
vous nous avez choisis ? Le mrite de ce dvouement total est grand ; car,
davance, il sacrifie les prfrences fluctuantes, les lassitudes morales, les
mouvements spontans dune nature variable selon lge et les opportunits du
moment, bref, le sens propre auquel si souvent ceux quon appelle les gens du
monde sacrifient la raison et mme le sens commun. En dautres termes, cest
non sur du passager et du temporel, mais sur du permanent et de lternel que
se fonde lengagement vraiment suprieur tout ce qui passe et change. Cest
dire quen principe on immole les appels de la nature lordre surnaturel. Ce
nest pas dduire de l que, dans la vie laque et dans le mariage, les devoirs ne
peuvent saccomplir comme un vu ; et cest pourquoi [320] le mariage chrtien, pour tre tel, nest pas, comme on nous le suggrait tout lheure, la ralisation dun vu du gnie paternel : cest Dieu seul que remonte le don de
lme vivifiant un corps. Et cest par l que la paternit humaine est tenue
dobir au prcepte qui fait du mariage un sacrement o les conjoints prennent
conscience de leur responsabilit mutuelle et de leurs obligations lgard de
la famille qui pourra natre deux, dans la soumission la loi divine : crescite
et multiplicamini 1 . [321]
De rcentes recherches sur les divers aspects du mariage ou des vux peuvent ou compromettre ou largir la richesse et les multiples varits de la
vie matrimoniale ou des engagements sacrs. On ne peut exclure a priori
cette diversit des sincres dvouements, pourvu quils subsistent dans la
pure chastet et dans la rigoureuse fidlit. Sassocier pour sentraider dans
la charit humaine et divine ou pour raliser une sorte de respectueuse immolation doublement mritoire, rien de cela nest incompatible avec la
confiance en des grces exceptionnelles ou en des circonstances imposes
par des tats physiques ou moraux. Cest ainsi quon a pu canoniser des vocations paradoxales et dune vertu singulire, tels saint Elzar et sainte Delphine, de Provence, vraiment conjoints, mais unis dans une mulation virginale.
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pacificateur : partout il faut que chacun mette du sien ou de ce quil croit tel, et
jusque dans lintimit familiale, il devient souvent ncessaire que chacun accepte de faire ce qui lui semble des sacrifices.
A cet gard, on peut dire que maints abus ont servi promouvoir une comprhension plus large et plus gnreuse, tel point que ce qui paraissait justice
stricte et acte licite nous apparat comme abus dpourvu dintelligence et de
cur ; tel point encore que ce qui semblait acte surnumraire de philanthropie ou de charit se rvle nos enqutes et nos rflexions comme stricte justice. Cest ainsi que, contre le sweeting-system, des ligues dacheteurs ont discern et russi faire comprendre et pratiquer des devoirs nouveaux devoirs qui, longtemps mconnus, existaient dj et dont lincomprhension provoquait des souffrances immrites et de graves malaises sociaux. [323]
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lon la figure quavait introduite linstitution de la Pque, symbolise le passage des cratures spirituelles ladoption de la vie divine.
Mais ce nest pas seulement un symbole, un vocation du pass, un prsage
de vie permanente, des arrhes promettant et inaugurant les gains ultimes promis notre destine : cest dj une permanence sanctifiante, la fois intime et
toujours offerte notre prire, notre foi, notre amour. Parmi les uvres de
misricorde sinscrivent les secours aux dlaisss, les visites aux prisonniers, et
si lunion [325] eucharistique a t institue avant le tabernacle o le Christ
nous attend et sollicite notre amour en nous servant de message auprs de son
Pre, semper praesens ad interpellandum pro nobis, il est bon de mditer aussi
ce rle de la prsence relle qui doit rester en mme temps intrieure et extrieure au fidle qui ne se trouve plus, comme dans lancienne loi, en face dune
Arche dalliance vide dune ralit palpable.
Par l encore sont prsags non seulement la promesse, dj ralisatrice,
dune communion supra-temporelle et toujours spirituellement possible, mais
aussi le gage et linauguration de cette rsurrection de la chair qui a t nourrie
du Verbe incarn et qui sera transfigure en corps glorieux comme en une cellule du Christ ternellement glorifi lui-mme. Ce sont l les vrits, les ralits consistantes qui se trouvent bauches et dj unies dans le sacrement de
lautel . Et cest pourquoi le centre, le sommaire de tout le culte chrtien se
trouve unifi dans lacte par excellence du culte catholique, le saint Sacrifice
de la Messe, source permanente de lenseignement, de la production, de
lefficacit eucharistique. Quon rflchisse en effet ce rsum de lhistoire,
de la prophtie, de lenseignement traditionnel, de lavnement messianique,
de la prire au Pre cleste, de limmolation rdemptrice, de la permanence de
lHostie, de la participation effective ce Pain de vie ternelle, des formes terrestres de ces paradoxales batitudes qunonce le Sermon sur la Montagne
comme lexpression terrestre et la condition de la fidlit ternelle : et lon verra de mieux en mieux comment tout se tient et se ralise dans ce dessein, dans
cette action multiforme et essentiellement cohrente du plan divin sur
lhumanit.
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conserver ladoration batifiante une sorte de respectueuse rserve ne cherchant point pntrer lintime de la Trinit mme, pas plus que des enfants ne
cherchent deviner le secret de leurs parents sans songer mme quune telle
indiscrtion soit concevable. Et lcriture marque fortement que le secret du
Roi doit rester inviolable. Cest jusque l quil faut aller pour suggrer les sentiments ou plutt les prlibations que rserve laccomplissement des mystrieuses promesses dont lEucharistie contient dj les prmices en mme temps
que les promesses ; car elle rsume en elle limmolation de lHomme-Dieu et
lappel adress lhomme pour ce que saint Franois de Sales appelait chez la
sainte Vierge la mort damour et par amour : elle est donc union la croix et
inauguration de ce que sera la vie cleste ; elle est donc bien le Sacrement des
sacrements qui, mme dans la nuit des sens et de lesprit, produit cependant
cette force dont parle le prophte, cet aliment qui nous soutient usque ad montem Dei.
Ltude de lhistoire philosophique associe ltude de lhistoire thologique, liturgique et mystique aura ainsi de plus en plus manifester la maturation et vrai dire le progrs travers les mconnaissances partielles et les sicles mme de dcadence. Au lieu de nous attacher de faon exclusive des
systmes toujours courts par quelque endroit, nous pouvons, nous devons nous
proposer la fcondation des doctrines les unes par les autres, la promotion de
toutes les recherches humaines par lapprofondissement spculatif et pratique
de la vrit et de la pratique chrtiennes o se trouve le secret qui nous rvle
notre destine. Le vieux proverbe : timeo hominem unius libri, unius magistri
sapplique bien en effet toutes les influences passagres, toutes les prtentions successives ou antagonistes de la pense humaine. Mais sil en est ainsi,
cest quil ny a quun seul Matre, quune seule Bonne Nouvelle, quune seule
vrit et quun seul salut auquel tout leffort de la civilisation doit tendre comme au principe de la paix sur terre et de la batitude diversement accessible
tous les hommes de bonne volont. Sans cette largeur de vue et de cur, il ny
a point dadhsion salutaire lesprit de [328] vrit et de charit. Et cest en
ce sens que, en chaque poque, la vie si brve de toute personne humaine, de
toute tape collective ou particulire peut se prparer la gense totale de la
vie ternelle, dans lunion au plan divin et la vocation de lhumanit glori-
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fie. De tout cela lIncarnation du Verbe divin et lEucharistie qui en est la parfaite ralisation sont les conditions essentielles et comme lexpression de ce
que saint Jean nomme lexcs de la philantropie divine. [329]
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me, nous avions montrer la mise en action, en lhomme et, aussi, par
lhomme, de cet organisme thandrique, vritable symbiose parvenant unir ce
qui semblait incommensurable. Combien cette tude des sacrements, qui trouve son sommet et sa perfection ici-bas dans lEucharistie, claire et justifie cette possibilit, cette obligation de lunion surnaturelle de notre tre personnel
avec la vie trinitaire ! Combien la comprhension de cette doctrine et de
leffusion de cet amour, que lvangile caractrise dun mot en dclarant quil
va in finem, cest--dire jusqu linfinitude divine, excde certaines thses
partielles ! Quon lise par exemple la liturgie de loffice, institu sous le pontificat de Benot XV, pour la fte du Cur eucharistique du Christ, et lon sentira combien est plus satisfaisante la thse selon laquelle lIncarnation et la mort
sur la croix ne procdent pas seulement du pch dAdam, mais dun dessein
immensment plus large dont les modalits sont toutes dues un amour toujours dilat : et nos credidimus caritati. Cest ce quexpriment, entre tant
dautres, les textes emprunts pour cette liturgie pendant loctave du SacrCur aux ptres de saint Paul dont lampleur dpasse les horizons auxquels
divers systmes spculatifs prtendraient nous borner : cest moi qua t
accorde cette grce dannoncer les richesses incommensurables du Christ et
de mettre en lumire, devant tous, quelle est lconomie du mystre cach ds
lorigine des sicles en Dieu qui a cr toutes choses, afin que les principauts,
et les puissances connaissent aussi, rpandue travers lglise, la sagesse infiniment varie de Dieu, selon le dessein ternel quil a ralis par le Christ Jsus, Notre-Seigneur, en qui nous avons, par la foi en lui, lassurance de pouvoir
approcher de lui en confiance... ; quil vous donne, selon les richesses de sa
gloire, dtre puissamment fortifis par son Esprit dans lhomme intrieur ;
quil fasse que le Christ habite par la foi dans nos curs, afin qutant enracins et fonds dans [332] la charit, vous puissiez comprendre, avec tous les
saints, quelle est la largeur, et la hauteur, et la profondeur, et connatre lamour
du Christ, qui surpasse toute connaissance, de sorte que vous soyez remplis de
toute la plnitude de Dieu. (ph. 3, 8, 9 et 14, 19.) [333]
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faut ncessairement laisser ce mot ds lors quon veut lui garantir son originalit, labri de toute compromission avec ce qui na nulle valeur proprement
humaine et vraiment morale ou mme pieuse.
En effet, il ne faut pas, ds le point de dpart, contaminer ce terme dsignant les plus hautes formes de laspiration spirituelle en le marquant dune tare originelle qui justifierait par de svres critiques les thiciens du devoir
contre une religion qui ferait appel au ressort du plaisir et du bonheur pour
hausser la valeur spirituelle qui ne doit pas dpendre des ressorts dune sensibilit avide de satisfactions gostes. Non pas que lhomme ait mpriser llan
de son tre vers le bonheur ; mais si la flicit, comme le notait dj Aristote,
doit devenir la rcompense de la vertu, ce nest pas le mobile de la jouissance
qui doit dterminer la recherche du bien et, selon la belle image employe par
le Stagyrite, le plaisir nest pas le but de lacte bon, il signifie seulement que
cet acte sest bien accompli, comme sajoute la jeunesse sa beaut et comme
se reconnat la maturit des fruits au charme de leur fleur.
2. Une thse rcemment soutenue et mise en valeur par le Dr Carrel noffre
certes pas la dangereuse confusion que nous venons de signaler. La prire,
nous est-il dit, est si favorable ltre humain quindpendamment des grces
de sant et de succs quelle peut obtenir, elle ralise par elle-mme et grce
linterdpendance des fonctions biologiques et des satisfactions spirituelles,
une euphorie qui contribue lentretien des forces et complte par le moral la
cure dont le mdecin fournit dautres causes, mais sans ngliger pour cela la
vertu tonique de la prire. Thse dont il est bon de ne pas mconnatre la vrit,
souvent remarque, mais qui restreindrait un peu trop facilement la prire
lun de ses effets dont la cause vritable dpendrait dune ferveur trangre ou
suprieure au dsir de sauvegarder la vie corporelle dans un recours soumis
la volont divine. Cest dire quil ne faut pas prendre un effet accessoire pour
le principe mme de ce qui est rellement lme salutaire et la vrit essentielle
de toute prire effectivement digne de ce nom. [335]
De telles rflexions nous amnent nous prmunir contre une disposition
de lme qui ferait disparatre lacceptation inconditionnelle de la volont divine et tendrait mettre au premier plan le dsir de survivre plutt que le recours
305
au Matre de la vie et sa dcision souveraine. Mais enfin il reste bon de rappeler, mme ici, la vrit de cet enseignement : pietas ad omnia utilis, sans que
pour cela ce soit lintrt qui suscite la pit.
3. Mais voici une conception de la prire qui, en apparence toute dsintresse, risque de la dnaturer radicalement. Sous diverses formes et pour
chapper tout utilarisme afin datteindre ce quon a pu appeler la prire parfaite, on a diversement tent de fondre tout retour personnel, tout progrs de
notre subjectivit dans la pure lumire de limmanence universelle. Aprs avoir
critiqu toutes les formes itinrantes dune prire ascendante, on a essay
dobtenir par le seul effort dintuitions exhaustives une quation de notre intellectualit et de la ralit totale, comme si, en une telle conception moniste, on
parvenait cette quation intgrale de lintelligence spculative et de
lintelligibilit universelle. On prtend ainsi parfaire le spinozisme et raliser
ladquation intgrale de luniversel dans une pense singulire dont le philosophe serait lauteur et le rvlateur. Et ce serait sous linfluence de la vrit
immanente en soi que sintgrerait en la pense dune lite et au besoin dun
penseur gnial cette vision qui serait en mme temps une possession de tout
lintelligible, intelligible qui est aussi tout le rel conquis par cette prire qui
sadore elle-mme et quon pourrait appeler lextase complte de lathe. Car,
au sens vulgaire du mot Dieu, il ny a pas dautre Dieu que le Sage en sa suffisance go-diste.
Il ne faut pas traiter de rve follement orgueilleux cette prtendue gense
dune contemplation si adquate son objet que la pense et le pens sunifient
en une dlectation paraissant une ralisation de cet instant dont Aristote avait
dit quil rsume limmobile vrit du moteur universel et que Spinoza avait
conu lui aussi, par sa thorie des ides adquates, en un amour intellectuel
[336] mettant en chaque mode dexistence la possibilit, la ralit mme de ce
que pour les chrtiens la grce et la gloire pourraient apporter llu ; mais ici
llu est sauv par lui-mme en une impassible constance, sous laction dterminante de lunit universelle
. Sous ces formules, la
fois obscures et sductrices, que de postulats indmontrables, ou mme que
dillusions se dissimulent en des affirmations premptoires !
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307
dobtenir des faveurs, tel point que la recherche mme du salut ne serait
quun utilitarisme, sans valeur thiquement intrinsque.
Loin donc que la prire chrtienne soit, en son principe, un repliement du
sujet sur lui-mme, un gocentrisme, qui dgnre facilement en go-disme,
la prire est essentiellement un universalisme thocentrique, un acte de reconnaissance et damour bien plus quun retour sur soi et sur notre subjectivit individualiste. Ce nest point dire pour cela que nous ayons tort de recourir
Dieu dans nos preuves, dans tous les besoins de notre vie, au secours de notre
prochain comme de nous-mme ; mais enfin lesprit de prire ne mrite son
nom et na sa valeur psychologique, thique, religieuse que si, foncirement,
nous correspondons ainsi ce que nous savons tre la vocation amoureuse de
Dieu sur tous les hommes, en dpit de leurs infidlits que la prire a pour objet de compenser en les rappelant la vraie perspective des preuves de ce
monde.
Sans insister sur la multiplicit des formes de la prire, qui remplit la vie de
maints ordres religieux adonns nuit et jour cette fonction permanente, il importe de rappeler comment, dans leur vie itinrante, les aptres choisis par le
Christ ont t amens le questionner sur la manire de prier et les paroles
employer pour remplir ce devoir personnel et ce ministre collectif. Les douze
compagnons, qui suivaient et ne quittaient gure leur [338] Matre dont ils
constataient les miracles, laction sur les foules, avaient remarqu, comme le
note lvangile, ses retraites solitaires, ses longues veilles dans lattitude de la
prire. Ils dsiraient donc connatre un peu le secret de ses colloques prolongs
et muets avec Celui quil appelait son Pre en un tel accent dadoration,
damour, dobissance, doblation absolue. Ils avaient, eux aussi, connaissance
de cet isolement et de ce jene de quarante jours qui, succdant sa longue vie
de Nazareth dans le travail silencieux, avait prcd et prpar sa vie publique,
sa prdication populaire, son rle pdagogique et ses miracles, toujours varis
et dmonstratifs. Et les douze tmoins de cette merveilleuse existence, sachant
quils taient appels continuer cette mission dannonciateurs et de gurisseurs spirituels, prouvaient le besoin dtre instruits sur leur rle prochain afin
de propager le rgne du Pre cleste et de Celui qui avait t envoy pour accomplir toutes les promesses messianiques. Il pouvait aussi leur sembler que
308
les gurisons distance, les manifestations dont ils avaient t eux-mmes les
bnficiaires durant la tempte ou sur la Montagne comportaient une puissance
miraculeuse dont le secret devait tre puis dans cet tat doraison qui, chez
leur Matre, prparait ou accompagnait de telles manifestations pleines de sens
spirituel et de valeur salutaire. Aussi, en prvision de laction thaumaturgique
quils auraient exercer pour le salut des mes dans ce royaume spirituel, y
avait-il connatre les sources o devaient se puiser les forces vitales et thrapeutiques dont ils seraient les bnficiaires et les dispensateurs.
La prire doit tre lattitude constante du chrtien en prsence de Dieu :
oportat semper orare ; dautre part cependant, nous sommes avertis de ne
point prier comme les paens ou comme ces hommes au cur intress et repli sur leur propre orgueil ou leurs avantages terrestres ; et cest ainsi que se
concilie la disposition permanente au recours vers Dieu et linterdiction
dinsister par dinterminables dmarches en vue des avantages gostes que la
fausse dvotion voudrait capter par labondance mme de pratiques, analogues
celles de la magie ou de la superstition [339]. Le Christ lui-mme, sollicit
par ses aptres, les a en mme temps dtourns de ces abus et de ces inversions
de lesprit doraison, et il leur a fourni le modle de la vritable oraison, qui, en
exprimant sa propre prire son Pre, nous suggre aussi notre attitude son
gard comme envers tous nos frres humains et envers nous-mme. Cette prire courte et pleine sous une forme concrte et toute expressive, rsume, comme
la montr sainte Thrse dans son commentaire du Pater, lessentiel de cette
disposition fondamentale et continuelle qui suscite, rgle et vivifie notre attitude filiale envers Dieu, notre recours constant sa Providence, notre charit corparatrice lgard du Sauveur et fraternelle lgard de tous les hommes,
comme aussi envers nous-mme qui, conscients de notre faiblesse, sollicitons
la grce de ne pas tre tents au del de nos forces. Remarquons donc que, ds
les premiers mots, cest vraiment la grande, la bonne, lunique Nouvelle que
nous avons reconnatre avec amour et confiance en appelant Dieu notre Pre,
Pre de tous les hommes, convis au salut et devant saimer entre eux comme
les fils de la maison paternelle, convis sanctifier et glorifier le Pre qui est
aux cieux et dont le rgne doit unir la terre au Ciel, la paix en ce monde au
triomphe de la gloire dans lautre. Et de mme que les enfants attendent de
309
[341]
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De ces origines du mal, qui nest pas une crature de la souveraine Bont,
mais qui provient dune perversion dun bien rel et primitif, ex aliquo defectu, il suffira de rappeler que les sept pchs capitaux sentresuivent
en lutte contre le Dcalogue et dajouter que, quoique htrognes, ils forment cependant une opposition systmatique au septnaire des vertus cardinales et thologales. Ce retournement contre ce que Dieu demande ses
cratures humaines, pour leur bien et pour la gloire quil leur destine,
consiste en une rvolte la fois contre la divine Bont et contre lordre des
cratures que ces vices entranent leur perdition par le msusage mme
des dons quelles avaient reus. (Nous rservons lexcursus 18 ltude des
sanctions qui rsultent de cette perversion dun ordre qui est la fois humain et divin.) Chacun de ces pchs capitaux est labus dun bien qui, respect, est salutaire, mais qui se change, par un gocentrisme inique en dsordre meurtrier : lorgueil, lavarice, la luxure, lenvie, la gourmandise, la
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colre et la paresse dont nul homme sens ne peut nier linjustice, la honte,
la laideur, la sottise, la mchancet, la perversit, la nocivit. Et, par
laveuglement et lendurcissement, la conscience smousse et soblitre au
point de mconnatre ou mme de glorifier de telles perversions qui sont,
comme disent les Livres Saints, des idoltries.
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313
dautres tres qui, par nature, leur apparaissaient comme infrieurs leur propre intelligence et leur lumineuse beaut. Et par suite de la simplicit de leur
nature, uniquement spirituelle, leur choix, direct et total une fois pour toutes,
devenait dfinitif, soit pour leur confirmation en grce, soit dans la dchance
de leur orgueil envieux et du.
2 Le sens originel et la signification drive du nom de Lucifer, appliqu
tour tour au plus clatant des esprits angliques et au plus pervers des mchants esprits, nest donc pas un vain jeu de mtaphores. Il y a l une mtaphysique des options spirituelles, une logique des attitudes libres et volontaires et
des consquences rsultant de la formidable option en face dune alternative
mettant aux prises la superbe et lhumilit, lgocentrisme et la charitable docilit llvation des pauvres cratures jusqu la seule richesse qui surpasse
toute grandeur native et toute beaut imparfaite. La permanente tentation cest,
pour les hommes, de devenir des surhommes, de jouir deux-mmes, de tous
les plaisirs terrestres, dtre des dieux sans Dieu ou mme contre Dieu. Cette
tentation originelle se rpte, saggrave sans cesse mesure que certains progrs de la science, des moyens de jouissance, [345] des ingalits sociales, des
ides fausses et des faiblesses de lducation multiplient leur sduction.
Daprs une croyance qui ne blesse en rien la raison implique dans
maints passages de lAncien et du Nouveau Testament et admise par une permanente tradition, la jalousie des esprits pervertis et la haine de lHomme-Dieu
se traduisent constamment dans lhistoire morale et spirituelle des mes et des
peuples. II est mme remarquable que bien des textes liturgiques nous prsentant cette lutte comme une guerre sans merci et dune intensit qui semble parfois prsager une victoire des rebelles contre le Matre souverain. On pourrait
presque croire que la force originelle de lArchange dchu, accrue encore par
son dpit et sa mchancet, triomphe partiellement, tant il est vrai que le problme rsoudre est en effet dune immense porte et dun srieux exclusif
dune simple parade : on a pu parler dune incomprhensible gravit de ce
combat qui dcide ou de la flicit divine des uns ou du malheur ternel des
autres ; et cest bien de cela quil faut se rendre compte pour apprcier lerreur
symtrique des solutions bnvoles ou des thses sombres sur le petit nombre
314
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Cf. Le Jansnisme et lanti-Jansnisme de Pascal dans La Revue de Mtaphysique et de Morale, 1923, n 2, p. 131-163.
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la croix tous les pchs commis contre Dieu mme et contre sa personne humano-divine. [350]
318
Il faut mme aller plus avant dans lanalyse des conditions [351] de la vie
transforme, vita mutatur non tollitur, par la seule batitude qui mrite ce
nom : pour que la crature que nous sommes puisse tre surnaturellement leve la fruition divine, il semble ncessaire que, tout ensemble, il y ait communication et mystre conserv dans lintime secret de ltre en soi. Le rle du
corps glorifi semble bien tre la condition de ce triple bienfait, de ce triple
tour de force, si lon ose dire, en ce cas extrme de la munificence divine :
dune part, nous avions vu, ds le chapitre III du tome premier de cet ouvrage,
que la cration naurait point t digne de Dieu et bonne pour ltre contingent
que nous sommes si nous avions toujours d rester conscients de ltre divin et
inconscients de la batitude elle-mme ; cest pourquoi, en second lieu, il
fallait une lvation de grce pour nous faire participer, selon le mot de saint
Augustin, miris et occultis modis, sa batitude, pour en jouir en quelque faon par une grce surlevante qui cependant laisserait inviol linviolable mystre de la circumincession trinitaire ; mais cest alors que le rle du corps,
li tout lunivers cr, sert en mme temps dagent de liaison et dobstacle
doublement protecteur et de linsondable dit et de la personnalit humaine,
personnalit retenue elle-mme, si lon peut ainsi sexprimer, par lcran du
corps et de toutes les cratures qui diffusent et tamisent pour ainsi dire lclat
aveuglant de ltre divin.
Cest ainsi que nous retrouvons prsent ce qu la fin du tome premier
nous avions bauch en parlant non plus seulement de limmortalit de lme,
mais de la vie ternelle et de la rsurrection des corps. Ici dsormais nous pouvons mieux entrevoir la solidarit de tous ces articles du Credo catholique. Il
ne suffit pas de parler dune destine simplement immortelle et qui ne se comprendrait mme pas si elle ne participait tout ce qui a prcd chaque naissance individuelle. Et la vie ternelle ne se comprendrait pas non plus sans la
vrit dune participation un ordre Surnaturel de grce ni, non plus, sans cette
rsurrection transformante de la chair puisque cette chair a cette double fonction de permettre la vie divine, dj greffe en nous [352] ds ce monde, sa
pleine fructification, et dchapper lcrasement, lblouissement du don
divin, tout en assurant notre connexion, par le corps, avec toutes les cratures,
en maintenant le sens de notre personnalit individuelle au sein de ce plrome
319
320
...tre sans ltre ; avoir son centre hors de soi ; sentir que toutes les puissances de lhomme, se retournant contre lhomme, lui deviennent hostiles
sans lui tre trangres, nest-ce point la consquence et la peine de
lorgueilleuse suffisance dune volont solitaire qui a plac son tout o il
ny a rien pour la combler ? Cest une juste ncessit que lhomme dont
lgosme a rompu avec la vie universelle et avec son principe soit arrach
du tronc commun. Et jusquaux racines de sa substance, il prira sans fin,
parce que tout ce quil avait aim sera en quelque faon dvor et ananti
par la grandeur de son dsir. Qui a voulu le nant laura et le saura ; mais
qui la voulu ne sera pas dtruit pour cela. Et pourquoi pas lanantissement
total de ceux qui sont spars de la vie ? Mais non ; ils ont vu la lumire de
la raison ; ils gardent leur volont indlbile, ils ne sont hommes quen tant
inexterminables, ils ont circul dans la vie et agi dans ltre. Cest jamais.
Rien, en leur tat, qui rsulte dune contrainte extrieure : ils persvrent
dans la volont propre qui est la fois crime et chtiment. Ils ne sont pas
changs. Ils sont morts ; et ce quils ont dtre est ternel. Comme un vivant
li des deux bras un cadavre, quils restent leur idole morte.
Et sil fallait donner en pture limagination un symbole du supplice
intrieur qui, armant la volont contre elle-mme, entrechoque toutes les
passions meurtries de lme spare, cest sans doute la comparaison du
feu dissolvant quil serait naturel de recourir. Si la douleur nest rien dautre
que la division des choses vivantes qui tiennent lune lautre, quel dchirement plus intime quune flamme qui, allume pour ainsi parler des entrailles mmes, ne consume jamais ce quelle dsunit sans fin ! Image de cette
anarchie douloureuse dun tre dcompos en ses intimes parties, ennemi de
lui-mme et de tout ce qui est. Et, malgr lobscurit prsente qui ne laisse
pas pressentir la pntrante force de la rvlation finale, cest dj dans
ltat actuel du coupable que sont receles les colres de la justice vengeresse. Derrire les montagnes dont il se couvre, il en sait, il en veut assez pour
quil ny ait ni surprise ni iniquit dans les terreurs dun jugement qui restera toujours luvre du premier amour. (LAction, 1893, pp. 372-373.)
Cette audace philosophique et lexplication arithmtique qui
laccompagnait navait point t exclue par le Jury. Plus discrtement au-
321
[354] tait plus claire que pntrante ; car pour mieux saisir la justification
dune ternelle pnalit, il aurait fallu, ds lors, exposer devant la raison en
veil le dessein providentiel qui, des nigmes philosophiques, nous amne, par
des voies accessibles la rflexion humaine, jusqu lindication dune vocation suprieure et indclinable en ses responsabilits pour notre libert, laquelle le secours dune grce nest jamais absolument ni constamment refus.
Mais prcisment parce que cette touche divine nest entirement refuse nul
tre humain qui aura t en possession dun libre arbitre, la rsistance volontaire cette motion secrte nest pas imputable la Providence rdemptrice. On
ne saurait imputer la sagesse et la bont divines ce qui ne peut tre quun
effet de linjustice humaine et de la tenace impnitence dun vouloir orgueilleux dans son indpendance.
Pour parler humainement, ne nous laissons donc pas mouvoir par la fausse
ide des blasphmes quon prtendrait troublants pour les joies clestes dans la
cit des lus : Dieu connu ne peut tre ha ; cest le coupable qui se hait et
sincrimine lui-mme en subissant ce supplice indlbile de sa faute reconnue,
mme alors que la peine du sens est [355] peut-tre solde, puisquil nous est
enseign que, si le dam lui-mme est sans fin, les autres peines ne comportent
pas linfinitude que certains leur ont parfois attribue tort. Parler avec Origne ou dautres thologiens et potes, de la fin de lenfer , cest mconnatre
la ralit supra-temporelle de la vie future en ce quelle a dessentiel et retomber dans un anthropomorphisme qui substitue nos modes actuels de connaissance ce que le Credo catholique nomme la vie ternelle , qui nest pas
une immortalit prolongeant notre existence terrestre dans des conditions que
les peintres ou mme les mystiques ne peuvent reprsenter dune manire vraisemblable. Et cest pourquoi saint Jean de la Croix insiste tant sur le nada et le
322
323
ternels 1 . Dire de cette gele et de ces supplices quils sont encore luvre
du premier et suprme amour , [357] cest attribuer Dieu une responsabilit
qui incombe seule aux impnitents : cest une consquence, mais non une volont directe et une cration expresse de la divine charit. Car, ainsi que nous
lavons compris plus haut, la peine du dam est leffet non le but exprs de la
Justice, de la Sagesse et de lAmour mconnus. Rappelons la pieuse divination
dartistes, de peintres, antrieurs la Renaissance, en des temps de foi dlicatement comprhensive, qui, loin de nous montrer un Dieu courrouc, un Christ
frappant les impnitents avec un geste de colre et de mpris, se bornent reprsenter le Sauveur, au visage douloureux et montrant aux coupables ses
stigmates et son cur bless, tandis que ceux qui le fuient jamais saccusent
eux-mmes en reconnaissant leur erreur et leur folie obstine, impardonnables
dsormais leurs propres yeux dessills sur leur responsabilit et leur fureur
324
incurable contre soi. Ils nincriminent, ils ninjurient pas Dieu, ils ne peuvent
songer un tel soulagement contre la douleur divine du Juge qui a tant souffert
lui-mme de leur injustice lgard de ses prvenances.
Que lon compare par exemple le Jugement dernier de Michel-Ange la
peinture si profondment mouvante de Fra Angelico : au lieu de nous montrer
un magnifique athlte, repoussant et accablant de son geste furieux les pcheurs qui se cachent le visage devant cette colre, fuyant et se courbant sous
ce bras vengeur, le pieux moine de Fiesole nous offre, dans la mme scne, une
toute autre inspiration. Quelle discrtion et quelle profondeur intime ! Le
Christ, assis, au visage attrist, mais avec la srnit de la compassion, lve
une main o apparat la trace sanglante du clou et, de lautre, carte sa tunique
afin de laisser voir la blessure de son cur ; et cest devant ce spectacle que les
pcheurs impnitents se dtournent et se frappent la poitrine pour sattribuer
eux-mmes leurs fautes et marquer le remords inextinguible qui les ronge et
qui les brlera sans fin. De quel ct est donc la beaut des gestes, des expressions, des sentiments ? et comment ne point reconnatre ici lmouvante vrit
de lordre spirituel, compltement trahi par la [358] violence matrielle dun
divin bourreau, comme si ces derniers mots pouvaient tre accoupls !
La Renaissance a pu croire marquer un progrs en sinspirant dun humanisme et de sources antiques et paennes. Et cependant, mme au point de vue
de lart, comme au point de vue de la doctrine et malgr le gnie des plus
grands artistes, il y a, dans leurs interprtations de lhritage chrtien, une dviation, un recul mme en ce qui concerne la beaut esthtique et morale.
Il convient pourtant sans doute de lever un singulier embarras quprouvent
maintes consciences dlicates devant ce qui nous est dit des peines extrmes
que ressent le Christ, mme glorifi et jusqu la fin du monde ou mme en son
ternelle batitude, devant labondance des pcheurs abms en de brlantes et
incurables douleurs. Sil est vrai que le Crucifi se glorifie de ses stigmates et
rclame son aide des mes non seulement compatissantes, mais victimes volontaires elles-mmes, nest-ce pas par la suprme dlicatesse dun sentiment
qui, pour lever et les joies et la gloire et le nombre des lus, a t amen exposer tant de faibles volonts, tant de consciences libidineuses, tant de corps,
325
trop dociles aux passions, lpreuve invitablement onreuse dune surnaturalisation batifiante ?
On stonne parfois dentendre lvangile et les mystiques parler de la
guerre terrible entre la lumire et les tnbres, entre les rvolts, qui gagnent en
partie la domination terrestre, et cette sorte dincertitude de la victoire de Dieu
sur un monde rvolt contre lAuteur de tout bien et de toute flicit. Et le
Christ lui-mme ne disait-il pas une de ces mes, fidle lui jusqu devenir
comme lui et pour lui victime immole, que le combat engag nest pas une
lutte pour rire, mais un drame dautant plus prouvant qu tout moment lissue
peut sembler incertaine ? Les Livres Saints parlent de cette guerre incessante et
comme interminable des puissances des tnbres contre celles de la lumire, de
lHomme-Dieu et de lArchange dchu avec toutes ses forces de rvolte. Certains interprtes ont mme, pour concrtiser cette lutte [359] sans merci mis
lide que celui quon a nomm Lucifer et le premier chef des milices clestes
aspirait pour lui-mme lunion hypostatique en dtrnant davance, en son jaloux orgueil, le Verbe incarn, lHomme-Dieu, seul digne de ladoration de
toutes les cratures, qui il refusait la sienne et pour ne point abaisser sa nature
anglique devant celle dun homme.
Par de tels contrastes, le Christ, cach sous son vtement charnel et pouvant dire : apprenez de moi que je suis et que vous devez tre humbles et doux
de cur, heurte, on ne saurait sen tonner, lorgueil et lambition qui en effet
se sont acharns contre lui aux temps vangliques et qui ne cessent et ne cesseront jamais jusqu la fin des temps de dchaner leur hostilit arrogante ou
secrte contre les vertus chrtiennes et les uvres de sanctification. Cest
pourquoi aussi lide mme dune responsabilit doutre-tombe et lvocation
de lenfer provoquent chez tant dhommes un malaise et, vrai dire, une irritation, comme sil sagissait dun pouvantail artificiel et dune grossire menace, employe par des habilets intresses contre les viriles audaces des esprits
forts, en face de la mort et des sanctions doutre-tombe.
Et voici que lenfer, qui aurait pu en effet et d ne pas tre, est omis et
presque ridiculis par ceux-l surtout qui, en prsence dune affirmation prsentement invrifiable, auraient le plus besoin dune enqute complte sur ces
326
Quant la proportion du petit ou du grand nombre des lus ou des condamns, cest l une question qui doit tre carte ; car il nous a t prescrit de
ne pas nous riger en juges puisque nous ne savons pas le secret des consciences ni la mesure des responsabilits en rapport avec les dons naturels,
les conditions individuelles de vie, les grces dispenses chacun. Ni du
dehors, ni du dedans, il nest possible de nous riger en juges comptents :
nul ne sait lui-mme sil est vraiment digne damour ou de haine. Par surcrot, la communion des saints, la rversibilit des mrites, les prires et les
mortifications des mes soffrant en victimes pour la conversion et
labsolution des pcheurs ne laissent aucune place des statistiques qui
manqueraient souvent, sinon toujours, de vrit et de charit. Afin dcarter
tout reproche de faveur ou dinjustice le cardinal de Lugo recourait cet
apologue : parmi les lus et les damns, deux tres humains peuvent se
trouver avoir t identiquement pourvus de grces, en face des mmes tentations, donc aussi lquit divine se trouve absolument justifie lgard des
sanctions appliques que spare un abme o apparat seulement la souveraine importance de la libert humaine. Il est vrai que, dans lvangile, il est
parl du pusillus grex, de la porte troite, des pauci electi ; cest que, au regard de linfinie charit, le nombre des lus parat toujours trop petit et les
rigueurs de la justice que ne compensent pas les victimes volontaires semblent toujours trop grandes au Sauveur, appelant tous les hommes, avant
mme quils ne soient revtus de la robe nuptiale, la participation du festin
auquel, quoique tous soient convis, tous nont pas su ou voulu se prparer
par un accueil des grces nayant manqu absolument personne.
327
de cause, de respirer et de circuler pour ainsi dire dans un ordre supratemporel, de nous intgrer dans luniversel, dtre dautant plus nous-mme
que la conscience de notre initiative se rfre, plus ou moins explicitement,
voire tout implicitement, une influence de la totalit sur lindividuel mme :
sentimus, experimur nos cogitare et agere sub specie universi et aeterni : Delbos a mme pu dire que cest sous cette forme, en apparence toute impersonnelle, que Spinoza avait propos, dans sa mtaphysique (qui est essentiellement une thique), une quivalence, une analogie de la notion chrtienne de la
grce, divinement libratrice.
Kant, dun tout autre point de vue, navait-il pas, lui aussi, propos cette
thse qui proccupait Jules Lachelier : une dcision prtemporelle, une libert
antrieure au [361] dterminisme se droulant dans la dure, bref, une prdestination, non certes de Dieu, mais du moi absolu en ce quil a de supratemporel en un destin mystiquement rationnel ? Mais quelle erreur de placer
avant toute conscience claire, avant toute option judicatrice un assujettissement dfinitif un primitif lan aveugle, comme sil sagissait dun cri pouss
dans un enclos obscur et vot et dont les rsonnances se dploieraient selon
les lois fatales dune acoustique spirituelle. Du moins cette pseudo-intuition de
Kant servait Lachelier doccasion propre surmonter des objections ou des
solutions au rabais ; car, lui aussi, sentait profondment la gravit du dbat, la
ncessit dlever au-dessus des apparences empiriques les dcisions, multiplement concertes, do dpendent les extrmes solutions du salut et du dam.
En effet, par tout leffort de notre enqute, il nous est apparu que notre
pense et toutes nos initiatives ne se murent pas, ne se meuvent pas dans le
temporel et le spatial et que, notre vie intellectuelle et morale se dployant et
circulant peut-on dire dans un ordre affranchi des limites de la dure et de
ltendue, ltre que nous sommes qui, en fait, a, ds prsent, vcu dans la
vrit intemporelle sous laspiration de linfini est essentiellement imprissable
et ne subsiste tel quil est dj que sub specie aeternitalis. Bien plus, il nous est
apparu que le dessein providentiel nous destine, non point une absorption
dans un divin impersonnel, mais nous engage dans un ordre surnaturel, offert
une option libre et normale, respectueuse et affirmative de notre personnalit.
Do il rsulte ou bien une introduction la batitude ou bien un chec irrm-
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329
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331
peut carter de la libert humaine et de la tmrit des passions les consquences (prvues par son omniscience) de ce quelles ont pos. Mais, ce qui nous
importe, cest de maintenir, contre les sujtions de nos modes humains de
connaissance discursive, la souveraine intuition de la Providence : ce mot signifie la fois prvision, prparation, coopration, rtribution.
Cette distinction entre lternel et le temporel, entre la simultanit et la
succession confirme donc et complte la critique, dj quadrilatrale, des notions trop matrialises de ltendue et de la dure, de lespace et du temps, du
commencement et de la fin du monde. Sur un cadran solaire nous trouvons une
rapide intuition confirmative de nos critiques antrieures : tempus metitur omnia, sed metior ipsum. Donc, cest la supriorit essentielle de notre actif esprit
sur toutes les conditions empiriques qui nous permet de dominer tous les dtails de notre exprience, de les situer ou de les rappeler par des mthodes analytiques ou synthtiques, toutes dpendantes dune intemporalit et dune extension particularise.
Notre responsabilit est lie a beaucoup plus dattaches que nous ne le reconnaissons dordinaire. Et si lexamen de conscience est journellement
conseill, cest en effet pour que nous ne devenions pas les victimes de notre
propre lgret, les esclaves du dterminisme de nos penses et de nos actes
prparant les illusions et les culpabilits : ce que nous ignorons de nous-mme
en nous cachant nos prils spirituels, la science divine en discerne les risques,
sans avoir nous prmunir contre nos chutes et nos mauvaises habitudes devenant peu peu tyranniques au point de permettre la divination de leurs effets et
de leurs mfaits. Nous ne devons donc pas accuser la Providence de prvisions
dont nous sommes nous-mmes les fournisseurs et les responsables.
Ce nest pas seulement dans le dtail secret des consciences [366] que cette intgration progressive des mauvaises ou des bonnes habitudes confre nos
libres dcisions ce que, au sens fort, on nomme des habitus, des tats complexes, des pentes opposes vers la vertu ou le vice ; cest aussi, et combien
plus visiblement, plus srieusement encore, dans les tendances collectives des
groupes sociaux, des mthodes pdagogiques, des responsabilits communau-
332
taires que durcissent et que sengendrent des illusions tyranniques des prjujs
partisans et des exigences abusives.
Ds le dbut de notre recherche et au cours de toute notre marche cyclodale, nous avions constamment maintenu lautonomie de linvestigation philosophique et celle de la vocation gratuite et surnaturelle. Au terme de cette enqute claire par les exigences de la raison et par les donnes de la rvlation
chrtienne, nous retrouvons encore ce mme dyptique, toujours mouvant, toujours entranant notre adhsion une philosophie de plus en plus intgrale et
un christianisme de plus en plus justifi en toutes ses mystrieuses requtes. En
confrontant les rsultats spontans de cette double discipline et malgr les rigueurs finales qui rsultent dune impnitence sanctionne et devenue pleinement consciente delle-mme, on a pu justement dire du catholicisme quil est
pleinement la mtaphysique et la morale de la divine charit. Quon se rappelle
toujours en effet que si le dam est la consquence des dons immenses de Dieu,
il est cependant ce qui pourrait ne pas tre , ce qui aurait pu ne pas se raliser . Cest jusquici quil convient daller pour aboutir ce que Leibniz
avait nomm la Thodice, pour lacquittement de Dieu dans le procs que lui
intente lhumanit, mais sans que la solution de lauteur de la Monadologie
fasse autre chose que rejeter sur le calcul des essences divines les dfaillances
des tres humains, victimes des ncessits esthtiques pour la beaut du monde. Que nous sommes loin de ce dterminisme impassible et de cette beaut ostentatoire aboutissant la laideur morale dune prdestination, sans amour pour
chaque tre singulier ! Toute autre tait la conception, si scientifiquement humaine, dun autre grand mathmaticien, plus voisin de nous, [367] Hermite,
pour qui les calculs de la Providence dominent et utilisent toutes les singularits individuelles et y appliquent une loi de coordination : jetez sur ce tableau,
dans tout le dsordre possible, les points pars quil vous plaira dy inscrire arbitrairement et je me charge dtablir la formule qui en dcouvre lordonnance
selon une loi calculable. Eh bien, concluait-il, comment la Providence divine
ne saurait-elle tirer parti de tout pour conduire ses fins les plus salutaires tous
les carts, toutes les hostilits, tous les dfis de lignorance et de la malice des
hommes ? [368]
333
20. Conditions et consquences dune lgitime et discrte coopration entre les initiatives philosophiques et
les apports chrtiens.
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336
2. Il rsulte de ces contradictions que la philosophie implique une continuit historique : elle est un dynamisme toujours en action et, peut-on dire, en lutte et en crise croissante. Cest pourquoi, aussi, lhistoire de la philosophie
comporte une mthode entirement originale. Car, si chaque science est spcifie par une mthode qui lui est absolument propre en son originalit constitutive, la science philosophique est, plus spcialement que toute autre, conditionne par son effort critique et propulsif, chaque stade des connaissances et des
organisations humaines. Eusbe a crit un trait dont le titre annonce plus quil
ne tient : Praeparatio evangelica ; il y aurait en crire un sur la fonction authentique de la tardive histoire de la philosophie dont le premier auteur, en six
gros in-4, Brucker, au XVIIIe sicle ( cette poque o il semblait que la raison, enfin adulte, pouvait dsormais se passer de mtaphysique), disait que cette histoire ntait en ralit que celle de toutes les absurdits du pass et de toutes les aberrations de lesprit humain.
En somme, le travail de la pense et de la vie, travers toutes les recherches spcialises et toutes les activits en apparence les plus htrognes, cherche lunit et tend claircir et rsoudre un problme unique et total. Quel
est donc ce passe-partout, ce lien idal et positif, cet essai de synthse intgrale, intelligible et salutaire, sinon leffort philosophique ne portant pas seulement sur lunivers matriel et spirituel en sa connexion organique, mais encore
sur le problme de lau-del et sur le sens religieux de la destine de
lhumanit et de la nature entire ? Cest pourquoi nous avions eu chercher le
secret dune mdiation qui, elle-mme, nest comprhensible et oprante en
fait que par lactive fonction du Mdiateur universel et suprme, principe
dexplication, de ralisation et de sanction universelles. [372]
3. De ce point de vue, qui simpose tout esprit et toute volont entirement lucides, ressort une notion plus prcise et plus large, une ralisation dsirable de la philosophie qui, historiquement et progressivement, loin de se fissurer et de smietter, comporte une vrit doctrinalement justifiable et pratiquement directrice et vitalisante. Cest donc aussi tort quon regarderait la philosophie comme une invention tardive et passagre qui, aprs tre ne de la
conscience de problmes non rsolus, seffriterait en des sciences et des industries contribuant une civilisation toujours incomplte et fuyante linfini. Il
337
faut au contraire, en rflchissant sur ses origines, sur ses ttonnements, sur ses
acquisitions partielles et provisoires, dterminer peu peu son rle intgral
rle distinct de lexprience empirique et de la science technique afin de
manifester son originalit, sa tradition, sa finalit essentielle.
La connexion et la symbiose que nous avons analyses en montrant leur lgitimit et leur fcondit nous amnent donc considrer lhistoire de la philosophie comme une discipline distincte de toute autre, comportant des donnes
et une mthode originales ; discipline minemment capable, chaque poque,
de synthtiser et de fconder les initiatives aptes rsoudre les difficults toujours renaissantes et propres sauvegarder et enrichir une tradition ne laissant rien tomber du pass qui a t rellement vivant et qui, par la dcouverte
de prcisions et dobligations nouvelles, doit soutenir la marche de lhumanit
vers sa fin suprme.
Dans cet esprit et sous le bnfice des vrits rencontres et organises jusquici, nous devrons, dans notre tome suivant, poser des problmes, toujours
anciens et toujours nouveaux, mais volus et enrichis si lon parvient runir
tous les lments labors par les efforts des synthses philosophiques, scientifiques, morales, sociales, religieuses : vetera novis augere, non destruendo sed
perficiendo. Alors lenseignement philosophique, quen ces derniers temps on
a souvent accus dtre dissolvant pour les esprits et pour les murs, reprend
ses vritables caractres et son rle [373] salutaire de formation spirituelle et
dinitiative bienfaisante. Non seulement il est un stimulant pour llaboration
des mthodes et des dcouvertes scientifiques ; mais il est aussi un ducateur
de prudence, un avertisseur de responsabilits morales et sociales, un introducteur dans la recherche religieuse, un tmoin la fois des nigmes de la destine
et des mystres divins. En ce sens intgral, on doit donc dire que lhistoire de
la philosophie, malgr lextrme diversit des perspectives et malgr lanarchie
des systmes divers, se rfre toujours une question primordiale et un problme final : cest en fonction de lattitude prise par chacun de ceux qui mritent en sa plnitude le nom de philosophe lgard du secret total de lunivers
et du problme mme de Dieu que lhistorien doit chercher le principe
dunification reliant tous les lments intgrants dune doctrine engrene dans
la suite des systmes toujours plus interdpendants quon ne la souvent pen-
338
s ; car cest vraiment par des interactions mutuelles ou par des ractions
contraires que les constructions philosophiques apparemment les plus originales, les plus indpendantes les unes des autres se provoquent et se dveloppent
en dpit des vraisemblances historiques. Lvidence de cette logique complexe
apparat bien dans lhistoire du spinozisme et de la suite des mtaphysiciens allemands du XVIIIe sicle dont Victor Delbos a tudi la gense 1 .
Nest-il pas dsirable, en effet, nest-il pas possible mme, sinon de runir,
du moins de faire converger tous les efforts sincres des doctrines philosophiques vers luniversalit et lunit finale de la ralit historique et mtaphysique
du christianisme se dveloppant intgralement dans son histoire, mieux encore,
dans sa finalit surnaturelle ? [374] Cest l ce quune tude de la philosophie
au cours des ges et de la science sacre dans ses dveloppements pourra nous
faire entrevoir sil nous est donn de traiter encore ce thme, en profitant des
travaux les plus rcents de la science et des perspectives que nous ouvre
leschatologie biblique.
Nous aboutirons ainsi introduire lhypothse ou mme la vraisemblance
dun univers indfiniment extensif non pas tant dans le temps et dans lespace
(notions anthropomorphiques), que dans lordre des fcondits divines, ordre qui jamais ne spuise dans celui des valeurs spirituelles et des inventions
charitables. Il y a donc l une possibilit irrcusable si lon ne veut pas revenir
lide trop commode des mnia mundi ou celle dune fin arbitraire des
temps et des espaces. Cest la fin de notre troisime volume que nous pourrons suggrer lexamen de ce problme et la solution discrte qui dlivrera
beaucoup desprits de lobjection tire de linvraisemblance dun centre spirituel ou mme unique des prdilections divines pour la seule humanit, en notre
petite plante infime, dans lextension de limmense univers. Navons-nous pas
339
des raisons plausibles de nous librer de cette sorte de prison fictive que nos
concepts faussement ontologiques de lespace et du temps opposent notre besoin de ne pas enfermer lternit en la seule histoire de notre humanit, alors
surtout que notre Credo insinue une disparit entre la rsurrection de la
chair et la vie ternelle dont il nous est dit que nous ne serons pas tous
changs et quil y aura des cieux nouveaux et des terres nouvelles pour les lus
eux-mmes, sans dailleurs que lApocalypse ni les visions de saint Paul
puissent dcrire ces ternelles nouveauts. Rptons-le : Dieu ne spuise pas
et rien ne nous empche dimaginer, tout nous suggre de concevoir une fcondit cratrice sans limites. Sans doute la foi nous affirme lternit trinitaire
ante omnia saecula ; mais nulle part il nest fait allusion une sorte darrt,
comme si la dure devait devenir immobile post omnia saecula. Dj leffort
terrestre de lhumanit implique un besoin rel dillimites novations : cest
satisfaire ce quil y a de vrai, de juste, dindispensable [375] cette nouveaut
insatiable que notre philosophie doit fournir une interprtation et une gnreuse solution, tout au moins une esprance, si vague quelle puisse paratre, mais
quon ne pourrait contredire ou carter quen manquant pour ainsi dire Dieu
et lordre surnaturel appelant, chez lhomme et pour lhomme mme, une effective lvation linfinitude ternelle et toujours fconde.
340
Index
Retour la table des matires
Aristote, 65, 136, 221, 225, 304, 305
Augustin, Saint, 30, 44, 61, 62, 95, 98,
120, 147, 158, 190, 210, 228, 267,
273, 318
Bacon, Francis, 237, 280
Beauchesne, Gabriel, 209
Bentham, Jeremy, 237
Bergson, Henri, 218
Berkeley, George, 116
Bernard, Saint, 241
Bonaventure, Saint, 187
Bonnefoy, archevque Franois Joseph
Edwin, 97
Bosler, Jean, 214
Bossuet, Jacques Bnigne, 139, 144,
260, 277, 280, 300
Broglie, Louis de, 116
Buffon, Georges-Louis Leclerc de, 229
Cabasilas, Nicolas, 300, 301
Comte, Auguste, 172
Danilou, R.P. Jean, 300
Dante Alighieri, 322, 323
Dechamps, Cardinal Victor, 96, 103, 264
Delbos, Victor, 165, 327, 338
Delphine, Sainte, 293
Dmocrite, 170, 218
Descartes, Ren, 119, 215, 234
Duhem, Pierre, 165
Ecker, P., 74
Elzar, Saint, 293
Epicure, 170, 218
Eusbe, 336
Fra Angelico, 324
Franois de Sales, Saint, 275, 299
Frdric II, 171
Galile, 27
Grgoire, Saint, 118
Hraclite, 218
Hermite, Charles, 332