Magie Et Langage
Magie Et Langage
Magie Et Langage
Magie et langage
In: L'Homme, 1963, tome 3 n3. pp. 109-117.
Lavonds Henri. Magie et langage. In: L'Homme, 1963, tome 3 n3. pp. 109-117.
doi : 10.3406/hom.1963.366584
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1963_num_3_3_366584
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MAGIE ET LANGAGE
par
HENRI LAVONDS
pas, dans le cadre de cette note, aborder la lumire de cette hypothse la magie
en gnral, ni mme l'immense domaine qu'offrirait l'ensemble des faits malgaches.
Nous avons seulement t tent d'organiser en squences significatives quelques
faits qui ont attir notre attention.
puisse voir devant lui. Voici la bouse d'un veau qui n'a plus de mre ; que celui
qui se parjurera ne laisse pas de postrit et que son corps devienne semblable
cette ordure. Voici l'eau d'une source qui est tarie ; que la vie et les biens de
celui qui se parjurera se tarissent comme elle. Voici une balle de fusil ; qu'elle tue
celui qui violera le pacte et que son cadavre soit la proie des btes sauvages. Voici
un vieil os ; que le crne et les ossements du parjure ne soient ensevelis par per
sonne et soient disperss de tous cts. Voici un peu de terre ; que notre mre
tous lui refuse ses produits. Et qu'il soit perc de part en part par cette sagaie
que je tiens la main... *.
Dans cet exemple merina, il y a correspondance terme terme entre l'impr
cationeffectivement prononce par le mpisisika (le matre de crmonie) et les
objets utiliss dans le rituel. Ceux-ci sont une imprcation figure dont l'impr
cation verbale n'est que la transcription littrale. Et par l se trouve galement
clair le rle des ingrdients qui interviennent dans le rituel not par Birkeli :
au lieu de doubler les paroles ils les compltent par une imprcation figure dont
il n'est pas difficile de restituer le sens.
Le fatidr n'est pas seulement la conscration de liens de sympathie, d'amiti
entre deux individus. Il peut aussi constituer un vritable contrat comportant
des engagements relatifs des activits prcises. La formule d'imprcation note
par Birkeli met en cause un cultivateur et le piroguier qui transportera et vendra
en son nom ses productions. Elle comporte un engagement, qui dans ce cas parti
culier apparat unilatral, se comporter loyalement dans l'excution du contrat.
Dans les socits sans criture, il ne peut y avoir de texte que chaque partie garde
par devers elle. Mais en absorbant l'eau de l'assiette, chacun des deux frres de
sang emporte dans son propre corps un texte qui n'est pas crit avec les signes
d'une vritable criture, mais qui est matrialis par les objets avec lesquels l'eau a
t en contact. Chacun de ces objets n'a en effet de sens que par rapport aux for
mules d'imprcations qu'il voque immdiatement. Dans le rituel not par Birkeli,
le symbolisme, d'ailleurs transparent, de la sagaie et de la balle de fusil est parfa
itement clair par le commentaire qu'en apporte l'imprcation merina note par
M. Decary. Restent le sel et la suie. A notre sens, le sel est le rappel du premier
lment d'une formule de maldiction trs courante : manjary sira, manjary talio,
deviens sel, deviens tourbillon 2. Pour la suie, nous n'avons pas d'explication
proposer, mais il est infiniment probable que cela ne tient qu' une lacune dans
notre documentation et que l'ensemble de ces objets assembls doit se lire un
peu comme un rbus.
du fanintsina que n'importe quelle autre plante, si, dans le sud-ouest de Madag
ascar, boka ne signifiait pas aussi fade (sakafo boka : nourriture sans got,
rano boka : eau saumtre) et, par extension, sans valeur , sans effet .
On voit la dmarche qui a prsid la composition du remde. Ce n'est pas
telle proprit attache chacun des ingrdients qui en justifie le choix, mais
certaines significations qui leur sont prtes par l'intermdiaire du langage dans
le cas des feuilles de bokab et de tsitindry, par rfrence un systme de classi
fication des choses dans une chelle de valeurs dans le cas de la boue et des algues
fangeuses. Le rsultat est un message qui utilise ces objets comme signes, comme
il aurait pu utiliser les mots du langage articul, pour formuler une prire muette
dont le thme gnral est : que le surnaturel ne nous cause aucun mal. Les vri
tables jeux de mots qui oprent cette transmutation de choses matrielles en
langage n'ont pas chapp Mauss : D'autre part, si nous admettons parfait
ement qu'il y a des choses qui sont investies de certains pouvoirs en vertu de leur
nom (reseda morbos reseda), nous constatons que ces choses agissent plutt la
faon d'incantations que d'objets proprit, car elles sont des sortes de mots
raliss w1.
On voit que nous tendons la mthode d'interprtation suggre par Mauss
non seulement aux ingrdients dont la prsence dans les compositions magiques
est justifie par leur nom, mais aussi d'autres ingrdients qui tiennent leur apti
tude figurer dans des messages incantatoires d'une valeur symbolique que
l'analyse du contexte culturel permet de dgager. Il est possible d'appliquer la
mme dmarche des faits pour lesquels elle s'impose avec moins d'vidence.
Le sable mis en contact avec les graines utilises pour la divination, dont nous
avons mentionn la prsence dans le fanintsina, entre galement dans la composit
ion de toutes les formules magiques que nous avons notes. Nous sommes donc
tent de l'interprter comme un signe ayant une valeur gnrale, comme le symbole
qui dans le message magique figure la puissance, l'efficacit que l'on attend de la
prparation. Et ne peut-on aller plus loin encore et formuler l'hypothse que,
de mme que le fasintsikily joue le rle de signe de puissance dans les compositions
magiques, de mme la poussire prleve sur l'empreinte des pas est le signe
indiquant le destinataire d'un malfice ? Si nous aventurons ces hypothses, dont
la fragilit ne nous chappe pas, pour interprter des faits qui servent habituell
ement d'illustration type l'expos des lois sympathiques, c'est que, croyons-nous,
elles paraissent plus conformes ce que nous savons dsormais de la pense
sauvage .
* **
Le caractre commun aux diffrents rites magiques que nous avons examins
est qu'ils concourent l'expression de messages. Une partie des messages formuls
par la magie sont verbaux et directement exprims en termes du langage articul :
ce sont les incantations, les prires de conscration, les imprcations. D'autres
sont des messages figurs l'aide d'objets qui prennent valeur de signes selon
deux voies diffrentes1. Le plus simple des procds par lesquels ils y parviennent
est le calembour. Le calembour a du reste jou un rle considrable dans l'labo
ration de cet autre systme de signes qu'est l'criture, au moins sous sa forme
idographique. Les feuilles de bokab dans le fanintsina sont un bon exemple,
comme du reste on pourrait en trouver beaucoup d'autres dans le domaine mal
gache2. Un objet peut aussi signifier en voquant immdiatement l'esprit une
formule du langage courant : c'est le cas du sel dans le rituel de la fraternit de
sang. En second lieu, d'autres objets acquirent une signification d'une manire
plus indpendante du langage articul, en vertu de certaines associations d'ides
choisies plus ou moins arbitrairement parmi l'ensemble des associations d'ides
possibles (exemple de la balle de fusil, du roseau, de la boue etc.). A ce titre, et
dans la limite des exemples que nous avons proposs, avant d'tre une gigan
tesque variation sur le principe de causalit 3, la magie nous apparat comme
une gigantesque mtaphore. La mtaphore joue en effet un rle immense dans
l'laboration des systmes symboliques et en particulier dans le langage articul
lui-mme (la lecture de n'importe quel trait de smantique historique apporte
une moisson d'exemples de phnomnes trs comparables aux faits magiques
que nous avons tudis).
Une composition magique nous parat donc pouvoir tre interprte comme
une collection de choses matrielles auxquelles une valeur de signes est confre
par divers procds et dont l'ensemble constitue un message qui pourrait tre
exprim en termes de langage articul et qui l'est en fait dans quelques rares cas
privilgis, comme celui du rituel du fatidr merina4. Dans la plupart des cas,
l'incantation, qui est le message exprim en termes de langage articul, et le rite,
qui est le message exprim l'aide d'objets, ont des contenus indpendants. Car
les possibilits des deux types de message sont diffrentes. Le message verbal est
susceptible de davantage de prcision que le message figur. Mais le second a sur
le premier l'avantage de sa permanence et de sa matrialit, qui font qu'il reste tou
jours disponible et qu'il est possible de s'en pntrer et de le rpandre par d'autres
voies que celles du langage articul (par absorbtion, par onction, par aspersion) .
Il ne nous chappe pas que notre interprtation encourt de graves objections.
Il est bien certain que nous ne saurions rendre compte par ce type d'explication
de toutes les compositions figurant dans la magie malgache. C'est que dans bien
des cas, le code qui permettrait de dchiffrer le message est irrmdiablement
1. Mentionnons ici pour mmoire le langage des perles, dont le rle est considrable
dans la confection des amulettes, et qui tmoigne d'un progrs dans le sens d'une plus grande
convention. Sur ce sujet cf. S. Bernard-Thierry, Perles magiques Madagascar , Journal
de la Socit des Africanistes, t. XXXIV, fasc. I.
2. Cf. notamment J. Ruud, op. cit., chap. xii.
3. M. Mauss, op. cit., p. 56.
4. M. Fauble donne un autre exemple {op. cit., p. 117) : un homme qui ramasse et pile
des choses casses, les met dans de l'eau et en asperge ses btes en disant :
Ils seront briss, ceux qui voleront ces bufs,
ils seront comme des choses casses,
ils mourront.
Il6 HENRI LAVONDS
perdu et que, mme avec l'aide de ses informateurs, l'ethnographe est incapable de
retracer la chane d'associations d'ides par lesquelles les fondateurs des rites
sont arrivs ces notions *. De plus, les oprations mentales qui nous sont appa
rues sous-jacentes aux faits que nous avons tents d'interprter se situent un
niveau en grande partie inconscient. Le fait que ce sont nos informateurs qui,
ajoutant leur connaissance du contexte culturel une bonne formation scolaire,
nous ont mis sur la voie des interprtations que nous avanons est une indication
en ce sens.
On peut d'autre part nous reprocher de n'avoir pas assez tenu compte de ce
que, dans la pense de ceux qui les utilisent, les compositions magiques que nous
dcrivons sont efficaces. Or, certes, la croyance du magicien et de ses clients en
l'efficacit de ses prparations est le fait de base de la magie. Mais, sauf dans des
magies tardives apparaissant dans des cultures complexes et hautement diffren
cies,les modalits de l'efficacit magique ne sont pas un objet de rflexion.
L'efficacit magique apparat comme un objet de croyance et mme comme une
donne de l'exprience sur laquelle il n'y a pas plus lieu de s'interroger que sur
le fait que l'eau bout quand on la met sur le feu. On a beaucoup spcul propos
de la notion de hasina ( laquelle correspond dans les dialectes l'adjectif masy)
dont le champ smantique englobe les notions de sacr et d'efficace, et que l'on a
assimile au mana2. Nous voudrions, ce propos, donner sur l'emploi de ce mot
quelques observations personnelles qui en montrent les acceptions profanes, ou
plus exactement non spcifiquement mystiques. A la question qu'est-ce qui rend
masy tel remde magique ? , au lieu de la rponse attendue : tel ingrdient ,
ou la formule de conscration , un informateur rpond : mahamasy aze fa
mitaha olo : ce qui le rend masy, c'est qu'il gurit les gens . Question d'un Masi-
koro me voyant refermer le magntophone aprs une tentative de rparation :
est-il de nouveau masy ? . Rflexion d'un Masikoro propos de son vlo dont
il venait de rparer une crevaison : il est de nouveau masy . Si l'on peut admettre
la rigueur qu'un Masikoro voit quelque chose de magique dans le fonctionnement
d'un magntophone, il n'en est certainement pas de mme pour un vlo, appareil
trs rpandu avec lequel il est depuis longtemps familiaris. Ces emplois trs terre
terre du mot masy montrent qu'il est trs prs d'exprimer quelque chose d'aussi
familier et d'aussi concret que notre emploi du verbe marcher appliqu tout
appareil ou procd dont on obtient l'effet attendu. Le hasina, c'est ce qui fait
qu'un charme marche, sans que l'on se proccupe de savoir pourquoi et comment.
Cette parenthse sur la notion de hasina doit nous mettre en garde contre la
tendance de l'ethnologue prter aux gens qu'il tudie une mentalit complexe
qui est moins le reflet de leurs vritables conceptions que de l'ide que l'ethnologue
s'en fait. On ne peut qu'approuver cette opinion dsenchante de G. Lienhardt :
Quand nous vivons avec les autochtones et parlons leur langue, en apprenant
nous reprsenter leur exprience leur manire, nous arrivons aussi prs qu'il
est possible de penser comme eux sans cesser d'tre nous-mmes. A l'occasion,