Dvaita Vedanta Doctrine de Mahdva PDF
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LA DOCTRINE DE MADHYA
DVAITA- VEDANTA
par
SuZANNE SIAUVE
LA DOCTRINE DE MADHVA
DVAITA- VEDANTA
par
SUZANNE SIAUVE
1
M. V., VI. 33
2
R. G. Bhandarkar, Vainzavt'sm, Saivt'sm, ... p. 59. Cette opinion est suivie
par H. von Glasenapp, Madhva's Philosophie, p. II, et par S. N. Das Gupta,
Hz'st. !nd. Phil. IV, p. 51.
3 B. N. K.. Sharma, Hist.Dv. Sclt. 1, pp. 101-3.
4 Leur discussion portant sur le tat tvam asi "tu es cela" se serait t~e
r
Si on accepte la position de B. N. K. Sharma ilfaut, comme ille propose,
interprter de faon large le tex du 1Hahiibluirarattpalya-JI'!IaJ'a, er com-
prendre qu'il signifie "aprs que se soient couls 4300 ans du Kali-yuga".
Ceci n'a en soi rien d'impossible et s'accorde avec le ton du contexte mythique
dans lequel cette date est indique. L'hypod1se avait t avance par plusieurs
auteurs antrieurs, dont C . .lvt Padmanabha Char/ et l'un de ceux qui
s'taient rallis cette vue, C. R. Krishna Rao apporte la confirmation
d'une autorit ancienne, celle d'un ouvrage de H~Th:esa-tirtha. Ce texte
affirme en effet que Madhva est n en l'anne Vilambi 4339 et il reprend les
termes mmes du texte de Madhva en les interprtant en ce sens. 2 Hr~ikesa
tirtha est un contemporain de Madhva, il nous donne dans le mme passage le
jour, le mois et l'heure de la naissance de son matre. Le problme avait donc
t~ vu et rsolu bien avant que les dcouvertes pigraphiques aient conduit
une telle hypothse. La concordance est intressante, et elle apporte de plus
d'autres conclusions: la date du Mahiibhiirata-tiitparya-nir~zaya tait considre,
ds les plus anciens disciples, comme une indication donne par Madhva sur lui-
mme et comme un fait dont il fallait tenir compte pour le concilier avec d'autres
faits. Ceci exclut l'hypothse d'une interpolation et confirme du mme coup
la prsomption d'aud1enticit de tous les autres passages dans lesquels Madhva
se dclare le troisime avatiira de Vayu, comme de ceux dans lesquels il lit son
nom dans le Ba/itthii-skta du IJ.g-Veda. Ce n'est pas la dvotion des disciples
qui a attribu au matre une origine supra-humaine, c'est Madhva lui-mme
qui se dclare l'incarnation d'un des deva, serviteur de Vi~Q.U, et qui prsente
sa mission comme annonce par les paroles de la tradition ternelle.
L'ide messiannique peut paratre assez trange en contexte indien, et l'on
a voulu voir dans cette conviction de Madhva le reflet d'influences chrtiennes. 1
Celles-ci paraissent trs peu probables, tant donn le caractre fortement or-
thodoxe du milieu dans lequel est n le mouvement mdhva. D'autre part la
conception selon laquelle Madhva serait un avatara de l'un des deva n'est pas
sans rpondant dans la pense indienne. Arjuna, le hros de la Bhagavad-gtii
qui le Dieu Kr~Q.a se manifeste, est dit un avatara du dieu Indra. Le mme
Kr~Q.a lui rvle qu'il apparat dans le monde toutes les fois que l'ordre chan-
celle, lorsque le dharma est menac. La thorie de Madhva apparat comme
un dveloppement de la mme ide, reprise par une pense extrmement syst-
matique, constamment la recherche de liaisons entre les rcits mythiques 2 :
Vi~Q.U se trouve chaque fois accompagn de son mme serviteur, venu
l'aider rtablir l'ordre du dharma. Madhva s'intgre lui-mme dans cette
perspective. Il y intgre galement les doctrines htrodoxes : il reprend en
effet son compte la thorie du Bhagavata-puriitJa selon laquelle Vi~Q.U s'est
incarn sous la forme du Buddha pour garer les ennemis de la vrit. Son bio-
graphe tend la mme thorie aux adversaires de Madhva3 : Sankara serait la
rincarnation du dmon MaQ.iman tu par Bhma dans la guerre du Mahii-
bhirata, revenu lui aussi pour garer les hommes jusqu' ce que Madhva,
nouveau Bhma, apparaisse pour confondre sa doctrine.
1 L'on s'est attach de toutes les manires montrer des influences chr-
tiennes la fois dans la doctrine de Madhva et dans les lgendes entourant sa vie.
Nous pensons que le caractre purement hindou de sa doctrine ressortira suffi-
samment de son expos. Nous avons l'intention de traiter ailleurs en dtail des
confusions et interprtations diverses qui ont donn une coloration chrtienne
aux rcits modernes de sa vie.
a Une des originalits de Madhva consiste tablir des relations entre les
personnages des popes et des Puriitta par le biais de la thorie des rincarna-
tions, en y montrant l'uvre la loi du ka~man, de rtribution des actes. Cf. B.
Venkatesachar, prface la traduction du M. T. N. par B. Gururajah Rao.
s NarayaQ.a Pat;~.<Ptacarya, auteur du Madhva-vijaya est galement l'auteur
d'un pome la Mavimaiijari qui raconte les antcdents mythiques de la geste de
Madhva, et dcrit l'tat dans lequel se trouvaient les tenants de la vraie doctrine
avant la venue du matre. Le Madhva-vijaya fait allusion plus brivement
ces perscutions.
lntroduciiott
1 M. V., IV. II. Pour cette raison, les noms des guru la ligne desquels
appartenait Acyutaprek~a auraient t perdus, et un intervalle de plusieurs
gnrations spare Acyutaprek~a du dernier guru connu, Prajfiatlrtha, qui aurait
t contemporain de SaiJ.kara et aurait essay en vain de rsister son
influence croissante. Cf. B. N. K. Sharma, ibid., I, pp. 99-100, et p. 288; et
Catus-stri-bh~ya, p. xxv.
2
M. V., XII. 42 et XIV. 2.
La Doctrine de Mad/zva
1
B. N. K. Sharma, lbid., 1, pp. I03-4
2 M. V., II. IO-II. C'est le village actuel de Kakra ou Belle (B. N. K. Sha~
ma, ibid.)
3 M. V., Il, 17 ss.
du nom d' Anantesvara qui se trouve compris comme Seigneur d' Ananta, qui-
valent de A11anta-sana-svara. Mais Anante8vara peut plus naturellement
signifier Seigneur Infini. Selon l'information donne par N. R. Bhatt, les
deux anciens temples d'Ulipi sont deux temples jana, primitivement ddis
deux Trthailkara, Candraniitha et Anantaniitha (huitime et quatorzime }ina),
Au moment de l'expansion advaita la rgion a t nouveau hindouise et
Sankiiriicarya aurait lui-mme rebaptis les deux temples, l'un comme Candra-
maulsvara, l'autre comme Anante5vara. Il y a des chances que le temple
d'Anantesvara ait t, comme le temple de Candramaulsvara, consacr Siva:
l'on y vnre encore un litiga actuellement. Faut-il penser que c'est le Madhva-
vijaya qui a assimi.i aprs coup Anantesvara Vi~l}.u, Seigneur d'Ananta ? Ce
seralt porter le doute sur toutes les indications donnes par le mme texte sur le
milieu de Madhva qui semble bien tre de dvotion vishnoute. L'assimilation
des deux noms a pu se faire dans ce milieu mme, avant la venue de Madhva. Cf.
note I, p. xo.
6
M. V., II. 14
G M. v., III. 25-7
ln c1'oduction 9
,/
1 M. V., III. 19.
2 M. V., III. 29; le nom d'un arbre : likuca.
a B. N. K. Sharma, ibid., I. p. 104.
4 M. V., II. 29.
5 M. V., II. II et A1Jumadhvacarita (cf. note 2, p. 5). Le Madhva
vijaya prcise cependant que Durga, pouse de Siva est la sur de Vi~l).u, et que
ce temple fut fond par Parasu-Rama, "Rama la bche", incarnation de Vigm.
C'est Parasu-Rama qu'est attribue l'existence mme de la rgion ctire du
pays Kanna<;ia et du Kerala. Il la fit surgir de la mer en jetant son arme du haut
des Ghats. Cf MadrasDistrict Manual vol I., SouthKanara, p. 144.
6 C'est l'tymologie donne parC. M. P. Char Life Teach. Madhva, p. II.
Urj.u-pa signifie en effet en sanskrit la lune "chef des plantes". Mais cette signi-
fication est peut-tre surimpose une autre plus ancienne. N. R. Bhatt m'a fait
remarquer que le nom tufu de Ulipi est Olipu ou Olippu le mot ot/ ou otJari
signifie en tufu potier, ippu viendrait de irpu "le fait d'exister"; Olippu
serait donc la ville des potiers. LaBhavaprakaSiki donne le nom d'O<;iipu (II. 6).
to La Doctrine de Madhva
tait sans doute originellement celui de Siva. 1 Le mot siva-rpya a pour qui-
valent vernaculaire Siva-beJfi et C.M.Padmanabha Char pense que ce mot de
SivabeJJi est l'origine du nom par lequel sont dsigns les brhmanes de
langue tufu, les brhmanes sivaJJi auxquels appartenait le premier noyau des
mdhva. Si cette interprtation est exacte, il est permis de penser que le Madhva...
vijaya employant le nom de Sivarpya pour dsigner Ulipi comme lieu d'origine
du pre de Madhva, entend la manire allusive des kiivya signifier en mme
temps le nom des brhmanes sivaJ!i dont il faisait partie. 2
Ces brhmanes ivaites semblent cependant avoir dlaiss leur culte pre-
mier et tre devenus des dvots de Vi~l}.U bien avant la naissance de Madhva car
nous trouvons ce moment-l tout un milieu de pit organis autour de son
centre spirituel, le temple d'Anantesvara Ulipi, se transmettant les lgendes
vishnouites, honorant ceux qui les connaissent et les enseignent. Il ne sem-
ble pas que cette conversion puisse tre attribue l'influence du grand mou-
vement vishnoute de Ramnuja. Bien que celui-ci ait d au cours de sa carrire
fuir les perscutions et se rfugier au pays kannala o il fonda un monastre
Melukote, la zone d'influence des rmnoujiens ne s'est pas tendue des
rgions aussi cartes que la cte sud-ouest du pays. Cette rgion tait au temps
de Ramnuja sous l'influence des centres religieux advaitin: le clbre monas-
tre de Spigeri n'est qu' une cinquantaine de kilomtres d'Ulipi, dans la
rgion des ghats qui sparent le pays tuJu de fensemble du pays kannala. Le
passage des brhmanes sivaJJi la dvotion vishnouite ne suppose pas nces-
sairement une vritable conversion religieuse: l'attrait pour le vishnouisnie a
pu natre sous l'influence d'uvres telles que le Bhiigavata-puriit,la, dont il semble
huit disciples comme chefs de monastre et leur confiant tour de rle le culte
de KrJ,la. 1 Les huit monastres subsistent de nos jours autour du temple de
Kr~l).a, et leurs chefs se transmettent l'un l'autre tous les deux ans la charge
des rites. Madhva a crit un manuel de rituel, le Tantra-sara-sangraha, qui
fixe la forme du culte de sa secte en le centrant autour du seul Vi~J}U et il a crit
un opuscule traitant spcialement l'observance relative la Kr~J}a-Jayant,
au jour anniversaire de la naissance de Kr~J}a. Toute son action de chef religieux
vise confirmer la tendance vishnoute du milieu dans lequel il est n, en la
dgageant du syncrtisme antrieur. Le serment prt par le futur sannya-
sin son entre dans l'ordre miidhva a t rdig par lui en ces termes carac-
tristiques: "Que jamais je n'abandonne Vi~J}U ni les Vai~J}ava (trois fois), que
mme sous menace de mort je ne reconnaisse Hari comme gal une autre divi-
nit ni identique elle, que je ne m'associe jamais ceux qui enseignent que
l'me est identique ou gale lui." 2
En cette affirmation de l'unique transcendance de Vi~J,lu, sarvottama, sup-
rieur tous les autres dieux, Madhva s'oppose certes au ivasme qui pose les
mmes affirmations au sujet de Siva. Cependant la lutte proprement sectaire
tient peu de place tant dans la vie de Madhva que dans ses uvres. Avec une
sagesse qui tient compte des sentiments ivates du milieu auquel elle s'adresse,
sa doctrine intgre la dvotion Siva dans sa vision du monde spiri-
tuel. La thorie du taratamya, de la hirarchie des deva, semble correspondre
up.e telle exigence, visant concilier un monothisme strict avec la pluralit
des divinits du panthon hindou. Madhva prend grand soin d'harmoniser les
textes de faon fixer l'ordre des divinits : Siva a un rang trs lev dans la
hirarchie des deva, mais comme tous les autres dieux il est une distance
infinie du Dieu suprme. Tout son pouvoir drive du seul pouvoir divin : il
est permis de lui rendre un culte pourvu que l'on n'oublie jamais cette dpen-
dance essentielle. 1 Les mdhva ne som pas': carts des temples ivates par
des prohibitions analogues celles qui som imposes aux disciples de Riimi'i-
nuja.:J Certains dvots mdhva ont compos des hymnes en l'honneur de Siv~,3
et il arrive que des familles mdhva aient pour temple familial un temple ivaite,
trace de leur dvotion ancienne, sans doute antrieure la rforme du matre.
Sur le plan de l'exgse Madhva n'entre gure directement en conflit avec les
sava: ceux-ci se rfrent leur propre tradition, celle des iigama qu'ils pensent
enseigns directement par Siva. Madhva rejette avec la tradition orthodoxe l'ide
que les textes "rvls" aient un auteur, ft-il divin:1 La Sruti "entendue"
au dbut du monde par les r# est ternelle. Prenant fermement appui sur le
Veda et les Upani!ad, il s'attache montrer que seules sont valables les traditions
qui sont en accord avec les textes de la Sruti. Tout son effort vise prouve( que
le Veda en sa totalit ne parle que de Vi~1,1u, et faire apparatre le :lien
intrinsque qui relie aux affirmations de la Sruti celles des traditions::piques
ou pouraniques : il lui arrive en passant de citer des extraits de purii~za ivaites
pour montrer que mme ceux-ci reconnaissent la supriorit de Vi~1,1u sur
Brahma ou Siva. La dmonstration n'est pas toujours aise, il n'est pas besoin
de le dire, mais Madhva est soutenu dans ses interprtations par l'immense
littrature du pailcariitra, littrature parallle celle des agama ivates, dans .
laquelle, comme Ramnuja et bien plus largement que ce dernier, il puise
d'innombrables rfrences. De ces citations il ressort que l'effort d'intgration
du vishnousme la tradition vdique a une longue histoire dont Madhva re-
cueille l'hritage. Les textes p:icaratra se prsentent d'abord comme un rituel
de culte vaig1ava, parallle celui que les iigama prescrivent pour le culte de
Siva et naisemblable~ent adapt de ce dernier, mais ils y introduisent des
mantra vdiques. De mme dans leur partie thorique, jfiana-ki~u/a, ils tendent
se placer dans la ligne de la Sruti : c'est sous cet aspect que les cita-
1 G. T. N., II. r8. (p. 6b) yadiinyalfl. na vijiinii.ti niitmiina1'{l nesvara1f1. tathiij
pur~iirthat kutas tu syiit tadabhiiviiya ko yatet/"Puisque l'on n'y connat rien
d'autre, ni soi-mme ni le Seigneur, comment ceci pourrait-il tre le but de
l'homme : qui s'efforcerait la ngation de son but ?"
2
Le caractre extrmement allusif du style de Madhva rend difficile l'iden-
tification des doctrines qu'il discute. Il ne cite pas les textes advaita mais les
intgre dans une discussion serre) dans laquelle il reprend les termes de son
z .
18 La Doctritte de Madhva
porte pas de degrs: si le Veda est vrai, il l'est totalement et aucun de ses
enseignements n'est aboli par une exprience ineffable. De plus, si nous pouvons
connatre avec certitude le monde de la multiplicit dans lequel nous nous trou
vans, aucune parole de l'Ecriture n'a pouvoir pour nous enseigner que cette
multiplicit est illy.soire. L'exgse des textes et la critique de la connaissance
se prtent un mutuel appui : montrer que nous connaissons vraiment un monde
rel, c'est montrer aussi que ce monde est diffrent de Dieu; montrer que nous
sommes capables de connaissances vraies, c'est montrer que nous nous saisissons
aussi nous-mme en toute vrit dans la conscience de notre existence indivi
duelle. Les bheda-5ruti sont vraies et confirmes par notre exprience du vrai :
il faut les prendre dans toutes leurs implications et affirmer la "diffrence
absolue'' entre Dieu et le monde, comme entre Dieu et nous-mme. La vri
table philosophie est dualiste, dvaita, 1 par opposition toutes les formes de non-
dualisMe. En un monde rel et rellement diffrent de Dieu, la multiplicit
n'est pas une illusi>n : Madhva prsente sa doctrine comme celle du pafica-
bheda, 2 de la quintuple diffrence, diffrence de Dieu et de la matire, de Dieu
et des sujets individuels, diffrence de ces sujets et de la matire, diffrence des
sujets entre eux, diffrence des objets entre eux.
Comme il n'y a pas de degrs de vrit il n'y a pas de degrs d'tre. La
matire et les sujets spirituels existent de toute ternit et leur existence est
aussi vraie que celle de Dieu. Cependant leur mode d'existence est radicale-
adversaire en les retournant contre lui. B. N. K. Sharma en son Hist. Dv. Sch.
donne, dans son compte-rendu dtaill des uvres de Madhva, plusieurs indi-
cations prcieuses sur les doctrines mises en cause. L'on y relve les noms
Srihat1ia, Anandabodha, Vimuktatman, Sarvajfiamunin, Prakastman. Il nous
semble qu'il faut y ajouter Citsukha : son raisonnement visant prouver que
le monde n'est ni tre ni non-tre ("s'il existait il ne serait pas annul, s'il n' exis-
tait pas il n'apparatrait pas" Tattva-pradpikri) est discut dans l'A.V. (cf. Ile
partie ch. 3). B. N. K. Sharma place les dates de Citsukha entre 1220 et 1287
(ibid. I, pp. 326). L'A.V. est d'aprs le M.V. la dernire uvre de Madhva.
1 G.T.N., II. 18 (p. 7 b) vinzo?z prajfirimita~n yasmad dvaitarp na bh,antt'-
kalpitam/ "Parce que la dualit est connue comme vraie par la pense de Vi~J}.u,
elle n'est pas forge par l'illusion"; de mme V. T.V., par. 328.
2 G.T.N., ibid.; V. T.V., par. 325 et 340; A. V., I. 4, n4-5; Ch. U. Bh.,
II. 21, etc. V nonc de la quintuple diffrence s'accompagne souvent d'une ex-
plication "tymologique" du mot prapafica qui signifie l'univers dvelopp:
Madhva dit que ce terme indique, "au sens premier" le pafica-bheda : prakr~taJ;
paficavidho bheda}J prapafical:zf"le prapa1ica est minemment constitu (pra)
comme une quintuple (panca) diffrence" (V.T.V., par. 325).
lntroducrion 19
1
Cf. Ille part. ch. 3 et 4
2 Cf. Ille part. ch. 5.
2 M.V., V. 47, mentionne Srirangam.
4 Cf. S. N. Das Gupta, Hist. !nd. Phil. IV, pp. 94 ss.
car il er.t certain que la position de Madhva diffre de celle de Rmanuja sur un
point essentiel que ne manqueront pas de signaler ses disciples, celui de la rela-
tion du monde Dieu. Ramanuja pense que le monde est rel, que les sujets
spirituels possdent une individualit relle, mais il conserve la relation de non-
dualit entre l'univers multiple et la Personne divine. Le monde est conu
comme le corps de Dieu, la ralit totale est un "ensemble qualifi", un tout
organique, visz~ta, unifi de l'intrieur par la ralit divine. La doctrine,
nomme viSi#a-advaita, "non-dualisme du tout qualifi" est donc, malgr des
modifications essentielles, une forme de non-dualisme. Or !'viadhva rejette tout
non-dualisme comme atteinte la transcendance divine. Peut-tre ses yeux la
position de Rrnanuja ne diffrait-elle pas substantiellement de celle de
Bhaskara,1 le philosophe vedantin connu comme bheda-abheda-viidin, enseignant
que le monde est la fois diffrent et non-diffrent du Brahrn.an. Madhva
objecte Bhskara que sa doctrine conduit au panthisme, et sans doute
pense-t-il la mme chose. de celle de Ramanuja, qui effectivement rencontre
une certaine difficult se prmunir des mmes consquences. 2
Il n'y a de salut que dans la doctrine de la diffrence absolue, elle seu1e per-
met de poser la ralit du monde et d'affirmer la transcendance de Dieu. Toute
identit ontologique tablissant une continuit entre la substance divine et
celle de l'univers entrane Dieu dans le devenir, le perd dans le monde. Madhva
abandonne rsolument la conception commune tous les auteurs vedantin selon
laquelle le Brahman serait uptidtina-ktira1Ja, cause matrielle de toute existence.
A sa manire dichotomique Madhva pose trs clairement le problme : ou bien
vous perdez la transcendance divine ou bien vous perdez la ralit du monde,
fait-il remarquer aux advaitin, opposant les uns aux autres les non-dualistes
ralistes de l'cole de Bhaskara et les non-dualistes illusionnistes de celle de San-
kara. 3 Il n'y a pas de moyen terme quelles que soient les nuances introduites par
Rmii.nuja. La seule solution est de dire que Dieu est cause efficiente, nimitta-
p. 131, elle porte sur l'interprtation des cinq kosa de la Taittt'rya Upani~ad
II. 2-5.
Une autre apparat dans la discussion des motifs de la cration: Madhva
rejette l'ide de Ramanuja selon laquelle Dieu crerait pour le plaisir de d-
ployer son activit de jeu. Cf. Ille part. ch. 5
1 Contemporain de Sailkara ou peut-tre lgrement postrieur lui.
2 Ramanuja quant lui refuse les solutions de Bhskara et de Yadava-
kara?Ia, et d'affirmer qu'une telle cause est radicalement distincte de ses effets.
Elle les produit sans se modifier elle-mme, sans s'engager dans le devenir par
"transformation relle" non plus que par "transformation illusoire".
Une telle position a-t-elle eu des antcdents l'intrieur du VeLlnta ?
Madhva ne s'y rfre en aucun cas. B. N. K. Sharma cite un texte de Rmanuja 1
faisant allusion des partisans de la "diffrence absolue" entre les sujets et le
Brahman. 2 De mme un texte de Bhskara parle de ceux qui pensent que les
mes dlivres existent "de faon spare". 3 L'on connat amsi un texte de
Satikara voquant la doctrine selon laquelle l'essence de l'me a une ralit
"en vrit absolue" et prcisant que cette position n'est pas seulement tenue
par des coles non-orthodoxes mais par "quelques-uns des ntre:;" :1 Mais ces
brves indications ne permettent pas de situer une cole vedanta de pense
dualiste avec quelque prcision. 5
Faut-il chercher les influences subies par Madhva hors du champ du
Vedanta ? L'affirmation que Dieu est cause efficiente se trouve en effet dans le
systme du nyaya-vaise~ika : mais les objections faites par Madhva ce systme
montrent que sa conception de la causalit divine est diffrente de la sienne.
Le Seigneur.., lsvara, des vaiSe~ika organise le monde avec la coopration de
causes indpendantes, le temps, kala, et le principe invisible, adr#a, qui rgit la
rtribution morale des actions. Madhva admet lui aussi que Dieu se sert de
causes ternelles, mais il insiste sur le fait que ces causes tirent leur pouvoir
de la seule volont divine : c'est Dieu qui donne aux causes ternelles d'tre
les instruments de son action.., et l'adr#a n'a aucune efficacit par lui-mme.
De plus la vision discontinuiste des vaise~ika est foncirement oppose celle
de Madhva, et celui-ci critique comme les autre> vcdntin l'atomisme de leur
cole. S'il admet l'existence d'une matire, prakrti, sur laquelle s'exerce l'action
de Dieu, celle-ci lui apparat comme une toffe continue dont les transformations
font surgir progressivement les lments du monde, puis par le jeu de leurs
combinaisons, la diversit des tres.
Le systme du sii.i:Jkhya est foncirement dualiste, admettant l'existence
ternelle de la prakrti, mais son dualisme est exactement inverse de celui de Madh-
va. En face de la matire seule active, les principes spirituels, purtlia, sont de
simples spectateurs. L'une des formes du sii.i:Jkhya reconnat un PurUla suprme
mais celui-ci est absolument inactif, monade "isole" sans action sur le monde.
Madhva critique vivement de telles conceptions : la matire est absolument
inerte et toute causalit vient de l'unique Cause. Cependant il reconnat l'exis-
tence d'un "vrai si:Jkhya" faisant allusion au sii.i:Jkhya dont parle la Bhagavad-
gti. C'est sans doute de ce ct qu'il faut chercher les sources du dualisme
mii.dhva. Aussi bien les popes que les Puri1Ja prsentent en effet une
philosophie connue sous le nom de "sii.i:Jkhya pique", beaucoup moins syst-
matise que celle du sii.i:Jkhya dit "classique". Celle-ci reconnat l'existence de
la prakrti, dont elle dcrit !''volution partir des lments primordiaux, mais
elle affirme en mme temps un Dieu personnel et agissant, de qui dpendent la
manifestation, la conservation et la rsorption du monde, de priodes cosmiques
en priodes cosmiques. En de tels textes, Madhva trouve de nombreuses rf-
rences l'appui de sa doctrine, et leBhigavata-purizza en particulier lui fournit
un texte qu'il cite avec prdilection : "la substance, l'action, le temps, la nature
propre comme aussi le sujet spirituel existent par sa faveur, cessent d'exister
s'il se dtourne d'eux" .1 Ce serait beaucoup dire que d'affirmer qu'un dualisme
radical existe en toutes lettres dans le sii.i:Jkhya dit "pique" : Madhva a fort
faire, en commentant le Bhiigavata-purii~za lui-mme, pour interprter en son
sens des textes qui souvent ont une forte tendance moniste. 2 La prakrti n'y
apparat pas comme une ralit foncirement distincte de Dieu, mais comme une
manation de son pouvoir, une forme de sa Sakti. Madhva est ainsi amen
distinguer constamment entre les divers sens du mot prakrti : la prakrti mat-
rielle, ja# pmkrtz', la prakrti spirituelle, cetanii prakrti, qui est la desse Lak~mi,
et cette "prakrti spirituelle", l'pouse de Vi~Qu,appele aussi Sakti, doit tre
distingue de la Sakti divine, car la desse Lak~mi si haute soit-elle, est, comme
tous les autres tres, absolument dpendante et infiniment infrieure Dieu. Il
applique la mme exgse aux textes du pii.iicaratra qui lui fournissent des auto-
rits analogues en exaltant, plus encore semble-t-il que les Puriiva, la Sak.ti
divine, comme tendent le faire tous les textes tantriques.
1 M. T. N., II. 3 (p. 7a) kvacid granthan p1ak#panti kvacid antaritii1t api/
kuryulz kvacicca vyatyasattt pramidiit kvacid anyathajet II. 5 (p. 7b) dee dese
tathii granthan drjfva caiva prthagvidhin/
2
par exemple B. S. Bh.,. I. I. 3
3 Mu. U., III. I. I.
' Ka. U., II. 22; Mu. U., III. 2.3.
ia Doctrine de Madhva
premire est comprise comme nonant trois noms de Dieu, la seconde est inter-
prte de diverses manires: elle peut signifier "tu es sien", mais elle peut aussi
s'interprter ngativement en dcomposant le texte sa iitmc tat tvam asi en sa
iitmii-atat tvam asi "cet .Atman tu n'es pas lui". 1 L'on peut s'tonner d'une
pluralit d'explications donnes pour un mme texte, mais ceci correspond la
conception selon laquelle le Veda contient en ralit une infinit de sens:
chacune des syllabes qui le composent peut avoir valeur de signification par
elle seule, il est donc loisible de diviser de faon diffrente un mme mot ou un
mme groupe de mots. 2
Mais Madhva ne se contente pas de l'appui des textes utiliss par tous les
vedantin. Un des traits assez dconcertants de son uvre est le fait qu'il cite un
nombre considrable de Sruti inconnues qui, de rares exceptions prs, ne sont
utilises par aucun auteur antrieur ni postrieur lui, pas mme l'intrieur de
son cole. Appaya-dik~ita au XVIe sicle fut le premier lancer contre Madhva
l'accusation d'avoir forg ses sources et Vijayindra-firtha, en rponse, a recueilli
les passages dans lesquels Sailkara et Ramanuja donnent des citations de Sruti
devenues introuvables. 3 Il reste que le nombre de telles citations donnes par
Madhva est immense. Les noms des textes nous apportent peu de lumire par
eux-mmes, mais en comparant la liste des Sruti nommes par Madhva et celle
des Saxpl*a du paficaditra 4 l'on s'aperoit qu'un certain nombre des Sruti de
Madhva portent le mme nom que ces Satphita. 5 Comme ces dernires nous
sont, elles aussi, le plus souvent inconnues, il est impossible de savoir s'il s'agit du
mme texte. Il n'est pas inconcevable que Madhva ait qualifi de Sruti des textes
pacaratra, puisque, nous l'avons vu, il tient qu' l'origine le Veda et le Paficara-
tra ne faisaient qu'un. Il est possible aussi qu'il ait trouv dans le milieu des
piicaratra des textes qualifis par eux de Sruti, qui auraient t composs dans
leur groupe pour donner plus de poids leurs propres critures. En fait ces textes
apparaissent parfois assez rcents: l'on y trouve l'occasion une controverse
Ht'st.Dv. Sch. 1, pp. 354-357. Elle n'est pas complte. Nous y relevons Aruv.
Sruti (Sch. n 15, Aru~za Sm?thitii), Piirasaryiiyana $. (Sch. n II4 Piriisarya S.),
Niiriiyatta S. (Sch. n 92 Niiriiya~za Sruti et n 93 Niiriiyatza Sa1J1.hitii), Parama
$. (Sch. n I08 Parama S.), Mla S. (Sch. n 124 Mla S.), Viirut~a $ (Sch.
n I47 V iiruva S.), Sii~t~ilya S. (Sch. n 252 Siitz4ilya S.)
lmroduction 25
1A.V., II. 2. 3 [r] (p. 22a) anadikiilato vrttab samaya hi pravahata~ /na
cocchedo'sti kasyiipi samayasya/ "Les systmes existent en effet depuis un temps
sans commencement, de faon continuelle, et aucun d'eux n'est jamais dtruit".
2
B. S. Bh., I. 2. 12 (p. rra) (Le mme texte est cit sans que son nom
soit donn V.T.V., par. 273) : satya titmii satyo fiva~ satyarp. bhidii satya1ft
bhidii satya1rz bhidii/
~a Doctrine de Madhva
5 B.T., par. 62; 86; 88; go. 'est dans ce texte que Madhva semble avoir
puis sa doctrine concernant Vayu: celui-ci est dit le plus haut des deva, mais
bien des textes disent que le premier-n des dieux est Brahmadeva, l'organisa-
teur du monde. Le B.T. donne la solution que reprend Madhva: Brahmadeva
est le plus haut des dieux mais Vii.yu lui succde immdiatement, atteignant
le rang de Brahmadeva au kalpa suivant. Vii.yu est l'intermdiaire par lequel
on peut atteindre Hari. (B.T., par. 63; 97; ro2;ro4; 150). Il en rsulte que les
madhva pensent que leur matre sera le Brahmadeva du futur kalpa. Cf. M. V.,
IV. 32.
6 B.T., par. 107; ro8; ur; r2r; rsr.
7
B.T., par. 64.
8 Le texte du paragraphe 22 applique cependant la notion de yogyata
Sharma suit l'opinion de M. Hiriyanna qui donne les dates limites 850-1050
(Hist.Dv. Sch. I, p. 87, note 2).
4 M.V., IV. II.
6 C. R. K. Rao ne signale pas le problme pos par l'allusion l' I,sta-siddhi
contenue dans le B.T. La rponse orthodoxe reste celle qui m'a t faite: les
systmes errons sont sans commencement. (Cf. plus haut, note I, p. 2S).
6 Madhva and Brahma Tarka, p. 96.
Introduction 29
cites par Madhva~ consiste dans un apport positif capital. II introduit en effet la
notion de viSqa~ de spcification, au sens mme o elle sera une des pices
matresses du systme de Madhva. Il ne se tient pas en effet seulement aux
affirmations selon lesquelles Dieu tant sagw:za, pourvu de qualits, doit tre dit
galement savisepa, spcifi, unissant en lui la simplicit absolue et la multi-
plicit des aspects que lui prtent les textes. Cette ide est commune toutes les
affirmations thistes et elle est aussi bien la base du systme de Ramanuja que
de celui de Madhva.Le visea~ tel que le conoit leBrahma-tarka, est un pouvoir de
spcification par lequel les tres finis, aussi bien que l'Etre suprme, sont des
touts spars existant dans leur cohsion propre, supportant sans se diviser
d'eux-mmes la multiplicit de leurs .attributs. Les expressions par lesquelles
le Brahma-tarka caractrise le visea sont celles-l mmes que Madhva
reprendra constamment:1 le visea existe dans les ralits "non-divises",
les substances concrtes possdant leur cohsion, il ne se distingue pas de
l'essence propre de la chose et ne lui est pas uni par une autre spcification;
il est le noyau au del duquel l'on ne remonte pas, "se supportant lui-mme" et
supportant tous les autres viSea, toutes les autres spcifications de la substance.
La notion de visepa permet de rsoudre les antinomies du multiple2 : lorsque
les advaitin demandent si la "diffrence" d'une chose par rapport une autre
est, ou non, diffrente de son support, Madhva rpond que cette di:ffrenc
est la fois la nature mme de la chose et un visea de celle-ci. La rponse se
trouve dj dans le Br.ahma~tarka. 3
Ainsi le ViSea, d'ab9rd conu comme pouvoir de cohsion de la Personne
divine', se trouve pos comm..e hors de celle-ci, assurant la cohsion des ralits
multiples, leur permettant de coexister dans un univers pluraliste. La ten~dance
craliser" le viSe1a existait-elle dj l'intrieur de l'cole paiicaratr;? Une
rflexion de SaD.k:ara le donne pense~: il critique en effet les auteurs paiicaratra
1 .
1
pour parler des attributs gu1Ja comme s'ils taient des substances gut~in. 1 Sans
doute pense-t-il leur conception de la substance divine qu'il tient pour nirgu7Ja
ou nirvise~a, et critique-t-illes partisans du Dieu personnel d'introduire une dis
tance entre le Brahman et ses attributs. Mais il a directement en vue des notions
plus prcises: le culte paiicaratra comme celui des tigama, a tendance personni-
fier les attributs divins, entourant le Dieu de toute une cour compose de ses for-
mes diverses, de ses puissances, des symboles et armes qu'il porte, et la doctrine
des vyha projette autour de Vi~I].U cinq manations de sa personne. Madhva
faisant peut-tre allusion la critique de Sankara, insiste constamment sur le
fait que les vyha, formes divines, comme aussi les avattira, ne sont absolument
pas diffrents de Dieu, et il fait mme de cette croyance une condition de
la dlivrance, et de l'affirmation contraire une marque certaine de damnation. La
relation de Dieu ses attributs, comme ses formes, est la force mme de coh-
sion de sa substance, mais par son pouvoir inconcevable, acintya-sakti, il donne
aux tres limits de possder galement une cohsion propre. 11
Il y a des raisons de croire, crit C.R.Krishna Rao,3 que la notion de vieia
fut suggre Madhva par le Brahma-tarka. En effet la notion sous sa
forme prcise est absente de son premier livre le Gitti-bhii~a. Le
Brahma-tarka n'est pas non plus cit dans ce texte. Le nom de l'ouvrage
apparat en d'assez nombreuses citations dans les troisime et quatrime
parties duBrahma-stra-bhii~a,lecommentaire des Brahma-stra que Madhva
rapporta de son premier voyage aux Himalaya, mais le texte n'est cit qu' pro-
pos de la destine des mes ou de l'tat de salut. Par la suite de longs passages
du Brahma-tarka sont insrs dans les commentaires d' Upanz!ad, dans le Gtti-
ttitparya-tlirt:aya et dans le ViitJU-ttitparya-nir'{laya: ils traitent de la valeur des
trois modes de connaissance, perception, raisonnement et rvlation, de la ralit
de la diffrence et de la fonction du vise$a. Dans son dernier ouvrage, l'Anuvya-
est, nous semble-t-il, le vritable point sur lequel Madhva apporte une concep-
tion entirement neuve, et le Brahma-tarka permet peut-tre de saisir son ori-
gine car il s'en approche, mais par un tout autre biais que celui de la thorie de
la connaissance. Il reprend en effet des indications que l'on trouve dans les
textes dcrivant la nature de la dlivrance: si les mukta jouissent du salut c'est
qu'ils ont des organes spirituels, appartenant leur essence mme. 1 Madhva
reprendra son tour cette notion d'organes spirituels, en la liant troitement
la notion de sii~in : le siik;in est le vritable "organe essentiel", le pouvoir
de connaissance vraie dont nous jouirons en toute plnitude dans le salut, et
qui s'exerce ds ce monde, travers les limitations de nos organes physiques.
Nous sommes faits pour le vrai, et nous pouvons le savoir en cette vie.
Une rponse favorable Madhva semble donc se dgager de l'tude de ses
sources, mettant en vidence son originalit tout en le lavant du soupon d'avoir
forg ses propres autorits. Mme si ses rfrences proviennent d'uvres r-
centes, il a reu celles-ci en toute bonne foi pour traditionnelles, de mme qu'il
a, avec bien d'autres, accept le Bhiigavata-purii1Ja pour un texte de tradition.
Que ses disciples n'utilisent pas ces mmes ouvrages ne prouve pas qu'ils les
ignoraient : la forme de leurs gloses ne vise pas apporter des autorits suppl-
mentaires mais expliquer les passages obscurs. Les ouvrages indpendants
crits par les grands disciples postrieurs, Jayatrtha et Vysatlrtha, sont des
traits de forme dialectique qui mettent en uvre dans leurs ramifications infi-
nies les arguments logiques utiliss par le matre et ils ne citent que peu de textes.
Tout ce que nous savons c'est que plusieurs sicles aprs Madhva, au seizime
sicle, les textes qu'il avait cits n'taient plus en possession des siens. Il se
peut d'ailleurs qu,une partie d'entre eux n'ait jamais t en possession de
Madhva lui-mme, mais qu'il en ait seulement puis des extraits dans des manus-
crits consults au cours de ses voyages, ce qui expliquerait son souci d'en donner
des citations compltes et souvent tendues. Si, comme il semble, ces textes
appartenaient au milieu pficaratra, l'exploration de sa littrature apportera sans
doute de nouvelles donnes.
L'esquisse historique que nous avons tente ici ne vise qu' situer la pense
de Madhva. dans un milieu concret, et indiquer la complexit des problmes
poss. Leur examen dtaill est en dehors du champ de ce travail. Il y aurait
en particulier rechercher par critique interne des textes, l'identification
prcise de toutes les allusions faites par Madhva aux doctrines qu'il combat.
Ce travail en appellerait d'autres, qui dpendent de lui. Dans sa discussion
des systmes et tout particulirement de l'advaita, dans sa discussion de tel
lniroduction 33
auteur advaitin, Madhva a-t-il une image exacte des thses qu'il attaque ?
Fait-il justice aux systmes en face desquels se pose le sien ? Il y a des
chances qu'il ait simplifi des positions, les rduisant sans cesse, comme il le
fait, des alternatives sans issues, faisant jouer les doctrines les unes contre les
autres sans tenir compte des subtilits et des nuances introduites par elles.
Un lment passionn est trop vident chez lui pour qu'il en soit autrement,
et la frquentation de ses uvres le fait vivement sentir. Mais cette passion
ne diminue pas la valeur de sa philosophie, car elle apparat avec force tre
une passion de la vrit. Essayer de prouver la valeur de la connaissance,
comme vouloir dmontrer la ralit du monde, n'est certes pas l'entreprise
philosophique la plus facile, et comparativement, la position advaita se donne
avec la notion de degrs de vrit, des postulats infiniment plus aiss mettre
en uvre.
Mais il serait injuste de ne voir en Madhva que son opposition l'cole
advaita. Son systme prsente une cohrence intrinsque qui en fait une construc-
tion autonome et extrmement serre. C'est cet aspect que nous avons essay
de dgager, et la recherche des connexions internes de la doctrine nous a paru
d'autant plus intressante qu'elle n'est gure mise en vidence premire vue
par la forme de ses crits. En cette recherche nous avons trouv une aide
incomparable dans l'uvre de Jayatrtha,l qui a comment dix-huit des trente-
sept ouvrages de Madhva, avec une clart et une pntration qui en font un grand
philosophe. Nous l'avons constamment utilis dans notre expos: s'il nous
arrive de signaler des points sur lesquels il semble dpasser la pense du matre,
ce dpassement est le plus souvent en harmonie avec les thses fondamentales
et tmoigne d'une assimilation constructive de celles-ci. Nous n'avons pas uti-
lis les ouvrages de Vyasa-trtha2 qui reprsente la deuxime grande tape de
la pense de l'cole madhva : tant dans ses commentaires de Jayatrtha que
dans ses ouvrages indpendants, l'extrme subtilit de sa dialectique dpassait
les limites de cette tude. Nous avons en revanche puis assez abondamment en
1
B. N. K. Sharma donne les dates de son pontificat comme 1365-1388.
Il est disciple dAk~obhya-trtha et cinquime successeur de Madhva. Il est
nomm le ~adirya, le matre commentateur. A part ses commentaires de
Madhva il a crit deux ouvrages originaux la Viidavali et la Priimit;a-paddhati.
Cf. B. N. K. Sharma, Hist.Dv. Sch. I, pp. 324 ss.
2
nomm aussi Vyasa-rja, 1478-1539. Cf. B. N. K. Sharma, ibid. II,
pp. 24 ss.
3
34 ia Doctrine de Madhva
1
Yamaka-bhiirata, Nrsi1'(lha-nakha-stuti, Dviidala-stotra, Kutziimrta~
mahin;ava, Tantra-sira-sangraha, Sadicira-smrti, Y atipratlava-llalpa_,
Jayant-nin.zaya.
2
M.V.:J XIV. 24 et XV. 74
3 MV., XV. 75-7
4
M.V., XV. 78-81.
6
M.V., XV. 88.
0
Groupes de sutra traitant d'un mme s-qjet.
7
M.V., XV. 82.
La Doctrine de Madhva
J'ai le trs grand plaisir de remercier ici ceux qui m'ont aide et encourage
au cours de ce travail, et tout particulirement M. O. Lacombe qui suggra le
sujet de cette tude et la guida de ses conseils. Son ouvrage, l'Absolu dans le
Vdnta m'a t une source constante d'inspiration, prolongeant celle de ses
cours de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. M. J. Filliozat a bien voulu
s'intresser mes recherches ds leurs dbuts, et je lui dois, aprs la formation
reue ses cours de Paris, bien des claircissements apports par de nombreuses
discussions. l'Institut Franais de Pondichry, aussi bien l'occasion de mon
travail que de celui de l'Institut.
C'est avec une grande reconnaissance que j' voquele souvenir des rudits
indiens, appartenant l'cole madhva, qui ont accept de m'orienter dans l'tude
de la pense du matre. Mes premiers professeurs, H. N. Raghavendrachar,
Mysore, et R. Nagaraja Sanna, Madras, se sont trouvs reprsenter deux lignes
trs diffrentes de pense. L'un et l'autre m'ont donn, avec grande bienveil-
lance, le fruit d'une longue exprience philosophique, peu d'annes avant leur
mort. R. Nagaraja Sarma m'a tout particulirement aide en m'enseignant
l'Anuvyiildlyii11a de Madhva et en me faisant connatre, l'occasion de cette
lecture, la pense de J ayatirtha.
J'ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs reprises le Dr. B. N. K. Sharma,
Professeur Bombay. Ses uvres rudites sur 1a philosophie de Madhva comme
sur l'histoire de son cole m'ont t d'un grand recours.
J'ai e le privilge, vers la fin de ce travail de rencontrer Bangalore le
Pr. B. Venkate8achar, qui a bien voulu me donner quelques cours, et le Pr.
K. T. Pandurangi, qui j'ai demand une initiation la lecture de Vyasa-trtha.
Je n'ai pas directement utilis ici ce travail, mais ces explications de textes
LE SUJET
LE SUJET- TEMOIN
hif"car il est certain que la Tradition possde une autorit intrinsque comme est
celle de 1a perception". Pour le sens de la formule svatab priimiitzya, cf. chapi-
tre suivant. Pour la validit intrinsque de la Tradition, cf.IIIe part. ch. I.
5 C'est pourquoi l'ajustement des raisons,yukti, peut avoir exceptionnelle-
ment priorit sur l'un ou l'au?"e pramii~ta: A. V., II. r. 19 [2] (p. r8b) pratya-
41
42 La Doctrine de Madhva
de toute philosophie digne de ce nom et pour laquelle la vrit est une. La di-
gnit de l'objet rvl est certes suprieure celle de l'objet peru, mais en
aucun cas la Tradition ne peut s'arroger le droit d'annuler ce qui ne ressort pas
de sa comptence. 1
En ce monde donc, l'exprience est souveraine, et son tmoignage est la
base ncessaire de toute argumentation. La concision mme du style de Madhva
met en valeur la force qu'il attribue une telle autorit. L'accord avec l'exp-
rience n'apparat pas au terme de longs circuits, ni comme le fruit de conclusions
laborieuses, mais comme l'vidente garantie d'un systme qui se flatte de n'avoir
jamais perdu contact avec le rel. Une ironique srnit se dgage de brves
parenthses constatant l'incomprhensible folie d'adversaires qui osent prfrer
leurs constructions systmatiques aux donnes de fait. Etonnantes sont les voies
du Seigneur, qui permet detelsgarements. 2 Un aveuglement de l'ordre de l'in-
toxication peut seul expliquer une semblable obstination nier l'exprience
commune. Madhva s'indigne diverses reprises d'avoir affaire des fous, ivres
jusqu' la draison. 3 C'est peu dire, ajoute son disciple Jayatirtha, il faut tre
plus que fou pour s'appliquer ne poser de thses que contraires l'exprience,
puisqu'il arrive un fou de montrer parfois du bon sens. 1 C'est donc de l'exp-
rience commune, absolument universelle qu'il faut partir, et 1\hdhva prcise
parfois qu'il invoque aussi bien celle des laukika, des profanes, que celle des
vaidika, des savants connaisseurs du Veda. Toutes choses gales, dit-il, la
position conforme l'opinion commune est la plus forte.~ Les philosophes qui
savent se prvaloir du consensus universel quand il va dans leur sens, remarque
Jayatirtha, devraient bien aussi savoir en tenir compte quand il les contredit. 3
L'exprience laquelle Madhva se rfre, l'exprience au sens le plus cou-
rant du terme, se trouve ainsi constamment oppose aux spculations les plus
subtiles. 4 L'on peut s'tonner d'emble, de voir le recours la connaissance
nave affronter les controverses mries par des sicles, au cours desquels toutes
les vrits admises ont t les unes aprs les autres remises en question. Madhva
n'ignore rien de la critique qu'ont subie les notions de l'exprience commune,
ni de celle qui a atteint la notion d'exprience elle-mme. Mais ceci ne semble
nullement entamer sa certitude. Une si paisible assurance suggre une attitude
fondamentale, une intuition irrductible dont l'analyse devrait clairer les con-
nexions majeures de sa pense. Elle oriente vers "l'exprience de l'exprience",
vers le sujet de cette exprience tudi dans l'exercice mme de sa fonction de
tmoin.
Les termes les plus souvent utiliss pour exprimer la notion d'exprience
sont ceux d'anubhava ou d'anubhti, employs indiffremment. Ce sont l les
mots techniques accepts par toutes les coles, pour signifier la connaissance
de ce qui nous est prsent, connaissance rceptive qui se contente d'enregistrer
un donn de fait, connaissance immdiate analogue celle de la perception,
pratyak~a. Son objet peut tre de tous ordres, car l'exprience porte aussi bien
1N. S., II. 2. 196 (p. 65a) na hyumnattab sarvatriipramita~Jt svikaroti niipi
pramitmp tyajatif"car un fou n'accepte pas toujours ce qui est faux, ni ne rejette
toujours ce qui est vrai".
2 G. Bh., IX. 12 (p. 35b) samye'pi vakyayor lokanuk/ananuklayor
lokanuklam eva balavatf
3 N. S., I. 4 63 (p. 6ob) lokavyavaharanusO.rer.za hi parik~akair lak~atzartt
sur les objets extrieurs que sur des faits psychologiques, reprsentations,
sentiments, impulsions; elle peut tre "perception externe" ou "perception men-
tale". Madhva ajoute que le donn de l'exprience peut tre aussi bien une
ralit prsente qu'un souvenir, et ds l'abord nous le voyons refuser les thses
qui voudraient exclure la mmoire, smrti, du champ propre de l'exprience. Les
mim1i1!lsaka en effet ne reconnaissent pas la mmoire la capacit de nous don-
ner des connaissances dignes de ce nom, car toute exprience doit selon eux
nous apporter du "nouveau", anadhigata, et la mmoire ne nous offre rien que
de dj acquis. Madhva insiste au contraire sur le fait que l'acte d'vocation du
souvenir est un acte de connais~ance valable, et que la mmoire est pramii!za,
moyen de vrit. En nous restituant le pass elle nous prsente des donnes
qui font partie de notre exprience valide, sont connues comme telles, sont uti-
lis.es comme telles. Comment l'exprience prsente aurait-elle autorit si ce qui
la prcde a cess d'tre vrai et si elle-mme doit subir ce sort l'instant d'aprs ?1
Si l'on veut que toute exprience soit "nouvelle", fait remarquer Madhva, il
estloisibledereconnatreun lment de nouveaut dans le souvenirluj-mme,2
car l'image voque porte dsormais un caractre qu'elle ne possdait pas au
moment o elle a t enregistre, la marque du pass, qui la distingue jamais
de notre exprience prsente :3 si la mmoire et la rptition (mzuvada) taient
bhavet/ kaliintare'pyamiina1?t ced idiini1rt miinatii kutaM"et poser une limite au vrai
du point de vue du temps serait une contradiction: ce qui cesserait d'tre vrai
CJ1 un autre temps, comment pourrait-il tre vrai maintenant?"
La Doctrine de Madhva
mien,, 1 est une vidence intrieure dont aucun argument ne saurait me faire
douter. Ici encore le vrai n'est jamais aboli, et la ralit de mon devenir ne peut
tre nie par aucune exprience, mme extra-temporelle. La position advaita
se trouve refuse par l: si par impossible l'on pouvait montrer que la fin de
mon tre est de perdre son existence individuelle illusoire pour s'identifier
l'Etre absolu, il faudrait d'abord prouver qu'une exprience peut tre abolie
sans laisser de trace. Le souvenir d'une illusion est encore vrai, et le fait seul que
cette illusion ait pu se produire en un temps dtermin, pour une conscience
donne, introduirait jamais un lment tranger dans la puret de la
Conscience absolue.
Ainsi le sujet de l'exprience apparat ds l'abord comme un tre concret, dou
de ralit individuelle et de continuit~ consciente, et qui se trouve engag dans un
monde rel dont il reoit des donnes objectives, laissant en lui des empreintes
durables. Selon le schma reu par la psychologie indienne, les impressions
des sens s'inscrivent dans l'organe interne, 2 sens commun o se rassemblent,
s'ordonnent et se conservent les donnes transmises par les divers organes
du corps physique. Cet organe interne est un milieu matriel, mais fait de
matire subtile: sa plasticit lui permet de conserver les vrtti, images du sensible,
qui demeurent en lui l'tat latent jusqu'au moment de. leur vocation. Le sujet
pensant capable d'utiliser son pass pour juger du prsent et prvoir en quelque
mesure l'avenir, transcende le monde de ces images, qu'il connat pour siennes
tout en se distinguant d'elles: 3 les vrtti sont des objets de sa connaissance, elles
font partie de la catgorie des choses inconscientes. Elles sont jaa, inertes, et
reoivent leur luminosit de l'esprit, cetana, seule ralit qui soit source de sa
assume: anta(lkarat.fa, manas, citta, ahankiira, buddhi. Pour le sens de ces divers
termes, cf. l'analyse dtaille de O. Lacombe, Abs. V dnta, pp. 131 ss. Madhva
insiste sur l'unit de ces fonctions. Le nom qu'il adopte le plus souvent est celui
de manas. Mais dans la discussion des autres doctrines, spcialement de celles
des advaitin, c'est le terme d' antaMaratza qui est le plus frquemment employ,
. reprenant apparemment le vocabulaire de l'opposant.
3 A. V., III. 2.90 [1] (p. 41b) mayaitaj jfiiitam iti tu sk#ga1']l jfiiinagocaramj
j1iiinam eva ... "Mais l'affirmation 'ceci m'est connu' est bien une connaissance
portant sur une connaissance et celle-ci appartient au sujet-tmoin."
Le Suj.::r - Trimom 47
propre lumire. Les vrtii retombent dans l'inconscience ds que l'esprit cesse
de les maintenir en son faisceau lumineux. Aux prabhiikara qui tiennent les
vrtti pour svaprakiisa, lumineuses par elles-rn mes, Jayatirtha rpond qu'elles
sont des tats de la substance du manas, comme le montre le caractre temporaire
de leur apparition la conscience : elles sont objets de connaissance, produites
en nous par des causes extrieures, elles ne se rflchissent pas elles-mmes/
ne possdant pas de droit la luminosit qui en ferait autant de centres conscients.
Si l'on veut les dire svaprakiisa, concde Raghavendra-tirtha, c'est condition
de prendre le mot sva en un sens attnu, au sens de svya "sien" et non de
svena "par soi" :2 les images brillent notre conscience d'une lumire qui vient
de nous, elles ne brillent pas par leur propre pouvoir. Mme si elles sont des
intermdiaires de connaissance valide, elles ne sc savent pas vraies.
Madhva insiste sur l'opposition classique entre jarja et ce tana, inerte et cons-
cient,3 et raffirme la diffrence absolue de la matire et de l'esprit toute occa-
sion. Les caractres de ces deux catgories du rel sont absolument contraires
l'un l'autre : elles ne naissent pas l'une de l'autre et ne se transforment jan1ais
1 A. V., 1.4. 68 ss. [6] (p. 15b)na cetanavikiiral; syiidyatra kviipi hyacetanamf
niicetanavikiiro'pi cetana(2 syiit kadiicanaf na ciinyasyiinyarpatva1p vik]'tatve'pi
drsyatef "Il est impossible que le non-spirituel provienne_ en aucun cas d'une
modification du spirituel, et que jamais le spiritUel provienne d'une modification
du non-spirituel,et on ne connat pas de modifications dans lesquelles s'changent
leurs essences propres." Le texte continue en donnant des exemples de modifi-
cations subies par la matire, telle la transformation du lait en caill. Mais
Pesprit ne subit pas de modifications, et le Brahman ne se transforme pas en
l'univers: sarvajfiiid brahmatzo'nyatvmp jagato hyanubhyate "car nous savons
par l'exprience que ce monde est autre que le Brahman omniscient". Ce texte est
la base du refus de toute forme de panthisme par Madhva. Cf. Ille part. ch.4.
2 A. V., III.4. 183 [5-61 (p.6ob) cetanatvarp ca j1atvarp na jfieyavarfitam/
"Le fait d'tre conscient c'est le fait d'tre un sujet connaissant, non-dpourvu
d'objet de connaissance''.
3 A.V., IV. 2. 91 [5] (p.7oa) na svavijfiiinitiiyiirp ca virodhal; kaScaneyatef
ils se contredisent eux-mmes : le prfi.."\:e rflchi sva, n'a pas de sens s'il ne se
rapporte un sujet conscient, et son emploi suppose la pluralit des consciences,
car ce qui est pour soi s'oppose ce qui est pour autrui. 1 Il ne sert rien aux ad-
vaitin d'utiliser le mot abstrait caitanya, le spirituel, pour suggrer l'ide d'une
toffe spirituelle impersonnelle, car la notion abstraite n'a pas de sens sans un
support rel: le caitanya n'est rien d'autre que le fait d'tre un esprit, cetana,
un sujet pensant. 2 Aucun artifice ne peut nous amener concevoir une
conscience qui ne serait pas conscience de soi, qui ne se connatrait pas comme
une unit irrductible.
L'accent mis ainsi par Madhva sur le caractre concret de chaque substance
spirituelle semble lui faire prfrer pour la dsigner le terme de jva celui
d'atman. Lejva est "l'me vivante".3 Si la notion de vie, sous forme de souffle
a pu tre galement prsente l'origine dans le mot atman, l'usage philoso-
phique a attnu cette valeur, ne laissant subsister que l'ide de principe rfl-
chi. Le terme se prtait la conception advaita d'un "pour soi,. impersonnel,
identique en toute conscience. Les Upan#ad parlent de l' atman aussi bien
propos du sujet individuel que du Sujet absolu et les advaitin y avaient lu l'unit
du Soi unique. Une telle exgse est pour Madhva la ngation de toute philo-
sophie en mme temps que de toute thologie, ct il prend soin dans ses commen-
taires de la Sruti de toujours distinguer les deux sens du mot, selon qu'il
s'applique la conscience individuelle ou la conscience divine. Tandis qu'il glose
en gnral le premier par jiva, il commente le second par paramapuruja, Personne
suprme, ou encore par isa, i.Svara, Seigneur, paramesvara, suprme Seigneur,
tous termes qui mettent l'accent sur une irrductible diffrence, comme sur le
caractre personnel des sujets spirituels et de celui qui les rgit.
Mais aucun des mots employs par Madhva pour dsigner le sujet pensant
n'a l'importance d'un terme dont il fait un usage privilgi: c'est le terme de
sakjin que l'on peut traduire par "tmoin". Le mot signifie tymologiquement
1 A. V., III. 4 184 [5-6] (p. 6ob-6ra) svasabdo'pi parpekiab tasmd vyvrt-
tir eva hi/ svaabdrtha iti prokta(z . . "le mot soi est en lui-mme relatif l'autre,
c'est pourquoi il est dit en effet que le sens du mot soi est de ngation." Nous
connaissons par le V. T.V. le texte auquel il est fait allusion: c'est la Narayava-
sruti. Il vise rfuter l'apophatisme des advaitin comme le montre la suite du
mme texte qui dit que les paroles 'ne ti ne ti' dclarent Vi~:Q.U autre que le inonde.
cf. V.T.V. par. 265. Cf. Introduction p. 26.
2 A.V., III. 4 186 [5-6] (p.6Ia) cetanasya svabhvo hi caitanyam iti gyate-
"car la spiritualit est dite tre la nature propre appartenant un sujet spirituel' 1,
3 Comme l'indique la racine J lV qui signifie "vivre",
4
) La Doctrine de Madhva
1 G.Bh., IX. 18 (p. 35a) ~a~ad 'ik;ata iti siikfi "le sak#n est dit celui qui
voit immdiatement>'.
2 P.P., 1. par. 24 indriyasabdena jfianendriyatJZ grhyatejtad dvividhamj
une exprience qui contredirait par dfinition au.'( conditions de toute exp-
rience ? Une pense sans objet n'est pas une pense~ une conscience qui n'aurait
conscience de rien ne serait plus consciente. Il est paradoxal que les advaitin
utilisent justement la notion mme de sa~z conune approximation la plus haute
de ce cas limite. Au moment prcis o le sujet individuel reconnat son carac-
tre illusoire ainsi que le caractre illusoire de toute pluralit, avant de disparatre
dans l'unit ultime, il est sik#n, tmoin de vrit, tmoin de sa propre non-exis-
tence.1 Jayatirtha demande ses adversaires ce que pourrait tre un tmoin
qui ne serait tmoin de rien: on n'chappe pas une contradiction en la rdui-
sant un passage si bref soit-il. En admettant ce passage de l'illusion la vrit,
la charnire duquel ils situent la notion de siik;dn, les advaitin reconnaissent
implicitement2 qu'il n'y a pas de vrit sans un sujet capable de la saisir comme
telle, capable d'en faire l'objet de son jugement vrai. 3
Le sak#n n'est rien d'autre que le jva; le tmoin est le sujet substantiel
dans son exercice propre de connaissance. La notion de sik#n met en vidence
l'intentionalit de la conscience, celle de jiva insiste sur la ralit individuelle
de celle-ci. Le fait de nommer le sak#n un indriya, une nergie de la substance
pensante, n'en fait pas comme un pouvoir secondaire et driv de cette dernire,
car l'tre spirituel n'est rien d'autre qu'une nergie essentielle de pense.
1 Cf. O. Lacombe, ibid. pp. I73-4 et 360 "Sakara n'est pas prodigue
d'explications sur cet tat de tmoin ... " Mais Madhva et Jayatrtha ont affaire
des advaitin qui utilisent la notion de sak#n en essayant de la faire apparatre
dans des expriences privilgies, dans lesquelles nous connatrions d'une cer-
taine manire l'ignorance "comme si" elle tait un objet. Il y aurait une saisie
de l'ignorance "en forme d'existence" bhiivarpijfiana, dans des expriences
telles que "je suis ignorant", et de telles expriences seraient l'approximation de
l'tat de sujet pur, sans objet. Cf. notes suivantes.
2 A. V., I. 4 94 [6] (p. r6b) siidhakatval!l tu satyasya sak#~zo hyiivayor
dvayo/Jf''Car tous deux nous admettons un sa~in ayant pouvoir d'tablir le vraiu.
3 A. V., r. r. I9 [1] (p. za) siidhakaival'fl satas tena sak#~ui siddhim icchataf
svikrtaiJl hi ... "car il admet que le pouvoir de preuve appartient une ralit exis-
tante, (l'advaitin) qui cherche atteindre une certitude par le moyen du sak#n".
Commentaire de Jayatrtha (p.ro4a) miiyiivadini khalu bhavarpiijfiana11t
si~adhayi~atii pratyak~aiJl
tavad aham ajiio mam atzyaiJl ca na janamtyaparokJiv-
bhasadarsanad ityiidina tatsiidhanaya siik#pratyak~aiJl prama~zam a1;1gkrtamj
"Lorsque le mayavadin, certes, cherche prouver l'ignorance 'en forme de
ralit', parce qu'on la verrait apparatre immdiatement, Jans la mesure o
l'on a l'exprience 'je suis ignorant', 'je ne me connais pas', 'je ne connais pas
autrui,' il accepte pour l'tablir l'autorit de la perception du tmoin",
La Doctrine de Madhva
Mais comment le sujet connaissant peut-il tre dit son propre indriya, son propre
instrument de connaissanc ? Il n'y a pas d'autre rponse cette question que
l'opposition entre ja4a et cetana, entre matire et esprit : c'est la nature mme
de l'tre spirituel que d'exercer sa fonction spirituelle, de se saisir la fois
comme existence et comme pense. C'est pourquoi il est seul svaprakcisa,
la diffrence des objets _inertes, seul conscient de son existence consciente.
Nous sommes l devant un fait d'exprience: de toutes les vidences du sa!zyin
la premire est celle qui lui donne l'vidence de sa propre lumire. Nous nous
connaissons comme connaissants, nous sommes dous de rflexion, et c'est l
l'exprience de l'exprience elle-mme, l'exprience sans laquelle nous ne
serions pas sujets d'exprience.
Les bhatta avaient ni que le sujet pt tre directement objet de sa connais-
sance. Il n'y a pas d'exception, pensent-ils, la loi universelle selon laquelle le
sujet d'une action est ncessairement diffrent de l'objet de son action : la
hache ne se coupe pas elle-mme. L'esprit ne peut davantage se prendre pour
objet, et nous ne pouvons connatre nos activits connaissantes que par leurs
effets. Seul le raisonnement nous permet d'infrer notre existence de sujet.
Nous constatons que tout objet connu possde la qualit! d'"tre connu," la
qualit de jnatata, nous en induisons que nous sommes l'agent ayant produit
en tel objet ce mode d'tre, mais _nous ne saisissons pas le sujet dans son
aCtivit. A de telles affirmations, Jayatirtha oppose le tmoignage de l'exprience:
jamais nous n'avons conscience d'une semblable infrence; tout nous donne au
contraire 1' vidence d'une intuition immdiate. Comme il en est chaque fois
que l'on abandonne l'exprience, l'hypothse qui devrait rendre compte des
faits ne sert qu' les rendre incomprhensibles en s'embarrassant elle-mme
dans des apories insolubles. Si l'objet est connu par l'intermdiaire d'une qualit
adventice qui lui serait impose par l'esprit., par quoi cette qualit elle-mme
serait-elle son tour connue? Lajfcitatarequiert une autrejnatata, celle-ci une
autre encore, indfiniment. 1 Le rgrs l'infini se trouve insr au cur de
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jfiitatiipravham a?igkurvii'[lasya kalpaniigauravaf!l sytj"bien plus dans le cas
de cette jiziitatii elle-mme, admet-on (pour la connatre) la production d'une
autre jfiiitat ou ne l'admet-on pas? Rpondre non, c'est lui interdire d'tre objet
de connaissance. Dans le premier cas, c'est se rendre coupable d'un excs
d'hypothses, en admettant un flot continu de ji'iiitatii que n'atteint aucune
exprience,.
1 N.S., II. 1. 23 (p. 56b)jfiiinam eva hi vi~ayasya jfieyatyii1'}t siik;id up-
syiid bali so'pyanapodital;t/ "bien qu'entre agent et objet de l'action il y ait gn-
ralement diffrence, la non-diffrence est aussi possible l o existe le vise1a,
et celle-ci aussi est forte, n'tant pas contredite". Cf. note prcdente.
3 V.A., par. 441 mrim aha1fl jiinamityanubhaviid vise~abaliicca na kartrkar-
1 A. V., I. I. 109 [2] (p. 5a) abhimze'pi vise~o'ya;!z baliid l!patati hyata[zfvise-
~atadvatoscaiva svani'rvhakat blzavetjbhedahine tvaparyiiyaabdrztarani.yama-
ka/:z/vise~o
nma kathital:z so'sti vastu~a~atalz/vie~s te'py ana1ltsca pmaspara-
vise#!zab/svanvhakatyuktalz sa11ti vastu~ase~atalz / "L o il n'y a pas de
division apparat en effet ce vise~a par sa seule force; c'est pourquoi doit appar-
tenir aussi au vise~a, et ce qui possde le viSe~a, la proprit de se soutenir soi-
mme. En ce qui est effectivement dpourvu de division, rgissant l'usage des
divers mots non-synonymes, se trouve celui que l'on nomme vise~a; il existe en
toutes ralits. Ces vise~a sont en nombre infini et ils se spcifient mutuelle-
ment; dous de la proprit de se supporter eux-mmes, ils existent dans toutes
les ralits".
2
V.A., par. 471 tatpratinidhib svanirvhako vise~o nama padiirthasaktil:z ...J
"substitut de celle-ci (de la diffrence), se supportant soi-mme, celui qu'on
nomme vise~a, est une puissance de la chose".
3
V.A., par. 441, commentaire de Raghavendra-trtha (p.366) vastusiimar-
thyparaparyiiyariipavise~abali.d ityarthabf "le sens est 'par la force du vise~a
selon sa qualit d'tre synonyme d'efficacit de la chose".
4 V.A., par. 471, cf. note 2,
La Doctrine de Madhva
"C'est pourquoi la multiplicit des visea appartient au principe spirituel par son
caractre spcifique (ou: lui appartient minemment)". Ce passage fait suite
celui cit note 2 P49
Le S11jet - T noin 57
ressort en le tendant, le sujet prouve son unit essentielle dans l'acte qui le porte
vers autre que lui. Le viSe~a introduit en lui la distance qui ne brise pas sa
simplicit mais lui permet de l'prouver, comme de l'intrieur, en "pro-
duisant les effets de la diffrence, l o il n'y a pas de diffrence." Il n'y a
donc pas de conscience de soi sans connaissance de ralits diffrentes de soi,
et toute connaissance, en sollicitant l'esprit user de son pouvoir, porte en elle
le germe de la conscience de soi.
Il arrive pourtant que des connaissances ne soient pas rflchies, objectera-
t-on. Comment poser l'identit conscience-connaissance, alors que nous savons
qu'il existe des degrs dans la conscience de soi ? Il se produit en nous bien
des oscillations de la pure lumire, lumineuse elle-mme, bien des varia-
tions dans la clart de la conscience rflchie : dans l'tat de veille nous n'avons
pas toujours connaissance de notre connaissance; que dire des tats plus confus,
tel celui du rve; que dire des cas o la conscience disparat dans l'obscurit
totale du sommeil sans rve ou de l'vanouissement? La conception d'un
tmoin dont l'essence est d'tre svaprakiisa, ne semble gure pouvoir en rendre
compte. Madhva aura examiner en dtail ces diffrents tats du sujet pensant,
afin de pouvoir maintenir les rsultats de son analyse. Mais d'ores et dj, une
conviction solidement acquise domine sa doctrine : la nature du sujet pen-
sant a t saisie dans sa vrit, par une vidence intrieure absolument sre et
immdiate. En droit donc, en essence, le sujet spirituel est identiquement con-
naissant et conscient. S'il arrive en fait que cette identit cesse de nous appa-
ratre, la raison doit en tre cherche dans des facteurs extrinsques, dans des
obstacles non-spirituels capables de nous voiler nous-mme notre vritable
nature. L'observation nous les indique : le sujet connaissant l'St li
un corps dans l'exercice mme de sa connaissance, des organes qui lui
permettent d'atteindre les objets extrieurs lui. Ces intermdiaires ne sont-ils
pas en mme temps des obstacles? L'enseignement de l'Ecriture le confirme,
en nous rvlant que nous sommes asservis, lis ce corps et au monde matriel_,
par un bandha, un lien, qui n'a pas eu de commencement. Notre condition hu-
maine est dite une condition d'ignorance, avidyii, dont le salut nous dlivrera en
nous rendant notre vraie nature. Toutes ces convergences nous incitent
chercher les causes de l'obscurit et de l'inconscience du ct de la matire.
Mais les vrits acquises ne peuvent tre remises en cause : en aucun cas
l'erreur_, l'illusion, l'inconscience ne pourront se glisser comme l'intrieur du
sujet pensant, altrer sa capacit de connatre; transformer sa nature de tmoin.
Toute la question sera de savoir comment le siik#n peut entrer en contact avec
la multiplicit et la temporalit sans y perdre sa simplicit, assumer le corps et
la matire sans y perdre sa S_{>irituaJjt. Rpondre ces questions sera essayer de
La Doctrine de Madhva
L'objet de la connaissance tel qu'il est donn au sujet-tmoin, lui est donn,
de faon immdiate, comme diffrent de lui, et comme existant indpendamment
de lui. Nous nous trouvons en prsence d'un monde que nous qualifions de rel,
et sur lequel nous portons des jugements de vrit. Telle est l'exprience univer-
selle, et la recherche philosophique se devra de sonder la consistance de ces no-
tions: qu'appelons-nous rel, et quels critres valables avons-nous du vrai?
Madhva affronte un problme dont toutes les issues ont t explores par les con-
troverses antrieures, et dont les termes ont, de plus, t profondment modifis
par son grand prdcesseur Sallkara. Celui-ci avait en effet propos une synthse
qui expliquait l'impuissance des coles fournir les preuves demandes, et qui
tait en mme temps capable de surmonter le relativisme universel qui semblait
devoir en rsulter.~ Cette solution consistait distinguer deux plans de vrit:
celui de la vrit empirique qui ne dpasse pas la certitude pragmatique la-
quelle nous conduit la correspondance de nos reprsentations et de nos actions, et
celui de la vrit absolue, dcouverte en une exprience ultime qui abolit tout ce
que nous tenons pour vrai. La premire est temporaire et relative, la seconde est
ternelle et immuable; fune est nomme vyvahirika, car elle porte sur le
domaine de nos comportements, vyavahira, faons d'tre et de penser, faons de
parler ou d'agir ; l'autre est dite pram1thika, car elle atteint l'objet absolu et
transcendant, le but suprme, parama-artha. A cette double conception de la
vrit correspondait un ddoublement de la ralit: le domaine empirique, le
monde de notre connaissance commune n'est pas absolument rel, quoiqu'il ait
assez de consistance pour tre distingu d'une pure illusion, et assez d'objectivit
pour tre conu comme une sorte de rve collectif. Son statut ambigu, qui n'est
dfinissable ni comme tre,'ni:comme non-tre, ni comme l'un et l'autre la fois,!
explique que nous nous efforcions sans cesse de prouver sa ralit sans jamais y
parvenir, car il est vain de vouloir dmontrer absolument ce qui n'est pas vrai
absolument. Ceci ne signifie pas pourtant qu'il n'y ait aucune ralit digne de
ce nom et que nous ne puissions la connatre dans toute sa vrit, mais une telle
connaissance est d'un autre ordre; elle est donne par une exprience dont nous
ne rencontrons jamais en ce monde les conditions, car elle est exprience de
non-dualit, advaita, en laquelle s'abolit en premier lieu la dualit du sujet et
de l'objet, inhrente toute pense empirique.
1 sad-asad-vila~arza, anirvacanya.
59
6o La Doctrine de Madhva
Une semblable thse, tout en paraissant expliquer de faon dfinitive les dif-
ficults rencontres par les systmes antrieurs, semblait en outre devoir
rduire par avance nant toute nouvelle tentative. Il est remarquable de voir
Madhva attaquer la difficult au point prcis o l'avait situe la solution an-
karienne, et viser la position adverse en son innovation la plus sduisante, celle
de la doctrine de la double vrit. Madhva affirme qu'il n'y a pas et ne peut y
avoir deux faons de dfinir le vrai, et qu'une vrit relative n'est pas une vrit.
La tche qu'il se propose est aussi nette et,faut-ille dire,aussi ardue que possible:
son intention premire est de montrer qu'il n'y a pas de degrs de vrit, et qu'il
n'y a pas non plus de degrs d'tre. Si,nous pouvons affirmer valablement une
existence, celle-ci existe pleinement. Le monde, quoique totalement et fon-
cirement dpendant de Dieu, est aussi rel que son auteur. La mme exigence de
certitude entire s'exerce sur le domaine de l'exprience sensible et sur celui
de la connaissance mtaphysique1 : si nous chouons en l'un des cas, nous chou-
ons totalement et il n'y a aucune vrit possible.
Bien que la doctrine miidhva de la vrit soit ainsi essentiellement oppose
celle des advaitin qu'elle critique toute occasion, ce n'est pas de cette critique
qu'elle prend son dpart. Elle n'examine pas davantage~ les critiques antrieures
aux siennes, telles celles de l'cole de Riimanuja. Elle se prsente dans son au-
tonomie, comme la pierre de fondation d'un systme qui se dveloppe selon sa
logique interne. Madhva reprend le problme entirement son propre compte,
pose ses dfinitions pralables avant de les prouver dans la discussion de thses
adverses. Il suit en cela la coutume : chaque matre se doit de prsenter un
systme total, qui ne se rclame que de la tradition scripturaire. Les joutes dia-
lectiques sont secondaires et servent confirmer que la doctrine est sans fissure.
De mme que pour faire uvre constructive il est permis d'ignorer momen-
tanment les positions opposes, de mme pour poser une dfinition universelle
faut-il provisoirement mettre les exceptions entre parenthses. Il faut partir
de la connaissance vraie, de notre exprience de la certitude, et en analyser le
contenu. Le doute et l'erreur seront examins en leur temps, mais ils ne sont pas
placs au principe de la rflexion. La dfinition de l'erreur constituera la
contre-preuve de celle de la vrit. 2 Quant au doute, il n'est pas considr
1 A.V., III. 3.134 [19] (p. 51a) yadyfigamasya no miitvam a~ajasya tatlui
bhavet/yady akajasya matva'l?t syad agamasya katha'l?t na tat/"Si la Tradition n'a
pas validit, qu'il en soit de mme pour ce qui vient de la perception; si ce qui
ce qui vient de la perception peut tre valide, pourquoi la Tradition ne le serait-
elle pas.?"
2 Cf. chapitre suivant,
La Cmmaissauce Vraie l
lit produite dans l'objet par un processus dont nous n'avons pas directement
conscience, comment pouvo:ns-nous avoir la moindre certitude ? Si l'acte de con-
naissance modifie son objet d'une faon qui nous est en elle-mme inconnue,
quelle garantie avons-nous du caractre objectif du rsultat? L'on pourrait tout
aussi bien dire que lorsqu'un objet est dsir, une qualit "d'tre dsir" doit
s'ajouter lui et le modifier d'une faon que nous ne pouvons apprcier. Aux
naiyayika qui prennent le terme de pramri1;a au sens strict d'instrument, kara1Ja,
de connaissance, Madhva objecte que la dfinition est trop troite, ne pouvant
s'appliquer la connaissance divine. Les trois instruments de connaissance re-
connus, la perception, pratyak~a, l'infrence, anumiina et le tmoignage verbal,
sabda, sont en effet pour nous des moyens de connaissance vraie, mais la connais-
sance du Seigneur, connaissance minemment vraie, n'est pas soumise de tels
moyens. En elle l'immdiatet est absolue, atteignant directement son objet et la
vrit de cet objet : la connaissance parfaite, modle de toute connaissance vraie,
est elle-mme son propre prama1Ja, son propre moyen de vrit, et elle porte en
elle-mme son propre priimii'l}ya, la validit de sa vrit. En elle se vrifie l' qua-
tion pramii-pramii'l}a, telle que nous la donne notre conscience du vrai.
Yathiirtharrz pramiitzam1 : c'est par cette brve quivalence que Madhva pose
sa dfinition du vrai. La connaissance vraie est "comme l'objet", yathii-artha. La
formule est simple : elle exprime l'exprience commune de certitude; elle pose
galement que le jugement de. vrit implique une affirmation d'existence ob-
jective. Mais il ne semble pas premire vue qu'une telle formule puisse donner
lieu des dveloppements de quelque importance; elle semble bien plutt se
refermer sur elle-mme et sur la constatation de fait qu'elle prsente. Cependant
les madhva ne paraissent pas craindre que leur dfinition soit trop pauvre;
leur premier soin est au contraire d'en cerner les limites et d'en carter les
implications trop larges2
1 La formule est donne par Madhva sous deux formes, yatharthaqt pra-
miivam (P .L., p. 1b) ou yiithiirthyat}z priimii1Jyam "le fait d'tre pramii'l}a .c'est le
c'est le fait d'tre yathiirtha" (P.L., p. 2b) A.V., Il. I. 22 [2] (p. 18b) donne:
yiithiirthyam eva miinatvam, et IL, 1, 25: yatharthyam eva priima1Jyaabdiirtho
yad vivak#tal;/ La formule complte de I'A.V. II 1,22. est: yatharthyarrz eva
manatvat}t tan mukhymJt jfiiinaabdayo(z: ce qui est une quasi-citation du B.T.
par. 3, cit dans V.T.V. par. 81 (miinatvam aulieu de priimiittyam) "la validit
est le fait d'tre yathiirtha, et celle-ci est au sens premier dans la connaissance
et le tmoignage verbal". Pour l'explication de la fin du vers, cf. plus loin.
2 Nous suivons les explications donnes par Jayatirtha propos du texte
iidi;, etc., est expliqu par le sous-commentaire comme sous-entendant une autre
raison : dans un compos oyath aurait le sens de ressemblance il devrait tre
le deuxime mot du compos et non le premier; (on dirait par exemple
arthasdrsya, et l'on devrait dire de mme arthayath, ce qui n'existe pas).
1 A.V., II. I. 24 [2] (p. t8b) yathrthajfiiinajanakii yathrth yuktayab
smrt{z/ "les raisons sont dites yathiirtha quand elles font natre une connaissance
conforme l'objet''.
2 N.S., II. 1, 23 (p. 56b) avyayibhvasyaklibiivyayatvarfl chandastulyatvenii-
semblance tait exclu de toutes les sortes de composs, pourquoi PaQ.ini aurait-
il spcifi qu'il parlait des indclinables seuls? Il reste que si l'on n'accepte pas
les explications de J ayatrtha, l'on ne peut fournir d'interprtation homogne des
composs indclinables et dclinables, cause justement de la prohibition de
PaJ;Jini. Aussi certains des commentateurs, fidles Jayatrthn, cherchent-ils
justifier sa position par des raisons plus clairantes: l'un d'eu.'!: fait remarquer que
l'on ne peut dfinir la vrit d'une reprsentation par sa ressemblance l'objet,
car la ressemblance ne peut jamais tre totale entre deu.'!: ralits appartenant
des domaines diffrents. Un autre ajoute que la dfinition serait insuffisante car
elle pourrait tout aussi bien s'appliquer l'erreur : dans l'illusion qui nous fait
prendre une caille d'hutre pour un morceau d'argent, notre reprsentation res-
semble elle aussi en quelque manire son objet, sinon nous ne ferions pas la
confusion. 1
Ayant cart trois des quatre significations possibles du mot yatlui, Jaya-
trtha se rallie donc la dernire, padartha-anatikrama\ le fait de ne pas ''passer
au-del" de telle "catgorie" de donn. Est vraie une connaissance qui ne trans-
gresse pas ce qui lui est donn comme artha. Mais que signifie ce mot artha qui
lui aussi peut prsenter diverses significations ?3 Il est employ comme syno-
nyme de abhidlzeya,"ce qui est signifi" par un mot; il a galement le sens de
dhana "biens, richesses" : ces deux significations s'excluent d'elles-mmes.
Mais lorsque nous voyons J ayatrtha carter galement le sens de vas tu,
chose, synonyme, dit-il, de vi~aya "domaine objectif", nous sommes surpris, car
qu'il existe, dans le lieu et le temps dans lesquels il existe". Il en rsulte que
la dfinition s'applique aussi bien la mmoire comme le dit J ayatrtha P.P .,1.
26 : yaddesakalasambandhitayii yad vas tu jranena yiidrsaiJt grhyate
tadddakiilayos
tasya tathatvamf smrtisca tatra tadasau tadrsa iti grhtzatif "lorsqu'une chose
est saisie comme 'tant telle', selon sa connexion tels lieu et temps, elle est de
telle nature en ces lieu et temps; et la mmoire aussi est capable de saisir (son
objet) comme 'il tait tel, alors, en tel endroit"'.
1 N.S., II. 1. 22 (p. 49) yatha hi pitari siidhur miitari siidhur iti vakyat{l yat
kiiicit pitradau sadhutvena na paryavasyati/ kintu svrye pitradauf . . f pitraw
disabdiinatp sambandhisabdatvatj "De mme, en effet que si l'on dit 'bon pour le
pre, bon pour la mre' il ne s'agit pas de bont pour n'importe quel pre etc.,
mais pour le sien ... parce que les mots tels que 'pre' expriment un sujet en
relation".
2
N.S., ibid: nanvaryateti kathamfaryal; svamivaisyayor iti visea1J:t/
maivamj sv:mitvopacaratj artho hi jfiiiniipekaya pradhii1tat[l vivakYate/ "mais
comment comprendre cet aryatii (sans a long), puisqu'on a l'indication (P1,1ini~
68 La Doctrine de Madhva
Il n'est sans doute pas besoin d'un si long dtour : Madhva vise, en tout ce con-
texte opposer l'objet de la connaissance celui de l'action, comme Jayatirtha
l'a soulign avec raison. Il parat tout fait possible de comprendre le mot ar-
yata au sens propre : "le fait d'tre artha c'est le fait d'tre arya" dit le texte, qui
continue en prcisant: "cette souverainet n'est pas reconnue dans le cas des ob-
jets de l'action, kriyii-artha." 1 Ceci pourrait signifier que l'action n'implique pas
une soumission l'objet aussi troite que celle de la connaissance. Une action
peut aboutir tout en utilisant des donnes partielles ou incertaines. Quelques
Sloka plus loin Madhva rejette prcisment tout critre pragmatique de la
vrit: "nous n'entendons pas par prama?J,ya, dit-il, le fait de porter un fruit". 2
Les justifications donnes par Jayatrtha apparaissent superflues: le texte de
Madhva montre de lui-mme que le mot artha doit tre entendu au sens de
jiiina-artha, objet de connaissance, par opposition kriyii-artha, objet d'action.
Il est donc en effet jfieya, objet connatre, et connatre tel qu'il est donn,
selon les conclusions de J ayatirtha.
. Le domaine de la vrit doit donc tre distingu du domaine pratique.
Nous avons des connaissances dsintresses qui se prsentent comme vraies
indpendamment de tout rsultat recherch, et le champ du jiieya, de l'objet
connatre transcende celui de nos dsirs et de leur ralisation. Tout le domaine
de la connaissance psychologique en est le tmoignage le plus vident : nous
connaissons en nous des tats neutres, qui sont tout aussi rels que d'autres
tendus vers leur satisfaction. L'application immdiate doit en tre faite la
connaissance par la mmoire, smrti. L'vocation du souvenir peut en effet tre
purement dsintresse, n'ayant d'autre but que la connaissance du pass en
tant que tel, et c'est pourquoi la mmoire est pramalza, connaissance valide ca-
pable de nous faire saisir son objet tel qu'il est, yathii-artha. Ceci n'exclut pas,
fait remarquer Madhva, que des sentiments de plaisir ou de peine ne puissent
accompagner cette vocation du pass, mais ceux-ci se produisent de surcrot
et ne sont pas ncessairement le but de l'acte d'vocation. De mme que nous-
prenons plaisir regarder les paysages sur la route que nous suivons pour.allet
III, r, 103) que arya s'emploie 'pour le chef et pour le vaiSya'. Non pas, parce
que le sens de souverainet est (inclus ici) par extension: en effet il a l'intention
de dire que l'objet, par rapport la connaissance, est premier".
1 A. V., II. r. 22 [2] (p. rSb)yiitharthyam eva miinatvarp tanmukhya.rpjiina-
sabdayob/ arthatvam atyataiva syanna kriyarthe~u sa mataf
2 A.V., II. r. 26 [2] (p. 18b) phalavattva1[l na casmabhib pramavyzt. hi
v_ivakjitamf
La Cotmaissance V raie
1 A.V., II. I. 25-27 [2] (p. r8b) yiithiitthyam eva priimii1Jyasabdal'tho yad
vivak#talJ/angkrtmrz cet pranu1JYa1Jt smrtyade~ kii vi1'uddhatii/ na ciiphalatva1Jl
vaktavya11t sarvasmrtyanuvadayoZlf phalavattvatp ua ciismiiblli(z priimri~lYat!l hi
vivak#tam/ trtziididai'Sane lfica phalavaUvaiJZ m'gadyatef sukhadulzkhiidilwiJt
kificit smrtiivapi hi drsyatef "Puisque le sens signifi par le mot ptiimii~zya est
yiithiirtlzya, quelle contradiction admettre le ptamii!tya de la mmoire, etc. ?
Et il ne faut pas dire que toute mmoire ou rptition est dpourvue de fruit,
car nous ne signifions pas par p1'iimatzya le fait de porter un fruit. Dans le fait
de regarder les herbes etc., l'on parle bien de quelque fruit, dans la mmoire
aussi l'on voit en effet quelque (fruit) de plaisir ou de douleur." Jayatirtha
explique : le fruit qui advient "en chemin, celui qui se rendant un village,
regarde les herbes etc.,".
2
N.S., 1. r. 67 (p. 249a) dharmiliizgadr#iintadviirikiiyiis tasyii aniviim1}iit/
kificiinumitiptiimii1}ya1JZ yena jfiiinena vi~aykriyateftasyiipi priimiitzyam anyeneti
kathat!t ninavasthri/ "parce que vous ne pouvez viter que celle-ci (l'infrence)
ne se fasse par l'intermdiaire de prmisses, de raison de relation, d'exemple.
Bien plus, quelle que soit la connaissance par laquelle est rendue prsente la vali-
dit de la notion infre, cette connaissance aussi tirera sa validit d'une autre :
comment ne serait-ce pas le rgrs l'infini ?"
La Doctrine de Madhva
d'erreurs'? et qu'une erreur que personne n'a encore jamais remarque n'en
est pas moins fausse:~ Il est d'autre part des connaissances certaines qui ne
sont saisies que par un sujet unique: c'est le cas des connaissances d'ordre
psychologique dans lesquelles chacun est seul conscient de ce qu'il prouve.
Cette critique ne laisse subsister qu'une seule possibilit : si le priimvya
n'est pas paratalJ "par autre chose" il est svatalJ "par soi" .3 Si la vrit ne
pouvait tre tablie qu'extrinsquement il n'y aurait pas de vrit digne de ce
nom, car la notion de validit extrinsque est une contradiction dans les termes.
La vrit est donc par elle-mme, porte en elle sa propre justification, sinon elle
n'est pas. L'on peut, si l'on veut accepter cette dernire consquence, mais ce
serait aussi renoncer toute recherche, refuser toute discussion, abandonner
tout dsir de convaincre. Or l'exprience de la vrit est trop profondment
enracine dans l'exprience universelle pour que ceci soit aisment acceptable.
Les advaitin eux-mmes qui tiennent que toutes nos certitudes empiriques sont
illusoires, posent sur un autre plan une vrit absolue qu'ils dclarent "vraie
par elle-mme". Bien plus, ils cherchent prouver leur conviction,4 usant du
langage courant et se conformant aux rgles de la discussion philosophique,
toutes ralits qui appartiennent au plan du comportement pratique, vyavahlira.
Leur attitude relle, leur "comportement'; philosophique, dment le relativisme
que proclame la doctrine des deux plans de vrit.
mtittya ne peut tre que 'par soi, car autrement c'est le rgrs l'infini".
4 A.V., 1. 4 95 [6] (p. I6b) yadi niifzgikrtattz kz"ficid anafzgikrtaitpi hi/
niifzgkrteti miikalJ syiid iti nsmadviviidit/ "s'il n'admet rien il n'admet pas
davantage sa non-admission) et il en devient muet; nous ne le reconnaissons
La Ccmraissan rraie 71
Accepter le svara~1 prama~tya sur un plan suprieur. . et s'en tenir des cri-
tres extrinsques sur le plan de l'exprience commune, ruine tout aussi radi-
calement la notion de vrit que le faisait la conception du pamta[l pram!tVa.
C'est ici que Madhva s'oppose de faon radicale la dfinition du vrai reue
par les advaitin : la vrit en soi, disent-ils, est celle qui ne peut tre annule~
abiidhya. Tout ce que nous tenons pour vrai en ce monde sera un jour ni par
la vrit suprme : nous croyons connatre un monde rel, fait d'une pluralit
d'existences distinctes, et nous nous croyons nous-mmes des sujets individuels,
diffrents les uns des autres et diffrents de l'objet de leur connaissance, mais
toutes ces divisions sont illusoires et l'exprience de la ralit absolue, qui est
absolument une, les abolit dfinitivement. S'il en est ainsi, demandent les
mdhva, si vous dfinissez le vrai par le fait de ne pouvoir tre aboli, rien ne
vous garantit que la vrit dite suprme soit indestructible. Si vous admettez
que ce que nous connaissons comme vrai est destin tre un jour annul,
pourquoi l'exprience annulante ne subirait-elle pas le mme sort ? Pourquoi
une telle dialectique de ngations successives devrait-elle s'arrter un absolu,
et quel moyen avez-vous de le prouver puisque vos critres de pense fonction-
nent au seul niveau de la vrit relative ?1 En fait les bouddhistes snyavdin
1 A.V., II. 2. 241 s. s. [8] (p. 31a)yacchnyavdinab snya1rz tad eva brahma
myinaM na hi lak$a'!'abhedo'sti nir-vise~atvatas tayobf "ce que le snyavadin
appelle le Vide, c'est exactement ce que le mayin appelle Brahman: il n'y a en
effet aucune diffrence de dfinition entre ces notions, puisqu'elles sont l'une
et rautre sans qualification:" L'ironie semble vidente : comment distinguer .
deux notions dclares indfinissables ? L'expression de 'pracchana-bau_ddha',
bouddhiste dguis, n'apparat pas dans les textes de Madhva, dit B.N.K
Sharma, Hist. Dv. Sch. I, p. I9I n.I. Mais il est certain que l'ide est prsente.
Pour le mot myt, illusionniste, par lequel Madhva dsigne parfois les advaitin,
il est l'quivalent de myvditz, docteur de l'illusion. B. N. K. Sharma dit
que Madhva n'utilise pas ce terme par drision, puisque c'est le nom selon
lequel l'auteur de l' lfta-sidd!ti dsigne lui-mme sa doctrine (z'bid. p. 193 n. 3).
Il est difficile de le suivre sur ce point : Madhva se montre trop indign
contre ceux qui font de la doctrine de l'illusion leur "parure", ce qui est
justement le cas de Vimuktiitman. Cf. Introduction p. 28.
a A. V., III, 2. 6o. [2] (p.4oa-b) prmiivyasya maryada kalato vyhat bhavetj
kal1ztare'pyamanat]J ced z'dtztrz manat kutabf
Jayatrtha ajoute ce corrollaire de toute importance: Mlatrayasattiini~e~
dharpatvad bdhasyaf "parce que l'annulation est la ngation d'une existence
dans les trois temps." L'erreur n'est pas une demi-vrit, mais le contraire absolu
du vrai. Quand je reconnais le caractre irrel d'une illusion d'optique, je dclare
que son objet n'existe en aucune manire, en aucun des temps. Cf. chapitre sui-
vant.
La C01maissa-1zce Vraie 73
peut tre qualifie de vrit et inversement une connaissance vraie portant sur
le plus phmre des objets reste jamais y:ide. Si le prcn~J.w e~t s~at,r?r, il
doit tre dit galement nitya, ternel, et cette exigence est identique au plan
de l'exprience sensible, comme celui de la vrit mtaphysique: cette der-
nire n'a pas pouvoir d'abolir les vrits empiriques, sauf se renier elle-mme.
Ce qui est vrai en ce monde est connu par Dieu dans sa vrit et e:;t aussi vrai
que Dieu.
Ainsi toute vrit est absolue: l'affirmation parat hardie, et l'on peut se
demander si une telle conception du vrai trouve un point d'application rel
dans notre exprience. Rencontrons-nous effectivement le svata(t prnUFYa,
le vrai en soi, la certitude qui porte en elle sa propre marque, ne dpendant d'au-
cune considration extrinsque? Comment ne le rencontrerions-nous pas,
rpond Madhva, puisque le svata(z prmtzya est le caractre inhrent au sujet
lui-mme, au skJin,. tmoin de sa propre vrit ? L'ajustement de la connais-
sance son objet, le ythrthya qui fait sa certitude, ne peut tre mis en doute
l o le sujet lumineux soi saisit sa propre luminosit. L'exprience est vi-
dente parce qu'elle est l'exprience de l'vidence, celle dans laquelle la source
de vrit se saisit elle-mme comme vraie : "le tmoin, dit Madhva, voit cons-
tamment sa propre vrit avec la plus grande certitude". 1 Cette exprience est
toujours notre disposition et elle est absolument immdiate, nous pouvons
donc tout instant dcouvrir en nous-mme le modle et la source de ce que nous
nommons le vrai. L'immdiatet privilgie d'une telle connaissance interdit
la moindre faille par laquelle pourrait se glisser l'erreur :2 celle-ci ne pourrait
provenir que de la source mme de la lumire, mais une telle hypothse est
inadmissible, car si la connaissance est vicie en son principe, il faut renoncer
toute possibilit d'atteindre la vrit. Si le tmoin tait tant soit peu fauss,
demande Madhva, comment arriverions-nous un jugement ?3 Le relativisme
universel est arrt par une seule vidence, celle-l mme de la conscience
1
A. V., III. 4 159 [5-6] (p. 6oa) svaprmt;zyaqz sadii siik; paJyatyeva su-
nicayiit/
2
A. V., II. 3 70 [14] (p. 36b) sk; nirdo;a evaika~ sadngkrya eva nalJI
suddha(z siik;i yadii siddho ..f "pour nous, nous tenons que le siikp."n doit tre
absolument sans dfaut, lui seul et toujours, puisque nous montrons que le
siikiin est pur ... "
3 A. V., II. 3 67 [14] (p. 36a) bhramatvam abhramatva'f?t ca sarva1'[t vedya1'[t hi
siikp."1Jii/ sa cet skj kvacid duJ!al;l kathmtz nirtzaya iyatef "La notion d'erreur,
celle de non-erreur, tout cela est en effet connu par le siik#n : si ce mme skp."n
tait tant soit peu fauss, comment une dcision serait-elle obt~nue ?"
74 La Doctrine de Madhva
rflchie, sva-prakiisa, lumineuse soi; sans cette vidence rien ne peut tre
certain, par elle nous savons que nous sommes capables de vrit : "Si le
siik#n ne brillait par lui-mme, par quel moyen le vrai serait-il connu?" demande
encore Madhva. 1
Il ne faut pas plus d'une vrit pour que soit fonde notre aptitude la
vrit, et la connaissance de soi par soi, loin d'enfermer le sujet en lui-mme
lui ouvre toutes les perspectives d'autres connaissances valides. Le sujet se
saisit la fois comme objet vrai et comme source de connaissance vraie en un
acte indivisible. 2 Il se connat comme pramiifla au sens o les madhva entendent
ce terme, c'est--dire comme vrit et moyen de vrit tout ensemble. 3 Le
siik~in peut donc tre dit le pramii1Ja par excellence, kevala pramii~za, moyen uni-
que et se suffisant totalement soi. 4
Que devient dans cette perspective le statut des trois pramiifla traditionnel-
lement reconnus comme moyens de connaissance valide, la perception, pra-
tya~a, le raisonnement, anumiina, et le tmoignage verbal, sabda? Madhva les
nomme anupramii1Ja,5 c'est--dire,pramii1Ja qui "suivent" le kevala-pramiifla, et
sont vrais en dpendance de lui. Le siik#n, en effet, peut atteindre ses objets
propres directement par perception intellectuelle: le premier de ces objets est lui-
mme, mais il a aussi des objets purs diffrents de lui et directement saisis par lui,
telle manas et ses modifications qui constituent toute la vie psychique, tels encore
l'espace et le temps, cadres rels et ncessaires de tous nos jugements de ralit.
les raisonnements sont dclars yaihrtha quand ils font nattre une connaissance
conforme l'objet; c'est pourquoi ces (trois) perception, raisonnement et parole
sont anupramtw". Une difficult de ce passage provient du fait qu'il fait
suite au texte qui dfinit le pram!W, texte qui est une citation lgrement modi-
fie du B.T. (cf. plus haut, n. r. p. 62). Il y a t dit en effet: le prm~zya esty-
thrthya et il existe au sens premier "dans la connaissance et dans le langage".
Ainsi le abda-pramtw se trouve d'abord mis sur le mme plan que la connais-
sance par excellence, la perception du s~in, puis mis au rang "secondaire" des
anuprama~za. L'embarras de Jayatirtha est vident: il propose deux explications
possibles. L'une est que le mot mukhya dans le premier passage ait la fois
le sens de parama-muklzya, "suprmement essentiel", et de mukhya, "essentiel",
le premier valant pour le motjiina, le second pour le mot abda, lequel dsigne-
rait alors par extension les trois anupramtza. L'autre explication est que le mot
abda du premier passage s'applique, non tout langage, mais celui du Veda. La
difficult vient sans doute en ralit du fait que le premier passage est une cita-
tion du B.T., non donne comme telle et intgre dans le texte de Madhva:
une certaine disparit s'ensuit, ce qui est un argument supplmentaire l'appui
de l'existence du B.T.
Le terme d' anupramrea provient du B.T. (par. 3). C'est un des passages dans
lesquels la doctrine du B.T. s'approche le plus prs de la doctrine de Madhva :
ythrthyam eva prmtzyaJfl tanmukJzya1Jl jfinasabdayo{z/ jiinmtz ca dvividhalfl
bhyat!l tathnubhavarpakamj balyevanubhavas tatra nirdo~a1Jl tvak~ajdillamf
anupram~zatJ]~ yti tathk~ditraya'f!l tatabf pnibalyam gamasyaiva jtya te~u
tri~u smrtamf "Le prm~zya est le fait d'tre yathrtha et il est premier dans la
connaissance et le langage. Et la connaissance est de deux sortes, externe et en
forme d'exprience. L'exprience est la plus forte assurment l ; mais ce qui
provient de la perception etc., sans dfaut, va au statut d'anupratn!za, de
mme que ces trois, perception etc. La force de l'gama est dite l'emporter
sur ces trois". Malgr les analogies, nous ne trouvons pas l la doctrine du sk-
#n : l'exprience interne est bien dite plus forte que l'exprience externe, mais
en langage mi.idhva l'exprience interne n'est pas l'exprience par excellence,
celle dans laquelle le sujet se saisit comme sujet de vrit, ce n'est que la
connaissance par le sujet des tats psychiques. D'autre part le texte semble
subordonner les trois anupramtza, non au sujet connaissant, mais au Veda. Or
Madhva considre que la vrit du Veda elle-mme dpend du tmoignage du
sk#n. (Cf.II!e part. ch.I)
La Doctrine de Madhva
anupramii!la :1 le premier, qui esr le sikil lui-mme, se rend son objet imm-
diatement prsent, sak,iid, tandis que les autres procdent par voie mdiate,
paramparaya. Cependant le texte de la Prami1za-paddlra de Jayatrtha attribue
l'immdiatet aussi bien l'objet du kt:<Jala-pranui~za qu' celui des anupram,~w.
Justifiant la dfinition du vrai comme yathaltha, Jayat:'irtha crit: "comme l'on
signifie que [le prama1za] a la facult de rendre prsent son objet, soit immdia-
tement, sak~at, soit selon sa capacit de moyen apte rendre l'objet immdia-
tement, sikjt, prsent, il n'y a pas objecter que la dfinition ne s'applique
pas aux amtpramii!la". 2 L'importance de l'ide est souligne par les commen-
taires : il ne va pas de soi, fait remarquer Raghavendra-trtha,3 de dire que
l'immdiatet est identique dans la connaissance et dans ses instruments; com-
ment penser cependant, que des instruments de connaissance puissent nous
donner un objet sans nous le rendre en mme temps prsent? Vedesa-tirtha
affirme que, dans la doctrine madhva "la capacit de rendre un objet immdiate-
ment prsent rside aussi dans les instruments" .4 L'un et l'autre commentateur,
conscients sans doute de la difficult d'interprtation cre par le texte de la Pra-
mii!la-lakfalza-tka, citent un autre texte de Jayatrtha, extrait de la Nyiiya-sudha,
qui prcise lui aussi que le pramii11Ya est gal dans la connaissance et dans ses
instruments, du fait que ces instruments ont justement pour fonction de rendre
leur objet immdiatement prsent: "parce que le fait de rendre prsent un objet
tel qu'il est, se trouve le mme dans ls deux cas; c'est l'objet de la connaissance
qui est l'objet des instruments, car ceux-ci ne font pas natre une connaissance
tadrsam anupramii!lamf ''Le kevalapramii~za fait son objet prsent tel qu'il est,
immdiatement ; l' anupramii~za fait de mme par intermdiaire".
2 P. P., 1, 7 jizeyavi~ayikiiritvattz ca siik~ad va siill~iijjfieyavi~ayikqrisadhanat
1A. V., I. 4 105 ss. [6) (p. r6b) vakyiitzumaditaset syt tatpramavyal'/t c
s~itaM tatpramavyarrz yatha sakfi sthapayatyevam eva hi/ sarvakale~api sthai-
1yiid vyabhicaram apohya cafevam akfajamanatvasiddharrz visvasya satyatamf "si
l'on fait appel au tmoignage verbal, au raisonnement etc., nous rpondons
que leur autorit vient elle-mme du sileyz. De mme que c'est le sak#n seul
qui donne ainsi force leur autorit, en l'affermissant pour tout le temps et en
excluant toute exception, de mme c'est lui qui donne force la notion de ralit
de l'univers tablie par l'autorit qui nat de la perceptio~'.
ERREUR ET NON-ETRE
La prerr.i.re vrlt qui ait t aquise est une vrit d'existence affirmant la
ralit du sujet connaissant. Le caractre privilgi de cette connaissance, qui
atteint la source mme duvrai,n'enfaitpaspourautantuneexprienceexception-
nelle : elle sous-tend et fonde tous nos actes de connaissance valide dont elle
claire la structure profonde. Ceux-ci sont ncessairement orients vers un
objet diffrent du sujet et donn comme existant: il n'y a pas de connaissance
sans sujet connaissant et sans objet connu, et il n'y a pas davantage de jugement
de vrit sans affi.rmation1 d'une ralit.
Ainsi tout ce que nous connaissons comme existant devrait pouvoir tre dit
vraiment existant, pourvu que rien ne fasse obstacle l'activit du "tmoin".
Le sikn en ce cas sa~sit l'objet tel qu'il se prsente son regard infaillible,
c'est--dire tel qu'il est, yathirtha. Il le saisit donc avec les modes qui lui
appartiennent effectivement et en premier lieu avec celui d'existence.
La question qui se posera ici aussitt sera celle du jugement ngatif, qui
semble interdire de lier ncessairement vrit et ralit. Madhva n'est nullement
embarrass par une telle objection. Certes, poser comme relle la ngation
absolue est impossible parce que ce serait une contradiction dans les termes, et
la poser comme vraie serait contredire la condition mme de la connaissance.
Le sujet ne peut atteindre le vide en soi, le nant total n'est pas pensable,
et il ne peut tre l'objet d'aucun jugement puisque son indtermination interdit
toute prdication mme ngative. Mais si le non-tre total n'est pas objet du
"tmoin", le non-tre relatif ne fait quant lui aucune difficult, car il s'inscrit
sur un fond d'existence dont le jugement ngatif exprime les mod~lits au mme
titre que le jugement positif: qu'il s'agisse du non-tre de destruction, pradh-
ValflSa-abhiva, "il n'y a plus de cruche," du non-tre antcdent, prig-abhiva,
"le potier n'a pas fait la cruche", ou du non-tre rciproque, anyonyibhiva, "la
cruche n'est pas l'toffe", la ngation ne se comprend que par rapport un en-
semble d'affirmations, et elle peut elle-mme tre convertie en jugement positif.
L'absence de la cruche sur le sol peut s'exprimer en termes affirmatifs: "on a
chang la cruche de place." La ngation rciproque est, elle aussi, une forme
d'affirmation, et, pourrait-on dire, elle est mme l'affirmation la plus essentielle,
celle de la diffrence1 : dire "la cruche n'est pas l'toffe" reYient exactement :1
affirmer gue la cruche et l'toffe sont des existants absolument spars. Ainsi le
jugement ngatif apprhende et exprime des relations entre des ralits, er ces
relations ont ncessairement un contenu affirmatif mme si elles utilisent des ter-
mes d'exclusion ou d'absence. En droit secondaire par rapport au jugement po-
sitif qu'elle suppose toujours\ la ngation ne peut fonctionner que dans les limi-
tes prcises que lui fournissent le support, dharmin, et la contre-partie, prat(vogin,
de l'objet dclar absent. Si le jugement ngatif implique des affirmations, il
n'en faut cependant pas conclure qu'il soit ncessairement le fruit d'un raisonne-
ment, seul capable de dcouvrir l'absence au terme d'liminations successives.
Il arrive certes que nous connaissions telle absence par raisonnement, partir
de ce que nous voyons ou entendons dire, mais nous pouvons aussi fort bien
"voir" l'absence, la connatre par intuition immdiate3 Nous savons que la
cruche n'est pas l, nous savons que nous ne sommes pas heureux, avec la mme
certitude qui accompagne nos expriences positives. Exprience immdiate,
l'exprience de l'absence peut donc tre elle aussi absolument vraie, conforme
son objet, le faisant connatre "tel qu'il est", c'est--dire absent.
Mais l'illusion, bl11'tinti, vient bouleverser ces constatations car elle porte
justement sur les modes d'existence et de non-existence, qu'elle inverse tout en
, leur conservant leur immdiatet apparente. L'exemple classique est celui de
l'illusion "hutre-argent" qui nous fait prendre un fragment d'caille d'hutre
pour un morceau d'argent; nous voyons un argent irrel et nous ne voyons pas
l'hutre qui est devant nous. Si le non-tre peut pal'atre existant et l'tre ne pas
tre peru comme existant, et si cette illusion s'accompagne de la mme impres-
sion de certitude immdiate que toute autre exprience, c'est l'ensemble de
nos certitudes qui se trouve mis en question. Comment pourrons-nous jamais
tre certains de connatre un objet tel qu'il est, puisque des modes aussi fonda-
mentaux que ceux d'tre et de non-tre peuvent ainsi se trouver intervertis ?
A la limite, on pourrait concevoir que tout ce qui nous apparat soit illusoire et
que le monde entier ne soit qu'apparence fausse.
Le premier soin de Madhva est d'empcher cette gnralisation dvasta-
trice de toute certitude. II n'est pas question certes de nier l'erreur. Elle est
part intgrante de notre exprience, et cette exprience est confirme par la
Rvlation, dont les enseignements montrent le jva sujet l'erreur tant qu'il
est asservi au cycle des renaissances. Mais, si l'illusion est un fait, il est impor-
tant de prendre ce fait pour ce qu'il est, c'est--dire pour exceptionnel. Ceci
limite d'emble toutes prtentions la gnralisation. Or il est certain que
l'exprience universelle dfinit le fait de l'illusion comme un accident, d un
drglement de notre perception que des causes adventices ont fausse. Ces
causes ont t rpres : dfauts des organes dus quelque maladie, dfaut
d'clairage, trop grand loignement ou trop grande proximit de l'objet, etc.,.
L'illusion est un phnomne exceptionnel pour l'individu qui en est occasion-
nellement victime, et un tel individu est lui-mme exceptionnel en cet instant
o il est seul en tre victime. L'illusion hutre-argent est le contraire d'un
fait que l'on puisse gnraliser; il est le contraire d'un "exemple" sur lequel
puisse tre fonde une relation universelle, vyiiptz". Car on ne peut procder
un raisonnement valable qu' partir d'un fait rel et reconnu par tous. Que
peut-on bien tirer d'une apparence illusoire sinon un raisonnement faux ?
Une fois l'illusion dissipe, nous ne pouvons que reconnatre la fausset de la
conclusion infre, et nous n'avons pas le droit d'en faire la base d'autres
raisonnements.
Mais il reste que, tant que nous sommes abuss, nous n'avons aucun
critre intrinsque nous permettant de reconnatre notre erreur. Mme si
l'illusion est exceptionnelle, elle ne porte aucune marque la caractrisant comme
telle. Il est donc important de dterminer le domaine qui reste absolument
hors de ses prises. Une perception sensible fausse peut jeter le doute sur les
autres perceptions sensibles, mais doit-elle pour cela atteindre\ tout ordre de con-
naissance, et la notion mme de vrit?
Il est en effet des connaissances qui sont donnes comme vraies sans que
la moindre possibilit d'erreur se glisse en elles : la connaissance du sujet par
lui-mme, dans sa luminosit de soi soi, est le roc de la certitude, nous l'avons
vu. Mais les ralits psychiques, modifications de l'organe interne, du manas,
sont tout aussi videntes au regard du tmoin. 1 Personne n'a l'ide de douter
1
V.T.V.~ par. 396 vise~ata.Scajfa?Uijiiiinasukhadubkhiitmabhedsyadivi~aya-
Hrreur et . \Im-m~
.
1
A.V., III. 4 173 [5-6] (p.6ob) bh1'ame'py abhramabhdgo'sti J "dans l'er~
reur elle-mme il y a un lment qui n'est pas erron".
2 I,r4o cf. Introduction p. 28.
8
r.
A.V., I. I3I [5] (p.6a) alankrtaJ;,sadaiviiya1'J1 durghata eva blz~atzai~/
andhatptamo nityadu{1klzat1t tasya syad vasanadvayamfles allusions cette formule
sont frquentes dans les uvres de Madhva. A.V., 1. r. 33; A.V., III. 2, 99;
V.T .V., par 388 ; 40, ; 403 etc.
Nous traduisons durglzatatva "le fait d'tre difficile atteindre, saisir par la
Erreur er Norz-tre
pense" par "irrationalit", car c'est en ce sens que Madhva le prend : en parti-
cu1ier V. T.V., par. 40, il ironise en citant toutes les propositions absurdes que
l'on devrait en ce cas riger en vrits suprieures, et il demande ses adversai-
res pourquoi ils n'attribuent pas aussi au Sujet Suprme la parure de l'incom-
prhensible illusion.
1 Jayatirtha cite la formule de Citsukha dans Viidiivali par. j2 (Tattva-pra
dipikii, p. 76. Cf. V.A. Notes p. 162): saccenna biidhyeta fasaccenna pratyeta ity
arthapattir evtini1'Vacanye pramii'{lamiti cemlaj"si vous dites: le pramiiv,a prouvant
l'indescriptible est l'hypothse 's'il existait il ne serait pas annul?_s'il n'exis-
86 La .Doctrine de Madhva
tait pas il ne serait pas connu', nous le refusons." L'hypothse, tant une forme,
d'infrence, (cf. plus haut) n'a pas plus qu'elle pouvoir de pramcitza indpen-
dant, capable de contredire la perception. Dans l'A.V. Madhva fait allusion au
mme raisonnement, et Jayatrtha prcise ce passage qu'il s'agit de la formule
"saccet . "etc. A.V.,II. 3 47 [r4] (p. 35b) na ca pratyak~am atrasti na cartha-
pattir i~yate/ badhiiyogiit sata iti badhribhavata eva hi/ i#tipattir na hi bhrantavapi
badho 'vagamyatef "et Ja perception ne donne rien ici, et nous n'acceptons
pas l'hypothse (comme pramiitza indpendant) : si vous dites 'parce qu'il
n'est pas! possible que ce qui existe soit annul', ceci nous convient tout fait,
car il n'y a pas d'annulation, et nous ne l'admettons mme pas pour l'illusion."
Madhva transforme lgrement la formule: l'advaitin disait "s'il existait, il
ne serait pas annul (par l'exprience suprieure)", et Madhva prend la relation
nonce en son sens absolu: ''ce qui est n'est jamais annul", et ce qui n'est
pas ne l'est pas davantage, puisqu'on ne dtruit pas le pur nant.
Un peu plus loin A.V., II. 3 52 [q] (p. 35b) Madhva fait allusion
l'autre partie de la formule : pratitir nasata itz' vadannaizgikaroti tcim/ni~edho hy
apmtitasya katllaiicimzopapadyatef "celui qui dit 'il n'y a pas de reprsentation
du non-tre' admet qu'il a cette reprsentation, car la ngation de ce dont on
n'a pas la reprsentation n'est en aucune manire possible."
Madhvafaitplusieursfoisallusioncetargument: cf. A.V.,I. I. 27 [r] (p.2b),
V.T.V., par. I44 (cit plus loin, n. r p. 88).
1
V.A., par. 37 comm. de Riighavendra-trtha (p. 42): sattviisattvaudas-
nyma j1ianasambllavtit/ "parce qu'il ne peut y avoir de connaisssance qui soit
sous un mode indiffrent l'tre et au non-tre."
2
N. S., 1. I. 28 (p. r85b-r86a) rajatam anirvacaniya7!l manyamanasytipi .
mate tat kim am'rvacatziyatayii pratiyatej utiisattvma/ atha va sattvenaj na
pratlzamadvitiyauf tatha pratityanupalambhat/ tatlzii pratitau pravrttyabhava-
prasa1igacca/ .... jtathii canubhava/J sad ida7!l rajatam i#j pravrttiscaivam
upapadyatef rajataprafitimtitriit pravrttir iti cennaf ukinubhavav:'rodhiitf
Erreur ei Non-Jm.
l'argent n'a jamais exist : l'annulation ne peut 3\'0ir aucun effet, ni sur l'une
ni sur l'autre 1 . Dira-t-on qu'elle supprime une relation fausse? mais cette rela-
tion n'a pas tre annule, n'ayant jamais t connue, puisque par hypothse nous
ne voyons pas dans l'illusion deux ralits mais une seule. Si l'on dit que l':mnu-
lation porte, non sur des ralits extrieures nous, mais sur la connaissance que
nous en avons, la difficult n'est pas moindre, car l'illusion en tant que fait psy-
chique est vraie, et mme si je ne suis abus qu'un instant, il reste ternellement
vrai que j'ai t abus. La notion d'annulation, biidhyatva, dont usent avec tant
de faveur les advaitin, n'a aucun sens vritable hormis celui de ngation, m~e
dhyatva, et la ngation n'est elle-mme rien d'autre que le contraire de l'affirma-
tion2. Elle est aussi absolue que celle-ci et ne peut porter que sur l'inexistence
totale : si l'argent est "annul", cela ne signifie pas qu'il ait eu pendant quelque
temps une pseudo-existence, mais uniquement qu'il n'a jamais, ni en aucune
manire, exist.
L'autre membre de la proposition n'est pas davantage acceptable, quoique
premire vue il soit difficile de voir pourquoi les madhva y sont hostiles. "Ce
qui n'est pas n'est pas connu", disent les advaitin, et les mdhva affirment ga-
lement que le non-tre n'est pas pensable. Mais, en disant ceci, ces derniers par-
lent exclusivement du non-tre total, du vide indtermin. Celui-ci en effet
n'existe ni n'apparait, mais ii n'en est pas de mme du non-tre dtermin, de la
ngation de telle ou telle ralit : l'argent, pare xemple, qui est faussement af-
firm dans l'illusion, est un non-tre dont nous pouvons avoir connaissance. Nous
le connaissons comme existant pendant que dure l'illusion, et nous le connais-
sons tel qu'il est, c'est--dire comme non-existant, lorsque nous sommes dtrom-
ps. Nous connaissons donc l'asat, etles advaitin qui le nient, le connaissent
eux aussi, car ils ne pourraient raisonner son sujet s'ils n'en avaient pas la moin-
dre notion1 : comment pourraient-ils poser leur affirmation selon laquelle nous
n'avons pas connaissance de I'asat, s'ils ne savaient de quoi ils parlent, et s'ils
disent savoir de quoi ils parlent, ils dtruisent pas l mme leur affirmation.
Ainsi, ce que l'exprience ne nous prsente en aucun cas, la saisie d'une en-
tit qui ne soit ni tre ni non-tre, ne peut tre conclu d'un raisonnement hypo-
thtique qui chercherait enfermer la pense dans une alternative dont aucun des
termes ne peut tre fond en exprience. L'hypothse, arthipatti, grce
laquelle les advaitin posent la notion de sad-asad-vilak~m;a, "non-dterminable
comme tre ni comme non-tre", ne peut en aucun cas prtendre tre un moyen
de preuve par elle-mme : elle n'est, disent les madhva, qu'une forme de l'in-
frence, anumana, et comme l'infrence, elle n'a valeur que si elle prend appui
sur des faits rels. Encore moins, peut-elle prtendre ~ nier l'exprience,
pour prouver ultimement que toute perception est fausse et que le monde entier
est illusoire. Plus profondment, l'exprience que l'on cherche ici rcuser
n'est pas seulement la perception sensible, c'est la perception du sujet-tmoin,
l'exprience mme de vrit. Car s'il est une vidence premire de la
pense, c'est bien l'opposition absolue des contradictoires, de l'tre et du non-
tre, comme du vrai et du faux 2 Cette ncessit intrieure de la pense, prsente
en tous les jugements du sak#1z, ne saurait tre absente des moyens de connais-
sance dont celui-ci fait usage, et le raisonnement, hypothtique ou non,
n'chappe pas une telle condition. Il serait suprmement paradoxal que le rai-
V. T.V., par. 144 asa ta~ khyiityayogiid iti vadata~ khyiitir abhnna va/ yadi
1
1 A.V., III. 2. 40 [I] (p. 39b) vilak~a!Jal!l sadasador t'ti hi vyihatalfl svataM
"l'affirmation 'non-caractris comme tre et non-tre' se dtruit en effet elle-
mme." Cf aussi A: V., IV. r. 49 [3] (p. 66a) : bhivasya hi ni~edhe tu uiibhava-
sya ni~edhanam/ "car si vous niez l'tre, vous ne niez pas aussi le qon-tre".
z V. T.V., par. I49 asata!J satt-vapratti(z sato'sattvaprattirity anyathti pra ti-
ter eva bhrtintitvtitf "parce que c'est le fait de connatre autrement qui est l'erreur,
connaissance de ce qui n'est pas comme tant et de ce qui est comme
n'tant pas".
3 A.V., I. I. 28 [r] (p. 2b) anyathtvam asat tasmiid bhrtintiveva pratiyate/
la boutique par exemple, alors que nous le voyons devant nous. Comment cela ce
peut-il faire? leur demande-t-on. Par un contact supra-sensible, alaukika~anni
kar,a, rpondent-ils. Les madhva rejettent comme inutile une hypothse aussi
hardie1 : nous n'avons jamais conscience d'un tel processus mental et quand
l'illusion se dissipe nous ne disons pas "cet argent, que j'ai cru voir ici, est
en ralit dans la boutique", mais "il n'y a pas d'argent et il n'y a en jamais
eu." Pour diffrencier leur doctrine de celle des naiyyika, les madhva l'appel-
lent parfois abhinavanyathakhyativada "nouvelle doctrine de I'anyathiikhyati."
Les madhva s'opposent tout autant aux prabhkara qui pensent, eux aussi,
que l'argent saisi dans l'illusion existe: mais il n'existe pas en une autre place, il
existe comme souvenir. L'erreur est, selon eux, une connaissance confuse dont
tous les lments sont rels. Cette confusion produit une exprience faussement
simple do.1tles composantes htrognes ne sont pas dissocies. L'erreur est ainsi
dfinie comme la "non-saisie" d'une diffrence, bheda-agraha. Dans le cas de
l' "hutre-argent'', l'illusion provient du dfaut de discernement entre deux ra-
lits dont l'une est de l'ordre de l'exprience, l'autre de celui de la mmoire : ni
l'une ni l'autre ne sont fausses, mais leurs donnes sont confondues. La doctrine
porte le nom de viveka-akhyati "le fait de ne pas connatre une distinction." Les
mdhva cependant, quis'opposeront aux prabhkara propos de leur thorie dela
la"reconnaissance" refusant que la reconnaissance vraie, pratyabhijfi, soit pour
une part acte de mmoire et pour une autre, perception,2 ne peuvent davantage
accepter)eur explication de la reconnaissance errone. Ils le font sur la mme base,
celle de l'exprience qui ne nous donne rien de tel. Nous ne saisissons en l'un et
rautre cas qu'un acte simple, une perception tourne vers le prsent et qui ne
dissimule aucun acte de mmoire. Comment d'ailleurs un acte de mmoire pour-
1
N. S., I. I. 26 (p. 172b) sattve'pi rajatasyasad eva rajatatrJ pratyabhad ity
anubhavavi'rodlzat/ atrsattve 'pyanyatra sattvam ang'kriyata iti cennaf atra prat-
tasyaivanyatra sattve manabhvatf .... fasattve kathatp pratitir iti cet/ sattve' pi
katha~t~/t~a hyatzyatra sattvam atra pratiter upakri/ "parce que, dites-vous, il est
contraire l'exprience que de l'argent inexistant nous apparaisse, alors que l'ar-
gent existe, vous admettez qne cet argent tout en n'existant pas ici, existe ail-
leurs. Nous le refusons, parce qu'il n'y a pas de preuve que ce qui est connu ici
existe ailleurs ....Mais comment le connat-on s'il n'existe pas? Et comment, s'il
existe? carle fait d'exister ailleurs ne sert pas le faire connatre comme existant
ici."
2 Cf. plus loin, le part. ch. $.
Er.reur et Non-tre 9I
rait-il passer inaperu du sujet lui-mme qui le pose1 ? S'il ne nous est connu ni
au moment o il se produit, pendant l'illusion, ni ensuite, quelle raison avons-
nous de le supposer ? Certes la vision de l'argent ne s'explique pas sans le fait
que nous ayons dj vu de l'argent, mais il suffit que la perception veille des
images, sans que celles-ci soient connues comme souvenirs, ni localises dans un
contexte pass 2
Si l'argent qui apparat dans l'illusion n'existe ni en un autre lieu, ni dans
la mmoire, ne faudra-t-il pas se rsigner le dclarer, avec les madhva,
totalement inexistant? Une autre possibilit se prsente cependant: c'est celle
que proposent les boudhistes vzf'iiinviidin qui, eux aussi, refusent l'apparition
d'un argent irrel. Celui-ci n'est, selon eux, ni une ralit extrieure, ni un
souvenir, mais un mode de la connaissance, jiiiniikiira, repr sentation mentale
que nous projetons hors de nous. Leur doctrine de l'erreur porte le nom d'iitma-
khyiiti "connaissance de ce qui est subjectif." Mais comme les vijfi.anavadin pen-
sent par ailleurs que le monde dit rel est lui aussi une projection des modes de la
connaissanceJ la diffrence entre vrai et faux leur devient difficile dfinir. Si
cependant ils veulent le faire, ils ne peuvent, comme le remarque Jayatirtha, se
passer de la notion d' asat : dclarer en effet que ce qui est en moi existe
1
P.P.,I. ayathiirthajiiinam eva niistti priibhiikariidayal;l/ta-nna/anubha-
12
vasiddhatviitf etiivanta1]z kiilam aha1p suktikiim eva rajatatvena pratipanno'smity
uttarakiile pariimariiiccaf "Les prabhakara et autres disent que la connaissance
errone n'existe pas. Ceci n'est pas, parce qu'elle est tablie par l'exprience, et
parce que, nous la saisissons rtrospectivement en disant : c'est ce morceau
d'hutre que moi, j'ai pris pour de l'argent, pendant ce laps de temps.
Le commentaire Abhinaviimfta prcise : na ca tadavijfiiina11t grahatzasma-
ratziitmakam iti vaktw]t yuktam/ sii~hzo nirdo~atvena tattii1]Zsapramo!iiyogiit/
"et il ne faut pas dire que cette non-connaissance est ( la fois) saisie (de percep-
tion) et mmoire, parce que, comme le siik#n est sans dfaut, il ne peut lui tre
subtilis la partie (de son jugement) correspondant au fait d'tre cela (c'est--
dire de l'argent remmor)." La thorie de l'erreur des prabhakara est en effet
parfois dsigne sous le nom de smrti-pramo~a, "disparition inaperue (comme
par un vol) de l'lment remmor".
2 Jayatirtha affirme plusieurs reprises que les sar(lskiira, tendances latentes
capables de faire revivre les images auxquelles elles sont lies, ne sont que des
auxiliaires de l'acte de mmoire, et sont incapables de produire par eux-mmes
un souvenir rel. C'est de cet acte de mmoire conscient, accompagn d'un effort
de l'organe interne, et portant le sceau de vrit du siik#n qu'il est question ici:
nous ne posons pas de tels actes sans nous en apercevoir. Cf plus loin le part,
ch. 4 et s.
92 La Doctrine de Madhva
1 N.S., I. I. 26 (p. 175a) apare punii rajataiJ'l sad eva kiiJ'l tpantar eveti man-
yanteftathii hi/na tiivad asad eva rajataiJ'l pratityanupapatteJ.t.lnapi purata eva sad
bhriintyanupapatte~/biidhavirodhiicca/na ca defiintare satfpramiitziibhiivatjatal)
parise~ajjniiniikaram evavatithatefkinceda1!'l jnanarpam indriyasamprayoge'
satyaparo/eyatvaijnanavatfna ca satyatve bhriintyanupapattibfiintarasyaiva biihya-
tayiivabhiiso bhrama ityaizgkiiriitf . fetacciinupapannamfsattve'sad eva rajatam
ityasattvavedakapratyayavirodhasyoktatvat/asata~ pratityanupapattau ca bahi~
thatiiyii api pratityatzupapattiprasangiitftatsattve bhriintyanupapattel)J "D'autres
encore pensent que l'argent est rel mais qu'il existe en nous. En effet: ce ne
peut tre un argent inexistant, parce qu'il serait impossible de le connatre ; ce
n'est pas non plus un argent existant en face de nos, parce que ce ne serait pas un
cas d'erreur, et parce qu'il ne serait pas annul; ce n'est pas non plus un argent
existant en un autre lieu, parce qu'on ne peut le prouver. Ainsi, par limina-
nation, il se prsente uniquement comme un mode de la connaissance. Il est bien
de la nature de la connaissance, puisqu'il apparat de faon immdiate, comme
toute reprsentation.;alors qu'il n'y a pas de contact par le moyen des organes. Et
il ne faut pas dire que s'il existe, l'illusion devient impossible, parce que nous
considrons que l'erreur consiste dans le fait que ce qui est intrieur apparat
comme extrieur .... Ceci n'est pas possible: si l'argent existait, l'on noncerait
une contre-vrit lorsque l'on connat (ensuite) l'argent omme inexistant
et que ron. dclare 'cet argent n'existait pas du tout'. De plus, si la connaissance
du non-tre est impossible, il s'ensuit que la (fausse) connaissance de l'argent
comme extrieur est, elle aussi impossible, et si cette connaissance est relle)
c'est l'erreur qui est impossible",
Erreur a ~\-on-rre 93
asai, ne se produit pas davantage partir du vide. Il lui est indispensable d'avoir
un support sur lequel elle se prsente: l'affirmation "ceci est de l'argent" porte
toujours sur une ralit\ celle qu'indique le mot "ceci". Pour que l'illusion
se produise il faut que cette ralit existe et soit connue autrement qu'elle n'est,
et c'est grce sa prsence mconnue que l'argent irrel apparat lui aussi
autre qu'il n'est, c'est--dire comme rel. L'asatkhyati ne peut se soutenir
que comme anyatlukhyati, car il n'y aurait pas d'illusion s'il n'y avait cette
"altration" qui inverse tre et non-tre, tout en supposant aussi bien l'un que
l'autre. Le non-tre n'est donc connu que sur fond d'tre, et il est impossible
d'imaginer un monde irrel apparaissant sur un vide total.
En insistant sur la ncessit d'unsupport,i/ambana, de l'illusion, les madhva
se sparent des snyavdin, mais semblent subrepticement revenir la position
des advaitin : car ceux-ci insistent tout autant sur le fait que fillusion se produit
non sur le Vide mais sur l'Etre. C'est la ralit du Brahman qui, selon les advaitin,
prte au monde sa ralit apparente) de mme que c'est au morceau d'caille
que l'argent emprunte son existence fugitive. Quelle est la diffrence entre
cette position et la ntre, se demande Jayatrtha 2 ? Pour les advaitin, rpond-il,
l'erreur ne porte que sur la forme surimpose; pour nous, le support comme la
forme adventice sont galement atteints par le jugement faux : quand je dclare
en effet que cet clat est celui de l'argent, je nie du mme coup qu'il appartienne
1 N.S., I. 1. 26 (p. 175b) anye punar idaf!Z rajatam iti pratitir asadalamba-
naivetyasthitaM .... jatredam vivecanyamjkeyam asatkhyiitir itifyadi sad eva sukti-
kiiSakalmzz sakaladdakalasadrajatatmanavagiihamaTlaiJl jianam iti tadawifiayii
vartamahef .... fyadi puna1 idal!l rajatam ityavabhase cakasad asad evaldzilam
itijtad asatjida1ikariispadasya suktikasakalasya prag'trdhvaJ}t sattvavagamatj
"D'autres encore tiennent que la reprsentation 'ceci est de l'argent' a pour sup-
port le non-tre .... Ici il faut distinguer: qu'est-ce que cette connaissance d'un
non-tre ? Si c'est une connaissance qui atteint le morceau d'hutre, lequel existe
assurment, selon un mode d'argent qui n'existe en aucun temps ni lieu, alors
nous nous trouvons approuver .... Mais si vous dites que dans cette apparence
'ceci est de l'argent' c'est le non-tre total qui se manifeste, cela n'est pas :
parce que l'on connat, avant et aprs, la ralit du morceau d'hutre qui sert
de base au terme ceci".
2
N.S., I. 1. 28.(p. 185b) adhi#hdnasya sa~psr~tarpetza mithyatve'pi svar-
petza satyatvam/adhyastasya sa~rzm!arpetza ca mithyatvamiti mayavadibhir migi-
krtatvatj .. /anyathakhyatz'vadibhir adh#thanaropyayor ubhayor api sarfZsr#ar-
petzaiviisattValfl svarpetza tu sattvam evetyangkftam/ idan~rajatayos tadatmyana-
vabhiise pravrttyadyasambhavasca/ "parce qu'il est considr par les mayavdin
que le support est rel selon sa forme propre, tout en tant illusoil::e selon sa
94 La Doctrine de Madhva
tout autre objet, je nie donc la ralit de l'hutre. Mais comment pourrais-je
nier la ralit du support, insistera l'advaitin, puisque tout ce que j'en connais
c'est sa ralit et puisque c'est justement et uniquement cette ralit que
j'affirme ? Ceci implique que nous pouvons connatre une ralit indtermine,
un tre dont nous ne savons rien sinon qu'il existe et que, de mme, travers
les apparences du monde nous connaissons l'tre du Brahman comme pur sup-
port d'existence. Les madhva rejettent absolument la possibilit de connais-
sances indtermines, nirvikalpaka1 : dans le cas de l'illusion, le support sur
lequel celle-ci apparat n'est nullement un tre dont nous ne puissions connatre
que l'existence. C'est au contraire un objet caractris par, au moins, deux
traits : celui de se trouver devant moi, hic et nunc, et celui d'avoir un certain
clat. Le morceau d'caille, mme mal vu, est vu, et semblable tout objet
rel, il se prsente comme un tout concret, pourvu de qualifications prcises.
V erreur porte forcment sur la totalit de cette ralit infrangible, et substi-
tuant un objet un autre, elle nie ncessairement l'un du seul fait qu'elle affirme
l'autre.
Il est remarquable de voir les madhva insister sur cette irrductible pr-
sence de l'asat dans le jugement erron, alors qu'ils admettent que la matire
de l'illusion est compose de ralits. Ralit du support qui lui est absolument
ncessaire, r~lit aussi de cette vrtti d'argent qui est un mode mental et existe
de ce fait en tant que tel. Ceci montre que la fausse composition de ralits,
qui permet l'erreur, n'est cependant pas l'erreur: tant que nous suspendons
notre jugement, comme nous le faisons dans le doute, sa112saya, hsitant entre
deux interprtations, nous demandant si ceci est de l'argent ou un morceau
d'caille, nous essayons des compositions diverses mais nous ne ne nous
trompons pas. L'erreur commence au niveau du jugement faux, c'est dire
au moment o nous prenons position et affirmons rel ce qui ne l'est pas.
C'est pourquoi on ne peut se suffire d'explications psychologiques de l'erreur,
qui en fassent la rsultante d'un certain nombre de mcanismes mentaux. C'est
pourquoi aussi, aucune description de ce genre ne rend, en fait, compte de l'illu-
sion, sans pouvoir viter de faire intervenir la notion d'asat. Si l'on parle par
exemple de confusion entre mmoire et exprience, il faut sous-entendre que
forme compose, et que ce qui est surimpos est illusoire selon sa forme compo-
se ....mais les partisans de I'anyathiikhyativiida considrent que le support et
la surimposition sont tous deu."'t irrels selon leur forme compose et rels selon
leur forme propre. Et s'il n'y avait pas apparence d'identit entre 'ceci' et 'l'ar-
gent', il n'y aurait pas d'impulsion agir".
1
Cf. Ile part. ch. 4
Erreur et 1Von-rrc 95
cette confusion "n'est pas connue"pour telle, et, comme les mdh,a le reprochent
aux prabhkara, supposer que la mmoire puisse fonctionner sans s'en apercevoir.
Si l'on e..'{plique l'illusion par les vriti mentales objectives et juges extrieures
nous, il faut ajouter qu'il y a erreur lorsque ces modes psychiques ne sont pas
connus pour ce qu'ils sont, c'est--dire pour internes, et lorsqu'on leur a adjoint,
sans le savoir, un caractre d'extriorit "qu'ils ne possdent pas".
Il n'y a pas d'erreur sans asat, parce que l'erreur est jugement et, comme
telle, s'inscrit ncessairement dans le cadre de tout jugement, dans l'alternative
de l'affirmation ou de la ngation. Nous ne pouvons affirmer une ralit sans
nier sa contre-partie, au moins implicitement, et il n'y a pas de moyen terme
entre poser l'tre et nier le non-tre: l'tre est de la nature de l'affirmation,
vidhi, et le non-tre est de celle de la ngation, rli~edha, dclare Madhva 1 Tous
nos jugements impliquent l'une et l'autre, et le jugement faux n'y fait pas excep-
tion, car cette opposition est la condition mme du vrai, et sans vrit il n'y
aurait pas d'erreur. Admettre une demi-vrit, comme admettre une demi-
ralit, revient dtruire la fois la notion de vrit, et celle d'erreur.
La ngation est donc l'exact envers de l'affirmation, et la ngation d'une
ngation ne nous donne rien d'autre que notre premire affirmation. Toute
existence doit pouvoir tre conue comme contre-partie d'une non-existence et
rciproquement. Ainsi un objet rel peut fort bien tre dfini comme la nga-
tion de sa propre non-existence, antrieure sa production ou postrieure
sa destruction. Dire qu'un objet est ternel c'est dire galement qu'il n'est
jamais ni. V illusion est connue comme ternellement nie, n'ayant d'existence
en aucun des trois temps 2 Il en rsulte qu'il n'y a pas de degr d'tre entre
une ralit ternelle et une ralit temporaire, comme il n'y a pas de degr de
non-tre entre une apparence illusoire et ce qui n'existe pas. Le .jugement ne
connat qu'une opposition absolue et l'applique en tous les cas avec la mme
ncessit. Le sak#tz oppose l'tre et le non-tre par la loi de sa nature, par sa
qualit de tmoin du vrai.
C'est donc au sak~n lui~mme qu'il faut rfrer la connaissance de l'asat.
Sans doute celle-ci peut-elle nous apparatre de faon immdiate dans la
perception sensible, lorsque nous "voyons" immdiatement l'absence de
cruche sur le sol. Mais une analyse plus pousse nous montre qu'il y a des
absences dont seul le sa~in est tmoin: nous savons, par exemple, par per~
ception immdiate que nous ne souffrons pas ou que nous n'prouvons pas de
1
Cf. plus haut n. 2. p. 87.
2
V.T.V., par. 155 mithyiiSabdas tvabhavavccij<'mais le mot mithya signifie
non-existence".
La Doctrine de Madhva
plaisir1 Puisque les donnes psychiques sont connues par le siik#n, et par lui
seul, leur absence est galement objet de sa seule perception2 En remontant
plus haut encore, il faut dire que le sii~in saisit immdiatement en lui-mme
l'vidence ou l'absence d'vidence de ce qu'il connat; lui seul galement peut ap-
prhender "l'absence de faute" ou "l'absence d'erreur" au terme de ses investi-
gations3. La connaissance du non-tre se trouve ainsi comme enracine dans le
fonctionnement mme de la pense vraie. Puisque le sujet-tmoin est ultime-
ment le seul organe de connaissance, il nous est donc possible de parcourir le
chemin inverse de ce processus de rduction, et de dire que la connaissance de
l'absence, telle qu'elle nous est donne par les sens, requiert la notion d'absence
qui est saisie par le siik#n, de faon immdiate. Et c'est bien pourquoi nous
pouvons avoir l'exprience "immdiate" de l'absence dans la perception sen-
sible : son immdiatet et son caractre d'vidence sont la marque mme du
sa~in. Le tmoin sait d'avance ce qu'est l'asat, le non-tre, et en applique la
catgorie telle absence prcise.
Mais en disant ceci l'on semble revenir subrepticement la conception
d'un non-tre indtermin, dont les madhva nient que nous ayons la connais-
sance. Cette nouvelle difficult n'est qu'apparente cependant, car l'asat est
toujours dtermin, au moins par un caractre qui est d'tre le contraire du sat.
Les madhva insistent sur le fait que tout non-tre est connu en contre-partie
d'un tre possible, et non comme un pur nant. L'intervention du siik#n dans
la connaissance du non-tre ne consiste donc pas poser un non-tre vide de
toutes qualifications, elle se marque d'une tout autre manire : le sujet voit en
effet l'infinit du non-tre, infinit qui ne nous est pas donne dans l'exprience
sensible'1 Le priig-abhava, "non-existence antrieure", de telle ralit est d-
pourvu de commencement, le pradhvarpsa-abhiiva, "non-existence de destruc-
Cependant il semble ici que Ia logique mme de leurs dfinitions ait con-
duit les mdhva une difficult nouvelle et redoutable. Qu'est-ce donc que cet
asat, ce non-tre, qui se trouve distingu de l'atyanta-abhiiva, au point d'en
tre dit la contre-partie ? Si l' asat est autre que l'ab hava, ce dernier ne repr-
sente plus le terme ultime de la pense, l'exacte opposition de l'tre: le vrai
non-tre, l' asat, se trouverait au-del, et les trois abhiiva qui ont t dits de meme
degr y perdraient ensemble leur caractre radical.
Il est intressant de voir l'auteur de la Sattattvaratnamiilii poser cette
difficult sous la forme suivante: Madhva et ses premiers commentateurs ne
distinguent pas entre asat et abhiiva. Jayatirtha emploie galement les deux
termes comme s'ils taient synonymes, et cependant c'est lui qui est l'auteur de ,
la dfinition qui fait de l'asat la ontre-partie de l'abhiiva. 111Que1 est donc le sens
de cette distinction? Peut-elle signifier, se demande l'auteur, que l'un des termes,
l'asat, reprsenterait une notion aprameya, insaisissable la pense valide, ce-
pendant que l'abhiiva serait seul connaissable, prameya. Il carte aussitt une
telle supposition, en citant des textes qui montrent que J ayafirtha donne for-
mellement l'asat comme prameya, au mme titre que l'abhiiva. 2 Il ajoute
l'appui de cette remarque la dfinition de l'illusion reue dans l'cole mdhva :.
il est dit qu'en ce cas "l' asat apparat en forme de sat", ce qui suppose que l'asat
est connu. Un tel asat n'est nullement un non-tre indtermin, aprameya,
dont on ne puisse rien dire; il est par exemple le morceau d'argent que nous
voyons la place du morceau d'hutre, et qui a forme et localisation prcises.
Il est donc impossible de considrer l' asai, le non-tre, comme le fond indter-
min sur lequel se dtacherait l'abluiva. 1! n'y a pas pour les nidhva de connais-
sance indtermine, et la connaissance du non-tre n'y fait pas exception.
Quelle peut donc tre, en ce cas, la distinction admise entre a.at et a(vanNi-
bhva ? La dfinition de l'abhva a t donne, il a t dit m~edlza-titmaka,
"ayant pour essence la ngation". L'asat, son pratiyogz, pourrait tre conu
comme l' "objet qui doit tre ni", n(sedlzya. Mais ceci introduit aussitt une
distance entre les deux termes et risque d'objectiver l'asat, en faisant de lui une
ralit. L'auteur de la Sattattvaratnamiil propose ici une solution ingnieuse :
comment l'asat se demande-t-il pourrait-il tre un "objet nier" puisqu'il est
par dfinition ternellement ni ? Il ne peut donc, en tout tat de cause, tre
ni en tant qu'asat, en tant que n'existant pas, mais seulement en tant qu'exis-
tant faussement, ayant une existence imaginaire, ii1opita, emprunte, comme
celle que peut avoir un instant l'image des "cornes de livres", composition
fausse de deux images drives de perceptions vraies. Ainsi la ngation absolue,
atyantbhva, ne porte pas sur l' a.sat en tant que tel, mais sur la prtention du
non-tre l'existence, sur la tentation que nous pourrions avoir de l'objectiver,
comme nous le faisons justement dans l'erreur.1 Ce qui est donc ternellement
absolue. En ce cas lorsqu'on dit 'la corne de livre n'est pas', le sens est
'la corne de livre n'est pas doue du caractre d'tre, son tre n'existe pas.'
De mme si l'on dit 'la non-existence de la corne de livre', le sens est ici aussi
l'absence du fait d'tre, parce qu'il ne convient pas de nier ce qui est ternelle-
ment ni. Ainsi il est certain que la corne de livre, etc., est contre-partie en
tant qu'elle peut tre nie dans sa composition avec un tre surimpos et J.JOn
en tant qu'elle est non-tre".
1 C'est, nous semble-t-il, ce qui tait contenu dans la formule de Jayatrtha
cite plus haut, n. 3 p. 97 "le fait d'tre mithyii c'est fait d'tre pratiyogi de
l'atyauta-abhiiva (objet de la ngation absolue) et ceci pat l'intermdiaire de la
1'eprsentati01z" : nous concevons la reprsentation fausse, et nous l'annulons
aussitt.
2
M.S.S.S.(pp. 21b-22a) cite la dfinition de Vyasa-trtba dans le Nyiiymr-
ta : ttikiilasarvadesiyaui~edhiipraHyogitii/ sattocyate' dhyastatucche tatJZ prati pra-
tiyogin/ "L'existence est dite le fait de n'tre pas la contre-partie d'une ngation
dans les trois temps et dans tout l'espace: quand elle dite contre-
partie de cette ngation, c'est dans le cas de fausse surimposition,.
Err.mr er }\ion-rre IOI
Tous les tres existent au mme niYeau, existent autant les uns que les autres,
et ils sont tous l'exact emers du non-tre. 1 Il est curieux de voir cette dialectique
qui tiendra tant de place chez les auteurs tardifs, s'enraciner en deux mots de la
Tattvasa;ikhyana-fka de Jayatirtha, deu.x mots qui sont sa dfinition de l'tre:
anaropitaJtz tattvam "le fait d'tre cela" c'est "le fait de n'tre pas surimpos",2
c'est--dire le fait d'tre le contraire d'une surimposition illusoire, non telle
que la conoivent les advaitin, comme sadasadm"lak~a!ta, mais comme at_vanta-
asat. L'tre est l'oppos de l'illusion qui n'existe en aucune manire, en aucun
temps.
Toute la doctrine de l'erreur tient en ces deux mots, en mme temps que
toute la thorie de la vrit propre aux madhva. L'erreur tmoigne sa manire
du vrai, et tmoigne que le vrai atteint l'tre. Sans affirmations capables d'ex-
primer les ralits "telles qu'elles sont" et d'abord comme existantes, la notion
mme d'illusion s'vanouit. Si le dbat qui a t instaur ici autour de l'erreur
a quelque signification, n'est-ce pas dans la mesure o ses participants essaient
de distinguer le vrai du faux ? Ceci les oblige admettre tous, implicitement,
l'opposition de l'tre et du non-tre : les madhva n'en demandent pas davan-
tage.
toute activit: avec les images disparaissent les sentiments, dsirs, motions,
remplacs par un bonheur stable, nauda, dpourvu de toute cause extrinsque,
une flicit qui a sa source en nous seuls et dont nous gardons au rveil le
got essentiel. Le sommeil profond n'est donc pas un tat purement ngatif: il
rvle un plan de l'tre diffrent des niveaux physique et psychique, une vas-
tlz, faon d'exister l o ont disparus les autres modes de notre existence. Il
suggre par lui-mme la ralit de la quatrime avastlui, la possibilit de la
libration, en mme temps qu'il nous en donne le dsir. Nous souhaitons
pouvoir retrouver, par nous-mme et de faon dfinitive, la flicit qui est ntre
et qui pourtant n'est pas en notre pouvoir, nous souhaitons jouir en toute clart
de ce bonheur envelopp dans l'obscurit de l'inconscience.
L'tat de sommeil profond, suupti, pose un problme difficile aux philoso-
phes vedantin pour qui le sujet est svapraksa, lumineu.x soi. Par quel mystre se
fait-il que cet tat, dans lequel nous touchons conm1e l'essence de notre tre,
soit en mme temps un tat d'inconscience ? La lumire intrieure ne devrait-
elle pas resplendir de tout son clat, en un tel mode d'existence pure, dbarrass
des activits adventices, dues aux fonctions physiques et psychiques? Comment
comprendre que le suje(semble se perdre lui-mme, en cet instant o plus rien
ne le spare de son tre rel ? La rponse des advaitin est qu'il s'agit l d'une
exprience particulirement prcieuse, en ce qu'elle nous ouvre la voie des plus
hautes vrits. L'tat de suupti constitue bien un paradoxe, mais de ux qui
, nous clairent, en nous faisant apercevoir le caractre paradoxal de toutes les
expriences que nous pouvons prouver en un monde illusoire. Situ l'int-
rieur de notre connaissance relative, il y est le signe mme d'un passage possible
vers une connaissance d'un autre ordre. Cette exprience trange, en effet, et qui
nous laisse comme nous chapper nous-mme, nous fait pressentir notre vraie
nature, notre tat de sujet pur tel quil sera dans le salut, dlivr de la fausse
croyance en son existence individuelle. C'est une exprience confuse et fugitive
cependant, qui nous permet d'entrevoir notre tre vritable pour l'ensevelir,
au mme instant, dans la nuit de l'inconscience. Mais c~mment pourrions-nous
penserclairementunmoded'existenceque nous n'avons pas encore atteint, et qui
est hors des prises normales de notre pense? L'avidyii, !>ignorance originelle, est
ainsi devine au moment mme o elle nous subjuge, mais elle n'est pas vrita-
blement dmasque, et le sommeil profond n'est pas l'illumination libratrice.
Une trace demeure au rveil de sa prsence insaisissable, l'ambigut d'une ex-
prience que le sujet ne peut s'expliquer lui-mme: celui-ci sait seulement qu'il
n'a pas sombr dans le nant alors qu'il tait priv des conditions normales de
sa connaissance, et il se pressent autre qu'il ne s'appara1t travers les limitations
de sa conscience habituelle,
104 La Doctrine de Madhva
1 N.S., III. 2. roS (p. rosh) na hi ya(l supta(l sa evott#thatyanyo vetz' kasya-
i:it sa71zsayo'sti/"car personne ne demande si celui qui s'tait endormi est celui qui
sc rveille ou si c'est un autre".
2
A.V., 1. 4 99 [6] (p. r6b) kiilo hz" s~~ipratyak~aJ:tsu~uptau ca pratitital:t/
"car le temps est objet de la perception du sii~z et il est connu pendant le som-
meil profond." La rduction opre par le sommeil profond met ainsi en vi-
dence l'un des objets purs du siik#n, cf. lie part. ch. 2.
3
N.S., ibid., (p. r.14a) su~ptau hindriyiirziim uparatatviim2a biihyapratya-
/~iinumiincgamii1lii1p tatra pravrtti(l/asti tadiipi kiilapratibhiisal:tfetiivanta'/'}'l kiila1fl
sullam aham asviipsam t'ti s~uptyutthitasya pariimarsadarsaniit/na hyananu-
Mtasya pa1iimarso yuJyatefata/:t pariseiiit siik#vedya eve ti gamyate/"En effet,
comme, dans le sommeil profond les sens sont en repos, il ne s'y produit aucun
fonctionnement de la perception extrieure, du raisonnement ni du tmoignage
verbal. Il s'y produit pourtant l'vidence du temps, puisque l'on voit celui qui
sort du sommeil profond en rendre compte en disant cj'ai bien dormi, tant de
temps'. Or il n'est pas possible de rendre compte de ce qui n'aurait pas t exp-
riment. Aussi par limination, l'on comprend que le temps ne peut tre connu
que par le sii~z".
Les Degrs de la Co11science ros
privilgie c'est par la rduction qu'elle opre, rduction qui rYle la vraie na-
tu.re du sujet, du centre toujours conscient qui est nous-mme. Ce noyau irr-
ductible c'est le "je" subsistant dans toute son intgrit consciente de soi, quand
tout le reste a disparu, mais ce n'est en aucun cas un "sujet pur" qui serait
impersonnel.
Mais n'est-ce pas dfier l'vidence que de parler de la luminosit de la
conscience en cet tat que caractrise une obscurit totale, et comment
comprendre l'exprience d'une conscience qui ne connatrait rien d'a~Itre qu'elle-
mme) alors que Madhva a si fortement pos que le sujet se saisit toujours dans
l'acte par lequel il vise un objet diffrent de lui? La rponse est que cette exigence
de bipolarit n'est nullement abandonne dans l'tat de su~upti. Le sujet, en efl:t,
est alors en prsence de tnbres psychiques, et il n'y a aucune difficult dire
que ces tnbres sont un objet de connaissance. 1 Si l'on pense la mtaphore
visuelle contenue dans le terme de siik#n, la connaissance qui s'exerce en ce cas
peut tre considre comme semblable la vision de l'il ouvert dans l'obscurit:
le rayonnement subtil qui sort de cet organe vient frapper une masse obscure,
dans laquelle il ne peut rvler aucun attribut sensible sa lumire. De la mme
manire le siik#n se trouve comme plac devant une toffe uniformment noire,
mais cette toffe n'en constitue pas moins un objet diffrent de lui, et apprhend
par lui comme tel. L'obscurit n'envahit en aucun cas le sujet lui-mme, ne peut
en aucune faon lui enlever son caractre inalinable de sujet conscient et con-
naissant. C'est ce que signifie la formule "j'ai bien dormi, je n'avais connaissance
de rien". Ce "rien" n'est pas un pur nant dans lequel le sujet pensant aurait som-
br. En tel cas nous ne pourrions "rien" en dire, nous ne saurions pas mme que
nous avon<; dormi. Le vide total n'est pas pensable, il serait une interruption
absolue de toute conscience. Tel n'est pas le cas ici: les tnbres sont connues
comme ayant occup un certain temps de mon histoire personnelle, le sommeil
profond a rempli une dure dtermine, et j'ai t heureux pendant toute cette
priode de mon existence.
Si le nant n'est pas objet de pense, le non-tre relatif n'a, lui, rien de mys-
trieux. Nous connaissons l'absence de telle ralit aussi aisment et clairement
que nous connaissons, en autres cas,sa prsence. Le processus par lequel nous affir-
mons l'absence de cruche sur le sol, est un jugement parfaitement sr, dtermin
par un ensemble de connaissances positives. Il nous suffit, en effet, de connatre
la cruche qui est la contre-partie, pratiyogin, de son absence, ainsi que le sol qui
est le support, dharmin, de cette mme absence. Le vide absolu n'a ni dharmin
ni pratiyogin, mais on ne peut en dire autant de l'obscurit qui occupe le champ
de la conscience durant l'tat de s~upti. Celle-ci est l'absence momentane de
reprsentations ou d'motions mises en branle par les activits physiques
et psychiqu~s : les vrtti, les modifications mentales, constituent le p1atiyogz
des tnbres uniformes que nous voyons pendant le sommeil sans rves. Quel
est donc ici le dharmin, demandera-t-on ? La rponse en psychologie indienne
est aise: les reprsentations ou les sentiments sont des modifications de l'toffe
psychique, de la matire subtile dont est fait le manas. C'est le manas qui est
le support des. vrtti, des impressions inscrites en lui par le fonctionnement de
de nos organes externes, c'est donc lui aussi qui est le support, dharmin, de l'ab-
sence des mmes vrtti. 1 Mais n'est-il pas paradoxal que l'toffe de la vie psychi-
que, connue ici comme l'tat pur, se manifeste justement par son opacit? Le
manas, rpondra-t-on, est une ralit complexe : matire l'tat subtil, il porte
en lui toutes les qualits de la matire, les trois gutza, dont la combinaison cons-
titue sa trame. 2 Le gutza sattva le fait lumineux sous le regard du siik#n, le gutza
tat~amf"Ie manas est fait des trois gutza, de faon permanente, jusqu'au salut".
Les Degrs de la Conscience IOJ
1
M. U.Bh., Il+ (p. 5b-6a) niitmrinai!Z na parii!Jtscaiva na satya111 cripi 1Uinr-
tam/priijiiab sa1rzvedayet kiiicij jvakiilatamo viniifsuptyavasthiil.n sukhatJt ciipi
vina niinyat pradarsayet/sarva'l?l tu darsayenmuktau turiya?z paramesvma iti/"il est
dit : sous le nom de priijiia le Suprme Seigneur ne veut rien dvoiler, ni lui-
mme, ni les autres, ni le vrai ni le faux, sinon le sujet, le temps, et le tamas ;
il ne veut rien montrer d'autre que l'tat de sommeil et son bonheur mais, sous
le nom de turya, il lui fera voir tout dans le salut".
2 C'est de cette manire queMadhva interprte le 2e piida du 3e adhyiiya des
quatrime avasthii~ celle qui nous rendra notre vraie nature de connaissance et
de flicit essentielles.
Il est possible que l'on passe sans transition de l'tat de "sommeil profond"
l'tat de veille, comme l'on passe galement sans transition de l'vanouissement
la reprise de connaissance, mais c'est entre ces deux avasthii que doit se situer
le degr intermdiaire du "sommeil avec rve", svapna. Il manifeste en effet un
tat distinct, priv comme le sommeil profond de l'activit des organes des sens,
et cependant dou d'une activit psychique propre. Cet tat intermdiaire
n'est pas une simple transition entre l'inconscience et la conscience: il existe
pour lui-mme, constituant pendant un temps dtermin une exprience autre
que celle de la veille. Nous somme3 spectateurs d'un spectacle qui s'impose
nous, comme prsent et diffrent de nous :1 nous croyons sa ralit,
nous subissons rellement les motions qu'il nous fait prouver. Au rveil nous
dcouvrons que ce monde constituait un niveau se suffisant lui seul et ne com-
muniquant par aucune relation de causalit avec celui de la veille2 : on ne fabri-
que pas un bracelet avec l'or possd en rve.
Le rve est fait de vasana, dit Madhva, et pour cette raison son contenu n'est
pas en gnral aussi clair que celui de l'tat de conscience veille. 3 Les viisanii
appartiennent en effet au plan que nous appellerions subconscient du psychisme,
ce sont des rsidus dposs en lui par les expriences subies, traces qui demeurent
en nous comme demeure l'odeur d'un parfum dans le rcipient qui l'a contenu.
En d'autres passages, Madhva dit le rve fait de sarrzskiita : Jayatirtha donne pour
quivalents les termes de viisanii, bhiivanii et sarrzskra. 4 Les deux derniers
mots ont une nuance plus dynamique : bhvan, provenant de la racine BH
devenir, sous sa forme causative, est de prfrence appliqu des tats psychi-
ques en voie de manifestation, affleurant la conscience en mode d'imagination
ou de forces affectives ; le terme de sa7f1Skra a une signification active, tant
"et comme il a pour source les seules viisan, il n'a pas la clart d~ la veille".
4 N.S., III. 2. 5 (p. Ib) viisan itt'/bhvanparanmaklJ, sa'J!lskr]J/ "il
dit cvasanii' : c'est--dire les sa1ftSkra qui sont aussi nomms bhvan",
Les Degrs de la Co11science 109
driv de la racineK~~ faire, renforce du prfixe sam, qui indique une composi-
tion des lments de cette action. Les satzskara sont les trace~ dynamiques de
nos expriences) associes en faisceatL'\: de tendances, aptes tre rveilles par
des situations similaires et faire ressurgir les images ou les sentiments auxquels
elles ont t lies. Viisana ou saJtzskara, les ralits latentes de notre vie psychique
sont dites atndriya, hors des prises de nos moyens de connaissance : le smtzskara,
dit Jayatirtha, s'puise en la vrtti, en l'image qu'il appelle, et c'est elle seule que
nous saisissons. Ces images, peine formes en voquent d'autres qui les dissi-
pent. Pour qu'elles deviennent nettes, distinctes les unes des autres, il faut un
acte d'attention de l'organe interne, les maintenant dans le champ lumineux, et
un degr plus prcis encore, les reconnaissant comme souvenirs, localiss dans
mon histoire passe. Dans le rve, cependant, tout nous est donn comme pr-
sent : les images ne sont pas connues comme images, mais reues comme un
spectacle, encore moins sont-elles reconnues comme souvenirs. Nous assistons
une transformation continue, du type pari1)ama, transformation volutive par
modifications successives de la substance subtile qui compose le manas, flux
d'images dont les contours restent le plus souvent flous, quoiqu'il puisse arriver,
fait remarquer Madhva, que certaines d'entre elles apparaissent en toute clart. 1
Le rve se situe donc au passage mme du subconscient au conscient, oscille
cette limite. Comment se fait-il que les . saiJtSkara, invisibles, produisent des
effets visibles, se demande Jayatrtha ? La comparaison qu'il donne, en rponse,
suggre l'ide d'un seuil psychique : il en est ici, dit-il, comme pour les atomes
du systme vaise~ika, qui invisibles l'tat isol sont dits produire par leur
combinaison les objets de notre perception. 2
1
A.V., III. 2. 104 ss. [1] (p. 42a) ciclaci1zmisram evaitamnano yiivacca
satrtsrti/:ll teniivasthii imas sarvii jval;. pasyati smvadii/ manovillara vi~ayii{z
sviipnii yad bahyavanna te/ sthla bhavantyatas te~ii1!l spa#ata na tathii kvacit/
kvacit spa#a api syu~ te vasana manasi ca sa/ "le manas, qui est mlange de spiri-
tuel et de non-spirituel, persiste tant que dure la transmigration; par lui le jva
voit constamment toutes ces avastha. Les objets des rves sont des modifica-
tions du manas : comme ils ne sont pas faits de matire grossire comme les
objets extrieurs, ils n'ont pas non plus la mme clart. Ils peuvent pourtant
parfois tre clairs, mais c'est au manas qu'appartient la vasanii" (pour la for-
mule 'mlange de spirituel et de non-spirituel', voir le chapitre suivant).
2
V.A., par. 282 atndriyakiiryasyapi trya1zuvad upalambhal;. sambhavati/
"Il est possible de concevoir un effet mme de ce qui est au del de notre puis-
sance de perception, comme le compos de trois atomes". Le commentaire de
Raghavendra-trtha ajoute (p. 225) : nanu rpadihniiyii viisanaya katha1!l r-
padimadgajiiditvena pari1)iima iti viicyamf vediintinatrt nirpad api vayo rpavato
.i:IO La Doctrine de Madhva
Puisque les rves ont pour "cause matrielle" les sa~nskara, tout ce que
nous voyons en rve a sa source dans les rsidus de nos expriences passes.
Si l'on objecte que certains de nos rves nous font vivre des vnements dont
nous n'avons pu avoir aucune exprience, telle rve dans lequel nous croyons
avoir la tte coupe, la rponse est aisment fournie par la succession indfinie
des existences antrieurement traverses. 1 L'on objectera encore l'absurdit
du rve qui peut nous prsenter des objets qu'aucune exprience, en aucune
vie, n'a pu nous faire connatre : qui pourrait affirmer, par exemple que nous
ne rverons jamais d'un livre pourvu de cornes ? Jayatrtha le reconnat : il
est vrai que le rve peut nous faire voir des choses totalement inexistantes, tel
ce livre pourvu de cornes que les logiciens prennent pour exemple du non-
tre absolu, atyanta-abhava, qui n'existe en aucun des trois temps. Mais cette
image n'est que la combinaison de deux images qui ont t effectivement
perues, et cette combinaison elle-mme a une base dans notre exprience :
l'exemple est couramment donn, le langage a frquemment rapproch les deux
termes, crant, au moins dans l'esprit des philosophes, un sa1'{lskara qui peut fort
bien reproduire dans leurs rves la mme association.2
Autant Jayatirtha insiste sur le fait que les rves ont leur cause dans une
'gner utpattel:z sammatatvat/ "ma~s comment peut-on dire que la vasana qui est
prive de forme et9., se transforme en mode d'lphant etc.,. pourvu de forme?
Parce que tous les vedantin s'accordent admettre que le vent, quoique sans
forme, produit le feu qui en a une". (Le mot riipa signifie la fois forme et
couleur)
1 N.S., III. 2. 8 (p. 4a-b) svapne'pi svasimschedadayo'pi pratiyantef na ca
exprience relle, autant prend-il soin de montrer que le rve n'est pas un acte
de mmoire. Bien que la matire du rve soit constitue par des impressions
passes, celles-ci ne revivent pas dans la conscience avec le caractre propre au
souvenir, reconnu comme tel, portant la marque du pass et localis en un
moment dtermin de notre histoire. Les images du rve peuvent d'ailleurs
surgir de vies antrieures dont nous n'avons aucun souvenir conscient. Dira-t-
on que le rve est une erreur de la mmoire ? Il serait un souvenir ~nul localis,
ou non localis, mais il serait vocation du pass. Pour dire ceci, rpond Jaya-
trtha, il faudrait montrer qu'on lui reconnat, au moins en certain cas, la nature
de souvenir, car il n'y a erreur de mmoire que s'il y a parfois mmoire. Or le
rve ne possde jamais le caractre de souvenir, il ne porte jamais la marque du
pass, et les vnements qui le composent apparaissent invariablement comme
prsents. Mais, dira-t-on encore, ces vnements ne sont-ils pas fruits de
saiJzsktira, dont les racines plongent dans le pass? Les sa1Jzskara sont bien tels,
sera-t..;il rpondu, mais ils ne sont pas de la catgorie du souvenir. Il est impos-
sible de saisir sur eux le signe du pass pour la bonne raison qu'ils sont
subconscients : au moment o ils affleurent la conscience c'est sous la forme
d'une reprsentation qui porte toutes les marques du prsent, et ils "s'puisent"
en elle, sans tre apprhends en eux-mmes. 1
L'activit de la mmoire tant exclue du rve, dira-t-on que celui-ci
s'apparente un acte d'imagination ? Les images voques volontairement
ont en effet pour base les mmes impressions passes que celles du rve, elles
suivent les pentes des mmes sar[lSktira qui orientent nos rves. Elles ne portent
pas cependant la marque qui les classerait comme souvenirs vcus et localiss
en tel moment du pass. Toutes ces affinits entre rverie et rve ne sont pas
niables. Il y a pourtant entre eux une diffrence capitale, fait remarquer Jaya-
trtha : dans le cas de l'imagination les images sont enchanes par une activit
volontaire, et nous avons conscience de l'effort que nous faisons pour les susciter
et les ordonner. 1 Cet effort peut tre un effort de concentration mentale, re-
cherch et dvelopp par l'exercice, comme dans le cas de la mditation, lorsque
nous prenons pour support de la pense telle image de telle divinit, nous la
rendant prsente et maintenant cette prsence au centre de notre conscience.
Mais rien de tout cela ne se produit dans le rve. Nous savons que nous n'y
faisons aucun effort mental et au contraire le rve nous est toujours donn com-
me un spectacle que nous ne faisons pas, auquel nous ne pouvons rien, mais que
nous subissons avec toutes les motions agrables ou pnibles qu'il comporte.
Si cependant le rve ne relve d'aucune activit mental volontaire, d'o
lui vient son dynamisme propre ? Une rponse qui se prsenterait tout natu-
rellement, attribuerait ce dynamisme l'action mme des sa'f{lSkiira. Ils sont
apparus comme des potentialits tendant s'actualiser. La pense indienne les
doue d'une spontanit latente, qui mrit invisiblement jusqu'au moment o
son fruit se manifeste la clart consciente. Madhva insiste, contre les doctrines
instantanistes sur la continuit des sa't}ukiira, qui se transmettent de l'un
l'autre les rsidus de nos expriences, les traces affectives dposes en nous par
cet hritage psychique. 2 C'est sur la continuit des sa111skiira que s'appuie la
N.S., III. 2.8 (p. 3b) tasmiid matlorathe dltyiine vii sal?lskiirayonitz arthan
1
notion de karmau, causalit morale et loi de rtribution des actes : toutes nos
actions, bonnes ou mauvaises, laissent ncessairement une trace en nous sous
forme de tendances dont le mrissement orientera notre destine future, en cette
vie ou en une autre. Une telle loi, qui est universelle, rend compte des plus petits
vnements de notre existence et il est de croyance courante qu'elle oriente aussi
nos rves. Ces derniers ont le rle bienfaisant d'puiser une partie du karman
que nous ne cessons d'accumuler, en oprant par les sentimen~ agrables ou
dsagrables qu'ils produisent, la rcompense ou le chtiment purificateurs.
Madhva, certes, ne rejette pas la notion de lwnnan, mais il tend rduire
toute causalit secondaire au profit de la seule causalit divine. C'est pourquoi
galement il refuse aux satJ1skiira un dynamisme autonome : pour que ceux-ci
passent de l'tat potentiel l'tat actuel il faut qu'ils soient excits, udbuddha,
ce qui se produit soit par une cause extrieure, soit par une activit mentale.
La cause extrieure ne pourrait provenir que du fonctionnement des organes,
et ceux-ci sont au repos pendant le sommeil. L'activit psychique a t
galement limine : les rves ne sont l'effet ni d'un acte de mmoire ni
d'un effort d'imagination. Il ne reste qu'une cause possible la cration du
monde des rves, c'est la cause qui prside la cration du monde de la veille,
la causalit divine1 dont nous nous trouvons dpendre pendant tout le temps
du rve de la faon la plus totale. 2 Seul un Dieu OIT).lliscient peut crer en nous,
partir de nous-mme) un monde d'expriences capables d'exprimer et d'pui-
ser les puissances subconscientes qui sont hors des prises de notre connaissance
claire. 3 Certes Dieu tient compte de la loi du karman en produisant nos rves,
comme il en tient compte en produisant le monde de la veille, mais c'est lui seul
1 A.V., III. 2. 8 [I] (p. 38b) satJzskiirair bhagavin eva sntva tzinavidhaJtt
jagatf svapnakile darayati ... / "Le Seigneur lui-mme ayant cr avec les smtzs-
kira ce monde vari, le montre au moment du sommeil. .. "
A.V., III. 2. 107 [2] (p. 42a) sr#vaiva vasanabh1:sca prapaficat[l sviipnam
varal:zf viisaniimitratiirJZ tasya ntvintardhipayatyajalJI "Le Seigneur ayant
lui-mme cr avec des visani cet univers du rve, rgit sa nature d'tre fait
des seules visana, tout en nous la cachant, lui le Non-n".
2 L'exprience du rve nous fait concevoir la fois la puissance du Seigneur
qui donne au karman son efficacit, comme c'est lui seul qui donne aux sa1[ZSkrira
leur dynamisme. Ceux-ci fournissent l'action divine la cause matrielle_,
upddrina-kara1Ja, dont elle use pour dployer le spectacle qu'elle rtracte
ensuite en sa source au moment du rveil. Il est remarquable que Madhva
dnie aux sarrzskrira toute spontanit indpendante : les forces subconscientes
n'ont pas pour lui de pouvoir propre et elles n'introduisent aucune irrationalit
dans notre exprience. 1 Ce qui semblerait se faire en nous, sans nous, provient
en ralit de la volont absolument claire et infiniment sage de Dieu lui-mme.
C'est pourquoi l'exprience du rve, pas plus que celle du sommeil profond
ne peut tre utilise pour jeter le doute sur la valeur de notre connaissance empi-
rique. L'argument du rve est un de ceux dont usent avec prdilection les advai-
tin, pour suggrer le caractre relatif de notre exprience veille: de mme
que, au moment du rveil, nous nions le monde du rve, le connaissant pour une
pure illusion, de mme au moment deJ'exprience ultime, nierons-nous la tota-
lit de ce que nous appelons le monde rel, reconnaissant l'illusion cosmique, la
maya, magie responsable d'une phantasmagorie universelle. Madhva applique
au cas du rve sa critique de la notion d'annulation : ce qui a t expriment
ne peut jamais tre ni au sens absolu. Le fait que nous avons eu tel rve, les
images que nous avons vues, les sentiments que nous avons prouvs, sont autant
de faits qui ont occup un certain temps de l'histoire personnelle de chacune de
nos consciences. Le rveil n'annule pas l'exprience.du rve, car c'est le mme
sujet qui se retrouve lui-mme et sait qu'il a eu tel rve. Bien plus, que nous
soyons veills ou endormis, la relation sujet-objet reste vraie, et la vrit de
cette relation n'est aucun moment mise en doute. Le vrai reste identique
lui-mme en toutes les avasth que nous traversons, tant jug par le tmoin
immuable qui connat avec certitude chacune des expriences qu'il prouve.
L'tat de sommeil avec rves est aussi rel que l'tat de veille, dclare hardi-
quant la connaissance que nous avons d'eux; c'est pourquoi il est dit 'qu'Il
montre (le monde du rve au jva). Et l'instrwnent de cette vision c'est le
manas, comme ille dira; et la 'vision' est entendue comme une exprience:
par l se trouve carte la position selon laquelle le rve serait un acte de
mmoire".
1 A. V., 1. 4 89 ss. (6] (p. 16a) ... na ca svapno'pi no mn/ vsanjanitatvena
ment Madhva, et l'un et l'autre som aussi rels que le sujet pensam. 1 Le rve
n'est pas une illusion, au sens advaitin du mot, bien qu'il comporte une part
d'erreur. Cette erreur du rve ne consiste pas en son contenu mais dans le seul
fait que nous nous croyons veill. 1\'lais qu'une exprience comporte une part
d'erreur ne prouve pas qu'elle soit totalement illusoire : n'arrive-t-il pas que
certains philosophes se trompent sur la nature du sujet pensant lui-mme, leur
erreur ne l'en rend pas pour autant illusoire. Toute erreur suppose 1mc ralit
sur laquelle elle porte et lorsque les bouddhistes tentent de prouver que le sujet
pensant n'existe pas, tant fait d'instants discontinus,2 leur effort mme pour le
nier repose sur la continuit de leur exprience, sur la stabilit de ce dont ils
essaient de montrer l'inexistence. 3 Se tromper au sujet de l'tman ne fait que
mettre en vidence la ralit de l'tman, se tromper au sujet de l'une des avasth,
confondre l'tat de sommeil avec l'tat de veille, ne met pas en cause la ralit
de ces avasth.
Lorsque nous nous rveillons, nous ne mettons pas en doute le fait que nous
ayons rv, nous ne mettons pas en doute le contenu de notre rve, nous ne
nalJ kjatzikatym upapadyatej "Ce qui fait la connaissance du sens d'une phrase
c'est la conscience synthtique (anusandhna) de plusieurs onnaissances :
elle ne serait pas possible si le sujet tait instanta~",
II6 La Doctrine de Madhva
mettons pas non plus en doute notre continuit personnelle. 1 C'est dans le
cadre de ces jugements de ralit qu'il faut expliquer l'erreur du rve. Nous
pensions tre veills. Nous voyions des objets prsents, qui nous taient effec-
tivement prsents, mais nous les voyions dans l'espace extrieur nous, alors
qu'ils taient en nous. Nous prenions pour des choses faites de matire gros-
sire de ce qui tait images faites de matire subtile, nous prenions pour leur
lieu d'existence l'espace dvelopp de la perception sensible, alors que ces
images existaient dans un espace subtil. C'est donc dans le seul jugement d'ex-
triorit que consiste l'erreur du rve,2 et il faut remarquer que cette erreur de
jugement n'est pas elle-mme totale. Les image du rve ne sont pas sans exten-
sion, puisqu'elles ont forme et couleur, mais elles sont faites de matire extrme-
ment subtile ce qui permet de comprendre qu'elles tiennent dans l'espace int-
rieur du cur,3 lieu o se retire le manas pendant le temps du sommeil, et point
de jonction de l'me et du corps. Nous les voyons hors de nous parce qu'elles
sont effectivement diffrentes de nous, objets du sak~n et non pas intrieures
lui, non plus que cres par lui. Nous leur associons naturellement l'impression
d'extriorit qui appartenait aux objets dont elles proviennent. Sans doute faut-
il attribuer aux sarpskara une telle projection. Cependant un passage de Madhva
semble donner une indication plus profonde. Dans le Vt'nzu-tattva-vinirruzya,
aprs avoir dit que toute illusion suppose deux lments rels et une ressem-
blance ~elle entre eux, Madhva ajoute qu'il en est de mme aussi dans le rve,
dans lequel un monde rel, fait de viisana existant dans le manas, est vu comme
extrieur, et il continue en disant "entre le corps et I'atman aussi existe une
1
V. T.V., par. 345-6 svapne'pi viisaniirpa?l satyam evajaganmanasi sthitatf~
bahi#hatvena drsyatef dehiitmanor api elladesasthatviidisiidrsyam astyeva/ "dans
le rve un monde qui est rel, existant dans le manas en forme de vasanii est vu
comme extrieur. Entre le corps et l'esprit aussi il y a une ressemblance, du
fait de se trouver dans un mme lieu etc.,". Il nous semble que ces deux phrases
sont en continuit, bien que Jayatirtha les divise, comprenant qu'il s'agit de
deux exemples diffrents d'erreurs : la deuxime tant celle par laquelle nous
nous identifions faussement avec notre corps. Mais Madhva rejette formelle-
ment la possibilit d'une telle erreur, quelques lignes plus loin, par. 349: na
ciitmanyaniitmabhrama~ kviipi dr~taM "et l'on ne voit jamais l'erreur qui
imposerait le non-spirituel sur le spirituel'' et ceci est un des arguments qu'il
oppose aux advaitin, qui pensent que la confusion du sujet spirituel avec ses
instruments de connaissance, organe interne et corps physique, est la source
de toute illusion. La mme ide est affirme dans l'A.V. (cf. ch. suivant). Par
ailleurs le passage en question fait suite un autre exemple d'illusion, celui de
l'hwtre-argent, propos de laquelle il est affirm qu'il y a toujours un lment
de "ressemblance" : il semble normal qu'ici cette extriorit errone soit
explique de faon analogue.
2 Cf. plus haut, note I, p. 109
B La Doctrine de Madhva
L'tat de veille met la conscience en contact avec les donnes des sens, et ce
seul fait dissocie les impressions qui se trouvaient confondues dans les autres tats
de conscience. Ds l'instant du rveil nous faisons la diffrence entre le prsent
et le pass, que le rve ne discernait pas. Nous distinguons d'autre part le monde
intrieur du monde extrieur. La notion de temps prsent et celle d'tendue
objective nous situent dans un univers diffrent de nous, avec lequel nous com-
muniquons par l'intermdiaire des organes de notre corps.
Deux plans apparaissent ainsi en notre tre, plan psychique et plan phy-
sique, tous deux objets de notre connaissance, tous deux diffrents du sujet-
tmoin. Au premier sont rfres la dure de notre vie mentale, la permanence
de ses impressions, la capacit de les faire revivre, au second l'apprhension du
donn actuel, sous les formes diverses qu'en prsentent nos organes de connais-
sance, jfina-ulriya. Ces deux plans peuvent tre saisis sparment par le
sak#n : notre pense n'est pas immerge dans les impressions sensibles, le
sujet peut rflchir les donnes reues du monde extrieur, les connatre comme
images mentales aptes voquer d'autres images, ou comme sentiments faisant
surgir des dsirs, nous incitant l'action. Nous ragissons alors par l'interm-
diaire de notre corps et de ses puissances d'action, karma-indriya. Mais, en ce
passage inverse du plan psychique au plan physique, nous pouvons galement
saisir les deux niveaux comme distincts : nous ne sommes pas ncessairement
pousss des ractions automatiques, nous pouvons rflchir notre action,
l'ordonner des fins prvues organiser les moyens par lesquels les atteindre.
L'action qui porte sur un "objet raliser" kryal, est, dit Madhva, en
dpendance de la connaissance, elle requiert la conception d'un but, connu
directement ou indirectement. 2l Jayatrtha rapporte cette dtermination au
pouvoir par lequel le sujet se saisit lui-mme: si nous n'avions pas directement
conscience de nous-mme, nous serions incapable d'action rflchie, fait-il
remarquer.3 La dcision intrieure prcde normalement la mise en branle,
vivall~ita
iti na tatrtipi do~a?J,fntipi drlftinttiltibha~tfyogisarrtiQti1p_ vyatirekidr#tin-
tatiisambhavtitf"La raison (de la diffrence existant entre les divers sujets) tire
du fait qu'ils possdent (chacun) un corps (diffrent) puisque celui-ci est support
d'impressions dont nous n'avons pas mutuellement conscience, peut tre donne
sans qu'il y ait ici de faute. Et il n'y a pas non plus omission d'un exemple : parce
qu'il est possible de prendre le cas de la pluralit de corps assums par les yogin
comme un exemple par opposition". C'est le caractre propre des yogin que de
n'tre pas limits aux expriences d'un seul corps, mais ceci n'est justement pas
la condition normale.
L'Ame el le Crps 121
"Bien que les jva soient atomiques il est possible que leur rayonnement pntre
tout (le corps)!' Le passage provient du B.T. par. 8
3 B.S.Bh., II. 3.26 yathalokasya prakasagutzena vyaptir j'yotirpetzavyptir
mama deha iti vyakta1p. maniartha itivat sada/"dans notre exprience d'tres in-
122 La Doctrine de Madhva
personne ne dit "je suis un corps" mais "j'ai un corps" .1 Cet argument est
employ contre les matrialistes, mais il est galement valable contre les advaitin.
Ceux-ci pensent en effet que nous nous identifions faussement avec notre corps,
et que de cette premire illusion proviennent toutes les autres, par lesquelles
nous croyons exister en tant qu'tres individuels, dans un monde diffrent de
nous. Mais o trouver l'vidence d'une illusion aussi invincible qu'universelle,
alors que les plus ignorants savent qu'ils possdent un corps et ne pensent
nullement s'identifier avec celui-ci ?2 Par ailleurs, si nous ne sommes pas
rellement diffrents les uns des autres, d'o vient que nous n'prouvions
jamais les expriences d'autrui et que nous ne puissions jamais connatre les
autres que par analogie avec nous-mme? 3 Les advaitin rpondent que notre
apparatus psychique et physique constitue un upadhi, une condition adventice,
"surajoute" notre nature spirituelle, unique et commune, la faisant fausse-
ment s'apparatre elle-mme comme morcele en une pluralit de centres cons-
cients. En ce cas, demandent les madhva, comment expliquer que l'enfant n'ait
carns l'esprit se manifeste comme autre que le corps : il est vident que nous
disons toujours 'mon corps' comme nous disons 'mon bien"'. Jayatirtha insiste
sur le mot sad, toujours : cette exprience n'est jamais :annule, bdhita, et il
commente le mot vyaktam comme "parce que c'est une exprience immdiate",
aparo~ataynubhavat.
1A.V., III. 2. 65 (1] (p. 40b) dehtmatvatr~-yadi na tat prptatr~- pratyakja-
ta!; kvacitjmama dena iti lryeva na deho 'ham t'tt' pram/"que le corps apparaisse
comme ayant la nature de l'esprit, ceci n'est jamais saisi par perception : ma con-
naissance est que j'ai un corps et non que je suis un corps".
2 S'il arrive que l'on s'exprime autrement c'est par imprcision de langage
et non parce qu'on aurait une exprience d'identification. A. V., III. 2. 67-72 pass.
[1] (p.4ob) katltmtz ca bhedo deluider tmano na pratyatef ... fvyptatvd tmano
delle vyavaltiirevapiijaviitfbhedaj7itze 'pi cngravahnivat svviviktavatjbhavanti
vyavalzriis ca 1za hi pratyakagn api/aJthiin yathnubhavata~ pratipiidayituttz
k~amiilz/lokiifz . /"et comment la diffrence entre l'esprit et le orps ne serait-
elle pas connue? ... Parce que l'esprit pntre tout le corps, par absence de
prcision dans le langage courant, tout en connaissant leur diffrence, l'on parle
comme si le sujet n'en tait pas distinct, comme il en est pour le feu et le charbon,
car il est possible que les gens ne parlent pas conformment leur exprience de
ralits qu'ils connaissent pourtant par exprience".
3 U.Kh., p. Ib cei(iilingetza stmatve paradelzasya sdhz'tefanyatvatr~- svat..
ma1zas tasmt sarvair eviinubhyate/"puisque grce aux signes donns par le com-
portement l'on connat que le corps d'autrui est pourvu d'un esprit, l'altrit
pour chacun de son propre iitman est un fait d'exprience universelle".
L'Ame er le Corps 1.23
pas souvenir des expriences de sa mre, puisque son upadlzi s'est trouv en
continuit avec le sien? Comment expliquer par ailleurs l'existence des yogiu
qui peuvent assumer simultanment plusieurs corps et prouver en un seul
centre de conscience leurs expriences diverses : leur conscience ne devrait-
elle pas se diviser en autant de centres diffrents, qui ne devraient pas commu-
niquer entre eu.'l: ? Plus profondment si l'illusion fondamentale consistait en
une identification errone de l' iitman et du corps, notre exprience ne pourrait
jamais les dissocier, l' tman ne pourrait jamais en ce monde se connatre comme
transcendant au corps, et nous n'aurions aucun moyen de savoir si la surimposi-
tion illusoire porte sur le corps ou sur l'me. Les advaitin disent qu'un corps
illusoire est surajout un tman rel, mais le contraire serait tout aussi
possible, l' tman illusoire pourrait tre surimpos un corps rel ce qui revien-
drait la position des matrialistes, selon lesquels l'esprit n'est qu'une sorte
d'piphnomne de l'organisme. 1
La mme exprience qui m'apprend que je suis diffrent de mon corps,
m'apprend aussi que ce corps est diffrent de l'univers dans lequel il se trouve.
A travers les divers organes, me sont transmises des donnes objectives que je si-
tue spontanment hors de moi dans l'espace. Je ne suis jamais tent de confon-
dre un sentiment avec une sensation, et je ne dis pas "je suis bleu" lorsque je vois
de la couleur bleue. z La sensation porte en elle l'exprience d'un contact, sanni-
kar~a, et ce contact indique la prsence d'une ralit diffrente de l'organe qui la
touche. Toutes les coles s'accordent pour appeler les organes du toucher,du got
que ce rayonnement des yeux etc., est diffrent des rayonnements que l'on
connat en ce monde".
3 Ces indications ne se trouvent pas de faon directe et systmatique chez
sambandho niistif"entre le sujet et ceux-ci (ses objets) il n'y a pas d'autre relation
que
. la relation sujet de connaissance,. objet de connaissance,
!26 La Doctrine de Madhva
saisir comme prsentes son regard. 1 Il faut donc parler de deux sortes d'or-
ganes : l'un est purement spirituel, c'est le siik#n, et l'autre, matriel, est de six
sortes, comprenant les cinq organes de connaissance et l'organe interne, le
manas. 2
Commentant cette affirmation, Jayatirtha dclare que la position de Madhva
carte aussi bien celle des vaisesika, qui disent les organes forms des lments,
bhta, du monde matriel, que celle des siil.ikhya qui rapportent le pouvoir
des indriya l' ahankiira. 3 Cependant nous venons de voir les miidhva expliquer
eux aussi le pouvoir des organes par leur drivation partir de l' ahanka:ra-tattva.
Mais les madhva refusent de dfinir les indriya comme iihmikiirika pour deux rai-
sons. La premire est que l'indriya par excellence, qui n'est pas d'ordre matriel,
chapperait la dfinition. La seconde est que les organes matriels sont indis-
solublement iihankiirika et bhautika, ils participent des deux niveaux de la ma-
tire qui en ce monde, une: fois acheve l'uvre de cration, n'existent plus
l'tat pur. L'organe interne, ahankiim, ou manas, driv de l'ahankiira-tattva
est le produit d'une sorte de condensation, par laquelle les tattva se sont "accrus"
de parties des bhta, lments primordiaux de l'univers physique. Le manas
quoique subtil, reprsente un stade d'volution qui prforme le stade grossier,
et les indriya subtils qu'il possde sont dj mls de bhta : "c'est parce qu'il
possde des z'ndriya subtils qu'il peut possder des indriya grossiers", dit Jaya-
tirtha. Tout ce qui est matriel est donc la fois alzai1krika et bhautika 1 en
proportions diverses selon le jeu des trois gutza. Ceux-ci, aprs avoir donn
l'impulsion premire qui a spar les tattva, continuent prsider ensemble aux
diverses ralits produites. Ils sont tous trois prsents partout, rendant homog-
nes entre elles les combinaisons concrtes de la matire. Un passage de Madhva,
dans le Bhagavata-tiitpmya, met en vidence cette homognit des lments qui
nous constituent : sans faire rfrence aux plans subtil et grossier, ni la dri-
vation diffrente du manas et des indri'ya, il attribue l'action dugutza sattva l'ac-
tivit du manas et des inddya de connaissance, celle dugu!ta rajas l'activit des
indriya d'action, tandis que le gulza tamas rgit le domaine du corps physique.
et de ses impressions. 2
Les organes subtils transmettent aux organes physiques l'nergie lumineuse,
tejas, qu'ils tiennent de leur origine, les animan(d'une puissance perceptive qu'ils
possdent en germe mais ne pourraient exercer sans eux. Le manas est incapable
par lui-mme d'atteindre les objets du monde extrieur, tout en constituant
l'intermdiaire, indispensable au sujet-tmoin, pour entrer en rapport avec l'uni-
vers concret. 3;Jayatirtha indique encore que la position de Madhvacarte,avec les
conceptions vaisesika et sfuikhya, celle des jaina, qui distinguent les indriya en
deux catgories, bluiva-indriya et dravya-indriya.4- II n'en indique pas la raison,
pr~amf rajal} karmendriyair nitya1'}l sarireva tamas tathii/ iintara1'}l yat tu km-
trtvaYfi tat sattvenabhimanyate/1ajasti tvabhimanyeta kara~,Zai/p karmakaravaibf
siiriral'(t vedanadya1'}l tu tamasii hyabhimanyatef "Le guva sattva lie l'me par le
moyen des organes de connaissance et par le manas; le rajas par les organes
d'action> de faon permanente, ainsi que le tamas par le corps. L'activit qui
est interne est rgie par le sattva> celle qui est due des instruments, causes
d'action, doit l'tre par le rajas, mais celle qui appartient au corps,
impressions etc., est rgie par le tamas".
3
P.P., I. 25 (Cf. note 2.:~ p. 129)
4
Cf. plus haut, note 3, p. 126,
128 La Doctrine de Madhva
mais il semble que l'on puisse la comprendre dans cette perspective. Les jaina
considrent que les bhava-indriya appartiennent au jiva lui-mme, et que les
organes physiques, dravya-indriya, ne sont que de simples canaux, fentres di-
rectement ouvertes au pouvoir perceptif du sujet. Il apparat impossible aux
madhva que l'esprit entre en contact avec la matire physique sans l'activit de
la matire subtile.
Les organes subtils sont coordonns entre eux, appartenant ensemble un
mme organisme psychique, le linga-sarira, corps subtil qui est conu comme le
"germe" du corps physique. En lui se rsorbent la mort les diverses nergies .
vitales, et par lui se fait la transmission de notre hritage psychique d'une exis-
tence la suivante. Le linga-sarira est une ralit complexe,1 compose de par-
ties, kalii: il porte en lui les indriya de connaissance et d'action sous leur forme
subtile, les jYt'ii1Ja, ou souffles vitaux, sous forme subtile galement, il est enfin le
sige du manas. C'est dans le manas que s'accumulent les sa1{lskiira, rsidus de
nos expriences, tendances qui cherchent leur accomplissement et faonnent
chacune de nos nouvelles destines. Le manas apparat donc comme le centre du
corps subtil : au moment de la grande dissolution cosmique> plus rien ne de-
meure de ce dernier que les sa1[lskiira sous forme subtile, 2 et partir d'ux, au
moment de la nouvelle cration, se refait notre individualit psychique, porteuse
des consquences de nos actions passes. La libration consiste dans le rejet du
linga-sarra, ds que le centre de ce corps cesse de l'animer, quand les sa1[lskiira
anciens sonr puiss, et quand notre dtachement et la grce diYine nous ont
rendus inaptes acqurir de nomeaux saq1skara. C'est pourquoi il est dit ga-
Iement que la libration est la sparation du jlva et du manas matriel,l support
des sar{lskara.
C'est donc le manas, sorte de cur du liga-sarra, qui fait de celui-ci un
tout organique, et lui conserve son individualit en le liant de faon permanente
un seul ji-va. Bien que le corps subtil soit compos de parties, il peut donc se
comporter comme un instrument unique pour le sujet pensant. Aussi le manas
est-il appel galement antabkara~za, organe interne. Il est le moyen par lequel
le sakJin met en ~ranle et dirige les nergies de connaissance et d'action : en lui
se runissent et se coordonnent les donnes diverses des sens, de lui partent les
impulsions qui orientent notre attention ou notre effort. Constamment remodel
par les empreintes qu'il reoit du monde extrieur, le manas se porte avec tout
son acquit vers les situations nouvelles, et dirige les nergies qu'elles mettent en
uvre. L'organe interne est le "rgent" des zdriya. Mais comme tout organe
il a aussi une fonction propre qu'il peut exercer indpendamment des organes
qu'il rgit. Cette fonction est celle de la mmoire :2 par un acte psychique, dont
nous prouvons la tension dans l'effort d'vocation des souvenirs, le manas
appelle la. clart consciente, maintient dans le champ clair, les images passes.
Il faut aller plus loin et dire qu'il existe une relation troite entre les deux
fonctions du manas: c'est parce que nous sommes capables de souvenir, que nous
pouvons interprter le donn prsent, organiser notre perception sensible. En-
tre tous l'acte de "reconnaissance", pratyabhij:fia, met en vidence une telle con-
nexion. Il suppose l'activit des sens, mais ceux-ci ne pourraient par eux-mmes
ne nous donner que du prsent, il suppose galement le souvenir mis en branle
par les salftskiira. Mais il n'est en soi ni perception ni mmoire. En faire un
mlange de l'une et de l'autre n'est que confusion. 3 Notre exprience ne nous
1
T.P., II. 4 4 mano hi sa?{lsiirahetuJ:t! "car c'est le manas qui est cause du
sa7!lsiira". Il s'agit ici du manas matriel, jat}a, fait des trois gutza, car comme
on le verra plus loin le manas "spirituel" demeure dans le salut.
2 P.P., I. 25 manasas tu biihyendriydhi#hiinenaite sarve vi~ayii/;l/ sviitan-
trye~a smara1Jasiidhana1[! manal}f "parce que le manas est le rgent des organes
externes, tous ces objets sont les siens; par son pouvoir propre le manas est la
cause de la mmoire".
3
A.V., III. 2. 87 ss. [1] (p. 41a) miinatvmp pratyabhijiayii api sarviinu-
bhtigam/ attavartamiinatvadharm;t sa ca dr~yate/ na sii ca smrtimiittiirdhii
tadidantvagrahaikata(t/ ato na vartamiinaikaniyama}J, syiid grahe'kjajef"Ia vali-
dit de l'acte de reconnaissance est certes accepte par l'exprience de tous,
9
La Doctrine de Madhva
donne rien de tel, mais elle nous prsente un acte psychologique simple, sur le-
quelle sa.k#n met le sceau de l'vidence, par le jugement qui affirme "c'est ceci".
Le manas est l'instrument qui permet au sujet connaissant d'oprer ses synthses,
d'atteindre les objets, non comme une poussire de donnes instantanes, mais
comme des ralits stables, existant en elle-mmes. Le manas est l'instrument
indispensable du moindre jugement de ralit.
Ainsi la psychologie mdhva tend-elle dans toutes ses analyses hirarchiser
les divers indriya en une intgration aussi troite que possible. Les nergies
du corps physique sont animes par celles du corps subtil, sans que ces dernires
puissent agir indpendamment des premires, et le corps s~btil son tour,
rassembl en son centre, le manas, est en sa totalit l'instrument du sa.~z"n, seul
agent connaissant. La dualit esprit-matire, si fortement pose par Madhva_,
se trouve comme compense par cette intgration, qui vise rserver au sujet
seul le principe de toute connaissance, en lui permettant d'atteindre ses objets.
L'immdiatet de la connaissance n'est pas affecte par son passage travers
le double niveau, subtil et grossier, de la matire: quand les z"ndriya fonction-
nent normalement le sujet est vraiment et directement en contact avec le mond.1
Une ambigut demeure pourtant, invitable. A la charnire mme de
l'esprit et de la matire, le manas quoique dit matriel, semble bien des gards
participer de la nature de l'esprit. Rgent des organes, il est le centr~ de l'atten-
tion slective et de l'orientation des impulsions. Ces activits ne pourraient-elles
s'expliquer comme une sorte de mcanisme psychique, automatiquement mis en
branle par les sa1{tskiir ? Mais les madhva, en toute occasion, dnient aux sa'f[ls-
llit"a un dynamisme propre. C'est un des points qu'a mis en relief leur analyse
du rve : les sa1rzska.ra ne sont que la cause matrielle des rves, l'toffe dont ils
sont tirs, ils ne crent pas le rve. 2 Ils ne sont pas davantage, capables de mettre
en branle par eux-mmes les organes des sens, comme l'analyse de l'illusion l'a
montr : toute illusion des sens suppose un fonctionnement pralable des
organes, un contact rel avec quelque support de l'illusion, elle n'est pas
hallucination pure. 3 Les sa1pskra ne sont pas davantage, par eux-mmes, causes
et celui-ci est connu comme ayant pour attribut l'actualit de ce qui tait pass;
et il n'est pas pour une part seulement mmoire, car on saisit en un seul acte le
terme 'c'est' et le terme 'ceci' (dans le jugement: c'est ceci): ainsi il n'y a pas
de ncessit que la connaissance provenant de la perception ne porte que sur le
prsent".
1 Cf. plus haut ch. 2 : rapport du kevalapram'l,la et des anuprama'f,la.
2 Cf. chapitre prcdent.
3
Cf. ch. 3
L'Ame et Je Corps
de la mmoire: cette fonction est due l'activit propre du manas et les saf!z.~kara
n'y jouent qu'un rle au.~iliaire. Ceci ressort d'une discussion portant sur le
mcanisme mme de la remmoration. Vous avez dit que tous les sens sont
prapyakarz, connaissent leurs objets spcifiques en les touchant, demandent
des opposants, comment donc pouvez-vous appeler le manas un indriya ? Il
devrait pouvoir tre lui aussi en contact avec ses objets spcifiques, les
souvenirs, or ceu.x-ci .tant passs n'existent plus. Le contact est possible,
rpond Jayatrtha, par l'intermdiaire des sai]zskara : ce sont eux qui mettent
l'organe interne "en contact" avec ses impressions passes. 1 Il en rsulte que le
manas, dans l'exercice de sa fonction spcifique, transcende ses propres
satpskara, il se ddouble et se rflchit lui-mme, et se trouve de ce fait ressem-
bler davantage un centre conscient qu' une nergie matrielle.
Mais la doctrine des madhva a trop nettement insist sur le caractre uni-
que et simple du sujet pensant, pour accepter de faire du manas comme une cons-
cience secondaire. Elle a trop vivement rej~t toute doctrine de "surimposition"
pour admettre une sorte de transfert de la lumire spirituelle la matire psy-
chique. Puisque les catgories de la pense et de la matire ne peuvent en aucun
cas participer l'une de l'autre, il ne reste qu'une voie de solution, aussi curieuse
soit-elle: elle consiste ddoubler le manas d'avec lui-mme. Nous possdons,
dit Madhva, deux manas, l'un est matriel, fait des trois gu~za, l'autre est spiri-
tuel, il est de la nature mme de l'atman. 2 Il ajoute que nous possdons, de
1 N.S., III. 2. 6 (p. rb) (Comm. du texte de l'A.V. cit plus haut ch. 4,
n. 2 p. 106: "Le manas est fait des trois gurza jusqu'au salue') iitmasvarpamanaso
muktau sattve'pi jaif_amano'bhipretyriyam avadhir ukta~/ "Bien qu'il existe
dans le salut un mauas qui appartient la forme propre de l'iitman, c'est en
pensant au manas matriel qu'il pose cette limite". Cf. aussi plus haut ch. 4,
n. 1 p. 109 "le manas est ml de cit et d'acit".
11 N.S., III. 2. 104 (p. ro2b) yadi manasa sarviivasthapriiptis tada mo~e'pi
tasya bhiiviid evtivasthiiZt syur ityata ukta1[! yiivat samsrtis tiivad eva jivasyopaka-
riipakiirau karotti/ kii1tsnyenrinabhivyaktasvarpatvrit/ "L'on dira: puisque
le manas saisit toutes les avasthri, ces mmes avasthii doivent aussi exister dans
le salut du fait que le manas sJy trouve. C'est pourquoi il dit 'tant que dure la
transmigration', dans la mesure o le manas constitue alors la fois une aide et
un obstacle aujva, parce que son essence propre n'est pas entirement mani-
feste".
Il faut remarquer cependant que les mukta connaissent, pendant le pralaya,
un tat analogue au sommeil, mais non priv de conscience. Cf. Hie part. ch. S
L' .r.l.me et ie Corps
1
V.T.V., par. 8r ak~atti ca svarpatzi nityajfianatmakani caf vz~1Jol} sriyas
tathaivoktanyanye,arrz dvividhni tu/ svarpatzi ca bht'nniini bhinnani trividhtini
caf daivasuratzi madhyan'ityetat pratyak~am ritam/ "Les organes essentiels sont
faits de connaissance ternelle : tels sont dits ceux de Vigl.U et de Sr; pour les
autres ils sont de deux sortes, organes appartenant leur essence et organes
diffrents de celle-ci; les seconds sont dits de trois sortes leur tour, ceux des
dieux, ceux des dmons et ceux des tres intermdiaires, tel est ce qu'on nomme
perception". Ce texte est une citation du B.T., par. 3
2 comm. de P .P., 1. 24 svarpeudriyam api ghra1;uidibhedena ,a4vidha7{1.
formes, et c'est pourquoi la multitude des jva est celle d'tres pourvus de forme
spcifique : la forme du corps existe dans la tunique et non dans une toffe non
taille, de mme s'il n'y avait une nature essentielle, il n'y aurait pas non plus
de formes adventices. La couleur rouge du cristal existe lorsqu'il est mis en
contact avec une ralit qui est rouge en elle-mme. C'est pourquoi la Sruti
donne le salut comme accomplissement en sa forme propre". Ce passage est
signal par K. Narain, Outline Madhva Phil. p. I4I.
1 V. T.V., par. 424-5 na caniidikarmabhedad bheda(t/ aupadltikabhedasiddhart
a C'est l'ide qui parat implique dans un texte du B.T. (par. 109) qui
attribue aux mukta des dsirs, du fait de leur manas (citta) essentiel, svarpa~
bhtacitta. Ce texte est cit par le M.S.S.S. p. 40 a, l'appui de la thse de la
diversit essentielle des jiva : svarpabhtacittetta kiimiidyii~ syu~ sukhatmakiil;/
dul}khiitmakiil; priikrta vii muktniirp, na katha7'{t ca na/ ''du fait de leur citta, appar-
La Doctrine de Madhva
tenant leur essence, les mukta ont des dsirs etc., en forme de bonheur, ceux
qui seraient en forme de malheur ou qui seraient matriels ne leur appartiennent
en aucun cas". De mme, un autre passage du B.T. qui conteste la doctrine
advaita selon laquelle la diffrence des jva serait due aux upadhi, aux conditions
de leur lien avec tel corps, et plus prcisment avec l'anta(z-kararuz, organe
interne, leur oppose l'upadhi qui est essentiel et ternel et explique la diversit
des jva. Puisque les advaitin appellent le manas un upadhi, il y a des chances
que l'upadhi essentiel soit le manas essentiel. B.T., par. 73: upadhescaiva
nityatvan naiva jivo'pi nasyatif svarpatviid upiidhesca na bhinnopadhikalpanam/
na cabllimzatvam iSena cinmatratvatfl. ca vidyatef "et parce que cet upiidhi est
ternelle jiva n'est pas dtruit, et parce que cet upadhi possde une nature
propre, il n'y a pas supposer un upadhi diffrent de celui-ci, et l'on ne conoit
pas (lejiva) comme 'rien que pense' et non-diffrent du Seigneur".
DEUXIEME PARTIE
LE MONDE
LA REALITE DE L'ESPACE
"Ce ne sont pas seulement les ralits internes telles que le plaisir, etc., qui
sont objet du sakJin, mais galement des ralits externes telles que l'tendue
etc.," crit Jayatrtha,en commentant le bref passage de l' Aml'vyikllyaua par lequel
Madhva dclare que "la ralit de l'tendue etc., est tablie par la perception du
tmoin", sk#-pratyak~a. 1 La porte de cette affirmation est grande car elle bri-
se les limites de la subjectivit en laquelle la conscience semblait tre enferme.
S'il est acquis en effet, que le spectateur que nous sommes, connat en toute vi-
dence d'une part sa propre existence et de l'autre les modifications du manas, la
sphre de sa certitude semble devoir s'arrter ce second niveau. Prouver di-
rectement l'existence du monde extrieur paratimpossible puisque le mauas nous
prsente parfois des reprsentations illusoires avec tous les caractres du rel.
Ceci revient dire que les vrtti du manas ne possdent pas le svata(t prmitrya
''l'autorit intrinsque," prrogative rserve au seul sik,in; elles nous permet-
tent de connatre avec certitude leur propre existence, mais non celle de l'objet
qu'elles nous prsentent. "Ce n'est pas par la seule vue de la connaissance que
l'autorit de celle-ci est connue" 2 dit trs nettement Madhva, entendant ici par
"connaissance", jfiana, non la connaissance essentielle au sfik#n, mais la repr-
sentation inerte, jal/a, dont il dit ailleurs qu'elle n'est pas svaprakasa, lumineuse
par elle-mme.
Il faut pourtant noter que, si ces reprsentations d'un monde extrieur
nous ne sont pas capables de nous assurer de la ralit de leur objet, elles nous
l'indiquent cependant avec une insistance remarquable. Nous faisons immdia-
ment la diffrence entre les tats purement internes que sont les sentiments de
plaisir ou de douleur, et les reprsentations qui nous signifient des objets diffrents
1
A.V., 1. 4 97 [6] (p. I6b) satyatvatj'Zgaganiidesca sak#p7atyak~asadhitam/
N.S., z'bid.: na kevalam iintarasya sukhadeb kil'[l tu bhyasya gaganadecetz' ...
tatripz' kilagaganadzgadayaiJ saleyat siileyisiddhasatyatvi/J/ "et il dit que ce ne
sont pas seulement les ralits internes comme le plaisir etc., mais aussi les ra-
lits externes comme l'espace etc., ... il faut aussi comprendre ici le temps, l'espace
et ses directions comme ayant le fait de leur existence tabli immdiatement par
le sii~in".
2
A. V., III. 4 158 [5-6] (p. 6oa) na jfiinadr#imitret;a pramiit;yarrz tasya
drryateJ N.S., ibid., (p. 52b) vrttijfiananarrz svaprakiiSatvam eva tavad asat/
"pour autant qu'il n'est pas vrai que la connaissance par modification (de
l'organe interne) possde en aucun cas la luminosit soi".
1 39
La Doctrine de Madhva
de nous. A vrai dire nous ne voyons pas la reprsentation, mais l'objet travers
celle-ci. Aucune hsitation normalement ne se marque, qui correspondrait deux
tapes de la pense, celle dans laquelle nous connatrions la seule vrtti, et ceile
par laquelle nous conclurions de l'impression mentale l'existence de son objet.
Aux bouddhistes sautrantika, 1 qui pensent que nous sommes contraints d'infrer
l'existence du monde extrieur partir du monde clos de nos reprsentations,
Jayatrtha oppose l'exprience qui manifeste toute la gratuit d'une telle hypo-
thse. Nous ne doutons pas que l'impression de "bleu" ne soit diffrente de l'im-
pression de plaisir, l'une est rapporte un objet, l'autre se rfre mon tat
interne. Il ne nous vient pas l'ide dire "je suis bleu" comme "je suis heureux",
mais ds le premier instant nous pensons que nous voyons un objet bleu, et le
geste le plus spontan le dsigne comme extrieur nous, 2 sans qu'aucun raison-
nement n'ait eu intervenir. Selon la conception que se font de la connaissance
les madhva, !"ajustement normal des divers organes l'organe interne et au skin
produit, en effet, le contact immdiat du sujet avec son objet, contact qui est source
de l'impression de certitude. Que cette impression soit le plus souvent juste et
que nous ayons toute raison de nous y fier pratiquement, n'empche pas nan-
moins que l'ajustement soit parfois aberrant : rien n'interdit donc de mettre en
question, en chaque cas particulier, une impression qui ne peut nous donner
garantie de sa vrit.
C'est pourquoi il est vain d'essayer de~prouver, comme un un, les objets
1 A.V., II. 2. 206 ss. [7] (p. 29b) vifva1]1 pratyakiaga1]1 tyaktv tayor
yo'numita1Jzvadetf myvadivad evasvupe~yo bhtim icchatf sarvapramarzasid-
dhmJz yad buddher bhede11a sarvad/ katlza1}J nu tasya buddhitva1}z visvam anyacca
ki1Jtpramam/ "Celui des deux qui renonce au fait que l'univers soit objet de
perception, pour le dclarer connu par infrence, peut bien tre autant m-
pris que le myvadin, par qui s'attache l'exprience. Cet univers que tous les
pramiirza, constamment, donnent comme diffrent de la pense, comment le
dire connu comme mode de pense.) et s'il existe un monde diffrent (de la con-
naissance) de quelle certitude sera-t-il l'objet?" Jayatirtha explique qu'il s'agit
.ici du sautriintika, distingu du vaibhii#ka. Il commente ainsi la dernire
phrase que sa concision rend assez obscure : anyajjflniid iti se~aM kii prama
yasya krzpramam/ anumeyo biihykra iti cennaf "compltez : autre que la
connaissance; kppmmam signifie: ce dont on a 'quelle certitude;' si l'on veut
le dduire par raisonnement, nous le refusons".
2 N.S. ibid., (p. 74b) evam pto'pi kim aparo~atay pa.Syasti Jmto'itgulitp.
partir des reprsentations, Par une dmarche tout fait origimle et hardie la pen-
se de lvtadhva abandonne un champ de controYerses sans issues pour Yiser un
aspect beaucoup plus fondamenra! du problme. Elle s'attache l'examen du
jugement d'extriorit qui accompagne notre affirmation de l'existence du
monde qui nous entoure. Ce jugement est-il fond_, c'est--dire atteint-il
une ralit extrieure nous, cette ralit de l'espace dans lequel nous situons
spontanment les objets ? Si le cadre de notre exprience est rel, la lgiti-
mit de l'ensemble des jugements qui composent cette exprience sera bien prs
d'tre assure; et l'erreur apparatra alors pour ce qu'elle est, c'est--dire un
accident,mpuissante invalider un tmoignage si constant.
Il n'y a pas d'autre moyen de fonder une certitude que de sc tourner vers la
source de toute certitude, le sak~in, et paradoxalement de chercher au centre de
nous-mme la vrit de l'espace. C'est ce que fait Madhva, en affirmant que l'es-
pace est connu par le sak#n,I c'est--dire connu directement, en son essence
mme, par l'organe dclar "essentiel" svarpa-indr(va. Comme tout organe,
l'organe "pur" a ses objets spcifiques que les m.dhva appellent objets "purs".
Ils donnent de ces derniers des listes plus ou moins dveloppes, mais qui toutes
comportent les mmes lments : les objets propres du sak#n sont d'une part
l' atman, le manas et ses vrtti, de l'autre le groupe de l'espace, alliisa, des direc-
tions, dik, et du temps kiila 2 L'Anuvyakhyana considre d'abord l'espace et ses
directions, pour s'attacher ensuite la nature du temps : la ralit de l'espace
1
A. V., II. 2. 209 [7] (p. 29b) so'alza1Jl tad z"dam evahat!l sukh sad gagand1!l
disallfsatyii ityiidyanubhaval;sada tatpratipak~aga{l! "les expriences: c'est moi,
c'est oeci, je suis heureux, l'espace existe, les directions sont relles, s'opposent
constamment leurs postulats". (II s'agit toujours de la rfutation des boud-
dhistes). ,
2 N. S., I. 4 102 (p. rz8a) akiisakaladigiitmamanii1J1si sukhiidayasca saksat
Mais le bluita-iikisa n'est pas connu de nos sens, sa subtilit ne permet pas
de le saisir l'tat isol 1 bien qu'il apparaisse dans les corps o il a forme et cou-
leur. S'il est vyakrta au sens de "manifest" c'est, dit Madhva, pour la dh~va.fN{i
la vue divine;?. sans doute faut-il entendre ici, la fois, pour le Suprme Seigneur
et pour les divinits qui prsident aux lments de l'univers. 3 L'iiksa qui est
connu de nous c'est l'espace aVj'krta, l'tendue dans laquelle existent les choses.
Celle-ci seule est nomme objet du sk#n, par le texte de l' Anuvyklzyiua d-
clarant que "l'tendue est objet de la perception du tmoin".
Montrer que l'avyakrta-ikisa ne peut tre connu que par le sik}in, requiert
d'abord la rfutation des doctrines selon lesquelles cette notion peut nous tre
donne par les sens. Jayatrtha s'y emploie longuement: un jaina qui tient que
nous voyons l'espace, en voyant le mouvement des objets dans l'espace, et que
la phrase "l'oiseau vole ici" affirme une telle perception, il rpond que le contact
de l'oiseau avc l'espace n'est pas perceptible par la vue puisque l'un des termes,
l'espace, ne l'est pas.-t Cependant la perception du mouvement suppose, en effet,
la connaissance de ~'espace, sans laquelle elle serait impossible, et il faut donc que
l' aksa caractris comme extension abandonne tel lieu pour aller en un autre;
mais il serait contradictoire de dire 'ici il n'y a pas de lieu' comme de dire
'maintenant il n'y a pas de temps'. C'est pourquoi la dualit des kisa est
fonde (sur les textes)".
1
Le monde l'tat grossier est une composition des lments primodiaux.
Cf. plus haut, Ie part. ch.5.
2
N.S., II. 3 I4 (p. sb)kutobhksasyotpatit"mattvam yata uktam asitam
iti/rpitvid ityarthal:z/ ... tathti sati cti~u~atvaprasmiga ityata ukta11t divyetif
"Comment l'espace-lment est-il pourvu de production, demande-t-on ? C'est
pourquoi il dit qu'il est bleu, c'est--dire possdant une couleur ... En ce cas
il est connaissable par la vue, dira-t-on; c'est pourquoi il dit : par la vue divine".
3 A.V., II.~ 3 13 [r] (p.34a) ata kasasabdoktas taddevo'tra vintiyakaM
"ainsi celui qui est dsign ici par le mot iksa c'est son dieu Vinyaka". Jaya-
trtha prcise que Vinayaka est le dieu "rgent de l'espace-lment" : taddevo
bhtikiiSbhimtiniti/ (p. sb)
Le terme divyii-drJ!i s'applique aussi souvent aux pouvoirs des yogin.
4
N.S., I. 4 97 (p. ro4a) kecid ihavihaizgamal} patatti cakpJrvytiprtintaratp
pratibhiisaniid akasdinrp. cakfUtatm iisthiJataftad anupapannamjrparahz"tadra-
vyatvena ckfUJatiisiimagrivaikalytitf"Certains posent que l' iikiiSa etc., est du
domaine de la vue parce qu'il nous apparat dans le champ de l'activit visuelle,
lorsque l'on dit : l'oiseau vole ici. Ceci est impossible; du fait que l'espace est
une substance dpourvue de couleur etc., il manque des conditions appartenant
au domaine de la vue".
144 La Doctrine de Madhva
est analogue celui de la vue, un rayonnement subtil sort de l'oreille pour entrer
en com:act avec la source du son. J ayatirtha en donne pour preuve la perception
des directions: si l'oue perce\'ait son objet l o il se trouve, est-il object, il n'y
aurait jam3is doute au sujet de la direction du son; s'il n'y avait pas perception par
[ contact, rpond Jayatirrha, il n'y aurait jamais certitude au sujet de cette di-
rection, et "la certitude est un argument plu~ fort que le doute". 1 Est-ce dire
cependant, que les directions de l'espace seraient perues par les sens alors que
l'espace ne l'est pas? En aucun cas: les directions de l'akaa sont, elles aussi, con-
nues par le sih~in et la preuve en est que le sourd a la notion de direction comme
il a la notion d'e:>pace. Ainsi une connaissance universelle et comme a priori de
l'espace et de ses directions permet le jugement concret qui localise telle forme
dans l'tendue ou dtermine la direction de tel son.
Quelles preuves directes, cependant, donner de la connaissance de l'avyiikrta
akiSa par le sak#n, et comment montrer la ralit de ce que les sens ne peuvent
nous donner ? Ici se prsente l'opinion des bouddhistes snyavadin qui tiennent
que l'akasa n'est rien que l'absence de choses concrtes, le vide qui spare
leurs intervalles : l' akasa ne peut tre connu par les sens parce qu'il n'existe pas,
il n'est pas un objet, il est un abhiiva, un non-tre. A une telle affirmation,
Madhva oppose d'abord le fait que les objets eux-mmes, et le premier de tous
notre propre corps, sont tendus : "si l' akaa n'avait pas de ralit d'o vien-
drait donc qu'il se trouve dans les hommes, etc ... " ? Mais portant son analyse
plus profondment sur la notion de non-tre, abhava, il y dcouvre la raison
mme de l'existence de l'espace. Si vous dites que l'espace est abhiiva, remarque-
t-il, vous devez pouvoir dfinir son support et sa contre-partie, car il n'est pas
de non-tre qui ne suppose la fois un dharm et un pratiyogz. Or il est impos-
sible de les trouver dans le cas de l'espace. 2 Jayatrtha prcise que cette impossi-
irot1asya cak~u;a tva gatvii griihitve abde diksa111sayo na syiid iti cetfagatvagtiihi-
tve diimiscayo'pi ua syatfsarflsayiid api niscayo mahyanf "Parce qu'il est possible
que ce contact se fasse par une sortie de l'oue, comme dans le cas de fa vue....
Mais si l'oue comme la vue, sortait lorsqu'elle saisit (le son), il n'y aurait jamais
de doute sur la direction du son. Si elle le saisissait sans sortir, il n'y aurait jamais
de certitude de sa direction ; et la certitude est un argument plm fort que le
doute lui-mme".
2
A. V., II. 2. 194ss. [7] (p. 24a)yadyiikasasyasattvatf7. nakutaevanaradi~u/
sadharmipratiyogitvam abhiivasya niyiimakamftau vinii na hyabluivasca Twacid
dr#al:z kadiicanaf adharmipratiyvgitvam akiSasyavagamyatef svkaratyiigato' dr~ta
dr#ayoiJ sarvavastujufgu!zan unmatta evasau vidadhatyadhika1rz punabf" Si l'es-
pace n'avait pas de ralit, d'o viendrait donc qu'il se trouve dans les hommes
10 .
La Doctrine de Madhva
bilit apparat aussi bien du point de vue du lieu que de celui du temps. Si nous
pensons l'espace comme non-existant, nous trouvons sa place un support qui
est encore de l'espace; si nous essayons de penser un avant ou un aprs de
l'espace, nous pensons un espace antrieur ou un espace postrieur mais non la
ngation de l'espace. 1 Cet espace que l'on ne peut nier, se prsente donc comme
une ralit qui porte en elle-mme l'vidence de son existence, tant elle-mme
son propre support et n'tant relative rien d'autre. C'est ce que Madhva expri-
me en disant que l'espace est svagata, contenu en lui-mme. 2
Une telle analyse ne nous donne pas seulement l'existence de l'espace, mais
elle nous en rvle encore un caractre confirmant que cet objet relve du seul
siik#n. L'espace, en effet, se prsente de toutes parts comme infini par la nces-
sit mme de son existence qui ne tolre aucun non-tre, ni en lui ni hors de
lui; or l'infini n'est pas connu par les organes physiques. "Seule -l'autorit du
siik#n, dit Madhva, nous fait connatre que le temps ainsi que l'espace sont in-
finis". C'est la "perception" du siik#n qui est ici le pramiitza immdiat, car seul
le siik#n peut nous donner l'vidence actuelle de l'infini en atteignant d'un sim-
ple regard l'essence mme de l'espace. Ille voit comme une ralit doublement
infinie, la fois selon la grandeur et selon la petitesse.3 Non seulement il n'y a
kathamf "S'il n'y avait pas un contact se produisant entre les parties (des
atomes) comment trouverait-on de l'tendue dans leurs effets?"
3 A.V., II. 2. 74 ss. [6] (p. 25a) mahattvii1)utvayor naiva viSrantir upalabhy-
1
A.V., II. 3 II ss. [I] (p. 34a) avakasamat1am kasal;t katham utpadya-
te'nyathafyadyanakasata prva1!l kt'tfl mrtanibirfatfl jagatfmrtasampurvata caiva
yadya1lrika-sata bltavetjmfirtadravya~zi cakiise sthitanyeva hi sarvada/ "Comment
l'espace qui a pour unique fonction de 'faire place' pourrait-il autrement tre
produit ? S'il n'y avait pas de spa ti alit avant lui, comment existerait un monde
sans interstices : il n'y aurait qu'une accumulation de choses concrtes s'il n'y
avait pas de spatialit, car les choses concrtes existenttoujours dans un espace".
Jayatirtha explique le mot anyatha, "autrement" comme allusion la dotrine
madhva selon laquelle la cration de l'espace est simplement une "acquisition de
spcifications" (cf. plus loin): anyatltii pariidlznavise~aptir janmetyanangkr-
tyablttvabhavanm]z janmetymigikaref"autrement : c'est--dire si l'on considre
sa naissance au sens de venue existence de ce qui n'tait pas et non au sens
d'acquisition de spcification en dpendance du Suprme (Seigneur)".
2 N.S., 1. 4 97 (p.Io6a) sii~isiddham evagaganamftadbhiigii eva diso na dra~
vyntaram iti tiisam apz sak#sldhataivaf "L'espace est tabli par le seul
siilln : puisque les directions qui en sont ses parties ne sont pas une autre
substance, elles sont elles aussi tablies par le sak#n".
a P.S., P33 a sr~#pralayayorvikiirainya dz"g avyakrtakasamfbhikasabhin-
nam eka1f7. nityat'{Z vyaptmrz svagatm?t cajpracyadisvabhaviktivayavopeta1'[l caf"les
directions qui sont dpourvues de modification aux temps de la cration et de la
La R.Jalird d,, l'Espa~e I49
essentielles l'espace "en soi", il est certain que celui-ci esr tendu : il fait place
au..'\: choses en son extensioa, il ne s'tend pas lui-mme pour produire leur diver-
sit.
Ce dernier point est d'importance capitale puisque, en prouyant l'existence
de l'espace, Madhva cherche tablir qu'il est le cadre rel d'un univers plura-
liste. Il ne suffirait pas en effet de montrer que l'espace existe hors de nous, si
l'on ne pouvait aussi montrer que ses parties sont rellement extrieures les unes
aux autres, permettant aux choses diverses d'tre absolument diffrentes entre
elles. La porte de cette thse apparat clairement dans l'Upa.ihikha~1j.ana, petit
trait o Madhva discute la doctrine advaita des upidhi. L'upadhi est, selon les
advaitin, !"'adjonction" qui peut se surimposer l'unit et la fhire apparatre
multiple : mais cette surimposition est cratrice d'une diversit illusoire, dont
l'unit, seule relle, n'est pas atteinte. Une des analogies sur lesquelles les
advaitin fondent leur monisme est justement celle de l'espace: de mme que
l' ikiia unique, n'est pas vraiment divis par les objets qui l'occupent, de mme
le Brahman, support du monde, n'est pas affect par sa pluralit illusoire. Les
upidhi, les adjonctions, que reprsentent les divers psychismes individuels,
ahafiktira, font que les sujets se croient diffrents les uns des autres, de mme
que les cruches et autres objets semblent limiter des portions de l'espace indi-
visible. A cette thse Madhva rpond que "l'uptidhi fait connatre une diff-
rence dj existante mais ne la cre pas" 1 et, critiquant l'analogie utilise, il en
montre les difficults. Comment l'upiidhi pourrait-elle crer une diffrence
dans un espace qui n'en comporterait pas?~ L'objet jouant e rle ne pourrait
produire de diffrence qu'en tant "en relation" avec l'espace. Cette relation le
met-elle en rapport avec la totalit de l'espace, ou avec un seul lieu de ce mme
espace ? On ne peut dire que l'objet est en connexion avec la totalit de l'espace
car, s'il le compntrait entirement, il n'y crerait pas de division. Si on le dit
trouve-t-il adapt recevoir les choses concrtes dans leur diversit vritable,
et leur fournir le cadre rel de leur multiplicit.
Ceci se trouve confirm par la doctrine de Madhva au sujet de la "cration"
de l'espace. Se trouvant confront deu."< sortes de textes dont les uns parlent
d'origine de l'espace et les autres d'un espace ternel, sa solution avait t, on
l'a vu, de' distinguer l'espace-lment de l'espace proprement dit qui est
incr. Cependant cette rponse rencontre une nouvelle objection : comment
accorder l'ternit de l'espace en soi avec une autre affirmation scripturaire
disant qu'"Il a tout cr". 1 La rponse de Madhva est que l'espace ternel,
nomm en toute vrit avyfikrta, non-effectu, parfaitement immuable et incr,
est cependant sous la dpendance du Seigneur. A l'origine de chaque nouvelle
production du monde, l'espace est mis par Dieu en relation avec les choses con-
crtes et ce contact produit en lui autant de spcifications nouvelles, qui sont les
lieux des diverses ralits. C'est ce qu'exprime la dfinition donne par Madhva
d'une telle "cration" : elle est le fait d'tre "joint une spcification qui est
en dpendance du Suprme Seigneur, par son lien avec les objets concrets" .2
que la cruche est acheve ou qu'elle est orne. Cf. plus loin, Ile part. ch. 3,
pour le rapport du 'tout spcifi', viSi#a et de sa spcification, vise~a. De
mme, voir Ille part. ch. 4, la conception miidhva de la causalit conue comme
acquisition d'un nouveau vise~a.
1
N.S., I. 4 97 (p. 104a-b) katlza1rz tarhye~a pratibhsa iti cet/ sakpsiddha-
kasadisambandhitayeti brma!z/
La Ralit de l'Espace I53
1
A.V., II. 2. 93 [6] (p. 25b) cf. le part ch. 4, note 1 p. us.
2 Cf. plus bas~ note 1 p. 158.
1$4
La Ralit du Temps :tSS
oit pas les sa1JlSkiira eux-mmes, dont tout le devenir et la maturation se pro-
duisent en dessous du seuil de la conscience, et qui sont dits atzndriya.
Cependant, grce au manas, la perception du prsent est riche d'expriences
passes et capable d'anticiper l'avenir ; elle peut donc connatre la rptition,
le mouvement, le changement. Ceci ne suffit-il pas nous donner la notion du
temps ? Jayatirtha voque en effet les arguments des naiyayika selon lesquels
les reprsentations de proche ou d'loign, de simultan ou de successif, de lent
ou de rapide, seraient les six indications, linga, partir desquelles nous
formerions l'ide du cours du temps. 1 Il ne s'y arrte gure disant que de
toutes faons chacune de ces notions suppose !a connaissance pralable de ce
qu'est le temps. De faon plus gnrale, comme le fait remarquer Madhva
sa manire concise, tout raisonnement visant prouver le temps le postule. 2
Il prend en effet appui sur une exprience qui nous est fournie par la perception
ou par la mmoire : c'est dire que cette exprience est situe ncessairement
dans un temps dtermin. Nous ne pouvons trouver en notre monde aucun fait
"rel" qui soit tranger, "indiffrent", udasina, la qualit d'tre prsent, pass
ou futur. D'autre part le raisonnement Iui-mmeestun processus qui se droule
dans le temps, ordonnant ses tapes vers une conclusion. Il est donc vain de
l'utiliser prouver ce que sa seule existence suppose.
Si donc toute perception sensible, toute activit mentale sont ncessairement
prcdes de la connaissance du temps, c'est que celle-ci doit tre rfre un
niveau qui supporte les unes et les autres, au niveau mme de la conscience
connaissante et de ses expriences propres. 1 La perception du "tmoin", saisis-
sant le temps comme condition ncessaire de toute connaissance vraie, situe
en lui toutes les connaissances qui lui sont acquises par l'intermdiaire de ses
divers organes. Objet vrai, parce que ncessairement prsent en toute vidence,
le temps est un objet spcifique du sakP,n. Il ne faut pas cependant comprendre
que ce temps pur soit une simple "forme" de l'intuition sensible. De mme que
l'espace, il est une ralit substantielle en laquelle toutes choses existent: selon
l'expression extraordinairement concrte de Madhva, tout ce que nous perce-
vons, ou nous rappelons, est "incrust", khacita, dans le temps. 2 Le temps, tabli
par le sak#n, se prsente comme le support de tous nos jugements de ralit3 :
la chose et le temps dans lequel elle existe, sont connus comme des notions
distinctes, en relation de pratiyogin et de dharmin, et cependant apprhendes
ensemble, yugapat, explique Jayatrtha.4 Sans doute peut-on penser ici une
elle caractrisait l'espace. Il n'y a sous son regard ni avant ni aprs du temps
total, il n'y a non plus aucune priode de temps, aucun instant si bref soit-il,
qui ne soit le temps lui-mme : le temps remplit tout le temps, comme l'espace
remplissait tout l'espace. Le temps doit donc tre dit lui aussi svagata, "contenu
en lui-mme" 1
Il est vrai que le flot du temps nous est connu dans l'exprience concrte
comme marqu de diffrences absolues, correspondant aux trois temps, pr-
sent, pass et futur. Cependant ces notions ne peuvent diviser le cours continu
du temps : elles n'ont de sens en effet que par rapport un temps unique dont
elles sont des spcifications. Grce notre vision de ce temps un, nous pouvons
connatre les temps divers, comme diffrents les uns des autres, et cependant
comme appartenant la mme ralit substantielle qui les supporte tous. De ce
fait les doctrines instantanistes ne menacent plus la consistance du temps.
L'instant prsent n'est pas la limite de deux nants, d'un pass qui n'est plus,
d'un futur qui n'est pas encore, mais la jonction relle de deux ralits. Nous
connaissons l'une et l'autre par le siik#n dont le regard embrasse l'infinit du
pass et du futur. Ainsi quelque soit le degr auquel nous portions la division
du temps, nous ne rencontrons jamais le discontinu2 Les instants, visea, spci-
fications ultimes du temps, sont rels comme lui. La divisibilit l'infini
ny ait pas de coupure entre des lments qui n'ont pas de limite antrieure, qui
sont absolument diffrents les uns des autres, qui sont de mme nature et qui
sont produits de faon incessante".
1 A.V., II. 2. 174 ss. [6] (p. 28b) iso desaca kiilaca svagatii eva sarvadii/
isiidhinau ca tauuitya11~ tadiidhrau ca tadgatauf iti srutir api priiha kiile svoddi/a
eva tuf tatlliilam/im eviito viiichatisafz sadaiva /zif syiit kiila~z sa tadaiveti kiilasya
svagatatvatalz/ "Le Seigneur, l'espace et le temps sont jamais contenus chacun
en soi; et ces deux derniers ont ternellement le Seigneur pour support, re-
posant sur lui, dit la Sruti, qui dit aussi que dans le temps ainsi indiqu par soi
seul, le Seigneur dsire constamment la cration de tel temps : 'que soit alors
ce temps-l', est-il dit, car le temps est contenu en soi-mme".
2 S.T.R.M., p. 9b desaparamatrau daiSikii'lflSiil; kiilaparamii?ZflU kiilika1fi,Sa
anantii{l/ ublrayatrapi tiidrsa1J1Se!U ptmar anantiitpiibf taekaikarpe'pyevam
ityaparyavasiti~l daisikii~zau kiilikd~tall saley:zii dryatef iyC1]ZS tu 'llis~alj.f desa-
paramiitzvattiSii~z sarve nityiiltf alpiilpatariilpatamiiditveniiparyavasitii1Jtsopetiilj./
kalii1Jliiis tu sa1've'1titya(lf kiilatal} s/qmaskpnataraskpnatamtdirpe1Jdparya-
vasitiiltlsopetii iti/ "dans l'atome d'espace sont des parties d'espace, dans l'atome
de temps des parties de temps, en nombre infini; et dans les deux cas, dans leurs
parties, sont nouveau des parties en nombre infini; et de mme en chacune de
ces parties : cette divisiblit sans limites de l'atome d'espace et de l'atome de
__
\..,
La Ralit du Temps i59
temps est vue par le siikpin. Mais voici quelle est la diffrence : toutes les parties
des atomes d'espace sont ternelles, pourvues de parties sans fin de plus en
plus petites; mais toutes les parties du temps sont non-ternelles, pourvues de
parties sans fin de plus en plus subtiles selon le temps".
1 Cf. note prcdente : les parties d'espace sont toutes ternelles, !es pa*es
ms ksana lava etc. selon la fraction de dure envisage1 Mais, si les instants
. . ' '
sont dits des vie~a du temps et si le temps est dclar dpourvu de vi!e~a, la
contradiction est vidente. L'interprtation de Jayatrtha ne peut tre rcuse,
car Madhva lui-mme en un autre contexte, dclare les instants, 1l11tea, des
vie~a du temps, "kalasya visetiib". 2 On serait tent de dire qu'il ne s'agit pas
dans les deux cas du mme temps, si la phrase de Madhva ne dclarait justement
le temps "unique", et s'il n'avait t dit par ailleurs qu'il n'y a pas d'autre temps
que le temps, parce que celui-ci est svagata, se contenant lui-mme.
Le texte du Tattva-sa1il~hyiina3 de Madhva, dclarant de faon assez myst-
rieuse le temps nitya-anitya "ternel-non-ternel" souligne la difficult du
problme. Sans doute faut-il entendre par l que le temps de ce monde, non-
ternel, se trouve inclus dans le temps ternel, le temps pourvu de vise~a dans le
temps dpourvu de viSe~a. Mais une telle expression semble bien plutt bap-
tiser la difficult que la rsoudre : comment une mme ralit pourrait-elle
tre le support d'attributs opposs? Les madhva utilisent volontiers cet argu-
ment contre leurs adversaires, lorsqu'ils refusent des notions composes d'tre
et de non-tre, sad-asat, ou de diffrence et de non-diffrence, bheda-abheda.
Quand ils emploient eux-mmes de telles formules ils prennent soin de. prciser
que la ralit ainsi qualifie d'attributs contradictoires ne peut jamais tre dite,
en mme temps et sous !e mme rapport, l'un et l'autre. Mais ici ils n'ont pas
un tel recours: c'e3t en effet le temps lui-mme qui comporte des spcifications
contradictoires, et il faut bien le dfinir "en mme temps" par l'une et par l'autre.
sarve I!IIfe~a iti !Ji !ru tir evaha sadaram/ "et les viseia du temps sont certes cons-
tamment sous le pouvoir de la volont de Hari; car la Sruti dit avec force 'tous
les instants' ... ". Jayatrtha donne le texte de la citation (p. 43a) : smve nimeiii
jajiii1e vidyutalt puru~iii:l adhi iti/ "tous les instants naissent de la Personne
Suprme qui est clair" (MaharJaraya'l)a-Up., I. 2, cf. note 1 p. 162).
3
T.S., p. Ib nityanityavibhagerza tridhaivacetana1ft matamf nitya veda]J
pur<itudylilt kiilalz pmkrtir eva caf nityanitya1Jz t11.'dha proktam anitya1rz dvivi-
dhat]t matamjasatfZS/'itarrz ca sa1!lS!1tam . . f "Le non-spirituel est considr
comme de trois sortes, grce la division de l'ternel et du non-ternel : les Veda
sont ternels; l'ternel-non-ternel est dit de trois sortes, les puri;a et autres
(te;'tes de la Smrti), le temps et la prakrti; le non-ternel est de deux sortes :
(cration) non-compose et compose".
La Ralit du Temps 161
, N.S., II. 2. 170 (p. 42b) kil(l kiiladesiider aupiidhiko hhedalJ ki1tt vii sviibhri,..
vikalJI niidyabf nirastatviitf dvitye tvapasiddhiinta!J/ "Est-ce que la division du
temps, de l'espace etc., est due aux adjonctions ou est-elle essentielle? Ce n'est
pas le premier cas, car il a t cart. Pour le second, c'est la position que vous
refusez". Le sous-commentaire explique que la discussion porte sur la question
de la cration. Si l'on pense que les divisions du temps s.ont adventices, elles
sont dtermines par les vnements qui surviennent: en ce cas le temps de la
cration est dtermin par le fait de la cration, mais comment pourrait-il y
avoir une cration sans le temps de la cration? sr~tyiidikam antarepa srltyiidi-
kiiliinupapatti/:tfsritYiidikiilam antarepa ca sr~tyiidyanupapattir ityanyonyiiraya-
tvaprasangiit/ "sans la cration etc., il ne peut y avoir de temps de la cra-
tion, et sans le temps de la cratio~ il ne peut y avoir la cration :. il sensuit
le dfaut de support mutuel" (p. 44a).
1.1
161 La Doctrine de Madhva
leur nature propre, elles sont svrbhavika et non auprdhika, elles sont indpen-
dantes des choses qui se trouvent situes en elles. Les divisions du temps sont
relles, et les instants qui leur tour les divisent, le sont galement.
Si les vise~a du temps ne sont pas notre uvre, il ne reste qu'une possibilit:
Dieu seul est capable d'introduire l'instant dans le temps, le prissable dans
l'indestructible. L'hypothse a le support de l'Ecriture qui enseigne que "tous
les vise~a du temps sont toujours sous le pouvoir du Seigneur", en affirmant
que "de la Personne [Suprme], qui est clair, jaillissent tous les instants". 1
Une telle conception est, d'autre part, en accord avec les exigences de la libert
divine: si les parties du temps en taient des spcifications ncessaires, si tous
les instants existaient d'avance en son cours ternel, Dieu serait dtermin par eux
et ne pourrait crer le monde au temps qu'il choisirait. Les textes confirment
que le Seigneur cre non seulement tous les instants, mais toutes les divisions
du temps, et produit les priodes cosmiques entre lesquelles sont contenues les
1
'11 manifestations priodiques du monde. 2 Ils disent donc en vrit d'une part
qu'il n'y a qu'un temps ternel, mais de l'autre galement que le temps peut
tre produit et dtruit, car ces temps divers sont dans le seul et unique temps.
j
.1
1 A. V., II. 2. 171 [6](p. 28b) cf. plus haut, note2 p. 160. Jayatirthaexplique:
vise~e'f)a dyotata iti vidyut tasmiit pammapu~iit sarve nime1iib kiilabhedii adhi
jajfiire yathii sva11z jiiyanta iti/ "L'clair est ce qui brille de faon minente,
c'est pourquoi (il s'agit ici) du Suprme Pu1'u~a de qui tous les instants, divisions
du temps, jaillissent, c'est--dre naissent en leur temps". Le sous-commen-
taire explique en effet cc ''yathr svam" : svam svya11t kiilam anatikramyaryathii-
svam .. . 1 "en ne dpassant pas chacun ce qui lui appartient, c'est--dire son
propre temps" (p. 44b).
a Madhva oppose au systme du nyiiya-vais~ika que si Dieu cre le monde
avec des instruments ternels, et indpendants de lui, les atomes, le temps et
l'adr#a, l'on ne comprend pas la possibilit d'un moment de la cration; si le
Seigneur ne dterminait pas les temps de son propre vouloir, la cration serait
ternelle, elle se produirait "toujours" puisque toutes ses causes seraient tou-
jours prsentes : A.V., II. 2. 169 ss. [6] (p. 28a) tzityecchatviit pareasya para-
mti~msadiitvata(Jj adr~takiilayoscaiva bhiivrt kii1yatrt sada bhavetf na hi kiila-
viblledo'sti tatpak1e'smanmate harel;z/ vise~ak&la evaitatmtyiidicchri sadiitani/
viSe~iiScaiva kiilasya lzarer icchiivasii~ sada/ "Puisque la volont du Suprme
Seigneur est ternelle, puisque les atomes existent toujours, puisque l'adrifa
et le temps sont aussi l, leur effet devrait se produire toujours. Car il n'y a
pas dans cette doctrine de division du temps, mais dans notre position la volont
.de Hari qui est ternelle, dsire telle cration en un temps spcifique et les
vi!eja du temps sont certes constamment sous le pouvoir de Hari".
La Ralit du Temps
il tire ses effets. La cause matrielle ncessaire la production des temps est, dit
Jayatrtha, la prakrti,lla matire ternelle de qui sort le monde, et en qui celui-ci se
rsorbe la fin de la priode cosmisque. Mais la prakrti est inerte par elle-mme
et son mouvement d'volution et d'involution dpend de la causalit divine. Ainsi
faut-il comprendre que Dieu mettant en branie la prakrti, cre le temps dans le-
quel se droule son mouvement et qu'il cre ce temps partir d'elle-mme.
Chaque instant se trouve ainsi extrait par le Seigneur d'une substance autre que le
temps, et il est, semble-t-il, introduit dans le temps temel,2 rendant son cours
"ternel-non-ternel", pour la dure de chaque manifestation du monde. Il faut
ajouter que ces instants sont produits individuellement et introduits, comme un
un, dans le cours du temps: aucune liaison autre que la volont de Dieu ne les
relie. Ce dernier point ressort d'une discussion o Jayatirtha rejette l'hypothse
selon laquelle le temps serait ''cause efficiente" de lui-mme, ce qui signifierait
1 N.S., II. 2. 171 (p. 43a) na1tu te kalabheda yadi nityas tada sa p1asaitgas ia-
davastha[lfvyartlzaca ka.labhediibhyupagama~Janityatve tatka.ratzarp, vacyam iti
cetfsatyamfupiidanarp, tu prakrtil' evaj"Mais si les divisions du temps sont ter-
nelles, cela revient au mme (que de ne pas admettre de division: c'est--dire,
la consquence est aussi que la cration ne dpend pas d'un dcret divin);
ct il est inutile d'admettre des divisions du temps. Si les divisions du temps ne
sont pas ternelles, il vous faut donner leur cause. C'est vrai : il y a une cause
substantielle qui est la prakrti".
2 C'cstaupassagedeA.V., II. 3 I7 (citn.) p. 16o)auquelMadhva dit que le
temps est ternel et crsans vise~a" que Jayatrtha introduit le terme d'abhtva-
bllavana, signifiant pas l que les vise~a du temps sont "produits" dans un temps
sans 'Vtse:~a. Le sous-commentaire prcise : nanu k~atzalavcdirpasya ktilavise-
~asyopadaita1limittayor abhaveuabhtvabltavanarpotpatter asambhavat katha111
tadabltyupagama ityato vaise#kapa,kiayii1!Z viSe~ascaiva kclasya harer icckavasclJ
sada ityadi1zii granthena prakrtilzaricchtirpopadananimt'ttakathanenabhtvabhava-
tzalal~a!zotpattelt samartllitatvamzcmtpapattir z'ti/"Mais, puisque du fait que le
vife~a du temps, en forme de kia~za, lava etc., n'a ni cause matrielle ni cause effi-
ciente, il n'est pas possible qu'il y ait pourlui de production 'de ce qui n'tait pas',
comment accepter cette position ? A cette objection il est rpondu au passage de
l'examen de la doctrine des vais~ika : 'et les viSeia du temps sont toujours sous
le pouvoir de la volont de Hari' (A. V., II. 2. 171 cf. n. 2 p. 162) parce qu'il n'y a
pas d'impossibilit une production de ce qui n'tait pas, si l'on dit que laprakrti
est la cause matrielle et la volont de Hari la cause efficiente" (p. 7b).
La Ralit du Temps
que chaque instant serait capable de produire celui qui le suit.1 Il est impossible
de penser une telle srie causale car tout instant par dfinition disparat au mo-
ment o nat l'instant suivant. Pour qu'il y ait causalit de l'un l'autre il leur
faudrait pouvoir concider par quelque fraction de leur dure, car le contact de la
cause et de l'effet se produit "dans le mme temps". La continuit du temps est
donc directement sous le pouvoir du Seigneur, qui fait la liaison de son cours.
Commentant l'affirmation de Madhva que "les viseja du temps sont toujours sous
le pouvoir de Hari", Jayatirtha rapporte la volont divine l'coulement continu
et ordonn de ces instants : "par ce mot de 'toujours' il est dit que la cration
de tous les instants ne se fait pas simultanment, de telle sorte qu'ils seraient
'instantans', mais selon un coulement 'continu".~
Que la conception de Jayatrtha, selon laquelle les instants concrets sont
tirs d'une substance autre que celle du temps, de la prakrti, qu'il dsigne comme
leur upiidana-karatza, reprsente une interprtation originale des paroles du ma-
tre, ressort d'un expos assez tardif, celui du Madhvasiddhiintasiirasa1igraha. Ce
texte laisse apparatre des divergences intrieures l'cole sur la question prcise
de la "cause matrielle" du temps : pourquoi, auraient dit d'autres -interprtes,
ne pas penser que le "temps soit sa propre cause matrielle" ? Pourquoi est-il
besoin, en effet, de chercher quelque autre substance, et pourquoi ne pas dire que
le Seigneur tire les instants de l'toffe mme du temps ? A cette hypotlise est
object le texte de la Nyaya-Sudhii, en mme temps qu'un texte de Vysatirtha,
dclarant que "le temps et l'espace ne peuvent, tant le support de tout, se trans-
former en forme de quelque substance que ce soit" .3 La nature immuable des
deux principes, les empche en effet de subir des modifications, comme il en est
des substances matrielles, de l'argile par exemple dont on peut faire la cru-
che. Mais la prakrti, la matire primordiale, est capable de donner naissance
divers objets par pari1:ziima, par transformation volutive de ses modes, vikiira,
cependant qu'une part deJle, la plus fondamentale reste inchange. Ce carac-
tre de la matire permet l'auteur du Madhvasiddhiintasiirasangraha de rpon-
dre une autre objection : si la prakrti est cause matrielle de l'univers comment
le serait-elle aussi du temps de l'univers ; deux ralits peuvent-elles avoir mme
cause matrielle et celle-ci ne s'puise-t-elle pas tout entire en l'un de ses ffets ?
La rponse est que seuls certains lments de la prakrti donnent naissance au
temps, cependant que d'autres restent inaltrs, et que d'autres encore forment
le substrat de l'univers. Comment, insistent les opposants, comprendre que ce
temps, qui serait ainsi cr partir de certains des constituants de la matire, en-
veloppe en son cours tous les autres effets issus de la mme matire ? La rponse
est embarrasse : il arrive, dira-t-on, que des causes limites produisent des
effets plus tendus qu'elles. 1
yukta[zj"Car il est impossible que le temps antrieur soit dtruit s'il est la cause
mat!ielle du temps suivant".
2 N.S., IL 3 19 (p. 6b)kiilapraviihasyapraviihijanmamahadiidimi1'{lcopaca-
jatzya~ "doivent natre", sont ainsi associs par deux fois l'ide d"'acquisition
de vieia", et ces termes sont employs ensemble pour toutes les ralits, dont le
temps.1 Il est donc certain que J ayatrtha en distinguant si nettement la naissance
du temps, de celle de l'espace, en attribuant au temps une "production de ce qui
n'tait pas", dpasse la lettre du texte qu'il commente. Ceci explique sans doute
les rsistances signales plus haut. Les opposants2, qui voyaient le temps "acqurir
ses viseia" par modification de sa "propre substance", pouvaient se croire en ac-
cord avec la pense du matre. Il est noter que l'auteur du Madhvasiddlzanta-
sarasaftgraha leur objecte les dfinitions de Jayatrtha et de Vyasatrtha, mais
aucune citation de Madhva lui-mme, ce qu'il n'et pas manqu de faire si
quelque texte avait donn de telles prcisions.
Ceci ne signifie pas cependant que Jayatirtha ait tort et que ses dvelopp-
ments s'opposent la doctrine de Madhva. 3 Sur un problme dUcat ils sont
fidles l'esprit du systme : il s'agit de rendre compte des ralits "telles
1 il faut mme dire que le texte de Madhva spcifie liJU'il en est de mme
"pour toutes ces ralits"' samastaaft.
2 L'auteur de la S.T.R.M. (p.9a) semble bien reprsenter une de ces inter-
prtations divergentes : il avance qe la prakrti ne peut tre cause matrielle
des instants et qu'il est possible d'interprter autrement le texte de Jayatirtha :
jagadupadanaprakrtyatiriktal.z kaladravyaviseia eva kalopada?Zatayti parivartatef
na tu trigu?Jtitmika prakrtiMtasya copadtnatayti prakarie1Ja karotti vyutpattyti
prakrtintimatvokter na sudhavirodhal.zfkalasytivilakia?Jatvena svagatatve?Za ca na
codyiintaravaksalzf''Ce qui se transforme en cause matrielle du temps c'est un
viseia de la substance du temps, diffrent de la prakrti qui est cause matrielle du
monde, et ce n'est pas la prakrti aux trois gutza. Il n'y a pas contradiction avec la
Nyaya-sudha ce que (ce viSea du temps) soit cause matrielle, parce qu'on en-
seigne que le sens du mot prakrti est 'ce qui agit excellement'. Du fait que le
temps est absolument distinct (de la matire) et du fait qu'il est contenu en soi
il n'y a pas l place d'autres discussions".
Il est possible que ce soit ce texte que rponde le M.S.S.S. (p. 64a) :
na ca prakarietza karotti prakrtir iti abdasya kiilaparatvam iti vacyamf "il ne faut
pas dire que le mot prakrti s'applique au temps, en disant que la prakrti est, ce qui
agit excellement". Cette interprtation du mot prakrti est donne par Madhva
lui-mme B.S.Bb., 1.4. 47, mais dans une tout autre intention : afin de montrer
que mme les noms fminins peuvent s'appliquer Vi~I}.U.
3
La S.T.R.M (p. 9a) aprs avoir donn l'explication ci-dessus, propose
une image permettant de comprendre l'affirmation de Jayatirtha, au cas o
l'on comprend le mot prakrti comme signifiant la matire primordiale:
bhavatu v trigru:ziitmikii prakrtir eva klopiidana'f{l tathapi noktado~alzfyathti hi
La Doctrine de Madhva
suffit faire apparatre l'inanit de ce que nous appelons rel, la "Vacuit'' dont
les apparences sont l'inexplicable et insaisissable manifestation. Bien que se gar-
dant de telles conclusions, les advaitin dissolvent tout aussi srement la ralit
du multiple, en lui assignant un statut intermdiaire entre existence et non-exis-
tence, statut "indfinissable" en termes de l'une comme de l'autre, et statut pro-
visioire, destin s'vanouir sans laisser de traces devant la seule vrit de l'Un.
Madhva qui considre ces doctrines comme aussi radicalement nihilistes
l'une que l'autre, se doit donc de construire en face d'elles une philosophie de la
pluralit qui puisse rendre compte des relations internes et externes des tres
individuels que nous prsente notre exprience. Pour ce faire, il lui faut prendre
position en regard du systme du nyya-vais~ika. Celui-ci a en effet dcrit et
class les divers types de relations qtii constituent le monde concret et permettent
de le comprendre dans sa diversit. Madhva tient lui aussi que le monde est rel
et que sa ralit est intelligible, il tient lui aussi que la pense peut rejoindre le
concret et le dcrire tel qu'il se prsente et tel qu'il est. C'est partir des solu-
tions du nyya-vaise~ika et travers la discussion qu'il en instaure, que sont
prsentes les siennes propres.
Les naiyyika reconnaissent deux types de relations~ distinguant le simple
contact spatial, smpyoga, qui ne prsente aucun caractre de ncessit, de la
liaison dnomme par eux samavya, par laquelle sont relies de faon fonda-
mentale les catgories dernires du rel. Cinq formes de relations se trouvent
relever du samavya: la relation qui existe entregutza etgutzin, entre une qualit,
telle saveur ou couleur, et le support de cette qualit, permet d'affirmer qu'un
mme objet possde plusieurs proprits distinctes; la relation avayava-
avayavi11 est celle qui unit les constituants, les ccmembres" au tout qu'ils com-
posent, et fait dire que "l'toffe est dans les fils" dont elle est tisse; les diverses
actions, kriy, sont galement relies par samavya leur support, haya ou
llriyavat, sujet du verbe d'action; la gnralit, sminya, qui permet de penser
sous une mme notion des tres divers, exige un samavya capable de relier les
individus concrets, les "manifestations particulires", vyakti, leur genre com-
mun; enfin une catgorie de spcification, vise~a, qui est requise pour rendre
compte de la distinction entre les substances ternelles, appelle galement un
samavya capable de joindre ces substances leur viie~a.I
1
N.S., II. 2. 95 (p. 122b) vaise#kdayo'vayavvayavinor gutzagutzinolz kri-
yiikriyvator jtivyaktymviie~anityadravyayor atyantabhedam abhyupagamytya-
ntabhinnam eva samavykhya11z sambandham abhyupagacchantij"Les vaisesika
et autres, considrant qu'il y a sparation absolue entre avayava et avaya~in,
u~ra et gm;zbz, kriy et kriyvat, jti et vyakti, vzseja et substance ternelle, con-
L'Existence Individuelle
Bien qu'il s'agisse dans tous ces cas d'aspects diffrents du problme de
l'un et du multiple, ces cinq types de samavi[va ne semblent pas au....: madhva
correspondre des questions de mme ordre. Les unes visent le rapport de la
substance ses attributs, du dharmiu unique ses dhatma multiples, les autres
entendent rendre _compte de la pluralit des su?stances, spares les unes des
autres, et cependant en relation les unes avec les autres. Ces deux ordres de
problmes sont envisags de faon distincte par les madhva: l'un est contenu
dans la notion de viSi#a, tout concret et spcifi, l'autre implique l'examen
de la notion de bheda, diffrence qui spare ces ralits et les divise les unes des
autres.
Le premier problme est insoluble, pensent les mdhva si l'on commence
par considrer comme absolument spars les termes, dhatmitz et dharma,
substance et attribut, pour les unir ensuite par une relation qui, telle samavya,
soit diffrente d'eux. 1 Si l'on pose qu'il y a bheda, diffrence radicale, division_,
entre ces termes, comment pourra-t-on partir d'une telle analyse, retrouver
l'exprience qui ne nous les prsente jamais l'tat spar? L'objet qu'il s'agit
de dcrire est donn comme un tout dont la ralit spcifique implique nces-
sairement des particularits individuelles, comme un existant qualifi, un
viSijta. Si l'on abandonne ce fait essentiel, l'on voit apparatre aussitt
d'invitables fautes logiques, signes infaillibles d'un raisonnement qui fonctionne
vide. C'est ce qui se produit en effet dans le cas examin: le samaviiya, cat-
gorie factice, invente pour rsoudre un problme arbitraire, est expos de
toutes parts aux contradictions. Sa nature mme de relation doit tre mise en
question, du fait que celle-ci est dfinie comme extrieure des termes eux-
mmes spars les uns des autres. Entre deux ralits distinctes n'est admis que
le contact spatial, le sar{lyoga, qui peut les rapprocher mais ne constitue pas un
tout rel. La diffrence pose comme essentielle par les naiyyika, entre sa1'{l-
yoga et samaviiya, ne pourra tre maintenue si le samavaya a mme fon~tion
d'unir des termes foncirement distincts. 2 La difficult apparat clairement
sidrent qu'il y a galement une relation absolument spare (de ces termes) et
qu'ils appellent samavya".
1 atyantabhinna/cf. note prcdente.
2 A.V., II. 2. 95 [6] (p. 25b) ka1yakiira1)ayoscaivagunadel; paicakasya ca/
dans le cas de la relation entre les fils et l'toffe : c'est le contact des fils qui fait
l'toffe, et ce contact est sarttyoga; si cependant l'on dit que la relation entre les
fils mis en contact et leur rsultat, l'toffe, est samaviya, on entend qu'il s'agit
l d'un autre type de relation, d'une relation ncessaire; mais une telle relation
devrait pouvoir tre dite indestructible, et nous savons que nous pouvons
dtruire l'toffe en supprimani le contact mutuel de ses fils. L o le satp.yoga
semble suffire, quoi bon lui adjoindre le samaviya ? Devra-t-on le lui adjoindre
dans tous les cas et dire que l'aigle et le poteau sont lis ncessairement ? Com-
ment donc distinguer une relation fortuite d'une relation essentielle : pour
affirmer qu'un samaviya ne comporte pas d'exceptions ne faudra-t-il pas dire
qu'il est ncessairement joint ses termes ?1 Ceci revient dire qu'un sama-
vaya, pour tre efficace, requiert un autre samavaya. 2 La menace de rgression
l'infini confirme le caractre fallacieux de l'hypothse de dpart.
Pour viter de telles difficults, les adversaires rpondent que le samavaya
"se suffit lui-mme", qu'il est svanirvahaka. En ce cas, dit Madhva, il faut
affirmer que le samavaya, qui joint par exemple la substance ses attributs, n'est
pas diffrent de cette relation mme : il est la substance dans son rapport ses
qualits, il est donc tout simplement identique la substance.3 Dire que le
samavaya se suffit lui-mme, revient donc dire que la substance se suffit
elle-mme, qu'elle est ce qu'elle est, le substrat au del duquel on ne remonte
pas, l'objet concret qui porte en lui ses relations internes. 4 Ceci est exactement
la position des madhva, qui n'ont pourtant nul besoin de la notion de samavaya.
rpondant la relation avayava-avayavz : les fils sont les avayava, les consti-
tuants de l'toffe, c'est pourquoi on les dit ses causes.
1 N.S., ibid., (p.r23a) yadi vyablzicaraparihrayasamavayasyapi samavtiyiin-
"Si l'on dit que le samavaya se supporte lui-mme, pourquoi ne pas dire cela de
la substance ?"
4 N.S., ibid., (p.r27a) samaviiya!,t sambandhiitmakatvat svanirvahako na
proprit de se supporter lui-mme. Ceci n'est pas pour le sm]zyoga, parce qu'il est
temporaire. Nous rpondons que l'on n'a pas prouv que le samaviiya ft ternel".
1 N. S., I. 2. 25 (p. s6b)kificabhediibhedayorapivastuniiparasparatrzcabhe-
Il ne reste qu'une position, celle que se trouvent soutenir les advaitin avec
lesquels, pour une fois les mdhva sont d'accord. Ce point de vue maintient
qu'il n'y a pas de diffrence relle entre substance et attribut. Les vises des
deux doctrines restent cependant diamtralement opposes : les advaitin nient
la diffrence entre ces deux termes parce qu'ils nient toute diffrence et ne
reconnaissent d'autre vrit absolue que celle de l'unit; les mdhva entendent
par cette affirmation rendre compte du rel, tel qu'il est, dans sa pluralit donne.
II n'y a pas de cas o nous puissions saisir sparment le dharmin et le
dharma, pensent les mdhva, aucun prami:za, moyen de connaissance, qui nous
permette de constater la moindre diffrence1 entre le substrat d'une qualit et
cette qualit, le tout et les parties qui le constituent, le sujet d'une action et
l'action elle-mme. La couleur fait partie intgrante de l'toffe, celle-ci est
absolument identique ses fils, et le mouvement de l'toffe agite par le vent ne
se connat pas comme spar de cette dernire. Ces relations, qui correspondent
aux trois premires des cinq relations acceptes par le nyya-vaise~ika, sont
effectivement diffrentes du simple smpyoga, col'l.tact spatial, mais non parce
qu'elles relveraient d'un mystrieux samaviiya : la liaison qu'elles expriment
est en effet si troite qu'elle ne peut tre formule qu'en termes d'identit.
Mais l est toute la difficult, dira-t-on aussitt. Comment peut-on affirmer
de telles identits par des propositions qui ne soient pas tautologiques ? Pour
vouloir viter les .cueils du systme naiyayika, faut-il tomber dans des apories
insolubles, qui finalement donneraient raison aux advaitin_? Si en effet nous ne
pouvons parler de l'unit qu'en termes qui la dmentent, n'est-ce pas que cette
unit transcende notre pense, ses moyens de connaissance et ses moyens
d'expression ? A Ia limite, seule sera vraie l'unit du Brahman, absolument
ineffable.
C'est ici, en face d'un dilemne qui parat sans issue, que les madhva intro-
duisent une notion qui leur est propre, celle de vise~a, de "spcification''. Entre
1
N.S., II. 2. 102 (p. I38a) anubhiiyate ca tantupatiidibuddhil;. km;,if,aba-
dmtidibuddhel' vila~a~zetybhedavi~ayaiva svasryate/kiiica pafotpattel; priig
yiivattta111 desam ava#abhya tantavas ti#lzanti pajo'pi tiivantam eva/na ca mrtayol)
samiiuadaJatvatJt yujyateftena jiiiiyate tantvabhinnal;. pafa iti/"Puisque la repr-
sentation des fils et de l'toffe est donne par l'exprience comme distincte de la
reprsentation des fruits dans la jatte, il est certain qu'elle a pour objet une non-
diffrence. Bien plus_, avant la production de l'toffe, les fils occupent un espace
dfini, le mme que celui qu'occupera l'toffe. Et il n'est pas possible que deux
objets solides aient mme emplacement. C'est pourquoi nous disons que
l'toffe est connue comme non-diffrente des fils".
L'Existence Individuelle
1N.S., Il. 2. 102 (p. I38a) yatra kevalam abhedab pratiyate na tatra sama~
nadhikara1Jyavyavahiiro bhavatifyathii ghafal:J, kalaa itifatra tvabhedal:J, pratiya~
mano vise1etza sahita eva pratiyatefviSe~a.Sca bhedapratinidhil:J, siimiinii~hikaratz.ya~
vyavahiirarp prasta iti/"L o l'on connat la simple identit l'on n'emploie pas
la notion de support commun, comme lorsqu'on dit 'le pot, la cruche'; mais
bien l o l'on connat la non-diffrence accompagne du viie!a; et le viseta,
substitut de la diffrence est dit engendrer l'emploi de la notion de support
commun." (Cf. Ie part. ch.I, n. 2 p. 55).
12
La Doctrine de Madhva
1 A.V., I. 2. 26 [6] (p. :1:2a) akhati{lavadw 'pi syiid vise~o 'nicchato 'pyasauf
vyavrtte ttirvisc~e tu kJl vyavartyabahutvatalzf"Le partisan de la non-division pos-
sde aussi le vise~a, mme s'il n'en veut pas. Si le Brahman, dpourvu de vise~a,
est connu par ngation, pourquoi une pluralit de termes nier?"
P. N.S., 1. 2. 25 (p. 56b) bhedabhedavadina tvavasyam angikara1JiyO vise~af:z/
pamsparaviruddhay01 bhedablledayol' ekatta tam antare1Jnupapattef:t/"Quant au
blteda-abheda-vadin, il lui faut ncessairement admettrelevise~a, parce qu'il n'est
pas possible que deux contradictoires, diffrence et non-diffrence, existent en-
semble, en un seul objet, sans lui".
3
N.S., 1. 2. 25 (p. 56b) api caikasvabhava eva samavayaMsa katham avaya-
vadtl adltratvenavayavyadi1! iidheyatvetza niyacchetfavayaviidinatJl svabhvabhe-
dad t'ti cet/alatJl ial'lti samavayenafatha samavayasyaiva vicitrabhavatvatJl tadii
savise~atvam eveti/"Enoutrevotre samavayaa une unique nature: comment pour-
ra-t-il rgir les avayava, en tant qu'ils sont supports, les avayavin, en tant qu'ils
sont supports. Si vous dites : 'parce que ceci est d la diffrence de nature des
avayava et des autres', en ce cas plus besoin de samavaya. Ou bien, c'est le sama-
vaya lui-mme qui a une nature varie, alors c'est qu'il est pourvu de viseia".
L'ExisTence 17ldividuelle 179
1
N.S., II. 2. I39 (p. 25a-b) viii#aluiro na vise;atzalfZ napi sambandhal;t
krz. nama viseDJam/ na ca tanmatram{ dvividho hi viii#aluirabf yavadvzse;ya-
bhauyayiivadviieiyabhavi caf tatriidyo viseDJetziityantabhinnal;tf yathesvaral;t sva-
rpetza sarvajiabf .. / dvitiyas tu vie;yetza bhinniibhinnal;t/ yathii parvateniigni-
miin/ yatha hi sa'l{lyogaviieiasaciviis tantava~ paftikiire'(Za paritzamantef tatha-
gantukavise~etza sambandhad vie;yasvarparrz. vist$taluiretza paritzamate/ f "La
forme compose (viS#ta-iikiira) n'est pas le moyen de qualification (vise;atza),
ni non plus la relation, mais c'est la ralit qualifier (vise~ya). Mais ce n'est
pas uniquement celle-ci. Car le vis#ta-iikiira est de deux sortes : celui qui existe
selon le vise~ya et celui qui n'existe pas selon lui. Le premier est entirement
non-spar du vise~a, comme l'on dit: le Seigneur estomniscientparessence ...
le second peut tre spar ou non-spar du viseya, comme pour la montagne
le fait qu'elle soit en feu, ou comme pour les fils qui, unis par un contact dter-
min, se transforment en toffe; ainsi, par un lien avec un viie;a accidentel
l'essence propre du vise~ya se transforme en viSiffa-tikiira".
I82 La Doctrine de Madhva
3
A.V.,II. 2. rross.[6] (p.26a)ablzinnobhagavnsvena tadanyenavibhedaviinf
11ity dllam1s tadiyas tu sarve'smii7z naiva bhedina~f siimastyocchedino'nyatra
dhann ubhayaritpitza(z/ "Le Bienheureux est sans division en lui-mme,
il est divis de ce qui est autre que lui. Tous les attributs qui lui appartiennent
sont ternels, n'tant absolument pas diviss de lui. Ailleurs, les attributs qui
sont vous se sparer de leur totalit sont de deux sortes", (c'est--dire
diviss et non-diviss de leur support). Mais ceci ne revient pas la doctrine
bheda-abheda : il s'agit de la "diffrence des temps" dit Jayatrtha. Tant que
dure la composition, les attributs mme temporaires ne sont pas spars de leur
support.
L' Exisrence Individuelle
I A. V., II. 2. 121 ss. [6] (p. 26b) naratvdikam apyeva1fl tattaddlzarmataye-
yatef na sarvadharma eko' sti samudiiyas tu bhinnagabf etadrsatp ca sdryarj~
padrtlze~ Prthak prthak/ "L'humanit est de mme considre comme un
attribut de tel ou tel homme: il n'existe pas un attribut unique appartenant
tous, mais une collection qui suppose des tres diffrents. Et la ressemblance
est de mme, existant dans chacune des ralits". Jayatrtha explique que la
resseQtblance n'est pas un attribut commun aux choses qui se ressemblent,
mais qu'elle repose de faon diffrente sur chacun de ses termes : anayolt
sadrsyam ityddcsyiinyena siidrsyam asyiinyena siidrsyam iti upapattel;e/ "parce
qu'il est possible de dire que, lorsqu'on parle de ressemblance entre deux choses,
il s'agit de la ressemblance de celle-ci par rapport l'autre, de celle-ci par rap-
port l'autre". Il en sera de mme pour la diffrence (cf. chapitre suivant):
chaque chose a sa manire elle de diffrer des autres.
2 N.S., II. 2. ro6 (p. 142a-b) dharmapadiirtharp dravyadibhyo bhinnam
Le B.T. affirme les deux points: d'une part il dit que rien, jamais, n'est
connu comme dpourvu de parties (par. 14) : na ciinavayava'l'[l vastu k:vacit
syiin miinagocaramf d'autre part (par. 91) il dclare: iikiisii apyatas tvete hy-
anantii apka~uidivatf "ces espaces eux-mmes sont donc en nombre infini,
comme les gouttes d'eau etc.,", semblant donner l'espace une structure gra-
nulaire.
La solution semble se trouver dans les affirmations de Madhva selon les-
quelles la notion d'atomicit est relative, comme celle de grandeur. L'atome
est un infini mais chaque ordre de grandeur reprsente un nouvel ordre d'infini.
Madhva emploie ce sujet la notion de tiiratamya, de hirarchie qu'il emploiera
pour rendre compte de la gradation des mes: chaque degr l'on trouve un
groupe d'mes en nombre infini, il y a donc une hirarchie entre les infinis.
A.V., 11.2. 86 [6] (p. 25b) tiiratamyena sarve'pi mahiintaiciitzavo yatal;l/
"parce que toutes choses sont grandes ou atomiques selon leur hirarchie" et
A.V., II. 2. 66: [6] (p. 24b): aputvattz ca mahattvanz cayato vastuvyape~ayiif
tiiratamyasthitii yasmiit padiirtlu'ifz sarva eva ca/ "l'atomicit et la grandeur sont
relatives la chose, c'est pourquoi toutes les ralits aussi se tiennent en hi-
rarchie". Jayatirtha au commentaire du premier passage rapproche explicitement
la hirarcle des groupes d'mes et les degrs selon lesquels existent les divers
infmis : tathii sarvakalpe~ SaJ'fiSiiripo'nantiiM tathiipyapavargavasiit tiira-
tamyam upeyam eva/ "C'est ainsi que dans tous les kalpa, les tres en transmigra-
tion sont infinis, et que pourtant, en dpendance de leur ascension, une hirar-
chie est tablie (entre eux)" (p. 99b).
Ces dveloppements de la doctrine paraissent se rattacher troitement
la notion de vise~a : le vise~a, force de cohsion de chaque ralit, permet de pen-
ser l'unit d'ensembles pourvus de parties infinies, et de concevoir ces infinis
comme des touts pouvant tre en relation les uns avec les autres, hirarchiss
en ordre de grandeur.
1 A.V., II. 2. 139 [6] (p. 27a) asmatpa~e vle~asya sarvatriigkrtatvataM
11tsti do~a~t kvacit ../ "Dans notre position, puisque le vise~a est accept dans tous
les cas, il n'y a plus aucune difficult ... " Madhva laisse apparatre un vritable
enthousiasme pour la notion de visefa~ et il s' tQnne qu'elle rencontre tant d' oppo-
L'Existence Individuelle
dcrire dans son caractre essentiel> qui est d'tre un fait irrductible, pour faire
apparatre les notions qui la fois expriment et expliquent cette irrductibilit.
Mais montrer que le vise~a est l'hypothse la plus simple et la meilleure,
suffit-il prouver qu'il existe ? Les madhva rejettent l'autorit du raisonnement
"indpendant," c'est--dire qui ne s'appuierait pas sur le contenu d'une exp-
rience. L'hypothse arthpatti, ~rment-ils, n'est pas un pram~za par elle-
mme, elle n'est qu'une forme du_raisonnement, sownise comme lui au fait, et ne
pouvant atteindre la vrit par ses seules forces. Si donc les madhva prsentent
leur conception comme l'hypothse la plus satisfaisante, c'est au plan de la discus-
sion d'un systme qui avait avanc une autre hypothse, celle du samaviiya.
Mais il est certain que l n'est pas leur dernier mot au sujet d'une notion qui est
au centre de toute leur doctrine, la base de toutes leurs explications.
Par quelle exprience cependant pouvons-nous apprhender le vise~a, pou-
voir interne de la substance, force de cohsion de chaque ralit, capacit
cache au cur mme de la relation du substrat et de ses attributs ? Madhva ne
craint pas d'affirmer que le vise~a est connu par perception, pratya~a, mais cette
perception est celle du siik#n. Bien que le vise~a ne figure pas dans les listes,!
par ailleurs ouvertes, des objets du sa~in, un texte formel de l' Anuvykhyana
dclare que "tous ces viseja sont assurment objets de la perception du
tmoin". 2 Ceci signifie donc que le viseja est donn l'vidence intellectuelle
comme une vrit immdiate, mais ceci ne signifie pas qu'il lui soit donn comme
une entit isole qui puisse tre saisie part de l'exprience sensible. Par ana-
logie avec la connaissance de ces autres objets du sfik#n que sont l'espace et
le temps, il est possible de comprendre le vise~a comme une catgorie du rel, qui
sition : A. V., II.2. 103 [6] (p. 26a) etadrse vise~e'smin ko dvejo viidinaqz bhavetf
"Puisque ce viSe~a est tel> comment les docteurs peuvent-ils avoir cette haine
pour lui?"
1 Cf. plus haut, Ile part. ch. 1 notes 1 et 2 p. 14r.
2 A.V., II. 3 68 [14] (p. 36a) vise~al; sarva evaite siik#pratyakjagocariibf
rkrtya ca tan sarviin vyavahara~ pravartate/ "Tous ces viseja sont assurment
objets de la perception du siik#n, et c'est en les reconnaissant tous que se fait
l'usage courant".
Le M.S.S.S. (p. Sa) cite un autre texte de Madhva, provenant du8g-bhii,sya~
taduktatfl rgbh~yef uktvii dharmiin Prthaktvasya ni~edhiid evam eva hi/ visejo
jfiyate S7'utyii bhediid anyaica sak#ta iti/ "Lorsque la Sruti parle des attributs,
tout en niant qu'ils existent de faon spare,. elle fait connatre le vise~a, et celui-
ci est donn comme autre que la diffrence par le siikfin". Un texte du B.T.
(par. 3) dit galement : viie~o'nubhavad eva jniiyate sarvavastu~uj "le vt'se!a
est connu certainement par l'exprience dans toutes les ralits",
I88 La Doctrine de Madhva
s'impose la pense dans toutes les dmarches par lesquelles elle apprhende une
vrit d'existence. Ainsi le vise~a est connu "dans" les choses, dans la mesure
o nous les jugeons vraies, o nous ne les prenons pas comme un assemblage il-
lusoire de donnes htrognes, dans la mesure o nous savons que ces donnes
convergent vers un noyau de ralit. e jugement qui provient de seul "t-
moin", informe notre perception sensible de telle sorte que, par un unique acte de
perception, nous "voyons" les choses et leur existence.
Selon une dmarche qui lui est familire, Madhva confirme sa position par
le tmoignage de l'activit pratique, celle de l'action et du langage, tout l'ensem-
ble des comportements dsigns par le terme de vyavahira. En celui-ci se r-
vle comme spontanment cette science inne du vrai qui est celle "tmoin,"
laquelle nous garantit la valeur de nos certitudes pratiques. Madhva donne du
mot vyavahira une "tymologie" qui vise en exclure toute nuance relativiste et
fonder sa vrit dans celle du jugement port par le siik#n : vyavahiira signi-
fierait "ce qui a efficacit", vyavasiiyin, "grce au stileyin" .1 C'est pourquoi, con-
tinue le texte, "pour fonder ce vyavaha1a, reconnu par tous, c'est le siik#n, sans
dfauts, que toujours nous devons seul accepter". Il est remarquable que ces con-
sidrations suivent immdiatement le passage qui affirme que les vise~a sont les
objets de la perception du siileyin, signifiant par l que tous nos comportements
spontans supposent une certaine connaissance du vise~a. Ceci doit tre rappro-
ch de l'argument employ contre les adversaires : ceux-l mmes qui ignorent
ou nient le viSe~a ne peuvent viter d'en faire usage sous une forme ou sous une
autre.
Telle semble donc tre !'"exprience" qui donne valeur l'hypothse du
vise,~a. Elle est si fondamentale qu'elle fonde toute exprience objective et toute
description de cette exprience. Percevoir le moindre objet comme rel, c'est le
percevoir comme possdant sa capacit propre d'existence, c'est le connatre
comme ce tout concret, ce viii#a, identique ses vise~a, rayonnant par eux la
multiplicit de ses aspects, manifestant par eux l'unit en laquelle ils s'en-
racinent.
1
A.V., Il. 3 69 [14] (p. 36a-b) siileyi~zo vyavasiiy tuvyavalziro 'bhidyatef
tasmiit sarvaprasiddhasya vyavalziirasya siddhaye/ siikf nirdo!a evaikas sadiin-
gkii1ya eva nal,/
DIFFERENCE E'T NEGATION
comme relation entre deux termes, soit que l'on dise "la cruche et l'toffe sont
diffrentes", soit que l'on dise "il y a une diffrence entre la cruche et l'toffe",
chacune de ces expressions suppose dj la connaissance de la diffrence
des deux termes. Si l'on essaie maintenant de faire de la diffrence, non plus
une relation entre deux termes, mais une proprit appartenant l'un d'eux,
soit que l'on dclare "la cruche est diffrente de l'toffe" ou que l'on dise "il y a
une diffrence appartenant l'toffe, par rapport la cruche", l'on n'vite pas
davantage le support mutuel, car on ne peut faire de telles propositions sans con-
natre d'avance la "diffrence" entre le dharmin et son pratiyogin, puisqu'il faut
possder la notion d'un support et celle de sa contre-partie pour pouvoir parler
de diffrence. La consquence est que la diffre~ce ne peut tre dfinie, qu'elle
n'a aucun droit au statut de ralit. Si la multiplicit n'existe pas, il ne reste
que le "Vide sans second". Nous ne connaissons pas la pluralit parce qu'elle
n'est pas connaissable, et nous ne saisissons que le vide sur lequel ce monde
de diffrences parat exister.
La diffrence n'est pas une relation, rpondent les madhva. Elle n'est ni
relation entre deux termes, ni relation d'un terme sa contre-partie, elle est iden-
tique son support, au dharmin, elle est vastu-svarilpa, essence mme de la chose. 1
Il est en effet ncessaire de ne pas introduire la moindre "diffrence" entre la
chose et sa diffrence, car si l'on dit cette dernire tant soit peu diffrente de
son support, l'on est conduit aussitt une autre difficult logique: il faut
expliquer la nouvelle diffrence par une autre, et ceci introduit le dfaut d'ana-
vasthii, rgrs l'infini, dans Ia dfinition. Nous saisissons la diffrence dans
l'acte mme par lequel nous saisissons une ralit2 : il n'y a aucune diffrence
entre penser qu'une chose existe et penser qu'elle est diffrente des autres choses.
La diffrence nous est donc donne dans le jugement d'existence lui mme,
elle en est insparable : comment dire, en ce cas, qu'elle n'e:dste pas ?1
Mais la doctrine de la "diffrence essentielle"2 rencontre d'autres objections
auxquelles les madhva sont leur tour confronts. Comment pouvez-vous
affirmer, arguent leurs adversaires, que vous saisissez la diffrence "en mme
temps" que la chose? C'est mconnatre le processus de la connaissance. Vous
pouvez dire que vous apprhendez au premier moment une ralit indter-
mine, nirvikalpaka, sans relation autre chose, puis que vous connaissez
ensuite ses diverses dterminations. Alors seulement, vous pouvez parler de
diffrence. La diffrence est surajoute l'existence pure, elle est donc autre
que celle-ci et il faut la penser "en relation" son support, mais non identique
lui. Toutes les difficults prcdentes reparaissent en cet instant. La diffrence
est une relation surimpose l'objet indtermin de notre pense. Mais cette
relation est fausse et cette surimposition est irrelle, comme le montrent les
parado;es qu'elles portent en elles.
les prabhakara sont les plus proches de la position des madhva, puisqu'ils tiennent
que la diffrence est la nature mme du substrat, tel qu'il nous est donn dans
la perception. Les bhha pensent que la diffrence, tant non-tre rciproque,
est connue par anupalabdhi, "non-apprhension," pramiirza que n'acceptent pas
les mdhva. Cf. K. Narain, Outline Madhva Phil. p. 62.
Le Kharz~anakhm.zi)hakhiidya de Srihar~a, discutant la notion de diffrence
considre quatre explications possibles, que S.N. Das Gupta rsume ainsi dans
Hist. Ind. Phil. 1, p. 462 : (1) the difference may be perceived as appearing in its
own characteristics in our experience (svarpa-bheda) as Prabhkara thinks;
(2) the difference between two things. is nothing but the absence of the other
(anyonyabhava) as sorne Naiyayikas and Bhlitas thini<; (3) difference means
divergence. of characteristics (vaidharmya) as the Vaise~ika speak of it; (4)
difference may be a separate entity in itselflike the prthaktva quality of Nyaya".
Dans son expos de la doctrine de la diffrence 'chez Madhva (op. cit. pp.
62-70) K. Narain suit un schma plus simple qui semble correspondre aux
allusions de Madhva : la diffrence peut-tre conue soit comme "essence de la
chose" soit comme une ralit indpendante : dans le second groupe se trou-
vent les naiyyika, qui tiennent que la diffrence est une relation distincte de ses
termes et qui la considrent soit comme Prthaktva soit comme anyonyiibhiiva.
(Cf. plus loin). Madhva, notre connaissance ne discute pas la notion de
vaidharmya.
La Doctrine de Madhva
, 1 N.S., II. 2. 234 (p.93a) bhaved etad yadi bhedo vastugraha eva grhyatefna
caivamfkinz niima vastuprattyuttarakiilam evafnirvikalpake hi ptatyaye vastumii-
tram avabhiisatefbhedas tu vastudarsanottarakiilanz pratiyogismarave satyavabhii-
satefyathii siidrryam abhiivascetyata iiha anyathetijyadi bhedo vastuprattau na
pratyeta tadiisyamunii bheda ityuttarakiilarp. savikalpakavi.Jfiiinam api na jiiyetaf
tathii ca tathii vyavahiro'pi na syitfasyiimuneti hi dh~rmipratiyogitayii vastudva-
yam uddiya bhedo jiiiyatefna ciigrhtabhedat.n tathodde#U1'fl sakyatef"II en serait
ainsi si la diffrence tait saisie dans la saisie mme de la chose. Mais il n'en est
rien, elle ne peut tre saisie qu'aprs que l'on connat la chose. En effet, dans une
connaissance indtermine (nirvikalpaka) apparat la chose l'tat pur, mais la
diffrence apparat aprs la vue de la chose, au moment o l'on se rappelle sa con-
tre-partie. Il en est ici comme pour (la connaissance) du non-tre et celle de la
ressemblance. C'est pourquoi il dit (en rponse): anyathii, 'autrement'. (Cf. texte
de Madhva, plus haut n.I p. 190). Si la diffrence n'est pas com1ue dans la con-
naissance de la chose, en ce cas aucune connaissance dtermine (savikalpal~a) de la
forme 'diffrence de ceci par rapport cela' ne pourrait natre par la suite, et en
ce cas on ne l'exprimerait pas de cette manire. En effet lorsque J>on dit 'de ceci
par rapport cela' on connat une diffrence dsignant deux choses, l'une comme
dhanitin l'autre comme pratz'yogin, et une diffrence qui n'aurait pas t saisie ne
pourrait tre ainsi dsigne".
2 N.S., II. 2. 235 (p. 96a) yadi ghafadarsane'pi tadbhedo na dr#as tadiinan~
tuno grahe sati pacd bhedagraha iti niistifki1fl tu vastugraha eva bhedagraha~fta~
thii k:viinyonyiiSrayatvarp. yena bhedo durgrahal;t syad itiJ''Parce que la diffrence
13
i94 La Doct1ze de Madhva
avec l'objet, la premire apprhension, parce que n'importe quel objet, bien
ou mal connu, nous est ncessairment connu comme diffrent de tous les
autres/ diffrent de tout ce qui n'est pas lui.
En ce cas rpondent les adversaires, poussant leur tour bout la position
des madhva, si vous dites que tout objet porte en lui sa diffrence d'avec tout le
reste, vous devez dire que la connaissance de n'importe quelle ralit donne
la connaissance de toutes les ralits. Ceci vous fait omniscients, et vous ne pou-
vez plus expliquer le doute ni l'erreur. Puisque vous les admettez, vous devez
reconnatre que certaines connaissances sont moins dtermines que d'autres et
que vous ne saisissez pas d'un seul regard toutes les diffrences qui, selon vous,
sont insparables de l'essence d'une seule chose. Il vous est donc impossible
de poser l'quivalence entre bheda et vastu-svarpa.
Notre position, rpondent les madhva, ne conduit pasl'omniscience, car
il est certain qu'une perception limite ne nous donne pas la connaissance du
monde entier, mais elle nous conduit simplement reconnatre, une fois de plus
et l'intrieur mme de notre perception, externe ou interne, la perception du
sujeHmoin, la prsence du sak#n. C'est lui en effet, et lui seul, qui peut nous
donnel' l'vidence de la gnralit, samiinya, car lui seul a la perception de l'in-
fini. En saisissant une ralit nous la saisissons du mme regard comme diff-
rnte de t~ut le reste,2 de tout ce qui n'est pas elle: nous pensons le monde en-
est l'essence propre de la chose) il n'est pas vrai que la saisie de la diffrence se
produise apts que l'on ait saisi la chose, mais la saisie de la chose c'est justement
celle de la diffrence. Ainsi o se trouve ce support mutuel, qui rendrait la
diffrence incomprhensible ?"
1 A. V., II. 2. 236 ss. [8] (p. 30b-31a) dltannitvapratiyogitvatadbhedii yugapad
tier~ en effet, mais ceci n'est pas l'omniscience. 1 Dieu ne connat pas les ralits
en gnral, mais il les connat toutes dans l'infinit de leurs relations prcises.
Notre pense ne saisit que certaines de ces relations, mais elle peut les concevoir
comme innombrables. 2 Cette vision de l'infinit des relations externes qui oppo-
sent un tre tous les autres tres, est l'exacte contre-partie de notre vision
de l'infinit de ses relations internes : en droit, en effet, une ralit est porteuse
d'un nombre infini de vise~a, de spcifications,3 qui chacune la distinguent de tel
ou tel autre objet. Nous connaissons une telle potentialit d'un seul regard, au
moment mme o nous connaissons l'objet donn comme existant, c'est--dire
comme autre que tout ce qui n'est pas lui. Le siikjin voit la gnralit en saisis-
1
N.S., Il. 2. 236 (p. 96a) tatra ki11z bhedo dhannirzalt svarpam/ uta prait"yo-
gino'pif na tiivad dvityaM ekasyaiva bhedasyobhayasvarpatve'dvaitaprasmigiit/
iidye tu yadyapi dharmijnanabhedajiiiinayor niinyonyiiSrayatvam/ tathiipi prati-
yogijntinape~ayiinyonyairayatvaJJZ katha~n parihararziyamf maivamf bhedasya
svarpato pzane pratiyogivi.~effajiiiiniinape/cyarzatj pra#yogisvarpajfiane
. caitadbhedajiitintinapekffatzatj "Ici l'on demande si la diffrence est l'essence propre
du dharmin ou galement celle du pratiyogin. Ce ne peut tre le second cas, car
si une diffrence unique tait essence propre des deux termes il s'ensuivrait qu'elle
les unifierait. Mais dans le premier cas, bien qu'il n'y ait pas de support mutuel
entre la connaissance du dharmin et celle de la diffrence, comment viter ce
support mutuel, puisque la diffrence dpend de la connaissance du pratt'yogitz?
Il n'en est rien : si l'on connat la diffrence comme essence propre, cette con-
naissance ne dpend pas de la connaissance d'un pratiyogin dtermin, et lorsque
l'on connat. l'essence propre du pratiyogin, cette connaissance ne dpend pas
de celle de cette diffrence-l". L'argument selon lequel la diffrence est rela-
tive au dharmin et au pratiyogin est un des arguments des bouddhistes (Cf. n. I
p. I89). Srihar~a (Khav4anakha1)if,akhiidya) y introduit une difficult supplmen-
taire: puisque dharmin etpratiyogin sont en relation, il s'ensuit que la diffrence
introduit la prsence du pratiyogin dans la nature propre du dhannin. L'argu-
ment est dvelopp par Citsukha (Tattva-pradpika) sous la forme o le rejette
ici Jayatrtha : la diffrence unifierait le dharmin et le pratiyogin. Cf. K. Narain,
Outline Madhva Phil. p. 64.
2 A.V., II. 2. r2o [6] (p. 26b) ito'mu;ytimuto'muffj]a bhedo dr#o dvidharmikabf
tatraikavacanarrz yat tad vipriitzip bhojanarp yathtij "La diffrence de cela par
rapport ceci, de ceci par rapport cela, est connue comme possdant deux sup-
ports; si l'on emploie ici un seul mot c'est comme !lorsque l'on dit : c'est une
La Doctrine de Madhva
blables, mais ceci ne suppose aucune entit compntrant ces ralits et les
unifiant en une seule notion. Aucune ncessit ne m'oblige penser l'toffe cha-
que fois que je pense la cruche, ni mme penser la diffrence de l'toffe par
rapport la cruche, quand je pense la diffrence de cette dernire par rapport
l'toffe. Quand je connais la cruche comme autre que ce qui n'est pas elle,
je possde une notion qui se suffit pleinement elle.:-mme, je possde la notion
de l'existence individuelle d'un objet donn, son svarpa, sa nature propre. Les
deux notions, "diffrence", et "essence propre", sont identiques, et si je les distin-
gue par la pense ou le langage, c'est grce au seul agent capable d'introduire une
distance l o il n'y a qu'identit, grce au vie~a. Toute diffrence, quoique
identique la chose se prsente comme un vise~a de celle-ciL. Il est donc possible,
par la force de vie~a, de dire que la diffrence se suffit elle-mme, en surmon-
tant la fois les dfauts de rgrs l'infini et de support mutuel, parce que le
vise~a est svanirvahaka, se supportant soi-mme, tout en tant capable de sup-
porter dautres vie~a : la premire diffrence, celle par laquelle une ralit
existe comme autre que tout le reste, s'adjoignent par spcifications suppl-
mentaires les autres diffrences possibles, dterminations secondaires, tout aussi
relles que la dtermination premire, tout aussi solidement enracines dans
son existence propre. 2 Ainsi le vise~a, force de cohsion de chaque ralit, et
force de manifestation de tout ce qu'elle est, ne rend pas seulement compte de la
cohsion de l'un et du multiple l'intrieur de haque tre, elle permet de com-
prendre la pluralit des tres. Chaque substance, par la force mm~ de son
existence individuelle se pose comme diffrente des autres, et chaque diffrence
particulire manifeste un aspect de son individualit. La coexistence de ralits
multiples ne menace aucunement la consistance propre de chacune d'elles: il est
possible plutt de dire qu'elle se prtent un mutuel appui, 1 mettant en valeur, par
leurs oppositions, tels de leurs caractres spcifiques.
supporte d'autres vise~a, qui sont toutes les diffrences possibles. Il semble ce-
pendant que l'on saisisse ici, travers cette disparit de vocabulaire une nou-
velle preuve de l'laboration des doctrines du B.T. par Madhva, et il semble aussi
que cette laboration soit en rapport avec la notion de sakfin : c'est en effet le
sakfin qui connat la diffrence en mode de gnralit, avant de saisir les vise~a
de telle ou telle diffrence. Or comme nous l'avons vu (cf. Introduction p.
31) la notion desakjin n'apparat pas dans les passages du B.T. que cite Madhva.
Quant l'ide d'utiliser le viseia pour rsoudre les apories de la diffrence elle
est prsente dans le B.T. par. 146 (cit par le V.T.V., par. 458) : abhimzatvam
abhedasca yathi bhedaviva1jitam/ vyavahirya11z Prthaktvaqz syiid evam va
gu1Ji harel}f abhedabhinnayor bhedo yadi va bhedabhinnayof:zf anavasthitir eva syan-
na viseatza,timatil}f mlasambandham ajiiatva tasmad ekam anantadhi/ vyava-
harya1fZ vise~etza dustarkabalato hareM viseo'pz' svarupaf!t sa svanirvahakatsya
cajiti brahmatarkef "et il est dit dans le Brahma-tarka : de mme que le fait
d'tre diffrent et la diffrence sont dpourvus de diffrence, mais peuvent
tre exprims de faon distincte, de mme en est-il pour les qualits de Hari.
S'il y avait diffrence entre la non-diffrence et ce qui n'est pas diffrent, comme
entre la diffrence et ce qui est diffrent, il y aurait rgrs l'infini. L'on n'a
pas la pense de la qualification sans connatre la relation fondamentale (de celle-
ci la substance); c'est pourquoi ce qui est un peut tre exprim en un nombre
infini de manires, par le fait du visea, grce Hari dont le pouvoir dpasse )a
saisie du raisonnement. Le vise~a est en lui-mme l'essence propre et il possde
la proprit de se supporter lui-mme".
1 V.A. 405-8 na bhedo yugadharmaf:z/ kirre tvekasya dharmo'pare1Ja n-pyabf
renee, comme la diffrence des deux lunes, l'attribut que l'on veut tablir est-il,
quant lui, existant, ou non~existant, ou n'est-il ni l'un ni l'autre ? Si vous
dites qu'il existe, c'est contraire votre position, et si vous dites qu'il n'existe pas,
c'est ce que nous disons; si vous dites qu'il n'est ni l'un ni l'autre, ceci ne peut
tre prouv : telle est la rfutation de leur raisonnement".
1 V.A., par. 383 bhedasya prat'itim anupajivya niriikartum aiakyatviit/
division, vous n'avez pas le droit de conclure au vide, car la division d'une ralit
aussi pousse soit-elle ne peut aboutir au nant. 1
L'objection ainsi carte peut cependant renatre sous une autre forme et
poser des problmes dlicats. En disant que la diffrence est identique la na-
ture propre de tout existant, l'on ne peut viter de faire intervenir la ngation
dans les noncs qui dfinissent chacun d'eux. Les jugements de diffrence sont
de forme ngative, distinguant une ralit de ce qui n'est pas elle. N'est-ce
pas introduire le non-tre dans l'tre, composer une notion contradictoire, et du
mme coup manifester que l'on ne peut parler d'existences multiples ? La plu-
ralit se trouve nouveau vide de toute consistance propre, le monde se rvle
un rseau de relations inconcevables et inexprimables.
~e ralisme de nyaya-vaisesika cherchant dcrire la pluralit des exis-
tences, sans la rduire de pures relations, avait t amen distinguer l'essence
de la chose de ses relations, et distinguer nouveau entre ses relations, celles
qui se prsentent sous forme positive et celles qui sont de forme ngative. Les
premires ressortissaient la proprit de Prthaktva, le fait d'tre distinct,
qualit (gutza) positive appartenant aux substances, les douant de diffrenciation
numrique. Les secondes taient la manifestation d'une catgorie spciale,
l'anyonya-abhava,non-tre rciproque, relation ternelle et unique en elle-mme.,
manifeste par les diffrences spcifiques, de faon analogue la manifestation de
la gnralit, samanya, travers les tres particuliers. Madhva s'oppose en plu-
sieurs occasions de telles distinctions. Il ne peut en effet accepter que le prthaktva
soit une qualit surajoute au dharmin : toutes les difficults de rgrs
l'infini ou de support mutuel s'ensuivent immdiatement. Il ne peut davantage
accepter que l' a11yonyabhiva soit une relation "en soi", distincte des relations par-
ticulires, aprs avoir rejet la possibilit de notions abstraites existant part
des ralits individuelles. Il affirme que les trois notions de bheda, prthaktva et
anyo1lyabhava sont identiques et que le langage les tient pour synonymes : tre
diffrent de ceci c'est tre "autre que ceci", ou encore c'est "ne pas tre ceci."
1A.V ., II. 2. 146 ss. [6] (p. 27b) adblmts te yato'nyasya pratiyogitvam i~atef
pratiyogino hi bhedo'ymtz na tu svasmiit katha1p ca na/ vibhiigenalpataiva syiit
kuta eva tu snyataf "Ils sont admirables :puisque le fait d'tre pratiyogin est
la proprit d'une autre chose, cette diffrence est celle qui (spare) du prati-
yogin, mais ce n'est pas une diffrence par rapport soi-mme, en aucune
manire; la division donnerait la petitesse, mais comment donnerait-elle la
vacuit? "
D'aprs B.N.K. Sharma, Hist.Dv. Sch. 1, p. 161, il s'agirait ici d'Ananda-
bodha,
Difjrerzce et Ngation 203
'
; 1
11
:!
1 .!
Diffrence et Ngacion 205
1 A.V., II, 2. 143 [6] (p. 27b) astyabhiivo'sti ca dhvarpso dehabhiivaca bhas-
matiif ityiidi yujyate sar-varrz pratya~iidipramii1Jatal;t/ "Il y a un non-tre, il y
a une destruction, la non-existnce du corps c'est son tat de cendres, toutes
ces propositions sont possibles sur l'autorit de la perception et des autres pra-
matta". Jayatirtha explique : dehiibhiivo bhasmatetyabhiivasya vise~yatvmtz
bhiivasya ca visi!atvarrz tayosciibhedas tathii ghato na jiiniititi bhiivo viSe~o
'bhiivaca vz'Sijfiikiiras tayosciibheda ityukta112 yujyata z'tyarthal;tj "Lorsqu'on dit :
l'absence du corps c'est l'tat de cendres, le visefYa (objet qualifier) est ngatif
et le tout compos est positif et entre eux il y a non diffrence; galement quand
on dit 'la cruche ne connat pas', le vise~a est positif et le viSi~ta est ngatif :
... tel est le sens" (p. 27a) .
2
A.V., II. 2. 139 ss. [6] (p. 27a) asmatpake viSe~asya sarvatriifzgikrtatvatal;tf
niisti do~al,z kvacid bhiivo hyabhiivasca sa eva hi/ abhiivasya ca dharmiilz syur bhii-
viis teyiiT(t ca te 'khiliil;t/ "Dans notre doctrine, du fait que le vise~a est reconnu par-
tout, il n'y a aucune difficult, car l'existence est parfois aussi non-existence:
la non-existence peut avoir des attributs existants et les existences peuvent
avoir tous les attributs non-existants": (Notre traduction suit Jayatirtha: te~iiql
ca bhiiviiniit]t ca te 'bhavii dharrnii}J, syur itif Il ajoute que akhiliilt, tous~ signifie
ici un grand nombre) (p. 26b).
206 ia Doctrine de Madlzva
1 N.S., II. 2. 143 (p. 27a) yadi bluivbhavayor ekatvatJwa viruddha11z tad
gllafo'pi svibhivitmii kiqz na syiid ityata iiha pratyak;iiditi/J .. bhiiviibhiivayor
vise~yaviSi#ayor aikya1fl pmtya~dipramiitlasiddhatp na tu ghatatadabhavayo[zf
"Si l'unit entre l'existence et la non-existence ne fait pas contradiction, pour-
quoi en ce cas la cruche ne serait-elle pas en forme de sa propre non-existence,
est-il demand; c'est pourquoi il dit 'la perception etc.,' .. .l'unit de l'existence
et de la non-existence comme vise~a et vistta est tablie par l'autorit de la
perception, mais non celle de la cruche et de sa propre non-existence". (Le
texte de Madhva est celui cit plus haut, n. r p. 205).
2 A.V., III. 3 145 ss. [r9] (p. srb) "L'existence a pour essence l'affirmation,
1
1. la non-existence est la ngation, la ngation de la ngation donne forcment la
seule existence. Quant la premire apprhension elle est ncessairement
d'existence ou de non-existence" (texte cit n. 2 p. 87).
'1
1
: 1
Diffren er .Ngarion 207
1 A.V., II. 2. 141 ss. [6] (p. 27a-b) sarve bhvii abhiiviisca padiirths tena
1 sarvadii/ tathiipi prathamarfl buddher yo niedhasyagocaral:tf so'bhiivo vidhibuddhes
;
tu gocaral;t prathamarfl paralt/ "Ainsi toutes les entits sont toujours existences
et non-existences; cependant ce qui, la premire apprhension est objet de
ngation cela est non-existence, et l'autre est ce qui, au premier moment, est
objet de l'apprhen~ion d'affirmation".
2 A.V., II. 1. 75 [4] (p. 2ob) viseYataiva dharmitvarp prathamapratipattiu/
Le monde, tel qu'il est donn l'exprience, est constitu d'objets multiples,
distincts du sujet pensant, et spars les uns des autres. Ces objets appartiennent
ensemble un mme monde, tant insrs en un unique contexte spatio-tempo-
rel, condition ncessaire de nos jugements de ralit. Mais l'intrieur de ce
cadre rgne, semble-t-il, un absolu pluralisme : chaque ralit est, par essence
propre, svarpa, diffrente des autres ; la juxtaposition de deux ralits fait aus-
sitt apparatre les caractres individuels, les vise~a, par lesquels chacune s'oppose
l'autre. Il faut ajouter que cette opposition mme ne leur est pas un trait com-
mun, car chacune possde sa faon propre de diffrer de l'autre.
Il parat donc possible de dire que, pour Madhva, il n'existe pas deux choses
parfaitement identiques,1 non seulement a cause de la diversit des contextes dans
lesquels elles se trouvent, mais par la puissance mme d'individualisation qui
donne chaque tre sa capacit d'existence propre. 2 Un pluralisme qualitalifr-
git le monde matriel comme il rgit le monde des sujets spirituels. Madhva va
jusqu' dire que la "substance a pour essence un nombre infini de vise~a" :3
Jayatrtha certes attnue l'~rmation, rservat;J.t Dieu seul la possession actuelle
d'un nombre infini d'attributs, et il comprend que chaque chose prsente une
capacit indfinie de spcifications, mises en vidence l'occasion des diverses
situations dans lesquelles elle se trouve connue. Il n'en reste pas moins que
chaque noyau concret d'existence n'est pas puis par ses relations extrinsques.
Les viSe,fa priphriques, aussi nombreux soient-ils, renvoient un vise~a central
qui les supporte sans se diviser de lui-mme, qui "se supporte lui-mme",
concidant avec l'essence propre de chaque ralit, avec sa "puissance" d'exister.
Mais un si extrme pluralisme prsente ses difficults propres. Connnent
dcrire un tel monde ? Comment exprimer par le langage, ordonner par le rai-
sonnement une diversit aussi radicale ? Notre comportement pratique, cet en-
semble de faons d'agir, de parler, de juger, que recouvre le terme de vyavahara,
api/ svai(t svair dharmair abhinniiSca/ "toutes les ralits sont diffrentes
et leurs attributs sont diffrents, mais elles sont non-diffrentes chacune de ses
attributs propres".
3 A.V., II. 2. 98. Cf. Ile part. ch. 3, n. r p. 179 et ch. 4, n. 3 p. I95
208
E:a.:-istence et Re/ariotlS
est un fait qui tmoigne lui seul des ~Structures stables d'un monde o nous re-
connaissons les choses et leurs relations, pouvons nous appuyer sur l'exprience
antrieure pour faire des prvisions valables, savons accorder notre action nos
jugements. Le vyavalura fait partie de notre e..-..:prience, et il implique des affir~
mations de vrit. Bien que Madhva se refuse dfinir le vrai par le succs de
l'action, parce qu'il existe des affirmations vraies qui n'ont aucune justification
supplmentaire attendre d'un tel critre, il pose cependant que la notion de suc-
cs partout o elle se prsente requiert celle de ralit, car ce qui n'est rien ne fait
rien, le non-tre ou l'illusion ne produisent aucun effet. Contre les advaitin,
qui utilisent le terme de vyavahiira pour dsigner tout le domaine de la vrit
relative, lequel se situerait mi-chemin entre l'illusion pure et la vrit absolue,
Madhva a affirm qu'il n'existe aucun degr intermdaire: le vyavaluira, le
domaine pratique est le domaine de l'exprience de la vrit, il est l'exprience
d'un monde rel dans lequel la certitude personnelle, en droit suffisante, se trouve
le
corrobore par consensus universel. Il peut donc porter le sceau de l'vidence,
et ce sceau provient de celui qui seul est source d'authenticit, c'est--dire du
sik;in : c'est pourquoi Madhva, vacuant du terme de vyavahira toute trace de
relativisme, l'explique comme ce dont l'efficacit est connue de faon dcisive
par le siik#n. 1
Il arrive cependant que notre comportement ou notre jugement prsentent
des hsitations, que la dcision soit difficile ou impossible : c'est ce qui se pro~
duit dans le cas du doute, que les madhva dfinissent comme "une connaissance
qui n'est pas fixe", anavadhiira?Ja jiiiina. Ainsi se fait-il que voyant au loin
une forme dresse, nous nous demandons: "est-ce un homme ou un poteau?"
Il ne s'agit pas l d'une connaissance indtermine, nirvikalpaka, car nous voyons
l'un des caractres de l'objet, mme si nous n'en savons pas davantage. Encore
moins s'agit-il d'une connaissance qui oscillerait entre tre et non-tre, car
nous ne doutons pas qu'il n'y ait l quelque chose. 2 Mais nous distinguons en un
objet rel un caractre donn qui pourrait appartenir aussi bien un homme
qu' un poteau. C'est ce caractre commun, sadhiratuz-dharma, qui est cause du
doute. 3 Qu'est-ce dire sinon que l'exprience nous prsente de faon imm-
diate, avant toute investigation et tout raisonnement, des similitudes de fait. Ces
1
A.V., II. 3 69. Cf. He part. ch. 3, note r p. r88.
2
Cf. plus haut, He part. ch. 4 et notes I et 2 p. I92 et p. I93
3
P .P., I. 8 anavadhiiratzarrz jnanmp sarrzaya!tf
Dans P.P., 1. ro. Jayatrtha montre que le doute d un "attribut non~
commun" se ramne au doute portant sur !'"attribut commun" : asadhiiratJ.o
hi dharmo na svarpeva smpsayahetuM visefasm4rt1;eakaratJ.atvabhaviit/ kt'rrz tu
14
.
210 La Doctrine de Madhva
similitudes peuvent tre cause d'erreur ou de doute, elles sont plus souvent
sources de connaissance vraie : c'est grce elles que le monde nous est donn
comme un ensemble cohrent.
C'est la ressemblance, en effet, qui explique le langage. 1 Le mot exprime le
groupe d'individus qui se prsentent comme semblables. Les madhva insistent
sur le fait qu'il n'est pas besoin pour rendre compte du langage de faire inter-
venir des notions gnrales, samanya, diffrentes des individus et pourtant imma-
nentes eux, les compntrant sans tre divises entre eux. Il suffit d'avoir, par
rptition, connu la relation constante qui existe entre tel mot et tel objet. pour en
infrer l'extension de sa signification tous les objets semblables. 2 Mais, dira-t-
on, n'est-ce pas rintroduire par un autre biais la notion gnrale? La ressem-
blance jouerait le mme rle, et devrait tre conue comme une entit capable
de "compntrer" ainsi les choses particulires. Les madhva rejettent l'objec-
tion : la ressemblance, comme d'ailleurs la cli:ffrence, n'est rien sans des termes
conn dans leur particularit concrte : elle est elle-mme un de ces vise~a, un
caractre de tel objet qui est rvl par la prsence d'un autre objet, lequel se
trouve donn soit dans la mme perception, soit par un acte de la mmoire.
C'est dire que tous les objets nous sont connus "en relation", dans des ensembles
structurs d'o se dgagent certains rapports significatifs. 1
A partir de l peut s'oprer une certaine classification des tres. Toutes les
ressemblances, en effet, ne sont pas de mme niveau. Les unes sont fugitives,
favorises par un contexte dtermin, une situation provisoire; d'autres sont
constantes et invariables : la dfinition, la~atJa, 2 vise le caractre stable qui se
retrouve en tous les individus porteurs du mme nom, et qui ne se trouve qu'en
eux. Sa fonction essentielle est de distinguer, non de classer :3 les mdhva se re-
fusent inclure tous les groupes d'tres les uns dans les autres jusqu' arriver
parole fait alors saisir une relation gnrale (vyiipti) parce qu'elle signifie la
mme chose que si elle disait : ceci et tout ce qui y ressemble est exprim par
le mot vache. Mais si l'acquisition du sens se fait par la (seule) pratique, la
comprhension de la relation de ressemblance se produit par la vue de rpti-
tions frquentes, et c'est ainsi que la relation connue par telle parole s'infre:
ceci doit tre exprim par le mot vache, parce qu'il ressemble tel (animal),
tout ce qui y ressemble est exprim par le mot vache, ceci y ressemble, donc
ceci est exprim par le mot vache".
1 A.V., III. 2. 84 ss. [r] (p. 4Ia) kiicit siidrsyavij'iiimd akhilasyiipi
,,r
(
.!1.,..
Exzstence et Relations
Elle tire toute sa subsistance des donnes que lui fournissent les deux autres
prami.za, l'exprience ou la rvlation. 1 Ces dernires sont dites upajvya pra-
ma~, modes de connaissance qui soutiennent la vie, qui donnent la nourriture de
la pense; l'infrence est upajvaka pramitza: elle vit de donnes extrinsques. 2
ll arrive certes qu'une infrence se fonde sur une autre infrence, mais ceci
n'empche pas qu'il ne faille " la fin" rejoindre le donn de perception ou le
donn rvl. 3
Puisque le contenu de l'infrence est connu par d'autres prami~za, c'est sa
forme seule qui en fait un pramitza original. L'essence de l'anumina, disent les
mdhva, consiste en la vyiipti, la relation rgulire qui permet de conclure d'un
terme l'autre: l'infrence est vraie lorsque la relation est vraie, et il ne faut pas
chercher ailleurs la dfinition de validit de l' mwmina.'1 Les diverses coles
posent diversement les conditions d'une bonne infrence : les unes pensent
qu'elle doit avoir au moins cinq membres, d'autres trois, d'autres seulement deux.
Par quelle infrence demande Madhva, le partisan de l'un des points de vue
pourrait-il esprer convaincre les autres, quelle serait la forme de l'infrence
vue d'tablir un objet pos comme prmisses, que reste-t-il ici connatre au
sujet, sinon la raison de cette relation (linga) ? Si le liga n'tait pas tabli d'o
lui viendrait donc son autorit ? Si l'on dit que l'infrence n'est qu'un moyen de
Il se rendre prsentes des connaissances passes, elle n'a aucune utilit ici pour
'!it celui qui les voque. Et ce n'est pas en nonant les cinq membres que l'on peut
'
!
conclure une controverse : il faudrait nouveau un moyen de preuve portant sur
i~ l'exemple etc., mais ds que le linga est nonc l'on a la certitude qui conclut
!!1 fermement une infrence".
Le B.T. (par. 3) a une affirmation analogue : vyaptis tu kevaliipi syat
il
jJt'amatmtJt 11iyamasrayat/"Mais la vyapti doit tre par elle seu1e le moyen de
preuve, parce qu'elle repose sur une rgularit".
1 A.V., II. 1. 55 ss. [z] (p. 19b) tripaficavayavam evayitgmavayavinim api/
niyamad yo anumat!l briiyat tattz lrruyiid yadi tadrSfnamtmeti tada kma silhya-
vayavakalpmza/ niyatavayaviisiddhau vyaptnaire!ta siidhanamfkartavyam eva
tena syat tasmat saivammra mataf''Si quelqu'un dit que l'infrence est rgulire-
ment de trois ou de cinq membres, ou encore qu'elle possde une paire de
membres, e.t si on lui rpond qu'elle n'est pas telle, quel moyen a-t-ii de
prouver sa supposition du nombre de membres ? Puisqu'on ne peut tablir la
rgularit de ces membres, c'est par la seule vyapti qu'il faut faire la preuve,
et c'est pourquoi c'est elle qui est considre comme l'infrence elle-mme".
Un passage analogue se trouve dans le B.T. par. 3
Les partisans de l'infrence trois membres (pratijfia-hetu-udaharatza
ou bien wiahara~ta-upa11aya-m"gamana) sont les mim~saka; les naiyayika con-
sidrent les cinq membres comme galement ncessaires ; les bouddhistes se
contentent de deu.,. membres seulement (udaharatza et upanaya) explique Jaya
tirtha ( p. 144a) .
2 A.V.) II. r. 24; cf. le part. ch.2, noter p. 64.
Existence er Relations .2I5
1 A. V., III. 2. 19 ss. [1] (p. 39a) adrjfevyabhicire tusidhakaqz tad iti sphutam/ .
jiiiiyate sik#tzaiviiddhi miinabidhe na tad bhavetJ yat sak#1Jaiva miinatva1Jl
miniintim avasyatej aminasya tu miinatvat?Z miinasatviccalat?Z bhavetJ utsargato'pi
yat priiptam apaviidavivarjitamjvyabhiciiryapavidena minam eva bhav#yatij
"Mais o l'on ne voit pas d'cexception, c'est le siik#n certainement qui connat
avec vidence que c'est l un moyen de preuve ; ceci ne serait pas possible si
un pramitza s'y opposait. Car c'est le sikin qui certifie seul la validit des pra-
miil}a, alors que la validit de ce qui n'est pas p1amii1}a est fluctuante, tant due au
manas. Du moment que-quelque fait est saisi, de faon gnrale, comme dpour-
vu de cas de ngation, ceci devient aussi pramiil}a, du fait qu'ont t cartes
les exceptions".
2 A. V., I. 4 105 ss. [6] (p. 16b-17a) tatptiimi!zyat?Z yathi stik~i sthapayaty-
donne, mais en droit, l'absence d'exceptions est donne dans la notion mme de
relation vraie, et la relation vraie n'est connue que par anvaya. Il semble qu' la
limite on puisse faire dire aux miidhva qu'il suffit d'un seul fait vrai pour fonder
une loi : c'est bien ce qui parat impliqu dans l'affirmation qu'aucun des mem-
bres de I'anumiina n'est essentiel la validit du raisonnement, et que la saisie
de la vyiipti fait elle seule toute l'infrence.
Puisque toute concomitance rgulire, valide par le jugement du siikin,
suffit fonder une infrence, il n'est pas toujours ncessaire de saisir la continuit
matrielle de deux phnomnes pour affirmer qu'une vyiipti les relie. Il est pos-
sible par exemple que, voyant la crue de la rivire, on en infre des chutes de
pluies antrieures sur le sommet des collines: les deux termes ne sont jamais donns
ensemble, mais nous pouvons penser leur relation relle par une sorte de recon-
struction de l'exprience, o la mmoire joue son rle. 1 Comme la mmoire est
un mode de connaissance valide, rien n'interdit en effet d'utiliser ses donnes au
mme rang que celles de la perception. La relation de causalit n'est pas le seul
moyen d'tablir des infrences: ct des raisonnements procdant de l'effet la
. cause ou de la cause l'effet, les madhva en reconnaissent qui ne font que
constater une relation constante entre deux termes dont aucun n'est cause ni
raient autrement indissociables : par exemple "ce qui possde la vie possde
aussi un esprit", sc prouve par l'absence simultane de vie et de conscience.
Quant au raisonnement qui combine prsence et absence, anvayavyatire-
ldu, il n'a pas de statut propre, la vue de la prsence suffisant faire la vyiipti
valable. Il n'est de quelque utilit que pour carter les exceptions.
Ces concessions visent expliquer l'etl'l:ploi que fait Madhva lui-mme, des
arguments de prsence et ~'absence au cours des discussions.
1 P.P., Il. 3 kayoscit samiinadesakiilayor vyiiptil;zjyathii rasasya rpetta/
kayocit samiinadesatve'pi bhmaluilayolJ!yathii dhmasyiigniniifkayoscit samana-
kiilatve'pi bhimradesayofzfyathii krt tikodayasya rohi~zyudayiisattyii/kayoscid blzinna-
ddakalayobjyatlziidlzodese nadipiirasymdhvadeavrifyaf"Parfois la vyiipti existe
entre deu."i termes occupant le mme lieu et le mme temps ; comme la
couleur et le got (d'un fruit mr). Parfois ils occupent le mme lieu mais sont
en des temps diffrents : comme pour la relation de la fume avec le feu. Par-
fois, tout en tant dans le mme temps, il sont en des lieux diffrents : comme
pour la relation entre le lever de krttika et la proximit de celui de rohitzi. Parfois
ils sont en des lieu."\: et des temps diffrents : comme pour la crue de la rivire en
ilVal et la pluie en amont".
Existeu.:e er. Re/arions 2I7
effet de l'autre1 : ainsi la couleur et le got d'un fruit mr, ainsi l'apparition de
la constellation rolzit.zi peu de temps aprs le lever de krttikii. 2 Les rptitions r-
gulires tmoignent donc d'tm ordre stable, dont les constantes peuvent tre affir-
mes de faon gnrale. Nous pouvons ainsi penser la rgularit d'un monde
ordonn. Ayant connu propos d'un fait dtermin la loi gnrale qui unit ses
deux termes, nous sommes capables de concevoir une relation gnrale en
elle-mme, et d'en appliquer la notion d'autres relations rgulires, mme
s'il s'agit d'~n autre ordre de faits, mme si l'un des termes est seul donn dans
notre exprience actuelle, et mme encore si le second terme n'est pas accessible
l'exprience sensible. Les madhva admettent la distinction entre raisonnements
fonds sur la seule donne de fait, dr~fa, et raisonnements fonds sur un fait connu
de faon gnrale, siimiinyato dr#a. a La gnralit, siimiinya, qui avait t
exclue de l'ordre des notions, par le refus des ides abstraites, se trouve donc
accepte dans l'ordre des relations. C'est ici encore au s~in, son pouvoir pro-
pre de connaissance "ternelle," capable de saisir !"'infinit" de l'espace et du
11
.. !
de linga-liitgin (signe indicatif, ralit indique) comme dans le cas fume-feu.
1' : Ou bien, mme lorsque le probandum et le probam sont d'une autre sorte, l'on
voit de faon gnrale (les deux termes) en relation de linga-ligin, du fait qu'on
les comprend selon une forme qui leur est commune : comme, en voyant les
activits de labour etc., du laboureur avoir pour fruit le grain etc., on en infre
' ' que les sacrifices etc., ont pour fruit les paradis etc., parce que l'on comprend de
faon gnrale qu'une activit intelligente porte un fruit ...
1 C'est ce qui tait dj apparu propos de la diffrence : le siik#n peut seul
1 . saisir la diffrence d'un objet par rapport tout le reste de l'univers. Cf. chapi-
tre prcdent et notes 2 p. 194; I et 2 p. I95
Dans la V.A., par. 410, Jayatirtha met explicitement en relation le pouvoir
de saisir la diffrence d'avec "tout", avec le pouvoir de saisir la vyiipti: anyathii
siirvatrikavyiiptipa,.ijtiimisamblzavena ~arviinumiiltatarkocclzedaprasangal;z/
"autrement (si l'on n'admet pas que la connaissance de la diffrence est connais-
sance de la diffrence d'avec tout le reste) il s'ensuivrait la destruction de toute
infrence et de toute argumentation, du fait que l'on ne pourrait avoir (non
plus) connaissance exhaustive de vyiipti s'appliquant tous les cas".
2 A. V., III. 2. 83 [I] (p. 41a) atall sarvapadarthasca siimii1ryiit siik#gocariilJ/
sarvam ityeva vijfiii?Za1'JZ sarve~citJl katham anyathaf "Ainsi toutes les ralits sont
aussi objet du siik#n par la gnralit : comment aurions-nous autrement la
connaissance de toutes, lorsque nous employons le mot 'tout' ?"
s A.V., III. 2. 81 [I] (p. 41a) ato vise~~iiminyarpa1Jt sarvam api~yatef
"ainsi l'univers lui-mme est reu comme form de gnralit et de spcifica-
tion".
Hxi:,tencc: el Relariom .219
lac, en prouvant le plaisir d'tre dsaltr, je sais que je n'ai pas eu affaire un
mirage. La connaissance du plaisir, ou de tout autre sentiment est en effet une
-exprience qui relve directement du sak~in,t et qui ne peut laisser place
aucune nouvelle raison de douter.
Mais Jayatirtha est ici amen rpondre des objections srieuses: dire
que le sak#n saisit la validit de telle exprience, la suite d'une investigation,
revient dire que, en certains cas au moins, il ne se suffit pas de sa certitude.
C'est abandonner le svata(~-prama'(Lya, la validit intrinsque des connaissances
et revenir par ce biais au parata}J-pramatzya, que combattent les madhva. A de
telles difficults, Jayatirtha rpond que le rle de la par~a est purement nga-
tif :2 elle se contente d'carter les obstacles la connaissance vraie. Ces obstacles
sont rels et constituent des entraves certaine~ l'exercice de la pense : la
par~a a donc un rle vritable en rtablissant les conditions normales de con-
naissance, mais ce n'est pas elle qui fait la vrit de cette connaissance. De
mme que l'lphant a pouvoir de marcher, de par sa nature, et non parce
i qu'on a enlev l'pine qu'il avait dans le pied, de mme le siik#n est capable
,! d'vidence par ses seules forces, sitt que les causes de doute et d'erreur ont t
1
supprimes.3 La preuve en est que la pari~a n'est pas ncessairement lie
i;i
!Il
il.
toute affirmation de vrit: une connaissance non-examine n'est pas forcment
, ..1 ' moins vraie qu'une connaissance qui a fait l'objet d'un examen. En fait, l'in-
'
i ~ vestigation ne se produit pas sans raisons, nous ne doutons pas systmatiquement
:/
,,
1
'
.,
1
1
l'
!~
i
1 N.S., 1. 4 104 (p. 130b)ata eva siik#priimii'l}yiivadhiiratze par~iinavastha
i!il 'pi parihttaf grii!zakiinavasthii tu uastyevaJ siik#1Jalz svaprakiisatve11a svaprii-
,,i: miitJ._Vag1'iihakatviitj "Ainsi, puisque l'assurance de vrit est donne par le seul
!:1 siikin, l'on vite le rgrs l'infh dans l'investigation. Et il n'existe pas non
Il:
1' plus dans le moyen de saisie : parce que le sii~in, tant lumineux soi, saisit
'.
sa propre vrit".
2 V.A., par. 45I na caiva11z paratastvapatti}J/ pari~iiyal;t pratibandha~
de tout ce que nous prsente notre exprience.t Pour que nous mettions en branle
lapari~ii, il faut que cette exprience soit confuse et incertaine, qu'elle nous invite
comme d'elle-mme la prciser. 21 Il arrive pourtant que nous nous mfiions
d'une exprience qui prsente toutes les apparences de la vrit, celle qui nous
fait voir par exemple un morceau d'argent l o il n'y a qu'une caille d'hutre:
en ce cas, explique Jayatrtha, peut jouer le souvenir d'erreurs faites antrieure-
ment, en cette vie ou en d'autres. Nous savons donc que nous sommes sujets
l'erreur, mais nous savons aussi que, la plupart du temps, nous avons moyen de
rectifier nos reprsentations errones : l'erreur est une exception et elle n'est
pas sans remde; la par~ii bien conduite, qui se dfie des conclusions htives
ou partiales, peut rtablir le fonctionnement normal de la connaissance. 3 Jaya-
dvay1JZ gatz"m anusandadhat sii/ifi na sahasaiva pramiit;zam etad iti nisceturp sakno#f
ki'f/Z tu do~abhavaniscayadvaraiva/ do~iibhiva'f/Z ca na svayam evivadhiirayitum
i~te/ api tu pari~iisahakrta eva/ "Le siik$in, ayant conscience, en l'exprience
d'un sar{lsiira sans commencement, que dans les connaissances en provenance
des organes, du raisonnement, du tmoignage verbal il y a deux possibilits,
ne peut prcipitamment assurer que l'une d'elles est valide, mais il le fait
travers l'assurance qu'il n'y a pas de dfauts. Et il n'acceptepas de certifier
\ cette absence de dfauts par lui-mme~ mais en tant aid de l'investigation",
1
1
J
222 La Doctrine de Madhva
tirtha sait que nous pouvons nous abuser nous-mme par une "apparence d'in
vestigation" :t la pari~ n'est valide que si elle se soumet, en son principe mme
la rgle de l'vidence~ si elle entend ne s'arrter qu' l'un des deux upajvya
pmmtza, perception et rvlation, l'un et l'autre clairs par l'intuition directe
du sk#n. C'est pourquoi Madhva dclare qu'il faut pousser la park~ "autant .
qu'on le peut", c'est--dire jusqu' l'vidence incontestable, mais cela ne signi-
fie pas que nous devions, en tout cas et en tout temps, nous fier uniquement aux
connaissances qui auraient ainsi t examines. Les termes employs, yvac
i
-chakti-parikff, "une investigation allant aussi loin que possible", montrent, ex-
plique Jayatirtha, qu'il ne s'agit pas d'une "investigation absolue" tyantiki
parik~ :2 il n'est aucunement question de donner l'investigation le pouvoir
de dcider en dernier ressort du vrai~ car ce serait donner au raisonnement
1 N.S., III. 2. 2r (p. 25b) sarvam api jfiti.na1f1. sti.k~i grh~ti/ yadyasya
bdho bhavi,ryati tadapramtza'lft na cet pramatzam eveti tatprmti.v.yam api grhttciti/
,,
' sati prayojane P1'mtzydi.,jijisyii1]'Z parik~m anusrtya prmti.tzyam aprmt;tya1f1.
'i
i; v vyavasthpayati/ albhe tu parik~y vise~vadhrat;zad udstef asym avas-
!! tha.yti.1f1. rgdikalu#ta1f1. mana~ park~bhsasaha.ya1f1. prti.mat;tydikam avadha.-
'!
If
!;
rayati/ tacca kadacid ba.dhyate kadti.cid na/ "Le sti.k~in saisit absolument toutes
.. connaissances. Il saisit aussi leur validit: s'il en est une destine l'annulation
i il' il la saisit alors'comme non-valide, sinon comme valide. S'il y a un motif de vouloir
li connatre la validit etc., il confirme la validit ou l'invalidit~ en suivant une
i.
investigation. Et s'il ne les saisit pas, il suspend son jugement une certitude
dtermine de cette investigation. Quand il est dans cet tat, le manas troubl
par les passions etc. s'accompagnant d'une apparence d'investigation certifie
.,, :~
la validit etc. : celle-ci est parfois annule, parfois non".
'
~:. 9 A. V., III. 4 172 [5-6] (p. 6ob) yti.vacchaktipat"i~ym upajvyasyaba.-
pouvoir sur l'exprience, laquelle il est, et reste en rout cas, soumis. Mais sous
sa forme d'investigation, le raisonnement joue trs efficacement son rle, et il
est un pramatza vritable, car il permet au sakf-pratyak~a, la perception du
tmoin de s'exercer librement.
Ce qui est vrai de la parfkia, entendue comme investigation d'une exp-
rience sensible incertaine, est galement vrai de la park~ii au sens plus large d'in-
vestigation des diverses positions philosophiques. Une telle investigation a
le mme rle ngatif, visant rfuter les erreurs des adver~aires, et la mme fin,
tendant rendre libre la voie de la rflexion juste. Son processus est une cer-
taine forme d'infrence, le tarka, que Jayatirtha dfinit comme un des modes du
raisonnement: c'est une "infrence qui sert rfuter", d~ava-anumii11a. 1
En faisant du tcnka une infrence, les madhva lui reconnaissent donc le
statut de pramtza, de moyen de connaissance vraie, la diffrence de leurs
prdcesseurs naiyayika, qui le tenaient pour un moyen secondaire, auxiliaire
du raisonnement proprement dit. 2 Les madhva expliquent que le tmka est
bien une infrence parce qu'il repose, comme celle-ci, sur la connaissance de la
vyiipti. 3 Il consiste en l'investigation mthodique de toutes les raisons avances
par l'adversaire pour soutenir sa position : il n'est pas besoin d'avoir soi-mme
1
1
224 La Doctrine de Madhva
thtique qui procde par teductio ad absmdum, et qui possde d'aprs les miidhva
autant de pouvoir contraignant que l'infrence de forme catgorique". Cette
position des madhva nous parat une fois de plus lie la fonction du stikfin
qui peut saisir la relation universelle en elle-mme, et donc la dgager du rai-
sonnement allant du fait au fait, pour l'utiliser dans le domaine de la pure dia-
lectique, sans pour autant l'affranchir du critre fondamental de l'exprience
auquel il lui faut toujours un moment o l'autre se rfrer. Nous retrouvons le
mme processus que celui qui permettait de passer des jugements d'existence
au.'C jugements de relations, les premiers rgis par l'opposition de l'tre et du
non-tre, les seconds par la loi de non-contradiction. Cf. chapitre prcdent.
3 V.T.V., par. 137 na hi pramtirzadr#asya tarkabadhyatvamf pratyak,adivi-
15
TROISIEME PARTIE
DIEU
L'AUTORITE DU VEDA
1 Madhva donne cependant une autre explication du mot rigama : A.V., III
- 3 139 [19] (p. srb)iisamantgamayatidharmiidharmaupararrz padam/ yaccripy-
atindriyaf[l tvanyat teniisriviigama'fr. smrta'fr.f"il est connu comme iigama parce
qu'il catteint totalement'~ le dharma comme l'adharma, le sjour suprme, et
toute autre ralit suprasensible".
2 A.V., I, I. 7I [I] (p. 4a) adharmavridino vrik:yam aprayojanam eva hif"car
ver l'inexistence de ce qui n'est pas dans le champ de ce pramatza. 1 Aux ralits
suprasensibles correspond un mode de saisie propre, le sabda-pramti7J.a, la
connaissance transmise par les mots et les phrases du-Veda. Le sabda-pramti7J.a,
"tmoignage verbal" est une des donnes de notre univers, car on ne peut nier
que le langage ne nous transmette sans cesse des connaissances. Le matre
matrialiste lui-mme peut-il prtendre s'en passer, pour enseigner ses disci-
ples ou rpondre ses adversaires ? Le Veda se prsente comme un cas parti-
culier et minent d'une ralit qui fait partie de notre exprience commune:
il est porteur de connaissances en tant que langage, et comme tout langage il
est susceptible de nous fournir des informations que ni la perception ni le
raisonnement ne pourraient nous donner.
Pour comprendre la nature du Veda, il nous faut d'abord comprendre celle
du langage, et ceci d'emble se rvle une entreprise difficile. Il est object que
le langage ne peut tre un pramiipa, un mode distinct de saisie du rel, car il
n'y a que deux faons de connatre, directement ou indirectement. La perception
externe ou interne, pratyaleya, d'une part, et de l'autre l'infrence, anumiina,
correspondent ces deux catgories et il n'y a pas place pour un troisime
terme. Il est vrai, reconnat Jayatirtha, que le langage est une ralit complexe :
bien qu'il ressemble en quelque faon au raisonnement du fait qu'il nous pr-
sente son objet par mode indirect, travers les mots, il est certain qu'il diffre
de ~celui-ci la fois dans son processus et son objet, et qu'il est susceptible de
nous apprendre des faits que nous ne pourrions dduire d'aucune exprience
personnelle. Il ressemble par ailleurs la perception en ce qu'il vhicule
des donnes de fait, une matire examiner et au sujet de laquelle raisonner :
bien plus, quoique ce contenu soit signifi et non expriment, il est cependant
comme peru dans la signification immdiate du mot, et il est frquent que nous
donnions notre adhsion une information aussi immdiatement que nous le
ferions une donne de perception. Bien que nous sachions qu'autrui puisse
nous tromper, comme nous savons que nos sens peuvent nous induire en erreur,
nous n'examinons pas systmatiquement toute indication verbale avant d'agir
sode tel mot avec tel objet. Il n'a pas besoin d'entendre une injonction pour
comprendre les mots lui dsignant un fait qui l'intresse direcrement : "ton
frre mange des gteaux". 1 Il n'a pas besoin d'entendre un verbe pour
comprendre une indication telle que "ton pre", "ta mre". C'est l'objet vis
par la phrase ou le mot qui attire son attention parce que cet objet le concerne
dans l'instant prsent. 2 La mmoire intervient certes mais elle ne peut le faire
qu' partir de la rptition d'expriences qui, par proceo:;sus de prsence et d'ab-
sence, ont fait saisir la relation du mot et de son objet3 : ainsi est acquise la signi-
fication du mot sous fonne d'une liaison gnrale, siimiinyatab, de tel son avec
un ensemble de ralits semblables entre elles.
L'interprtation donne par les nmatpsaka de la nature du langage ne r-
pond donc pas l'acquisition des significations par l'enfant, elle ne rpond pas
non plus 'la comprhension du sens des phrases par l'adulte. Il n'y a pas pour
celui-ci, pas plus que pour l'enfant, saisie d'une injonction, comme l'tat pur,
prcdant toute rfrence l'objet vis par cette mme injonction. 4 Mon
1!
L'Autorit du Veda 233
action est prcde de connaissance, et celle qui suit une injonction suppose que
je connais le but inctiqu par celle-ci; pius encore, ce but doit m'tre connu
comme bon, non seulement en lui-mme mais pour moi, il doit m'tre enfin don-
n comme accessible mon activit. Une telle connaissance peut provenir soit de
la perception soit de l'infrence soit encore du tmoignage verbal. Avant donc
que le langage puisse a voir un rle injonctif, il faur qu'il puisse avoir un rle des-
criptif, nous assurant de l'existence d'une fin dsirable. Plus gnralement, une
phrase atteint son but du fait seul qu'elle nous donne connaissance d'un objet
rel: ce n'est pas sa "compltude" grammaticale, sa correction formelle, qui suf-
fit en faire un prama~za,1 mais le fait qu'elle transmet la connaissance d'une
ralit. L'iikitik!i, l'attente, que les mimiilpsaka dcrivaient comme attente des
divers mots achevant grammaticalement la phrase, n'est pas attente d'une per-
fection formelle, mais l'attente du fait ver-s lequel pointe l'agencement des ter-
mes.2 C'est pourquoi il peut arriver que nous soyons suffisamment informs par
un seul mot, une seule interjection: ds que l'objet est connu le langage a atteint
son but.3 Ainsi la validit du sabda-pramtza ne se dfinit pas autrement que
celle des autres pramitza : il n'a de vrit que par rapport la connaissance
d'un objet rel, et tout son prmtJ.ya, toute son autorit consiste dans le fait
d'tre yathiirtha, conforme au donn. Le mot signifie un groupe d'objets
connus comme semblables, il a un sens par lui-mme mais ce sens reste gnral,
tant que le mot n'est pas incorpor dans une phrase : la mise en connexion gramma-
ticale des divers termes a pour effet de faire passer d'une dsignation de forme
gnrale, siiminyata]J, la dsignation spcifique de tel objet ou de tel fait, dans
son contexte unique d'espace et de temps, selon ses divers viseta, vietatal;.1 C'est
pourquoi la doctrine des mdhva est nomm samanya-anvita-abhidhana-vada,
doctrine selon laquelle la signification des noncs porte sur des objets relis de
faon gnrale. 2 Ces relations gnrales nous sont donnes par l'exprience, ds le
stade d'acquisition du sens du mot, elles en calquent les constantes et, parce
qu'elles sont gnrales, elles sont susceptibles d'tre dtaches du contexte des
expriences antrieures pour tre appliques une nouvelle donne prcise et
actuelle.
Le Veda tant un langage doit donc tre compris comme tout autre langage,
c'est--dire comme visant nous faire connatre des ralits de fait, siddhartha.
On demandera aussitt quelle est l'exprience laquelle celles-ci correspondent,
puisque par dfinition le Veda nous enseigne ce quf est au del de notre
atteinte? La rponse est que le Veda-a t transmis par les r# qui ont connu
par intuition immdiate l'objet signifi par ses noncs. D'autre part ce
que le Veda nous enseigne n'est pas en dehors de toute atteinte de notre part:
nous connatrons directement dans l'tat de salut ce dont les textes nous rv-
lent la ralit. Le progrs de notre connaissance consistera passer, par l'tude
de l'Ecriture, d'une connaissance gnrale des ralits suprasensibles, une
connaissance de plus en plus spcifie, en attendant la vision directe que les
textes nous promettent. L'objet ultime du Veda, que les critures nomment
le Brahman, est l'objet suprmement spcifi parce que diffrent de tout
1A. V., III. 2. 192 ss. [151 (p. 45a-b) yato 'e~avie~~Jiil!l vastuniistyeva cai-
katiif atab siimiinyato jfiiita{z pad1ztarabalft punalt/bhaved vise~ato jfitas tena
syd anvitoktitiij"parce qu'il y a unit entre la chose et tous ses caractres par-
ticuliers, ce qui est connu de faon gnrale peut ensuite, par la force des autres
mots, tre connu de faon particulire, c'est pourquoi la dsignation porte sur ce
qui est reli ''.
2 A. V., 1. r. 72 ss. [r] (p. 4a) saktiscaiviinvite svarthe sabdanm anubhyatef
autre, celui qui possde minemment, vise~atab1 tous les attributs par lesquels
les textes le dcrivent.
Mais les mmiiqlsaka refusent cette interprtation du Veda. Leur mnuitJlSi,
leur investigation, consiste tout entire en une exgse des textes ritualistes,
coordonnant les rgles de comportement qu'ils dictent. Il est fau.'\: de dire, pen-
sent-ils, que tout le Veda soit consacr la connaissance du Brahman. La tradi-
tion reconnat deux parties dans le Veda, le karma-kituJ.a, section des actes et
le jfiiina-ka:r;i!a, section de la connaissance. A tout le moins faut-il admettre
que le karma-kii?J4a n'a d'autre objet que les actions : son but est de donner des
rgles de conduites conformes au dhanna, au bon ordre, la fois religieux, social
et moral, par l'intermdiaire d'injonctions) vidhi, ou de prohibitions, m'jedJza.
Il faut aller plus loin et dnier au jfiiina-kiitz4a toute valeur 'autonome. 2 Les
noncs descriptifs qu'il contient, s'ils ne peuvent se ramener des injonctions,
doivent tre compris comme des arthavida, des faons d'expliquer, prendre
en un sens suppltif. Ils n'ont pas pour objet de nous faire connatre
une ralit suprme. Ils parlent de ralits matrielles, utilises dans le sacri-
fice. Ils peuvent faire allusion aussi des vocations mentales, images de divi-
nits prsidant telle partie du sacrifice. Ils peuvent galement nous indiquer
les- sjours clestes ou infernaux, rcompenses ou chtiments automatiques
des actions qui se conforment, ou non, au dharma, mais ils ne nous enseignent
rien d'une ralit transcendante au monde, ou plutt ces divers mondes. Les
termes qui sembleraient dsigner une ralit d'un autre ordre ne signifient rien
d'autre que l'atman, le sujet spirituel, dont il est normal d'indiquer qu'il est diff-
rent de son corps actuel, puisqu'il doit savoir que le sacrifice, et tous les actes
ordonns ou prohibs, porteront leurs fruits en d'autres vies. 3 Ainsi tous les
noncs de ce que l'on appelle jfiana-katz4a peuvent s'expliquer par leur relation
"Celui-l mme qui est l'objet de tout le Veda, est dsignpar une prescription
comme devant tre recherch par la connaissance".
3 A. V., I,I, 45 [I] (p.3a) kiiryat[l siidhanam i#asya bhagaviin #tadevatfmu-
klrye#atfl vii sumanasiitfl p1eyas tad iti ca ruti~f"le kii1'ya est moyen de ce qui est
dsir, le Bienheureux st la divinit bien-aime, ou le suprme dsirable de
cemr qui ont l'esprit bon, et la Sruti le dit 'ce qui est meilleur ... "' (allusion
B.A.U., I, 4.8. Cf. note 5 ).
4
A.V., I. I, 58 [r] (p. 3b) ekaviikyatvayoge tu vedasyiipi hyaie~ata'(tj
viikyabhedo na yuktal;t syiid yogasca syiin mahiiphalef "mais si l'on applique
l'unit de sens au Veda tout entier, il n'y a pas diviser le sens et l'application doit
s,e faire au fruit suprme".
5 B.A.U., I. 4, 8 "ce qui est meilleur qu'un fils, meilleur qu'un ami, meil-
leur que tout autre, plus intrieur que tout, c'est cela cet iitman". Commentaire
La Doctrine de Madhva
Si le Veda est vrai donc, il l'est totalement : il forme une unit sans fissure
qui n'enseigne qu'une ralit. S'il est un langage parfait, l'on doit pouvoir lui
appliquer, leur degr absolu, les critres qui font la validit de toute noncia-
tion. Les grammairiens admettent qu'une phrase complte satisfait trois con-
ditions : iikiiiik;a., l'attente qui soutient l'unit de signification jusqu' son
achvement; sannidhi, la contigut des termes qui les unit en un seul nonc;
yogyatii, la convenance mutuelle des mots en prsence. L'iikiinkJii ici est la
jijiiiisii, le dsir de connatre, non seulement celui de connatre la fin de la phrase,
mais l'objet auquel s'applique tout le sens de toutes les phrases du Veda. La
contigut n'est plus seulement la continuit des mots dans leur nonciation,
mais l'omniprsence de leur objet suprme qu'ils signifient chacun leur
manire. La yogyatii enfin, reprsente ici plus que la cohrence formelle des
termes, elle signifie l'unit de la vrit, car ce qu'enseigne Je Veda ne peut
tre contredit par aucun des pramii~a. 1
Mais, demandera-t-on, comment pouvons-nous avoir la certitude que l'en-
seignement du Veda est valide, si nous ne pouvons le savoir que par lui-mme ?
Le Veda parle de sa propre autorit: c'est lui qui nous apprend l'existence des
ni, premiers tmoins de la tradition scripturaire, c'est lui seul qui nous assure
de la possibilit d'atteindre la vision directe qu'il nous promet.
Nous n'avons pas le recours l'exprience personnelle pour vrifier la vrit
de telles paroles. Peut-tre essaiera-t-on de dire qu'il existe certains tres pri-
vilgis ayant dvelopp des pouvoirs supranormaux, capables de connatre
par intuition inundiate la ralit qu'enseigne le Veda? Jayatrtha exclut une
telle issue : nous n'admettons pas, dit-il en plusieurs occasions, l'autorit
!'
L'Autorit du Veda 239
du yogi-pratyak~a, de la perception des yogin.1 Ce n'est certes pas que les mlidhva,
nient l'existence des yogz"n et de leurs aptitudes, mais ils refusent ces e.'<i:p-
riences individuelles la capacit de transmettre une certitude. Elles ne valent
que pour le petit cercle de ceux qui croient aux pouvoirs et au.~ paroles de leurs
matres. 2 Ceux-ci d'ailleurs peuvent fort bien se contredire entre eux: les
yogin de l'cole sankhya pensent atteindre un tat d'isolement absolu, kaivalya,
et pensent l'atteindre sans secours divin, les yog1J de l'cole advaita pensent exp-
rimenter un tat de fusion de leur conscience individuelle dans une ralit
transcendante qui serait impersonnelle. De telles assertions sont, pour Madhva,
en flagrante opposition avec l'enseignement du Veda: il serait paradoxal de
vouloir justifier la vrit de celui-ci au moyen d'expriences contradictoires et
donc incertaines.
Le raisonnement ne peut davantage tablir la vrit de ce qui ne nous est con-
nu que par le sabda-pramii?Ja. Sans doute a-t-il un rle lgitime, l'intrieur
mme du domaine de ce pramii'f,W-, comme il en a un l'intrieur du domaine
de la perception: de mme qu'il peut coordonner les donnes de l'exprience
sensible, et en certains cas combler leurs lacunes, de mme peut-il coordonner
les donnes des textes lorsqu'ils paraissent se contredire, et dgager leur
signification unique. Il peut mme, dans une certaine mesure, franchir les
frontires du domaine rvl, non pour atteindre par ses propres forces l'objet
de celui-ci, mais pour accorder ses donnes celles de la perception, montrer
l'harmonie des deux pramiitza, l'unit des deux ordres de vrit; et, s'il arrive
que les noncs des textes soient en flagrante opposition avec les lois de la
1
i
La Doctrine de Madhva
1 A.V., II. 1. 16 ss. [2] (p. rSa-b) aviruddhat[l viruddhat[l tu virodhiid eva
biidhitamfvirodhadarantt tasmiid vedapriinul1J.Yam yateftanmlatviit smrtnii1ft
tu virodlto yatra na kvacitfvirodho'pi sa evoktal; pratyaketpgamena vii/iigamenii-
gamasyaiva virodlw yuktir i~yiitef''mais ce qui n'tait pas contredit, le devient ds
qu'une contradiction l'infirme: c'est pourquoi l'on recherche l'autorit du
Veda en cartant ce qui apparat comme contradictoire. Les smrti qui ont pour
racine le Veda ne le contredisent en aucun passage. Et la contradiction peut tre
dite le fait de la perception ou de la Tradition ; lorsqu'une Tradition est
contredite par une autre, on a recours au raisonnement".
2 A.V., 1. I. n6 [3] (p. Sb) tarko jfiiipayitWJl sakto neitiira1fZ kathaficanaf
,,
"le raisonnement n'est en aucune manire capable de faire connatre un Sei-
gneur". Jayatirtha prcise : sitiiraiJl jagatkattiiramfkathaficana simiinyato
vise~ata!caf"un Seigneur c'est--dire un Auteur du monde; en aucune manire :
ni de faon gnrale ni de faon prcise" (p. 30a).
1 3
A. V., I. I. II6 [3] (p. sb) vanakrttviidirpe~Ja pa~abhii.tasya ceSitttlt/kii-
cijj11atva1f1 hi pwJlstvena sakyalfl siidhayitu1p sukhamfvr~akrmzikhilat.n vfleya1jz
vetti pw]l.stviiddhi caitravatf"et ce Seigneur que f'on veut prouver par sa qualit
d'auteur des forts etc., il est ais de montrer qu'il n'a qu'une connaissance
limite, parce qu'il (n') y a l (qu') un caractre humain. Car celui qui fait (pous-
ser) des arbres ne connat pas tout arbre, parce qu'il est un homme, comme
Caitra".
i
1
1
L'Autorit drt Veda
n est donc vain de vouloir tayer la validit des te.~tes par le raisonnement,
qui prouverait indpendamment d'eux l'existence de Dieu; il l'est plus encore
de dmontrer la vrit du Veda en disant qu'il a Dieu pour auteur. En admettant
mme que l'on puisse prouver que Dieu existe et qu'il est l'auteur du Veda, qui
nous assurera que le Veda est vrai de ce fait? L'omniscience divine rpondra-t-
on. Mais qui nous dit que Dieu, mme omniscient, dsire nous clairer, qui
nous dit qu'il ne dsire pas positivement nous tromper ? La tradition vish-
noute nous assure qu'il l'a fait, s'incarnant sous la forme du Buddha pour
garer par une fausse doctrine les ennemis de la vrit.1
Il n'y a donc aucun moyen de prouver l'autorit du Veda par des raisons
qui lui seraient extrinsques. Si le Veda est vrai il doit, comme la perception,
tre vrai par lui-mme, svatal;t. Toute autre tentative entranerait des diffi-
cults logiques infinies, celles-l mmes qui ont conduit les madhva refuser
sage parle du caractre humain du Buddha : A. V., I. I. 70 [I] (p. 4a) pratyak-
~al}kasyacid dharma vastutviid iti coditefna buddho dharmadarsi syat puYfZsivad
itya~umahatil;/"Si l'on dit encore: il faut que le dharma soit peru par quel-
qu'un, parce que c'est une -ralit, ce raisonnement est dtruit par celui-ci: le
Buddha n'est pas voyant du dharma, parce qu'il est un homme". Mais il est
probable que Madhva se place ici du point de vue de ses adversaires.
16
La Doctrine de Madhva
unique lui parat porter un caractre de ncessit : les syllabes qui la composent,
les var~za, ont chacune une signification essentielle svbhvika,l et l'ordre de ces
syllabes, constituant les mots, est galement ncessaire. Cependant nous ne
connaissons pas ces significations par science inne sans les avoir apprises, et le
texte du Veda n'est donc pas vident d'emble. Comment le dire svatalz-
prm!tya?
C'est, rpondent les mdhva, que la connaissance produite par le mot tant
une modification de l'toffe psychique, n'est pas svaprakSa, lumineuse par elle-
mme. Si elle l'tait comme le pensent les rnmqlsaka, il serait impossible de
comprendre pourquoi le Veda n'est pas vident tous. Sa seule empreinte sur
notre pense nous donnerait immdiatement la certitude de son autorit, sans
effort de comprhension et d'interprtation de son langage. Mais ce n'est pas
ainsi que les madhva conoivent la saisie du vrai : elle se fait en deux temps,
mme si le rsultat en est immdiat. Le langage, comme la perception, comme
l'infrence, est un anupram~a. Il est porteur de vrits travers tout un fonc-
tionnement. complexe qui aboutit saisir le sens des mots et des phrases, avec
l'aide de l'exprience et de la mmoire.2 La connaissa!}.ce qui en rsulte, peut
parfois tre errone,~et mme quand elle est vraie, elle ne devient vidente
qu'en se trouvant valide par le seul juge de l'vidence, le sujet pensant, le sk#n
qui est le vritable et unique pramii~a, le kevala-pramiir.za. C'est donc le sii~in
qui juge de la vrit du Veda, la peroit comme vidente par elle-mme.
Mais ceci ne fait que dplacer le problme. Selon quel critre le sa~in
dcrte-t-il que le contenu de conscience correspondant aux significations ap-
portes par le langage du Veda, est valide? Ceci ne revient-il pas au subjecti-
sent l'existence d'une loi morale et de son caractre d'obligation. Les matria-
listes eux-mmes qui nient le dharma, ne peuvent le nier totalement: ils dsirent
un minimum d'ordre moral, quand ce ne serait que pour chapper aux cons-
quences nfastes de leur propre enseignement, et pour essayer de jouir en toute
scurit des fruits de leur hdonisme. 1
aussi suppose une correspondance du mme genre entre ses instrUments et leurs
objets. C'est ainsi, semble-t-il que l'on peut comprendre la formule de l' Anu-
vyaMyiina : pratyal~~avacca pramti1JYa1Jz svata evagamasya hz' "car l'autorit
de l' agama lui est intrinsque, tant semblable celle de la perception."
Il restera cependant expliquer pourquoi tous n'acceptent pas l'autorit
du Veda, bien que tous possdent, en droit du moins cette notion de dharma.
C'est que, ainsi que Madhva l'a montr contre les mmfup.saka, le Veda n'a pas
pour but dernier le dharma. S'il en rvle les lois c'est en vue d'une :fin sup-
rieure qui est le salut. Or pensent Madhva et son cole, tous les hommes ne sont
pas aptes au salut1 : c'est pourquoi ils ne sont pas tous aptes saisir le sens
ultime du Veda, divergent sur son interprtation, rejettent mme globalement
son enseignement. Un mystre de prdestination intervient ici, dont la source
sera chercher dans la nature de Dieu, telle que le Veda justement nous conduira -
la connatre.
1
Cf chapitre prcdent, note I p. 212, la classification des tres donne
par le T attva-safiklryana.
LA VOIE VERS DIEU
~49
La Doctrz'ne de Madhva
1A. V., 1. I. 153 [5] (p. 7a) adbhutatviid aviicya1Jz tad atarkyiJieyam eva caf
a1lantagtttlaprtzatviid ityde paiginii1!Z sruti(l/"c'est parce qu'il est merveilleux
qu'il est inexprimable, et s'il est dit au del du raisonnement et de la connais-
sance, c'est parce qu'il est la plnitude des qualits infinies, a dit la Sruti des
Paiilgin,.
2 N.S., 1. 1. 9 (p. 43a) na ca tatriipi gutzaprtzatii viruddhii/priik pratter
1Tai.U., II. 1.
2
Tai. U. II. 5
3 A.V., I. 1. 145 [5] (p. 6b) tasmiicchiistretza jijfiasyam asmadiya71Z gu1,U'irt;za-
6 A.V., III. 2. 2o8 ss. [15-16] (p. 46a) ato 'nantagut;zatmaiko bhagaviin eka
eva tufucyate sarvavedaisca te clikhilavila~arzlil;/sarve sarvagm:ziitmcnab sarvakar-
tiira eva tujtathiipi saviseiiSca/ "ainsi le Bienheureux, unique essence de
qualits infinies, et un lui-mme, est dit par tous les Veda; et ses (qualits)
diffrent de toutes autres. Toutes ont pour essence toutes ses qualits et toutes
sont tout-agissantes, bien qu'tant elles aussi spcifies".
6
Cf. ch. prcdent, note 3 p. 237.
La Doctrine de Madhva
1 Mu. U. Bh., 1 (p. Ia) na Vl~~zob- sadrsa11t klficit parammfZ ciipi manvatefsar-
vottama1fl taJfl jiitzatttas te hi blu:gavatottamii]J/"ils pensent qu'il n'y a rien de sem-
blable Vi~Q.u, et certes rien de suprieur lui, car, le connaissant coiiiille plus
minent que tout, ils sont, eux, les plus minents bhiigavata". Cf. Introduction
n. I p. 15.
11 A.V., II. 2. 20 [1] (p.23a) svecchiinusiiritiim evasviitantrya1fZ hi vido vidulJI
"les sages savent que le fait d'tre dpendant de soi c'est le fait de suivre sa pro-
pre volont".
3 N. S., II. I. II5 (p. 254b) iSvaraft sakalagtttzaprtza(Jlsarvado~adrasca/
tantra lui appartient jamais, et entre lui et tout le reste existe la diffrence" .1
Jayatrtha com.inente : "le fait d'tre svatantra c'est le iit de possder une
existence, etc., qui ne dpende que de soi". 2 Il est permis de complter cet 'et
ctera' par analogie la dfinition, de la TaUvasarikhyizafikii, et de comprendre
que la libert divine est la source mme de toutes ses perfections, que celles-ci
appartiennent au domaine de l'tre, de la connaissance, ou de la puissance.
L'unit profonde de la substance divine est comme lie par ce vie~a dont on peut
dire minemment qu'il compntre tous les autres, et les rend tous sai'Vakartiimfl,
"tout-agissants".
En nous enseignant la libert de l'Etre transcendant, le Veda nous enseigne
aussi que nous pouvons entrer en relation avec celui -ci : le Seigneur peut se tour-
ner vers nous et rpondre notre recherche. Il peut se manifester nous, conune
nous l'apprend la Bhagavad-gitii, dcrivant la vision d'Arjuna. Il peut accom-
plir notre dsir de bonheur, en nous accordant la flicit du salut, la jouissance
de sa prsence. Sa grce, prasida, toute-puissante, peut nous librer dfinitive-
ment du cycle des renaissances. 3 Si nous avons compris cela, nous pouvons
entreprendre avec confiance la recherche laquelle nous invite l'Ecriture, srs
qu'elle nous promet un but accessible, non par nos seu1es forces mais par la faveur
d'un Dieu tout-puissant.4
Cependant une telle promesse peut rester sans effet: tous ne l'entendent
pas, et parmi ceux qui l'entendent tous ne dsirent pas le salut. L'injonction des
textes nous prescrivant la recherche de la connaissance de Dieu appelle une
rponse de notre libert. Elle ne diffre pas en cela des autres vidhi qui nous
enjoignent tel ou tel devoir, kiirya, et Madhva en examinant la notion de kiirya
a prcis la liaison des notions d'obligation et de libert: on ne nomme pas kiirya,
disait-il, "ce qui ne peut pas ne pas tre accompli." 6
1
1 A.V., III. 3 83 [r] (p. 45b) svatantratvarp. sada tasya tasya blzedasca
sarvatal)j
2 N.S. ibid., (p. 28a) svatatztratva1Jz svadh'inasattvadimattvamf
3 A. V., I. r.r. 15 [r] (p. 2a)aji'ina1fl jfianadovigz.ur jtianina1flmoksadacasal)j
prience en laquelle nous affirmons notre volont est une illusion, par laquelle
le sujet spirituel s'identifie faussement avec son "organe interne", fait siennes
ses modifications, assume ses dsirs. La connaissance libratrice discernera ce
que l'ignorance avait faussement confondu, rendant le sujet sa pure essence
spirituelle, parfaitement exempte de tout dsir. Mais comment prouver que nous
sommes victimes d'une telle illusion, demande Jayatrtha; la confusion est-elle
le fait de l'antaljkaratza ou celui de l'atmau? Il n'est pas possible d'attribuer
l'organe interne qui est non-spirituel, une illusion qui serait de l'ordre de la con-
naissance, mme en tant que connaissance fausse. Il faut donc supposer que le
sujet pensant est source de sa propre illusion: c'est lui attribuer quelque acti-
vit; et s'il en est ainsi pourquoi lui refuser le dsir ?1 Nous n'avons par ailleurs
aucune raison valable de mettre en doute la connaissance que ce sujet a de lui-
mme. Lorsqu~ je dis: "je dsire", j'affirme ce que je connais clairement et imm-
diatement, je me connais comme sujet de mon dsir. Nous nous trouvons l en
possession d'une trs simple et trs pure exprience du sa~in, une exprience
"inne", dit Madhva. 2 Si l'on prfre admettre que la lumire intrieure puisse
s'obsc~rir elle-mme, penser qu'elle soit vicie dans son fonctionnement le plus
immdiat, autant abandonner ds maintenant tout espoir de certitude. La con-
tradiction de base se retrouve d'ailleurs dans les consquences: si le dsir du
pure forme de spiritualit: il ne peut possder des attributs d'activit te1 11e dsir,
qui seraient temporaires".
1 N.S., ibid.: vyavahiro'pi kim tmana utnta1Jkara1}llSya/nidyal}/tasya
11irvilwrasya vyavahrakrt'yiinupapattel;./upapattau v kim iccllayiipariiddhamfdvi-
trye 'nyagatena bhedgrahe'I,Uinyasya vyavahraJcet kathatfl sa na ghafasya syt/
"Est-ce que cette faon de juger appartient l'tman ou l'organe interne. Le
premier cas est impossible: car celui-ci tant (suppos) sans modes ne peut avoir
une activit telle qu'un jugement pratique; et s'ille peut pourquoi lui refuser le
dsir? Dans le second cas, si le jugement de l'un est d une absence de saisie
de diffrence, qui relverait d'un autre, pourquoi ne relverait-il pas d'une
cruche?"
2 A.V., II. 2. 21 [1] (p. 123a) icchimyaham iti hyeva nijnubhavarodhatal}/
"parce que ceci est en accord avec l'exprience inne qui affirme: c'est moi qui
dsire". Jayatrtha commente: nijnubhava]J, sk~yanubhavabfaham J'cchmiti
tiivad icchtmasambandhin sikji7Jinubhyate/na ca sa dvikmtrka sambhavati/kvii-
pyekasya vypiirasya dvikartrkatvnupalambhiitf"une exprience inne, c'est~
-dire une exprience du siileyin. Pour autant que lorsque je dis 'je dsire' le
sakjin a l'exprience du dsir comme li au sujet mme. Et il n'est pas possible
que ce dsir possde deux agents; car on ne saisit jamais une double activit-
dans une opration unique".
La Doctrine de Madhva
salut appartient l'organe interne, et si le salut est atteint par l'iitman, dlivr de
ce mme antabkara~w., il en rsulte que celui qui est dlivr est autre que celui
qui dsirait la dlivrance, et que ce dernier sans le savoir souhaitait sa propre
destruction. 1
Ceci ne signifie pas que Madhva rejette la conception traditionnelle qui fait
de l'antabl~ara~za ou du manas, le sige de nos impulsi~ns diverses. Le manas
conserve les traces de nos expriences sous forme de sa1'{lskiira et ceux-ci sont
sources de tendances, de dsirs, de passions qui font la trame mme de
notre vie psychique. Mais le sujet pensant connat Ie manas et ses vrtti, ses modi-
fications, comme un objet distinct de lui, une ralit d'ordre matriel et non
comme quelque centre de conscience secondaire.2 Les impulsions qui sur-
gissent en celui-ci ne deviennent proprement parler dsirs que si elles sont con-
nues par le siikin. Ce dernier, prenant conscience de leur existence, connais-
sant le but auquel elles nous portent, voyant que leur fin est de nous faire at-
teindre plus de plaisirs, viter plus de douleurs, leur donne son adhsion, les re-
connat pour utiles, les reconnat pour siennes. Le manas est donc bien le support
des dsirs, mais la faon dont une cause matrielle, upadiina-kiirat,ta, sppporte
ses effets. Il faut affirmer fortement que le dsir en tant que tel appartient au
domaine du sujet conscient, qui l'assume et doit seul tre "dit icchisviimin,
possesseur de ses dsirs. 3
1 A. V., II. 2. 29 [1] (p . .?.3a) molzyakamo bhaved artyo yadi muktad bltav#ya-
talt/mokfiallamasya k11 teua sva1lasa1'tlra1JI ca ko yatetf"Si celui qui a le dsir du
salut est autre que celui qui existera dans le salut pourquoi dsirerait-ille salut et
qui ferait effort en vue de sa propre destruction?"
N.S., ibid., (p. 40a) yadi luimo'nta~kmatzakartrka~ syiit tada mok~akiimo'py
anta(zkamttasyaiva syiitjmo~as tviitmana iti ca prasiddhamf"si le dsir avait
pour auteur l'atzta(zkam~ra, alors le dsir du salut, lui aussi, appartiendrait
l'atzta(lkara~za: mais il est bien certain que c'est l'iitma11 qu'appartient le salut".
2
A.V.,II. 2.22[1] (p.23a) . . mano ma iti b/zedatabfmmzaso'pigrhitatviit.. . /
"parce que le mmzas lui-mme est saisi comme diffrent (du sujet) lorsque l'on
dit 'mon mauas' ''.
N.S., ibid., (p. 3oa) keJZa punalz pramiituma mano grhyate/ siik#tzeti 'Oadiimal,t/
"quel est donc le prama~Ia qui saisit le manas ? nous disons que c'est le siik#n''.
3
A.V., II. 2. 25 [x] (p. _23a) dvaividhye'pi tu kiimadef:z kutal,z sviimitvam
iitmanalz/ sii~iidanubhavarrf.lzartz sakyate'poditu1'{l kvacit/ icchiisviimitvam evok~
tam icchiivattvarJZ na ciiparam/ "Bien que le dsir soit de deux sortes, comment
la souverainet de l'iitman;, enracine dans une exprience immdiate, peut-elle
La Voie vers Dieu 257
Cette souverainet n'est pas totale certes, et l'exprience de ses checs nous
oblige aller plus loin. li existe des conflits intrieurs nous rvlant que le
sujet spirituel peut avoir lui aussi des dsirs qui lui appartiennent eu propre. 1 A
ceux qui refusent l'lit man la capacit de possder quelque dsir, ft-ce celui de
son salut, Madhva oppose l'exprience la plus commune. Ceci apparat, par
exemple, dans les conflits qui surgissent entre le dsir d'obir la loi, au dharma,
et le dsir de commettre sous l'empire de la passion un acte rprhensible. Une
telle exprience correspond la connaissance de deu.'i. niveaux de l'tre, elle
n'est pas hsitation entre deux motifs qui se prsenteraient alternativement la
conscience. Jayatirtha insiste sur cette simultanit, et en donne pour exemple
le dsir de renoncement : vouloir renoncer un plaisir suppose au mme mo-
ment le dsir de ce plaisir, sans lequel la notion de renoncement n'aurait aucun
sens ; comme il est impossible cependant qu'une impulsion et l'impulsion con-
traire coexistent en un mme support, il faut admettre que l'une est impulsion
de l'tre psychique, connue par le siileyin, et que l'autre est un dsir propre
au siik#n. 2 Il suffit de quelques expriences de ce genre pour avoir le droit d'aflir-
jamais tre nie ? Parler de souverainet sur les dsirs, c'est dire qu'il possde
des dsirs : il n'y a pas d'autre sens".
N.S. ibid. (p. 36b) satyar{l kiimo dvividha iitmadharmo manovrttiScetif. tatra
manovrttim api kiimar{l pratyiitmana eva sviimitvatp na manasabf ahar{l kiimaya
iti siikD'anubhavasiddhatviitf manasas tu kiimar{l pratyupiidiinatvam eva/ "Il est
certain que le dsir est de deux sortes, l'un attribut de l'iitman, l'autre modifica-
tion du manas. Cependant mme par rapport au dsir qui est modification du
manas, la souverainet appartient l'atman, non au manas, comme l'atteste
l'exprience du sa~z : c'est moi qui dsire. Mais le manas, par rapport au
dsir est la cause matrielle".
1 N .S., II. 2. 23 (p. 29a) dvividho hi kiimo' sti/eka iitmadharmo'paro'ntalz/lam-
rzadharmalt/ "en effet le dsir est de deux sortes; l'un est attribut de l'iitman
l'autre est attribut de l'antafzkara~a".
2 N.S. ibid.: asti tavad iistikakiimukasya jJuru~asya srakcandanavanitiidiivi-
dar{l me syad t"tyekata~ kiimal:t/ anyatas tyajeyam iti/ na caika eviiyam/ viruddha-
rpatviit/ na ca dviivapi manodharmau/ yaugapadyiitf yugapat sajiitiyadharma-
jananiiyogiit/ na ca yaugapadya1f/. niisti/ anublzavasiddhatviit/"11 existe en effet
chez un homme pieux et attach aux dsirs de guirlandes, de santal, de femmes,
d'une part un dsir disant 'puiss-je possder ceci', de l'autre le dsir qui dit 'il
mefaut y renoncer'. Et ce n'est pas un seul et mme dsir, puisque les natures
de ces dsirs sont opposes. Et ils ne sont pas non plus tous les deux des attri-
buts du manas, parce qu'ils sont simultans; car il ne se peut que se produisent
au mme moment des attributs de mme ordre. Et il ne faut pas dire qu'il n'y
a pas simultanit, parce que c'est attest par l'exprience".
17
La Doctrine de Madhva
mer une dualit de plans qui met en vidence la libert du sujet spirituel et
sa vie propre capable de faire chec aux tendances portes par le manas.
Il est de fait que cette libert est plus souvent potentielle qu'actuelle.1 La
conscience que nous en avons, cependant, suffit nous faire sentir la servitude de
notre condition. Notre effort pour atteindre le plaisir et fuir la douleur est fr-
quemment entrav, et nous sommes souvent cause de notre propre malheur. 2 Si,
apercevant quelque relation entre vertu et bonheur, confirms en cette croyance
par les textes, nous nous efforons d'obir aux prescriptions du dharma afin de
nous prparer des rcompenses plus solides en ce monde ou en d'autres, nous
ne tardons pas prouver l'insuffisance d'un tel espoir. L'Ecriture elle-mme
nous apprend que le fruit obtenu, proportionnel nos efforts, restera limit et
temporaire. Nous voyons d'autre part qu'il nous est impossible d'observer toutes
les prescriptions sans la moindre dfaillance : tant que nous sommes dans le
sa1ltSiira, dit Madhva, nous ne pouvons tre sans pch.3 Nous ne pouvons mettre
ici notre recours dans les priiya.Scitta, les rites de rparation que prvoient les tex-
tes en vue d'effacer nos manquements conscients ou inconscients, car ces rites ne
peuvent avoir qu'un effet limit, incapable de nous purifier du poids infini des
fautes accumules de vies en vies depuis un temps sans commencement. Et 'd'au-
tre part comment tre certain d'viter tout manquement dans la rparation
elle-mme?4 Notre exprience foncire est celle de notre impuissance: nous
1 A.V., II. 2. 27 [1] (p. 23a) kincit tadva.Sagatve'pi sviimitvaf!Z lokavad bha-
vctf "Mme si la dpendance vis vis de celui-ci est partielle, on peut parler de
pouvoir, comme on le fait en ce monde".
a B. S. Bh., II. I. 22 jivakartrtvapa~e hitiikara1Jattz ahitakara1Ja't[t ca nasyiit/
"Si le jva possdait la facult d'agir (par lui-mme) il n'aurait pas impuissance
atteindre son bonheur, pouvoir de faire son malheur".
3
A.V., III. 4 28 [41 (p. ssa) apiipatva1{l ca naiviisti yiivat Satf2Siiram asya hi/
iirabdhapiipam astyeva du[zklza1{z ca jfiiinino'pi hi/"Tant qu'il est dans le saf!ZSiira
il ne peut tre sans pch. Mme le jiianin en effet subit le pch qui a
commenc porter ses fruits, et la douleur galement".
4
N.S., III. 3 r8o (p. 8ra) niipi mfiddhiikara1Ja't[t sambhiivitam/ priimiidi-
kiinii'lp miinasaviicikakiiyikanam apariharyatviit/ priiyascittiit tat~aya iti cenna/
priiyascittasyiipi samyagamJ#hiitum aiakyatviitf "et il n'est pas possible de ne
pas commettre d'infractions, parce qu'on ne peut viter les ngligences qui
proviennent du manas, de la parole ou du corps. On les efface par les rpa-
rations, dira-t-on. Non, parce que cette rparation elle-mme ne peut tre
exactement accomplie".
La Voie vers Dieu 259
sommes dans une condition telle que nous ne pouvons nous procurer nous-
mme ce que nous savons tre notre bien. 1
Ainsi, mme si la rflexion philosophique ne venait pas confirmer la ralit
du monde de la perception, l'exprience de la douleur et de l'impuissance suffi-
rait bien, elle seule, nous en convaincre. Nous nous connaissons conmm1e as-
servis par un lien rel, bandha, une condition dont nous subissons sans cesse
les contraintes, et dont nous ne pouvons nous affranchir par nos seules forces.
Nous savons en particulier que nous sommes assujettis aux alternances des trois
avastha, veille, rve, sommeil profond, qui correspondent des tats divers de
notre corps psychique, et manifestent chacun leur manire que celui-ci consti-
tue le noeud mme de la relation du sujet pensant son corps et l'ensemble du
monde, selon. des lois qui lui sont propres et qui chappent partiellement un
contrle conscient. La rflexion sur l'tat de sommeil avec rves est minem-
ment rvlatrice : nous ne sommes pas les auteurs d'un tel spectacle et des sen-
timents qu'il nous inflige, un Autre dirige ce monde d'images, dont la matire
seu1e est fournie par notre exprience passe. 2 A partir de l nous commenons
concevoir le bandha comme l'instrument d'une Cause suprieure qui l'utilise
pour conduire nos destines comme pour conduire nos rves, nous faisant
prouver joie et souffrance, au gr de sa volont. Si les vnements de nos vies
manifestent comme une loi de justice immanente, il n'est pas possible de l'im-
puter comme le voudraient les mimaq1saka au karman, la seule force des actes,
et leur pouvoir automatique de rtribution nomm l'adrifa, "l'invisible", car,
dit Madhva, le karman est matriel et ne peut par lui seul produire ses effets. 3
Pour qu'il agisse, devienne cause d'motions et d'preuves diverses, d'tats
agrables ou pnibles de notre tre physique et psychique, il faut qu'il puisse
tre utilis comme un instrument par une Cause consciente. Ainsi s'veille la
pense d'un Etre qui dirige nos vies et qui est causedenotrepropre corps."' Nous
commenons le concevoir comme omniscient, puisqu'il connat tout notre pass,
bhult/ "le matre par lui-mme (Vyasa) dira assurment quelles sont les imper-
fections (du jiva) telles que le fait de ne pouvoir se procurer son bien etc.".
2 Cf. le part. ch. 4
3 B.S. Bh., III. 2. 39 ata evevarat phalarrz bhavatif na hyacetanasya svatal;
pravrttir yujyatef "Ainsi le fruit n'advient que par le Seigneur, ar ce qui est
inconscient ne peut avoir d'activit par soi-mme".
' N.S., I. 1. 55 (p. 228a) yo hi sattvikaprakrtir lokapravadat karyatvadi-
lifzganusandhanad va svatanubhavanadelJ kartararrz siimanyato jiinan sneha-
maluitmyajfiinabhya1]'l tadviSe~ajfiimirtham utkapthitamanasas tatsarj2Skaravaac-
260 La Doctrine de Madhva
toutes les traces laisses en nous par une exprience sans commencement, et qu'il
peut agir sur les ressorts les plus secrets de. notre conscience, pour y dclencher
pendant nos rves comme au cours de notre existence veille, les joies et les
peines qui sont le fruit de ce pass. 1 Ainsi de l'intrieur, partir de l'exprience
de notre servitude,2 s'bauche l'ide d'un Etre tout-puissant auteur du lien rel
qui nous enchane un monde rel, seul capable de dfaire ce que lui-mme a
fait, seul capable de nous librer. Ceci ne signifie pas que nous soyons aptes
prouver l'existence de Dieu par notre seul raisonnement, en nous passant de la
ciinyad agatzayan vartate/ ta'IJ'l pratyiipto bandhur ivya1Jl samasto vedas tatsva-
rpa1p svapradhiinam eva pratipdayatij tato vakyiirthajfiniid avptaparam-
nandas tatsk~iitkiirmp kiimayatef tmp prati taduplisanii vidhyatef sii ca pra-
kfi'(Uinta(ikaratzamalasyaiva sambhavatiti tadartha1J'l karmavidhayalJ.! athavii yalz
sirpsiirikavividlzadul;khartz jihiisul; paramiinanda1Jl ca prepsus tatsiidhana1J'l jijfiii-
sate/ tat[l prati paramesvam eva prasannal; parame#asidhanatayopadisyateJ
tatab katham asau prasidatityapek~iiyii'IJ'l tatsiik~iitkiras tadangatayti ka1'mtitzity-
ubhayathii svapradhiina eva parame5varo vediirtha iti/"Mais icelui dont la nature
est pure, soit parce qu'on le lui enseigne, soit parce qu'il rflchit des raisons
telles que la nature des effets etc., connat de faon gnrale qu'il y a un auteur
de son corps, du lieu o il rside, etc., et l'esprit possd de l'attente de le con-
natre mieux, par l'amour et la connaissance de sa grandeur, sous le pouvoir
de cette impulsion se trouve mpriser tout le reste. A celui-ci le Veda tout
entier comme un parent digne de foi, apprend que la connaissance de la nature
(de Dieu) est son objet premier. Alors, rempli de la plus grande flicit en com-
prenant le sens de ces paroles il se prend de la passion de le voir directement.
Il lui est prescrite l'upsanii de celui-ci et comme elle n'est possible qu' celui
dont la souillure interne est diminue, on lui prescrit les actes. Ou encore, celui
qui dsire tre dlivr de la souffrance multiforme du sa?zzstira, qui aspire la
flicit suprme, cherche savoir quel en est le moyen. A celui-ci, il est enseign
que le Suprme Seigneur, une fois gagne sa faveur, est le moyen du bien su-
prme. Alors, s'il demande 'comment gagner sa faveur', on lui enseigne que c'est
en obtenant la vision directe, et que les actes sont des auxiliaires; dans les deux
cas c'est le Suprme Seigneur qui lui est signifi par le Veda comme tant son
objet premier" (pour le sens du mot upiisanii, cf. plus bas).
1
B.S. Bh., I. 3, 42 svapniididr~trtva1fl ca sal'vajfiatviit tasyaiva yujyatef
"et la qualit de voyant des rves et., lui convient parce qu'il est omniscient".
2
A. V., III. 2. ro8 [4-5] (p. 42a) supiptibodhamohtit[lSca svavaias tadvaiam
sadti/ jvat!znayati jveso ...f''Lui qui ne dpend que de lui-mme, le Seigneur d~
jva, rgit le sonm1eil, la veille et l'vanouissement, comme il rgit le jva qui
dpend constamment de lui".
La Voie vers Dieu 26!
Sruti,I mais la rflexion sur notre exprience la plus vitale rejoint l'enseignement
rvl, nous en fait sentir plus fortement la vrit, renforce en nous le dsir
de salut sans lequel nous r:!sterions insensibles son invitation.
Si les actes sont incapables de nous procurer le salut par eu..-.;:-mmes ceci ne
signifie pas que nous devions les considrer conune inutiles. Ils ont le pouvoir de
purifier l'organe interne, en apaisant les impulsions dsordonnes, au fur et
mesure qu'ils renforcent les sa1!zskara conformes au dharma : ils favorisent donc
la connaissance en cartant les dsirs contraires au dsir du salut.2 L'aspirant,
l'adlzikarin, apte entreprendre la recherche par excellence, est donc d'abord
celui qui s'acquitte de toutes ses obligations, sociales et rituelles la fois, selon
les rgles qui rgissent la socit hindoue. A aucun moment il ne doit se consi-
drer comme dispens de telles rgles : mme le jianin, qui a eu la vision de
Dieu, n'est pas au del des obligations du culte ; il accomplit la mme piifii que
celui qui n'a pas reu un tel don, mais en sachant par exprience intime que tous
ses actes ont pour raison d'tre la reconnaissance de la grandeur divine. 3 Les
actes, dit Madhva, produisent une grce infrieure, qu'il distingue de la prasada,
de la grce proprement dite, en l'appelant anugraha, faveur. 4 Gest cette fa-
veur, et non aux actes seuls, qu'il faut attribuer l'effet bnfique de l'observance du
dharma. C'est cette faveur qui permet la renaissance dans une bonne famille,
dispose accueillir la parole vdique, veille le dsir de connatre sa signifi-
cation.
L'accomplissement du dha1'ma favorise le dtachement, vairagya, qui est la
condition pralable la recherche spirituelle, par le rejet volontaire des buts in-
frieurs de l'existence humaine, le plaisir et la richesse, kama et a1'tha. Jayatrtha
1
Cf. note r p. 254
2 N.S.,I. r. II (p. 57b) kmmatratJt tvantabkarm;zauddlddvii1'etrajiiarzangatvo
papattel} .. J"parce qu'il est possible de considrer les actes comme des membres
auxiliaires de la connaissance, par le fait qu'ils purifient l'antal}ka1'atta".
3 G.T.N., III. 22 (p. 15b) 1ziiharfl karla haril}kartii tatpjii ka1'ma ciikhilam/
tathapi matkrta pjii tatprasadena nanyathaf"Ce n'est pas moi qui agis, c'est Hari,
et toutes mes actions sont le culte que je lui rends. Mme si c'est moi qui
accomplis ce culte, c'est par sa grce, non autrement".
Ce passage est une citation- du B.T. (par. 99).
4 N.S., I. 1. II (p. 57b-58a) karmider anugrahamiit1'ahetutvenapi tad
remarque qu'un certain renoncement peut se produire mme chez ceux qui ne
dsirent pas la connaissance de Dieu. Sans doute pense-t-il aux prouesses des
yogin athes. Mais le seul dgot des misres du sa1'flSiira n'est pas encore le vri~
table vairiigya : comme le dit Madhva, le dtachement suprieur provient de la
prise de conscience de la supriorit des perfections du Seigneur1 Il est donc
dj un des aspects de la dvotion qui se dveloppera chez l'aspirant mesure
qu'il connatra mieux la perfection divine. Il est remarquable que Madhva ne
donne pas au yoga, et ses exercices de dtachement, un statut propre sur la voie
du salut. Il se contente de poser deux stades: le vairiigya, encore ngatif et qui
n'est qu'une prparation, et l'upasanii, qui est la recherche proprement dite, l'ap-
proche positive, laquelle se poursuit jusqu' l'obtention de la vision. L'upiisanii a
deux fonnes, l'une infrieure consiste dans l'tude des textes, siistra-abhyiisa, r-
ptition par laquelle on les assimile progressivement; l'autre suprieure, qui
consiste en contemplation, dhyiina. 2 Les exercices de yoga, concentration etc., sont
des "auxiliaires" de la forme suprieure d'upiisana: ils ne reprsentent pas une
mthode indpendante, prcise Jayatirtha; ils font partie de la contemplation
qu'ils favorisent, mais n'existent pas sans elle. Le vrai dtachement est ainsi la
contre-partie d'une exprience positive, la connaissance d'un Objet devant lequel
s'effacent tous nos autres attachements. L'effort de mme disparat aux stades
suprieurs : la concentration, dhiirat,Ui, dit Mad.hva, produit une prsence inter-
yens : le Brahman "doit tre vu, tant connatre pas l'audition, la rflexion, la
contemplation" .1 Tels sont les trois degrs traditionnels de la recherche spiri-
tuelle. Le premier, l'audition, sravatza, permet de recevoir la matire mme de
l'enseignement rvl. Il introduit l'aspirant la connaissance des textes. Sauf
cas exceptionnels celui-ci ne peut y avoir accs par lui seul; le guru, le matre
spirituel est indispensable : d'une part, le guru prsente son disciple les
textes sous leur forme exacte, de .l'autre il lui en explique l'interprtation cor-
recte. Mais son aide ne s'arrte pas l : il connat les capacits de son disciple
et dtermine les temps favorables son effort d'tude puis de mditation. 2 Il a
enfin un pouvoir propre, "la grce du guru" : par les mrites qu'il a acquis il
peut favoriser les progrs spirituels de son disciple, 3 qui apprend envers lui une
attitude de dfrence et d'obissance analogues celle qu'il doit acqurir vis
vis du Seigneur. Il a aussi par ces mmes mrites un redoutable pouvoir de ma-
ldiction, qui peut entraver gravement le progrs de qui le mcontenterait.
Madhva avertit de bien choisir son guru, de ne jamais quitter un guru suprieur
pour celui qui lui serait infrieur, et de ne jamais quitter son matre pour un
autre de nime valeur sans avoir au pralable obtenu sa permission. Mais la vi~
a A. V., III. 3 75 ss [I] (p. 49a) sravatzat}t manana'f!Z caiva kartavyarp sm-va-
that'va hi/matisrutidhyiinal~iilavise~mp gttrw uttamaZzfvetti tasyoktamiirge1Ja kurva-
ta{t sytiddhi dar.fanam/"I'audition et la rflexion doivent certes tre pratiques,
et ceci en tout cas. Le guru suprieur connat les moments propres la rflexion
l'audition, la contemplation : celui qui se conforme la voie qu'il lui ensei-
gne peut assurment obtenir la vision".
3
B. S. Bh., III. 3 44lfll1'uprasda[t svaprayatnoviibalaviin ...guruprasiida eva
balaviin/tiivattilatn iti na mantavyam/"Lequel est le plus puissant, de la grce du
guru .ou de son propre effort ?... C'est certainement la grce du guru: cependant
que l'on ne pense pas qu'elle suffise".
A.V., III. 3 .204 [26] (p. 53b) samyagguruprasilasca mukhyato dr~tkii
ratzam/$ravatztidi ca kmtavya11t niinyathii darsanatp kvacit/"et la grce d'un bon
guru est la principale cause de la vision; il faut aussi pratiquer l'audition etc.)
jamais la vision n'est obtenue autrement",
La V oie 'llel'S Dieu
spirituelle peut avoir ses exigences propres : il est permis, il est mme obliga-
toire, de quitter ungum infrieur pour un meilleur matre, et dans ce cas il n'est
pas ncessaire de prendre la permission du premier. 1
Le second temps, manana, est un stade de rflexion sur les te.-..tes. C'est une
investigation de leur contenu, qui rapproche, compare~ interprte les formules.
Elle vise dcouvrir l'unit de sens de tout le Veda, le sama1lvaya, l'harmonie to-
tale de tous ses enseignements. Le manmza prolonge donc le sravana par une m-
ditation des textes entendus, rpts, assimils. 2 Il est de ce point de vue part de
cette forme premire d'upiisanii, queMadhva appelle Sstra-abllyiisa, pratique des
textes. Par ailleurs il prpare la contemplation proprement dite: la mditation
du sens des Ecritures rend de plus en plus prsente l'esprit la grandeur du Sei-
gneur dont tous les textes dcrivent les attributs, et elle nous fait entrevoir quel-
que chose de la ralit "merveilleuse" vers laquelle ils convergent. L'esprit com-
me port par eux n'aspire plus qu' se fixer sur cette ralit, prenant pour appui
l'une ou l'autre des formes divines proposes par les Ecritures. Ainsi la mdita-
tation conduit la contemplation, sans perdre contact avec le Veda qui reste le seul
moyen de connatre le Brahman. 3 Elle forme le lien qui tablit une continuit
entre les deux formes de l'upiisanii. L'on comprend que Madhva parle ainsi de
1 A.V., III, 3, 205 [28] (p. 53b) gU1,udhikmlt gurwrz priipya taddhirzatp
ttiipnuyat lwacit/viparyayas tu kartavyal} sarvathii subham icchatii/same
vikalpa eva syt prvnujfiii ca sarvath/taduttamagurupriiptyai prviinuj'iiii na
mrgyatef''s'il a trouv un guru minent en qualits, qu'il n'en cherche jamais un
infrieur; mais il faut absolument faire le contraire si l'on veut le vrai but; si le
choix est gal, il faut absolument la permission du premier guru; pour trouver un
guru suprieur au sien l'on ne se met pas en peine de la permission ~u premier".
2 A.V., III. 3 78 [r] (p. 49a)s1'ava~iidi vinii naiva l~atzattz ti#hedapilwacid/
haribrbien que Hari soit non-manifest, il se laisse voir pour ses dvots par
l'effet de sa seu1e puissance,.
A.V., III. 3 16 [1] (p.47a) mokiado hi svatantrab syiit . . /"Il faut que celui
qui donne la dlivrance soit svatatztra".
Il A.V., 1. 1. 12 [r] (p .. Ib) vnzute yatp tetza labhya ityiidyuktibalena hi/ji-
jfliisotthajfliiuajat tatprasiidiid eva 1mtcyatej"I1 choisit celui par qui il pourra tre
atteint ... par la force de ses paroles il faut dire que l'on est dlivr par sa seule
grce, ne de: la connaissance, provenant du dsir de connatre". (La citation est
de Ka. U. II. 22).
N.S., ibid., (p. 58a) na cfivyaktasvabhiivo bhagavan sahasre~liipi praya-
itJiituil!~ sakyalJ siik$iiikar[W!! VU. tadatzugrahatfprasannas tvanantacintyaiaktiyo-
giid iitmiina1ft darsayatif . . .darsanasadhatla7!l ciirzugrahal; svayogyagur:zopetasya nir-
do!atya bhagavad:vi'grahavise!asyadaranairantmyabhya1p v#ayavairigyatadbha-
ktisahitiid balmkiilopacitarmidlhyiisaniiparatziimakiid vicintaniid rte na labhyatef
"Et le Bienheureux dont la nature est dtre non-manifest ne peut tre connu
directement, mme par des ~illiers d'efforts sans sa faveur. Mais s'il est propiti
il se montre lui-mme par l'effet de sa puissance infinie et incomprhensible, et la
faveur qui procure cette vision n'est pas obtenue sans une mditation, autre-
ment nomme m"dt"dhyiisarza, dveloppe pendant trs longtemps, avec zle et
continuit accompagne de dtachement vis vis du monde et d'amour pour le
Bienheureux, mditati~,>n qui porte sur l'une de ses formes, pourvue de toutes les
perfections qui lui sont propres et dpourvue de tout dfaut",
La Voie vers Dieu
des dlivrs~ des mukta, connat des fluctuations, semblables "au.'\: vagues de
l'ocan" dit Mad.hva. Que dire de celle que peuvent obtenir les tres encore
soumis au sa11zsiira ? Elle nat comme jaillit une flamme d'un brasier, elle appa-
rat notre vue, obscurcie par l'lment tamasique,. comme la lumire fugitive
d'une luciole. li n'est pas tonnant que mme ceux qui ont entrevu quelque lu-
mire divine divergent dans leur enseignement, et se trompent sur la nature du
salut. 1 Madhva, conscient sans doute encore du petit nombre de ses adeptes~ leur
conseille de se mettre seuls la mditation, pourvus des principes de la vraie
philosophie, plutt que de suivre un guru dont la doctrine ne serait pas sre. a
La route est difficile et austre, au del ,mme de ce que nous pouvons
imaginer3 mais nous ne devons jamais abandonner la contemplation notre seule
sauvegarde : car nous sommes toujours en contact avec les objets des sens qui
evaf "Si l'on demande: quelle destruction peut-il y avoir d'une ralit sans
commencement ? Nous rpondons : c'est une destruction de son essence mme".
3
A. V., 1. x. 41 .[1] (p. 3a) yatlzii dr#ya prasanna(t san taja bandhiipanodakrt/
evaiJZ dr#a[l sa bllagavtz kuryiid bandhavibhedanamf "de mme qu'un bon roi
apais par la vue (d'un prisonnier) le fait dlivrer de ses chanes, de mme
le Bienheureux, s'il est vu, peut briser le lien (du sarrzsara)".
1
N.S. ibid., (p. 216a) dr#yii premtisayayuktaya san uttamal; krpalutvadigm:za-
vn./ .. /sdimya1JZ niga~iidibandho ,ajiia nivartyatamfanadiraya1ft katha?lt nivar-
1
tyata iti tatrokatartz bhagavau itifagha{itaghatakanantaiSvaryadigutzavn ityarthal;/
il
il1.
. !
'"pat sa vue' accompagne d'un extrme amour; 'bon', (un roi) suprieur ayant
les qualits de compassion etc.... Ce lien tell'emprisonnemnt, qui a eu un
:1
1
commencement peut tre supprim par un roi ; mais celui-ci qui n'a pas eu de
! commencement, comment peut-il tre supprim ? C'est ici que l'on rpond
'c'est le Bienheureu.'l:'. Le sens est 'il a des perfections telles que sa puissance
infinie qui ralise l'~ralisabl~' ,
li
,j
1!
ll
If
.1
l.i
La V aie v~-rs Dieu
tataica sii/tato muktis tato bhaktil;. saiva syiit sukharpi1:z/bltaktyii prasamw bhaga-
viin dadyiijjfiiinam aniil~lamjtayaiva datsanarp yiital;. pradadynmuktim etaya/
r "Par la bhakti peut venir la connaissance, par celle-ci la bhakti, par elle la vision, et
par elle nouveau la bhakti; par celle-ci la dlivrance, et par elle aussi la bhakti en
forme de bonheur. Le Bienheureux propiti par la bhakti peut donner une
connaissance stable, de laquelle vient aussi la vision par cette bhakti, par
laquelle aussi il donnera le salut".
s N.S., III. 4 233 (p. 89a) tato mo~iinantararJz bhaktir avatithate/sii sukha-
rpil;zy eva syiinna phalavat/ "ainsi la bhakti demeure aprs le salut : celle-ci est
alors en forme de bonheur et non comme l'ayant pour fruit".
270 La Doctrine de Madhva
gendr. Dans le salut, un tel dsir est combl, la mesure des capacits propres
chaquejva, mais il n'est pas annul, carle jva est celui qui a "la vie" ,jvana, et
l'absence de dsir quivaudrait la mort. La "paix" de la dlivrance ne consiste
pas, dit Madhva, dans la suppression des dsirs mais dans le fait d'tre "fix" en
Dieu. 1
C'est pourquoi Madhva dit, de faon trs profonde, que la bhakti est la
fois moyen et fin. Elle est le plus haut moyen, celui qui seul nous fait progresser
en connaissance, parce que seul capable de nous obtenir la faveur divine.
Mais elle est aussi sa propre fin, parce qu'elle se suffit d'elle-mme, et porte
en elle son fruit. 2 Ce fruit c'est la flicit, ananda,3 qui sera pleinement manifes-
te par la dlivrance, mais qui, ds le premier moment, est prsente chaque ta-
pe du progrs spirituel. C'est ce que dit Jayatrtha lorsqu'il dcrit l'veil du d-
sir de salut : "pour celui-ci, le Veda tout entier, est comme un parent digne de
foi qui lui enseigne la nature (de Dieu) comme tant son objet premier.Alors rem-
pli de la plus grande flicit en comprenant le sens de telles paroles, il se prend de
pour nous. Mais dans le cas du Veda, langage parfait, la connaissance et son
fruit ne peuvent tre dissocis: le Veda n'a qu'un objet, et il nous enseigne que
la connaissance de celui-ci est notre unique but. 1 Au fur et mesure que nous
avanons dans la vie spirituelle, notre exprience nous donne la relation de plus
en plus troite du vrai et du bon, par la joie mme que nous prouvons conna-
tre Dieu tel qu'il nous est enseign et tel qu'il est. Il se produit donc comme une
vrification progressive de cet enseignement, mais ceci ne revient pas mesurer
la vrit notre exprience subjective. Si nous n'avions pas compris au prala-
ble, de faon globale mais certaine, que le Veda avait une autorit intrinsque,
svatal}, nous n'aurions jamais entrepl'is cette recherche et nous n'aurions jamais
commenc en goter les fruits.
l A. V., II. I.III [9] (p. 22a) yiitlurthyam eva mnatvamapi viikya1.n prayo-
jallamfmii11atvam eti tat1'pi yatsampr~zap1ayojanamj"bien qu'assurment la
validit soit le fait d'tre conforme l'objet, une parole qui a un but, atteint la
validit, combien ici celle qui a un but absolument parfait".
N.S. ibid., (p. 25oa) priimii1;yamtmsya prayojanavattvena vyiiptyabhiive
.,
'1 'pi tadvise~asya viikyaprlimii{ryasyiistyevafpadiiniim i~tasiidhana eva grhtasmiga-
1
i fillaiviitf"bien qu'il n'y ait pas de relation ncessaire de la notion de priimiitzya,
1
prise en elle-mme, avec le fait d'avoir un but, pourtant cette relation existe dans
le cas particulier du pra.mii~zya de cette parole-l; parce que l'on comprend les
mots dans leur application au but dsir dont ils sont le moyen".
ibid p. 250b) niiviintara vz~ayapmyojaltbhyal}Z vakyasya pliimtl)la1Jl sam-
bhavatifkJz 1ziima yad viikyat]t yanmahatprayojanam uddi$ya yanz pradhnar[l
v~aym}t pratz'piidayitw]t pravrttamf .. fvedaviikya1Jl ca mo}eyoddesena paramef-
vare mahiitiitparyopetam ityuktamj"Une parole ne peut avoir de pra.mtzya par un
objet'et un but tous deu.-..: infrieurs, mais ceci est possible pour la parole, qui
dsignant le grand but, vise enseigner celui-ci comme tant son objet premier ...
Et la parole du Veda, du fait qu'elle dsigne le salut est dite avoir son inter-
prtation totale en (son objet) le Suprme Seigneur".
1
1
DIEU ET LE VEDA
thyate/ "parce que celui-ci dclare pramitta ce qui ne fait pas connatre la ra-
lit".
D'aprs B. N.K Sharma, Hist. Dv. Sch. 1. p. 193 et note I, les expressions
tattvivedaka et attatvivedaka sont caractristiques de l'ouvrage advaitin
Sa1tz~epasiriraka de Sarvajfiamunin.
3
N.S., 1. I. 104 (p. 15b) aikyasya caitanyasvarpabhede'ngikriyamitte
tadaikyattt tat tvarn asrtyadini sastretza pratipidya1fZ na syat/ kutalzf svarpasya
waprakiisatvetuz 11ityasiddltatvitf tanmatratviccaikyasyaf na hi prakiSamanam
eva Jistrapratipiidya1ft vaiyarthyaprasaiigatf "Si i'on pose qu'il ny a aucune
d!rence entre l'unit et la forme propre du principe ~pirituel~ l'unit le ce
:
"
Dieu et le Veda
dernier ne peut tre enseigne par des paroles telles que "tu es cela". Pourquoj?
Parce que cette forme propre est admise ternellement comme lumineuse par
elle-mme; et parce que l'unit n'est rien d'autre que celle-ci; il ne faut donc
pas dire que ce qui est (videmment) lumineux doive tre enseign par les
siistra, parce que ce serait les reconnatre, de ce fait, comme inutiles".
1 N.S., III. 2. 49 (p. 66b) sarvo'pi hi vedo'pauru~eyal; svatal;pramiit;labhtas-
cercle vicieux: c'est au nom de leur propre philosophie que les advaitin divisent
les enseignements rvls en deux niveaux distincts et en liminent la plus grande
part au profit de quelques formules, dont ils disent qu' elles sont vrit absolue
dans la mesure o elles concordent avec leurs affirmations mtaphysiques. Mais
leurs affirmations se fondent elles-mmes sur une exprience inaccessible par
nature au commun des hommes, rserve au petit groupe qui se fie la parole
d'un matre advaitin. 1 De tels postulats disqualifient ceux qui les posent pour
.!'
toute controverse philosophique srieuse, en mme temps qu'ils dtruisent le
seul critre de vrit thologique, l'autorit du Veda.
Mais le Veda n'enseigne-t-il pas lui-mme qu'il doit tre dpass, retor-
quent les advaitin ? C'est lui qui nous dit le Brahman hors des prises de notre
pense, au del de l'expression de notre parole; il nous indique par l sa propre
impuissance faire connatre l'Etre absolu, dans sa transcendance essentielle.
Il emploie les mots avacya, ajfieya propos de celui qu'il qualifie ngativement
comme le Brahman nirgut;a. A la lumire de ces mots-cls, s'ordonnent tous ses
autres enseignements. S'il en tait ainsi, rpondent les miidhva, il serait nces-
saire de prendre des termes aussi importants en leur sens le plus fort. Mais,
au sens fort, les mots ajfleya ou aviicya n'auraient qu'une signification possible,
ils indiqueraient que le Brahman est radicalement inconnaissable et ne peut tre
atteint ni enseign par aucun pramatza. 2 Par ces seuls termes le Veda nierait sa
propre fin affirme solennellement par d'autres passages, et propose nos
efforts comme notre but ultime, la connaissance du Brabman. 3 Il est lgitime,
avant d'accepter une contradiction aussi radicale et de se rsigner une trompe-
rie aussi dcevante, de se demander si les termes en fonction desquels l'on vou-
' drait interprter tout le Veda ne sont pas eux-mmes interprter la lumire
,i
de tout le Veda. Il y va de la raison d'tre de l'enseignement rvl, et l'exigence
1 N.S., I. I. r6, cf. texte cit IIIe part. ch. I note 2 p. 239.
3
A.V., I. I. 150 [5] (p. 7a) sm-vaiabdair avacya'!l tad uktvii tadvi~aya1/t
pwza~z/ JiistratJZ vadantam unmattat}t katha'f!lloko na vanzyet/ "Si aprs avoir dit
qu'il n'est exprimable par aucun mot, il dit ensuite que l'Ecriture l'a pour objet,
comment n'arrte-t-on pas cet homme ivre ?"
3
A.V., 1. I. 144 [5] (p. 6b) manena kena m'j1eyam aviicyajfleyamrgut;am/
ameya1rz cen na stistrasya taira vrttiz kathai'icanaJ "Par quel moyen de connais-
sance sera-t-il saisi ce "sans-qualits", inexprimable et inconnaissable ? Si
l'on dit qu'il n'est pas objet de prama1)a, l'Ecriture ne peut en aucune manire
s'appliquer lui".
Dieu et le Veda 277
de cohrence1 est ici assez forte pour justifier la recherche d'une e."'':gse qui ne
mettrait pas en question sa propre norme de vrit. Or s'il est impossible de
prendre les mots aviicya ou ajiieya au sens fort, il n'est pas difficile de les com-
prendre en un sens moins absolu, qui concorde avec l'ensemble de l'enseigne-
ment vdique. Dire que le Brahman est au del de ce que nous pouvons dire de
lui, revient exprimer qu'il est une ralit "merveilleuse" adblmta, 2 et que nous
ne le connaissons pas totalement, mais ceci ne signifie pas que cette connais-
sance partielle soit fausse. Elle n'est pas fausse, peuvent rpondre ici les
advaitin, elle n'est qu'infrieure. La notion mme de vrit infrieure est une
contradiction dans les termes, rplique Madhva, qui s'appuie ici encore, et plus
fermement que jamais, au principe qui soutient toute sa pense: "la vrit ne
connat pas les limites du temps". 3 Si une vrit est destine tre abolie, ceci
ne peut avoir qu'une signification : elle n'a jamais t vraie, quoi que nous ayons
pu croire au moment de notre mprise. C'tait une connaissance errone que
nous reconnaissons pour telle lorsque nous sommes dsabuss: c'est la dfini-
tion mme de l'erreur. Il n'y a pas de vrit infrieure parce qu'il n'y a pas de
moyen terme entre vrit et erreur, comme il n'y en a pas entre tre et non-tre,
parce que l'erreur consiste affirmer le non-tre la place de l'tre, ou l'tre
la place du non-tre, et parce que la vrit abolit totalement l'erreur ne lui lais-
sant plus droit au moindre degr d'existence.~ Si la plus grande partie des en-
seignements vdiques tait de vrit infrieure elle devrait tout simplement
tre dclare fausse. Plus encore les enseignements dits suprieurs n'auraient
pas davantage statut de vrit : ne sont-ils pas leur tour destins tre abolis
par l'exprience ultime, laquelle serait par hypothse inexprimable? Pourquoi,
dans ces conditions, accorder plus de crdit aux noncs ngatifs qu'aux noncs
positifs, et en quoi la ngation aurait-elle plus que l'affirmation, capacit d'expri-
1
N.S., 1. 1. 107 (p. 18b) ablui:vaviseftgikre ca bhvaviseail; kim apard-
dlram/ "Si l'on admet des viseia ngatifs, pourquoi rejeter les viseia positifs".
2
A. V., III. 2. 45 [1] (p. 39b) adr$yatvdayo'pyasya gu1J hi prabhu?JoditM
1 '
'
yadi syus tdrsa dharmii{z sarvajiiatvdayo na kim/ "Puisque les qualits d'tre
invisible etc., sont dites de lui par leMatre (auteur des Braltma-stra), pourquoi
n'aurait-il pas de mme les attributs d'omniscience etc. ?"
3
N.S., I. 1. 224 (p. 47a) yathti vrundhatprame tatsampavartini Prthul
traktirtmdhatitvenopadiyate/ mundhatjiianadvratvtf "ou encore, de mme
que, en rponse la question 'o est arundhati?' l'on montre l'toile Prthulii,
proche de celle-ci, comme tant mtmdhati, parce qu'elle sert d'intermdiaire
pour la connaissance d' arundhati".
Dieu et le Veda 279
ralit qui est au del des conditions normales de notre connaissance, une simpli~
cit que nous ne pouvons concevoir du seul fait que nous la pensons naturell~
ment comme celle d'un objet distinct de nous. Le Veda ne peut que "suggrer"
la non-dualit de l'Etre suprme, comme il ne peut que nous "suggrer" la
non-dualit de notre tre et de cet Etre suprme.
Le recours la notion d'expression indirecte ne dsarme nullement la
logique des mdhva. En quoi, demandent-ils, cet artifice de style aurait-il le
pouvoir tonnant de nous faire vader des conditions normales de notre con-
naissance, en nous ouvrant la voie vers une e.'{prience d'un tout autre ordre ?
Certes le procd de lak~a~ui est bien connu, et le Veda l'emploie, mais ni dans
le langage ordinaire ni dans le langage vdique, cette figure de style ne conduit
une exprience de non-dualit. L'objet suggr indirectement n'est pas moins
objet que l'objet exprim, et nous qui le connaissons par mode indirect neper~
dons pas pour autant notre qualit de sujet connaissant en relation ncessaire
avec un contenu de connaissance. Bien plus l'expressionindirecte suppose l'ex~
pression directe, la connaissance de l'objet suggr requiert la connaissance pra~
labie de l'objet exprim: si nous comprenons d'emble les mots "sur le
Gange" comme signifiant "sur la rive du Gange", c'est que nous connaissons
dj le Gange comme un fleuve, et que nous savons qu'un fleuve a des rives.1
Aucune dsignation indirecte n'aurait de sens si elle ne pouvait tre rfre
une dsignation:directe sous-entendue, et si l'on voulait la rfrer une autre
dsignation indirecte, il faudrait la fin aboutir la connaissance d'un objet
rel et directement connu, sous peine d'tre entran dans un processus de
rgrs l'infini. 2
Comment.d'ailleurs le Brahman nirgutza des advaitin pourrait-il, en aucun
cas, tre _exprim _indirectement par le procd de lakja'(lii? S'il est par hypo-
thse dpourvu de toute qualification il n'a pas davantage celle d'tre dsign
indirectement\ et de plus il ne peut offrir la moindre prise la dsignation in-
directe.2 Celle-ci ne peut tre utilise que dans le cas d'objets complexes, dous
de caractres divers dont l'un peut tre employ pour dsigner tel autre,
composs de parties diffrentes permettant de nommer le tout par la partie ou
la partie par le tout, prsentant avec d'autres objets des similitudes sur lesquelles
fonder des mtaphores. 3 Mais comment la dsignation indirecte pourrait-elle
s'appliquer un objet dclar d'emble absolument simple et radicalement in-
comparable ?4 Elle ne s'applique lui que ngativement, sera-t-il rpondu, par
ngation de toutes les similitudes grce auxquelles nous chercherions concevoir
l'Etre absolu. Toutes les affirmations du Veda seraient donc affectes secondaire-
ment d'un signe ngatif qui leur permettraient de dpasser leur objet premier,
le Brahman sagutza, pour suggrer au del de lui le Brahman nirgutza. En ce cas
pourquoi le Veda multiplierait-il des ngations qui auraient toutes le mme
sens ? Si l'on rpond qu'il est ncessaire de nier successivement les divers attri-
buts affirms du Brahman sagu?Ja, afin d'introduire la connaissance du mrgu~za,
c'est que l'on ne considre pas ces diverses ngations comme quivalentes.
Ceci revient reconnatre que, sous mode ngatif, elles visent des aspects divers
de l'absolu. Mais ces aspects divers sont des vise~a et il est impossible en ce cas
de continuer soutenir que le Veda enseigne le Brahman nirvise~a, sans spci-
fication. La ngation multiple suppose le vise~a tout aussi ncessairement que
l'affirmation multiple. 5
La seule supposition que le Veda puisse nous faire connatre le Brahman
7lirgu~za par l'intermdiaire du Brahman sagu~ta, se heurte des objections plus
1
A.V., III. 2. 185 [15] (p. 45a) lakr.;ate cet tena lakDJam ityapi sytid vise-
tii/ "Si l'on dit que (le 11t'1-vise~a Brahman) est expr.iln indirectement il se trouve
de ce fait avoir une qualification, celle d'tre dsign indirectement".
a V.T.V., par. 428 SaJ'VaSabdiivticyasya la~atztipi na dr#eti na stistraga-
myatvam/ "Pour celui qui n'est exprim par aucun mot la dsignatio~ indirecte
n'est pas non plus possible et on ne peut l'atteindre par les textes".
3
N.S., I. I. !48 (p. 6Ia) vticyatvalakDJatvasadrsaguvayogitvtibhtivticca na
. stibdatvam/ "Il (le Brahman nirgu.Qa) ne peut tre objet de rEcriture puisqu'il
ne lui est adjoint aucune qualit semblable celles (qui permettent) d'tre
eJcprim directement ou indirectement" (cf. not,e 2 p. 282).
4
N.S., I. I. 138 (p. 52b) iuddha1!Z cet ki1]Z lak~a1Jaytif "S'ilestpurquel usage
faire de l'expression indirecte ?"
5 A.V., I. 2. 26. Cf. Ile part. ch. 3, note I p. 178.
Dieu ei le Veda 281
graves encore, car il n'y a aucun passage d'une notion l'autre. 1 EUes ne sont
pas seulement diffrentes, elles sont radicalement opposes, comme le sont l'affir-
mation et la ngation. Si la fin du Veda tait de nous faire connatre le n-gucza,
ce terme devrait tre pris en son sens le plus fort, il devrait signifier l'absence
totale degu(za, de qualits, donc de perfections. L'tre ainsi dsign ne pourrait
tre que le contraire du suprme Brahman, celui qui serait dpourvu de toutes
qualits ne pounait tre que le mal absolu :2 vous pouvez bien si vous y tenez
vous identifier au dmon, ironise Madhva) il n'y a en tout cas rien de commun
entre votre Dieu et le ntre. 3 Il faut aller plus loin encore, car il n'y a aucune
raison de s'arrter dans la voie ngative, et d'attribuer au Brahman sans attri-
buts la proprit d'exister. Rien ne distingue finalement le Brahman des advai-
tin .du nant absolu,4 de la Vacuit, Snyata, des bouddhistes de l'cole siinya-
vada. Madhva met au dfit ses adversaires d'essayer de prouver le contraire :
ne se sont-ils pas condamns eux-mmes au plus absolu mutisme relativement
leur Brahman inconnaissable et inexprimable ?5
Ceux-ci rpondent cependant. S'il est vrai que l'enseignement ultime
du Veda doit aboutir exprimer ngativement le Brahman, ceci ne signifie
pas que celui-ci soit pur nant. Les enseignements du Veda portent sur une ralit,
si totale et si parfaite que nous ne pouvons la saisir. Le rle des ngations est
"et le fait d'tre nirgu~ta ne serait rien d'autre alors que la nature4tlmoniaque".
3 A.V., I. 1. 147 [5] (p. 6b) astu tanmii vaded viidi na ciismacchstraga1{l
vat sudhb/ ''Comment pourrait-il parler de ce qui est inexprimable, notre sage?
Autant dclarer 'je suis muet' ".
La Doctrt"rre de Madhva
1
V.T.V.) par. 429-30 ato 'vt;yatvad ajfieyatvacchnyam eva t'ti praptamj
na ca svenapi jtieyatvafjl ta ucyatef "Ainsi parce qu'inexprimable et inconnais-
sable, il ne peut tre saisi que comme le vide. Et ils disent qu'il n'est mme pas
objet de connaissance pour lui-mme".
2
A.V., III. 2. 49 ss. [1] (p. 4ob) dhannii1opo'pi sama1ryadharmadina1fl hi
darimzef idal]ttadadidltamzitve dharmo'nyafz kalpyate'tra hifsarvadharmavihnasya
dham!ampa[t kva dryatef ''La surimposition d'attributs n'est en effet possible
que si l'on voit des attributs communs etc., car l'on peut supposer un attribut
tranger sur ce qui a. qualit de support d'attributs, tels que l'on dise 'c'est
ceci'. Mais pour celui qui serai( priv de tout attribut comment verrait-on
une surimposition d'attributs ?"
Dieu et le Veda
fausset, et les advaitin sont bien obligs la fin de lui donner son vrai nom, de
l'appeler illusion. 1
La preuve en est fournie par les assertions mmes des tenants de l'advaita :
ce Veda qu'ils conoivent comme surimpos sur le Brahman par l'effet de la
magie cosmique, porte en lui des fruits dignes de son origine. Il ne peut nous
enseigner dans cette perspective que des notions contradictoires. La notion de
Brahman nirgu~za tait dpourvue de sens, tout au plus pouvait-elle signifier
le contraire mme de la perfection suprm~. Que dire de la notion de Brahman
sagzqza telle que la prsentent les advaitin ? Elle correspond selon eux un
niveau infrieur d'enseignement. Ceci signifierait que le Brahman sagu1za
serait une ralit infrieure, destine tre dpasse. Mais qu'est-ce qu'un
"Dieu infrieur" et qui ne voit la contradiction absolue de ces deux mots ?2
Comment penser un tre parfait qui ne serait pas en mme temps l'tre suprme,
un absolu qui devrait tre dpass? Les advaitin nomment le Brahman sagu1za,
!svara, le Seigneur du monde, ils lui assignent un rle cosmique, lui reconnais-
sent une fonction dans la conduite des mes. C'est le Dieu que peuvent prier
et honor:er les hommes tant qu'ils n'ont pas atteint la pleine connaissance de la
1
V.T.V., par. 161-3 mithyiivaditve ca srutel} kathan~ aikyasya satyatvam/
katha1'[l caiva'fjzviidina1'[l vedaviiditvamj vedoktasya mithyatviiftgkiiriid eva
hyavedaviiditva7fZ bauddhadniim api/ "Et si la Sruti enseigne ce qui est illusoire
comment l'enseignement de l'unit serait-il vrai? Et comment des docteurs
parlant de cette manire pourraient-ils tre docteurs du Veda? Considrer que
les paroles du Veda sont illusoires, c'est exactement le refus de la doctrine du Veda
qui est celui des bouddhistes etc.".
2 A. V., 1. 1. 128 [5] (p. 6a) vandhyiiputropama1'[l miiyiiSabala'f!Z vacyam ityapij
yate/"Comment celui qui serait priv de tout atttibut pourrait-il tre atteint
par les Ecritures ?"
A. V., III. 2 : 42 [I] (p. 39b) .. yadi dharma na kecanafbrahma!ZO naiva ji-
jiisya1]l jijiiitisa dharmanir~zaya{t/ "Si le Brahman ne possdait aucun attribut
il ne pourrait certes pas tre l'objet du dsir de connatre: le dsir de connatre
est investigation des attributs".
4
A. V., I. I. 92 [2] (p. 4b)gu!ZiiftSrutti iti hyasmtinnado~o'rthal; Sr!lter bhavetf
pr'itya mokjapamtvcca ttitparymp 1zaiva d~a1Je/"Comme il est dit 'ses qualits
sont rvles', une in-1perfection ne pourrait tre l'objet d'un texte de la Rvla-
tion ; du fait que celle-ci est consacre au salut, par la complaisance (du Sei-
gneur), son interprtation ne peut certes pas viser un dfaut (en celui-ci)".
Dieu et le Veda
l'on peut appeler sur soi une tellefaveur1 et une Ecriture qui enseignerait le
Brahman nirgu~za manquerait son but et tout en nous faisant manquer le ntre,:!
Comment expliquer cependant que l'Ecriture emploie les termes de u-gutza
ou de nirvisea en parlant du Brahman ? Puisque entendre ces mots en leur sens
fort conduit des contradictions absolument inacceptables, il est vident que
nous avons le droit de chercher ici encore une interprtation cohrente. La signi-
fication purement ngative tant exclue, d'autres explications sont possibles qui
ne s'opposent pas l'ensemble des affirmations des textes. Le Veda lui-mme
nous y invite, qui parfois dans une seule phrase renforce une expression positive
par une expression ngative: l'exemple le plus remarquable en est la fameuse
formule ekam evadvityam,"Il est l'un sans second" ,dans laquelle les advaitin lisent
toute leur thologie ngative. Mais cette phrase est absolument affirmative, elle
affirme la simplicit du Brahman,3 en insistant sur le fait qu'il est "sans second"
pour signifier qu'aucun ne lui est gal, ni comparable.~ De la mme manire
toutes les expressions ngatives du Veda sont supportes par le contexte en-
tirement positif de ses affirmations : dire le Brahman nirgtt!ta ne signifie pas que
les gutza du Seigneur doivent tre nis en vrit absolue, mais que ces gu1Ja sont
des perfections incomparables aux qualits des tres finis, tout ce que nous pou-
vons nommer gu1Ja dans le monde sensible. 1 Ceci est en accord avec le but du
Veda, qui a pour fin de nous instruire de ralits qu'aucun autre moyen ne pour-
rait atteindre.
Une nouvelle objection se prsente aussitt: comment pouvons-nous com-
prendre les affirmations du Veda, si elles dsignent des ralits incomparables
celles que signifient les mots du langage courant ? Comment les mmes termes
peuvent-ils valoir dans les deux domaines ? Ceci serait une difficult srieuse si
le Veda lui-mme ne nous clairait: il nomme Dieu par un terme qui exprime
l'expansion sans limite, le Brahman, mot provenant de la racine B,8H qui signi-
fie crotre, ille nomme pn;a "plein", pour signifier que cette expansion infinie
est en mme temps infinie plnitude, il le dfinit comme svatantra, autonome,
pour indiquer qu'il porte en lui la ~ource d'une perfection que rien ne saurait li-
miter ni entraver. 2 C'est en ce ~ens que le Brahman est l'Etre incomparable, et
que ses gurta infinis et en nombre infini sont incomparables aux gutza connus
dans le monde, lesquels sont tous soumis des limitations et des restrictions di-
verses. Mais il nous est toujours possible de passer du sens partiel au sens
plein puisque le "tmoin" en nous a la connaissance de l'infini. Jayatrtha donne
l'exemple de la flicit, ananda, dont nous avons l'exprience en nous-mme;
pour passer de' celle-ci la notion de flicit divine, nous concevons, comme le
Veda nous y invite, la flicit au sens plein, une flicit qui ne dpendrait que
d'elle-mme, ne serait soumise aucune condition, ne rencontrerait aucune
limitation/1
1
G.Bh, VII. 13(p. 29b) kevalo nirgutzascetyadiirutibhyascajtmiguttvavm-
jitam iti coktamf"Et les Sruti qui le disent isol et 'nirguya' disent qu'il est d-
pourvu des trois gu~za".
a Cf. chapitre prcdent.
3 A. V., III. 2. 21 r ss. [r6] (p. 46a) anyanandadisadr$yam anuklyadi napa-
288 La Doctrine de Madhva
pour fin de signifier l'absolu~ ils ne s'appliquent aux ralits sensibles qu'en un
secondaire et driv, obtenu par limitation de leur signification fondamentale.
Leur sens premier, mukhya, est leur sens essentiel, sviibhiivika, le sens
tymologique, connu et transmis par les premiers voyants du Veda :1 la
grce divine rveille en nous cette connaissance,2 nous fait goter le sens plein et
fort de tous les termes vdiques, leur sakti qui a puissance d'voquer la ralit
parfaite. 3 Les mmes termes en un sens restreint et secondaire, amukhya, s'appli-
quent aux ralits de ce monde. Nous pouvons passer des secondes la pre-
mire, en dcouvrant progressivement la coh~rence parfaite du langage rvl,
iti yojaniif .. fpiil'vajamnaui 1'Jmtta11l svata(z siddham eva .sambandham iha janmani
su.ptaplabuddhauyiiyerle5varaprasiidad avabuddltyata itij"La relation ternelle des
mots avec leur sens n'est pas abandonne par nous : tel est le sens. Nous di-
sons que le lien vident par lui-mme~ connu dans une existence antrieure est
veill par la grce du Seigneur dans notre vie actuelle, selon la relation de ce
qui est latent et de ce qui est rveill".
3
A.V., I.r. I2I [4] (p. sb) mukhyrtho blzagavn vi~fllllz sarvaistrasya n-
para(z/"le bienheureux Vi~l).u, et aucun autre, est le sens premier de tous les
textes".
N.S. ibid. (p. 36a) tad evatJZ jagajjamniidikrav.atvena mukhyay vrtty
var~zapadaviikyiitmakie~asstraplatipiidymrz niiriiyatliikhyat}t bralzmaivaf''C'est
lui qui doit tre enseign au sens plein par tous les textes faits de leurs syllabes
de leurs mots de leurs phrases~ comme tant la cause de la naissance etc., du
monde, celui qu'on nomme Narayal}.a qui est le Brahm.an".
C'est la doctrine de la sarvanmatii, le fait que Vi~l}.U est objet de tous les
noms, parce qu'il est la cause des significations, sakti, de tous les mots du Veda
comme du langage profane.
Dieu et le Veda
ce samanvayal qui fait converger tous les mots et phrases du Veda en leur objet
suprme, nous obligeant un perptuel passage la limite par lequel nous sai-
sissons l'absolu. li n'est pas ncessaire pour cela de connatre la totalit du
Veda : sa cohrence est prsente partout, et en fait cette unit sans fissure qui le
constitue en un pramii~za digne de ce nom, aussi vrai dans sa totalit qu'en cha-
cune de ses expressions.
Il faut pousser plus loin encore les consquences d'une telle position. Le
Veda n'est pas seulement vrai dans. ses phrases et dans ses mots, mais dans les l -
ments constitufs de ces mots, les var~Ja, les syllabes fondamentales de l'alphabet
sanskrit : elles aussi possdent un sens muklzya, une signification essentielle,
connue grce celle des racines dans lesquelles elles figurent. Ainsi
chaque mot de l'Ecriture peut avoir plusieurs sens selon l'analyse que l'on
en fait, soit qu'on le rfre la racine d'o il drive, soit que l'on 1rfre chacune
de ses syllabes aux racines dont elles se trouvent faire partie. De la sorte toutes
les affirmations du Veda sont riches de significations diverses, selon que l'on s'en
tient au sens mukhya des mots, ou que l'on prend celui des var~Ja de ces mots.
Une telle mthode d'exgse vise introduire l'infini dans le fini :2 grce elle
le Veda, en apparence limit possde la capacit d'exprimer l'absolu, en dvelop-
pant toutes les sakti de toutes ses syllabes, et toutes les combinaisons possibles
de ces sakti. 3 A l'objection qui se prsente aussitt, celle du caractre arbitraire
et sotrique de ce processus d'interprtation, les madhva rpondent qu'ils
s'appuient d'une part sur la connaissance des racines dfinies par la grammaire,
.
1A. V., 1. I. 142 [4] (p. 6b) kathmp ca la~a1Jiiviidi bryiid brahmasamanva~
yamjyo'sau sabdasya mukhyiirthas tatraiva syiit samanvayal.zl "Comment le par-
tisan de l'expression indirecte pourrait-il parler de l'harmonisation (des termes)
en Brahman : ce n'est que si les mots ont en lui leur sens premier que l'on peut
avoir une harmonisation portant sur lui''.
2 A. V., I. 4 16 ss. [1] (p. 13b)... ase~akriyiimmasabdair ekojaniirdanaJ;fucyate
et de l'autre sur la rgle du samanvaya. Cette dernire vaut pour la liaison des
vartza comme pour celle des mots et des phrases: les significations dcouvertes
par l'analyse des syllabes ne peuvent contredire la signification de tout le Veda.
Elles ne visent qu' ajouter, l'infini, de nouvelles rsonances l'harmonie des
textes qui tous expriment la grandeur du suprme Brahman.1
Les vartza possdent un sens par eux-mmes, qu'ils soient ou non assembls
en mots. Ce sont les lments ultimes et permanents du langage vdique comme
du langage ordinaire: nous les retrouvons identiques eux-mmes en toute
nonciation. Le jugement d'indentit que nous pouvons porter leur sujet parat
une preuve suffisante de leur ralit omniprsente, vibhu, compntrant tous
les mots. Nous disons en effet "c'est ka, c'est ga" en "reconnaissant" ces syl-
labes, sans faire intervenir de jugements de ressemblance. Nous affirmons l'iden-
tit essentielle de chacun des vartza, alors qu'ils nous sont donns diffremment,
prononcs par des voix diffrentes, avec des intonations diffrentes. 2 Reconnais-
sant leur identit, nous les connaissons d'emble comme ternels et immua-
bles.3 Ces syllabes sont aussi infinies, compntrant non seulement les mots du
Veda mais aussi tous les sons de notre langage profane et mme tous les sons de
l'univers. 4 Les commentateurs mdhva expliquent cette omniprsence par une
raison supplmentaire: les vartza tant des substances doivent tre, comme tou-
te substance ternelle, soit atomiques soit infinis. 1 Ils ne peuvent tre atomiques,
atzu, car ils seraient alors inaccessibles nos sens, et ne pourraient tre entendus
comme des sons, ils sont donc infinis. L'infinit des 'laq1a a pour consquence
leur compntration mutuelle, puisqu'ils se trouvent chacun coextensif tout
l'espace. 2 Ainsi l'unit du Veda est fonde dans l'tre : l'unit, essentielle
ce langage parfait, dveloppe et manifeste une unit ontologique, dans laquelle
coexistent ternellement tous les lments dont il est constitu.
Il y a de ce fait deux tats du Veda, l'un correspondant au temps de la mani-
festation de l'univers, l'autre au temps de la dissolution cosmique. L'un est le
texte de la Sruti, tel que nous le possdons, tel qu'il a t entendu l'origine de
chaque nouveau kalpa par les ni vcliques. 3 L'autre est constitu par l'ensem-
ble des vartza ternels et infinis, immuables et omniprsents. Il n'y a pourtant
qu'un seul Veda, aussi vrai dans un cas que dans l'autre, exprimant parfaite-
ment dans ses deux tats la ralit du Brahman. Ce Veda est toujours vrai, car le
le seul Nrayat].a est exprim dans la plnitude totale de ses perfections: lui qui
est tout mon bonheur, puisse-t-il avoir toujours de moi la louange qui convient".
Madhva Ait. U. Bh., II. 2 (p. rea) cite un passage de la Brhatsmfzhitii, disant
que le son de l'ocan est hum et signifie la victoire sur les adversaires, que le vent
dans les nuages met le son om et exprime la suprmatie de Vi~I.J.tt. Le son du
tambour qui est grave signifie sa gnrosit, le son des cloches qui est moyen ex-
prime que tout est infrieur lui, et le cri aigu de l'oiseau GarU(Ja exprime l'mi-
nence de Vi~I.J.U. Un souffie doux et continu dit l'immuabilit ternelle de ViI.J.U.
1 V.T.V., comm. Jayatirtha p. 4Ia dravyatve'pi sarvagatatvatfatzutve
'tndriyatvapattelJ.Imadhyamaparimii'{latve nityatvavirodhat/"parce que> tout en
tant des substances ils sont omnipntrants : parce que s'ils taient atomiques
ils ne seraient pas saisis par les sens et s'ils taient de dimension limite cela con-
tredirait leur ternit".
2 P.S., p. 59b sarve laukikii vaidikasca sabda ekapaiicasadvar'{latmaM(z
pratyeka'IJ'Z vyptii aniidinityiicaf "tous les mots du langage ordinaire et du Veda
sont faits des cinquante-et-un vartza : ceux-ci sont, chacun, omnipntrant, sans
commencement et ternel".
3 A.V., II. 3 23 [2] (p. 34b) vedasyiipifvarecchayfvyaktir niima vise~o' sti tas-
mt tadvaataiva hifutpattiratra kathit.. ./''Pour le Veda galement, il y a par la
volont du Seigneur une manifestation, qui lui est un tat spcifique, c'est pour~
quoi l'on parle pour lui aussi de production en dpendance de son pouvoir."
N.S. ibid., (p. Sb) niyatavisi#nuprvikatveniirthabodhakatvasaktyvirbhavo
vyaktil;t/"!a manifestation (du Veda) c'est le fait qu'il soit mis en lumire comme
puissance de faire connatre sa signification selon la succession ordonne d'un
ensemble fix".
La Doctrze de Madhva
vrai n'est jamais aboli : le salut nous donnera une connaissance plus complte
de l'Objet suprme, mais en aucune manire il ne supprimera la connaissance
que nous avions dj de celui qu'enseigne le Veda, ds ce monde, en toute vri-
t. Contrairement ce que disent les advaitin, il n'y a pas d'exprience qui d-
passe et abolisse la rvlation vdique: l'exprience directe du salut nous donne
l'objet mme que nous indiquait le Veda, et nous le donne tel qu'il nous avait
t dcrit par lui.
Mais si ces conclusions sont en harmonie avec la thorie de la vrit que les
madhva soutiennent avec une exemplaire constance, elles ne laissent pas de pr-
senter des difficults certaines par rapport d'autres thses tout aussi essentielles
leur systme. Le Veda se trouve ici rig en absolu : il est l'expression par-
faite de l'Etre parfait, il existe de toute ternit en regard de celui-ci. Quelle est
la relation de ces deux ralits, galement subsistantes, sans commencement ni
fin, se suffisant chacune elle-mme ? Bien plus, du point de vue des mad.hva,
le but du Veda est de nous rvler que la ralit suprme est la ralit indpen-
dante, svata11tra, dont tout le reste dpend: comment pourraient-ils dire du Veda
qu'il est lui aussi dpendant du seul Etre svatantra, alors que par :ailleurs ils se
rallient fermement la thse selon laquelle le Veda est sans auteur, apauru~eya ?
Il s'agit de s'entendre sur le sens du mot apauru~eya, rpond Jayatirtha. Ce
terme carte nettement un certain nombre de conceptions qui sont en effet indi-
gnes d'une causalit divine. 1 Il signifie que le Veda n'est pas compos par Dieu,
la manire dont le serait un livre fait par un auteur humain, selon une mise
en ordre progressive, et un arrangement dcouvert peu peu, par une pen-
se qui ne connatrait pas d'avance la totalit de son uvre. Ceci contredirait
videmment l'omniscience divine, et s'opposerait la permanence du Veda qui
ne se reproduirait pas ncessairement de faon identique d'un cycle l'autre. Il
ne faut pas non plus dire que le Seigneur compose chaque nouveau Veda en se
rappelant un Veda antrieur qu'il prendrait comme modle: ce serait supposer
serait tout confondre. Les var~a ne sont pas des ralits conscientes, ils sont
inertes,jarja, et ne deviennent un langage qu<? par l'intervention d'une pense qui
en fait les instruments de son expression. D'ailleurs les var~ tant ternels et
infinis, il ne peut y avoir entre eux un ordre de l'espace, non plus qu)un ordre du
temps : le seul ordre possible est un ordre de la buddhi, de la volont consci-
ente, l'ordre pens par le Seigneur et voulu par lui de toute ternit. Ainsi, il est
possible de dire que Dieu n'est pas l'auteur qui a compos le Veda, et pourtant
que l'ordre du Veda est pens ternellement par lui, manifest dans le temps par
sa volont, soutenu dans cette manifestation par le pouvoir divin. Sans la pense
divine il n'y aurait aucune parole vdique, aucune harmonie des paroles vdi-
ques, aucune vrit du Veda: Dieu, ditMadhva, est ''l'ternel voyant" du Veda.1
Mais le problme se pose maintenant un autre niveau, pourrait-on objec-
ter. Le Veda serait donc dpendant de Dieu en son tat de langage manifest;
il reste que les var~za semblent bien exister de plein droit, de toute ternit,
substances immuables en regard de Dieu, seules existantes pendant la grande
dissolution de toutes choses, pendant le temps du sommeil cosmique de toutes les
consciences : elles n'ont plus.alors pour fonction de faire connatre le Seigneur,
elles ne sont plus des instruments de connaissance vraie en relation avec l'ob-
jet qu'elles auraient signifier, elles se suffisent elles-mmes, comme un second
absolu en face de l'absolu divin.
Ceci ne signifie pas que les var~a dans leur tat ternel, ne soient pas "d-
existence mme et il faut ajouter que leur ternit est voulue par lui: "Il rgit,
dit Madhva, ternellement les tres, les ternels selon leur nature ternelle,
les non-ternels selon leur nature non-ternelle" .1 Le Veda est inclus dans la
liste des ralits qui n'existeraient pas sans le vouloir divin: c'est Dieu,
dit ailleurs Madhva, qui "donne aux Veda leur ternit". 2
Il est donc possible d'appliquer au Veda les dfinitions prcdentes : sa
pravrtti,sa mise en activit, l'ordre qu'il reoit au dbut de chaque ka!pa sont vou-
lus ternellement par la pense divine. Mais sa dpendance ne s'arrte pas l.
Ses sakti ne sont ce qu'elles sont que par le pouvoir de l'unique Sakti. C'est dire
que les var!Ja en leur ralit individuelle, comme en leur pouvoir propre de signi-
fication, sakti, sont voulues par Dieu. En eux-mmes les sons primordiaux ne sont
que des ralits inertes, et la puissance par laquelle ils dsignent l'un ou l'autre
aspect de la ralit divine leur est donne par Dieu, du fait que toutes les "na-
tures propres" sont fondamentalement dpendantes de cette seule puissance.
C'est le regard de Dieu, "ternel voyant du Veda", qui fait de celui-ci, en sa
totalit comme en chacune de ses syllabes, une ralit porteuse de vrit.
Dieu, pensant les var~a, les constitue par l-mme en miroir de ce qu'il est,
ayant veill en eux, de toute ternit, la sakti qui les rend aptes l'exprimer
parfaitement.
Pendant le temps du pralaya, les var~a restent donc robjet de la conscience
divine. 3 Toute conscience est en relation et celle du Seigneur serait vide lorsque
non-ternelle. Comme le dit la Sruti: rien ne (se fait) sans toi (~gV. X. II2. 9).
'Les natures propres, les esprits, le !?arman, la substance, le temps, l'criture,
les actions, tout ceci existe par sa grce et cesse d'exister s'il se dtourne': ainsi
la Sruti dit que l'existence etc., elle-mme, ne serait pas sans Narya:.a".
Ce dernier texte, dit de Sruti, est trs proche du texte du Bhiigavata-pur~a
que Madhva cite avec prdilection, cf. Introduction p. 22.
1 Cf. note prcdente.
2 Ch. U. Bh., III. 1-5 (p. 15b) sa vcyal;z sarvavediinm evant paiiciitmako
de la parole vdique, Vasi~'ha et les autres r#, et des objets de cette parole,
Indra et les autres dieux, mais non pendant le mahpralaya. C'est pourquoi
il dit 'un (voyant) ternel' ". Le texte comment ici est cit plus haut )lOte
I p. 294
1 Cf. plus haut, note I p. 294
2 Bh. T., X.94. I5 (p. 85a) anyad stutntro na tu jvn111- prayojaka~/
"en d'autre temps il n'est que louange et n'a plus en vue les jva".
3 Cf. texte A.V. cit note I p. 294 : nityo dra! ca vcyasca / il est
dissolutions cosmiques, pralaya. Le monde peut donc tre dit la fois diffrent
et non-diffrent du Brahman, la relation qui l'unit sa cause matrielle est une
relation de bheda-abheda : la cruche ne peut en effet tre dclare absolument
diffrente, non plus qu'absolument non-diffrente de l'argile dont elle est tire.
Ainsi est possible l'affirmation de l'Ecriture "Il est l'un, sans second", ainsi
est possible la relation entre l'Etre et les tres. Dans cette perspective, lorsque
les textes parlent d'une ralit de la matire, la nomment la prakrti, il faut com-
prendre qu'ils ne parlent que du Brahman considr en de tels cas comme la cause
matrielle du monde : il n'y a et il ne peut y avoir qu'une ralit. La position
bheda-abheda est une position advaita, diffrente de l' advaita ankarien en ce
qu'elle accepte la ralit du monde, manation de la ralit divine.
Une telle interprtation de l'criture prsente de srieuses difficults fait
remarquer Madhva. Mme si l'on nglige les nombreux textes parlant de la
prakrti, la matire primordiale toffe du monde, il reste accorder ces vues avec
ce que le Veda nous dit du Brahman. Il nous dit qu'il est ''pur'' ''immuable.,
''ternel" et plus explicitement encore ille dit sans modifications, avikira ou nirvi-
kira.1 C'est par modification, vikra, que la cause matrielle se transforme en
son effet, qu'elle dveloppe partir d'elle-mme de nouvelles formes d'existence,
perdant certains de ses caractres pour en acqurir d'autres. Toute cause mat-
rielle est donc modifie en sa nature mme par la transformation continue, pari-
tzima, qui donne naissance ses effets :2 le lait ne devient caill qu'en perdant cer-
taines des qualits qui lui sont propres. Comment, dans ces conditions, concevoir
que le Brahman puisse se faire cause matrielle du monde sans perdre ~a nature
de Brahman, sans perdre son immuabilit, son ternit et cette simplicit que le
non-dualisme devrait vouloir sauvegarder au premier chef ? Toutes les difficul-
ts du panthisme surgissent de cette contradiction prenre : comment, de-
mande Jayatrtha, un Dieu ternellement heureux pourrait-il vouloir se trans-
former lui-mme en un monde imparfait, indigne de lui de toutes les manires ?
Un fou lui-mme ne dsirerait pas cela. Dira-t-on que cette imperfection n'ap-
parat pas telle au.'< yeux de Dieu, qui voit le monde dans sa totalit divine ?
Ceci ne revient-il pas refuser Dieu l'omniscience : s'il est Dieu, il connat
tout ce que nous connaissons pour vrai, et la ralit de la douleur et de l'im-
perfection est bien l'une de nos vidences. II est impossible aux partisans du
bheda-abheda-vedcnta de se rfugier, comme pourraient le faire les miiyividin.
dans le caractre illusoire de la douleur, puisque leur doctrine a reconnu la ralit
du monde. 1
Brahman ne connat pas cette nature infrieure du monde, car il ne serait plus
omniscient. Si l'on dit que le monde n'a pas une nature indigne du Brahman,
nous le refusons car il serait contradictoire de dire que ce qui est transform
en forme de douleur etc., n'ait pas nature de douleur etc., car vous ne pouvez
dire comme le vivartavadin que ce monde est imaginaire, puisque vous tenez
qu'il est rel".
1 A.V., I. 4 68 ss [6] (p. rsb) na cetanavikaral; syadyatra lwapi lryacetanam/
1 D'aprs B.NK. Sharma, Phil. Madhva~ p. 172, ceci pourrait faire allusion
la doctrine de Srka.Qha, ou celle d'un de ses prdcesseurs ivates (cf.
Hist. Dv. Sch. 1. p. 96).
2 A.V., 1. 4 71 ss [6] (p. 15b) abhedafr, sattvamitreva syiit kharvasvarvayor
api/ bhigena pariviimaiced bhdgayor bheda eva hi/ yo bhigo na vikiir syit sa
evismikam varaM"S'il y avait non-diffrence 'en tant seulement qu'existence',
entre le bracelet et l'or, et s'il y avait transformation partielle, du Brahman il
faudrait admettre une diffrence entre les deux parties : c'est cette part qui
n'est p~s soumise la modification qui est notre lsvara".
N.S. ibid (p. 67b) parasparam atyantabhinne dve vastun/ tatraika1'J'l nirvi-
kiira1'f'l jagannimittam eva/ apara1'J'l tu paritzami jagadupidiinam evaf . . . fnirvi-
La Doctrine de Madhva
que le monde sorte de son corps il ne faut cependant pas comprendre que le
monde soit une modification de son "corps essentiel", tout spirituel, et
qui ne peut se transformer en matire. Il s'agit de sa forme e.~trieure, dit Jaya-
trtha, constitue de cette prakrti dvore par lui, mais toujours diffrentedelui,l
Les bheda-abheda-vdin peuvent cependant faire appel des te}t.1:es formels
qui semblent bien tre d'inspiration panthiste. Le plus caractristique parat
tre le passage: so' kmayata balzu S),m "il dsira : puiss-je tre multiple'?
qui indiquerait la volont du Seigneur de se transfom1er lui-mme pour
devenir le support du monde. Ce texte signifierait qu'il est la fois cause effi-
ciente et cause matrielle de l'univers, tant l'unique origine du devenir et de la
multiplicit qui ne seraient pas diffrents de lui. Madhva rejette cette
interprtation et en propose une autre qui maintient la transcendance
divine. La multiplicit existe en Dieu l'tat potentiel, car il est la ralit
infiniment riche, doue d'un nombre infini de formes et d'attributs. Le texte dit
que le Seigneur dsire crer le monde, afin d'y entrer sous ses formes varies qui
se manifestent ainsi dans leurs fonctions diverses, en nergies destines guider de
l'intrieur toutes les ralits. Le mme texte ne poursuit-il pas en dclarant
"c'est pour cette raison qu'il a cr cet univers" ? Dieu ne peut avoir de but ex-
trieur lui car il est lesvatantra, que les textes dsignent comme satyakma "ce-
lui dontles dsirs sont vrais", c'est--dire ternellement raliss. Dieu ne peut
donc pas dsirer devenir multiple, encore moins devenir le monde multiple in-
digne de lui, mais par un seul acte de volont il dploie la diversit des tres afin de
1 A. V., I. 4 83 [6] (p. r6a) bahu syam iti tasyaiva hyuktamarge1Ja yujyate/
tattadgatrma rii.pe!la tadarthm]z hyasJiajjagat/ "La parole 'puiss-je devenir plu-
sieurs' s'applique lui, en effet, mais de la manire dite :selon chacune des formes
qui lui appartiennent, pour cette raison-l il a cr le monde."
N.S. ibid. (p. 84a) tattatpadartha11iyamakabahusvarpatvakamananan-
tarat]l 1ziyamyapek~atvamziyamakatvasya tadarthatp niyamakabahusvarpat-
vtthaiJZ 11iyamya1JZ jagat tavad as]jat tato niyiimakabahusvariipo bhtva tad
evatmpravisat/ "Sans autre dsir que d'avoir une pluralit de formes capables
de 1gir les ralits qui leur correspondent, parce que le fait d'tre rgent sup-
pose un objet rgir, pour cette raison, pour avoir une pluralit de formes sous
sa rgence, il cra un monde rgir; ainsi ayant pris des formes multiples de
rgence, il entra en ce mme monde".
2 G. Bh., IV. 24 (p. 22a) sarvam etad brahmetyucyatef tadadhnasatta-
ptattitviit/ tza tu svarpatvatf "Il est dit : 'cet univers est Brahman' parce que
son existence et sa connaissance dpendent de lui, mais non parce qu'il aurait
l'essence propre du Brahman".
!'
Dieu et le Mo11de
ad vaitin sont amens faire, qui appellent l'Avidyii "ignorance en forme d'exi-
stence", bhiivarpiijfiiina et font de la Miiyii une puissance cosmique, qui joue le
rle de cause matrielle du monde.1
Ainsi, par un biais ou par un autre, les advaitin sont amens rintroduire,
pour expliquer l'inexplicable apparence des existences multiples quelque ralit
autre que le Brahman. Il ne leur sert rien de dire que cette ralit n'est pas une
vritable ralit, une existence de plein droit, car la notion mme de degr de
ralit est contradictoire en soi. Aucune exprience ne nous la donne, pas mme
l'exprience de l'illusion d'optique sur laquelle les advaitin fondent toute leur
doctrine. 2 L'exprience du rve n'y fait pas exception, car il nous faut admettre
la ralit du rve au moins comme contenu de conscience. 3 Que nous soyons
veills ou que nous dormions, que nous soyons abuss par une fausse appa-
rence ou que nous reconnaissions notre erreur, notre pense porte des jugements
d'existence, ou elle nie ses affirmations d'existence, mais elle ne connat pas de
degr intermdiaire entre affirmation et ngation. Dans ces conditions, il est
paradoxal de vouloir rendre compte de toute notre exprience l'aide d'une no-
tion qu'aucune exprience ne peut nous confirmer. La mme notion contredit en
outre les exigences radicales de la connaissance vraie, car si l'on admet des degrs
d'tre l'on admet des degrs de vrit, ce q~i revient supprimer la diffrence
entre vrai et faux et dtruire la notion mme de vrit. L'hypothse de la Miiyii
en apporte _la preuve : en dclarant que l'illusion cosmique ne peut tre dfinie
ni comme tre ni comme non-tre, les advaitin forgent une notion contradictoire
de laquelle jaillissent comme naturellement toutes les autres contradictions de
leur systme. La Miiyii porte finalement la contradiction au cur de l'Absolu
lui-mme, prenant le Brahman pour son propre support ou se constituant en ra-
lit autonome rivale de l'Absolu. Dans un cas la source mme du vrai se trouve
entache d'illusion, dans l'autre elle se trouve comme impuissante en face d'un
pouvoir d'erreur indpendant d'elle.
Mais rpondent les advaitin, nous reconnaissons volontiers le caractre
mystrieux de l'illusion, et c'est le mrite mme de notre systme que de mettre
en vidence son irrationalit : "l'irrationalit de l'avt'dya est parure et non
injure pour notre doctrine" dclare l' l#asiddhi.' C'est une hypothse en effet,
quand elle nous parle du Brahman. Rien ne peut empcher le doute d'atteindre
jusqu' l'existence de la vrit suprme.
C'est pourquoi il est impossible de comprendre le texte ekam eviidvi-
tiyam1 comme affirmant que toute existence diffrente de celle du Brahman
serait illusoire. De mme le texte neha nfiniisti2, ne signifie pas "il n'y a pas
de pluralit en ce monde", mais il n'y a pas de pluralit en Brahman, lequel est
absolument simple et possde par identit toutes ses perfections. Quand les
textes parlent de la Maya du Seigneur, ils ne parlent pas d'une illusion cosmi-
que, mais du pouvoir du Seigneur, de sa Sakti. 3 Bien plus, nombreux sont les
textes qui affirment positivement la ralit du monde, et parlent d'une ralit
de la matire, substance ternelle et unique, dont les transformations donnent
naissapce la diversit des tres. La Bhagavad-gitii parle de la prakrti, dont les
trois gu1Ja lient son corps le jva. 4 Le Bhiigavata-purava explique que cette
prakrti -est parfois nomme d'un nom neutre, pradhiina, lorsque les textes
parlent d'elle dans son tat originel, non manifest avyakta, avant qu'elle
n'ait donn naissance aux vingt-quatre tattva, qui sont issus elle sans tre
autres qu'elle. 6 Existe-t-il aussi des Sruti qui parlent de la prakrti: Madhva
l'affirme contre les autres commentateurs des Brahma-stra, au stra r,r,5
que tous comprennent comme refusant la prakrti parce qu'elle serait aabda,
non dsigne par les textes. 6 Cependant la doctrine mme de Madhva tenant
que le Veda ne parle que de Vi~l}.U le met ici dans une position difficile et l'on a
la surprjse de le voir rejeter au stra I. 4 r, un texte qui va en son sens. LaKatha-
sarvathaiviisti pari1}iimi jarja1Jz yadif"Si l'on dit que la Sruti disant celle est non-
ne~ unique/ parle d'elle, quelle difficult y a t-il, puisque ce qui est matriel se
transforme par paritziima en toutes formes?"
5 Madhva se tourne volontiers vers les textes vdiques pour y trouver des
fondements ralistes :
A. V., I. 4 96 [6] (p. r6b) vifva'?'l s.atya1J1 yacciketa praghiinvasya yathar-
thataT;z/ityiidisrutayal,z sarvii vi5vasatyatvaviicikiibttoutes ces Sruti dclarent le
caractre rel de l'univers:"
(Voici, d'aprs le sous-commentaire, quels sont les textes auxquels il est fait
allusion)
(Q.g Veda, II. 24. 12) visva1J1 satya1J1 maghiiviiniiyuvayor id iipasca na pra mi-
nanti vrata1Jl viim/
(ibid., X. 55 6.) yacciketa satyam it tanna mogham/
(ibid., II. 15. r) pra ghii nvasya mah(lto 71'/{lhani saty4 $at;;asya kara'{lni
vocamf
312 La Doctrine de Madhva
jets conscients, les puru~a parmi lesquels le Puru~a suprme, !svara, le Seig:lleur.
Mais la mme doctrine dnie toute activit aux purf11a~ et en revanche considre
que la matire est par nature doue d'une nergie spontane grce laquelle
elle fait apparatre par volution continue les modifications qui composent le
spectacle de l'univers. Les purtt~a, simples spectateurs, se laissent prendre
-la reprsentation, s'identifient faussement leur corps matriel, ses sensations
et ses dsirs, et se trouvent ainsi lis la matire, tant qu'ils n'ont pas su retrou-
ver, grce au yoga, leur vraie nature de sujets spirituels, impassibles et inactifs
en leur isolement essentiel. Le Puru~a suprme ternellement libr des pres-
tiges de la matire, ternellement "isol", n'agit pas sur le monde, ne le peut
en aucune manire, ne peut mme en concevoir le dsir. L'opposition du dua-
lisme sankhya et du dualisme mdhva est aussi totale qu'il est possible : Madhva
a dfini Dieu comme le svatantra duquel toute "ralit dpend, et la matire
. comme ce qui est essentiellement inerte,X jarja. Sa critique du sfuikhya porte
au premier chef sur la conception d'une matire active, capable de constituer
le monde par le seul dveloppement de ses nergies latentes. 2 Comment com-
prendre l'ordre du monde, si celui-ci n'est pas guid par unprincipe.intelligent?3
Comment concevoir une matire capable de s'organiser elle-mme, sinon en
rintroduisant subrepticement l'esprit l'intrieur de la matire : c'est bien ce
que font les stikhya qui ne voulant pas situer les dsirs et la volont dans le
principe spirituel, les assignent au manas qui est un produit de la matire. Ceci
rend inexplicable Je dsir du salut, puisque la mme matire aurait ainsi pou-
voir d'asservir le puru~a et de lui ouvrir la voie de la libration:'
1
G. Bh., III. I5 (p. r6b) na ca jaiinib.n svatalz p1avrtti~ sambhavatij"et il
n'est pas possible que les tres matriels aient une activit provenant d'eux-
mmes".
2
A.V., II. 2. 19 ss. [r] (p. 23a) svatantravrtti racan s caivcetane kutaljf
acetanatvalfl svtantryam iti ctmapramiilzatamfsvecchnusiiritiim eva svtantryarti
hi vida vidu?tfkuta icchii cetanasya secchaqt cet kim aetanamf"La mise en ordre est
activit libre> comment pourrait-elle donc se trouver dans le non-spirituel, et si
l'on dit que le fait d'tre libre c'est le fait d'tre non-spirituel, c'est dtruire l' vi-
dence intrieure. Car les sages savent que le (ait d'tre libre c'est le fait de suivre
son propre dsir : comment le non-spirituel pourrait-il possder le dsir, et s'il
possde le dsir comment serait-il non-spirituel?"
8
A.V ., II. r. 72 [4] (p. 2oa-b) buddhiprvapravrttir ki kartrtvam iti mscitamf
"Car il est certain que le fait d'tre agent constitue une activit prcde de pen-
se".
4 Cf. Hie part. ch. 2 et note 1 p. 256
.,
l
Dieu et le Monde 3Ij
N.S. ibid., (p. 225a) anyathii karyasyapriig utpatter iityantike sattve karape-
niityantiibhede ciingkrte sarvatrotpattiniisayor anavasthiivyavasthii syitf"autre-
ment, si l'effet tait tout fait existant avant sa production, et si on le considrait
comme entirement non-diffrent de sa cause, il y aurait partout instabilit,
atravastlui, c'est--dire avyavasthi, incertitude, de la production et de la destruc-
tion".
N.S. ibid., yadi pafas tmztviitmaka~ priig utpatter api samzeva tadipyupala-
bhyeta tantuvatfyadi ciinupalabhyamiitzo'pi santzabhyupeyateftadii sarvatrotpatti-
miSayob sadasattvayor anavastlzii syiitfupalabhyamiinmp ghafiidikam astyan-
upalabhyamiitlaiJt kharavi~ii~tiidikm]t mistti sarvajanasammatii vyavasthii na
syiitf"Sil'toffe faite de fils existait avant mme sa production en ce cas elle serait
aussi apprhende comme le sont les fils; et si, tout en n'tant pas apprhende, elle
tait considre comme existante,alors il y auraitpartoutanavasthii dela production
et de la destruction, c'est--dire de l'tre et du non-tre. La cruche qui est appr-
hende existe, la corne de livre qui n'est pas apprhende n'existe pas: telle est
la certitude, accepte par tout le monde, qui serait supprime".
1 A.V., II. I. 93 [6] (p. 2Ia) nityabhedo nimittena hyupiidiinena tu dvayamf
1N.S., II. 2. 140 (p. 27b) etad uktan: bhavatifkiiryarrz kiira'l)ena bhinniibhin-
namftata eva priig utpattel,t sadasatfatal,t kiira'l)arrz priik kiirakavyiipiiriid akiiryii-
tmaka1fl satkiiryarpatiim yad iipiidyate sii janir itif"Voici ce que nous disons :
l'effet est diffrent et non-diffrent par rapport sa cause; ainsi lorsque la
cause, qui n'a pas la nature de l'effet avant l'action d'un agent, atteint la forme
d'un effet rel, c'est cela que nous nommons production".
2 Cette doctrine est celle du B.T. (par. 14): tantubhyo'nyal,t pafal} siikiit
kasya dr!ipathal'fl gatabf"que l'toffe soit autre que les fils ceci se trouve imm
diatement, pour chacun dan(le champ de sa vue".
3 Bh, G., II. I6,
316 La Doctrine de Madhva
velle qui fait un tre nouveau.t Il en conclut que les mots sat et asat, dans ce
contexte doivent tre pris dans le sens moral : d'une action bonne ne provient
aucun mal, d'une action mauvaise, aucun bien.
S'il en est ainsi, cependant, si l'effet "qui n'tait pas" peut _tre produit,
comment tre sr que n'importe quel non-tre ne surgira pas l'existence?
Tout pourrait se produire, l'ordre de l'univers, la rgularit de ses phnomnes
n'auraient plus aucune base assure. L'objection couramment faite aux boud-
dhistes, ne peut-elle tre faite aux madhva ? Mais ces derniers adressent
galement le mme reproche aux bouddhistes et se jugent hors de son atteinte.
En effet, explique Jayatirtha, en nous dclarant, non asatkiiryaviidin, mais sad-
asatkiiryaviidin, nous affirmons que l'effet ne sort jamais du nant mais d'une
cause prexistante, et il faut ajouter d'une cause dtermine, ayant pouvoir,
sakti, pour le produire.2 Il existait en sa cause avant sa production, il y existait
"en tant que sa cause existait", il tait une des nombreuses potentialits
et de destruction. Et il n'en est rien : mais ce dont il existe une cause de produc-
tion, cela, bien qu' asat est produit, ce pour quoi il se trouve une cause de destruc-
tion, cela, bien que sat est supprim... Ou encore : il y aurait une telle insta-
bilit si ce qui est seulement non-tre absolu tait produit, et si l'tre pur tait
dtruit. Mais il a t dit que c'est le sad-asat qui est produit, et que seul ce qui
a une cause de destruction est dtruit".
1 B.T., par. 14 vise~o'pi svarpa1Jt sal} svanirviihaka eva cafdravyiitmana sa
cause upridrina de tout l'univers, est galement doue de sakti et l'on ne comprend
plus ce qui distingue le systme madhva du sakhya : si la cause est sakti,
puissance causale, l'effet est vyakti, simple manifestation de ce qu'il tait dj
en sa cause.
Il faut donc analyser la notion de sakti. Il est vrai, disent les miidhva, que
l'examen de la causalit nous conduit poser cette notion, sans laquelle il serait
impossible de comprendre que telle cause produise tel effet. Mais nous mainte-
nons que la sakti n'est nullement une proprit de la chose matrielle, car la ma-
tire est inerte et n'a aucun pouvoir par elle-mme. En d'autres termes, la sakti
d'une ralit est diffrente de son svarpa, de ce qu'elle est : _nous pouvons con-
natre le feu, nous pouvons connatre le bois, et cependant ignorer que le feu soit
capable de br1er le bois. Notre exprience ne nous donne jamais la sakti du feu :
nous ne la saisissons que par infrence, pour avoir observ une concomitance r-
gulire, compris une vyripti et reconnu son caractre constant et vrai. C'est ce
que nous exprimons en disant que le feu possde la sakti de brler le bois. La
sakti, ralit atteinte par a1tumiina partir des donnes de l'exprience, est ~e
ralit atindriya, inaccessible aux sens. 1 Sans doute faut-il ici encore attribuer
sa connaiss~ce au sii/eyzn, bien que ceci ne soit pas dit de fa~on explicite: n'est-
ce pas en effet le siik#n qui saisit la vrit de la relation, vyiipti, qui permet le rai-
sonnement de causalit ? Il semble que la notion de sakti soit une des
conceptions propres au siikjin, une de ces catgories innes qui lui permettent
1
N.S., I. 2. 9 (p. 25b) ldiica mrttantvadisvanpa1Jt pratya~iidisiddhamftasya
ghafiidikiira!ZaivatJI tvarzvayavyatirekasamadhigamyamfauvayavyatirekagrahat,zo-
piiyaca srimiinyamftacca pratyakffiidisiddham iti pawpipi svikrtamfna ca kiirat,za-
tvatzz svarpaqz sahakiirisamavadhriuatJt vii/ svarpasyiinvayavyatirekanape~adhi
gatatviit/kiirarzasyaiva sahakiitisamavadhii1lii1tveffattiit/tato'tmlriyam eva kiiicinmr-
dadiniit]Z ghafiidikarat;atvam abhyupagamaniyam/tad eva saktz'r iti saktiviidi-
bhir abltyupeyata ityiistii1Jl prapai'ica(zf"Bien plus, ce que sont l'argile et le fil (leur
svarpa) est tabli par un moyen tel que la perception. Mais le fait que l'argile
soit la cause de cruches etc., doit tre compris par concordances et diff-
rences, et le moyen de saisir concordances et diffrences est la gnralit, et si
vous dites que celle-ci aussi est tablie par la perception, votre adversaire l'accepte
galement. Et cela ne signifie pas que le fait d'tre cause soit le svarpa ou bien la
convergence des circonstances aciliaires, parce que le svat'pa est connu sans
intervention de concordances et diffrences, et parce que c'est la cause que l'on
recherche par l'investigation de la convergence des circonstances auxiliaires.
En consquence il faut accepter quelque chose d'invisible qui est pour l'argile,
par exemple, la qualit d'tre cause de cruche etc. Et c'est cela qui est conu
comme la sakti par les partisans de la sakti; aussi trve de dveloppements."
Dieu et le t.Honde
d,apprhender la vrit des tres et, en ce cas particulier, la vrit des relations
entre ces tres.
Mais si la sakti est invisible, et si elle est diftrente de la nature de la chose,
c'est qu'elle manifeste dans les tres la prsence d'une puissance d'un autre
ordre. Elle renvoie immdiatement une autre source, une autre causalit que
la causalit matrielle. Il n'y a que deu.'i: ordres de ralits, esprit et matire,
et il n'y a de mme que deux ordres de causalits, spirituelle et matrielle. 1
Celle-ci est vikara, transformation passive de I'upadiina-kiiratza, celle-l est cons-
ciente, elle provient du cetana, elle est cause efficiente autonome, svatantra-uimitta-
kiira1J.a. Nous voyons en ce monde bien des effets provenir de la collaboration de
cette double causalit, le travail des artisans nous la manifeste chaque instant.
Mais ceci n'est qu'une image infrieure de la vrit ultime : l'Ecriture est l pour
nous enseigner qu'il n'y qu'un Etre qui soit vritablement svata1ltra, qui puisse
tre vritablement cause. 2 Le raisonnement nous confirme que le Brahman,
dfini comme tout-puissant, ne peut avoir aucun rival. Ainsi la seule cause, la
seule sakti qui agisse sur le monde est la Sakti divine. 3 Celle-ci est absolument
simple comme l'est l'Etre divin lui-mme, mais elle est capable d'infinies sp-
cifications. Elle se diversifie "pour entrer dans le monde", se faire sakti de cha-
que tre individuel, et c'est pourquoi l'Ecriture nomme le Seigneur, l'antaryiimin,
le "rgent interne" de l'ensemble de l'univers comme du moindre des tres de cet
univers : "se tenant en chaque tre, Vi~l}.U veille en chacun sa sakti ; bien que
de loin, il a cette extrme puissance, lui qui estle Seigneur, agissant par pur jeu".4
La transcendancf; divine n'est pas altre par sa prsence active dans les tres,
car les sakti que Dieu veille en ceux-ci, tout en tant identiques la sakti divine
restent diffrentes des ralits qu'elles dirigent. 1 Comment est-il possible de con-
cevoir une semblable action du Seigneur sur lui-mme, demandera-t-on, ne
voyons-nous pas partout en ce monde que le sujet d'une action est autre que l'ob-
jet de cette mme action ? O est la loi universelle, demandent leur tour les
madhva, n'en connaissons-nous pas des-exceptions videntes? Chaque fois que
nous prenons conscience de nous-mme, ne sommes nous pas la fois sujet et
objet de l'acte de connatre. 2 La rponse est profonde car elle permet de conce-
voir l'action de Dieu sur ses nergies comme semblable l'acte pal' lequel Dieu
se connat lui-mme. Par un acte aussi simple que celui de la conscience de soi,
la conscience divine, ternellement lumineuse elle-mme, connat ses formes
multiples, dsire les manifester, conoit la diversit des tres que chacune
de ses sakti rgira, tout ceci comme par un seul mouvement, sans effort, par "seul
dsir," par "pur jeu".
Ainsi, il ne faut rien moins que la causalit divine'pour rendre compte de la
causalit que nous voyons l'uvre dans le moindre phnomne de l'univers,
dans la mesure mme o celui-ci reprsente-une nouveaut qui ~e peut tre
explique par la causalit purement matrielle. Madhva rsume sa pense en
une dfinition riche de signification. Tout vikiira, toute modification, est, dit-il,
anyathii-bhava, un tat diffrent, qui est "acquisition de vise~a en dpendance
d'un autre". Cet Autre ne peut tre ultimement que le Seigneur. Il est remar-
quable que Madhva ajoute l'ide de nouveaut celle d'irrversibilit: a~iva
rtyiinyathiibhiiva, 'prcise-t-il, "un tat autre qui est irrversible".3 L'origina-
lit de cette prcision est-elle apparue trop grande Jayatrtha ? Toujours est-
il que sur ce point il attnue la pense de son matre, en comprenant que le mot
"irrversible" sous-entend aussi toutes les autres transformations, aussi bien
1 N.S. II. 3 10. Texte cit plus haut, Ile part. ch. I note 2 p. 151
2A.V., II. 3 21 ss [2] (p. 34b) naiva kificit tato jamnavmjita11t paramiid
rte/ pariidhnavisejatve jannzanal;t sthlatabhava[zf prvaiabdavilopasca yadi
jamneti krtyate/ "C'est pourquoi il n'y a absolument rien qui soit exempt de
naissance, sinon le Suprme, comme la naissance est le fait d'tre modifi en
dpendance d'un autre. Puisque c'est prendre l'tat grossier et perdre le nom
antrieur, l'on appelle aussi cela naissance".
N.S. ibid. (p. 8a-b) upadiinadharm:zo dharmyantaratmana parivartab
sthlatabhavalJ/ ata eva prvasabdavilopasca prvasabdanivrttau sabdantarapra-
vrttiscetyarthalJ/ "L'tat dans lequel sont les choses grossiresuc'cst celui de la
transformation d'un support qui est leur cause matrielle, en forme d'un autre
sllpport, c'est pourquoi se produit la perte du nom. antrieur, puisqu'il y a
retrait de l'application du nom antrieur pour lui appliquer un nom nouveau)
tel est le sens".
21
322 La Doctrine de Madhva
feu. 1 Comme toute sakti il relve d'un pouvoir d'un autre ordre, il est une
force qui maintient la cohsion de la chose et qui se trouve directement sous le
contrle du Seigneur. Il semble que dans la vision du monde des madhva,
les transformations des tres proviennent d'une expansion ou d'une rtraction de
cette puissance interne, donnant aux ralits la capacit d'absorber les lments
les unes des autres, jusqu' un certain point de rupture aprs lequel une chose a
acquis ou perdu trop d'lments pour garder le mme quilibre intrieur. Une
nouvelle cohsion se refait, une nouvelle sakti intervient, pour soutenir dans
son existence propre un nouveau tout concret. Ceci se trouve confirm par une
formule de Raghavendra-tirtha, disant que Dieu "dans le domaine des choses
inertes" "donne aux ralits, comme existences et comme effets, l'accroissement
et la destruction" .2 Ainsi des choses matrielles ne s'adjoignent proprement
parler que des lments matriels, mais l'adjonction elle-mme n'est possible
que par l'intervention d'une nouvelle puissance de cohsion, qui est ''acquisition
d'un vise~a".
La notion de sakti ne rend donc pas seulement compte des transformations
causales, elle est requise tout aussi bien pour expliquer la permanence des tres.
Madhva le dit en termes exprs propos de la conservation, sthiti, du m~nde. Il
est absurde de penser, dit-il, que seules l'mission et la destruction du monde
dpendraient du Seigneur, et que sa conservation se ferait d'elle-mme, par sa
1 Nous avons dj signal plus haut (lie part. ch. 4 n. 2 p. I98) une
certaine disparit de vocabulaire entre les citations du B.T. qui dclarent le
vise=a ''essence propre de la chose" (vastu-svarupa) et la doctrine de Madhva selon
laquelle c'est la diffrence bheda qui est dfinie comme vastu-svarilpa. La dis-
tinction des deux notions semble s'accentuer ici : en effet si le vise~a est une
akti il faut le dire du point de vue des madhva "autre que le svarpa" : il serait
le pouvoir qui fait le svarpa, qui maintient chaque ralit dans son existence
propre et assure la cohsion de chaque substance ses attributs. Ce pouvoir
"invisible" doit tre rapport la sakti divine, dclare cause des svarpa, des
essences propres de tous les tres. Les deux notions de sakti et de svarpa
semblent cependant dans le B.T. ne faire qu'une seule notion comme en t-
moigne le texte cit plus haut n. I p. 317 dclarant le vise~a "essence propre",
se supportant lui mme, et ajoutant qu'il est ternel selon la substance, et
qu'il nat selon la forme spcifique : ces derniers caractres semblent davantage
correspondre la relation sakti-vyakti, puissance-manifestation.
2
T.S., comm. (p. 5) jae~ bluivakiiryapadiirthamnr. vrddhik~ayiididiinamf
Dieu et le J.\Iond<?
1A.V., III. 2. r66 ss. [r3] (p. 44a-b) mtiniiSau tadadhfnavitrite/ svabha-
vatvat sthiter naitad apek~eti na yujyatef yatas svabhavo'pyakhila isiiyatto' khilasya
ca/ "Si l'on dit que la production et la destruction (du monde) dpendent toutes
deux de lui, mais que sa conservation se produit par sa propre nature, sans
tre relative lui: ceci ne convient pas; parce que toute la nature propre de tout
est elle-mme en dpendance du Seigneur".
2 Cf. chapitre prcdent, note 2 p. 295
3 z'bid. note, 3 p. 295
La Doctrine de Madhva
pas inscrit en lui de toute ternit/ il ne porte pas en lui un rythme naturel qui
lierait la volont divine. C'est cette volont seule qui introduit en lui des vise~a,
distinguant les temps, celui de la cration, celui de la conservation, celui de la
destruction, et spcifiant le devenir du monde en divisions mesurables, en
ces fractions de dure que nous nommons k~a!za, lava etc. De tels viSe~a
sont produits au sens fort, tant toujours nouveaux les 1ms par rapport aux
autres, et ne pouvant se produire les uns les autres : il est possible de leur
appliq"!Jer le terme d'abhtvi-bhavana "production de ce qui n'tait pas aupa-
ravant". 2 P..insi au caractre nouveau de l'vnement causal, mis en vidence par
la doctrine sadasatkiryavada, correspond le caractre nouveau du temps de cet
vnement : l'auteur de toute nouveaut est directement le Seigneur, cause pre-
mire et cause unique. Pour produire le moindre effet, celui-ci produit une spci-
fication toute neuve en son instrument ternel. C'est pourquoi il ne semble pas
indiffrent que Madhva ait prcis que les transformations causales taient irr-
versibles.
Le temps n'est pas seulement l'instrument d'une action sur les ralits tem-
porelles. Par lui les ralit ternelles sont mises en relation au devenir du monde.
Ceci tait dj vrai de la matire, mise en branie, mise dans le mouvement du
temps. Mais toutes les autres ralits ternelles se trouvent, par le moyen du
temps, soumises une sorte de cration, entendue au sens "d'acquisition de vise~a
en dpendance de l'Autre". Au moment de la cration du monde, l'espace avya-
krta devient spcifi du fait qu'il se trouve li aux tres concrets qu'il reoit en
lui; le Veda acquiert la spcification d'un ordre immuable de ses syllabes; les
jva enfin, sortant du sommeil cosmique, reoivent un corps auquel ils sont lis.
Ainsi est-il possible de dire que tout est soumis la volont divine, exprime en
son instrument premier qu'est le temps. C'est pourquoi le Bluigavata-put1Ja ap-
1 A.V., II. 2, 175 ss. [61 (p. 28b) tatklamtim evto vafichatisalJ sadaiva hi/
syat klal; sa tadaiveti klasya svagatatvatal:zl svabhiviid eva hccha#i devasya#a
iti hutel:z/ svabhvo'pi patesecchivaa ityudital; purifnityi anitytisca tatas tada-
dhmi iti rutil;/ "C'est ainsi que le Seigneur, dans sa volont ternelle dsire
la cration de tel temps : 'que soit alors ce temps', dit-il, du fait que le temps est
contenu en lui-mme. Car c'est par sa nature que sa volont est telle, puisque la
Sruti dit 'telle est (cette nature) de Dieu' (Ma. U. Ka., I. 9). Il a t dj dit
que la nature propre elle-mme est sous le pouvoir du suprme Seigneur; et la
Sruti dit que, de ce fait, les ternels et les non-ternels dpendent de lui". (Cf.
ch. suivant, note 2 p. 333
a f. He part. ch. 2,
La Doctrine de Madhva
pelle le temps une aldi, une puissance du Seigneur :1 il est l'expression privi-
lgie de sa puissance, absolument docile son action, directement spcifi par
elle au point que tout ternel soit-il, il est dit natre du seul dsir divin : "que
le temps soit" disent les textes. 2
Mais, est-il object, si Dieu produit le monde l'aide d'auxiliaires ternels,
que devient sa toute-puissance ? N'est-il pas ainsi ternellement asujetti des
conditions dtermines, oblig de se conformer la nature des causes qu'il em-
ploie ? Comment parler au sens absolu d'autonomie divine, de souverainet
exclusive, comment continuer dfinir Dieu comme le svatantra ? Madhva ne
pense pas que l'objection porte s~r son systme, car c'est justement celle qu'4
fait aux vaise~ika. Ceux-ci pensent en effet, comme les mdhva, que Dieu est
cause efficiente et non cause matrielle du monde. Il produit celui-ci avec l'aide
de causes auxiliaires ternelles, les atomes, le temps et la puissance invisible de
l'adr~ta, causalit morale. En ce cas objectent les mdhva, Dieu n'est pas cause
autonome, 3 il dpend de ses auxiliaires. Mais ne rencontrent-ils pas la mme
difficult ? La rponse introduit un nouvel approfondissement de la notion de
toute-puissance. Il faut affirmer d'abord que Dieu n'a pas besoin du monde car
il est le Parfait, prrza, la plnitude qui se suffit elle seule. Il faut affirmer ensuite
que Dieu est le tout-puissant, absolument libre et ne tirant que de lui-mme les
rgles de son action. Dieu aurait pu ne pas crer, et il aurait pu crer ''autre-
ment" dit Madhva.<l Agir "autrement", commente Jayatirtha, ceci signifie qu'il
aurait pu agir "sans causes" ou en employant d'autres causes. Il n'est pas
assujetti la matire ni au temps, il aurait pu se passer d'eux, ou bien prendre le
1A.V., II. 2. 172 [6] (p. 28b) udirayati kakkhyii'lfl aktim ityasya 'Qiigapif
M1asya kiilagatvena na virodho'pz' kascauaf asankhyiitavise~atviid icchiiyii api
sarvadii/ "Sa parole elle-mme dit 'qu'il suscite une puissance nomme temps'.
Du fait que le temps est contenu dans le temps, il n'y a l aucune contradiction :
car sa volont possde ternellement un nombre incalculable de spcifications".
(Bhg. Pur. III. 8. II.)
2 Cf. note r p. 325.
3
B.S. Bh., II. I. 15 svatantrabahusiidhanii mtir loke dr#ii/ naivarp brah-
matzal.zl svmpasiimiirthyiid eva tasya sr~tilt/ "L'on voit en ce monde des produc-
tions utilisant beaucoup de moyens indpendants. Il n'en est pas ainsi pour le
Bralunan : c'est par la seule puissance de sa nature propre qu'il produit (le
monde)''.
4
A.V., II. I. 92 [6] (p. 21a) akto'pi hyanyathii karturp svecchiiniyamato
hmi{z/ lliim1tair niyatair eva karotida'lfl jagat sa4-ii/ "Bien que Hari soit capable
d'agir autrement, c'est par des causes dtermines qu'il fait constamment ce
monde, selon la dtermination de sa seule volont",
Du .;r le Monde
1
N.S. ibid. (p. 22oa) anyathii kamt,zair vina kmtw?t sa!?to'pi harib karm)anta-
rat,zyupadayaiva kariDJamiti svecchiiniyamata(z karat,zai1 eveda11z jagat sada srjatif
evam anyathii pmkrtyiihankiiram ahaiikiire~za maltantam ityevamf tathi prakrttt
nimittkrtya kiiliidikarp copdiinkrtya kartuttz sakto'pyetenaivedam etad upii-
diinkrtyaivedarp srakJyiimti svecchiiuiyamato niyatail;z kjptai1 eva tatha niyatail;z
svaniyatasattasaktyadnadbh eva kiira'[lair idarp jagat sadii karotif "Autrement":
bien que capable d'agir sans causes, Hari cre toujours ce monde l'aide de
causes selon la dtermination de sa volont par laquelle il dclare : je vais crer
(ce monde) en prenant appui sur des causes diffrentes de moi. De mme
'autrement' (peut signifier) en produisant l'ahmil~ara partir de la prakrtz' et
le mahan partir de l' ahankam. De mme, bien qu'il soit capable d'agir en pre-
nant la prakrti comme cause instrumentale et le temps etc., comme cause mat-
rielle, il dcide: je vais crer ce monde par tel instrument et en prenant telle
cause matrielle; ainsi il fait toujours ce monde par des causes dtermines, fa-
onnes par sa seule volont, qu'il a dtermines ainsi, c'est--dire comme
possdant une existence, une puissance etc., dtermines par lui".
2 A.V., II. 1. 94 ss. [6] (p. 21a) sakto'pi bhagavan vi~'[lur akarturrz kartum
1
Dieu et le Monde
ca/ yadanugrahatal} santi na santi yadupekiayiif (Dans le seul A.V. ce texte est
cit I. r. 13, II. r. 90 Cf. laussi Il. 2. 37, note suivante.
3 Cf. chapitre prcdent, note 4 p. 295 (Madhva y cite une Sruti parallle
1 A. V., I.I. 97 [2] (p. sa) janmadyasyeti tenaitad v(svor eva svalakatzam/
asyodbhavadihetutva1rz sakiid eva svalakjavam/"Lorsqu'il est dit 'celui de qui
;: (proviennent) la naissance etc., de ce monde' par l est assurment donne la
marque propre de Vi~:Q.U. Le fait d'tre cause de la production etc., de ce monde
est assurment sa marque propre immdiate".
D'aprs B.N.K. Sharma, Hist.Dv.Sch. (1. p. r6r) ce passage vise la doc-
trine de l'auteur du Vivara'(la selon lequel le caractre d'tre crateur est un
tatastha-la~ava un caractre extrinsque du Brahman (cf. note suivante). Le
Nyiya-kosa donne pour exemple de tafastha~lakFatta : "la maison de Deva.datta
est celle sur laquelle est pos un corbeau".
33 1
332 La Doctrine de Madhva
fait d'tre crateur est le lak;atza de Dieu, faut-il se rfrer au sens technique du
mot : le lak;atza est le signe qui dsigne un objet par un caractre tel que nous
ne puissions le confondre avec aucun autre. Le lak;atza donn ici n'est pas une
dfinition exhaustive qui puiserait le tout de Dieu, il indique un caractre qui
n'appartient qu' Dieu, et il n'est pas de meilleur signe de la divinit que cette
puissance souveraine qui ne peut appartenir nul autre. Dire que ce lakjatza
atteint l'essence mme de Dieu ne signifie pas davantage une ncessit "d'tre
crateur" impose l'Etre absolu : ceci signifie que ce caractre est vrai,
qu'il atteint une activit relle de la puissance divine, et que nous connaissons
par lui la relation authentique du monde Dieu. C'est en ce sens en effet que
Jayatrtha commente lui-mme sa formule : parler de svarpiintargatalak;arza,1
s'oppose la doctrine selon laquelle il n'y aurait pas de relation relle entre le
monde et Dieu, la position des non-dualistes pour qui le monde serait
surimpos au Bralunan par une relation illusoire. Le monde des advaitin est
conu comme tranger Dieu, celui des mdhva est l'expression relle d'une
volont divine vritable. Connatre le monde, le connatre comme rel, c'est
connatre quelque chose de Dieu, unerelation unique et qui vient du cur mme
de la substance divine.
Les exigences de la libert divine ne sont nullement minimises par les mii-
dhva. L'Etre absolu est souverainement libre, parce qu'il est plnitude consci-
ente de sa propre perfection : il ne peut donc avoir de but, prayojana, extrieur
i
!
Dieu er les Sttjers spirituels 333
limitation, est-il dit. Une activit de danse, de chant etc, est due au bonheur,
du malheur ne proviennent que les larmes etc. ; parce qu'il est l'auteur de tout
ct parce qu'il est tout-puissant il ne peut connatre le malheur, c'est pourquoi il
agit par pur jeu, sinon 'quel serait l'homme qui aurait vie et souffle" (Tai. U.
n.~
1
.
A. V., II. I. ro8 ss. [9] (p. 22a) icchiimiitralft prablwb mtir iti mtau vinis-
citii(l/iti prasatJtsayii fumasrutibhyascaiva yuktitaJ.zfmahiitiitparyayuktdca necchii-
maf1'a1?1 m)idhyatef"Grace l'affirmation : ils connaissent avec certitude la cra-
tion ceux qui pensent que la cration du Seigneur est pure volont, et grce aux
Sruti qui parlent de son dsir, et aussi grce au raisonnement, et la convergence
de l'harmonisation totale, cette pure volont n'est pas rfute". (citation de
Mii.U. Ka. I, 8).
2
A. V., I. 2. 15 ss. [5] (p. nb) 1'ama1Ja1ft niitiyatnasya vi~epiid eva yujyatef
iti cet sarvaniyamo yasya kasmiinna sakyatefsviitmaniiniyatarrz vastu pratparrz hyii-;
tmano bhavetfsviidhinasattiisaktyiidi katham iitmapratpakamf"Il n'y a pas de
plaisir en un effort extrme, parce qu'il est cause de souci. Si l'on dit cela, nous
demandons: qu'est-ce qui serait impossible celui qui dirige tout? Ce qui
nous est obstacle est ce qui ne dpend pas de nous. Qu'est-ce qui pourrait lui faire
obstacle lui-mme, lui dont dpendent l'existence et les puissances etc., (des
tres) ?" -
Dieu '"r les Sujets spiriwds 335
1
N.S., Il. I. 107 (p. 243a) titmeti{paraprayojantirtha1!l tvmigikuruta eveti
se~al.xf"but personnel" : complter "mais on admet qu'il ait pour fin un but
tourn vers autrui". (Le texte comment ici est cit note 2. p. 333).
2 N.S., 1. I. 69 (p. 258a) f5varapravrttel; svaprayojantibhtivasya valeyyamti-
Par un mouvement de pense tout fait original, il dpasse en effet le plan de tels
arguments pour accder une raison beaucoup plus essentielle. Au lieu de
prendre pour base de certitude le contenu de tel ou tel.rcit scripturaire, il prend
appui sur l'existence mme de l'Ecriture. Celle-ci nous l'avons vu, est un pramiitza
indpendant, non seulement parce qu'il est indpendant des. autres modes de
connaissance, perception et raisonnement, mais parce qu'il se prouve lui-mme,
indpendamment de toute preuve pralable de l'existence de Dieu. Sa vrit,
et la vrit de son existence, nous sont connues par elles-mm~s, svata~. Si nous
prenons donc cette base ferme, et si nous considrons que le Veda forme une
unit infrangible, dont chaque mot, chaque syllabe mme, converge vers une
signification unique, il nous suffit d'en tirerles consquences. Le Veda vise nous
faire connatre le Brahman, cette connaissance nous est donne comme notre
but, prayojana, elle est pour notre salut, et ce salut peut tre obtenu par grce.
Le Veda tmoigne de l'intention salvatrice d'n Dieu qui veut et peut notre bien
suprme.l La notion de grce suppose celle de volont, et nous claire sur la
nature de cette volont, elle nous assure que la volont divine peut vouloir notre
bien2 sans rien perdre de sa libert.
1 A.V., II. 1. 109 [9] (p. 22a) mo~rth.b srutayo yasmt sa ca tasya prasada-
ta[J/ttnnitJ~ati vkyiicca lokadr#iinusaratabficchannittako yasmiit tadabhve kutab
sruti(limatuitatparyaralritpramattatvmtzgamiBJatiJ" ... parce que les Sruti ont pour
fin le salut, et parce que celui-ci provient de sa grce, et cause de la parole 'Il
veut y conduire'; parce que, par analogie avec ce que l'on voitien ce monde la
cause en est une volont, car si celle-ci n'existait pas, comment la Sruti qui se
trouverait prive de son harmonisation ultime pourrait-elle avoir autorit ?"
(pour le dbut de ce texte cf. note I p. 334).
il Dans l'article La dlivrance selo1l Madlzva (Rev. Phil. 1957, no. 3) G.
Dandoy (p. 324) fait remarquer que Madhva ne parle pas explicitement de l'exis-
tence en Dieu d'un but altruiste. Il cite un passage de la S.T.R.M. : tatz12iva-
dit "il n'en parle pas'', (sans doute S.T.R.M. p. 12a). Ce passage est lui-mme
une citation de Jayatrtha (connn. au V. T.V., p. 25 a-b). Dans les deux contextes
il s'agit uniquement de savoir si les purava ont t composs par Dieu dans im
but altruiste: Jayatrtha dit "parce que ce n'est pas utile ici il n'en parle pas".
ll semble bien que Madhva ne dise nulle part expressment que Dieu puisse
avoir un but altruiste mais il le sous-entend en des passages tels que celui
cit la note prcdente. Il ne nous semble pas que rinterprtationdeJayatirtha
(donne plus haut n. I p. 335) soit contraire la pense du matre. Le passage de
M.adhva, qui dnie Dieu tout but "pers.onnel" (cf. n 2. p. 333) est en effet imm-
Qiatement suivi du passage cit la note prcdente. La Sruti a pour fin de nous
Dieu a les Sujets spiriruels 331
Dieu est l'auteur des "natures propres des ralits ternelles" il est donc
aussi l'auteur de la nature mme des tres spirituels. Ceu.'\.-d bien qu'existant de-
puis un temps sans commencement, ne som ce qu'ils sont que par un vouloir di-
vin.1 Dieu les a faits pour la connaissance et la flicit du salut. Le jeu gratuit
qui est source du monde se trouve ainsi finalis sans rien perdre de sa gratuit: jailli
d'un excs de flicit, il vise la flicit des tres, travers les preuves du sal!lSlI'a. 2
Le monde est la fois instrument de l'asservissement et de la libration des mes :
parce qu'il est rel, il les lie effectivement une condition dont il ne leur est pas
possible de s'affranchir par leurs forces propres. Dieu seul peut dtruire, par la
puissance de sa grce un lien sans commencement, dont il est lui-mme l'auteur. 3
Les mes dlivres du lien de la matire deviennent alors capables de se conna-
tre elles-mmes telles qu'elles sont, de connatre la flicit essentielle leur
nature. 1 Le premier voile d'ignorance ayant t dissip, Dieu carte le voile par
lequel il se cachait leur vue, et c'est dans cette vision de Dieu que consiste la ba-
titude du salut. 2 Ainsi le jiva, mme parfaitement purifi, pleinement conscient
de sa spiritualit, ne peut tre sauv, c'est--dire introduit dans la connaissance
directe de Dieu, sans la grce de celui-ci. Jusqu' l'extrme fin de la destine hu-
maine, et au del, se manifeste la dpendance radicale des tres : les mukta dans
le monde du salut sont, dit Madhva, comme des mendiants qui reo~vent cons-
tamment du Seigneur toute la flicit dont ils jouissent. 3
La conception d'une double tape de la libration ne signifie pas seulement
la gratuit des actions salvatrices de Dieu, elle reflte une profonde originalit
de la pense de Madhva. Les autres systmes conoivent tous le salut comme un
simple retour de l'me ce qu'elle tait dj, par prise de conscience de sa vraie
nature que lui cachait l'ignorance. Rien ne se passe en fait que la dissipation d'une
erreur. Or l'intuition de Madhva est tout autre: de mme que le monde rel
tmoigne d'une causalit relle de Dieu, l'uvre divine de libration a une effica-
cit vritable et ne vise pas seulement rtablir ce qui aurait toujours t. C'est
pourquoi le salut est conu comme un tat nouveau et qui n'est pas seulement la
jouissance par l'me de ce qu'elle tait de toute ternit. Il est une flicit nou-
velle qui consiste en la relation de l'tre avec la source de toute flicit. Cette re-
lation est une relation d'amour, bhakti, bauche en ce monde, et persistant jusque
dans le salut dans lequel elle "reparat en forme de flicit"."'
Ceci conduirait penser que la grce divine, en librant l'me produit en
elle des transformations relles, comme la causalit de Dieu produit des effets
1
A.V., I. 1. 15. Cf. IIIe part. ch. 2. n. 3 p. 253.
:.~ N.S., I. 1. 15. (p. 68a) pamme5va1'asaktir evajwasvarpavarm;zal?t mukh-
yamfavidya tu nimittamtitramftato'vidytiylittlnivrtttiyiim api niise~anand<ibhivyak
tir yiivad iiva1a eva svalliYii1lZ bandhakaiaktittZ na tato vyavartayatifata ev<inan-
daluasavrddh valliyetej"C'est la puissance du Seigneur qui est le principal
moyen d'obscurcissement de la forme propre du jva; mais l'avidya n'est que
sa cause instrumentale. Aussi, mme lorsque l'avidya est carte, il n'y a pasto-
tale manifestation de sa flicit tant que le Seigneur n'a pas cart de lui sa pro-
pre puissance d'asservissement. C'est pourquoi l'on parlera d'augmentation et
de diminution de flicit".
3
B.A.U.Bh., V. 5 (p. 37b) mukta api YattZ bhi~ante so'tipr7;zamahanando
bhagav<in svata eva/"Celui dont les dlivrs eux-mmes implorent l'aumne,
c'est le Bienheureux qui est en lui-mme flicit immense en excs de plni-
tude".
' Cf. Ille part. ch. 2
Dim et l~ Sujers spirituels 339
rels et nouveaux dans l monde matriel. ~lais une telle conception ne peut
avoir place dans une tradition laquelle elle serait totalement trangre. 1\ladhva
insiste vivement lui-mme sur le fait que l'tre conscient diffre absolument de la
matire en ce qu'il ne reoit aucune modification, vikiim, ne subit aucune trans-
formation, pari~uma. Cependant les e.xigences d'une pense originale sont telles
qu'elles inflchissent les notions les plus traditionnelles. Madhva introduit ici
une notion qui apparat comme la vraie rsultante de cette double urgence. Il
tient assurment que l'essence propre chaque me, son svarpa, lui est donne
une fois pour toutes et que le salut la manifestera telle qu'elle est en vrit, mais
il conoit cette essence comme une "capacit" de l'tre atteindre effectivement
ce qui lui est donn en droit. Le svariipa propre chacun de nous est une apti-
tude,yogayata} qui nous est impartie de toute ternit, aptitude de connaissance
et d'amour qui sera comble dans le salut par la seule grce divine. La notion de
yogyai a une rsonance juridique : elle e.xprime une capacit lgale occuper
un certain rang, tenir une certaine fonction, et c'est bien avec ces rsonances
que Madhva l'entend. 2 La yogyatii de chaque tre dtermine sa destine future,
fixe le rang ultime qu'il obtiendra. 3 La distinction du fait et du droit, introduite
ici, cre la distance ncessaire une vritable causalit d'ordre spirituel : nous ne
devenons pas ce que nous sommes dj, nous accomplissons avec l'aide de Dieu
les virtualits qui nous constituent.4
La yogyatii distingue les mes de faon qualitative et non pas simplement
numrique, car la notion de capacit lgale n'a de sens que dans un monde o
les statuts des tres sont divers, aussi bien que leurs aptitudes. La diffrence
qualitative est la seule possible entre des esprits, prcise Jayatrtha. Concevoir
ainsi que le fait le systme sih1khya-yoga, tous les punt~a comme autant de mona-
des spirituelles, spares mais identiques les unes aux autres, n'est en aucune
manire un vritable pluralisme : si rien ne distingue les tres spirituels entre
eux, autant dire avec l'advaita qu'ils ne sont qu'un seul tre. 1 Nous constatons
d'autre part cette diversit, c'est un fait d'exprience universelle, la varit des
comportements et ds tendances foncires la manifeste. Il est impossible de se
contenter de l'explication couramment donne, selon laquelle la diffrence des
karman, des actes accumuls par chacun, est la cause des diversits individuelles.
D'o viendrait donc la diversit des karman si tous les tres taient fondamenta-
lement identiques : chacun agit selon ce qu'il est. 2 Expliquer ce qu'un tre est
actuellement par ses actions antrieures, et celles-ci nouveau par la pression
d'autres actions antrieures, indfiniment, revient un refus d'explication. Il
faut remonter une raison premire, ternelle, "l'essence propre" impartie
chaque me par la seu1e volont divine. Certes le karman joue son rle dans notre
destine, mais comme toute autre cause il n'est qu'une cause seconde,3 utilise
par Dieu en fonction d'une fin suprieure : la ralisation par chacun de sa capa-
cit essentielle.
Mais Dieu n'a pas seulement voulu un monde spirituel vari, il a voulu un
monde ordonn. La notion de yogyatii se trouve complte par celle de tarata-
nrya, de hirarchie des mes. Cette hirarchie, comme la yogyatii sur laquelle
elle repose, est la fois tablie de toute ternit et en processus perptuel de ra-
lisation . Le monde social, organis en castes la reflte dj mais de faon impar-
f.:'lite, car le lrorman joue ici son rle, et l'appartenance une caste suprieure
peut-tre le simple fruit de mrites antrieurs sans correspondre une suprio-
dt foncire de l'individu. Les jva appartiennent cinq catgories hirarchises
.qui garderont leur ordre dans le salut :1 ce sont les deva, dieux, les ni,
sages, les pitr, mnes, les pa, rois et les hommes, nam. Les dieux sont donc des
des jva, les plus hauts dans l'ordre hirarchique, mais qui ne sont pas encore li~
brs du sa1Jzsiira. A tour de rle, en chaque nouveau kalpa, l'un d'eux prend la
fonction et le nom d'un des dieu.~ connus par les textes. 2 Il a pour rle de rgir
l'un des lments de l'univers pendant toute la dure du k~lpa, et il atteint le
salut la fin de cette priode cosmique. La classe des dieux estelle-mme hirar-
chise et divise en castes :3 Brahmadeva, brhrnane par excellence rgit tout
l'univers, avec l'aide de yayu, de caste k~atrya, qui lui est de peu infrieur et
1
T.S., p. rb dul;khaspr#a1Jl tadaspritam iti dvedhaiva cetanamfnityii.du[zkhii
ramiirrye tu spntadu(2kha[l. samastaal;jspritadu(ikhii vimuktlca du[lkhasm]zsthii
iti dvidhiijdu[l.khasm{lStlu muktiyogyii ayogyii iti ca dvidhii/devar#pitrpanarii iti
muktiis tu paficadhii/ eVaf/l vimuktiyogyasca tamogii(z srtismJzstithii[l.Jiti dvidhii muk-
tyayogyti daityarakja[l.pisiicakiiMmartyiidhamascaturdhaiva tamoyogyti(z prakir-
tii(z/te ca praptiindhatamasal; srtisanzsthii iti dvidhiif"L'tre spirituel est de deux
sortes seulement, l'tre touch par la douleur et celui qui n'en est par touch.
Eternellement exempte de douleur est Rama, mais tous les autres sont touchs
par la douleur. Les tres touchs par la douleur sont de deux sortes, les uns
librs, les autres demeur~nt dans la douleur. Ceux qtii demeurent dans la dou~
leur sont galement de deux sortes : les uns aptes au salut et les autres non. Les
dlivrs sont de cinq sortes, deva, r#, pitr, pa, nara, et de mme sont de cinq sor~
tes les tr~s aptes au salut. Ceux qui ne sont pas aptes au salut sont de deux sor-
tes : les uns vont l'enfer, les autres restent dans le sa1JlSm. Ceux qui sont aptes
l'enfer sont de quatre sortes, dazya, rak~as, p#ticaka, et les hommes infrieurs.
Ils sont encore de deux sortes, les uns ayant dj atteint l'enfer le plus tnbreux,
les autres deme~rant (encore) dans le sanzsiira".
2 Il se pose ici un problme: si le Veda est ternel, comment est-il possible
que les dieux dont il parle ne soient pas les mmes de kalpa en kalpa? La rponse
est que ceux-ci se succdent dans les mmes fonctions : (B.S.Bh., 1. 3 29) ata
eva sabdasya nityatvtid eva ca devapraviihasya nityatvaf{l yuktamf"ainsi parce
que la parole du Veda est ternelle, il convient aussi que la succession continue
des dieux soit ternelle".
3 B.A.U.Bh., III. 5 5 (p. 23b-24a) vi~tzorbrahmatzajtitil; san h1'ahmtijajfie
'1
342 La Doctrine de Madhva
B.A.U.Bh., III. 5 g. (p. 24a-b) rudrad anye tatha rudra vayor anye ca vaya-
valz/agner anye ca vasavo vairy ityeva krtit~f... /aivinau Prthiv caiva kiilamrtya-
va eva cafsdradevl;z samuddi# devavar1)ii iti smrtal;zf'(Les Rudra autres que
Rudra, les Viiyu autres que Vayu, les Vasu autres qu'Agni sont dclars (de cas-
te) vaisya ...Les deux Asvin, P:rthiv, ainsi que Kata et les Mrtyu sont les dieux
Sdra, telle est la tradition parlant des castes des dieu.x".
1 B.A.U.Bh., III. 2.4 (p. 4a) vayur eva b1alzma bhavatti darsayitmp vayo(t
1 Cf. plus haut,n. I p. 341,la classification du T.S. dans laquelle Sri (Rama)
constitue elle seule un ordre part, n'ayant jamais t touche par la douleur
du SOJ'flSra. Ceci est un don de la grce divine (cf. note 3).
2
Ch. U. Bh., VII. 25-26 (p. 38a) alppi hyarnrtii devi Srib pn:ztipriyatvata
iti caf "et il est dit que l'immortelle desse Sr bien que limite est parfaite
parce qu'elle est excessivement aime".
3 B.A.U.Bh., III. 5 4 (p. r2b) asya prasiidiid do~avarjitiifsadisukharpti ca
upadhi etc., mais il y a une certaine ressemblance de bonheur etc., avec le Sei-
gneur, sauf pourles asura . .. Le jiva est dsign conune n reflet permanent du
Suprme Atman : par la comparaison avec le reflet (du soleil) on ne dit pas que
le reflet du soleil etc., dpend de l'eau, mais seulement qu'il~est en relation avec
le soleil, et qu'il lui ressemble en quelque mesure".
1 G. Bh., II. 18 (p. 3b) na hyupadhibimbasamtidllyanase pmtibimbansa!:z
sati ca pradarsakej svayam evatra pradarsakas cittviit/ "car il n'y a pas destruc-
tion du reflet s'il n'y a pas destruction du modle, de la condition (permettant
la rflexion) et de leur proximit, du moment que le miroir est rel : (Le sujet)
est ici lui-mme le seul miroir, parce quil est spirituel,.
2 B.A.U. Bh., VI. 1. 2. (p. 47a) pratimiidhikasiidrsyanmukhya vinzolJ sada-
rama/ "rtemelle Rama est l'image par excellence de Vi~J}u, parce qu'elle a
le plus haut degr de ressemblance".
3 B.A.U. Bh., V. 4 (p. 37a) muktiinam api sarve~arp vinzur eva niyiimakabj
le salut.I Ceci ne signifie pas que le salut soit un tat passif : comme son nom
l'indique il est dlivrance, c'est--dire libert positive. Les mukta ont des d-
sirs, absolument purs et qui se trouvent instantanment raliss parce qu'ils
sont en accord avec la volont du Seigneur, et ils les expriment en des activits
multiples, spontanes, sans effort ni obligation. A cette fin ils possdent un corps
correspondant leur yogyata, c'est--dire un corps essentiel, purement spirituel
"fait de connaissance et de flicit". 2 Par leurs organes spirituels les jiva peu-
vent connatre la forme toute spirituelle de Vi~:Q., son corps essentiel qui est,
lui aussi, pure connaissance et pure flicit. 3 Dans la salokya-mukti, ils sont
admis vivre dans le monde mme de Vigm. Dans l'tat appel samipya-mukti,
1 A.V., III. 2. 122 ss. [8] (p. 42b) chiiya yatha pu1]'1sadrS pumadhina ca
drsyatef evam evatmakal}, sa1've bmhmadyal,z paramatmanal},j sattapratitilui1ye~u
pumadhina yatheyate /iibhasii eva pu1'U~a muktiisca paramiitmanal},j chayii vzitw
rama tasyiiSchaya dhatii vise~akauf tasyendrakamau ca tayos tayor anye'khi/a
api/ harer brahmasya gis tasya vise~avindra etayolJI maraS cabhisakil;t sarva
etayos tadadhinataM sarve' lpasaktayascaiva p1'1;asaktil;t paro harift/ cetanatve'pi
bhinnas te tasmad etena sarvada/ "De mme que l'on voit l'ombre ressembler
l'homme et dpendre de lui, de mme tous, Brahma et les autres sont des
atman de rflexion du Suprme Atman. Comme l'on sait que l'ombre dpend
de l'homme pour son existence, pour son apparence, pour ses mouvements, de
mme les hommes et les dlivrs sont des reflets du Suprme Arman : Rama
est l'ombre de Vi~Q.u, son ombre est Dhatr (Vayu), Vi (Garula) et Se~a sont
l'ombre de celui-ci, de tous deux Indra et Kama sont les ombres, et de ces deux
tous les autres; Brahm est l'ombre de Hari, de lui l'ombre est Gr (Saras-
vati), de celle-ci Vi (Garula) et Se~a, sont les ombres, Indra et Mara (Kama)
sont les ombres de ces deux et tous les autres sont les reflets de ces deux-l,
et ils en dpendent. Tous sont de faible puissance, la puissance absolue est
celle du Suprme Hari, aussi, bien qu'ils soient de nature spirituelle, ils sont
totalement diffrents de lui".
2
B.A.U. Bh., III. 5 4 (p. 14b)" cidiinandaSirodehapa1Jipiidatmakal; sada/
sarvado~avinitmuktii muktii~ krirj.anti nityasa~/ "tte, corps, mains, pieds faits
de connaissance et de flicit, forment leur essence, jamais : dlivrs de toute
imperfection les dlivrs n'ont d'autre activit que de jeu".
3 B.A. U. Bh., III. 5, 4 (p. I2a) tasmad anandaciddeha1]'1 cidanaruiasitomu-
klzamf cidanandabhuja1p jfianasukhaikapadasiifzgulim/ akesad iinakhagrebhyaft
prtzacitsukhaiaktikamf pratyeka1'fZ tu gutza)]1stat[lstu sada sarvagurzatmakanj
jfitvii vimucyate vinzo(t. prasiidanrniin~o'pi san/ "Si l'on sait que son corps
est flicit et connaissance, que sa tte et son visage sont connaissance et fli-
cit, que ses bras sont connaissance et flicit, que mme un seul de ses
Dieu et les Sujets spirituels 347
pieds jusqu' l'orteil est connaissance et bonheur, que depuis la pointe de ses
cheveux, depuis l'extrmit de ses ongles, il est puissance de bonheur et de
connaissance en plnitude, si l'on connat sparment 'ses perfections tout en
sachant qu'elles ont toujours chacune l'essence de toutes, mme si l'on n'est
qu'un homme, on est dlivr par la grce de Vi~l].u".
1
B.A.U. Bh., III. 5, 4 (p. IOb) vi~'IJOI' disatayi v#1J.ol:t siimipymrt mo~a
ucyatef "Le salut est dit le fait d'tre en prsence de ViJ,lU, en l'tat de servi-
teur de Vi~1,1u".
2 P.U. Bh., VI. 4 (p. 5b) bhagavatal;t sariravatsiidrS)layukte jve sukha1Jl
bhavatif ....f siidr$yid dehavajjivo vir!JOS tasya sukhar]z bhavetf "Pour le jiva se
produit le bonheur d'tre uni par sa ressemblance avec le corps du Bienheureux
.... Le jiva devient semblable son corps, par ressemblance, c'est le bonheur
qu'il peut avoir".
3 B.A.U. Bh., VI. r. 2 (p. 47b) pravi5ya deha1Jl yo bhogal;t svarpavyatire-
katalJJ siiyujyam iti ta1Jl priihulJ sa11tyuktatviid vise~atal;tjiti caf "Cette jouissance
qui consiste entrer dans son corps, tout en restant distinct de son essence,
c'est ce qu'on appelle l'tat de siiyujya, on l'appelle une jouissance minente
parce que c'est une union, est-il dit aussi".
4 Ch. U. Bh., II. 9 (p. 8a) sarve~iillZ mii1Jl pratityeva dr#isimyticca siima
sal;t/ drifisiimya1Jl ma'IJ-4alasya vi~?JUS tasya ca kiiratzamf 'parce que tous le voient
galement, en pensant 'il est tourn vers moi', il est le saman (rn tre vdique,
mais jeu de mots avec sama, gal, quitable). Tous voient galement le disque
(du soleil) et Vi~J,lU en est la cause".
La Doctrine de Madhva
des mes suprieures qu'elles considrent comme leurs guru. 1 Aucune jalousie
ni aucune envie ne sont possibles entre elles : toutes sont galement heureuses car
toutes sont galement combles la mesure de leur capacit. 2 La varit des
jiva fait partie du bonheur du salut: la solitude est cause de souffrance et d'en-
nui, et les textes nous apprennent que mme le dieu Brahma, le premier-n,
prouva de l'effroi en se voyant seul l'origine du kalpa. 3
des mukta (supposs gaux). On sait que mme des asctes voyant des gaux
prouvent de la haine et de l'envie ; les nombreuses imperfections de ce monde
en sont la cause. Mais s'il n'y a plus de fautes dans le salut, pourquoi en commet-
1 trait-on cause de la supriorit des autres ? Si on veut carter l'envie etc., en
1
supprimant la vue d'autrui, comment supprimera-t-on l'absence de plaisir pro-
1 venant du fait de ne voir personne ? L'on sait par la Sruti que Brahma lui-
mme prouva du dplaisir en se trouvant seul au commencement".
1 B.A.U.Bh., VII. II (p. 63b) vyadhnchavahrti1]'lcaivasavadahadikarptatllf
gurol;t/"La haine de Hari ne procu.re aucun bien, parce qu'elle est haine de ce qui
est bon, de mme que la haine du guru".
350 La Doctrine de Madhva
de comprendre ainsi ces textes : ils ne peuvent avoir qu'une signification mta-
phorique pour enseigner que le Seigneur doit tre notre unique pense. 1 Mais
il n'y a pas de "salut par la haine" : les ennemis de Dieu ne peuvent tre l'objet
de son amour. Commentant le cas de conscience pos au dbut de la Bhagavad-
gti, Madhva affirme qu'il n'y a pas pour un dvot k~atriya "de plus grand
devoir que de rduire les ennemis de Nrliyat;ta". 2
Ce mystre du mal absolu conduit Madhva une position unique dans la
pense indienne : le refus du salut universel. Il y a des mes qui sont con-
damnes par nature, et elles sont condamnes l'enfer ternel. Au mal radical
qu'est la haine correspond une hirarchie d'univers dmoniaques, rplique in-
verse des mondes divins, et aboutissant l'ternit de la souffrance comme
ceux-ci ouvraient vers l'ternit de la flicit. De mme que le bonheur su-
prme est un amour de Dieu qui ne connat pas de fin, de mme la souffrance
absolue est une haine que rien n'teindra. 3 Les jiva prdestins l'enfer sont
1 A. V., III. 4 224 ss. [5-6] (p. 62a) bhaktyi prasannato devin muktir ityeva
tadgutziinfvadanti rutayas sarvii[t puritzinyigami apifyadi dve~e1Ja muktil;. syiid
vaktavyo do~asa1ftcayaft/sm.artavyo bhagavin nityam ityarthenaiva hi kvacitjdve-
~iid iva gunin iiha puritte kruddhaviikyavatfyathii kruddhal;. piti putraTtt marety-
ii~epaprvakam/"Le salut vient du Dieu rendu favorable par la bhakti, aussi tou~
tes les Sruti, ainsi que les pu1'dtza et les iigama, disent-elles ses perfections. Si
Je salut se faisait par la haine il faudrait dire (Dieu) une masse d'imperfections.
Quelquefois (l'auteur) dans un puriizza exprime ses qualits par la comparaison
de la haine, pour signifier que le Bienheureux doit tre constamment prsent
la pense; comme il en est des paroles de colre, comme lorsque le pre irrit dit
son fils 'meurs', dans une (simple) intention de reproche".
2 G.T., (Prambule) (p. 1b) tatra siik~iid zdrivatiimm uttamam adhikart'-
ils vont aussi aux tnbres ceux qui hassent Hari, et ceux qui se disent non-dif-
frents de lui, ceux qui le connaissent comme nirgu1Ja, comme ceux qui voient
des imperfections en lui". (Jayatirtha comprend cependant le mot niramivab
comme "sans Rama" c'est--dire sans joie).
1
Cf. note I. p. 341.
2 A.V., III. 4.26JSS. [7] (p. 63b) subhiiiubhaphalarrzdevaasura$ca samapnu-
actions nourissent le:; dieux ou les dmons, chacun de leurs actes a un retentisse-
ment spirituel cosmique. En retour les dieux les aident, par la dlgation de
pouvoir qui leur a t faite, et sans doute faut-il penser aussi que les dmons
tentent de les entraner leur condition. Il est donc utile et ncessaire aux
hommes de reudre un culte aux divers deva rgissant le monde, mais il leur faut
tre en cela trs attentifs la loi hirarchique :1 honorer un dieu en oubliant
que tout son pouvoir vient de Vi~~1u, est une des plus sres voies ou l'un des plus
srs indices de damnation. C'est pourquoi la connaissance du tratamya est une
condition ncessaire au salut. 2 Comme un roi prend plaisir l'estime que l'on
montre ses courtisans, comme un pre est heureux de l'affection que l'on porte
Ils sont tous en effet les guru de l'homme, toujours, c'est pourquoi il faut leur
rendre un culte, les rvrer et mditer sur eux, pourvu que Hari reste le premier".
B.A.U.Bh., III. 5 4 (p. 14b) svatmottame~u vidve~at tamo niyamato vtajetf
"par la haine de son propre atmatz, et la haine de ses suprieurs, l'on va nces-
sairement renfer".
1
A.V., III. 4 242. ss. [5-6] (p. 62b-63a) taratamyeua tadbhakte~api bhakt
viniscayatjkartavyaijapt tadbhaktir lokavedanusaratalJiyo hi bhakta~ pradhane syat
tadiye~api bhaktimanfdrsyate'sau niyamato viparito viparyayef:vyabhicaro yadi
kvapi bhaktihraso' tra kalpyatefbhaktido~o hyasau yamza tadbhaktejvapi bhaktimouf
"La dvotion qui doit tre pratique, trs certainement, envers lui, doit tre aussi
dvotion pour ses dvots selon leur hirarchie, selon l'enseignement du Veda et-
celui de ce monde. Car on sait que celui qui est dvou au chef est aussi dvou
aux siens, en rgle gnrale, et il leur est oppos dans le cas contraire. S'il y a une
exception, il faut supposer l une diminution de dvotion: il a une dvotion im-
parfaite celui qui n'est pas aussi dvot aux dvots".
a A.V., IV. 1. 23 ss. [3] (p. 65a) svatmi1UZ1Jl pratima1'fl vipi devatantaram
eva vafcetanacetana1[Z vanyad dhyayed yalz kesavas tvitifkir{l tena na krta112
papat[t coretzesapalui1'tzi/"Ceiui qui prendrait intrieurement pour symbole de
mditation, son propre esprit, ou bien une divinit, ou toute autre ralit, cons-
ciente ou inconsciente, en pensant que c'est Kesava, quel pch n'a-t-il pas
commis, ce voleur qui drobe le Seigneur,.
3 A.V.,III. 2. r49 [1o] (P-43b)isasyiicintya5aktitvanna5akya1'{lkvapividyatef
sesatanupapannaiva yadi jvaikyatasya hi/'Il n'y a rien que soit impossible au
Seigneur, du fait de sa puissance inconcevable : cette seigneurie justement ne
pourrait tre admise s'il tait un avec le jiva" .
.23
354 La Doctrine de Madhva
avec Dieu. Les idoles ne doivent jamais tre tenues pour tant Vi~l).U :1 le
vritable dvot pense uniquement la prsence du Seigneur dans l'idole, comme
il pense au pouvoir de Vi~l).U dans le dieu qu'il invoque. 2
L'importance donne par Madhva la gradation ascendante des dieux a
videmment une rsonance sectaire, et particulirement anti-ivate. Il s'agit
de montrer que Vi~l).u est le seul Dieu, suprieur tous les autres. 3 Siva a sa
place dans l'ordre des divinits, un rang trs lev, puisqu'il vient aussitt
aprs Garula et Se~a, les serviteurs constamment associs Vi~l).U, l'Aigle
divin qui lui sert de monture, et le Serpent infini sur lequel il repose pendant
le sommeil du pralaya. Mais comme les autres divinits Siva n'est pas encore
libr, il subira la fin du kalpa la grande dissolution, par laquelle chaque dieu
est absorb dans un dieu suprieur, dvor par lui, jusqu' ce que tous se rsor-
bent dans le corps de Vi~l).u, le grand Dvorateur des mondes et des dieux, selon
la vision de la Bhagavad-Giti. 4 Tous les dieux perdent leur corps, et en mme
temps leur conscience, pendant le sommeil cosmique : seuls les mukta restent
analogue au sommeil,l Vi~.u lui ne dort jamais :2 son sommeil durant le pra-
laya est un "sommeil de yoga'? une concentration suprmement consciente
d'elle-mme. Ainsi Vi~.u est-il runique, sarvottama, suprieur tout autre
dieu, que celui-ci soit charg d'une fonction cosmique ou qu'il ait atteint son
rang dfinitif dans le salut : sans doute pour dtourner les humains d'avoir
recours ces tres suprieurs aux dieux que sont les mukta, Madhva nous
avertit que les mukta ne peuvent rien pour ceux qui sont dans le sa1JlSiira:1
Si toutes les thses de la doctrine de Madhva converge~t ainsi de la faon
la plus constante vers la supriorit de Vi~:.u, ce sarvottamatva qui n'est qu'un
autre nom de son unique et souveraine libert, sviitantrya, elles rendent aussi
plus difficile le problme de la libert des tres finis. La question ne se pose pas
pour ces tres librs et libres que sont les mukta, car leur volont est en accord
total et permanent avec la libert mme de Dieu. 15 Mais elle se pose pour les
jva qui sont encore dans le satJISra : ceu."{-ci, honunes ou dieux, ont des obli-
gations remplir pour accomplir leur destine, ils ont des efforts faire et des
mrites acqurir. La notion d'obligation suppose celle de libert, comme
Madhva le remarque lui mme.
Il est certain que la vision madhva restreint la possibilit d'une libert finie
entre des limites trs troites. 1 Les mes sont prdestines par nature, 2 soit au
salut, soit l'enfer ternel, soit une transmigration indfinie. Elles agissent
dans un monde o toutes les causes secondes sont au seul pouvoir de Dieu. 3
Leur corps physique et leur corps psychique font partie de ce monde : elles se
trouvent dtermines la fois de l'extrieur par les conditions d'insertion de
leurs actes, et de l'intrieur par les mouvements mmes de leur "organe interne"'
que le Seigneur rgle en fonction du karman acquis. Comment en ces condi-
tions concevoir une marge, si faible soit-elle, de choix libre et efficace ?
Madhva semble parfois la nier totalement : ne dit-il pas, par exemple dans son
commentaire la Brhadrm;yaka-Upani~ad que Dieu "fait l'honm1e bon et
l'homme mauvais," qu'ille "fait vertueux par la vertu qu'il a lui-mme incite
et pcheur par le pch qu'il a incit." 5
Il est cependant impossible de s'en tenir l. Madhva lui-mme se pose
l'objection implique par la notion de mrite. Si le jva n'avait pas de
pouvoir personnel d'action, les rgles des siistra, leurs prescriptions et leurs
prohibitions seraient sans objet. C'est pourquoi, dit-il, "le jva est aussi agent" .1
Il explique ce pouvoir d'action subordonn, par diverses images. Le jva agit
par lui-mme, mais sur l'ordre du Seigneur, comme le charpentier qui excute
le travail command. 2 Ailleurs il donne l'exemple du roi qui donne ses fils une
mission dtermine dans la protection de son royaume : ils ont eux aussi un cer-
tain pouvoir par dlgation de la souverainet paternelle, un sviitantrya qui leur
est "donn" par leur pre.3
J ayatrtha tente de prciser le dlicat agencement de cette double causalit.
Le sujet peut tre libre tout en tant sous le contrle de la puissance divine dans
la mesure o cette puissance tient compte de ce qu'il est et de ce quoi il tend,
pense-t-il. 4 A l'objection selon laquelle les prescriptions et prohibitions seraient
dpourvues de sens pour un sujet dpendant, Raghavendra-tirtha rpond avec
profondeur qu'elles n'en auraient pas daYantage pour un sujet qui serait abso-
lument indpendant. 1 L'obligation implique la libert, mais elle implique aussi
une-norme reconnue par cette libert. Une telle norme ne peut tre constitue
que par la volont divine, telle qu'elle nous est connue par les rgles des siistra.
Les textes enseignent au sujet spirituel ce qu'il doit faire pour atteindre son bien
suprme : le Seigneur propose le but, l'action reste au pouvoir du fiva. 2 Ceci
correspond l'exprience intrieure de la libert, donne immdiate du sak~1,
ce tmoin infaillible de tout ce qui se passe en nous. 3 A qui douterait du fait,
Jayatrtha a propos l'exprience privilgie du renoncement: je peux au mme
voit l'tre conscient avoir une activit par lui-mme". Comm. de Jayatrtha:
aha'f[l karomiti cetanasya pravrttidarsaniitf "parce que l'on voit que l'tre con-
scient agit en pensant : c'est moi qui agis".
3 T .P., II. 3 34-35 na jvasya kiilpanikar[l kartrtvar{l ki11t tu paramiirthikam
' '
;1
1
Dieu er les Sujets spirituels
rait agir que d'un seul mouvement, dans lequel il s'engagerait tout entier, dpen-
sant comme d'un seul coup toute sa puissance. 1 C'est en ce point prcis qu'in-
tervient la puissance divine : Dieu fait ce que le fiva ne peut faire, il lui permet
d'utiliser dans le temps, ngraduant et en diversifiant son effort, la puissance in-
ne dont il dispose.2 Le pouvoir divin suspend, semble-t-il, comme l'on retien-
drait un cheval par des rnes, une nergie qui sans lui se perdrait dans ses effets
instantans. C'est de cette manire qu'est possible la rflexion, l'valuation des
fins et le choix effectif. Certes la puissance de Dieu est partout prsente, et elle
s'exerce ici au cur mme du sujet, au centre intime de sa libert: mais c'est
en lui donnant la possibilit mme de cette libert. C'est pourquoi Jayatirtha
peut reprendre, propos de1a libert, la notion de don qui avait dj t rencon-
tre propos du "don d'existence" fait aux tres par la puissance divine. Nous
possdons une "souverainet qui nous est donne" datta-sviimya, 3 libert li-
mite mais relle comme l'atteste le regard intrieur du siik#n.
i' .
1
jva seulement en un sens driv",
1:
j
Dieu et les Sujets spirituels
Cf. plus haut, n. 3 p. 358: les fils du roi ont un "pouvoir qui leur est donn"
par leur pre. Mais cela ne signifie pas que Vigm puisse jamais se dpartir
de sa souverainet. Madhva le dit expressment, comme me l'a fait remarquer
un madhva: G.T.N., V. 14 (p. 19b) sviitantryd bhagaviin vip;u!;. svabhiiva iti
krtitalJ.f tatsviitantryaf{l kadiipye~a niinyasya s]jati kvacz't/ "Par son sviitantrya
Vi~l).U est proclam svabhiiva (la "nature propre" par excellence) : jamais
celui-ci ne produit son sviitantrya pour quelque autre".
1 Cf. chapitre prcdent, n. 1 p. 320 : I Seigneur a une sakti varie, vicz'trii,
saps que cette action lui devienne trangre.1 C'est de cette manire que Madhva
rend compte de la possibilit des "descentes, divines en ce monde, comme aussi
de la diversit des formes transcendantes du Seigneur : avatiira et vyha sont
le Seigneur lui-mme, sans que l'on puisse concevoir la plus petite distance entre
la substance divine et ses manifestations. De ce pouvoir il n'est pas d'autre ex-
plication que son caractre de pouvoir absolu, c'est--dire absolument libre et
se possdant parfaitement lui-mme: pouvoir incomparable au ntre, puis-
sance inconcevable notre esprit, acintyaiakti, mais essence mme de la libert
divine, dfinition premire de son sviitantrya. 2 Il nous indique, sans nous y
laisser pntrer le centre intime de la substance absolue, son intriorit person-
nelle, que nul ne peut connatre, pas mme la plus haute des mes, la desse
Sri. La personne divine dispose de ses nergies parce qu'elle se possde pleine-
ment elle-mme. Elle peut donc par sa seule dcision' graduer et diviser son ac-
tion, c'est--dire la drouler dans le temps qu'elle a elle-mme choisi, et c'est
pourquoi "les spcifications du temps" procdent directement de sa volont.
Jayatrtha fait remarquer ici que toute autre conception est incapable d'expliquer
l'
i
i
Dieu er les S1ljers spirituels
que la substance totale de Dieu ne se perde pas dans ses effets:1 aussi bien les
vivartaviidin que les paritzamvadin sont impuissants rendre compte d'une
action partielle de Dieu dans laquelle la ralit divine ne s'puiserait pas,
comme en une seule fois. Un Dieu impersonnel n'aurait pas l'intriorit qui le
fait transcendant au monde, libre par rapport lui.
Si l'on rapproche les rponses donnes ces deux problmes analogues, une
analogie plus profonde apparat, qui met en lumire l'ajustement des deux liber-
ts. La libert divine est l'intriorit mme de la personne divine, et cette mme
libert est la source de l'intriorit de la personne humaine. En effet, parce
qu'il ordonne dans le temps son action, le Seigneur permet au jva d'agir lui aussi
dans le temps, en prenant du recul vis--vis de lui-mme et de ses buts, en dis-
posant de ses dcisions et des nergies qui lui ont t donnes. Il lui donne
d'tre son image un tre absolument simple et cependant pourvu de vise~a,2
de puissances actives de spcification, grce auxquelles le sujet peut prendre par
rapport soi la distance qui le fait conscient et libre, il lui donne donc d'tre une
personne. Ceci suppose que Dieu restreigne d'une certaine faon son pouvoir
infini pour donner au jva le temps de sa propre action, l'utilisation du temps
haril:tf krtva bhogan pradiiyaiva .caikyam apadayet punal;tJ "Bien que le jva
soit dans division Hari le partage de multiples faons, lui donne ses expriences,
puis le ramne ensuite l'unit".
Mu. U. Bh., III. 4 (p. 3a) hrdayastha/:t sadaviftzttr bahudhti caikadha bhavanf
carati svecchayaivanta/:t sarvajviin niyamayanfiti pravrtte/ "Vi~l].U ternel se
tenant dans le cur, existant sous forme de pluralit et d'unit, se meut selon
sa volont dirigeant de l'intrieur tous les jva;, est-il dit dans le Prav.rtta".
366 La Doctrine de Madhva
qu'il lui offre.I II y a donc comme une attente en Dieu qm permet au sujet
d'tre lui-mme, de se connatre lui-mme et de raliser par lui-mme sa des-
tine propre. Gest tout le rapport de la grce et de la libert.
Ayant pos le problme de la libert finie en des termes quasi-insolubles,
Madhva a t amen, par la difficult des donnes acceptes au principe, des
approfondissements qui apparaissent remarquables. Ce serait trop que d'affirmer
que la solution esquisse ici, telle qu'elle se prsente dans le rapprochement
d'indications partielles et disperses, reprsente une synthse claire et acheve de
l'ensemble de la doctrine. Mais il parat certain qu'elle correspond une intui-
tion fondamentale, partout prsente dans l'uvre de Madhva, et qui tend avec
force et constance des conclusions personnalistes. Dfinir la personne divine
comme une libert se possdant elle-mme, et centrer sur cette autonomie sou-
veraine tous les caractres de la transcendance absolue, donnent au "persona-
nalisme divin" de Madhva des rsonances incomparables, dont les harmoniques
se rvlent au plan d'mt "personnalisme humain" particulirement cohrent et
et prcis. L'tude de la relation des deux personnes, absolue et relative, auto-
nome et dpendante, apporte une confirmation importante de ce dsir de vraie
synthse philosophique qui ne veut ngliger aucun aspect du rel : la puissance
divine, si totale soit-elle, ne peut supprimer les termes sur lesquels elle s'exerce,
et dont la ralit rend tmoignage sa propre ralit. De mme que le monde re-
oit d'elle, par don, une existence drive mais vritable, de mme faut-il dire
que la libert reue du jva est, bien que limite, absolument vraie. La ralit_. du
sujet spirituel peut donc tre conue en termes de don, don d'existence, don de
connaissance ct don de libert la fois. C'est l'intriorit de la Personne divine
qui est ensemble le modle et la source de son intriorit de personne finie.
A l'objection qui leur est constamment faite, selon laquelle il ne sied pas un
systme vedantln de viser prouver la ralit du monde, parce que le monde
n'est pas la fin de l'homm.e, Madhva et ses disciples rpondent que cette ralit
manifeste la grandeur de Dieu. Or la source de la dvotion, de la bhakti, qui est
l'unique moyen du salut, procde justement de la connaissance d'une telle gran-
deur.
Le monde ne manifeste pas seulement la ralit de la puissance divine par
sa seule existence, mais par la diversit des tres qui le composent. Etres mat-
tiels ou spirituels, finis ou infinis, temporaires ou ternels, tous expriment chacun
leur manire quelque chose de la richesse de Dieu: le Seigneur, ayant cr
le monde, entre en lui selon ses formes infiniment varies et veille de rintrieur
les puissances des ralits, excitant la causalit des causes secondes. Le devenir
de l'univers, les innombrables relations des tres portent le mme tmoignage
la mme puissance, mettant en vidence la diversit de ses aspects. Le devenir
est aussi rel que l'ternit, la finitude que l'infini, la multiplicit qu~ l'unit.
La manifestation est pot!-r des tres auxquels elle est destine. Au monde
ordonn et unifi des ralits matrielles correspond un monde hirarchis de
sujets spirituels, eux-mmes reflets de la Personne suprme, exprimant chacun
sa manire propre un des aspects de celle-ci. Ils sont de ce fait aptes par na-
ture saisir le rel tel qu'il est, connatre sa signification vritable, reconnatre
la .puissance divine travers sa manifestation. Il leur est possible de lire le lan-
gage de Dieu qu'est le monde, afin de comprendre le langage intempore~ du
Veda. Les mmes puissances, qui sont l'uvre dans les tres, sont l'uvre
dans les syllabes qui les expriment, et ce sont les mmes syllabes qui dsignent
en un sem limit les ralits dpendantes et en leur sens infini les attributs de
Dieu. L'unit d'un seul vouloir divin garantit la correspondance de ces plans
du rel, celle de notre connaissance et de son objet, comme le passage des vrits
sensibles aux vrits suprasensibles.
Nous pouvons connatre Dieu dans sa vrit parce que nous sommes
d'abord capables de connatre le monde dans sa vrit. L'immense effort de Ma-
dhva pour fonder la connaissance vraie d'un univers rel;) s'enracine immdiate-
ment dans la vision thologique qui, partir de la souverainet divine en a
dploy les harmoniques au plan de sa manifestation. Le postulat sous-jacent
est certes religieux, et Madhva peut se dfendre de l'accusation de prner la con-
. naissance de monde pour elle-mme. Cependant un tel postulat se rvle f-
cond : l'optimisme philosophique qu'il imprime la doctrine la rend capable
. d'affronter des adversaires redoutables et de construire une thorie de la connais-
. sance originale et profondment cohrente. La certitude que nous sommes faits
pour apprhender le vrai en ce monde comme en l'autre, et que le mme sujet)
Conclusiotz
avec les mmes aptitudes, connat la ralit de l'univers avant de connatre celle
de Dieu, conduit Madhva analyser le jugement de ralit et y dcouvrir
des lments dont les seules impressions sensibles ne peuvent rendre compte, et
qui tmoignent de notre fin essentielle. La rduction par laquelle il montre,
propos de chacun des problmes poss par son univers philosophique, qu'il est
impossible de donner raison de la moindre de nos affirmations sans faire inter-
venir des notions qui soient propres au sujet pensant, reprsente une dmarche
de pense tout fait analogue celle des rationalismes d'occident. Sans une capa-
cit inne du sujet-tmoin, du siik#n, nous n'aurions ni la notion d'infini ni
celle d'ternel, ni la conception de relations gnrales entre les tres ni celle de
l'identit individuelle de ceux-ci, nous ne connatrions pas l'opposition de l'tre
et du non-tre non plus que la ncessit de la loi de non-contradiction. Certaines
de ces notions se dcouvrent au sujet dans son activit connaissante elle-mme,
comme des expriences de la pense prsentes en, tout jugement d'existence ou
de relation. D'autres notions nous sont donnes comme des objets diffrents de
nous, directement connus par le siik#n qui est seul capable de saisir ce que les
sens ne peuvent apprhender, tels l'espace et le temps infinis. L~on penserait ici
une sorte de platonisme, si Madhva et les siens n'insistaient sur le fait que .les objets
dusujetpuret les objets des sens sont de mme degr d'tre, et qu'un mme acte
de pense saisit les ralits finies et le cadre infini dans lequel elles sont insres,1
Cependant, sous un angle de perspective diffrent, un certain platonisme
apparat effectivement chez Madhva: les llyllabes du Veda, sources de toute
signification sensible et suprasensible, semblent jouer le rle d'un monde
d'archtypes, modle du monde manifest et le constituant en reflet de la
pense divine dont elles sont elles-mmes la premire et totale manifestation.
Le Veda, langage parfait et qui exprime ternellement Dieu lui-mme,
assure de surcrot l'unit du cosmos ; la vrit qu'il rvle n'abolit en aucun
cas celle qu'atteint notre connaissance mondaine, et elle en confirme les
exigences d'universalit. N'est-ce pas en effet par le Veda et par lui seul>
que nous connaissons le contenu du dharma, de la loi morale qui rgit
l'univers, et dont nous trouvons en nous la .notion inne ?
Ce sont, nous semble-t-il, les dcouvertes faites par Madhva dans le
domaine de la thorie de la connaissance qui retentissent sur sa conception de la
personne. Il est vrai de dire que le courant de la bhakti porte en lui une tendance
au personnalisme et que Madhva est ici l'hritier d'une tradition ancienne. Mais
il est galement vrai de dire que le personnalisme de Madhva prsente des traits
plus riches et plus fermement dessins. Sa conception du sujet-tmoin, struc-
tur en vue de la saisie du rel, donne comme une densit spirituelle aux innom-
brables centres de conscience qui, sous des angles divers et avec des puissances
diverses, apprhendent une mme vrit. Ces sujets, quoique dpendants, pos-
sdent un certain degr de libert, comme l'atteste le tmoignage du sa~in lui-
mme, et cette libert qui leur est "donne", comme leur sont donnes leur
essence et leur existence, les constitue en units vivantes. Ceci amne Madhva
concevoir une pluralit de relations personnelles des sujets entre eux et largir
la vision de la bhakti au del de la relation unique de l'me Dieu, pour cons-
truire une socit spirituelle, ordonne et hirarchique, faite d'tres qualitative-
ment distincts, susceptibles de rfracter les uns pour les autres la lumire qu'ils
reoivent, aptes se transmettre les uns aux autres la grce du Seigneur.
La Personne divine est elle aussi un sa~n, un sujet-tmoin, mais ce Tmoin
possde la prrogative unique d'tre absolument indpendant. Son intriorit
est celle d'un Etre dont ''l'existence, la connaissance et l'action" ne dpendent
que de lui, centre subsistant par lui-mme et rayonnant partir de lui seul une
une pense infinie, infiniment libre et infiniment puissante. Il en rsulte que le
Sujet Suprme n'est pas subordonn en sa connaissance des objets qui lui se-
r,lient imposs, mais qu'il leur "donne" d'exister vraiment comme objets de sa
pense vraie. Il semble que nous puissions toucher, en ce point, l'origine du mou-
vement par lequel la pense de Madhva aboutit une conception des rapports de
Dieu et du monde proche de celle que d'autres doctrines expriment par le mot de
cration. Le Seigneur constitue chaque ralit en objet subsistant de sa pense,
la douant d'une essence propre irrductible toute autre3 dont il manifeste,
au temps qu'il choisit, les capacits d'agir ou de subir, de connatre ou d'tre
connue, d'tre dveloppe en ses nergies ou rtracte dans ses potentialits.
Mme le:; ralits ternelles ne sont telles que par sa volont, et leur existence,
matrielle ou spirituelle, reste radicalement contingente. S'il est vrai que la
production du monde chaque priode cosmique tire l'univers d'une matire
prexistante, cette matire n'est ce qu'elle est, support des ralits sensibles,
que par le vouloir divin, et Dieu aurait pu se passer d'elle s~il avait de toute
Conclrm'on 371
Les chiffres renvoient aux pages, Les chiffres en italiques rfrent aux pages o le
terme n'apparat que dans les citations sanskrites.
373
Appaya-dik~ita 24 Bhagavad-gita 1, 6, 12, 253, 310, 3II, 315,
apramcya 98 328, 350, 354
aprpyakrin 124 Bhagavan 12, 113, 237, 251, 266, 268, 327,
Arjuna 6, 253, 350 335, 338, 347, 350, 356
aropa 282 bhiigavata II-2, 15, 26, 252
iiropita 99, 309 Bhiigavata-purtla 6, ro, 12-3, 22-3, 32,
artha 65-8, 261 296, 310-1, 325, 329
arthakriyiikiirin 83 Bhiigavata-sampradiiya II-2, 15
arthakriyiivattva 295 Bhiigavata-tatparya-11ir~1aya 34-5, 127
arthiipatti Sr, 85, 86, 88, 187, 219, 309 bhakta 19, 267, 352-3
arthavada 235-6 bhakti 17, 107, II3, 263-4, 269-71, 338-9, 348,
Arutra-smflhitt 24 352, 353, 368, 370
AJ'U(li-sruci 24 Bhallavaiiikhii 28
arya 66-8 Bhiillaveya-Jruti 26
asaiJlsr~a 125, 160, 212, 323
Bhandarkar, R.G. 4
sana 262 Bharativijaya 21
asat 86, 88, 89, 91-100, 309, 316 Bhartrprapafica 21
asatkiiryaviidin 316-7 Bbiiskara 20-1, 175, 299, 302, 314
asat-khyiiti-viida 92-3 Bhatt, N. R. 5, 8-u, 64
asat-pratiyogika 97, roo bhiiUa 52, 61, 191
asura 351 bhautika 126-7
asvatantra 212 bhiiva 8'1, 89, 204, 207, 212, 278
ASvin 342 bhiiva-indriya 126-8
atattviivedaka 274 Bha:va-prakSikt 8-10, 21
atindriya 109, 155. 229, 245. 273, 318 bhiivanii 108
iitma-khyiiti 91 bhiivarpiijiiiina sr, 308
Atman 24, 49, 250, 300, 316, 320, 328, 343, bheda 28, 54,55-6,81, 82, 108, 135, 147, 149,
344> 346, 354, 358 150,161, 164, 171, 173, 189, 190-3,194, 195,
iitman 49> II5-6, 121-3, 131-2, 141, 154> 197, 198, 199-201,202,203-4, 253,\zs6, 367
235-6, 255-7, 269, 283, 346, 353-5 bheda-abheda 16o, 175, 182, 3oo-1, 303, 314
iitma-prayojana 334 bheda-abheda-viidin 20, 305
iitrna-svanipa-manas 132 bheda-agraha 90
atyanta-abhva 97-101, no, 203 bheda-pratinidhi 55, 177
ntynntn-nsnt IOI, 163 bheda-iruti 17-8
tyantika-nsat 89 Bhima r, :z, 6,
aupiidhil(n 135, 150, 161, 162 bhinna 173, 183, 208, 345
nviicyn 273, 276-7 bhrama 54, 84, 114, 11'1, 123
varm~n 337, 338 bhramatva 73
nvnsthii 102-3, 107-8, II4-5> 132, 259 bhrntnta '11, 116
nvntiirn 3, 6, 10, 12, 23, 30, 335, 364 bhriintatvaviidin 7 I
avaynvn 148, 172, 182, 315 bhriinti Sr, 110, 307
nvnynv1n 172, 182, 315 bhman 249
avldyii 57, 84, 103, ro6, 308, 337-8 bhta 125-6
avikrn 300 bhta-iikiiia 142-3, 148-9
avyiikrtn-iiktiJn 141, 142-3, 148-51, 157, 159. bimba 344-5
325 bouddhiste 91, IlS, 14o-1, 145> 154, 163, 171,
nvynkta 2.,69, 3101 200, 213, 242, 316, 317
nyiivad-drnvya 182,321 Brahmii 27, 267, 341-3, 345-6,348,352,354-5
Badori 1, 3 Brahmadatta 21
bii.dba 44 '11-2, 83, 86, 222 Brahmagho~a 21
biidhyatva 87 Brahman 26, 48, 71-2, 93-4, 176, 178, 204;
Bngchi, S. 223-4 234-5,237, 239, 249-51, 265, 273-86, 288-91,
Ba/ittlu-skta x,s 3oo-4, 3o6-u, 319, 331-2, 344, 356, 365
bandha 57, 107, 219, 259, 268, 337 brabma-parI].ama-viidin 304
374
rahma-srtra I, 53, 107, 310 dYait:l rS . 34 I.f2. :!74. 367
Bralzma-s:rra-blriiDJa 30, 34-5, Jll, etc. dYe~a 3.J8, 3.J9-50
Brahma-tarka 26-32, 56, 81, I2I, 131, 134-5, Farquhar, }. N. II, 12
186-7, 199, 214, 316, 322,330, 339, 342, 364 Filliozar, J. Ir
Brhad-ara~zyaka-upani~ad 2, 343 etc. gagan:1 139, 141, 184-5
Buddha 6, 241 gandharva 355
buddhl 46, 125, 140, 269, 293, 294, 324 Ganjam 3
caitanya 49, 56, 126 Garula J41-2, 346, 354
cak~us 124, 143, 145, Ghatc, V.S. 107, 310
Candramauliivara 8-9, 11 Ghurye, G.S. 2
Candranrha 8 Gir 346
Ca11drika 166 Girruppati 352
crvka 229, 246, 302 Girija 352
Catunnukha 341 Gitii-bh~ya 30-1, 34-5
cetana 22, 46-7, 49, 52, 212, 302, 312, 316 Gitii-tiitparya-m"r{zaJa 30, 34-5
chya 346 Glascnapp, H. von 4
cit 109, 132, Gopalacharya, M.R. 15
cit-sakti 303 Govinda 13
Citsukha 18, 85, 197-9 GuQ.a JO, 196, 204, 250-1, 271, 278, 284,
citta 46, 135 285-6, 350
ivate 9, 14, 240 guQ.a JO, 105-7, 121, 124, 127-9, 131,
daitya 341 169, 172, 20J, 286, 304, 310-1, 323
dariana 264, 266, 269-71 gut)in 30, 172
Das Gupta, S.N. 4, 21, 28, 191 guru 1, 264-5, 267, 342, 348-9, 353
datrtva 330 Gurucaryii 3
datta-svamya 362 Gururajah Rao, B. 6
daya 352 Hanumiin 1
deha 117, 121-2, 263, 346-7 Hari 2, 14, 26, 160, 164, 199, 261, 266, 296,
desa 96, 101, 146, 150, 158, 161 216 300, 320, 326-7, 335> 346, 348-9, 351, 353,
deva 6, 14, 27, 341, 343, 351, 352, 355 362, 365
dhraQ.ii 262 Haridasa 354
Dharma 6, 7, 45, 133, 229, 235-6, 239, 241-2, hetu 214
245-9. 257-8, 261, 335> 350, 370 Hiriyanna, M. 28
dharma 173, 176-7, 180, 183, 323 Hr~ikeia-tirtha 3, 5
dharmin BI, 106, 145, 156, 173, 176-7, rBo, icchii 53, 120, 141, 162, 164, 271, 326-7,
183, rgo, 193, 196, 19B, 2oo-3, 207 334, 336, 343, 362
dharmi-svarpa 201, 203, Indra 6, 342, 346, 350, 352
Dhii.tr 346 indriya 50-2, 124-32, 134-5, 152, 324, 361
dhyana n2, 262-3 i~ya 348
dik 139, 141, 148, 150 J~a 49, 146, 158, 352
divya-d~1i 143 J~ii.na 354
do~a 204, 220-1, 250, 252, 268, 348, 350, i~ta-dcvacii 237, 251
Dravila 21 l~ta-siddhi 13, 28, 72, B4, J08
dravya 174, 179, 183-4, 291,295, 329, 340 JJvara 17, 21, 49, 240, 283-4, 303, 312
dravya-indriya 126-B jala 22, 46-7, 52, 127, 129, 132, 139, 294,
drHa 217 302, 312, 361
dma-arthiipatti 309 Jagamiiitlia-vijaya I 1
du(Jkba 69, 82, 84, 96, 141, 333, 360 jiigrat 102, I 14-5
du(lkha-sai}lstha 212 Jaimini 235, 287
du(lkha-spr~ra et du(lkhiispr~ra 212, 341 jana 126-B, 143, 242
Durgli 9 Janardana 253, 300, 304, 355, 351
durgha]atva 28, B4 iati 172
d~aQ.a-anUinana 223 Jayami-11rQaya 14, 35
Dvdaia-stotra 35 Jayasizpha 13
375
Jayatirtha 32-3, 35, 168-9, 2oS, 320, 336 etc. 1i1iga-sarira 128-9, 134. 268
jijiiftsa 250, 266, 284, 331 lingin I55> 218
jiva 49, 82, 105, 109, II4, 121, 129, 132, ~adhavadasa 21
135-6, 258-6o, 268, 270, 295-6, 299, 307, 325, Madhva-siddlzama-siira-sailgraha 34,
329, 337-8, 343-s, 347-8, 350-1, 355-9, 165-6, 168-9 etc.
361-2, 364-6 Madhva-vijaya I, 3, 6, 7, 9, 10, 13, 28, 34
jfiiina so, 62, 75, 78, 82, 113, 118-9, 139, ~adhyageha 8, 9
232, 269, 271, 339, 357, 361-2 Mahiiblurata 2, 13, 23, 268
jfiiina-indriya II9, 124 Mahiibhiirata-tiitparya-ninzaya 2, 4, 5, 34
jfiiina-k5QQU 235, 237, 275 Mahaniirayatza-upani~ad 26
jiinakara 91 mahat 124-5, r66-8, 305, 327
jfuinin 258, 261, 270 mahatmya et mahattva 259, 269, 330
jfiatata 52-3, 61, 126 manana 265-6
jiicya 66-8 manas 46-7, s6, 82-3, 102, 106-7, 109, ll2,
kala 128 II4, II6-8, 125-36, 139, 141, 154-5, 157,
Kiila 342 222, 254, 256-8, 268, 312, 324
kala 21, 45, 72, 79, 96, 101, 104, 133, 1\ialtdara-mmijar'i 64
139, 141, 146, 155-70, 192, 325-6,329-40 Miiv4ukya-upani~ad 26
Kali 339, 351 Ma!)imiin 6
kalpa 293, 299, 304, 323, 341, 348 Matzimmjati 6
Kfuna 341-2, 346 manoratha II2
kfuna 135-6 256, 257, 261, 334, 356 ~ara 346
kara:Q.a 313, 315, 316, 326, 327, 328, 332. miiyii 23, 84> 283, 307-10, 332
karaQa-anumiina 217 miiya-vada 2
karma-indriya I 19, 124, Miiyiiviida-kha!J#na 34
karma-ltiiQQU 235, 236, 237, 275 miiya-vdin sr, 71-2, 93. J40, 301, 306, 340
karman II3, u8, 134-5, 203, 259, 295-6, miiyin 72
329, 340, 351, 355. 357-8 mimfupsaka 44, 191, 214, 231-3, 235-6,
Karma-ll'tlaya 34 242-3, 248, 259
kartrtva 127, 258, 312, 319, 358-9, 362 mithyii 83, 95, lOO, 200
kiirya II9, 231, 236, 253, 313-5, 346 mithyatva 83, 97, zoo, 219, 283, 337
karya-anumana 217 mok~a 253, 256, 268, 268-70, 336
Katha-lal~~al)a 34 Mrcyu 342
Katha-upalli$ad 23, 266, 310 mukhya 75, 288-9
Kcmvu 353 muktn 32, 131, 132-3, 135-6, 267, 270, 338,
kcvala-pramlil~n 74, 76-7., 130, 243 345-7> 349. 354-6
Kfta(l{lallalmtialdliidya 191, 197 mukti 286, 269-70, 283, 337, 350, 354-6
Krishnn R11o, C.R. 5, 26, 28, 30, 354 mukti-yogya et (mukty-) ayogya 212
lcriy 172, 236, 295 Mrla-smtlhitii 24
Kr~f.la n-4 M/a-iruti 24
](J',V(UttiJ'lamahiinmva 35 Mutrr!afla-r1pani5ad 23
krtsnaprasalui 365-6 Nagaraja Rao, P. 208
k~;wa r6o, 325 naiyyika 61-2, 69, 89, 90, 153, 155, 172-3,
!c~nlJ.ilm 115 175-6, 185, 191, 203, 214, 223, 242
lc~ntriya 341, 350 nara 341
Kumbla 13 Nii.rada 360
ktastha 243 Narahari-tirtha 3, 4
Lucombc, O. 20, 46, so, sr, 121 Nmahariyayatistotra 3
lnk~m;.m 2II, 331-2 Narain, K. 124, 135, 191, 197
lnk~a~\ 278-9 Niiray~ 9, 251, 253 288, 291, 296, 335, 343
Lak~mi s, 22, 352 350
lava 16o, 325 NiiryUQa Paf,IQitaciirya 6-8
lilii 319, 328, 333 Niirayava-sal}lhita 24
litiga 10-I, 155, 2103 214, 218 Niiriiyatza-iruti 24, 26, 49
376
.Vtiriiyal)tl-upani~ad 26 pJii.!.::~j ~ I;.)-23, ~-1-4
nia 313, 316, 323 p::U:I).:nll 4$ , 109, r66, 300-1, 3II
nididhysana 266 paril).3ma-\-:idin 163, 317, 365
nigamana 214 P.Jrvati 352
nirnitta-kraJ;Ia 20, 163, 164-5, 303, 314, 3t9 pauruFP 242
nime~a 160 phala 68-9, 237, 269, 271
nirgul).a 7, 17, 251, 273, 279-86, 351 Phalmaru 3, 4
nin:taya 73, 83 Pi.iiica zr
nirvikalpaka 94, 191-3 Piicla 341
nirvikra 300 pitr 341, 355
nirviie~a 251, 273, 2So, 285 pitrta 263
ni~cdha 72, 87, 95, 99, 2{)7, 235 prbhiik:lra 47, 90-r, 95, 191
ni~edhyatva S7 praccham-bauddha 72
ni~pratiyogika 97 pralham 30-J.-5, 3ro-r, 333
nitya 73, 160, 212, 243, 290, 295, 325 pradhvarpsa-abhva So, 96-7, ro::>, 203, 212 313
nitya-anitya 212 prag-abh'iva So, 96-7, 10J, 203, 2!2, 313
nivrtti 53, 236, 237 Prajapati 355
niyama 262 Prajihtirtha 7
Nrsil?tha-1takha-stuti 35 Prakfu'tmm 18
Nrsirp.harya 34 prakrti 21-2, 26, 124, 142, r6o, 164-70, 212,
Nyiiyiimrta roo 298, 300, 303-5, 310-1, 313, 317, 323-4,
nyya-vaiSe~ika 21, 162, 172, 176, 1S6, 202 3273, 360
Nyaya-sudha 35, 77, 9S, 165, 169 etc. prakrta-indriya 50, 106, 126
Nyiiya-vivara~1a 34, 35 pralaya 132, 296-7, 300, 355-6
om 249 prama 61-2
pa 341 pramaQa 36, 41, 44-5, 61-2, 66, 6S, 74-5, 77,
padartha 63, 65, 111-2, 194, 207, 218 Sr, S5-6, 97, 146, 153, 157, 212-3, 215,
padiirtha-iakti 55. 56, rso, 179> 321 223-5> 229-31, 233. 238-9, 243> 246, 271,
Padrtha-Sa7igraha 34, 14S 2736, 2S7, 289, 313
Padmanabha Char, C.M. 5, 9, 10-1 Prami(la-Iak~a(la 34, 36 etc.
Padmanbhasrin 34, 148 PramQa-Jak$at.ta-tikii 76-7 etc.
Padmanbha-tirtha 4, 28 PramiiQa-paddhati 33, 36, 77 etc.
Paiilgi-iluti 25, 277, 319, 348 pramiiQ.a-yogyatva 295
Pjakak~etra S-9 priimiir:tya 45, 61-2, 68-73, 75, 77, 79, 139,
paii.ca-bhcda 1S, 26, 27 220, 221-2, 233 242, 244> 272
Paii.caratra II, 15-6, 22, 24-6, 29, 30, 32 pramcya 98
Patllni 63, 65, 67 pramttl 74, 252, 295
papa 258, 351, 353, 354, 357 prr:ta 12S
pardhinaviSc~vpti 151, 152, 168, 320-1, 323 priiQiiyiima 262
paramJ;Iu 162, 184, rS5 prapaiica 18, 26-7, 330
Parama-puru~a 49 Prapaiica-mithyiitva-m!WIIIilla-llha~ujalla 34
Parama-sa'lJhita 24 prpyakrin 124, 131, 144
Parama-irmi 24-5, 27, 29, 319 prasiida 17, 253, 261
paramrtha 59 pratibimba 344-5
pramrthika 59, 201 pratijiia 214
Paramlitman 302 pratika 354
Parama-upani~ad 27, 29, 319 pratimli 345, 353,
Parameivara 49 pratti 86, 89-92, 97, 295, 306, 323, 346
para-prayojana 335 pratiyogin Sr, 97> 99> 100-I, ro6, 145. xs6,
Piiriisaryiiyana-Jruti 24 190, 193, 196-8, 201-2
Piiriifarya-sat]lhitii 24 pratyabhijiia go, 129
Paraiu-Rfuna 9-10 pratyhra 262
paratalz 69-7 I, 242 pratyak~a 31, 43, 50, 62, 74, 96, 139, 223, 230,
paratru1tra :u2, 252, 295, 331, 343 231
377
praviiha 157, 167, 271 Sakra 34i:
pravhi-janma 167-8 sak~at so, 74, 77, 96. 139, 141
praviihin 167 akti 22-3, 56, 195, 234, 254, 287-9, 295-6,
pravrui 53, 86, 9.1, 120, 232, 236, 237, 310, 316-23, 326, 338, 358, 360-1, 362, 363
252, 295> 312, 359 sak~in 3 r-2, 46-7,49-52,57-8, 73-8o, 83, 88, 91,
priiyascitta 258 95-6, 104-6, n6, ng-20, 125-6, 130, 132-5
prayatna 53, 112, 120, 358, 362 139-43, 145-8, 152-9, r8s, 187, 192, 194-6,
prayojana 229, 272, 332, 336 199. 207, 211, zrs, 217-24, 243-4. 247,
prcraka 306 256-7, 318, 362, 369-71
prcma 268, 271 slagrama I 1
prmktva 191, 202-3 slokya-mukti 346
Prthivi 342 samildhi 263
pjii 261 samanvaya 265, 289-90
puQ.ya 357 siimnya 54, 172, 183, 184, 202-3, 210, 214,
PuriiQ.a 6, 8, 13, 15, 22, 25, x6o, 212, 336, 217-8
349> 350 siimanya-anvita-abhidhiina-vda 234, 287
Purandara Diisa 354 siimlinyata~t 195, 232, 233, 287
prQ.a 286, 326 smanyato-dma 217
Pn:mpraji.a 1.2 samaviiya 172-6, 178-80, 203
pr.Qatii 249 Saqiliit 24
prti 348 siimipya-mukti 346
puru~a 22, 168, 3II-2, 323, 340 SatJik$epasariraka 274
puru~-artha 17, 330 sarpsra 107, 128-9, 132-3, 212, 258, 260, 262,
Puru~ottama-tirtha 3 267, 26g, 337 341, 349. 351, 357. 359
Raghavachar, S.S. 30 sarpiaya 83, 94, 104, 192, 195
Riighavcndra-trtha 47, 55, 77, 86, ro6, 109, SaiJISkara 91, 108-14, 128-31, 133, 154-5,
322, 358 261, 264
rajas 107, 124, 127, 304 samsr~ta 125, 160, 212, 324
Rajata-pitha-pura 9 SaiJIVda 69, 70, 221
rak$aS 341 SaJTlyoga 172-4, 184-5
Ramii 341, 345-6, 352 Sal)i}ilya-satJzhita 24
Riima r, 3, 35o-1 Satzi}ilya-S!uti 24
Riimiinuja 1, m, 13-5, 19-21, 24-5, 29, 50, 6o, Satikara 1, 2, 6, 7, u-3, x6, 19-21, 24, 29,
121, 310, 333 30, sr, 53, 59
Riimcyatl 23 s1i1ikhya 22, 126, 191, 239, 254, 3II-4, 317-8,
Sl:-bhiijl(l 34> 187 323, 340
/!.g Veda r, s, 3II sannidhi 238, 313
r~i 41, 229, 234, 238, 291, 297, 341 sannikaqa 123
Rudrn 342, 355 Samzyiiya-mmavali 28
Rudrabhnrtn II, 21 fanti 270
rpu. uo, 344 Sarasvati 339, 346, 352
sabda 62, 74> 75> 230, 231, 233. 239 snrira 120, 347
Saccidiimmda 21 siirpya-mukti 347
sad-nbhiiva 212 sarvagata 243, 290, 306
Sadciil'a-smrti 35 sarvajsiia 251, 260
snd-asad-vilak~m;~n 59, 85, &8, 314, 316 Sarvaji'iamunin 18, 274
snd-asat x6o sarvakartr 251, 253, 263
sad-asnt-kiirya-viidn 314, 316, 325 sarvaniimat 288
Sadii.iivn 341 sarvaiakti 251
siidhana 53, 260, 266-7, 270, 271, 328, 348 sarvottama 14, 252, 356
siidhiirm;~a-dha1ma 209 sarvottamatva 26, 356
sadrJya 63, 64, 65, 117, 183, 210, 211, 339 sastra 275> 358-9 .
344. 347 siistra-abhysa 262, 265
sagw_1a 7, 17, 29, 251, 273, 28o-3 sat 92, 96, 98, 316
378
Satananda 21 uddha 73, 126, zSo, 300
sat-kacya-vii.da 313-4, 317 sd.ra 3-P
sat-sakti 303 sukha 69, 82, 83, 96, lO, 135, 141, 26'9,
satt 100-1, 184, 252, 295, 306, 323, 330, 333,360
334, 346, 357 snyata 72, 92, 2~1
Sattattva-rama-mi/ii 34, 98 snyava.:iin 71, 72, 92-3, 145> 189, 201, 281
sattva 127 Srya 341-2, 352
sa~a 259, 265 su~upti 102-3, 105-7, 157, 260
satya 25, 330 svabha.va 49, 295, 323, 329, 330, 333, 363
sacyakma 305 svbhavika q8, 150, 153, 161, 162, 243, 288,
satyata 88, 330 290
satyatva II3, 244, 288 svdara 352
sauttntika 140 svadariana 320
savikalpaka 193 svagata 146, 148, 15':!, 160
saviie~a 29, 251 svanirvihaka 56, 174, 179, 206
sa-viie~a-abheda 55, 89, 150, 251 Sl'anirvhakatii 56
sayujya-mukti 347 sv.mirvihahrva 29
Schrader, O. 24 svapna 102, roS, 109-10, 112 7, 260
Se~a 342, 346, 354 svaprakisa 47, 52, 57, 6r, 74, 103, 139
Sharma, B.N.K. 3-5, 7, 8, 13, 18-9, 21-2, svapraksatva 48, 220, 244
24, 28, 33. 34. 71-2, 124, 202, 274> 303, 331 svarpa 56, 190-2, 194, 197, 199, 203, 208,
siddha-artha 234 252, 268, 295, 306, 317, 318, 321, 323, 326
Sirp.hcalam 3 330, 338, 339. 369
Sit 3 svarpa-indriya 50, 106, 125, 133-4, 141, 369
Siva 9-12, 14-5, 240, 352, 354-5 svarpa-jiina 48
siva[/i IO svatab 70, 73, 78-9, 139, 241, 243, 247, 272,
Siva-rpya 9-10 275
smaraQ.a 46, 91, 111, 113, 209 svatantta 19, 27, 212, 252-3, 286, 292, 295,
smarta rr, rz 299. 305, 312, 319, 326, 328, 331, 358
Smrti 23, r6o, 240 svtantrya 252, 254, 295, 298, 312, 329, 345,
smrti 44, 45, 67, 68, 69, 111, 118, 129, 131, 358, 363-4
133, 155, 263 sva-uddi~la 154
smrti-pramo~a 91 SvetiiSvatara-upmli1ad 3 I I
sneha 107, 263, 269, 350, 352 taijasa-ahalikara 124-5
Soma 341 Taiuiri.ya-upa11i~ad 20, 250
sravaiJa 264-5 tan-matta 125
Sri 134, 212, 267, 343> 355 ramas 105, 107, 127, 267, 350
SrJbhiiDJa 121 tamasa-aha1ikara 124-5
Sridhara 12 tamoyogya 212
Srihar~a r8, 71, 191, 197 Tantra-siira-sa1igraha 14, 35
SrikaJ,lfha 303 tapas 349
Sri Krmam 3 taratamya 14, 27, 186, 340, 352, 353
Sriniviisa-tirtha 97, 134 tarka 218, 223-4, 240
Srira1igam 19 tatastha-lak~lll,la 331
Sris Chandra Vasu 1 tattva 2, roi, 125, 127, 212, 310, 323-4, 327
Sri-vai~Q.ava 12 Tattva-pradipil~ii 18, 85, 197-8
frotta 124, 145 Tattva-pral~iisikii 166
snti 112, 158, 161, 304, 323, 326, 328, 333 Tattva-salikltyiina 34, 36, 212
srti-s!UJlStha 212, 341 TattvasanMzyiilla-{ikii zor, 253
sruta-arthpatti 309 Tattva-udyota 34-6
Sruti 15, 23-6, 4I, 71, !87, 196, 204, 229, tattva-vada 2
250, 291, 295, 300, 310-1 etc, Tatt.va-viveka 34, 36, 212, 252
sthiti 322 tejas 124
stuti 297 Tirtha 2
379
Trivikram:Hirtha 7, 13, 28 '>'idhi 87, 95, 207, 235. 253. 359
tufu 8-10, 12 Vidyiidhiiatirtha 34
turiya 107 VidyiiraQya 4
udiiharaJ)a 214 Vijaya 21
Ulipi 8-II, 13 Vijayabhana 21
Udvana 21 Vijayindra-tirtha 24
Uma 355 vijiiana-viidin 91
upiidiina-karaQa 20, u4, r6J, 164, r65, vikiira 48, 166, 300, 3oz, 319-20
166-7, 169-70, 256, 299> 300, 303-4, 314, vimukta 212
JIB-9, 365 Vimuktatman 18, 28, 72
updl1i 122-3, 135-6, 149, 161, J44 Vinayaka 143
Upiid/Ji-11/w(uJana 34, J6, 149 vinasa 159, 317
upajivaka-praml)a JI, 21J, 222 vipsii 63
upajivya-pramQa JI, 41, 2IJ, 222 Viriiica 352
upamna 81 vi~aya 65, 66
upanaya 214 vi~aya-v~ayi-bhava 125
Upani~ad 15, r6, 23, 25, 30, J5, 274-5 viie~a 29, 30, 546, 89, 150, 152, 158-6s,
U[Jani~ad-blui~ya 34-5 167-9> 172, 175-88, 194-5> 198-9, 203, 205-6,
upsana 26o, 262-5, 268, 270 208, zn, 218, 234, 251-3, 278, 280, 315-7,
utpatti 146, 159, Jl3, 316-7 320-5, 363-5
Viidavali 33 ve~aQa r8I, 198, 205
Vadindra 21 vi!e~ata~ 234-5, 287
Vdirja IJ4 viie~ya !81, 190, 198, Z05-6
vaibhii!lika 140 visi~ta 152, 173, 1111, I88, I98, 205-6, 315
vaidharmya 191 vh'i~ta-advaita 14, 20
vaikiirika-ahalikara 124-5 vi~ta-iikiira 151, 18r
Vaiklll}tha 149 Vil?IJU 1, 2, 6-12, 14, 15, 22, z6, 30, 134, 149.
vairiigya 261-2, 263, 265 I69, 196, 212, 251-3, Z67, 270, 279, 288,
vaiie:?ika 21, 109, 126, 144, 147, 172, 184, 290-1, 310, 3I9, 327, 341-3, 345-9, 351-6,
191, 326 360, 365
vaiiya 68, J42 Vi~Quma1igala 13
Viimana 21 Vi~JJukriinta 2I
ViiQ 339, 352 VigiU-tattva-vzir~;~aya 2, 30, 34-5, u6
var.r;~a 26, 243, 289-91, 293-4, 296-9 Vitthala 34
Vnru1~a 341 Vivara~la 331
Viirll~la-.ml}lhit 24 vivarca 307
v iinl!lcl-.fl'llti 24 vivarta-vdin 302, 365
viisnnfi 108-10, II3, n6, II7 vivcka-akhyti 90
Vnsi~1ha 297 vrtti 46-8, 56, 94-5, 1o6, 109, 139-41, 154,
vnstu-siimarthya 55, 179 256, 362
vastu-svnrpa s6, 190, 191, 193, 194, 198, vrrti-jnana 48
322 Vrttikara 21
Vnsu 342 vyabhiciirn 79, 215
V!isudcva 9, 30, 251, 268, 286, 330, 352 vyiikrta 142-3
Viiyu 1, 2, s, 27, 341-2, 346, 355 vyakti I72, 291, 293, 32z, 363
Veda rs, 16, 24, 26, 4I, 64, 75> r6o, 212, vypti 82, 2II, 213-4, 216-8, 223, 318
229, 234-45, 247-51, 271-6, 278-99, 310, Vyiisa x, 3, 335
336, 369 Vyiisa-tirtha 32-3, 64, roo, 165, r69
Vcdnta-dciika 4 vyatireka 215
Vedcfa-tirthn 6r, 65, 77, 124 vyavahiira 59, 70, r88, zo8-9
Vcnknt!liiichnr, B.N. 6, 324 vyiivaharika 59. 201
Vi 346 vyavasayin r88
vibhu 121, 290 vyha 25, 30, 364
viciira z66 Yiidava-prakasa 20-1
Yama 341 ~ vad-Jr:wy:\ .182
yama 262 yoga 133, 262, 312, 356
Yamaka-bhiirara 35 yogin 120, I23, 133, 239, ~~5, 262
yatha-artha 62-4, 68, 75, 77, Sc, rr6, 214, yo,:;i-pr:! t)"Jk~:l 239, 24-l
233 yogy.lta 27, 63, 135, 238, 339-40, 346, 359
yatharthya 62, 68, 69, 73, 75 yukti ..p, 64, il, 213
Yatipra!Java-kalpa 35 Yukri-mal/ik< 134, 356
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H.N. Raghavendrachar- Brahma Mmitpsi, Mysore Univers. 1965.
lv 546 pp.
Articles
Textes de Madhva
r) Les uvres compltes de Madhva ont t dites sous le titre Sarva-
Mla par T.R.Krisnacarya, Kumbhakonam 1832 saka (1910) II76 pp. Le mme
diteur a publi un certain nombre de ces mmes textes accompagns de leurs
commentaires.
Aitareya-upani~ad-bha~a, avec commentaire Tiimrapan;iya de Srinivasatrtha,
1830 saka (1908).
Anuvyiikhyiina avec commentaire Nyiiya-sudhi de Jayatrtha, 1817 saka (1895).
Atharvav,a-upanz~ad-bhiifya avec comm. de Krglii.cryasrin, r828 sal~a (I903).
Brhad-a?'atzyaka-upan#ad-bhiijya avec comm. Bhiivabodha de Raghttamayatin,
1829 saka (1907)-
Gitii-titparya-nin;aya avec comm. Nyiya-dpa de Jayatrtha et ss. comm. de
.Srnivasa trtha, 1827 saka (r9o5).
Isaviisya-rtpan~sad-bhiijya avec comm. de Jayatrtha et ss. comm. de Raghuntha-
trtha, 1829 saka (1907)-
Kathii-la~atza avec comm. de J ayatrtha et ss. comm. de Raghavendra-t.rtha et
Vedesa-trtha, 1822 saka (r9oo).
Karma-nin;aya avec comm. de Jayatrtha et ss. comm. de Srinivasa-tirtha,
1822 saka (1900).
Kiifhaka-upaniiad-b~a avec comm. de Vedesa-trtha et de Vyasa-tirtha,
1827 saka (1905)-
Mayaviida-khatzif-ana avec comm. de Jayatirtha et ss. comm. de Srinivasa-tirtha
et Vyasa-tirt1ia> r8r8 aka (1896).
Miiyiivada-khatzr!ana avec comm. de Padmanbha-tirtha, Jayatirtha et Sriniva-
sa-trtha, ISIS saka (IB93)-
Mithyiitviinumiina-kha1Jif.ana avec comm. de Jayatirtha et ss. comm. de Srniva-
sa-trtha et Vyasa-tirtha, r8r8 saka (1896).
Pramat;ta-lak~a~za avec comm. de Jayatirtha et ss. comm. de Riighavendra-tirtha
et Srnivasa-trtha, r82o saka (r898).
J!.g-bh~ya avec comm. de Jayatrtha et ss. comm. deNarasiipha, 1823 saka (1901).
~atprasna~upani~adbhiiSya avec comm. de Jayatrtha et de Makaladharmiicii-
rya, 1809 saka (1907).
T aittiriya-upani;>ad-bha.sya avec comm.' de Srinivasa-tirtha et Vyiisa-tirtha, 1826
saka (1905)
Talavakira-upaniad-bhti~ya avec comm. de Raghavendra-tirtha., Vedesa-tirtha
et Vyasa-tirtha, 1829 saka (1907).
Tattva-udyota avec comm. de Jayatrtha et ss. comm. de Vedesa-tirtha, Riigha-
vendra-trtha et Srnivasa-trtha, 182o saka (1898).
Tattva-viveka avec comm. de Jayatrtha et ss. comm. de Srnivasa-trtha et Vyii-
sa-trtha, 1818 saka (1896).
Tattva-sa1'f'lkhyina avec comm. de J ayatrtha et ss. comm. de Styadharma-tirtha:,
Srniviisa-trtha et Raghavendra-triha, I836 saka (1914).
Upadhi-khatz4,ana avec comm. de Padmaniibha-trtha, J ayatrtha et Srniviisa-tr-
tha, 1851 saka (1929).
Vinzu-tattva-vinirt;zayaavec comm. de Jayatrtha et ss. comm. de Srnivasa-tirtha,
1822 saka (1900).
2) autres diteurs
Anuvyakhyana avec Nyaya-sudha de Jayatrtha, et ss. comm. de Vidyiidhsayatin
pour I, 1, 1 (continu par.son disciple Kesava) R. Govinda Savanur, Dhar-
war s.d.
Brahma-stra-bh(#ya avec comm. de Trivikrama-paQ.Qitiiciirya, Intr.de R.N.
~arma, A.B.M.M.M., Udipi 1957.
Brallma-stra-bha~ya avec comm. Tattva-prakasika de Jayatrtha et ss. comm.
en marii~hi, 2 vol. Poona, 1848 saka.
The Catus-Stl''i-Bha~ya of Sri Madhviicrya, by B. N. Krishnamurti Sarma
Madras 1954, 135 pp.
Tattvasm]zkhyanatiM de Jayatrtha avec comm. de Vijayindra-trtha et Roti
Vekata Bhattopadhyiiya, ed. R. Riimamrti Sarma, Tirupati 1954, x 53PP
3) dition en caractres kanna<;Ia
Madhvacfirya - A#oPatzZ:sad avec traduction en kanna<;ia~ (1) Sabha$Ja lsiiva-
syopani~ad, (2) Katltakopam~ad, (3) Sablu'4ya taittiriyopani~ad, (4) Sabha-
$Ja ~af.pra57l0pa1li~ad, (6) Sabhii~ya atharva1JOpani~ad (7) Sab~a Matz4-
lwpaniad, (8) Sabhc_.sya Aitareyopatti~ad, Madhvamuniseviisruigha, UQ.ipi
1929 xi~ r6o, lv, 716 pp.
Madhvacarya- Saptaprakmalza avec traduction en kanna<;Ia (1) Pramat;zalak-
:l'a~Ia (2) Kathala~atta (3) Upadhikha1Jif.ana (4) Mayavadakhatz4,ana (5) Pra-
. paficamithyatviinuma1lakhatzif.ana (6) Tattvasankhyana~ (7) Tattvaviveka,
Madhvamuniseviisagha, Utipi 1929, 207 pp.
Madhvacarya- (1) TattvodJ'ota (2) Vz~~mtattv<;iru'rtzaya (3) Karmanirtzaya
avec traduction en kannala, Madhvamunisevsalgha, Ulipi, 1932 495 pp.
Madhvcfu.-ya- (1) SadiicarasmrH (2) Nakhastuti, (3) D'L1iidasastotm (4) Ja-
- yatztnir~w.ya (5) Srkmzastuti, (6) Srl<mzamrtamahai'?W'i.Ja t ( 7) A !U:blza.sya
avec traduction en kannala, .M.adhvamunise,sa:gha, Ulipi 1932, 221 pp.
Madhvcarya - Srmad AmtVJ'akhyana avec traduction en kannala, Madhva-
munisevasa:gha, Ulipi 1934, 1604 pp.
Madhvcry41 - Mahiibluiratatatparyauirtzaya avec traduction eu kannala,
Madhvamunisevsarigha, Ulipi 1939, 2, 2, 388, 1090 pp.
Traductions
[Anuvykyna]
S. Siauve- La Voie vers la connaissance de Dieu (Brahma-jijfiasii) selon l' Anu-
vyiikytina de Madhva, Pondichry, I.F.I. 1957
Les Noms vdiques de Vi~~u dans l'Anuvyakhyana de Madhva (Brahma-
Stra I, r, r, adh. 2 12) Pondichry, I.F.I. I959
[Brahma-stra-bhar?ya]
The Vedanta-Sutras, with the commentaryby Sri Madhwiicharya, Translation by
S. Subba Rau, Madras 1904, lix 294 pp. '
[Git-bhaya]
The Bhagavad Gita, translation and commentaries in English according to .~ri
Madhwacharya's bhasya, Madras 1906, lxxviii 317 vi pp.
[Mahabharata-tatparya -nirQaya]
Srman Mahiibhiirata Thathparya Nin:zaya (Part 1, adhyaya 1 to IX) with english
translation B. Gururajah Rao, Bangalore 1941, vii 270 pp.
Miiyiiviidakhatzrf.ana and fkii with comm. Parasu (dans Sri Madhvacharya and
his message to the World-M. R. Gopalacharya Bombay 1941).
[PramaQa-candrika]
. Madhva Logic, Engh'sh Translation of the Pramatza-Candrika, Calcutl:a University
1936, vi 166 pp.
[Tattva-sailkhyana]
Helmut von Glasenapp Lehrsatche der dualistischen Vedanta, Madhva Tattva
Samkhyana Berlin 1916.
Tattvasa11zkhyii1zam with the tkii of Jayatirtha and English tra11slation by
B. Venkatdachar, Bangalore 1964, xv 87 pp.
[Upaniad-bhaya]
Translation by Sris Chancira Vasu, Sacred Books of the Hindous Vol. I - !sa
Kena Katha Pl'a5na Mw;uj.aka Miituf.ukya Upani~ad, Allahabad !909.
Vol. III- Chiindogya Upan#ad, Allahabad 1909
Vol. XIV -Brlzadiira1JYka Upan#ad, id. 1916
Vol. XXX- Aitareya Taittirya Upanz~ad, id. s.d.
[ViQ.U-tattva-vinirQ.aya}
S1mad-ViHm-Tattva-Vitzi1?zaya of Sri Madhvacmya, English Translation S. S.
Raghavachar, Mangalore 1959, xxi 98 pp.
'
Dans le Joumal mensuel Tattva-Vida, Akhila Bharata Madhva Maha Mandala,
Bangalore, traductions et commentaires de .plusieurs textes de Madhva
Kasi Sripadacharya - S1'imad Brahmasutras of Badaraya11.a with the Bhasya
of St'i Madhwa, Tattva-Vada
VII n 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, II, 12 1960
VIII n 3, 4, 5, 6-7 1961
IX n 1 1962
X n 4, 7, 9, 10 1963
B. A. Krishnaswamy Rao- Miiyavada klzatu/,arza T.V. no 1 196o
Mitlryatvanuma1la-khatuf.aua, T.V. VII n 8, 1960
B. Venkatesachar- Talavakiira Upan~ad Bh~a (Kenopatzi;ad) T.V. III no 10
' 1956
i
1.
B. A. Krishnaswamy Rao- Tattvodyota T.V. VIII no 6-7 et 8-10, 1961
!i Upadhi-Kha7Jrf.mza T.V. VII, n 3 1960
.j 390
1
TABLE DES ABREVIATIONS
Rfrences
A.V. Atmvykhyina . . . . . .............. . ed. Kumbhakonam
Ai.U.Bb. Aitareya-upam:~ad-bh~ya id.
B.A.U.Bb. Brhad-ra~lyaka-ttpa1zi~ad-bhCiDJa id.
Bb.T.N. Blzgavata-tiitparya-nir~zaya ......... . id.
B.S.Bh. Brahma-stra-bh~ya
B.T. Bralmza-tarka ............... .. .... . ed. Udipi
Ch.U.Bh. Chndogya-upani~ad-bhi~ya ......... . ed. K.umbhakonam
G.Bh. Gtii-bh~ya ....................... . id.
G.T.N. Gtii-tiitparya-nir~zaya .............. id.
Ka.U.Bh. Katha-upani~ad-bh~ya ............. . id.
Ma.U.Bh. M ii1Jil.ukya-upani~ad-bh,sya ....... . id.
.M.Kh.) Myvda-kha~ujana (!kii) ........... . id.
M.T.N. Mahbhrata-ttparya-nirtzaya ....... id.
Mu.U.Bh. MU1Jrfaka-upam~ad-bh,sya ........... . id.
M.V. Madhva-vijaya
N.S. Nyiiya-sudha ..................... . ed. Dharwar
P.D. Prameya dpik
P.L.(t) Pramtza-lak~atz::t (tM) ............. . ed. Kumbhakonam
P.P. Pramtza-paddhati ... ......... ..... ed. Dharwar
P.S. Padrtha-saizgralza ................. . ed. Kumbhakonam
P.U.bh. Prana-upanifad-bh,sya ............. . id.
T.P. T attva-prakSikii
Tai.U.Bh. Taittirya-upani~ad-bhii~ya ........... . ed. K.umbhakonam
T.S.(t) Tattva-sankyiina (!k) ............. . id.
U.Kh.() Upiidhi-kha1Jil.ana (tkii) ........... . id.
V.A. Vadval ....................... . ed. Madras
V.T.V. V i~rzu-tattva-vini1'1;zaya . . . . . . ..... . ed. Mangalore
Y.M. Yukti-mallikii ................... ed. Kumbhakonam
39I
.,1
1
!
ERRATA
393
1 :
1
:.
1' .
.,1
1
TABLE DES MATIERES
Page
Introduction ......... ' ................ ........................ . I
Premire partie- Le sujet
Ch. 1 - Le sujet-tmoin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Ch. 2 - La connaissance vraie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Ch. 3 - Erreur et non-tre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8o
Ch. 4- Les degrs de la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
Ch. 5- L'me et le corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Deuxime partie ....:.. Le monde
Ch. 1 -La ralit de l'espace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1:39
Ch. 2 - La ralit du temps . . .. . . . . . . . .. . . . .. . . .. .. . .. . .. . .. . 154
Ch. 3- L'existence individuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . !71
Ch. 4 - Diffrence et ngation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I 89
Ch. 5 - Existence et relations . . . .. . .. . .. . .. .. . . .. . .. . . . . . .. . . 208
Troisime partie- Dieu
Ch. r -L'autorit du Veda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
Ch. 2 - La voie vers Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
Ch. 3- Dieu et le Veda . .. .. .. . . .. . .. . . . .. . .. .. .. . . . .. .. . . 273
Ch. 4 - Dieu et le monde . . . . . . . . . .. . . . . .. . .. . . . . .. . . . . .. . . . 299
Ch. 5- Dieu et les sujets spirituels .. .. .. . . . . . . .. . . . . .. .. . . .. . 331
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367
Index ............................................. .... 373
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383
Table des abrviations ..................................... . 391
Errata . ...... . ........... . ......... . ......... 393
39$
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1
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Vu et permis d'imprimer
le 7 novembre 1967
Le doyen de la Facult des
Lettres et Sciences Humaines de
l'Universit de Paris (Sorbonne)
Marcel DURRY
39
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1
1
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r,-----
.
Il
i!,l
1
1
f
Nos.
1. Karvelane -Kiireiklulammei'yr, uvres dites et traduites. Intro-
duction par Jean Filliozat. 1956
2. Jean Filliozat -Les Relations .Extnures de l' Itzde (I)
1. Les Echanges de l'Inde et de l'Empire Romain aux Premiers Sz~cles
de l'Ere Chrtienne.
2. La Doctrine Brahmanique Rome au IIIme Sicle. 1956
3 Madeleine Biard~au- Le Tattvabindu de Viicaspatimisra. Edition cri-
tique~ traduction et introduction. 1956
4 J. Monchanin, J. Filliozat, A. Bareau- Entretiens 1955, 1956
5 Louis Renou -Etudes sur le Vocabulaire du ~gveda. Premire Srie.
1958
6. Suzanne Siauve- La Voie vers la Connaissance de Dieu (Brahma-ji,insii)
selon l'Anuvyiikhyna de Madltva. 1957
7 Dev Raj- L"Esclavage dans l'Inde Ancienne d'aprs les Textes Palis et
Sanskrits. Avec une prface du Dr. Jean Filliozat. 1957
8. Alain Danilou- Tableau comparatif des intervalles must'caux. 1958
9. Alain Danilou -La Musique du Cambodge et du Laos. 1957
10. Andr Bareau -La Vie et l'Organisation des Communauts Bouddhiques
modernes de Ceylan. 1957
11. Alain Danilou et N. R. Bhatt -Textes des Puriirza sur la Thorie Musicale.
Vol. 1, Edition critique, traduction franaise et introduction. 1959
12. Charlotte Vaudeville- Kabr Granthiivali (Doha). Avec introduction,
traduction et notes. 1957
13. Madeleine Biardeau - Sphofa Siddhi (La Dmonstration du Sphofa) par
Ma?Jana Miira. Introduction, traduction et commentaire. Texte
Sanskrit tabli par N. R. Bhatt avec la collaboration de T. Ramanujam.
1958
14 Suzanne Siauve-Les Noms Vdiques de Vinzu dans l'Anuvyiikhyiina de
Madhva (Brahma-Stra I, 1, adhikarava 2 12). Texte avec traduction
et notes. 1959
15. C~rlotte Vaudeville- Etude sur les Sources et la Composition du Riimii-
yarza de Tuls-Diis. Traduction en hindi par }.K. Balbir. 1959-1965.
16. Alain Danilou et N. R. Bhatt- Le Gitiilartzkiira. L'ouvrage original
de Bharata sur la musique. Edition critique, traduction franaise et
introduction. 1959
17. Rasik Vihari Joshi- Le Rituel de laDbJotionKr~vate. Prface par Jean
Filliozat. 1959
PUBLICATIONS DE L'INSTITUT FRANAIS D'INDOLOGIE
(suite)
Nos.
18. N. R. Bhatt- Rauravagama, dition critique. Vol. I. Introduction:
Les Agama ivates par Jean Filliozat. 1961 (Vol. 2. sous presse)
19. R. Dessigane, P. Z. Pattabiramin et J. Filliozat- La Lgende des jeux de
iva Madurai d'aprs les textes et les peintures. 1960. Vol. I Texte
- Vol. II Planches ,
20. Claude Jacques - Gayamahatmya. Introduction, dition critique, et
traduction franaise. 1962
21. Charlotte Vaudeville-Les duha de J)hola-Mar. Une ancienne ballade
du Rajasthan avec introduction, traduction et notes. 1962
22. Sayida Surriya Hussain- Garein de Tassy, Biographie et tude critique de
ses uvres. Avec introduction, traduction et notes. 1962
23. N. R. Bhatt- Mrgendragama (Kriyapiida et Caryapiida). Edition cri-
tique avec le commentaire de Bhana Naraya1;1aka1;1tha. 1962
24. N. R. Bhatt- Ajitagama, dition critique Vol. I. 1963 Vol. II. 1967
25. Hlne Brunner- Le Rituel quotidien dans la tradition Sivate de l'Inde
du sud, selon Somasambhu- Somaambhupaddhati, 1re partie. Intro-
duction, texte, traduction et notes. 1963 (2me partie sous prsse)
26. Pierre-Sylvain Filliozat -Le Prataparudrya de Vidyanatha avec le com-
mentaire Ratnapa1;1a de Kumarasvfunin. Traduction, introduction et
notes. 1963
27. R. Dessigane, P. Z. Pattabiramin et J. Filliozat-Les lgendes ivates de
Kaficipuram. 1964
28. Ch. Vaudeville -Barahmasa. Les chansons des douze mois dans les
littratures indo-aryennes. 1965
29. J. Filliozat et P. Z. Pattabiramin- Parures divines du sud de l'Inde. 1966
30. Michle Lupsa - Chants Kali de Ramprasad. Introduction, texte
bengali, traduction et notes. 1967
31. R. Dessigane et P. Z. Pattabiramin- La lgende de Skanda. 1967
32. M. E. Adicam- Contributz'on l'tude d'AiyaNar-sastii. 1967
33 J. Filliozat -Un catchisme tamoul duXVJe sicle en lettres latines. 1967
34 P. Joshi- Industrialisation et Socit dans l'Inde du Nord. 1967
35 F. Gros- Le Paripatal, Texte tamoul, introduction, traduction et notes.
1967
36. P. S. Filliozat- uvres potz'ques de NlakatzthaDk#ta. I. Texte, tra-
duction et notes. 1967
37 Index de$ mots de la littrature tamoule ancienne, Vol. I. 1967