L MISSION DE SUZETTE LABROUSSE

ROME

Des mdecins qui prtendent faire de l'histoire ont vu dans

la Rvolution franaise un cas de folie collective (1). Cette thorie
e relve d'aucune discipline. La seule constatation qui soit per-
mise, c'est celle de l'existence d'un petit nombre de nvross qui,
la faveur de certaines circonstances, ont pu jouer cette poque
un rle auquel semblait mal les destiner leur.crhralit anor-
male. Tel est le cas de la "mystique rvolutionnaire ,, Suzette La-
brousse (2), dont, en attendant l'tude jadis promise par M. Bus-
sires (3), je voudrais rappeler la curieuse fortune, et, en par-
ticulier le voyag en Italie.
Ne, le 8 mai 1747, Vanxains, petit bourg du Prigord,
proche de Ribrac, Sozette Labrousse fut folle ds sa prime -
jeunesse (4), et subit trs tt les atteintes d'un mysticisme ex-
cessif. Elle vivait dans une sorte de maladie dlicieuse o la
crainte et le repos se mlaient je ne sais quelle vague las-
- (1) Docteurs Nast et Cabans, La nvrose rvolutionnaire, Paris,
1906, in-180.
(2) C'est le titre mme du peu critique ouvrage de l'abb Christian
Moreau, Une mystique rvolutionnaire, Suadte La&rousse, d'aprs ses
manuscrits et des documents officiels de son poque, Paris, 1886, in-80
(Bibi. rat., L 27 n 36202).
(3) tudes historiques sur la Rvolution en Prigord, 3 partie,
Paris, 1903, in .80, p. 454, n. 1. - A noter qu'en dehors de Lairbullier,
Les femmes clbres de la Rvolution ( Paris, 1840, 2 in-8 0), les auteurs
qui se sont occups des femmes de ette poque ont nglig de parler
en dtail de Suzette Labrousse (M. Dreyfous, Les femmes de la Rvo-
lution, Paris, s. d. [19041, in-4 0 ; Emrnakd]er, Die eriihmten .Fraueii
der franzvsischen Revolution 1789-1795, Vienne, 1906, in-80).
(4) Sur la grande nvrose de Suzstte Labrousse, voy. Moreau,
op. cil., p. 233-256.

I BIBUOTIIEQIJE 'I

Document

I Il II lI 11111 11111 11111111 LIII

{ 0000005409969
 1

312 LA MISSION DE STIZETTE LABROUSSE ROME (4)

situde de toutes les facults , pleurait l'image d'un Christ
saignant, coutait des voix qui lui ordonnaient la rforme de
l'glise, jetait dans ses aliments de la suie et du fiel, dormait sur
des tessons et des cailloux. Vers l'ge de vingt ans, on refusa de
1'acepter au convent de Sainte-Ursule de Prigueux cause de
sa pitre sant& Dj, sa renomme s'tendait dans le pays et
inquitait les autorits ecclsiastiques: l'vque de Prigueux,
M. de Flamarens, crut devoir jeter au feu un de ses crits.. Maii
cet auto-da-fe ne devait pas modifier le caractre de Suzette.
Il empira mme quand elle eut fait la connaissance de dom Gerle,
prieur de la Chartreuse de Vauclaire, qui devait tre un des plus
tranges types de l'Assemble Constituante et qui entra dans
le petit groupe diste de Catherine Thot (1). Suzette a alors
22 ans: elle dogmatise, elle prophtise. Elle correspond avec
dom Gerle, avec les directeurs du collge de Mussidan, elle
s'impose un prtre fort pieux, Pontard (2), qui devint plus
tard vque constitutionnel de la Dordogne (3). Elle dite des

(1) Albert Mathiez,'Contributions l'histoire religieuse de la Rvolu-

Lion franaise, III, Paris, 1907, in-18 0 (BibliotE. d'hist. cont.), p. 91-142.
(2) Sur les frres Chaminade, de Mussidan, voy. le R. P. J. Simier,
Guillaume-Joseph. Cluaminade..., fondateur de la Socit de Marie...,
Paris-Bordeaux, 1902, in-S", p 30-31 - Sur Pontard, voy. P. J. Crdot,
Pierre Routard, vque constii,dionuel de la Dordoqne, Paris; iS,
in-S; abb Paul Pisani, Rpertoire biographique de l'piscopat cons-
titutionnel, Paris, 1907, in-80, p. 426-427. (notice sche et hostile). Sur
l'tat d'esprit de Poutard en 1792, voy. son Journal prophtique, Ire se-
maine de mars 1792, p. 91: Tu survivras, religion sainte que j'adore,
k la perte des ministres prvaricateurs! Aussi c'est avec dlices que
je parcours les prophties que contiennent ls livres sacrs, et c'est avec
effusion de coeur que je publie des prdictions qui m'en font entrevoir
l'accomplissement prochain.. Non, la religion ne prira pas, au con-,
traire, c'est des dbris mme du clerg que vont sortir les saints, les
hommes de Dieu, les aptres et les vrais disciples du Sauveur!.
(3) Le clbre abb Fauchet parlait ainsi des relations de Suzette
Labrousse et de Pontard (Journal des amis, n 48, cit par Crdot,
op. land., p. 524): Les pi-ophties de la fille Labrousse, que j'ai en-
(5) LA MISSION DE SUZETTE LABROUSSE ROME 313
nigmes prophtiques, o ses commentateurs. dom Gerle et
Pontard, n'auront pas de peine 'n voir qu'elle annonce la Rvo-
lution franaise (1).
De fait, ses ides sont tout ce qu'il y a de plus nbuleux.
De ci, de l, on rencontre dans ses crits quelques chappes
intressantes o elle n su exprimer le charme de la mditation
intrieure (2). Mais elle est surtout un cho, cho infidle et
confus, des bruits qui frappent ses oreilles, et ses opinions vo+
lueut, se radicalisent, mesure que la Rvolution s'accentue (3).
Surtout, elle amplifie et s'incorpore mystiquement les opinions
ambiantes et, avec sa mit maladive de folle, elle finit par
croire qu'elle a une mission remplir dan l'univers chrtien:
Le but est de rendre les hommes meilleurs en les dpouil-
lant de leurs prjugs . 2 . - L'vangile sera prconis par tout
l'univers. - Ce que l'on appelle aujourd'hui n'est qu'un prlimi
naire de ce que doit entraner aprs lui l'vnement attendu (4).

tendue deux fois, qui est sincrement dupe d'une imagination trs
exalte, pourrie ds son enfance d'ides fantastiques et qui, force
de prdire, a d quelquefois rencontrer juste, lui ont renvers la tte .
Tout le Jurnal prophtique de Pontard, qui paratra d u jer jan-
vier 1792 la fin d'octobre 1793, sera plein de Suzette Labrousse.
(1) Les crits prophtiques de Suzette Labrousse ont t groups
dans les textes suivants: Prophties de 3flik de La Brousse concer-
tant la Rvolution franaise, suivies d'une prdiction qui annonce la
fin du inonde, s. 1., 1790, in-80 (Bibi. nat., L b 19 8907); Recueil des
uvrages de La clbre Me"' Labrousse ( pubi. pr Pontard), Bordeaux,
1797, in-80 (L d' 6887); Pontard, Prcis de la vie de Suzette Labrousse,
Bordeaux, 1791, in-10' (L b 20 9832); Moreau, op. ait. - Joindre nu apo-
cryphe de l'abb Fauchet, Prophties de M'1' de Labrousse, s. d., n. d.
(L b 3' 8906). Cf. M. Tourneux, Bibliogr. de l'hist. de Paris i t. TV,
Paris, 1906, in-40, p. 334-335.
(2) Dans ses Rponses aux opinions de l'abb fi-faury sur la Cons-
ituti6rt civile du clerg (Moreau, op. cit., p. 119-109).
(3) Discours sur les objections qu?on lui a faites sur la Consti-
tution, etc. (Moreau, op. ait., p. 170-175); Discours sur les objections...
-que j'ai dlibres en public (Id., ibid., P. 175-225).
(4) Lettreson cousin, dn4fvrier 1790 (Moreau, op. ait., p. 115.119).
 LI

314 LA MlSl0N DE SUZETTE LABROUSSE ROME 6)

Si les circonstances s'y prtent, elle ne faudra pas tenter
de remplir sa mission. Ses amis crrent les circonstances. Dom
Gerle et Pontard gardrent Versailles et Paiis leur foi en
la prophtesse prigourdine, et il proclamrent partout son
extraordinaire vertu. A l'Assemble, dom Gerle, le 13 juin 1700,
disait d'elle quelques mots, au milieu d'un brouhaha inexpri-
mable, l'occasion de la Constitution civile du clerg (1), puis
publiait une relation son sujet (2). Pontard restait en corres-
pondance avec la mystique de lTauxaius et servait ce qu'il croyait
sa cause (3). Elle ne tarda pas entrer en bonne place dans
la chronique amusante de la ville, et fut le 'sujet de plusieurs.
pices satiriques (4). Pour elle c'tait la renomme, la cons-
cration de sa mission, jadis prdite par ses voix; le 17 juin 1790,
apprenant qu'on avait parl d'elle l'Assemble; elle s'criait:
Enfin! le jour est venu o je ne reste plus une incon-
nue (5).
Au dbut de 1792, elle pensa que l'heure tait arrive d'lu-
cider ses nigmes. Elle eut l'ide de venir Paris pour demander
aux vques constitutionnels prsents si elle pouvait aller Rouie,
afin de rformer l'glise dans sa tte et de faire consacrer par
le pape la Constitution civile du clerg (6).

(1) Moniteur, Rimpr., n 165.

(2) Renseignements donns au public par Dont Gerte..., sur des
faits relat4 M u La Brousse.., s. U., n. 1., in-80 (L b 8904).
(9) Le prospectus du Journal prophtique est du 28 novembre 1791
(L e 2 664).
(4) Le Pucelage ou la Franco saure, s. d. n. 1., in-80 (L b ' 8905);
La dinde aux truffes ou te don patriotique des Prigourdins l'As-
semble nationale, s. 1. n. d. i-80 (L b 393117); Les amours de dom
Gerle (dans Moreau, op. cil., p. 81-112).
(5) Moreau, op. cit., p. 64. - Une lettre d'vques, non signe,
du 27 avril 1700, k Suzette Labrousse et publie dans le Journal proS
ph tique de Pontard, parat apocryphe (p. 1-3).
(6) Sur les circonstances romanesques de son dpart de Vanxains,
voy. Moreau, op. cit., P. 59 sq.
 n

(7) L MISSION DE STJZETTE LABH.OUSSE ROME 315

Aprs un romanesque voyage Suzette Labrousse descendit
Paris rue du Bac, prs des Missiont trangres. Mais la du-
chesse de Burhon, frue d'occultisme, tint l'hberger (1).
Elle voulut mme l'initier au magntisme de Mesmer, l'al-
chimie de Cagliostro, la maonnerie fminine des loges d'a-
doption (2). C'taient l pour Suzette de nouvelles raisons de
draisonner: elle n'y manqua pas. C'est alors qu'eut lieu son
entrevue avec le clerg constitutionnel.
Le 10 fvrier, il y eut, on ne sait o, une runion qui groupa
autour d'elle les vques Pontard, de la Dordogne, Desbois, de
la Somme, Fauchet, du Calvados, du Bourg-Miroudot, de Baby-
lone, trois autres vques encore qui ne sont pas connus, enfin -
huit personnes de temprament plus ou moins mystique, dont
la duchesse de Bourbon, dom Gerle, Saint-Martin, Pchausse,
commandant d'une division de la garde nationale, et sa femme.
L, parmi d'autres discours, Suzette annona la rsurrection du
Dauphin et de Mirabeau, et, malgr le scepticisme de Fauchet et de
Desbois, malgr la folie manifeste de la rformatrice en jupons,
on accorda la prophtesse la permission qu'elle sollicitait (3).
Le dimanche gras, elle communia avec la duchesse de Bourbon
l'glise des Filles-Saint-Thomas. Puis elle se prpara au dpart
pour l'Italie (4), annonc par dom Gerle au frre de la pro-

(1) Elle tait chez la duchesse ds le 10 janvier 1792, ainsi que le

prouve l'apocryphe Lettre de l'abb iii au-ry h l'incomparable demoiselle;
Suzette Labrousse, s. d. n. 1., in-80 (L b os 5677).
(2) Moreau, op. oit.; D'llauterive, Le merveilleux au XVIII' sicle,
Paris, S. d, in-180, p. 161 sqq.
(3) Correspondance secrte de l'abb de Salam 'jn, charg des af-
faires du Saint-Sige pendant la Rvolution, avec le cardinal Zelada,
1791-1792, publ. par le vicomte de Richemont, Paris, 1898, p. 334-365;
Journal prophtique, p. Si. 0f. A. Mathiez, loe, cil., p. 105-106; Moreau,
op. cil., p. 58-59. -
(4) L'abb Moreau (op. cit., p. 112. 113) est persuad sans raison
que Robespierre fut en relation avec Suzette et qu'il la poussa
partir pour l'Italie.

-- -J
 316 LA MISSION DE SUZETTE LABROUSSE HOME (8)
phtesse (1). il n'est pas trs facile de dterminer exactement
son itinraire. Elle a assur elle-mme avoir pass par Montauban,
Montche, une paroisse voisine, Nevers, Grisol, nue paroisse voi-
sine, Toulouse, Trve prs Carcassonne. Lsignac, Narbonne,
Bziers, Montpellier, Salargac, Lunel, Lunel-vieux, une paroisse
au-dessus, une paroisse voisine, Emargac, lichant, Sallairgue,
Nmes, Remoulins, Conan, Bagnol, Loriol, Grenoble (2). II est
certain qu'elle sjourna Narbonne, vers le milieu d'avril 1792(3),
et Lyon, au dbut de juin (4). Pendant tout 5011 voyage, elle
ne cessa pas de tenir des runions publiques, o elle lgitimait
le serment des prtres constitutionnels, attaquait les rfractaires,
critiquait l'absolutisme romain (5).
Le 2 juin, elle partait pour Grenoble, y restait une quinzaine
de jours (6), et n tardait pas franchir la frontire sarde. La
Gazette nationale de France publia, le 30 septembre 1792, une
correspotdance romaine du 12, annonant l'arrive Bologne,
au milieu du mois d'aot, de Suzette Labrousse, sou expulsion
par le lgat, sort et soit au Chateat-Saint-
Ange (7).
De fait, averti par l'abb de Salanioii, le gouvernement pon-
tifical s'tait proccup de l'entre de la rformatrice dans les
tats du Saint-Sige. Le 10 mars 1792, le cardinal Zelada, se,

(1) Lettre du 26fvrier 1792, dans Ordot, Pierre Ponta rd, p. 518-519.
(2) RecueiL.... p. 290-291.
(8) Lettre de Gabriel Cbefdebiens, capitaine de la garde natio-
nale, du 14 avril 1.792, publiedans le Journal prophtique, ire se-.
maine de mai, p. 31-233.
(4) Lettre d'un certain Laurent, du G juin 1793, ibid., 3me_4rne es-
-maires de juin 1792, p. 361. or. Moreau, op. cit., p. 221.
(5) Voy. ses deux types de discours prononce d'une manire
trs intelligible, dans plus de trente villes et villages, dans les clubs,
dans les glises et partout oit l'on a voulu, dans Moreau, op. cil.,
p. 170-175, 175-225.
(6) Moreau, op. cit., p. 225.
(7) 3e ne sais rien sur son itinraire en Italie,
(9) LA MISSION DE SUZETTE LABROUSSE HOME 317'

crta:ire d'tat, envoyait la dpche suivante aux gouvernenients

d'AiVcne, Civit'a-Veechia et 'Viterbe:

La setta degli illuminati in Parigi, smaniosa di far d' pro-

seliti in ogni classe di perone, va: immaginando e pouendo in
uso tutti i .rnezzi anche j pi stravaganti. per. giungere a tale
depravato fine. Per sedurre cd imporre ai semplici ed agli ign-
ranti, ha fatto escire dal Perigo'rd nna giovane chiarnata Suzette
la Brousse, , e l'ha trasportata in Parigi per fana recitare da
profetessa e da ispirata. La testa vuota, male organizata, cd
ambiziosa di farsi un nome della sciaurata giovane, meraviglio-
sainente si presta a questo redicolo cd obhrohnioso artifieio, e
giunta in Pariai ed a]loggiata col dalla Duchessa di Bourbon,
con ogni specie d'imposture tante nel vestiario elle in tutto il
contegno, e spacciando niassirne detestabili e assurde, si fatta
celebre, e si eretta corne in oracolo della setta, e forma -il
principale sostegno degli acciecati sedicenti Vescovi Oostituzio-
nali. Sebbene non sembri credibile, corninciansi cl non ostante
ad avere dei positivi riscontri che costei vogua portansi in Rorna
ad apnir cattedra d'error. A prevenir quindi, se non altro, il
fermento di curiositt che l'arnivci di una pazza cosi stravagante s
potrebbe destine nella moltitudine, mente di Nostro Signore,
che V. S. dia le pi accurate disposizioni per essere informata
del di Lei arrive, e quaora cercasse d'introdursi nel nostro stato
per qualcuno de' luoghi alla di Lei vigilanza e cura sottoposti
venga absoliitamente vietato l'ingresso non meno a Lei che a
tutti e chiuncjue del son seguito e compagnia cd intirnata a tutti
l'imrnediata retroccssione. La donna h circa 45 anni (1); ancora
11011 mi riuscito di aver uu'esatta descnizione personale della

medesiina, nia V.. S. non rnancher di riceverla teste clic possa

io averla, couic qualunquc- altra pi positiva notizia intorno al
(1) Renseignement parfaitement exact.,
 318 LA MISSION DE SUZEtTE LABROIJSSE k ROME (10)
di Lei arrivo. Intanto questo preventito cenno servir n destar
la di Lei attenzione per preservare i nostri sudditi dal tal no-
civo soggetto. ..
Le 18 aot, le secrtaire d'tat, certain des intentions de
Suzette Labrousse, envoyait l'ordre d'arrter l'illumine aux gou-
verneurs de Prouse, Viterbe, Ancne et Citit-Vecchia (2).
C'tait fait quelques jours plus tard, puisque, le 4 septembre,
il remerciait le gouverneur de Viterbe de l'arrestation , de Su-
zette, opre Montefinscone, et lui ordonnait d'envoyer Rome
la Franaise (3), prcisait le lendemain 'enlni intimant de la faire
conduire au Chteau-Saint-Ange pendant la nuit (4). Confor-
mment ces instructions, dans la nuit du 6 au 7, Suzette La-
brousse tait croue au Chteau-Saint-Ange (5).
Suzette Labrousse n'tait certes pas un grand pril pour le
Saint-Sige, mais c'est merveille de voir comment la police pon-
tificale parvint enlever de la circulation la folle missaire des
vques constitutionnels. Son sjour dans l'pais tombeau d'lla-
drien lui valut d'ailleuts d'viter les dangers qu'en France son
exubrance prophtique n'et pas manqu de lui causer, et ceux
aussi qu' Rouie subirent ses compatriotes, perscuts la suite
de l'excution de Louis XVI (6). On songea bien encore elle
un instant en France en avril 1793, justement l'occasion des
vnements de janvier, au milieu desquels l'envoy de la Con-
vention, ilugou de Bassville, avait trouv la mort. Un dcret
du 14 portait en effet:
(1) Archives du Vatican, Vescovi, t 870, r 70v-71. Cette lettre
est signale par J. Gendry, Vie et pontificat de Pie VI..., Paria, 1907,
t. II, p. 187.
(2) Ibid., r 281 y0.
(3) Ibid., f 297 y0.
(4) Ibid.; f 300.
(5) Ibid., r 301.
(6) L. Vicobi, Les Franais Borne pendant ta Convention
(1792-1795), Fusignano, 1892, in-40 ; Gendry, op, cit., p. 190 sq.
(11) LA MISSION DE SUZETTE LABROUSSE ROME 319
La Convention nationale dcrte que le ministre depaffires
trangres rendra compte la Convention nationale de l'effet
des mesures qu'il a d prendre pour assurer le retour des ar-
tistes dtenus Borne et de la libert des Franais qui y sont
dtenus, et eu particulier de la citoyenne Labrousse ,, (1).
On ne sut pourtant rien de prcis sur elle avant le 1" ther-
midor an IV (19 juillet 1796), o Cacault, reprsentant de la
France Rome, apprenait au Directoire que la folle ne voulait
pas quitter Borne avant la fin du side, qu'elle avait au Chteau-
Saint-tige une vaste chambre en bon air, avec une femme de
service (2). Un autre correspondant disait, le 21 septembre suivant,
que Suzette avait subi cinq interrogatoires fort longs, o, ce
qu'elle assurait, elle avait d se dfendre contre l'imputation
d'tre venue Borne pour faire mourir le pap par le feu ou
le poison(3).
En 1797, la France dveloppe son influence Borne (4).
Suzette Labrouse demeure toujours au Chteau-Saint-Ange, mais
correspond indirectement avec ses amis de France (5), avec
famille (6). En juillet, Joseph Bonaparte est envoy comme am-
bassadeur Borne (7), et il est charg par Talleyrand, ministre
des relations extrieures, de s'occuper de l'entte prophtesse
Le 16 ventse an VI (6 mars 1793), Joseph crivait Talley-
rand qu'il avait remis Suzette les 72 livres envoyes de Paris,

(1) ' Collection gnrale des dcrets, avril 1793, p- 114.

(2) Moreau, op. oit, p. 229, et p- 232, note.
(3) Id., ibid., p- 230-282. D'aprs l'abb Moreau, cette lettre serait
de Thouin. N'y aurait-il pas l une erreur, au moins de date?
(4) A. Dufourcq, Le rgime jacobin en naZie. tudes sur la rpu-
blique romaine, 1798-1799, Paris, 1900, in-80, p- 49 sqq
(5) Lettre du 4 ventse au V (22 fvrier 1797), dans le Recueil...,
publi par Pontard, p- 295-296.
(6) Lettre du 22 vendmiaire au V (13 octobre 1797), mme Re-
cueil..., p.293-295- - -
(7) Dufourcq, .op. ait., p- 51.
 320 LA MISSION DE SUZETTE LABROUSSE X ROME (12)

qu'elle gardait son bon sens, except sur l'objet de sa mission

qu'elle ne voulait pas sortir du Chteau-Saint-Ange, avant d'a-
voir rempli cette mission, qui est d'engager le pape abdiquer
la puissance temporelle, qu'elle prvoyait, en cas de refus, une
catastrophe invitable (1). Dau les lettres pcdentes, elle
assignait " l'vnement, l 'a de 1800.
La catastrophe arriva plus tt; ait de 1798, la suite
de du gnral Duphot, qui dtermina l'entre d'une
arme franaise et l'organisation d'une rpublique Rome (2).
Mais pour Snzette Labrousse, elle n'tait ps complte. Le 30 ger-
minal ait (19 avril 1798), Daunou, Florent, Faipoult, Monge,
commissaires du Directoire Rome, crivaient au ministre des
relations extrieures:

Citoyen ministre,

Nous avons l'honneur de rpondre votre lettre du 22 ven-

tse, 3m0 division, if 5.
Nons avons vit citoyenne Labrousse: elle jouit d'une bonne
sant. Quelque temps aprs l'arrive Roine des troupes fran-
aises, on lui offrit la libert de sortir du Chteau-Saint-Ange.
Elle ne voulut point accepter, et se contenta (le la libert d'en
sortir tous les jours pour visiter ses connaissances et les curio-
sit de la ville. Elle ne veut quitter cette demeure que quand
la rvolution sera pleinement affermie ici. Elle fixe mme l-
poque de sa sortie du Chteau-Saint-Ange la fin de ce sicle,
parce que, dit-elle, tout n'est pas encore fini; -
;Quand on lui a parl de ses parents, elle nous s dit plusieurs
fois : Dites-leur que je pense , tous et fout.

(1) Areh. des Affaires trangres, Corr. de Borne, t. 296 (dans Du-
fourcq, op cil., p. 188, n.2).
(2) Dufourcq, op. cit., p. 61 sJq.

_______
.
(13) LA b lMSION DE SUZETTE LABROUSSE HOME 321
Il parait qu'elle recevrait avec plaisir de leurs nouvelles,
ainsi que de celles de ses amis, mais peut-tre d'une manire
indirecte seulement. Ait si ses parents ont des secours
lui faire passer, nous avons lieu de croire qu'elle ne fera aucune
difficult de les recevoir (1).

La manie de la folle persistait donc, toujours semblable

elle-mme. Elle sortait cependant de sa prison pour d'autres
motifs que ceux allgus dans la lettre publie plus haut; elle
se rendait au club de Borne, o, comme jadis en 'France dans
les runions villageoises, elle exposait, en une langue baroque,
des ides qui l'taient plus encore (2). Un vaguemestre d'un
rgiment franais, Moreau de Saint-pre, qui vint la voir dans
sa chambre, la trouva entoure de cinq six couples de pigeons.
Elle avait promis au peuple romain de monter au ciel (3): elle
ne cessait point de draisonner. -
Le grain de bon sens qui demeurait cependant en elle la fit
quitter Rame subrepticement, quand le prcaire difice de la
rpublique romaine s'croula. Ce qu'elle devint aprs, comment
elle rentra cii France, nous l'ignorons. .L'abb Moreau assure
que, " (le retour Paris, elle disparut compltement de la scne
politique et religieuse, non point par raison, niais par dcoura-
gement et par crainte ,, (4). De fait la police, ni sous le Consolt,
ni sous l'Empire, ni sous la Restauration, ne s'occupa de l'illu-
mine, alors qu'elle surveillait de si prs les manifestations ls plus
htroclites de l'opinion publique (5). Elle mourut en 1821, entre

(1) Arch. des Affaires trangres, Corresp. de Borne, t. 297.

(2) Discours prononc par la citoyenne Courcelte-Labrousse au
Club de Rouie dans le mois de floral de l'an VI [avril-mai 1798],
cit par Dufourcq, -op. cil,, p. 188-189.
(3) Moreau, op. cil., P. 233.
(4) Id., ibid., p. 234.
(5) C'est ce qui ressort du silence des carnets de la police con-
servs aux Archives nationals.
322 LA MISSION bE SUZnTTE LABROUSSE k ROME (14)

les bras de Pontard, qu'elle nomma son excuteur testamentaire

et auquel elle lgua 3000 fr. (1). Pontard, dfroqu, boueur,
matre de pensionnat, collaborateur de Pigault-Lebrun, enfin re-
ceveur d'octroi la barrire du Trne, grce la protection
de cette autre toque qu'tait la duchesse de Bourbon, sauve
par lui de la guillotine en 1793 (2), mourut onze annes aprs
la mort de son inspiratrice, le 23janvier 1832, g de 83 ans (3).
Il tait le dernier survivant du petit groupe qui avait subi
l'influence de Suzette Labrousse, nvrose qui le clerg cons-
titutionnel s'intressa, que la Convention et le Directoire prot-
grent successivement, et qui fit peur un instant au Saint-Sige.

GEouns BURGIN.

(1) Mahul, Annuaire archologique pour 1822, cit par Moreau,

op, ait., p. 286.
(2) Crdot, op. oit., p. 607.
(3) Id., ibid., p. 607. Il tait n Musidan le 23 septembre 1749.