Vigny Obra
Vigny Obra
Vigny Obra
Vous avez grand tort de vous imaginer que la France s’occupe de moi, elle qui se
souvient à peine aujourd’hui de la conquête de l’empereur Nicolas sur l’empire
vermoulu des turcs ; laquelle conquête est d' hier. J’ai eu ma soirée, mon cher lord,
et voilà tout. Une soirée décide de l’existence ou de l’anéantissement d’une
tragédie, elle est même, je vous assure, toute sa vie ; car examinez de près cette
question, et vous verrez que si, une heure avant, elle n'était pas tout, une heure
après, elle n'est presque pas. Voici comment : une tragédie est une pensée qui se
métamorphose tout à coup en machine : mécanique aussi compliquée que le fut la
machine de Marly, de royale mémoire, dont vous avez vu quelques soliveaux noirs
flottant sur la boue. Cette mécanique se monte à grands frais de temps, d'idées, de
paroles, de gestes, de carton peint, de toiles et d'étoffes brodées. Une grande
multitude vient la voir. la soirée venue, on tire un ressort et la machine remue toute
seule pendant environ quatre heures : les paroles volent, les gestes se font, les
cartons s'avancent et se retirent, les toiles se lèvent et s'abaissent, les étoffes se
déploient, les idées deviennent ce qu'elles peuvent au milieu de tout cela ; et si,
par fortune, rien ne se détraque, au bout des quatre heures, la même personne tire
le même ressort, et la machine s' arrête. Chacun s'en va, tout est dit. Le
lendemain, la multitude diminue justement de moitié et la machine commence à
s’engourdir. On change une petite roue, un levier, elle roule encore un certain
nombre de fois, après lesquelles les frottements usent les rouages qui se
désunissent un peu et commencent à crier sur les gonds. Après un autre nombre
de soirs, la machine ayant toujours diminué de qualité, et la multitude de quantité,
le mouvement cesse tout à coup dans la solitude. Voilà à peu près la destinée de
toutes les idées réduites en mécaniques à ressorts dramatiques, et nommées
communément tragédies, comédies, drames, opéras, etc., etc. ; et il n' y a pas à
Paris un étudiant qui ne vous puisse dire, à deux jours près, combien de fois celle-
ci ou celle-là pourra se mouvoir et opérer avec suite ; l' une cent fois, c' est, dit-on,
le maximum ; l' autre six ; une autre plus, une autre moins.
On ne peut le nier : faire jouer une tragédie n'est autre chose que préparer une
soirée, et le véritable titre doit être la date de la représentation. Ainsi, d' après ce
principe, au lieu de as you like it, comme écrivit Shakespeare un jour, j'aurais mis,
dans l'embarras du choix, en tête de sa comédie : 6 january 1600. Et le more de
Venise ne doit pas se nommer autrement pour moi que le 24 octobre 1829.
Aujourd' hui, le bruit est fini, c'est un feu d'artifice éteint. Je ne vous cacherai pas
que, lorsque cette idée m'a frappé comme un trait de lumière, j'ai trouvé les
préparatifs de ces sortes de soirées un peu bien longs, comme dit souvent notre
grand Molière. Par exemple, pour m'arranger un 24 octobre, il m'a fallu quitter, à
mon grand regret, une histoire ou l'histoire (ce qu'il vous plaira) dans le genre de
cinq-mars, que je préparais pour m'amuser moi-même, si je puis, ou amuser les
petits enfants. Cette interruption m'a coûté. Mais il le fallait. J'avais quelque chose
de pressé à dire au public, et la machine dont je vous ai parlé est la voie la plus
prompte. C'est vraiment une manière excellente de s'adresser à trois mille
hommes assemblés, sans qu'ils puissent en aucune façon éviter d'entendre ce que
l'on a à leur dire. Un lecteur a bien des ressources contre nous, comme, par
exemple, de jeter son livre au feu ou par la fenêtre : on ne connaît aucun moyen
de répression contre cet acte d'indignation ; mais, contre le spectateur, on
est bien plus fort : une fois entré, il est pris comme dans une souricière, et il est
bien difficile qu'il sorte s'il a des voisins brusques et que le bruit dérange. Il y a telle
place où il ne peut tirer son mouchoir.
" or, la postérité a prononcé sur la mort de Shakespeare les paroles qui font le
grand homme ; donc, une de ses œuvres faite dans le système auquel j' ai foi est
le seul exemple suffisant. " ne m' attachant, pour cette première fois, qu' à la
question du style, j' ai voulu choisir une composition consacrée par plusieurs
siècles et chez tous les peuples. " je la donne, non comme un modèle pour notre
temps, mais comme la représentation d' un monument étranger, élevé autrefois
par la main la plus puissante qui ait jamais créé pour la scène, et selon le système
que je crois convenable à notre époque, à cela près des différences que les
progrès de l' esprit général ont apportées dans la philosophie et les sciences de
notre âge, dans quelques usages de la scène et dans la chasteté du discours.
" écoutez ce soir le langage que je pense devoir être celui de la tragédie moderne ;
dans lequel chaque personnage parlera selon son caractère, et, dans l' art comme
dans la vie, passera de la simplicité habituelle à l' exaltation passionnée ; du
récitatif au chant. " Voilà quel fut le sens de cette entreprise très-désintéressée de
ma part, malgré le succès ; car il est possible qu'après avoir touché, essayé et bien
examiné, avec un prélude de Shakespeare, cet orgue aux cent voix qu'on appelle
théâtre, je ne me décide jamais à le prendre pour faire entendre mes idées. L'art
de la scène appartient trop à l'action pour ne pas troubler le recueillement du
poëte; outre cela, c'est l'art le plus étroit qui existe ; déjà trop borné pour les
développements philosophes à cause de l'impatience d'une assemblée et du
temps qu'elle ne veut pas dépasser, il est encore resserré par des entraves de tout
genre.
Les plus pesantes sont celles de la censure théâtrale, qui empêche toujours
d'approfondir les deux caractères sur lesquels repose toute la civilisation moderne,
le prêtre et le roi : on ne peut plus que les ébaucher, chose indigne de tout homme
sérieux qui se sent le besoin de voir jusqu' au fond de tout ce qu'il regarde. Je ne
compte pas les innombrables et obscures résistances qu'il faut vaincre pour arriver
à un résultat passager. Cette modeste traduction, annoncée comme telle et aussi
inoffensive que le furent toujours mes écrits, en a éprouvé de si grandes et de si
imprévues, que je suis encore à me demander quel miracle la fit réussir.
Parlons du public.
Que justice lui soit enfin rendue, il a montré hautement qu'il lui fallait entendre et
voir la vérité pour laquelle combattent aujourd'hui tous les hommes forts dans tous
les arts. Je ne sais ce que c'est que le public, si ce n'est majorité, et elle a voulu ce
que nous voulons. Quelque chose me disait que son heure était venue, et il y a
longtemps que j'attends qu'elle sonne. La routine a reculé cent fois, la routine, mal
qui souvent afflige notre pays, la routine, chose contraire à l'art parce qu'il vit de
mouvement, et elle d'immobilité. Il n'y a pas de peuple chez lequel aujourd'hui les
coutumes de la littérature et des arts enchaînent et clouent à la même place plus
de gens que chez nous que vous croyez si légers. Oui, la grande France est
quelquefois négligente, et en toute chose sommeille souvent ; cela est heureux
pour le repos du monde ; car, lorsqu' elle s'éveille, elle l'envahit ou l'embrase de
ses lumières ; mais, le reste du temps, elle reçoit trop souvent la direction, en
politique, des plus nuls, en intelligence, des plus communs. De temps à autre, le
public, dans sa majorité saine et active, sent bien qu'il faut marcher, et désire des
hommes qui avancent ; mais presque toujours une foule d'esprits infirmes et
paresseux qui se donnent la main forment une chaîne qui l'arrête et l'enveloppe ;
leur galvanisme soporifique s'étend, l'engourdit, il se recouche avec eux et se
rendort pour longtemps. Ces malades (bonnes gens d' ailleurs) aiment à entendre
aujourd'hui ce qu'ils entendaient hier, mêmes idées, mêmes expressions, mêmes
sons ; tout ce qui est nouveau leur semble ridicule ; tout ce qui est inusité, barbare
; - tout leur est aquilon. Débiles et souffreteux, accoutumés à des tisanes douces
et tièdes, ils ne peuvent supporter le vin généreux ; ce sont eux que j'ai cherché à
guérir, car ils me font peine à voir si pâles et si chancelants. Quelquefois je leur ai
fait bien mal, au point de les faire crier ; mais, moyennant quelques
adoucissements à leur usage, ils se trouvent à présent dans un bien meilleur état
de santé ; je vous donnerai de leurs nouvelles de temps en temps. Laissons de
côté cette puérile question des représentations dont je vous ai parlé légèrement
comme d'une chose assez légère en elle-même. Nous pouvons quelquefois
sourire en parlant des hommes, jamais en traitant des idées. Parlons des
systèmes en général, et, en particulier, de ce système de réforme dramatique.
Il est incroyable qu'à force de dénaturer les mots, on en soit venu à prendre
quelquefois ce mot système en mauvaise part. Système signifie par sa racine, si
j’ai bonne mémoire du grec, ordre, enchaînement de principes et de
conséquences composant une doctrine, un dogme.
Tout homme qui a des idées et ne les enchaîne pas dans un système entier est un
homme incomplet ; il ne produira rien que de vague ; s'il fait quelque chose de
passable, ce sera au hasard, et comme par bouffées ; il marchera toujours à tâtons
dans le brouillard. Voyez, au contraire, une pensée neuve germer dans une tête
fortement organisée, elle s' y multiplie et se coordonne d' une manière admirable,
en un seul instant, tant la chaleur et le travail continu d' un esprit vigoureux la font
rapidement mûrir ; hardiment fécondée, elle enfante à son tour des générations
non interrompues de pensées qui lui ressemblent et dépendent uniquement d' elle.
Tout involontaire qu'est l'inspiration du poète, cependant elle l'entraîne souvent à
son insu, et sans qu'il puisse s'en rendre compte, dans une succession d' idées qui
forment un entier système, une ordonnance parfaite sans laquelle il ne serait pas.
Ainsi, je pense que tel homme qui vous paraît tout instinctif et incapable d' écrire
une théorie sur ses propres œuvres dès que l' enivrement de l' enthousiasme est
apaisé ; cet homme, même fit-il serment qu' il n' a pas de système, est plus
dépendant du sien que tout autre homme, précisément parce qu' il ne se connaît
pas, n' a pas analysé le système qui l' entraîne et n' est pas libre de le démolir pour
en construire un second supérieur au premier.
L'histoire du monde n'est que celle de plusieurs systèmes en action, et, chacun de
ces systèmes étant réduit à son idée première, on pourrait réduire cette histoire
elle-même à une vingtaine d'idées tout au plus. Pas un grand homme n' a surgi,
homme de pensée ou homme d' action, qui n' ait créé et mis en œuvre un
système; avec cette différence que le penseur est bien supérieur à l' autre en ce
qu' il vit dans ses idées, règne par les idées, les présente toutes nues, pures des
souillures de la vie, libres de ses accidents, et ne leur devant rien ; tandis que l'
autre, capitaine ou législateur, jeté dans un océan de circonstances, élevé par une
vague, précipité par l' autre, entraîné par un courant dont il cherche à profiter,
change vingt fois de route, de projets et de plans, oubliant le principe qu' il a voulu
mettre au jour, et faisant souvent céder sa conviction à sa fortune.
Le mot justifié, redescendons, pour l'appliquer, aux deux systèmes dramatiques
qui occupent quelques esprits, l'un par son agonie, l'autre par sa naissance.
Je veux suivre avec vous le même ordre que j'ai établi tout à l'heure et parler d'
abord de la composition des œuvres.
Grâce au ciel, le vieux trépied des unités sur lequel s'asseyait Melpomène, assez
gauchement quelquefois, n'a plus aujourd'hui que la seule base solide que l' on ne
puisse lui ôter : l' unité d' intérêt dans l'action. On sourit de pitié quand on lit dans
un de nos écrivains : le spectateur n'est que trois heures à la comédie ; il ne faut
donc pas que l'action dure plus de trois heures. car autant eût valu dire : " le
lecteur ne met que quatre heures à lire tel poëme ou tel roman ; il ne faut donc pas
que son action dure plus de quatre heures. " cette phrase résume toutes les
erreurs qui naquirent de la première. Mais il ne suffit pas de s'être affranchi de ces
entraves pesantes ; il faut encore effacer l' esprit étroit qui les a créées.
Considérez d' abord que, dans le système qui vient de s'éteindre, toute tragédie
était une catastrophe et un dénouement d'une action déjà mûre au lever du rideau,
qui ne tenait plus qu'à un fil et n'avait plus qu'à tomber. De là est venu ce défaut
qui vous frappe, ainsi que tous les étrangers, dans les tragédies françaises : cette
parcimonie de scènes et de développements, ces faux retardements, et puis tout à
coup cette hâte d'en finir, mêlée à cette crainte que l'on sent presque partout de
manquer d' étoffe pour remplir le cadre de cinq actes. Loin de diminuer mon estime
pour tous les hommes qui ont suivi ce système, cette considération l'augmente ;
car il a fallu, à chaque tragédie, une sorte de tour d'adresse prodigieux, et une
foule de ruses pour déguiser la misère à laquelle ils se condamnaient ; c'était
chercher à employer et à étendre pour se couvrir le dernier lambeau d'une
pourpre gaspillée et perdue.
Ce ne sera pas ainsi qu'à l' avenir procédera le poète dramatique. D' abord il
prendra dans sa large main beaucoup de temps et y fera mouvoir des existences
entières ; il créera l' homme, non comme espèce, mais comme individu, seul
moyen d' intéresser à l' humanité ; il laissera ses créatures vivre de leur propre vie,
et jettera seulement dans leur cœur ces germes de passions par où se préparent
les grands événements ; puis, lorsque l' heure en sera venue et seulement alors,
sans que l' on sente que son doigt la hâte, il montrera la destinée enveloppant ses
victimes dans des nœuds inextricables et multipliés. Alors, bien loin de trouver des
personnages trop petits pour l'espace, il gémira, il s'écriera qu'il manque d'air et
d'espace ; car l'art sera tout semblable à la vie, et dans la vie une action principale
entraîne autour d'elle un tourbillon de faits nécessaires et innombrables. Alors, le
créateur trouvera dans ses personnages assez de têtes pour répandre toutes ses
idées, assez de cœurs à faire battre de tous ses sentiments, et partout on sentira
son âme entière agitant la masse. Mens agitat molem. Je suis juste, tout était bien
en harmonie dans l'ex-système de tragédie ; mais tout était d'accord aussi dans le
système féodal et théocratique, et pourtant il fut. Pour exécuter une longue
catastrophe qui n' avait de corps que parce qu' elle était enflée, il fallait substituer
des rôles aux caractères, des abstractions de passions personnifiées à des
hommes : or, la nature n' a jamais produit une famille d' hommes, une maison
entière, dans le sens des anciens (domus) où père et enfants, maîtres et serviteurs
se soient trouvés également sensibles, agités au même degré par le même
événement, s' y jetant à corps perdu, prenant au sérieux et de bonne foi toutes les
surprises et les pièges les plus grossiers, et en éprouvant une satisfaction
solennelle, une douleur solennelle ou une fureur solennelle ; conservant
précieusement le sentiment unique qui les anime depuis la première phase de
l' événement jusqu' à son accomplissement, sans permettre à leur imagination de
s' en écarter d' un pas, et s' occupant enfin d' une affaire unique, celle de
commencer un dénouement et de le retarder sans pourtant cesser
d' en parler.
Donc, il fallait, dans des vestibules qui ne menaient à rien, des personnages n'
allant nulle part, parlant de peu de chose avec des idées indécises et des paroles
vagues, un peu agités par des sentiments mitigés, des passions paisibles, et
arrivant ainsi à une mort gracieuse ou à un soupir faux. Ô vaine fantasmagorie !
Ombres d'hommes dans une ombre de nature ! Vides royaumes ! ... inania regna !
Aussi n'est-ce qu’à force de génie ou de talent que les premiers de chaque époque
sont parvenus à jeter de grandes lueurs dans ces ombres, à arrêter de belles
formes dans ce chaos ; leurs œuvres furent de magnifiques exceptions, on
les prit pour des règles. Le reste est tombé dans l’ornière commune de cette
fausse route. Il n’est pourtant pas impossible qu’il se trouve encore des hommes
qui parlent bien cette langue morte. Dans le quinzième siècle, on écrivait des
discours en latin qui étaient fort estimés. Pour moi, je crois qu’il ne serait pas
difficile de prouver que la puissance qui nous retint si longtemps dans ce monde
de convention, que la muse de cette tragédie secondaire fut la politesse. Oui, ce
fut elle certainement. Elle seule était capable de bannir à la fois les caractères
vrais, même grossiers ; le langage simple, comme trivial ; l'idéalité de la
philosophie et des passions, comme extravagance ; la poésie, comme bizarrerie.
La politesse, quoique fille de la cour, fut et sera toujours niveleuse, elle efface et
aplanit tout ; ni trop haut ni trop bas est sa devise. Elle n'entend pas la nature qui
crie de toutes parts au génie comme Macbeth : viens haut ou bas.
- come high or low !
L’homme est exalté ou simple ; autrement il est faux. Le poète saura donc à
l'avenir que montrer l'homme tel qu'il est, c'est déjà émouvoir. En vérité, je n'ai nul
besoin de toucher dès l'abord le fil toujours pressenti d'une action pour
m'intéresser à un caractère tracé avec vérité ; on m'a déjà ému si l'on m'a présenté
l'image d'une vraie créature de Dieu. Je l' aime parce qu' elle est, et que je la
reconnais à sa marche, à son langage, à tout son air, pour un être vivant jeté sur le
monde, ainsi que moi, comme pâture à la destinée ; mais que cet être
soit, ou sinon je romps avec lui. Qu'il ne veuille pas paraître ce que la muse de la
politesse, dans son langage faussement noble, a nommé un héros. Qu’il ne soit
pas plus qu'un homme, car autrement il serait beaucoup moins ; qu'il agisse selon
un cœur mortel, et non selon la représentation imaginaire d'un personnage mal
imaginé ; car c'est alors que le poète mérite véritablement le nom d'imitateur de
fantômes que lui donne Platon en le chassant de sa république.
C'est dans le détail du style, surtout, que vous pourrez juger la manière de l'école
polie dont on s'ennuie si parfaitement aujourd'hui. -je ne crois pas qu'un étranger
puisse facilement arriver à comprendre à quel degré de faux étaient parvenus
quelques versificateurs pour la scène, je ne veux pas dire poètes. Pour vous en
donner quelques exemples entre cent mille, quand on voulait dire des espions, on
disait comme Ducis : ces mortels dont l'état gage la vigilance. vous sentez qu'une
extrême politesse envers la corporation des espions a pu seule donner naissance
à une périphrase aussi élégante, et que tous ceux de ces mortels qui, d'aventure,
se trouvaient alors dans la salle, en étaient assurément reconnaissants. Style
naturel d' ailleurs ; car ne concevez-vous pas facilement qu'un roi, au lieu de faire
dire tout simplement au ministre de la police : " vous enverrez cent espions à la
frontière, " dise : seigneur, vous enverrez cent mortels dont l'état gage la vigilance?
Voilà qui est noble, poli et harmonieux. des écrivains, hommes de talent pour la
plupart, et celui qui m' est tombé sous la main en était, ont été aussi entraînés
dans ce défaut par le désir d' atteindre ce qu' on nomme harmonie, séduits par
l'exemple d' un grand maître qui ne traita que des sujets antiques où la phrase
grecque et latine était de mise. En voulant conserver, ils ont falsifié ; forcés par le
progrès qui les entraînait malgré eux à traiter des sujets modernes, ils y ont
employé le langage imité de l'antique (et pas même antique tout à fait) ; de là est
sorti ce style dont chaque mot est un anachronisme, où des chinois, des turcs et
des sauvages de l'Amérique parlent à chaque vers de l'hyménée et de ses
flambeaux.
Cette harmonie qu'on cherchait est faite, je pense, pour le poème et non pour le
drame. Le poète lyrique peut psalmodier ses vers, je crois même qu'il le doit,
enlevé par son inspiration. C'est à lui qu'on peut appliquer ceci : les vers sont
enfants de la lyre : il faut les chanter, non les lire. Mais un drame ne présentera
jamais au peuple que des personnages réunis pour se parler de leurs affaires ; ils
doivent donc parler. Que l'on fasse pour eux ce récitatif simple et franc dont
Molière est le plus beau modèle dans notre langue ; lorsque la passion et le
malheur viendront animer leur cœur, élever leurs pensées, que le vers s'élève un
moment jusqu' à ces mouvements sublimes de la passion qui semblent un chant,
tant ils emportent nos âmes hors de nous-mêmes. Chaque homme, dans sa
conversation habituelle, n' a-t-il pas ses formules favorites, ses mots coutumiers
nés de son éducation, de sa profession, de ses goûts, appris en famille, inspirés
par ses amours et ses aversions naturelles, par son tempérament bilieux, sanguin
ou nerveux, dictés par un esprit passionné ou froid, calculateur ou candide?
N'est-il pas des comparaisons de prédilection et tout un vocabulaire journalier
auquel un ami le reconnaîtrait, sans entendre sa voix, à la tournure seule d'une
phrase qu'on lui redirait? Faut-il donc toujours que chaque personnage se serve
des mêmes mots, des mêmes images, que tous les autres emploient aussi ? Non,
il doit être concis ou diffus, négligé ou calculé, prodigue ou avare d'ornements
selon son caractère, son âge, ses penchants. Molière ne manqua jamais à donner
ces touches fermes et franches qu'apprend l'observation attentive des hommes, et
Shakespeare ne livre pas un proverbe, un juron, au hasard. -mais ni l'un ni l'autre
de ces grands hommes n'eût pu encadrer le langage vrai dans le vers épique de
notre tragédie ; ou, s'ils avaient adopté ce vers par malheur, il leur eût fallu
déguiser le mot simple sous le manteau de la périphrase ou le masque du mot
antique. -c' est un cercle vicieux d' où nulle puissance ne les eût fait sortir. -nous
en avons un exemple irrécusable. L'auteur d'Esther, qui est la source la plus pure
du style dramatique épique, eut à écrire en 1672 une tragédie dont l'action était de
1638 ; il sentit que les noms modernes de l'orient ne pouvaient entrer dans son
alexandrin harmonieusement tourné à l'antique ; que fit-il ? Il prit son parti avec un
sens admirablement juste, et, ne concevant pas la possibilité de changer le vers,
dans ce qu'il nomme poème dramatique, il changea le vocabulaire entier de ses
turcs et se jeta dans je ne sais quelle vague antiquité : Bagdad devint Babylone,
Stamboul n'osa même pas être Constantinople et fut Byzance, et le nom du schah
Abbas, qui assiégeait Bagdad alors, disparut devant ceux d' Osmin et d' Osman.
Cela devait être.
Il y a plus. Après vous avoir donné tout à l'heure un exemple des ridicules erreurs
où ses imitateurs furent entraînés, je vais défendre celui qui la commit. Je pense
qu'il lui était impossible de dire un mot rude et vrai, avec le style qu'il avait employé
: ce mot eût fait là l'effet d'un jurement dans la bouche d'une jeune fille qui chante
une romance plaintive. Il ne l'aurait pu dire qu'en commençant à faire entendre
l'expression simple dès le premier vers. Mais, lorsqu' on a dit pendant cinq actes :
reine au lieu de votre majesté, hymen pour mariage, immoler en place
d'assassiner, et mille autres gentillesses pareilles, comment proférer le mot tel
qu'espion ? Il faut bien dire un mortel, et je ne sais quoi de long et de doux à la
suite. L'auteur d'Athalie le sentit si bien que, dans les plaideurs, il rompit à tout
propos le vers en faveur du mot vrai moderne, presque toujours trop long pour son
cadre et impossible à raccourcir. Le nom antique n'était pas, comme le nom
moderne, précédé d'un autre nom ou d'une qualification qui tient à lui comme les
plumes à l'oiseau ; jamais un page n'annoncera avec un seul vers alexandrin
madame la duchesse de Montmorency, et, s'il annonce Montmorency, on le
chassera très-certainement. Le poète d'Esther dit en pareil cas, madame la
comtesse De Pimbesche. de même dans les locutions familières qu'il ne veut pas
interrompre ni contourner, ce qui serait les défigurer, il dit : puis donc qu'on nous
permet de prendre haleine, et que l'on nous défend de nous entendre. n' en
doutez pas, si un écrivain aussi parfait eût été forcé de mettre sur la scène
tragique un sujet tout moderne, il eût employé le mot simple et eût rompu le
balancement régulier et monotone du vers alexandrin, par l' enjambement d' un
vers sur l' autre ; il eût dédaigné l' hémistiche, et peut-être même (ce que nous n'
osons pas) réintégré l' hiatus, comme Molière lorsqu' il dit : voici d' abord le cerf "
donné aux " chiens ; ou abrégé une syllabe comme ici : je me trouve en un fort à
l'écart, à la " queue de " nos chiens, moi seul avec drécar. Je regrette fort, mon
ami, que la fantaisie ne lui en ait pas pris vers 1670, il m'eût épargné bien des
attaques obscures, signées ou non signées (anonymes dans les deux cas). Il eût
évité d'incroyables travaux aux pauvres poètes qui l'ont suivi. Croiriez-vous, par
exemple, vous, anglais ! Vous qui savez quels mots se disent dans les tragédies
de Shakespeare, que la muse tragique française où Melpomène a été quatre-vingt-
dix-huit ans avant de se décider à dire tout haut un mouchoir, elle qui disait chien
et éponge, très-franchement ? Voici les degrés par lesquels elle a passé avec une
pruderie et un embarras assez plaisants : dans l'an de l'hégire 1147, qui
correspond à l'an du Christ 1732, Melpomène, lors de l'hyménée d'une vertueuse
dame turque qui ne se nommait pas Zahra et qui avait un air de famille avec
Desdemona, eut besoin de son mouchoir, et, n'osant jamais le tirer de sa poche à
paniers, prit un billet à la place. En 1792, Melpomène eut encore besoin de ce
même mouchoir pour l'hyménée d'une concitoyenne qui se disait vénitienne et
cousine de Desdemona, ayant d' ailleurs une syllabe de son nom, la syllabe mo,
car elle se nommait Hédelmone, nom qui rime commodément (je ne dirai pas à
aumône et anémone, ce serait exact et difficile), mais à soupçonne, donne,
ordonne, etc. Cette fois donc, il y a de cela trente-sept ans, Melpomène fut sur le
point de prendre ce mouchoir ; mais, soit que, au temps du directoire exécutif, il fût
trop hardi de paraître avec un mouchoir, soit, au contraire, qu'il fallût plus de luxe,
elle ne s'y prit pas à deux fois, et mit un bandeau de diamants qu'elle voulut
garder, même au lit, de crainte d'être vue en négligé. En 1820, la tragédie
française, ayant renoncé franchement à son sobriquet de Melpomène, et
traduisant de l'allemand, eut encore affaire d'un mouchoir pour le testament d'une
reine d'écosse ; ma foi, elle s'enhardit, prit le mouchoir, lui-même ! Dans sa main,
en pleine assemblée, fronça le sourcil et l'appela hautement et bravement tissu et
don ; c'était un grand pas. Enfin en 1829, grâce à Shakespeare, elle a dit le grand
mot, à l'épouvante et évanouissement des faibles, qui jetèrent ce jour-là des cris
longs et douloureux, mais à la satisfaction du public, qui, en grande majorité, a
coutume de nommer un mouchoir mouchoir. Le mot a fait son entrée ; ridicule
triomphe ! Nous faudra-t-il toujours un siècle par mot vrai introduit sur la scène.
Enfin on rit de cette pruderie. -dieu soit loué ! Le poète pourra suivre son
inspiration aussi librement que dans la prose, et parcourir sans obstacle l'échelle
entière de ses idées sans craindre de sentir les degrés manquer sous lui. Nous ne
sommes pas assez heureux pour mêler dans la même scène la prose aux vers
blancs et aux vers rimés ; vous avez en Angleterre ces trois octaves à parcourir, et
elles ont entre elles une harmonie qui ne peut s'établir en français. Il fallait pour les
traduire détendre le vers alexandrin jusqu' à la négligence la plus familière (le
récitatif), puis le remonter jusqu' au lyrisme le plus haut (le chant), c'est ce que j'ai
tenté. La prose, lorsqu' elle traduit les passages épiques, a un défaut bien grand,
et visible surtout sur la scène, c'est de paraître tout à coup boursouflée, guindée et
mélodramatique, tandis que le vers, plus élastique, se plie à toutes les formes :
lorsqu'il vole, on ne s'en étonne pas ; car, lorsqu' il marche, on sent qu'il a des
ailes. Vous êtes un peu plus jeune que moi et beaucoup plus timide. -n' ayez pas
de ce que vous appelez mon nom plus de soins que je n'en ai moi-même. Je
ne suis point honteux d' avoir traduit une fois en passant, quoique j' aie souffert un
peu de la gêne que je m'impose ; après tout, que l'œuvre reste, et c'est un diamant
de plus au trésor français, diamant brut si l' on veut, il a son prix : ne nous donnât-il
qu' un portrait d' Yago que l' on avait ôté d' entre Othello et Desdemona. Autant eût
valu retrancher le serpent de la genèse. Notre époque est une époque de
renaissance et de réhabilitation tout à la fois ; je ne dirai jamais cependant que la
loi nouvelle doive être impérissable ; elle passera avec nous, peut-être avant nous,
et sera remplacée par une meilleure ; il doit suffire à un nom d'homme de marquer
un degré du progrès. Plus la civilisation avance, plus l' on doit se résigner à voir les
idées que l' on sème, comme un grain fécond, s' élever, mûrir, jaunir et tomber
promptement, pour faire place à une moisson nouvelle, plus forte et plus
abondante, sous les yeux mêmes du cultivateur. Ce désintéressement
philosophique a manqué malheureusement à beaucoup des hommes qui nous
restent des deux générations qui précèdent la nôtre ; comme pour réaliser le mot
infâme d' un écrivain de leur siècle, ils ont voulu voir dans leurs fils leurs ennemis,
et dans leurs petits-fils les ennemis de leurs fils ; à ce titre, du moins, nous aurions
eu droit à leur tendresse ; mais non, pas même cela ; ces vieux enfants se sont
irrités de voir sur de jeunes fronts la gravité qu' eux-mêmes devraient avoir ; ils ont
cherché à comprimer les mâles rejetons qui les remplacent : les uns ont voulu les
étouffer sous le plâtre des derniers siècles, les autres les faucher avec le sabre de
l' empire ; peine inutile, la pépinière a grandi, la forêt pousse de tous côtés des
arbres de toute forme, dont les branches noueuses, les jets vigoureux, les larges
feuilles, ensevelissent dans l' ombre quelques troncs rachitiques et mourants, qui
auraient pu vivre encore, s' ils s' étaient appuyés, au lieu de s' isoler.
Qu'est-il arrivé ? Les jeunes gens se sont levés contre leurs devanciers injustes, ils
ont compté les cheveux blancs des vieillards, et, dans leur impatience, ils ont
dressé des tables mortuaires pour se consoler mutuellement par une espérance
impie. J'ai gémi de cette cruauté ; mais pourquoi les avoir persécutés ? Étaient-ils
responsables de cette loi qui les pousse en avant avec le genre humain tout
entier? Loin de détruire les grandes réputations, je dis que l'on doit savoir gré à
chacun de son œuvre selon son temps ; la meilleure preuve que j'en puisse donner
est ce travail ingrat que j'ai fait, nouvel hommage à une ancienne gloire non
européenne, mais universelle ; car, dans le même temps où l'on jouait le more de
Venise à Paris, il se jouait à Londres, à Vienne et aux Etats-Unis. Lorsqu' on a fait
fausse route, il faut bien revenir sur ses pas pour se remettre en bon chemin. Il
n'existait sur la scène tragique d'autre vers que le vers poli et sujet aux
anachronismes dont je vous ai parlé. Il m'a donc fallu reprendre dans notre arsenal
l'arme rouillée des anciens poètes français, pour armer dignement
l'ancien Shakespeare. Corneille, l'immortel Corneille, avait donné au Cid cette
véritable épée moderne d'Othello, dont la lame espagnole est dans l'èbre trempée.
Ebro's temper ! Pourquoi ne s'en est-il servi qu'un seul jour ! Je n'ai rien fait, cette
fois, qu'une œuvre de forme. Il fallait refaire l'instrument (le style), et l'essayer en
public avant de jouer un air de son invention. Si j'avais connu une histoire plus
racontée, plus lue, plus représentée, plus chantée, plus dansée, plus coupée, plus
enjolivée, plus gâtée que celle du more de Venise, je l'aurais choisie précisément
pour que l'attention se portât sans distraction sur un seul point, l'exécution. Vous,
milord, gardez-vous de lire ma traduction, vous la trouveriez aussi imparfaite que je
le fais moi-même. Car j'ai encore cette vérité à vous dire, qu'il n'y a pas au monde
une seule bonne traduction pour celui qui sait la langue originale, si ce mot est
entendu comme reproduction du modèle, comme translation littérale de chaque
mot, chaque vers, chaque phrase, en mots, vers, phrases d'une autre langue.
Toute traduction est faite pour ceux qui n'entendent pas la langue mère et n'est
faite que pour eux, c'est ce que la critique perd de vue trop souvent. Si le
traducteur n'était interprète, il serait inutile. Une traduction est seulement à
l'original ce qu'est le portrait à la nature vivante. Et quel jeune homme pouvant
regarder sa maîtresse daignerait jeter les yeux sur son image?
Mais, dans l'absence ou la mort, l'image satisfait. C'est ici même chose. En vain on
répète le même chant dans sa langue, c'est un autre instrument ; il a donc un autre
son et un autre toucher, d'autres modulations, d'autres accords, dont il faut se
servir pour rendre l'harmonie étrangère, la naturaliser ; mais une chose y manque
toujours, l'union intime de la pensée d'un homme avec sa langue maternelle.
J'ai donc cherché à rendre l'esprit, non la lettre. Cela n'a pas été compris par tout
le monde, je l'avais prévu ; pour les uns, ceux qui ignorent l'anglais, j'ai été trop
littéral ; pour les autres, ceux qui le savent, je ne l'ai pas été assez. Ainsi, ce
bronze fait à l'image de la grande statue d'Othello vient d'être pressé, battu, tordu
par la critique entre l'enclume anglaise et le marteau français. Sous la forme d'un
livre, le more va sans doute encore être attaqué. Mais : parve, sine me, liber, ibis in
urbem. Je ne le saurai guère plus que vous. De loin en loin on me raconte qu'un
pamphlétaire a griffonné, qu'un bouffon a chanté, qu'un censeur incurable a péroré
contre moi. Je ne m'en occupe pas autrement, et je ne sais ni ce qu'ils font ni
ce qu'ils sont.
Je n'ai fait là que vous présenter une vue de cette tentative littéraire. Le système
entier sera mieux expliqué par des œuvres que par des théories. En poésie, en
philosophie, en action, qu'est-ce que système, que manière, que genre, que ton,
que style ? Ces questions ne sont résolues que par un mot, et toujours ce mot est
un nom d'homme. La tête de chacun est un moule où se modèle toute une masse
d'idées. Cette tête une fois cassée par la mort, ne cherchez plus à recomposer un
ensemble pareil. Il est détruit pour toujours. Un imitateur de Shakespeare serait
aussi faux dans notre temps que le sont les imitateurs d'Athalie. encore une fois,
nous marchons, et, quoique Shakespeare ait atteint le plus haut degré peut-être où
puisse atteindre la tragédie moderne, il l' a atteint selon son temps ; ce qui est
poésie et observation de moraliste est aussi beau en lui que jamais il l' eût été,
parce que l' inspiration ne fait pas de progrès, et que la nature des individus ne
change pas ; mais ce qui est philosophie divine ou humaine doit correspondre aux
besoins de la société où vit le poète ; or, les sociétés avancent. Aujourd'hui, le
mouvement est tellement rapide, qu' un homme de trente ans a vu deux siècles
contraires de dix ans chacun, l' un tout en action extérieure, guerroyant,
conquérant, rude, fort et glorieux, mais sans vie, et comme glacé à l' intérieur,
presque sans progrès de poésie, de philosophie et d' arts, ou n' y laissant
apercevoir qu' un mouvement de transition ; l' autre, immobile et languissant
au dehors, mesquin et indécis en action, sans vouloir, sans éclat dans ses faits,
mais agité, dévoré intérieurement par un prodigieux travail intellectuel, une
fermentation presque sans exemple dans l' histoire et portant en lui comme une
fournaise ardente où se refondent, s' élaborent, se coulent et se coordonnent
toutes les pensées, dans toutes leurs formes, tous leurs moules et tous leurs
ordres ; le premier tout semblable à un corps, le second à un esprit. Comment de
ce double spectacle ne sortirait-il pas comme une race d'idées toute nouvelle ? Qui
peut s'étonner de tout ce qui se fait, à moins d'avoir, comme Jérusalem, des yeux
pour ne point voir ? Pour n'appliquer ceci qu'à l'art dramatique, je pense donc qu'à
l' avenir cet art sera plus difficile que jamais pour la France, précisément parce qu'il
est affranchi des plus pesantes règles. C'était autrefois une sorte de mérite que
d'avoir produit quelque chose malgré elles, et les avoir suivies pouvait faire une
réputation. Mais, à présent, ce sera d'un autre point de vue que l' on considérera la
tragédie inventée, il lui faudra d' autant plus de beautés naturelles qu' elle aura
moins de grâces de convention. C' est par la même raison qu' un cheval faible et
ruiné peut avoir au manège une souplesse fort élégante sous les selles de velours,
les cocardes, les nœuds, les bridons dorés et les tresses des écuyers ; il exécute
des voltes et demi-voltes savantes, il fait des soubresauts qui lui donnent un air de
force, et il prend un galop mesuré qui singe la vitesse ; mais lancez-le nu et au
grand air dans une plaine d' Alsace ou de Pologne, et jugez-le à côté d' un étalon
sauvage, et vous verrez ce qu'il saura faire.
La liberté, donnant tout à la fois, multiplie à l'infini les difficultés du choix et ôte tous
les points d'appui. C'est peut-être pour ce motif que l'Angleterre depuis
Shakespeare compte un très-petit nombre de tragédies, et pas un théâtre digne du
système de ce grand homme, tandis que nous comptons une quantité d'écrivains
du second ordre qui ont donné leur théâtre, collection très-supportable dans le
système racinien. J'ai appuyé sur cette remarque, parce que je prévois que,
lorsque les exemples viendront, la critique s'armera d'eux et de leur sort à la
représentation, pour combattre les règles et le système entier, sans savoir gré des
nouvelles difficultés et de l'échelle bien plus grande sur laquelle on mesurera les
œuvres futures. En effet, il ne faudra pas moins qu' ajouter à tout ce que
Shakespeare eut de poésie et d' observation, le résumé ou les sommités de ce
que notre temps a de philosophie, et de ce que notre société a de sciences
acquises. Les tentatives seront nombreuses et hardies, et tout en sera honorable ;
la chute sera sans honte, parce que, dans ce monde nouveau, l' auteur et le public
ont leur éducation à faire ensemble et l' un par l' autre. -j' espère qu'après tout ce
que je viens de vous dire, vous ne me répéterez plus le reproche que vous faisiez
à moi et à mes amis, dans votre dernière lettre, d'un zèle d'innovation trop ardent.
Vous vous rappelez cette grande et vieille horloge que je vous fis remarquer
souvent ? Eh bien, que ce souvenir me serve à vous expliquer ma pensée ; elle est
pour moi la fidèle image de l'état des sociétés en tous temps.
Son grand cadran, dont les chiffres romains sont pareils à des colonnes, est
éternellement parcouru par trois aiguilles. L' une, bien grosse, bien large, bien
forte, dont la tête ressemble à un fer de lance et le corps à un faisceau d' armes,
s' avance si lentement, que l' on pourrait nier son mouvement ; l'œil le plus sûr, le
plus fixe, le plus persévérant, ne peut saisir en elle le moindre symptôme de
mobilité ; on la croirait scellée, vissée, incrustée à sa place pour l' éternité, et
pourtant, au bout d' une grande heure, elle aura décrit la douzième partie du
cadran. Cette aiguille ne vous représente-t-elle pas la foule des peuples dont
l’avancement s'accomplit sans secousse et par un entraînement continuel mais
imperceptible.
L'autre aiguille, plus déliée, marche assez vite pour qu'avec une médiocre attention
on puisse saisir son mouvement ; celle-ci fait en cinq minutes le chemin que fait la
première en une heure, et donne la proportion exacte des pas que fait la masse
des gens éclairés au delà de la foule qui les suit. Mais, au-dessus de ces deux
aiguilles, il s'en trouve une bien autrement agile et dont l’œil suit difficilement les
bonds ; elle a vu soixante fois l'espace avant que la seconde y marche et que la
troisième s'y traîne. Jamais, non jamais, je n' ai considéré cette aiguille des
secondes, cette flèche si vide, si inquiète, si hardie et si émue à la fois, qui
s'élance en avant et frémit comme du sentiment de son audace ou du plaisir de sa
conquête sur le temps ; jamais je ne l' ai considérée sans penser que le poëte a
toujours eu et doit avoir cette marche prompte au devant des siècles et au delà de
l' esprit général de sa nation, au-delà même de sa partie la plus éclairée.
Et ce balancier pesant qui les régit par un mouvement invariable, ne verrions-nous
pas en lui, si nous suivions cette idée, un symbole parfait de cette inflexible loi du
progrès dont la marche emporte sans cesse avec elle les trois degrés de l' esprit
humain qui lui sont indifférents, et ne servent, après tout, qu' à marquer
successivement ses pas vers un but, hélas ! Inconnu ?
1 er novembre 1829.
SUR LA SOIREE DU 24 OCTOBRE 1829
Vous avez grand tort de vous imaginer que la France s'occupe de moi, elle qui se
souvient à peine aujourd'hui de la conquête de l'empereur Nicolas sur l'empire
vermoulu des turcs ; laquelle conquête est d' hier. J'ai eu ma soirée, mon cher lord,
et voilà tout. Une soirée décide de l'existence ou de l'anéantissement d'une
tragédie, elle est même, je vous assure, toute sa vie ; car examinez de près cette
question, et vous verrez que si, une heure avant, elle n'était pas tout, une heure
après, elle n'est presque pas. Voici comment : une tragédie est une pensée qui se
métamorphose tout à coup en machine : mécanique aussi compliquée que le fut la
machine de Marly, de royale mémoire, dont vous avez vu quelques soliveaux noirs
flottant sur la boue. Cette mécanique se monte à grands frais de temps, d'idées, de
paroles, de gestes, de carton peint, de toiles et d'étoffes brodées. Une grande
multitude vient la voir. la soirée venue, on tire un ressort et la machine remue toute
seule pendant environ quatre heures : les paroles volent, les gestes se font, les
cartons s'avancent et se retirent, les toiles se lèvent et s'abaissent, les étoffes se
déploient, les idées deviennent ce qu'elles peuvent au milieu de tout cela ; et si,
par fortune, rien ne se détraque, au bout des quatre heures, la même personne tire
le même ressort, et la machine s'arrête. Chacun s'en va, tout est dit. Le lendemain,
la multitude diminue justement de moitié et la machine commence à s'engourdir.
On change une petite roue, un levier, elle roule encore un certain nombre de fois,
après lesquelles les frottements usent les rouages qui se désunissent un peu et
commencent à crier sur les gonds. Après un autre nombre de soirs, la machine
ayant toujours diminué de qualité, et la multitude de quantité, le mouvement cesse
tout à coup dans la solitude.
Voilà à peu près la destinée de toutes les idées réduites en mécaniques à ressorts
dramatiques, et nommées communément tragédies, comédies, drames, opéras,
etc., etc. ; et il n' y a pas à Paris un étudiant qui ne vous puisse dire, à deux jours
près, combien de fois celle-ci ou celle-là pourra se mouvoir et opérer avec suite ; l'
une cent fois, c' est, dit-on, le maximum ; l' autre six ; une autre plus, une autre
moins. On ne peut le nier : faire jouer une tragédie n'est autre chose que préparer
une soirée, et le véritable titre doit être la date de la représentation. Ainsi, d' après
ce principe, au lieu de as you like it, comme écrivit Shakespeare un jour, j' aurais
mis, dans l' embarras du choix, en tête de sa comédie : 6 january 1600.
Et le more de Venise ne doit pas se nommer autrement pour moi que le 24 octobre
1829. Aujourd'hui, le bruit est fini, c'est un feu d'artifice éteint. Je ne vous cacherai
pas que, lorsque cette idée m'a frappé comme un trait de lumière, j'ai trouvé les
préparatifs de ces sortes de soirées un peu bien longs, comme dit souvent
notre grand Molière. Par exemple, pour m'arranger un 24 octobre, il m'a fallu
quitter, à mon grand regret, une histoire ou l'histoire (ce qu'il vous plaira) dans le
genre de cinq-mars, que je préparais pour m'amuser moi-même, si je puis,
ou amuser les petits enfants. Cette interruption m'a coûté. Mais il le fallait. J'avais
quelque chose de pressé à dire au public, et la machine dont je vous ai parlé est
la voie la plus prompte.
C'est vraiment une manière excellente de s'adresser à trois mille hommes
assemblés, sans qu'ils puissent en aucune façon éviter d'entendre ce que l'on a à
leur dire. Un lecteur a bien des ressources contre nous, comme, par exemple, de
jeter son livre au feu ou par la fenêtre : on ne connaît aucun moyen de répression
contre cet acte d'indignation ; mais, contre le spectateur, on est bien plus fort : une
fois entré, il est pris comme dans une souricière, et il est bien difficile qu'il sorte s'il
a des voisins brusques et que le bruit dérange. Il y a telle place où il ne peut tirer
son mouchoir.
Parlons du public.
Que justice lui soit enfin rendue, il a montré hautement qu'il lui fallait entendre et
voir la vérité pour laquelle combattent aujourd'hui tous les hommes forts dans tous
les arts. Je ne sais ce que c'est que le public, si ce n'est majorité, et elle a voulu ce
que nous voulons. Quelque chose me disait que son heure était venue, et il y a
longtemps que j'attends qu'elle sonne. La routine a reculé cent fois, la routine, mal
qui souvent afflige notre pays, la routine, chose contraire à l'art parce qu'il vit de
mouvement, et elle d'immobilité. Il n'y a pas de peuple chez lequel aujourd'hui les
coutumes de la littérature et des arts enchaînent et clouent à la même place plus
de gens que chez nous que vous croyez si légers. Oui, la grande France est
quelquefois négligente, et en toute chose sommeille souvent ; cela est heureux
pour le repos du monde ; car, lorsqu' elle s'éveille, elle l'envahit ou l'embrase de
ses lumières ; mais, le reste du temps, elle reçoit trop souvent la direction, en
politique, des plus nuls, en intelligence, des plus communs. De temps à autre, le
public, dans sa majorité saine et active, sent bien qu'il faut marcher, et désire des
hommes qui avancent ; mais presque toujours une foule d'esprits infirmes et
paresseux qui se donnent la main forment une chaîne qui l'arrête et l'enveloppe ;
leur galvanisme soporifique s'étend, l'engourdit, il se recouche avec eux et se
rendort pour longtemps. Ces malades (bonnes gens d' ailleurs) aiment à entendre
aujourd'hui ce qu'ils entendaient hier, mêmes idées, mêmes expressions, mêmes
sons ; tout ce qui est nouveau leur semble ridicule ; tout ce qui est inusité, barbare
; - tout leur est aquilon. Débiles et souffreteux, accoutumés à des tisanes douces
et tièdes, ils ne peuvent supporter le vin généreux ; ce sont eux que j'ai cherché à
guérir, car ils me font peine à voir si pâles et si chancelants. Quelquefois je leur ai
fait bien mal, au point de les faire crier ; mais, moyennant quelques
adoucissements à leur usage, ils se trouvent à présent dans un bien meilleur état
de santé ; je vous donnerai de leurs nouvelles de temps en temps.
Laissons de côté cette puérile question des représentations dont je vous ai parlé
légèrement comme d'une chose assez légère en elle-même. Nous pouvons
quelquefois sourire en parlant des hommes, jamais en traitant des idées. Parlons
des systèmes en général, et, en particulier, de ce système de réforme dramatique.
Il est incroyable qu'à force de dénaturer les mots, on en soit venu à prendre
quelquefois ce mot système en mauvaise part. Système signifie par sa racine, si
j'ai bonne mémoire du grec, ordre, enchaînement de principes et de conséquences
composant une doctrine, un dogme. Tout homme qui a des idées et ne les
enchaîne pas dans un système entier est un homme incomplet ; il ne produira rien
que de vague ; s'il fait quelque chose de passable, ce sera au hasard, et comme
par bouffées ; il marchera toujours à tâtons dans le brouillard. Voyez, au contraire,
une pensée neuve germer dans une tête fortement organisée, elle s' y multiplie et
se coordonne d' une manière admirable, en un seul instant, tant la chaleur et le
travail continu d' un esprit vigoureux la font rapidement mûrir ; hardiment fécondée,
elle enfante à son tour des générations non interrompues de pensées qui lui
ressemblent et dépendent uniquement d' elle. Tout involontaire qu'est l'inspiration
du poëte, cependant elle l'entraîne souvent à son insu, et sans qu'il puisse s'en
rendre compte, dans une succession d' idées qui forment un entier système, une
ordonnance parfaite sans laquelle il ne serait pas. Ainsi, je pense que tel homme
qui vous paraît tout instinctif et incapable d' écrire une théorie sur ses propres
oeuvres dès que l' enivrement de l' enthousiasme est apaisé ; cet homme, même
fit-il serment qu' il n' a pas de système, est plus dépendant du sien que tout autre
homme, précisément parce qu' il ne se connaît pas, n' a pas analysé le système
qui l' entraîne et n' est pas libre de le démolir pour en construire un second
supérieur au premier.
L'histoire du monde n'est que celle de plusieurs systèmes en action, et, chacun de
ces systèmes étant réduit à son idée première, on pourrait réduire cette histoire
elle-même à une vingtaine d'idées tout au plus. Pas un grand homme n' a surgi,
homme de pensée ou homme d' action, qui n' ait créé et mis en œuvre un système
; avec cette différence que le penseur est bien supérieur à l' autre en ce qu' il vit
dans ses idées, règne par les idées, les présente toutes nues, pures des souillures
de la vie, libres de ses accidents, et ne leur devant rien ; tandis que l' autre,
capitaine ou législateur, jeté dans un océan de circonstances, élevé par une
vague, précipité par l' autre, entraîné par un courant dont il cherche à profiter,
change vingt fois de route, de projets et de plans, oubliant le principe qu' il a voulu
mettre au jour, et faisant souvent céder sa conviction à sa fortune.
Le mot justifié, redescendons, pour l'appliquer, aux deux systèmes dramatiques
qui occupent quelques esprits, l'un par son agonie, l'autre par sa
naissance.
Je veux suivre avec vous le même ordre que j'ai établi tout à l'heure et parler
d'abord de la composition des œuvres.
Grâce au ciel, le vieux trépied des unités sur lequel s'asseyait Melpomène, assez
gauchement quelquefois, n'a plus aujourd'hui que la seule base solide que l'on ne
puisse lui ôter : l'unité d'intérêt dans l' action. On sourit de pitié quand on lit dans
un de nos écrivains : le spectateur n'est que trois heures à la comédie ; il ne faut
donc pas que l'action dure plus de trois heures. Car autant eût valu dire : " le
lecteur ne met que quatre heures à lire tel poème ou tel roman ; il ne faut donc pas
que son action dure plus de quatre heures. " cette phrase résume toutes les
erreurs qui naquirent de la première. Mais il ne suffit pas de s'être affranchi de ces
entraves pesantes ; il faut encore effacer l'esprit étroit qui les a créées.
p264
p265
p267
p268
p269
p270
p272
p273
p274
p275
p276
p277
p278
p279
p280
p281