H. Reichenbach - Causalité Et Induction (1937)
H. Reichenbach - Causalité Et Induction (1937)
H. Reichenbach - Causalité Et Induction (1937)
CAUSALITÉ ET INDUCTION
appliquée avec tant de succès dans les recherches d'un Galilée, d'un
Kepler, d'un Newton. C'était vraiment un grand mérite d'avoir reconnu
l'importance de la méthode inductive ; et Bacon, auquel nous devons
cette découverte philosophique, lui a ajouté déjà une analyse
intéressante qui tendait à classifier les diverses sortes d'induction. Il
est bien nécessaire de dire cela dans un temps enclin à diminuer
l'œuvre de Bacon ; c'est un des grands mérites du livre fondamental
sur l'induction que nous devons à M. Lalande d'avoir sauvé l'honneur
de Bacon contre les attaques des rationalistes modernes qui croient
que la science possède des méthodes non-inductives menant à des
découvertes empiriques. Mais l'analyse de Bacon était encore portée
par le même esprit de confiance naïve qui caractérisait les travaux des
physiciens contemporains ; il a fallu une autre époque, une époque
d'analyse plus profonde et critique, pour que les problèmes
épistémologiques de l'induction soient découverts. Si le résultat de la
première époque brillante de la science fut que signifie , la
philosophie qui lui a succédé a bientôt découvert que nous ne pouvons
pas comprendre le fait même de ces lois, que le concept de causalité
lui-même renferme un problème échappant à l'entendement humain.
C'est la critique célèbre de Hume qui a montré l'énigme de la causalité
s'exprimant dans l'application du principe de l'induction. Nous savons
que cette critique de Hume n'est pas la première phase, mais déjà le
résultat d'un développement historique se concentrant autour du
concept de causalité ; dans son étude magistrale sur L'Expérience
humaine et la causalité physique, M. Brunschvicg a montré jusqu'à
quel degré les idées de Hume ont été préparées et influencées par la
critique du principe de causalité faite par Malebranche. La doctrine de
l'occasionnalisme, si difficilement compréhensible aux cerveaux
sécularisés et techniciens du XXe siècle, n'est que l'étape théologique
de l'analyse de la causalité ; ce qui se dessine derrière le voile de ces
images d'un Dieu intervenant dans chaque processus causal, c'est la
découverte logique qu'il nous est impossible de concevoir les
prétentions à la nécessité rattachées à la succession causale, dans
toutes les applications de ce concept. La physique nous montre que
l'événement A est toujours suivi de l'événement B – mais elle ne peut
pas nous montrer une connexion nécessaire entre ces deux
événements, – voilà la question autour de laquelle se concentrent les
arguments d'un Malebranche en des formes toujours renouvelées.
Mais ce fut Hume qui exposa cette critique dans une forme purement
logique, libérée de tout revêtement théologique, et qui y ajouta la
découverte que le principe de l'induction, base nécessaire de chaque
construction effective de lois causales, échappe aux tentatives de
justification épistémologique. Cette découverte de Hume marque une
44 Philosophie des sciences
veut ; qui veut prédire, doit dire ce qu'il entend par . Si nous essayons
de trouver une définition de ce terme qui correspond, au moins à un
certain degré, à la pratique de la langue, la définition – quelle que soit
la détermination plus précise – doit entraîner le postulat de l'existence
de certaines séries possédant une limite de la fréquence. C'est de cette
composante de la définition que se déduit le caractère du principe de
l'induction comme condition nécessaire de la possibilité de prédire.
L'application du principe de l'induction ne signifie donc aucune
restriction, aucune renonciation à d'autres possibilités de prédictions,
– elle ne signifie que l'interprétation mathématique de ce que nous
entendons par proprement dite.
Les idées de cette justification ne sont à comprendre que dans une
conception nouvelle de la science, selon laquelle la vérité est à
remplacer par la probabilité, et le concept de prédiction vraie par celui
de la mise la plus favorable. Cette conception fera peut-être, à
première vue, l'impression de l'incertain, d'un abandon du sol solide
des conceptions traditionnelles, et d'un passage au sol ballotté de
concepts trop élastiques. Mais qui a commencé une fois à manier ces
concepts élastiques, qui s'est habitué à les appliquer à des problèmes
logiques concrets reconnaît bientôt que le filet de ces concepts
élastiques est plus solide que la grille des concepts rigides
traditionnels, et qu'il est supérieur à la dernière en ce qu'il épouse par
sa flexibilité le formes entortillées de la structure de la pensée.
C'est avant tout la théorie des hypothèses scientifiques pour
laquelle s'ouvrent de nouvelles possibilités concernant l'interprétation
des opérations conceptuelles de la science, avec la logique
probabilitaire. La structure des inférences scientifiques se trouve
tracée dans les schémas du calcul des probabilités ; le passage des
faits de l'observation à la théorie qui les englobe et en même temps les
dépasse trouve son interprétation dans des opérations de ce calcul
mathématique. Ce qui est essentiel dans cette méthode, c'est qu'elle ne
soutient jamais un résultat comme définitif, mais qu'elle soumet
chacun de ses résultats à un contrôle expérimental permanent et
qu'elle est toujours prête à le corriger. Une mise ne veut pas être un
énoncé vrai ; on peut la corriger si de nouvelles expériences l'exigent.
Une mise peut être la plus favorable par rapport à un certain ensemble
d'expériences, mais peut perdre cette propriété avec l'élargissement de
la base expérimentale ; c'est pourquoi il n'y a aucune contradiction
logique dans la méthode de la correction des mises. On peut
considérer l'ensemble des méthodes scientifiques comme un vaste filet
d'inductions enchaînées tel que chacune d'elles corrige les autres.
C'est ici que se rangent les restrictions du principe de l'induction
connues déjà dans la théorie ancienne de l'induction ; il n'est pas
56 Philosophie des sciences
DISCUSSION
Vous avez dit qu'on trouvait aussi cette limite dans les sciences
physiques et naturelles ; que, lorsqu'on fait beaucoup d'expériences
successives, on peut toujours constater qu'en prenant la somme de ces
expériences, par un calcul, on s'approche aussi d'une limite. Je
pourrais prendre un exemple. Soit le problème familier des assurances
: quelle est la probabilité que les personnes qui ont atteint l'âge de
soixante ans meurent entre soixante et soixante-et-un ans ? On peut le
considérer comme un problème de science, d'observation et
d'induction, et faire des observations, les poursuivre. Au début elles
donnent un rapport du nombre des morts au nombre des personnes de
cette catégorie d'âge qui peut varier, et qui varie même beaucoup :
mais à mesure que le nombre des observations augmente, on tend à se
rapprocher d'une limite.
Vous avez ajouté, il est vrai, que cette limite peut varier à mesure
qu'on prolonge les observations. Partons de la limite H S, nous
arriverons à la limite H T, puis à la limite H C. Et ceci est
parfaitement compatible avec le progrès de la science.
Mais supposez que nous prenions des registres de sociétés
d'assurances s'étendant sur une période d'une cinquantaine, d'une
soixantaine, d'un plus grand nombre encore d'années ; que, dans cette
période, la mortalité ait beaucoup diminué, d'une façon peut-être
irrégulière, mais cependant certaine, considérable. Lorsque vous
partez de la période la plus ancienne pour aller vers le présent et vers
l'avenir, vous trouvez successivement des limites qui varieront, mais
qui varieront suivant une certaine direction. Mais vous pourriez très
bien, après tout, suivre la marche inverse : partir des résultats les plus
récents, remonter en arrière, et vous trouveriez des limites qui
varieraient, mais suivant une direction qui ne serait pas la même. Ce
fait que la limite peut varier suivant des directions différentes est tout
de même assez impressionnant. Il me semble qu'il y a là quelque
chose qui différencierait un certain genre d'observations de celles qui
sont fondées sur les probabilités, savoir le fait que les résultats qu'on
obtient quant à la limite des fréquences paraissent déterminés par
l'ordre même dans lequel se poursuivent les observations.
À ce propos, je vous rappellerai un exemple qui a été donné par von
Mises, dans son livre : Wahrscheinlichkeit und Wahrheit. Supposons
que nous parcourions une route. Le long de cette route il y a des
bornes : neuf bornes petites, puis une dixième qui est grande ; puis
neuf nouvelles bornes, qui sont encore petites, et une dixième qui est
grande, et ainsi de suite. Devant chaque borne, nous noterons le
nombre de celles que nous avons vues jusqu'ici, petites et grandes :
nous calculerons par conséquent un rapport. Ce rapport changera, à
mesure que nous avancerons. Cependant, il tendra vers une limite.
I. Épistémologie générale : 3. Reichenbach (5 juin 1937)
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Von Mises dit : «Ce n'est tout de même pas un cas où s'applique le
calcul des probabilités. C'est que, précisément, les fréquences que
nous constatons, et les limites vers lesquelles nous tendons
successivement, sont fonction de la façon dont nous avons parcouru la
route, et de l'ordre même suivant lequel étaient placées ces bornes.
C'est tout autre chose que si nous supposons les bornes transformées
en des boules rouges pour les petites bornes, blanches pour les
grandes bornes, si nous les mettons dans une urne et si nous les tirons
au hasard».
Ce qui me frappe surtout dans cet exemple, c'est qu'il s'applique, au
fond, à une quantité de recherches expérimentales qui sont à la base
de l'induction. Quand nous cherchons à établir une loi inductive, nous
faisons une série d'expériences. Vous dites que si ces expériences sont
assimilables à des faits semblables aux tirages que l'on fait d'une urne,
elles se rangent les unes à la suite des autres. Seulement nous
constatons qu'elles se rangent suivant un ordre tel que les mêmes
phénomènes se répètent. C'est le même objet, complexe d'ailleurs, que
nous retrouvons d'un ensemble à l'autre, et l'on peut même dire que,
quel que soit l'intérêt de ce calcul que nous faisons en poursuivant
ainsi notre route et nos observations, il serait possible dès la première
partie de la route, si nous comptions avec beaucoup de soin les
bornes, d'arriver au rapport exact.
Or, en science expérimentale, c'est généralement qui se passe. Nous
répétons des observations, mais ces observations qui se succèdent,
c'est la même observation, en réalité, faite sur le même phénomène.
Dès le début nous aurions pu, si nous avions peut-être appliqué les
procédés rigoureux qui conviennent, savoir tout ce que nous désirions
savoir ; cette limite, nous l'aurions atteinte dès le premier phénomène.
Alors il semble qu'il y ait tout de même là une différence, et la raison
de faire une distinction entre deux modes d'investigation, deux modes
de recherche, les uns qui portent sur des phénomènes ordonnés et qui
se répètent tels quels, et les autres qui portent sur des phénomènes qui
se produisent au hasard, c'est-à-dire sans ordre et sans règle.
Je sais bien qu'on a pu soutenir qu'au fond ce qui importait, dans
ces expériences répétées, c'était la répétition même. C'est la thèse –
d'ailleurs très ingénieuse – qu'a défendue M. Nicod dans un livre
intitulé : Le Problème logique de l'Induction. M. Nicod était, je crois,
un élève de M. Lalande. Dans son livre, qui a paru en 1924, il a
soutenu que la preuve expérimentale véritable, qui résulte de la
répétition, vient de la répétition même. On lui a objecté que la
répétition, quand il s'agit d'observations, ou d'expérimentations en
physique et en sciences naturelles, a pour objet de passer d'une
expérience imparfaite à une expérience plus parfaite. L'utilité de la
60 Philosophie des sciences
les faits eux-mêmes, les faits élémentaires, nous pouvons les atteindre
dans leur liaison.
En d'autres termes, notre attention se porte alors sur une expérience
partielle. Elle est sans doute répétée, mais seulement pour nous
permettre de mieux apercevoir la liaison des éléments dont elle est
constituée. C'est la liaison de ces éléments, dans le temps ou dans
l'espace, qui nous importe, c'est l'ordre. Or, cet ordre, la logique
probabilitaire doit admettre qu'il n'existe pas dans les cas particuliers.
Elle ne s'applique que dans l'hypothèse où cet ordre n'est point donné,
où il n'y a point de liaison positive entre les éléments, où les éléments
sont indépendants l'un de l'autre.
Alors, dans le domaine des sciences humaines, comme de beaucoup
d'autres sciences d'ailleurs, nous pouvons distinguer deux sortes de
cas : des cas dans lesquels, peut-être indéfiniment, on en sera réduit à
des lois de probabilité, parce qu'il s'agit là d'étudier des ensembles
dont on ne peut pas atteindre d'une façon suffisamment précise les
éléments, qu'on ne peut pas soumettre à certains genres d'abstraction,
dans le détail desquels, en somme, on ne peut pas entrer, si bien que
l'on ne peut connaître ces ensembles que par des expériences répétées,
et en calculant alors, comme vous le disiez, une limite des fréquences.
Mais il y a beaucoup d'autres cas dans lesquels, au contraire, il nous
est possible et il est tout indiqué d'essayer d'atteindre le phénomène
lui-même dans ses éléments, de saisir la façon dont ces éléments sont
ordonnés, de reproduire cet ordre, et d'aboutir alors à des lois qui n'ont
plus du tout le même caractère, parce qu'elles reposent, je crois, sur la
constatation de faits particuliers, de faits presque individuels, et
peuvent être exprimées en termes d'objets particuliers mis en rapport
les uns avec les autres.
Voilà l'ensemble des observations que je désire vous faire, parce
que je suis très attaché à cette conception d'un double point de vue,
d'une double méthode de recherche suivant les cas. Je suis loin de
méconnaître, d'ailleurs, l'importance de toute cette logique
probabilitaire et de la science qui est fondée sur elle ; seulement je
crois que, dans son intérêt même, elle gagnerait à délimiter, peut-être,
et à définir son objet plus étroitement, de façon à le distinguer du reste
du domaine scientifique.