L'Espoir Sous Nos Semelles Extrait PDF

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 20

1 000 kilomètres de marche extrême.

Pour Juno, c’est le seul moyen


de sauver sa famille
L’ESPOIR SOUS
NOS SEMELLES
Aurore Gomez
Prologue

J uno ?
— Anna ouvre la porte de la salle de bains alors
que j’enfile mon teeshirt. Elle passe sa tête par l’en-
trebâillement de la porte. Le courant d’air froid qui
pénètre dans la pièce saturée de chaleur me fait fris-
sonner.
—  Tu as fini de prendre ta douche ?
—  Comme tu vois ! Y a un problème ?
—  On voulait faire à manger avec Lucie, mais y a
plus rien dans les placards. Il faudrait aller faire des
courses.
Il faut faire attention avec les filles. « Il n’y a plus rien
dans les placards » signifie la plupart du temps « rien
qu’on aime ». Je mets mon jogging, un pull et descends
dans la cuisine. Les placards grands ouverts leur donnent
raison. Il n’y a vraiment plus grand-chose. Une boîte

5
d’épinards, des céréales, un vieux pot de pâté sans
étiquette. Dans le frigo, un reste de jambon, du fromage
râpé, un œuf.
Je jette un coup d’œil dans le salon.
Papa dort dans le canapé. Comme d’habitude.
Je tire sans ménagement son portefeuille de sa poche
arrière, l’ouvre et trouve un billet de dix plié en quatre.
Ce sera bien suffisant pour le repas de ce soir.
Yohan propose des croquemonsieurs, qui sont validés
par Anna et Lucie.
Je n’ai plus qu’à aller faire les courses.
J’enfile mes bottes et mon ciré jaune de la conserverie
Milicote. Il sent fort le poisson mais c’est toujours mieux
que de me retrouver trempée par la pluie glaciale qui
tombe en ce moment.
Mon vélo m’attend dehors : je l’enfourche et remonte
le chemin de bord de mer. Le jeudi après-midi, l’épicerie
du centre-ville est fermée, il va falloir que j’aille au super-
marché, sur la départementale.
Les vagues s’écrasent avec fracas contre les rochers.
L’écume, qui se mêle à la pluie, sale mes lèvres et mes cils.
Je suis transie en à peine dix minutes, mais le supermar-
ché n’est pas loin : sa devanture éclairée fait un trou de
lumière dans la nuit.
À l’intérieur, la sensation de chaleur est presque désa-
gréable après le froid piquant du dehors. Mais moins
quand même que l’affreuse musique qui passe à un
volume beaucoup trop élevé. Je me dépêche de trouver le

6
sachet de pain de mie et le beurre pour les croquemon-
sieurs. Je prends aussi une salade et du lait avant de me
diriger vers la seule caisse ouverte.
—  Sale temps, hein ? me dit la caissière alors que je
jette un coup d’œil dépité vers l’extérieur.
Dehors, la pluie qui a redoublé d’intensité noie le
paysage. C’est à peine si on voit les phares de la voiture
qui vient de passer. Mon vélo, que j’ai posé contre le
mur, ressemble à un animal abandonné.
—  Sale temps, oui.
—  Si vous voulez, vous pouvez attendre que ça passe.
Je ferme pas tout de suite.
Je la remercie, fourre mes achats dans mon sac à dos et
me plante derrière la baie vitrée envahie de buée, espérant
que la pluie se calme rapidement. Dehors, un homme
court, tentant de se protéger des trombes d’eau avec sa
mallette. C’est un peu comique parce que, au lieu de faire
parapluie, la mallette dirige l’eau directement dans son
dos. En le suivant du regard, je repère un présentoir en
carton près de l’entrée.
Dessus, écrits au feutre noir, les mots TREK DU
POWNAL.
À l’intérieur, il y a des liasses de feuilles agrafées. J’en
attrape une par curiosité.
—  C’est mon cousin Pete qui a posé ça là, lance la
caissière qui m’observe. Il bosse au Vieux Nomade, ça fait
un peu de pub pour ceux qui veulent acheter du matériel
de randonnée.

7
Effectivement, en première page, le fameux Pete a collé
une carte du Vieux Nomade : Articles de randonnée neufs
ou d’occasion. Je feuillette la liasse qui comprend plusieurs
documents relatifs au trek. Le règlement a l’air particu-
lièrement long, je lis :
 
4.2. Chaque concurrent se voit remettre par l’organisa-
tion, la veille du départ :
—  un bracelet à fonction de balise GPS, monitorage
de santé en temps réel, bouton SOS. En cas de casse ou de
perte du bracelet, le concurrent doit envoyer via sa tablette
un message avec une brève description de son état de
santé ;
—  une caméra embarquée, fixée sur harnais ventral ;
— une tablette connectée uniquement au profil du
concurrent sur la plateforme technique et sur le site Internet
du trek du Pownal ;
—  une fusée de détresse.
 
Eh ben, quel programme ! Tout de suite ça donne
envie, leur bracelet SOS, leur fusée de détresse et leur
monitorage de santé ! Ça met en confiance !
—  Vous voulez vous inscrire ?
Je lève la tête et regarde la caissière, sans comprendre
tout de suite le sens de sa question. Je bafouille :
—  Pardon ? Non ! Je suis pas du tout assez sportive
pour me lancer dans un truc pareil !
—  Vous êtes quand même venue à vélo ! plaisante-­
t-elle.

8
Je hausse les épaules. La pluie tombe moins fort main-
tenant, je vais pouvoir sortir. Je fourre les feuilles au fond
de mon sac, remets ma capuche, enfourche mon vélo et
rentre à la maison.
 
***
 
Le soir, quand tout le monde est enfin couché, je me
glisse dans mon lit et sors la liasse de mon sac.
 
Le trek du Pownal.
Un évènement sportif incontournable de l’île.
Près de mille kilomètres de randonnée en autonomie
presque totale dans la chaîne de montagnes du Pownal.
 
J’ai souvent suivi cette course sur le Net, grâce aux
cartes interactives du site ; j’ai regardé les photos et les
vidéos des participants, lu leurs messages quotidiens,
mais je n’avais jamais vu les papiers d’inscription. Je
n’avais même jamais pensé que c’était ouvert à tout le
monde. Je croyais que les jeunes qui y participaient
étaient, je ne sais pas, triés sur le volet.
Je passe la fiche d’inscription proprement dite, pour
lire la lettre de présentation de Nicolas Boscombe, le
trekkeur qui a créé la course et qui l’organise tous les
deux ans :
 
Il y a deux ans, Gabriel Kergal gagnait la course du
Pownal avec une demi-journée d’avance sur les autres

9
concurrents. Il avait tout juste dix-huit ans, rien ne le
prédestinait à la victoire. Chacun se souvient de son étonne-
ment et de ses larmes de joie sur la ligne d’arrivée.
Ce jour-là, j’ai ressenti une émotion très particulière,
parce que moi aussi, j’avais parcouru une partie de cette
chaîne de montagnes à dix-huit ans, tout seul, sans
assistance. Cette expérience a marqué ma vie plus que
tout ce que j’ai fait par la suite. Peut-être parce que je
l’ai vécue à l’âge où les grandes aventures forgent le
caractère…
À peine trois ans plus tard, soutenu par une dizaine de
sponsors, je créais ce trek, avec quelques amis. Je l’ai fait pour
que, comme moi, les jeunes puissent se confronter avec la
Nature, pour aller au bout d’eux-mêmes, se dépasser chaque
jour davantage. Il y avait neuf concurrents au départ de la
première édition. La dernière fois, ils étaient vingt-sept à se
tenir sur la ligne de départ.
J’espère que vous serez nombreux, cette année, à vous
lancer dans cette traversée du Pownal. Nombreux à gravir
les Crêtes d’or, le Trivent et l’Albus. Nombreux à entendre
le lointain hurlement des loups du plateau Leu, nombreux
à vous enfoncer au cœur de la forêt Ursus. Nombreux à vivre
cette aventure humaine.
Cette incroyable aventure humaine !
 
La lettre de Boscombe est vraiment enthousiasmante !
Je me demande si Jade avait pensé faire cette course,
elle qui aimait tant la montagne. Je crois qu’elle aurait été

10
tout à fait capable de se lancer un pareil défi ! Et je suis
même sûre qu’elle aurait pu gagner.
Je retourne aux pages du règlement, je m’attarde sur
certaines règles. Celle qui stipule que les concurrents ne
sont autorisés à marcher que de quatre heures du matin
à vingt-deux heures (il y en a qui auraient voulu marcher
la nuit ? en montagne ?) ; que, comme dans toute épreuve
sportive en pleine nature, et malgré les précautions prises par
l’organisation, les concurrents du trek du Pownal sont
susceptibles de se trouver face à des dangers de différentes
natures auxquels ils doivent se préparer (phénomènes
météorologiques dangereux, ours, loups, coyotes, lynx) !
Ou encore que les concurrents ne peuvent bénéficier d’au-
cune assistance médicale sur place et que tout appel d’ur-
gence et toute utilisation de la fusée de détresse équivalent à
un abandon. Mieux, si un concurrent porte assistance à un
autre, de quelque manière que ce soit, une pénalité sera
appliquée au concurrent assisté.
Je me demande qui peut bien se dire, en lisant ça :
« Cool ! Il faut à tout prix que je m’inscrive pour vivre
cette incroyable aventure humaine ! »
 
***
 
—  Tu dors ?
J’ouvre un œil. Cette fois-ci, c’est Lucie qui a passé la
tête par l’entrebâillement de la porte. Ses grands yeux
noirs me fixent dans la pénombre.

11
—  Ne me dis pas que vous avez encore faim !
Elle sourit et vient s’asseoir sur mon lit. Elle porte mon
ancienne chemise de nuit, qui est bien trop grande pour
elle. Ses longs cheveux bruns coulent dans son dos. Je les
lui envie, moi qui suis la seule de la fratrie à avoir hérité
des cheveux roux indisciplinés de ma mère.
Je sens qu’elle veut me dire quelque chose, qu’elle
hésite. Nous écoutons le vacarme sourd de la pluie sur le
toit et le bruit des gouttes tambourinant sur ma fenêtre.
Quand l’averse se calme, Lucie demande :
—  C’est vrai que les huissiers vont venir nous prendre
la maison ?
—  Qui t’a dit ça ?
—  Marie. Elle l’a dit ce matin dans la cour, et tout le
monde s’est moqué de moi. Maya a dit aussi qu’on était
tellement pauvres qu’on nous donnait à manger gratui-
tement, et même que parfois on faisait les poubelles.
Je bondis, les poings serrés :
—  Ces deux-là sont des vraies pestes. C’est n’importe
quoi. Ne les écoute pas, Lucie, elles disent ça juste pour
t’embêter.
Ma sœur a l’air rassurée et retrouve le sourire. J’aimerais
tellement pouvoir la protéger de la méchanceté des autres,
mais ces pestes n’ont pas tout à fait tort. Depuis que papa
ne travaille plus, nous recevons régulièrement des bons
du Secours populaire et, pour l’huissier, si ce n’est pas
d’actualité pour le moment, ça le sera bien un de ces
jours.

12
—  Tu devrais aller te recoucher, il est vraiment très
tard.
Lucie m’embrasse et glisse de mon lit, faisant tomber
les feuilles du trek par terre. Elle les ramasse et me
demande, étonnée :
—  Tu veux t’inscrire au trek du Pownal ?
Je ris.
—  Non, j’ai juste trouvé ça au supermarché tout à
l’heure. J’avais envie de le lire. Par curiosité.
—  J’ai cru que tu voulais t’inscrire pour gagner plein
de sous pour qu’on soit plus pauvres ! Et alors… c’est
intéressant, ces papiers ?
—  C’est juste un règlement, tu sais… Pas un roman !
Allez, retourne te coucher. Et ne réveille pas Yohan.
Elle sort tout doucement, laissant la porte grande ouverte.
Je me lève, regarde ma petite sœur longer le couloir sur la
pointe des pieds. Je pousse ma porte et retourne me coucher.
Dans le noir, les mots de Lucie m’empêchent de m’endor-
mir. C’est vrai que le gagnant du trek remporte une belle
somme d’argent. Combien, je ne sais plus exactement, mais
un truc assez conséquent. Peut-être cent-mille ? Non, cent-
mille, ça paraît trop. Cinquante ?
Je rallume la lumière, attrape les feuilles. La dernière
page répond à ma question. Le gagnant reçoit cent-­
cinquante-mille dols.
Cent-cinquante-mille dols !
Je n’ose même pas imaginer combien la vie serait diffé-
rente si on avait autant d’argent. Je pourrais dire adieu à

13
la conserverie Milicote et m’inscrire à l’université.
J’arrêterais de m’en faire pour les petits, et même si papa
reste échoué sur son canapé, qu’importe : nous pourrions
à nouveau entrevoir le rivage au milieu de la tempête. Il
y aurait un phare pour nous guider.
Cent-cinquante-mille dols…
 
Et si je le lisais en entier, ce règlement ?
Première partie

Ce que dit le courage

« Le courage ne rugit pas toujours.


Parfois, il est la petite voix qui te chuchote
à la fin de la journée :
j’essayerai encore demain. »
Mary Anne Radmacher
Maintenant, la montagne.

L a jeep longe le chemin chaotique depuis plus


d’une heure déjà. La petite route en terre n’en finit
pas de s’enrouler comme un serpent entre les troncs. Je
jette un coup d’œil au chauffeur dégoulinant de sueur,
bien contente que les bruits du moteur empêchent toute
tentative de discussion. De ma main gauche, je tâte le sac
à dos calé sur la banquette arrière.
Il sera ma maison pour les quarante prochains
jours.
Au détour d’un virage, la forêt s’éparpille, la lumière
s’engouffre dans les moindres recoins et, avec elle, la
chaleur. Le chauffeur s’essuie le front avec une serviette
en éponge noire de crasse. Une traînée de saleté s’étend
d’une tempe à l’autre. J’ai envie de rire, mais l’hélicoptère
noir et gris de la chaîne « Grandeur nature » nous repère
et fond sur nous dans un bruit assourdissant. Avec son

17
casque anthracite, le cameraman a l’air d’un très gros
insecte à la carapace rutilante.
L’hélico tourne et s’approche.
Je resserre ma queue-de-cheval et tente de discipliner
les mèches rebelles. Tout autour de nous, les arbres, les
feuilles, les hautes fougères vert clair sont secoués comme
en pleine tempête.
La forêt tremble, et moi avec.
Je prends une longue inspiration et tente de calmer l’an-
goisse qui monte en moi comme la marée. Il n’est plus
temps de douter. Mes doigts agrippent si fort les bretelles
de mon sac qu’ils deviennent blancs aux jointures.
Chez eux, les internautes découvrent les portraits que
nous avons dû faire, hier, après avoir été chacun pris en
charge par l’organisation du trek. Aucun doute que Lucie,
Anna et Yohan sont derrière un ordinateur. Celui de la
voisine, très certainement. Yohan sur les genoux de Lucie
et Anna assise sur un accoudoir façon équilibriste, comme
à leur habitude.
L’hélico est maintenant au-dessus de nos têtes. Suis-je
en direct pour l’émission de lancement ? Je jette un coup
d’œil au ciel.
—  On dirait qu’ils vous ont à la bonne ! hurle le
chauffeur en montrant l’appareil.
Il a dit ça par politesse. Les hélicos filment tout le
monde pour fournir quelques images à l’émission hebdo-
madaire du trek du Pownal. Mais la plupart du temps, ils
se font discrets : nous serons seuls face à la montagne.

18
La jeep s’engouffre à nouveau sous les arbres, suit une
route à flanc de falaise qui n’en finit pas de monter. Le
moteur brait à chaque changement de vitesse, la voiture
rue. J’ai l’estomac retourné et le cœur au bord des lèvres.
À chaque trouée entre les arbres, je tente de repérer les
voitures transportant les autres participants. Je n’en vois
aucune !
—  Vous ne vous êtes pas trompé de chemin ?
—  Vous inquiétez pas, mademoiselle, je vais vous
livrer à bon port.
—  C’est normal qu’on ne voie personne ?
Le chauffeur hausse les épaules. Je sais que la première
borne est individuelle, que nous convergeons ensuite les
uns vers les autres, mais quand même, c’est bizarre de ne
voir personne !
Soudain, nous sortons de la forêt pour nous engager
dans une mer d’herbes d’un vert vif ondulant sous le vent
et les pales de l’hélicoptère qui revient vers nous. Le
chauffeur me crie quelque chose que je ne comprends
pas. Je hoche la tête. La voiture s’arrête près d’une petite
construction en bois.
Ça y est. Je suis arrivée.
Je descends, chancelante à cause de l’hélicoptère qui brasse
l’air au-dessus de ma tête. Je me courbe pour attraper mon
sac, tente de comprendre ce que le chauffeur me hurle, mais
c’est peine perdue. Il fait demi-tour en me faisant signe de la
main. Je dois me retenir pour ne pas lui crier de revenir me
chercher. Trop tard. La jeep a déjà disparu entre les arbres.

19
Imaginez une île au relief escarpé. Tous les deux ans s’y
déroule le « trek du Pownal », une course en montagne
suivie par des milliers d’internautes. Trente concurrents
prennent le départ cette année, en autonomie presque
totale. Pour la plupart d’entre eux, tenter l’aventure,
c’est caresser l’espoir de quitter l’île. Pour Juno,
l’argent de la victoire est surtout le seul moyen
de sauver sa famille du naufrage.
Elle sait que, avant elle, d’autres se sont gravement
blessés sur le parcours. Elle sait qu’il lui faudra affronter
les crêtes vertigineuses, les dangers de la forêt, les bêtes
sauvages, les autres concurrents et leurs redoutables
stratégies.
Mais est-elle préparée à la douleur quotidienne,
aux souvenirs qui anéantissent ? À tout perdre
si elle ne gagne pas ?

À l’épreuve de sa propre détermination, Juno entame


sa traversée pour y apprendre l’amour qui sauve
et la dure marche du monde.

GRAPHISME : DORIAN DANIELSEN


ISBN : 978-2-210-96526-3

9:HSMCLA=^[ZW[X:

15,90 € facebook.com/M.les.romans

Vous aimerez peut-être aussi