Sur Les Chemins de L'europe
Sur Les Chemins de L'europe
Sur Les Chemins de L'europe
L 1 EN ANGLETERRE
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I de Paris à Londres.
partie de Paris le 5 août à huit heures du matin,
notre diligence a fait à Beauvais sa première halte.
J' en ai profité pour saisir, en courant, la
physionomie de la vieille ville dont les maisons en
bois, avec leurs portes sculptées en grotesques,
rappellent fortement le xive siècle.
La cathédrale bâtie à cette même date, comme celle
de Cologne, est restée inachevée. Ce qui est fait,
est très fini, très délicat.
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m' embarquer sur cette mer houleuse qui bat
rudement l' un et l' autre rivage et semble, elle
aussi, animée d' un esprit de lutte et de rivalité.
... nous voici en plein océan et sur le
post, quoique à regret. L' estafette, chargé
de porter à Douvres les dépêches de la France, a
dû attendre le courrier de Paris, aujourd' hui en
retard. Nous sommes d' ailleurs peu nombreux. Parmi
les passagers qui sont restés sur le pont, je
remarque deux petits anglais de douze à quatorze ans
qui reviennent de faire seuls, sans mentor, leur
tour de France. Telle est la confiance des parents
dans la raison précoce de leurs enfants. Ceci n' est
pas une exception. On sait qu' à quinze ans, Fox
courait l' Europe sans gouverneur. On en dit autant
de Francis Burdett, l' ami de Fox et le
chaleureux défenseur de toutes les idées libérales.
Il y a grand avantage à recevoir ainsi de
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II un dîner chez M De Talleyrand.
Londres la nuit.
enfin, nous voici débarqué dans fleet street.
un cabriolet me mène près de Saint-Paul, dans un
hôtel français qu' on m' a indiqué comme très
convenable. Mais le doute me vient dès l' entrée, à
la mauvaise tenue de l' hôtesse. Sa table ne vaut
pas mieux. Je me trouve assis en face d' un gros
créole à l' oeil dur, qui préconise bien haut les
mérites de l' esclavage. Son impudent cynisme me fait
sentir si vivement l' humiliation de la France que,
sans attendre la fin du repas, je me lève, je règle
ma note, et m' enfuis de cet antre.
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Charmante gradation, mais qui ne pourra plus durer
longtemps. Londres, devenant de plus en plus
industrielle et commerçante, voit sa population
s' accroître chaque jour. Qu' il lui vienne encore
quelque cent mille âmes, ce qui, pour un pareil
centre d' action n' aura rien d' exagéré, sa
physionomie, son caractère aristocratique surtout,
disparaîtra rapidement. Les parcs immenses qui
occupent le coeur même de Londres, auront vécu.
à la place où croît, en ce moment, l' herbe des
prairies, s' élèveront, dans un demi-siècle
peut-être, de gigantesques cités ouvrières. Ainsi
se transforment les plus solides empires. Leur durée
n' est possible qu' à cette condition.
Avant de m' éloigner, j' ai voulu assister à une
séance du parlement anglais. Muni d' un mot de lord
Brougham, je suis placé au premier rang. Il est
cinq heures. La salle, éclairée déjà, offre l' aspect
d' une séance de nuit. Le noble lord, assis sur son
sac de laine, fort à l' aise dans sa perruque énorme,
conduit les
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les anglais n' ont pas grandi depuis Shakespeare.
Au total, salle à peu près vide, séance de peu
d' intérêt et nulle. En ce moment, l' aristocratie
anglaise est partout ailleurs que chez elle. Les
quartiers riches sont relativement déserts. J' ai
frappé en plus de vingt endroits, et toujours
inutilement.
Pour abréger ma soirée, j' entre au théâtre. On joue
Macbeth ! malheureusement la troupe d' été ne
compte qu' un seul bon acteur. Il a très bien dit
dans le monologue qui précède le meurtre, la phrase
saisissante : " voici l' heure ! ... " on est frappé de
la force muette de cette langue anglaise. Les
sorcières, avec leurs chants d' opéra, sont toujours
ridicules. Les acteurs, au contraire, bien que d' un
mérite secondaire, ont le geste juste, et dans le
jeu, dans la voix, le naturel de la vie réelle.
C' est presque une résurrection de l' histoire.
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ne s' offrant aux flots que de côté, et regardant
plutôt vers l' intérieur, vers le Midi, d' où ne lui
vient que la paix.
Notre vieille Armorique, au contraire, se porte
d' Orient en Occident. Intrépide, elle fait front
au courroux des vagues amoncelées que poussent contre
elle, les vents d' Ouest. La pointe du Finistère en
est littéralement écrasée. à ces remous terribles, à
ces assauts formidables, aux détonations souterraines
qui ébranlent sans cesse en dessous le sol, on
pourrait craindre qu' un jour, tout le pays ne
s' écroule aux abîmes de l' enfer de Plogof. Elle
résiste pourtant, notre vaillante presqu' île.
Si séparées que soient aujourd' hui, par l' océan, ces
deux soeurs, vous reconnaîtriez leur proche parenté
à bien des traits de ressemblance. Le comté de
Galles, dans les oasis de ses grands déserts où
la pierre se cache sous la verdure, a certainement
plus de fraîcheur que notre Bretagne. Mais sur la
lande pierreuse, c' est bien la même végétation
mélancolique : bruyères, fougères, et
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Je longe d' abord les quais de la Liffey qui ont
une ressemblance frappante avec ceux de notre Seine.
Ce qui manque aux quais de Dublin, c' est le cadre :
le louvre, les tuileries, les champs-élysées, les
invalides ; en un mot, toute l' histoire du passé
écrite en pierres, et l' expression d' une forte
personnalité.
Chez le peuple aussi je retrouve la France, mais
hélas ! Une France enlaidie, abaissée de niveau.
Ainsi, à la descente d' un pont qui me rappelle les
berges de la Seine près du palais de justice, un
homme et une femme proprement vêtus, se sont pris de
querelle avec un affreux petit bossu tout en loques.
Les cris de part et d' autre sont si rauques, si
furieux, qu' on pourrait croire qu' ils vont s' égorger.
Point du tout ; le vocabulaire des injures épuisé,
ils se séparent assez paisiblement.
Ce qui me frappe encore et me pénètre de douleur, c' est
de voir, presque à chaque porte, une femme triste et
comme idiote, tenant dans ses bras un ou deux
enfants,
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sans aucune expression du sentiment si naturel à
la femme : la tendresse maternelle.
L' Irlande appartient à la religion catholique.
Aujourd' hui dimanche, la foule se porte aux églises ;
j' y entre avec elle, et je suis avec un vif intérêt
les manifestations de sa piété. D' abord, je vois aux
deux côtés du portail de chaque église-formant une
haie compacte-la foule des mendiants qui viennent
recevoir l' aumône obligée. Image d' une misère
incommensurable, incurable, à désespérer la charité,
fût-elle sans limites.
à l' intérieur, dans la nef, à peine quelques bancs,
ceux-ci occupés par les gens comme il faut du
quartier, graves personnages vulgairement anglais.
La masse des assistants doit donc rester debout
pendant une longue messe chantée. Grande fatigue,
pour les femmes surtout. Mais leur ferveur est telle,
qu' on sent bien qu' elle suffira pour les soutenir.
Le prêtre qui accomplit le sacrifice, y met une
onction passionnée. Plusieurs desservants l' entourent,
l' assistent, s' unissent à lui vivement, du geste et
du coeur. Au moment
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lui ai réservé ma soirée. Me voici donc errant, tout
seul, à travers les quartiers les plus pauvres. Je
rencontre beaucoup de femmes d' âge mûr, en haillons,
qui fument, cherchant sans doute l' oubli. Hélas !
J' en vois une, toute jeune, couchée, ivre morte, dans
la rue. Cet état n' est pas accidentel, car sa fille,
une enfant de cinq ans, joue paisible à ses côtés,
en attendant qu' elle s' éveille.
Plus loin, sur l' herbe d' un beau parc, des familles
sérieuses, soucieuses, sont assises. Autour d' elles,
de jeunes garçons jouent furieusement. Leurs jeux
sont des rixes. Ils se battent, se boxent à
outrance ; ils battent de même leurs chiens dont le
seul crime est d' être plus qu' eux raisonnables. Je
vois une fillette de douze ans qui frappe sa soeur,
uniquement parce qu' elle est plus petite. C' est
l' abus de la force animale contre la faiblesse.
Au total, population nerveuse, mobile, mime,
impétueuse, bruyante, mais non pas à la façon de la
nôtre. On sent ici, que l' équilibre est rompu. Près
de ces familles réunies, vous voyez rarement celui
qui en est le chef.
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N' ayant personne pour la conduire, la diriger,
l' enfance, abandonnée à elle-même, se déprave
rapidement, et se livre, presque autant que les
hommes faits, à l' usage immodéré du gin. Cela fait
pitié de la voir déjà flétrie et prête pour le vice.
L' armée doit être tenue à part. Les soldats bien
habillés, bien nourris, deviennent promptement des
anglais. Dès le premier regard, on est choqué du
contraste entre ces hommes si bien mis, et le peuple
en guenilles.
Le célibat n' étant point exigé dans l' armée anglaise,
chaque soldat a sa femme. J' observe en cheminant,
celle d' un sous-officier, toute jeune, et pourtant
déjà vieillie, usée, soit par les fatigues de la
maternité, soit par le travail qui est son partage
dans la vie commune. Ces pauvres femmes, la plupart
petites, chétives, médiocrement vêtues, deviennent
vite les servantes de leur maris, tous des hommes
de premier choix, enorgueillis-presque des lords
-dans leurs riches uniformes.
Hélas ! La femme regarde bien plus vers
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lui, qu' il ne regarde vers elle. cela seul
en dit beaucoup. Et pourtant, cette femme de
militaire est encore heureuse, si vous la comparez
aux autres femmes, toujours seules et livrées par
le désoeuvrement, le vide, l' ennui de l' abandon, à
tous les excès.
Pour ceux mêmes qui s' abstiennent des liqueurs
fortes, il y a, ici, un autre genre d' ivresse.
Partout vous rencontrez des bureaux de loterie.
Qui les fait prospérer ? Hélas ! Surtout le peuple.
" il est notre meilleur client, " me dit un de ceux
qui les tiennent. " les jours de tirage, nous sommes
assaillis. Les boutiques de boulangers, au contraire,
sont désertes. Le dernier sou de ces malheureux est
pour s' acheter un billet. Dans leur misère, ils font
pacte avec le hasard. Qui sait ce qu' il pourra
donner. "
le hasard me fait, ici, l' effet d' être le diable.
Je vois aux vitrines des libraires un étalage
considérable de livres de magie, de nécromancie. Ce
n' est pas Dieu qui est invoqué dans les heures de
désespoir, c' est Satan. à travers les fumées du gin,
c' est lui
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droit d' usure sur le paysan. L' un de ces intendants
disait il y a quelques jours à M Nemara : " quand
mes vassaux s' endettent avec moi, je me fais
payer non en argent-il faudrait trop attendre-mais
en travail, et je l' exige à cinq ou six sols par
jour. " c' est presque le retour à la corvée.
Ils savent bien, ceux qui l' exploitent cette race
celtique, ce qu' elle peut donner. Si malheureuse
qu' elle soit aujourd' hui, et déprimée par les
privations d' une part, les mauvais alcools de l' autre,
elle puise dans l' indomptable sève qui la gonfle, une
puissance prolifique effrayante. Elle pousse comme
l' herbe, elle croît, multiplie toujours et toujours,
au grand effroi de l' Angleterre. Que celle-ci
pourtant se rassure. En dehors de l' émigration, il
y a quelqu' un qui veille sur cet accroissement
prodigieux et se charge de le restreindre. Bien
avant que la moisson ne soit mûre, elle passe et
repasse le fer sur les épis, l' impitoyable
faucheuse... en Irlande, la mortalité des enfants
est
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Autrefois, les irlandais passaient couramment le
détroit, au temps de la moisson. Ils travaillaient
plus fort et à meilleur marché que les moissonneurs
anglais. Ceux-ci, voyant baisser leur salaire par
suite de la concurrence, ont élevé de si vives
réclamations, qu' il a bien fallu prendre des mesures
pour empêcher l' invasion périodique de l' Irlande.
Comme l' immigration persistait malgré des formalités
déjà gênantes et multiples, on a fini par exiger des
certificats d' une perfection absolue. Au moindre
doute-il n' est que trop facile d' en faire surgir
-renvoyés impitoyablement.
Ce n' est que trop vrai, la mortalité dépasse, ici
toute mesure. Dans mes courses, je me croise à chaque
instant avec plusieurs convois funèbres. Ils sont
suivis de leurs pleureuses obligées. Le plus souvent,
elles ignorent
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à mesure que la journée avance, la mer devient plus
houleuse. Le malaise commence à m' envahir. Mon
irlandais, pour me consoler, me dit et répète que
Nelson, malgré son pied marin, n' échappait pas, par
les gros temps, au mal de mer. Un pauvre petit chien
qui en est aussi malade, me jette des regards de
détresse. Il passe, repasse, et lorsqu' il me croit
distrait, il donne hâtivement un coup de langue dans
mon bol de limonade.
Dix coups frappés à l' horloge du bateau, donnent le
signal du couvre-feu. Au même instant, tout change
d' aspect, les bancs du room sont immédiatement
transformés en lits à deux étages. Si l' on était
moins malade, ce serait un divertissant spectacle
de voir les passagers, devenus indifférents au
ridicule, chanceler, trébucher ou même choir, en se
déshabillant.
Malgré l' état de prostration où me tient ce vilain
mal, je reste sur pied, bien décidé à m' arrêter à
Greenwock d' où je passerai, au premier matin, sur
le lac Lomond avec mon irlandais. Comme nous
approchons, je cherche
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Il monte à l' autel, ce choeur superbe, par cinq
escaliers qui, jadis, marquaient les rangs. La
hiérarchie féodale devait goûter fort cette
subdivision. Au haut de ces cinq escaliers, la
grille qui se dresse, vous interdit d' entrer. Ainsi
partout, même au saint des saints, l' obstacle,
l' exclusion.
Pourrai-je du moins pénétrer dans la portion de
l' église dont la porte est restée ouverte ? Je me
présente et me heurte contre un nouvel obstacle :
le bedeau. à lui seul appartient la maison de Dieu,
lui seul a droit de vous y introduire.
Cependant l' office commence, et des enfants
remplissent cette voûte immense de leur voix claire,
douce, pure, et singulièrement puissante. Une dure
voix d' homme, interrompt par éclats et comme avec
effort, cette harmonie suave. L' orgue succède aux
chants ; il roule, et répercute dans les profondeurs
de la nef, ses ondes graves ou sonores. Ce culte
expirant appelle à lui tous les arts. J' écoute, et
en même temps j' admire les sculptures, d' une telle
délicatesse, qu' on pourrait les
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IX De Leeds à Liverpool.
Où est pour l' Angleterre le péril ?
Jefferson a dit : " pour tout homme, le premier
séjour préféré, c' est la patrie ; le second, c' est
la France. "
mais qu' est-elle cette France, pour celui qui la
porte dans son coeur et n' y peut revenir ? ... ce
matin, comme nous allions à la cathédrale, et que
je faisais à mon ami-M Chéruel-la description
d' une gravure shakespearienne que j' avais rencontrée
à la vitrine d' un marchand d' estampes, je me suis
aperçu que nous étions suivis et écoutés. Je me
retourne tout à fait, mon homme se décide,
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Nous allons mettre un long jour à franchir la
distance qui sépare Manchester de Londres. Aucune
autre distraction, que cette vue d' une campagne très
riche en arbres, en pâturages. Entre Derby, la
patrie de Richardson, et Northampton, qui fabrique
des souliers pour le monde entier, dans ce riche
centre de l' Angleterre, les prairies deviennent des
parcs magnifiques toujours peuplés de nombreux
troupeaux. Mais voici le brouillard... il tombe si
bas, qu' il supprime toute perspective. En même
temps, le coloris de la végétation s' efface, et la
plus verte verdure n' est plus qu' une terne grisaille.
Notre postillon se voit forcé d' allumer bien avant
l' heure, ses fortes lanternes, deux énormes yeux
jaunes qui nous précèdent et nous éclaircissent les
ombres. Je jouis vivement à voir défiler les beaux
villages qui se succèdent et se multiplient en
approchant de Londres : riches maisons enguirlandées
de verdure, charmantes villas où se joue la
fantaisie, plusieurs, échiquetées de noir et
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XI Dernières impressions.
ce qui ajoute, pour les malheureux piétons, au
désagrément de la pluie, c' est la nécessité de
naviguer dans une boue qui est, comme le brouillard,
noire de charbon et de suie.
En cherchant, ce matin, à me garer des éclaboussures,
je remarquais que la plupart des maisons de Londres
offrent la monotone régularité que j' ai observée
déjà dans les autres villes de l' Angleterre. Cette
uniformité, l' ennemie de l' art, est bien dans le
caractère anglais. Ainsi, les hommes et les femmes
adoptent volontiers des complets
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L 2 FLANDRE ET HOLLANDE
en Flandre
I De Paris à Bruxelles. -Sainte-Gudule.
Waterloo.
j' ai gagné notre Flandre française par la route
accidentée de Compiègne, de Noyon, Saint-Quentin,
par Cambrai et Douai.
Lorsque sortant de Compiègne, vous êtes arrivé à
l' autre bout du pont, retournez-vous, vous verrez, à
l' opposé, la ville sur la hauteur, dominant sa jolie
rivière. Belle et
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dans une cave humide ; et, comme le tisserand, j' ai
appartenu à ce grand peuple de travailleurs
infortunés qui, dans l' Allemagne et tout le Nord,
consola son labeur, en chantant à voix basse la
bonté de Dieu. Moi je ne chantais pas, mais ayant
partagé son sort, je sais ce qu' il chantait ce
peuple dont la destinée fut toujours de vivre dans
les ténèbres. Six jours de nuit, et le septième
aux églises... jamais les champs, jamais la large
vision du ciel qui eût dilaté la pauvre poitrine
comprimée, foulée, refoulée toute une longue semaine
aux battements du dur métier... dans sa cave, non
pas même la toute petite fenêtre, le soupirail qui
permettrait de mettre un peu de terre, et de voir
une pâle fleur égayer son tombeau.
Combien de fois enfant, j' ai envié moi aussi, ce
sourire du ciel !
Il n' avait rien le misérable tisserand du moyen âge ;
il n' avait rien, et il chantait Dieu. Non le dieu
de la nature, ne voyant jamais
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II Ypres. -La halle aux draps.
j' aime à entrer le soir dans une ville qui m' est
tout à fait inconnue, et en faire seul, la découverte.
Rien ne prête aux objets autant de fantasmagorie que
les demi-ténèbres.
Ypres, vieille petite cité flamande, éveille entre
toutes la curiosité.
Hier soir donc, après avoir assuré mon gîte dans le
seul hôtel acceptable de la ville, je me suis mis en
route, et, par des rues obscures, j' ai marché vers
une grande ombre que je croyais être la cathédrale.
Je ne me trompais qu' à demi. C' était la cathédrale
du peuple, la fameuse halle d' Ypres. Mon
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III Anvers. -la peinture flamande.
Quintin Metsys.
la Belgique est une Lombardie dont Anvers est
la Venise. Bonaparte, qui sentait toute
l' importance de ce port multiple, l' avait donné à
son frère Louis : " j' ai là, disait-il, une mine
chargée au coeur de l' Angleterre. "
les magnifiques bassins d' Anvers sont, en effet,
tout autre chose que notre port du Havre, unique,
étroit, étouffé.
Le génie même d' Anvers, puissant, sensuel, éclate
dans sa charmante tour aux formes si moelleusement
arrondies. Quadrangulaire à sa base, qui est du
xive siècle,
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Je l' ai dit :
le vrai peintre d' Anvers n' est pas Rubens. Il a
beau remplir de son long règne la ville flamande, ce
titre appartient au forgeron d' Anvers, à
Quintin Metsys. Ses oeuvres, si justement
populaires, portent bien cette empreinte d' une main
soigneuse, patiente, d' ouvrier. Les deux saint Jean
du triptyque qu' on voit au musée de la ville, sont
également marqués de ce caractère. Dans le tableau
de saint Jean l' évangéliste, la plupart des
personnages grimacent, les figures sont cherchées,
intentionnées à l' excès. Il faut en excepter pourtant
les deux hommes qui attisent le feu sous la
chaudière. Ce sont d' excellentes personnifications
du peuple. L' artiste, on le sent, les avait sous les
yeux, ou bien il les retrouvait en lui, vivants, par
ses réminiscences populaires.
saint Jean-Baptiste décapité, voilà l' oeuvre
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les mains d' un enfant décrépit, le joujou vivant des
découvertes modernes, l' oiseau trouvé d' hier, l' oiseau
des îles tropicales, ce joujou, dis-je, me semble un
signe vivant de la renaissance dont la joyeuse
aurore commençait à poindre dans les toiles de Van
Eyck et ailleurs.
Le tableau de Gand, capital comme oeuvre d' art, l' est
bien moins comme pensée. C' est le travail commun de
toute la famille, des deux frères, et peut-être aussi
de la soeur qui, dit-on, est enterrée dans l' église.
Ici, ils ont voulu faire de la gravité, de la
sainteté. Le christ, mitré, rouge, à barbe fourchue,
byzantin par l' immobilité, d' un idéal profond,
terrible plus que noble, est pourtant réel, nature,
s' il en fut jamais. Il siège entre le sauvage et velu
saint Jean-Baptiste, perdu dans sa monstrueuse
chevelure noire, et la vierge, qui lit doucement, à
voix basse, bouche entr' ouverte ; il est l' équilibre
divin, entre la nature sauvage qui pressent Dieu, et
la nature adoucie où Dieu a passé.
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V Bruges.
Liège. -Le palais du prince-évêque.
à l' exception d' un coin de landes où s' espacent de
méchants petits bois, coupés de marécages, le sol,
entre Gand et Bruges, est fort riche. Notre voiture
est entourée d' une population nombreuse qui se rend
à la ville pour entendre la grand' messe. Les femmes,
presque toutes enveloppées de longues mantes noires,
donnent à ce défilé quelque chose de funèbre. Le
sang est remarquablement beau. Au fond des capes
rabattues, on entrevoit de jolis visages, de jolis
yeux, et
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parts, la vision de la noble, la maternelle tour,
planant dans son indicible beauté, sur Bruges,
comme à Pise, la tour penchée, tout près du
Campo Santo.
Cette ville est restée fortement empreinte du
lointain moyen âge. Les canaux dormants où la vie
ne passe plus, les églises en partie vides de
fidèles, sont toujours pleines de l' ancienne
grandeur de la cité. à notre-dame, le tombeau de
Marie De Bourgogne, tuée à vingt ans par une chute
de cheval. Cette chute décida du sort d' une province.
Elle repose, la jeune morte, toujours visible en
sa statue, couchée sur la pierre sépulcrale noire
et violette. Charles-Quint voulut élever à côté,
le tombeau de Charles Le Téméraire.
Ils sont là, le père et la fille, tous deux morts
de mort violente. Au-dessus de la poussière et du
néant, le signe de l' orgueil persiste dans les deux
arbres généalogiques d' écus émaillés. (pater et
mater.) de charmantes figurines d' anges, en cuivre
ciselé d' or, soutiennent l' arbre de Marie. Les
anges
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devant le palais de justice, à la porte même de la
cour d' assises. Cela seul indiquerait que le
monument a changé de destination. Bruges, chef-lieu
de la Flandre-Occidentale, était la capitale
d' élection des comtes de Flandre. Philippe Le Bon
avait bâti pour lui ce palais. La chambre où le jury
se retire pour délibérer, possède une cheminée, la
plus belle peut-être du monde. Frise charmante,
bas-relief un peu risqué, la chaste Suzanne sortant
du bain. Au coin, un amour rieur vous montre la
scène avec un sourire diabolique. Au-dessus, reparaît
la gravité. Charles-Quint, presque de grandeur
nature, se détache avec l' épée nue. Il tient le
milieu de la cheminée. à sa droite, Maximilien
D' Autriche et Marie De Bourgogne sa femme ;
à sa gauche, Charles Le Téméraire et sa
petite-fille Marguerite, veuve inconsolable de
Philibert Le Beau.
Cette admirable cheminée fut faite pour consacrer
le souvenir du traité de Cambrai ou de la paix des
dames, conclu entre deux femmes : Louise De
Savoie, mère de François Ier,
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longs détours et s' affranchir de Gand, creuse
l' Yperlé, le rend navigable. Bruges, puisque
Gand a pour elle l' Escaut, cherche à s' emparer de
la Lys ; mais Gand ne veut rien céder, et la
témérité de Bruges reçoit une terrible leçon.
On voit ce que fut jadis la contrée, aux énormes
églises de certains villages aujourd' hui à peu près
déserts. Les ouvriers des villes souveraines,
trouvant qu' ils payaient trop cher l' honneur de leur
appartenir, s' éloignaient, s' en allaient avec leurs
métiers dans le bourg voisin, le hameau même, où
ils payaient moins cher les vivres et fabriquaient
à meilleur marché.
Mais cette émigration dans la campagne ne se faisait
pas sans luttes. La domination de la grande ville
sur la banlieue, sur le prochain village, le bourg,
le hameau, comme sur les petites villes sujettes,
était analogue à celle que les romains exerçaient
sur leurs colonies. Ici, la domination était plus
lourde, parce qu' elle était pratiquée sur chaque
homme, c' est-à-dire sur chaque métier. Le
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VI Le long de la Meuse. -Les deuils.
en prenant congé de Liège, pour passer dans les
Ardennes, j' ai tourné d' abord le croissant du joli
canal qui coule au pied de l' abside de saint-Martin.
C' est là que, dans un jour de colère, le peuple
brûla ses nobles au xiiie siècle.
à cet endroit, la route s' engage entre deux lignes
de colossales pyramides. à droite, sur les collines,
les puits d' aérage des houillères ; à gauche, le
long de la Meuse, les cheminées à vapeur, les hauts
fourneaux de la mine de Seraing, le gigantesque
monument
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L 2 FLANDRE ET HOLLANDE
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En Hollande
I Première étape. -Bréda. -Rotterdam.
si, passant de Belgique en Hollande, vous voulez
avoir, du premier regard, une impression vraie des
Pays-Bas, prenez-les par leur côté le plus
aquatique, par Bréda, Rotterdam. J' ai traversé
l' eau trois fois, d' abord en bateau à vapeur, puis
en bac. Cette fois, c' est la Meuse.
Sur ce point vague, indécis, le voyageur se trouve
entre deux royaumes, c' est-à-dire hors du droit.
Sur terre ferme, la route s' engage à travers une
campagne absolument solitaire :
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pamphlet de Libri Bagnano : la guerre pendant la
paix ou l' attentat d' Anvers, 1832. Il y a là
une violence furieuse contre la France. L' auteur
approuve pleinement le mot atroce dit contre nous en
1568, au moment de nos premières guerres civiles et
religieuses : " nul, en ce pays, ne sera réputé digne
de vivre. "
hélas ! Qu' il est loin le temps où la Hollande, de
coeur et d' opinions était avec nous. Notre langue,
qu' on entendait jadis partout dans les rues, le long
des canaux de Rotterdam, n' est plus en faveur. Une
société s' est formée à Leyde, depuis un siècle, pour
la propagation exclusive de la langue et de la
littérature hollandaises. Ainsi, ce pays se renferme
en lui de plus en plus, contre ses intérêts. En
librairie, par exemple, aucun rapport avec la France.
Lorsque vous cherchez à vous renseigner près des
principaux libraires de la ville, ils vous répondent
tous, invariablement : " nous ne sommes que des
antiquaires. "
la main-d' oeuvre étant trop chère pour
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c' est-à-dire l' arrêt, le débarquement, le
transbordement des marchandises hollandaises sur ce
point du fleuve, comme seul moyen d' empêcher le
pavillon des Pays-Bas de flotter sur tout le Rhin.
Aujourd' hui, les prussiens prétendent que les eaux
de Rotterdam sont trop peu profondes pour recevoir
les vaisseaux de haut bord ; ils parlent de faire un
canal allant de l' Ems supérieur à la Lippe,
c' est-à-dire, une route les conduisant de la mer au
Rhin sans passer par les Pays-Bas.
La Hollande aurait certainement avantage à se
rapprocher de la France.
Je suis allé la voir cette mer du Nord qui a tant
occupé Jean De Witt. Elle gronde tout près, à
Scheveningue. On est parvenu à se mettre en partie
à l' abri du péril, en fixant les dunes mouvantes au
moyen d' une herbe insignifiante, une sorte de
chiendent qui, traçant en dessous, emprisonne le
sable dans l' inextricable réseau de ses racines
enchevêtrées.
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à mes pieds, la basse, la faible digue, et, à
l' horizon, cette montagne d' eau qui avait pris une
voix, qui hurlait par des milliers de gueules
écumantes, et semblait prête à jeter par-dessus
l' obstacle qui l' arrêtait, une seconde mer d' Harlem.
La figure calme de mon guide ne gâtait rien à ce
tableau. Cet homme si pur de coeur, si ferme de
caractère, me semblait la plus noble image de
l' homme de Hollande, en face de la nature. Noble
et simple en même temps. Cette tête virginale, pâlie,
amaigrie par les combats intérieurs, cette âme, à
une autre époque, eût été héroïque.
En revenant, nous traversons le bois où la souveraine
des Pays-Bas a mis sa résidence d' été. Sous ces
ombrages silencieux, on se croirait bien loin de
l' ennemie. Je jouissais d' autant plus de cette paix
profonde, à deux pas de l' orage.
La collection de tableaux du roi est fort riche.
Celle de l' état, qu' à mon grand regret
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III Leyde.
Ce qu' est aujourd' hui la Hollande.
de petits faits, parfois, nous révèlent le
tempérament d' un peuple. Ainsi, les hollandais qui
préservent soigneusement leurs demeures de l' air
extérieur, exigent aussi, lorsqu' ils voyagent dans
les voitures publiques, que tout soit rigoureusement
fermé. Passez en Angleterre, vous verrez tout le
contraire. Les hommes, les enfants, les femmes, celles
même de la classe élevée, montent intrépidement sur
les impériales, couvertes à peine d' un léger
manteau. On sent encore la différence de la race, à
la
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parole lourde et lente, quoique pleine de sens.
Serait-ce un effet du régime ? Les anglais sont
voués aux alcools ; les hollandais absorbent de
préférence des tonneaux de bière.
Je trouve l' université de Leyde veuve de ses
professeurs. Mais la bibliothèque est restée ouverte ;
je m' y plonge, et vois d' abord la liste de tous les
manuscrits qu' elle possède. Ils sont classés d' après
leur provenance. Presque tous proviennent de legs.
Au-dessus de l' armoire qui contient chaque don
essentiel, on a placé, avec beaucoup d' intelligence,
le nom et le portrait du donataire. C' est un grand
bonheur pour moi de faire connaissance avec tous ces
graves personnages la plupart universitaires.
César Scaliger est là avec ses armes ; figure
pointue, spirituelle et risible. évidemment un esprit
dur, mais beaucoup de finesse.
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I De Paris à Lucerne.
J' ai couru cent lieues vers l' Est, sans m' arrêter.
En traversant ainsi à vol d' oiseau la Côte-D' Or,
on est frappé, avant Dijon, de la grandeur austère
de cette partie de la Bourgogne.
Besançon, où je fais ma première halte, garde
l' empreinte de la féodalité pesante d' une république
ecclésiastique, dans sa lourde cathédrale. Elle a
deux choeurs comme celle de Mayence.
Le palais du cardinal Granvelle dont je viens
remuer les papiers, ce palais grave et digne, rappelle
les cloîtres d' Oxford avec moins d' élégance.
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immobilité, et vouloir se rejoindre. Si vous
escaladez les cimes, un autre péril vous menace, le
vertige, l' attraction fascinatrice du vide :
précipice ou crevasse, qui ne rend jamais sa proie.
Qu' est-ce donc, de rester là l' hiver ? ... voyez aussi
comme la maison de l' Alpe s' abaisse, se fait humble
et s' enveloppe, comme en un vêtement, de sa triple
ceinture de sapin ! C' est que pour la famille, la
réclusion complète doit durer plusieurs mois... dans
quelle angoisse elle se serre étroitement, quand la
tempête des neiges fait rage, frappe aux carreaux de
l' étroite fenêtre, veut entrer et tout ensevelir ! ...
l' homme sent bien alors, que ce n' est pas assez de
l' industrie humaine pour le défendre. Aux vents
déchaînés, aux neiges foudroyantes, aux roulements
des rochers qui se précipitent, il oppose une autre
défense : la parole de l' écriture sainte, les paroles,
les ordres même de la providence. Si Dieu a voulu
que ces antres des monts fussent également habités
par ses enfants, il
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Un beau capucin, à barbe noire, figure mélancolique,
se détache sur un rocher, comme une apparition de
l' Italie égarée sur ces cimes glacées.
Je passe ma nuit à Andermatt dans une pauvre petite
auberge toute basse, afin d' échapper aux avalanches,
et, le lendemain, dès quatre heures, je grimpe les
dernières pentes du col de plus en plus désert. Le
Saint-Gothard est triste. On y est moins frappé
qu' au Simplon, du combat de l' art et de la nature.
Ni aigles, ni ours, ni forêts, ni mêmes de glaciers,
du moins visibles. Rien qui attire l' oeil, qui
rappelle la vie. De grands monts décharnés... la
mort. Mais de cette mort sort la vraie vie, les eaux
abondantes qui fécondent l' Europe.
Pendant les longues heures que j' ai mises à gravir la
rude échine du grand solitaire, il m' est apparu sous
deux formes. En montant, c' est une vie d' artiste, de
penseur, sombre, tourmentée, orageuse et laborieuse,
une vie
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en regardant les jeux, elle surveille la plaine et
les barbares :
" ne voyez-vous rien venir ? " " Alaric et Attila ! ... "
plus tard, viennent pour Vérone, d' autres temps
barbares, les temps carlovingiens, le faux tombeau
de Pépin qui semble des Goths, comme celui
d' Anténor à Padoue ; la mystérieuse église de
Saint-Zénon finie en 1178, avec sa vaste crypte,
ses lions de porphyre aux portes, ses figures
énigmatiques, son renard pris par des coqs, et ses
innombrables vierges byzantines qui vous regardent
en face, mais dans un tel équilibre, que vous ne
devinerez jamais leurs pensées.
L' archevêque actuel, pour comprendre et creuser tout
cela, a voulu savoir au moins, si les os de
Saint-Zénon étaient bien dans son tombeau. Il n' en
est pas moins riant, le bon fétiche de la ville, sur
sa chaise de porphyre qui semble défier l' investigation.
Dans l' église Della Scala, d' aspect sombre, avec
ses colonnes de marbre rouge, son lion-griffon
écrasant la couleuvre, le péché ? Ou
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grand péril, ce fut un des Zéno qui aida
puissamment à sa délivrance. Avec tant d' héroïsme,
pourquoi cette bouche horriblement contractée qui
sent l' inquisiteur d' état ?
Sur la place Saint-Marc, la basilique ; sur la
piazzetta, le palais des doges. Ce palais donne
l' élément italien, mais il repose, comme Saint-Marc,
sur une base byzantine ; il monte dans l' ogive
arabe, puis ce n' est plus qu' un ventre presque sans
yeux. Rien n' égale pourtant la délicatesse des
chapiteaux, et des joyeuses petites figures des
ménétriers, en contraste avec la majestueuse ogive
qui les domine, et plus encore, avec la montagne de
marbre bigarré qui fait le corps du palais.
L' escalier des géants qui semble avoir voulu imiter
les rampes colossales de Saint-Marc, est peu
gigantesque. Il est de Sansovino, j' ai vu sa
quittance.
Aux deux coins, en porphyre, Harmodius et
Aristogiton, les deux athéniens qui s' armèrent
contre les tyrans Hippias et Hipparque,
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Le pontife, brutalement, met son pied sur la tête de
l' empereur. Mais lorsque c' est le doge, qui ayant
rétabli le pape, prend congé de lui à genoux,
l' attitude est si fière, que c' est le pape qui, cette
fois, est humilié, quoique sur son trône.
En regard, la prise de Constantinople par Dandolo.
Des portraits de doges en grand nombre. Un voile
noir couvre la place où devrait être celui de
Marino Faliero. Ce xive siècle est plein de
séditions intérieures.
Ici encore, le paradis du Tintoret, composition
immense et confuse au premier regard. Fête du ciel
sans dignité. Au plafond, deux magnifiques
apothéoses, la première de ce même Tintoret. Sur
les marches d' un escalier qui monte jusqu' au ciel,
s' échelonnent les doges, les drapeaux des provinces
sujettes de la dominante république. Au-dessous, des
balcons chargés de belles patriciennes. Au-dessus,
des renommées symbolisant le triomphe. Dans leur
élan, elles jettent leurs pieds en l' air, avec une
incroyable audace. Encore plus haut, dans les nuées
où
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puits, en haut, les plombs. " charmants
appartements " , me dit mon guide. Le bibliothécaire
du palais me fait, de son côté, l' éloge des juges :
" un gouvernement très doux " . Il ne trouve odieux que
le secret gardé dans les procédures et les
condamnations. Voilà donc ce que peut la servitude
pour amoindrir le sens moral dans les âmes ! ...
en réalité, les plombs étaient des cellules sous
les toits, dans une sorte de grenier. La chaleur
devait y être étouffante, parce qu' on interdisait
aux prisonniers d' ouvrir leur fenêtre et même de s' en
approcher.
Dans les puits, la fenêtre n' existe plus ; un
trou la remplace. Ce trou percé dans la muraille des
corridors intérieurs, ne laissait pénétrer dans le
cachot que peu d' air et vicié. Point de lumière, rien
qu' une nuit ténébreuse. Point de lit, une dure
planche ou même la pierre. Point de latrines. à côté
de ce lieu infect où les condamnés attendaient leur
dernier jour, la chambre réservée au supplice du
garrot, à la torture, et le casque
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un peu osseuses, et, dans les yeux, comme une lueur
de poignard...
... on frissonne au vent du soir. Je me réfugie sous
les arcades des procuraties où les musiciens
viendront jouer tout à l' heure.
Maintenant c' est la nuit. La lune monte, et bientôt
elle plane sur la Giudecca d' où partent, en gerbes
écaillées, de blancs nuages. En face, l' église du
rédempteur et Saint-Georges, qui semble n' avoir été
bâti que pour le point de vue. Tous deux très pâles,
deux fantômes. Le Lido et le jardin public sont
plongés dans une formidable obscurité. Au fond de
maintes gondoles, éclairées de mystérieuses lueurs,
on surprend de jolies petites scènes à la Bassan.
C' est l' heure où les drames d' amour se nouent, où les
serments de fidélité s' échangent. De moment en
moment, une barque illuminée passe, vole, rapide
luciole aux ailes de feu, tandis que
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pendant que nous suivions la jolie route, entre deux
canaux bordés de palais. Des clochers de la ville que
nous laissions derrière nous, partait le premier
salut du jour, les trois coups de l' angélus
frappés par des centaines de cloches argentines. Belle
heure matinale dont on respire, avec délices, la
vivifiante fraîcheur. Mais hélas ! Cette fraîcheur
salutaire, Venise ne nous la donnait pas. Les
vapeurs, lourdes encore du sommeil de la nuit, que
notre rapide diligence mettait en mouvement, nous
arrivaient au visage, en effluves tièdes, mous et
affadissants. Il me semblait doux de regarder vers
le Nord, de m' engager dans les défilés des montagnes
dont les chauves sommets dominent le cours de la
Brenta. à leur pied, des vallées charmantes, un
paysage plus luxuriant, plus italien que celui du
Tessin qui touche aux glaciers. Dès Bassano, la
physionomie de la population se modifie. La longue
figure italienne peu à peu s' arrondit, les cheveux
sont encore roux, mais l' oeil devient bleu.
L' ampleur des formes laisse aussi bien loin l' idéale
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arrêtons au déclin du jour, à Campugnano, pauvre
gîte, mais dans une vue admirable et tout humaine.
Sous nos fenêtres, un jardin qui conserve le souvenir
de son ancienne splendeur. Dans les allées, pour la
douceur de la promenade, de longues belles dalles en
pierre ; sous les berceaux, des tables de marbre. Les
fleurs abondent, mais aussi les herbes folles des
jardins négligés. Une treille chargée de beaux
raisins noirs, enferme le petit enclos, ne laissant
entrevoir au delà, qu' un cirque de montagnes dont
l' austérité s' égaye, au premier plan, de vignes
mûrissantes.
En face de notre petite auberge, mais séparée d' elle
par une rivière qu' on ne voit pas, l' église, très
noble. Peu à peu, elle s' éclaire des blonds rayons
de la lune qu' on voit à l' opposé, glisser à la crête
des monts. Cet horizon borné, recueilli, tout en soi,
semble exprimer dans sa douceur austère, une
destinée fixée, finie, par l' amour ou la religion.
Nulle perspective extérieure, nulle issue. Et
pourquoi chercher plus loin ? ...
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qui est à côté, visage vulgaire et contracté, avec
des yeux bleus, terribles.
Ainsi, la liberté fait partout son chemin sous des
formes diverses. Ici, les ennemis de la révolution
ont été forcés d' introniser, dans l' égalité, parmi
les statues des empereurs, celle d' un simple paysan.
La liberté à l' inverse du mot d' un ancien : " ô mes
amis, il n' y a plus d' amis ! " peut dire plutôt, en
son nom : " ô mes ennemis, il n' y a plus d' ennemis ! "
... la pluie, hélas ! Toujours la pluie pour
compagne ! Celui qui n' a pas supporté les lourdes et
fiévreuses chaleurs d' un automne italien, ne peut
comprendre comment les armées du Nord fondirent au
contact de l' Italie. Et celui qui n' a pas subi le
froid pluvieux, avec rafales, dont je suis assailli,
depuis Inspruk, ne se doute pas de ce que les
hommes du Midi doivent souffrir, en s' enfonçant dans
le Nord.
Cette souffrance m' est rendue plus sensible
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