Sur Les Chemins de L'europe

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Sur les chemins de l'Europe [Document électronique] : Angleterre, Flandre,


Hollande, Suisse, Lombardie, Tyrol / Jules Michelet

L 1 EN ANGLETERRE

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I de Paris à Londres.
partie de Paris le 5 août à huit heures du matin,
notre diligence a fait à Beauvais sa première halte.
J' en ai profité pour saisir, en courant, la
physionomie de la vieille ville dont les maisons en
bois, avec leurs portes sculptées en grotesques,
rappellent fortement le xive siècle.
La cathédrale bâtie à cette même date, comme celle
de Cologne, est restée inachevée. Ce qui est fait,
est très fini, très délicat.

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Les contreforts même, sont travaillés, ornementés.


Le choeur, prodigieusement haut, par ses arcs très
aigus et comme resserrés, ajoute à sa hardiesse. On
sent l' ambition persistante de ce grand évêché,
pairie ecclésiastique, et peut-être aussi, un esprit
de rivalité. " nef d' Amiens, -portail de Reims,
-choeur de Beauvais, " dit le proverbe. Celui-ci
rappelle la sévérité de Saint-Ouen, avec plus
de grandeur.
L' héroïsme est chose ordinaire à nos communes
picardes. Les femmes marchaient au combat au même
rang que les hommes. Jeanne Hachette défendit
Beauvais contre Charles Le Téméraire, y fut
blessée, comme Jeanne D' Arc au siège d' Orléans.
Dans toute cette zone de Picardie, les hommes sont
gais, énergiques, avec quelque chose de bref dans le
geste et dans la voix. Petit vin, petit élan, et
court... on y sent aussi le mélange et le combat
des races : espagnols et wallons. Ceux-ci, grands
conteurs

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d' histoires et de contes, avaient toute une


littérature au moyen âge. Et de nos jours, rien.
Nous roulons vers Abbeville, par la jolie vallée
du Thérain. Malgré le brouillard et la pluie qui
annoncent convenablement le proche voisinage de la
mer et de l' Angleterre, la végétation est partout
moins abondante qu' en Normandie. -à Montreuil,
elle devient plus rare, s' attriste d' une teinte
grise, uniforme, qui semble givrée par la salure
de la mer.
Cette petite ville est toute anglaise. Les enfants
sont blonds, les femmes rousses. La plupart des
enseignes ne parlent plus le français. J' en éprouve
quelque trouble. Ce qui m' apaise, c' est de sentir
une ère de paix. Les fortifications, bien que très
délabrées, ne se réparent que doucement.
à Boulogne, ce n' est plus la France. Vous pourriez
vous croire déjà de l' autre côté du détroit. Au bout
de cette triste route, trouver

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une ville si gaie, si propre, si riche, cela seul


dit tout de suite, qu' elle est une des nombreuses
maisons de campagne que l' Angleterre s' est données
sur le continent.
Ici, la France est en garde. Les batteries, au
grand complet, surveillent d' un oeil fixe la côte
opposée.
De Boulogne à Calais, nous croisons à chaque
instant des chaises de poste rapides, chargées
d' anglais qui vont s' amuser et dépenser leur argent
à Paris. Celui qui partage notre coupé, n' est pas
un gentleman, mais un lettré. Il a été lié d' amitié
avec le poète-philosophe Coleridge qui vient de
mourir.
Visiblement intéressé par notre conversation, il
s' efforce d' abord de conserver la correction et le
mutisme britanniques.
Puis, il finit par se laisser entraîner. Nature
plantureuse, nez rouge et rougissant encore,
lorsqu' il parle et s' anime. Grand contraste avec
le vieil, le sec, le jovial irlandais
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qui lui succède. On dirait de celui-ci, plutôt un


enfant du midi de la France. Il a mille choses à
raconter. Pendant qu' il babille, mon regard erre
sur les grandes plaines, monotones et brumeuses, que
nous traversons. Le mot de Coligny me revient : " on
ne peut prendre Calais que l' hiver. "
l' hôtel Quillack où nous descendons, est bâti
à l' italienne, ce qui jure singulièrement avec les
brouillards du Nord. Pendant que mes anglais se
précipitent vers la table d' hôte, moi, je cours au
musée, voir les bustes de Guise, de Richelieu,
d' Eustache De Saint-Pierre. Celui-ci compte-t-il
vraiment à son honneur, d' avoir offert au roi
d' Angleterre, sa vie, en même temps que les clefs
de la ville ? ... ce qui est plus certain, c' est que
Guise, en 1558, a repris ces clefs des mains des
anglais, pour les rendre à la France.
La cathédrale, massive, bastillonnée, d' un grand
caractère militaire et féodal, a été bâtie,
évidemment, par les vainqueurs, sous le canon
français.

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Il souffle sur cette côte une bise âpre et


glaciale. Les femmes s' enveloppent, même l' été,
d' une longue mante noire. Au fond du capuchon
soigneusement rabattu, on surprend déjà la beauté
du sang anglais.
Malgré la violence du vent, j' emploie ma soirée à
faire une promenade solitaire sur la jetée en bois.
La mer est basse et sans grandeur. Elle a laissé
derrière elle une vase immense et fétide, sur
laquelle les vaisseaux restent tristement échoués.
Nous ne sommes qu' en août, il est sept heures à
peine, et déjà la nuit descend. Le ciel gris, la
mer grise se confondent. J' écoute le bruit lointain,
continu, grondant, de la marée qui se remet en
marche.
La concurrence est rude entre les deux paquebots
qui font le service quotidien : le post et
l' estafette. l' agent de ce dernier me poursuit,
et, pour m' attendrir, me conte l' humiliation de nos
pauvres marins qui se voient partout préférer les
anglais.
Tout assombri, je rentre à mon hôtel. Un monde de
pensées m' assiège au moment de

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m' embarquer sur cette mer houleuse qui bat
rudement l' un et l' autre rivage et semble, elle
aussi, animée d' un esprit de lutte et de rivalité.
... nous voici en plein océan et sur le
post, quoique à regret. L' estafette, chargé
de porter à Douvres les dépêches de la France, a
dû attendre le courrier de Paris, aujourd' hui en
retard. Nous sommes d' ailleurs peu nombreux. Parmi
les passagers qui sont restés sur le pont, je
remarque deux petits anglais de douze à quatorze ans
qui reviennent de faire seuls, sans mentor, leur
tour de France. Telle est la confiance des parents
dans la raison précoce de leurs enfants. Ceci n' est
pas une exception. On sait qu' à quinze ans, Fox
courait l' Europe sans gouverneur. On en dit autant
de Francis Burdett, l' ami de Fox et le
chaleureux défenseur de toutes les idées libérales.
Il y a grand avantage à recevoir ainsi de

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bonne heure, l' éducation des choses et de l' expérience.


Les mères elles-mêmes, se résignent très bien à cela.
Les séparations se font sans faiblesse et sans
larmes.
Si en France nous n' osons risquer autant, ne
devrions-nous, du moins, ménager à nos fils un
séjour d' un an ou deux en Angleterre, en
Allemagne, et qui sait, plus tard même, jusqu' en
Amérique ? Il suffirait, pour rendre la chose
facile, d' établir la coutume des échanges entre
familles.
Au milieu de ces pensées, la tempête qui s' était
apaisée, se réveille avec furie. Nous n' avançons
que difficilement sur une mer démontée dont les
vagues monstrueuses s' entrecroisent, se heurtent,
se combattent et semblent vouloir nous engloutir.
-nous voilà, pour la plupart, dans un piteux état.
L' arrivée à Douvres avec une heure de retard, nous
semble l' entrée du paradis.
L' hôtel de Paris où l' on nous mène, blotti
prudemment sous les rochers, nous offre pour reposer
nos membres brisés de fatigue, de confortables lits,
mais pour aliment réparateur,

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je ne vois sur la table qu' une bible et quelques


cigares. -à six heures du matin, un coup violent
frappé à notre porte nous tire d' un profond sommeil.
" levez-vous, la diligence va partir. " chacun prend
la place que lui assigne le registre du conducteur,
et nous roulons vers Londres avec la pluie pour
compagne.
J' admire sans réserve, sur toute la route, le soin
amoureux que mettent les anglais à parer leur
cottage, la chère maison, le nid ! Partout des roses.
Elles tombent en pluie des fenêtres, elles
encadrent le petit vestibule où le maître vient
s' asseoir volontiers. Souvent aussi, l' une des
croisées du rez-de-chaussée se gonfle et s' arrondit,
de manière à ménager à la femme sédentaire qui lit
ou travaille, une charmante retraite d' où, cachée
dans la verdure, elle voit au dehors ce qui peut
l' intéresser. Combien la dame anglaise est plus
poétique dans ce cadre de fleurs, que la flamande
épiant les faits et

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gestes des passants, au moyen de l' espion


vulgaire qu' elle accroche à sa fenêtre.
Ces habitations champêtres qui se succèdent de
Douvres à Londres, tiennent constamment le
voyageur au ton de l' idylle et du roman. Il est
impossible de voir ces charmants cottages, sans y
placer en esprit, les scènes les plus douces de la
vie intime. Partout, aux fenêtres, des visages
d' enfants d' une éblouissante carnation ; des
femmes jeunes-leur mère, leur soeur ou leur
gouvernante-dont le regard voilé d' une mélancolie
rêveuse, accompagne le défilé des voitures à
travers la pluie. Ces visages pensifs nous en
apprennent beaucoup. Ils disent qu' ici, l' intérieur
de la famille est fort sérieux. La femme y est plus
respectée que partout ailleurs, ce qui n' empêche,
que sa position ne soit précaire et dépendante.
D' abord, elle n' hérite point. Ce dénûment personnel,
chez une nation habituée à tout mesurer par l' argent,
lui ôte beaucoup de son importance

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dans la famille. Exclue des occupations commerciales


et de tout ce qui se rattache à la vie extérieure,
elle n' a pas, à beaucoup près, les mêmes ressources,
le même affranchissement d' existence que la femme
française.
Le père est tout dans la maison ; il en est non
seulement le chef, mais le maître. L' esprit de
résistance, qui est extraordinairement précoce chez
les jeunes anglais, met de bonne heure du froid et
de la contrainte entre le père et les fils. Ils se
séparent sans peine. Le fils a hâte d' être quelque
chose. à chaque instant revenait sur les lèvres de
mes deux jeunes anglais, les mêmes mots significatifs :
" to have a competence. To be independant. "
cette impatience les jette dans les voyages, les
entreprises, les aventures lointaines. Le peuple
émigre par nécessité, le gentleman par inquiétude
d' esprit, par ennui de la maison paternelle.
Un de mes amis me contait naguère, qu' ayant assisté
au départ d' un jeune anglais

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qui s' en allait s' établir aux Indes, le père lui


serra seulement la main ; -la mère lui dit :
" god bless you. " ce furent tous les adieux.
Pendant qu' il s' éloignait, elle acheva
tranquillement sa tasse de thé qu' elle avait
commencée.
Cette nation semble poussée à l' action par un
élan irrésistible. Il faut la chercher partout
ailleurs que dans son île, sur tous les chemins
du monde. Notre diligence croise, de moment en
moment, des couples de voyageurs à pied, l' homme
et la femme ; lui, le plus souvent soldat, dans
son riche uniforme, belle et forte figure
rayonnante de santé ; elle, bien fatiguée déjà,
bien hâlée, portant presque toujours un enfant dans
ses bras. Ces couples semblent s' acheminer vers
la mer. D' autres piétons, des émigrants peut-être,
pauvrement vêtus, la femme mal abritée de la pluie
par un méchant chapeau de paille, tout en cheminant,
demandent l' aumône. Ils s' avancent ensemble à chaque

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relais, nous présentant, pour nous attendrir, un


joli enfant qui dort, frais et paré de rubans, sur
les bras de sa mère en guenilles.
émigration, dégradation, abattement. Nulle part,
la misère ne m' est apparue plus attristante, sans
doute par le contraste. Pendant que ces piétons
marchent sous la pluie, dans la boue, d' innombrables
équipages éblouissants de luxe, promènent sur cette
même route, l' oisiveté, la richesse, sinon le
bonheur.
La campagne à travers laquelle nous roulons, offre
aux regards la même culture que nos champs du Nord :
colza, houblonnière, un peu de céréales, et surtout
de vastes prairies couvertes de moutons, parfois
aussi de poulains qu' effarouche notre rapide
attelage. Il est conduit par un cocher qui a pris
pour livrée la tenue rigide d' un conducteur de
convois funèbres : gants blancs, col raide, habit
noir, et les hautes et larges

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bottes. à chaque relais, il descend avec une gravité


imposante pour boire son verre de brandy. Mais par
exemple, il se mouche avec ses doigts.
Ainsi menés, nous faisons une entrée presque
solennelle dans Cantorbéry. Pendant que mes
compagnons se lestent d' un solide déjeuner, tout
plein du souvenir de Thomas Becket dont je viens
d' écrire la fin tragique, je cours visiter la
cathédrale, et la place même où il tomba
mortellement frappé par ses assassins.
Cette église où la féodalité triomphe, est
étonnamment riche et insolemment belle dans sa
montée au choeur gigantesque, dans ses marbres noirs
et blancs, ses sculptures infinies. Quatre tours
semblent terminées. Tout cela a été fait avant
Henri Viii, certainement avec l' argent de la
France. Partout des écussons, des tombes féodales :
celle d' Henri Iv, l' usurpateur et le meurtrier de
Richard Ii. En face, le Prince Noir, dont la
waist-coat en lambeaux, est une triste
révélation de la laideur du sépulcre.

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Derrière le choeur, très élevé, on a placé le siège


épiscopal en pierre sur lequel l' archevêque primat
d' Angleterre, investi d' un pouvoir souverain, plus
roi que le roi, attend assis, qu' il vienne
humblement se faire couronner.
Tout ce passé me ressaisit avec une force extrême.
Qu' est-ce donc, de celui que je vais raconter, où
je trouverai mêlé le passé de la France : cent ans
de guerre, de meurtres, de brigandage, la spoliation
de tout un peuple !
Je suis précisément au milieu du pays de Kent, la
terre des partages égaux, à qui revient encore
l' honneur d' avoir repoussé les envahisseurs de la
Grande-Bretagne : César et Guillaume le
conquérant. Mais c' est aussi de là que partirent les
envahisseurs de la France, lorsque éléonore
épousant Henri De Plantagenêt, bientôt roi
d' Angleterre, et lui apportant en dot tout notre
littoral, de Nantes aux Pyrénées, donna aux
anglais l' envie d' avoir davantage.
Et pourtant, quoi qu' il nous en ait coûté,

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sans tomber dans un insensible optimisme,


reconnaissons l' utilité des maux.
Quoi qu' il soit arrivé, il était bon qu' Henri V,
vainqueur à Azincourt de Charles Vi, épousât la
fille du vaincu, dans le deuil et les larmes. Ce
nouvel élément français profitera. Remariée à un
gentilhomme du pays de Galles, Owen Tudor,
Catherine donnera naissance à une nouvelle dynastie.
Elle est l' aïeule d' élisabeth, parente de
Dumoulin.
Il était bon que les anglais brûlassent la
Pucelle, que la France malheureuse fût relevée,
l' Angleterre orgueilleuse, humiliée par une sainte,
non de par l' église, l' église, au contraire, la
condamne ; mais par notre sainte nationale.
Que signifie ce mot : " heureux ceux qui pleurent ! "
nous pleurons, quand nous sommes forcés de recevoir
un élément nouveau, étranger, hostile à notre
nature. C' est-à-dire, quand nous sommes tenus de
nous modifier, de nous instruire... on a raison
de dire : " rien n' instruit plus que le malheur. "

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la France apprit, et par ses revers avec les


anglais, et par ses succès sur la maison de
Bourgogne, ce que valaient la raison, la tenue,
la suite dans les desseins. Elle prit une sagesse
virile. Sagesse incomplète encore, en ce qu' elle
cherchait les résultats immédiats et de détail,
comme les peut donner la perfidie, au lieu de
préférer attendre patiemment les résultats généraux
et totaux qui s' obtiennent par la moralité, la
bonne réputation.
Voilà les pensées qui roulent en moi, pendant que
notre gondole nous mène rapidement à Londres. De
moment en moment, j' entrevois, à travers les arbres,
la Tamise dans sa grandeur, toute chargée de
vaisseaux.
Maintenant, nous côtoyons le parc de Greenwich,
les bruyères où campent les Gypsies, et l' immense
faubourg de Southwark. Spectacle inouï, inattendu,
malgré tout ce qu' on a pu m' en dire. Vue toute
absorbante,

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la révélation immédiate de l' industrie du plus


industrieux des peuples.
Le climat de l' Angleterre se révèle aussi. Celui
qui n' a jamais vu Londres doit y entrer comme je
viens de le faire, par un temps véritablement
anglais : pluie ou brouillard.
Il n' est que quatre heures, et l' on a peine à
distinguer les objets. Ceux qui nous sont les
plus familiers, apparaissent, à travers la brume,
sous des formes nouvelles étranges.
Nous avançons lentement, retardés par les
diligences, les équipages lancés dans toutes les
directions. L' impression est grande et triste. De
petites maisons en briques, toutes à peu près
semblables, se succèdent indéfiniment dans de
longues, longues rues de soixante pieds de large.
L' océan du peuple y flotte silencieux, sérieux,
affairé. à mesure que nous approchons du centre de
Londres, la foule augmente et se concentre.
Maintenant, nous naviguons à travers les vagues
houleuses d' une population immense, fiévreusement
agitée, sans regard autour d' elle. Au milieu de cet
infini mouvant et dans ce

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crépuscule, j' éprouve une sensation pénible et


bizarre, celle du voyageur qui, tout à coup, se
verrait jeté seul sur une mer sans rivage, ou
plutôt, se sentirait égaré dans la nuit et la
tristesse incommensurable des steppes sans fin
du nord de la Russie.

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II un dîner chez M De Talleyrand.
Londres la nuit.
enfin, nous voici débarqué dans fleet street.
un cabriolet me mène près de Saint-Paul, dans un
hôtel français qu' on m' a indiqué comme très
convenable. Mais le doute me vient dès l' entrée, à
la mauvaise tenue de l' hôtesse. Sa table ne vaut
pas mieux. Je me trouve assis en face d' un gros
créole à l' oeil dur, qui préconise bien haut les
mérites de l' esclavage. Son impudent cynisme me fait
sentir si vivement l' humiliation de la France que,
sans attendre la fin du repas, je me lève, je règle
ma note, et m' enfuis de cet antre.

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J' en suis bientôt à une lieue, et, grâce à


l' obligeance du bon docteur Matterson auquel je
suis recommandé, me voici dans une excellente
pension où tout respire l' honnêteté.
Pendant ma fuite à bride abattue, j' admirais mon
groom en guenilles, mais intelligent, énergique,
conduisant son cheval avec l' autorité d' un chef
d' armée, et plein de passion pour les choses de
l' écurie. Tous ces jeunes conducteurs de cabs à un
shilling la course, semblent appartenir à un monde
exotique, arabe, bohémien ou juif.
Ce matin, voulant conserver ma première impression
de Londres, je me suis lancé seul à travers
l' espace. Point de perspective, le sol étant
généralement plat ou peu mouvementé. C' est toujours
le peuple qui me frappe et qui m' occupe.
J' avais une audience de M De Talleyrand pour
le milieu du jour. La première entrevue ne lui a
pas été favorable ; j' ai trouvé

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une âme sèche, et l' homme, d' allures équivoques. Il


m' a invité à dîner pour le soir même, " afin de causer
plus à l' aise " au sujet de la mission que j' ai à
remplir.
Me voilà donc errant de nouveau toute l' après-midi,
au milieu de cet océan humain, et, comme la veille,
me sentant égaré, perdu... l' activité prodigieuse
de ce peuple donne l' impression d' une force
incalculable... à voir tous ces visages rouges,
ces cous rouges, on le croirait ivre. Il ne l' est
que de sang et de ses énergies accumulées. La
richesse de la nourriture doit être pour beaucoup
dans cet irrésistible élan de volonté.
Vers six heures, j' ai repris le chemin d' Oxford
Street où se trouve notre ambassade, et je suis
tombé, sans avoir été averti, au milieu d' un dîner
tout diplomatique, présidé par l' ambassadrice de
Prusse, Mme De Dino, nièce de M De Talleyrand.
à droite de la grande dame aux beaux yeux noirs,

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mais d' une maigreur effrayante, M De Bulow ; à


sa gauche, l' ambassadeur de Belgique, M Van De
Veyer. Toujours de ce même côté de la table,
M De Bacourt, premier secrétaire de notre
ambassade, intelligent et posé. En opposition avec
ce calme voulu peut-être, et cette affectation de
tenue britannique, le représentant, par intérim,
de la Russie, nerveux, agité.
M De Talleyrand, assis en face de la dame aux
yeux noirs qu' il semble admirer fort, délaisse
absolument la jeune femme qu' il a prise à sa droite
et qu' on n' a point nommée. Notre consul à
Buénos-Ayres, en ce moment à Londres, se charge
du soin de la distraire. à la gauche du prince,
trône le docteur Koreff, bavard, et un peu
charlatan. On parle beaucoup du choléra, qui vient
d' éclater dans l' île. Près de ces grands qui
craignent tant la mort, le médecin a l' autorité du
confesseur.
" Koreff, lui dit M De Talleyrand avec une
onction toute sacerdotale, voulez-vous boire de
ce vin vieux avec moi ? "

p29

après le dîner, les hommes ont passé dans le cabinet


du prince, et une vive discussion s' est aussitôt
engagée, toute politique.
M Van De Veyer, qui avait assisté la veille à la
séance de la chambre des lords, rendait compte de
l' imposante interpellation faite, en divers sens, sur
la question de la maternité dans le paupérisme.
L' évêque de Londres, dur et rude, s' était prononcé
pour la sévérité, tandis que l' évêque d' Exeter,
doux et insinuant, avait plaidé en faveur de la
faiblesse et de la nature.
En réalité, la femme anglaise maltraitée par la loi,
étrangère aux ressources du commerce, a souvent pour
excuse de son erreur, une position malheureuse et
délaissée.
Dès le début de cette conversation, une chose m' avait
frappé péniblement. Ce pays est pour M De
Talleyrand l' idéal du monde. Il est anglais au
point de nous faire frémir, nous autres qui tenons
encore à la France. Tout à admirer de ce côté du
détroit ; du nôtre ? ... rien. Et cela, en présence
de tous ces étrangers !

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Mon sang s' échauffe, je réplique trop vivement


peut-être : " et notre passé, qu' en faites-vous ?
Les saintes, les belles, les grandes folies de
notre histoire : les croisades, la pucelle, la
révolution ? "
" les croisades ? Peuh ! Les anglais lisent cela
avec Walter Scott... "
" mais si pour vous ce peuple est en tout le premier,
comment se fait-il qu' il soit, aujourd' hui, le plus
embarrassé par la question sociale ? "
" embarrassé ? Il ne l' est nullement. Rien ne bouge.
L' inégalité, ici, ne choque personne, elle est passée
dans les moeurs. Le cadet veut que l' aîné hérite,
qu' il ait tout. Les filles acceptent aussi très bien
de ne rien posséder. Les seuls rebelles, ce sont les
irlandais. Ceux-ci, misérables par leur faute ; leur
agitation tient uniquement à l' usage immodéré du
genièvre. Quant aux grandes processions d' ouvriers,
aux associations, elles n' ont rien de sérieux. "
" et la procession dans Londres, de vingt mille
anglais au moins, portant la pétition

p31

couverte de deux cent cinquante mille signatures


en faveur des cultivateurs unionistes de
Dorchester, condamnés à sept ans de déportation,
pour avoir fait serment d' union ? "
là-dessus, point de réponse. Mon diplomate opère
une diversion habile, et s' extasie sur l' amitié qui
s' affirme de plus en plus entre l' Angleterre et
la France.
Comme on lui demande s' il n' y a pas à craindre qu' il
soit porté atteinte à cette amitié, par la rivalité
des intérêts industriels ?
" nullement, riposte le prince ; les anglais
encouragent le commerce français. "
piqué au vif par cette imperturbabilité d' oracle
et cet optimisme à outrance, je réplique à mon tour :
" que signifie alors la mauvaise humeur de
l' Angleterre si naïvement exprimée par Mac
Culloch, sur ce que la France ne s' ouvre pas assez
vite à ses produits ? M Thiers a dit : " je
tâcherai de concilier les intérêts de l' industrie
avec ceux du commerce. "
" c' est-à-dire, la raison avec la déraison, " a
répliqué Mac Culloch. La déraison pour lui,

p32

c' est l' industrie française. Il nous prêche de


retourner à la nature, c' est-à-dire, de nous
dissoudre, de renoncer à notre personnalité. En
réalité, le machinisme anglais, par la force du bon
marché, enserre et prend pour lui le monde. "
" monsieur, l' industrie, chez nous, ne fait
qu' affaiblir la moralité nationale. Il faut que la
France reste agricole. "
" oui, si vous entendez par moralisation, que
l' agriculture ayant l' avantage de n' être pas
susceptible de la même division du travail, elle
ne peut jamais réduire l' homme à l' état de chose. "
visiblement, ce n' était pas là sa pensée. M De
Talleyrand veut de l' agriculture pour la France
et rien autre, parce qu' il croit qu' elle développe
moins l' intelligence.
Sans paraître le pénétrer, j' ai continué très
fermement :
" il n' est pas moins certain que si l' Angleterre
devenait de plus en plus industrielle, et les autres
pays de plus en plus agricoles, dans la spécialité
de leur production naturelle,

p33

c' est-à-dire, de plus en plus bornés, dépendants,


l' équilibre et la paix qui en résultent, seraient
bientôt rompus. La sagesse veut, sans doute que
chaque pays se développe dans les conditions
normales du milieu qui lui est propre. La France,
par exemple, doit produire de plus en plus du vin,
du blé. Mais la sagesse exige aussi, qu' elle soit
assez industrielle pour n' être pas réduite à manquer
de tout, s' il survenait une guerre, un blocus. "
que répondre à cela ? Tous les regards étaient sur
nous, et significatifs. Le prince, une seconde fois,
a opéré une prudente retraite. Cachant son dépit,
il m' a témoigné depuis beaucoup plus d' égards.
En regagnant mon hôtel, entre onze heures et minuit,
j' ai tout à fait perdu mon chemin. Marchant toujours
et toujours dans le brouillard à travers lequel
filtrait, à grand' peine, la lumière bleue du gaz, je
suis tombé dans un dédale de petites rues mal
odorantes. Puis, j' ai traversé un misérable marché
où des irlandais debout, portant des falots,
vendaient je ne sais quelles denrées.

p34

Bientôt, je me suis vu entouré, inquiété par des


hommes et des femmes en haillons sordides qui tous,
me demandaient la même aumône : un verre de gin. Et
c' était une scène étrange, fantastique. Ces hommes,
ces femmes, entrevus ainsi à travers ces vapeurs
crépusculaires, ce n' étaient plus des hommes, mais
des ombres, les unes, celles des vendeurs qui se
querellaient, s' injuriaient, tumultueuses, agitées
de mouvements convulsifs, diaboliques ; les autres,
les ombres des mendiants qui venaient à moi les bras
tendus, semblaient nager dans cette mer de
brouillard éclairée, ici et là plus vivement, par la
lumière errante des falots.

p37

III Westminster. -l' atelier de Chantrey.


Une séance du parlement.
le coeur de Londres, son intérêt historique, c' est
la cité, la tour où sont déposées ses archives.
Presque toutes les pièces, réunies en énormes
rouleaux, sont enfermées dans des armoires ou
empilées dans des cases en chêne. On frémit pour
ce trésor, lorsqu' on apprend que depuis la dernière
émeute, on a mis un dépôt de poudre sous la grosse
tour qui n' est séparée de celle des records que
par une porte en bois.
Toujours ramené à ce centre de Londres par mes
études, je monte chaque matin l' escalier

p38

sous lequel s' accomplit le meurtre des enfants


d' édouard Iv. Et, chaque fois, je m' arrête saisi
de compassion. Neuf ans ! Douze ans ! ... tous deux
tués par leur tuteur devenu leur rival, tués par
Glocester ! ... on retrouva leurs pauvres petits
corps enlacés dans la mort, comme leurs âmes
l' avaient été dans leur trop courte vie. -pour le
meurtrier, aucune punition. Il succéda
paisiblement.
Et je vois et revois aussi, chaque jour, sans me
lasser jamais, dans l' amas confus des tours et des
constructions plus récentes, la vieille chapelle de
Guillaume le roux, fils et successeur de Guillaume
le conquérant. C' est la première page bien lisible
de l' histoire d' Angleterre. Ce Guillaume aux
cheveux rouges, à la face couperosée, bouillant
d' impatience, terrible aux saxons, terrible aux
barons, d' une avidité furieuse, passant et repassant
la mer, courant avec la raideur d' un sanglier, d' un
bout à l' autre de ses états, montrant à ses sujets
ses dents de loup, son rictus au rire plus terrible
que la froide menace,

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ce coureur furieux eut pourtant la prévision qu' il


s' arrêterait un jour, et que l' arrêt, cette fois,
serait long. Pour que son repos fût plus profond, il
redoubla l' épaisseur des ténèbres. Elle a monté, sa
dernière demeure, basse sur ses deux rangs d' arcades
massives. Lourde beauté. La bonne pierre de Caen
perce sous le ciment anglais. Vrai symbole. Mais c' est
plutôt l' élément normand qui est le ciment.
Le jour tombe, lorsque, sortant des archives, je me
retrouve en face de Westminster. Celui qui ne ferait
qu' errer autour de la royale abbaye, n' en
soupçonnerait nullement la beauté réelle. Au dehors,
l' architecture est plus que médiocre. La chapelle
d' Henri Vii, toute prismatique, est riche, mais
laide. La foule des petits clochetons à demi arrondis
qui l' entourent, sont de très mauvais goût.
Entrez, tout change. Cet intérieur est merveilleux.
Ce qui touche, c' est que le travail excessif, semble
indiquer moins le faste, qu' un tendre respect de la
mort. Ces

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chapelles échelonnées, s' enfoncent en grottes


sombres et profondes, comme pour mieux assurer le
repos du dernier sommeil.
Ils dorment, mais non ignorés. Je les vois tous là
en effigie, couchés ou debout dans l' action. Ici,
le beau Buckingham, qui ressemble à Louis Xiv.
Plus loin, élisabeth, petite bouche prude.
-Guillaume et Marie : lui, sec, froid et ferme,
comme dans l' histoire. Les deux Pitt, le dernier,
foudroyant, sur la porte même l' église. à côté,
l' homme de paix, le véritable saint de
l' Angleterre : Watt. Elle sait bien que si elle a
vaincu la fière Albion, ce n' est pas par les armes,
mais par son industrie.
Son grand homme de mer, Nelson, sans ses gros et
durs sourcils, aurait tout l' air d' un perruquier.
Ce qui m' émeut aussi, c' est que Westminster ne soit
pas, comme notre Saint-Denis, uniquement la
dernière demeure des rois de la terre.
Ici, je vois au premier rang, non seulement les
hommes politiques, les hommes de

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guerre, mais aussi les rois de l' esprit :


Shakespeare, Milton, Pope, Goldsmith, Addison,
Haendel... je m' arrête, l' énumération en serait trop
longue. Un pareil hommage fait grandement honneur
au sentiment national de ce peuple.
Londres, le dimanche, est une ville morte, d' un
pesant ennui. Fort heureusement, j' ai l' emploi de
ma journée. D' abord, une longue visite à
l' ambassadeur de Belgique, M Van De Veyer, qui
est devenu tout de suite pour moi un ami. Son
opinion sur ce pays est exactement la mienne. Malgré
les mélanges qu' amène forcément le commerce, le
synonyme de l' Angleterre, c' est l' exclusion.
nul plaisir, sinon exclusif. Traversez, par exemple,
le jardin zoologique dans un jour férié, vous n' y
rencontrerez point le peuple, mais seulement le
beau monde qui se l' est exclusivement réservé.
Il en est de même des temples. Les bancs,
rigoureusement fermés à clef, appartiennent

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à la classe riche. Le petit bourgeois aussi bien que


le peuple, se place où il peut. Cela explique, en
partie, son peu d' empressement à assister au service
religieux. Les femmes même, n' étaient qu' en petit
nombre dans les églises que j' ai visitées.
La même ligne de démarcation serait observée dans
les intérieurs anglais, entre le maître et les
serviteurs. La morgue britannique leur fait sentir
qu' ils restent inférieurs et dépendants. Si la
maîtresse appelle son valet de chambre et l' oublie,
il restera debout, sur le seuil de la porte, sans
avoir le droit de demander pourquoi il a été appelé.
M Van De Veyer, qui me conte encore plusieurs
faits à l' appui, ajoute que, dans un jour d' orage,
son domestique qui est anglais, invité par lui à
passer dans l' intérieur de la maison, s' y refusa
obstinément. Il craignait d' être surpris par quelque
lord, et de compromettre son avenir.
L' introduction à outrance de la machine dans les
ateliers, agite, en ce moment, tous

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les esprits. Cette machine à vapeur est pour eux un


être hostile qu' ils ont en horreur. Rien de plus
éloquent que leur dernière réclamation :
" Mylord, obtenez de cette odieuse machine, qu' elle
s' arrête au moins une heure par jour... qu' on exige
de nous, seize, dix-sept heures de travail, s' il le
faut, mais qu' on nous laisse une heure pour aller
manger avec notre femme et nos enfants. Alors, nous
redeviendrons des hommes. Aujourd' hui, nous ne
sommes plus qu' une chose. "
cela, malheureusement, n' est que trop vrai. En
réalité, ce n' est plus l' homme qui fait marcher la
machine, c' est la machine qui fait marcher l' homme.
Qu' on ne dise pas que le moteur réel c' est le
fabricant. Lui-même est condamné à une production
meurtrière, pour garder le monopole de l' exportation,
sur les autres pays.
La roue industrielle va de plus en plus rapide,
irrésistible. Elle va, dans l' élan aveugle de la
force brutale, broyant les hommes

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sous elle, estropiant, déformant, au physique et au


moral, ceux qui survivent...
il n' est donc pas vrai, comme le dit M De
Talleyrand, que les associations radicales n' aient
ici rien de sérieux. Elles sont, au contraire, très
fortement organisées. Leur jurisconsulte est
M Austin, dont la femme a traduit les rapports de
Cousin. Leur journaliste, M Foulbanque, rédacteur
de l' examiner, qui se publie à Londres, et qui
soutient, avec chaleur et conviction, leur cause. Il
est question de créer un enseignement spécial de
politique, à l' usage du peuple. Ces révolutionnaires
industriels très positifs et pratiques, ont aussi
leur poète : Elliot, De Manchester.
Lord Durham, au grand étonnement de la société
anglaise, reçoit Foulbanque. Ici, les écrivains
d' un libéralisme même modéré ne sont admis presque
nulle part. Chez nous, ils sont au ministère.
J' ai fini ma journée par l' atelier de Chantrey, et
je suis encore tout ébloui de ses

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richesses. Des appartements immenses, et partout


des chefs-d' oeuvre. Dès l' entrée, comme pour
recevoir le visiteur, trois statues de Canova,
exprimant ses diverses manières, d' abord toute
antique, à la fin, toute nature. à côté de son
oeuvre, son portrait, d' une exquise douceur, d' une
pénétration charmante, d' un sentiment passionné de
la beauté.
Aux murailles, des tableaux de premier ordre. Ces
oeuvres de maîtres font grand tort aux productions
de Chantrey. Malgré tout son savoir-faire, on
surprend presque toujours le maniéré dans la
composition, et, dans l' exécution, quelque chose de
mou, d' indécis... est-ce un effet de ce climat
humide, qui détremperait le ciseau dans la main de
l' artiste ? ...
il a pourtant donné une belle statue de Malcom et
quelques bustes spirituels, entre autres, celui de
Walter Scott tel qu' il était

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en effet, à la fois grossier et fin. J' ai déjà


remarqué, depuis mon entrée en Angleterre, que la
plupart des visages sont, de bonne heure, peu
propres à la sculpture. On ne rencontre presque
jamais ici, la belle maigreur de nos vieillards. Sous
les brouillards incessants, les traits grossissent
et se déforment. Alors, ce ne sont plus que de gros
poupards bouffis, remarquables pourtant par l' acuité
du regard, et, sous la lourde paupière, par je ne
sais quelle discrète et minutieuse observation.
Les jardins anglais que je traverse tous les
jours : Hyde Park, Saint-James, ont un air
merveilleux de fête et de grandeur. Dans le parc
Saint-James, les troupeaux se mêlent familièrement
aux enfants qui jouent dans l' herbe, près des plus
belles eaux du monde, faiblement irisées, sous les
pâles rayons du couchant. C' est tout, et c' est assez
pour faire le plus charmant, le plus poétique des
paysages.
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Toute autre est l' impression, si l' on regarde-entre


Westminster, Saint-Paul et la tour-couler la
Tamise chargée de vaisseaux, le soir, lorsque des
barques innombrables, emportent ou ramènent un
monde de gens affairés, hommes, femmes et enfants.
Sur ce point de Londres, où se concentre sa vie
brûlante, on vient de jeter un pont de granit d' une
longueur prodigieuse.
Tant d' élan dans l' action, de ténacité, de grandeur
dans la volonté, cela est fait pour toucher celui
qui est, lui aussi, depuis sa naissance, un
travailleur acharné. Je suis arrivé en Angleterre
dans un état d' esprit plutôt hostile, venant d' écrire
le second, le troisième volume de mon histoire... et
me voilà tout prêt à me réconcilier. Mais
Waterloo ! ... à chaque pas, je me heurte à ce
funèbre souvenir : rue Waterloo ! Pont Waterloo !
Impasse Waterloo ! Ils en ont mis partout.
Cette ville aussi, plus belle en un sens que notre
Paris, a dans le sérieux quelque chose de dur qui,
à la longue, briserait le coeur. C' est une vie
violente, rapide, qu' on ne soutient

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qu' en absorbant une masse prodigieuse de viande, de


la bière à proportion, pendant le repas, et, pour la
fin, un verre de porto chargé d' alcool. Ce régime ne
va guère à notre tempérament français.
Pour me reposer et me calmer, il me faudra Oxford.
Je verrai d' ailleurs Londres avec plus de profit à
mon retour d' Irlande et d' écosse. Cette ville qu' on
a le tort de visiter la première, est la fin de
l' Angleterre ; elle résume tout le pays. Chacun de
ses quartiers qui sont autant de grandes villes,
représente une des formes de la vie anglaise. Le
faubourg de Southwark, est une manufacture, comme
Manchester et Birmingham. La cité, vend les
articles manufacturés, comme Bristol et Liverpool.
Le west end, qui est la demeure du beau monde et de
l' aristocratie, produit moins qu' il ne consomme. Les
prairies couvrent une grande partie de ce quartier.
Les moutons paissent l' herbe sous l' ombre de White
Hall et de Westminster. Ainsi, de la ville, vous
passez insensiblement dans la campagne.

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Charmante gradation, mais qui ne pourra plus durer
longtemps. Londres, devenant de plus en plus
industrielle et commerçante, voit sa population
s' accroître chaque jour. Qu' il lui vienne encore
quelque cent mille âmes, ce qui, pour un pareil
centre d' action n' aura rien d' exagéré, sa
physionomie, son caractère aristocratique surtout,
disparaîtra rapidement. Les parcs immenses qui
occupent le coeur même de Londres, auront vécu.
à la place où croît, en ce moment, l' herbe des
prairies, s' élèveront, dans un demi-siècle
peut-être, de gigantesques cités ouvrières. Ainsi
se transforment les plus solides empires. Leur durée
n' est possible qu' à cette condition.
Avant de m' éloigner, j' ai voulu assister à une
séance du parlement anglais. Muni d' un mot de lord
Brougham, je suis placé au premier rang. Il est
cinq heures. La salle, éclairée déjà, offre l' aspect
d' une séance de nuit. Le noble lord, assis sur son
sac de laine, fort à l' aise dans sa perruque énorme,
conduit les

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débats en homme d' expérience et du métier, avec une


atténuation fort adroite. à chaque instant, il fait
rire l' auditoire.
La parole est donnée d' abord à un vieux pair mal
accueilli du public. Il grogne et se rasseoit. Lord
Melbourne, qui lui succède, ne dit que deux mots.
Le frère du roi, le duc de Cumberland se lève, et
la curiosité s' éveille. Vrai gentleman, très élégant
de tournure, un peu chauve, belles moustaches
blanches. Il parle avec conviction, avec chaleur
même, mais d' une manière pourtant contenue. Il se
sent si près du trône ! ...
un seul orateur détonne dans cette grave assemblée.
C' est un jeune lord inconnu, rouge, colérique, sans
éloquence d' ailleurs, mais, sans doute, intempérant
de régime. Il parle si vite, qu' il en bredouille. Les
anglais même, doivent avoir beaucoup de peine à le
suivre.
Tous ces types sont beaux, plus beaux que ceux de
nos parlementaires. En général, les têtes sont plus
longues, mais rien n' annonce des qualités supérieures.
Pour l' intelligence,

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les anglais n' ont pas grandi depuis Shakespeare.
Au total, salle à peu près vide, séance de peu
d' intérêt et nulle. En ce moment, l' aristocratie
anglaise est partout ailleurs que chez elle. Les
quartiers riches sont relativement déserts. J' ai
frappé en plus de vingt endroits, et toujours
inutilement.
Pour abréger ma soirée, j' entre au théâtre. On joue
Macbeth ! malheureusement la troupe d' été ne
compte qu' un seul bon acteur. Il a très bien dit
dans le monologue qui précède le meurtre, la phrase
saisissante : " voici l' heure ! ... " on est frappé de
la force muette de cette langue anglaise. Les
sorcières, avec leurs chants d' opéra, sont toujours
ridicules. Les acteurs, au contraire, bien que d' un
mérite secondaire, ont le geste juste, et dans le
jeu, dans la voix, le naturel de la vie réelle.
C' est presque une résurrection de l' histoire.

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IV Oxford. - Warwick Castle.


l' oxfordshire va me continuer la révélation de la
primitive Angleterre. Les hommes ont eu beau
exhausser par delà les brouillards, de hautes
cheminées flamboyantes et bâtir partout des usines,
la nature n' a pas moins fait de cette île, presque
tout entière, un vaste pâturage sur lequel se joue
un soleil douteux, pâlissant.
Telles de ces pentes, dans les nuances les plus
douces, égayées par la présence des nombreux
troupeaux qui s' échelonnent jusqu' aux dernières
limites de l' horizon vaporeux ; ces vertes prairies,
sans autre beauté que le velouté de leur gazon,
donnent au

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voyageur qui passe, je ne sais quel rêve du paradis.


Et pourtant, au milieu de cette poésie, il faut bien
revenir à l' histoire, en suivre le cours et se dire :
que ces adorables prairies qui semblent faites
uniquement pour le plaisir des yeux ; que ces bêtes
innocentes qui leur prêtent le charme de l' idylle,
ne sont, en réalité depuis de longs siècles, qu' une
immense manufacture de viande.
à quelque époque que l' on remonte, on trouve en ce
pays, une race d' éleveurs et de vendeurs de laine
en Flandre. Le plus grand nom de l' Angleterre,
Shakespeare, a commencé par là. L' anglais fut jadis,
un peuple guerrier faute d' industrie. La Flandre lui
filait alors toute la laine de ses moutons.
éleveurs et mangeurs de viande... je ne dis pas cela
pour déprécier une si grande nation. Le climat de
son île, les brouillards de l' océan dont elle est
couverte, submergée, lui ont commandé, sans doute,
cette forte alimentation. Quelle que soit, à
l' origine, la raison de ce vigoureux régime, il est
certainement

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la cause prépondérante de la puissante énergie de


ce peuple. Il a fait une race de plus en plus avide,
entreprenante. Surabondamment approvisionnée de
force et de vie, elle s' est attaquée aux autres
nations ; elle s' est lancée sur la France, puis
sur les Indes, d' abord pour les piller. De nos
jours, ce régime de chair et de sang, lui donne la
froide énergie d' action et de travail qui ne
s' évapore pas comme la vivacité des pays vineux.
En cette saison d' automne, Oxford est un lieu de
profond recueillement. Je n' ai trouvé nulle part,
même à Pise, un si complet silence. Aucune industrie.
Oxford n' est qu' un collège, la cité de l' esprit, d' un
doux repos avant les agitations de la vie, ses
combats, ses orages. Cette université déchue, où la
noblesse anglaise reçoit l' instruction du moyen âge,
a du moins le mérite d' occuper

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une ville charmante, toute jeune dans ses


constructions particulières, toute gothique dans
ses monuments.
Le christ church college, bâti par le cardinal
Wolsey, où les jeunes esprits viennent s' empreindre
de la vieille science, a été religieusement respecté.
Les gracieuses fenêtres où le gothique s' allie à la
renaissance, s' ouvrent sur un parc merveilleux :
belles prairies ombragées par des arbres centenaires.
C' est la vénérable antiquité, mêlée à la plus fraîche
jeunesse.
En visitant old college, je lis sur la porte
du jardin, la devise de la ville que prennent aussi
les diligences : dominus illuminatio mea.
dans la partie moderne du christ church, on a
établi la bibliothèque, très riche, et la galerie
des tableaux. J' y vois le duc d' Albe de Titien :
blanche figure de fantôme, profil très droit, d' une
résolution désespérée.
Henri Viii, qui combla Wolsey d' honneurs et de
richesses, ne pouvait manquer ici. Holbein l' a peint
deux fois, en buste et en pied.

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Le portrait de Locke, maigre, fin, pénétrant, est


tenu, je ne sais pourquoi, au réfectoire. Il vint
à Oxford finir ses études. Canning est là aussi,
et tel que je me l' étais figuré : joli homme,
spirituel, rien d' imposant. C' est ici qu' il a
commencé cette carrière pénible, difficile, ardue :
s' élever d' un rang inférieur au premier, dans un
tel pays ! ... ce collège, destiné à l' éducation des
enfants pauvres : servitors, est tout simplement
une merveille. Vestibule admirable, cours superbes,
petit cloître obscur pour la méditation, avec un
petit lointain d' adorable verdure.
à l' extérieur, pour cadre au vénérable édifice, de
magnifiques promenades, de longues avenues ombragées
d' arbres centenaires, alternant avec des prairies
couvertes de troupeaux.
Une seconde journée de diligence m' a mis au centre
de l' Angleterre. Oxford appartient en grande partie
à la renaissance du xvie siècle ; Warwick nous
recule à l' antiquité

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féodale. Nulle autre part ailleurs, elle n' a laissé


d' elle un plus admirable monument.
Comme on ne peut visiter le château que le matin,
de sept à dix heures, j' ai dû, ce soir, me contenter
de tourner autour, de le contempler d' en bas, des
bords de l' Avon. Le prince Muskau, dans sa
description fort belle, compare sa masse imposante
au colisée de Rome.
Au bord de la rivière se dresse encore le moulin
féodal crénelé, et les arches d' un pont rompu, sans
doute dans les guerres de Cromwell.
C' est de là qu' un rocher se dresse à cent pieds de
haut, et sur ce rocher, un mur à pic, une montagne
de pierre sur un roc, et, sur cette montagne, la
masse prodigieuse, le château lui-même, large comme
un des côtés du Louvre, et presque aussi haut, au
centre, que les tours sombres des angles, dont
chacune, détachée, ferait à elle seule un château.
Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa. Pour édifier
ce prodigieux ensemble, ce ne fut pas

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trop de tout l' argent que les anglais avaient pris


à la France : le tribut de Charles V, de
Charles Vi, de Louis Xi.
Cette façade immense regarde l' Avon à ses pieds, par
une double ligne d' ouvertures gothiques grandes
comme des fenêtres de cathédrale. Plusieurs de ces
croisées sont des portes ouvertes sur l' abîme.
Tout autour de ces vieilles murailles titaniques,
une jeune et verte ceinture de feuillages, buissons
et arbustes ombragés eux-mêmes, d' ormes et de chênes
géants, ceux-ci, vénérables contemporains de
Cromwell, peut-être même de Warwick.
Lui-même, le faiseur de rois, quand il eut assis
cette babel, la montagne sur la montagne, et le roc
sur le roc, il dut se croire inébranlable... où
sont-ils maintenant les constructeurs de ces châteaux
forts, devenus trop grands pour des rois ? ... où sont
les Warwick, les Northumberland, les Percy ? ...
l' Avon continue de couler, sans souci de l' histoire.
Par-dessus la rivière et par-dessus le château,
s' agitent et croassent des nuées de

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corbeaux. Nulle part je ne les ai rencontrés plus


bruyants. Le maître actuel du château aime, dit-on,
et épargne ces antiques hôtes des demeures féodales.
Ce qui déroute, c' est de voir des hommes habiter ces
bâtiments gothiques, et des rideaux blancs aux
fenêtres qu' encadre la sombre verdure du lierre, vrai
possesseur actuel du manoir.
Les Beauchamp, par mariage, le prirent vers
édouard Iii. à la mort du faiseur de rois, une
fille des Beauchamp-Warwick le transmit à son mari,
le duc De Clarence. Il est aujourd' hui à l' un de
ses fils.
Inscrit ce matin le premier sur le registre des
visiteurs, j' entre, et mon impression est moins forte
que celle du prince Muskau, sans doute parce qu' il a
vu l' intérieur du château le soir. Il est
certainement plus beau à l' extérieur, qu' au temps
de Warwick, étant aujourd' hui paré, tout à la fois,
de vieillesse et de jeunesse, tout vêtu de ce lierre
robuste, particulièrement la façade, qui est

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taillée dans le roc. Une femme de chambre a été


chargée de me conduire à travers l' admirable Baronial
Hall. Je jette un coup d' oeil rapide sur les portraits
de Spinola, dur tacticien ; -de Strafford, bilieux,
violent, malheureuse figure, en grand contraste avec
celle de Montrose, si belle de jeunesse, de force,
de grâce, de plénitude et d' alacrité militaire. On
conçoit l' enthousiasme des clans.
Dans le musée d' armes, figure le sabre destiné aux
exécutions. De ce côté, on circule dans l' intérieur
du château, par des couloirs taillés dans le roc. Ils
conduisent à la chapelle, touchante, religieuse dans
sa simplicité. Cette portion du manoir plongée dans

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une sombre obscurité, contraste fortement avec le


Hall illuminé, à cette heure, comme pour une fête.
Des fenêtres, la vue s' étend immense, très douce,
sous le gai soleil du matin que réfléchit l' Avon
dans ses replis nombreux.
Ce qui me touche et m' embarrasse, c' est de pénétrer
dans le boudoir et même dans la chambre à coucher de
la comtesse. Elle vient de sortir visiblement,
laissant ses journaux et ses lettres ouvertes sur la
table. Le portrait de Napoléon, de la duchesse
De Dino, d' autres encore, sont épars sur des
chaises. Je n' entre qu' avec hésitation. Il me semble
que c' est violer la sainteté du foyer domestique. Le
jeune fils du lord passe devant moi. Des couleurs,
une palette sont restées sur la croisée. Sans doute
il peignait ce riche paysage.
La gazette que la comtesse était en train de lire,
est le standard. ce journal tory me rappelle
celui des Wighs que j' ai lu ce matin même : le
warwick, très vif pour la réforme, violent et
dérisoire pour les lords. Sur les

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murs de l' église, j' ai vu aussi affichés, les noms


des électeurs qui ont reçu de la nouvelle loi le
droit de vote. Ainsi, de toutes parts, les corbeaux
de la démagogie planent et croassent sur ce grand
cadavre féodal. L' écho de la presse perce et mine
ces puissantes tours. J' ai presque pitié de cette
grandeur mourante.
Nulle part, l' aristocratie ne m' a paru plus vénérable
que dans ce sanctuaire de l' art et de l' antiquité.
Là, toute l' histoire a été accueillie. à côté de la
cuirasse de Warwick et de la cotte de mailles
d' élisabeth, on voit un superbe bas-relief antique,
et le vase gigantesque rapporté de Tibur.
La conservation de ce château coûte à son
propriétaire des sommes énormes et il en jouit bien
moins que le public. C' est un sacerdoce de l' art. Le
noble lord ouvre sa maison tous les jours aux
étrangers. Ils se succèdent sans interruption.

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Du Hall, on descend au jardin qui d' abord domine


des prairies couvertes de troupeaux, puis, déroule
majestueusement jusqu' à l' Avon ombragé, de ce côté,
par deux cèdres monstrueux dont la vieillesse
vénérable est soutenue par de grands bras en fer.
Retournez-vous, le colossal manoir se dresse à pic sur
la rivière, comme le Capitole sur le forum
romanum. mais ici, c' est le Colisée qui occupe
la colline du Capitole. Vue moins sublime, mais
douce et consolante de jeune vie, près de cette
sombre antiquité.
Les fenêtres d' inégale grandeur qui plongent sur
l' abîme, donnent mille idées de féerie, d' amour
hasardeux, d' escalade titanienne ; c' est un chant
lyrique de Shakespeare, adossé à l' un de ses drames
historiques. C' est à la fois Richard Iii, et le
songe d' une nuit d' été.
Shakespeare est né sur l' Avon, à Strafford.
En sortant du jardin, je revois l' extérieur du
manoir, d' abord la tour du Nord, celle que commença,
sans doute, Richard Iii. à mi-ceinture, elle se
rattache aux deux tours de la

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porte d' entrée, par un parapet sans garde-fou du côté


de la cour. La vue n' en est que plus saisissante.
Vous la voyez de là, cette cour ovale, aussi grande,
plus grande peut-être, que l' enceinte du Colisée.
Au Midi, la partie habitée est relativement basse.
Au couchant, ce n' est qu' un amas de constructions
inachevées. Sur une tour énorme, a monté une svelte
petite tour à demi perdue dans des buissons aériens.
Au Nord, rien que le vide, et, par-dessus, un pont
qui conduit au jardin, à la serre où se dresse le
beau vase de Tibur, sous l' ombre légère des palmiers.
Ils ont raison, les possesseurs de ce château, de
l' entretenir soigneusement. Ce respect du passé est
l' argument le plus fort en faveur du génie de
conservation et de perpétuité des demeures féodales.
Qu' ils en jouissent longtemps, ceux qui comprennent
si bien les devoirs qu' imposent à la fois une si
grande fortune et les droits de l' histoire.
Puisse le flot niveleur qui monte, respecter cette
arche, ne la point submerger.

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Celui qui en a bâti la portion la plus importante,


Warwick, n' a ici, ni portrait, ni statue, rien qui
rappelle son souvenir. Est-ce en punition de sa
déloyauté ? ... Cromwell y est, mais dissimulé dans
un couloir obscur, et tout près de la porte.
Warwick s' est fait lui-même sa place dans l' église.
Excellente précaution, sans laquelle il n' en eût eu
aucune. Son tombeau, qu' il s' est bâti, est caché dans
la crypte. Sur la porte qui en ouvre l' entrée, sont
inscrits l' ours et les étoiles qui furent
ses armes. Il s' est fait représenter à demi couché
sur la pierre, la main négligemment levée vers le ciel.

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V sur le chemin de l' Irlande.


Le pays de Galles. -Dublin.
de Warwick, je passerai en Irlande, sans me laisser
distraire par les villes industrielles que je
rencontrerai sur ma route. Je les verrai plus
utilement à mon retour.
De Birmingham à Volverhampton et au delà, tout
le pays n' est qu' une plaine dont aucune description
ne saurait donner l' idée : terrains bouleversés,
arbres pâlissants, flammes tantôt dardées en langues
sombres, du haut des cheminées dressées en
obélisques ; tantôt basses, rampant à terre, et
brûlant lentement, en dessous, ses entrailles. Image
terrible de la passion de la nature sous la
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main de l' homme. Ici, l' Angleterre halète de


combats.
La population, vouée à l' industrie, est aisée
visiblement. Les maisons d' ouvriers s' échelonnent
sur la route, toutes soignées. Parfois même quelques
fleurs. Les vêtements des femmes, très propres, sont
en bonne étoffe anglaise. Et pourtant, population
malheureuse au total. Beaucoup d' hommes ont le bras
en écharpe. Cette guerre contre la nature a aussi ses
blessés.
De Shrewsbury à Holyhead où je prendrai ce soir
le bateau pour Dublin, le paysage se présente
admirablement varié. Le cheval est souvent remplacé
par l' âne, ce qui annonce l' approche d' une région
accidentée. Peu à peu, les noms des lieux deviennent
étranges. Les enfants, ce que je n' avais pas encore
rencontré sur ma route, saluent le voyageur au
passage.
Mais voici l' ardoise qui partout apparaît. Je
reconnais un coin de ma Bretagne. Nous

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entrons dans le pays de Galles. Solitude


pittoresque, pays d' élection, ce semble, pour les
ermitages et les ermites. Forêts épaisses qu' on
croirait vierges, et où l' on entend avec surprise,
retentir sur l' enclume le marteau de forge.
Pour passer d' une vallée à l' autre-elles sont
nombreuses et étroites-pour conduire les eaux,
des ponts, des aqueducs, jetés hardiment sur
l' espace. Ces voies aériennes qui s' entre-croisent,
ces arcades à travers lesquelles se joue la lumière,
ennoblissent singulièrement la contrée. Ce qui
l' harmonise, c' est que la vie agricole se mêle à
l' industrie. à mi-côte, les champs ; en bas, les
hauts fourneaux, les puits des mines, les moulins
utilisant les moindres chutes d' eau, et, tous les
bruits du travail répercutés par les échos des
montagnes. Au sommet, solitaire et sombre, l' altier
manoir féodal.
Ce pays vaut mieux que notre Bretagne. Il se garde
bien de plonger tout entier dans la mer, mais
sagement, il évite ses fureurs

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ne s' offrant aux flots que de côté, et regardant
plutôt vers l' intérieur, vers le Midi, d' où ne lui
vient que la paix.
Notre vieille Armorique, au contraire, se porte
d' Orient en Occident. Intrépide, elle fait front
au courroux des vagues amoncelées que poussent contre
elle, les vents d' Ouest. La pointe du Finistère en
est littéralement écrasée. à ces remous terribles, à
ces assauts formidables, aux détonations souterraines
qui ébranlent sans cesse en dessous le sol, on
pourrait craindre qu' un jour, tout le pays ne
s' écroule aux abîmes de l' enfer de Plogof. Elle
résiste pourtant, notre vaillante presqu' île.
Si séparées que soient aujourd' hui, par l' océan, ces
deux soeurs, vous reconnaîtriez leur proche parenté
à bien des traits de ressemblance. Le comté de
Galles, dans les oasis de ses grands déserts où
la pierre se cache sous la verdure, a certainement
plus de fraîcheur que notre Bretagne. Mais sur la
lande pierreuse, c' est bien la même végétation
mélancolique : bruyères, fougères, et

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l' ajonc épineux. Les parties basses, chez nous


donnent la tourbe. La riche Angleterre a de plus
la houille.
Ce qui rappelle encore les liens de parenté entre
ces deux rivages, ce sont les toutes petites vaches
noires qu' à distance vous prendriez pour des
moutons. Elles paissent, par troupeaux, le désert
rude et solitaire. Les vaches sont les armes du pays
de Galles.
à l' approche des monts cambriens qui traversent
l' intérieur du comté, la sombre végétation du Nord
apparaît en sapinières immenses. Ailleurs, des terres
qu' on dirait frappées à jamais de stérilité, ce qui
étonne sous un climat si humide. Ici et là, le granit
se dresse sauvagement en pointes acérées. Je
retrouve mon menhir breton. Au total, paysage animé,
pittoresque, mais sans atteindre, nulle part, au
grandiose des sites alpestres. Le Snowdon qui est
le mont le plus élevé de la chaîne, n' a guère que
3, 000 pieds. Ce qui égaye d' une façon charmante, ce
coin si original de l' Angleterre-une petite
Suisse en miniature-ce sont les eaux que

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je vois partout en marche : torrents, cascades


pressées d' arriver à un joli petit lac que côtoie
notre route.
Toute cette population galloise, très active, est
visiblement plus heureuse que notre population
bretonne. Elle semble aussi plus poétique. Dans les
moindres auberges, vous entendez les accords d' une
harpe. La plupart des hôtelleries l' ont prise pour
enseigne.
Sur la route, notre diligence embarque un paysan
du comté. C' est un fermier aisé, un homme en qui la
misère n' a point étouffé le génie natif. Il se livre
à ses impressions avec la vivacité d' un enfant, bien
qu' il ait dépassé la cinquantaine. Ceci est un trait
de la race. Très vert d' ailleurs, des mains et des
jambes énormes. Je suis, je l' avoue, embarrassé,
déconcerté de sa grosse jovialité. Ses prévenances
ne sont pas non plus d' un anglais.
à chaque instant il s' échappe, mais pour retomber
dans ses rêveries. Alors, il chante, les yeux à
demi fermés. Ce sont des chants bas, graves,
uniformes, distincts cependant

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des chants d' église ; quelque chose de vaste et de


sonore, comme l' écho d' une grande et sauvage nature
de montagnes. Il regarde avidement les beaux points
de vue que la vallée de Llangollen déroule sous nos
yeux. Mettant la main sur son coeur pour me faire
mieux comprendre ce qu' il ressent, il s' écrie :
it heartily please ! Heartily please ! ...
j' essaye de le faire causer sur l' antique poésie de
cette terre celtique. En vain. à toutes mes questions,
il répond : yes, yes. alors, je cherche à
réveiller du moins les souvenirs que lègue la
tradition. Même insuccès. Il ne sait absolument rien
du passé.
La vieille ville de Bangor-sa cathédrale date du
vie siècle-marque au Nord, la pointe extrême de
ce pays de Galles. Nous passons le détroit de
Manaï sur le pont tubulaire de Beaumaris, haut de
cent pieds, long d' un quart de lieue. Puis, nous
traversons la triste petite île d' Anglesey,
sanctuaire du druidisme. C' est la tristesse du soir,
mais aussi la tristesse des bruyères, la

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tristesse de l' océan dont le voyageur se sent de


partout enveloppé.
Je prends une tasse de thé à Holyhead, et, au
moment où une petite cloche au timbre mélancolique
frappe onze coups, je m' embarque pour l' Irlande.
à cinq heures du matin, un grand bruit d' abordage
brusquement me réveille. " où sommes-nous ? " dis-je
au garçon du bord qui ouvre les portes de toutes les
cabines avec fracas. " monsieur, vous êtes dans le
port de Dublin. "
au premier pas que je fais dans la rue-après
quelques heures de repos-un grand diable, le guide
attitré de mon hôtel, s' attache à moi et ne me quitte
plus. étrange compagnon : il porte un habit bleu fort
honnête, mais il est sans bas, et personne ne s' en
étonne. Figure ronde et rouge, favoris broussailleux,
d' un roux britannique. La physionomie jeune encore,
mais flétrie par la misère et sans doute l' abus des
alcools.

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Je longe d' abord les quais de la Liffey qui ont
une ressemblance frappante avec ceux de notre Seine.
Ce qui manque aux quais de Dublin, c' est le cadre :
le louvre, les tuileries, les champs-élysées, les
invalides ; en un mot, toute l' histoire du passé
écrite en pierres, et l' expression d' une forte
personnalité.
Chez le peuple aussi je retrouve la France, mais
hélas ! Une France enlaidie, abaissée de niveau.
Ainsi, à la descente d' un pont qui me rappelle les
berges de la Seine près du palais de justice, un
homme et une femme proprement vêtus, se sont pris de
querelle avec un affreux petit bossu tout en loques.
Les cris de part et d' autre sont si rauques, si
furieux, qu' on pourrait croire qu' ils vont s' égorger.
Point du tout ; le vocabulaire des injures épuisé,
ils se séparent assez paisiblement.
Ce qui me frappe encore et me pénètre de douleur, c' est
de voir, presque à chaque porte, une femme triste et
comme idiote, tenant dans ses bras un ou deux
enfants,

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sans aucune expression du sentiment si naturel à
la femme : la tendresse maternelle.
L' Irlande appartient à la religion catholique.
Aujourd' hui dimanche, la foule se porte aux églises ;
j' y entre avec elle, et je suis avec un vif intérêt
les manifestations de sa piété. D' abord, je vois aux
deux côtés du portail de chaque église-formant une
haie compacte-la foule des mendiants qui viennent
recevoir l' aumône obligée. Image d' une misère
incommensurable, incurable, à désespérer la charité,
fût-elle sans limites.
à l' intérieur, dans la nef, à peine quelques bancs,
ceux-ci occupés par les gens comme il faut du
quartier, graves personnages vulgairement anglais.
La masse des assistants doit donc rester debout
pendant une longue messe chantée. Grande fatigue,
pour les femmes surtout. Mais leur ferveur est telle,
qu' on sent bien qu' elle suffira pour les soutenir.
Le prêtre qui accomplit le sacrifice, y met une
onction passionnée. Plusieurs desservants l' entourent,
l' assistent, s' unissent à lui vivement, du geste et
du coeur. Au moment

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de la consécration, si dur, si humide et sale que


soit le pavé, tout ce peuple tombe à la fois à
genoux, se prosterne en adoration, et semble n' en
pouvoir revenir.
Pauvre peuple ! ... il est bien laid, et ce qu' il y
a de plus cruel, c' est qu' on sent bien que la
laideur morale n' est pas moindre. Sur ces visages
déformés par la misère et les abus qu' elle entraîne,
un seul trait reste, humain et bien touchant : celui
d' une foi ardente, aveugle, qui n' est peut-être,
dans toutes ces âmes, que l' espoir en une vie
meilleure.
Aux murailles de la principale église de Dublin,
trois tableaux seulement, mais significatifs : une
passion, avec un christ de figure toute
irlandaise. Plus loin, un saint Michel occupé à
terrasser quoi ? Qui ? ... les anglais ? ... enfin,
une sainte Catherine, avec la harpe irlandaise.
J' ai si grand intérêt à le connaître, ce peuple
dont la cause m' est si chère, que je

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lui ai réservé ma soirée. Me voici donc errant, tout
seul, à travers les quartiers les plus pauvres. Je
rencontre beaucoup de femmes d' âge mûr, en haillons,
qui fument, cherchant sans doute l' oubli. Hélas !
J' en vois une, toute jeune, couchée, ivre morte, dans
la rue. Cet état n' est pas accidentel, car sa fille,
une enfant de cinq ans, joue paisible à ses côtés,
en attendant qu' elle s' éveille.
Plus loin, sur l' herbe d' un beau parc, des familles
sérieuses, soucieuses, sont assises. Autour d' elles,
de jeunes garçons jouent furieusement. Leurs jeux
sont des rixes. Ils se battent, se boxent à
outrance ; ils battent de même leurs chiens dont le
seul crime est d' être plus qu' eux raisonnables. Je
vois une fillette de douze ans qui frappe sa soeur,
uniquement parce qu' elle est plus petite. C' est
l' abus de la force animale contre la faiblesse.
Au total, population nerveuse, mobile, mime,
impétueuse, bruyante, mais non pas à la façon de la
nôtre. On sent ici, que l' équilibre est rompu. Près
de ces familles réunies, vous voyez rarement celui
qui en est le chef.

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N' ayant personne pour la conduire, la diriger,
l' enfance, abandonnée à elle-même, se déprave
rapidement, et se livre, presque autant que les
hommes faits, à l' usage immodéré du gin. Cela fait
pitié de la voir déjà flétrie et prête pour le vice.
L' armée doit être tenue à part. Les soldats bien
habillés, bien nourris, deviennent promptement des
anglais. Dès le premier regard, on est choqué du
contraste entre ces hommes si bien mis, et le peuple
en guenilles.
Le célibat n' étant point exigé dans l' armée anglaise,
chaque soldat a sa femme. J' observe en cheminant,
celle d' un sous-officier, toute jeune, et pourtant
déjà vieillie, usée, soit par les fatigues de la
maternité, soit par le travail qui est son partage
dans la vie commune. Ces pauvres femmes, la plupart
petites, chétives, médiocrement vêtues, deviennent
vite les servantes de leur maris, tous des hommes
de premier choix, enorgueillis-presque des lords
-dans leurs riches uniformes.
Hélas ! La femme regarde bien plus vers

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lui, qu' il ne regarde vers elle. cela seul
en dit beaucoup. Et pourtant, cette femme de
militaire est encore heureuse, si vous la comparez
aux autres femmes, toujours seules et livrées par
le désoeuvrement, le vide, l' ennui de l' abandon, à
tous les excès.
Pour ceux mêmes qui s' abstiennent des liqueurs
fortes, il y a, ici, un autre genre d' ivresse.
Partout vous rencontrez des bureaux de loterie.
Qui les fait prospérer ? Hélas ! Surtout le peuple.
" il est notre meilleur client, " me dit un de ceux
qui les tiennent. " les jours de tirage, nous sommes
assaillis. Les boutiques de boulangers, au contraire,
sont désertes. Le dernier sou de ces malheureux est
pour s' acheter un billet. Dans leur misère, ils font
pacte avec le hasard. Qui sait ce qu' il pourra
donner. "
le hasard me fait, ici, l' effet d' être le diable.
Je vois aux vitrines des libraires un étalage
considérable de livres de magie, de nécromancie. Ce
n' est pas Dieu qui est invoqué dans les heures de
désespoir, c' est Satan. à travers les fumées du gin,
c' est lui

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qui apparaît, qu' on prie, et qui répond.


C' est aussi un grand malheur pour un peuple que de
changer sa langue sans changer son génie. L' irlandais
garde le sien, poétique et barbare, sous une langue
analytique.
Sir William Bentham, le roi d' armes de l' Ulster
qui me montre deux intéressants manuscrits du xie
siècle : histoire et poésies irlandaises qu' il va
publier, se plaint amèrement de l' abandon, où les
laisse l' Angleterre. " notre pays si peu fortuné, me
dit-il, doit tout faire avec ses seules ressources.
Le gouvernement anglais ne s' occupe de l' Irlande
que pour la déprimer. Sa punition, s' il continue à
lui appliquer ce système, sera de la voir se tourner
de plus en plus contre lui. Monsieur, les peuples
injustement opprimés, prennent parfois contre leurs
tyrans, de terribles revanches ! "
ce matin, je me suis présenté chez les

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archevêques de Dublin pour m' informer des archives.


Les deux prélats sont en voyage. M Wastley,
l' évêque protestant qui a écrit sur toutes choses,
vient de provoquer la formation d' un comité mixte,
pour encourager la publication des livres qui peuvent
servir à l' instruction du peuple irlandais, quelle que
soit la religion du lecteur. Noble, belle pensée,
que je voudrais voir partout mise en pratique.
Le curé de la cathédrale est également en vacances.
Je me rabats chez son vicaire, gros homme de forte
encolure, le teint frais, des yeux fins et obliques :
lion et renard. le salon du presbytère a,
pour ornement, de belles gravures d' après Raphaël.
Le catholicisme, fort habilement, combat le
protestantisme par l' art. Une chose y nuit : trop
de sacrés coeurs.

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VI une famille irlandaise. -poésies de Moore.


De Dublin à Glascow.
depuis mon arrivée à Dublin, je suis en relations
quotidiennes avec un gentilhomme irlandais fort
considéré : M Mac Nemara. Non seulement il a
voulu être partout mon guide, mais que sa maison
fût, à toute heure, mon repos.
Aujourd' hui, il y avait chez lui grand dîner et
soirée en mon honneur. Mme Nemara, vive, gracieuse,
charmante, pleine d' attentions délicates pour ses
hôtes, me donne l' occasion de constater une fois de
plus, que les femmes irlandaises ont infiniment plus
de distinction que les hommes. " des

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taureaux sauvages, " disent les anglais.


L' hospitalité, dans un dîner de cérémonie, s' exerce
d' une manière fastueuse. Trois ou quatre domestiques
en grande livrée, gantés de blanc, font le service
de la table et ne vous présentent l' assiette que
posée sur une autre assiette, afin d' éviter à la
vôtre le contact de leur main.
Les jeunes filles n' apparaissent qu' aux réunions
de famille. Tenues très tard hors du monde, elles
continuent à vivre dans la nursery, qui devient alors
une sorte de gynécée.
En attendant l' heure de leur émancipation, elles
sont cultivées par leur mère. Mme Nemara en me
présentant la sienne qui, par exception, doit
assister au dîner, me dit avec orgueil : " ma fille
est la Taglioni de l' Irlande. " âgée de onze ans
à peine, elle étonne par son développement précoce.
Ici, tous les enfants sont de naissance, virtuoses.
Le fils aîné, nature fine et nerveuse, véritable
organisation d' artiste, se met après le café au
piano, et je suis frappé de la légèreté,

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de la netteté, de la force intime de son jeu.


Sa mère qui le remplace, ouvre un bal avec ses
quatre enfants. Ceux-ci miment à merveille la danse
nationale, les gigues irlandaises. C' est un
trépignement des pieds, un battement précipité des
mains, comme chez nos savoyards. Les deux danseurs,
l' homme et la femme, placés à chaque bout d' une
étroite planche, se font face. Le premier des deux
qui se déclare vaincu par la fatigue, se retire, un
autre lui succède.
Entre jeunes gens qui s' aiment, il importe pour la
femme, toujours un peu superstitieuse, de savoir si
c' est lui qui s' arrêtera le premier. Elle en tire
un présage pour l' avenir. Et voilà, paraît-il, que
c' est presque toujours l' homme, quelque effort qu' il
y mette pour persister, qui doit demander grâce. Les
femmes, sous leur apparence frêle, sont douées d' une
élasticité nerveuse qui les rend infatigables.
Pendant que les danseurs se reposent, Mme Nemara
me joue sur la harpe l' air national

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de Saint-Patrick, à la fois sautillant et


passionné. Puis, elle me chante les mélodies
irlandaises de Thomas Moore, pleines de
larmes contenues, celle-ci, par exemple :
" et quand tous te trahiraient, moi je ne te
trahirais pas. "
le passage qui indique l' isolement du proscrit, est
singulièrement tendre et languissant.
Mais je suis bien autrement remué lorsqu' elle me
dit la complainte du fugitif Emmet poursuivi en
1803, par les soldats anglais. Il arrive la nuit,
une nuit d' hiver glacée, neigeuse, à la porte de sa
fiancée et demande qu' elle lui ouvre :
" mes habits sont mouillés, mes habits sont
déchirés ! "
elle, intrépide, lui répond :
" viens, viens avec moi, tu n' auras plus besoin
d' habits... "
ce qui choquerait ailleurs, ici devient tragique.

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C' est la dernière nuit ! ... elle n' a rien à refuser


à celui qui va mourir.
L' on sent passer dans cette mélodie le frisson glacé
de la mort.
Quelques instants après, l' infortuné était pris.
Vers la fin de la soirée, la conversation s' engage,
avec quelques hommes de valeur, sur la situation du
pays et j' apprends plusieurs choses intéressantes,
par exemple : que la misère, en Irlande, ne peut
être imputée à la stérilité du sol. La terre ne
demande qu' à produire. Malheureusement les lords
irlandais ne résident point sur leurs terres, comme
les lords anglais. Le duc De Leinster est le seul,
dit-on, qui vive au milieu de ses fermiers.
En l' absence des grands propriétaires, les régisseurs
gouvernent, sans contrôle, la masse des petits
fermiers qui détiennent la terre. Ce sont des
maîtres bien autrement durs et tyranniques. Ils
exercent tous le

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droit d' usure sur le paysan. L' un de ces intendants
disait il y a quelques jours à M Nemara : " quand
mes vassaux s' endettent avec moi, je me fais
payer non en argent-il faudrait trop attendre-mais
en travail, et je l' exige à cinq ou six sols par
jour. " c' est presque le retour à la corvée.
Ils savent bien, ceux qui l' exploitent cette race
celtique, ce qu' elle peut donner. Si malheureuse
qu' elle soit aujourd' hui, et déprimée par les
privations d' une part, les mauvais alcools de l' autre,
elle puise dans l' indomptable sève qui la gonfle, une
puissance prolifique effrayante. Elle pousse comme
l' herbe, elle croît, multiplie toujours et toujours,
au grand effroi de l' Angleterre. Que celle-ci
pourtant se rassure. En dehors de l' émigration, il
y a quelqu' un qui veille sur cet accroissement
prodigieux et se charge de le restreindre. Bien
avant que la moisson ne soit mûre, elle passe et
repasse le fer sur les épis, l' impitoyable
faucheuse... en Irlande, la mortalité des enfants
est

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aussi effrayante que leur multiplication. Cette


mortalité excessive tient surtout à l' alimentation.
Ce n' est pas le bon pain de blé qui nourrit, ici,
l' enfant du pauvre ; c' est la pomme de terre, tout à
fait impropre à assurer la première nécessité de la
vie, j' entends la solidité des os. La charpente
reste faible et la lymphe prédomine.
Qu' il survienne une épidémie-en ce moment le
choléra sévit dans l' île-le plus grand nombre de
ces enfants, nés dans la misère, doit fatalement
disparaître.
Il serait pourtant facile de les mieux nourrir.
L' Irlande est couverte de troupeaux. Oui, mais le
fermier obéré trouve plus lucratif d' embarquer ses
bêtes pour Liverpool. Nous retrouvons ici, une des
plaies mortelles de l' antique Italie. Pour supprimer
les petits fermiers, insolvables dans les mauvaises
années, et favoriser la multiplication du bétail, les
grands tenanciers de l' Irlande ont transformé leurs
champs en prairies. C' est la supression du paysan ;
celui-ci, dès lors, a émigré, d' abord en
Angleterre.

p96
Autrefois, les irlandais passaient couramment le
détroit, au temps de la moisson. Ils travaillaient
plus fort et à meilleur marché que les moissonneurs
anglais. Ceux-ci, voyant baisser leur salaire par
suite de la concurrence, ont élevé de si vives
réclamations, qu' il a bien fallu prendre des mesures
pour empêcher l' invasion périodique de l' Irlande.
Comme l' immigration persistait malgré des formalités
déjà gênantes et multiples, on a fini par exiger des
certificats d' une perfection absolue. Au moindre
doute-il n' est que trop facile d' en faire surgir
-renvoyés impitoyablement.
Ce n' est que trop vrai, la mortalité dépasse, ici
toute mesure. Dans mes courses, je me croise à chaque
instant avec plusieurs convois funèbres. Ils sont
suivis de leurs pleureuses obligées. Le plus souvent,
elles ignorent

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jusqu' au nom de celui ou celle qu' on porte en terre.


Leurs lamentations ne sont pas moins plaintives. Elles
y mêlent des cris déchirants. C' est l' egulatio
antique, le choronach irlandais.
Dans ces improvisations, le mort reçoit l' éloge
ordinaire : " il était bon, honnête, etc. " cette
banalité vous laisse indifférent. Mais ce qui
trouble parfois, c' est l' accent donné à la plainte
par telle bouche de femme... cet accent vous
pénètre. Vous oubliez la pleureuse vulgaire, et ce
que vous croyez entendre, c' est la voix de tout un
peuple racontant ses malheurs, sa ruine, et pleurant
sur sa servitude.
Hier, le hasard m' a fait passer devant la maison d' un
mort qui venait d' en prendre congé. La porte restée
ouverte, laissait voir au milieu d' une chambre
démeublée, une vieille femme aveugle, toute en noir,
et pâle comme un spectre. On l' avait assise à la
place même où, tout à l' heure, était le cercueil. Un
cierge brûlait encore. Elle aussi, la veuve, se
lamentait bruyamment. Mais c' étaient

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moins des plaintes que des reproches adressés au


grand inconnu qu' elle regardait en haut, fixement,
de ses deux yeux démesurément agrandis et vides, qui
ne voyaient plus.
Ce matin, j' ai pris congé de mes hôtes.
De Dublin à Belfast, par Drogheda, la route suit
l' intérieur des terres, mais les côtes de l' Irlande
sont tellement échancrées que la mer vient presque
jusqu' à nous par ses nombreuses et profondes baies.
à mesure qu' on avance vers le Nord, la misère, si
profonde à Dublin, semble diminuer. Sous un climat
plus sévère, le peuple devient plus industrieux.
Serait-ce aussi que cette partie de l' Irlande est
mêlée d' écossais, comme le Midi l' est de gallois ?
Ce qui est certain, c' est que la race s' embellit.
Bon nombre de jeunes filles ont à un haut degré la
beauté française, quoique un peu grossière, et
rappelant peut-être davantage encore la beauté
flamande. Le sol onduleux

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sur lequel nous roulons par de belles routes


soigneusement entretenues, est partout bien cultivé.
Sa division en innombrables morceaux semble indiquer
que les petits fermiers ou propriétaires se
multiplient. Les bêtes pullulent et elles restent,
ici, pour nourrir le peuple. Autour des maisons, des
porcs énormes, de lourdes oies qui se promènent
processionnellement, gravement, en longues bandes.
à distance, sur de vastes et basses prairies, des
milliers de vaches plus grandes que celles du pays
de Galles, paissent sous la garde de leur seigneur
et maître, fort attentif à la surveillance de son
harem. Les chevaux aussi sont nombreux. C' est la race
anglaise, plus indocile par manque d' éducation.
Malgré l' humidité qui est dans l' air, ce n' est pas,
ici, le beau gazon velouté qui charmait mes yeux
de l' autre côté du détroit. L' ancien marécage se
révèle par une herbe rude que parent de hautes et
tristes fleurs d' un jaune pâle, comme j' en ai vu
en France, sur les terrains spongieux. Peu d' arbres
et

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moins vieux que dans la grande île. Serait-ce que


la propriété a changé plus souvent de mains ?
Sur la limite de l' Ulster, la contrée prend un
aspect plus pittoresque. L' horizon fuit entre de
petites montagnes boisées, aux formes arrondies,
rappelant les alpines du pays de Galles. Pour
ajouter à la ressemblance, un charmant petit lac
mire dans ses eaux calmes tous les accidents du
rivage.
Au pied des montagnes s' étendent les tourbières qui
sont le chauffage de la contrée. La campagne
redevient triste et monotone. Elle ne se ranime
qu' aux environs de la grande Belfast. Vers la fin
de l' après-midi, nous voyons poindre à l' horizon
les cloches de ses nombreuses églises. Une dame
de la petite bourgeoisie, manteau blanc, voile noir,
d' un effet étrange et tout monastique, monte dans
notre voiture, uniquement pour aller faire à la
ville sa prière du soir. Visage jeune, mais déjà
bien fatigué. Les yeux seuls sont restés beaux et
parlants. Tout de suite, elle me demande si je suis

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français ; puis, si je suis catholique. C' est la


grande préoccupation de l' Irlande.
La subite grandeur de Belfast révèle l' action
puissante de l' Angleterre. Ce n' est pas par les
armes qu' elle a envahi ce côté du pays, mais par un
moyen plus sûr, en lui faisant sa part dans les
chances et les bénéfices réguliers de son industrie.
Ayant Belfast, Cork et Waterford, elle tient
l' Irlande bien plus que par Dublin même. Le bon
marché de la main-d' oeuvre a conduit l' industrie
anglaise en écosse d' abord, en Irlande ensuite.
Y restera-t-elle ? Le capital est sans patrie. Dès
que les salaires montent, les capitalistes s' en
vont avec leurs ateliers coloniser d' autres pays.
Que cela arrive pour l' Irlande, s' il y reste encore
des irlandais, leur misère alors sera sans remède.
De quoi s' occupe-t-on pourtant à Belfast et dans
les autres villes que j' ai traversées ? ... de
métaphysique. tous les journaux que je lis en
sont pleins. Celui que je tiens à la

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main, développe en quatre longues colonnes et sous


forme polémique, la spiritualité du principe
pensant. je lis encore une revue : le magasin
ecclésiastique des soldats et des matelots. rien
autre dans ces pages diffuses, que de la théologie,
comme si l' armée et la marine étaient un grand
couvent de prêtres. D' autre part, O' Connell, qui
veut ressaisir sa popularité compromise, vient de
faire un long discours adressé au peuple, dans
lequel, accusant les traîtres, il parle avec force
contre l' hérédité. qu' importe la question
d' héritage, aux pauvres diables qui l' écoutent et
n' auront pas le soir, du pain à donner à leurs
enfants...

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VII de Glascow à édimbourg. -divers aspects


De la ville. -le château d' Holyrood.
de Belfast je suis passé en écosse par
l' industrieuse, la commerçante Glascow. Le vaste
et lourd bateau qui va nous y conduire, est une
véritable arche de Noé, tout sexe, tout âge, toute
race, toute espèce y est pour ainsi dire
représentée : chiens, chats, poules, des moutons,
des boeufs, des chevaux. Toutes ces pauvres bêtes
qu' on va vendre en écosse, sont étrangement
dépaysées. C' est évidemment pour ces enfants de la
prairie, une chose bien nouvelle et terrible, que
le bruit assourdissant et la fumée de cette puissante
machine à vapeur.

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à côté des bêtes effarées, je vois d' autres


émigrants, de pauvres irlandais, quelques-uns sans
bas ni souliers. Lorsque je remonte sur le pont, à
cinq heures de l' après-midi-ayant écrit mon
journal-je les trouve tous malades et gisants, la
tête appuyée sur leur sac qui ne contient guère. Une
petite fille colle son visage à celui de sa mère qui
s' efforce de la réchauffer. Je me sens pris de
compassion.
" bah ! Riposte assez durement un gentilhomme
irlandais qui s' est fait bénévolement mon interprète,
ils boiront un verre de whisky de plus. "
" oui, s' ils ont de quoi le payer. "
le pont de notre côté, n' est pas sans intérêt. Deux
passagers indifférents au roulis du bateau, lisent
et écrivent sans se laisser distraire. L' un d' eux,
nue tête, me frappe par sa physionomie : quarante
ans, favoris roux, oeil observateur, figure douce,
intelligente et littéraire. Le capitaine demande
pour lui son chapeau. J' apprends son nom : sir
Henry Bulwer.

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à mesure que la journée avance, la mer devient plus
houleuse. Le malaise commence à m' envahir. Mon
irlandais, pour me consoler, me dit et répète que
Nelson, malgré son pied marin, n' échappait pas, par
les gros temps, au mal de mer. Un pauvre petit chien
qui en est aussi malade, me jette des regards de
détresse. Il passe, repasse, et lorsqu' il me croit
distrait, il donne hâtivement un coup de langue dans
mon bol de limonade.
Dix coups frappés à l' horloge du bateau, donnent le
signal du couvre-feu. Au même instant, tout change
d' aspect, les bancs du room sont immédiatement
transformés en lits à deux étages. Si l' on était
moins malade, ce serait un divertissant spectacle
de voir les passagers, devenus indifférents au
ridicule, chanceler, trébucher ou même choir, en se
déshabillant.
Malgré l' état de prostration où me tient ce vilain
mal, je reste sur pied, bien décidé à m' arrêter à
Greenwock d' où je passerai, au premier matin, sur
le lac Lomond avec mon irlandais. Comme nous
approchons, je cherche

p108

partout mon homme, vainement. Son domestique que


j' envoie à la découverte, le trouve blotti dans un
coin. Il ne veut plus que dormir.
Lorsque nous arrivons à Glascow, le bateau
excursionniste qui fait le tour du lac, est déjà
loin. Je n' ai d' autre ressource que de le traverser
pour aller prendre, à l' autre bout, la diligence
qui doit me mener à édimbourg.
Je suis entré dans la capitale de l' écosse par
une pluie battante. Mais mon avidité de voir est si
grande que, sans respirer, j' ai poussé une première
reconnaissance de la haute ville.
édimbourg est assise sur une triple montagne. De
là, ces rues, ces précipices, ces maisons à dix
étages, ces ponts sur des abîmes habités. Plus de
monuments que d' actes et de souvenirs ; des
pastiches habiles de tous les siècles.
Ce n' est pas qu' il n' y ait ici une histoire, mais
sauf Marie Stuart, rien qui intéresse

p109

l' Europe entière. Et pourtant, à voir ces édifices,


cette ville prodigieuse, cette Athènes Du Nord,
comme ils veulent qu' on l' appelle, on serait tenté
d' y placer les grands faits du genre humain : la
bataille de Salamine ; la fondation de l' empire ou
la révolution française... au lieu de cela, vous
avez une histoire locale plus curieuse que grandiose.
Cette beauté colossale, cette pompe martynienne
qui fait de la sage et sobre édimbourg, une autre
Ninive, c' est une oeuvre d' hier, née de
l' attachement de l' écosse pour l' existence locale.
Si économe qu' elle soit, du jour où, par sa
littérature du dernier siècle, par sa revue, et
surtout par Walter Scott, elle a pris le goût de
l' art, de ce jour, étant devenue riche, elle a
voulu à tout prix, orner sa vieille ville, et elle
l' a ornée, sans proportion avec ses destinées et son
avenir.
Plusieurs monuments, par cela même, sont restés
inachevés, par exemple, son Université et le
monument national qui devait

p110

être élevé à la mémoire des écossais morts à


l' étranger, sur les champs de bataille. C' eût été
un Parthénon en miniature. L' université devait
reproduire les propylées.
De la ville neuve où je suis logé, on passe dans
la vieille ville en traversant un pont jeté sur le
North loch, marais jadis profond, aujourd' hui
desséché. Un autre pont mène à Carlton Hill, l' une
des trois montagnes. Celle-ci concentre tout un
monde architectural et le plus divers : tours,
colonnes, statues, mausolées, temples grecs... tous
ces édifices ont monté en face de la mer. Le plus
curieux est pourtant à vos pieds, au labyrinthe des
rues, des cours, des maisons de la basse ville, où
votre oeil plonge ; on pourrait y suivre les
investigations du diable boiteux.
il est à regretter qu' une position si superbement
dominante, soit trop souvent sans aucun profit pour
la vue. Dans cette portion de l' écosse, le ciel est
fréquemment nébuleux, brumeux, pluvieux, peut-être
à cause du

p111

voisinage du Gulf Stream. un déluge d' eau m' a


forcé de regagner mon hôtel.
Dans le quartier que j' habite et quelques autres de
la nouvelle ville, commencée au milieu du dernier
siècle, les rues sont comme à Londres, ridiculement
larges. Comparez, par exemple, prince' s Street à
la Via Sacra de Rome que suivait le char du
triomphateur, celle-ci, à côté, n' est qu' une ruelle.
Les squares aussi sont immenses, de véritables parcs.
Quelques-uns, dans leur forme ovale et par leur
position élevée, semblent dresser en l' air de
gigantesques corbeilles de verdure et de fleurs.
Le château d' Holyrood, merveilleusement haut et
hardi, occupe l' extrémité du faubourg de la
Canongate (la porte des chanoines). Une grande
partie de ce vieux quartier est aujourd' hui habitée
par les pauvres, et n' en est peut-être que plus
pittoresque. La nature a d' ailleurs le don de tout
parer. Il ne lui faut pour cela, qu' un peu de
verdure

p112

et quelques accidents de lumière. Les jeux variés


du brouillard ou du soleil à travers les portiques
à jour, et ces vallées, ces ponts aériens, ces
escaliers gigantesques, ces maisons surexhaussées
dont les toits fumants pavent l' abîme, tout ce chaos
piranésien, de fantaisie orientale et biblique,
plane au-dessus des misères humaines et du petit
monde des romans de Walter Scott.
Plus haut encore qu' Holyrood, domine le vieux
château fort : Edinburgh Castle où l' écosse garde
la couronne de ses rois. De cette montagne, la ville
entière apparaît en échappées magiques, à travers
les brumes à chaque instant déchirées par la furie
des vents contraires.
Le château fort est devenu une vaste caserne remplie
de troupes anglaises, de femmes et d' enfants. Les
femmes sont à ces soldats, ce qu' étaient aux
janissaires leurs marmites.
à côté d' Holyrood, l' antique abbaye des augustins
dresse encore ses tours et ses ogives du xiiie
siècle. Selon la légende, David Ier,

p113

roi d' écosse, en posa la première pierre.


Un jour qu' il chassait le cerf, la bête furieuse,
tout à coup se retournant, le chassa à son tour. Le
roi, dans ce grand péril, dut son salut à une croix
de feu qui apparut soudainement, marcha sur le cerf,
l' éblouit et désarma son courroux. En reconnaissance
de ce secours miraculeux, le petit-fils de
Guillaume le conquérant, fonda la noble abbaye dont
les ruines appellent un toit protecteur. Rongées
par la pluie, la mousse ; sans cesse ébranlées par
l' assaut furieux des vents de tempêtes qui ont
établi ici leur royaume, il est impossible, si l' on
n' y prend garde, qu' elles résistent longtemps.
Mieux vaudrait bâtir moins de temples grecs, et
réparer ces vénérables reliques du passé.
Autour du château d' Holyrood s' étend le cimetière.
Là, dorment les antiques chefs des clans : les
Campbell, les Douglas, les Macdonald... l' un de
ces tombeaux porte la sphère du monde où se lit
inscrite, cette belle

p114

épitaphe : spes ultra. en écartant la mousse


épaisse qui recouvre toutes ces pierres tombales,
je déchiffre sur l' une d' elles, le nom de Bothwel,
l' évêque qui maria Marie Stuart à Darnley.
Chacune de ces dalles est peut-être un feuillet où
se lit la vieille histoire nationale d' écosse,
émouvante, lorsqu' elle n' est pas héroïque.
Toute la façade du château et le carré qui en forme
la partie principale, ont été bâtis par Charles Ii.
à l' intérieur, je vois un objet funèbre, le lit
tendu d' un gris de deuil, où a couché son père
Charles Ier. Les appartements qu' occupait Marie
Stuart sont toujours pleins d' elle. Mille choses
racontent sa vie intime. Dans sa chambre à coucher,
son lit cramoisi entre quatre colonnes. Près de la
cheminée, son fauteuil encore recouvert de la
tapisserie que ses mains ont brodée. Plusieurs autres
sièges également à son usage, délicats de sculpture,
sont disposés ici et là. L' un d' eux, surmonté de
petits bronzes dorés, porte la devise : honni soit
qui mal y pense. c' est que Marie

p115

s' intitulait, aussi bien qu' élisabeth, reine


d' Angleterre. Tous ces meubles féminins,
négligemment épars, semblent l' attendre. à côté de
sa table de travail parée d' une tapisserie du temps,
son miroir ovale, les bords à facettes.
Involontairement, les yeux y cherchent une image à
jamais évanouie. Ce qu' on voit, ce qui s' impose, c' est
le portrait d' élisabeth ! ... Henri Viii y est
aussi, et, comme à Warwick, peint par Holbein. De
Marie, rien qu' une miniature charmante qui nous la
garde dans sa beauté française, anglaise, délicate
sans fadeur, puissamment attractive, l' air moins
reine que dans les gravures partout étalées dans
la ville, aux vitrines des marchands d' estampes.
Moins reine, mais plus humaine, c' est-à-dire plus
touchante.
Un peu dans l' ombre, peint sur marbre, le portrait
de la vierge brisé par Knox, le fougueux
réformateur.
Attenant à la chambre à coucher de Marie, le tout
petit cabinet où elle soupait en tête à tête avec
son favori Rizzio. On conçoit la

p116

fureur de Darnley. L' autre cabinet où son heureux


rival, poursuivi par les assassins, se réfugia, est
fort sombre. J' ai vainement cherché, dans le passage
où il fut atteint et tué, les taches de sang dont
parle la légende.
On croit qu' il repose sous une pierre à la porte
même du château. J' ai trouvé là, en effet, une croix,
mais sans aucun nom, aucun signe. Est-ce elle qui
l' aurait voulu ainsi ?
Charles X dans son premier et dernier exil, est
venu vivre ici. Les appartements qu' il habitait,
simples et tristes, regardent les prairies, la
solitude. De ce côté s' allonge la longue galerie
peuplée de tous les rois d' écosse : Fergus,
Macbeth, Marie, moins belle que dans la miniature,
et fatiguée, pâlie. à côté, Jacques Ier, tête
basse et vulgaire, véritable maître Jacques.
Charles Ii, un peu grossier sous son énorme
perruque à la Louis Xiv. Jacques Ii, grand et
insignifiant.

p117

C' est le dernier de la sombre galerie qui fut sans


doute le promenoir de Charles X et de sa famille,
dans les longues pluies de ce triste et rude climat.
Après cette funèbre halte dans l' histoire, je trouve
bon de rentrer dans la nature, et je monte au
Salisbury Craig qui domine fièrement le château,
la ville et la mer. De ce roc élevé, les vaisseaux
n' apparaissent plus que des points sur l' espace.
Par l' effet d' un mirage ossianique, l' océan et le
ciel, à chaque instant, se superposent ou se
confondent ; le rivage semble à la fois nager dans
l' eau et flotter dans l' air. Ce dialogue homérique
entre les éléments, au milieu du chaos tumultueux
des noires nuées, bientôt vous fascine. Je serais
resté là, je ne sais combien d' heures, si le vent
et la pluie ne m' eussent fait une guerre impitoyable.
à mes pieds, un brouillard mobile me révélait par la
profondeur de ses replis, celle des vallées qui
coupent la ville. Malgré les lourdes averses dont
j' étais trempé, j' ai voulu revoir Carlton Hill,
ce prodigieux musée en

p118

pierre que s' est fait en plein air édimbourg. à


mi-côte, le monument du poète des légendes : Burns,
et celui de son philosophe, Dugald Stewart, l' un
des maîtres de ma studieuse jeunesse.
Ces villes du Nord gardent, dans leur opulence,
quelque chose du caractère primitif de la contrée.
De même que Londres a conservé ses prairies et qu' elle
fait paître ses moutons sous l' ombre de Westminster ;
-de même, édimbourg, née au fond de ses torrents
desséchés, par ses escalades, en rappelle la
physionomie abrupte. Vous verriez dans la vieille
ville, des maisons de dix, quinze étages, comme
accrochées aux parois du ravin. Elles semblent s' être
surhaussées ainsi, pour atteindre à la splendide
ville neuve qui plane fièrement au-dessus de leurs
fumées.
Ces maisons de la vieille édimbourg, dans leur
ambition titanienne, ont résolu d' insolubles
problèmes. Telle, à votre insu, est un pont. Petits
ponts jetés d' une maison à l' autre. Le premier
étage de l' une, est le rez-de-chaussée

p119

de l' autre : boutique dans la cave, et cave dans le


grenier.
La sociabilité écossaise, si justement en renom,
éclate ici. Elles se soutiennent entre elles, depuis
des siècles, ces maisons vénérables où tant de
familles ont vécu et vivent encore ensemble. Elles
sont solidaires. Chacune est intéressée à la
conservation de sa voisine. C' est la forte unité du
clan antique. Elle semble indestructible.
Ce qui éveille encore les souvenirs du passé, c' est
de rencontrer dans les rues, au milieu de cette
haute civilisation, ces pieds nus, ces jambes nues...
l' aisance croissante n' a pu porter atteinte à la
simplicité des moeurs et des habitudes. Pour soi,
c' est toujours la dureté, l' économie patiente de la
vieille écosse. Quand je vois toutes ces femmes, de
tenue correcte, s' en aller pieds nus, portant le
linge à laver sur leur tête, je me crois encore aux
temps lointains où le North Loch était un lac, où
de nombreux troupeaux paissaient au lieu même où est
assise aujourd' hui la splendide édimbourg.

p120

Tout au moins je cherche, parmi les laveuses, la


bonne Jeanie Deans à laquelle Walter Scott nous
a si vivement intéressés.
Chaque jour, après quelque nouvelle escalade
vertigineuse, je fais, pour mon repos, une halte
aux archives, moins pour y travailler, que pour me
rendre compte des ressources que j' y pourrais trouver.
Ici et partout, des hommes obligeants, érudits, se
sont offerts pour être mes correspondants. Ces
amitiés littéraires que je noue ainsi sur ma route,
seront le fruit principal de ce trop rapide voyage.
La pauvre Irlande eût été longue à étudier. Pour
une première fois, c' est assez.
Et pourtant, je m' éloigne à regret. J' aurais voulu
pousser plus loin dans l' intérieur de l' écosse,
vers la terre des clans, et la saluer au moins du
regard. Il faut y renoncer. Dans cette année
pluvieuse, on m' assure que les montagnes et les
lacs, ensevelis sous le brouillard, sont absolument
invisibles.

p123

VIII Le Border. -La cathédrale d' York.


je viens de traverser les silencieuses frontières
de l' écosse et le Border dépeuplé du
Northumberland. Rien de plus mélancolique. à
mesure qu' on s' éloigne d' édimbourg, le pays devient
de plus en plus désert, sans grandeur. C' est
pourtant ici le théâtre des admirables ballades si
longtemps apprises par coeur. On cherche dans cette
solitude, qui les a faites ou chantées. Nulle trace
d' habitants, ni maisons, ni arbres, ni même de
prairies, cet ornement si naturel à l' Angleterre.
Nous montons incessamment pour les redescendre,
d' humbles, d' uniformes et ennuyeuses

p124

collines. La pierre perce à chaque instant sous les


broussailles et les chardons épineux, comme pour
témoigner de l' invincible stérilité de ces landes,
et marquer plus fortement la division entre les
deux royaumes.
Peu de poésie dans la nature, et beaucoup dans les
coutumes. Mais ainsi qu' il devait résulter d' un
pareil milieu, cette poésie est plus forte de
sentiments que d' images.
Dans les montagnes d' écosse, ce fut tout le
contraire. Vivant au sein d' une nature qui, de la
terre au ciel varie sans cesse ses effets, les
highlanders devaient en subir la puissante et
mystérieuse fascination.
On comprend que les ducs de Northumberland aient
été les plus grands seigneurs de l' Angleterre. Les
maîtres d' une telle marche se trouvaient, par cette
position même, les généraux d' une guerre permanente.
Il fallait toujours des Percy pour

p125

repousser les Bruce, les Douglas. Ceux-là, hardis


cavaliers à la tête des escadrons anglais ;
ceux-ci, héros et brigands, pénétrant la nuit dans
le camp ennemi, tentant d' audacieuses escalades,
enlevant les chevaux, les boeufs et même les hommes.
Le silence a remplacé le bruit de la retentissante
claymore. Les seuls habitants actuels du comté, ce
sont ces excellents petits moutons dont la succulente
chair et la fine laine sont si estimées dans toute
l' étendue de l' île.
L' auberge du premier relais porte une enseigne tout
à fait appropriée au lieu : Golden fleeche ! ...
et la seconde : Percy arms. le premier des
Percy, venu de Normandie, fut le compagnon d' armes
de Guillaume le conquérant.
Newcastle, capitale du Northumberland, marque
fortement la transition entre les deux royaumes. à
l' aridité de la lande, au silence de la solitude,
succèdent de beaux
p126

villages où tous, gens et bêtes, les arbres même,


semblent heureux de vivre. Les femmes apparaissent
aux fenêtres dans le charme de la propreté et de
l' honnêteté anglaises. Les hommes, debout sur leur
porte-c' est aujourd' hui dimanche-confortablement
vêtus, les mains derrière le dos, regardent
placidement passer les voitures. Le visage des
jeunes filles devient finement joli, et montre
volontiers de belles dents blanches, en souriant
au voyageur.
Nous avançons vers le centre de l' Angleterre par
de vertes prairies, des campagnes de plus en plus
riches ; bientôt ce sont de véritables parcs. Nous
croisons de nombreuses familles qui reviennent
parées de l' office, tandis que des enfants blonds,
éblouissants de fraîcheur, s' ébattent sur le gazon,
à l' ombre de vieux arbres dont les longues branches
retombantes semblent abaisser sur eux des bras
paternels.
Voilà, quelque gris que soit le ciel, quelque peu
variée que soit la production du sol, la grâce
inépuisable des paysages anglais.

p127

Qui pourrait dire toutes les pensées de vie intime,


de bon ménage, de bonheur familial que suggère la
vue de ces charmants cottages si admirablement
soignés ! ...
et pourtant, depuis le matin j' ai le coeur serré,
ayant lu l' enquête sérieuse faite sur la misère du
comté de Durham que nous traversons, et, en
particulier, sur celle de Darlington.
Un voyageur que nous prenons en chemin va pouvoir
sans doute répondre à mes questions. Mais patience,
il tient à la main un livre, et semble pressé de
continuer sa lecture. C' est un vaudeville écrit en
français. J' en puis lire le titre : le premier
amour. cela me cause quelque surprise. Elle
augmente lorsque, contre tous les usages anglais,
mon nouveau compagnon ayant fermé son livre,
m' adresse le premier la parole, et, sur un ton si
poli, si bénin, que malgré la correction de sa mise,
je doute d' avoir affaire à un gentleman. Je le
prends pour un " cokney " de Londres.
Quand l' anglais s' humanise et se dépouille
p128

de sa raideur britannique qui est pour lui comme un


certificat de distinction, il devient alors plus que
bourgeois, trivial et vulgaire. Celui-ci est bien
en réalité une sorte de lord, ayant terres et
château près de Newcastle ; mais c' est un anglais
dénationalisé.
Le climat de l' Angleterre étant trop froid pour
lui, il vit partout ailleurs que dans son île. Et
puis, le bordeaux lui est indispensable ; il ne
peut boire d' autre vin. Aussi, après un séjour de
dix ans à Cadix, et des voyages en Italie, en
Allemagne, en Suède, en Danemark, en égypte, et
jusque dans les Indes, il est venu se fixer en
France. Ce grand voyageur n' a pas moins gardé
l' horreur de la mer ; il ne passe jamais le détroit
que par le chemin le plus court, par Calais.
Toutes ces pérégrinations ne l' ont guère instruit.
On s' aperçoit bien vite qu' il a vu tous ces pays
comme un simple panorama. " je n' ai plus, me dit-il,
qu' à visiter la Perse, la Russie, l' Amérique. "
c' est-à-dire la moitié du globe. Quant à son propre
pays, il l' ignore ou à peu près.

p129

En le pressant de questions, je finis pourtant par


apprendre quelques faits intéressants. Ainsi, la
fortune qui donne les grades dans l' armée anglaise,
est sans influence pour l' avancement dans la
marine. " le moindre midshipman peut devenir amiral.
Nelson était fils d' un ministre du Norfolkshire,
à quarante livres d' appointements. La marine est la
vraie force de l' Angleterre. Là, s' est conservée
la dignité de la nation. Les marins ne souffrent
point que leurs familles profitent de la taxe des
pauvres. Ils restituent, à chaque retour, les
avances qu' on a pu leur faire. "
" les irlandais font un tiers ou à peu près de
l' armée. Plusieurs régiments en sont exclusivement
composés. Ce sont les plus ardents soldats, mais
on s' y fie moins qu' aux écossais, parce qu' ils sont
d' humeur variable et se débandent parfois pour
piller. "
de quoi parler encore avec un anglais, si ce n' est
des rapports entre les deux pays et de l' opposition
des intérêts commerciaux ? ... " si nous vous primons,
me dit celui-ci avec
p130

une certaine morgue, c' est votre faute. Pourquoi


faites-vous si peu de progrès dans l' industrie. "
" parce que la France ne fabrique guère que pour
elle-même. Nous ne sommes pas commerçants. Les
colonies nous manquent, et par conséquent les
débouchés. "
" il faut vous en créer... mais n' y a-t-il pas autre
chose contre vous, n' êtes-vous pas travaillés par
un mal intérieur ? Je pense à vos continuels
changements de ministères. Cela seul entrave tout,
arrête tout. Des ministres qui savent n' être au
pouvoir que pour quelques mois ou même quelques
semaines, ne s' intéressent à rien, n' étudient rien,
ne font rien d' efficace pour le bien du pays.
L' essentiel pour eux, c' est de mettre à profit leur
court passage aux affaires, et d' en tirer un
bénéfice personnel. "
observation infiniment juste. La stabilité du
gouvernement permet seule de travailler à la
prospérité d' un pays, comme aussi, d' ajouter à sa
grandeur morale.
On répondra, je le sais, que si les ministres

p131

passent, les bureaux restent, et qu' ils sont les


vrais ministres. Oui, sans doute, mais c' est
précisément là qu' est le danger, car ceux qui les
occupent, ne sont que trop enclins à ralentir la
roue du temps, je veux dire, à perpétuer les
routines pour se donner le moins de tracas possible.
La question des héritages, si prépondérante en
Angleterre, est venue à son tour. Mon anglais
réclame avec une grimace significative, contre la
loi qui donne aux filles, en France, une part
égale du patrimoine, " ce qui fait passer le bien
des familles dans des mains étrangères " .
La grande inquiétude chez nos voisins, c' est la
perpétuité du nom assurée par la puissance de
l' argent. Il faut de l' or au grand industriel,
comme il lui faut du charbon pour faire haleter
sa machine, la faire produire plus vite que celle
de son concurrent.
L' orgueil de ce fils d' Albion éclate, lorsqu' il
me parle de " ses chasses " . Le propriétaire terrien
a seul le droit d' avoir un fusil. Point de terres,
point d' armes. Celui
p132

qui est pris chassant, va droit à botany bay.


Qu' arrive-t-il ? ... c' est que ces interdits forment
des bandes pour se protéger mutuellement. " l' une
d' elles, me dit mon lord, est venue dernièrement,
à minuit, décharger tous ses fusils à la barbe de
mes gardes. Du reste, à part le braconnage, aucun
vol à leur reprocher. Mon château est toujours
ouvert, et jamais rien n' y manque. "
mais nous voici dans la grande York, capitale du
plus vaste comté de l' Angleterre. Nous y entrons
par une mélancolique et brumeuse soirée qu' on dirait
plutôt de la fin de l' automne. Immédiatement, je
dévale jusqu' à la rivière, pour émanciper mes
membres raidis par un emprisonnement de treize
heures dans l' étroite diligence.
Là, sur un vert gazon qui sert de promenade aux
habitants de la ville, reposent tout près d' un vieux
cloître et de la gothique bibliothèque, les belles
ruines de l' abbaye sainte-Marie, fondée par
Guillaume le roux.

p133

L' éternelle jeunesse de la nature encadre de fraîche


poésie les oeuvres du lointain moyen âge.
Il faut voir la puissante cathédrale à l' intérieur
et dans la lumière vaporeuse du matin, pour la bien
juger. Le soir, à travers le brouillard, je l' avais
entrevue à l' extérieur, moins imposante que sa
rivale, la cathédrale de Cantorbéry. La nef,
divisée par deux rangs d' arcades, date du xiiie
siècle. Le choeur, plus moderne et sans doute refait,
est orné, jusqu' à une grande hauteur, de sculptures
fort originales. Celles du bas ont été brisées dans
les guerres civiles. L' un des défauts de cette
magnifique église, c' est que les parties excentriques
sont tellement saillantes qu' on ne peut en saisir
de près l' ensemble. Il est aussi contraire aux
bonnes lois de l' harmonie, que le choeur soit, à
lui seul, plus long que la nef.
Un jubé les sépare. Et, comme si ce n' était pas
assez de cette barrière, ce choeur orgueilleux
s' isole encore par une grille. Il en résulte que
la moitié de l' église semble devenue inutile.

p134
Il monte à l' autel, ce choeur superbe, par cinq
escaliers qui, jadis, marquaient les rangs. La
hiérarchie féodale devait goûter fort cette
subdivision. Au haut de ces cinq escaliers, la
grille qui se dresse, vous interdit d' entrer. Ainsi
partout, même au saint des saints, l' obstacle,
l' exclusion.
Pourrai-je du moins pénétrer dans la portion de
l' église dont la porte est restée ouverte ? Je me
présente et me heurte contre un nouvel obstacle :
le bedeau. à lui seul appartient la maison de Dieu,
lui seul a droit de vous y introduire.
Cependant l' office commence, et des enfants
remplissent cette voûte immense de leur voix claire,
douce, pure, et singulièrement puissante. Une dure
voix d' homme, interrompt par éclats et comme avec
effort, cette harmonie suave. L' orgue succède aux
chants ; il roule, et répercute dans les profondeurs
de la nef, ses ondes graves ou sonores. Ce culte
expirant appelle à lui tous les arts. J' écoute, et
en même temps j' admire les sculptures, d' une telle
délicatesse, qu' on pourrait les

p135

croire antiques. Ce qui les date, c' est l' absence


de grotesques. On n' y voit, non plus, aucune figure.
Rien que des ornements, des feuillages.
Un seul homme me gâte cette perfection, le prêtre
qui officie. Distrait, pressé, regardant sa montre
de minute en minute, il bâille d' ennui ou
d' impatience. Un tel oubli des convenances me choque
au point que, je me détourne, lorsque son tour
revient, vers la galerie des tombeaux, qui semble
fuir, idéalement belle, dans un lointain mystérieux
de pâle soleil et de vapeurs matinales.
Là, dorment les archevêques d' York. Je cherche
involontairement la tombe de Scrope qu' Henri Iv
fit décapiter. Ce souvenir funèbre me revient avec
d' autant plus de force, qu' au-dessus des écussons
dont le choeur est paré, je vois partout des têtes.
Ces crânes sans bustes, font l' effet de têtes
coupées et appendues en trophées aux murailles. Les
tapis

p136

rouges, les voiles rouges, ajoutent à l' illusion, on


les dirait teints du sang des suppliciés.
Au centre de ce choeur solitaire, bien en vue du
chapitre assemblé, se tiennent cinq ou six pauvres,
non déguenillés comme les nôtres, mais plus humiliés,
affectant beaucoup de dévotion. En France où la
charité est toute fortuite, le pauvre est l' obligé
de celui-ci, de celui-là, au total de personne. En
Angleterre, la charité étant collective et forcée,
le pauvre devient le débiteur de toute la paroisse.
Quelque paroissien qu' il rencontre, c' est un
bienfaiteur, un créancier, un homme qui peut souhaiter
sa mort, par exemple, le travailleur laborieux,
assidu, nécessiteux lui-même, qui se voit forcé de
payer la taxe au profit d' un mendiant oisif, et cela,
au détriment de sa propre famille.

p139

IX De Leeds à Liverpool.
Où est pour l' Angleterre le péril ?
Jefferson a dit : " pour tout homme, le premier
séjour préféré, c' est la patrie ; le second, c' est
la France. "
mais qu' est-elle cette France, pour celui qui la
porte dans son coeur et n' y peut revenir ? ... ce
matin, comme nous allions à la cathédrale, et que
je faisais à mon ami-M Chéruel-la description
d' une gravure shakespearienne que j' avais rencontrée
à la vitrine d' un marchand d' estampes, je me suis
aperçu que nous étions suivis et écoutés. Je me
retourne tout à fait, mon homme se décide,

p140

il nous aborde vivement, et nous demande si nous


sommes français.
Question bien inutile. Mais quelle autre manière de
se présenter ? Sur sa bonne mine, nous lui faisons
accueil. Alors il nous avoue que son coeur a bondi
de joie en nous entendant parler si bien, si
chaudement sa langue. -lui, est français du Midi,
élevé à Lyon. Il a vingt-six ans, et professe à
vingt milles d' York, dans un collège de prêtres
catholiques. Il faudra qu' il en sorte, ne pouvant
se décider à entrer dans les ordres. Il y a bien
encore une autre raison. Les anglais, extrêmement
sévères pour les étrangers, le sont en particulier
pour les français, qu' ils accusent de légèreté. Il
suffit d' un mot pour se voir impitoyablement jugé
et sans retour. De là, sans doute, les échecs
fréquents dont se plaignent les nôtres.
Nous consolons de notre mieux cet enfant du Midi,
d' autant plus impressionnable. Nous l' invitons à
déjeuner, nous le gardons même avec nous tout le
jour.
Ce matin, il a bien fallu se séparer. En nous

p141

disant adieu, à la diligence, il avait les yeux


pleins de larmes. Nous lui avions rendu la patrie
absente, et notre départ était pour lui comme un
nouvel arrachement.
On met un long jour de douze heures pour aller
d' York à Liverpool. Triste matinée. Jusqu' à midi,
un brouillard épais nous dérobe complètement le
paysage. Lorsqu' il se dissipe, nous sommes en face
de Leeds. Elle monte en amphithéâtre au-dessus de
sa rivière, la grande tisseuse de l' Angleterre.
Véritable ruche humaine, elle monte avec son essaim
pressé de cheminées gigantesques. Tous ces obélisques
dressés et lançant au ciel, à torrents, leurs noires
fumées, étouffent la cathédrale. Israël, voilà vos
dieux ! ...
ce brûlant creuset qui vous présente, dans ses
usines, ses machines, tous les raffinements de
l' industrialisme anglais, n' a pourtant rien changé
au caractère primitif de la

p142

contrée. Partout, jusqu' aux limites les plus


reculées de l' horizon, de gras pâturages, des
arbres robustes, et les sites les plus agrestes.
Contraste frappant, mais qui s' harmonise mieux qu' il
ne semble au premier regard.
Ainsi, le gazon de la prairie boit la pluie, la
rosée, il en fait une herbe succulente. Le boeuf,
la vache, le mouton mangent l' herbe ; l' homme, à son
tour, boit le lait, le sang surtout. C' est en lui
qu' il puise l' exubérante force de production qui se
manifeste en ce pays sous toutes les formes. La
viande est l' aliment indispensable de cette race
faite, elle aussi, de chair et de sang. Privez-la de
ce régime essentiellement réparateur, vous la voyez,
sous ce climat humide, faiblir vite, et présenter
le tableau d' une misère hâve et cadavérique.
De Leeds à Halifax, c' est la continuation d' une
ville qui s' allonge, bordée de trottoirs en belle
dalle pour la facilité des piétons. Elle tourne
tout à coup, la jolie route, elle tourne, et plonge
dans l' entonnoir de la profonde

p143

vallée, rappelant au voyageur qui a vu la Suisse,


la descente rapide du Simplon. Ici, ce n' est pas
Brieg, mais Halifax, qui semble dormir, en bas,
noyée à demi dans de flottantes et blanches vapeurs.
Je n' ai jamais été aussi frappé de ce brouillard
mobile qui change, à chaque instant, l' aspect des
choses, du paysage, et vous trompe sur la valeur
des distances. En réalité, l' Angleterre nage entre
deux mers. Son ciel est encore une mer où tout
flotte dans la molle douceur d' un pâle soleil
d' automne.
Les paysages anglais restent presque toujours ainsi,
à l' état mixte, moitié peinture, moitié gravure.
Indécision rêveuse, d' un grand charme, mais qui rend
d' autant plus surprenante l' activité prodigieuse de
ce peuple-le milieu où elle se développe-ne
servant pas du tout à l' expliquer. Il y faut, je
le répète, la viande saignante, les alcools,
peut-être aussi l' action du fer sous toutes ses
formes. Le fer, on le sait, aimante la grande île
dans toute sa longueur.

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En sortant d' Halifax, le sol brusquement se


redresse pour s' élargir en vastes plateaux
complètement déserts, que recouvrent des champs
entiers de bruyères. La seule animation de cette
profonde solitude, lui vient de mignonnes cascades
qui tombent des hauteurs pour rejoindre à notre
droite, un charmant petit lac.
Mais voici Rochedale... vous devinez tout de suite
un pays de houille à la couleur des moutons, aussi
noirs de suie que des mineurs.
Ce qui importe vraiment de l' Angleterre, c' est le
lieu même où j' écris ces lignes. Quoique l' Irlande
lui fournisse en soldats le tiers de son armée ;
quoique, en écosse, Glascow, devenue presque
anglaise, ait colonisé à son tour en face d' elle,
l' immense et récente Belfast, les deux royaumes
réunis, mettent un faible poids dans la balance
de l' empire britannique. Ce n' est pas l' Angleterre
du Nord, tout agricole encore, qui représente le
véritable progrès de la vie anglaise.

p145

Il éclate, là où l' industrie prime l' agriculture,


c' est-à-dire au centre et au Midi.
De Rochedale à Liverpool, la route n' est plus
qu' une longue rue bordée de maisons toutes pareilles
en hauteur, largeur, et de couleur identique.
Uniformité monotone à donner vite le spleen, si les
hommes, une fois sortis de ces silencieuses
demeures, ne réveillaient autour d' elles l' animation
par une débordante activité.
Celle des machines tient du prodige. Je viens d' en
faire l' épreuve sur le railway qui mène à
Liverpool. Cinquante lieues en quatre heures ! ...
rien ne peut donner l' idée de la foudroyante
vitesse avec laquelle se déroule, comme en un conte
de fée, ce surprenant panorama. Nous ne courons pas,
nous volons au-dessus des champs, des rochers, des
marais, par des ponts suspendus, des aqueducs dont
l' étonnante hardiesse et la solidité rappellent, à
chaque instant, les

p146

constructions étrusques ou romaines. Nous planons


sur les abîmes.
D' autres voitures, lancées avec la même raideur,
celle d' un boulet de canon, viennent à notre
rencontre. Les deux convois se croisent, l' air
siffle, comme sifflerait un gigantesque reptile
que couperait en deux l' énorme serpent de fer.
Cette perçante clameur des éléments vous avertit
seule de la prodigieuse rapidité qui vous emporte,
car le mouvement reste très doux. Vous allez en
ligne droite, avec une force incalculable et fatale
que rien ne semble pouvoir arrêter ni lasser. Et
pourtant, tout finit. Le monstre grondant, sifflant,
plonge sous une longue voûte ; il stoppe : vous êtes
dans Liverpool.
Cette concentration terrible de force, cette
accélération désespérée en ligne droite, c' est ce
que vous retrouvez partout dans la vie anglaise.
Tous les ressorts sont ici tendus à l' excès.
Machines, chevaux, vaisseaux, les hommes même, sont
lancés avec le maximum de vitesse. Pour se soutenir,
s' entraîner dans ce continuel effort, nos insulaires
p147

usent, comme nous l' avons vu, de la nourriture la


plus simple, mais qui, sous le moindre volume,
contient le plus de substance nutritive. Ils se
traitent eux-mêmes, comme leurs machines à vapeur
qu' ils chargent d' un riche charbon, en mettant le
plus possible, pour leur faire produire le plus haut
degré d' action et le plus rapide.
Ce problème de concentration qui, à un moment donné,
arme en puissance, hommes et machines de façon à
leur faire produire d' incalculables résultats, les
anglais ont cherché à le résoudre en toute chose, et
ils l' ont résolu à tout prix.
Pour l' avoir dans le gouvernement, ils ont brisé
l' église, l' ont placée dans l' état, c' est-à-dire
annulée.
Pour l' avoir dans la famille, ils ont conservé ce
que les lois barbares avaient de plus odieux, la
déchéance des filles et des cadets. Ceux-ci n' ont
rien à prétendre. La richesse, la puissance,
l' autorité passent, sans diminution, du père au
fils aîné. Autrefois, ces cadets sans héritage,
restaient célibataires,

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se faisaient hommes d' église. Aujourd' hui, tout le


monde ou à peu près, se marie, et chaque famille,
à chaque génération, compte un héritier et cinq ou
six pauvres. Le paupérisme est ici fondé par la loi.
Cet engorgement d' hommes indigents et avides a de
bonne heure lancé l' Angleterre dans les aventures.
D' abord, ils se sont jetés sur le continent. Quelles
richesses n' en ont-ils pas emportées au profit de
leur île ? ... on le devine à leurs prodigieuses
constructions du xive et du xve siècle : églises et
châteaux forts. Ces titaniques citadelles n' auraient
jamais pu être exhaussées avec les ressources
limitées de ce temps-là.
Sous Henri Vi, les guerres du continent ne
produisant plus rien, la noblesse anglaise se
dévora elle-même. Sous Henri Viii, elle dévora
l' église.
Nouvelle forme du paupérisme. Les fondations de
charité étant sorties des mains du clergé
célibataire, les pauvres ne recevant plus l' aumône
à la porte des monastères, il
p149

fallut bien suppléer. Sous élisabeth, commença


l' incometax, la taxe des pauvres.
L' Angleterre, toute guerrière jusqu' au xvie siècle,
au xviie changea de forme ; l' élément civil
prévalut. Depuis, il s' est toujours fortifié. Une
population nouvelle, plus sérieuse et plus tenace,
est arrivée à la vie politique. Dès lors, Albion
a souvent payé la guerre, mais elle l' a peu faite
par elle-même. Sa guerre véritable a été contre la
nature. S' armant d' elle-je pense à ces
inépuisables mines de charbon, de fer, qui sont la
richesse de l' Angleterre-elle lui a fait partout
la guerre, par l' industrie, par la marine.
celle-ci, parcourant le monde, pour placer les
produits de l' autre.
Les anglais, grâce à leur puissance maritime, la
première du globe, ont été ainsi partout, de gré ou
de force, les seuls commerçants. Ils ont conquis
les Indes pour avoir à bon marché les denrées de
l' Asie. Ils ont combattu trente ans la France,
pour garder les marchés de l' Europe acquis aux
seuls produits de leurs manufactures.

p150

Question de vie ou de mort. L' encombrement, la


pléthore des marchandises, leur accumulation dans
les docks, sans écoulement, voilà pour l' Angleterre
le péril sans cesse renaissant, redoutable. à la
moindre diminution de la vente, elle étouffe, elle
crie.
Et cependant, les progrès de l' industrie substituant
chaque jour le travail des machines à celui des
hommes, la production à bref délai ajoute fatalement
à cet engorgement terrible. Le travail des machines
équivaut, déjà, à celui de quatre-vingts millions
d' hommes.
Qu' en résulte-t-il ? Que ces merveilleux instruments
de production et de richesse ont augmenté le
paupérisme. Et je ne parle pas ici des ouvriers que
l' emploi de la machine jette en masse sur le pavé.
Il y a ce fait bien plus grave, c' est que la plupart
des machines dispensant de l' emploi de la force
musculaire, et, ne demandant pour leur direction que
la dextérité, l' adresse des doigts, la promptitude
de la main, la sûreté du coup d' oeil, on s' est bien
vite aperçu que les
p151

femmes habituées aux fins travaux de l' aiguille,


minutieux, précis, pourraient parfaitement suffire.
Dès lors, elles sont entrées en grand nombre dans
les ateliers.
Mais la nature réserve la femme à un autre labeur,
celui de la maternité. De là pour elle, des arrêts
forcés, tandis que la machine ne s' arrête jamais.
Pour remplacer l' ouvrière dans ses moments de
chômage, qui a-t-on pris ? L' homme ? Non. On lui a
pris son fils presque en bas âge, on a appliqué sa
souple, sa délicate petite main d' enfant à la dure
machine de fer. Une fois entré dans l' usine, le
provisoire devenant du définitif, il y est resté,
a travaillé un nombre d' heures disproportionné à ses
forces. Et c' est ainsi que la vie est tuée dans son
germe.

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X Les docks de Liverpool. -disparition d' une


race. -Manchester.
Liverpool, ville maritime d' une création toute
récente et demi-irlandaise, diffère en bien des
choses des habitudes anglaises. Le coffee room
où je prends mon thé, est installé tout à fait à
la mode de France.
Ne trouvant aucune des personnes auxquelles je suis
recommandé-tous les riches fabricants ont passé
le détroit-je me rejette sur les consulats, en
commençant par celui de Belgique où le consul est
un ami de M Van De Veyer. Je le trouve en pleine
discussion industrielle avec un de ses compatriotes,
un sénateur de Namur, et s' amusant

p156

un peu de son ignorance en matières économiques.


Celui-ci, tête de sanglier, pieds d' éléphants, avec
une singulière expression de finesse et de ruse,
plein de zèle d' ailleurs pour le bien public, est
malheureusement trop nourri de théories, et le plus
souvent fausses.
Comme il vit beaucoup plus en France et en
Angleterre qu' en Belgique, il ne sait rien ou à
peu près, des questions les plus élémentaires
concernant son pays.
Ainsi, s' adressant au consul, il lui fait cette
singulière question :
" comment donc préparez-vous ici votre lin pour qu' il
soit si soyeux ? "
" mais, à l' exception du lin d' Irlande, nous vous
le prenons tout préparé, nous le tissons et vous le
rendons sous cette nouvelle forme. "
voilà un homme bien surpris et mortifié de recevoir
une leçon en chose si ordinaire, et cela, en
présence d' un étranger. Aussi, lorsqu' on en vient à
parler de la France, sa mauvaise humeur éclate dans
ses plaintes. à propos de la coutellerie de

p157

Namur, jadis renommée, aujourd' hui médiocre, il


s' écrie avec une plaisante aigreur : " si nos
couteaux valent moins qu' autrefois, cela tient à ce
qu' il a fallu réduire les salaires par suite de
l' invasion des produits français. "
comme il me darde et me perce de son petit oeil dur,
aigu, pénétrant, sous le couvert de ses gros sourcils,
je riposte vivement : " monsieur, il en est presque
toujours ainsi dans les rivalités industrielles ; ce
qui enrichit l' un, appauvrit l' autre. Mais les masses
y gagnent, elles connaissent à leur tour le
bien-être resté jusque-là le monopole d' une
aristocratie improductive. Il n' y a donc qu' à se
réjouir d' un préjudice qui ne peut être d' ailleurs
que momentané. "
là-dessus, prenant congé, j' ai trouvé doux d' aller
me refaire l' âme en France, je veux dire près de
notre consul. Avec lui, j' ai visité d' abord la
merveille de Liverpool, les docks qui bordent la
Mersey. Le nombre des bateaux à vapeur qui entrent
dans cette rivière et qui en sortent, est
prodigieux ; presque autant

p158

d' activité que sur la Tamise. Ce mouvement tient à


la proximité des villes industrielles qui reçoivent
de Liverpool la matière brute, et la lui rendent
manufacturée.
Tout le long de ce quai immense, on croirait voir
des édifices somptueux. Ce sont, tout simplement
des magasins de huit, dix étages. Pour atteindre
les plus élevés, il a fallu les pourvoir, à mi-hauteur,
d' une vaste porte croisée par laquelle on fait entrer,
en les hissant, les innombrables balles de
marchandises qui attendent là leur chargement pour
une nouvelle destination.
C' est, sur une lieue d' étendue, une scène
indescriptible d' appels, de cris, de grincements de
poulies, de bruits de chaînes, et comme une plainte
universelle des hommes et des choses, dans la
souffrance d' un titanique effort.
J' assiste à l' embarquement d' un malheureux cheval ;
il résiste et se cabre. Le tapage assourdissant,
infernal de vingt chaudières à vapeur sifflant à ses
oreilles le signal du

p159

départ, pénètre d' effroi cet enfant de la prairie...


maintenant, c' est le tour des pauvres émigrants que
l' on pousse en masse sur le pont. Pauvre bétail
humain ! ... celui-ci plus résigné en apparence, au
fond si triste ! ... c' est à Liverpool qu' ils
s' embarquent en grand nombre pour l' Amérique. Il
faut bien qu' ils partent. Les petits tisserands
meurent de faim aux environs de Manchester.
En voyant monter les cheminées colossales de Leeds,
Halifax, Liverpool, je me suis dit : " voilà les
tours de la féodalité nouvelle. Plus d' industrie sans
grands capitaux. Le petit fabricant, cet admirable
élément du monde moderne, est condamné à disparaître,
si l' on ne cherche pour lui un moyen de salut, dans
l' association proportionnelle aux bénéfices du grand
industriel. -mais quelle chose difficile pour celui
qui a jusqu' ici tout possédé, d' entrer dans des idées
de partage... y serai-je, le jour où il saura se
résigner à ce juste sacrifice ?
Pour l' Angleterre, l' avantage inappréciable,

p160

c' était, précisément, cette race d' hommes qu' elle


avait formée, ces ouvriers patients, persistants,
soigneux du détail, qui marquaient chaque produit
de leur personnalité, supérieure à celle du reste
du monde.
Je sais bien que ces machines qui les remplacent de
plus en plus, fabriquent à meilleur compte. Cela
semble d' abord être pour tous un grand avantage. Mais
voici où est le péril : la machine supprimant une
main-d' oeuvre quotidienne et coûteuse, le fabricant
a multiplié la machine dans une proportion telle,
qu' il est impossible que la consommation du monde
augmente dans un rapport égal à celui de la
production.
D' ailleurs, les autres nations imitant l' Angleterre,
vont, elles aussi, se pourvoir de machines et
fabriquer à leur tour. De là, pour ces pays
nouvellement productifs, la nécessité de se créer
des débouchés au dehors, d' avoir, comme l' Angleterre,
des colonies à fournir.
De ces rivalités, naîtront inévitablement des conflits
avec celle qui, semblable à l' hydre

p161

aux cent bras, jusqu' ici a enserré le monde. Si vaste


qu' il soit, et le gardât-elle tout entier, on pourrait
prédire, sans être grand prophète, qu' elle trouvera
la limite de ses débouchés. Une telle accumulation de
produits rapides doit être tôt ou tard la cause
déterminante d' une crise sociale.
La ruine de l' Angleterre-cela peut sembler un
paradoxe-viendra précisément de l' excès de sa
richesse.
Une autre conséquence tout aussi grave de
l' introduction à outrance de la machine, c' est qu' elle
ne supprime cette race d' hommes incomparables dont
je parlais tout à l' heure, qu' après l' avoir
irrémédiablement déformée.
L' enfant qui est entré avec sa mère dans l' usine,
devient homme à son tour. Or, que résulte-t-il pour
lui d' un travail trop précoce ? C' est qu' au moment
où il atteint l' âge viril, il est déjà affaibli, usé,
et qu' il retombe pour vingt ans, trente ans,
c' est-à-dire jusqu' à la mort, à la charge de la
paroisse.
D' où vient qu' il dort tout le jour sur le

p162

gazon, cet homme encore dans la force de l' âge ? Son


incapacité n' est-elle que de la paresse ? La paroisse
qui lui fait sa part dans l' incometax sait bien
que non. Ce qui fait de cet homme un infirme à
quarante ans, c' est qu' enfant, l' usine, par l' excès
du travail, l' a brisé.
Ainsi, peu à peu, cette race vaillante, industrieuse,
qui a créé ce grand mouvement, l' a vu tourner à son
dommage. Ainsi, des générations entières ont été,
comme je l' ai dit, tuées dans leur germe. Car c' est
un véritable meurtre d' utiliser pour le gain, dans
l' atmosphère morbide des ateliers, les années dont
l' enfant aurait besoin pour se préparer à vivre ;
d' appliquer à la production des choses, le temps qui
devrait être employé à la production des hommes.
J' entends par là, l' éducation de l' enfant. Non pas
l' éducation qui consiste à clouer dix heures par
jour sur son banc d' écolier, le plus mobile des
êtres, mais une éducation où le corps et
l' intelligence se développant dans une complète
harmonie, prépareraient admirablement le

p163

fils de l' ouvrier à son futur rôle de producteur.


Le railway de rapidité foudroyante-vrai symbole
de l' Angleterre-m' a emporté ce matin de Liverpool
à Manchester. Inutilement. Tout ici est
rigoureusement fermé. Concurrence, jalousie,
mystère. Alors je me

p164

suis mis à errer tristement dans la boue, sous la


pluie, à travers un dédale de rues qui ne m' offrent,
pour toute étude, que leurs noires murailles. Mais
si épaisses qu' elles soient ces murailles, on ne
peut empêcher que le regard les perce, et qu' il
pénètre au dedans.
Les pâles visages des ouvrières que je vois sortir
des ateliers, mal abritées sous un mauvais chapeau
de paille, me racontent déjà quelque chose de ce qu' on
tient tant à cacher, ceci, par exemple : c' est que
si la classe bourgeoise et l' aristocratie gardent
toujours la même exubérance de force sanguine, la
classe ouvrière, en revanche, semble de plus en plus
minée aux sources mêmes de la vie.
Nulle autre part ailleurs, vous ne rencontreriez ces
pâleurs de spectres que j' ai vus errer sur une place
de Londres, la nuit, à la lueur du gaz, et dans la
fantasmagorie du brouillard.
Rentrez dans la nature, c' est toujours la riante
idylle anglaise, quand le soleil veut bien être de
la partie, chose malheureusement trop rare.

p165
Nous allons mettre un long jour à franchir la
distance qui sépare Manchester de Londres. Aucune
autre distraction, que cette vue d' une campagne très
riche en arbres, en pâturages. Entre Derby, la
patrie de Richardson, et Northampton, qui fabrique
des souliers pour le monde entier, dans ce riche
centre de l' Angleterre, les prairies deviennent des
parcs magnifiques toujours peuplés de nombreux
troupeaux. Mais voici le brouillard... il tombe si
bas, qu' il supprime toute perspective. En même
temps, le coloris de la végétation s' efface, et la
plus verte verdure n' est plus qu' une terne grisaille.
Notre postillon se voit forcé d' allumer bien avant
l' heure, ses fortes lanternes, deux énormes yeux
jaunes qui nous précèdent et nous éclaircissent les
ombres. Je jouis vivement à voir défiler les beaux
villages qui se succèdent et se multiplient en
approchant de Londres : riches maisons enguirlandées
de verdure, charmantes villas où se joue la
fantaisie, plusieurs, échiquetées de noir et

p166

de blanc, selon la vieille mode flamande. Beaucoup


d' églises, riches aussi, d' un gothique moderne, mais
qui ont trouvé moyen de se vêtir d' antiquité, en
jetant sur elles un ample et sombre manteau de lierre.
Vision rapide, féerique, comme frappée de
phosphorescence par les jaunes lueurs de nos
lanternes... on se sent rouler dans le songe d' une
nuit d' été.
il aboutit hélas ! à la plus triste entrée dans la
capitale du royaume. Londres m' accueille par le
même temps qu' à mon arrivée, il y a un mois : petite
pluie fine, ou, ce qui ne vaut pas mieux, une brume
noire et pénétrante.

p169

XI Dernières impressions.
ce qui ajoute, pour les malheureux piétons, au
désagrément de la pluie, c' est la nécessité de
naviguer dans une boue qui est, comme le brouillard,
noire de charbon et de suie.
En cherchant, ce matin, à me garer des éclaboussures,
je remarquais que la plupart des maisons de Londres
offrent la monotone régularité que j' ai observée
déjà dans les autres villes de l' Angleterre. Cette
uniformité, l' ennemie de l' art, est bien dans le
caractère anglais. Ainsi, les hommes et les femmes
adoptent volontiers des complets

p170

taillés dans une seule et même étoffe, généralement


de couleur terne. Pour les enfants aisés qui vont aux
écoles, tous portent, en ce moment, le costume des
enfants d' édouard. Je vois encore dans les rues,
tous ces gens si fiévreusement affairés, observer
dans leurs mouvements un ordre parfait, les uns
suivant leur droite, les autres leur gauche, selon
qu' ils remontent ou descendent, et cela, sans se
mêler jamais. Peu à peu, on prend l' idée d' un immense
couvent où tout se fait aux mêmes heures et de la
même manière, par un règlement identique.
Pour ce qui est des maisons, la nature se charge de
rompre la monotonie d' un plan uniforme. Elle égaye
les façades et les diversifie par des accidents
pleins de charme. Les plantes sont ses auxiliaires.
Partout elles font irruption. Profitant des moindres
ouvertures, elles s' insinuent, puis, une fois entrées,
elles grimpent, s' enroulent aux fenêtres, courent le
long des balcons, se laissent tomber en draperies
flottantes, se couvrent d' une riche moisson de fleurs.
Et voilà chacun de

p171

ces cottages paré d' une originalité personnelle,


mêlée de grâce et de vie mouvante.
Je viens de retrouver mes impressions personnelles
sur l' architecture anglaise, chez le marchand
d' estampes le plus en renom de Londres et peut-être
de l' Europe : Colmaghi. Italien de naissance, il
parle très purement notre langue et reçoit les
étrangers avec une exquise politesse.
Il a toute l' oeuvre de Martyn. Son estime pour le
célèbre graveur anglais est médiocre. Il est
pourtant forcé de reconnaître qu' il est le créateur
d' une architecture tout à fait nationale, en même
temps que piranésienne.
Ces constructions sans fin qui produisent l' effet du
grandiose, moins par la hauteur que par l' étendue,
la continuité, la répétition des mêmes parties ; -ces
rues immenses, ces maisons uniformes, ces
innombrables colonnades : les croissants de Londres ;
les squares si originaux d' édimbourg, les docks
p172

sans fin de Liverpool, toute cette architecture


appropriée à la vie anglaise, est résumée,
systématisée, idéalisée par Martyn. Il en est, à
mon avis, le prophète.
Un portrait de Coleridge, qui me tombe sous la
main, me remet en mémoire toute sa destinée. La
misère l' obligeant à s' engager, il entre dans un
régiment de dragons. Son capitaine lui demande son
nom ; il ne peut se résoudre à donner le véritable.
Ceci est encore anglais. En France, personne ne
rougit de se faire soldat. Coleridge cherche donc
le moyen de s' en tirer. En cherchant, il regarde
autour de lui. Tout à coup, sur la devanture d' une
boutique, il lit ce nom étrange : Kammerback.
il est sauvé : " je m' appelle Kammerback... "

p173

jamais on ne put lui apprendre à bien monter à


cheval. C' était un lettré. Il le révéla en écrivant
sur la muraille, au-dessus de son lit, une citation
latine d' Horace. Comme il dépérissait d' ennui, on
eut pitié, on se cotisa pour lui donner le moyen de
quitter le régiment.
Libre et maître de son temps, il voyagea d' abord en
Allemagne, généreusement défrayé de la dépense par
le poète Wordsworth. Longtemps méconnu, il dut à
un ennemi, à Byron, de voir proclamer son mérite.
Je voulais aussi causer avec quelques éditeurs
anglais pour savoir où en est notre littérature
dans leur île. Mais ces messieurs sont aussi des
grands seigneurs qui prennent leurs vacances. En
ce moment, ils courent le monde. Le seul qui soit
resté à son poste, est un français marié à Londres.
Ses favoris roux, l' ont peut-être aidé à s' ennoblir,
en épousant une riche et orgueilleuse héritière qui
l' oblige à mettre son nom

p174

avant le sien. Auteur en même temps que libraire,


il s' est fait rapidement une fortune personnelle,
par la vente de ses propres livres de classe.
Plusieurs de ces manuels, entre autres, le trésor
de l' écolier, sont en usage dans cinq mille
pensions anglaises. Ce seul manuel, malgré la
cherté de la main-d' oeuvre à Londres, lui a créé
une source inépuisable de revenus. Et comme si ce
n' était pas assez, il y ajoute un autre négoce
fructueux, le placement des institutrices sur le
continent. On les lui envoie de tous les points de
l' île ; il se charge de les faire passer en France,
en Allemagne, en Russie, " magnifiquement payées,
à mille francs par an " .
Voilà donc un homme parti de rien, et devenu en peu
de temps, plus que millionnaire, ce qui ne nous
arrive guère à nous autres, pauvres auteurs. Mais
il paraît que l' argent ne fait pas à lui seul le
bonheur. Lorsque je lui vante les avantages de la
vie anglaise, il me répond tristement : " celui qui
a goûté de la vie de Paris, partout ailleurs se
sent en exil. " c' est Madame De Staël,

p175

regrettant au milieu des beautés alpestres de la


Suisse et de son air pur, la bonne odeur de son
ruisseau de la rue du bac.
Pour mon libraire, il n' y a pas de bonheur comparable
à celui de descendre nos boulevards, de la bastille
à la madeleine. " Londres, avec ses parcs immenses,
ne me fait point l' effet d' une ville, je me sens
toujours à la campagne. "
hyde park qu' il habite, n' est en effet, qu' une vaste
prairie ceinte, il est vrai, de demeures luxueuses,
mais d' où l' on voit paître partout les troupeaux.
Cela semble d' abord tout à fait étrange. Le contraste
est trop heurté, entre l' extrême simplicité et
l' extrême magnificence. Tout ce bétail : veaux,
vaches, moutons, brebis, a bien l' air d' être le
véritable propriétaire du parc. On pourrait, tout
au moins, se croire au milieu d' une ferme-école.
Les anglais paraissent s' être ennuyés, eux-mêmes,
du caractère agreste et uniforme de leurs jardins
publics. Il en ont rompu la monotonie, parfois assez
maladroitement,

p176

je pense à leurs arcs de triomphe qui ne font bien


qu' aux pays du soleil. Leur Achille wellingtonien
produit aussi un assez singulier effet au milieu de
tous ces bestiaux. Ce pauvre diable qui semble en
être le gardien, devrait bien être pourvu au moins
d' une culotte. Il était du devoir des dames
fondatrices d' exiger qu' il en fût ainsi.
Une inscription défend qu' on lui jette des pierres,
ce qui n' empêche pas que l' intervalle entre la grille
et le piédestal de la statue ne soit une carrière
de gros cailloux.
Ce soir, en revenant de la bibliothèque, je l' ai
traversé ce beau parc que dédaigne mon éditeur. Il
était déjà sombre. Les troupeaux mugissaient sous la
pluie fine. C' était la mélancolie d' un tableau de
Paul Potter, lorsque les vaches sentant venir la
nuit, appuient leur tête sur la barrière des
prairies et demandent qu' on les rentre. D' autres,
soupaient paisibles, pendant qu' on était occupé à
les traire et à débiter leur lait tout

p177

chaud, aux enfants ou aux promeneurs attardés.


Champêtre et charmante idylle, d' un doux repos.
Pourquoi faut-il qu' à deux pas, je l' aie vue se
gâter par un acte de barbarie révoltante ! ... dans
mes courses à travers les quartiers les plus
populeux de Londres, j' avais déjà remarqué que le
bas peuple est peu intelligent, brutal, cruel même,
à l' égard des faibles : les enfants et les animaux
domestiques. Ce soir, devant la poste, en présence
d' une foule qui ne réclamait pas, un homme, tenant
un chien malade par les pattes de derrière, lui
brisait le crâne contre les barreaux d' une grille.
Impatienté de ce que sa victime mettait trop de
temps à mourir, il a fini par la lancer pentelante
et hurlante, sous les roues des voitures pour qu' elle
y fût écrasée.
Une pareille scène pourrait se passer dans nos
campagnes de France où le paysan, dur pour
lui-même, le devient pour les animaux. Dans les
villes, jamais. L' indignation, la pitié,
soulèveraient tous les coeurs.

p178

Le gin, les boissons fermentées, prises avec excès,


doivent jeter l' homme dans la sombre et délirante
ivresse qui s' exprime par des actes atroces.
à en juger par un fait que m' a raconté l' un de mes
élèves : M Bernier, aujourd' hui secrétaire de
M De Talleyrand, il y aurait aussi une grande
indifférence pour les souffrances humaines.
Un jour, dans la rue, il se sent tout à coup très
malade, et reste sur place, vaincu par la douleur,
à moitié évanoui, les mains crispées aux barreaux
d' une grille, et cela, sans éveiller la moindre
compassion chez les nombreux passants qui le
croisent, le heurtent même, et ajoutent ainsi à ses
cruelles souffrances.
Aujourd' hui dimanche, j' ai reçu une invitation à
dîner du bon docteur Matterson qui m' a été si utile
à mon arrivée à Londres. Il a voulu m' abréger la
longueur de cette ennuyeuse journée. Belle et
nombreuse famille,

p179

la grand' mère pleine de dignité, de sensibilité, de


raison. La jeune femme du docteur, douce et
conciliante. Ses deux filles, toutes semblables,
silencieuses miss, aussi peu lisibles que deux
lignes de belle écriture anglaise. Une nièce fait
grand contraste avec cette froide réserve. C' est que
celle-ci, née d' un père français, a été élevée en
France jusqu' à l' âge de douze ans. Cela ne s' efface
pas.
En opposition avec cette personne mobile et parlante,
le vieux Matterson, figure rigide, et silencieux
autant que ses petites-filles. Il ne sort de son
mutisme que pour invectiver la France.
" pour rien au monde, s' écrie-t-il, je ne voudrais
habiter un tel pays de perdition. "
voilà tous les convives bien embarrassés d' une
apostrophe aussi violente. Elle m' a remis en mémoire,
le mot d' une jeune anglaise qui venait de repasser
le détroit. Ses amies l' entourent curieusement, et
lui demandent ce qu' elle a vu, ce qu' elle pense de
Paris ? ...
" Paris, répond la vierge courroucée, je n' ai eu
garde d' y entrer. L' air qu' on y respire,

p180

est, à lui seul, une souillure. " -pauvre miss ! ...


la belle, la bonne Madame Matterson, s' efforce
d' atténuer le fâcheux effet de la virulente sortie
de son beau-père. Mais la charmante femme a beau
former des voeux pour l' union des deux peuples, sous
sa disposition bienveillante, le sentiment anglais
perce et finit même par s' exprimer d' une façon assez
étrange. Ainsi, elle trouve fort mauvais que
Bonaparte ait saisi, en France, des voyageurs
anglais, mais fort naturel, et même fort bon, que les
anglais aient capturé nos vaisseaux.
Aujourd' hui lundi, j' ai passé ma journée au british
museum et tout revu avec grand profit, quoique à la
hâte, grâce au secours empressé des conservateurs.
Les nombreuses antiquités égyptiennes m' ont
longtemps arrêté. à la richesse de cette collection,
on sent de suite que l' Angleterre a de tous temps
visé ce pays.
Je reste fasciné par ces graves figures de

p181

porphyre qui me regardent du fond de leur antiquité,


ou plutôt, regardent au dedans d' elles-mêmes, leur
propre pensée. Une tête toute juvénile et cependant
dégradée déjà, me frappe par son extrême douceur. En
face de cette image résignée dans la servitude, un
formidable colosse se dresse, amer, satirique, rictus
terrible d' esclave révolté.
... beaucoup de médailles d' un très haut
intérêt : Alexandre, le col saillant ; Philippe,
qui ressemble à Jupiter, etc.
Mes guides m' entraînent vers les sculptures du temple
de Thésée. Elles sont bien propres à modifier nos
idées sur l' art antique. Si le héros divinisé, plane
du haut de l' Olympe immobile, les autres
personnages-simples mortels-ont les mouvements
les plus animés, les plus pathétiques. Il y a là une
femme que les anglais ont eu la naïveté d' appeler
Isis, et qui est, sinon une Ariane au moment
que décrit Catulle, tout au moins une des mères
dont les fils viennent de tomber au sort : stat
ductis fortibus urna.

p182

on peut en dire autant de la merveilleuse statue de


femme évanouie. L' une et l' autre, laissent bien loin
la Vénus De Médicis. Il y a là une noblesse, une
vie que n' a guère la jolie petite statue tant
admirée.
Ce qui sans doute a fait croire que l' art grec a été
un art froid, c' est qu' il ne reste, le plus souvent,
que les seules statues des héros et des dieux.
Celles-ci se sont conservées jusqu' à nos jours,
parce que la religion les a fait respecter. Mais
voyez à côté, les bas-reliefs qui rendent les scènes
de la vie humaine ; ils ont autant d' animation que
les peintures du xvie siècle. Même vie dans les
chevaux, qui jouent dans l' art grec un si grand rôle.
Pour apprendre aux élèves auxquels on donne des
leçons d' équitation, les poses les plus normales,
il n' y aurait qu' à les mener devant les marbres du
parthénon.
Admirables bêtes ! Coursiers aussi fougueux que les
hommes qui les montent sont calmes.
J' ai terminé ma longue visite par l' histoire

p183

naturelle. Le savant conservateur de cette partie du


museum, M Holm, m' a montré un objet fort curieux,
le squelette d' un homme fossile dont l' âge reculerait
singulièrement l' apparition du règne humain sur notre
planète. Je m' en doutais... que d' âges du monde j' ai
senti mille fois, d' instinct, avoir vécu déjà !
être le contemporain du plésiosaure ! Cela plaît à
l' historien. Un de ces géants est précisément là,
debout, en face l' homme fossile qui n' a pas encore
pris les dents canines du carnassier. L' autre le
regarde, et son immense et monstrueuse bouche rit
effroyablement. Rire d' orgueil qui dit à son
vis-à-vis, en langue de plésiosaure et dans une
ironie superbe : " l' ami, ne disputons pas ; je
t' accorde des siècles d' antiquité, mais j' y étais
avant toi... "
ce musée qui regorge de richesses conquises sur
la terre entière, m' a remis en pensée les alluvions
d' hommes que le courant

p184

des émigrations a portés dans cette île.


Au moyen âge où elle est l' asile du monde, elle a
été durcie des hommes les plus indépendants de
chaque race. Remplie, alors, aujourd' hui comble, il
faut bien qu' elle déborde sur le monde. En Europe,
elle répond par l' agriculture et l' industrie à la
Flandre ; par le commerce à la Hollande ; par la
guerre à la France.
Celle-ci, la France, n' est pas but pour l' humanité,
mais moyen... elle est une initiation pour les races.
Celles qui se refusaient à la centralisation et
qu' elle a rejetées de son sein, ont fécondé les pays
voisins. Les saxons refoulés par Charlemagne, ont
occupé, comme danois et normands, une partie de
la France et de l' Angleterre. Mais cette première
migration était à l' état brut. Les normands de
France, sont les seuls qui aient fécondé
l' Angleterre, après avoir reçu l' initiation de la
langue et de la civilisation latines.
L' Angleterre, ayant dompté la nature dans ses
éléments les plus rebelles, les plus

p185

indomptables : la mer et les métaux, est peut-être,


jusqu' ici, le but de l' humanité. Mais par cela même
qu' elle est déterminée, elle est moins humaine que
la France, principe indéterminé et par là
perfectible. C' est en elle que les éléments, partis
des matrices européennes, venaient recevoir un degré
d' animation, avant de diverger sur les pays qu' ils
devaient empreindre d' un caractère plus marqué de
civilisation. Pour ne parler que de l' Angleterre
et de la France, la belle action alternante de ces
deux grands peuples : flux et reflux, alluvions
d' hommes différents de race, peut se constater dès
les siècles les plus reculés.
Ainsi, César, Constance Chlore passent de la
Gaule sur la Grande-Bretagne. Mais si le flux
porte là-bas César et le christianisme, le reflux
nous rapporte Pélage et Colomban qui agiront à
leur tour sur la Gaule.
Au xie, xiie et xive siècle, nouvelle alternance.
Au xie, le flux pousse de l' autre côté du détroit
Guillaume le conquérant ; au xiie, les Plantagenet.
Ils vont conquérir la

p186

grande île, régner sur elle et la civiliser.


Mais le xive siècle nous ramène l' anglais qui vient
réformer la France.
Au xvie siècle où notre patrie a repris possession
d' elle-même, élisabeth n' agit pas moins sur nos
protestants.
Au xviie au contraire, Richelieu, Henriette de
France et nos français réfugiés, marquent de leur
empreinte la révolution d' Angleterre.
Celle-ci, de nouveau, prédomine au xviiie siècle.
Voltaire et Montesquieu sont atteints d' anglomanie.
On a admirablement défini ces deux peuples, deux
prodigieux aimants faits pour s' attirer et se
repousser sans cesse l' un l' autre. Ils se guerroyent
lorsqu' ils sont front à front ; ils se rapprochent
lorsqu' ils se rencontrent chez l' étranger.
L' antagonisme entre ces deux peuples frères, non
amis, nous a été plus utile que l' amitié ; la force
de répulsion n' a pu empêcher, d' ailleurs, les
mélanges féconds. Notre influence apparaît à travers
l' histoire par les

p187

unions dynastiques. Or, dans les mariages princiers,


comme dans les autres mariages, la supériorité est
à celui qui aime le plus.
Ainsi les peuples vont deux à deux. C' est une
condition de leur viabilité. Exemple : Rome-Grèce ;
Rome-Gaule ; France-Angleterre. Celle-ci, dans
son orgueil solitaire, se prête moins que la France
aux rapprochements, mais la nature ne perd jamais
ses droits.
Nonobstant nos divisions, nos querelles, éléonore
D' Aquitaine, au xiie siècle, épousera Henri Ii
Plantagenet.
Au xiiie, Jean Sans Terre enlèvera, pour en faire
sa femme, Isabelle De Lusignan.
Au xive siècle, la fille de Philippe Le Bel,
Isabelle De France, passe le détroit, prend
pour époux édouard Ii, et règne à sa place.
Dans ce même siècle où l' anglais vient s' implanter
sur notre sol et tient la France humiliée, son
vainqueur, Henri V, ne veut pour femme qu' une
française, Catherine, fille de Charles Vi.

p188

Un fils naîtra de ce triste mariage, Henri Vi,


pâle image de la France souffrante.
Au xvie siècle, Marie Stuart, emprisonnée,
décapitée par élisabeth, fera mieux que régner, elle
remuera le monde par la légende de ses malheurs, par
la pitié.
Au xviie siècle, Henriette, fille de notre béarnais
Henri Iv, mariée à Charles Ier et reine
d' Angleterre, nous donnera notre Henriette,
née d' une larme et d' un baiser d' adieu.
Ainsi, pendant des siècles, la France, en bien en
mal, influera de l' autre côté du détroit, comme
femme et comme grâce.
La grâce ! Chose précieuse pour un peuple qui en
manque souvent par excès d' orgueil. Nous avouons
volontiers, et trop peut-être, nos infériorités.
L' anglais, jamais...
je ne vois pas non plus qu' il ait eu certaine
délicatesse de religion. Vous ne trouvez en
Angleterre, ni l' imitation, ni Jeanne D' Arc,
ni Fénelon. Bien plus, l' anglais ne comprend pas
la sainte folie du moyen âge : les croisades. il
comprend encore moins la pucelle.

p189

La délicatesse chevaleresque lui a aussi manqué,


lorsque Henri V, épousant notre Catherine dans
le deuil, parmi les larmes, n' a pitié, s' en moque.
Dieu me garde de nier, par représailles, les
grandes qualités de ce peuple. Son héroïsme est
incontestable. Il a encore pour lui, cette chose
enviable : force, persévérance, esprit d' association,
d' où résulte une puissance formidable dans le combat
qu' il livre chaque jour à la nature, la domptant, la
subjuguant par le fer et le feu.
Je voudrais seulement, pour admirer sans réserve cette
grandeur de volonté, qu' elle ne fût pas appliquée
tout entière à l' intérêt personnel. Elle est
héroïque, la conjuration d' une nation qui s' engage
à combattre contre le monde et la nature, à mourir
même, s' il le faut ; mais je voudrais que ce ne fût
pas, avant tout, pour bien faire ses affaires, pour
bien dîner.
La France dont je sais tous les défauts, a ceci
pour elle, d' agir, souffrir et s' immoler même, pour
le triomphe d' une idée. Son

p193

ambition est d' en faire profiter le monde, dût-elle


le voir se tourner contre elle, comme il est arrivé
dans notre grande révolution de 1789.

L 2 FLANDRE ET HOLLANDE

en Flandre
I De Paris à Bruxelles. -Sainte-Gudule.
Waterloo.
j' ai gagné notre Flandre française par la route
accidentée de Compiègne, de Noyon, Saint-Quentin,
par Cambrai et Douai.
Lorsque sortant de Compiègne, vous êtes arrivé à
l' autre bout du pont, retournez-vous, vous verrez, à
l' opposé, la ville sur la hauteur, dominant sa jolie
rivière. Belle et

p194

romantique position. Mais, hélas ! C' est là que fut


prise la pucelle ! ...
Noyon, ville picarde de Calvin, est le berceau de
la réforme française et de la monarchie. Là fut
couronné Charlemagne en 768, et Hugues Capet élu,
en 967.
Rien ne subsiste plus, malheureusement, de ces vieux
souvenirs. Tout ce qu' on voit à Noyon, c' est la
cathédrale bâtie au xiiie siècle. Par son énormité,
elle rappelle éloquemment la domination de cette
ancienne pairie ecclésiastique.
C' est peut-être cette grosse cathédrale qui pesa trop
lourdement sur l' âme du fils du tonnelier et en fit
le grand révolutionnaire qui devait, en tant de pays,
républicaniser l' église.
Ces villes de Cambrai, de Douai, qui tiennent la
clef de la Flandre, ont encore une grande figure
ecclésiastique, militaire, universitaire. Le beffroi
de Douai, flanqué au plus haut de quatre tourelles,
n' est-il pas, à la fois, tour d' église et tour
communale ? à Douai ou Cambrai, le veilleur doit
encore,

p195

à minuit, sonner la trompe aux quatre vents. Quant


aux heures, elles ne sont plus dites que par une
crécelle. La ville, sous l' empereur Frédéric Iii,
perdit sa cloche avec sa liberté.
Les cousinages sont infinis dans ces provinces. En
revanche, les communes s' aiment peu. Elles se
raillent mutuellement pour leur mauvais patois. La
langue change de village en village.
Dès Saint-Quentin, vous pressentez la Flandre à
sa charmante et rouge maison de ville. Les flamands,
comme les espagnols dont ils ont subi longtemps le
joug, aiment le rouge. Partout, ils en font la
livrée de leurs moulins.
Ce peuple laborieux ne s' inquiète pas de ce qui se
passe sur la route ; il lui tourne volontiers le dos
et regarde de l' autre côté, sur le petit jardin plein
de fleurs, sur la campagne qui s' étend à l' infini,
plate, monotone, mais riche de fécondité. Pays
d' agriculture et de grands résultats.
p196

à la parole, aux gestes, vous surprenez le


tempérament de la race : flegme et lenteur. Ici,
comme en Angleterre, le peuple recherche les
excitants. Les enfants même, chose triste, imitent
leur père, ils fument.
Mais nous voici dans Lille. On pourrait croire la
ville toute militaire à voir défiler, en petite
armée, la sombre artillerie noire et bleue, tambours,
canons, drapeaux en tête ; les petits canons, de
lueur formidable, traînés à grand bruit par des
chevaux noirs pleins de feu. Une autre rue, presque
en face de mon hôtel, vomit aussi des torrents de
baïonnettes. Les tambours battent avec ardeur,
réglant le pas des jeunes conscrits. Ils marchent
d' ensemble avec une ardeur contenue. Ces masses
d' hommes concentrées pour la défense du pays,
lorsqu' elles sont ainsi en marche, font battre notre
coeur d' émotion et d' orgueil patriotiques.
Les officiers surtout font plaisir à voir. Ils me
rappellent le mot du général Foy :

p197

" nos officiers d' infanterie resplendissaient


d' honneur, de pureté, de désintéressement. "
la garde nationale de Lille défile à son tour, le
corps municipal en tête. Malheureusement l' habit
noir et la simple écharpe rappellent d' une manière
bien mesquine, l' importance de ces vieilles
municipalités souveraines des Flandres.
Les militaires sont les moines de ce temps. Dur
célibat ! Mais si douloureusement pauvres lorsqu' ils
se marient. Aujourd' hui, comme au moyen âge, toute
grandeur vient du sacrifice.
Cette garnison de Lille est donc un couvent mobile,
au milieu d' une grande ville industrielle fort
corrompue, fort gâtée par la misère. Vous n' y
trouverez pas l' austérité de la Meuse, mais
quelque chose qui brise le coeur. Je veux parler
de ces sombres rues où vit, dans un si profond
dénuement, le pauvre tisserand de Flandre, le
Lollard des temps modernes.
J' ai vécu, grandi, travaillé, moi aussi,

p198
dans une cave humide ; et, comme le tisserand, j' ai
appartenu à ce grand peuple de travailleurs
infortunés qui, dans l' Allemagne et tout le Nord,
consola son labeur, en chantant à voix basse la
bonté de Dieu. Moi je ne chantais pas, mais ayant
partagé son sort, je sais ce qu' il chantait ce
peuple dont la destinée fut toujours de vivre dans
les ténèbres. Six jours de nuit, et le septième
aux églises... jamais les champs, jamais la large
vision du ciel qui eût dilaté la pauvre poitrine
comprimée, foulée, refoulée toute une longue semaine
aux battements du dur métier... dans sa cave, non
pas même la toute petite fenêtre, le soupirail qui
permettrait de mettre un peu de terre, et de voir
une pâle fleur égayer son tombeau.
Combien de fois enfant, j' ai envié moi aussi, ce
sourire du ciel !
Il n' avait rien le misérable tisserand du moyen âge ;
il n' avait rien, et il chantait Dieu. Non le dieu
de la nature, ne voyant jamais

p199

celui-ci par ses créations, mais le dieu inconnu.


Ce petit chant de nourrice, c' est lui qui a ouvert
la voie des psaumes et rempli le siècle de leurs
graves mélodies. Voix isolées d' abord, que tous un
jour chantèrent dans la liberté.
L' harmonie nommée par Pythagore, et par lui évoquée
du ciel, elle sortit, avant ce jour, des caves
obscures. Plus d' un prophète s' élança de cette nuit,
et on l' entendit chanter dans les flammes, tandis que
d' autres cherchaient, pleurant, à voir parmi leurs
larmes, l' aube encore pâle de ces temps à venir,
poindre dans le feu des bûchers.
Si profonde que soit aujourd' hui la dégradation,
comment oublier ce passé ? Ne sommes-nous pas
d' ailleurs responsables de cette misère morale ?
Celle qui est soufferte physiquement au fond de ces
ténèbres, par ceux que nous condamnons si vite, est
à faire frémir.
Après deux jours d' un travail de bénédictin

p200

dans les archives de la ville, je suis parti pour la


Belgique. Un pont sépare les deux royaumes. La
nature ne sait rien, le plus souvent, de nos
divisions arbitraires.
Arrivé à Bruxelles à sept heures du matin, un
dimanche, je n' ai rien de mieux à faire que de
visiter les églises où se portent, en foule, les
fidèles. J' ai toujours eu profit à ce moyen d' étude
de la population ouvrière, dans les pays fortement
catholiques.
La cathédrale, sainte-Gudule, que je vois la
première, rappelle notre église métropolitaine de
Bourges, assise, elle aussi, dans une position
dominante, mais moins bien orientée. Ici, le portail
regarde la pente de la colline que l' on gravit par
un escalier capitolin de cent marches. église vaste
et lourde, même dans la partie qui date du xiiie
siècle. Cela tient à ce que les piliers ne partent
pas de terre, ce qui élève la voûte et donne de la
légèreté à l' ensemble du monument. Ces piliers
s' appuient sur d' énormes colonnes rondes. Les
chapelles sont fort sculptées, cela ajoute encore
à la lourdeur. Et pourtant,

p201

point d' ombre ni de recueillement. L' église est trop


claire. Les murailles, d' abord rouges comme celles
de notre-dame, ont été badigeonnées en blanc. Ce qui
rend la lumière encore plus crue, c' est que les
anciens vitraux brisés par les calvinistes au temps
de la réforme, n' ont pas été refaits, du moins ceux
de la nef. La fabrique aura sans doute trouvé la
chose trop coûteuse. Les vitraux du choeur, revus
et corrigés par Rubens, sont immenses et splendides.
Chaque croisée est une grande scène architecturale,
un arc de triomphe à plusieurs étages. Le jaune
domine au Midi, le bleu au Nord. Ce n' est pas le
sombre et mystérieux effet des vitraux de Bourges.
Comparez le seul beau vitrail qui reste de cette
époque reculée, à la verrerie moderne, d' un vert, d' un
bleu si faible et si pâle, vous sentirez tout de
suite la différence. Ce temps n' a pu symboliser ni
le ciel ni la terre.
Remarquez ceci encore : dans les vitraux anciens,
les figures sont presque toujours de teintes moins
vives que le fond. L' homme

p202

s' anéantissait alors devant Dieu. Ici l' homme


domine, et l' orgueil de l' homme.
Le dessin est excellent, souvent très gracieux, mais
peu de goût dans la composition. Ainsi, la rose de
la grande entrée est un jugement dernier pâle et
confus. En outre, il est fort mal placé. C' est
commencer l' église par la fin. Au Nord, près d' un
juif achetant l' hostie pour l' assassiner, je lis sur
un vitrail cette triste page de notre histoire :
François Ier à Pavie, tombé de cheval, et tout
près du poignard. Au-dessus, l' action de grâces. Il
est à genoux avec sa femme, et remercie Dieu.
Un clergé nombreux officie en riches chapes de
velours rouge et or. Il chante la grand' messe. Une
musique suave, puissante, lui répond de l' autre
bout de l' église, de la tribune même de l' orgue. Je
me tiens, avec intention, au milieu de la nef.
Entendus à distance, les instruments et les voix ont
un effet tout autrement grandiose et dramatique.
Ainsi comprise, la musique peut être un élément de
révolution.

p203

Le serpent bien employé, la voix et


l' orgue font un admirable trio ;
l' orgue est la voix du ciel, la voix d' en
haut qui soulève la voûte et monte au delà ;
le serpent, la voix grondante et murmurante de
la foule obscure, inintelligente et passionnée ;
la voix humaine, le son idéalisé que rend la
créature intelligente.
La musique a commencé sous Louis Le Débonnaire,
au moment de l' éveil de la conscience.
Malgré tout l' éclat de cette mise en scène, l' église
est à moitié vide. Et, parmi les fidèles, ce n' est
pas la haute classe qui domine, mais la classe
ouvrière. Population laide qui me rappelle celle
d' Irlande, et comme elle, touchante par sa piété.
Bruxelles n' est pas une ville flamande. La
Flandre se révèle à Malines par son ravissant
jardin des plantes, comble de fleurs, par sa très
jolie tour à angles et facettes, avec ses

p204

quatre cadrans d' or mobiles, détachés de la muraille


à jour. Dans les Flandres, la tour est l' exquis. à
côté, l' église est d' une architecture plus négligée.
Je me rappelle l' avoir vue à l' automne, cette tour
charmante, à travers une jolie pluie soleillée...
vision idéale, d' une indicible poésie.
Dans la tour, logeait le carillon bien-aimé de la
commune. Il lui sonnait les heures gaiement, pendant
qu' elle était au travail. L' artisan solitaire
enfermé chez lui, se sentait moins seul et jouissait
d' autant plus du concert de la cité.
Bruxelles, comme toutes les petites capitales
modernes que je connais, est une ville ennuyeuse
pour l' étranger qui la traverse seulement, et n' en
voit que l' extérieur, les rues rectilignes, tracées
au cordeau. Sa belle allée verte qui mène à Laecken,
la jolie résidence de la reine ; son beau parc où
j' erre une partie de la journée, triste de ma
solitude, ne m' ont pas tout à fait réconcilié.
Après la tour, la maison commune, voilà la chose
chère aux flamands. L' hôtel de

p205

ville de Bruxelles, daté du xvie siècle, vaste et


splendide édifice, reste pourtant inférieur à la
partie antique de celui de Gand. Mais en revanche,
sa tour est de cent pieds plus haute.
Le musée renferme des tableaux précieux, très anciens,
naïfs, vrais et religieux. Quel contraste avec les
Rubens, d' une verve effrénée, d' un génie, d' une
fougue, d' une brutalité terribles.
Dans le portement de croix, la Madeleine, en
noir, belle flamande, essuie la sueur de sang du
christ, avec le sang-froid d' une mère qui
débarbouille son enfant. En bas, les deux larrons,
l' un roux, l' autre gris, merveilleux de vigueur. En
haut, le centurion à cheval, en manteau rouge, l' air
triste, semble montrer la scène. Tout le tableau a
un mouvement admirable et semble marcher.
Avant de m' engager plus loin dans l' intérieur du
pays, j' ai voulu revoir le champ de

p206

bataille de Waterloo. Il y a cinq ans, venant de


Charleroi, et passant le matin, avant l' aube, dans
le chemin de la belle-alliance, j' avais entrevu, à
la lueur des étoiles, l' ombre funèbre du tumulus
barbare et le lion colossal qui regarde la France.
Cette fois, j' ai pris par la belle forêt de Soignies
et cheminé sous ses hautes futaies. La langue
française commence après Bruxelles. à côté de
Waterloo, nom flamand, le mont Saint-Jean, nom
français. C' est là, au point de section des deux
langues, que s' est combattue la bataille des races
celtique et germanique : le lion belge et le lion
britannique, contre l' aigle... mais c' est le lion
britannique qui a mordu ; l' autre est venu au bout
de huit ans parader et triompher sur ce champ de
désastre dont il est bien innocent. Toutefois le
prince d' Orange y fut blessé.
Pour les anglais, les hanovriens : la pyramide

p207

orgueilleuse ; -pour Gordon, l' aide de camp de


Wellington, à la place où il fut tué, la colonne
tronquée. Dans le lointain, la colonne de fer des
prussiens.
Et pour les vaincus ? ... pour les français ? ...
pour ceux-ci, rien !
Je suis sur la pyramide, du côté anglais, vers la
ferme du mont-Saint-Jean, et j' ai en vue la ferme
de la belle-alliance où se tint l' empereur, et non
à une lieue, dans le télégraphe, comme le dit le
plan fait évidemment pour flatter les anglais, en
opposant Bonaparte à l' abri, et Wellington au plus
fort de la bataille.
Le courage du vainqueur d' Austerlitz n' est pas à
prouver. Mais Napoléon était un homme du Midi,
nulle soif du danger. Cette fois, il s' y prit trop
tard, calcula mal. Ce n' était plus l' audacieux
capitaine des premières années de l' empire. Il laissa
aux prussiens tout le temps d' arriver, se vit
accablé par le nombre. Sans parler des plus jeunes
recrues, -30,000 enfants sortis à peine des lycées
et des bras de leur mère,

p208

tous furent héroïques, mais la plupart sans aucune


expérience de la guerre, et mis en face des vieux
soldats anglais, de cette armée mercenaire, bien
nourrie, bien ménagée jusque-là, bien habituée à
voir les français.
Ce fut un poignard de miséricorde gardé par les
alliés contre nous pour le dernier moment ; la
dernière levée de ces légions généreuses qui, tant
de fois, prodiguèrent leur sang pour assurer la
victoire d' autrui.

p211
II Ypres. -La halle aux draps.
j' aime à entrer le soir dans une ville qui m' est
tout à fait inconnue, et en faire seul, la découverte.
Rien ne prête aux objets autant de fantasmagorie que
les demi-ténèbres.
Ypres, vieille petite cité flamande, éveille entre
toutes la curiosité.
Hier soir donc, après avoir assuré mon gîte dans le
seul hôtel acceptable de la ville, je me suis mis en
route, et, par des rues obscures, j' ai marché vers
une grande ombre que je croyais être la cathédrale.
Je ne me trompais qu' à demi. C' était la cathédrale
du peuple, la fameuse halle d' Ypres. Mon

p212

oncle, qui a longtemps habité le pays, m' en avait


souvent parlé ; l' impression a pourtant surpassé
mon attente.
J' ai vu, en effet, dans l' ombre, s' allonger sur une
longueur qui me semblait infinie, un prodigieux
portail à triple rang de fenêtres gothiques. Aucune
cathédrale ne présente un pareil développement.
L' immane dorsum était dentelé au comble, comme
d' un peigne délicat qui mordait dans le ciel sombre.
Le tout, dominé au centre par une large et souveraine
tour, ouvragée, percée de croisées de même style et
qui montait comme une mère géante dont tout le reste
serait sorti.
Voilà la première vision, écrasante. Elle a hanté
toute la nuit mon sommeil. Ah ! Que l' homme se voit
petit à côté de ses propres oeuvres !
Ce matin, levé à cinq heures, j' ai couru à six, chez
le vieil archiviste de la ville qui a fait
l' historique du monument. Je lui ai acheté son
livre, et, remettant de l' entretenir,

p213

je suis retourné à ma vision. La lumière du jour


n' a pas affaibli la grande impression de la nuit.
Le portail est bien de cent pieds plus long que
notre-dame de paris vue de côté. Et, ce que n' offre
pas notre-dame, ni aucun monument de moyen âge, c' est
que toutes les croisées, tous les ornements de la
halle d' Ypres étant rigoureusement du même style :
triple rose du xiiie et du xive siècle, toute cette
féerie de pierre, semble avoir jailli d' un seul jet.
Quel était donc l' empire, quelle était la nation
puissante qui bâtissait de tels monuments ? ... une
seule, une toute petite ville qui n' eut jamais la
population infinie de Gang, ni, comme Bruges, les
grandes ressources pécuniaires d' un commerce
lointain.
Une construction à ce point vaste et colossale, ne
se comprendrait pas, si elle n' eût été qu' un simple
hôtel de ville, le siège de la souveraineté, ou
même le lieu de réunion du peuple sous ce climat
pluvieux. La disposition seule de l' édifice, à deux
étages, indique

p214

un autre emploi. Le livre de M Lambin m' a donné


le mot de l' énigme. Le premier étage était destiné
à recevoir les métiers des tisserands de draps et
d' étoffes de serge. Le rez-de-chaussée était occupé
par les peigneurs, les cardeurs, fileurs, tondeurs,
fouleurs, et par les teinturiers. Les vendeurs
avaient aussi là leur comptoir.
Ainsi, dès le moyen âge, nous voyons naître le
grand mouvement de travail sinon collectif, du
moins simultané, exercé dans un même lieu. Les
moines en avaient donné les premiers l' exemple, en
ce sens que s' ils ne fabriquaient point eux-mêmes,
ils réunissaient, du moins, des ouvriers dans leurs
abbayes. Dans la halle d' Ypres, il y avait cette
différence, que c' étaient des séculiers qui
travaillaient librement ensemble.
La commune, à la fois protectrice et juge de leur
travail, l' approuvait ou le rejetait, sans appel.
à Gand-cette immense ruche de tisserands-la
toile condamnée comme défectueuse et blâmée par les
experts, cessait d' appartenir à celui qui l' avait
fabriquée. Le

p215

vendredi, jour de grand marché, elle était attachée


par un anneau à la haute et souveraine tour pour
être distribuée aux hospices. à Ypres, j' ai vu le
sceau réprobateur : condamnée par Ypres. la
sentence, en français, semblerait indiquer que le
principal marché, pour ce pays, était la France.
Maintenant, quelles étaient les conditions du
travail dans ce grand atelier commun où l' émulation
devait être si vive pour se surpasser dans la
perfection des produits ?
Y avait-il vraiment communauté, et les bénéfices se
partageaient-ils comme dans les monastères anciens ?
Ou bien, n' étaient-ce que de simples places louées
pour les métiers et l' étalage des étoffes dans ce
bel et lumineux emplacement qui devait si bien les
faire valoir ?
J' aurais bien de la peine à me ranger à ce dernier
avis. Le travail y était libre sans doute, mais il
y avait en outre, de grands avantages attachés à
cette réunion dans un

p216

même lieu. Ceux qui occupèrent les premiers


l' édifice capital d' Ypres, le centre de la
souveraineté, avaient, par cela seul, une sorte
de force politique. Ils étaient toujours en mesure
de prêter main-forte aux magistrats, s' ils ne
l' étaient eux-mêmes. Je croirais volontiers, que
c' étaient les plus anciens habitants de la cité qui
s' étaient bâti pour forteresse, autant que pour
atelier, ce puissant édifice d' où ils pouvaient
commander à la foule des nouveaux venus. En 1245, la
halle comptait déjà 400 métiers à 30 et 40 ouvriers
chacun.
L' ambition pour tous, c' était d' entrer là, et de
prendre ainsi droit de cité. Mais bientôt il n' y eut
plus de places libres. Il fallut que le tisserand se
résignât à tisser chez lui. La ville devenant à son
tour trop petite, car il en venait toujours, attirés
par la prospérité croissante d' Ypres, on créa les
faubourgs que devait ruiner Philippe Le Hardi.
En 1200, la tour d' Ypres fut fondée. En 1304, cent
ans après, le colossal édifice s' ouvrait tout entier
à l' industrie.

p217

Vous croyez peut-être que l' héroïque petite ville,


ayant exhaussé sa montagne de pierre et fondé sa
royauté industrielle, se déclara satisfaite et prit
un peu de repos ? Ce serait la méconnaître. Il ne
suffisait pas de fabriquer, il fallait exporter les
produits. Mais comment ? Point de routes faciles ni
de rivière. Il y avait bien la Lys, tout à portée,
à deux lieues de la ville ; mais Gand la
revendiquait sa propriété. Il ne restait donc à
Ypres, pour toute ressource, que l' Yperlé qui
n' était pas navigable. Ypres décida non seulement
de le canaliser, mais encore de le diviser en deux
bras, l' un allant à Furnes et le côté maritime ;
l' autre, vers les villes qui avaient leurs débouchés
sur des rivières.
Cette dernière grande oeuvre achevée, l' héroïque
petite ville entra dans l' âge d' or. J' entends encore
rouler sous ses voûtes profondes les puissantes
rumeurs du passé. En haut, le va-et-vient des métiers
frappant à chaque coup une poitrine d' homme. En bas,
les mille bruits des instruments employés à
préparer la besogne aux tisseurs ou bien à

p218

l' achever. Ici, le bruit aigu comme un chant de


cigale, que rend le peigne du cardeur ; là, le coup
sec des grands ciseaux du tondeur de laine. Plus
loin, les bouillonnements de la chaudière où se
cuit la teinture pour les étoffes. Au fond, les
comptoirs de la vente, les voix qui se croisent
ou se répondent ; les prix jetés au vol, acceptés
ou refusés par la foule des clients qui venaient là,
de l' Orient et du bout du monde : de Venise, de
Bergen et Novgorod...
hélas ! Cet âge d' or fut de peu de durée. Le siècle
qui le vit commencer, fut aussi le témoin de son
déclin.
Philippe Le Hardi, Ier duc de Bourgogne, en
épousant Marguerite De Flandre, était devenu le
maître de ses états. Bientôt, mécontent de ses
nouveaux sujets et voulant les châtier, il vint
mettre le siège devant Ypres (1383). Pour y entrer,
il fallait d' abord se rendre maître des longs
faubourgs occupés par ces tisserands qui n' avaient
pu rester au coeur de la ville.
Ceux-ci, ayant tout intérêt à la protéger,

p219

soutinrent vaillamment l' assaut. Ils virent, sans


faiblir, leurs maisons tomber une à une en ruines.
Le plus cruel, ce fut l' interdiction de les relever.
Le vainqueur, profondément irrité d' une aussi longue
résistance, punit les vaincus, en leur défendant le
travail dans la banlieue. C' était pour ces
malheureux un ordre d' exil. La moitié de cette
population laborieuse qui faisait la richesse
d' Ypres et son légitime orgueil, dut quitter le
pays, s' arracher de la chère cité pour n' y plus
revenir jamais.
Quarante ans après ce funèbre adieu, l' Yperlé
cessait d' être navigable. On imagina de planter sur
tout son parcours des pieux, de façon qu' il n' y eût
plus de passage que pour les toutes petites barques.
Cela seul eût été pour Ypres une sentence de mort...
mais déjà, Ypres n' était plus.
La rivalité entre les villes souveraines de
Flandre : Gand, Bruges, Ypres, voilà surtout
ce qui les a successivement tuées.

p220

Au moment où la halle d' Ypres s' achevait, celle de


Bruges sortait de terre. Qui croirait à voir le
lourd édifice-la tour seule est svelte et légère
-qu' il soit postérieur d' un siècle à celui d' Ypres.
C' est que la destination n' était pas la même. Bruges
fondait des magasins, un entrepôt pour les villes de
la ligue hanséatique. Ypres avait, avant tout, créé
un vaste atelier de travail. Il fallait, dès lors
l' éclairer, y faire entrer à profusion la lumière.
De là, ces hautes fenêtres, qui donnent au monument
sa légèreté, son élégance.
La grande querelle d' Ypres ne fut pas tant avec
Bruges qu' avec Poperinghen qui fabriquait et
détournait à son profit la clientèle des acheteurs.
Néanmoins, la commerçante Bruges ne se sentit
vraiment reine de la Flandre-Occidentale-sa tour
porte couronne-qu' après l' abaissement de la petite
ville industrielle, petite comme espace, mais si
grande dans l' histoire !
Ypres sembla, dès sa naissance, prédestinée pour le
pouvoir. Avant sa grandeur

p221

industrielle, nous trouvons la domination


ecclésiastique fortement établie. Saint-Martin
qui semble commander encore la gigantesque halle,
a primé l' industrialisme avant 1200, après 1500.
En 1010, Robert Ii de Jérusalem, comte de Flandre,
fit don au patron et protecteur de la ville, à
saint Martin-par son prévôt-de tout le
territoire que lui avait voué la piété des fidèles.
C' était étendre son comté de la ville dans la
banlieue. Le pape vint à son tour ajouter à sa
suprématie, en faisant défense d' élever aucune autre
église sans l' aveu de saint Martin, seul
possesseur. notre-dame, elle-même, qui fut
accordée à la prière des habitants, se vit reléguée
au fond d' un faubourg.
Mais une église à laquelle personne ne songeait,
l' église du travail, sortit elle aussi de terre,
puissante et haute. Saint-Martin, rebâti dans le
cours du xiiie siècle, montait en même temps que
la halle. Ainsi s' élevaient, à l' envi, les édifices
rivaux, celui-ci, espérant bien masquer celui-là.
Saint-Martin

p222

un moment humilié, en 1500 prit sa revanche ; il


triompha, il triomphe encore aujourd' hui.
Cette église, pleine du pouvoir occulte des jésuites,
nous raconte à la fois l' histoire du passé et
l' histoire contemporaine.
La chaire dont la balustrade présente une tête de
pape avec la tiare, est soutenue par qui ? Par la
statue d' Ignace De Loyola. à vrai dire, celui-ci
soutient tout.
Un vieil habitant de la ville m' a aidé à trouver la
pierre de Jansénius parmi celle des autres évêques
d' Ypres. Ils n' ont pas osé supprimer ses armes. Mais
il est certain que le prédestinianisme dut être haï
aux pays-bas espagnols, comme doctrine hollandaise,
de même que l' arianisme fut haï en Hollande, comme
pélagianisme jésuitique.
et pur si muove. et pourtant le monde marche.
La date à laquelle nous arrivons, 1840, marquera
trois jubilés à la fois : celui

p223

de l' imprimerie en 1440, c' est-à-dire, l' élan de la


liberté ; en 1540, celui des jésuites, c' est-à-dire
la réaction contre la liberté religieuse. Enfin,
1640, le jubilé de Rubens, ou le triomphe,
l' apothéose de la nature.
Il est amusant de voir comment cette nature
triomphante s' est jouée, par le pinceau de Rubens,
dans la réaction un peu païenne des jésuites. Son
François-Xavier, qui est à Lyon, semble dire
familièrement au christ foudroyant : " tout beau !
Tout beau ! " il est vrai que le christ n' a pas
grande envie de foudroyer. tout père frappe à
côté.
d' autre part, dans un mauvais tableau que possède
l' église de saint-Martin qui n' est pas de Rubens,
mais fait penser aux siens, on voit Ypres assiégée
par les gantois et les anglais. La vierge s' interpose,
elle s' avance, reçoit dans un pli de sa robe les
boulets ennemis, et s' amuse à les relancer aux
assiégeants, parmi lesquels ils font rage.
Revenons à Ypres. Celui qui veut comprendre l' Italie
doit voir Pise, et celui qui

p224

veut comprendre les Flandres doit voir Ypres. Si


déchue qu' elle soit aujourd' hui, cette pauvre petite
ville communale, elle a encore, tout comme l' église
triomphante, son sanctuaire, ses reliques. Ce sont
ses vieilles archives si bien gardées dans leurs
coffres de fer et de chêne massif, de l' épaisseur
d' un demi-pied. Deux coffres plus modernes sont une
merveille, l' un, par ses gonds et serrures dans
lesquels on lit les chiffres même des actes, qui y
sont enfermés ; l' autre, par ses sculptures en bois
qui représentent les quatre membres de la Flandre,
c' est-à-dire, les quatre cités souveraines : Gand,
avec son lion au repos, endormi au sein de la
vierge ; Bruges avec son ours ; Ypres, ses deux
croix unies ; Le Franc ou libre pays, avec ses
deux anges. Les armoiries de Gand et de Bruges
semblent féodales.
En face de l' immense témoin de la grandeur
industrielle d' Ypres au moyen âge, en face de la
halle, de cette antiquité vénérable, dans l' hôtel
même où je loge, j' ai sous les yeux le souvenir
vivant de ce passé, dans

p225

ma très vieille hôtesse. Petit commerce et petit


esprit sans doute, mais cette octogénaire avec son
énergie, sa facilité à tout apprendre : langues,
usages et toutes choses, me représente, à merveille,
l' universalité pratique de cette ancienne population
des pays-bas, ardente comme wallonne, laborieuse
comme flamande, et si digne d' être relevée de sa
déchéance.

p229
III Anvers. -la peinture flamande.
Quintin Metsys.
la Belgique est une Lombardie dont Anvers est
la Venise. Bonaparte, qui sentait toute
l' importance de ce port multiple, l' avait donné à
son frère Louis : " j' ai là, disait-il, une mine
chargée au coeur de l' Angleterre. "
les magnifiques bassins d' Anvers sont, en effet,
tout autre chose que notre port du Havre, unique,
étroit, étouffé.
Le génie même d' Anvers, puissant, sensuel, éclate
dans sa charmante tour aux formes si moelleusement
arrondies. Quadrangulaire à sa base, qui est du
xive siècle,

p230

en montant, elle devient hexagone, mais elle cache


ses angles sous les ornements. Elle a monté,
doucement, par une suite d' étages ou mieux
d' encorbellements successifs, en si parfaite
harmonie, et si bien mesurés dans l' amincissement,
qu' elle n' étonne pas. Elle a grandi, s' est élancée
des brouillards de l' Escaut, et comme tressée de
ses joncs, non pas sublime, malgré sa hauteur, mais
belle, svelte et gracieuse.
Les tours, voilà la merveille des Flandres. Elles
rivalisent avec les mirandas de l' Italie. Mais
si haut qu' elles aient monté, ne cherchez pas, dans
ces tours d' église, l' élan moral qui lança au ciel
la flèche de Strasbourg. Dans cette bonne, grasse
et sensuelle Flandre, la forme mollit, la pointe
aiguisée s' émousse, ou plutôt, elle n' existe plus.
Les nombreuses églises d' Anvers sont plus propres,
mais aussi païennes que celles de l' Italie. Il y a
profusion de cuivres, de marbres noirs et blancs à
l' espagnole, et d' un effet merveilleux. Ce qui est
infiniment regrettable,

p231

c' est le mélange des sculptures en bois, presque


toujours coloriées et grossières en comparaison.
Ces immenses décorations peu coûteuses qui font
l' effet de joujoux, plaisent au peuple. Il aime les
couleurs vives, le rouge surtout, la chair, le sang ;
cela se voit bien dans ce tableau, qui est au
louvre, et qui nous donne le spectacle d' une
fête flamande.
ainsi parées, fleuries, ces églises ne sont autre
chose qu' un musée profane. La nature triomphe
jusqu' au saint des saints. Par son apothéose
effrénée, le travestissement de tous les mystères,
elles sont encore toute comédie.
à voir les nombreux Rubens qui les décorent, on
le croirait un enfant d' Anvers. Il y règne, il en
est le roi. Pourtant, Anvers n' est pas sa ville.
L' anversois qui remue tant d' affaires, ne reste pas
moins flegmatique. C' est ailleurs, au pays de la
vigne, sur les bords du Rhin, que ce puissant
coloriste a

p232

pris la vie, la chaleur, le mouvement, la fougue


inspirée de son génie. Et néanmoins, il remplit
tout ici.
à la cathédrale, ses deux tableaux : l' élévation
et la descente de croix sont un poème complet.
L' élévation a été peinte sur deux volets. à
droite, le centurion qui commande. C' est le
personnage obligé de toutes les toiles de Rubens.
J' y vois également le beau, le terrible cheval qui
se cabre, et dont la dilatation des narines exprime
si fortement l' effroi que fait éprouver à tous les
êtres animés, un événement aussi fort contre nature
que le meurtre d' un dieu.
Au centre, dans un furieux effort, le géant chauve
qu' on ne voit que de dos, l' homme jaune dont on
frémit d' apercevoir la face. à côté, tout bardé de
fer, l' un de ses aides. Le troisième, pour faire monter
le corps de Jésus, tire, en tordant la corde à son
poignet. Le patient est plein de noblesse. Quoiqu' il
monte malgré lui, il semble qu' il y ait élan.
Tout cela n' est qu' esquissé. Rubens avait

p233

hâte de passer à la dernière scène de la passion.


Le premier tableau est du matin, le second du soir.
Tout est fini, la sainte famille descend le christ...
le grand artiste atteint ici sa plus haute idéalité.
Pour avoir le grand effet, il faut partir du bout
de l' église. On voit d' abord, dans un fond noir,
deux taches, l' une blanche, le linceul, l' autre
rouge, saint Jean. Cela seul est d' un effet sinistre.
En approchant, on distingue la disposition en
échelle : en haut, l' effort. l' un des hommes
pour retenir le corps, voltige sur l' un des bras de
la croix ; l' autre, mord le drap sanglant dans
lequel on descend la victime affaissée. en bas,
le repos. Madeleine est à genoux. Un doux sein
de femme pour la recevoir. La robe est verte. C' est
la femme terrestre, mais si blonde, si pure, qu' elle
ne rappelle rien de la pécheresse. à droite, en robe
bleue, la femme céleste, la vierge-mère, tout effacée
dans la douleur.
à gauche, en contraste, saint Jean, rouge et roux,
les yeux rougis de larmes, drapé

p234

dans sa robe rouge et posé au pied de l' échelle


d' une façon trop académique. Cette robe rouge va
bien à cette scène de sang, mais non à saint Jean,
à celui qui fut l' ami de Jésus.
Telle est cette magnifique gradation. Le fruit mûr
de la mort tombe dans la vie, dans la fraîche et
vive jeunesse. Ce n' est pas Madeleine, mais le
symbole de la vie, l' éternelle résurrection.
Il doit être facile de se procurer la gravure de
ce tableau capital. " Anvers seule a produit plus
de graveurs que la France tout entière. " il le sait
bien, celui qui me disait cela. On rencontre
partout de ces hommes admirables qui se vouent à
une mission et lui sacrifient tout. L' archiviste
d' Anvers, le bon M Vérachter, est resté garçon,
ayant épousé la ville dont il représente si bien le
tempérament. Il a recueilli tout ce qui touche
directement ou indirectement à sa chère cité :
histoire, littérature, monnaies, surtout les
gravures. Il a des spécimens de trois cent
quatre-vingts maîtres. Je n' ai pu qu' entrevoir

p235

ce trésor. Que de choses m' en restent pourtant !


Les hommes, en Belgique, sont aussi assidus que
les femmes aux offices du dimanche. Mais y
viennent-ils seulement pour prier ? Ici comme à
Bruxelles, une musique immense triomphe dans l' orgue,
comme les trois Rubens sur l' autel même. Combien
faible et effacée, en opposition à ces grandes voix du
peuple et de la nature, la personnalité du vieux
prêtre qui, tout seul, dit la messe à voix basse.
évidemment, le sacrifice est l' accessoire.
La couleur est aussi une musique, et celle-ci ne se
tait jamais.
On affirme, et je le crois, que l' oeuvre entre
toutes inspirée du grand maître, est son saint
Georges et la sainte famille. le premier
de ces deux tableaux appartient à l' église
saint-Jacques. à lui seul, il remplit la chapelle
que Rubens s' est bâtie pour son tombeau.
L' artiste-roi a pris pour lui, ni

p236

plus ni moins que la chapelle de la vierge. Mort,


il en occupe les caveaux avec ses morts : ses deux
femmes. Sur la dalle funéraire qui le recouvre, sont
gravées les armes orgueilleuses qu' il se composa
lui-même : le lion belge, le cor d' Espagne, les
deux roses d' Angleterre, le lys de France, un
royaume pour chaque quartier, tous les états
tributaires.
Mort, il vit toujours et triomphe. L' insolence du
génie éclate dans cette toile, avec une impétuosité
extraordinaire. La vierge n' est autre que la jeune
femme, dite au chapeau de paille, et connue de
tout Anvers. Elle trône en robe bleue. En face, sont
les deux femmes légitimes, la première en
madeleine, vêtue de noir, sans doute pour faire
ressortir l' admirable blancheur des chairs. Les
deux épouses sont debout, modestement, devant la
maîtresse.
Derrière, un chevalier tout couvert de fer, un
ardent saint Georges, qui n' est autre que Rubens,
dans une attitude héroïque, dominatrice, avec son
drapeau au vent. Dominateur

p237

de la religion même. Ce drapeau, qu' il tient d' un


bras si ferme, c' est le drapeau vainqueur de la
renaissance.
Une figure, une attitude si énergiques, ne rappellent
guère le portrait traditionnel, la tête coiffée d' un
chapeau, qui est reproduite partout, notamment dans
le tableau de l' apothéose des grands hommes belges,
au musée de Bruxelles.
Ce saint Georges plein de feu, de matérialité, est
l' âme de tout, son souffle vivifie tout. Le vent de
l' esprit passe sur lui, ses cheveux volent, son
drapeau frémit. Sur le devant de la scène, noble,
triste et solennel, un grand vieillard, le père de
Rubens, montre ces belles formes passagères. Ce
vieillard, c' est le temps. le temps, ce fond
immuable de mobilité, d' où la nature suscite des
formes éphémères. Mais le génie les immortalise
par une seconde création.
à distance, ces toiles paraissent admirables encore,
comme gamme harmonieuse de couleurs. On approche, et
l' on voit que le progrès de la lumière est en
rapport avec

p238

le progrès de l' action. Par exemple, dans


l' élévation de la croix, la lumière et le
mouvement partent du cavalier en rouge qui ordonne ;
de là, au christ soulevé dans le demi-jour, et enfin,
la lumière décroissante s' éteint tout à fait dans
la vierge, dans la nuit du désespoir.
Mais la plus belle harmonie de couleurs, c' est
peut-être avec la descente de croix,
l' assomption. cette toile est aussi dans la
cathédrale, au-dessus du maître-autel. L' ensemble
est éclatant, et pourtant si doux, si fondu, d' une
lumière si suave ! J' allais dire, attendrissante à
faire pleurer.
Quant au dessin, les formes sont larges et pleines,
mais non pas grasses et lourdes, quoi qu' on ait dit.
Rubens les évite d' ailleurs fort bien quand il veut,
ces formes trop amples et pesantes qu' on lui
reproche. Il suffit de citer son saint François
mourant. les moines qui sont autour de lui,
présentent une rare collection de formes maigres,
avec l' expression de rétrécissement, de contraction
nerveuse qu' imprime aux vivants, la vue

p239

de l' agonie et de la mort : pitié, dégoût, frisson


involontaire. Pour lui, le saint, tout mort qu' il
soit déjà de corps, il tremblote aux mains, de
fièvre, et grince des dents du désir d' atteindre
l' hostie.
Ces mérites si divers dans un même artiste, me font
croire que Rubens a été la fin de cette longue
carrière de la peinture, ouverte par Van Eyck,
c' est-à-dire le plus haut point de liberté, de
facilité que l' art humain ait pu atteindre, qu' il
ait acquis : le triomphe le plus complet de l' homme
dans cette rivalité avec la nature.
Depuis les miniaturistes jusqu' à Rubens, les
conditions de la peinture, ses facilités, ses
libertés ont été croissant. La grandeur des figures
a augmenté, et le nombre, la diversité des objets
servant de cadre : paysage, architecture, animaux,
meubles, etc.
Les peintres du xve siècle sont assurément de bien
grands peintres. Que leur manque-t-il ? Ce qu' eut
Rubens : la facilité, la liberté.

p240

La peinture fut pour eux un labeur. Retardés,


ralentis par la partie technique, ils ont beaucoup
de l' ouvrier. Il y a tâtonnement. Les personnages
ne sont pas habilement mis en scène ; ils semblent
préoccupés du public. Ceux de Rubens, au contraire,
parfois d' une violence effrénée et souvent cyniques,
agissent comme s' ils étaient seuls ou bien se
moquent du spectateur. Je pense, ici, au tableau de
la flagellation où l' un des flagellants, dans
le feu de l' action, pour se donner plus de force,
appuie brutalement son pied sur le mollet du christ,
tandis que l' autre, au repos, regarde effrontément
la foule par-dessous la main.
L' art est art au plus haut degré, lorsque les
conditions techniques ne le retardent pas, lorsqu' il
accomplit son oeuvre comme création naturelle,
lorsque enfin l' art devient nature. Peut-être
Rubens l' est-il trop, et trop affranchi des
obstacles.
Il trouvera pourtant sa limite, l' impossibilité de
pousser son art plus loin. Cette impossibilité
explique comment ce prodigieux

p241

artiste qui avait réuni toutes les habiletés et les


expériences acquises par la peinture-en trois
siècles de labeurs-parvenu à la limite de son
expérience, se tourmente, s' irrite, se torture...
en vain. Il faut qu' il s' arrête.
Après Rubens, la peinture faiblissant comme
conception, va s' appliquer au portrait, c' est-à-dire
à l' imitation des réalités telles quelles.
Alors, l' art se continuera dans la musique, cette
autre gloire des pays-bas.
Pour nous résumer, où est la moralité de ce
mouvement de renaissance qui semble, au premier
regard, immoral dans son triomphe ? C' est que l' art,
arrivé à ce degré, donne le change aux passions. Au
contraire, lorsqu' il est faible, il est un
instrument de passion. Mais qu' il grandisse et se
répande, alors il cultive, élève la pensée de tous.
Bientôt nous verrons la foule comparer, discerner
d' elle-même, et, sans guide, s' éprendre, autant que
des beautés réelles, de la beauté symbolique, forme
supérieure de l' amour.

p242

Je l' ai dit :
le vrai peintre d' Anvers n' est pas Rubens. Il a
beau remplir de son long règne la ville flamande, ce
titre appartient au forgeron d' Anvers, à
Quintin Metsys. Ses oeuvres, si justement
populaires, portent bien cette empreinte d' une main
soigneuse, patiente, d' ouvrier. Les deux saint Jean
du triptyque qu' on voit au musée de la ville, sont
également marqués de ce caractère. Dans le tableau
de saint Jean l' évangéliste, la plupart des
personnages grimacent, les figures sont cherchées,
intentionnées à l' excès. Il faut en excepter pourtant
les deux hommes qui attisent le feu sous la
chaudière. Ce sont d' excellentes personnifications
du peuple. L' artiste, on le sent, les avait sous les
yeux, ou bien il les retrouvait en lui, vivants, par
ses réminiscences populaires.
saint Jean-Baptiste décapité, voilà l' oeuvre

p243

supérieure. Accomplie de conception, elle le serait


d' exécution, s' il n' y avait encore quelque raideur
dans les mouvements. La fille d' Hérodiade, hors
d' elle-même, toute blanche de saisissement, apporte
sur un plateau l' horrible présent d' amour que sa
mère a exigé du roi. La petite fille raconte
l' étrange chose. Sans doute, elle n' a jamais vu la
mort violente. Elle en frémit. La belle Hérodiade
qui a plus d' expérience, ne se trouble pas, elle ne
change pas de couleur, mais plutôt, semble tout
accoutumée à de pareils présents. de sa jolie
main, elle dirige un petit couteau sur l' auguste
front du précurseur, sur cette tête pâle qui, les
yeux fermés, n' en regarde pas moins les deux
coupables et semble porter écrite leur condamnation.
Les spectateurs sont tous gens de cour, bien élevés
et bons courtisans ; ils ne témoignent aucune
horreur. Le petit chien seul japperait, sans un page
qui le retient. Derrière la fille d' Hérodiade,
apparaît le visage calme d' un discret serviteur. Aux
tribunes qu' on distingue au fond, quatre musiciens en

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rouge ont suspendu le concert et regardent. L' horrible


incident a lieu entre deux coups d' archet.
Le roi lui-même, énorme tête à barbe et cheveux noirs,
regarde aussi et reconnaît le mort ; il n' exprime pas
même un regret. Il avait donné sa parole, il n' y
avait pas à s' en dédire. Peut-être le pauvre homme,
tout roi qu' il est, et si imposant dans son immense
crinière, n' ose avouer ce qu' il en pense. Il pourrait
bien être grondé et mis par elle en pénitence.
Un autre artiste flamand, Memling, a traité le
même sujet en deux grands tableaux qui sont au musée
du prince d' Orange à Bruxelles. Il y a moins
d' éclat de coloris, de nature peut-être, mais une
expression rêveuse et mystique. Ce grand peintre
évangélique était moins propre à ces atroces sujets
juifs que le forgeron d' Anvers.

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IV Gand. -son passé. -Van Eyck.


Encore Rubens.
celui qui veut aller d' Anvers à Gand, doit prendre
d' abord le bateau à vapeur qui remonte l' Escaut.
Tels ont été, en 1832, les adieux des hollandais.
Ils ont inondé cette partie de la tête des Flandres
afin de rester, par eau, en communication avec la
formidable citadelle d' où leurs soldats bombardaient
la ville.

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Comme pour laisser des regrets au voyageur qui la


quitte, Anvers déroule devant ses yeux son
magnifique panorama ; au-dessus des nombreuses
églises, plane la gracieuse tour, immuable, sur les
révolutions qui ont changé tant de fois le destin
de la cité.
En 1492, les marchands de Bruges émigrent à
Anvers ; en 1576, d' Anvers, ils passent en
Hollande, à Amsterdam ; en 1732, d' Anvers, ils
se portent à Rotterdam. Mais les positions
exceptionnelles comme Amsterdam, Venise, Bruges,
sont tôt ou tard abandonnées. Au contraire, Anvers
assise en reine sur son fleuve (l' Escaut mesure ici,
entre ses deux rives, cinq cents mètres de largeur),
Anvers ne peut périr.
Les bouches de l' Escaut regardent celles de la
Tamise. Le traité de Westphalie, en

p249

1648, les avait fermées au commerce du monde. Les


français les rouvrirent en 1792. Vous la retrouvez
partout et toujours, notre France, en défenseur
généreux, désintéressé du droit et de la liberté
des peuples...
la traversée dure une heure à peine. Embarqué à six
heures du matin, je descends à sept du bateau, pour
m' engager à travers des champs admirables de culture.
Ils se déroulent à l' infini, sur la vaste plaine
tant de fois abreuvée, nourrie de sang, de chair
humaine. Elles n' en sont que plus fécondes ces riches
campagnes ! Au moment de l' année où la nature se
fait sa fête, vous croiriez voir, descendu sur terre,
le ciel même. Jusqu' aux dernières limites de
l' horizon, elle ondule, la mer d' azur, sous la
brise. C' est la fleur du beau lin de Flandre que
les délicates mains de nos mères ont si longtemps
filé, et qui paya, en partie, la rançon de
Duguesclin.
Partout, sur la route, les fenêtres vous regardent
parées de fleurs et de verdure. Chacun, ici, a sa
petite maison, son petit jardin, sa petite terre.
La maison, très

p250

propre, n' est plus peinte à l' huile comme en


Hollande. Elle craint moins l' humidité. La vie
du foyer est forte dans les Flandres, le travail
s' y fait en famille. Plus on a d' enfants, mieux on
est secondé. Les mères, en ce pays, ne maudissent
pas leur fécondité. Dieu veuille que cela dure.
Ce qui me touche encore, c' est la sollicitude qu' ils
ont tous pour les bêtes et même pour les plantes. Je
vois un aubergiste qui arrose, avec des précautions
infinies comme on ferait de la plus délicate fleur,
un arbre déjà fort, planté devant sa porte.
Visiblement, c' est pour lui un ami.
Au bord des chemins, les jeunes plantations sont
toutes entourées d' un grillage. De même, les soins
donnés aux animaux domestiques m' ont semblé aussi
attentifs qu' intelligents. Ainsi le paysan, l' été,
abrite son cheval de la piqûre irritante des
mouches, en lui voilant la face d' un frais et
mouvant feuillage. Lorsqu' il revient du travail, s' il
est en sueur, son maître, au lieu de l' enfermer
aussitôt, doucement le promène pour

p251

l' aérer, le bien sécher. La France aurait à profiter


de ces exemples d' humanité envers les bêtes, si
susceptibles d' attachement lorsqu' on les traite avec
douceur.
Gand, riche cité industrielle, est trop étendue
pour offrir, au premier regard, la physionomie très
personnelle d' Anvers ou de Bruges. Ainsi qu' à
Rome, vous trouvez, enclos dans la ville, de vastes
jardins et même des champs de labour. Le béguinage
de Gand fait, à lui seul, un quartier entouré de
fossés, de hautes murailles. Il y a aussi, comme à
Venise, une multitude de canaux qui coupent la ville
en tous sens, et la divisent en îlots reliés par une
infinité de ponts.
Placée au centre des Flandres, au centre des eaux
douces, au point où se marient la Lys et l' Escaut,
où viennent aboutir de nombreuses rivières ; gardée
derrière, par le pays de Waës, pays d' accès
difficile, coupé de canaux, de fondrières
impraticables, -une petite Vendée du nord, -Gand
fut de

p252

bonne heure le centre de l' industrie flamande.


Toutes ces eaux qui coulaient pour elle, étaient
gardées avec un soin jaloux. Bruges, cité
marchande, voulut détourner la Lys à son profit,
et Bruges fut brisée. Mais de ce jour aussi, fut
brisée l' unité communale qui faisait la force et
la grandeur des Flandres. Gand victorieuse, de
Bruges, allait rester seule, isolée, jalousée des
autres villes voisines qui, puissantes elles-mêmes,
et fiefs d' empire, n' étaient pas moins obligées de
dépendre de sa juridiction et de reconnaître en elle
un juge suprême.
De là, des résistances, des révoltes, d' inextinguibles
haines. Plutôt que de se soumettre, les villes
d' alentour préféraient faire appel à la juridiction
lointaine de Lille, ou même au parlement de Paris.
à ces embarras intérieurs vinrent s' ajouter les
guerres. Elles commencent à la fin du xiiie siècle,
entre la Flandre et la France.
En 1302, Courtrai ; en 1304, Mons-En-Puelle ;
Cassel, en 1328. La fin du siècle sera

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marquée d' une tache sanglante : Rosebecque ! Où l' on


vit les gantois se lier entre eux pour être sûrs de
ne point se séparer et mourir ensemble.
C' est que Gand surtout devait souffrir de ces
guerres, étant le centre d' une population ouvrière
que ruinaient les longs chômages. D' un autre côté,
l' Angleterre devenait industrielle ; toutes ses
laines ne passaient plus comme autrefois dans les
Flandres ; elle en gardait une partie pour les
tisser elle-même. Gand se trouvait donc affaiblie
lorsqu' elle entra en révolte contre ses nouveaux
seigneurs, les ducs de Bourgogne.
Jean Sans Peur, oncle du fol Charles Vi, ayant
tué Louis D' Orléans et se sentant dès lors le
vrai roi de France, était venu mettre le siège de
sa justice au coeur des Flandres, à Gand même. Non
pas, selon l' esprit germanique des vieilles formes
allemandes simples et peu coûteuses, si chères aux
flamands ; mais la justice selon l' esprit romain,
dur, chicaneur, paperassier.
Gand ne se résigna pas. De son vieux beffroi

p254

dont la monstrueuse cloche ne s' ébranlait que dans


les grandes crises, partit le signal de la révolte.
Mais les villes voisines ne répondirent que
mollement à ce suprême appel ; elles se souvenaient
de la tyrannie de leur rivale. Gand, abandonnée,
accablée, ne faiblit pas ; elle résolut de combattre
seule avec son droit. Il alla ainsi à la mort, ce
grand peuple, dans sa simplicité héroïque, trahi,
attiré dans un piège, traqué comme bêtes fauves,
poussé dans l' Escaut, et là, assommé, noyé ! ...
il en mourut vingt mille, et l' on trouva parmi
tous ces cadavres entassés, même des prêtres et
des moines.
Le duc de Bourgogne, monté sur son grand cheval de
bataille qui portait quatre blessures faites par
les piques ennemies, fit son entrée dans la ville.
Ce cheval sanglant ne disait rien de bon. Les
survivants durent se croire morts. On vit les échevins,
en chemise, pieds nus ; les bourgeois, en longues

p255

robes noires, venir au-devant, et crier pour tous :


merci ! ... le duc, contre toute attente, voulut
bien faire grâce. Mais, hélas ! Une grâce qui
ressemblait terriblement à une condamnation. La
sentence portait que Gand, de ce jour déchue,
perdait non seulement sa juridiction, sa domination
sur les pays d' alentour, mais que la grande cité qui
fut le coeur et l' énergie des Flandres, redevenait
mineure et retombait pour toujours sous la tutelle
du vainqueur.
Après Philippe Le Bon, Charles Le Téméraire ;
après Charles Le Téméraire, Charles-Quint,
c' est-à-dire, la tyrannie toujours croissante.
Charles-Quint était né à Gand, il s' en croyait
le maître sans contestation. Et voilà que les
gantois, ayant à leur tête Philippe D' Arteveld,
levaient de nouveau l' étendard de la révolte.
Charles-Quint fut aussi impitoyable pour Gand que
son aïeul l' avait été pour Liège. Il vint en
personne lui brûler sa

p256

charte et décréter que la cité, jusque-là


industrielle, ne serait plus désormais qu' une place
de guerre commandée par une citadelle formidable,
toujours prête à foudroyer ses habitants.
Gand est aujourd' hui une ville essentiellement
collectrice : riches archives, riche bibliothèque
occupant une ancienne église ; admirable musée. Les
collections particulières renferment des trésors.
Les autres villes de Flandre en possèdent aussi
sans doute, mais elles sont avares de leurs
richesses. Tout ce qui importe est soigneusement
caché aux étrangers.
Ici, au contraire, j' ai trouvé tout ouvert et la
plus cordiale assistance. Dès que l' archiviste de
Gand, M Lenz, a su mon arrivée, il s' est empressé
de me venir voir et de tout mettre à ma disposition.
Je lui ai conté mes mésaventures. Alors, il m' a
appris que l' archiviste de Bruxelles avait mis la
terreur dans le pays.

p257

Malgré tous les mauvais vouloirs, j' ai pu m' orienter


et pénétrer le secret de la résistance obstinée de
toutes ces villes de Flandre contre la tyrannie de
leur seigneur. Ces villes prenaient tout au point de
vue féodal. Elles devaient des aides à leur comte
sans doute, mais des aides nobles, c' est-à-dire en
hommes et non en aides-serfs, en prestation. Tout
au plus voulaient-elles convertir en argent, le vin
et autres denrées semblables qu' elles payaient dans
les cas féodaux de joyeuse entrée, de mariage, de
chevalerie, etc. à part cela, aux demandes d' argent
faites, même en pleine paix, les villes répondaient
invariablement par des offres d' hommes, sachant bien
qu' on pourrait tourner leur argent contre elles.
Chaque homme, au point de vue germanique, était
seigneur de sa personne et abdiquait cette seigneurie
en faveur d' une corporation.

p258

La seigneurie de la corporation, comme celle de


l' individu, était représentée par une maison. Cette
maison répondait des fautes de l' individu ; elle
était en quelque sorte l' individualité du membre
de la ville ; ainsi, la veuve occupant une maison,
devait un homme au service militaire.
Et le comte qui avait une maison à Gand, sous le
nom de Louis De Flandre, était tenu de payer
pour elle le cens.
Chacune de ces maisons avait pignon sur rue, pignon
aigu comme flèche d' église, pignon triomphal. Ces
façades généralement ouvragées dans le bas et autour
de leurs jolies croisées, restent frustes et un peu
lourdes dans la partie supérieure. On voit encore,
en ce genre, la maison des bateliers réunis en
corporation (1531). Elle conserve aux fenêtres du
second étage, un petit fleuron, dernière trace du
gothique fleuri.
Cette ville de Gand, si longtemps comprimée, aspire
fortement à la liberté individuelle ; vous en
trouvez l' affirmation à chaque pas que vous faites
dans la rue. Partout,
p259

au-dessus des portes, je lis : libre maison. Libre


héritage.
ici, de même qu' à Bruges, resplendit le précurseur
de la renaissance, le grand peintre Van Eyck. Le
tableau qui est à Bruges-un caprice du génie-lui
fut commandé, en 1430, par un brave échevin de la
ville qui s' est fait peindre en fourrures, grosse
figure ridée, plissée, pâle, grasse, un livre et des
lunettes à la main. Ce donataire a dû être en son
temps un guerrier, car les petites statues placées
au fond de sa chambre, représentent Samson ouvrant
la gueule du lion, et David décapitant Goliath.
De plus, le vieux, à genoux, est présenté à l' enfant
Jésus par un grand saint Georges couvert d' une
éblouissante armure d' or. Il montre le bonhomme
d' un air grivois qui semble se moquer un peu de lui.
Je croirais encore volontiers qu' à un moment de sa
vie, mon échevin quittant le métier des armes, s' est
mis à commercer avec les îles lointaines,

p260

car l' enfant a reçu en don un oiseau bien rare à


cette époque : une perruche.
La vierge, belle, longue ganache flamande, à fine
chevelure rouge, tient dans ses bras son fils, très
laid et négligemment dessiné. Elle le tient
froidement, impartialement, entre un bel évêque
sérieux et le joyeux saint Georges. Mais l' enfant,
moins impartial que sa mère, tourne le dos à l' homme
d' église et se porte vers l' homme de guerre qui
donne de si belles perruches... tout cela fondu dans
une chaude lumière, plus chaude qu' aucune lumière
réelle ; mais si bien harmonisée, que personne
n' osera dire que ce n' est pas la nature.
On affirme que Van Eyck tenait ses couleurs
exposées au soleil, et cela, plusieurs fois, avant de
s' en servir. Il semble, en effet, que les rayons du
soleil s' y soient infusés à longs flots.
Ce tableau, équilibré de sérieux, de verve moqueuse,
d' église et de don quichottisme marin et guerrier,
où l' inventeur de la couleur, le peintre de la
lumière a placé dans

p261
les mains d' un enfant décrépit, le joujou vivant des
découvertes modernes, l' oiseau trouvé d' hier, l' oiseau
des îles tropicales, ce joujou, dis-je, me semble un
signe vivant de la renaissance dont la joyeuse
aurore commençait à poindre dans les toiles de Van
Eyck et ailleurs.
Le tableau de Gand, capital comme oeuvre d' art, l' est
bien moins comme pensée. C' est le travail commun de
toute la famille, des deux frères, et peut-être aussi
de la soeur qui, dit-on, est enterrée dans l' église.
Ici, ils ont voulu faire de la gravité, de la
sainteté. Le christ, mitré, rouge, à barbe fourchue,
byzantin par l' immobilité, d' un idéal profond,
terrible plus que noble, est pourtant réel, nature,
s' il en fut jamais. Il siège entre le sauvage et velu
saint Jean-Baptiste, perdu dans sa monstrueuse
chevelure noire, et la vierge, qui lit doucement, à
voix basse, bouche entr' ouverte ; il est l' équilibre
divin, entre la nature sauvage qui pressent Dieu, et
la nature adoucie où Dieu a passé.

p262

En cette riche Flandre, que d' oeuvres sacrifiées,


perdues ! ... au pied de ces trois grandes figures, on
voyait autrefois, d' un côté, le mystère de
l' apocalypse, de l' autre, Adam et ève. Ceux-ci ont
été relégués aux archives de l' évêché par le chapitre,
sans doute en punition de leur nudité. Deux autres
volets ont passé, des mains des anglais, dans celles
du roi de Prusse qui les a achetés 40,000 francs.
Qu' ils gardent bien au moins leur inestimable
chef-d' oeuvre : l' adoration de l' agneau divin.
on compte, sur cette toile, trois cents figures,
toutes traitées avec le même soin. Au premier plan,
belles têtes d' hommes barbus, rasés, contrastés
fortement, avec un art infini... des papes qui
baissent les yeux et rêvent. Devant eux, des moines
agenouillés, paupières hautes et qui regardent, plus
habitués qu' ils sont à soutenir la lumière mystique.
Parmi tous ces saints personnages en action, je vois
Van Eyck et Philippe Le Bon

p263

entouré de ses serviteurs. Ce sont autant de portraits.


Vous reconnaîtrez Van Eyck à sa noble et intelligente
figure. Il est coiffé d' un bonnet.
Au second plan, le charmant bataillon des vierges,
singulièrement élégantes par la taille, la longue
chevelure, l' attitude. Les fines palmes qu' elles
tiennent à la main, s' entre-croisent, de manière à
former une avenue. Légères arcades, un long berceau,
ou plutôt une longue nef, une église de la nature
dont la voûte est faite de l' azur du ciel.
L' agneau divin que tous adorent, et duquel partent
des rayons qui vont illuminer la foule, occupe le
centre du tableau, mais non pas couché, endormi,
comme on le représente habituellement. Ici, il est
debout, animé, dans un mouvement très vif. Action,
lumière, dessin, tout est admirable d' harmonie, de
pensée, d' exécution.
Le saut est brusque de là, aux deux ébauches de
Rubens que je viens de voir dans la

p264

collection Schampp, à la veille, elle aussi, d' être


vendue, dispersée.
La première de ces ébauches nous montre saint Benoît
sortant d' un magnifique palais bénédictin. Sans
descendre de la place, mais se tenant en haut, comme
pour mieux constater le miracle, il ressuscite un
enfant et une femme. L' enfant moins mort, ce semble,
revient vivement à la vie dans les bras de son père
qui le soulève vers le saint.
Mais la femme, la femme est bien pesante vers la
tombe ! C' est déjà un cadavre. On ne le voit que trop
aux laides taches jaunes qui s' épatent sur le corps.
Il est d' autant plus lourd et affaissé, ce corps, qu' il
se présente de face par un raccourci.
Eh bien, si loin qu' il soit dans la mort ce cadavre,
voilà qu' il s' éveille et regarde d' un regard fixe.
Que vous alliez à droite ou à gauche, il vous suit
toujours, ce regard... vous ne pourrez l' oublier.
à côté, un possédé se tord entre trois démons qui se
pendent à lui et l' entraînent. Ici encore, c' est
l' oeil qui vous tient sous le

p265

frisson, vous impressionne de terreur... cet oeil


renversé, inégalement ouvert, exprime d' avance les
tortures de l' enfer auquel le saint veut l' arracher.
Autour, tout s' agite, tout crie, hurle et se heurte,
les mendiants, les porte-croix. D' autres possédés
embrassent les colonnes du palais, ils se tordent
autour, sans doute dans l' espoir d' échapper.
L' autre ébauche de ce démon de génie, c' est la chute
des réprouvés. Michel-Ange était trop honnête pour
traiter un pareil sujet. Les maudits de son
jugement dernier, dans la chapelle Sixtine, sont
des pécheurs d' une figure austère. S' ils ont péché,
je jurerais que c' est seulement par orgueil. Si c' est
autrement, il est visible qu' ils ont laissé ces
basses concupiscences dans la terre où ils ont
séjourné longtemps. à l' heure du réveil suprême sonné
par la trompette de l' archange, il semble qu' ils
soient déjà purifiés.
Les maudits de Rubens sont les maudits de la chair ;
ils sont encore dans l' ivresse, dans l' orgie, et
semblent la continuer en tombant. Il y a là des corps
tout roses, d' un

p266

rose improbable, vivants, trop vivants, qui tombent


ainsi dans la perdition pêle-mêle avec les diables.
Ceux-ci jouissent déjà de leur victoire, on les voit
mordre à pleines dents et les enfoncer avec délices
dans ces succulentes chairs de damnés... ce qui fait
frémir, c' est que tous ces malheureux, surpris dans
le péché même, entraînent avec eux le lit de l' orgie ;
ils s' accrochent aux draps, en glissant dans les
profondes flammes.
Pour échapper au souvenir de ces bacchanales
furieuses de l' imagination, j' ai visité, ce soir,
tout près de Gand, cet intéressant village-couvent,
peuplé de femmes et fermé de fossés, de hauts murs.
Mais il n' est pas si bien fermé, ce béguinage, qu' on
n' y entre et que les quasi-nonnes n' en sortent, au
moins pour aller prendre ou rapporter leur ouvrage.
Ces béguines ou prieuses, au bout de dix ans
d' une vie commune, obtiennent ce qui

p267

est l' objet de leurs voeux, le point essentiel cher


à l' esprit féminin, l' aparté dans l' habitation, et
ce qui est pour chacune la plus grande part du
bonheur ici-bas, le ménage à soi, la petite cuisine,
le petit tripot. Ainsi, dans un bâtiment où elles
sont vingt-cinq béguines réunies, j' ai compté
vingt-cinq moulins à café, vingt-cinq coquemars...
rien de vulgaire dans cette vie quasi monastique.
Le charme féminin rehausse tout. Elles ont encore
chacune le petit jardin qui fut si sévèrement,
si durement supprimé dans la réforme de Port-Royal,
et auquel la pauvre vieille religieuse, si résignée
qu' elle fût à l' obéissance, au sacrifice, ne pouvait
renoncer.

p271

V Bruges.
Liège. -Le palais du prince-évêque.
à l' exception d' un coin de landes où s' espacent de
méchants petits bois, coupés de marécages, le sol,
entre Gand et Bruges, est fort riche. Notre voiture
est entourée d' une population nombreuse qui se rend
à la ville pour entendre la grand' messe. Les femmes,
presque toutes enveloppées de longues mantes noires,
donnent à ce défilé quelque chose de funèbre. Le
sang est remarquablement beau. Au fond des capes
rabattues, on entrevoit de jolis visages, de jolis
yeux, et

p272

ces admirables cheveux blonds qui sont l' orgueil des


flamandes. Les formes sont un peu lourdes, le nez
un peu gros, ce qui tient sans doute à l' humidité du
climat.
Bruges, qui n' est qu' à dix lieues de Gand,
s' annonce par de charmantes maisons de campagne
encorbeillées de fleurs. à l' horizon, d' une belle et
sombre verdure, se détache la rouge, l' incomparable
tour de la halle, svelte, renflée, légère, royale,
portant couronne à son sommet.
Nous débarquons, et je passe ce long jour férié à
parcourir, en tous sens, l' intérieur de la ville,
suivant les canaux silencieux, passant les ponts,
tournant autour de cette halle, qui me raconte,
à elle seule, toute l' histoire du passé, et d' où
je puis embrasser, en grande partie, cet admirable
panorama.
Les longs quais qui bordent les canaux jadis
encombrés de marchandises et regorgeant de vie, ne
sont plus aujourd' hui, sous leurs beaux ombrages,
que des promenades à peu près désertes. Mais ce qui
rehausse singulièrement la morte cité, c' est, de
toutes

p273
parts, la vision de la noble, la maternelle tour,
planant dans son indicible beauté, sur Bruges,
comme à Pise, la tour penchée, tout près du
Campo Santo.
Cette ville est restée fortement empreinte du
lointain moyen âge. Les canaux dormants où la vie
ne passe plus, les églises en partie vides de
fidèles, sont toujours pleines de l' ancienne
grandeur de la cité. à notre-dame, le tombeau de
Marie De Bourgogne, tuée à vingt ans par une chute
de cheval. Cette chute décida du sort d' une province.
Elle repose, la jeune morte, toujours visible en
sa statue, couchée sur la pierre sépulcrale noire
et violette. Charles-Quint voulut élever à côté,
le tombeau de Charles Le Téméraire.
Ils sont là, le père et la fille, tous deux morts
de mort violente. Au-dessus de la poussière et du
néant, le signe de l' orgueil persiste dans les deux
arbres généalogiques d' écus émaillés. (pater et
mater.) de charmantes figurines d' anges, en cuivre
ciselé d' or, soutiennent l' arbre de Marie. Les
anges

p274

deviennent des femmes du côté de Charles Le


Téméraire. Ce tombeau est l' excès de la renaissance
affectée, minaudière. Néanmoins, l' ensemble est
grand.
" arrête, c' est la poussière d' un empire. "
on dit Bruges morte, comme les italiens disent
Pisa morta. un des traits de ressemblance entre
ces deux villes s' est conservé dans la toute petite
église de Jérusalem qui fait penser à l' autre
merveille, le bijou sans pareil, à Santa Maria
della spina, bâtie au bord de l' Arno, en face
de la tour immaculée qui se penche, compatissante,
sur la cité en deuil.
Adorna, bourgmestre de Bruges, bâtit cette église
vers 1435, sur le plan du saint-sépulcre. Il alla
deux fois, tout exprès, à Jérusalem. Ainsi, les
pisans rapportèrent de la Palestine la terre de leur
Campo Santo.
Dans la triste et silencieuse ville qui me va si
bien-j' ai toujours aimé la mort-je ne vois de
gai, de réjouissant, que la statue d' un dieu
sylvestre jouant du chalumeau

p275
devant le palais de justice, à la porte même de la
cour d' assises. Cela seul indiquerait que le
monument a changé de destination. Bruges, chef-lieu
de la Flandre-Occidentale, était la capitale
d' élection des comtes de Flandre. Philippe Le Bon
avait bâti pour lui ce palais. La chambre où le jury
se retire pour délibérer, possède une cheminée, la
plus belle peut-être du monde. Frise charmante,
bas-relief un peu risqué, la chaste Suzanne sortant
du bain. Au coin, un amour rieur vous montre la
scène avec un sourire diabolique. Au-dessus, reparaît
la gravité. Charles-Quint, presque de grandeur
nature, se détache avec l' épée nue. Il tient le
milieu de la cheminée. à sa droite, Maximilien
D' Autriche et Marie De Bourgogne sa femme ;
à sa gauche, Charles Le Téméraire et sa
petite-fille Marguerite, veuve inconsolable de
Philibert Le Beau.
Cette admirable cheminée fut faite pour consacrer
le souvenir du traité de Cambrai ou de la paix des
dames, conclu entre deux femmes : Louise De
Savoie, mère de François Ier,

p276

et Marguerite, devenue gouvernante des pays-bas


(1529).
Ce palais, ainsi que l' hôtel de ville, donne, par
derrière, sur un canal très pittoresque. La gaieté
des jardins fleuris se regardant dans l' eau dormante
qui leur fait miroir, contraste avec la tristesse
des vieilles maisons abandonnées. La nature se rit
de nos deuils. Dans les Flandres, où la terre est,
comme en Hollande, une conquête de l' homme sur les
eaux : à l' occident, sur la mer, à l' orient sur les
eaux douces, les canaux, devenus aujourd' hui pour
la plupart inutiles, ont été, dans le principe, les
voies naturelles de communication entre les villes
naissantes.
Mais à mesure que la Flandre développa ses
industries, elle songea tout naturellement à
employer ses rivières qui pouvaient ou lui abréger
la route, ou la dispenser de passer par une ville
ennemie, rivale. Les rivières furent donc à leur
tour canalisées.
Cette grande question des eaux emplit tout le xive
siècle. Ypres, pour éviter de

p277
longs détours et s' affranchir de Gand, creuse
l' Yperlé, le rend navigable. Bruges, puisque
Gand a pour elle l' Escaut, cherche à s' emparer de
la Lys ; mais Gand ne veut rien céder, et la
témérité de Bruges reçoit une terrible leçon.
On voit ce que fut jadis la contrée, aux énormes
églises de certains villages aujourd' hui à peu près
déserts. Les ouvriers des villes souveraines,
trouvant qu' ils payaient trop cher l' honneur de leur
appartenir, s' éloignaient, s' en allaient avec leurs
métiers dans le bourg voisin, le hameau même, où
ils payaient moins cher les vivres et fabriquaient
à meilleur marché.
Mais cette émigration dans la campagne ne se faisait
pas sans luttes. La domination de la grande ville
sur la banlieue, sur le prochain village, le bourg,
le hameau, comme sur les petites villes sujettes,
était analogue à celle que les romains exerçaient
sur leurs colonies. Ici, la domination était plus
lourde, parce qu' elle était pratiquée sur chaque
homme, c' est-à-dire sur chaque métier. Le

p278

tisserand, plutôt que de subir cette tyrannie


féodale, préférait s' en aller plus loin encore,
et s' affranchir ainsi des impôts toujours grossissants,
frappés par des seigneurs aussi magnifiques que les
ducs de Bourgogne, tandis que les revenus allaient
toujours diminuant.
C' est ce qui explique la dépopulation des environs
de Bruges. Une autre cause de sa déchéance, ce fut
l' affranchissement, par le comte de Flandre, des
villes vassales : l' écluse et Dam, dont les ports
s' ouvraient au commerce extérieur. La funeste
domination espagnole en acheva la ruine. Peu à peu,
l' embouchure de la Huys et Dam s' ensablèrent au
point de ne pouvoir plus recevoir les vaisseaux.
En 1506, le comptoir de la Hanse fut transporté à
Anvers.
Longeant toujours les canaux parés d' arbres,
d' ombre, de poésie, je me trouve en face de l' hôpital
saint-Jean qui garde un merveilleux trésor : la
châsse de sainte Ursule,

p279

d' Hemling, le grand peintre rêveur et mystique des


Flandres. J' entre dans l' église. Il est cinq heures,
les religieuses psalmodient dans leurs tribunes,
derrière des grilles, l' office du soir. Je les vois
et elles me voient, ce qui me rend un peu honteux
de venir là pour un objet étranger à la piété.
Les côtés allongés de la châsse donnent l' arrivée
à Cologne des saintes filles et leur martyre. Sur
l' un des côtés étroits, sainte Ursule,
incomparablement belle et naïve, enveloppe une foule
de ces petites vierges de son ample manteau rouge et
les dispute à la mort. Sur l' autre côté, la mère du
christ, en bleu, presque aussi jeune que la sainte,
et seulement d' une beauté plus sévère. Les lèvres
sont un peu fortes peut-être, mais il y a au bord
le miel de l' amour.
Nulle part, la beauté blonde ne s' est révélée avec
un sentiment plus exquis de la pureté. Et pourtant,
à l' exception de l' adorable figure aux yeux vagues
et tendres

p280

qui rassemble autour d' elle son troupeau de vierges


et les couvre de son manteau, je suis moins touché
qu' à mes premiers voyages de ces charmantes
miniatures. J' ai pris le goût d' une peinture plus
large.
Le jour baisse, il faut que je m' arrache... peu de
monde dans les rues, pour un jour de dimanche. Le
vent du soir s' est élevé frais et piquant. Je
comprends mieux que la longue mante noire, d' aspect
monastique, soit restée le vêtement préféré des
femmes du peuple. On est tout près d' Ostende, de la
mer du Nord, et trop averti de cet austère
voisinage.
Beaucoup de femmes sont assises sur le seuil de leur
porte, la plupart seules, les maris sans doute aux
estaminets. Tous ces visages féminins, fréquemment
jolis, manquent de finesse ; ils sont plutôt
grossièrement agréables. Physionomies sérieuses et
souvent tristes.
C' est la bonne heure pour se pénétrer de la
mélancolie d' une ville au tombeau. Je suis, en
songeant au passé, une allée entre le

p281

canal et la maison de Paul Potter ; je fais pour


la dixième fois le tour de la halle, cette immense
citadelle de l' industrie flamande, où venaient puiser
l' Angleterre, l' Allemagne, l' Italie, l' Orient.
La gigantesque tour a beau avoir perdu sa flèche, elle
ne plane pas moins haut, comme le génie même de
Bruges. J' écoute son carillon, le premier de
l' Europe, qui se changeait en cloche d' appel, en
beffroi, entendu de dix lieues, quand éclatait
l' orage communal ou la révolte contre la tyrannie
féodale.
La nuit maintenant est close. Je rentre de ma longue,
belle et triste promenade, par des rues toutes
noires, au sage et sérieux hôtel qui n' a de poétique
et d' aimable que son nom : à la fleur de blé.
ce matin, quittant le chemin de fer qui mène à
Liège, et descendant à pied la route noire de
houille, je croyais retrouver ma

p282

vieille ville entrevue dans ma jeunesse, il y a vingt


ans. Elle me semblait garder alors toute vive, la
trace des incendies commandés par Charles Le
Téméraire.
J' entre, et à ma grande surprise, je vois une ville
toute neuve, toute peinte et vernie. Le badigeon a
ainsi tout changé : la maison des hommes, et la
maison de Dieu.
La noire ville de Liège, les villes blanches de
craie, et les villes de bois : Troyes, Châlons,
Reims, Rethel ; les villes d' ardoise et de silex
cimenté de fer, comme étaient encore Mézières et
Rocroi, en 1818, tout cela, aujourd' hui, c' est la
même chose. L' uniformité vulgaire, prosaïse, enlaidit
tout. Cette race de peintres barbouilleurs, de
sculpteurs maçons, qui sont les rois du moment, les
voilà qui s' en prennent avec fureur aux églises, qui
les blanchissent ou les grattent. Ils grattent, avec
la même impartialité, les murailles nues et les plus
délicates sculptures. Il faut que tout y passe, que
tout soit rajeuni, renouvelé. C' est ainsi que les
vieilles basiliques : sainte-Gudule de Bruxelles,

p283

saint-Bavon de Gand et tant d' autres églises, pour


se faire jolies, pimpantes, dépouillent la vénérable
antiquité qui imposait, même aux incrédules, le
respect.
Si l' on veut ressaisir quelque chose du passé de la
vieille Liège, il faut se placer au centre du palais
du prince-évêque dont la domination fut jadis si
pesante ! Ce palais, qui porte la date de deux époques
bien différentes, a cependant gardé, dans son
ensemble, une sévère harmonie. Le côté qui regarde
la place-c' est le plus récent-date du xviiie
siècle ; le côté opposé du xvie.
Au dedans, par ses galeries inférieures, il offre
l' aspect d' un cloître du xve siècle. Des marchands,
libraires et autres, occupent ces arcades, pendant
que le pavé de la cour, converti en marché, sert le
matin aux femmes de la campagne pour l' étalage et la
vente de leurs légumes et de leurs fruits. Dans le
palais même, siège aujourd' hui le tribunal de la
justice.
J' ai cherché, mais vainement, parmi tous

p284

ces vendeurs de livres modernes, quelques restes


de l' ancienne librairie liégeoise, autrefois si
populaire : la bibliothèque bleue, par exemple,
que possédait ma mère et où j' ai appris à lire sur
ses genoux.
Tout cela évanoui. Il ne reste plus de cette aimable
littérature légendaire, que des Mathieu Laensberg
sottement rajeunis.
Le coeur plein de mes souvenirs, j' erre sous la
quadruple rangée de ces arcades fort assombries par
les grosses et basses colonnes en pierre gris bleu
qui les soutiennent. Au dehors, elles sont noircies
par le temps, les brouillards du Nord qui, tant de
fois, les ont pénétrées de leurs froides larmes. Ces
dures et tristes pierres d' un gris de deuil, et
toutes imprégnées de limaille de fer sont
réfractaires au ciseau. Elles ont été gravées
plutôt que sculptées, et peu profondément. Chaque
pilier a pourtant tâché de se varier. En haut, en
bas, de lourds ornements, de larges faces de
grotesques à oreilles d' âne. On croit reconnaître
dans l' une d' elles, le portrait du fameux sanglier
des Ardennes. il

p285

n' est pas invraisemblable que les évêques vainqueurs


aient voulu tenir leur ennemi à un pilori perpétuel
et l' exposer, ainsi cloué, à la dérision du peuple.
Nulle part, la laideur du xve siècle n' est plus
visible qu' ici ; nulle part, ces lourdes dérisions
ne choquent davantage. L' église saint-Jacques, tant
vantée, offre aussi ce même caractère. Les ornements
y sont prodigués, les ogives festonnées, et ces
festons dorés. On a également ravivé, en les gâtant,
les peintures de la voûte. Tous ces singes en action
qu' on y voit, mêlés à des grues et d' autres oiseaux
à longs becs, sont autant de moqueries de moines et
des prêtres séculiers. La cathédrale est, de même,
chargée de ces drôleries ecclésiastiques,
épigrammes en pierre que se lançaient les gens
d' église d' une paroisse à l' autre.
Je trouve ici tout le chapitre assemblé, officiant
en grande pompe pour trois assistants y compris le
bedeau.
Sur la place du marché, où une colonne

p286

rappelle l' ancien perron de Liège, on voit, à droite


et à gauche, deux fontaines portant les armes des
bourgmestres qui les ont élevées. Ce droit de
blasonner les monuments, a fait détruire bien des
édifices, uniquement pour en construire de nouveaux
et satisfaire un vain orgueil. Chaque magistrat
démolissait, rebâtissait, pour s' immortaliser.
Il y a eu, en tous temps, dans cette république, un
grand esprit d' aristocratie. Chaque famille, encore
aujourd' hui, veut être noble par ses ancêtres.
L' archiviste de la ville, M Polain, se hâte de me
dire qu' il date du xie siècle. Il a inscrit sur la
façade de sa maison, toute moderne d' ailleurs, et
bâtie dans un clos de moines : povre homme en sa
maison roy est. 1130.
Ce qui est fort beau, c' est de voir, de cette position
dominante, la vallée de la Meuse où serpentent toutes
ses filles : l' Ourthe, la Vesdre, la Sambre... et
d' avoir sous les pieds, ramassé dans un étroit
espace, ce noir volcan de Liège aujourd' hui éteint.
Il ne l' est pas tellement, qu' on n' y sente toujours
frémir,

p287

en dessous, la vie grondante. Ce peuple qui réapprend


avidement son ancienne histoire, serait tout prêt à
la refaire, à marcher au combat. Il y a ici une
facilité d' oublier les malheurs, plus grande qu' en
France même. Nulle mémoire des défaites. C' est ce
qui a fait cette population indomptable. Avec elle,
c' était toujours à recommencer. On croyait détruire,
on ne faisait que disperser. César ne détruisit pas
plus les Eburons, que Charles Le Téméraire les
liégeois, en tuât-il à la fois quarante mille. Ceux
qui survivaient, même vaincus, humiliaient les
vainqueurs, les buveurs de bière, par une
jovialité gauloise animée du mauvais petit vin du
cru, méprisant la lenteur allemande et flamande, la
pesante féodalité de l' empire.
M De Laveleye, professeur et journaliste fort
intelligent, qui possède une collection précieuse
de manuscrits, formée en parcourant les environs de
Liège, est d' avis que le

p288

métier dominant de la ville et de sa banlieue fut,


avant sa ruine, celui de bouchers, puis de portefaix.
Opinion bien peu admissible, dans un pays si
essentiellement métallurgique. Dinant donne le
cuivre, Liège le fer. Je croirais bien plutôt que
le vrai métier, le métier-roi, comme disaient les
liégeois eux-mêmes, était celui de batteur en fer.
Ce qui le prouverait, c' est que le fameux Raes De
Leers, qui était de grande noblesse, ne trouva rien
de mieux, pour faire sa cour au peuple, que d' échanger
ses éperons d' or contre le marteau des forgerons
(1467).
Quant au métier de houilleur, ce qui démontre son
importance, c' est que les autres métiers s' unissaient
contre lui.
Toutes ces villes de la Meuse furent de grands asiles
de travail, mais très peu de liberté. Bouillon et
Dinant sont serrées par le Luxembourg et Namur ;
Liège, entre Cologne et le Brabant. La féodale
Namur dresse Bovigne contre Dinant, ce qui force
Dinant à bâtir Montorgueil... Liège, si loin, et

p289

séparée par Namur, par la jalousie de Huy, a peine


à protéger Bouillon, Dinant, contre la tyrannie
féodale, surtout allemande. Alors, cette petite
France wallonne, appelle à son secours la grande
France.
Au milieu de toutes ses épreuves, Liège a eu
pourtant ce bonheur de ne pas subir l' influence
espagnole, cette grimace fastueuse, cette hypocrisie.
Elle a pu, quoique opprimée, rester elle-même.
Gouvernée par des allemands, Liège est restée ce
qu' elle fut, avant de subir le joug, un pays tout
wallon, mobile comme la France, et toujours
" remuée par elle " .
Elle l' est bien aussi par ce qui fait le fond de sa
race. Liège est une ville d' initiation rapide,
d' échanges incessants. Le paysan, sans transition,
monte à la vie urbaine, l' ouvrier à la bourgeoisie,
la bourgeoisie à la noblesse.
Petite France rude, tenue longtemps en verve
satirique par le contraste des deux

p290

caractères, ecclésiastique et militaire du


prince-évêque qui la gouvernait. Toujours tentée
d' arracher l' épée à la main du prêtre, et de la lui
briser sur le dos.
Il n' y avait pour Liège de guerre vraiment sérieuse
qu' avec son évêque. Celui-ci, dans ses luttes avec
ses sujets révoltés, avait pour refuge ordinaire, la
petite ville ecclésiastique et militaire d' Huy, tout
entourée de vignobles. On y entre en traversant la
Meuse. La riche et forte cathédrale apparaît,
appuyée à son roc, sous l' ombre de la forteresse qui
la domine et la protège. Mais l' église, avec ses
tours et ses tourelles d' où l' on pouvait combattre
l' ennemi sans péril, l' église elle-même était un
fort. Rien de plus significatif. L' évêque était là
dans sa vraie ville, inattaquable.
Les liégeois, qui se réservaient de battre leur
évêque, n' entendaient pas que d' autres le battissent.
était-il attaqué par les villes voisines, aussitôt,
la ville épiscopale, Liège, se liguait pour le
soutenir.
Notre grande France, devenue sérieuse et

p291

soucieuse, retrouve dans cette petite France


wallonne la gaieté, la vivacité de sa jeunesse et
quelques-uns des charmants défauts qu' on aimait en
nous, avant que nous ne fussions des sages.

p295
VI Le long de la Meuse. -Les deuils.
en prenant congé de Liège, pour passer dans les
Ardennes, j' ai tourné d' abord le croissant du joli
canal qui coule au pied de l' abside de saint-Martin.
C' est là que, dans un jour de colère, le peuple
brûla ses nobles au xiiie siècle.
à cet endroit, la route s' engage entre deux lignes
de colossales pyramides. à droite, sur les collines,
les puits d' aérage des houillères ; à gauche, le
long de la Meuse, les cheminées à vapeur, les hauts
fourneaux de la mine de Seraing, le gigantesque
monument

p296

de l' industrie continentale, d' un effort, d' une


ruine titaniques, l' Austerlitz et le Waterloo de
M Cockerill.
Ce qui reste de ces grandioses monuments du travail,
éclaire, la nuit, le pittoresque paysage de sombres
et farouches lueurs. Celui qui ne serait pas prévenu,
voyant toutes ces bouches d' enfer vomir les flammes
et gronder sinistrement, aurait l' épouvante d' une
guerre formidable entre les éléments, d' un
inextinguible incendie allumé au sein de la terre,
-nouveau Prométhée dont, par cent bouches de feu,
il dévorerait incessamment les entrailles.
Au delà de ces collines embrasées, de ces antres de
cyclopes, vous rejoignez la Meuse pour n' en plus
perdre les bords. Je l' ai remonté pendant deux jours,
mon beau fleuve,

p297

le premier jour jusqu' à Givet, le second, jusqu' à


Launy, tout près de Renwez, le pays de ma mère.
à trois lieues de Liège, la physionomie du pays
change complètement. Les houillères, les usines
disparaissent, et la vigne, qui égayait de ses rouges
pampres le versant des coteaux. à la riche culture,
succède une végétation mesquine qui trahit la présence
du fer. Des rocs abrupts, souvent rongés par la
rouille, percent de tous côtés. C' est le commencement
de ce long banc de marbre et de schiste qui nous
conduira, trente ou quarante lieues, jusqu' aux
ardoisières de Rimogne, près Rocroi.
Les houillères disparaissent et les bois augmentent.
Tout devient charbonnage. On conçoit la guerre entre
les deux métiers rivaux : charbonniers contre
houilleurs. Il y avait aussi les tailleurs de pierre.
Ceux-ci, tout armés pour tailler en pièces les
grosses milices de Liège. Ils devaient volontiers
aider, dans sa rude besogne, l' évêque, en guerre avec
ses liégeois, ou le duc de Bourgogne,

p298

lorsque celui-ci devint le maître redoutable du


comté de Namur.
Aujourd' hui, des ateliers en plein vent pour la
taille du marbre, quelques jolies maisons de
campagne-les propriétés sont très grandes en ce
pays-voilà l' aspect de cette Meuse pacifiée. Pour
cadre, des rocs boisés, souvent dentelés, aigus,
mordant sur le ciel.
De temps à autre, vous croisez une voiture de
charbon, une ruine, rien de plus. Au bout de cette
triste et solitaire route, la triste Namur se
présente, adossée à son rocher et dominée par sa
citadelle. Ici encore, aucune trace du passé. Comme
à Liège, ils ont tout modernisé. Ou plutôt, la
guerre a tout détruit et tout renouvelé.
De Namur à Dinant, le roc et la petite culture
alternent sur les deux rives pittoresques du fleuve
élargi par la jonction de la Sambre. De belles
ruines, parées de lierre, sont restées sur les
hauteurs, comme pour témoigner du caractère féodal
de la contrée. Liège est le berceau des
carlovingiens.

p299

La position de Dinant raconte à elle seule son


histoire. Ce n' est qu' une longue rue, le long d' un
roc. Ne pouvant reculer, serrée et prisonnière, la
ville industrielle regardait de travers l' autre côté
de la Meuse, le côté fertile, le bourg des
agriculteurs, qui lui disputait encore l' industrie.
Dinant couvait de l' oeil toute cette rive hostile,
voyait dans chaque maison, suivait la descente du
chaland à Bovigne, épiait la pratique infidèle qui
passait le fleuve pour trouver le rabais dans la
petite ville où-les vivres étant moins chers-on
travaillait à meilleur marché. Les injures volaient
de l' une à l' autre rive, et les pierres et les
charognes qu' ils se lançaient au moyen de machines.
Cette rivalité des villes entre elles, n' est pas
particulière à ce pays. L' historien la retrouve
partout. En France : Paris-Hurepoix ;
Dieppe-Pollet ; Lyon-Empire... c' est l' éternelle
lutte du faible contre le fort, du pauvre contre
le riche.
Sur cette limite de la frontière, la nature

p300

apparaît par son côté hostile. Les descentes sont


dangereuses. La séparation entre les deux pays,
invisible à Lille, est marquée du côté de Rocroi
par un véritable casse-cou. Mais, contraste singulier,
la différence de race est ici peu sensible. Il y a
pourtant entre les deux populations bien des haines.
Mon hôte de Givet se moque de la pesanteur des
bateaux à vapeur que ceux de Liège ont essayés sur
la Meuse. Mon aubergiste de Launy, pour mortifier
un jeune ouvrier qui ne lui prend que le cidre, ayant
apporté avec lui son déjeuner, montre des choux dont
le coeur n' est pas formé, et dit avec mépris :
" ce sont des choux belges. "
peu de différence au physique, ai-je dit. Toutefois,
si vous y regardiez de près, vous saisiriez aisément
la nuance. Nos français de la Meuse sont plus
maigres, plus secs, plus rusés. La race est aussi
plus guerrière. Dans ces marches d' Ardennes, le
génie militant s' est exercé, même en temps de paix,
sur la question des communaux. les grands
propriétaires, encouragés par des sociétés de

p301

capitalistes ignorants de la nature des habitants du


pays, ont osé mettre la main sur ce bien commun des
pauvres. Grave imprudence ! " ne touchez pas à la
hache " , disait Charles Ier.
Que ceux qui disputent aujourd' hui ces terres des
communes, sachent comment s' est peuplé ce désert :
uniquement par la liberté. Est-ce qu' autrement on
aurait voulu habiter ces tristes clairières, ces
lieux mal famés, entre les sept forêts d' Ardennes ?
Les prussiens avaient tellement peur de ces hommes
des bois, de ceux de Cauvin, de Fumay, des
Mazures, les rixes entre les soldats étaient si
fréquentes, qu' on dut les dispenser des logements
militaires.
Mes tantes m' ont conté que le garde général des
forêts, M Lalouette, ayant fait défense de
sarter, c' est-à-dire de brûler les rejets dans
les bois nouvellement coupés pour en faire un champ
et y semer du seigle, M Lalouette apprit que ses
ordres n' étaient pas exécutés et se rendit, lui-même,
sur les lieux

p302

du délit. Soudain, il se vit entouré, lui et ses


gardes, par une centaine de charbonniers. L' un d' eux,
haut de six pieds, demi-nu et parfaitement noir,
prenant pour tous la parole, déclara que l' on
continuerait à faire ainsi, les parties " sartées "
étant bien plus fertiles.
La voix, le regard, les gestes du géant, étaient
tellement significatifs, que M Lalouette se vit
mort s' il persistait à faire opposition. Opérant,
à reculons, une prudente retraite, la défense se
changea en encouragement : " sartez, mes enfants,
sartez. "
il faut dire, à l' excuse de ces sauvages, que la
nature, dans cette zone des marches, est des plus
hostile à l' homme. En Bouillon, par exemple, il
y a des périodes si malheureuses, que la terre ne
produit pas six fois, normalement, dans une vie
d' agriculteur. Ceux de Fumay, de Rivin, vous
disent, que même au coeur de l' été, il gèle toutes
les nuits.
Pour que ce pays si maltraité des éléments ne devînt
pas un désert, il fallut affranchir l' homme, la
terre et les eaux.

p303

Point de corvées, et la chasse et la pêche libres.


Dans la portion des marches où la nature devient
plus clémente, la population rurale perd chaque jour
de sa sauvagerie. Le peuple des villes est aussi
moins militant, moins querelleur ; mais il reste
critique et mordant en paroles. La vigueur des
caractères est sensible, même chez les femmes.
Sedan et Bouillon sont protestants.
On ne l' était pas dans ma famille maternelle, mais
l' abbé Jorion, mort en odeur de sainteté, fut un
fervent janséniste. Grand contraste avec mes
ancêtres picards. Ceux-ci, tous bons vivants, hommes
du monde, amis des plaisirs de la table, témoin ce
prieur des bénédictins de Jouy-mon grand-oncle
-véritable prieur de Jorvaux, ou frère Jean Des
Entomeures, qui buvait si bien ! Il plut
tellement au prince de Charolais, lorsque celui-ci
vint le voir dans son abbaye, à l' occasion d' un
procès engagé contre ses moines, que le prince lui
déclara qu' il cessait de plaider. Au moment où on
se levait de

p304

table, il reprit les pièces du procès et les jeta


au feu.
Nous avons vu entre Namur et Dinant, sur les
bords escarpés de la Meuse, quelques belles ruines
rappeler le souvenir de l' ancienne féodalité. En
France, dans les marches d' Ardennes, les ruines
même ont disparu. L' esprit royalement démocratique
des Richelieu, des Mazarin, a soigneusement tout
nivelé. Tous les châteaux ont été démolis, et leurs
débris jetés au vent. Si, tout près de Renwez, le
féodal Moncornet-une montagne sur un mont-a pu
échapper, c' est qu' il était perdu dans l' épaisseur
des bois. La position, d' ailleurs, n' était pas
militaire. Moncornet a gardé assez tard ses
seigneurs. La noblesse éteinte, et la bourgeoisie
succédant, le prosaïsme s' est étendu sur ces ruines
toujours imposantes. Le dernier acquéreur, après les
avoir nettoyées, c' est-à-dire gâtées, en leur
enlevant la poésie dont les avait parées la nature,
n' a-t-il pas imaginé d' y faire tourner un moulin à
vent !

p305

Les désaccords étaient fréquents entre les seigneurs


de Moncornet et les châtelains de Montlieu, ou
plutôt entre leurs régisseurs qui se croyaient tout
aussi nobles que leurs maîtres. Les motifs les plus
futiles provoquaient des querelles qu' entretenait
un sentiment très vif de rivalité. La dernière
dispute finit d' une façon tragique.
Il s' agissait d' une redevance : une gerbe de terrage
due à Moncornet par Montlieu. Cette redevance
constituant pour le manoir de Montlieu une marque
palpable d' infériorité, il y avait toujours des
retards, de la lenteur et de la mauvaise grâce dans
l' exécution. Les choses allèrent un jour s' envenimant
si bien, que le bailli de Montlieu exaspéré,
résolut la mort du bailli de Moncornet.
Celui-ci, marié, mais sans enfants, avait adopté
une petite fille du pays. Comme elle était très
peureuse, les époux la faisaient coucher près d' eux
dans leur chambre. Une nuit, la baillive est
brusquement réveillée par un bruit assez fort. Elle
croit que c' est l' enfant qui remue, l' appelle,
s' élance, les mains

p306

tendues vers le lit : " est-ce vous, ma mie Sureau ? "


au même moment elle se sent saisie, l' une de ses
mains est coupée. " ah ! Monsieur le bailli,
levez-vous, sauvez-vous, car nous sommes perdus ! "
en effet, tout y passa. Les tenanciers de Montlieu
disparurent. Il y a quatre-vingts ans, deux cavaliers
passant à cheval avisent une gardeuse de brebis et
l' interrogent : " à qui ce domaine ? " la pastoure
nomme le possesseur. " cela devrait pourtant nous
appartenir, " répliquent entre eux les cavaliers, et,
farouches, ils s' enfoncent dans l' épaisseur du bois.
Toutes ces légendes du border, tant de fois contées
par ma mère, attendent leur Walter Scott.
Malheureusement les archives de ces grandes familles
féodales n' existent plus. Les notaires se sont laissés
dépouiller pendant notre révolution de 89.
Contre le féodal Moncornet, s' est élevé le populaire
Renwez, gros bourg qui, dans les guerres, servit
souvent de refuge aux deux partis.

p307

Le 13 août, ayant couché à Givet, j' ai continué


le lendemain ma route dans un méchant cabriolet
lequel, par sa lenteur, m' a donné le temps de bien
revoir le pays. J' ai fait à pied une bonne partie du
chemin, traversant des bois, des champs singulièrement
tristes et solitaires.
Il faut croire que ce pays est vraiment le mien ; je
suis le seul à qui il plaise. Ce sont des paysages
peu variés, sans grandeur ; des collines médiocres,
couvertes de petits chênes. Je me figure que telle
devait être la France, avant qu' elle n' eût acquis
tant de végétaux étrangers.
J' allais seul, le long de cette Meuse. Je revoyais
pour la première fois, depuis mon ascension du
Brenner, la nature sauvage. les os de la grande
mère m' apparaissaient par moments. Mère ? ... oui,
et non marâtre. J' en voulais moins à la nature, et
mes amertumes s' adoucissaient. Je me retrouvais plus
calme en finissant ce voyage, et tout en harmonie
avec cette fin d' août. Les récoltes sont faites en
grande partie ; il en reste à faire.

p308

Les aigreurs de la végétation, les combats physiques


de l' année se sont aussi harmonisés dans une nature
féconde.
Et pourtant, combien ce pays est diminué, appauvri !
Moi seul le sais. Seul j' ai connu l' admirable fleur
qui y a fleuri... cette rare, cette unique
marguerite ! Ce n' était pas son nom, mais j' aime à
le lui donner en souvenir de la chanson qu' elle
préférait, que je l' entends encore chanter d' un
faible filet de voix qui devait sitôt s' éteindre...
la marguerite n' y est plus. Les arbres de la bergerie
qu' on voyait de loin, et qui déjà me parlaient d' elle,
ont été coupés. Toutes ces pensées me ralentissent.
Je crains d' avancer, d' approcher de cette immense et
incommensurable douleur. La pluie, le vent froid,
redoublent mon impression de tristesse.
J' arrive, je la trouve, cette mère, admirable de
résignation, mais les yeux approfondis, creusés de
larmes... comment dire le deuil de cette maison que
j' avais laissée si pleine à mon dernier voyage, et
que je retrouve aujourd' hui si vide !

p309

Son frère aussi, le bon, le doux Eugène, a disparu...


où est le jour où nous le reconduisions tous ensemble
à sa pension par les triaux qui mènent à Sècheval ?
Les jeunes semblent déjà consolés. Ceux qui entrent
dans la vie, acceptent difficilement l' idée de la
mort. Pour la pauvre mère, ce contraste doit ajouter
au mal intérieur. Et pourtant, lorsqu' on y regarde,
cette gaieté par éclats, est encore plus triste que
les larmes.
Hélas ! Je ne pourrai plus rien pour celle qui, de
toute la famille, m' était la plus proche parente par
les choses de l' esprit ! Du moins j' aurais aimé,
sachant le fond de ses pensées religieuses, à planter
une croix sur sa tombe.

L 2 FLANDRE ET HOLLANDE
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En Hollande
I Première étape. -Bréda. -Rotterdam.
si, passant de Belgique en Hollande, vous voulez
avoir, du premier regard, une impression vraie des
Pays-Bas, prenez-les par leur côté le plus
aquatique, par Bréda, Rotterdam. J' ai traversé
l' eau trois fois, d' abord en bateau à vapeur, puis
en bac. Cette fois, c' est la Meuse.
Sur ce point vague, indécis, le voyageur se trouve
entre deux royaumes, c' est-à-dire hors du droit.
Sur terre ferme, la route s' engage à travers une
campagne absolument solitaire :

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méchants petits bois, noires tourbières abandonnées.


La pluie qui tombe sans trêve, attriste encore ce
désert. Il se modifie à mesure qu' on avance. Aux
approches de Bréda, le paysage change tout à fait
de physionomie. De beaux, de riches villages se
succèdent, annonçant un pays prospère. Sous de belles
allées d' arbres, commencent les canaux qui couvrent
la Hollande, et sont ses moyens de communication.
L' été, on les suit en barque ; l' hiver, lorsque la
glace en a fait des routes solides, le hollandais les
parcourt en traîneaux rapides. Rivières artificielles,
poétiques aux yeux, mais, je le crains, bien
malsaines à l' automne, lorsque à la fin des chaleurs
de l' été, les eaux restent basses et stagnantes.
La silencieuse Bréda, où plusieurs princes de la
maison de Nassau ont voulu être inhumés, eut jadis
son importance militaire. Aujourd' hui, elle dort.
Je suis frappé, en entrant dans la ville, de la
bonne tenue de l' armée. En Hollande, ce ne sont pas
les jeunes seulement qu' on enrôle, mais les

p315

hommes de tout âge, de toute taille. Malgré les


disparates qui doivent en résulter, les troupes,
bien habillées, sont, au total, belles à voir sous
les armes et dans le mouvement.
Ce climat brumeux imposant la vie sédentaire,
beaucoup d' officiers se marient, mais à la condition
expresse, faite par l' état, de recevoir de la femme
qu' ils prennent ou de lui constituer, sur le
grand-livre, une dot de six cents florins.
La solde d' un capitaine est, en Hollande, plus
élevée qu' en France, sans doute en raison de la
cherté des vivres. L' humidité permanente de ce pays
exige aussi un confortable dont nos conscrits n' ont
point l' idée. De ce bien-être, il résulte que les
habitudes sont peu militaires.
Je suis embarrassé d' être salué par les soldats.
Tous les factionnaires me présentent les armes.
M Royer Collard ne pourrait appliquer à la
Hollande le reproche qu' il a jeté à la France, du
haut de la tribune, dans un jour de mauvaise
humeur : " messieurs, le respect est perdu dans ce
pays. "

p316

une assez bonne caricature exposée à la vitrine d' un


marchand de journaux, donne la mesure de liberté dont
jouit, ici, la presse. La pesanteur hollandaise se
soulève et veut être légère. L' épigramme se hasarde
sous la figure d' un lièvre timide et poltron. Il se
dresse, et menace de la patte trois gros hommes :
Prusse, Angleterre, Russie, qui, elles, poussent
une lance contre un quatrième personnage tout vêtu
d' orange. Celui-ci a la main sur son épée, mais on
voit bien qu' il est prêt à fuir.
Après une halte aux archives, je remonte en voiture,
et nous roulons vers Rotterdam entre les canaux, les
pâturages, les tourbières, sous les brouillards, dans
le rêve. Nature uniforme, mélancolique, que vous
retrouvez dans Paul Potter, dans Ruysdaël, chez
tous les peintres de ces paysages noyés, de ces dunes
grises où rien ne vient, et que la mer menace
toujours de submerger. On conçoit que Paul Potter
l' ait aimée, cette nature, et qu' il soit pourtant
mort, à trente ans, de tristesse.

p317

C' est la fin de l' Europe, la dernière alluvion de


l' Allemagne et de la France, la mort de leurs
grands fleuves qui ont fait tant de bruit : Escaut,
Meuse, Rhin.
La situation économique de la Hollande n' est guère
meilleure. Une fois séparée de la Belgique, elle a
espéré la liberté du commerce et ne l' obtiendra pas.
Elle se trouve contenir une Belgique elle-même. Sous
le rapport religieux, il s' est élevé dans la Gueldre
et ailleurs, un calvinisme plus rigide, qui cherche
à se rendre indépendant de l' autorité civile. Le
gouvernement sévit par des amendes, des destitutions.
Gomariste du temps de Barneveldt, la maison de
Nassau est devenue arminienne. Elle rejette toujours
la Hollande, contre ses intérêts, vers la terre,
l' éloignant de la mer son véritable élément. La
difficulté semble insoluble pour cette maison.
En général, après les grands empires selon la nature,
s' élèvent des petits états tout artificiels :

p318

Athènes, Rome, Venise, la Hanse, la Hollande.


Ces petits états ne durent et ne sont puissants que
lorsqu' ils présentent une harmonie naturelle.
Exemple : l' Angleterre, qui n' est pas seulement
industrie et commerce, mais encore agriculture,
élevage de bestiaux pour suffire à la vie et au delà.
Enfin un monde complet.
Elle est pourtant respectable et sacrée cette
Hollande, terre expirante au bord du flot grondant
et toujours en péril. Elle est sacrée, inviolable,
comme oeuvre exclusive de celui qui l' habite, de
l' individu et de la patience humaine. Il n' y avait
point de terre, les hommes en ont fait une par les
desséchements successifs des marais. Cette conquête
de la terre sur l' eau, le hollandais travaille sans
distraction à l' affermir, à la rendre définitive, en
fixant les dunes de sable que leur mobilité déplace
incessamment, au risque d' aider l' océan à faire
brèche, et à tout engloutir.
Chose d' autant plus facile, qu' aucun accident du sol
n' arrêterait l' irruption des eaux.

p319

Tout ras et bas, souvent même plus bas que le niveau


de la mer. Rien ne protège naturellement l' homme et
son oeuvre, contre les assauts que lui livre, sans
relâche, son terrible ennemi.
Il nage à la lettre, ce pays, entre deux océans :
l' un, d' eau douce, qui s' appesantit sur lui en lourdes
pluies, en brumes opaques ; l' autre, d' eau salée, qui
surplombe constamment le rivage.
Ainsi, de l' eau partout, et sous toutes les formes.
La vie même semble froide, vie nuageuse qui pourrait
se continuer sous l' océan. C' est l' ondine aux plaques
d' or, femme ou nixe, douce ou cruelle selon les
heures. Contre cette double et fascinante absorption,
un ferme génie de résistance, une force froide et
calculée, jusqu' ici est restée victorieuse.
Ce peuple, grand par la volonté, l' est aussi par le
coeur, à l' occasion. Le hollandais, serré en
affaires, économe dans la vie quotidienne, sait
sortir magnifiquement-lorsqu' il le faut-de ses
habitudes étroites. On l' a vu

p320

à la dernière inondation. Le pays ayant été appelé


à souscrire pour venir en aide aux victimes du fléau,
on trouva, au milieu de modestes offrandes, un don
anonyme de deux cent mille florins. Aucune réflexion
louangeuse ne salua cette générosité. Elle fut
trouvée toute naturelle.
Rotterdam donne bien l' impression d' un pays tout
aquatique. La ville, sillonnée en tous sens de
canaux profonds que vivifie la Meuse, semble comme
Venise, sortir de l' eau, flotter sur l' eau. Arrivé
à ce point des Pays-Bas, vous êtes entre la
grandeur du passé et la décadence du présent. Vous la
sentez surtout, cette décadence, en parcourant le
quai principal où gît, devenu aujourd' hui inutile,
l' ancien entrepôt des Indes. Construction immense
à contenir un monde.
Au bout d' un pont, vous apercevez l' insignifiante
statue d' Erasme, qui doit bien s' étonner de se
trouver là, son livre à la main

p321

-sans doute son traité du libre arbitre -au


milieu de l' indifférence d' une ville de commerce, et
des cris des mousses réglant la manoeuvre du haut
des vergues.
Ici, commencent à se montrer les moulins à vent qui
sont les monuments et la curiosité de la Hollande,
architecture variée, souvent étrange ou bizarre :
chinoise... ? Japonaise... ? Mêlée à la forêt de mâts
des vaisseaux. Moulins bâtis par l' association des
familles, atelier pour l' industrie : la mouture du
blé, le sciage des planches, mais aussi, maisons
d' habitation, soigneusement vitrées. Le pittoresque,
c' est de les voir se percher avec les galeries de
bois, sur une première tour, sans doute pour dominer
les brouillards, mieux prendre le vent, et aussi
étendre au profit des yeux, l' horizon.
Entre Rotterdam et la Haye, vous rencontrez, dans
une solitude recueillie, Delft, le Saint-Denis de
la Hollande, la sépulture des princes d' Orange. De
là, vous cheminez le

p322

long du grand canal de la Meuse. Rien de plus


saisissant que de voir couler, entre deux murailles,
ce fleuve artificiel, plus haut que les prairies, plus
haut que les maisons même, les dominant de plusieurs
pieds. Ces demeures si calmes, ces troupeaux si
paisibles, tout près d' un tel danger ! ... veillez, ô
providence !
Tous, hommes, femmes et enfants, sont occupés à traire
de grands troupeaux de vaches laitières, la richesse
du pays. Les bonnes bêtes, pendant qu' on les allège,
continuent à paître l' herbe fine et tendre, tout en
regardant passer notre diligence, de leurs grands
yeux rêveurs. Jolie scène pastorale, éclairée d' un
pâle soleil qui n' est pas encore le soleil couchant.
Six heures à peine, et nous sommes aux jours les plus
longs de l' année !
Cette atténuation de la lumière qui prête tant de
charme aux paysages hollandais, s' explique, comme en
Angleterre, par la surabondance des vapeurs. Même
au coeur de l' été, et par le ciel le plus pur, elles
restent visibles, errant dans l' air, mais mollement,
et tout près de terre.

p323

La grande ville dont nous approchons, la Haye,


s' annonce dignement par la multitude des habitations
de plaisance. Petites maisons, petits parcs couverts
de fleurs les plus rares. Les fleurs sont le luxe de
la Hollande. Au-dessus des portes, des inscriptions
qui disent la fierté du possesseur. C' est toujours le
petit fief, assis entre deux mares verdâtres, gardé,
en l' absence du maître, par un rêveur, un solitaire,
par le mélancolique héron, noblement drapé dans son
manteau de deuil.

p327

II la Haye. -Jean De Witt.


Guillaume III.
me voici au but de mon voyage. Les archives de la
Haye que je viens étudier, au profit des nôtres, me
sont libéralement ouvertes par le prince d' Orange.
Je suis assisté dans mes recherches, par un homme
de grande valeur, M Groen Van Prinsterer,
secrétaire particulier du roi des Pays-Bas, et
pour moi un ami.

p328

Les collectionneurs sont très nombreux en Hollande.


La richesse des collections particulières, a ceci de
fatal et de regrettable, qu' elle diminue d' autant
celle des dépôts publics. Insensiblement, ils se
décomplètent. Rien ne serait plus facile que d' acheter
des chartes importantes. Elles sont indifférentes à
l' état qui n' acquiert que les impressions du xve
siècle, les manuscrits, et point de pièces. M
Meylink, avocat de la Haye, avec qui j' ai voyagé
depuis Anvers, m' a montré une pièce signée du duc
d' Albe, qu' un paysan lui a donnée gratuitement, la
croyant sans valeur, parce que l' état avait refusé de
la lui acheter.
Je trouve, ici même, dans les archives domaniales,
une chose précieuse entre toutes, une histoire de
Bréda en cent volumes in-folio, histoire dont cette
ville ne paraît guère se soucier, non plus que de ses
archives.

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Elles sont à moitié pourries par l' humidité du local.


Que la Hollande préserve au moins et garde à jamais,
cette chose vénérable et pour elle sans prix, je veux
parler de la correspondance de Jean De Witt, en
vingt-cinq volumes. Correspondance de sa main, mêlée
de lettres politiques et de lettres intimes où on le
voit, peu de temps avant sa mort, tout occupé de
l' éducation de sa nièce, lui posant des problèmes
d' arithmétique à résoudre.
Il écrivait difficilement, avec ratures. C' était un
travailleur acharné. Outre sa volumineuse
correspondance, on compte près de quatre-vingts
volumes in-folio, de minutes, de résolutions des
états, écrits pour moitié de sa main.
De l' étude des documents, il résulte que les deux
frères ne furent point massacrés, comme on l' a dit,
par suite d' un soulèvement spontané de la populace,
mais que toute la responsabilité pèse, ici, sur les
bourgeois, orfèvres et industriels qui, craignant ou
faisant semblant de craindre un pillage, ameutèrent

p330

le peuple autour de la prison. Il fut aussi poussé


par les puritains sectaires, les gomaristes qui
avaient déjà travaillé à la condamnation du grand
pensionnaire de Hollande, Barneveldt dont le crime
fut d' avoir soutenu le parti de la république contre
Maurice De Nassau. Ils prirent également à leur
compte l' assassinat des frères De Witt, prêchant
dans les rues sur la légitimité du meurtre.
Les victimes, les De Witt, avaient pour eux les
bourgmestres et les familles municipales. Jean, ce
vrai hollandais, a-t-il consenti, comme on l' en
accuse, à soumettre le pavillon de la nation aux
anglais ? Ce qui est certain, c' est qu' il ne
s' inquiétait que des résultats positifs. Aujourd' hui,
celui qui a formé la marine hollandaise et fondé la
grandeur du pays, n' a pas même un tombeau.
Ce matin, levé à cinq heures, je mets au courant
ma correspondance en retard, avant

p331

de me rendre au temple protestant où le roi


Guillaume vient régulièrement, assister au service
du dimanche. Il est arrivé à pied, comme un simple
mortel, accompagné de deux aides de camp, précédé
d' un chambellan qui lui a ouvert les portes du
temple. La reine suivait dans sa voiture, invisible,
le visage perdu au fond d' un chapeau blanc.
Les deux souverains ayant pris leur place accoutumée,
l' office commence par le beau chant des psaumes
qu' accompagne l' assistance toute entière. C' est le
plain-chant du moyen âge, où vibre encore l' âme du
peuple. Celui-ci, dans ce pays brumeux, est
généralement pâle et laid, mais plein de décence et
de recueillement.
Malgré la foule des fidèles, l' église n' est pas moins
veuve. Le choeur ne sert plus, la nef seule est
occupée. Nos vieilles basiliques ne conviennent pas
au culte protestant.
Le roi, figure béate à la Wellington, se montre fort
attentif. Pendant la prière, il s' humilie, se
prosterne si bas, qu' on ne le
p332

voit plus. Parfois, le sermon l' attendrit au point


de le faire pleurer. -le service fini, il s' en
retourne comme il est venu, modestement. Quoique
gros, gras et court, il marche vite, mais en
chancelant. Comme il s' arrête fréquemment pour
respirer, je puis le voir bien en face. Le visage
est peu distingué, soucieux, colérique ? Il se
commande pourtant, et reçoit, sans trop d' humeur, une
pluie de pétitions.
Il aurait mauvaise grâce à se dérober, car son peuple
n' est pas heureux. Les impôts l' écrasent. Guillaume
Iii, qui est arrivé-il y a quinze ans-avec des
dettes, possède aujourd' hui une fortune personnelle
qui dépasse deux cents millions. Il a le goût de la
propriété foncière. Tout le tente ; il achète à
l' étranger, en Hollande, autour de la Haye. Il
pourrait même acheter le royaume.
Il y a ici, dans l' observation stricte du dimanche,
quelque chose du rigorisme étroit de l' Angleterre.
Les dépôts publics sont fermés,

p333

ce qui est ordinaire à tous les pays, mais aussi les


musées, chose infiniment regrettable, puisque le
peuple n' a pour les voir, que les jours de repos.
Inoccupé comme lui, j' erre tristement dans les rues,
en attendant l' heure où j' irai chez le bibliothécaire
de la ville, M Holtrop. La maison hollandaise
s' ouvre difficilement aux étrangers ; mais une fois
que vous êtes admis, la froideur du Nord s' échauffe
vite d' une douce cordialité. Cet excellent homme qui
m' a invité à partager son dîner, plein d' égards pour
ses inférieurs, le met à 1 heure le dimanche, afin de
permettre à ses deux servantes, qui sont catholiques,
d' assister aux vêpres.
Le soir, je vais prendre le thé chez le conservateur
des médailles. Intérieur tout patriarcal. Je le
trouve entouré de ses cinq enfants, tous laids, d' une
laideur à la Van Ostade, mais si visiblement
intelligents ! Nous causons. M Jonghe, tout occupé
de politique internationale, m' offre spontanément
l' opuscule : Belgique et Europe, 1825-1831. Mais
il se garde bien de me communiquer le

p334
pamphlet de Libri Bagnano : la guerre pendant la
paix ou l' attentat d' Anvers, 1832. Il y a là
une violence furieuse contre la France. L' auteur
approuve pleinement le mot atroce dit contre nous en
1568, au moment de nos premières guerres civiles et
religieuses : " nul, en ce pays, ne sera réputé digne
de vivre. "
hélas ! Qu' il est loin le temps où la Hollande, de
coeur et d' opinions était avec nous. Notre langue,
qu' on entendait jadis partout dans les rues, le long
des canaux de Rotterdam, n' est plus en faveur. Une
société s' est formée à Leyde, depuis un siècle, pour
la propagation exclusive de la langue et de la
littérature hollandaises. Ainsi, ce pays se renferme
en lui de plus en plus, contre ses intérêts. En
librairie, par exemple, aucun rapport avec la France.
Lorsque vous cherchez à vous renseigner près des
principaux libraires de la ville, ils vous répondent
tous, invariablement : " nous ne sommes que des
antiquaires. "
la main-d' oeuvre étant trop chère pour

p335

que les hollandais, imitant les belges, se livrent


à la contrefaçon, ils n' impriment guère que pour
eux-mêmes. Il est vrai de dire que nous ne facilitons
pas les transactions, rien n' étant réglé,
commercialement parlant, avec nos douanes et nos
maisons de librairie. Du côté de l' Allemagne au
contraire, tout est facile. Les éditeurs allemands
font de bonnes remises et permettent à leurs
confrères, souvent même aux particuliers qui
s' adressent à eux directement, de leur retourner les
livres dont ils ne veulent pas après examen, sauf à
prendre le port, cette fois, à leur charge. La
Hollande se pourvoit donc en Allemagne, mais cette
littérature germanique est généralement trop forte
et trop spéculative, elle influe peu.
Depuis qu' elle est séparée de la Belgique, la
nation hollandaise vit donc, pour ainsi dire, hors
du mouvement. Dans son isolement, elle reste menacée,
ayant à craindre à la fois, l' Angleterre et
l' Allemagne. Elle n' est pas si ancienne la querelle
avec la Prusse qui prétendait maintenir l' étape de
Cologne,

p336
c' est-à-dire l' arrêt, le débarquement, le
transbordement des marchandises hollandaises sur ce
point du fleuve, comme seul moyen d' empêcher le
pavillon des Pays-Bas de flotter sur tout le Rhin.
Aujourd' hui, les prussiens prétendent que les eaux
de Rotterdam sont trop peu profondes pour recevoir
les vaisseaux de haut bord ; ils parlent de faire un
canal allant de l' Ems supérieur à la Lippe,
c' est-à-dire, une route les conduisant de la mer au
Rhin sans passer par les Pays-Bas.
La Hollande aurait certainement avantage à se
rapprocher de la France.
Je suis allé la voir cette mer du Nord qui a tant
occupé Jean De Witt. Elle gronde tout près, à
Scheveningue. On est parvenu à se mettre en partie
à l' abri du péril, en fixant les dunes mouvantes au
moyen d' une herbe insignifiante, une sorte de
chiendent qui, traçant en dessous, emprisonne le
sable dans l' inextricable réseau de ses racines
enchevêtrées.

p337

Malgré le calme de cette belle après-midi d' été, le


flot courait au rivage en longues vagues crêtées
d' écume blanche, et brisait à grand bruit. C' était,
suivant le mot frison : le féroce océan qui
réclame sa proie. féroce ? Non, mais
irrésistiblement poussé par les grands courants
polaires, battu des tempêtes du Nord, électrisé
sur sa route de remous terribles, il arrive là,
armé d' une force incalculable. Et voilà qu' une
barrière infranchissable tout à coup l' arrête, lui
dit : " tu n' iras pas plus loin. " on conçoit ses
fureurs, ses réclamations, car il faut qu' il recule,
qu' il fuie en arrière, ou se combatte sur place, flot
contre flot, qu' il s' écrase de sa masse accumulée et
se naufrage lui-même.
Ruysdaël a donné cette scène de démence dans sa
marine aux eaux rousses, écumantes, démontées ; dans
l' estacade que possède notre musée du louvre.
Dans cette molle soirée où toute la nature était au
repos, je ne sentais pas moins, même à distance, la
menace et la lourdeur écrasante de cette mer de
plomb. Anxieux, je regardais

p338
à mes pieds, la basse, la faible digue, et, à
l' horizon, cette montagne d' eau qui avait pris une
voix, qui hurlait par des milliers de gueules
écumantes, et semblait prête à jeter par-dessus
l' obstacle qui l' arrêtait, une seconde mer d' Harlem.
La figure calme de mon guide ne gâtait rien à ce
tableau. Cet homme si pur de coeur, si ferme de
caractère, me semblait la plus noble image de
l' homme de Hollande, en face de la nature. Noble
et simple en même temps. Cette tête virginale, pâlie,
amaigrie par les combats intérieurs, cette âme, à
une autre époque, eût été héroïque.
En revenant, nous traversons le bois où la souveraine
des Pays-Bas a mis sa résidence d' été. Sous ces
ombrages silencieux, on se croirait bien loin de
l' ennemie. Je jouissais d' autant plus de cette paix
profonde, à deux pas de l' orage.
La collection de tableaux du roi est fort riche.
Celle de l' état, qu' à mon grand regret

p339

je ne puis voir qu' à la hâte, les archives m' absorbent,


est pauvre relativement. Mais elle a pour elle ce
trésor inestimable, ce chef-d' oeuvre de Rembrandt
qu' on appelle la leçon d' anatomie. le beau et
non l' horrible, tout admirablement fin. Le plus
simple, le plus calme, le plus serein, parmi ceux
qui se pressent autour de la table où l' on a placé
le cadavre, c' est le démonstrateur, celui qui sait
le plus la science, harmonisant les deux choses qui
nous semblent, à nous autres ignorants, en dure et
éternelle opposition. L' esprit, ici, est tel, qu' il
réconcilie complètement l' irréconciliable : la vie
et la mort.
Il y a encore de lui dans ce musée, cette chose fine,
naïve, originale, profonde et mystérieuse de
perspective : la présentation au temple. une
merveille, un prodige. Mais cela ne peut se dire
en quelques lignes.
Les collections particulières rivalisent avec celle
du roi. Malgré l' interdiction du dimanche, j' ai pu
voir celle du baron Werstolk, qui possède, en
gravures de Rembrandt, le recueil le plus complet
qui existe en Europe.

p340

En tableaux, un joli Metzu : la mise au lit de la


mariée. le jeune mari, impatient, veut entrer
avant que la toilette ne soit faite. On le repousse.
Elle, le regarde, sans colère ni modestie, mais avec
une dignité simple. On dirait plutôt une veuve à son
aisance. Elle semble dire : " c' est convenu, je vous
appartiens, mais un peu de patience. "
à côté, une drôlerie flamande : le marchand
d' anneaux. cette fantaisie un peu scabreuse
qu' on eût pu appeler aussi : les trois âges,
est joliment, délicatement traitée. Une petite fille,
toute à son admiration, a bien envie de garder un
des anneaux qu' elle essaye à son petit doigt. à
l' autre bout du comptoir, un garçon de quinze ans,
voudrait, lui, en passer un au doigt d' une fillette
plus âgée. Jolie scène de premier éveil, que regarde
une jeune femme appuyée à sa porte.
Elle regarde et sourit. Seul, le vieux marchand
conserve, en faisant son commerce, une solennité
comique. Tous laids. Mais sur ces trois bouches, il
y a ce demi-sourire diversement expressif selon
l' âge. C' est par là qu' on est pris.

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Accrochés à la porte, deux Terburg charmants. Petites


scènes d' intérieur tout ordinaires : jeune femme qui
écrit pendant que sa compagne savoure doucement une
tasse de thé. Rien de plus, mais si exquis de
finesse ! ... tenu bien à part, un Paul Potter
donnant la première idée de son jeune taureau si
justement célèbre.
Le baron qui a voulu me faire lui-même les honneurs
de sa galerie, m' introduit, à la fin, dans son
cabinet. Là, un tableau unique, mais de quel prix ! ...
c' est un portrait de femme par Rembrandt. Elle est
sur le retour, et laide, marquée de la petite vérole.
Et pourtant, vous ne pouvez en détacher vos yeux.
C' est que le magicien a su tout racheter par
l' attitude, le regard, ce regard qui vous suit, où
que vous alliez, qui vous pénètre, vous fait oublier
la laideur ou plutôt la supprime. Quelle beauté,
dites-moi, vaudrait un tel regard ? ...
à la veille de quitter la Haye, après de laborieuses
recherches, j' emploie ma dernière soirée à errer dans
les rues peu éclairées

p342

d' un faubourg de la ville, content de me sentir en


contact avec le véritable peuple, celui-ci, bien
différent du nôtre, d' une gravité calme qui va bien
à cette froide nature du Nord.
Au centre, la ville a gardé son grand aspect : vastes
places, larges rues dallées en briques, longues
promenades délicieusement ombragées, riches hôtels,
des palais en nombre, qui racontent la magnificence
du passé. La Haye, au xie siècle, n' était qu' un
hameau, ou plutôt, l' un des rendez-vous de chasse des
comtes de Hollande. La fortune est femme, elle en a
les caprices. Le hameau est devenu l' une des plus
belles capitales de l' Europe. Amsterdam s' est vu
détrôner. Le roi actuel, ainsi que son prédécesseur,
a préféré prendre ici sa résidence.
Il a donc fallu bâtir un nouveau palais, car le temps
qui transforme tout, a changé celui des anciens
comtes de Hollande, en prison d' état. Grotius y
fut enfermé. C' est aussi de là que partit Barneveldt
pour aller à la mort.
Si magnifiques qu' elles soient, ces deux

p343

grandes villes : la Haye, Amsterdam, il leur manque


pourtant leur fleuron, je veux dire, l' une des trois
universités des Pays-Bas.
Elles sont reléguées dans des villes secondaires : à
Groningue, Utrecht, à Leyde, où je serai demain.

p347

III Leyde.
Ce qu' est aujourd' hui la Hollande.
de petits faits, parfois, nous révèlent le
tempérament d' un peuple. Ainsi, les hollandais qui
préservent soigneusement leurs demeures de l' air
extérieur, exigent aussi, lorsqu' ils voyagent dans
les voitures publiques, que tout soit rigoureusement
fermé. Passez en Angleterre, vous verrez tout le
contraire. Les hommes, les enfants, les femmes, celles
même de la classe élevée, montent intrépidement sur
les impériales, couvertes à peine d' un léger
manteau. On sent encore la différence de la race, à
la

p348
parole lourde et lente, quoique pleine de sens.
Serait-ce un effet du régime ? Les anglais sont
voués aux alcools ; les hollandais absorbent de
préférence des tonneaux de bière.
Je trouve l' université de Leyde veuve de ses
professeurs. Mais la bibliothèque est restée ouverte ;
je m' y plonge, et vois d' abord la liste de tous les
manuscrits qu' elle possède. Ils sont classés d' après
leur provenance. Presque tous proviennent de legs.
Au-dessus de l' armoire qui contient chaque don
essentiel, on a placé, avec beaucoup d' intelligence,
le nom et le portrait du donataire. C' est un grand
bonheur pour moi de faire connaissance avec tous ces
graves personnages la plupart universitaires.
César Scaliger est là avec ses armes ; figure
pointue, spirituelle et risible. évidemment un esprit
dur, mais beaucoup de finesse.

p349

Perizonius, malgré sa majestueuse perruque à la


Louis Xiv, a l' air singulièrement hardi,
paradoxal et chicaneur.
Jean Second, peau noire, barbe noire, longue
jaune figure, point du tout hollandaise, la passion
même.
Grotius, petite barbe rousse, belle et intelligente
tête, douceur et étendue.
Wyttenbach, figure ronde, molle et fade ; portrait
moderne et médiocre.
Tous les imprimés occupent la partie supérieure d' une
église. Le bas de la nef sert de salle d' anatomie.
La bibliothèque est surtout riche en physiologie et
littérature. Parmi les collections, la plus curieuse
est celle des dissertations inaugurales.
l' université, installée dans un ancien couvent
espagnol, en occupe l' église et le cloître. Cette
intronisation de la science au lieu même

p350

où elle fut combattue, caractérise fortement le


xviie siècle.
Si les professeurs sont absents de Leyde, les
portraits de ceux qui ont illustré leur académie,
m' accueillent de tous côtés.
En entrant, j' ai reconnu de suite, la bonne grasse
figure de Boerhave. Voici le fameux Arminius, tête
ronde et vulgaire, forte et intelligente toutefois.
Puis, S' Gravesande, épais, et cependant l' air fin,
le regard pénétrant ; vraie figure d' anatomiste.
Voït, à la fois pâle, mou et passionné ; l' envie
même. Peut-être a-t-il été peint ainsi à dessein.
L' université de Leyde, après avoir publié

p351

ses classiques, s' est reposée au xviie siècle,


comme la Hollande elle-même, à la fin de sa guerre
contre la France.
Aujourd' hui, les jeunes ne font guère que des thèses
historiques sur la grande époque. Ce n' est pas que
ce pays soit mort ; il se rattacherait volontiers à
une idée. S' il ne veut pas de l' Angleterre, c' est
qu' elle n' en a pas à offrir. Son seul homme,
Shakespeare, n' a exprimé que le doute. Son idée
politique même, l' équilibre du pouvoir, ne constitue,
vitalement, aucun des pouvoirs. Ce n' est qu' un
rapport, et non une idée substancielle.
L' Allemagne également, si riche d' idées, n' est pas
une idée. C' est plutôt un forgeron d' idées, qui les
retourne et les bat, tantôt d' un côté, tantôt de
l' autre...
selon mon très obligeant cicerone, M Thorbecke,
professeur de droit romain, celui-ci s' est établi de
bonne heure en Hollande. Les coutumes antiques,
faites pour un état social peu avancé, étaient
suppléées, interprétées par le droit romain. Il avait
la force d' un système contre l' hétérogénéité de

p352

ces coutumes. La Frise surtout, subit ce joug, sans


doute parce que sa législation, étant la plus
ancienne, présentait le plus de lacunes.
Le droit hollandais ne fait pas corps, et il n' a
nulle histoire, sauf l' introduction de Grotius, et
l' opuscule d' Arminius sur le droit personnel, avec
renvois aux sources.
Charles-Quint et Philippe Ii, sentant le besoin
de concentrer, marchaient vers ce résultat. Mais en
1564 vint la révolution qui devait tout arrêter.
De Leyde à Amsterdam, la route chemine d' abord
assez près des dunes, puis elle s' engage sur la
chaussée qui longe, à une faible distance, la mer
d' Harlem. Création tout
p353

artificielle. L' océan du Nord, dans un jour de


fureur, a franchi la digue, et s' est écoulé au delà.
Tout en roulant sur cette chaussée si unie, et dans
le brouillard, je songeais que ce pays qui n' est
qu' eau, n' a pourtant à lui ni rivières, ni fleuves.
Ceux qui le traversent, naissent beaucoup plus loin.
Il n' a pas même de sources vives, n' ayant ni les
montagnes qui filtrent les neiges, ni les forêts
qui emmagasinent les eaux des pluies.
Je songeais encore, en historien, que si au
nord-ouest, l' embouchure des deux grands fleuves :
Escaut et Meuse, est occupée par des peuples
germaniques, les populations celtiques se sont, au
contraire, fixées vers leur cours supérieur. Cette
dernière région est à la Hollande ce que le pays
de Galles et l' Irlande sont à l' Angleterre. La
grande différence, c' est que la partie celtique des
Pays-Bas, au lieu d' être isolée par la mer, comme
elle l' est en Angleterre, du moins en partie,

p354

s' adosse, ici, à une grande nation de même origine,


c' est-à-dire celtique. Je veux parler de la France.
La race germanique, rêveuse et méditative tant qu' elle
est enfermée en Allemagne, devient absorbante dès
qu' elle a touché l' océan.
La portion germanique de la Hollande est le vrai
pays des Niebelungen. C' est Fafair couvant son
trésor. Un pays occupé, aujourd' hui, à changer des
tonnes de harengs et de laitage, en tonnes d' or. Le
fromage alimentait la vieille vie frisonne, le
hareng, la nouvelle vie hollandaise. Vie toute
spéciale. Ceux-ci, les ventrus, au bord de leurs
canaux, collés sur leurs livres de comptes ;
ceux-là, les marins, naviguant lourdement le long
des côtes comme des phoques. Peuple grand mangeur,
resté sérieux, non méditatif. Qu' il traverse la
mer, qu' il aborde en Scandinavie, en Angleterre,
il devient héroïque. Vous constatez sa grandeur à
ses

p355

oeuvres. Les chaumières de Hollande montent et


deviennent les prodigieuses tours des Percy... les
barques se changent en vaisseaux de haut bord...
Amsterdam devient Londres.

p359

IV Amsterdam. -Le musée. -Les De Witt.


Amsterdam n' a point l' aspect d' une grande capitale.
Maisons basses, moulins variés à l' infini, mêlés aux
navires. Il y a dans cette variété toute une
architecture inconnue qui n' est nullement à dédaigner.
Il serait curieux de réunir dans un recueil ces
formes exotiques étranges.
Ici encore, plus qu' à Leyde, je me retrouve seul.
Triste de mon isolement, sous ce ciel sombre et
froid, je m' achemine vers le monument qui caractérise
Amsterdam : sa maison de ville, bâtie en 1648, dans
l' ivresse du

p360

traité de Westphalie, construction gigantesque en


pierre de taille élevée sur pilotis, sans aucun
ornement extérieur. Charpente énorme en bois des
Indes que les vers n' attaquent jamais.
Tout cela gâté par le frère de Bonaparte, par Louis,
fait roi de Hollande. Le conseil lui avait
lâchement cédé cet édifice national. Les belles et
vastes salles ont été misérablement coupées pour en
faire de laids petits appartements particuliers. On
aperçoit partout la trace de la primitive distribution.
Ainsi, la salle des faillites a gardé ses ornements
significatifs : Icare précipité, la caisse ouverte,
brisée, et les rats rongeant les livres... de même,
au-dessus de la chambre de commerce donnant sur le
port, Amphion plane et charme toujours la mer par les
sons de sa lyre.
La salle des pas-perdus, véritable nef d' église,
haute de cent vingt pieds, est devenue

p361

une salle de bal. Il a fallu couvrir d' un parquet


la riche mosaïque, et voiler aussi l' image du
temps. ce squelette armé de sa faux, avec ses
yeux vides et son rire macabre, eût troublé les
danseurs dans leurs rondes.
Le seul tableau qu' on ait conservé, représente
le consul romain Fabricius préférant sa pauvreté
et ses raves crues à de somptueux banquets. Cette
frugalité, dans un pareil lieu, est bien
épigrammatique.
L' orgueil de la Hollande, à ce moment suprême de
sa vie nationale, éclate dans cet atlas colossal
qui porte le monde. Au-dessus, en sculpture et en
peinture, la triomphante personnification de la
ville. ils n' appellent pas autrement Amsterdam.
En voyant de là, le panorama noyé qui fait ceinture
à cette reine des Pays-Bas : mer d' Harlem,
Zuiderzée, canal de Hollande et d' autres encore,
je m' affermissais dans cette pensée, qu' un voyage
en ce pays devrait commencer par la Frise,
c' est-à-dire par la barbarie, pour se continuer par
Utrecht ou la féodalité ecclésiastique, et finir
par Amsterdam

p362

et la Haye, qui symbolisent les intérêts des temps


modernes.
La riche aristocratie que l' on devine à ses beaux
jardins couverts de fleurs exotiques et rares, n' a
ici que ses maisons de plaisance, ses moulins et ses
herbages. La grande propriété est pour une part dans
la Frise, pour l' autre, dans les Indes. Le
hollandais, peuple politique et dominateur, à son
heure, s' est porté vers l' Orient.
Ce petit coin de terre, perdu au bout du monde, noyé
sous les brumes, a voulu se donner ce qui étend le
regard d' une nation, lui fait son indépendance, sa
lumière au delà des brouillards, je veux dire le
commerce lointain.
La Frise conserve encore la beauté du costume
barbare ; sur le front des femmes brille la plaque
d' or s' harmonisant si bien à la douce chaleur des
cheveux blonds.
C' est ici que l' on touche du doigt la différence
entre le présent et le passé. Jadis, pour les marins,
la lutte tenait lieu d' idée. La lutte contre
l' étranger et contre la nature

p363

étant finie, le matérialisme a prévalu chez le


peuple, et l' a endormi. Les marins, une fois
descendus sur terre ferme, semblent avoir perdu
toute activité. Ils passent leur journée dans les
estaminets, à boire et à jouer aux cartes.
Mieux vaut pénétrer dans l' intérieur de l' une de
ces barques hollandaises qui attendent le moment du
départ. Vous êtes saisi d' admiration. Pendant que
l' homme se repose, la femme du marin prend à son
compte tout le travail. Au premier abord, vous lui
trouverez les épaules trop larges et l' allure trop
virile. Mais voyez-la dans l' action et dans son
élément, sur son bateau, lavant le pont, étendant
le linge, soignant les enfants, les bêtes, dirigeant
au besoin le gouvernail ; alors, cette force des
bras, des épaules, vous la comprendrez et vous
l' admirerez.
Vous comprendrez aussi la raison de ces gros bateaux
arrondis qui font, quatre fois par an, le voyage de
la Baltique. Petits, pour remonter plus aisément de
Cronstadt à Saint-Pétersbourg ; ronds pour
contenir davantage

p364

et dans la disposition qui conserve le mieux les


marchandises.
Il y a lenteur il est vrai ; cette pesante barque
si bien pontée, c' est l' arche de Noé que peuple
un monde. Le hollandais, dans sa perpétuelle
migration, s' est fait sa terre à lui sur l' eau. Vous
y voyez de la verdure et même des fleurs. Si la
marche du bateau est lente, en revanche, on souffre
et l' on risque moins. Voyageant en famille, le marin
de Hollande estime que l' essentiel est de ne pas
compromettre son petit monde. C' est tout le contraire
des anglais qui sacrifient tout à la rapidité.
Cela seul expliquerait le sort si différent de ces
deux pays. Comme le bateau du hollandais est sa
maison, qu' il ne laisse rien, ni personne derrière
lui, il a moins de hâte de revenir. On voit combien
elle est aimée cette maison flottante, à la façon
dont il la tient, aussi nette et brillante de
propreté, que les riches maisons de la ville.
On s' est beaucoup moqué de ces perpétuels lavages
sous un ciel si prodigue de lourdes

p365

pluies, de brouillards intenses. Cela est d' un grand


bon sens. Les lavages quotidiens sont commandés par
la prudence. La pluie n' est point malsaine. Le
hollandais la voit tomber avec plaisir, elle purifie
l' air, en entraînant dans sa chute, les principes
délétères dont il peut être chargé. Mais ce qu' il
redoute, ce sont les épais brouillards qu' exhalent
les canaux dormants et les polders.
Ces brouillards bas et lourds de miasmes, il les
voit ramper le long de sa maison, y pénétrer
insidieusement, et déposer, en s' évanouissant à la
chaleur du foyer, les germes morbides qu' ils
tiennent en suspension. C' est la malaria du
Nord, établie en hôte permanent dans chaque domicile.
Elle n' attend qu' une occasion propice pour éclater
en fièvres paludéennes, en typhus, etc.
Lavez, lavez donc à grande eau, ménagères
infatigables, lavez vos vestibules de marbre et de
mosaïque, faites reluire les beaux cuivres de vos
cuisines qui valent des salons, où l' on s' oublierait
volontiers, dans la douce chaleur de l' intimité du
foyer.

p366

Il ne semble pas, d' ailleurs, que les hommes aient


à souffrir de ces continuelles noyades. Aucune
population n' est plus belle, plus forte que celle
de Saardam. Population de marins aussi bons qu' ils
sont forts. Rien de tendu, de boursouflé, de
contrasté, comme sur les visages anglais. Je vois
presque tous ces géants porter dans leurs bras, ou
mener par la main leurs petits enfants.
Comment songer à les tirer de cette vie de caboteurs,
en famille, libres sur mer, pour les appeler à la
rude vie de la marine militaire ?
Ruyter repose à Amsterdam, dans l' église
sainte-Catherine, rebâtie au xive siècle. Son
tombeau occupe la place du maître autel. Beau
monument funèbre. Il dort, le héros, la main sur sa
blessure. Celui que les boulets avaient jusque-là
respecté, fut frappé mortellement devant Messine
qu' il allait défendre.

p367

Tout près de lui, le cénotaphe du jeune Van Speik


qui, en 1831, se fit sauter avec tout son équipage
pour échapper aux fureurs de la populace d' Anvers.
Pendant que je regarde attendri, on ouvre, à deux
pas de moi, une fosse. L' ancien usage d' enterrer
dans les églises, s' est conservé d' autant plus ici,
qu' il faudrait aller très loin pour trouver de la
terre ferme. On creuse, et on marche sur les tombes
environnantes, on foule avec indifférence, la
poussière de cent morts. L' odeur fade qu' exhale le
sol fraîchement remué, rappelle durement la laideur
du sépulcre.
Lorsqu' on est incommodé par la mauvaise odeur des
canaux, on se demande si elle provient seulement de
leur stagnation ? Dans un pays où l' eau est partout
en dessous, où tout se mêle par les infiltrations,
l' hygiène commanderait de revenir à la coutume de
l' incinération des morts. Rome, dans l' antiquité,
pour des raisons analogues, en fit un long usage.
Je vis beaucoup ici, dans le musée, et m' en

p368

occupe moins au point de vue de l' art, qu' à celui de


l' histoire. Un mot pourtant sur la ronde de nuit.
personne n' admire Rembrandt plus que moi, il me
semble pourtant que ces effets fantastiques de
clair-obscur vont mieux aux petits tableaux, aux
intérieurs intimes qui s' éclairent des dernières
lueurs du foyer. La jeune fille en jaune, toute
petite, est là comme une fée, la fée de la Hollande.
Paul Potter est le peintre du jour, de la
campagne et des animaux qui la peuplent. Une de ses
toiles qui est au louvre, nous donne aussi la vision
mélancolique des prairies, sous les blanches vapeurs,
dans la lumière décroissante du soir.
Rembrandt est le peintre des villes, du crépuscule,
de la nuit. Un pas de plus, il eût fait tout autre
chose : la citée corrompue, bruyante. Mais le génie
hollandais, sous son apparente grossièreté, était
trop modéré, trop fin, pour tomber dans ces écarts.
On sent que Rembrandt, tout réel qu' il soit, a
dédaigné de reproduire l' obésité de son époque : les
ventrus. dans sa ronde de nuit,

p369

la plupart de ses personnages sont sveltes.


Sous le rapport national, rien de plus important que
ce musée. Les portraits, à eux seuls, vous font tout
un cours d' histoire. Je ne puis me détacher de celui
de Grotius, belle et sereine figure, parmi les
sculptures et les livres... au fond, un escalier
faiblement éclairé que descend, un livre sous le
bras, la discrète ménagère qui a élevé l' admirable
enfant, l' a élevé pour le malheur, la prison,
l' exil... il y a déjà en lui, l' harmonie, la dignité
de la paix et de la guerre.
Plus loin, Guillaume le taciturne, 1er
stathouder des Pays-Bas, ferme, intelligent,
simple, la vraie grandeur. C' est la blonde et longue
figure de Nassau, non moins énergique que celle des
Ruyter, des Tromp, mais fine et pensive. Je le
connaissais déjà, l' ayant vu au musée de la Haye,
beau, sec, ferme, figure stoïque, et plus noble dans
la mort, qu' on ne le voit communément.

p370

La vraie poésie de ces guerriers politiques est dans


son fils, Maurice De Nassau, à cheval, galopant
avec ses frères et ses neveux. Noble tête, réfléchie,
diaboliquement ambitieuse, lancée à la toute-puissance.
Triste, peut-être, il songe à Barneveldt.
Il y a du Condé et des Nassau dans cet autre
portrait qui me regarde : Eugène De Savoie, très
longue figure arquée, fine, intelligente, grand air
de distinction, de commandement. La solennelle
perruque à la Louis Xiv ne lui va pas trop bien.
En résumé, nulle aménité, nulle moralité. Ce n' est
qu' une intelligence.
Un autre côté de l' histoire nous est fourni par les
sujets municipaux. Ils abondent ici, et nous donnent
souvent le mot de la situation. Un admirable Van
Der Helst nous fait assister à un repas d' officiers
de la garde civique, en commémoration de la victoire

p371

sur l' Espagne et du traité de Westphalie. C' est


aussi la réconciliation, dans la joie du triomphe,
des deux classes jusque-là divisées.
à droite du spectateur, un hollandais, gros, brun,
l' air martial et ouvert, ceint d' une écharpe bleue,
serre dans sa forte main, peut-être un peu calleuse,
la main blanche d' un homme blond, un cavalier, comme
ses éperons l' indiquent, et tout vêtu d' orange.
Douteux associé ! ... au coin du tableau, un
troisième convive, non assis, debout et fièrement
campé sur ses grosses fortes jambes, personnifie
l' insolence du triomphe : 1648 ! -celui-ci ne
regarde que sa pensée. Au centre, un gros homme
vêtu de noir, vrai marin hollandais, bravement,
carrément assis, tient entre ses bras le symbole
de la victoire, le drapeau national.
Mais voici Jean De Witt, si intelligent, si
vivant dans le portrait de Baan. Tout près, celui
où Backuyzen a peint le grand homme prenant le
commandement de la flotte ; et, cinq ans après,
contraste cruel, horrible, la

p372

scène de l' assassinat, où l' on voit les deux frères


éventrés, les entrailles traînant à terre ! ...
le patriciat des villes, avant l' obésité de l' époque
victorieuse et riche, est fortement exprimé par le
visage de Jean De Witt. On est pénétré, en le
voyant, la main sur sa noble poitrine, sur ce coeur
qu' on arracha !
J' ai cherché et trouvé aux estampes, gravé par le
même Baan, le portrait de celui qui dirigea le bras
des assassins. Avec une égale impartialité, l' artiste
a fixé, pour l' histoire, les traits des victimes et
ceux du meurtrier.
Ce Simonsson, ennemi personnel des deux héros, qui
fut peut-être l' exécuteur des pensées secrètes de
Guillaume D' Orange, assiste à la pendaison.
Froidement, il regarde opérer le bourreau. Lorsque
celui-ci, sa besogne achevée redescend, et que ces
pauvres restes sanglants, mutilés, les têtes
manquant, pendent accrochés, tellement quellement à
l' infâme potence, voués pour toujours à l' ignominie
-il le croit du moins-Simonsson les contemple
une dernière fois, et sa haine

p373

féroce, au lieu de s' apaiser, redouble. Saisi d' un


accès de sombre fureur judaïque, prenant à témoin
le dieu de colère et de vengeance qu' il a mis de
moitié dans son crime, il l' interroge, et ce mot
horrible lui échappe : " seigneur ! Seigneur !
Pendent-ils assez haut ? ... "
c' est encore une figure remarquable que celle de
Pierre Ier durement beau et fort ; gros sourcils
voilant des yeux créateurs qui lancent la vie.
Rembrandt, comme d' autres grands artistes, a donné
la décapitation de saint Jean. le bourreau
présente la tête coupée à la fille d' Hérodiade.
Véritable cuisinier de meurtre, en tablier de cuir,
le couperet à la main, les bras maigres, la figure
d' un bas artisan, où les rugosités tannées de la
peau se mêlent de
p374

manière à former un masque confus de cuir rougeâtre.


Rien d' humain.
Mais la tête dans le plat, comment la dire ? ... la
plus belle, la plus éloquente ! On entend encore des
mots errer sur cette bouche ! ... la mort n' a aucune
prise sur une telle nature. Lui, est le vivant. Eux,
ses assassins, ce sont les morts, la jeune fille
elle-même, avec sa plume au vent.
Ce grand, cet admirable maître qui aimait toute
nature et ne dédaignait pas de peindre la laideur
vulgaire-on l' a vu à la figure avinée du bourreau
-a révélé, par cette tête de saint Jean, à quel
degré était aussi en lui l' idéal.
L' idéal et le réel, il les a encore mis en contraste,
dans l' incomparable gravure du christ guérissant
les malades. on y sent infiniment mieux que dans
la résurrection de Lazare-un trop fort coup de
théâtre-quelle âme le sublime artiste avait en lui,
la plus vaste, la plus profonde ! ...
chaque groupe, pris séparément, est d' une réalité
souffrante. Ainsi, l' aveugle que conduit

p375

une femme, et, sur le devant de la scène, celle qu' on


a étendue, les yeux mourants.
Mais prenez l' ensemble de la pensée ; vous la verrez
converger vers un sentiment unique. c' est vers
le christ, qui se présente de face, que viennent
rayonner toutes ces misères. Il les reflète, il les
guérit, non pas seulement les misères physiques, mais
les maux cachés par lesquels surtout nous faiblissons.
Pour remède, à ces malades qui du regard lui parlent
et se confient, il apporte la divine consolation.
à Rembrandt revenait encore de caractériser le génie
thésauriseur de sa patrie, dans ce receveur ou
peseur d' or, sérieux et âpre, qui vous regarde
d' un air préoccupé, pendant que, devant lui, à
genoux, son caissier empile dans des barils, des
sacs pleins, rebondis du précieux métal. Il semble
agenouillé devant le dieu de l' or.
Accroché à la muraille, un seul tableau :

p376

Moïse guérissant les israélites par la seule vue


du serpent d' airain. La vue de l' or guérit tout...

p379

V souvenirs du passé. -Utrecht.


Rentrée en France.
cette Hollande qui a produit de tels génies, fut
bien grande elle-même, plus que grande, incomparable,
au moment du péril. Beaucoup de maisons portent sur
leur façade, la date orgueilleuse des années 1648 :
Westphalie ! 1688 : Guillaume D' Orange, stathouder
de Hollande, proclamé roi d' Angleterre... j' aimerais
mieux lire la date héroïque et funèbre : 1672 !
Date funèbre aussi pour la France qui, après avoir
versé le meilleur de son sang pour soutenir ce grand
peuple, maintenant

p380

le trahissait. Le crime, ce fut la brutale invasion


des armées de Louis Xiv, s' attaquant à
l' indépendance même de la Hollande. On sait son
héroïsme à la dernière heure. Voyant sombrer sa
liberté, elle ouvrit ses écluses, se noya, sacrifiant
sa terre si chèrement, si patiemment conquise sur
l' océan, ses riches campagnes, ses jardins admirables,
où l' on voyait éclater en couleurs exotiques, les
merveilles végétales apportées de Surinam, du
Japon...
elle fut noyée aussi, la chère maison hollandaise,
si attendrissante, lorsque des mois entiers, ensevelie
dans les brouillards, elle n' a d' autre vision du
ciel, que la lueur indécise de son foyer. Tout alla
au fond de l' eau. La première engloutie, ce fut la
basse petite chaumière préférée de la fidèle cigogne
qui, tous les ans, lui revenait comme une bénédiction
de Dieu... ce jour-là, remontant des marais où elle
va chercher la nourriture de ses petits, elle ne
retrouva plus que le vide. En bas, l' immensité morne
des eaux grises, en haut, la nuit des brumes épaisses.
Pour

p381

l' oiseau comme pour l' homme, plus de toit pour


plein de ces souvenirs, je m' éloigne à regret de
cette Amsterdam si poétiquement éclairée des rayons
du couchant. Je la quitte d' autant plus triste, qu' à
partir de cette date funèbre, il semble que la
Hollande soit restée au fond de l' océan. L' inondation
coupe en deux son histoire : tout avant, rien après.
Une existence nulle, sans objet pour le monde, a
remplacé l' action héroïque. Un prêtre disait à Ali
Pacha : " mourir ? Et après ? " on peut dire ici :
" vivre ? Et après ? "
entre Amsterdam et Utrecht, la ville se continue en
jolies maisons de campagne. Aux fenêtres, fréquemment,
vous voyez assis un bourgeois respectable, près d' une
dame un peu moins âgée. Parfois, une jeune fille
sérieuse leur fait la lecture.
Utrecht, que j' ai trouvée hier soir engloutie

p382

sous le brouillard, n' est pas plus gaie ce matin.


Presque à tâtons, je me dirige vers l' ancienne
cathédrale qui tient en dépôt les archives dont m' a
parlé M Meylink. L' évêque, dur janséniste, a seul
le droit d' en donner communication et il n' en use
guère. Avant de me présenter chez ce grand personnage,
j' essaye de me renseigner dans une autre église
catholique, celle-ci desservie par un prêtre dont
la corpulence fait contraste avec son maigre troupeau ;
mais avant qu' il ne me réponde, la quantité de
cierges que je vois brûler devant la statue de
saint François D' Assise m' avertit qu' il ne me sera
d' aucun secours.
Il faut donc que je me décide pour mon évêque.
Quoique sec et bref, il me conduit cependant avec
politesse près du curé janséniste aussi, qui tient
sa place, et il l' informe, en hollandais, du but de
mes recherches. Le conservateur que je trouve occupé
à rédiger le catalogue, se plaint tristement de son
abandon. Le gouvernement ne l' encourage, ni ne l' aide
en rien.

p383

Elles semblent pourtant fort curieuses ces archives.


Utrecht est le vrai centre de l' ancienne histoire
de Hollande. Les pièces originales remontent au
xie siècle, époque où le pays commença d' exister.
Beaucoup de pièces essentielles ont été emportées
et dispersées par les chanoines.
La cathédrale est fort touchante. Elle a toujours,
quoique privée de sa nef, un grand air de souveraineté.
Le choeur, d' une hauteur prodigieuse, porte sa date
inscrite dans ses belles roses. C' est la vénérable
époque de Saint Louis.
Selon l' usage protestant, un tombeau occupe la place
du maître autel. Ici, la Hollande a voulu rendre un
hommage reconnaissant à l' un des amiraux qui
repoussèrent l' attaque de l' Angleterre, sous
Charles Ii, et poursuivirent les vaisseaux anglais
jusque dans la Tamise.
La tour d' où l' on découvre trente-cinq villes et le
Rhin, ainsi que le petit cloître attenant à l' église,
tombent en ruines. On délibère de les démolir tout à
fait. La riche

p384

ville n' a pas assez d' argent pour réparer et conserver


ces précieuses reliques du passé.
En ce moment, vie joyeuse dans les rues. Je suis
tombé en pleine kermesse. C' est bien la sensualité
flamande, crûment exprimée par Jordaens : des
hommes rouges et lourds, des femmes grasses et
blanches, mais point belles, dansent, tournent,
trinquent ensemble. Cette gaieté triviale donnerait
une fausse impression d' Utrecht à celui qui croirait
la connaître pour l' avoir vue dans ces heures de
divertissements vulgaires.
Dernière ville de la Hollande, jadis fortifiée et
centre de guerre, Utrecht devenue aujourd' hui le
centre du commerce des grains, attire à elle, à
certaines époques, la foule des gros acquéreurs. De
là, ces fêtes bruyantes peu en rapport avec la
taciturnité hollandaise.
La ville, plutôt triste, est toujours d' aspect
sévère. Plusieurs religions, hostiles entre elles,
sont ici en présence. Les deux qui

p385

prédominent, le protestantisme et le catholicisme


sont également fortes.
à Utrecht fut reconnue, en 1579, l' indépendance des
sept provinces-unies, et signé le traité qui les
séparait pour toujours de l' Espagne.
De ce point, je pourrais reprendre le chemin de la
France par Anvers et Gand. Je préfère m' écarter
un peu, pour revoir la ville d' un si grand attrait :
la mélancolique, la silencieuse Bruges. Nous passons
l' eau trois fois, traversant d' abord la grande Meuse,
puis la petite. La Meuse, toute jaune, dépose à son
embouchure de larges bancs de sable. Le sombre Rhin,
lent et pesant, après avoir été torrent furieux,
n' amène à la mer que de la vase. Les prussiens la
font valoir près des hollandais : " nous vous faisons
votre terre " , disent-ils. En réalité, cette masse
énorme de boue inerte, est un péril pour le pays. Elle
encombre le lit du fleuve, elle l' exhausse et l' oblige
de refluer dans l' intérieur du pays,

p386

au moment de ses grandes crues. Sous un climat plus


chaud, ces eaux attardées des polders, feraient la
maremme toscane, ou même, l' insalubrité des
marais pontins.
pâle soleil, pâle verdure des saules, toutes les
indicibles tristesses des terres en formation. Puis,
les bruyères, les noires tourbières que l' on exploite
le long du vieux Rhin. Tels sont les adieux que me
fait la Hollande.
Au delà, le sol peu à peu s' essuye, se raffermit ;
les champs se reforment, et l' activité de la vie
rurale reparaît. Les paysans font la moisson. Ils se
reposent au milieu du jour et prennent le repas que
leur apportent leurs femmes. Chaque famille se groupe
autour d' une gamelle. Je remarque qu' avant d' y
toucher, tous font le signe de la croix. C' est que
nous sommes rentrés en pays catholique.

L 3 SUISSE LOMBARDIE TYROL

p391

I De Paris à Lucerne.
J' ai couru cent lieues vers l' Est, sans m' arrêter.
En traversant ainsi à vol d' oiseau la Côte-D' Or,
on est frappé, avant Dijon, de la grandeur austère
de cette partie de la Bourgogne.
Besançon, où je fais ma première halte, garde
l' empreinte de la féodalité pesante d' une république
ecclésiastique, dans sa lourde cathédrale. Elle a
deux choeurs comme celle de Mayence.
Le palais du cardinal Granvelle dont je viens
remuer les papiers, ce palais grave et digne, rappelle
les cloîtres d' Oxford avec moins d' élégance.
p392

La citadelle, très forte aussi, est pourtant hors de


la ligne des attaques probables. L' Allemagne
entrerait plutôt par Lyon et l' Alsace.
La Côte-D' Or est austère. La Franche-Comté est
austère et triste. C' est, si vous voulez, une petite
Suisse en miniature avec ses lacs : Nantua,
Saint-Point ; ses champs de neige à défaut de
glaciers. Mais ce qui fait la vie de la Suisse, sa
gaieté alpestre, manque au Jura. Il n' a pas comme
elle, de tous côtés, et sous mille formes, des eaux
qui courent et qui parlent. à part la grande voix
des torrents qu' alimente la fonte des neiges, le
Jura est silencieux. L' homme ayant imprudemment
détruit les forêts intermédiaires, avec elles, ont
disparu les sources vives qui font gazouiller les
ruisseaux, et jaser à petit bruit les fontaines. Les
pluies tombent encore, mais elles ne s' arrêtent plus.
Le voyageur qui ne fait que traverser la contrée, ne
s' explique pas le contraste d' une terre pauvre, et
d' une population visiblement aisée. Les femmes sont
jolies de santé,

p393

de bien-être ; les enfants, tous souriants, bien


tenus, font plaisir à voir.
C' est qu' ici, l' industrie supplée à la pauvreté du
sol. Sur cette frontière, presque tous les hommes
sont horlogers. Mais aujourd' hui, la famille entière
est dehors sur la prairie. On coupe les foins, l' air
embaume de leur bonne odeur, mêlée à l' arome des
pins résineux. Ceux-ci, à ce beau moment de l' année,
tout rajeunis par de jeunes pousses du vert le plus
tendre.
Morteau, qui fait un important commerce de planches,
marque la frontière entre les deux pays. Mais vous ne
vous sentez vraiment en Suisse, qu' au bord des
grands lacs, devant la solennité des Alpes et sous
le froid regard des glaciers. C' est pourtant une
traversée délicieuse que celle du petit lac de Morat,
dans la fraîcheur du matin. Je voulais voir ce pays
qui rappelle une des grandes défaites de la fin du
xve siècle. Ici, fut battu par les suisses, Charles
Le Téméraire, et tant de bourguignons tués, qu' une
montagne en resta qui n' était faite que de leurs
ossements.
p394

Ce centre montagneux de l' Europe, ce centre des races,


offre dans son ensemble, l' étrange contraste d' un
peuple prosaïque, au milieu d' une nature la plus
poétique du monde. Le ranz des vaches qu' on a
tant célébré, est une maigre et chétive poésie, en
face de la colossale épopée des Alpes.
Byron, qui ne comprenait pas que Rousseau n' eût
eu sur les bords du lac de Genève, en vue du
Mont-Blanc, d' autre impression que celle de l' amour
individuel ; Byron a mis sur les glaciers, le siège
de la déesse farouche, de l' implacable Némésis...
erreur profonde. Il n' y a ici, ni mauvaise fée, ni
nature marâtre, hostile à l' humanité. Ce qui nous
accable, en face de ces montagnes, de ces neiges, de
ces glaciers, c' est le sentiment de notre impuissance.
Les fleuves, la mer même, malgré son extrême mobilité,
nous obéissent. Ici, que pouvons-nous ? Ce glacier
que vous croyez là-haut, sur ce mont, inerte et fixe,
il se meut pourtant, il marche, il descend dans la
vallée, poussé par une force lente mais invincible :
la loi de gravitation.

p395

Malheur à la vallée, si cette loi qui le mène en bas,


brusquement était rompue, violée. Un jour, une
montagne de glace se détacha ainsi d' un seul coup et
tomba dans le Valais. Bientôt, à la chaleur brûlante
de ce long et étroit corridor, elle fondit et forma
un lac. Des ingénieurs habiles, doucement, minèrent
sur un point la digue qui le retenait, et la moitié
de ce lac improvisé s' écoula, sans dommage pour la
vallée. Mais un matin, l' autre moitié qui restait,
rompant en une fois ses entraves, s' écroula tout
entière avec un horrible fracas, emportant tout au
lac de Genève, tout, jusqu' au berceau des petits
enfants.
Bien plus redoutable que le glacier, est la mobile
avalanche qui peut, en quelques secondes, engloutir
tout un village.
L' été même-quand tout vous rassure-si vous vous
promenez seul, entre ces défilés étroits qu' enserrent
des masses énormes, l' oppression vous gagne et la
sensation de l' étouffement. Ces géants de granit
pourraient bien avoir envie de sortir de leur

p396
immobilité, et vouloir se rejoindre. Si vous
escaladez les cimes, un autre péril vous menace, le
vertige, l' attraction fascinatrice du vide :
précipice ou crevasse, qui ne rend jamais sa proie.
Qu' est-ce donc, de rester là l' hiver ? ... voyez aussi
comme la maison de l' Alpe s' abaisse, se fait humble
et s' enveloppe, comme en un vêtement, de sa triple
ceinture de sapin ! C' est que pour la famille, la
réclusion complète doit durer plusieurs mois... dans
quelle angoisse elle se serre étroitement, quand la
tempête des neiges fait rage, frappe aux carreaux de
l' étroite fenêtre, veut entrer et tout ensevelir ! ...
l' homme sent bien alors, que ce n' est pas assez de
l' industrie humaine pour le défendre. Aux vents
déchaînés, aux neiges foudroyantes, aux roulements
des rochers qui se précipitent, il oppose une autre
défense : la parole de l' écriture sainte, les paroles,
les ordres même de la providence. Si Dieu a voulu
que ces antres des monts fussent également habités
par ses enfants, il

p397

doit les protéger, les garder contre l' esprit des


ténèbres qui veut leur destruction.
Chez ces robustes montagnards en lutte avec les
éléments, il y a une foi encore plus touchante. La
protection de Dieu ne leur suffit pas, il leur en
faut une autre plus spéciale. Dieu est si grand et
il a tant à faire ! Il pourrait bien, par moment,
détourner son regard de la montagne. Alors, l' ouragan
déchaîné, l' avalanche foudroyante, emporteraient la
pauvre cabane. Mais ils ne l' oublieront pas, ceux qui
ont pour mission spéciale de veiller sur elle, le
saint de la vallée, la bonne vierge si maternelle !
étendant son manteau sur ses enfants, elle forcera
l' avalanche de passer par-dessus, d' aller tomber
plus loin.
à mesure qu' il s' éloigne de son Alpe et se rassure,
l' homme de la montagne perd cette foi naïve. S' il
descend dans une vallée à l' abri de tout péril, ou,
comme à Berne, dans un riche pays, il se réconcilie
brusquement

p398

avec la nature ; il s' y plonge, devient nature


lui-même et se dédommage brutalement. Dans une région
moins favorisée, à la pieuse crédulité succède un
froid rationalisme. Sous la pesante et glaciale main
de la nature, il ne ressent aucun enthousiasme pour
cet autel sacré des monts. Il le regarde à distance,
froidement, tristement. Rappelez-lui le mot de
Rousseau dans son bateau, sur le lac de Bienne :
" ô nature ! ô ma mère ! " il secouera la tête. Il est
au point de vue de Byron. Cette mère, qui morfond
ses enfants huit mois de l' année, est pour lui une
marâtre. S' il vous répond, ce sera bien plutôt par le
mot amer de Zwingli : " depuis le péché originel, la
nature est comme un fruit frappé de la grêle. "
je roulais en moi ces graves pensées ce matin, à cinq
heures, sur la plate-forme de Berne, en vue de l' Aar
écumant. La Suisse, hélas ! N' est plus ce qu' elle a
été. Celui qui veut comprendre ce qu' elle fut, doit
laisser de côté la ville des plaisirs, et, se glissant
entre les deux géants qui gardent la contrée,

p399

pénétrer au vrai sanctuaire, au lac des quatre-cantons.


Ce lieu admirable, où je viens pour la première fois,
va m' éclairer. à Lucerne, tout est simple :
l' histoire et la nature.
Ainsi, de la Furca, descend le Rhône, qui, se
reposant dans le lac de Genève, tourne en France
pour couler au Midi.
De la Furca et du Saint-Gothard, descend la
Reuss, rivière centrale de la Suisse, qui, perçant
le lac de Lucerne et s' unissant à l' Aar, va se
joindre au Rhin.
Lui, le Rhin, descend du Saint-Gothard et du
Septimer. Symétrique au Rhône, enveloppant la
Suisse, il tourne en Allemagne, passe en Hollande,
pour aller se perdre dans la froide mer du Nord.
Du Saint-Gothard encore, descend le Tessin qui
court féconder l' Italie.
Voilà pour la géographie. Quant à l' histoire, elle
est toute à Lucerne. Là, est l' idée même de la
fédération.
La ville est restée petite, elle a gardé ses ponts
de bois, son aspect rustique. Ah !

p400

Qu' elle a bien fait... quelle oeuvre humaine élever


en face de ces colosses sourcilleux, de ce lac
sacré ! ...
son hôtel de ville, bâti au moment où les guerres
d' Italie enrichissaient ces montagnards, massif
comme les palais florentins, mais non sans élégance,
vous présente avec un noble orgueil, dans la salle
des états, les portraits de ses magistrats, les
avoyers chargés, depuis le moyen âge, du
gouvernement des cantons. Mais le saint des saints,
c' est la chapelle où sont déposées les archives.
Sombre, boisée de chêne noir, barreaux de fer, portes
de fer, coffre de fer. Je dis chapelle, car ce lieu
contient de véritables reliques.
D' abord, le drapeau encore teint du sang de
Gundoldingen, celui qui mourant à Sempach, expira
sur cette forte parole contre la continuité du
pouvoir dans les mains d' un même magistrat :
" souvenez-vous de ne laisser jamais personne plus
d' un an, en possession de la charge d' avoyer. "
dans ce même coffre, à côté de ce drapeau

p401

sanglant dont s' enveloppa pour mourir le héros, vous


en voyez un autre, admirable comme oeuvre d' art
italien, celui que Jules Ii donna aux gens de
Lucerne, sans doute par son cardinal de Sion.
Ceci, c' est la troisième époque, celle des conquêtes,
des guerres joyeuses où le pape et tous les rois leur
donnaient l' or, les jouissances de la belle Italie
pour prix de leur sang. L' époque intermédiaire, moins
joyeuse à coup sûr, est marquée par le redoutable
sceau d' or de Charles Le Téméraire... mais voici
le casque de fer de Zwingli, brisé à gauche par
l' horrible coup de hache que lui porta le bras d' Uri.
Ce casque est un vrai pot de fer, large, énorme, dur
comme la tête qu' il contenait.
La hache d' armes du réformateur est aussi là. S' il
est vrai qu' il la portât dans les batailles, elle
donnerait une idée terrible des bénédictions de ce
rude prêtre. Il est bien plus probable qu' il ne
l' employa que

p402

pour la défense. S' il s' efforçait d' interdire aux


montagnards le service de l' étranger, c' est qu' il
avait horreur du commerce du sang, autant que de la
démoralisation des guerres mercenaires. Il punissait
la désobéissance des suisses des petits cantons, par
des moyens violents. D' abord, il leur brisait leurs
saints ; puis, il les affamait, en leur interdisant
de communiquer avec les vallées.
Les montagnards vengés, ont déposé à Lucerne, dans
la grande capitale des waldstaette, la dépouille
de leur ennemi. Le corps fut mis en pièces. Le coeur
seul, ce coeur intrépide qui défendit la patrie,
sans espoir de la sauver, échappa aux outrages. Un
ami le prit et le jeta dans le Rhin. Il y roula trois
cent lieues jusqu' à la mer. Le fleuve des anciens
héros en reste plus héroïque.
Zwingli avait voulu garder à la Suisse sa dignité
de peuple libre, en l' empêchant de vendre son bras
à l' étranger.

p403

Les cantons riches s' étaient soumis, étaient restés


chez eux. Mais les cantons pauvres et maltraités de
la nature, ne tenaient compte de la défense ; ils
descendaient de leurs montagnes glacées, se donnaient
à l' Italie, encore plus à la France. Ils honorèrent
leur seconde patrie par leur fidélité. Les suisses
du 10 août, au service des tuileries, ne déposèrent
leurs armes que sur un ordre écrit de Louis Xvi.
Le monument funèbre qu' on leur a élevé n' est pas à
Paris, il est ici, à Lucerne. Le lion mourant de
Thorwaldsen est taillé dans le roc même. Voilà un
vrai monument helvétique. Pour être comprise
historiquement, la Suisse doit être ainsi tirée des
entrailles de la montagne. C' est une gloire unique,
je crois, chez les artistes modernes, d' avoir ainsi
entendu le monument national d' un peuple.
Ce lion, n' est pas un lion dandy, spirituel et un
peu phtisique, comme les lions de Barye ; c' est un
vrai lion à formes pleines, qui semble avoir été, le
pauvre animal, aussi

p404

bon et noble qu' il était puissant. Il meurt, comme


un chien fidèle, sur l' écusson des lys qu' il a juré
de défendre. Il meurt, et il semble pleurer. S' il
pleure, ce n' est pas sur lui.
J' y suis retourné ce soir ; cette image de douleur
idéalisée m' attirait. J' en ai été plus touché encore.
Les arbres qui couronnent le rocher élevé, aux flancs
duquel on a taillé le monument, se penchent et
semblent aussi pleurer. En avant, le bassin qui, de
ses eaux calmes, fait miroir et réfléchit la noble
tête en la pâlissant, lui donnant un caractère
d' indécision fantastique.
Quel contraste que ce silence, cette paix dans la
mélancolie de la mort, avec la Reuss terrible,
échevelée, tonnante... elle semble heureuse d' avoir
échappé au lac et repris avec sa personnalité, sa
course vagabonde. On dirait une passion furieuse qui,
après avoir été longtemps pacifiée en apparence,
réveillée tout à coup, se déchaîne sans règle et sans
frein. Où va-t-elle donc ainsi, et quelle hâte la
pousse ? ... elle court au Rhin

p405

son amant. Et tous deux confondus, iront se perdre


ensemble dans la sombre mer du Nord, sans regret,
sans souvenir.

p409

II les petits cantons.


La montée du Saint-Gothard.
je suis venu chercher ici la paix, et je trouve la
guerre. On se bat tout près, à Schwitz. Le moment
de la diète fédérale réveille les passions hostiles
au gouvernement ; elles fermentent dans les petits
cantons, on se bat, on compte déjà de nombreux
blessés, et peut-être même des morts. Chose plus
grave, le village de Guillaume Tell, Kussnacht,
poussé sans doute par les meneurs de Lucerne, a
sonné le tocsin pour appeler ceux de la montagne, les
faire descendre. Ils n' ont que trop entendu ! Les
voilà, se portant en masse au secours de

p410

Schwitz qui s' est armé en pillant l' arsenal


d' Einsiedlen.
Oh ! La guerre civile ! ...
fort anxieux, j' ai voulu assister ce matin à la
séance de la diète. Lucerne est l' une des trois
villes où elle siège. J' entends d' abord faire en
allemand, la lecture des procès-verbaux relatifs au
soulèvement des cantons. Puis, vient le tour des
orateurs. Chaque canton a le droit de prendre la
parole. Un gros bourgeois de Glaris, un avocat de
Bâle-Campagne, l' air dur et résolu, un grand jeune
homme de Zug, rouge et emporté, sont les seuls
représentants de la Suisse qui usent de leurs
droits, et semblent pénétrés de la gravité des
événements. Le président de la diète, M Monnard,
lit d' une voix saccadée par l' émotion, le vote
suprême du canton de Vaud : " désarmer Kussnacht,
en rendre les autorités responsables, empêcher que
les mauvaises passions de Schwitz ne gagnent au
dehors. "
Lucerne tient aujourd' hui l' un des grands

p411

marchés de l' année. L' affluence est énorme, et


tourbillonnante l' animation. Des femmes surtout.
Inquiètes, elles sont descendues à la ville, pendant
que les hommes courent la montagne ou se battent.
C' est un spectacle émouvant de les suivre dans leurs
paroles et dans leurs gestes. Chaque canton a sa
pantomime particulière. Les costumes aussi sont
variés et pittoresques : Unterwalden, avec la flèche
dans les cheveux, à l' italienne ; Schwitz, paré de
la jolie crête de dentelle ; Uri, avec la couronne
de mariée, blanche et rouge.
Si toutes ces femmes suisses vous semblent un peu
massives, si vous la trouvez par trop virile, cette
maîtresse-femme, Magdalena Nagéli, qui réconcilia
les deux partis hostiles de Berne, par trois
mariages successifs avec trois avoyers, songez qu' il
fallut de tels flancs pour porter les soldats qui
devaient franchir les Alpes. Moins robuste, elle ne
se fût pas vue à sa mort, entourée d' un bataillon de
quatre-vingt-dix enfants et petits enfants tout
armés.

p412

Elle était à la fontaine, occupée à laver le linge de


la famille, le jour où l' ennemi mortel de son père,
passa pour aller le défier. Il la vit, et sa colère
tomba. Il oublia qu' il venait pour se battre et la
demanda en mariage.
Son portrait est au musée de Berne. Elle a cinquante
ans, est coiffée d' un chapeau d' homme, et tient en
main de gros gants jaunes en peau de chamois, comme
un vrai maître d' armes.
Invité hier par M Monnard, je l' ai eu à déjeuner
ce matin, avec M Soret, le spirituel député de
Genève, qui a été gouverneur du duc de
Saxe-Weimar. Ce qui est beaucoup plus intéressant,
il a vécu dix ans dans l' intimité de Goëthe. Le
secret de celui-ci pour rester jeune, c' est-à-dire
dans l' équilibre de ses forces, c' était de se
retrancher progressivement quelque chose dans son
alimentation. Ainsi, après avoir bu deux bouteilles
de vin dans sa journée, il s' était réduit, à la fin,
jusqu' à ne plus boire qu' une demi-bouteille.

p413

Goëthe, qui fut de bonne heure naturaliste, disait :


" ce n' est pas en curieux seulement que j' étudie la
nature, c' est encore pour mon profit moral. Chaque
fois qu' une crise, une secousse m' ébranle, je me
replonge dans son sein maternel, et par elle, je
me sens fortifié. "
ainsi Antée touchait à la terre pour reprendre ses
forces.
Le pont couvert de Lucerne est un véritable musée
historique. D' un côté, la vie de saint Léger
D' Autun et de saint Maurice, les grands saints
de l' ancien royaume de Bourgogne ; de l' autre, tous
les faits relatifs à la fondation de l' histoire de
Lucerne, depuis Charlemagne jusqu' à l' établissement
des capucins.
Rien de plus austère que l' aspect de ce lac entouré
de monts basaltiques. Ils trempent leur pied dans
l' eau, n' accordant pas même au voyageur, pour
rivage, le mince sourcil dont parle Virgile. C' est
la coupe des Alpes, pleine jusqu' au bord, d' une
eau grondante.

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Pour voir se dérouler dans son harmonie ce panorama


grandiose, il faut prendre le bateau qui mène à
Altorf. Du fond du premier lac, Lucerne apparaît
comme submergée, avec ses ponts bas, immenses, son
fanal à la pointe, qui guide le pilote, lui dit où
est le port, dans les sombres nuits d' orage.
à gauche, Schwitz ; à droite, Unterwalden ; au
bout, en tournant, le sauvage Uri. Là, au pied de
la colossale muraille, tombant à pic dans l' eau,
comme d' un temple de la nature, le Tell-Platz, et
la petite oasis sacrée du Rutli où fut jurée
l' alliance de la Suisse, en 1307.
à l' extrémité de ce lac étroit, qu' habite le violent
génie des tempêtes, la vieille auberge d' Altorf
rappelle seule, aujourd' hui, les souvenirs du passé.
Elle occupe la place qu' on ne dépassait guère
autrefois, celle où Guillaume Tell, selon la
tradition, abattit la pomme sur la tête de son fils.
Alors, le Saint-Gothard, passage redouté, n' était
guère fréquenté que par les chasseurs intrépides, à
la poursuite des chamois. Ceux-ci avaient là

p415

l' un de leurs royaumes préférés ; sur la crête de


ces monts qui n' ont pas de glaciers, ils aimaient,
croissaient, multipliaient en paix.
Cette Suisse des petits cantons, ce centre des
montagnes où me voici engagé, n' a pas été cependant,
comme on pourrait le croire, le théâtre du drame de
l' Europe. La Suisse allemande est une fausse
Allemagne. C' est une Allemagne qui n' a ni la poésie
morale de la Souabe et du Rhin, ni la profondeur
et la fécondité de l' Allemagne du Nord. Vous n' y
trouverez ni le coeur de Schiller, ni l' immensité
de Goëthe, ni la bonhomie et la force de Luther.
En revanche, les observateurs ne manquent pas pour
étudier la nature et enregistrer les faits. à travers
l' horreur des glaciers et le péril des avalanches,
les Gessner, les Haller, les Saussure, les
Candolle la poursuivent infatigablement.
De leur côté, les Tschudi, les Müller, les
Sismondi, n' enregistrent pas moins patiemment, les
faits de l' histoire humaine.
Toutefois, ce que la Suisse a de plus vivant

p416

en soi, c' est le rationalisme politique ; la logique


y fermente avec une froide violence de Calvin à
Rousseau.
à définir la Suisse comme personne, la partie
allemande serait le corps, la partie française, la
tête. Le pays tourne le dos à l' Italie et ne
regarde pas l' Allemagne. Son regard est fixé sur
la France dont il est l' avant-garde armée.
L' Allemagne qui n' a pas à la craindre, ayant devant
elle le Tyrol pour rempart, la sacrifierait au
besoin. La France, jamais ; à la moindre attaque,
elle serait là pour la défendre.
Nos rois sentaient la valeur de cette amitié de la
Suisse, lorsqu' ils lui prenaient ses hommes pour
leur garde personnelle.
Il faut pourtant reconnaître que de ce service
mercenaire sont venues les capitulations et l' esprit
d' avidité. à Schwitz, par exemple, tout s' est
longtemps vendu, acheté.
Ce matin, levé au petit jour, j' ai commencé la
longue, longue montée du Saint-Gothard.

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La Reuss en tombe, diversifiée de cent manières,


mais toujours grondante, rapide et savonneuse.
L' ancienne route circule au-dessous de nous, par
de diaboliques passages, ce qui explique peut-être
pourquoi les suisses passaient en Italie sans
artillerie ni cavalerie. Le nom de cette antique voie,
le Pfaffensprung, indique assez que de bonne heure,
ces populations montagnardes ont senti le rapport
du combat des éléments avec les orages de l' âme.
Cependant nous montons, montons, montons les rampes
infinies de la route nouvelle. Nous tournons sur
nous-mêmes comme en un cirque fermé. Les montagnes
qui, de tous côtés tombent à pic, semblent vouloir
empêcher qu' on n' en sorte. Le paysage, lorsqu' il se
laisse surprendre par une étroite ouverture, apparaît
dans une sauvage nudité. Un vieillard et deux beaux
enfants égarés dans ce désert, nous demandent
l' aumône. Eh ! Qui ne donnerait au nom de

p418

l' humanité souffrante, au nom même de cette nature


hostile à ceux qui lui restent fidèles ?
Nous montons encore et toujours, sans paraître
avancer, tandis que la Reuss bondissante, nous
lance au visage ses ondes ébouriffées, comme un
ouragan de laine s' échappant d' une monstrueuse
perruque blanche, sans cesse secouée et sans cesse
renouvelée. Ces effets bizarres seraient comiques
s' ils n' étaient affreux. Et cependant, au-dessus de
cette fureur aveugle, plane une image charmante de
paix.
De la cime croulante du mont, je vois descendre, d' une
allure dégagée, un petit troupeau de chèvres. Dans
leur insouciance joueuse, elles semblent s' amuser à
précipiter sur le monstre horrible, qui se tord en
bas convulsivement, une avalanche de pierres.
Mais d' où viennent, tout à coup, ces décharges, ces
roulements de tonnerre ? Est-ce la foudre qui gronde,
un orage soudain qui éclate, et dont le fracas
remplit de formidables

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échos les profondeurs de l' Alpe ? Non, car le ciel


a toute sa limpidité. Le postillon qui lit sur mon
visage une interrogation inquiète, m' explique tout
d' un mot : " nous approchons du pont-du-diable. "
qui saura jamais décrire l' horreur de ce cercle de
l' enfer du Dante, une enceinte de rochers aussi
hauts que les tours de notre-dame, dressés là à pic,
et, tous ensemble, comme pour interdire au torrent
le passage. De sorte qu' en même temps qu' il est
précipité d' une hauteur de cent pieds, il rencontre
cette infranchissable barrière, l' angle de ces
rochers abrupts qui l' arrêtent dans son furieux
élan, l' obligent, contre toute les lois de la
gravitation, de remonter vers sa source, de rebondir
en spirales monstrueuses, vers la cime des monts.
De là, ces cris de fureur, ces aboiements de chiens
de Scylla, ce fracas, ces tonnerres... c' est un vent,
c' est une pluie, un tourbillonnement horrible, une
tempête digne de l' océan, dans un espace de vingt
pieds de large. Et ces eaux, avalées, rendues,

p420

au-dessous du pont, par des crocodiles, d' énormes


caïmans de basalte, des monstres sans formes et sans
nom ; et celles qui mugissent autour de nous,
semblent crier au voyageur imprudent qui se hasarde :
" arrière ! Arrière ! "
je tâche d' opposer à ce déchaînement, l' abri de mon
manteau. Mais le vent s' y engouffre avec rage, et
cherche à me faire perdre l' équilibre. Le diable ne
demanderait pas mieux que de me souffler sur la
cascade, de m' y faire voltiger, de me donner toutes
les horreurs du vertige, avant de me précipiter dans
l' abîme.
Et pourtant, nous échappons, nous passons le sombre
Trou D' Uri... de l' autre côté de la montagne, nous
entrons dans un monde de paix. Au bruit assourdissant,
infernal, a succédé le doux silence d' une soirée d' été
qui finit. Prairies pauvres, mais calmes, sur les
grands sommets déserts... pâles fleurs, les dernières
de l' Alpe, tout près du ciel.

p421
Un beau capucin, à barbe noire, figure mélancolique,
se détache sur un rocher, comme une apparition de
l' Italie égarée sur ces cimes glacées.
Je passe ma nuit à Andermatt dans une pauvre petite
auberge toute basse, afin d' échapper aux avalanches,
et, le lendemain, dès quatre heures, je grimpe les
dernières pentes du col de plus en plus désert. Le
Saint-Gothard est triste. On y est moins frappé
qu' au Simplon, du combat de l' art et de la nature.
Ni aigles, ni ours, ni forêts, ni mêmes de glaciers,
du moins visibles. Rien qui attire l' oeil, qui
rappelle la vie. De grands monts décharnés... la
mort. Mais de cette mort sort la vraie vie, les eaux
abondantes qui fécondent l' Europe.
Pendant les longues heures que j' ai mises à gravir la
rude échine du grand solitaire, il m' est apparu sous
deux formes. En montant, c' est une vie d' artiste, de
penseur, sombre, tourmentée, orageuse et laborieuse,
une vie

p422

toujours à côté des tentations et le long des


précipices, avec des douleurs sublimes, comme les
Alpes, des vertiges de Pascal, et des tortures
de Byron, des abandons de Dieu quelquefois ; mais
pourtant couronnées, dans quelques rares ouvertures,
des consolantes lueurs de la providence. Parmi toutes
ces agitations, tout à coup, une tragique
catastrophe où l' âme tombe et se brise. Mais
par-dessus, il y a encore pour la résignation, des
plaines calmes et paisibles. Cette paix, hélas ! C' est
peu à peu la mort... les roches verdâtres
apparaissent, sous les neiges, comme sous un linceul
déchiré. On voudrait plus de neiges ; le linceul
cacherait mieux le cadavre.
Voilà la première impression. Mais pourquoi
humaniser ? Voyons plutôt le géant ce qu' il est, un
mont ; jugeons-le dans sa réalité bienfaisante. Le
Saint-Gothard est le père des eaux. Il verse-nous
l' avons vu-à la Suisse, à l' Italie, leur fleuve
central : la Reuss, le Tessin. Cette Reuss qui
emprunte à la Furca, près la source du Rhône, n' est

p423

pas loin du Rhin. Elles ont hâte, ces grandes eaux,


d' aller vivifier l' Europe, désaltérer la terre, la
nourrir et rafraîchir cent nations. Elles tombent
des sommets, furieuses, comme une malédiction.
Revoyez-les en bas, disciplinées, calmées, vous y
reconnaîtrez le bienfait du ciel et la bénédiction
de Dieu.
Mais nous arrivons. Un grand hôtel bâti tout près de
la nouvelle route, nous invite à faire halte. La
rudesse de la nature ajoute au prix d' un bon accueil.
Au milieu des neiges, dans le désert, on deviendrait
aisément romanesque. - seul au fond des Alpes ! ...
que de romans, dans ces trois mots, pour un jeune
coeur ! ...
il a seulement contre lui, ce bel hôtel, d' avoir
détrôné l' humble hospice qui, si longtemps, fut
l' unique refuge du voyageur. Il lui offrait ce
qu' il pouvait : un morceau de pain, un peu de soupe
chaude et même un lit, lorsqu' il arrivait le soir
épuisé de fatigue. Je donne la préférence à l' hospice,
et me vois accueilli par trois capucins dont la

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jubilation me dit, sans paroles, la joie qu' ils ont,


ces pauvres moines, au milieu de cette mort
universelle, de recevoir un homme vivant. Celui qui
le matin, me montre la toute petite chapelle, trop
grande pourtant, me dit avec une nuance de mélancolie
dans la voix : " aux fêtes, -les seuls jours de
l' année où nous soyons tous réunis, -nous ne sommes
que six. "
mais c' est précisément là, saint homme, ce qui a
élargi votre coeur, l' a fait si tendre pour la nature
souffrante... non, cette église n' est pas vide ! Je
la sens remplie de l' esprit de Dieu : tendresse
virile, charité héroïque ! ... elle est aussi remplie
d' innocence, lorsqu' à certains jours de l' année,
d' autres paroissiens lui viennent, les bonnes, les
excellentes bêtes de l' Alpe qui, en ce moment, paissent
son herbe savoureuse. à l' appel des solitaires, elles
accourent, s' assemblent à la porte de la maison de
Dieu, et, humblement, placidement, se laissent bénir.

p427

III L' entrée de l' Italie. -Les villes


lombardes.
le premier village que vous rencontrez sur le
versant méridional du Saint-Gothard-Airolo-vous
lance en Italie. Je roule avec le Tessin, et des
sauts presque aussi brusques, sur le chemin de
Bellinzona. Ces premiers bonds du torrent sont une
belle chose. Il s' échappe d' une arche de neige, non
pas savonneux comme la Reuss, mais pur, azuré. Il
précipite ses belles et héroïques eaux, à travers des
roches de marbre, sans crainte ni hésitation, avide
d' avenir... ô jeunesse, ô espérance...
à droite, à gauche, de jolies cascades viennent
au-devant de lui, descendent à lui,

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se perdent en lui ; il n' en court que plus fort.


Déjà cependant la rive gauche qui regarde le soleil,
se pare de belles vignes et de tous les charmes du
midi. Cela ne l' arrête pas. il aime ailleurs et
plus loin.
il se précipite donc, agitant de plus en plus sa
blanche crinière. Un vent impétueux suit ses ondes,
et souffle la fraîcheur dans la brûlante vallée. Les
sapins qui couvrent la rive droite du torrent sous
le froid regard du Nord, jouissent visiblement de
ce vent des Alpes. Ils mêlent leur note grave et
profonde au bruit retentissant des eaux. Cette rude
descente du Tessin, c' est aussi le chemin des
suisses au xve et au xvie siècle. C' est par là que
ces violents montagnards allaient, dans leur force
brutale, sans canons, sans cavalerie, sans autres
armes que leurs piques, réclamer leur part de l' Italie.
Vers 1500, ce n' étaient plus des armées, mais des
émigrations de barbares. Ils ne voulaient plus
retourner. Il leur fallait des terres, des vignes,
tout au moins, Bellinzona, Lugano. Des hauteurs de
Bellinzona vous apercevez

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les forts des trois cantons : Schwitz, Uri,


Unterwalden. Les Waldstaette avaient chacun une
clef de l' Italie.
Ce beau pays chargé de vignes est, dit-on, très
froid l' hiver. C' est plutôt une Suisse italienne.
On en est averti aux rudes intonations des gens du
peuple. Et pourtant, à ne juger que par les
productions, c' est bien déjà l' Italie.
Nous montons les pentes du Cenere, à travers des
châtaigniers qui nous laissent entrevoir au loin,
le lac Majeur et la route de Cesto-Calende. Puis,
c' est la descente délicieuse vers Lugano, la
douceur virgilienne dans les paysages : ciel bleu
et chaud, mais vent léger, comme celui qui, dans
Pétrarque, fait voler les blonds cheveux de Laure.
Impression indéfinissable d' un chaud printemps qui
touche à l' été, l' âge de vingt-cinq ans dans la vie
humaine... c' est le moment de la fenaison. Joie
innocente des paysans qui se reposent, dès dix
heures, comme les bergers de Virgile.

p430

En entrant ainsi en Italie, je suis, je l' avoue,


bien ému et bien tendre pour ce beau et malheureux
pays, reconnaissant de tout ce qu' il a fait pour le
genre humain. Un sentiment de religion, de poésie me
remplit le coeur : salve, magna parens...
le lac de Lugano augmente cette impression, par la
beauté du ciel, la pureté incomparable des eaux, et
la sévérité élégante des montagnes... charmante
coupe des eaux du Tessin, faut-il que des barbares
vous aient portée à leurs lèvres ! ...
les allemands auraient beau entasser dix fois plus
de systèmes philosophiques que n' en eut la Grèce,
et mettre encore par-dessus, toute l' érudition des
Ducange et des Grimm, toute la science des Faust,
ce seraient encore des barbares.
Ce mot n' est pas une injure. Le barbare est un des
grands éléments de l' humanité. Seulement, à son génie,
sa profondeur, sa science, son art, vous trouvez
toujours mêlé quelque chose de raide, si j' ose dire.
Ces gens du Nord se meuvent, mais dans des

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entraves. Leurs mains sont engagées, liées, comme


celles de leurs statues gothiques. On souffre d' autant
plus à trouver ici la barbarie, qu' on se sent, depuis
Bellinzona, en pays celtique. à chaque instant, vous
rencontrez des physionomies toutes françaises, où se
mêle-chez les enfants et les très jeunes femmes-la
charmante indécision de la grâce lombarde.
Au moment où nous entrons dans ce beau pays, la main
de l' Autriche s' appesantit lourdement sur nous. Les
douaniers nous fouillent, et leur chef oblige mon
compagnon de voyage, qui lit un volume de Silvio
Pellico, à reporter en Suisse, le livre de " cet
imposteur qui n' a dit que des mensonges " .
Como a été trop chanté pour qu' on y ajoute. Je lis
au-dessus de la porte d' une charmante villa, cette
devise : rideo quia video, et dans la maison de
P Jove : fata prudentia minor. le fruit de ce
fatalisme, c' est l' état actuel de l' Italie du Nord.

p432

à Pesaro, sur la grande place, je vois, en quelques


minutes, cinq ou six femmes enceintes... croissez et
multipliez pour la servitude... les mères donnent à
leurs enfants, pour jouets, des ballons aux armes de
l' Autriche ! ... dominons notre tristesse.
Il y a dans ces villes lombardes du Nord-Est, une
admirable progression rythmique. D' abord, aux
extrêmes racines des montagnes, Bergame et Brescia.
Puis, dans la plaine, après le lac Majeur, sur
l' Adige et la Brenta, les grandes cités de Vérone
et de Padoue, d' Eccelino et Della Scala. Du lac,
procède excentriquement le Mincio, c' est-à-dire
Peschiera, Mantoue. Mais bien autrement excentrique,
isolée, se présente, au terme de la carrière, l' unique,
la dominante Bergame. J' y entre épuisé de fatigue.
Mais voilà qu' en gravissant les pentes de la vieille
ville, je me sens revivre. La vie italienne me
renouvelle. Ces maisons, sombres au dehors, à chaque
instant s' entr' ouvrent pour

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me laisser voir, à travers le feuillage des vignes


suspendues sous lesquelles s' abritent des femmes et
des enfants, l' immensité de la plaine lombarde... je
monte, et une brise fraîche s' élève, de plus en plus
vivifiante.
Presque au sommet de la ville se dresse le palais
Terzi, tout fermé, muré ; mais par-dessus ces
murailles que soutiennent des pilastres de marbre,
montent des terrasses aériennes, et sur ces terrasses,
des statues ; plus haut encore, des vignes, et
derrière les vignes des belvédères, et je ne sais
combien de constructions qui semblent vouloir
escalader le ciel.
Au musée que je parcours rapidement, un portrait me
frappe, celui du jeune duc d' Urbino, avec de longs
cheveux de femme, d' un brun rutilant, la bouche
charmante, mais sensuelle, et dans les yeux
scintillants, des lueurs sombres inquiétantes.
Homme dangereux, charmante vipère, lorsqu' elle sera
en son temps. Il y a déjà du don Juan et du prince
De Machiavel.
Brescia, moins accidentée que Bergame,

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produit aussi moins d' effet, malgré son temple romain


et sa noble victoire en bronze. Vue de face, on dirait
le portrait d' une belle esclave, chose vraisemblable
à une époque où l' art ayant cessé d' être créateur, se
réduisait à l' imitation. L' église-un vieux temple
de Diane, dit-on-basse et sombre, est pleine de
fastueux tombeaux patriciens. Ces églises italiennes
où tout est peint, et qui s' illuminent le soir, de
milliers de cierges, sont d' un effet fantastique.
De Brescia à Vérone, notre route suit la rive du
lac de Garde, et nous souffrons beaucoup du vent
froid dont se plaint Catulle. Levé à deux heures, je
l' avais déjà entrevu dans la nuit, ce lac, tout ému,
au milieu d' un orage : fremitu assurgens, benace
marino... plus bleu encore que le lac de Lugano,
mais dominé de sommets sévères, froid comme les
Alpes, orageux comme l' Italie.

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C' est ici, en effet, une Italie plus austère et plus


grandiose. Ce que vous voyez là-bas, ce sont les
monts du Tyrol, c' est le Splugen, le formidable
passage des barbares. C' est là que longtemps, et en
vain, s' est porté, pour les arrêter, tout l' effort
de l' empire romain.
Ce coin de l' empire, cuneus impirii, cette
pointe, cette proue qu' il leur présente, c' est la
grande cité de Vérone. Mais cette ville avancée
pour la défense, n' a pas moins été leur première
halte, la grande auberge où ils sont venus, tribu
par tribu, se reposer. Vérone, par son nom à la
fois italien et allemand, rappelle le Dietrich Von
Bern, le guerrier de l' Heldenbuch... il y a dans
cette ville quelque chose qui impose. L' art ici n' est
point de l' art, c' est de l' histoire, c' est tout le
drame historique du moyen âge. -d' abord, Rome y
concentrant ses forces, en fait une capitale du
Nord-Est ; elle y met au plus haut un théâtre, un
amphithéâtre d' où, tout

p436
en regardant les jeux, elle surveille la plaine et
les barbares :
" ne voyez-vous rien venir ? " " Alaric et Attila ! ... "
plus tard, viennent pour Vérone, d' autres temps
barbares, les temps carlovingiens, le faux tombeau
de Pépin qui semble des Goths, comme celui
d' Anténor à Padoue ; la mystérieuse église de
Saint-Zénon finie en 1178, avec sa vaste crypte,
ses lions de porphyre aux portes, ses figures
énigmatiques, son renard pris par des coqs, et ses
innombrables vierges byzantines qui vous regardent
en face, mais dans un tel équilibre, que vous ne
devinerez jamais leurs pensées.
L' archevêque actuel, pour comprendre et creuser tout
cela, a voulu savoir au moins, si les os de
Saint-Zénon étaient bien dans son tombeau. Il n' en
est pas moins riant, le bon fétiche de la ville, sur
sa chaise de porphyre qui semble défier l' investigation.
Dans l' église Della Scala, d' aspect sombre, avec
ses colonnes de marbre rouge, son lion-griffon
écrasant la couleuvre, le péché ? Ou

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milan ? ... dans ce crépuscule, je cherche, sans la


trouver, la tombe de Juliette. Mais la silencieuse
ville n' est-elle pas Juliette elle-même, vivante
dans son tombeau ?
C' est un mauvais rêve pour Vérone que cette époque
des La Scala. Entre leurs monuments ambitieux, qui
encombrent un si petit espace, -dans un coin
obscur-gît une tombe sans inscription, rien que
l' échelle et l' aigle du vicariat impérial. C' est la
tombe de l' assassiné. assassiné en plein jour par
son frère qui est là, à côté, sur son cheval, planant
sur la tête des vierges et des saints... il succéda
sans être inquiété, ce semble, et régna seize années.
Les rues qui avoisinent, rappellent seules par leurs
noms significatifs, qu' en ce lieu un grand crime fut
commis.
C' est, chez ces seigneurs Della Scala, chez
Cane Le Grand, que Dante eut le malheur de
vivre, et d' apprendre combien il est dur de

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monter et descendre l' escalier, la Scala


d' autrui. Florence avait été son enfer. près de
Vérone, il composa son purgatoire, et, dit-on,
le paradis, dans la solitude du Frioul. On
trouve à la bibliothèque de Vérone, toutes les
éditions de son vaste poème.
Rien ne relève davantage cette ville, à mes yeux,
que d' avoir courageusement placé dans son hôtel de
ville, le beau Titien, où l' on voit les véronais
remettre aux vénitiens leurs clefs, c' est-à-dire,
s' affranchir de l' Autriche. Ceux-ci, les vénitiens,
des sénateurs, nobles, longues et fines figures de
patriciens, en grand contraste avec les gens de
Vérone, fortes têtes à la romaine, où le caractère
se marque plus que l' intelligence.
J' ai donné ma matinée aux champs de bataille.
Au-dessus de Vérone, Rivoli ; au-dessous, Arcole.
On y arrive par le côté autrichien, c' est-à-dire par
des fourrés et des chaussées étroites. Pour ponts,
rien que des planches clouées sur des troncs d' arbres,

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sans parapets. L' attaque de Bonaparte, du fond des


marais, semble avoir été un acte désespéré. Les
autrichiens ont soigneusement effacé son nom de la
rouge pyramide, n' y laissant que l' image de la foudre
qui la frappa.
Ce soir, j' ai grimpé, par des pentes rapides,
jusqu' au grandiose amphithéâtre. De là, vous planez.
à vos pieds coule l' Adige. à droite, le bastion de
San Micheli que détruisit Masséna. à gauche, des
jardins entourés de cyprès. Ici et là, quelques
vignes négligées, de pauvres haricots mourants de
soif... ce lieu sublime, semble laissé à l' abandon.
Dante certainement l' a visité, il s' est assis à
cette place ! Aucun ne voit plus loin vers le
Sud-Ouest, vers la plaine qui fuit en océan de
verdure, vers l' Apennin, vers la lointaine Florence.
L' amphithéâtre est si bien conservé qu' il n' étonne
pas. On y joue ce soir, dans un misérable théâtre
en planches, les malheurs du Tasse, pièce
démocratique au fond.

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J' écoute et suis intéressé. Mais lorsque mes yeux


quittent la scène et que mon regard s' élève vers les
imposantes arcades du rang supérieur, restées en
partie debout, je crois rêver. C' est comme une
apparition de l' antiquité lointaine, qui se dresse,
fantastique dans le clair-obscur d' une chaude nuit
d' été.
Le spectacle fini, les assistants se retirent
silencieux. Des femmes jeunes, au long regard, en
passant me frôlent. Les véronaises ne sont pas belles,
comme le dit Heine, mais seulement gracieuses, d' une
grâce indécise qui doit, avec l' âge, tourner
aisément à la laideur. C' est le contraire dans
l' Italie centrale où les traits sont beaucoup plus
arrêtés. La beauté semble être, ici, le partage des
hommes. Cheveux d' un blond ardent, à la Raphaël, et
le masque sévère. Pourquoi leur vie n' est-elle pas
en rapport avec ces apparences viriles ?
Je les vois, en grand nombre, se promener sur les
places, orgueilleusement et tristement oisifs. Le
farniente est le mal invétéré de cette jeunesse
italienne, et ce mal la consume.

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Est-ce pour donner le change à leur inaction, que les


italiens ont créé, par la musique, un mouvement tout
artificiel ? Beaucoup de musique, mais rien que cela.
Je m' endors, à minuit, au bruit d' une troupe de
comédiens qui soupent et qui chantent.
La pompeuse, la solennelle, l' officielle Vicence,
avec son pédantesque théâtre, ses hôtels
uniformément sérieux, semble avoir été bâtie d' un
seul coup, au xvie siècle par son architecte
Palladio. Dans son effort pour tirer de la basilique
romaine les formes de l' habitation moderne, il est
quelquefois lourd, quelquefois incorrect. Peu de
chose, ici, pour l' art, et d' énormes anachronismes
en pierres. Par exemple, l' hôtel de ville, qu' on est
tout surpris de voir entouré par des portiques
antiques.
Combien je préfère l' immense, la sombre,
l' universitaire Padoue, dominée par sa gigantesque
église aux cinq coupoles, aux trois tours, aux quatre
cloîtres. Vaste nécropole

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dédiée à saint Antoine, pleine des tombeaux des


professeurs de l' université, et le soir, illuminée
de milliers de cierges, mêlés aux fleurs, aux
bronzes, aux pierres précieuses ; toute une
fantasmagorie païenne...
Padoue, offre encore à la curiosité de l' étranger,
ses cryptes de sainte-Justine, à son admiration, les
fresques de Giotto, dans l' église de l' Arena. Elles
m' ont donné, ces fresques, ce que j' ai toujours
cherché dans le drame de la passion, mais en vain,
la sublime paix du crucifiement.
l' hôtel de ville, immense comme la ville elle-même,
est aussi de Palladio et tout enveloppé de portiques,
mais cette fois, en parfaite harmonie avec le style
gothique du monument. Ce qui est vraiment populaire
ici, c' est le saint que s' est donné la ville. Il a
beau être espagnol d' origine, ce saint Antoine De
Padoue, les italiens l' ont adopté, ils lui ont bâti
cette énorme église, se souvenant, sans doute, de
son intervention courageuse dans leur malheur. Il
tint tête à Eccelino le féroce, et l' adoucit un
moment.

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En entrant dans la noble université, cette autre


église, -celle-ci de la science, -je me découvre.
Elle est toute blasonnée des écussons des élèves
patriciens : écossais, suédois, français, italiens.
Dante, Pétrarque, le Tasse, se sont assis sur ces
bancs ! Dans cette chaire, enseigna Galilée ! ...
souvenirs éternels qui grandissent tellement l' Italie !
Pour être juste, rappelons-nous que le génie de
toutes ces villes lombardes, leur fut révélé par ce
qu' elles méprisaient, par les campagnes qui se
méprisaient elles-mêmes. Ainsi, la mélancolie des
pâturages humides, à demi voilés de molles et
traînantes vapeurs ; la tristesse des marais de
Mantoue, nous donnent le secret de la tristesse de
Virgile, de la mélancolie du Bassan, entre la
légèreté de Reggio et le tourbillonnement brillant
de Venise.

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iv Venise. -Saint-Marc. -le palais


ducal, etc.
Vue de Furina, Venezia la bella, est d' un
médiocre effet. à cette distance et de cette hauteur,
vous n' apercevez, malheureusement, que ses toits
couverts de tuiles, et cela diminue la majesté des
palais de marbre. La beauté de Venise est surtout
dans sa courbe extérieure, de la piazzetta au jardin
public, et dans le long serpent intérieur que décrit
le grand canal, entre l' église santa maria della
salute et le Rialto. Ce canal est certainement
la plus belle rue de l' Europe.
Du point où nous sommes, Venise, dans son ensemble,
apparaît une île, ou plutôt un immense nid d' alcyon
flottant sur l' Adriatique.

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En réalité, la ville est bâtie sur soixante-dix îles


que relient des centaines de ponts, que parcourent
une infinité de canaux, qui sont des rues où voguent
des milliers de noires gondoles.
De l' intérieur de Venise, la riva dei schiavoni,
vue du campanile, avec son palais ducal et ses îles
rangées en demi-cercle autour de lui, vous donne
l' illusion d' une assemblée d' îles qui délibèrent ou
font la révérence au sérénissime palais. Au milieu
de tout cela, un salon de marbre, sans autre bruit que
celui de la voix humaine, de la conversation. Vous
êtes sur la place Saint-Marc.
C' est ici que doit s' asseoir d' abord, celui qui vient
à Venise pour la première fois, s' il veut en avoir
la véritable impression. Cette place où vous ne
trouvez plus aujourd' hui, que le rire et le rien
faire, ce fut pourtant jadis, l' un des grands
centres animés de la sociabilité humaine. Sur cette
place se sont rencontrées et reconnues vingt races
diverses, et c' est ici que l' Asie a parlé à
l' Europe, par la voix de Marco Polo.

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Ce qui détourne l' esprit de ce grand passé, plus


vénérable que les triomphes de Dandolo, que les
dépouilles de sainte Sophie déposées à Saint-Marc,
c' est de voir, en arrivant, tout le peuple mal vêtu
à la française, et de retrouver dans la foule des
bonnes gens, entre deux âges, qui viennent s' asseoir
au café Florian, nos habitués du jardin Turc, à
Paris. Beaucoup de jeunes hommes, oisifs et de
mauvais ton, parlent haut à des femmes faciles qu' ils
poursuivent de leurs assiduités. Chose encore plus
triste, des mères pauvrement mises, promènent sur les
places leurs filles trop parées, peu retenues,
cherchant à attirer sur elles, les regards même de
ceux qui sont devenus les geôliers de l' Italie.
à Padoue, presque toutes les femmes sont belles. à
Venise, la vraie beauté est rare, ce qui tient sans
doute à l' air fiévreux des lagunes, peut-être aussi
à la mauvaise nourriture. Un meilleur air, un
meilleur régime suffiraient, je crois, pour rendre à
ces figures hâves, les beaux traits des grandes dames

p450

vénitiennes que Véronèse et Titien ont prodiguées


sur leurs toiles.
Dans la servitude, la musique italienne, elle aussi,
a dégénéré. La musique des régiments allemands est la
seule vraiment bonne. En attendant qu' elle vienne
jouer sous les arcades des procuraties, une
maigre chanteuse, à la voix criarde, fait tout le
concert du soir. Personne ne l' écoute. La conversation
animée ou languissante remplit ce salon de marbre de
rumeurs.
Solitaire, au milieu de cette foule en fête, j' observe
autour de moi, et bientôt, par-dessus la tête des
allants et des venants, mon regard rencontre les
rouges colonnes d' où on lut à Silvio Pellico,
devant le peuple assemblé, sa condamnation au
carcere duro. dans ma tristesse, j' adore les
lois inexorables de l' histoire.
Sur l' un des quatre côtés de cette magnifique place
Saint-Marc : la basilique. vis-à-vis,

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le triste palais impérial. Bonaparte, qui le fit


bâtir pour Eugène Beauharnais, vice-roi d' Italie,
démolit, sans façon, san geminiano, l' une des
deux églises du grand architecte-sculpteur,
Sansovino. Cette façade moderne, de mauvais goût,
gâte ce beau lieu. à l' intérieur, entre le secrétaire
de Napoléon et le prie-dieu de l' empereur
d' Autriche, un admirable Albert Dürer. Joséphine
voulait l' emporter. Bonaparte, plus discret cette
fois, s' y refusa : " ceci, madame, est à la ville de
Venise. "
la demeure des anciens procurateurs ou administrateurs
des biens de Saint-Marc, de son trésor : les
procuraties, occupent les deux autres côtés de
la place. Avec leurs belles et élégantes arcades, ce
sont de commodes et agréables promenoirs.
à deux pas, la piazzetta, qui n' est qu' un prolongement
de la place Saint-Marc vers la mer, et tout près,
le pont des soupirs, d' où les corps des suppliciés,
parfois même des vivants, cousus dans un sac, étaient
lancés dans le canal.
p452

Pour bien comprendre Venise dans le passé, il


faudrait savoir avant tout l' histoire byzantine.
Cette ville, un monde, un empire, a été un triple
centre : Byzance, Italie, Allemagne. Dès l' entrée
du xiiie siècle, 1204, Dandolo lui donna tout
l' archipel d' Orient. Il lui eût donné aussi
Constantinople, si Venise l' eût voulue.
La basilique de Saint-Marc, qui est à Venise ce
qu' est Saint-Pierre à Rome, nous fournit un des
éléments de l' époque byzantine. Vue du dehors, elle
frappe par sa magnificence, mais ne cause aucun
étonnement. Rien de la hardiesse, des élancements
sublimes de nos églises gothiques. à l' intérieur,
c' est un effet sombre d' or noirci par l' encens, de
coupoles étranges, énormes chaudières byzantines, de
mosaïques éternelles. Une accumulation de richesses
et de dépouilles : colonnes de Saint-Jean-D' Acre,
portes de sainte-Sophie, chaire de Saint-Marc
apportée d' Antioche, chevaux de bronze venus de
Constantinople... plus de paganisme que de
catholicisme. Une Cérès

p453

persane a été incrustée dans un mur. L' oeil ébloui


cherche en vain où se reposer. Tout est or,
pierreries, tout scintille, et tout vous regarde.
Plus d' industrie parfois et de richesse que d' art.
Les chevaux de Constantinople, tant célébrés, sont
médiocres.
C' est un bien autre animal, que le colossal lion
qui se tient à la porte de l' arsenal. Immobile et
colérique, il a l' air de rugir Salamine... Ce n' est
pas un lion noble et humain, comme celui de
Thorwaldsen ; c' est un lion-dieu, le genius
terrible des guerres médiques, dans lesquelles
l' Europe semble prête à dévorer l' Asie.
Jusqu' à Marino Faliero décapité, la fastueuse
métropole qui personnifiait la puissante république,
Saint-Marc, avait été le lieu de sépulture des
doges de Venise. Les Zéno, à eux seuls,
royalement, occupent une chapelle à part ; c' est que
dans la terrible guerre de Chiozza qui eut pour
théâtre les lagunes mêmes de Venise et la mit en si

p454
grand péril, ce fut un des Zéno qui aida
puissamment à sa délivrance. Avec tant d' héroïsme,
pourquoi cette bouche horriblement contractée qui
sent l' inquisiteur d' état ?
Sur la place Saint-Marc, la basilique ; sur la
piazzetta, le palais des doges. Ce palais donne
l' élément italien, mais il repose, comme Saint-Marc,
sur une base byzantine ; il monte dans l' ogive
arabe, puis ce n' est plus qu' un ventre presque sans
yeux. Rien n' égale pourtant la délicatesse des
chapiteaux, et des joyeuses petites figures des
ménétriers, en contraste avec la majestueuse ogive
qui les domine, et plus encore, avec la montagne de
marbre bigarré qui fait le corps du palais.
L' escalier des géants qui semble avoir voulu imiter
les rampes colossales de Saint-Marc, est peu
gigantesque. Il est de Sansovino, j' ai vu sa
quittance.
Aux deux coins, en porphyre, Harmodius et
Aristogiton, les deux athéniens qui s' armèrent
contre les tyrans Hippias et Hipparque,

p455

pour venger l' outrage fait à leur soeur. Que ces


deux figures de révoltés aient été mises là, n' est-ce
pas, sans paroles, un avertissement que Venise
entendait donner à ses maîtres ? ...
vous montez cet escalier des géants, où se faisait,
au plus haut, le couronnement des doges, et vous
entrez dans l' intérieur de ce palais qui a vu et
entendu tant de choses grandes ou sinistres. Il est
divisé en salles innombrables, désignées encore par
leurs attributions. Chacune de ces salles, vous
donne l' histoire intime de Venise et de son
gouvernement. La première, est celle du grand-conseil
où siégeaient les 480 membres chargés de partager,
avec le doge, le pouvoir. Tout ce vaste ensemble,
aujourd' hui inutile, est devenu un musée. Aux
murailles de cette première et importante salle, une
foule de tableaux historiques, et d' abord, la scène
mémorable où Venise força Frédéric Barberousse,
de s' humilier devant le pape Alexandre Iii, l' un
des promoteurs de la ligue lombarde, chassé par lui
de Rome.

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Le pontife, brutalement, met son pied sur la tête de
l' empereur. Mais lorsque c' est le doge, qui ayant
rétabli le pape, prend congé de lui à genoux,
l' attitude est si fière, que c' est le pape qui, cette
fois, est humilié, quoique sur son trône.
En regard, la prise de Constantinople par Dandolo.
Des portraits de doges en grand nombre. Un voile
noir couvre la place où devrait être celui de
Marino Faliero. Ce xive siècle est plein de
séditions intérieures.
Ici encore, le paradis du Tintoret, composition
immense et confuse au premier regard. Fête du ciel
sans dignité. Au plafond, deux magnifiques
apothéoses, la première de ce même Tintoret. Sur
les marches d' un escalier qui monte jusqu' au ciel,
s' échelonnent les doges, les drapeaux des provinces
sujettes de la dominante république. Au-dessous, des
balcons chargés de belles patriciennes. Au-dessus,
des renommées symbolisant le triomphe. Dans leur
élan, elles jettent leurs pieds en l' air, avec une
incroyable audace. Encore plus haut, dans les nuées

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elle plane, la belle Venise couronnée, moins belle


pourtant que celle de Véronèse. Orgueilleusement,
le grand artiste s' est mis à sa droite, habillé en
romain, dans la pourpre, et couvert de lauriers.
Salles dello scrutino, della bussolo, del consiglio
dei deici, celle-ci, malheureusement rajeunie,
c' est toujours Venise nous racontant sa glorieuse
odyssée. La salle où le doge recevait les
ambassadeurs, est remplie de tableaux commémoratifs
de ses victoires. Au plafond, une troisième
apothéose, encore par Véronèse, où l' artiste a fait
la vieille république, toute jeune et rêveuse. Salle
du sénat, allusion hautaine et défi à la ligue de
Cambrai : l' Europe sur son taureau, recule
devant le lion grondant de Venise.
Mais nous voici dans la salle des inquisiteurs,
ce terrible triumvirat qui entendait garder sous
sa main ses prisonniers. Au fond, la porte fatale
qu' on ne passait que pour aller à la mort.
Les prisons d' état, qui sont dans le palais même,
étaient de deux sortes : en bas, les

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puits, en haut, les plombs. " charmants
appartements " , me dit mon guide. Le bibliothécaire
du palais me fait, de son côté, l' éloge des juges :
" un gouvernement très doux " . Il ne trouve odieux que
le secret gardé dans les procédures et les
condamnations. Voilà donc ce que peut la servitude
pour amoindrir le sens moral dans les âmes ! ...
en réalité, les plombs étaient des cellules sous
les toits, dans une sorte de grenier. La chaleur
devait y être étouffante, parce qu' on interdisait
aux prisonniers d' ouvrir leur fenêtre et même de s' en
approcher.
Dans les puits, la fenêtre n' existe plus ; un
trou la remplace. Ce trou percé dans la muraille des
corridors intérieurs, ne laissait pénétrer dans le
cachot que peu d' air et vicié. Point de lumière, rien
qu' une nuit ténébreuse. Point de lit, une dure
planche ou même la pierre. Point de latrines. à côté
de ce lieu infect où les condamnés attendaient leur
dernier jour, la chambre réservée au supplice du
garrot, à la torture, et le casque

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de fer, avec la petite fenêtre grillée, par où


l' inquisiteur, pour tous inconnu, interrogeait le
patient. Au fond du corridor se faisaient les
exécutions. Trois ouvertures restées visibles,
écoulaient dans le canal, le sang du décapité.
Les murailles des plombs qui du moins étaient
éclairés, sont couvertes d' inscriptions. L' une
d' elles, me frappe par sa profondeur philosophique :
di chi mi fido, mi guarda iddio,
di chi non mi fido, mi guardaro io.
l' académie des beaux-arts continue le musée ducal.
Il va, par une belle suite, de 1400 jusqu' à Canova :
l' Hébé, charmante, sein naissant, un peu maniéré
pour ennoblir la petite fille. La Vénus, se cachant
comme une baigneuse surprise. La Madeleine, dans la
douleur la plus prostrata ; mais est-ce bien là,
la douleur religieuse ? Sans le crâne, ce serait une
Ariane au réveil. L' Hercule précipitant Lichas,
d' une courbe singulière, gracieuse dans la force ;
on sent qu' il n' y a nul

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effort. Le corps du jeune Lichas, charmant, est


admirablement étudié. Mme Loetitia qui rit pour
dire qu' elle s' appelle Loetitia. Ce n' est pas là
cette louve, cette vraie corse au regard fauve...
vieux tableaux des Vivarini, des Jean Fiesole,
des vénitiens Bellini. Dans le crucifix retrouvé
à la nage, costumes curieux à étudier. Un pêcheur,
rapportant au doge son anneau qu' il jetait tous les
ans dans la mer-symbole d' hyménée-et cette fois
perdu. Sur la place Saint-Marc, une procession à
laquelle prennent part les confréries si puissantes
à Venise. Pour cadre, la ville telle qu' elle était à
la fin du xve siècle. Ce sont encore là les artistes
patients que nous ont donné de connaître les
Flandres. Ces italiens, lorsqu' ils s' étaient un peu
oubliés dans le dolce farniente, -Venise leur
offrait tant de séductions ! -reprenaient leurs
pinceaux, et comme ceux de Pise au Campo Santo,
s' excitaient l' un l' autre, par ce simple mot du bon
ouvrier : andiamo alla bottega ? ...
ici, rayonne Titien. Sa présentation au

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temple qui est sa première manière, belle et


aimable. Toutes les têtes vivantes. Dans son
assomption, sa troisième manière, il a fait la
vierge énorme et d' une médiocre beauté. Du Véronèse,
la Cène. par la riche couleur vénitienne, des
symphonies immenses sont entrées dans les toiles. Du
Giorgione : le naufrage des démons. verve
diabolique : les diables ont voulu se donner la
comédie d' un naufrage. Les insubmersibles
s' amusent à se noyer...
les églises sont aussi des musées. Aux jésuites, je
viens de voir un autre Titien, admirable : son
saint Laurent, si jeune qu' il fait peine. Lumière
infernale des torches ; mais d' en haut, du ciel bleu,
un faible rayon descend jusqu' à lui : dolce color
d' oriental saphiro.
l' église de Sansovino : Saint-François De La
Vigne, a gardé ses peintures byzantines. Un
prêtre grec, belle barbe orientale, dit la

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messe dans un sanctuaire fermé. Cette vieille


liturgie, nous reporte au lointain passé de Venise.
Saint-Pierre et Saint-Paul sont une sorte
de Westminster. Parmi les tombeaux des Falieri, se
détache vivement, le portrait d' une dogaresse-sans
doute la femme de l' un d' eux. Forte, superbe,
orgueilleuse, vêtue d' une robe de brocart, elle n' a
pas craint de se laisser faire vieille, magnifiquement
coiffée de ses cheveux blancs.
Aux frari, est déposé le coeur de Canova. Son
génie mourant, est bien la vraie nature efféminée de
l' Italie moderne dont il a été le vrai représentant,
tandis qu' Alfieri montait sur des échasses.
Ville étrange, qui a donné à tous des tombeaux, même
à ses ennemis, et où Titien n' a pas encore un
monument. Ses cendres reposent ici, obscurément.
Byron, quoique si récent, n' a laissé, lui non plus,
d' autre trace que la plage désolée du Lido, le
couvent

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des arméniens où il s' est réfugié un moment. On en


parle mal, ainsi que de Pellico. Ils ne savent pas,
ces barbares, ce qu' il faudrait d' oeuvres d' art, de
tableaux, pour attirer autant que la triste façade
du palais Mocenigo qu' habita aussi le poète, et
l' étroite fenêtre devant laquelle Silvio captif,
écrivait le matin ses pensées, pour racler sa table
le soir. Ces grands noms qu' ils calomnient, c' est
pour eux que l' étranger vient ici. Leur souvenir,
au défaut de tous les Titiens, nourrirait Venise
mourante.

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v Venise la nuit. -le Lido.


la décadence.
froide et magnifique soirée... ciel magnifiquement
nuagé à la Véronèse. Le soleil se couche dans les
vapeurs richement colorées de l' Adriatique. Dans les
rues, une joie de guinguette, vulgaire, mais douce.
Sur la place Saint-Marc, les pigeons légendaires
prennent leurs derniers ébats, avant de se coucher
familièrement dans la forêt des statues qui ornent
les arcades.
Sur les canaux, la vie ralentie dans les heures
chaudes du jour, se ranime. Quelques belles
vénitiennes qui vont chercher la fraîcheur ? Passent
rapidement, pâles, maigres,

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un peu osseuses, et, dans les yeux, comme une lueur
de poignard...
... on frissonne au vent du soir. Je me réfugie sous
les arcades des procuraties où les musiciens
viendront jouer tout à l' heure.
Maintenant c' est la nuit. La lune monte, et bientôt
elle plane sur la Giudecca d' où partent, en gerbes
écaillées, de blancs nuages. En face, l' église du
rédempteur et Saint-Georges, qui semble n' avoir été
bâti que pour le point de vue. Tous deux très pâles,
deux fantômes. Le Lido et le jardin public sont
plongés dans une formidable obscurité. Au fond de
maintes gondoles, éclairées de mystérieuses lueurs,
on surprend de jolies petites scènes à la Bassan.
C' est l' heure où les drames d' amour se nouent, où les
serments de fidélité s' échangent. De moment en
moment, une barque illuminée passe, vole, rapide
luciole aux ailes de feu, tandis que

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des gondoles noires, toute lumière éteinte, glissent


silencieuses, dessinant leur sombre silhouette sur
les eaux calmes du grand canal, vaguement éclairé
des rayons de la lune. La fête va se continuer bien
avant dans la nuit. Je me relève plusieurs fois,
vivement intéressé.
à quatre heures du matin, je la revois cette noble
Venise... maintenant elle dort. Le couchant,
c' est-à-dire la coupole de santa maria della
salute, grandiose par sa position, et l' un des
plus beaux ornements de Venise, est déjà illuminée
des premiers feux de l' aurore, tandis que le point
même de l' horizon où va se lever le soleil, lutte
encore avec la nuit.
Ainsi vue, à cette heure indécise, elle semble, comme
à son premier jour, naître du sein de la mer, la
perle de l' Adriatique. Et cela est littéralement
vrai. Tous les monuments sortent de l' eau. Point de
rivage, point de quais, point de terre visible pour
porter les palais, les églises. Leurs escaliers de
marbre plongent dans l' eau. Venise, tout

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entière, paraît surgir de la mer, merveilleusement


belle et parée de jeunesse éternelle.
Mais voici le soleil, et, sans transition,
brutalement, la scène change. Sous la lumière
radieuse, les ruines se dévoilent, les palais
magnifiques qui s' alignent sur le grand canal se
montrent misérablement délabrés. Les plus somptueux,
n' ont souvent pour porte que des planches. Le palais
Foscari dans la plus belle position du monde, est
affreux de désolation. Bonaparte ordonna qu' il fût
restauré. Je l' en félicite. Il a vu, ce palais
funèbre, la mort de Foscari, -lorsque le coeur
brisé par la fin tragique de ses trois fils, le
quatrième torturé, exilé, il fut forcé lui-même
d' abdiquer, et expira, pendant que les cloches
sonnaient l' avènement de son successeur.
Deux vieilles femmes nourries par la charité publique,
voilà tout ce qui survit d' un passé et d' une famille
illustres.
Au palais Mocenigo, rien, non plus, ne rappelle le
souvenir de Byron. Les grands appartements qu' il
occupa, aujourd' hui déserts,

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ne sont curieux que par les vieux meubles et les


portraits nombreux des Mocenigo, la plupart des
doges. Ici encore, habitent à l' écart, dans un coin
de leur palais, une dame âgée et son fils, militaire
de trente ans, qui ne veut ni se marier, ni perpétuer
son nom, mais seulement jouir et mourir avec sa
maison.
Espérant trouver quelque chose du grand poète au
couvent des arméniens, j' ai dirigé ce soir mon
pèlerinage vers le Lido.
Cette solitude, au milieu de la mer, dut plaire à
cette imagination romantique. La plage est triste et
sans grandeur. Mais dans la petite île orientale où
les moines se sont établis, fort habilement ils ont
pris pour eux, la position la plus belle au milieu
des prairies, des jardins, dans la forêt des lauriers
roses. -ils sont là quarante, moines ou élèves.
Cellules et têtes à la Rembrandt qui en imposent.
La table sur laquelle écrivait Byron a été placée
dans l' une des deux

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bibliothèques, l' occidentale. à tort selon moi. Il


eût été bien préférable de la laisser dans la
cellule où le poète a vécu, travaillé, souffert, et
aussi, dans le cadre du paysage qu' il voyait
constamment de sa fenêtre. On se pénétrerait bien
mieux de ses pensées.
Le padre qui me conduit, aimable, poli, d' une
sérénité singulière, très instruit-il sait toutes
les langues-a été son professeur. Il croit que
Byron n' a eu d' autre but, en venant s' enfermer ici,
que de se faire passer pour chrétien. Voulant
surprendre l' opinion secrète du moine, je hasarde :
" il l' était peut-être ? "
le padre vivement : " oh ! Que non, monsieur, il était
trop gâté ! "
en résumé, ici même, rien de celui qui a cru tenir
tant de place en ce monde.
Je cause, en rentrant, avec mes gondoliers. Ils
chantent encore le Tasse et savent quelque chose
du Dante. L' un d' eux, pour me le prouver, lance
cette spirituelle facétie : " non, nous ne voulons
pas de son paradis où nous entendrions tant de
petits enfants

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pisser... et point de son enfer ; nous serions


toujours le bonnet à la main pour recevoir nos
maîtres. "
notre barque longe les murs de l' arsenal. De ce côté,
pauvres maisons, mais jolis intérieurs ; de beaux
enfants, de belles femmes, au moins belles à distance
et dans leurs cadres charmants de vignes et
d' architecture.
Ce magnifique arsenal que j' ai visité ce matin, est
plein, lui aussi, de l' Orient, plein de Lépante,
la grande bataille navale livrée par Venise et son
dernier souvenir. Ici encore, elle a entassé un
monde de dépouilles, rappelant sa victoire. D' un
autre côté, au milieu des poignards et des
couleuvrines des carrares dont elle s' est plue à
étaler la barbarie, on a placé, maladroitement, le
monument efféminé de Canova pour Emo.
Les ruines de Venise qui ne se rattachent pas à
des résultats existants et n' ont pas

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reçu non plus de la religion une seconde dignité,


sont loin de se présenter aussi imposantes que celles
de Rome. Il leur manque encore ce qu' a Rome, le
cadre immédiat donné par la nature, l' adorable poésie
des jardins négligés, et, pour harmonie lointaine, la
solennelle tristesse de la campagne romaine, depuis
bientôt trois mille ans, dépeuplée, déserte.
Si tristes que soient les ruines de ces palais, j' en
sais de plus tristes encore, les ruines morales qu' elles
contenaient naguère. Le second byzantinisme de
Venise a fini faute de vie politique. Les turcs
venaient de lui prendre ses possessions dans
l' archipel d' Orient, lorsqu' elle reçut au coeur même,
deux coups terribles : battue par les français à
Agnadel, elle perdit le milanais au Nord, pendant
qu' au Midi, les espagnols lui prenaient Naples et
tout le royaume.
Pour réparer de si grandes pertes, il eût fallu un
gouvernement fort, d' action rapide. Et le sénat était
vieux. Il ralentissait de tout le poids de sa
caducité, les mouvements

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d' une armée héroïque qui jurait de lui donner la


victoire. Hélas ! Ce fut la défaite et le
commencement des revers sans merci. La sentinelle
de l' Italie contre l' Allemagne, allait être pour
longtemps abattue.
La guerrière, la dominante Venise abdiqua
son orgueil, oublia son passé, s' abandonna dans une
sorte de carnaval, d' orgie funèbre. Une seule
sensation lui resta, celle du jeu. Alors, peu à peu
tout cessa. Les femmes même n' attiraient plus ; les
lampes des carampanes s' éteignirent...
à voir ces palais délabrés qui descendent et
s' ensevelissent d' eux-mêmes dans les flots de
l' Adriatique, ne dirait-on pas les splendides
mausolées d' un cimetière qui témoignent encore de
la grandeur passée, tandis que les plus humbles
sépultures ont déjà disparu sous l' eau ? ...
la mer qui enveloppe tout cela, est la même qu' il
y a deux mille ans, toujours vivante. l' homme seul
est mort.
pour ressusciter Venise, morte, elle aussi, il
faudrait deux choses : 1) le maintien d' un

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port franc. Malheureusement les commissions


successives, lentes à décider, ont toutes manqué le
but. Et Trieste a prévalu. 2) il faudrait bâtir la
digue que l' ingénieur Prony avait vérifiée possible.
Par elle, le flux et le reflux devenus plus actifs,
dragueraient chaque jour le port, assainiraient la
ville. Il faut enfin, un chemin de fer allant à
Milan, avec la chaussée qui relierait Venise au
continent. Elle est trop à part du reste du monde.
Avec ces secours, la mourante pourrait revivre, mais,
il est vrai, à la dure condition de n' être plus
Venise.
J' aime à entrer dans les églises, le soir, au
moment de la prière. C' est aujourd' hui dimanche ;
beaucoup de femmes jeunes et vieilles, beaucoup
d' hommes aussi. Tous chantent. Chant nasillard et
pourtant beau, d' un accent ému qui va au coeur. Cette
émotion de vrais croyants, fait grand contraste avec
la froideur et le manque de recueillement des messes
officielles dites à Saint-Marc.

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Je voyais, ce matin, l' assistance mondaine écouter


distraitement, en sautant d' un pied sur l' autre. Cette
basilique est, si vous voulez, un riche théâtre, une
superbe mosquée, ce n' est pas une église chrétienne.
Ce qui reste à Venise de vénitien, autant que son
palais ducal, c' est sa confrérie de Saint-Roch,
formée à l' occasion de la peste ou des pestes qui
s' abattaient sur la ville. Presque tout ce grand
couvent où sont entassées tant de richesses-la
peur a fait affluer les dons, rien ne rend plus
prodigue-cette scuola, comme ils la nomment, a
été peinte par le Tintoret. Ce terrible artiste a
couvert des lieues murales de sa peinture. Son
diabolique génie apparaît surtout dans le
crucifiement.
à la droite du spectateur, l' entrée d' une caverne
où ceux qui ont mis Jésus en croix, se disputent ses
dépouilles. à gauche, l' un des exécuteurs continue
sa vilaine besogne ; d' un geste violent que Rubens
a imité, il tire

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en arrière la corde pour élever l' un des deux


larrons, pendant que le fossoyeur creuse avec ardeur
la fosse où il sera descendu. Au milieu du tableau,
en contraste avec cette scène de rapine et de mort,
un délicieux groupe de femmes, toutes jeunes, toutes
jolies, d' un joli moderne, chiffonné... au premier
plan, une charmante fille de quinze ans, livide, à
demi perdue dans l' ombre, est d' un grand effet. Pour
compléter cette fresque immense, aux ailes et dans
le fond, d' innombrables cavaliers coiffés de turbans
qui rappellent ceux de Buffalmaco à Pise, mais
ceux-ci, plus agités, moins graves.
Dans la salle qui précède, des grotesques en bois
jouant la comédie de la vie : représentations de
métiers, masques, et dominos, tout un carnaval d' un
entrain extraordinaire. Ce n' est pas beau, mais bien
vrai. On y voit la joie endiablée de ceux qui ont
échappé à la peste, à la mort, et qui s' en moquent.
J' erre aussi dans les sombres petites rues

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de la vieille Venise. Certain bruit qui me fut


jadis si familier, ne l' entendrai-je pas sortir
du fond de ces noires cours, le gîte et l' atelier
des libérateurs de l' intelligence humaine ? ...
n' est-ce pas ici, grand Platon, que tu es rené ! ...
saintes imprimeries des Alde et des Frôben qui
avez été un moment la lumière du monde, ne
retrouverai-je pas au moins votre trace ? ... hélas !
Rien que le silence ; pas même une plaque, une
inscription qui indique le lieu où elles furent.
Est-ce donc aussi un des effets de la servitude, de
rendre les nations oublieuses de leur passé, de
celui même qui reste leur gloire, et réclame pour
elles, dans le malheur accompli ? ...
ce n' est pas un médiocre effort que de surmonter
tout sentiment humain et tout penchant national, pour
se soumettre, en présence de ces barbares, au décret
de la providence. Cependant, en regardant ceci du

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haut, de l' histoire universelle, on est tenté de


dire à l' Italie, comme l' empereur à la soeur
d' Andryane : " madame, ceci est pour l' amélioration
de son âme. "
hélas ! Combien faut-il de souffrances individuelles
et nationales, combien de pleurs, de soupirs, de
cris discordants pour composer l' accord suprême de
l' ensemble. Ce sont des cordes d' airain. Chacune
entendue à part, rend un son aigre et déchirant.
Touchées ensemble, elles résonnent harmonieusement
sous la main de Dieu.
Oui, l' Italie, déjà trop française au dernier
siècle, aurait perdu encore sous l' influence de la
France. Celle-ci lui eût peu appris, ôté beaucoup.
L' Italie avait besoin sans doute d' être en contact
avec une nationalité moins analogue à la sienne. Le
monde s' est complété plusieurs fois par ce mariage
violent des deux moitiés les plus hostiles,
l' Allemagne et l' Italie. La France est un juste
milieu qui eût dissous rapidement l' Italie, lui

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ôtant l' imagination et la religion avant de lui avoir


donné la philosophie, le patriotisme, cette autre
religion. Elle influera plus utilement plus tard,
lorsqu' elle sera moins flottante, moins incertaine
elle-même. Aujourd' hui, elle ne lui enseignerait
que ses doutes.
Un de mes bateliers me disait ce matin : signore,
chi e tedesco resta tedesco ; ma chi e italiano,
puo divenire francese ; e chi e francese, puo
divenire italiano.
cela est très vrai, sauf la première opinion. Il est
certain que l' Italie, même telle qu' elle est
aujourd' hui, influe puissamment, à son insu, sur
ses geôliers. Elle influe sur les allemands, encore
plus sur les slaves. Au théâtre de Vérone, ceux que
j' ai vus écouter les pièces italiennes, paraissaient
comprendre et profiter beaucoup. Il ne faut point
croire qu' il n' y ait pas d' âme dans ces poitrines de
barbares, sous ces moustaches fauves. Ces bohêmes
dont l' Autriche a fait des geôliers, ce sont
pourtant les compatriotes de Mozart ! ...

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VI L' entrée du Tyrol. -Les hommes


et le paysage.
Il serait dangereux pour l' étranger de céder à la
fascination qu' exerce sur lui, peu à peu Venise, et
d' y rester trop longtemps, surtout à la fin de l' été.
La vision d' un immense ossuaire, m' a toujours
poursuivi pendant que j' errais, le soir, sur les
lagunes, et que je sentais flotter autour de moi,
certaines émanations bien connues de celui qui a été
dans sa jeunesse, le plus assidu visiteur des morts ;
je veux dire, l' odeur fade qu' exhale une tombe
longtemps fermée, et qu' on vient de rouvrir.
Ce danger, je l' ai pressenti encore au départ,

p486
pendant que nous suivions la jolie route, entre deux
canaux bordés de palais. Des clochers de la ville que
nous laissions derrière nous, partait le premier
salut du jour, les trois coups de l' angélus
frappés par des centaines de cloches argentines. Belle
heure matinale dont on respire, avec délices, la
vivifiante fraîcheur. Mais hélas ! Cette fraîcheur
salutaire, Venise ne nous la donnait pas. Les
vapeurs, lourdes encore du sommeil de la nuit, que
notre rapide diligence mettait en mouvement, nous
arrivaient au visage, en effluves tièdes, mous et
affadissants. Il me semblait doux de regarder vers
le Nord, de m' engager dans les défilés des montagnes
dont les chauves sommets dominent le cours de la
Brenta. à leur pied, des vallées charmantes, un
paysage plus luxuriant, plus italien que celui du
Tessin qui touche aux glaciers. Dès Bassano, la
physionomie de la population se modifie. La longue
figure italienne peu à peu s' arrondit, les cheveux
sont encore roux, mais l' oeil devient bleu.
L' ampleur des formes laisse aussi bien loin l' idéale

p487

maigreur des vénitiennes. Partout, aux fenêtres, et


sur les portes des villages que nous traversons, de
jolis enfants, de jolies filles, mais hardies, qui
causent avec les jeunes hommes, sans timidité, sans
mystère. On pressent déjà les libertés du Tyrol.
C' est pourtant encore l' Italie ; les femmes du
peuple, ici comme à Vérone, ont toutes des fleurs
dans les cheveux.
Nous prenons l' attelage des montagnes qui n' ira guère
vite. Vieux chevaux, vieux cocher octogénaire. Une
fois hissé sur son siège, il a toutes les peines du
monde à en descendre. Triste image de la misère
italienne.
Cette lenteur aura du moins l' avantage de me laisser
tout le temps de bien voir... cependant, l' horizon
peu à peu se resserre et le paysage change d' aspect.
Les vallées, de plus en plus étroites, deviennent
aussi plus sérieuses. Tout le côté qui nous sépare
du lac Majeur, reste constamment dans l' ombre ; la
végétation se modifie. Comme il ne faut pas songer
à voyager la nuit, nous nous

p488
arrêtons au déclin du jour, à Campugnano, pauvre
gîte, mais dans une vue admirable et tout humaine.
Sous nos fenêtres, un jardin qui conserve le souvenir
de son ancienne splendeur. Dans les allées, pour la
douceur de la promenade, de longues belles dalles en
pierre ; sous les berceaux, des tables de marbre. Les
fleurs abondent, mais aussi les herbes folles des
jardins négligés. Une treille chargée de beaux
raisins noirs, enferme le petit enclos, ne laissant
entrevoir au delà, qu' un cirque de montagnes dont
l' austérité s' égaye, au premier plan, de vignes
mûrissantes.
En face de notre petite auberge, mais séparée d' elle
par une rivière qu' on ne voit pas, l' église, très
noble. Peu à peu, elle s' éclaire des blonds rayons
de la lune qu' on voit à l' opposé, glisser à la crête
des monts. Cet horizon borné, recueilli, tout en soi,
semble exprimer dans sa douceur austère, une
destinée fixée, finie, par l' amour ou la religion.
Nulle perspective extérieure, nulle issue. Et
pourquoi chercher plus loin ? ...

p489

ces paysages mixtes, d' un charme tout humain, à la


portée du regard, et d' un lointain grave, sévère ou
mélancolique, veulent dire mille choses à l' âme.
Tantôt, c' est la noblesse de la douleur dans la
vertu ; tantôt, par-dessus les joies légères et
variées d' ici-bas, elle croit apercevoir les hauts
sommets de la vie à venir.
On la regrette, la douce, l' intime vision, lorsqu' au
matin, sortant de Campugnano, le beau rêve du soir
s' évanouit. Presque aussitôt, notre route s' engage
entre des monts aux flancs décharnés qu' un pâle
soleil, noyé de pluie, met lugubrement à nu. Ce sont
les os de la grande mère dans la blancheur du
cadavre. Sur un de ces rocs funèbres, une femme est
assise. Tranquille, sans vertige du précipice qui
est à ses pieds, elle dévide son fil en nous
regardant passer.
... au train dont nous allons, il nous faudra pour
arriver à Trente tout un long jour.

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Il décline, lorsque la ville nous apparaît au fond


de son entonnoir. Elle brille au fond de ce cirque
imposant, la vieille cité, par ses coupoles
byzantines et par son serpent de l' Adige, qui
l' entoure, l' enserre de ses replis nombreux, avant
de descendre au Midi. De vieux châteaux, accrochés
aux ravins, s' avancent, curieusement, comme pour
mieux voir. Presque tous ont des miroirs inclinés
à leurs fenêtres.
N' est-ce pas la porte des Cimbres, par où ils
entrèrent ? Point de ponts. Pour en tenir lieu, on
les voyait, ces géants, lancer hardiment dans le
fleuve, une avalanche d' énormes rochers. Les
romains avaient élevé près de Trente, un temple
dédié à je ne sais quelle divinité protectrice. Mais
le destin et les destinées ont été pour les
barbares. Elle raconte quelque chose de ce lointain
passé, la vieille cathédrale, byzantine à sa base, et
gardée au portail, par des lions qui rappellent ceux
de Vérone.
à l' intérieur, deux vastes escaliers partant du bas
de la nef, montent majestueux vers

p491

la galerie extérieure. Ils datent de l' époque où


les cérémonies religieuses, s' accomplissant au
dehors, autour des églises, le prince-évêque, suivi de
tout son clergé, planait au-dessus de la foule
prosternée, au plus haut, comme un dieu. Au
demeurant, évêque fort mondain, si l' on en juge par
les fresques de son palais.
Le souvenir du concile de Trente est encore tout
vivant en l' église de sainte-Marie-Majeure. Dans
le tableau commandé pour servir à l' histoire, la date
se marque fortement, par l' attitude orgueilleuse de
l' ambassadeur d' Espagne. à part de tous les autres
ambassadeurs, il siège, en roi. Quelqu' un pourtant,
trône plus haut encore : le jésuite Lainez, un
cuistre de génie, l' exécuteur des pensées de Loyola.
Il semble que l' église ait pressenti qu' elle
s' assemblait en concile oecuménique pour la dernière
fois. Non seulement elle a convoqué un monde de
prélats, je ne sais combien de

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cardinaux, de légats, d' archevêques, d' évêques, de


généraux d' ordre, etc., mais à la face des luthériens
qui l' ont sommée de s' assembler pour reviser ses
dogmes, elle les affirme tous, et les fixe à jamais.
qui passe Trente perd, dit à son maître le
bouffon du pape Jean Xxii ? Cela semble vrai
d' abord, lorsqu' on ne voit, autour de la ville, que
paysages de pierres et de cailloux. La route
sinueuse, suit, quitte, reprend l' Adige ; elle
tourne chacun des promontoires que lui jettent
alternativement les deux côtés de la montagne. On
dirait que ces graves personnes s' oublient un
moment, et s' amusent à se renvoyer le voyageur de
l' une à l' autre rive.
Sombres défilés et noirs donjons, perchés sur tous
ces pics sauvages du Tyrol. Ils sont là comme
autant de vedettes. Ce sont, en effet, les sentinelles
avancées du grand chemin suivi par les barbares, les
vieux témoins de la haine et de la défiance qu' ont
et qu' auront

p493

toujours, l' un pour l' autre, le Nord et le Midi.


Hélas ! Ce doux Midi italien, il fuit derrière
nous... voilà que nous sortons du pays de la beauté.
Les saint Christophe, les saint François, le
christ lui-même, enlaidissent de plus en plus, dans
les ex-voto placés sur la route. On se sent à l' entrée
de la barbarie du Nord. La végétation, elle aussi,
a changé complètement d' aspect. Nous courons sous
de pâles saules qui semblent pleurer avec nous la
perte de la belle Italie.
Dans les auberges où j' ai maintenant de la peine à me
faire entendre en italien, commence l' exhibition des
méchantes petites images allemandes, et leurs
ridicules devises, empreintes de la plus amusante
sentimentalité germanique.
à Botzen, se montre, pour la première fois, le
costume tyrolien, les bretelles vertes sur la
chemise blanche, le chapeau pointu, souvent en feutre
vert, les bas rouges, la culotte courte et la jambe
serrée dans de fortes guêtres. Bizarre assemblage d' un
peuple du

p494

Nord frappé, par moment, des plus brûlants rayons


du soleil du Midi ; -d' un peuple grimpeur et
sauteur, qui même en plaine, se dandine sur ses
robustes jarrets, comme s' il descendait un précipice.
Le rouge leur plaît à ces barbares, mais encore plus
le vert. C' est bien la vraie couleur allemande. Ils
la mettent partout, jusque sur les toits et sur les
tours de leurs églises. On dirait que ces fils de
la prairie, de la forêt, sont eux-mêmes des
hommes-arbres.
La jolie, la riche, la commerçante Botzen, exprime
bien le mélange de ces deux esprits. Au choeur
byzantin de sa cathédrale, viennent s' inscrire, assez
gauchement, des fenêtres ogivales. La flèche aussi a
voulu monter légère, une légèreté plus que gothique.
Et cependant, le dôme extérieur de l' église s' écaille
en tuiles vertes. Dans les rues, vous rencontrez
encore, ici et là, des arcades couvertes, dernier
souvenir de l' Italie. Mais ces galeries sont bien
plus une protection contre le froid et la neige, qu' un
abri pour les courtes chaleurs de l' été.

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Ce qui plaît à l' étranger dans cette charmante petite


ville, c' est, avec la propreté des hôtels, le bon
accueil qu' il y reçoit, la politesse affectueuse des
servantes, politesse mêlée peut-être d' obséquiosité
allemande et de cordialité italienne ; mais
qu' importe ! ... pour le voyageur isolé, c' est comme
une douce caresse, et presque le retour au foyer, que
d' entendre, matin et soir, la fraîche et douce voix
d' une blonde jeune fille lui donner, en entrant, le
gut morgen, le gute nacht...
les français visitent si rarement cette partie du
Tyrol, que je suis partout pris pour un anglais.
La seule chose qui soit contre ce pays si cordialement
hospitalier, c' est la pluie. Elle tombe, tombe depuis
deux jours, sans trêve, et grossit d' une façon
inquiétante tous les cours d' eau. Ces
torrents-rivières, les premières routes mises par
la nature au service de l' humanité, roulent des
sommets moins impétueux que le Tessin et la Reuss,
à la descente du Saint-Gothard ; en revanche,

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ils impriment ici, au paysage, plus de variété.


Ces innombrables chutes d' eau qu' alimentent
incessamment, l' été, la fonte des neiges, ces chutes,
l' homme les fait servir, fort habilement à ses
industries. Captées par lui, vous les voyez couler à
vos pieds, vous les entendez gazouiller gaiement sur
votre tête, conduites au lieu où elles ont à faire,
par de rustiques canaux de bois, enguirlandées, le
plus souvent, d' une fraîche verdure.
Ainsi disciplinés, ces torrents, ces cascades sont
autant de serviteurs dociles, intelligents,
empressés. Les plus petites chutes sont peut-être
les plus utiles ; elles se prêtent à mille usages
domestiques des plus délicats. J' en vois une, par
exemple, qui s' emploie, avec une précision, une
douceur vraiment surprenantes, à balancer le berceau
d' un enfant, à l' endormir, en l' absence de sa mère.
Nature étrange autant que l' homme qu' elle produit.
Dans ce Tyrol actif, ardent, elle semble pleine de
caprices et souvent

p497

même de vertige. Ainsi, contre toutes les lois de la


logique, le blé, la vigne, le maïs, quittent à chaque
instant la vallée, pour escalader les sommets, à des
hauteurs improbables. Puis, tout à coup, vous les
voyez redescendre, mais pour remonter encore. Ici,
les ormes, les hêtres, les sapins accusent la région
du Nord ; là-bas, le pin d' Italie plane, et pare
le versant de la montagne d' un sourire méridional.
Lewald a dit de ce pays : " il a tous les végétaux
qui peuvent croître de l' Espagne au Spitzberg. "
d' où vient ce miracle ? Il vient de ce que le souffle
puissant de l' Italie court sur tous ces sommets du
Tyrol, pénètre ses vallées, porte le siroco jusqu' à
Inspruk.
D' autre part, on croirait volontiers que ces roches
rouges, ces montagnes de porphyre, ont conservé
quelque chose de la chaleur des volcans. Les dolomites
hérissent partout la contrée. à Inspruck, une
inscription rappelle qu' un effroyable tremblement de
terre bouleversa un jour la contrée.
Oui, c' est un poème étrange que ce Tyrol,

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d' un lyrisme bizarre, plein de contrastes. Ces oasis


de blé suspendues sur les précipices, éloignent l' idée
du travail de l' homme. C' est apparemment, la culture
des aigles et des chamois ? ... mais voilà que tout
près de ces vertigineuses escalades, de sages
montagnes régulièrement étagées de la base au sommet,
et riches de cultures, nous ramènent au souvenir de
l' humanité.
Le cercle grandiose des monts qui entourent Brixen,
se présente comme un théâtre de verdure, ou plutôt,
c' est une gigantesque corbeille portée par des mains
invisibles qui s' avance et vous offre, dans un
heureux mélange, tous les végétaux et tous les fruits
de la terre.
Par-dessus la ville et ses deux tours féodales,
coiffées de leur dôme noir ; par-dessus le triple
cercle de montagnes qui ferme l' horizon, un pic
nuageux passe sauvagement sa tête, comme pour
indiquer au voyageur la route qui conduit à Vienne.
L' influence de l' Autriche se marque déjà, ici, par
l' arc de triomphe qu' on prépare pour le passage

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de l' empereur, et mieux encore, à deux lieues de


Brixen, par la double citadelle qui vous barre le
chemin. C' est ainsi qu' elle entend brider " son cher
Tyrol " , cette bonne Autriche.
Des soldats fort tristes, croates et hongrois
travaillent, sous le bâton des caporaux, à fortifier
et augmenter ce monument de servitude. J' en vois deux,
à l' écart, visiblement malades, qui semblent rêver le
super flumina babylonis. les fièvres pernicieuses
ont déjà comblé de morts les premières tranchées de
la nouvelle forteresse.
Le soleil quitte tôt, cette scène de deuil. Dès six
heures, il disparaît, tristement, derrière le
Brenner ; le mont rébarbatif semble nous envier le
jour.
Plus de pins légers, de vignes, ni même de blé. Sur
toutes les pentes à pic, rien que des sapins
lugubres. Un vent froid court la vallée... c' en est
fait... adieu, adieu, Italie !

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VII Le Tyrol allemand, sa rudesse. -Saint-Gall.


Zurich. -Bâle.
le Brenner est triste, et sa montée est monotone.
De l' autre côté, commence le Tyrol allemand. Je
retrouve ici une particularité physique qui, dans
mes voyages, m' a souvent frappé : la population
s' embellit ou s' enlaidit, dans un rapport exact avec
le paysage.
Mais nous voici arrêtés par une longue procession
qui s' en va fêter je ne sais quel saint. Elle défile,
le saint-sacrement en tête, porté par deux énormes
capucins. Les hommes suivent, le chapelet à la main,
chantant des litanies, les uns avec un accent de
piété naïve, mais la plupart, portent sur
p504

leur visage l' empreinte d' un bigotisme étroit. Un


vieux petit homme, en houppelande grise, qui semble
les mener tous, figure brisée de fanatisme, fait
bien songer. Si le tocsin d' appel sonnait un jour,
on se demande ce qui adviendrait de cette dévotion ?
Après les hommes, viennent les femmes, courtes,
grosses, affublées de gros jupons à trois couleurs
par derrière, laissant voir des bas rouges ou bleus,
brodés comme le corsage, parfois avec de l' or. Pour
se préserver du froid, les vieilles ajoutent à cet
accoutrement risible, une sorte de coiffure
normande. Le bonnet de coton, ici devient un gros
bonnet de laine, vivement redressé à la pointe. Les
jeunes femmes portent une espèce de toque russe en
fourrure, avec une croix incrustée au milieu. Tout
un peuple féminin, en bourrelets d' enfants. Quelques
audacieuses beautés laissent là le bourrelet, et,
virilement, hardiment, coiffent le chapeau d' homme
en feutre vert.
Combien je préfère à ces barbares fanatiques, les
bonnes gens de Steinach dont la

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petite auberge me donne, ce soir, une si douce, si


patriarcale hospitalité. à mon arrivée, tantôt, j' ai
trouvé tous les hommes réunis devant l' église où
priaient leurs femmes. Ils auraient pu aller au
cabaret. " non, me disait mon hôtesse, ils aiment
mieux rester là, sans même se parler. " fatigués des
travaux de la semaine, ils ne dépensent pas leurs
forces inutilement, mais après une solitude de six
jours dans la montagne, ils jouissent paisiblement
du bonheur de se revoir et de passer quelques heures
ensemble.
La capitale du Tyrol, la bonne Inspruk, d' un
difficile accès, est assise sur l' Inn au pied de
hautes montagnes. Une inscription avertit le
voyageur qu' il est sur la route de l' ancienne Rhétie.
Ces rudes alpes rhétiques couvrent, en effet, presque
tout le pays. Nous descendons entre deux précipices.
On se sent ici, tout à fait dans le Nord ; c' est
déjà la Germania. population robuste, mais
étrange, comme ces géants qui sont de plain pied avec
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vous, dans l' église des franciscains ; géants de


bataille, bien plus que des saints à honorer.
Le grand chasseur du Tyrol qui chassait à mort,
l' empereur Max, est là aussi, couché sur son
prie-dieu. Cet intrépide chasseur de royaumes, qui
parcourut toute l' Europe, et manqua tout, semble
avoir la légèreté et le vertige de sa race, ce que
le Tyrol a de mobile et de violent.
Le faste mesquin de ces princes, est spirituellement
exprimé par le petit toit doré du palais de son
prédécesseur, Ferdinand à la poche vide. Max
n' était guère plus riche. pocchi danari,
disaient familièrement ses joyeux soldats.
L' orgueilleuse, l' impériale église des franciscains,
a bien dû pourtant admettre deux monuments
plébéiens : d' abord le tombeau de Philippa, fille
d' un marchand d' Augsbourg, que le comte du Tyrol,
sans souci de la mésalliance, avait prise pour sa
femme.
Puis, André Hofer, le brave, le bon paysan, choisi
et désigné par l' Autriche, pour insurger

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le Tyrol contre l' armée franco-bavaroise, en 1808.


Dévoué à son maître, à sa patrie, il les servit
jusqu' à la mort. Il était sur un pic et combattait,
quand il fut pris et fusillé.
Je ne sais si sa dépouille est ici, mais la statue
est ignoble. Il est là, ventru et vêtu en officier
autrichien. Rien qui rappelle la rustique origine
du héros.
Sans doute, l' empereur a préféré cet accoutrement au
costume plébéien qui ennoblissait Hofer, le laissant
paysan, mais immortel et couronné de gloire par son
héroïsme.
Le vrai portrait, est celui que l' on voit à
l' aigle d' or où il a logé, d' où il parlait au
peuple, ou mieux encore, dans le petit bas-relief
en cire colorée que garde le musée d' Inspruk, le
ferdinandum. -il devait être ainsi, bonne face
ronde et rouge, à barbe noire, taille forte, pasteur
et boucher, comme les gens du Passeyer où il était
né, mais bonté et simplicité dans la force.
Quel contraste avec la tête de Waldstein

p508
qui est à côté, visage vulgaire et contracté, avec
des yeux bleus, terribles.
Ainsi, la liberté fait partout son chemin sous des
formes diverses. Ici, les ennemis de la révolution
ont été forcés d' introniser, dans l' égalité, parmi
les statues des empereurs, celle d' un simple paysan.
La liberté à l' inverse du mot d' un ancien : " ô mes
amis, il n' y a plus d' amis ! " peut dire plutôt, en
son nom : " ô mes ennemis, il n' y a plus d' ennemis ! "
... la pluie, hélas ! Toujours la pluie pour
compagne ! Celui qui n' a pas supporté les lourdes et
fiévreuses chaleurs d' un automne italien, ne peut
comprendre comment les armées du Nord fondirent au
contact de l' Italie. Et celui qui n' a pas subi le
froid pluvieux, avec rafales, dont je suis assailli,
depuis Inspruk, ne se doute pas de ce que les
hommes du Midi doivent souffrir, en s' enfonçant dans
le Nord.
Cette souffrance m' est rendue plus sensible

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encore, par la grelottante personne de mon jeune


vetturino parti imprudemment de Trente en habits
d' été. Par compassion pour lui, je fais arrêter
devant une pauvre auberge de village, à quelques
lieues d' Inspruk. Mais là, point de cheminée. Le
feu brûle au milieu de la chambre à coucher qui sert
également de cuisine et de réfectoire. Quant à la
fumée, elle se fraye sa route comme elle peut.
Autour de ce feu de campement, des paysans silencieux,
immobiles, me regardent. Et moi, à voir leur longue
chevelure divisée sur le front, et la sauvagerie
primitive de cet intérieur, je me crois, tout à coup,
transporté loin, bien loin du Tyrol, et revenu en
France, mais dans quelque réduit encore ignoré,
solitaire, tout au fond de notre pauvre basse
Bretagne.
Mon Pietro n' est pas au bout de ses peines. La pluie
vient de s' arrêter, le soleil brille, mais c' est pour
faire fondre les neiges nouvellement tombées sur les
sommets. De tous côtés, les eaux grossissent,
l' inondation a

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déjà fait de grands ravages. L' Inn a rompu ses ponts,


il envahit la route. Mon italien parle de retourner à
Brixen. Il a promis plus qu' il ne peut tenir. Ne
connaissant ni le pays, ni la langue, il ne sait
comment s' informer, et perd son chemin. Nous voilà
engagés dans le lit d' un torrent, au risque d' être
broyés contre les rochers. Nous péririons
immanquablement, sans l' obligeance de quelques
paysans qui soutiennent notre voiture. Un vieux
colporteur tyrolien, voyant notre détresse, nous
vient aussi en aide, il nous donne un guide. Il sait
quelques mots de français et me souhaite un bon
voyage. Je ne quitte pas ce brave homme sans lui
témoigner ma reconnaissance. Je bois avec lui au
Tyrol, et lui, boit à la France.
Nous voici maintenant, sur les indications de notre
cicérone, gravissant un âpre et périlleux sentier
pratiqué aux flancs de la montagne, sous les sapins
en fleurs. La fatigue est extrême. Pietro, moins
philosophe que moi, et peut-être aussi un peu mortifié
de n' être plus son maître, s' écrie à chaque instant :

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ah ! La vità che meno e troppo cattiva ! les


chevaux, s' ils avaient la parole, diraient aussi :
troppo cattiva ! ... ils n' en peuvent plus.
Jusqu' au pauvre chien Amore, qui s' avoue
vaincu. Il halète, et ses beaux yeux humides
implorent une place à mes côtés. Je lui donne l' abri
de mon manteau.
Il a fallu toute la douceur, la bonne grâce de notre
hôtesse d' Imst, pour nous consoler. à notre départ,
ce matin, elle a ajouté à nos provisions, la poésie
de quelques fleurs.
... enfin, après mille encombres, nous voici à
Landeck où nous devrions être depuis la veille. Mais
c' est pour voir, le lendemain, les difficultés de
la route s' accroître encore. La vallée se resserre,
les torrents s' alourdissent, les cascades se
multiplient autour de nous et menacent de nous
engloutir.
Chaque torrent dépassé, on croit trouver l' Inn
moins large et moins furieux. C' est tout le contraire.
Ce fleuve qui précipite, sous nos yeux, ses vagues
de plâtre, me fait penser aux anciennes migrations
des barbares, à

p512

leur cours torrentueux. C' est, en effet, par le


Tyrol qu' avait lieu le passage aux temps antiques.
Le Simplon, le Saint-Gothard, l' Argentière,
n' étaient pratiqués que par les chamois et les
enfants de la montagne qui se lançaient à leur
poursuite, intrépidement, de roc en roc, par-dessus
les abîmes.
Cet Inn, descendu des plateaux de la
Haute-Engadine, cette Reuss échevelée, tombant
du Saint-Gothard, semblent concentrer le violent
génie de ces peuples. C' est toujours le sauvage
taureau d' Uri.
Rocschevelus, comme André Hofer, comme les daces
du Vatican. De toutes parts, des ruisseaux qui
sourdent, des torrents qui se précipitent et qui
grondent, des avalanches de boue et de pierres qui
se détachent de la montagne et s' effondrent sur
notre chemin. C' est la guerre des éléments déchaînés
contre l' homme.
Mon italien qui n' a jamais dépassé Landeck, se
trouble en avançant dans ce sombre Tyrol occidental.
Il ne salue plus légèrement et furtivement les
madones, mais avec onction

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et profondément, chapeau bas. Tout devient barbare,


inhospitalier. Le voyageur, à sa triste halte du
soir, est reçu par des chiens hargneux, aboyants,
grondants. Et l' hôte, non plus, n' est pas tendre
pour l' étranger. Rude comme la nature, et comme le
ciel, fantasque.
Celui-ci se montre de plus en plus hostile. Nous
montons l' Aldelberg sous une pluie glacée. Plus
haut, il neige. Le seul être vivant que nous
rencontrions dans cette morne solitude, à la cime
de cet âpre col, est un pauvre berger, gardien d' un
chétif troupeau. Silencieux, mélancolique, il nous
regarde passer du fond du brouillard.
Le Vorarlberg, frappé de pauvreté : maigre maïs,
maigres vignes presque sans fruits, marque la
transition entre le Tyrol et la Suisse. Cette
transition est déjà sensible dans les hôtelleries,
par un retour à la douceur chez la femme, chose si
précieuse au voyageur qui arrive, à la fin du jour,
transi de froid, brisé de fatigue.

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Feldkrich, petite ville industrieuse, fait pressentir


Saint-Gall. Pittoresque vallée qui semble vouloir
nous faire regretter le Tyrol que nous quittons. Le
paysage s' embellit, avant de s' ouvrir aux plaines du
Rhin, de Constance, au pays de la liberté.
L' Autriche, sur cette frontière, songe à la défense,
la Suisse, non. Je vois seulement des milices
s' exercer le long du Rhin. Nous le passons en
bateau, et nous arrivons à Rhineck, où j' entends
le maître de mon hôtel, donner des ordres en français.
Pour mon oreille, c' est comme une musique délicieuse.
Adieu la lourdeur allemande et les bonnets fourrés.
Ici, les femmes n' ont d' autre coiffure que leurs
cheveux. Elles y ajoutent, par coquetterie, une crête
de dentelle diaphane, ailée. On dirait des
femmes-mouches. Le climat reste pourtant sévère. Mais
ce ne sont plus les brusques variations du Tyrol
occidental qui en font, par moment, une sombre
Sibérie.

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Saint-Gall ne répond plus aujourd' hui à l' idée


qu' on s' en fait de loin, d' après l' histoire. Mais
c' est toujours un des centres du parti démocratique,
par tradition de haine contre l' ancienne abbaye.
Gouvernée alors par des abbés titrés, des princes
d' empire, la féodale église était dans la république,
et la république se trouvait au milieu des vassaux.
Bizarre enclavement, qui provoquait de continuelles
disputes. Le commencement du xviiie siècle a tout
fini, tout nivelé. On ne parle pas moins de relever
la muraille qui enfermait jadis l' ennemie, tant il
reste, chez les protestants, toujours en minorité,
de crainte et de rancune.
Mais n' est-ce pas s' armer contre des morts ? ...
je sais bien que l' abbatiale église garde encore
quelques prétentions féodales. L' autel est surmonté
d' une couronne, et sur la porte, à l' intérieur, je
lis : memor esto congregationis tuae.

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d' autre part, les fresques qui couvrent tout, sont


d' un bout à l' autre, l' apothéose de cet ordre
bénédictin. Un capucino qu' on voit en tête-on
les retrouve partout-semble rendre hommage à ce
triomphe.
Quel ordre, en effet, fut aux premiers temps de
l' église, plus fécond, plus riche en savoir et en
vertu ? Quel membre admirable du christianisme,
quelle part dans son histoire ! ...
le bibliothécaire de l' abbaye, homme doux et simple,
amoureux de son trésor, en est le dernier moine. De
la vaste et riche salle des imprimés qui occupe le
rez-de-chaussée, vous montez au premier étage. Mais
là, une porte en fer vous arrête. Est-ce la porte
d' un sépulcre ? On le dirait, à voir ce christ étendu
sur le linceul, les cheveux droits, les yeux vitreux.
Christ de l' école d' Holbein, admirablement affreux.
Oui, c' est bien la porte de la mort, mais d' une mort
toujours vivante ; la porte des reliques de la
science. Tous les âges y sont

p517

représentés : manuscrit des niebelungen ; un Virgile


du ve siècle ? Un missel à l' usage de Charlemagne,
couverture d' ivoire qu' on dirait sculptée par un
artiste byzantin. Palimpseste De Lactance, avec
des notes de Niebuhr qui s' y tua les yeux. Enfin, la
rareté des raretés, un manuscrit mérovingien,
peut-être de saint Grégoire... on a des diplômes
mérovingiens, mais point de manuscrits.
Ce qui m' a encore intéressé vivement, c' est le
catalogue des richesses que possédait la bibliothèque
au ixe siècle. On y voit les notes du bibliothécaire.
Tout en cataloguant les livres, il les juge. Par
exemple : " ce livre ne vaut rien. " on sait aussi en
quelles mains étaient les ouvrages empruntés : " ce
livre a été prêté à l' impératrice. " était-ce la
femme de Charles Le Chauve ?
Voici un lieu où je m' ensevelirais volontiers,
oublieux du monde et de la fuite du temps. Mais il
faut que je me hâte, et qu' aujourd' hui même, je
gagne Zurich pour être demain à Bâle, et dans
quarante huit heures, à Paris.

p518

Zurich, placée dans une position analogue à celle


de Genève et de Lucerne, voit son fleuve, un
moment reposé dans le lac, reprendre sa course vers
la mer. Ville moins concentrée que Genève, moins
originale que Lucerne. Les ponts de bois sont
devenus des ponts de pierre ; les montagnes ne
tombent plus à pic, baignant leurs pieds dans l' eau,
comme le Pilate et le Righi. L' horizon s' est
élargi, la ville n' est encadrée que par des collines.
Mais au fond, au loin, se dresse le bel amphithéâtre
des alpes neigeuses.
Patrie de Gessner, de Lavater, de Pestalozzi :
l' histoire, et l' histoire naturelle.
La bibliothèque mérite qu' on s' y arrête. Elle occupe
la chapelle bâtie par le vainqueur de Charles Le
Téméraire. C' est, en pierre, une grande page de
l' histoire. Là, les chevaliers qui se firent tuer à
Sempach, et pour qui fut bâtie l' abbaye de Cappel,
un siècle avant que Zwingli n' y trouvât la mort. J' ai
sous les yeux le portrait de ce terrible réformateur,
dure figure, taillée au rasoir,

p519

et non grossière, comme celle qu' on a mise en tête


de ses oeuvres.
Le soir, tous ces souvenirs du passé roulent en moi,
pendant que je me promène seul, soit dans l' allée des
vieux tilleuls, tout en haut de la ville, soit en
bas, le long de la Limmath éclairée du soleil
couchant.
Zurich fut la Genève D' Arnauld De Brescia, et
Bâle, la Genève D' Erasme. La ville s' offre à mes
yeux, par son aspect de richesse sérieuse ; elle
semble, vue de ce côté, le grand protérium du Rhin,
placé au coude du fleuve pour le dominer, le surveiller
de son éminence et lui imposer un pont. Cette porte
de l' Allemagne est caractérisée par sa danse des
morts. Holbein en avait couvert les murailles du
couvent des dominicains. Ces fresques ont péri, mais
le musée garde une grande partie de l' oeuvre du
maître, sinon la meilleure.
D' abord, son portrait peint par lui-même, forte tête
de paysan intelligent. à côté, celui

p520

de sa femme, point flattée, mais qui rend


admirablement une nature molle, passée à quarante
ans. Cette mollesse n' empêcha pas la dame d' être
fort acariâtre. Elle lassa si bien son mari, qu' un
beau jour, il s' enfuit en Angleterre et y laissa
ses principaux chefs-d' oeuvre.
Bâle garde d' Holbein son érasme, dont le nôtre
semble n' être qu' une copie. Mais la merveille des
merveilles, c' est son portrait de Jean Frôben. Je
voudrais voir à côté celui de Ramus qui est dans la
bibliothèque, tête forte, noire, dure, la polémique
elle-même.
L' arsenal de Bâle-ville s' est vu dépouiller par
Bâle-campagne. La démocratie a durement usé de sa
victoire. Il a fallu tout partager, même les vieilles
armures. Ainsi a été

p521

détruite l' unité qui donnait à ce musée une


inestimable valeur.
Bâle-ville a pourtant sauvé la cotte de mailles de
Charles Le Téméraire et la précieuse bibliothèque.
Mais pour la préserver d' un démembrement, il a fallu
tout racheter.
Je ne me lasse pas d' errer autour de la rouge
cathédrale romane. Fondée en l' an 1000, par l' empereur
Henri Le Saint et sa Cunégonde, elle devait servir
de sépulture à Oecolampade, à érasme, Bullinger,
etc.
ère du christianisme pontifical et de Grégoire Vii.
ère du protestantisme et du philosophisme. Les siècles,
dans leur opposition, se heurtent ici.
Et, tout le long, au pied de la silencieuse église,
du sombre cloître roman, plein des tombeaux des
réformateurs, coule et murmure dans son grand
voyage, de la Suisse à l' Allemagne, le fleuve
majestueux, rapide, indifférent, le Rhin ! ...
à quelle distance incommensurable suis-je

p522

donc de l' Italie ? Me voici replongé au sein du


rationalisme.
De Bâle, sans transition, je me retrouve en France,
en Alsace, dans cette Allemagne française, plus
française que la France, toute pleine et débordante
de vie, d' agriculture, d' industrie, de guerre...
c' est ici, que saluant la patrie, nous dirions encore
mieux avec Virgile :
salve magna parens frugum... magna virum.

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