La Cause Freudienne 79 - Lacan Au Miroir Des Sorcières PDF
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SOMMAIRE
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Éditorial
Nathalie Georges-Lambrichs
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Éditorial
criminologue…), des échappées belles donnent des repères cliniques concrets pour
saisir ce qu’est une cure aujourd’hui, à savoir une expérience marquée par l’incurable
d’une condition, celle du parlêtre.
La guerre du goût ferait ici écran à celle de la parole et du langage, comme au
déchaînement de la haine toujours prête à revêtir les oripeaux de l’admirateur pressé
ou du détracteur dilettante ou appliqué. La psychanalyse reste ce qu’elle est depuis
le départ, quand même tout est changé : cette très petite et très grande affaire de
l’homme moderne, postmoderne, puis hypermoderne, l’homme de l’âge de la
science, celui qu’une « clique » – j’emprunte à Freud ce mot qu’il utilise pour fustiger
la présomption du « moi » – voudrait réduire à l’homo statisticus, LOM en proie à son
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désir, qui aura toujours commencé par une panne : celle du désir de l’Autre, qui
n’existe pas.
Ce n’est pas qu’il n’y en ait des caricatures et des grimaces, c’est que toutes sont
inconsistantes. C’est que toutes ne consistent que parce que « on » les fait consister.
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La Troisième
Jacques Lacan
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Cela pourrait passer pour un défi à mon âge, où, depuis trois ans, comme on dit
aux gens à qui on veut l’envoyer dans les dents, Socrate était mort. Mais même si je
défuntais à la suite – ça pourrait bien m’arriver, c’est arrivé à Merleau-Ponty, comme
ça, à la tribune –, Descartes n’a jamais entendu dire par son Je souis qu’il jouissait de
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la vie. Ce n’est pas ça du tout. Quel sens ça a, son Je souis ? Exactement mon sujet à
moi, le Je de la psychanalyse.
Naturellement, il ne savait pas, le pauvre, il ne savait pas, ça va de soi, il faut que
je le lui interprète – c’est un symptôme. Car, avant de conclure qu’il suit – suit quoi ?
la musique de l’être, sans doute –, à partir de quoi est-ce qu’il pense ? Il pense du
savoir de l’École, dont les Jésuites, ses maîtres, lui ont rebattu les oreilles. Il constate
que c’est léger.
Ce serait meilleur tabac, c’est sûr, s’il se rendait compte que son savoir va bien plus
loin qu’il ne le croit, à la suite de l’École. Il y a de l’eau dans le gaz, si je puis dire, du
seul fait qu’il parle, car, à parler lalangue, il a un inconscient, et il est paumé, comme
tout un chacun qui se respecte. C’est ce que j’appelle un savoir impossible à rejoindre
pour le sujet, alors que lui, le sujet, il n’y a qu’un signifiant seulement qui le représente
auprès de ce savoir. C’est un représentant de commerce, si je puis dire, avec ce savoir
– savoir constitué, pour Descartes, comme c’est l’usage à son époque, de son insertion
dans le discours où il est né, c’est-à-dire le discours que j’appelle du maître, le discours
du nobliau. C’est bien pourquoi il n’en sort pas avec son Je pense, donc Je souis.
C’est quand même mieux que ce que dit Parménide. L’opacité de la conjonction du
noeïn et de l’eïnaï, de la pensée et de l’être, il n’en sort pas, ce pauvre Platon. Sans lui,
qu’est-ce qu’on saurait de Parménide ? Mais cela n’empêche pas qu’il n’en sort pas. S’il
ne nous transmettait pas l’hystérie géniale de Socrate, qu’est-ce qu’on en tirerait ?
Je me suis échiné pendant ces pseudo-vacances sur Le Sophiste. Je dois être trop
sophiste, probablement, pour que cela m’intéresse. Il doit y avoir là quelque chose à
quoi je suis bouché. J’apprécie pas. Il nous manque des trucs pour apprécier, il nous
manque de savoir ce qu’était le sophiste à cette époque, il nous manque le poids de
la chose.
Revenons au sens du souis.
Ce n’est pas simple, ce qui, dans la grammaire traditionnelle, se met au titre de la
conjugaison d’un certain verbe être. Pour le latin, alors là, tout le monde s’en aperçoit
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– fui ne fait pas somme avec sum – sans compter le reste du bric-à-brac. Je vous en
passe. Je vous passe tout ce qui est arrivé quand les sauvages, les Gaulois, ont eu à se
tirer d’affaire avec ça – ils ont fait glisser le est du côté du stat. Ce ne sont d’ailleurs
pas les seuls – en Espagne, je crois que ça a été le même truc. La linguisterie se tire
de tout ça comme elle peut. Je ne m’en vais pas maintenant vous répéter ce qui fait
les dimanches de nos études classiques.
Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander quelle chair ces êtres – qui sont
d’ailleurs des êtres de mythe, des mythèmes, on les a inventés exprès – dont j’ai mis
le nom au tableau, les Undeuxropéens, pouvaient mettre dans leur copule. Partout
ailleurs que dans nos langues, c’est n’importe quoi qui sert de copule. Eux, ils y
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mettaient quelque chose comme la préfiguration du Verbe incarné, on dira ça – ici !
[La salle de santa Cecilia contient nombre de symboles.]
Ça me fait suer. On a cru me faire plaisir en me faisant venir à Rome, je ne sais
pas pourquoi – il y a trop de locaux pour l’Esprit Saint. Qu’est-ce que l’Être a de
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L’inouï, c’est que ça ait pris du sens – et pris du sens, rangé comme ça. Dans les
deux cas, c’est à cause de moi, de ce que j’appelle le vent – dont je sens que je ne peux
même plus le prévoir –, le vent dont on gonfle ses voiles à notre époque.
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Il est évident que ça ne manque pas de sens au départ. C’est en cela que consiste
la pensée – des mots introduisent dans le corps quelques représentations imbéciles.
Voilà, vous avez le truc – vous avez là l’imaginaire, et qui en plus nous rend gorge.
Cela ne veut pas dire qu’il nous rengorge, non. Il nous re-dégueule. Quoi ? – comme
par hasard, une vérité, une vérité de plus. C’est un comble.
Que le sens se loge dans l’imaginaire nous donne du même coup les deux autres
comme sens. L’idéalisme, dont tout le monde a répudié l’imputation, est là derrière.
Les gens ne demandent que ça. Ça les intéresse, vu que la pensée, c’est bien ce qu’il
y a de plus crétinisant à agiter le grelot du sens.
Comment vous sortir de la tête l’emploi philosophique de mes termes, c’est-à-dire
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leur emploi ordurier ? – quand, d’autre part, il faut bien que ça entre. Mais il vaudrait
mieux que ça entre ailleurs. Vous vous imaginez que la pensée, ça se tient dans la
cervelle. Je ne vois pas pourquoi je vous en dissuaderais. Moi, je suis sûr – je suis sûr
comme ça, c’est mon affaire – que ça se tient dans les peauciers du front, chez l’être
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De l’être au semblant
Il s’agirait que vous y laissiez – je parle des analystes – quelque chose de bien diffé-
rent d’un membre, à savoir cet objet insensé que j’ai spécifié du a.
C’est ce qui s’attrape au coincement du symbolique, de l’imaginaire et du réel
comme nœud. C’est à l’attraper juste que vous pouvez répondre à ce qui est votre
fonction – l’offrir comme cause de son désir à votre analysant.
C’est ce qu’il s’agit d’obtenir. Mais si vous vous y prenez la patte, ce n’est pas
terrible non plus. L’important, c’est que ça se passe à vos frais.
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Après cette répudiation du Je souis, je m’amuserai à vous dire que ce nœud, il faut
l’être. Je rajoute ce que vous savez après ce que j’ai articulé pendant un an des quatre
discours sous le titre de L’Envers de la psychanalyse – il n’en reste pas moins que, de
l’être, il faut que vous n’en fassiez que le semblant. Ça, c’est calé ! C’est d’autant plus
calé qu’il ne suffit pas d’en avoir l’idée pour en faire le semblant.
Ne vous imaginez pas que j’en ai eu, moi, l’idée. J’ai écrit objet a. C’est tout diffé-
rent. Ça l’apparente à la logique, c’est-à-dire que ça le rend opérant dans le réel au
titre de l’objet dont justement il n’y a pas d’idée. Il faut bien le dire, l’objet dont il
n’y a pas d’idée, c’était jusqu’à présent un trou dans toute théorie quelle qu’elle soit.
Cela justifie les réserves que j’ai faites tout à l’heure à l’endroit du présocratisme
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de Platon. Ce n’est pas qu’il n’en ait pas eu le sentiment, car le semblant, il y baigne
sans le savoir. Ça l’obsède, même s’il ne le sait pas. Ça ne veut rien dire qu’une chose,
c’est qu’il le sent, mais qu’il ne sait pas pourquoi c’est comme ça. D’où cet insupport,
cet insupportable qu’il propage.
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Il n’y a pas un seul discours où le semblant ne mène le jeu. On ne voit pas pour-
quoi le dernier venu, le discours analytique, y échapperait. Ce n’est quand même
pas une raison pour que, dans ce discours, sous prétexte qu’il est le dernier venu,
vous vous sentiez mal à l’aise au point d’en faire, selon l’usage où s’engoncent vos
collègues de l’Internationale, un semblant plus semblant que nature, affiché.
Rappelez-vous quand même que le semblant de ce qui parle comme tel est là
toujours, dans toute espèce de discours qui l’occupe. C’est même une seconde nature.
Alors, soyez plus détendus, plus naturels, quand vous recevez quelqu’un qui vient
vous demander une analyse. Ne vous sentez pas si obligés à vous pousser du col.
Même comme bouffons, vous êtes justifiés d’être.
Vous n’avez qu’à regarder ma Télévision. Je suis un clown. Prenez exemple
là-dessus, et ne m’imitez pas ! Le sérieux qui m’anime, c’est la série que vous consti-
tuez. Vous ne pouvez à la fois en être et l’être.
Du réel
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ensemble. Ce qu’il y a de combinat et même de combine derrière tout ça, ce n’est pas
imaginable.
Peut-être l’analyse nous introduira-t-elle à considérer le monde comme ce qu’il
est – imaginaire. Cela ne peut se faire qu’à réduire la fonction dite de représentation,
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Que la femme soit l’objet a de l’homme à l’occasion, ça ne veut pas dire du tout
qu’elle, elle a du goût à l’être. Mais enfin, ça arrive. Ça arrive qu’elle y ressemble
naturellement. Il n’y a rien qui ressemble plus à une chiure de mouche qu’Anna
Freud. Ça doit lui servir.
Soyons sérieux. Revenons à faire ce que j’essaye.
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doutent un peu. Non seulement elles se doutent, mais même elles l’ont dit – qu’elles
l’aient dit signe qu’elles s’en doutent. La psychanalyse est-elle un symptôme ?
Vous savez que, quand je pose les questions, c’est que j’ai la réponse. Mais enfin,
il vaudrait tout de même mieux que ce soit la bonne réponse.
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Maintenant qu’il n’y a plus d’esclaves, nous en sommes réduits à relicher tant que
nous pouvons les comédies de Plaute et de Térence, pour nous faire une idée de ce
qu’ils étaient bien, les esclaves.
Je m’égare. Ce n’est pas pourtant sans ne pas perdre la corde de ce qu’il prouve,
cet égarement.
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Ce qu’on lui demande, c’est de nous débarrasser et du réel, et du symptôme. Si
elle succède, a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout – je dis ça
comme ça, je vois qu’il y a des personnes qui n’étaient pas à cette conférence de
presse, c’est pour elles que je le dis – à savoir à un retour de la vraie religion, par
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exemple, qui, comme vous le savez, n’a pas l’air de dépérir. Elle n’est pas folle, la
vraie religion, tous les espoirs lui sont bons, si je puis dire, elle les sanctifie. Alors, bien
sûr, ça les lui permet.
Si donc la psychanalyse réussit, elle s’éteindra, de n’être qu’un symptôme oublié.
Elle ne doit pas s’en épater, c’est le destin de la vérité telle qu’elle-même le pose au
principe – la vérité s’oublie. Donc, tout dépend de si le réel insiste. Pour ça, il faut
que la psychanalyse échoue.
Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie, et qu’elle a donc encore de bonnes
chances de rester un symptôme, de croître et de se multiplier. Psychanalystes pas
morts, lettre suit !
Mais quand même, méfiez-vous – c’est peut-être mon message sous une forme
inversée. Peut-être qu’aussi je me précipite. C’est la fonction de la hâte que j’ai mise
en valeur pour vous.
Ce que je viens de vous dire peut pourtant avoir été mal entendu, de sorte que ce
soit pris au sens où la psychanalyse serait un symptôme social. Il n’y a qu’un seul
symptôme social – chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul
discours de quoi faire lien social, autrement dit, semblant. C’est à quoi Marx a paré,
d’une façon incroyable. Aussitôt dit, aussitôt fait. Ce qu’il a émis implique qu’il n’y
a rien à changer. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, tout continue exactement comme
avant.
La psychanalyse, socialement, a une autre consistance que les autres discours. Elle
est un lien à deux. C’est bien en cela qu’elle se trouve à la place du manque de rapport
sexuel. Cela ne suffit pas du tout à en faire un symptôme social, puisqu’un rapport
sexuel manque dans toutes les formes de sociétés. C’est lié à la vérité qui fait struc-
ture de tout discours.
C’est bien pour cela, d’ailleurs, qu’il n’y a pas de véritable société fondée sur le
discours analytique. Il y a une École, qui justement ne se définit pas d’être une
Société. Elle se définit de ce que j’y enseigne quelque chose.
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Si rigolo que ça puisse paraître quand on parle de l’École freudienne, c’est quelque
chose dans le genre de ce qui a fait les Stoïciens, par exemple. Les stoïciens avaient
comme un pressentiment du lacanisme – ce sont eux qui ont inventé la distinction
du signans et du signatum. Par contre, je leur dois, moi, mon respect pour le suicide
– non pas pour des suicides fondés sur un badinage, mais pour cette forme de suicide
qui est, en somme, l’acte à proprement parler. Il ne faut pas le rater, bien sûr, sinon
ce n’est pas un acte.
Dans tout ça, donc, il n’y a pas de problème de pensée. Un psychanalyste sait
que la pensée est aberrante de nature, ce qui ne l’empêche pas d’être responsable
d’un discours qui soude l’analysant à quoi ? – non pas à l’analyste, mais au couple
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analysant-analyste.
Quelqu’un l’a très bien dit ce matin, je l’exprime autrement, mais c’est exactement
le même truc, je suis heureux que ça converge.
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Le piquant de tout ça, c’est que ce soit le réel dont dépende l’analyste dans les
années qui viennent, et non pas le contraire.
Ce n’est pas du tout de l’analyste que dépend l’avènement du réel. L’analyste, lui,
a pour mission de le contrer. Malgré tout, le réel pourrait bien prendre le mors aux
dents, surtout depuis qu’il a l’appui du discours scientifique.
C’est même un des exercices de ce qu’on appelle science-fiction, que je dois
dire, je ne lis jamais, mais souvent, dans les analyses, on me raconte ce qu’il y a
dedans. Ce n’est pas imaginable ! – l’eugénique, l’euthanasie, enfin toutes sortes
d’euplaisanteries diverses. Là où ça devient drôle, c’est seulement quand les savants
eux-mêmes sont saisis, non pas de la science-fiction, bien sûr, mais d’une angoisse.
Ça, c’est instructif. C’est bien le symptôme-type de tout événement du réel.
Quand les biologistes – pour les nommer, ces savants – s’imposent l’embargo
d’un traitement de laboratoire des bactéries sous prétexte que, si on en fait de trop
dures et de trop fortes, elles pourraient bien glisser sous le pas de la porte, et nettoyer
au moins toute l’expérience sexuée en nettoyant le parlêtre, ça, c’est tout de même
quelque chose de très piquant. Cet accès de responsabilité est formidablement
comique. Toute vie enfin réduite à l’infection qu’elle est réellement selon toute
vraisemblance, c’est le comble de l’être pensant. L’ennui, c’est qu’ils ne s’aperçoivent
pas pour autant que la mort se localise du même coup à ce qui, dans lalangue, telle
que je l’écris, en fait signe.
Quoi qu’il en soit, les eu plus haut par moi soulignés au passage nous mettraient
enfin dans l’apathie du Bien universel. Ils suppléeraient à l’absence du rapport que
j’ai dit impossible à jamais, par cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru
devoir marquer dans un écrit l’avenir qui nous pend au nez, soit le même que celui
où l’analyse a en quelque sorte son avenir assuré. Français, encore un effort pour être
républicains, ce sera à vous de répondre à cette objurgation, quoique je ne sache pas
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toujours si cet article vous a fait ni chaud ni froid – il y a juste un petit type qui s’est
escrimé dessus, et ça n’a pas donné grand-chose.
Plus je mange mon Dasein, comme j’ai écrit à la fin d’un de mes Séminaires,
moins j’en sais dans le genre de l’effet qu’il vous fait.
Cette Troisième, je la lis, quand vous pouvez vous souvenir peut-être que La
Première qui y revient, j’avais cru devoir y mettre ma parlance, puisqu’on l’a imprimée
depuis, sous prétexte que vous en aviez tous le texte distribué. Si aujourd’hui je ne
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fais qu’ourdrome, j’espère que ça ne vous fait pas trop obstacle à entendre ce que je
lis. Si cette lecture est de trop, je m’excuse.
La Première donc, celle qui revient pour qu’elle ne cesse pas de s’écrire, nécessaire,
Fonction et champ…, j’y ai dit ce qu’il fallait dire. L’interprétation, ai-je émis, n’est
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pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque, ce pourquoi j’ai mis l’accent sur
le signifiant dans la langue. Je l’ai désigné de l’instance de la lettre, ce pour me faire
entendre de votre peu de stoïcisme.
Il en résulte, ai-je ajouté depuis, sans plus d’effet, que c’est lalangue dont s’opère
l’interprétation – ce qui n’empêche pas que l’inconscient soit structuré comme un
langage, un de ces langages dont justement c’est l’affaire des linguistes de faire croire
que lalangue est animée. La grammaire, qu’ils appellent ça généralement, ou quand
c’est Hjelmslev, la forme. Cela ne va pas tout seul, même si quelqu’un qui m’en doit
le frayage a mis l’accent sur la grammatologie.
Lalangue, c’est ce qui permet que le vœu, souhait, on considère que ce n’est pas
par hasard que ce soit aussi le veut de vouloir, troisième personne de l’indicatif – que
le non niant et le nom nommant, ce n’est pas non plus par hasard – que d’eux, d avant
ce eux qui désigne ceux dont on parle, ce soit fait de la même façon que le chiffre
deux, ce n’est pas là pur hasard, ni non plus arbitraire, comme dit Saussure. Ce qu’il
faut y concevoir, c’est le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du manie-
ment par un groupe de son expérience inconsciente.
Lalangue n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est bien plutôt la
mort du signe qu’elle véhicule. Ce n’est pas parce que l’inconscient est structuré
comme un langage que lalangue n’a pas à jouer contre son jouir, puisqu’elle s’est faite
de ce jouir même.
Le sujet supposé savoir qu’est l’analyste dans le transfert ne l’est pas supposé à
tort, s’il sait en quoi consiste l’inconscient, d’être un savoir qui s’articule de lalangue,
le corps qui là parle n’y étant noué que par le réel dont il se jouit.
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Il est l’abîme moins remarqué de ce que ce soit lalangue qui, cette jouissance, la
civilise, si j’ose dire. J’entends par là qu’elle la porte à son effet développé, celui par
lequel le corps jouit d’objets.
Le premier d’entre eux, celui que j’écris du a, est, je le disais, l’objet même dont
il n’y a pas d’idée, d’idée comme telle, j’entends, sauf à le briser, cet objet – auquel
cas, ses morceaux sont identifiables corporellement et, comme éclats du corps, iden-
tifiés, et c’est seulement par la psychanalyse. C’est en cela que cet objet fait le noyau
élaborable de la jouissance. Mais il ne tient qu’à l’existence du nœud, aux trois consis-
tances de tores, de ronds de ficelle qui le constituent.
L’étrange est ce lien qui fait qu’une jouissance, quelle qu’elle soit, le suppose, cet
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objet, et qu’ainsi, le plus-de-jouir, puisque c’est ainsi que j’ai cru pouvoir désigner sa
place, soit, au regard d’aucune jouissance, sa condition.
Si c’est le cas pour ce qu’il en est de la jouissance du corps en tant qu’elle est jouis-
sance de la vie, la chose la plus étonnante, c’est que l’objet a sépare cette jouissance
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Nous voyons ça tous les jours, des types qui vous racontent que leur première
masturbation, ils s’en souviendront toujours, que ça crève l’écran.
On comprend bien pourquoi ça crève l’écran, parce que ça ne vient pas du dedans
de l’écran.
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qu’y prend l’image.
Au départ, j’ai bien souligné qu’il fallait pour cela une raison dans le réel. Il n’y a
que la prématuration qui l’explique. Ceci n’est pas de moi, c’est de Bolk – je n’ai
jamais cherché à être original, j’ai cherché à être logicien. Cette préférence pour
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l’image vient de ce que l’homme anticipe sa maturation corporelle, avec tout ce que
ça comporte, à savoir qu’il ne peut pas voir un de ses semblables sans penser que ce
semblable prend sa place – donc, naturellement qu’il le vomit.
Pourquoi l’homme est-il si inféodé à son image ? Le mal que je me suis donné
dans un temps pour expliquer ça ! Naturellement, vous ne vous en êtes pas aperçus.
J’ai absolument voulu donner à cette image je ne sais quel prototype chez un certain
nombre d’animaux, à savoir le moment où l’image joue un rôle dans le processus
germinal. J’ai été chercher le criquet pèlerin, l’épinoche, la pigeonne, et ce n’était
pas du tout comme un prélude, un exercice. Dirons-nous maintenant que c’était des
hors-d’œuvre, tout ça ? Que l’homme aime tellement à regarder son image, voilà, il
n’y a qu’à dire – C’est comme ça.
Ce qu’il y a de plus épatant, c’est que cela a permis le glissement du commande-
ment de Dieu. L’homme est quand même plus prochain à lui-même dans son être
que dans son image dans le miroir. Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire du
commandement, Tu aimeras ton prochain comme toi-même ? – si ça ne se fonde pas
sur ce mirage, qui est quand même quelque chose de drôle.
Mais comme ce mirage est justement ce qui le porte à haïr, non pas son prochain,
mais son semblable, c’est un truc qui porterait un peu à côté, si on ne pensait pas que,
quand même, Dieu doit savoir ce qu’il dit, et qu’il y a pour chacun quelque chose
qui s’aime mieux encore que son image.
S’il y a quelque chose qui nous donne l’idée du se jouir, c’est l’animal. On ne peut
en donner aucune preuve, mais cela semble bien être impliqué par ce qu’on appelle
le corps animal.
La question devient intéressante à partir du moment où on l’étend, et où, au nom
de la vie, on se demande si la plante jouit.
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La question a bien un sens, parce que c’est quand même là qu’on nous a fait le coup
du lys des champs. Ils ne tissent ni ne filent, a-t-on ajouté. Il est sûr que, maintenant, nous
ne pouvons pas nous contenter de ça, pour la bonne raison que, justement, c’est leur cas,
de tisser et de filer. Pour nous qui voyons ça au microscope, il n’y a pas d’exemple plus
manifeste que c’est du filé. Alors, c’est peut-être de ça qu’ils jouissent, de tisser et de filer.
Mais ça laisse quand même l’ensemble de la chose tout à fait flottant.
La question reste à trancher de savoir si vie implique jouissance. Si la réponse
reste douteuse pour le végétal, ça ne met que plus en valeur qu’elle ne le soit pas pour
la parole. Lalangue où la jouissance fait dépôt, comme je l’ai dit, non sans la morti-
fier, non sans qu’elle ne se présente comme du bois mort, témoigne quand même que
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la vie, dont un langage fait rejet, nous donne bien l’idée qu’elle est quelque chose de
l’ordre du végétal.
Il faut regarder cela de près.
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Il y a un linguiste qui a beaucoup insisté sur le fait que le phonème, ça ne fait jamais
sens. L’embêtant, c’est que le mot ne fait pas sens non plus, malgré le dictionnaire. Moi,
je me fais fort de faire dire dans une phrase, à n’importe quel mot, n’importe quel sens.
Alors, si on fait dire à n’importe quel mot n’importe quel sens, où s’arrêter dans
la phrase ? Où trouver l’unité-élément ?
Puisque nous sommes à Rome, je vais essayer de vous donner une idée de ce que
je voudrais dire, sur ce qu’il en est de cette unité, à chercher, du signifiant, à partir
de ceci, qu’il y a, vous le savez, les fameuses trois vertus, dites justement théologales.
Ici, on les voit se présenter aux murailles, exactement partout, sous la forme de
femmes plantureuses. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’après ça, à les traiter de
symptômes, on ne force pas la note. En effet, définir le symptôme comme je l’ai fait,
à partir du réel, c’est dire que les femmes l’expriment aussi très, très bien, le réel,
puisque, justement, j’insiste sur ce que les femmes ne sont pas-toutes.
La foi, l’espérance et la charité, les dénommer de la foire, l’aissepérogne, d’après
lasciate ogni speranza – c’est un métamorphème comme un autre, puisque tout à
l’heure vous m’avez passé ourdrome – pour finir par l’archiraté, le ratage type, c’est,
me semble-t-il, une incidence plus effective pour le symptôme de ces trois femmes.
Cela me paraît plus pertinent que ce qui se formule par exemple, au moment où on
se met à rationaliser tout, comme ces trois questions de Kant avec lesquelles j’ai
eu à me dépêtrer à la télévision. C’est à savoir, que puis-je savoir ? que m’est-il permis
d’espérer ? – c’est vraiment le comble – et que dois-je faire ?
Il est quand même très curieux qu’on en soit là. Non pas que je considère que la
foi, l’espérance et la charité soient les premiers symptômes à mettre sur la sellette. Ce
ne sont pas des mauvais symptômes, mais enfin, ça entretient tout à fait bien la
névrose universelle. C’est-à-dire que ça permet qu’en fin de compte, les choses
n’aillent pas trop mal, et qu’on soit tous soumis au principe de réalité, c’est-à-dire au
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fantasme. L’Église est là qui veille. Et une rationalisation délirante comme celle de
Kant, c’est quand même ce qu’elle tamponne.
J’ai pris cet exemple pour ne pas m’empêtrer dans ce que j’avais commencé
d’abord par vous donner comme exemple de ce qu’il faut pour traiter un symptôme.
L’interprétation, ça doit toujours être – comme l’a dit ici, Dieu merci, et pas plus
tard qu’hier, Tostain – le ready-made, de Marcel Duchamp. Qu’au moins vous en
entendiez quelque chose. L’essentiel qu’il y a dans le jeu de mots, c’est là que doit viser
notre interprétation, pour n’être pas celle qui nourrit le symptôme de sens.
Je vais tout vous avouer, pourquoi pas ? Ce truc-là, le glissement de la foi, l’espé-
rance et la charité, vers la foire – je dis ça parce qu’il y a eu quelqu’un à la conférence
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de presse à trouver que j’allais un peu fort sur ce sujet de la foi et de la foire –, c’est
un de mes rêves à moi. J’ai quand même le droit, tout comme Freud, de vous faire
part de mes rêves. Contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés par le désir
de dormir. C’est plutôt le désir de réveil qui m’agite. Mais enfin, c’est particulier.
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L’insistance du « ça se jouit »
Je vais vous montrer sur mes petits dessins que le symptôme ne se réduit pas à la
jouissance phallique.
Mon Se jouit d’introduction, ce qui pour vous en est le témoin, c’est que votre
analysant présumé se confirme d’être tel à ceci, qu’il revienne. Pourquoi, je vous le
demande, reviendrait-il, vu la tâche où vous le mettez, si ça ne lui faisait pas un plaisir
fou ? – outre qu’en plus, souvent, il en remet, à savoir qu’il faut qu’il fasse encore
d’autres tâches pour satisfaire à votre analyse.
Il se jouit de quelque chose, et non pas du tout Je souis, parce que tout indique,
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tout doit vous indiquer, que vous ne lui demandez pas du tout, simplement, de
daseiner, d’être là, comme moi je le suis maintenant – mais plutôt, et tout à l’opposé,
de mettre à l’épreuve cette liberté de la fiction de dire n’importe quoi. En retour,
celle-ci va s’avérer être impossible.
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Autrement dit, ce que vous lui demandez, c’est tout à fait de quitter cette posi-
tion que je viens de qualifier de Dasein. Pour le dire plus simplement, cette position
est celle dont il se contente, et justement de s’en plaindre, à savoir de ne pas être
conforme à l’être social. Il se plaint qu’il y ait quelque chose qui se mette en travers.
Et justement, de ce que quelque chose se mette en travers, c’est ça qu’il aperçoit
comme symptôme, comme tel symptomatique du réel.
En plus, il y a l’approche qu’il fait de le penser. Mais ça, c’est ce qu’on appelle le
bénéfice secondaire, dans toute névrose.
Tout ce que je dis là n’est pas vrai forcément dans l’éternel. Ça m’est d’ailleurs
complètement indifférent. C’est la structure même du discours que vous ne fondez
qu’à reformer, voire réformer les autres discours, en tant qu’au vôtre ils ex-sistent. Et
c’est dans le vôtre, dans votre discours, que le parlêtre épuisera cette insistance qui
est la sienne, et qui dans les autres discours reste à court.
Alors, où se loge ce ça se jouit dans mes registres catégoriques de l’imaginaire, du
symbolique et du réel ?
La voie du nœud
Pour qu’il y ait nœud borroméen, il n’est pas nécessaire que mes trois consistances
fondamentales soient toutes toriques.
Comme c’est peut-être venu à vos oreilles, vous savez qu’une droite peut être
censée se mordre la queue à l’infini.
Alors, de l’imaginaire, du symbolique et du réel, il peut y avoir un des trois, le réel
sûrement, qui soit une droite infinie. En effet, comme je l’ai dit, lui se caractérise de
ne pas faire tout, c’est-à-dire de ne pas se boucler.
Supposez même que ce soit la même chose pour le symbolique. Il suffit que l’ima-
ginaire, à savoir un de mes trois tores, se manifeste bien comme l’endroit où assuré-
ment on tourne en rond, pour que, avec deux droites, ça fasse nœud borroméen.
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Ce que vous voyez là, ce n’est peut-être pas par hasard que ça se présente comme
l’entrecroisement de deux caractères de l’écriture grecque. Peut-être bien est-ce tout
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à fait digne d’entrer dans le cas du nœud borroméen. Faites sauter aussi bien la conti-
nuité de la droite que la continuité du rond. Ce qu’il y a de reste, que ce soit une
droite et un rond ou que ce soit deux droites, est tout à fait libre, ce qui est bien la
définition du nœud borroméen.
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En vous disant tout ça, j’ai le sentiment – je l’ai même noté dans mon texte – que
le langage ne peut vraiment avancer qu’à se tordre et à s’enrouler, à se contourner,
d’une façon dont, après tout, je ne peux pas dire que je ne donne pas ici l’exemple.
Relever le gant pour le langage, marquer dans tout ce qui nous concerne à quel
point nous en dépendons, il ne faut pas croire que je fasse ça tellement de gaieté de
cœur. J’aimerais mieux que ce soit moins tortueux. Ce qui me paraît comique, c’est
simplement qu’on ne s’aperçoive pas qu’il n’y a aucun autre moyen de penser, et que
des psychologues, à la recherche de la pensée qui ne serait pas parlée, impliquent en
quelque sorte que la pensée pure, si j’ose dire, ce serait mieux.
Dans ce que j’ai tout à l’heure avancé de cartésien, le Je pense, donc je suis, nommé-
ment, il y a une erreur profonde. Ce qui l’inquiète, la pensée, c’est quand elle imagine
qu’elle fait étendue, si l’on peut dire. Mais c’est bien ce qui démontre qu’il n’y a
d’autre pensée, si je puis dire, pure, de pensée non soumise aux contorsions du
langage, que justement la pensée de l’étendue.
Ce à quoi je voulais vous introduire aujourd’hui, et, après deux heures, je ne fais
en fin de compte que d’y échouer, que de ramper, c’est ceci – l’étendue que nous
supposons être l’espace, celui qui nous est commun, à savoir les trois dimensions,
pourquoi diable cela n’a-t-il jamais été abordé par la voie du nœud ?
Je fais une petite sortie, une évocation citatoire du vieux Rimbaud, et de son effet
de bateau ivre, si je puis dire – Je ne me sentis plus guidé par les haleurs. Mais il n’y a aucun
besoin de rimbateau, ni de poâte ni d’Éthiopoâte, pour se poser la question suivante.
Il y a des gens qui, incontestablement, taillaient des pierres – et ça, c’est la géomé-
trie d’Euclide. Ils avaient ensuite à les hisser au haut des pyramides, et ils ne le
faisaient pas avec des chevaux, lesquels ne tiraient pas grand-chose, chacun le sait, tant
qu’on n’avait pas inventé le collier – ces gens tiraient eux-mêmes tous ces trucs. Alors,
pourquoi n’est-ce pas d’abord la corde – et du même coup le nœud – qui est venue
au premier plan de leur géométrie ?
Comment n’ont-ils pas vu l’usage du nœud et de la corde ?
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Sur le nœud, les mathématiques les plus modernes elles-mêmes perdent la corde,
c’est le cas de le dire. On ne sait pas comment formaliser ce qu’il en est du nœud. Il
y a un tas de cas où on perd les pédales.
Ce n’est d’ailleurs pas le cas du nœud borroméen – le mathématicien s’est aperçu
que c’est une tresse, et le type de tresse du genre le plus simple.
Le nœud que je vous ai dessiné en dernier nous montre de façon saisissante que
nous n’avons pas à faire dépendre toutes les choses de la consistance torique. Il en faut
seulement au moins une. Cette au-moins-une, si vous la rapetissez indéfiniment, peut
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vous donner l’idée sensible du point.
En effet, si nous ne supposons pas le nœud se manifester du fait que le tore imagi-
naire que j’ai posé là se rapetisse, se rapetasse à l’infini, nous n’avons aucune espèce
d’idée du point.
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Les deux droites, telles que je viens de vous les inscrire, et que j’affecte des termes
du symbolique et du réel, glissent l’une sur l’autre, si je puis dire, à perte de vue.
Pourquoi est-ce que deux droites sur une surface, sur un plan, se croiseraient, s’in-
tercepteraient ? On se le demande. Où a-t-on jamais vu quoi que ce soit qui y
ressemble ? – sauf à manier la scie, et à imaginer que ce qui fait arête dans un volume
suffit à dessiner une ligne. En dehors de ce phénomène du sciage, comment peut-on
imaginer que la rencontre de deux droites est ce qui fait un point ? Il me semble qu’il
en faut au moins trois.
Ceci nous emmène un tout petit peu plus loin. Vous lirez ce texte, qui vaut ce qu’il
vaut, mais qui est au moins amusant. Il faut quand même que je vous montre.
Ceci vous désigne la façon dont, en fin de compte, le nœud borroméen rejoint
bien ces fameuses trois dimensions que nous imputons à l’espace, sans d’ailleurs nous
priver d’en imaginer tant que nous voulons. Ça se produit, un nœud borroméen,
quand justement nous le mettons dans cet espace.
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Vous voyez maintenant une figure à gauche. C’est évidemment en faisant glisser
d’une certaine façon ces trois rectangles – qui font d’ailleurs parfaitement nœud à soi
tout seul – que vous obtenez la figure d’où part tout ce qu’il en est de ce que je vous
ai montré tout à l’heure de ce qui constitue un nœud borroméen, tel qu’on se croit
obligé de le dessiner.
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Tâchons quand même de voir de quoi il s’agit. Dans ce réel, se produisent des
corps organisés, et qui se maintiennent dans leur forme. C’est ce qui explique que
des corps imaginent l’univers.
Nous n’avons aucune preuve que, hors du parlêtre, les animaux pensent au-delà
de quelques formes à quoi nous les supposons être sensibles, de ce qu’ils y répondent
de façon privilégiée. Ce n’est pas une raison pour que nous imaginions nous-mêmes
que le monde est monde, pour tous animaux le même, si je puis dire. Voilà ce que
nous ne voyons pas, et que, chose très curieuse, mettent entre parenthèses les étho-
logistes, les gens qui étudient les mœurs et coutumes des animaux.
En revanche, nous ne manquons pas de preuves que le monde, même si l’unité
de notre corps nous force à le penser comme univers, ce n’est évidemment pas monde
qu’il est, c’est im-monde.
C’est quand même du malaise que quelque part Freud note comme le malaise
dans la civilisation, que procède toute notre expérience.
Ce qu’il y a de frappant, c’est que, à ce malaise, le corps contribue, et d’une façon
dont nous savons très bien animer les animaux, si je puis dire, quand nous
les animons de notre peur. De quoi avons-nous peur ? Cela ne veut pas simplement
dire – à partir de quoi avons-nous peur ? De quoi avons-nous peur ? – de notre corps.
C’est ce que manifeste ce phénomène curieux sur quoi j’ai fait un Séminaire toute
une année, et que j’ai dénommé de l’angoisse.
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L’angoisse, justement, se situe ailleurs que la peur dans notre corps. C’est le senti-
ment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps. Il est très
curieux que la débilité du parlêtre ait réussi à aller jusque-là – jusqu’à s’apercevoir que
l’angoisse n’est pas la peur de quoi que ce soit dont le corps puisse se motiver. C’est
une peur de la peur.
Cela se situe très bien par rapport à ce que je voudrais aujourd’hui pouvoir quand
même vous dire. Il y a soixante-six pages que j’ai eu la connerie de pondre pour vous.
Je ne vais pas me mettre à parler encore indéfiniment, mais je voudrais bien vous
montrer au moins ceci.
La jouissance phallique est hors-corps
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J’ai imaginé pour vous d’identifier chacune de ces consistances comme étant celles
de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Ce qui y fait lieu et place pour la jouissance
phallique est ce champ qui, de la mise à plat du nœud borroméen, se spécifie de l’in-
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Telles que les choses se figurent du dessin, cette intersection comporte elle-même
deux parties, puisqu’il y a intervention du troisième champ, qui donne ce point dont
le coincement central définit l’objet a. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, c’est sur
cette place du plus-de-jouir que se branche toute jouissance.
Chacune de ces trois intersections est externe à un champ. La jouissance phallique,
ce que j’ai là écrit du Jf, est ici, externe au champ dit du corps – ce qui en définit ce
que j’ai qualifié tout à l’heure comme son caractère hors-corps.
Le rapport est le même, du cercle de gauche où se gîte le réel, au sens. C’est pour-
quoi j’ai insisté, notamment lors de la conférence de presse, sur ceci, qu’à nourrir de
sens le symptôme, soit le réel, on ne fait que lui donner continuité de subsistance.
Au contraire, c’est en tant que quelque chose dans le symbolique se resserre de ce
que j’ai appelé le jeu de mots, l’équivoque, lequel comporte l’abolition du sens, que
tout ce qui concerne la jouissance, et notamment la jouissance phallique, peut égale-
ment se resserrer.
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Ceci ne va pas sans que vous vous aperceviez de la place, dans ces différents
champs, du symptôme. La voici telle qu’elle se présente dans la mise à plat du nœud
borroméen.
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La jouissance de l’Autre est hors-langage
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Je dis tout ça parce que, à cause d’une certaine aura de ce que je raconte, on fait
sans doute beaucoup de confusion sur le sujet du langage. Je ne trouve pas du tout
que le langage soit la panacée universelle. Ce n’est pas parce que l’inconscient est
structuré comme un langage – c’est ce qu’il a de mieux – que, pour autant, il ne
dépend pas étroitement de lalangue, c’est-à-dire de ce qui fait que toute lalangue est
une langue morte, même si elle est encore en usage.
Ce n’est qu’à partir du moment où quelque chose s’en décape qu’on peut trouver
un principe d’identité de soi à soi. Ceci ne se produit pas au niveau de l’Autre, mais
de la logique. C’est en tant qu’on arrive à réduire toute espèce de sens qu’on arrive à
cette sublime formule mathématique de l’identité de soi à soi, qui s’écrit x = x.
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Pour ce qui est de la jouissance de l’Autre, il n’y a qu’une seule façon de la remplir,
et c’est à proprement parler le champ où naît la science. Comme tout le monde le
sait, comme un petit livre qu’a commis ma fille le montre bien, ce n’est qu’à partir
du moment où Galilée a fait des petits rapports de lettre à lettre avec une barre dans
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Ici, la boucle se ferme sur ce que je viens de vous dire tout à l’heure – l’avenir de
la psychanalyse dépend de ce qu’il adviendra de ce réel.
Les gadgets, par exemple, gagneront-ils vraiment à la main ? Arriverons-nous à devenir
nous-mêmes animés vraiment par les gadgets ? Cela me paraît peu probable, je dois le dire.
Nous n’arriverons pas vraiment à faire que le gadget ne soit pas un symptôme. Il
l’est pour l’instant, tout à fait évidemment. Il est bien certain qu’on a une automo-
bile comme une fausse femme. On tient absolument à ce que ce soit un phallus,
mais ça n’a de rapport avec le phallus que du fait que c’est le phallus qui nous
empêche d’avoir un rapport avec quelque chose qui serait notre répondant sexuel, et
qui est notre répondant parasexué.
Le para, chacun le sait, ça consiste à ce que chacun reste de son côté, que chacun
reste à côté de l’autre.
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QUELQUES REMARQUES
– Lacan n’ayant pas livré à la publication le texte de soixante-six pages auquel il fait allusion, son
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intervention au Congrès a fait l’objet d’une transcription, anonyme, parue en 1975 dans le
bulletin Lettres de l’École freudienne, no 16, p. 177-203 ; j’en suis parti pour établir cette
version. Les schémas ont été ici refaits par Gilles Chatenay, et la relecture de l’ensemble faite par
Pascale Fari.
– L’intervention proprement dite était précédée de quelques phrases, que voici. Je ne parle cet
après-midi qu’à cause du fait que j’ai entendu hier et ce matin des choses excellentes. Je ne
vais pas me mettre à nommer les personnes, parce que ça fait palmarès. J’ai entendu ce matin
en particulier des choses excellentes. Je vous préviens que je lis, vous comprendrez après
pourquoi. Je l’explique à l’intérieur.
– La conférence de presse mentionnée dans l’intervention s’était tenue le 29 octobre précédent, au
Centre culturel français de Rome ; j’en ai établi le texte pour le volume intitulé Le Triomphe de
la religion (Seuil, 2005).
– Lacan attribuait ordinairement la formule du message inversé à Benveniste, non à Lévi-Strauss.
– Paul Mathis, René Tostain, auxquels Lacan rend hommage, sont des membres de l’EFP ayant pris
la parole au cours du Congrès, le premier sur Mishima, le second sur Marcel Duchamp.
– Ce que Lacan désigne comme « un petit livre qu’a commis ma fille » est un article de Judith
Miller paru dans la revue des Cahiers pour l’analyse, no 9, Seuil, 1968, sous le titre « Métaphy-
sique de la physique de Galilée ».
JAM
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Le sourire de Jacques Lacan
François Cheng
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D urant les quelques années où j’étais en relation avec Jacques Lacan, je ne l’ai
jamais entendu rire. D’ailleurs, devenu peu à peu familier de sa manière de dévisager
les choses, à la fois distante et concentrée, parfois sévère, je n’imaginais pas, à
l’époque, qu’il pût rire.
Sourire, oui. Rire ? non. Je veux dire le vrai rire, le fou rire à gorge déployée,
jusqu’aux larmes, avec sa cascade de hoquets, qui vous secoue tout le corps, cela, je
ne le voyais pas. Sans doute, dans le passé, riait-il comme tout un chacun. Mais appa-
remment, à partir d’un certain âge, il ne s’y abandonnait plus. Pourquoi ? J’ose
avancer une réponse qui vaut ce qu’elle vaut : il n’y a pas de quoi rire. Ayant fait, à
sa façon, un peu le tour de la chose humaine, il était devenu la lucidité même. Alors
qu’autour de lui les gens s’étourdissaient de plaisirs factices, de frivolités vaines, il ne
se départait plus d’un fond de gravité, teinté d’ironie. Il ne pouvait plus s’empêcher
de sonder, à tous moments, le gouffre au bord duquel les hommes vivaient.
Nul cynisme. Il entendait, au contraire, relever le défi en prenant le réel à bras-
le-corps, en se colletant avec les misères mentales que ce réel a engendrées chez les
hommes. Dans sa main, la psychanalyse, loin de rester un ensemble de recettes toutes
faites, devenait une façon de traquer les sources de nos conditions tragiques,
d’interroger sans relâche les signes. Il tentait de forger quelques outils utiles pour forer
les profondeurs du sujet humain à travers leurs multiples strates. Près de lui, je ressen-
tais physiquement la puissance de son cerveau, transformé en une machine à penser
qui tournait à plein régime vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je connaissais aussi
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Le souffle de la rectitude
de lui, ponctuant ses cogitations, cette suite de soupirs plaintifs qui venait de
temps à autre, telle une soupape de sûreté, atténuer un tant soit peu la tension qui
l’habitait.
Ainsi, même à des moments de détente, comme en ces journées d’été dans sa
maison de campagne, ne l’ai-je jamais surpris en train de rire aux éclats. C’eût été
presqu’une fausse note pour moi. Comment oublier en revanche cet inimitable
sourire chez lui, un sourire hautement signifiant, persuasif, survenant bien des fois
au cœur même du travail le plus acharné ?
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À l’origine de notre rencontre était son désir de se pencher sur des textes chinois
dont il connaissait déjà la traduction – textes fondateurs de la pensée chinoise, aussi
bien taoïstes que confucéens, soit les deux courants dominants et complémentaires.
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J’ai eu l’occasion de rappeler ce que nous avons fait ensemble1. Ici, il me paraît utile
d’évoquer, fût-ce brièvement, quelques thèmes plus précis qu’il nous est arrivé de
traiter.
L’une des premières questions qu’il m’ait posée était : comment exprime-t-on en
chinois l’idée du « moi » ? Après avoir indiqué un nombre restreint de termes, je lui
ai signalé que la pensée chinoise distinguait deux sortes de moi : le xiao-wo, le petit-
moi et le da-wo, le grand-moi. Le petit-moi désigne le moi privé, intime ; le grand-
moi, lui, évoque une dimension élargie du moi, grâce à laquelle celui-ci est censé
être à même de prendre part à la marche du Tao, « la Voie ». Concernant ce grand-
moi, les confucéens mettent l’accent sur son aspect social, dans la mesure où chaque
individu a conscience d’être en lien avec une collectivité : famille, pays, humanité.
Les taoïstes, quant à eux, se réfèrent avant tout à la nature, au cosmos. Chez les
uns comme chez les autres, le sage avait tendance à exalter l’idéal du grand-moi, au
détriment du développement du petit-moi. Toutefois les confucéens, au nom des
principes éthiques, pratiquaient l’introspection ; chez eux, le statut et le contenu du
petit-moi s’en trouvaient valorisés. Il fallut attendre l’introduction du bouddhisme
pour que la pensée chinoise raffinât davantage l’analyse des états mentaux de l’indi-
vidu, en distinguant les étapes, les niveaux, etc. Précisons cependant que, malgré son
apport inestimable, le bouddhisme n’a pas déraciné la nature profonde de la pensée
chinoise. Là où le bouddhisme prône en fin de compte l’extinction des désirs
humains, les penseurs chinois adoptent une attitude plus affirmative, plus « posi-
tive », face aux données réelles de la vie.
1. Cf. notamment Cheng F. : « Lacan et la pensée chinoise », in Lacan, l’écrit, l’image, Paris, Flammarion, coll.
Champs, 1996, p. 133-153 ; « Entrevue sur l’angoisse », La Cause freudienne, no 59, 2005, p. 149-152 ; avec Judith
Miller, « Nouveau regard sur la Peinture chinoise » L’Âne, no 1, 1981, p. 4 ; « Faute de mieux », L’Âne, no 4, février-
mars 1982, p. 42-43 ; « Le Docteur Lacan au quotidien », L’Âne, no 48, « Numéro spécial Jacques Lacan », octobre-
décembre 1991, p. 52.
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À propos du désir, taoïstes et confucéens, sans aller loin dans l’analyse, ont fixé,
dès le début, leur conception de base. Lacan m’a proposé de relire avec lui le premier
chapitre du Livre de la Voie et de la Vertu attribué à Lao zi, le fondateur du taoïsme,
ainsi qu’un chapitre de Mencius, le grand défenseur du confucianisme. Lao zi, dans
ce premier chapitre, a avancé le couple N’ayant-désir et Ayant-désir comme faisant
partie du mouvement fondamental du Tao. Celui qui cherche à suivre le Tao doit se
laisser guider par ce même couple. En effet, dans ce chapitre qui commence par « le
Tao qu’on peut énoncer n’est pas le Tao constant ; le Nom qu’on peut dénommer
n’est pas le Nom constant »2, on trouve plus loin l’affirmation : « N’ayant-désir pour
s’initier au mystère du Tao ; Ayant-désir pour en appréhender les manifestations ».
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Ce couple sur le désir renvoie, de fait, à un autre couple qui apparaîtra dans un
autre chapitre, à savoir il-n’y-a-pas et il-y-a, les deux termes réunis dans la phrase
« il-y-a procède de il-n’y-a-pas ». En simplifiant beaucoup, disons que ce dernier
couple est la manière chinoise de poser le problème du non-être et de l’être.
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Pour un taoïste dont toute la conception de l’aventure de la vie est fondée sur
l’idée du Souffle-primordial (ou Souffle-esprit), le non-être ne signifie nullement le
néant ; il est ce par quoi l’être advient. Autrement dit, l’être n’est pas seulement ce
qui est déjà donné comme existence, il n’a de cesse d’advenir à partir du non-être.
Celui qui a épousé le Souffle-esprit se met donc toujours à la source, afin d’être à
même de participer au juste processus qui va du non-être vers l’être.
Le Vide-médian, une démarche ternaire
Pour ce qui est du désir, le taoïste reconnaît donc ses deux pôles : N’ayant-désir (ou
non-désir) et Ayant-désir, la primauté étant accordée à N’ayant-désir dont procède
Ayant-désir. Les deux, de ce fait, sont solidaires. Dans la pratique cependant, comment
arriver à tenir les deux bouts, tout en introduisant une interaction féconde entre ces
deux pôles apparemment si contradictoires ? Pour ce cas comme pour les autres cas
impliquant la relation binaire entre les entités vivantes, Lao zi propose la force régu-
latrice qu’est le souffle du Vide-médian, appelé aussi troisième souffle.
Il est vrai que la pensée chinoise, presque depuis le début, a adopté la démarche
ternaire, comme si, d’emblée, elle avait voulu contourner le dualisme qui, rappe-
lons-le, a fait la grandeur de l’aventure occidentale. Décrivant le fonctionnement de
la Voie, Lao zi a distingué trois types de souffles qui la régissent, tous trois dérivés du
Souffle-primordial lequel émane du Vide originel. Il s’agit du souffle Yin, du souffle
Yang et du souffle Vide-médian. Ces trois souffles agissent en concomitance pour
engendrer et animer les Dix-mille êtres. Plus précisément, quand le Yin et le Yang se
trouvent en présence, en vue d’une interaction fructueuse, et non dans une situation
d’affrontement, le Vide-médian intervient opportunément pour introduire entre eux
un processus de devenir réciproque.
2. Cf. notamment Lao zi : Le livre de la Voie et de la Vertu, traduction de J.-J.-L. Duyvendak, Paris, Jean Maisonneuve,
1987 & La voie et sa vertu, traduction de F. Houang et P. Leyris, Paris, Seuil, 2009.
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Le souffle de la rectitude
Le Vide-médian est tout sauf un espace inerte, un no man’s land neutre où les
entités vivantes en présence se contenteraient de chercher un compromis qui ne
saurait être qu’un sous-deux et non un vrai trois. Le troisième souffle qu’est le Vide-
médian, tirant son pouvoir du Vide originel, est dynamique et agissant ; il a le don
d’entraîner les entités vivantes dans un échange plénier. Au cours de cet échange, les
deux partenaires mettent en avant leur meilleure part, se rehaussent l’un l’autre,
s’acheminent vers la transformation et le dépassement mutuels. Le Vide-médian a
pour perspective de transmuer le mécanisme dialectique en un espace « dialogal ».
Dans l’idéal, la dimension qu’ouvre le Vide-médian n’est autre que l’infini.
Contrairement à certains penseurs grecs qui, ayant une vision « océanique » de ce qui
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est au-delà du monde mesurable, se méfient plus ou moins de l’infini, les penseurs
chinois accordent à celui-ci davantage de confiance, peut-être parce que, habitants
d’un vaste continent parcouru par de grands fleuves, ils ont de l’immensité de l’uni-
vers une vision plutôt « fluviale ». Toujours est-il qu’aux yeux de Lao zi, au sein du
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Tao, l’infini n’est pas quelque chose qui plane loin au-dessus des êtres enclos dans la
finitude. Il circule véritablement au milieu des êtres finis qui, grâce à un échange
juste et sans cesse renouvelé, peuvent accéder à sa dimension. Ce que le Vide-médian
révèle, c’est l’efficace d’un « entre » ouvert qui s’opère aussi bien à l’intérieur d’un être
qu’entre les entités vivantes, à tel point qu’il serait permis d’établir l’équivalence
suivante : infini = inter-finis.
Une éthique de l’intime
À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous ne pouvions pas ne pas tourner notre
regard vers le confucianisme, notamment vers Mencius, l’un de ses chefs de file.
Celui-ci considère que notre vie, constamment, est faite de choix entre plusieurs
désirs. Le tout est de savoir opter pour le meilleur et, dans des cas extrêmes, de choisir
entre vivre et ne plus vivre. Dans un fameux chapitre, il commence par affirmer ceci :
« J’aime le poisson, et j’aime aussi les pattes d’ours ; si je ne peux pas avoir les deux,
j’opterai pour les pattes d’ours »3. Et d’ajouter aussitôt : « J’aime la vie, et j’aime aussi
le yi (la rectitude) ; au cas où je ne puis pas maintenir intacts les deux, j’accepterai
d’abandonner ma vie, pour que soit préservé le yi ». Aux yeux de Mencius, le yi
ne relève pas d’une morale humaine ou sociale, il est le Principe de vie même. Sous
l’influence probable des taoïstes, Mencius reconnaît également le Souffle-esprit comme
étant la puissance originelle qui régit le Ciel et la Terre. Ce Souffle-esprit, il le qualifie
de Souffle de la Rectitude, lequel non seulement anime le gigantesque univers vivant,
mais habite le cœur de chacun. Plus que sur une idée abstraite du Bien, Mencius met
l’accent sur le fait que le Souffle de la Rectitude est au fondement de l’être de chacun.
C’est lui qui assure à chacun son « bien-être ». Ainsi, lorsque dans notre vie, cette
rectitude est définitivement compromise ou corrompue, nous devrions renoncer
3. Cf. Les Quatre Livres, IV. Œuvres de Meng Tzeu, traduction du R.-P. S. Couvreur, Paris, Les Belles-Lettres, 1949,
p. 135. Cf. aussi, Mencius, traduction de A. Lévi, Paris, Payot et Rivages, 2008, p. 222.
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à la vie plutôt que renoncer au yi, car ce dernier est le garant de la Voie, autrement
dit du processus de la vraie vie. Une éthique aussi exigeante est difficilement prati-
cable, même si elle a servi de base au martyrologe confucéen. Un point mérite du
moins d’être souligné : dans l’optique de Mencius, l’éthique a partie liée avec la vie
intime de chacun en soi, autrement dit avec son mandat du Ciel, avant d’être au
service de la relation entre les membres d’une société.
Après ces textes fondateurs, nous avons regardé ensemble quelques autres textes
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plus tardifs. Un jour, mine réjouie, Lacan me fit part de son intérêt pour les Propos
sur la peinture du moine Citrouille-amère, un traité rédigé par le peintre Shitao
(XVIIe siècle). Il eût aimé mieux connaître certaines notions avancées par ce grand
artiste. Je fus légèrement surpris, tout en admirant sa perspicacité : ce fameux traité,
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magistralement traduit par Pierre Ryckmans (Simon Leys), n’avait pas échappé à sa
vigilante curiosité ! Shitao y développe sa vision d’un univers vivant en devenir, et
de l’accomplissement de l’esprit humain au sein de ce devenir. Dans ce contexte,
l’artiste, par l’art du trait de pinceau, a pour mission d’établir le trait d’union entre
l’âme humaine et l’âme de l’univers vivant, de relier les pulsions de l’homme à la
pulsation du monde.
Nous commençâmes par tourner assez longuement autour de la notion de
l’Unique trait de pinceau. À cette occasion, Lacan montra sa fascination pour la calli-
graphie chinoise. Question immédiate : comment le trait de pinceau peut-il être le
trait d’union entre le devenir de l’homme et celui de l’univers ? C’est que, compor-
tant os et chair, le trait constitue une unité vivante ; il doit être animé par le Souffle-
esprit, comme l’est l’univers même. Le trait horizontal, le tracé du mot « un », qui
est à la base des autres traits, est perçu comme étant l’image du Souffle primordial
séparant le ciel et la terre. Ce trait – l’unique trait de pinceau – incarne l’unité et, dans
le même temps, la promesse du multiple.
Par l’art de la calligraphie, l’idéogramme atteint sa dignité plénière. Différent d’un
signe abstrait qui pourrait paraître plus ou moins arbitraire et fait appel avant tout à
la capacité cérébrale, l’idéogramme, par son aspect « imagé » qui semble le relier au
concret, sollicite davantage la sensibilité. Quand il est calligraphié, il prend en charge
le corps, l’esprit et également l’âme de celui qui l’a tracé. L’esprit se meut, l’âme
s’émeut ; l’esprit raisonne, l’âme, elle, résonne. La dimension suprême de la calli-
graphie réside bien dans la résonance. En tant que présence incarnée, l’idéogramme
calligraphié semble avoir le don de prolonger l’imagination de l’homme dans le secret
courant de l’univers vivant.
Cette considération sur l’Unique trait de pinceau et sur la calligraphie nous a
amenés à aborder le chapitre que Shitao a consacré au problème de la connaissance.
Dans ce chapitre, à côté du mot shi qui veut dire connaissance, Shitao a introduit un
mot phonétiquement proche, le shou, que Simon Leys a traduit par « réceptivité ».
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Le souffle de la rectitude
Ce mot désigne ce que le corps et l’esprit d’une personne ont reçu comme ressenti,
comme savoir, comme compréhension. Pour le grand peintre, c’est la réceptivité qui
est la vraie connaissance, alors que ce que l’on appelle communément la connais-
sance, le shi, est en réalité une re-connaissance, c’est-à-dire l’acte par lequel on recon-
naît ce qu’on connaît déjà. À ce propos, Lacan m’a rappelé une phrase de Claudel :
Il savait plus de choses qu’il n’en croyait savoir. Le shi et le shou, les deux étapes ou les
deux étages de la connaissance, sont tous deux aussi inévitables qu’indispensables.
Tout destin humain est pareil à un texte écrit et qui est à déchiffrer, un texte chargé
de motivations formulées et de non-dits.
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Poétique du langage
Durant tous ces temps d’échanges, nous travaillions dans l’urgence et la tension.
En ce début des années soixante-dix, devant l’auditoire de son Séminaire, Lacan
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4. Cf. Cheng F. : L’écriture poétique chinoise, suivi d’une Anthologie des poèmes des Tang, Paris, Seuil, coll. Points / Essais,
1996 & Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, coll. Points / Essais 1991.
5. Cf. Cheng F., Analyse formelle de l’œuvre poétique d’un auteur des Tang : Zhang Ruo-xu, Paris / La Haye, Mouton et
Cie, 1970.
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nous de constater le lien organique qui existe entre métaphore et métonymie, ainsi
que les implications que celles-ci ont dans le rapport du sujet et de l’objet. Toujours
dans le même poème, un vers ne manqua pas d’attirer l’attention de Lacan, vers dans
lequel le poète avait supprimé le mot vide – en l’occurrence la préposition à ou dans
– introduisant dans la phrase un Vide-médian dynamique : « Où donc penser
pavillon sous la lune ? » Cette phrase se prête au moins à deux lectures : « Où donc
est l’homme qui pense au pavillon sous la lune ? » et « Où donc est la femme qui
pense dans son pavillon sous la lune ? » Une troisième lecture, d’ordre plus méta-
physique, serait : « Comment se fait-il qu’au sein de l’éternel, il y ait ce pavillon sous
la lune, objet de la pensée ? »
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Je n’oublie pas ces longues quêtes de sens à deux, aux heures nocturnes, dans
l’antique domaine chinois, faites de tâtonnements et de réflexions, de relances et de
réfutations, d’heureuses trouvailles ou d’acceptation de nos limites.
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Lacan en joycien
Jacques Aubert
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Mais que dire du rapport dont, quelque peu joycien moi-même, je fus le témoin,
de Lacan à Joyce ? De quelle vérité, de quel savoir pourrais-je être dépositaire ? Lacan,
évoquant la contingence de ce moment, parle de destin, fait de hasards que nous
tressons, ajoutant que tout cela tient à ce que nous parlons1. C’était un rappel de ce
qui s’était passé. Allant le voir fin janvier 1975, je posai que, sachant qu’il avait « à
dire sur Joyce », une belle occasion se présentait de « casser un certain nombre de
choses » écrites sur Joyce et sur son œuvre : après tout, le labyrinthe si cher à Joyce,
avec son artisan, constituait le paradoxe de ce qui se remonte en se démontant. À
l’arrière-plan de mes propos, m’avaient motivé une lecture, et un peu de travail en
groupe, des Écrits, et plus récemment de « Lituraterre »2, propres à interpeller
quelqu’un qui avait mariné bien des étés dans Finnegans Wake et dans ses Notebooks
Jacques Aubert a dirigé l’édition de Joyce dans la Pléiade. Il fut pour Lacan l’interlocuteur privilégié concernant Joyce. Il
est membre de l’ECF.
1. Cf. Lacan J., « Joyce le symptôme I », in Joyce avec Lacan (s/dir. J. Aubert), Paris, Navarin, coll. Bibl. des Analytica,
1987, p. 22-23.
2. Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20.
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Divins détails
préparatoires, en même temps qu’il s’interrogeait sur le programme que Joyce s’était
donné au début du siècle.
J’avais convoqué ces deux noms de Joyce et de Lacan dans un même lieu, l’Uni-
versité, bien nommée de réunir alors des gens venus d’un peu partout, de briques et
de brocs (briques de Tim Finnegan le maçon, brocs de porter trimballés dans Ulysse)
aussi bien que du Séminaire, réunion qui réserva à tous une surprise du chef, du chef
du Maître. Justement, ayant mesuré d’emblée l’emprise de l’Université sur Joyce, et
pour tout dire cette dépendance réciproque qui est un trait majeur de son projet,
Lacan en avait tiré les conséquences en jouant le jeu. Il s’était mis en devoir, c’est le
cas de le dire, de consulter consciencieusement toute la dernière littérature en ques-
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tion, dont il cite plusieurs titres dès la première version de « Joyce le Symptôme »3 :
je ne manquai pas une occasion de lui faire rencontrer, à sa demande, certains de ces
auteurs, comme James Atherton ou David Hayman. À vrai dire, il n’avait pas attendu
ce moment et cette occasion, il le rappelle dès sa conférence à l’intention de ceux qui
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3. Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 161-169.
4. Fut-ce l’édition pirate américaine de Ulysses – titre original –, que j’aperçus sur ses rayons ? Petite histoire.
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L’écriture et la voix
Il ne s’agissait pas, bien sûr, des livres lus ou pas, par lui, par Joyce, par les joyciens.
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Le savoir en cause était entre les livres, entre les pages des livres, entre leurs lignes.
Entre celles des livres publiés, lus, traduits, il s’agissait de repérer comment le dernier,
Finnegans Wake, s’attaquait, autant qu’à une langue, l’anglaise, à lalangue des langues
même.
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Les livres publiés et lus. Et d’abord, très platement, il l’a dit et répété, ceux
d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon, à la Maison des Amis des Livres5, où Lacan
connut Joyce, dira-t-il. Là et alors, il s’est trouvé spécifiquement entre Ulysse et Finne-
gans Wake, soit dans l’après d’un livre qui débouchait sur le questionnement de la
ligne de l’un dans son autre : Work in progress, de son nom dans les limbes, d’avant
son nom de baptême dissimulé jusqu’en 1939. Work in progress, publié à partir de la
fin des années vingt dans la revue Transition d’Eugene et Maria Jolas – Maria, amie
à lui, qu’en toute innocence j’avais associée, deux ans auparavant, à la préparation du
Symposium, avant de lui demander d’en prononcer l’adresse d’ouverture au Grand
Amphithéâtre de la Sorbonne.
De s’être trouvé entre ces livres, il ressort que Lacan fut joycien un bon temps
avant d’être lacanien. C’est en souvenir de ce temps-là qu’il renoua en 1976 avec
une relation de jadis : Armand Petitjean – qu’il avait rencontré par l’entremise de
Roger Caillois, son camarade de khâgne6 – avait écrit dans les années trente divers
articles sur Joyce7 et préparé toute une étude sur Finnegans Wake avec la complicité
de son auteur. Mais Lacan et moi dûmes constater que l’enthousiasme de Petitjean
le portait maintenant vers l’écologie. Il reste que, dès juin 1975, Lacan renouait avec
l’ancien temps et ses écrits : mais ici point de nostalgie, plutôt le remontage, le
bandage, d’un ressort.
Ses écrits à lui, d’abord, puisqu’il accepte la réédition de sa thèse8 à ce moment
précis (mon exemplaire dédicacé porte la date du « 23.VI.75 », une semaine après
5. Nous avons maintenant la possibilité d’identifier quelques-unes au moins de ses lectures, grâce à l’étude de Laure
Murat, Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Paris,
Fayard, 2003.
6. Précision apportée par Madame Mure-Petitjean, sa fille.
7. Cf. notamment Petitjean A., « Signification de Joyce », Études anglaises, I, septembre 1937, p. 405-417, qui analyse
la langue de Work in progress.
8. Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, suivi de Premiers écrits sur la paranoïa,
Paris, Seuil, 1975.
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Divins détails
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intrications.
Non moins remarquable est la façon dont, au début de « Joyce le Symptôme », il
introduit la question de l’art et de l’artiste en leurs confins, en glissant le nom de
Claude Cahun12, cette autre familière de la librairie, dont nous savons qu’il fréquenta
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Vers le milieu des années vingt, avec la publication des premiers fragments de
Work in progress, le bruit se mit à courir à propos de Joyce : avait-il perdu la tête ? Ezra
Pound lui-même s’interrogeait. Joyce, que la rumeur n’enchantait pas, ne se contenta
pas d’affirmer qu’il pouvait écrire comme tout le monde – à savoir, par exemple, un
roman à la Paul Bourget14 –, il fit de son mieux pour donner des arguments en sens
contraire. D’abord, en publiant dès 1927 les poèmes de facture assez classique rassem-
blés dans Pomes Penyeach, puis en téléguidant la série d’études Our Exagmination
round his Factification for Incamination of Work in Progress15. C’est dans ce dernier
9. Cf. : Breton A., « Le Manifeste du surréalisme », Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, coll. Bibl. de la Pléiade,
1988 ; Desnos R., Corps et Biens, Paris, Gallimard, 1968 ; Breton A. & Éluard P., L’Immaculée Conception, Paris,
Corti, 1991 ; Éluard P., « 152 proverbes mis au goût du jour en collaboration avec Benjamin Péret », Œuvres com-
plètes, I, Paris, Gallimard, coll. Bibl. de la Pléiade, 1968. Textes cités par Lacan aux pages 379 & 380 de l’ouvrage
De la psychose paranoïaque…, op. cit.
10. Lacan J., « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience », De la
psychose paranoïaque…, op. cit., p. 386.
11. Lacan J., « Écrits “inspirés”. Schizographie », De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 380.
12. « LOM cahun corps et nan-na Kun », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.
13. Cf. Leperlier F., Claude Cahun. L’exotisme intérieur, Paris, Fayard, 2006, p. 222-223.
14. Souvenir de Nino Frank. Cf. Portraits of the Artist in Exile. Recollections of James Joyce by Europeans, Ed. by Willard
Potts, Seattle, University of Washington Press, 1979, p. 93.
15. Beckett S. & al., Our Exagmination round his Factification for Incamination of Work in Progress, Paris, Shakespeare
and Company, 1929.
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texte – et peut-être dès cette époque ? –, que Lacan put découvrir le jeu de mots sur
letter et litter16, puisque le dernier texte du recueil est une litter agressive, dans un
style supposé joycien, adressée à l’auteur par un certain Vladimir Dixon, dont beau-
coup pensèrent immédiatement qu’il n’était autre que Joyce lui-même…
Le déni de folie par le Joyce de ces années-là s’accompagne de l’insistance sur
l’unité, la continuité de son œuvre17. Mais ce ne sont là que traits superficiels de la
perspective continuiste qui est fondamentalement la sienne, et qui s’étend alors à la
texture même de son écriture. L’un comme l’autre sont inséparables de l’universali-
sation qui s’attache à sa dernière création : quand il parle d’accrocher les universitaires
à son moulin de discipline jusqu’au-delà de leur vie terrestre, il se voit sous un regard
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« catholique », comme en témoigne sa joie de se voir compris par l’Osservatore
Romano, au moins. Alors que jadis il envisageait qu’une esthétique dise le vrai sur la
jouissance, il en est venu à placer le savoir en place de vérité, histoire de mettre la jouis-
sance en œuvre. Cela ne l’empêche pas de reprendre et mettre à l’œuvre, mais aussi en
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œuvre, les éléments de ses intuitions initiales. Le poétique s’y manifeste dans l’im-
portance du rythme et des modulations de la voix. La place de celle-ci dans la lecture
toujours nécessaire du texte de Finnegans Wake maintient la référence au dramatique,
dont Joyce retrouvera l’inéluctable en écoutant, à la Sorbonne, Marcel Jousse mettre
en scène ses targoumim et commenter ses thèses sur les verbo-moteurs ; c’est ainsi
également, que le rire, absenté de sa chère Poétique, reprenait droit de cité18. Une
nouvelle Cité de Dieu proposée à Rome, ce lieu où jadis, le temps d’un bref séjour
malheureux, son corps aidant, il avait enfin compris Dublin.
Mine de r’ien
16. Cf. Lacan J., « Le Séminaire sur “La lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 25, note I.
17. Cf. Portraits of the Artist in Exile…, op cit., passim.
18. On se souvient de l’anecdote : Nora s’irritant d’entendre Jim rire en écrivant Work in Progress : quel rapport ?! Cf.
Portraits of the Artist in Exile…, op cit., p. 255.
19. Lacan J., le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ?, no 2, mars 1975, p. 100 & 103.
20. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., chapitre V.
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Il y avait peut-être eu un regret : plus que les Surréalistes convoqués, le cas Cahun,
avec ses explorations si avancées de la jouissance, aurait pu remettre en question
l’orientation de la thèse, comme le donne à entendre la quatrième de couverture, où
se marque et fait entendre l’inflexion de voix de Lacan : « Thèse publiée non sans réti-
cence. À prétexter que l’enseignement passe par le détour de midire la vérité. Y ajou-
tant : à condition que l’erreur rectifiée, ceci démontre le nécessaire de son détour. Que
ce texte ne l’impose pas, justifierait la réticence. »21 Bref, ne convenait-il pas de faire
une place, à côté de la paranoïa, à la perspective de la schizophrénie relayée par la
« schizographie » ? C’est là que pouvait commencer la perspective continuiste des
langues, des lalangues qui s’intraduisent continûment. Faut-il dès lors s’étonner que
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Lacan ait joué le jeu auquel Joyce invitait, en écrivant, réécrivant « Joyce le Symp-
tôme » en joycien, avant de me demander, avec insistance, mais sans succès, de le
traduire en anglais. C’était bien une affaire de style : à prendre au sérieux22.
C’est pourquoi sur ce titre, « Lacan joycien », et la tâche qui m’ont été proposés,
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il y avait matière à s’interroger, tout particulièrement sur ce ien qui vient, l’air de
rien, faire lien, et qualifier de quelque manière l’un et l’autre, désignant du même
coup des langues, et la jouissance de leur mise en jeu. C’est cette mine de rien que
j’ai tenté de localiser, à défaut de la mettre en exploitation. « Un creux toujours futur »
à faire sonner.
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Lacan indien
Catherine Clément
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Lacan et le sanscrit
L es références à l’Inde dans l’œuvre de Jacques Lacan sont rares, mais précises.
Pas de rêveries orientalistes, mais des fragments de textes en sanscrit ou traduits du
sanscrit. Sans prétendre à l’exhaustivité, voici les plus connus.
Un texte surplombe les autres. Dans les Écrits, la version réécrite du Rapport de
Rome s’achève par une longue citation des Upanishads mettant en scène Prajapati,
dieu du tonnerre, prié par les divinités (les Dévas), les hommes et les démons (les
Asuras) : « Parle-nous ! », demandent-ils. Trois fois de suite, Prajapati émet la syllabe
« Da » et chaque fois, les uns et les autres comprennent ce phonème en des sens diffé-
rents. Les Dévas comprennent Damyata, domptez-vous ; les hommes comprennent
Datta, donnez ; les Asuras comprennent Dayadhvam, faites grâce. Alors résonne la
voix de tonnerre du dieu Prajapati, « Da, da, da », soumission, don, grâce, et à tous,
il dit : « Vous m’avez entendu. »1
C’est l’extrait le plus célèbre de Lacan l’Indien, repris sur la Toile dans d’innom-
brables commentaires parfois aux bords de la construction délirante, comme aspirés
par le mot Upanishad, le nom du dieu, l’aspect solennel de la scène mythique et
l’appel de l’Inde. Prudence.
Quelques pages plus haut, alors qu’il commente la notion de l’instinct de mort,
y repérant la conjonction de deux termes apparemment contraires, instinct et mort,
Lacan, tournant en dérision cette « innocence dialectique »2, en appelle à un exemple
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précepte “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” ne sonne pas moins étrange-
ment que le Tat tvam asi, comme on l’éprouve à y répondre à la première personne
où éclate l’absurdité qu’il y aurait à prendre son dernier terme pour son dernier mot,
tandis que l’autre boucle son cercle à l’achever : “Comme toi-même, tu es ceci que
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Précisons. Je ne suis pas sanscritiste ; je connais mal l’ensemble du corpus des textes
fondateurs de l’hindouisme ; le seul de mes amis indiens parfaitement érudit en ces
matières, Veer Bhadra Mishra, est grand-prêtre du Singe Divin à Bénarès – charge
héréditaire depuis le XVIe siècle – et s’il m’arrive d’entendre dans ses propos un écho
de sa vaste culture hindoue, c’est lorsqu’il me parle de la profonde humanité du regard
émouvant de Hanuman, dieu de la dévotion et du dévouement, divinité dont il est le
représentant – alors oui, l’Absolu apparaît à travers l’évocation de ce regard simiesque.
Mais mon ami grand-prêtre se préoccupe tout autant de la dépollution du Gange
dont il est un spécialiste reconnu, et c’est de cela surtout que nous parlons ensemble
– comment mettre des tortues dans le Gange pour qu’elles mangent les restes
humains mal brûlés sur les bûchers, versés au fleuve ; comment empêcher les pèle-
rins de déféquer sur le corps de leur mère (Ganga, la déesse, est la mère des eaux
3. Lacan J., « La psychanalyse vraie, et la fausse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 172.
4. Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je… », Écrits, op. cit., p. 100.
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douces) ; comment installer des bassins de plantes filtrantes pour dépolluer cette
maudite eau sacrée dont tout pieux hindou avale sept gorgées à l’aube tous les matins
– mon ami grand-prêtre, qui attrapa à douze ans typhoïde et poliomyélite dès son
premier bain dans le Gange, comptabilise chaque jour le taux de fécalité du Gange.
Tout autre chose ?
Non. Il n’y a qu’une seule réalité pour un brahmane savant adorateur du Singe,
capable de faire barrage de son corps pour empêcher un massacre de musulmans
quand un attentat frappe ses fidèles au temple, en pleine cérémonie du soir.
Mon ignorance du sanscrit n’en reste pas moins dirimante, et je ne me donnerai
pas le ridicule de m’inventer une passion qui n’est pas la mienne, car l’Inde que j’aime
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n’est pas vraiment celle de la bigoterie hindoue.
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l’ampleur de l’imposture en retravaillant les mêmes textes.
L’anglaise Annie Besant, régente de la Société de théosophie, se crut autorisée à
priver de parole Gandhi lui-même le jour de l’inauguration de l’université hindoue
de Bénarès, et fut assez folle pour capter un enfant brahmane soigneusement sélec-
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tionné et l’élever à Adyar, près de Madras ; destiné à devenir l’élu du royaume, l’ado-
lescent refusa, tourna les talons et devint le philosophe Krishnamurti. Célèbre et
influent, Ananda Coomaraswamy, fils d’un Sri Lankais et d’une Anglaise, né dans
l’Empire des Indes en 1877 – dix ans après la première guerre pour l’indépendance
de l’Inde –, marqué du sceau de la malédiction anglo-indienne dont il fit le meilleur
usage, fut un grand traverseur de mondes, passeur de métaphysiques faciles.
En France, c’est très étrange, les fous de l’Inde de l’entre-deux-guerres ne firent
jamais le voyage. Sérieux, assidus, réfléchis, ils étudient l’Inde, ne l’exploitent ni poli-
tiquement, ni idéologiquement, mais ils ne vont pas la voir. Mort en 1944, Romain
Rolland, dont Inde, Journal, est pourtant le meilleur commentaire de la lutte des
indépendantistes indiens qu’il reçut presque tous en Suisse, ne put jamais se résoudre
à connaître l’Inde, la vraie. René Guénon, érudit dont les écrits sur l’hindouisme
marquèrent tant de générations de jeunes gens, féroce critique de la théosophie,
s’arrêta au Caire, s’y convertit à l’islam dans la branche du soufisme, épousa la fille
de son cheikh et mourut en Égypte en 1951 sans avoir connu l’Inde ; René Daumal,
mort en 1944, pas davantage.
Qui, alors, passa le mot à Lacan ? Pour Jacques-Alain Miller, c’est la lecture de
Guénon, parti pour l’Égypte en 1928. À quoi s’ajoute une hypothèse : alors en fin
d’études médicales, Jacques Lacan et son ami Pierre Mâle auraient, semble-t-il, fait
le voyage en Égypte pour rendre visite à Guénon, en vain ; plus tard, Lacan se serait
demandé ce qu’il serait advenu de lui s’il l’avait rencontré. En revanche, il a sans
doute rencontré la grande résistante Marie-Madeleine Davy, indianiste chrétienne
trop méconnue qui, sous couvert de colloques, réunissait dès 1940 au château de La
Fortelle (mis à disposition par son réseau) intellectuels et écrivains, cachant réfrac-
taires au STO, aviateurs anglais (et plus tard, pétainistes planqués) ; s’y seraient
retrouvés pendant l’Occupation Maurice de Gandillac, Lanza del Vasto – autre fana
5. Cf. Gabin J.-L., L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou, Paris, Cerf, coll. L’Histoire à vif, 2010.
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de l’Inde – et, selon le témoignage de M.-M. Davy, Lacan. Plus proche de la psycha-
nalyse, Paul Masson-Oursel (1882-1956), philosophe formé à l’indianisme par
Sylvain Lévi – mais aussi à la sinologie et à l’hellénisme – s’orienta vers la psychologie,
présida la Société française de psychologie et, avant l’apparition de la Revue française
de psychanalyse en 1948, collabora à Psychè, revue internationale de psychanalyse et de
sciences humaines, fondée en 1946 par Maryse Choisy, drôle de personne éprise de
psychanalyse et de cercles intellectuels. Sans chercher une personne en particulier, on
peut raisonnablement penser que, comme de nombreux intellectuels de sa généra-
tion, Lacan respira l’envahissant parfum philosophique de l’Inde avant la seconde
guerre mondiale, voire sous l’Occupation.
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Lectures de Lacan
phiques en sanscrit ou traduits du sanscrit, voilà qui relève d’une tout autre
démarche.
Élève au collège Stanislas, Lacan avait étudié le grec et surtout le latin, matière
dans laquelle il excellait. Il savait approcher d’autres alphabets, se frotter aux langues
anciennes. Il pouvait s’appuyer sur ce socle qui, en son temps, relevait de la culture
générale, si prisée du corps médical à l’époque. Son abord du sanscrit s’en ressent :
il ne divague pas sur fond de nirvana. Son usage des textes fait sens.
Mais il procéda de même avec la Chine, plus tard, aidé par François Cheng. Et
de même avec d’autres champs du savoir, indéfiniment. Il y a en Lacan un étudiant
perpétuel, passionné de langues mortes ou vivantes. L’Inde mérite-t-elle un sort parti-
culier ? A-t-elle infléchi sa pensée ? La réponse n’est pas immédiate.
Hic rhodus, hic salta, colletons-nous avec l’étude des textes.
Utilisée telle quelle dans « La psychanalyse vraie, et la fausse », la formule appelée
« la Grande Déclaration » vient des Upanishads, dont le plus grand interprète est le
philosophe Shankara, penseur du Vedānta advaïte, donc moniste : il n’existe qu’une
réalité. Stricto sensu, l’étudiant auquel son maître apprend le « Tu es cela » doit
comprendre que le Soi – l’atman, pure conscience, pur « Je suis » – n’est pas séparable
du brahman, réalité transcendante, absolue et indéfinissable qui n’est « ni ceci ni
cela », neti neti, pensée qu’on retrouvera dans le bouddhisme.
En leurs sens dérivés, Tat désigne le brahman, Tvam désigne l’atman ; leurs qualités
s’opposent comme le serviteur et le roi, le ver de terre et le soleil, de sorte qu’on ne peut
les comprendre dans leur sens littéral, mais seulement en les complétant – c’est à quoi
renvoie l’exemple du fameux « hameau sur le Gange », incompréhensible si on ne lui
adjoint pas les deux rives du fleuve (l’une des phrases illustrant Tvam est celle-ci : « de
même qu’un gros poisson nage d’une rive à l’autre du fleuve à l’Est et à l’Ouest, de
même l’entité infinie se meut entre les deux états du sommeil et de l’éveil »).
Deux points me semblent importants. Le premier, c’est que, par définition, à
cause de l’usage du tutoiement, la Grande Déclaration exige qu’un maître l’apprenne
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de croître et devenir Dieu avec Dieu même »6.
De la Parole à l’extase
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Reste Prajapati, qui vient de l’Inde védique – la plus ancienne, la plus opaque.
Dans Cuire le monde7, Charles Malamoud note que le corpus des Védas, consacré aux
descriptions de rituels, est sans images, sans temples, sans lieux fixes, à l’opposé de
l’hindouisme ultérieur, foisonnant d’effigies qu’on enduit, qu’on habille, auxquelles
on offre des danseuses pour les distraire, qu’on promène, qu’on couche pour la nuit.
Mais dans cette Inde hindoue, Prajapati s’est effacé au profit du dieu Brahma ; aux
Védas ont succédé les Brahmanas, puis les Upanishads d’où Lacan extrait sa citation.
Qui est le Prajapati de l’Inde védique ? Le Seigneur des créatures. Comment crée-
t-il ? Il est pris du désir de devenir multiple. Il s’échauffe, et à force, émet les créa-
tures, commençant par les dieux. Puis, épuisé, vidé, menaçant de mort ceux qu’il
vient d’émettre par sa dislocation, il veut réabsorber les créatures perdues et ainsi, se
reconstituer. C’est alors qu’il s’adresse au Feu, lui promettant que ses créatures, dieux
et hommes, le reconnaîtront pour son fils et l’appelleront Agni, le dieu du feu.
Agni se dérobe, et se cache dans les animaux. Prajapati, en le cherchant, voit briller
les yeux des animaux, et leur haleine monter, il voit leurs excréments rejetés, comme
les cendres consumées par le feu. C’est lui ! Prajapati l’a retrouvé et pour l’honorer,
il lui sacrifie ces animaux.
Agni reconstitue Prajapati. Il empile les briques, construit l’autel selon un proto-
cole complexe : cinq couches de briques pour l’esprit, la parole, le souffle, l’œil et
l’oreille de Prajapati, et cinq couches de terre meuble pour les poils, la peau, les chairs,
les os, la moelle de Prajapati, toutes constituant des instants, des demi-mois, une
année. Promis à l’éparpillement, Prajapati reconstitué est tout à la fois victime sacri-
fiée et sacrifice lui-même. En outre, son corps de briques est le lieu des rythmes de
la poésie védique, y compris des vers irréguliers avec une syllabe en trop ou en moins,
résultat des erreurs de mesure pendant l’édification de l’empilement. C’est dire
6. Cf. Hadewijch D’Anvers, Les visions, Paris, Ad Solem, 2008 [souligné par l’auteur].
7. Cf. Malamoud C., Cuire le monde, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 1989.
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qu’une formule de poétique comme « le hameau sur le Gange » n’est pas séparable
de la reconstitution rituelle du créateur. Il n’existe qu’une seule réalité.
Pour faire de la place au lieu du sacrifice, on déblaie un tas de terre qu’on mélan-
gera à l’eau (où les troncs et les têtes des victimes animales – et humaines – ont
trempé). Ce tas de terre, appelé purisa, signifie à la fois l’excrément, humain et
animal ; par synecdoque, le bétail, et Agni qui s’est caché en lui. Pour reconstituer
Prajapati, le corps d’Agni est à la fois l’autel de briques et l’excrément interstitiel.
« Bien sûr », conclut Malamoud citant le Taittiriya-Samhita, le texte védique le plus
orthodoxe, puisque « le milieu de la personne, c’est de la fiente », ou plus précisé-
ment, « le centre du Soi, c’est de la merde », ajoute-t-il en note, précisant qu’il ne
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s’agit nullement d’un blasphème.
Qui est Agni ? Il le demande à Prajapati, son créateur. Et voici la réponse : « Toi
seul, Agni, tu te connais. Tu es celui que tu es. »
La toute première émission de Prajapati est la déesse Vac (prononcer Vatch), la
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Parole, parfois représentée avec une immense langue tatouée de formules en sanscrit.
Dans certaines versions, la déesse Parole se retourne et avale Prajapati ; et dans tous
les cas, elle est la première syllabe, « mère des Védas, nombril de l’immortalité »,
énergie féminine ayant « pour nature et pour forme la langue sanscrite », nous dit
André Padoux dans Comprendre le tantrisme8. Vac n’émet pas des éléments sonores,
mais immédiatement des formes de grammaire sanscrite. Un pas de plus dans la
liturgie de la parole, et un ancien tantra shivaïte nous montre son énergie divine
descendant dans le cœur humain où elle se love [kundal] trois fois, assoupie, avant
de s’éveiller en se dressant sous la célèbre figure de la Kundalini, femme intérieure
serpentine parcourant les « lotus » disposés le long de la colonne vertébrale, du
sacrum à la fontanelle, lieu de l’explosion de l’Ego tant désirée – le samadhi, l’extase.
Dans la vie quotidienne, entrer en samadhi se dit d’un ascète mourant. Il a « quitté
son corps » en pratiquant les exercices du souffle jusqu’à faire échapper son âme de
son enveloppe de chair. Il n’est pas mort, pas vraiment mort comme les non-ascètes.
Par dérivation, il arrive qu’on trouve cette formule dans une petite annonce nécro-
logique publiée dans la presse : untel est entré en samadhi tel jour.
Un samadhi peut être le lieu où l’ascète a été enterré, car on ne brûle pas un corps
que l’ascèse a déjà consumé ; on l’inhume. À Pondichéry, par exemple, le samadhi est
le tombeau commun de l’ascète bengali Sri Aurobindo et de sa compagne française,
Mirra Alfassa, dite la Mère ; chaque jour au coucher du soleil, les fidèles viennent s’y
recueillir dans le plus grand silence. Le samadhi, c’est l’immortalité.
Mort en 1886, Ramakrishna, brahmane analphabète né au Bengale dans une
famille paysanne très pauvre, a laissé ses disciples noter ses descriptions d’extase,
poétiques, imagées, immensément sexuelles. J’en citerai une pour mieux montrer
que Lacan n’a pas traîné sur ces sentiers si fréquentés par les « passeurs » occidentaux
et les gourous expatriés en Europe ou aux États-Unis.
8. Cf. Padoux A., Comprendre le tantrisme. Les sources hindoues, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 2010.
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pouvaient durer un mois entier ; il existe un portrait photographique d’une de ces
extases – il est debout, un bras levé, bouche énorme et ouverte sur un demi-sourire.
Le but passionné de ce mystique analphabète était la dissolution du Soi, roulé
dans les vagues du sentiment océanique que Freud refusa d’endosser malgré les
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supplications de Romain Rolland. Sur le mode savant, forgé par les formules gram-
maticales sanscrites qu’on appelle mantras et par la série de leurs longues récitations
répétitives, les japas, le but des pratiques tantriques est le même, orgasmique, et
parfois obtenu par de fascinantes copulations sacrées collectives, extrêmement ritua-
lisées, d’un grand raffinement, où l’on aurait tort, se récrient les exégètes, de ne voir
que de simples orgies. Dans certains cas, dits « tantrisme de la main gauche », on ne
s’étonnera pas de voir « le centre du Soi », c’est-à-dire l’excrément, utilisé en onction
sur le corps ou avalé ; Sudhir Kakar10 a relaté ces exemples avec précision.
Comme chez Sade ? Pas du tout. Exalté par le fumier animal et plus précisément,
la bouse de la vache, l’excrément est une matière noble en Inde ; il entre dans la
boisson sacrée des ascètes au même titre que le lait, le caillé, le beurre, l’urine. Le mal
n’y est pour rien. Seule compte la dissolution du Soi dans l’extase.
Lacan le grammairien
Telle est bien la limite extatique que Lacan ne franchira pas, le voyage que le
psychanalyste n’accomplira pas dans la cure. Car les formules auxquelles il se réfère
ne vont pas dans ce sens : la formule freudienne, Wo Es war, soll Ich werden n’a pas
pour objectif l’explosion du sujet, mais son assomption. Exactement le contraire.
D’où ma prudence. On ne peut pas lire aisément la référence à Prajapati.
Da, dit Prajapati ; ses créatures, divinités, hommes, démons, complètent à leur
façon. « Vous m’avez entendu », dit à tous le créateur. Il sera dispersé, il sera la victime
sacrificielle. Sur un ton très « védique », Lacan en avertit les psychanalystes dans les
phrases qui précèdent son évocation de Prajapati : « Qu’elle [l’expérience psychana-
lytique] vous fasse comprendre enfin que c’est dans le don de la parole que réside
9. Ramakrishna, cité par H. Zimmer, in Les philosophies de l’Inde, Paris, Payot, 1978, p. 466.
10. [NDLR] Sudhir Kakar est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont La folle et le saint [avec C. Clément, Paris, Seuil, coll.
Champ freudien, 1999].
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toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue
à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient. Si le domaine que définit ce
don de la parole doit suffire à votre action comme à votre savoir, il suffira aussi à
votre dévouement. Car il lui offre un champ privilégié. »11
Auparavant, il a voulu rappeler « l’a, b, c, méconnu de la structure du langage »
et faire épeler à nouveau « le b-a, ba, oublié, de la parole »12. Ou le Da allemand de
l’enfant qui joue à Fort ! Da ! faisant apparaître en lui le désir d’un autre13.
Lacan l’Indien sans doute, mais plus sûrement encore Lacan le grammairien.
Hanuman, le Singe célébré par mon ami grand-prêtre à Bénarès, est appelé Le
Singe Grammairien, saint patron des linguistes. Il est aussi, on l’a vu, le dieu du
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dévouement, terme utilisé par Lacan pour délimiter le champ d’action des psychana-
lystes auxquels il s’adresse. L’une des images les plus fameuses de Hanuman le Singe
le montre souriant, s’arrachant la poitrine et découvrant un cœur flamboyant : en
Inde, depuis les Védas, la grammaire va avec le sacrifice. S’il y a une empreinte de
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l’Inde dans la pensée de Lacan, c’est sans doute la limite que, très expressément, il
fixe à l’altruisme dévastateur dans la cure, rapportant toujours la psychanalyse au
savoir, surtout celui des langues. Le sanscrit, oui ; la dévotion, non. Le dévouement
s’arrêtera là.
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Lacan, la musique
Diego Masson converse avec Judith Miller
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Judith Miller — Ni moi. Il est possible que ma mère l’ait entendu, mais je ne l’ai
jamais entendu chanter ni jouer d’un instrument de musique. Il a néanmoins suivi
régulièrement le « grand moment » du festival d’Aix-en-Provence, au début des
années cinquante. Il a aussi été assidu au Domaine musical, dès sa création. Il est
encore celui qui n’a pas voulu rater la réouverture de l’Opéra de Vienne.
Le seul qui puisse en parler, c’est toi, à ma connaissance ; tu es celui à qui il s’est
adressé quand il a eu besoin d’une explication concernant la musique. Tu sais que,
dans de nombreux domaines, il recourait à des personnes de confiance, une seule le
plus souvent. Pour la musique, tu étais cette personne-là. Quelles discussions as-tu
eues avec lui ?
Chef d’orchestre français (Tossa, Espagne, 1935). Il étudie la percussion au Conservatoire de Paris puis la composition
avec Bruno Maderna et René Leibowitz, enfin la direction avec Pierre Boulez. Il se produit d’abord au Domaine musi-
cal comme percussionniste, avant de créer, en 1966, l’ensemble Musique vivante, dévolu à la création contemporaine
(Berio, Bussotti, Globokar, Xenakis, etc.) De 1973 à 1976, il est directeur du Théâtre musical d’Angers, puis de celui
de Marseille, de 1975 à 1981, où il interprète les opéras du répertoire. Il collabore également avec plusieurs compagnies
de danse (Ballet-Théâtre d’Amiens, Compagnie Rolland Petit, Opéra de Paris).
Transcription de l’entretien : Michèle Simon. Édition : Judith Miller, Nathalie Georges-Lambrichs et Pascale Fari.
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Diego Masson — Il n’y en a pas eu beaucoup, mais je m’en souviens très bien. Notre
première conversation a eu lieu au festival d’Aix. C’était en 1953, 1954 ou 1955, je
ne sais plus exactement, c’est tout de même assez ancien. En revanche, je me rappelle
qu’en 1973, ça a été plus qu’une conversation, lorsque Giorgio Strehler a monté Les
Noces de Figaro à l’Opéra Garnier1. Il m’a appelé le lendemain pour que je lui parle
des Noces de Figaro et il est venu passer le dimanche chez moi, car je lui avais dit :
« Avec le piano et la partition, ce sera plus simple. » Nous avons passé des heures là-
dessus. Et puis, une troisième fois, il m’a appelé pour que j’aille le voir dans sa
campagne pour lui parler de Gesualdo. Il s’agissait de choses pointues.
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Mozart et Haydn
C’est donc à Aix qu’a eu lieu la première conversation, au sortir d’un concert où
avaient été jouées une symphonie de Mozart et une symphonie de Haydn. Jacques
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me dit : « En fin de compte, Haydn est peut-être encore plus fort que Mozart ! Il y
a chez Mozart des sentiments que l’on peut décrire avec des mots, alors que Haydn,
lui, est totalement abstrait, c’est comme une équation mathématique, sans aucun
sentiment et, pourtant, c’est extrêmement jouissif et plein de surprises. »
Ce qui est vrai. Chez Haydn, il n’y a pas de sentiments. Une symphonie de
Mozart raconte toujours une histoire. Haydn aussi raconte une histoire, mais c’est
une histoire abstraite, tandis que Mozart raconte une histoire que l’on pourrait
presque imaginer avec des personnages. Prenez la symphonie Haffner : elle commence
manifestement par un thème colérique, on peut imaginer un homme d’un certain
âge ; ensuite, il y a une réponse, un peu implorante, dans l’aigu, on imagine donc la
fille suppliant son père, puis disant : « Après tout, je m’en fous » ; et le père se met à
nouveau en colère. Chez Haydn, ce genre d’histoires n’existe pas, c’est totalement
abstrait. Il semblait beaucoup plus intéressant à Jacques que l’on puisse jouir d’une
chose que l’on ne comprend pas et qui n’a aucune signification sentimentale. Je ne
me souviens pas des mots exacts qu’il a employés, mais cet échange me reste très
présent. Cette différence fondamentale entre Mozart et Haydn l’avait frappé. C’était
à la grande époque du festival d’Aix, en 1953 probablement – il y venait tous les ans.
1. Le 30 mars 1973, au Théâtre Gabriel, « Opéra royal » de Versailles, eut lieu la première représentation de l’opéra
de Mozart, Les Noces de Figaro, dans la mise en scène de Giorgio Strehler. L’œuvre fut mise ensuite à l’affiche de
l’Opéra de Paris (Palais Garnier).
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Diego Masson — La deuxième discussion que j’ai eue avec lui a porté sur l’opéra de
Mozart. Il m’appelle : « Il faut que je te voie, je viens de voir Les Noces de Figaro hier
soir, et il faut que tu m’en parles. » Je lui ai donc proposé de venir chez moi et il est
venu à huit heures du matin, un dimanche…
Judith Miller — Pour le docteur Lacan, il n’y avait pas d’heure ni de jour quand il
voulait savoir quelque chose. Je me rappelle la mise en scène formidable de Strehler.
Elle a fait tilt pour nous tous qui connaissions très bien Les Noces…, grâce au Festival
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d’Aix : nous avons tous été frappés par cette mise en scène exceptionnelle.
d’expliquer dans mes Séminaires depuis vingt ans sans pouvoir le faire comprendre,
pourquoi est-ce si clair quand on écoute Les Noces de Figaro de Mozart ? » Je trouve
cela magnifique, sauf qu’il me dit : « Explique-moi. » Alors, nous prenons la parti-
tion, je joue, nous lisons lentement les paroles, le détail des doubles sens et des
écarts entre la musique et le texte du livret – si fréquents chez Mozart. Je me
souviens, par exemple, que nous sommes restés longtemps sur le fameux passage
du troisième acte où Suzanne donne un rendez-vous au Comte le soir, dans les
bosquets. Comme vous le savez, c’est la Comtesse qui va s’y rendre. Suzanne, elle,
n’a pas l’intention d’y aller ; jusqu’à ce moment où le Comte lui dit : tu viendras ;
elle dit : oui ; et lui : tu ne manqueras pas ; et elle dit : non ; et lui : tu viendras ; et
elle : non… Il lui dit non, et elle dit oui, évidemment. Mais lorsqu’elle dit Si ! pour
la dernière fois, c’est sur une note, une phrase tellement chargée de désir et de séduc-
tion que Jacques me dit : « Tu vois, on comprend très bien, alors que ce n’est pas le
texte ni la situation théâtrale. On comprend très bien, grâce à la seule musique,
qu’en fait elle désire le Comte. »
Nous nous sommes attardés aussi sur le quatrième acte, lorsque Figaro croit
d’abord que Suzanne est la Comtesse et que Suzanne est donc partie avec le Comte
– avant de se rendre compte qu’il s’agit en vérité de Suzanne déguisée en Comtesse ;
alors, dans la situation théâtrale, il essaie de la séduire en tant qu’elle est la Comtesse,
pour faire enrager… Suzanne. C’est la musique la plus amoureuse de tout l’opéra ;
le seul moment, d’ailleurs, où Figaro chante son amour à Suzanne est celui où,
déguisée en Comtesse, elle croit qu’il s’adresse à la Comtesse tandis que lui, sait, in
petto, qu’il s’adresse à Suzanne. Ce n’est pas dans les paroles, car celles de Beaumar-
chais sont les mêmes, c’est dans la musique de Mozart qu’il profite de ce moment
pour dire à Suzanne ce qu’il n’ose lui dire en face à face.
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Diego Masson — C’est ce que Jacques soulignait quand je lui jouais l’air au piano et
que nous regardions les paroles. Il disait : « Là, tu vois, manifestement, Figaro profite
de la situation pour déclarer son amour. Il n’aurait pu le faire, Suzanne étant
Suzanne. »
Je me rappelle aussi un moment rigolo, à propos de l’air – au quatrième acte
aussi – de Marceline, la vieille. Jacques me demande : « Comment considère-t-on cet
air ? — Vous savez, Jacques, – parce que je le vouvoyais, lui me tutoyait – cet air n’a
aucun intérêt musical. — Voyons donc les paroles », me répond-il. Or les paroles
sont : Les brebis et les béliers n’ont jamais de problème entre eux. Les chèvres et les boucs
n’ont jamais de problème entre eux.
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Judith Miller — Il y a un rapport sexuel pour eux.
Diego Masson — Les animaux les plus féroces laissent leur compagne en paix et en liberté.
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Mais nous, les pauvres femmes, nous qui aimons les hommes, nous sommes toujours
victimes de leur perfidie… Jacques me dit : « Ces paroles-là sont très importantes, il
ne faut pas couper cet air ! » J’ai eu beau lui dire que la musique… Il m’a rétorqué :
« Ça ne fait rien, les paroles sont essentielles. » Nous avons donc passé au crible
jusqu’en début d’après-midi, et scruté de fond en comble Les Noces de Figaro et les
rapports et les contradictions entre musique et texte.
Diego Masson — Musicalement, oui, ce n’est pas intéressant, ce qui est rare chez
Mozart. On coupe souvent cet air.
Judith Miller — Le personnage de Marceline est en plus, il n’est pas dans l’action.
Diego Masson — Jacques pensait que ce qu’il n’arrivait pas à faire entendre dans ses
Séminaires depuis vingt ans était « si clair » – ce sont ses mots – sur le rapport
hommes / femmes quand on écoute Les Noces de Figaro de Mozart. C’est ce que je
trouve encore étonnant.
Il m’a aussi dit quelque chose à propos de Gundula Janowitz, non pas la plus
célèbre, mais, à mon sens, la plus grande chanteuse de la deuxième moitié du
XXe siècle. Jacques avait été frappé par elle et il a fait une remarque étonnante : « On
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a l’impression que sa voix sort d’au-dessus de sa tête. Et c’est comme ça que ça doit
être. La voix ne doit pas sortir de la bouche, mais d’au-dessus de la tête. »
Diego Masson — Oui. Et avec Gundula Janowitz, on a l’impression que la voix est
quelque part au-dessus d’elle. Chaque fois que quelque chose me semble extraordi-
naire à la radio, c’est toujours elle. C’est une chanteuse incroyable, très simple. Elle
a fait beaucoup de disques avec Karajan.
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La troisième : autour de Gesualdo
Diego Masson — La troisième fois, Jacques m’a appelé, peut-être cinq ou six jours à
l’avance, pour que je vienne à la campagne lui parler de Gesualdo. Il avait écouté du
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Gesualdo, cela l’avait frappé, et il voulait donc que je lui en parle. Cette musique n’est
pas du tout ma spécialité.
Judith Miller — Vingt ans après le Festival, donc. Un fil musical se poursuit durant
la vie de Lacan.
Diego Masson — Jacques m’a donc demandé si je pouvais passer une journée avec lui
dans sa maison de campagne pour lui parler de Gesualdo. Je me procure aussitôt les
partitions de Gesualdo, car je n’en avais aucune chez moi – j’adore cette musique,
mais comme interprète, ce n’est pas mon truc, ne serait-ce que parce que c’est pure-
ment vocal, sans orchestre – je me suis donc mis à étudier Gesualdo pendant
quelques jours.
Diego Masson — Ce ne sont que des voix, des madrigaux le plus souvent. Gesualdo
est un drôle de type, un assassin, mais aussi un génie qui a inventé des tas de choses.
J’arrive enfin chez Jacques et nous allons dans la petite maison à côté, l’atelier. Je
commence, un peu embarrassé, car je n’avais pas eu tellement de temps pour me
plonger dans toutes les partitions : « Bon… Jacques, il faut que nous commencions
par la gamme, parce que Gesualdo, c’est le moment où les gammes modales
commencent à être remplacées par la gamme tonale. — D’accord, parlons de la
gamme. » Et il va me chercher des bouquins sur les gammes, des bouquins sur la
physique des sons, des bouquins sur les gammes chinoises, et bien d’autres. En fin
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de compte, nous n’avons pas parlé de Gesualdo ! Nous avons passé la journée à
étudier des gammes. Moi, je n’ai jamais étudié les gammes plus que nécessaire. On
les apprend quand on est tout petit et on n’y pense plus, c’est comme l’alphabet.
Grâce à Jacques, j’ai donc beaucoup appris sur les gammes.
Nous avons regardé toutes ces gammes avec leurs intervalles physiques ; selon les
pays, les gammes sont différentes, mais il y a une question purement physique de
résonance. Vous tapez sur un truc, des harmoniques en sortent qui ne correspon-
dent pas en vérité à la gamme occidentale, laquelle a été réduite par rapport à la
gamme d’origine. Autrefois, la gamme en Europe était non tempérée. Tempérée, cela
veut dire que les intervalles sont les mêmes dans toutes les octaves. Que ce soit en bas
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ou en haut, l’écart entre les notes est le même. La gamme que l’on appelait modale
allait très bien si vous chantiez une chanson dans cette gamme-là, mais si vous vouliez
refaire ce thème un peu plus haut, cela ne marchait plus. Quand la musique est
devenue plus complexe, on n’arrivait pas à jouer un thème dans une partie plus haute
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Diego Masson — Non, car les intervalles sont inégaux dans la physique, donc dans
la gamme d’autrefois. C’est vers le XVIIe siècle que l’on a commencé à faire ces gammes
tempérées, en réduisant les intervalles pour qu’ils soient égaux de bas en haut du
registre de quelque instrument que ce soit. Seuls les instruments à cordes peuvent,
encore aujourd’hui, produire une légère différence, mais en fait, on ne s’en sert pas.
Sur un piano, un ré bémol ou un do dièse, c’est la même chose. On a procédé à une
sorte de normalisation. Cela, je le savais quand même, mais avec Jacques, nous avons
examiné ce moment d’une façon très approfondie.
Diego Masson — Oui. Si vous jouez une partition en do majeur avec une gamme non
tempérée, vous restez en do majeur. Lorsque la musique est devenue plus complexe, on
a commencé en do majeur et puis rejoué le thème en sol majeur : les intervalles n’étaient
plus les mêmes. Autrefois, par exemple, l’intervalle de do à mi n’était pas le même que
celui de sol à si. Donc votre mélodie n’était plus exactement pareille ; la différence n’est
pas grande, mais elle existe, elle est sensible. À partir du XVIIe siècle, un thème musical
pouvait être repris dans plusieurs tonalités à l’intérieur d’un même morceau.
Diego Masson — Oui. Il en est de même dans les chansons populaires, aujourd’hui
encore. Une chanson populaire est composée dans une tonalité, et elle ne bouge que
quand on la reprend au début. On ne peut pas s’amuser avec. Quand les compositeurs
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ont commencé à s’amuser avec les thèmes, à les transposer, avec des points d’appui
dans des tonalités différentes, on avait donc besoin d’une gamme normalisée.
Un morceau en do majeur, par exemple, va commencer en do majeur, mais très rapi-
dement, il va aller en sol majeur, puis en mi-bémol majeur… Plus on avance dans le
temps, plus le thème s’éloigne de la tonalité principale. Dans la musique occidentale,
on se promène à travers les tonalités…
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Staccato
Judith Miller — Ne m’avais-tu pas parlé du fait qu’un jour mon père t’avait télé-
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phoné pour te parler d’une chanteuse. J’avais été surprise, tu m’avais dit…
Diego Masson — … c’était Eartha Kitt ! Une chanteuse noire américaine, de music-
hall plus que de blues. Elle avait réalisé un disque que Jacques adorait, C’est si bon.
C’était une interprétation extrêmement érotique avec des soupirs, des trucs comme
ça… Et Jacques aimait beaucoup cette interprétation d’Eartha Kitt. Je ne sais pas
comment elle était parvenue à ses oreilles, mais il me l’a fait entendre.
Diego Masson — Je me rappelle aussi qu’une fois, à table, rue de Lille, j’ai raconté un
peu bêtement que lorsque je n’arrivais pas à jouer un morceau – je travaillais le piano
à l’époque –, disons, en fa majeur, je l’étudiais en fa dièse majeur, en me servant des
touches noires au lieu de me servir essentiellement des touches blanches ; je commen-
çais avec le pouce sur le fa, mais en fa dièse, comme on ne peut pas poser le pouce sur
les touches noires, je commençais avec le deuxième doigt, et je mettais le pouce sur la
quatrième note, le si. Je travaillais donc avec des doigtés complètement faux ; ensuite,
je jouais avec les vrais doigtés, cela devenait facile. Cela lui avait beaucoup plu.
Diego Masson — Je n’ai jamais cherché à comprendre. C’est un exercice que les
professeurs de piano donnent, en vous disant : « Si tu n’y arrives pas, fais-le un demi-
ton au dessus, après, ce sera plus facile. » Et je l’ai vérifié : augmenter la difficulté a
un effet résolutoire, malgré la différence des mouvements.
2. Quand Diego Masson est venu faire ses études au Conservatoire de Paris, il a vécu chez Sylvia et Jacques Lacan,
dont il est le neveu.
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Diego Masson — Oui, deux opéras que j’ai dirigés à Paris : un Rossini, L’occasion fait
le larron, et Idoménée. Nous avons dîné ensemble ensuite, mais je dois avouer qu’après
un spectacle, je ne suis pas dans un état où je peux me souvenir des conversations que
j’ai eues.
Je n’ai pas pensé à enregistrer ces séances avec Jacques, car cela ne se faisait pas
à l’époque. Je crois que ce sont vraiment les trois seules discussions sérieuses que
j’ai eues avec lui. Pour moi, le principal, c’est ce qu’il dit de son Séminaire où il
n’était pas arrivé pendant vingt ans à faire entendre ce qui est « si clair » – ce sont ses
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termes – quand on écoute Les Noces de Figaro de Mozart.
Diego Masson — Je l’espère, parce que c’est tellement fabuleux, plein de sens diffé-
rents, de subtilités, de contradictions… C’est la différence notable entre une
symphonie de Mozart et une symphonie de Haydn. L’exemple le plus concret qui me
vient, c’est la symphonie dite L’horloge, ce n’est pas très sentimental. Chez Mozart, il
y a toujours un double sens.
Judith Miller — Penses-tu que Lacan et Pierre Boulez ont eu des conversations
« sérieuses » sur la musique ?
Judith Miller — Oui, il avait un très bon appareil pour écouter de la musique. Mon
père ne travaillait pas en écoutant de la musique, et travaillait beaucoup.
Diego Masson — Je pense qu’il allait plus souvent visiter les musées qu’il n’allait
écouter des concerts. En Italie, quand il arrivait trop tard et que le musée était fermé,
il le faisait ouvrir.
Nathalie Georges-Lambrichs — Si nous écoutons Les Noces de Figaro au lieu de lire les
Séminaires parce que c’est « plus clair », qu’allons-nous devenir ? !
Diego Masson — Ce n’est pas « plus clair », c’est « si clair », ce sont ses termes ; je ne
les oublierai jamais.
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3. [NDLR] Diego Masson est, lui aussi, quelqu’un qui approche les choses très sérieusement et de façon pointue. À la
fin de cet entretien, il nous a raconté comment s’étaient terminées les vingt-sept années de Masterclass qu’il dirigeait
à la Dartington International Summer School – « trois semaines, sept, huit heures par jour, sans compter les
concerts » : « Nous étudiions des œuvres symphoniques. Les élèves dirigeaient les répétitions, et moi, la générale et
le concert. Nous montions aussi des opéras – cette année Les Noces de Figaro, précisément. Il avait été décidé que
je dirigerai le dernier spectacle, après avoir répété seulement un petit raccord de vingt minutes. C’est alors qu’un
musicien m’a dit : “Pour votre dernière année, nous avons voulu vous faire un cadeau musical.” L’un des élèves, qui
s’appelait Diego, se met au pupitre, l’orchestre attaque… L’Internationale, qu’ils avaient passé quinze jours à orches-
trer ! C’était formidable, j’avoue que j’étais ému. »
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Lacan le Juif
Jean-Claude Milner
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U ne théorie n’est vraie que si elle n’est pas toute-puissante. Plus exactement, un
propos n’effleure la vérité que s’il a rencontré, explicitement ou implicitement, direc-
tement ou indirectement, l’une des failles qui craquellent la grammaire du signifiant
tout. Or, cela n’est possible qu’à une condition. Il faut que le signifiant tout, en tous
ses usages et sous toutes ses formes, ne signale jamais une solution, mais toujours un
problème. Problème de sa propre équivoque, entre limites, sans limites et hors limites.
Problème de l’inexistence du métalangage, d’où suit que tout en mention est aussitôt
en usage et réciproquement. Problème de son écrin de synonymes : tous au pluriel,
tout au singulier, article défini singulier, universel, infini mathématique, infini non-
mathématique, collectif / distributif, etc. Aussi est-il opportun, quand on aborde des
propos en langue, quels qu’ils soient, d’y pister les vicissitudes du tout et les traces
attestant que le problème n’a pas été manqué.
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solutions, quitte à se tacher de sang. Mention ou usage, il suffisait qu’il soit repérable
pour que la lumière jaillisse. Quels Poucets avaient laissé ce semis de cailloux aux
êtres parlants pour qu’ils traversent les fourrés passés, présents ou à venir ? Qu’im-
porte. Qu’importe aussi que le mot-talisman s’entende en des sens opposés, entre
limite et hors-limite. Matérialisé par les Grecs dans la polis ou le cosmos, par les Latins
dans la République ou dans l’Empire, par les chrétiens dans la communauté des
croyants en Christ, par les modernes dans le marché mondial et l’universalité de la
forme-marchandise, le signifiant tout, multiforme et récurrent, traçait, vocable
conforté de ses synonymes et homonymes en essaim, ce qu’on pourrait appeler au
sens propre une ligne d’univers.
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Dans cette conviction persistante que le tout, sous ses divers visages – infini,
humanité, vérité, savoir, liberté – indique, à qui suit la ligne d’univers, le lieu de
toutes les solutions, quelques noms cependant ont parfois jeté le trouble.
On se souvient que la peste a longtemps résumé, chez les Anciens et jusqu’au
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XVIIIe siècle, la plus profonde mise en danger du tout : le tout de l’armée grecque au
début de l’Iliade, le tout de la cité de Thèbes au début d’Œdipe-roi, le tout de
l’Athènes de Périclès au début de la guerre du Péloponnèse, le tout du troupeau pros-
père dans les Géorgiques, le tout de Florence chez Boccace. Au croisement de l’animal
et de l’humain, La Fontaine avait désigné la cause de la terreur ; la peste suscite le
pas-tout au cœur du tout. Freud encore, aux dires de Jung, avait recouru au nom de
la peste, quand il aperçut les rives de la très puissante nation. Ainsi retournait-il à
l’envoyeur la demande d’universalité-liberté qui déjà s’y entendait. Mais le nom de
la peste n’a pas résisté à la toute-puissance du couple qu’ont formé la science post-
galiléenne et la technique industrielle. Désormais, on ne croit plus au fléau, mais à
des maladies, correctement décrites et rapportées, autant que la recherche le permet,
à leurs causes. À supposer qu’il ait conservé quelque effet de sens, l’aphorisme de
Freud – Nous leur apportons la peste – fonctionne par ouï-dire et respect. Prononcé,
s’il l’a été, en 1909, il n’appartient pas au XXe siècle et renvoie, comme à un souvenir
évanouissant, à l’humanisme lettré.
Le XXe siècle, en revanche, a ravivé, d’un côté qu’on n’attendait pas, la force d’un
autre nom, qu’on croyait obsolète. Ce nom avait, au travers des millénaires, accom-
pagné l’histoire elle-même. L’un des plus célèbres et des plus admirés d’entre les histo-
riens en avait souligné la puissance de trouble. Il avait expliqué pourquoi il la jugeait
lugubre et répugnante. Chez les Juifs, écrit Tacite, « est profane tout [omnia] ce qui
chez nous [apud nos] est sacré, légitime tout ce que nous tenons pour abominable »1.
Cela se résume ainsi : par leurs rites et leurs coutumes, les Juifs rendent impossible
1. Tacite, « Histoires », livre V, 4-5, Œuvres complètes, traduites en français avec une introduction et des notes par
J.-L. Burnouf, Paris, Hachette, 1881, p. 607.
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l’emploi du mot tout, quand il s’agit des êtres humains. Alors qu’ils vivent au cœur
de l’oikouménè, ils se placent à l’extérieur de l’humanité. Tant qu’ils survivent – et
Tacite n’appelle aucunement à leur destruction –, ils empêchent qu’on puisse parler
validement de tous les hommes. Il est impossible de dresser un tableau total des
conduites humaines qui soit cohérent. Profane et sacré, chacun de ces deux mots
devient équivoque en lui-même et leur opposition se brouille. À moins que, pour
sauver le signifiant tout, on ne mette les Juifs en exception.
Tacite, sans le savoir, s’appuyait sur un axiome qu’il appartenait à un théologien
chrétien de mettre au jour. Au Ve siècle après J.-C., alors que l’empire romain mena-
çait ruine, Vincent de Lérins affirma : la vérité se définit Quod ubique, quod semper,
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quod ab omnibus2, « partout, toujours, par tous ». N’ayant pas besoin de connaître
un axiome pour en dépendre, Tacite énonce un théorème, qui a longtemps réglé,
dans l’espace européen, les transformations géométriques des discours : dans un
espace discursif où le tout est censé donner accès au lieu des solutions, le nom juif
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dit que non à toute solution. On peut généraliser : dans un espace discursif où vaut
l’axiome de Vincent de Lérins, le nom juif dit que non à l’axiome. Or, cet espace
déborde largement l’Europe et le lac Atlantique. Le monde musulman semble bien
admettre l’axiome de Lérins. Quel naïf ira croire que la révolution mondiale le refu-
sait ? Ou la mondialisation libérale ? L’axiome de Lérins demande l’universel et il est
universel. De toujours, l’humanité a répondu favorablement à sa demande. Toujours,
partout, à tous ceux qui formulent la demande, le nom juif la refuse ; en cela consiste
l’universalité juive.
2. Le texte se lit au chap. II du Commonitorium, daté de 434. La formule n’y définit pas la vérité en tant que telle, mais
la vérité de foi catholique. On lui a néanmoins accordé très tôt une portée générale. Cf. Vincent de Lérins,
Commonitorium, Paris, Desclée De Brouwer, coll. Les Pères dans la foi, 1978, p. 26.
3. Le passage se trouve dans une invective Contra eum qui maledixit Italiam, de 1373. Cf. Pétrarque, Invectives, Grenoble,
Jérôme Millon, 2003, p. 308.
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inclure son lecteur ; son nous [apud nos] est inclusif. Au sein de l’opposition qu’il
institue entre « nous », qui nous posons en défenseurs du tout, et les Juifs, qui le
dissolvent, la valeur désignative du nous a pu changer ; au temps du mare nostrum et
dans la mémoire de Pétrarque, nous résumait le nom romain ; il a pu signifier la
France à l’époque d’Édouard Drumont ou le Volk allemand à l’époque de Hitler ou
we, the people au temps de Mac Carthy. Ceux qui disent nous vont et viennent.
Compte tenu de cette donnée, qui, tout bien pesé, ne résume rien de moins que ce
qu’on appelle histoire, le lemme de Pétrarque pourrait être généralisé : l’histoire,
quand elle s’ordonne du tout, est l’éloge de ceux qui disent nous en emploi inclusif.
Or, ceux-là ont changé de nom.
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Le nom juif en revanche n’a changé ni de fonction ni de valeur désignative ; il est
demeuré le nom qu’on blâme, parce qu’il jette le tout dans un océan indéfini de
problèmes ; quand ceux qui le portent disent nous, on les soupçonne immédiate-
ment de préférer le nous exclusif au nous inclusif ; celui qui souhaite affirmer la force
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tout inclusive du nous, incline à se méfier du nom juif, surtout si d’aventure, il pour-
rait en être porteur.
Il est vrai qu’au cours du XIXe siècle, le caractère problématique du nom juif avait
semblé se réduire ; du même mouvement que l’Europe avait érigé l’histoire en disci-
pline scientifique, et les processus historiques en phénomènes regorgeant de sens, du
même mouvement qu’elle avait admis que la diversité des coutumes ne portait pas
atteinte à l’horizon totalisant de l’humanité, elle s’était détournée de Tacite. Il fut
rabaissé au rang des littérateurs et son théorème cessa d’être reconnu pour tel. On
développa des historisations non tacitéennes, comme on développait des géométries
non euclidiennes. L’histoire était censée ne louer ni ne blâmer personne ; elle ne
s’écrivait pas au nous, ni exclusif, ni inclusif. Elle rejetait ce pronom, prétendant
accepter avec équanimité tous les noms de l’histoire. Parallèlement, la sociologie,
l’anthropologie, l’ethnologie prétendirent accepter avec équanimité tous les noms
de la stratification sociale ou de la répartition géographique. Les voies du dire que
non se fermèrent peu à peu, faute d’usage, murées qu’elles étaient par les pavés des
bonnes intentions. Peu importe aujourd’hui : s’il en fut ainsi au XIXe siècle, alors il
faut admettre en retour qu’au XXe siècle, le théorème de Tacite et son lemme repri-
rent leur force entière.
Histoire, politique, mœurs, tout s’ordonna de quelque forme du tout ; les forma-
tions culturelles portèrent au pinacle les diverses variantes du nous inclusif ; le nom
juif, explicitement ou implicitement, concentra sur lui le blâme que méritent ceux
qui, juifs ou non-juifs, disent non à tout. Lacan fut témoin de ces retournements. Il
ne cessa de les méditer. Que la langue du savoir devienne en quelques semaines le
jargon de l’antisémitisme ignare, que la République française se pelotonne, comme
un enfant apeuré, aux pieds d’un vieillard sinistre et qu’aussitôt, elle exprime son
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soulagement par cette suite de rots qu’on regroupe sous le chef des lois anti-juives,
j’oserais avancer que Lacan n’en apprit rien qu’il ne sût déjà, sauf qu’il en apprit
précisément cela : il le savait déjà. Il lui restait seulement à expliquer aux autres et à
lui-même comment il se faisait qu’il le sût déjà.
Que signifie que la psychanalyse choisisse le Je, alors que les savoirs dont elle était
contemporaine avaient choisi le nous ? Pourquoi Freud n’écrit-il pas wo Es war, sollen
Wir werden ? Comment arracher cette donnée au truisme de la « science juive » ? Sur
tous ces points et bien d’autres, Lacan a avancé des propositions ; elles prennent
le nom juif pour point de fuite. J’y renvoie les lecteurs soucieux de justesse. Je m’en
tiendrai au noyau dur.
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Il est temps d’être explicite : tant que le théorème de Tacite n’a pas été récusé,
alors sa réciproque vaut ; celui qui découvre au sein du tout, qu’il s’agisse du signi-
fiant tout lui-même ou d’une de ses variantes, le scintillement d’une fracture, le trem-
blement d’un problème venant altérer la lumière des solutions, celui-là a été saisi par
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le nom juif. Mais alors, il est difficile de maintenir le lemme de Pétrarque. Qui
problématise le tout ne doit plus craindre d’être blâmé. Dans cette vue, il est bon
d’affirmer qu’il n’y a plus d’éloges ni de blâmes. Cela se résume en thèses simples : il
n’y a pas de Jugement dernier, le Père Noël n’existe pas, qui distribue en fin d’année
les récompenses et, par l’intermédiaire du Père Fouettard, les punitions ; l’histoire
n’est pas un tout et, partant, n’est pas orientée.
Quand la vérité se définit Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, comment
un Juif est-il possible ? La réponse est claire : il ne l’est pas, sauf comme support du
faux et de toutes les inadéquations entre choses et intellect. Dès lors, tout est permis
à son endroit ; je veux dire tout ce que permet la toute-puissance de la technique. Car
le tripode venait d’un monde clos, où la technique comptait pour rien en regard de
la toute-puissance divine ou cosmique ; une fois maintenu dans un univers infini, à
l’horizon d’un appariement nouveau entre science et technique, il muta. Il devint
cette machine de dévoration, que H. G. Wells avait par avance imaginée dans La
Guerre des mondes. Le rejeter loin de soi, le détruire pièce par pièce, c’est désormais
un devoir. Les quelques phrases éparses que Lacan s’est autorisées sur les camps de
la mort ne laissent pas de place au doute ; depuis le moment où il en a pris connais-
sance, jusqu’à ses dernières paroles, il a souhaité percer l’énigme de leur possibilité.
Les écritures du tout, si elles ne donnent pas la réponse, en situent le lieu.
Or, s’il faut que la mise en doute du tripode soit, un instant au moins, tenue pour
légitime, alors il faut changer la définition de la vérité. L’ironie de la Fortune a voulu
que Heidegger soit là de quelque secours. Il ne le savait pas, ne voulait pas le savoir,
mais en dénouant la vérité de l’adéquation, il rendait au nom juif un titre de séjour.
Mais il appartenait à Lacan de procéder aux écritures nécessaires, comme on fabrique
de faux papiers pour sauver un fugitif.
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D’autres que lui ont préféré se retirer de l’épreuve et sauver le tout, au prix de
l’effacement progressif du nom rétif. Trop dociles amants du tout, d’autres encore,
traversant l’épreuve, ne l’ont pas surmontée. Ils se sont laissés aller à la tristesse,
devant le démantèlement du beau tripode de Lérins. Mus par la tristesse extrême, ils
sont parfois passés à la haine. Lacan, lui, a relevé le défi.
Ne pas sauver le tout de ses chicanes, mais au contraire l’y soumettre ; à l’égard
du nom juif, ne pas céder à la tristesse, mais ne pas feindre non plus et arborer le
masque de carnaval. Les propos vides du type Nous sommes tous des Juifs allemands,
ce n’était pas son genre. Je ne suis pas juif, pouvait-il dire de lui-même avec assurance
et simplicité ; comme auraient pu le dire Racine, ou Péguy, ou Claudel. Mais comme
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eux, justement, il tirait de cette assurance une conclusion : il importe au plus haut
point de situer ce que dit un sujet quand il dit de lui-même Je suis juif, ou quand,
pouvant le dire, il s’y refuse, ou quand il proclame bien haut qu’à le dire ou ne pas
le dire, cela ne fait pas de différence.
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On devine à lire la prière d’Esther et la prophétie de Joad que Racine, revenu vers
Port-Royal, s’est interrogé sur ce que c’est que d’être juif, avec une profondeur dont
on trouve peu d’exemples, ni dans la langue française ni dans aucune autre. Rencon-
trant Bernard Lazare au cours du combat pour Dreyfus, Péguy articula des propos
sur la profération Je suis juif ; Benjamin, puis Scholem en demeurèrent saisis. En la
personne de Sichel, Claudel ne cessa pas, lui chrétien catholique romain, de vouloir
capter, comme un peintre fou, le regard obscur qui se dérobe sous le bandeau de la
Synagogue. Mais ce qui est permis aux poètes ne l’est pas à l’analyste.
Ce dernier ne peut ni ne doit ni ne veut parler à la place du sujet. Lacan s’interdit
de mettre des mots dans la bouche d’un qui dirait Je suis juif. Il ne croit pas que la
Synagogue ait jamais eu les yeux bandés. Il sait d’avance que tout ce qu’il pourrait
avancer, touchant la prière ou la prophétie, dépend d’une parole rapportée. Il n’a pas
collé d’emblée le nom du Christ – ni aucun nom d’ailleurs – sur le tripode du partout,
toujours, par tous. On peut relever les nombreuses occasions où, dans ses écrits et
dans son Séminaire, il approche ce qu’il est convenu d’appeler le judaïsme. Toujours
il se garde, envers ceux qui portent le nom juif, de leur apprendre ce qu’est ce nom.
Il se tourne bien plutôt vers ceux qui ne le portent pas, afin de les avertir : « Ralentir,
danger ». Danger d’imbécillité, d’idiotie, de faute, de crime.
Freud semble avoir souhaité apprendre aux Juifs et aux Chrétiens ce qu’ils sont. Il
venait du XIXe siècle et imaginait encore que la fonction d’instituteur du genre humain
lui était ouverte. Lacan, pour sa part, s’impose une réserve. Aussi n’est-ce pas quand il
mentionne directement le nom juif qu’il en est nécessairement le plus investi. Mieux vaut
pister les moments où le tout, la vérité et leurs satellites sont proprement mis en pièces.
Lacan le Juif, l’expression n’a aucune signification, mais elle a un sens. Partout où
vaut le tripode de Vincent de Lérins – et je répète qu’il vaut bien au-delà de l’espace
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embrayé la vérité sur le Je : « Je dis toujours la vérité » – à entendre la vérité parle
toujours en première personne. Ou, par transformation formelle : « Moi la vérité, je
parle. »4 Avant même d’avoir énoncé certains de ces logia, il en avait donné une illus-
tration dramatique. Qui a lu « Kant avec Sade » se souvient des objections que Lacan
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4. On aura reconnu le début de « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509 & « La chose freudienne ou Sens
du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 409.
5 . Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, op. cit., p. 784.
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Lacan, le théâtre
François Regnault
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Retours infantiles
François Regnault, auteur dramatique, essayiste, metteur en scène et comédien, est membre de l’ECF.
1. Cf. Freud S., Totem et tabou, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1993, notamment « Le retour
infantile du totémisme », chapitre 4, sections 5, 6 & 7, p. 287-319.
2. Cf. Freud S., « Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique », L’inquiétante étrangeté et autres
essais, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1985, p. 146 & 158-168 notamment.
3. Freud S., « Personnages psychopathiques à la scène », Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris, PUF, 1984, p. 123-129.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 286.
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Un théâtre divisé
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la question entre la tragédie (catharsis, entre-deux-morts, anamorphose spécifique de
la figure du héros de théâtre : l’image fatale d’Antigone et de son « désir visible »), et
la comédie (le phallus plus ou moins voilé). Sophocle, Shakespeare, Claudel, du côté
tragique ; Aristophane, Plaute, Molière, Genet, du côté comique.
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Une certaine éternité du théâtre, et une reprise de la catharsis non plus en termes
médicaux, physiologiques, mais en termes optiques. Une division du théâtre en deux,
même s’il suggère qu’il faut distinguer « le noble, le tragique, le comique, le bouffon »6
et même s’il pense qu’il y a une origine commune des deux parts : « la tragédie repré-
sente le rapport de l’homme à la parole, en tant que ce rapport le prend dans sa fatalité
– une fatalité conflictuelle pour autant que la chaîne qui lie l’homme à la loi signifiante,
n’est pas la même au niveau de la famille et au niveau de la communauté. […] La
comédie, elle, représente autre chose, qui n’est pas sans lien avec la tragédie, puisque,
vous le savez, une comédie complète toujours la trilogie tragique, et que nous ne
pouvons pas la considérer indépendamment. Cette comédie, je vous montrerai que
nous en trouvons la trace et l’ombre jusque dans le commentaire marginal du drame
chrétien lui-même. Bien sûr, cela ne se retrouve pas à notre époque de christianisme
constipé, où on n’oserait certes pas accompagner les cérémonies de ces robustes farces
constituées par ce que l’on appelait le risus pascalis »7.
Pérennité d’une structure divisée, donc, qui admet seulement des déplacements :
« La comédie a été ce qu’elle semble avoir été à un moment où la représentation
du rapport de l’homme à la femme était l’objet d’un spectacle ayant une valeur céré-
moniale. Je ne suis pas le premier à comparer le théâtre à la messe, puisque tous ceux
qui se sont approchés de la question du théâtre ont marqué qu’assurément, seul à
notre époque, le drame de la messe représente ce qu’a pu représenter à un moment
de l’histoire le développement complet des fonctions du théâtre. »8
Cette connivence, devenue concurrence dans les périodes où l’Église consolide
lentement son autorité (Tertullien, saint Augustin), se change aussi bien en une
annexion du théâtre : cérémonies médiévales signalées plus haut, théâtre religieux
5. Ibid., p. 295.
6. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 538.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 261-262.
8. Ibid., p. 261.
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byzantin, théâtre pontifical romain, théâtre espagnol de l’Âge d’Or, jusqu’à la fonda-
tion d’un théâtre français laïque et moral par Richelieu, laissant la place durant le
règne de Louis XIV à diverses situations conflictuelles, l’« excommunication » des
comédiens contre l’avènement du « comédien-roi », et se soldant enfin par une sépa-
ration de l’Église et du théâtre9.
Les XIXe et XXe siècles semblent entériner cette séparation, jusqu’à Claudel y
compris, qui n’entend en rien faire un théâtre apologétique. Brecht, narquois,
conclura que si le théâtre a été religieux à ses origines, désormais, justement, il ne l’est
plus.
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Faire jouir
La cause pourrait être entendue, sauf que des retours du refoulé sont toujours
envisageables.
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9. Sur ces retournements au XVIIe siècle, voir Georges Mongrédien, La vie quotidienne des comédiens au temps de Molière
[Paris, Hachette, 1992], chapitre I : « L’Église et les comédiens ». Sur le « comédien-roi », voir Marc Fumaroli, Héros
et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes [Genève, Droz, 1996].
10. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 295.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 263.
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Reste qu’il y a un fond d’augustinisme dans cette position, saint Augustin déplo-
rant aussi bien le cirque et les combats de gladiateurs, auxquels il prenait tant de
plaisir, que l’identification funeste suscitée par le jeu des acteurs.
L’Acte et le Verbe
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mise en scène contemporaine, qui font notamment florès au festival d’Avignon. Il
me faut bien en conclure que, dans ces retours apparemment antiques, païens ou
non, quelque chose des origines du théâtre ressurgit. Pourquoi ? Parce que le théâtre
aujourd’hui, malgré les déclarations encore tenues par les vieux de la vieille garde
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militante (voir par exemple les débats « d’idées » en Avignon cette année, entière-
ment réactifs, sur des questions de société), ne semble plus tirer sa substance ni sa
sève de ces sources taries, et que la perspective des artistes a passablement changé :
dans l’acte théâtral proprement dit revendiqué par eux, on dirait que tout n’est plus
que chair et sang, corps et incarnation, sexe et mort, dans un mysticisme ambiva-
lent qui anime des inventeurs aussi différents que Jan Fabre (Je suis sang), Romeo
Castellucci (Inferno, Purgatorio, Paradisio, ou le Concept du Visage du Fils de Dieu),
Pippo Delbono et Christoph Marthaler lui-même et la musique religieuse, ou le
Polonais prophétique Krzysztof Warlikowski, sans parler du règne universel de la
danse ; en bref, mystiques, apophatiques ou cataphatiques, gnostiques impénitents,
chrétiens honteux ou déclarés cherchant les voies d’une apologétique inédite, et, à
l’horizon, le Diable probablement.
Si on relit La tentation de saint Antoine de Flaubert, on y verra qu’aucun
programme d’Avignon ne suffirait à en représenter toutes les sectes et toutes les
hérésies, dans ce festival que je baptisai un jour « Lourdes sans les miracles », sauf
qu’on y assiste de temps en temps à des miracles scéniques. Des interrogations
métaphysiques tentent de se substituer aux débats démocratiques. Les artistes feindront
peut-être de n’en rien croire, et de revendiquer la laïcité à la française, perle rare, en
vérité coquille vide, mais nombre d’entre eux n’acquiesceraient-ils pas à ce dit de
Claudel, que Dieu écrit droit avec des lignes courbes ? « Plus jamais Claudel ! » avait
affiché un soixante-huitard inspiré ; aujourd’hui, c’est tout juste si les fantômes des
Papes ne reviennent pas hanter leur ancienne cour par les soirs de mistral (ainsi dans
le Papperlapapp de Marthaler, en 2010).
On eût pourtant dû mieux lire Les Paravents de Genet, dont la dramaturgie passa
en son temps pour une réflexion sur la fin des Cités de l’époque coloniale, oubliant
qu’elle nous invitait tous ensuite au royaume des morts. « Observons que seul le
christianisme, dit Lacan, donne son contenu plein, représenté par le drame de la
Passion, au naturel de cette vérité que nous avons appelée la mort de Dieu. Oui,
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dans un naturel auprès duquel pâlissent les approches qu’en représentent les combats
sanglants des gladiateurs. »12
Je ne prétendais ici prendre la mesure de ces quelques propositions et réticences
lacaniennes que pour jeter un regard oblique sur le théâtre d’aujourd’hui, qu’il n’a pas
connu, et en tirer nonobstant le verdict selon lequel le spectacle grève somptueuse-
ment la parole, accentuant à l’envi la bisbille éternelle de l’Acte et du Verbe.
Aussi terminerai-je comme lui à propos du Balcon :
« Là-dessus se termine la comédie. Est-ce blasphématoire ? Est-ce comique ? Nous
pouvons porter l’accent à notre gré. »13
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12. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 227.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 268.
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The Split Collector
Gérard Wajcman
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J acques Lacan était collectionneur. Plutôt que de dessiner la figure d’un digne
continuateur de Freud, cette affirmation constitue une rupture, parce que, contrai-
rement à une idée trop reçue, Freud n’était pas collectionneur. Freud était, disons,
bibliophile en statuettes, plus archiviste de vestiges et lecteur d’antiques qu’amateur
d’objets. Inventeur, déchiffreur, premier archéologue de l’inconscient, il était, comme
de juste, plus proche de Champollion et de Schliemann que d’un Esterházy ou d’un
Camondo, pour citer à la volée des noms de grands collectionneurs d’art de son
époque – toute différence de fortune mise à part, bien entendu. Concernant un
passe-temps privé, affaire de goûts et de couleurs, il s’avère que, dans le domaine de ses
dadas autant qu’au cœur de sa doctrine – comme Lacan l’a fait valoir à l’occasion –,
Freud n’était pas très lacanien en matière d’objets. Et ce, contrairement à tout vrai
collectionneur, aussi insouciant voire ignorant puisse-t-il être des choses analytiques.
Lacan, donc, était collectionneur. Mais un collectionneur non conforme. On dira
que c’est la loi du genre, que, en dehors des numismates et des philatélistes, ces comp-
tables de la jouissance, tout collectionneur digne de ce nom l’est. Lacan sans doute
plus que les autres. Il était non conforme même aux collectionneurs non conformes.
Il faut dire que la nature de sa collection le met un peu, et même franchement à part
de l’ensemble pourtant assez disparate des collectionneurs.
C’est que, d’abord, le fait de posséder des œuvres d’art ne peut suffire pour quali-
fier Lacan, ou quiconque, de collectionneur, et encore moins pour asseoir sa dissem-
blance. D’autant qu’on ne sait tout simplement pas s’il tenait lui-même l’ensemble
de ses œuvres pour une collection. Or, en dehors des préoccupations des notaires, il
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Divins détails
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les ors officiels, patrimoniaux et culturels du musée d’Orsay, ce nu superlatif, exposé
nu après qu’on lui eut arraché son ultime petite culotte en lui ôtant le cache peint,
intitulé Terre érotique, commandé par Lacan à André Masson, a, en gagnant les
prestiges de la République, perdu pas mal de son charme et de son éclat.
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Quoi qu’il en soit, on ne sait pas si Lacan regardait cette œuvre comme pièce
d’une collection. Et pas plus s’il se tenait lui-même pour collectionneur. Or il n’y a
pas plus de collectionneur objectif qu’il n’y a de collection objective. Faut y mettre
du sien. Dans cette pratique addictive, on ne s’autorise que de soi-même. Avant
quasiment tout objet, la collection se fonde d’une parole, Je suis collectionneur, affir-
mation d’être sans attributs et sans garantie, qui n’attend aucun jugement et ne s’en-
combre d’aucune reconnaissance. À cette aune non plus, on ne trouve pas encore de
quoi tracer le portrait d’un Lacan collectionneur.
Pourtant, sans énoncé fondateur et sans catalogue d’œuvres au sens commun,
l’idée de la collection Lacan garde toute sa force. Tout dépend de son objet.
On approche déjà plus la vérité quand, avec Yves Depelsenaire, on esquisse un
musée imaginaire en collationnant les œuvres que Lacan a déposées le long des gale-
ries de son enseignement comme des trésors ou des flambeaux1. De Léonard à
Munch, de Matisse au Bernin, de Shi Tao à Picasso, de Zeuxis à Fellini en passant
par la peinture rupestre, les œuvres empruntées par Lacan à tous les rayons de l’art
forment un musée baroque. Mais, accrochées chacune dans son coin, chacune s’im-
pose, insubstituable, nécessaire comme un mathème à coups de pinceau, et dans le
sfumato qui enveloppe toujours plus ou moins la pensée et le désir qui ordonnent une
collection et animent un collectionneur, une possible collection d’objets lacaniens
pourrait se dessiner là.
Mais la vraie collection de Lacan n’est pas imaginaire. Elle est, comme de juste, faite
d’objets matériels, juste un peu sophistiqués. Nommons tout de suite et sans circon-
locution l’objet en question : Lacan était collectionneur de fentes. Quoi de plus réel
qu’une fente ? – même s’il n’est pas toujours commode de l’accrocher au mur.
À cet égard, la seule idée d’avoir dû dire adieu à L’origine du monde, une œuvre
que Lacan et sa femme Sylvia avaient achetée à Paris en 1955, qui surgit maintenant
1. Cf. Depelsenaire Y., Un musée imaginaire lacanien, Bruxelles, La lettre volée, 2009.
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comme une pièce centrale, inaugurale et comme fondatrice de cette rare collection
de fentes, pourrait faire venir les larmes aux yeux – et il n’est pas « vain [de rappeler]
que c’est dans ce point de la fente palpébrale que se produit le phénomène du pleur
dont on ne peut pas dire que nous n’ayons pas […] à nous interroger sur son rapport
à la signification structurale donnée à cette fente »2.
Malgré un tel enjeu « structural », je ne dresserai pas ici le catalogue intégral et
raisonné de la collection de fentes de Lacan. J’évoquerai seulement deux autres pièces
majeures, de façon à asseoir l’idée d’une collection forcément méditée.
D’abord, l’Infante des Ménines de Vélasquez, Doña Margarita. Elle entre dans la
collection de Lacan le 25 mai 1966, durant le Séminaire sur l’objet de la psychana-
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lyse. « Qu’est-ce que c’est, pour nous analystes, que cet objet étrange de la petite fille
que nous connaissons bien ? […] Au centre de ce tableau est l’objet caché […] qui
s’appelle la fente. »3 Pièce en tous points admirable – « Dieu sait si elle est belle et
captivante » –, Lacan ira jusqu’à voir en l’Infante à la fois la petite fille et comme l’ori-
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gine de L’origine du monde, parlant à mots à peine couverts, quelques mois à peine
après son acquisition, « de celui qui a reçu la clef du monde dans la fente de l’im-
pubère »4.
Et puis, il y a cet autre objet important, de première force quoique de style très
différent, découvert cette fois en Italie, lors d’un séjour de Lacan à Rome en 1972 :
les squarci (coupures, trous, déchirures) de Lucio Fontana. Cela a eu sur Lacan un
« effet assez saisissant », « où, dit-il, je me reconnaissais très bien » – ce qu’on
comprend aisément, puisque dans ces ouvertures faites au rasoir par le peintre dans
ses toiles, il dit avoir aperçu une part de sa propre collection de concepts exposée,
l’objet a, le sujet et « le fantasme, c’est-à-dire le rapport entre l’objet a […] et ce quelque
chose qui se condense autour, comme une fente, et qui s’appelle le sujet »5.
Collectionneur de squarci, de fentes, de trous, de vides et Cie, Lacan est un
collectionneur rare, remarquable, hautement singulier, sans doute, parmi tous les
collectionneurs d’objets, le seul collectionneur de choses au monde, de cette « Chose,
dont toutes les formes créées par l’homme sont du registre de la sublimation, [qui]
sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci qu’elle ne peut pas être
représentée par autre chose – ou plus exactement, qu’elle ne peut qu’être représentée
par autre chose »6. En construisant patiemment une collection de ces choses que sont
les fentes, Lacan aura été le grand collectionneur de pas autre chose.
Unique, essentielle, la Collection Lacan est en quelque sorte la collection origi-
nelle, une collection source : de la fente sortent toutes les autres choses, les objets,
l’art, le monde, la clef du monde et le reste, de tout, enfin, presque tout.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 1er juin 1966, inédit.
3. Ibid., leçon du 25 mai 1966.
4. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 230.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 155.
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Lacan homme de revues
Christiane Alberti
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J acques Lacan, homme de revues ? Oui, en un premier sens, si l’on songe que
l’œuvre proprement écrite de Lacan s’est d’abord présentée jusqu’en 1966, pour une
grande part, sous forme d’articles courts, calibrés pour des revues. Ses seuls ouvrages
écrits en sont la recension. Lacan, en effet, n’était pas un auteur pressé et ses travaux
sont souvent de circonstance ou de commande. Oui aussi en un second sens, si l’on
évoque « sa » revue, Scilicet.
L’adresse privilégiée à des revues vise toujours à répondre à l’actualité de son
temps. Sa contribution à des revues telles que Le Minotaure, Cahiers d’art, Cahiers
Renault-Barrault, Les Temps modernes, Critique… qui, dans la tradition des revues
françaises, ont joué un rôle déterminant dans la vie artistique et intellectuelle, signale
son désir de rendre vivants ces lieux privilégiés pour l’analyse critique et la création
littéraire. Faire ou participer à une revue représentait « un acte entièrement social »1
selon le mot de Barthes. Le silence éloquent de Lacan durant toute la guerre s’inscrit
dans ce choix éthique. Quant à la publication d’articles ou de communications
dans des revues de psychanalyse (La Psychanalyse, L’Évolution psychiatrique, la Revue
française de psychanalyse…), elle importe au titre de sa volonté de restaurer le tranchant
de l’expérience freudienne et de son combat pour la transmission de la psychana-
lyse, le seul à avoir donné à Freud une suite.
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bout en bout polémiques, citent et visent des auteurs de la tradition analytique.
J.-A. Miller souligne ainsi l’incidence de cette adresse : « La lecture de Lacan a certai-
nement transformé ses lecteurs. »2
Jamais systématique, toujours justifiée et ajustée aux voies de la diffusion, la publi-
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cation relève chez Lacan d’une politique précise. Dans un premier temps, comme il
l’annonce – dans son « Petit discours à l’ORTF » – pour introduire les Écrits parus en
1966, Lacan a tenté de restreindre l’adresse de ses textes à « ceux-là qui peuvent y
fonctionner »3 et a préconisé une méthode qui ne laisse au lecteur pas d’autre issue
que l’entrée dans le texte, invitant chacun à s’en faire le destinataire, à y « mettre du
sien »4. À ses Écrits, « il n’y a qu’à se prendre ou bien à les laisser »5. Car ils en appel-
lent à l’entendement plutôt qu’à la compréhension, qui, en elle-même, n’emporte pas
de conséquences subjectives. En ce sens, pour Lacan, la lecture est clinique et l’éveil
ne peut être que singulier6. Entre ses énoncés court un désir auquel le lecteur peut
s’accrocher. La dimension de l’énonciation y est donc essentielle. La définition du
défi, fait pour tenter le désir7, selon l’heureuse formule de J.-A. Miller, convient ici au
plus juste à la méthode de lecture promue par Lacan.
Il faut sans cesse souligner la nature antithétique des écrits de Lacan. Ressortis-
sant à un enseignement, selon le terme délibérément choisi par J.-A. Miller, ils témoi-
gnent plutôt d’un frayage incessant, car voués à articuler ce qui se dépose de
l’expérience.
Pourquoi Lacan a-t-il privilégié le format « revue » pour ses écrits ? Plutôt qu’au-
teur, il fut l’homme d’un enseignement critique assidu, voué à rendre raison d’une
2. Miller J.-A., « Entretien sur la lecture de Lacan », Litura, no 4/5, novembre 1981, p. 3.
3. Lacan J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 224.
4. Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 10.
5. Lacan J., « Préface à une thèse », Autres écrits, op. cit., p. 393.
6. La formulation exacte de Lacan « il n’y a d’éveil que particulier », dans son texte de 1975 « Peut-être à Vincennes… »
[Autres écrits, op. cit., p. 315], n’est pas sans faire écho à la parenté qu’un Kant fait valoir entre sommeil et dogma-
tisme [cf. Prolégomènes à toute métaphysique future, Paris, Vrin, 1997].
7. Miller J.-A. in Lacan. J., Autres écrits, quatrième de couverture.
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entrer dans son enseignement. C’est vraiment lorsque quelque chose a fait butée
dans son enseignement que s’en dépose un écrit. »11 Lacan nous invite donc à traverser
le texte afin de serrer au plus près le manque qui le cause.
Le travail de réduction qui s’opère ainsi, de longs développements parlés à des
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8. Cf. Miller J.-A., Entretien sur Le Séminaire avec François Ansermet, Paris, Navarin, 1985, p. 13.
9. Cf. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 119.
11. Miller J.-A., « Entretien sur la lecture de Lacan », op. cit., p. 12.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 68.
13. Milner J.-C., « Jacques Lacan, pensée et savoir », Connaissez-vous Lacan ? [coll.], Paris, Seuil, 1992, p. 197.
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« Proposition… » de 1967 dans l’EFP lui font craindre de voir resurgir : « Tel est le
remède de cheval, le forcing, voire le forceps, dont l’inspiration m’est venue comme
seule propre à dénouer la contorsion par quoi en psychanalyse l’expérience se
condamne à ne livrer passage à rien de ce qui pourrait la changer. »14
À qui s’adresse Scilicet ? Elle s’adresse à un « Tu, que je cherche ». Au bachelier,
« pour te rappeler ta place dans cet empire du pédantisme », au bachelor, pas encore
marié. Lacan est à la recherche d’un « lecteur nouveau »15, au-delà du cercle de son
École. Ce changement d’adresse a commencé en 1964. L’intérêt des normaliens de
l’époque, et au-delà du public intellectuel qui a afflué à l’ENS, a modifié l’adresse du
discours, devenu enseignement, de Lacan.
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Le projet de Scilicet repose sur le principe du texte, non pas anonyme (incognito
toujours relatif au sein d’une « communauté d’analystes »), mais non signé.
Lacan soutient que le fait de labelliser, d’estampiller une production ou une thèse
du nom de l’auteur fait en un sens obstacle à l’essai de rigueur. En somme, présenter
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14. Lacan J., « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’EFP », Autres écrits, op. cit., p. 284.
15. Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, op. cit., p. 9.
16. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 220.
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impliqué, c’est comme « composé d’un rapport au savoir » plutôt qu’auteur supposé
au savoir.
Contribuer à Scilicet c’est, en définitive, mettre en jeu le titre d’« élève de Lacan ».
Scilicet entend assurer à ce titre un statut de « non négociable », « un avenir moins
spéculatif ». C’est pourquoi le nom propre de Lacan est, lui, « inescamotable au
programme ». Loin de faire de Lacan un auteur, il s’agit pour chaque rédacteur, en
tant que psychanalyste, de tirer les conséquences de ce que Lacan dit au plan de la
praxis psychanalytique.
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Lacan criminologue
Francesca Biagi-Chai
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Très tôt, Jacques Lacan s’est intéressé au crime. Le cas Aimée, pivot de sa thèse
de psychiatrie, ne fut certainement pas choisi au hasard. C’est le désir qui l’oriente
vers la folie, et l’énigme du passage à l’acte : le désir de savoir, le désir de donner un
sens au crime, importe au jeune psychiatre qu’il est alors. Il va même jusqu’à proposer
une thèse inédite : l’autopunition paranoïaque – qui impliquait de s’intéresser à la
patiente, soit à la causalité au-delà de son acte. Dans le même mouvement, il plaide
la folie pour les sœurs Papin, contre la pseudo-évidence sociologique. Il fait crédit à
Paul Guiraud de refuser que le crime schizophrénique puisse être immotivé. Lacan
empruntera à celui-ci et valorisera le terme de kakon, terme qui localise et condense
le mal-être du sujet, en le situant chez l’autre et en le nommant le mal. Cette certi-
tude induit la nécessité de l’atteindre, de l’extraire ou de s’en libérer en frappant.
Répondre au crime, sinon du crime, est le lot de toute société humaine. Si le lien
passe par la loi, le crime en est la menace, la dissolution, la rupture. Parce qu’il s’ar-
ticule à un moment acéphale du sujet qui, dans cet acte, s’affranchit de tout lien à
lui-même et à l’autre, le crime demeure profondément humain. Aussi, quand Lacan
exhorte les analystes à ne pas reculer devant la psychose, permettant au « fou » de se
soutenir d’un discours, sa recommandation s’étend à cette autre forme de séparation
d’avec l’autre, plus radicale encore : le crime. Bien qu’il ait refusé la publication de
Francesca Biagi-Chai est psychanalyste, membre de l’ECF.
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sa thèse, Lacan a donné dans ses Écrits1 une place remarquable à son texte princeps
sur la criminalité ; ainsi nous invite-t-il à soutenir avec lui que cette tragédie est indis-
sociable du champ ouvert par la psychanalyse. La place du crime y est de veine et
non pas de forme 2.
Il ne s’agit donc pas de faire de ladite criminologie une doctrine humaniste,
prônant l’épanouissement de l’homme à partir de la volonté d’un autre, mais un
corpus qui permette une humanisation : « action concrète de la psychanalyse » qui,
au travers du dialogue, retrouve la singularité du sujet, si dissociée, objectivée,
violente ou cruelle soit-elle. Loin d’exclure la présence d’un sujet, l’impasse de la
parole implique l’analyste par principe, car elle reste dépendante de la fonction du
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signifiant dans les conséquences et les effets.
1. Cf. Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 125-149.
2. Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 249 : « le sujet supposé savoir, formation, elle, non d’artifice mais de veine, comme détachée du psychanalysant ».
3. Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », op. cit., p. 129 & 135.
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Le nœud qui sera pour Lacan l’élément même de la réalité psychique s’y trouve déjà
ébauché. En effet, l’Autre de l’interprétation ou d’un savoir sur le crime, tout comme
l’étoffe imaginaire des relations du sujet au monde, et le réel du vide qui les distingue
en les séparant sont consubstantiels à l’être, ici criminel. Lacan refuse la déréalisation
– et la jouissance purement spéculative qu’on y associe – où la causalité se perd.
Longtemps après, on retrouvera des échos de ce refus, à propos du réel de la mort ou
de ce à quoi nous ne donnons pas véritablement de sens (tout en pouvant logique-
ment et intellectuellement l’énoncer) : « tous les hommes sont mortels […] n’a, du tous,
aucun sens. Il faut que la peste se propage à Thèbes pour que le tous cesse d’être de
pur symbolique, et devienne imaginable »4.
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Ainsi, l’action de la psychanalyse en matière de criminologie serait peut-être aussi
de permettre au plus grand nombre d’en savoir un peu, de rendre un peu imaginable
l’incompréhensible, l’énigmatique acte du criminel.
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4. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ?, no 2, 1975, p. 103.
5. Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », op. cit., p. 126.
6. Ibid., p. 132.
7. Ibid.
8. Lacan J. « Kant avec Sade », Écrits, op. cit., p. 765.
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donner ses lettres de noblesse, et qui se trouvait déjà, inemployé, dans le Code pénal :
« À l’expert pourtant, écrit Lacan, est remis un pouvoir presque discrétionnaire dans
le dosage de la peine, pour peu qu’il se serve de la rallonge ajoutée par la loi à son
usage à l’article 64 du Code. »10 Autrement dit, en exhumant l’article 65, l’espace
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des nuances, des circonstances individuelles est ouvert et, avec lui, celui défini par
Lacan des vacillations de la notion de responsabilité11. Ainsi refuse-t-il le scientisme où
meurt la clinique, le code pénal autorisant cette finesse clinique :
« Nul crime ou délit ne peut être excusé, ni la peine mitigée, que dans les cas et
dans les circonstances où la loi déclare le fait excusable, ou permet de lui appliquer
une peine moins rigoureuse. »12 Lacan après l’avoir déniché insiste avec fermeté :
« Mais avec le seul instrument de cet article, si même [l’expert] ne peut répondre du
caractère contraignant de la force qui a entraîné l’acte du sujet, du moins peut-il
chercher qui a subi cette contrainte. Mais à une telle question, seul peut répondre le
psychanalyste, dans la mesure où lui seul a une expérience dialectique du sujet. »13
Au Lacan visionnaire, parce qu’éthique, le législateur répondra cinquante ans plus
tard. En 1992, sous l’impulsion de Robert Badinter, une refonte du Code pénal est
entamée pour aboutir en 1994 à l’article 122 et à ses alinéas 1 et 2 (anciens 64 et 65).
Le premier alinéa n’annule plus le crime, mais reconnaît la personne non pénalement
responsable dès lors que son discernement était aboli. Le second fait place à l’altéra-
tion du discernement : le sujet demeure punissable ; toutefois, « la juridiction tient
compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime »14.
Ce que Lacan définissait comme vacillation de la responsabilité à interroger dans
chaque cas est ici reconnu dans les structures mêmes de la société, dans sa loi posi-
tive. Il est possible désormais d’aller vers une expertise orientée par la psychanalyse,
celle qui inclut la rupture, la brisure, le hors-sens ou le hors-discours dans la
continuité d’une histoire qui en portait peut-être déjà les traces. L’action de la
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courante. Sans la psychose en effet, comme Lacan le dira un peu plus tard, la psycha-
nalyse serait l’équivalent du délire du président Schreber. Aussi la doctrine psycha-
nalytique s’est-elle modifiée. La psychose a enseigné l’analyste sur le réel et sur la
place que, lui, pouvait tenir : pivot d’une garantie, lieu où le pire, le troublant, le
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15. Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », op. cit., p. 135.
16. Miller J.-A., « Les contre-indications au traitement psychanalytique », Mental, no 5, juillet 1998, p. 14.
17. Ibid., p. 15.
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Le discours de l’hystérique
Marie-Hélène Blancard
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Refus du corps
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Dans le Séminaire XVIII, Lacan promeut l’hystérique au rang de logicienne pour
ce qu’elle enseigne sur « la généalogie du désir », qui « relève d’une combinatoire
plus complexe que celle du mythe »4. Au-delà du mythe, la structure : si Lacan juge
essentiel de rendre l’hystérique à « sa fonction structuraliste », c’est qu’elle propose à
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qui sait la lire une perspective inédite sur la fonction de l’exception et la pluralité des
jouissances.
Dès lors que la position sexuée ne se définit que d’un choix entre être et avoir,
l’hystérique vient incarner toutes les impasses auxquelles se heurte une femme. Parce
que son exigence du côté de l’être est de rencontrer le papludun 5, c’est à une impasse
structurale qu’elle est confrontée. Se révèle ainsi ce qui, de la jouissance, ne peut
s’appareiller ni au désir ni au signifiant mais à la lettre. Ce qui entre en résonance avec
l’expérience analytique se concluant sur la production de l’Un tout seul, jouissance la
plus singulière qui rend chaque parlêtre à nul autre pareil, et qui tient à un élément
littéral.
L’amour, comme la mort, est une façon de se faire ce qui manque à l’Autre. La
position hystérique se spécifie de sa propension à s’identifier au manque de l’Autre.
La construction du fantasme permet de cerner la manière particulière qu’a un sujet
de se faire le complément de l’Autre, jusqu’au sacrifice. Même si la jouissance
s’ordonne autour du phallus comme semblant, le phallus est par excellence ce qui ne
répond pas. Motus.
« Mon corps est une partition que je ne saurai jamais complètement déchiffrer » : le
constat auquel ce sujet est conduit dans sa cure est celui d’une incomplétude fonda-
mentale. Le pas de réponse de l’Autre révèle cette inconsistance que le fantasme était
venu masquer.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 335.
3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 85 & 107.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 157.
5. Ibid., p. 155.
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Deux pères, deux jouissances. Elle rêve d’un livre ouvert où pourrait enfin
– miracle de l’amour – s’inscrire, de la jouissance, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire 6 :
– sur la page de gauche se déroule le film de son roman œdipien : elle doit épouser
un homme séduisant, lorsque la publication des bans fait surgir l’impossibilité de
réaliser ce désir. Elle a été leurrée, cet homme est déjà marié, et l’union tant espérée
ne pourra avoir lieu ;
– sur l’autre page mais simultanément, tente de s’inscrire un texte étrange et inter-
minable, qui témoignerait de l’existence d’un être dont seul le nom est lisible. Il se
nomme « Voït » et connaît, lui, le secret d’une jouissance sans entraves et sans limites.
D’un côté, le père de l’Œdipe apparaît comme un minable séducteur, soulignant
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la nature de semblant du phallus et l’insatisfaction qu’elle engendre. En regard, surgit
la figure mythique et improbable de celui qui pourrait jouir pleinement du réel de
la pulsion. Ça vise le sujet au cœur de son être de jouissance et ça porte un nom, dont
les lettres se détachent : v.o.ï.t – un nom qui apparaît comme exigence de jouissance,
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« voir le coït ».
Ce rêve, qui met l’accent sur une division sans remède, éclaire un point de struc-
ture. En effet, « la division de la jouissance et du semblant implique la division de la
jouissance elle-même »7, ce qui fait de la rencontre sexuelle une épreuve de vérité. Un
abîme s’ouvre entre la jouissance absolue, celle du Père mythique que l’hystérique
promeut, et la jouissance relative qui suppose d’en passer par l’homme, celle que
l’hystérique dévalue, voire méprise.
« Il y a, souligne Lacan, du langagièrement articulé qui n’est pas pour cela arti-
culable en paroles »8. L’impasse de son désir insatisfait donne à l’hystérique le rôle de
« schéma fonctionnel », puisque le réel ne saurait s’inscrire que d’une impasse de la
formalisation.
Dans le Séminaire Encore, Lacan fait un pas décisif : « C’est vraiment la question
– être hystérique ou pas. Y en a-t-il Un ou pas ? En d’autres termes, ce pas-toute, dans
une logique qui est la logique classique, semble impliquer l’existence du Un qui fait
exception. Dès lors, ce serait là que nous verrions le surgissement en abîme […]
de cette existence, cette au-moins-une existence qui, au regard de la fonction Fx,
s’inscrit pour la dire. Car le propre du dit, c’est l’être […]. Mais le propre du dire,
c’est d’exister par rapport à quelque dit que ce soit »9.
Si pas-tout ne s’inscrit dans la fonction phallique, cela signifie qu’il y a un x qui y
contredit. L’exception, comme le souligne Lacan, permet l’ensemble fermé mais, aussi
bien, ouvre à l’infini. Dire la femme pas-toute, ou bien poser qu’on ne peut pas dire
6. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 87.
7. Naveau P., « Les hommes, les femmes et les semblants », La Cause freudienne, no 76, 2010, p. 151-152.
8. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 156.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 93.
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logique de la pas-toute qui spécifie la position féminine : « Il s’en déduit que
l’hystérique se situe d’introduire le papludun dont s’institue chacune des femmes,
par la voie du ce n’est pas de toute femme que se peut dire qu’elle soit fonction du phallus.
Que ce soit de toute femme, c’est là ce qui fait son désir, et c’est pourquoi ce désir
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se soutient d’être insatisfait, c’est qu’une femme en résulte, mais qui ne saurait être
l’hystérique en personne »12.
Comme Lacan l’affirme, le discours analytique s’instaure de la restitution de sa
vérité à l’hystérique, qui n’a rien à voir avec le théâtre auquel on l’identifie si on se
fourvoie dans l’imaginaire. Ce n’est pas « l’hystérique en personne » qui importe au
psychanalyste, mais le développement logique d’un discours que Lacan nous invite
à suivre pour y distinguer vérité, savoir et jouissance. Les impasses qu’elle incarne,
entre refus du corps et jouissance de la privation, doivent être abordées à partir de la
logique lacanienne du réel sans loi.
C’est pourquoi Lacan a pu faire de la jouissance féminine, dite supplémentaire
puisqu’elle excède la castration, le modèle de cette jouissance du Un qui ne peut se
fragmenter ni se résorber dans le signifiant, et qui se répète à l’infini comme la plus
extrême singularité du sujet13. Au-delà de l’être, l’existence.
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Le jeune Lacan, tel qu’en lui-même
Guy Briole
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Le Jeune Lacan, c’est ainsi que nous avions intitulé le Colloque organisé au Val-
de-Grâce en septembre 2005. Nulle nostalgie, mais un vif intérêt et un plaisir,
toujours renouvelés, à la lecture des premiers travaux de Jacques Lacan. Cette pensée
qui pointe et s’ordonne au début du XXe siècle garde, un siècle plus tard, toute sa
pertinence et sa force. Elle interprète les psys d’aujourd’hui recroquevillés dans une
approche scientiste et comportementaliste ; le sujet n’est plus leur interlocuteur. Les
murs du protocole se sont substitués aux murs de l’asile. La folie est circonscrite à l’es-
pace d’un corps – peu importe à qui il appartient et ce qu’il fait dans le champ social.
Cela, c’est une affaire de police !
La psychiatrie, par le rejet du transfert et la forclusion du sujet, est devenue,
comme on le disait au temps de Molière, « une médecine », une purge ! On y discourt
d’échelles d’évaluation, de biologie, de neuroradiologie, de statistiques, de proto-
coles, de comportements, d’argent, mais pas du malade. On y voit ressurgir une
terminologie qui s’affiche sans vergogne : simulation, manque de volonté, mauvaise
mentalité, dégénérescence, pithiatisme, etc. L’Autre du psychiatre du XXIe siècle est
un Autre trompeur et mal intentionné.
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L’année suivante, à Sainte-Anne, il rencontrera de jeunes psychiatres avec lesquels
il se liera d’amitié, tels Henry Ey et Pierre Mâle.
À l’internat, Lacan agace parfois, se montre déterminé, peu enclin à céder sur
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ses choix. Mais ses amis lui reconnaissent déjà un brio particulier, un goût pour la
précision, une culture exceptionnelle ; ils le surnomment le styliste 5. Antoine Pazzi,
caricaturiste de talent, aimait, lors de ses passages à l’internat, le croquer et faire
ressortir l’élégance, le regard perçant, le port de tête altier, la chevelure rejetée vers
l’arrière dégageant un front volontaire.
Volontaire, il l’était, mais ce trait fut parfois perçu, à tort, comme de l’opportu-
nisme, voire comme un penchant au carriérisme. Avant sa thèse, Lacan avait présenté
dix-sept communications, dont quinze en collaboration avec ses maîtres ou ses
collègues. Certes, ces premiers textes sacrifient à l’académisme de l’époque. Les
tableaux cliniques sont de véritables peintures par les mots ; rien ne doit manquer du
moindre trait ou attitude. L’étiologie se résume à trois entités : l’encéphalite épidé-
mique, la paralysie générale et l’alcoolisme. Le traitement est regardé avec distance
et l’on peut passer, sans s’appesantir davantage, de quelques gouttes de venin de cobra
à la malariathérapie ou autre Gardénal ! La rédaction des observations est réglée, y
déroger, c’est s’exposer au maître sourcilleux.
La langue tirée
Les communications se succèdent, identiques. Lacan fait un pas de côté, s’expo-
sant à la critique, pour dégager le sujet enchâssé dans le bloc massif de l’organicité.
Ainsi, dans cette communication sur un cas d’encéphalite que Lacan fit seul, la
protrusion de la langue était un signe rare6. Il justifie la présentation du cas par le fait,
2. Cf. Briole G., Lafont B., « La bataille de l’hystérie pendant la guerre 14-18 », Synapse, no 31, 1987, p. 48-52.
3. Cf. Eissler K., Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, PUF, 1992.
4. Alajouanine T., Delafontaine P., Lacan J., « Fixité du regard par hypertonie, prédominant dans le sens vertical avec
conservation des mouvements automatico-volontaires ; aspect spécial du syndrome de Parinaud par hypertonie asso-
ciée à un syndrome pyramidal avec troubles pseudo-bulbaires », Revue neurologique, t. II, 1926, p. 410-418.
5. Clervoy P., Henri Ey, 1900-1977 : cinquante ans de psychiatrie en France, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond,
1997, p. 23.
6. Lacan J., « Crises toniques combinées de protrusion de la langue et de trismus se produisant durant le sommeil chez
une parkinsonienne post-encéphalitique. Amputation de la langue consécutive », L’Encéphale, t. I, 1931, p. 145-146.
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non pas que la patiente se mordait la langue au point de s’automutiler, mais parce
que « les crises apparaissaient durant le sommeil ». Le style sémiologique cède le pas,
d’une manière inédite, à la narration des effets que les crises produisent sur l’entou-
rage de la patiente : « Accourus à ses cris la nuit, les siens trouvent notre malade les
dents profondément enfoncées dans la langue tirée au dehors sans qu’elle puisse
desserrer cette morsure et poussant des gémissements et des cris étouffés… » Sa fille
observe les crises et isole un détail : un mouvement d’abaissement de la mâchoire qui
précède la protrusion de la langue et la morsure. On vérifie que, si l’on réveille la
malade au début du mouvement du maxillaire, la protrusion se corrige d’elle-même.
C’est là que Lacan insère les quelques paroles que peut alors prononcer la patiente
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devant son entourage qui, lui, en reste coi : « Oh ! j’allais encore me mordre. »
Cette irruption de la parole dans la clinique descriptive la fait autrement présente.
C’est comme si elle traversait, en le déchirant, le tableau qui peignait son visage figé
dans une grimace hideuse. Une langue tirée, comme un défi au savoir des maîtres !
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7. Lacan J., Trénel M., « Abasie chez une traumatisée de guerre » [séance de la Société de neurologie du 2 février 1928],
Revue neurologique, 1928, t. I, p. 233-237.
8. Abasie : impossibilité à marcher, en dehors de toute atteinte neurologique.
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là une très belle définition des TCC : une éducation nosocomiale ! La rectification cogni-
tive s’inscrit dans les maladies contractées à l’hôpital…
Lacan prend l’observation à l’envers, la parole doit rester à la patiente. C’est une
lettre qu’elle adresse, un an après sa sortie, à son médecin : « Monsieur le Docteur,
la Demoiselle s’avançant arrière présente ses sentiments respectueux et s’excuse de
n’avoir pas donné de ses nouvelles. »
Lacan rend présent le sujet qui, parfois, manifeste seulement sa pointe d’une
imperceptible impureté : celle de la parole logée dans une écriture convenue de la
clinique.
La thèse. Le reproche éthique
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Ces publications ne relèvent pas de passages obligés pour faire carrière. Pour pour-
suivre cet objectif, il ne faut pas non plus écrire une thèse en rupture avec la pensée
de ses maîtres, ni provoquer l’enthousiasme des surréalistes. René Crevel considère
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que cette thèse est un pamphlet contre l’establishment de la psychiatrie et, même, de
la psychanalyse de l’époque.
C’est, selon les termes de Lacan, une « thèse de doctrine »9 dans laquelle il fera
valoir qu’un cas clinique, approfondi, peut rendre compte de bien d’autres. Il
met l’accent sur des « structures mentales particulières » dans lesquelles la produc-
tion délirante n’a aucune portée générale ; elle ne prend sens pour un sujet que
« dans chaque cas concret »10. Aussi souligne-t-il cette phrase de Bleuler, reprise par
Kretschmer : « Il n’y a pas de paranoïa, il n’y a que des paranoïaques. »11 Alors qu’en
1932, Lacan faisait prévaloir les rapports entre la psychose et la personnalité, il criti-
quera ce point de vue par la suite, soulignant que psychose et personnalité, « c’est la
même chose »12.
Le cas Aimée constitue une approche nouvelle du sujet délirant, l’accent étant
mis sur « l’état psychique dans la période qui a précédé l’élaboration du système » et
non sur le délire lui-même. C’est une rupture radicale avec « l’observation objec-
tive » du malade, seule garante de la scientificité. Pour Lacan, c’est « la description
spontanée par le malade qui nous assure l’authenticité » : les énoncés du patient
contre l’observation préétablie.
Lacan ne souhaite pas augmenter la nosologie d’une nouvelle entité, mais décrire
pour la paranoïa un prototype dont une des spécificités serait : le reproche éthique. Un
« conflit à forte résonance éthique »13 qui serait accessible à une thérapie.
La psychanalyse semble être, pour Lacan, la seule voie possible de ce traitement,
mais à l’horizon14 : une nouvelle technique psychanalytique doit s’élaborer, à partir
9. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975, p. 307.
10. Ibid., p. 272.
11. Ibid., p. 102.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 53.
13. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, op. cit., p. 271.
14. Ibid., p. 348-349.
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des échecs actuels, et Lacan évoque, pour la psychose, une « psychothérapie dirigée ».
Pour cette cure, aménagée, il donne quelques indications. Lui-même avait opté, avec
Aimée, pour des entretiens « à bâtons rompus »15 qui permettaient que la patiente
s’exprime là où elle se taisait obstinément dès lors que les conflits étaient abordés
plus directement.
Lacan en fait un enjeu pour l’avenir de la psychanalyse, allant même jusqu’à
penser qu’un échec en ce domaine « entraînerait vite le dépérissement de la
doctrine »16. De la conclusion de la thèse à l’ouverture de la Section clinique en 1977,
la psychose, « c’est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas »17.
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Un jeune psychiatre rencontre Lacan
Rencontre(s) d’Afrique
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cette première séance, il m’a demandé une somme conséquente. J’ai ouvert
mon portefeuille et je l’ai payé. Alors, il a avancé sa tête et, désignant un billet
de son index pointé, il a ajouté : « Je veux, aussi, celui-là. » Ça m’a rendu furieux !
Mais ce visage, cette douceur m’ont apaisé. J’étais accroché. Pourtant je tentais
encore quelques résistances : « Je suis venu pour que vous me donniez le nom d’un
analyste. — Ah, bon ! Et vous n’en avez pas un ici ? » J’étais confondu. Cahin-caha
les semaines passaient, j’avançais, puis je m’opposais. Lui, me regardait et me présen-
tait toujours ce calme, ce visage.
Le corps s’est mis à aller mal et j’ai été hospitalisé pour une sciatique paralysante.
Il m’a été difficile de revenir, mais ça m’obsédait. Je l’ai rappelé. Allait-il me refuser ?
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Sa réponse : « Mais bien sûr, venez ! »
J’ai repris mon analyse ; tout se précipitait. Puis, j’ai commencé à lui parler de
ma mère, de « sa maladie ». Il se montrait toujours très attentif. Un jour, à brûle-
pourpoint, il me demanda : « Et, que pensez-vous de votre mère ? » Là, j’ai sauté sur
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l’occasion pour lui montrer un bout de mon savoir de jeune psychiatre. « Ah-Ah ! »,
ponctua-t-il. Alors, comme pour avoir le dernier mot, je lâchai le diagnostic que
j’avais lu, à l’insu de ma mère, sur un document écrit par le professeur bordelais qui
fut son psychiatre : « névrose obsessionnelle ». Lacan, toujours très doucement : « Ah
oui ! Êtes-vous sûr de votre diagnostic ? » Je n’ai rien répondu, ce n’était pas ça, d’évi-
dence ; je n’étais plus sûr de rien. Voilà qu’après le savoir médical mis à mal en terre
d’Afrique, c’était le savoir psy qui se lézardait. Le votre sur lequel il avait discrète-
ment appuyé mettait la question chez moi et pas chez le maître. J’étais divisé, aux
prises avec le transfert. C’était une période de grand désordre dans ma vie, j’allais mal,
le corps se déglinguait, encore ! À nouveau hospitalisé pour une septicémie, j’en
réchappai in extremis. Je n’ai pas pu retourner tout de suite chez Lacan. Après, c’était
trop tard…
Ma rencontre avec Lacan a été déterminante, elle a produit cette ouverture qui a
rendu possible mon accès à l’analyse. J’ai toujours pensé que, sans cette rencontre,
je n’aurais jamais pu faire d’analyse. Une question de caractère… mauvais bien sûr !
C’était un homme exceptionnel, aux antipodes de l’homme public tellement carica-
turé. L’écoute était d’une extrême précision, à la virgule près. Sa vivacité d’esprit, son
intelligence entraient dans les choses les plus communes qu’on pouvait lui dire et
dont il faisait des questions précieuses à travailler. Sa présence était forte, attentive,
chaleureuse, envoûtante. Ce parcours est resté inoubliable et la présence de Lacan a
plané sur ma seconde analyse. Je n’ai pu donner sa véritable portée à ce travail que
dans ma dernière cure ; il fallait, pour cela, un analyste qui ait une forte intimité
avec Lacan, avec son œuvre.
Alors, l’anecdote du « billet » de la première séance, dont je me suis tant de fois
amusé pour amuser les autres, a trouvé à se dire autrement. C’est à la fin de l’ana-
lyse, dans le temps de la passe, que l’anecdote a cédé pour livrer sa valeur d’acte ; d’un
coup, cela s’éclairait. Dans cette première séance, j’avais parlé de la circoncision, de
ce prélèvement auquel j’avais consenti tout en le gardant inscrit sur le corps comme
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blessure. Son prélèvement est l’acte qui, à la fois, soulève en moi la plus violente des
protestations et produit cet effet de transfert dans la rencontre avec un trait de
douceur de son visage qui me rappelait, par quelques analogies, celui du chirurgien19.
Une orientation pour une pratique
Dans les premiers entretiens, je fus amené à préciser mon parcours et mes projets.
Je venais d’être reçu à l’assistanat de psychiatrie et mon horizon était le Val-de-Grâce.
Lacan y avait été mobilisé, temporairement, en 1939. Le service de psychiatrie était
l’héritier du « 4ème fiévreux » où, en octobre 1917, se rencontrèrent Breton et Aragon
et où naquit le surréalisme20. Vidé de ses médecins militaires, ce service était tenu par
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des psychiatres mobilisés qui subissaient la pression de la hiérarchie, prodigue en
notes de services faisant porter la suspicion sur les blessés de guerre. Lacan, comme
ses collègues mobilisés, n’a pas reculé devant l’affrontement pour maintenir une
éthique de la pratique. Il a pu mesurer l’écart qui existait avec les approches libérales
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De l’anecdotique à l’éthique
Le temps a passé et la demande n’est plus Connaissez-vous Lacan ?, mais Vous avez
connu Lacan ? La question ne manque jamais de venir ; Lacan intéresse toujours. Au-
delà des idées toutes faites, il ne cesse de susciter la curiosité. Et la question, posée,
vous met aux prises avec une certaine difficulté à répondre avec pertinence, en
quelques mots. Laissant de côté les motifs personnels qui ont pu amener à le rencon-
trer, on verse presque naturellement dans l’anecdote. Elle permet, en quelques mots,
de donner un éclairage, une dimension inédite, à des faits banals du quotidien, à
une plainte réitérée qui, ainsi, trouve à être plus présentable. On voit bien comment
l’anecdote déplace la question sur Lacan au point, parfois, de l’y réduire.
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Ajoutons que, « pour échapper à l’anecdote, il ne suffit pas de le décider »23. J’ai
rapporté quelques situations qui pourraient apparaître comme des anecdotes, elles
sont des moments du transfert. J’en ai isolé une qui fut centrale dans ma cure et à
laquelle je n’ai vraiment pu donner sa portée d’acte que bien des années plus tard.
« Mieux vaut voir Jacques Lacan tel qu’en lui-même plutôt que de ressasser à son
propos des anecdotes passe-partout qui lui donnent figure de déjà vu, et qui permet-
tent parfois de se dispenser de le lire. »24 Cette phrase de Judith Miller nous a servi
de fil rouge. Anecdote ou acte, le balancier tombe d’un côté ou de l’autre, selon
l’éthique de chacun. L’œuvre de Lacan est là ; elle a traversé le siècle en gardant sa
vivacité et sa force de réveil. Son acuité à interpréter l’actualité saisit. C’est en cela que
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cet enseignement ne sera jamais une Encyclopédie mais une transmission, celle d’un
analyste qui n’a jamais cédé sur son désir. Nous continuons à lire Lacan.
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23. Bonnet J., Quelques Historiettes ou petit éloge de l’anecdote en littérature, Paris, Denoël, 2010, p. 15.
24. Miller J., « Visages de mon père », Album Jacques Lacan, Paris, Seuil, 1991, p. 9.
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Lacan voyageur
Marie-Hélène Brousse
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Noms de lieux…
Pourtant il s’est déplacé, il a déplacé son corps pour aller parler de la psychana-
lyse. Où ? Quand ?
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n’est autre que le texte « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psycha-
nalyse ». En 1956, le texte « Situation de la psychanalyse et formation du psychana-
lyste en 1956 » porte la trace du lieu où il le rédigea : Pommersfelden, petite ville de
Bavière célèbre pour son château baroque. En mai 1958, c’est à Munich qu’a lieu la
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2. Cf. Lacan J., « Discours aux catholiques », Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005.
3. Cf. Lacan J., « Of Structure as the Inmixing of an Otherness Prerequisite to Any Subject Whatever », in The Languages
of Criticism and the Sciences of Man. The structuralist Controversy, s/dir. R. Macksey & E. Donato, Baltimore / Londres,
Johns Hopkins, 1970.
4. Cf. Lacan J., « Le discours psychanalytique », Lacan in Italia 1953-1978. Lacan en Italie, ouvrage bilingue, Milan,
La Salamandra, 1978, p. 33-55.
5. Cf. Lacan J., La conférence de Louvain, 1972, Arte France INA, DVD, 2001.
6. Cf. Lacan J., « La Troisième », publiée dans ce même numéro.
7. Cf. Lacan J., Le triomphe de la religion, op. cit.
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sure, une conférence : « Le symptôme »8. La même année il parcourt plusieurs univer-
sités américaines, et non des moindres, Yale, Columbia, MIT9. En 1977, encore à
Bruxelles, il prononce les « Propos sur l’hystérie »10. En 1980 enfin, il ouvre la
Rencontre internationale de Caracas par ces mots déjà cités « Je n’ai pas la bougeotte ».
Bien évidemment cette liste n’est pas exhaustive, mais c’est déjà assez pour ne pas
confondre les voyages avec la bougeotte.
Que montre cet itinéraire ?
Que l’écrit, reste de ces voyages – sous des formes très différentes, textes de confé-
rences, rapports, communication, congrès… – scande le Séminaire, s’en nourrit et
le capitonne. Que l’Italie y tient une place à part, comme peut-être les États-Unis.
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Qu’il est frappant qu’entre 1936 et 1958, ce fut à l’étranger que furent énoncées
dans des textes devenus fondamentaux les dimensions de l’imaginaire et du symbolique.
Que certains autres textes, plutôt de style conférence (de presse à Milan ou dans
les universités américaines par exemple), témoignent d’un effort de réduction pour
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faire passer à un tout autre public que celui des analystes, interlocuteurs principaux
de son Séminaire à Paris, l’os de son enseignement, sans aucun renoncement toute-
fois à sa radicalité. Celle-ci est plutôt renforcée par ce procès de réduction.
Qu’enfin tous les thèmes et les moments de son enseignement, ses dimensions
épistémique, politique et éthique, pour reprendre la formule de Jacques-Alain Miller,
y apparaissent. Bref, il est patent qu’aller parler à l’étranger fait partie intégrante de
la transmission mise en œuvre par Lacan.
Mais c’est aussi un lieu pour la rencontre. Il y rencontrait, surtout à partir d’une
certaine époque, un auditoire qui, sans doute, lui était utile, un auditoire Autre, qui
le questionnait souvent sans parler la langue lacanienne. De la rencontre avec l’Autre,
il tirait un savoir : on peut, par exemple, l’affirmer à propos des psychiatres anglais
pendant la guerre, mais aussi de son voyage au Japon, ou encore de l’expérience de
Baltimore où l’enseigne lumineuse au néon indiquant à chaque minute le change-
ment de l’heure présentifie le « dasein du sujet dans ce spectateur intermittent et
évanescent ». Certes cet Autre, qu’il cherchait et dont il s’enseignait, s’avérait parfois
se réduire à des autres. Dans son intervention à Caracas, il s’adresse à ceux qui sont
là en ces termes : « J’y suis venu parce qu’on m’a dit que c’était le lieu propice pour
que j’y convoque mes élèves d’Amérique latine. […] Vous, vous êtes paraît-il, de mes
lecteurs. […] Alors, évidemment, je suis curieux de ce qui peut me venir de vous. »11
Finalement l’étranger n’est pas parvenu à donner consistance à l’Autre par sa
supposée inquiétante étrangeté, puisqu’il peut dire, dans le Séminaire du 15 janvier
1980 : « L’Autre manque. Ça me fait drôle à moi aussi. Je tiens le coup pourtant, ce
qui vous épate, mais je ne le fais pas pour cela. »12
8. Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985, p. 5-23.
9. Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, no 6/7, 1976, p. 5-63.
10. Cf. Lacan J., « Propos sur l’hystérie », Quarto, no 90, 2007, p. 8-11.
11. Lacan J., « Le séminaire de Caracas », op. cit., p. 81-82.
12. Lacan J., « L’Autre manque », séminaire du 15 janvier 1980, Ornicar ?, n° 20/21, 1980, p. 11-12.
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pour les cultures dans leurs différences, « généalogie des signifiants »14 qui, avant
même l’élaboration de la catégorie de discours, oriente l’écoute analytique à partir du
sujet du signifiant et sépare la prise en compte de la différence culturelle, comme il
l’explique lui-même à propos du cas d’un patient africain, de l’ethnographie et de
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l’anthropologie. Les discours dans lesquels nous vivons charrient les restes, les dépôts
voire les déchets des énoncés antérieurs qui les ont constitués. S’il faut ici convoquer
une science, ce serait plutôt l’archéologie qui dévoile par strates les objets indicateurs
des modes de jouir anciens, toujours présents dans la langue. Durant son séminaire,
Lacan a voyagé dans tous les pays, de la Grèce et de l’Égypte à l’Asie en passant par
le Moyen Orient et bien sûr en Europe. Mais il voyage aussi dans toutes les époques,
et utilise de façon régulière la méthode comparative et historique : comparer la
comédie et la tragédie antiques avec la comédie et la tragédie modernes, les sociétés
d’avant l’avènement du savoir scientifique à celles d’après : aller et retour. Ce voyage
implique de traverser une multitude de textes, qui peuvent se comparer à des terri-
toires, dans un cosmopolitisme à l’opposé d’un multiculturalisme ségrégatif. Un autre
voyage, à travers les langues cette fois, trouvera son accomplissement dans le traite-
ment des langues par la méthode joycienne, mélange homophonique qui subvertit
le sens : ainsi le passage de l’Unbewusst à l’une-bévue qui fait passer de l’allemand au
français. Cette dérive d’une langue à l’autre – voyage dont est issu l’inconscient – avait
déjà été approchée par Freud dans son texte sur le fétichisme, dans lequel il suivait
le trajet du fétiche selon une glissade sonore. Le voisinage des signifiants vient prendre
la place de la métaphore.
Au sens propre comme au sens figuré du voyage, Lacan voyageur dévoile le ressort
et la fonction : il s’agit toujours d’en savoir un peu plus sur les multiples modes de
jouissance des parlêtres qu’un Autre de fiction vient couvrir. Invitation au voyage…
en Lacanie ? Aller simple.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 220-223.
14. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 226.
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Cheminement avec Heidegger,
pas sans Lacan
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Fernand Cambon
Ce texte est né du désarroi qui m’a saisi il y a quatre ans à la lecture des deux
dernières pages du deuxième des essais qui constituent le livre Acheminement vers la
parole. J’avais lu longtemps auparavant ce texte centré sur Trakl1 sans y trouver rien
à redire, et je voulais travailler dessus, afin de collaborer à un numéro d’Europe.
Ces deux pages m’ont ébranlé au point de remettre radicalement en cause ma
longue relation passionnée à Heidegger, de me couper, sans doute définitivement, de
lui. C’est donc comme si elles avaient, à elles seules, et presque en un éclair, réussi à
faire ce à quoi Farias et tout ce qui s’est écrit et dit dans son sillage pendant des lustres
n’étaient pas parvenus. Ces « révélations » m’avaient troublé, certes, mais ne m’avaient
jamais bouleversé, n’avaient pas mis en pièces l’essentiel.
Fernand Cambon, agrégé d’allemand. Traduit notamment Freud & les poètes, avec une prédilection pour les poétesses.
A dirigé Paul Celan et Freud et la culture (no 861-862 & 954 de la revue Europe).
1. Cf. Heidegger M., « La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de Georg Trakl » [Die Sprache im Gedicht],
Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 39-83.
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De Hölderlin à Heidegger
Je sais que c’est de fait Hölderlin qui m’amena à lire « du Heidegger » pour la
première fois. Peut-être ai-je buté sur la difficulté des grands hymnes énigmatiques
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Inutile de dire que, malgré mon abrupte annonce initiale, je ne jette pas tout ça.
Je ne vais pas renoncer à l’emploi heideggérien du verbe « être ». Il m’est devenu
« consubstantiel ».
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Pourtant, je dois l’avouer aujourd’hui, son insistance sur le eigen, le Er-eignis m’a
toujours un peu gêné, même si j’ai détesté le slogan d’Adorno : Jargon der Eigentli-
chkeit. Pour les non-germanophones, je précise que eigen signifie en allemand
« propre » (own en anglais), que Heidegger en fait un usage fréquent et essentiel, et
qu’il en fait dériver, régulièrement, ou par jeux de mots, toute une série de signi-
fiants souvent difficilement transposables en français.
Voici donc la pointe de la difficulté : par quel retournement du retournement le
retrait de l’être finit-il par devenir une sorte de garantie de la Eigenheit, de restitution
des étants à leur « propre », cette procédure ultime et première étant qualifiée de Er-
eignis ? Par quel redoutable défilé dialectique la « dé-propriation », pour user d’un
concept derridien, finit-elle par se résoudre en « appropriation » ?
En effet, souvent, à l’horizon du processus, se profile aussi la terre,
l’« enracinement ». Et c’est sans doute sur ce point précis que peuvent peser les soup-
çons d’une secrète affinité ou convergence entre la haute pensée heideggérienne et la
basse idéologie nazie.
La question est abyssale. Les Souliers de Van Gogh sont englués, couverts de glèbe.
Certes. Mais, à la « racine » de l’œuvre d’art, il y a le Riss : un des signifiants les plus admi-
rables « inventés » par Heidegger. Reißen, c’est « croquer », « dessiner ». C’est même de
là que les Polonais ont pris leur mot pour « dessiner » : rysowac. Et, en même temps, c’est
aussi « déchirer, couper ». Le Riss, c’est donc, pourrait-on résumer, le détachement
qu’opère le trait. Mais il faut qu’il soit détachement de quelque chose, donc de la terre.
Après tout, on pourrait retrouver un balancement analogue en psychanalyse : l’in-
conscient, c’est ce qui « dés-approprie » le sujet. Et pourtant, au terme d’une analyse,
le sujet n’est pas renvoyé à une sorte de dérive et d’errance infinies. La fin de l’ana-
lyse doit permettre une Bejahung, la possibilité de « dire oui ». La perte des illusions
se solde malgré tout, selon Jacques Lacan, par un ultime et irréductible être-dupe.
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C’est pourquoi il a formulé un jour que « les non-dupes errent »… Dans ses Confé-
rences d’introduction à la psychanalyse, Freud lui-même fait un usage insistant du mot,
souvent substantivé, Eigentliches, sur lequel j’ai été amené à faire une note de traduc-
teur, et même ensuite à écrire un article. Or, les deux dernières pages de « La parole
dans le poème » ont, très malencontreusement, mis fin pour moi à cette « oscilla-
tion », à cette « indécision » ou cet « indécidable » salutaires, à absolument préserver.
Elles les auront fait basculer du mauvais côté.
Première lecture
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Les textes recueillis sous le titre Unterwegs zur Sprache [Acheminement vers la parole]
ne pouvaient que m’attirer vers eux, du fait de die Sprache qui les réunissait. Les traduc-
teurs français s’expliquent longuement sur leur choix – « la parole » – rendu nécessaire
par l’audacieuse formule Die Sprache spricht, « [c’est] la parole [qui] parle ». En effet,
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Tout cela ne pouvait en tout cas que multiplement convenir à l’« amoureux de la
langue » que je suis ; de surcroît amoureux de l’allemand et, de surcroît encore, amou-
reux de l’allemand de Heidegger !
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« respect » annoncé, avait quand même quelque chose de « réducteur », c’est-à-dire
que la spécification concrète des signifiants singuliers de Trakl était passablement
écrasée par des notions subsumantes telles que Dinge [choses] et Welt [monde].
Ensuite, dans Die Sprache im Gedicht, je me suis longtemps dit : « Remarquable,
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la façon dont Heidegger se contente de faire jouer les seuls signifiants du poète, sans
rien y ajouter de son cru, ou si peu ». En même temps, j’inclinais presque à la frus-
tration corollaire et inverse : « Soit, valse et glissements, récurrences, mise en réseau
des signifiants ; mais, finalement, où cela nous mène-t-il ? » Tout le problème est
que cette dernière interrogation ne fut, hélas, que trop satisfaite.
Dans ces deux dernières pages4, je n’ai véritablement pas supporté que Heidegger
essaie, in fine, de défendre Trakl contre un soupçon, celui qu’il serait un poète de
l’intériorité qui tourne le dos à l’histoire et incarne la « décadence », le Verfall. Il est
à mon avis déjà douteux de vouloir défendre qui que ce soit, et de surcroît contre un
soupçon. Quant à faire jouer la distinction fameuse entre Historie et Geschichte, ce
peut être en soi légitime, mais là où je ne peux plus le suivre, c’est quand il écrit : rettet
[sauve]. La poésie de Trakl dirait et indiquerait la voie qui peut sauver l’humanité !
On se souviendra que c’est ce même verbe, retten, qui figure dans la dernière phrase
du célèbre entretien que Heidegger accorda un jour au Spiegel, un peu en guise d’au-
tojustification, sous la réserve expresse qu’il ne fût publié qu’après sa mort. Face aux
inquiétudes que ne pouvait manquer de susciter l’état du monde d’alors, il suggérait,
un peu mystérieusement, que peut-être « un dieu pourrait nous sauver ».
À l’époque, je me disais : « Bon, laissons-lui ses fantasmes, ses mythes, ses lubies
et concentrons-nous sur l’essentiel ». Mais, devant le martèlement qui va dans le
même sens en ces pages 80 et 81, il n’est plus possible de hausser négligemment les
épaules en passant. C’est manifestement quelque chose à quoi il tient beaucoup.
En effet, il lui importe de faire entendre que Trakl ne serait pas seulement le néga-
tiviste que chacun croit, mais qu’il aurait « un message positif à faire passer ». L’ex-
pression est, certes, vulgaire. Mais le discours de Heidegger en ce passage, même
tenu en termes plus choisis, l’est à peine moins. Quand on sauve et veut sauver, c’est
qu’on prêche. Il y a dans ces lignes une religiosité insupportable, même si Heidegger
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a pris soin de prélever un par un les signifiants trakliens qui connotent du religieux
et a souligné en quoi ils se démarquent de toute religion constituée.
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d’avoir déniché un poète qui « prêche » dans le même sens que lui. Si le poète
« sauve » le genre humain en traversant la souffrance et la mort, il n’est séparé d’une
figure christique que par des nuances. Il ne fraie pas un destin [Geschick] véritable-
ment autre. On ne change pas de schème.
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J’enfonce le clou : Heidegger commence l’un des paragraphes suivants par la ques-
tion : « Romantisme rêveur en marge du monde techno-économique du Dasein
moderne de masse ? » ; à cela, il va opposer l’hypothèse alternative que la poésie de
Trakl serait folie lucide qui aperçoit la vérité d’une Autre temporalité, seule porteuse
d’un possible vrai avènement. « Folie », Wahnsinn, est bien un signifiant de Trakl ;
et Heidegger prend soin de le ramener à son étymologie, soit, en gros, « [apparent]
non-sens [qui fait signe vers un Autre sens] ». À l’instar de Heidegger, j’écris bien à
chaque fois « Autre » [Anderes] avec un « A » majuscule, à ceci près que l’Altérité
qu’il invoque ici ne me suffit nullement. En effet, ce que je ressens intimement, sans
pouvoir le démontrer formellement, c’est que mettre en parallèle ou en alternative,
c’est toujours, d’une certaine manière et en fin de compte, mettre sur le même plan,
faire s’équivaloir. Ce qui est plusieurs fois ruineux. En effet, en disant que la poésie
de Trakl et aussi bien son propre philosopher valent mieux que le journal et l’idéo-
logie, il laisse aussi bien entendre qu’il souhaiterait que ladite poésie et ladite pensée
viennent à occuper la même place.
À partir de là, le ravalement idéologique devient possible, voire inéluctable ; plus
rien n’y fait obstacle. Et l’on comprend rétrospectivement mieux le « Discours du
rectorat ». C’est-à-dire que, même sans préjuger de son contenu politique, on
comprend que Heidegger ait pu simplement rêver un jour de prendre le pouvoir au
nom de la philosophie. Sa faute première ne serait pas dans ce cas à mes yeux la
mauvaiseté de l’idéologie avec laquelle il se compromet objectivement, mais le fait
logiquement antérieur qu’il ait été tenté de mettre sa philosophie en position d’idéo-
logie, alors, suprême et troublant paradoxe, qu’elle devrait et paraît être là, précisé-
ment avec le thème du retrait de l’être, pour déjouer toute idéologie, ce que j’ai
longtemps cru.
De même, c’est proférer que « peut-être un dieu peut nous sauver » qui ouvre la
porte et ménage la place du dieu, lequel peut être, par exemple, Hitler. On devrait
d’ailleurs s’étonner davantage que l’initial pourfendeur de l’« onto-théologie » finisse
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par colmater l’« ouvert » du retrait de l’être par un dieu que j’ose dire « de pacotille »,
hésitant entre des références christiques et antiques, sans jamais prendre de traits
résolument originaux.
De même, cela fait des décennies que nous encaissons sans sourciller das Geviert,
le partage entre la terre et le ciel, entre les divins et les mortels, que nous nous pros-
ternons devant la célébration du monde, alors que tout penseur sérieux, Jean-Luc
Nancy par exemple, sait bien que ces entités-là ne sont précisément plus à « sauver »,
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et qu’il faut savoir y renoncer et affronter le vide, le désert, le vertige, précisément
ouverts par le retrait de l’être. C’est pourtant Heidegger qui avait appelé à soutenir
l’angoisse, qui n’avait pas reculé devant le Ab-grund, l’abîme, le sans-fond, le sans-
raison. Mais il semblerait qu’en un second temps, justement, il ne l’ait plus supporté
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5. Le mot Abendland, surchargé de significations chez Heidegger, est spécialement difficile à « rendre » en français.
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termine, on le voit, par deux points.) La connotation qui en émane n’est-elle tout de
même pas de nature à brider quelque peu la polysémie ?
J’ai d’autres réserves concernant une impasse sur le corps, sur le réel du corps,
mais aussi, du même coup, sur l’extrême et essentielle singularité du discours
poétique, sur cela même qui le rend incandescent. Bien sûr, singularité n’est pas un
antonyme d’universalité. C’est au contraire en radicalisant la singularité qu’on peut
espérer atteindre à un peu d’universalité. D’où l’on mesure ici les limites de la posi-
tion heideggérienne quand elle veut tout effacer de la modernité du sujet.
Comment éviter alors d’y substituer un collectif, qui aura nom ici « Ein
Geschlecht », et de mettre dessous quelque chose comme un Land, un pays, ou une
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terre ? Un Abend-Land comme « lieu » de la quête ? La terre vient à la place du corps,
et l’« espèce humaine » vient à la place du sujet, menaçant effectivement de
« naufrage » [Untergang] le frêle esquif du poétique. (Je n’ai presque rien dit de ce
signifiant central, Untergang ; il y faudrait une étude entière.)
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Lacan et l’autre Marguerite
Hervé Castanet
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Le sérieux de L’Heptaméron
« C’est devant tous pourtant qu’un jour je confessais avoir tenu, toute cette année,
la main serrée dans l’invisible, d’une autre Marguerite, celle de L’Heptaméron »2.
Lacan nous fait cette confidence l’année de son Séminaire L’éthique de la psychana-
lyse3. Pourquoi tenait-il cette main et la tient-il encore cinq ans après lorsqu’il nous
parle du Ravissement de Lol V. Stein, sinon parce qu’une « vérité » s’y déploie, si l’on
s’applique à bien lire ce texte – ce pourquoi il y faut une balise, et être « décrassé de
quelques-uns des préjugés dont le type d’instruction que nous recevons a pour
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mission expresse de nous faire écran à l’endroit de la vérité »4. Cette vérité, souvent
recouverte, n’est autre qu’une « étrange façon d’amour ». Chez les deux Marguerite,
les histoires d’amour, toujours étranges, demeurent « le lieu du malheur », car elles
refusent les « idéaux de l’happy end victorien ».
Qu’en est-il donc de l’amour que nous livre Marguerite de Navarre, amor inter-
ruptus qui fut, quatre siècles plus tôt au cœur de l’amour courtois longuement inter-
rogé par Lacan dans L’éthique 5 ? Cet « amour impossible »6 n’est pas à rapporter à une
quelconque difficulté dans la réalisation ou la non-réalisation sexuelles, mais à une
façon d’aimer. L’amour courtois des XIe et XIIe siècles a été une « scolastique de l’amour
malheureux »7 dit Lacan, qui en livre le ressort : « ce que demande l’homme, ce
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qu’il ne peut faire que demander, c’est d’être privé de quelque chose de réel.
Cette place [, c’est] la vacuole ». La dame des pensées, inaccessible, est élevée à la
dignité de la Chose, ce qui est une « convention technique »8, soit un procédé litté-
raire, non une fiction. Par la fiction, la littérature qui a suivi la poésie courtoise a
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Lacan, dans son article sur Duras, cite la dixième nouvelle de L’Heptaméron,
commentée par Lucien Febvre dans son magistral Autour de L’Heptaméron – amour
sacré, amour profane qu’il loue, mais critique aussi fermement pour avoir corrélé cet
amour aux idéaux victoriens et manqué ainsi l’énigme de l’amour impossible.
La comtesse d’Arande, veuve, a un fils et une fille de douze ans, Florinde. Au
château du Viceroy de Cathelongne, lors d’une réception, un beau jeune homme de
dix-huit ans, Amadour, « digne de gouverner une republicque »11, beau parleur, guer-
rier courageux, tombe aussitôt sous le charme de Florinde. À peine l’a-t-il vue qu’il
décide d’y vouer toute sa vie amoureuse. Le coup de foudre immédiat n’exclut pas le
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calcul concret à long terme : il ne peut encore la posséder sexuellement (elle est d’une
famille de haute noblesse et trop jeune), mais il attendra et elle sera à lui. Amadour,
investi des attributs phalliques chers à la Renaissance, s’en tient à son projet sans
ambages ; il voit, il décide, il agit – « on voit la valeur instantanée de son évidence,
et son temps de fulguration […] serait égal à zéro »12, comme écrit Lacan à propos
de l’instant du regard. « Et après avoir longuement regardé se delibera de l’aimer,
quelque impossibilité que la raison meist au devant, tant pour la maison dont elle
estoit, que pour l’aage qui ne pouvoit encores entendre tels propos. Mais contre ceste
crainte il se fortiffioit d’une bonne esperance, se promettant en luy-mesmes que le
temps et la patience apporteroient heureuse fin à ses labeurs. Et dès ce temps l’amour
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gentil, qui sans autre occasion que par la force de luy-mesmes estoit entré au cueur
d’Amadour, luy promist donner faveur et tout moyen pour y parvenir. »13 L’impasse
d’Amadour est déjà contenue dans les termes où son amour advient : il ne pourra
jamais épouser une parente du Roi (c’est l’interdit social) et Florinde assurément sera
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une vertu (interdit moral). Pourtant, Amadour s’entête. Pour être près de Florinde,
il épouse Aventurade, la confidente de la jeune fille. Un trio se constitue qui n’est pas
sans évoquer celui de Lol, Tatiana et Jacques Hold conçu par Duras. Silencieux face
à Florinde, Amadour connaît les secrets de la dame de ses pensées par sa femme. Le
temps passe. Il part à la guerre et accomplit des exploits. De retour, cinq ans après,
il avoue son amour à Florinde, lui disant l’impossibilité d’un lien, sinon basé sur la
vertu. L’aveu d’Amadour produit ses effets : la jeune Florinde « tant contente qu’elle
n’en pouvoit plus porter, commença sentir en son cueur quelque chose plus qu’elle
n’avoit acoutumé ».
Amadour repart à la guerre toujours en lui faisant promettre, si elle se marie, de
ne jamais se séparer d’Aventurade. Elle y consent. Fait prisonnier à Tunis, il y apprend
que la mère de Florinde intime l’ordre à celle-ci, qui aime le fils de l’infant, d’épouser
le duc de Cardonne. Il la tient alors pour morte, sachant l’amour qu’elle portait à l’in-
fant. Au bout de deux ans, il revient en Aragon, sa passion toujours vive, néanmoins.
Le trio rompu
12. Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée – Un nouveau sophisme », Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 204.
13. Marguerite d’Angoulême, L’Heptaméron…, op. cit., p. 124-135.
14. Ibid., p. 141-142.
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désir se déploient, tant il est vrai que « le désir soutient à l’objet qui le cause »15, du
fait de « la relation de structure » qui détermine la place de l’Autre.
Les faits se précipitent. Amadour tente de « se payer en une heure du bien qu’il
pensoit avoir merité »16. Repérant la ruse des hommes, Florinde reproche au cheva-
lier de trahir ses promesses et lui dit : « sur ce mot, je vous dy à Dieu, et c’est pour
jamais ».
Deux ou trois ans se passent. Amadour continue ses brillants exploits, mais ses
sentiments ont changé. Il sait qu’il a perdu définitivement le cœur de Florinde. Haine
et vengeance ont remplacé son amour. Il veut la posséder, même par le viol, « pensant
que par amour ou par force, il auroit ce que tant avoit désiré »17. Sa dernière tenta-
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tive sera sa chute. Il parvient, grâce à des mensonges, à voir Florinde seule, une nuit.
Pressentant le danger, elle se mutile atrocement le visage avec une pierre avant son
arrivée, pensant que sa beauté perdue arrêterait son soupirant. Rien n’y fait, si ce
n’est que Florinde, par son cri, fait venir sa mère à son secours. Amadour invente une
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histoire et se tire d’affaire. Marguerite note la lâcheté du chevalier : « [il] n’estoit pas
si prest à mourir qu’il disoit »18. La fin de la nouvelle est plus conventionnelle. Le duc
de Cardonne est tué au combat ; le jeune comte d’Arande gravement blessé.
Amadour, plutôt que d’être fait prisonnier des Maures, se donne la mort avec son
épée. Florinde, veuve, se retire au couvent : « Ainsi tourna toutes ses affections à
aimer Dieu si perfaictement, qu’après avoir vescu longuement religieuse, luy rendit
son ame en telle joye, que l’espouse a d’aller veoir son espoux ».
La démonstration est faite : la réalisation sexuelle doit être suspendue pour que
cet amour demeure vide, logeant en son centre la Chose – l’amour pour Dieu que
choisit Florinde en étant une des formes vives. Le réel du « déficit de la promiscuité
du mariage » est maintenu. La haine d’Amadour qui surgit, in fine, n’est que la forme
négativée de son amour absolu, condamné à perdre ce qu’il vise : posséder le corps
de la dame. L’interdit est maintenu. Comme l’écrit Lacan : « Et l’aventure exem-
plaire qui fait se vouer jusqu’à la mort l’Amador de la nouvelle X, qui n’est pas un
enfant de chœur, à un amour, pas du tout platonique pour être un amour impos-
sible »19. À ce titre, Marguerite de Navarre célèbre « les noces taciturnes de la vie vide
avec l’objet indescriptible » – exactement comme Marguerite Duras y est parvenue,
elle aussi, quatre siècles plus tard, dans son Ravissement !
15. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras… », op. cit., p. 197.
16. Marguerite d’Angoulême, L’Heptaméron…, op. cit., p. 143 & 147.
17. Ibid., p. 151.
18. Ibid., p. 153-157.
19. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras… », op. cit., p. 197.
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Lacan et le bouddhisme chan
Nathalie Charraud
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Si Jacques Lacan s’est tourné à plusieurs reprises vers le bouddhisme lors de son 1
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Lin-tsi (IXe siècle de notre ère), déjà, jugeait desséchés les textes bouddhiques sur
lesquels les adeptes ne cessaient de gloser et qui s’accumulaient sans utilité pour
accéder à ce qui lui semblait l’essentiel : l’homme vrai. Lacan, de son côté, fait état de
ce que l’étude des textes bouddhiques demeure incomplète, « non vivifiée », si on ne
l’anime de la rencontre des œuvres d’art qui se trouvent dans les temples, en l’oc-
currence certaines statues de Bouddha.
Un style qui réveille, un objet d’art qui suscite le désir, l’un et l’autre empruntés
au bouddhisme, se répondent ainsi dans l’œuvre de Lacan pour introduire à la tech-
nique de la psychanalyse ainsi qu’à la formalisation et la mise en acte de l’objet a. L’ex-
périence bouddhique, dans sa pointe la plus chinoise, n’est pas sans coïncidences
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avec l’expérience analytique, Lacan le souligne, mais pour en préciser le non-recou-
vrement.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 7.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 104.
8. Entretiens de Lin-tsi, op. cit., p. 26. Je remercie Kristofer Schipper de m’avoir guidée vers ce livre.
9. On connaît mieux son second voyage au Japon en 1971, qui lui inspirera le texte de « Lituraterre ».
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de sa rencontre avec la statue de la divinité bouddhique Kwan yin10. Elle est encore
amplement célébrée de nos jours comme déesse de la compassion et c’est justement
la manifestation d’une ferveur populaire, mêlée de sentiments religieux, esthétique
et superstitieux que cette divinité inspire à ses fidèles, qui frappa Lacan dans le temple
bouddhiste de Kamakura11.
En tant qu’avatar, féminisé au Xe siècle dans sa version chinoise, d’un célèbre
bodhisattva indien du nom d’Avalokiteshvara, Kwan yin est une divinité qui écoute
les pleurs et les gémissements, les voix du monde. Elle a pour cela renoncé à l’état de
Bouddha qui coupe du monde des humains et permet d’accéder au Nirvana en
demeurant dans la pure contemplation. Elle choisit de rester à l’état de bodhisattva
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pour pouvoir porter secours aux humains.
Lacan ignorait le nom de la statue au moment de la visite du temple et il marque
sa surprise quand on le lui révèle : « Avant que je ne m’intéresse au japonais, le sort
a fait que je suis passé par les bonnes voies et que j’ai expliqué avec mon bon maître
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Plutôt ni l’un, ni l’autre ! Et enfin le professeur qui donne la solution, non pas du
sexe de l’être en question, mais de la raison du poli du bois de la statue, en particu-
lier au niveau de la paupière : c’est le résultat de l’effusion des nonnes adoratrices de
la divinité qui ont eu le droit de la toucher à travers les siècles. Le rêve de Freud
converge vers la formule de la triméthylamine, formule énigmatique qui démontre,
pour Lacan à ce moment-là de son enseignement, le rôle primordial de la lettre au
sein du symbolique comme représentation condensée du désir, enchâssant un point
de réel inassimilable, celui du refoulement originaire. La rencontre avec la statue
bouddhique, avec sa capacité de susciter une émotion esthétique, conduit à une autre
approche de la question du désir, qui met en valeur la figure du double et du miroir
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où la place de l’objet est renvoyée à l’infini, autre manière de marquer son inacces-
sibilité foncière. Un quatrième personnage en effet est là présent, un fidèle qui mani-
feste sa piété avec une ferveur qui retient Lacan, lui présentant ce que l’on peut
ressentir comme émotion à la vue d’une telle statue : « Il l’a regardée ainsi pendant
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un temps que je ne saurais pas compter, je n’en ai pas vu la fin, car à vrai dire, ce
temps s’est superposé avec celui de mon propre regard. C’était évidemment un regard
d’effusion, d’un caractère d’autant plus extraordinaire qu’il s’agissait là, non pas d’un
homme du commun, car un homme qui se comporte ainsi ne saurait l’être, mais de
quelqu’un que rien ne semblait prédestiner, ne fût-ce qu’en raison du fardeau évident
qu’il portait de ses travaux sur ses épaules, à cette sorte de communion artistique. »16
Comme Freud à propos d’Irma, Lacan nous livre ici un moment d’une expérience
personnelle remarquable face à une statue, par l’intermédiaire, non pas d’un rêve,
mais de la présence d’un double, un homme qui n’est pas un homme ordinaire.
L’objet du désir file dans le dédale courbe des couloirs du temple, en une multipli-
cité qui n’est autre qu’itération du Un du même Bouddha, et dans les reflets à l’in-
fini du miroir du double, pour revenir et s’arrêter l’espace d’un instant sur la figure
de la statue de Kwan yin.
Même si l’ambiguïté du genre de la statue est évoquée, ce n’est pas le mystère de
la féminité qui est ici mis en avant, mais la question de l’objet dans sa dimension
asexuée se glissant dans la confrontation du double au miroir où l’on reconnaît son
propre désir.
La question du désir s’illustre donc à ce moment de rencontre du double, du
miroir, à propos de quoi Lacan nous enjoint de retrouver ce qu’il rapporte au boud-
dhisme dans « Propos sur la causalité psychique » (1946). Cette phrase nous fait
basculer du miroir qui génère le double imaginaire à une autre fonction du miroir,
plus proprement bouddhique : « Quand l’homme cherchant le vide de la pensée
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s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’at-
tendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète
rien. »17 De son côté, P. Demiéville publie en 1947 son texte intitulé « Le miroir
spirituel »18 où il montre que pour les bouddhistes l’esprit est le miroir de l’univers,
un miroir qui est alors tout autre qu’imaginaire19.
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17. Lacan J., « Propos sur la Causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 188.
18. Demiéville P., « Le miroir spirituel », op. cit.
19. Le présent article est une forme réduite d’un article que l’on peut trouver dans son intégralité sur le site Lacanchine.
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La logique poétique de Jacques Lacan
Gilles Chatenay
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Du dit et du dire
L orsque je dis « Je mens », dis-je la vérité ? L’ensemble de tous les ensembles qui
ne se contiennent pas eux-mêmes se contient-il lui-même ? Et qu’en est-il de la
proposition « Je suis indémontrable » ? Sauf à rendre le champ logique ou mathé-
matique inconsistant, contradictoire, il faut exclure les propositions autoréférentielles
(cf. le paradoxe du menteur d’Épiménide le Crétois), bannir l’ensemble de tous les
ensembles (Bertrand Russell), déclarer l’incomplétude de la théorie des nombres
entiers (Kurt Gödel).
Une proposition ne peut porter sur elle-même, est interdit ceci :
Figure 1 : L’interdit
Mais, nous dit Jacques Lacan, « Je mens » n’est tout simplement pas un para-
doxe : car le sujet de l’énonciation n’est pas le sujet de l’énoncé, le dire n’est pas le
dit. « Je mens » n’est pas une proposition qui porte sur elle-même : un acte de langage
silencieux est opéré lors de son énonciation, acte dont l’énoncé serait J’asserte que… :
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Gottlob Frege avait tenté d’en rendre compte dans son idéographie, qui propo-
sait une notation, « », le « trait de jugement »1, pour ce J’asserte que… Il ne suffi-
sait pas d’écrire « A » pour affirmer la proposition A, encore fallait-il écrire que celle-ci
était une assertion :
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L’écriture conceptuelle de Frege n’a pas été adoptée par les logiciens, mais de toute
façon, me semble-t-il, elle ne suturait pas la question, car j’ai dû, de l’énonciation,
faire énoncé, transcrire le dire en dit. Qui alors énonce J’asserte que… ? On entre
dans une itération infinie :
… A
1. Frege G., « Sur le but de l’idéographie », Écrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, p. 74.
2. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
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L’acte et le temps
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(auquel cas il ne serait que résultat ou réaction) : que jusqu’à présent les autres n’aient
pas bougé ne m’assure pas que, dans un instant, ils ne me précéderont pas, m’indui-
sant ainsi en erreur.
D’autre part, cet acte est bel et bien partie intégrante de la logique en jeu ici,
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3. Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » [1945], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 208-209.
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Parler d’un temps logique lacanien, ne serait-ce pas un abus ? Car, après tout,
parmi les logiques modales, il existe des logiques temporelles. Mais tous leurs
langages, du moins à ma connaissance, s’interprètent dans une structure où la rela-
tion, par exemple « antérieur à », reste strictement linéaire, c’est-à-dire chronolo-
gique4. Jusqu’à preuve du contraire, le temps logique lacanien est radicalement
singulier.
Il n’y a pas à s’en étonner : dans l’article de 1945 déjà, l’acte est une « assertion » ;
il est un acte de langage, toujours, et j’ai utilisé la forme d’un schéma lacanien bien
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postérieur5 qui rend explicitement compte de l’anticipation et de l’après-coup
consubstantiels à tout acte (parole – écoute, écriture – lecture) effectif de langage6. Le
temps logique lacanien est le temps de la psychanalyse en acte, comme Lacan le
déploie dès « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »7 – s’il
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n’y avait acte, comment d’ailleurs concevoir que celle-ci puisse avoir une efficacité ?
Logiquement, le Séminaire « L’acte psychanalytique », en 1967-1968, fait valoir cette
fonction dans la cure, fonction qui était restée jusqu’alors voilée sous celle de l’in-
terprétation sémantique. La logique lacanienne est singulière aussi vis-à-vis des tradi-
tions freudienne et postfreudienne. En effet, si l’interprétation est acte, tout acte
n’est pas interprétation – ainsi de la coupure, du silence, etc.
Ceci dit, il n’y a pas que l’acte – le moment de conclure – dans le temps logique
(et la psychanalyse) : il y a aussi l’instant de voir, et le temps pour comprendre, autre-
ment dit la durée. Comment concevoir logiquement la durée ?
« Le concept, c’est le temps » – Lacan emprunte sa formule à Hegel8. Pourquoi
est-il faux de dire que nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve ?
Si l’eau, qui entre hier et aujourd’hui a coulé sous les ponts, n’est en effet plus la
même, le fleuve, lui, reste le même. Cette étendue d’eau qui coule est subsumée sous
le concept « fleuve » : dès lors, « fleuve » dit l’identité de la différence des eaux d’hier
à aujourd’hui – « le concept, c’est l’identité dans la différence », dit Lacan, pour
ajouter : le « concept, c’est le temps de la chose ».
Mais comment le figurer ? Il y a deux temps : l’instant de la nomination, où se
décrète que cette étendue d’eau est un fleuve, et celui du déploiement du concept (ici,
d’hier à aujourd’hui) – la « durée ».
4. Cf. Dubucs J.-P., « Logiques non classiques », Encyclopaedia Universalis, vol XIII, Paris, 1990, p. 977-992. Le systè-
me PCr du « temps circulaire » de Prior semble infirmer ce que j’avance ici. Mais je risquerai que sa « circularité »
ne pourrait se figurer dans l’entrecroisement que supposent anticipation et après-coup.
5. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 805.
6. Cf. Miller J.-A., « Table commentée des représentations graphiques », Écrits, op. cit., p. 907-910.
7. Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit. : l’après-coup (le Nach-
träglich freudien), p. 256-257 ; l’anticipation du terme, p. 309-311 ; la ponctuation et le non-agir, p. 313-314 ; la
temporalité du transfert, p. 318.
8. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 267. Voir aussi Kojève A., Le concept,
le temps et le discours, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1990, p. 250-260 : la spatialité comme différence de l’identique,
la temporalité comme identité du différent.
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Comment figurer la durée, sinon par une ligne continue ? Et comment figurer
qu’entre hier et aujourd’hui, je reviens presque à la même place (presque, car aujour-
d’hui je n’ai pas oublié qu’hier j’étais là : aujourd’hui n’est pas hier), sinon par le
retour de cette ligne (orientée, comme il convient au temps) sur elle-même, « hier »
étant dessous, et « aujourd’hui » dessus ?
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Figure 4 : Concept – temps
Topo-logique I : surfaces
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Ce faisant, je suis passé des graphes de mes figures antérieures, où cela se croisait,
à des topologies (surfaces ou nœuds), où cela passe « dessus » ou « dessous ».
Commençons par les surfaces : il suffit de réitérer le retour pour dessiner un
ressort, une spirale : ainsi Lacan figure-t-il, dans son Séminaire « L’identification »,
les tours de la demande et du désir – le temps y est bel et bien en jeu, puisqu’il y a
des tours. Mais pourquoi cette réitération ? Parce que ce n’est pas ça : le désir n’est pas
suturé par quoi que ce soit qui puisse répondre à la demande. La réitération de la
demande tourne autour de quelque chose, « ça », disons l’objet du désir. Pour rendre
compte de cette torsion de la réitération autour d’un vide central, il suffit de joindre
les deux bouts du ressort – cela en fait un tore, espace temporel topologique des tours
de la demande et du désir :
Figure 5 : Tore
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Lacan a appelé cette structure le « huit intérieur », qui, à mon sens, donne la
matrice topologique des graphes des figures 2 et 3 (cf. supra) : le huit intérieur figure
le rebroussement vers « l’intérieur » de ce qui était exclu, rejeté à « l’extérieur » dans
la logique classique (l’énonciation, l’acte, l’anticipation et l’après-coup). Lacan s’est
intéressé aux surfaces topologiques qui rendent compte de ce rebroussement, de cette
internalisation de l’exclu – « exclusion interne », dit Lacan – : bande de Moebius (le
huit intérieur en dessine le bord), cross-cap (où la bande est cousue sur le bord d’une
cupule) et bouteille de Klein (qui s’obtient par couture de deux bandes) :
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Ces surfaces sont dites par la topologie non orientables : y perdons-nous pour
autant la flèche du temps ? Disons simplement qu’une fourmi qui se promènerait sur
la bande de Moebius sans jamais en franchir le bord devrait faire deux tours – voici
le temps – pour se retrouver à son point de départ : ces figures ne sont pas orientables,
mais les parcours sur celles-ci, en revanche, le sont.
Topo-logique II : nœuds
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Figure 10 : Trèfle
Évidemment, le rond de ficelle peut s’entrelacer avec d’autres, pour faire des
chaînes ou des entrelacs, borroméens ou non.
Figure 11 : Chaîne 11
Que ce soit dans le nœud lui-même ou avec d’autres, les passages dessus / dessous,
que je proposais comme traduction topologique d’avant / après, sont cruciaux : que
l’on se trompe, que l’on fasse un lapsus, et le nœud ou la chaîne se défait ou se trans-
forme.
Quant à l’exclusion interne, où la repérer, au-delà des rétroactions, par exemple
dans le nœud borroméen à trois ?
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XXVI, « La topologie et le temps », leçon du 21 novembre 1978, inédit.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, figure 6, p. 113.
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Deux à deux, les ronds sont posés l’un sur l’autre, ils sont séparés, disons qu’ils
« s’excluent » l’un l’autre – Lacan dirait sans doute qu’ils « ex-sistent » l’un à l’autre.
Mais, par le troisième, ils sont noués. Deux registres qui s’excluent sont cependant
réunis, ce qui est exclu fait retour. De plus, l’un des ronds est dit réel, alors que le
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Tout et pas-tout
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« la seule à ce que sa jouissance dépasse, celle qui se fait du coït »15. En elle, en son
plus intime, il y a quelque chose qui n’est pas elle et la dépasse : qui est autre, « exté-
rieur ». Le x lui-même, l’individu de la logique, le sujet de la psychanalyse, est divisé,
« refendu », et cela concerne les hommes aussi. Cette structure, où l’extérieur est au
plus intime, où l’exclu est internalisé, a un nom lacanien : « extimité ».
Reprise
Faisons retour sur notre petit parcours : énonciation, dire, acte, anticipation et après-
coup, huit intérieur, exclusion interne, rebroussement, rétroaction, ex-sistence, pas-tout,
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refente, extimité… : quelque chose insiste dans la logique du discours lacanien de la
psychanalyse, et ne se laisse pas exclure. La psychanalyse n’est pas un discours sur (l’in-
conscient, les pulsions, etc.) – auquel cas, son objet lui resterait extérieur –, elle est une
pratique qui en tant que telle engage l’acte proprement dit, c’est-à-dire un réel du dire.
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La logique que Lacan déploie tout au long de son enseignement est singulière, comme
la psychanalyse. Mais pourquoi l’avoir dite « poétique » ? Lorsque Roman Jakobson décrit
différentes fonctions du langage (émotive, conative, référentielle, poétique, phatique,
métalinguistique), il distingue la fonction poétique de toutes les autres en ce que, dans
celle-ci, le message lui-même est facteur de la communication linguistique. « La visée (Eins-
tellung) du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte,
est ce qui caractérise la fonction poétique du langage »16. La visée du message est le message
lui-même. Proposons-en, pour conclure, une figure :
Figure 13
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Lacan et l’a-Freud
Serge Cottet
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Malentendu
S oit un dictionnaire des idées reçues sur Jacques Lacan, à l’article Freud on lirait :
retour à…
Un retour qui emprunte à Freud même sa méthode : le déchiffrage signifiant des
mots de Freud. C’est la lettre de Freud contre les syntagmes figés, les abâtardisse-
ments, les compromissions avec la psychologie, à quoi les postfreudiens ont conduit
la doctrine. Pour réaliser ce nettoyage des écuries d’Augias, Lacan réhabilite princi-
palement la première topique, la plus lacanienne, puisqu’elle se fonde essentielle-
ment sur un matériel de langage : rêves, lapsus, mots d’esprit, métaphores du
symptôme. On sait que les élèves de Freud ont, au contraire, infléchi la psychanalyse
dans le sens de la seconde topique, avec la promotion des concepts de moi, de stade,
de régression, d’énergie, reléguant l’inconscient au passé de la psychanalyse. Freud
serait-il lacanien sans le savoir ? Il anticipe bien Saussure !
Il est en tout cas soluble dans la triplicité RSI ; on prend tout, on ne jette rien ou
presque ; tout est réhabilité : son inconscient devient structuré comme un langage ;
le ça, parle ; la suprématie du symbolique donne les pleins pouvoirs à l’interprétation.
Un point d’arrêt pourtant : un reste indéchiffrable de la pulsion, irréductible au
sens sexuel, prémisse du réel sans loi du dernier Lacan. Erreurs, préjugés, lapsus de
Freud font partie de l’invention elle-même, autant que la résistance à l’invention.
S’il arrive à Lacan d’être infidèle à la doctrine, c’est un hommage rendu à la subver-
sion qui en restaure le tranchant. Lacan ne pratique pas le culte du père mort comme
à l’IPA.
Serge Cottet est psychanalyste, membre de l’ECF.
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des neuf premiers séminaires pourtant, les confusions du discours ont l’air de ne
tenir qu’à des contingences extérieures à la psychanalyse. Notamment la langue alle-
mande à laquelle Lacan n’adresse pas que des éloges, en particulier sur l’inconscient
– l’Unbewusste, « drôle de mot ! », fait remarquer Jacques-Alain Miller dans « Télé-
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vision »1, un concept préfreudien – et sur le Wunsch, qui ne permet pas de distinguer
demande et désir, ce qui justifiera plus tard les traductions loufoques des œuvres
complètes aux PUF en désirance ou souhaité… Freud est aussi desservi par la science
de son temps : l’énergétique habille mal la pensée.
L’effort de Lacan consistera, après dissolution des concepts, à leur substituer des
signifiants nouveaux, à tordre la langue de Freud pour éviter les syntagmes figés, les
hypostases de la subjectivité, l’objectivation des instances ; à créer des néologismes
(le parlêtre) ; parfois en trouvant faveur d’une consonance identique de l’allemand ou
de l’anglais au français : une bévue pour l’inconscient, une dérive (drive) pour la
pulsion ; ou encore est-ce ? pour le es allemand tiré du côté du S. Les différentes
traductions et commentaires de l’apophtegme célèbre Wo Es war, soll Ich werden
donnent la mesure de ce que Lacan peut déplier comme programme de la psycha-
nalyse à partir d’un énoncé jusque-là réduit à la plus grande platitude.
Lacan produit sur Freud des effets de loupe : grossissements, zooms, déforma-
tions, jouant sur l’équivoque des signifiants de la langue de Freud – comme le trait
unaire, finalement tiré du côté de l’Un, de la constance numérique en jeu dans la
répétition. En témoigne aussi l’attention portée au vocabulaire topologique – dans
« L’Esquisse »2 où les tresses anticipent les chaînes3. Freud lui-même, à la fin de son
œuvre, procède d’ailleurs à cette mise à plat : « La psyché est étendue, n’en sait rien »4.
Ce bricolage n’entame pas le désir de Freud considéré comme un x – le désir d’un
seul vaut pour un commencement absolu. Les dernières lignes de « La direction de
la cure… » condensent en manière d’ode cette période : « Freud commençant d’écrire
[…], nous donnait à la pointe ultime d’une œuvre aux dimensions de l’être, la solu-
tion de l’analyse “infinie”, quand sa mort y mit le mot Rien »5.
1. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511.
2. Cf. Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 307-396.
3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 131.
4. Freud S., « Résultats, idées, problèmes », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 288.
5. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 642.
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L’a-Freud
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une désarticulation des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dont
l’orientation principale consiste bel et bien à opposer inconscients freudien et laca-
nien.
Le lecteur ignorant de l’enseignement qui suivra ne remarque pas à quel point,
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6. Cf. Lacan J., « Peut-être à Vincennes… », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 313-315.
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passer du Nom-du-Père pour la réalité psychique ; s’en passer pour le surmoi en tant
qu’impératif de jouissance. Les conséquences pour la clinique s’imposent ; il faudrait
penser la structure du symptôme indépendamment du conflit ou du retour du
refoulé ; le symptôme n’est pas de même substance qu’un déplacement d’énergie libi-
dinale ; il n’est pas que conversion ou compromis, mais suppléance à un déficit de
jouissance. Or, qui dit suppléance dit trou, béance. Mettre des trous à la place du
manque. Au-delà du manque freudien et de la castration, Lacan découvre le réel
comme impossible logique, et le trou : « j’ai trouvé le trou »7. Et la bonne question
n’est pas l’interprétation, mais qu’est ce qu’on met dans un trou ?
Plus tard, Lacan éloignera l’inconscient d’une matrice symbolique ou d’une
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chaîne signifiante pour le nommer Réel. En 1977, il renouvelle son affirmation :
« L’inconscient donc n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. Ça
n’empêche pas que le champ, lui, soit freudien. »8 On désignera donc par « champ
freudien » tout ce qui tient à la détermination de la jouissance par le langage.
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Lacan conservera tout au long de ses séminaires un intérêt marqué à cet égard pour
le Vorstellungsrepräsentanz. Il y a du pulsionnel qui ne peut être représenté, une jouis-
sance qui échappe aux cotes mal taillées du symbolique. Telle est la structure
commune du refoulement originaire, un faux trou ; le vrai trou est celui du symbo-
lique lui-même en tant qu’inconsistant ; dira-t-on que Freud anticipe Lacan dans ses
intuitions topologiques ? La béance du surmoi, le ratage de l’acte, les limites de
l’interprétation tracent la voie à la série des impossibilités freudiennes : mais pas le réel.
C’est pourquoi Lacan tient à son invention : le réel que « ces choses que l’on
appelle freudiennes »9 n’anticipent pas. Concernant l’imaginaire du phallus, le Sémi-
naire « R.S.I. » met les choses au point : « Il y a chez Freud comme une prosternation
devant cette jouissance phallique, dont son expérience lui découvre la fonction
nodale, et autour de quoi se fonde cette sorte de réel auquel l’analyse a à faire. »10
L’autre exemple concerne la sexualité féminine. Lacan ne l’aborde pas à partir de
la castration, mais par la logique. « La femme ne manque de rien », affirme-t-il dans
le Séminaire sur l’angoisse11. Dix ans après, le Séminaire Encore est consacré à une
élucidation en termes logiques d’une dissymétrie dans le rapport des hommes et des
femmes à la jouissance. La folie de l’amour chez « la » femme relève de son inscrip-
tion singulière dans les quanteurs de la sexuation. Freud est en effet animé par une
logique du « pour tous », de l’universel. Longtemps, Lacan n’avait rien eu à redire à
la dialectique phallocentrique, ni à l’imaginaire du phallus, comme en témoigne son
grand article « La signification du phallus ». Dans le séminaire Encore, par contre, il
y a rupture avec le freudisme. Aussi le concept de castration sera-t-il ici complètement
disjoint de l’imaginaire anatomique. C’est le langage qui fait trou, qui ampute la
jouissance ; le véritable agent de la castration, c’est la langue.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 13 mai 1975, Ornicar ?, no 5, hiver 1976, p. 57.
8. Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, n° 9, avril 1977, p. 10.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 132.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ?, no 2, mars 1975, p. 102.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 211.
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comme substance jouissante.
Que devient « l’intolérable de la vérité freudienne »15, si l’on conteste la passion
de Freud pour la vérité, et s’il « n’a fait que du sensé »16 ? Doit-on voir dans le réel
insensé l’anti-Freud ? Au-delà de ce balayage qui emporte une bonne partie de l’hé-
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ritage lacanien lui-même, que reste-t-il de Freud, dénudé, privé de ses semblants ?
Reste le réel de la clinique presque inchangé – inhibition, symptôme, angoisse –
mais réinterprété à partir du refoulement originaire. L’interprétation topologique en
fait un « “nœud dans le dicible” comparable au trou dans la pulsion »17. Pour finir,
ce n’est pas la première topique qui sert de paradigme à l’interprétation de l’incons-
cient, mais – paradoxalement – la seconde : une « topique fantasmatique »18, qui
n’est pas loin de faire du moi un trou. Aussi bien le non-reconnu, l’Unerkannt19 de
La Science des rêves est-il étendu à tout le champ de la jouissance en impasse avec le
savoir. Freud butait sur les « restes symptomatiques » de l’analyse interminable, l’in-
analysable, l’incurable, l’impossible comme noms du réel. Lacan prend finalement
son point de départ de ces apories.
Cette orientation, c’est donc plutôt l’Aufhebung de Freud ; car on voit aujour-
d’hui où mènent les non-dupes de Freud.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 120.
13. Lacan J., « Clôture des Journées de l’EFP », 25 septembre 1977, Lettres de l’EFP, n° 22.
14. Cf. Deleuze G., Guattari F., L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Paris, Éd. de Minuit, 1972.
15. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 494.
16. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 128.
17. Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 239.
18. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », loc. cit.
19. Cf. Zaloszyc A., « Lacan, lecteur de Freud. Quelques mots sur l’Unerkannt », dans ce numéro de La Cause freu-
dienne.
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La peinture sur pied de guerre
Yves Depelsenaire
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Comment peindre une bataille ? Plusieurs notes, recueillies dans ses Carnets , ont 1
été consacrées à cette question par Léonard. Comment peindre ce qui, dans le
tumulte de la bataille, comparée à une progressive plongée dans un puits aux parois
obscures, se dérobe à la saisie de l’œil ? Le lieu par excellence où se perd la vue, voilà
ce que représente une bataille et ce qu’il s’agit cependant pour Léonard de donner à
voir dans un tableau. D’où s’ensuit aussitôt la question de savoir s’il est d’autre pein-
ture que des peintures de bataille. Lacan y apporte dans le Séminaire XI une réponse
sans ambages : « Toute action représentée dans un tableau nous y apparaîtra comme
scène de bataille »2.
Tout tableau serait foncièrement une peinture de bataille : thèse radicale, que
Lacan fonde sur l’affinité de la peinture et du geste, mais qui déborde le champ de
la pratique picturale proprement dite, comme on le voit à l’exemple qu’il développe
à propos de l’Opéra de Pékin : « Ce qui est très remarquable, c’est la façon dont on
s’y bat. On s’y bat comme on s’est battu de tout temps, bien plus avec des gestes
qu’avec des coups. […] Dans ces ballets, on ne se cogne jamais, on glisse dans des
espaces différents où se répandent des suites de gestes, qui ont pourtant dans le
combat traditionnel leur valeur d’armes, en ce sens qu’à la limite ils peuvent se suffire
comme instrument d’intimidation. »3
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peinture, est à l’œuvre une causalité a-philosophique : ne présupposant pas un plan
des essences que révélerait la traversée des apparences, cette causalité tient à ce qui,
dans le champ du visible, est libidinalement investi quoique retranché. Si le trompe-
l’œil nous captive, c’est parce qu’il nous donne à voir quelque chose qui fait signe
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d’autre chose, d’autre chose qui cependant ne se tient pas au-delà de lui-même. Dans
le combat dont il est l’âme, il est la représentation la plus vivace du leurre – au sens
quasi militaire du mot – autour duquel se structure le champ du désir.
Ce combat ne s’est pas seulement déroulé avec des pinceaux et des couleurs. La
querelle des images fit se lever des armées. Hitler déclara la guerre à l’art « dégénéré »,
cependant que pour exalter l’homme nouveau, Staline instaurait la dictature du
réalisme socialiste. La position concrète du peintre dans l’histoire est un enjeu, dont
Lacan donne dans le même Séminaire XI cet exemple : « Portons-nous dans la grande
salle du palais des Doges où sont peintes toutes sortes de batailles de Lépante ou
d’ailleurs. La fonction sociale, qui se dessinait déjà au niveau religieux, s’y fait bien
voir. Qui vient en ces lieux ? Ceux qui forment ce que Retz appelle les peuples. Et
qu’est-ce que les peuples voient dans ces vastes compositions ? Le regard des gens
qui, quand ils ne sont pas là, eux les peuples, délibèrent dans cette salle. Derrière le
tableau, c’est leur regard qu’il y a là. »5
Ce qui était donné à voir au peuple vénitien de l’époque communale appelé, dans
certaines circonstances, à venir dans cette salle, c’était le regard des maîtres délibérant
de son sort. Seuls, entre eux, les maîtres font leurs plans de bataille. Et bien sûr il
n’était pas indifférent que les scènes représentées par Véronèse ou Tintoret sur ces
fresques fussent des scènes de guerre. Le regard plutôt écrasant de ces maîtres sur le
monde, voilà ce qui est à leur principe.
4. Ibid., p. 103.
5. Ibid., p. 103-104.
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lement la littérature – est celle dans laquelle nous plonge l’Encyclopédie des guerres de
Jean-Yves Jouannais, non pas à la façon méthodique, chronologique, raisonnée de
l’historien, mais à celle, sismographique et inactuelle d’Aby Warburg, ou encore à
celle, compulsive et confuse de Bouvard et Pécuchet, en lesquels Jouannais se recon-
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naît semblablement. Ses sources seront donc les plus diverses : aux archives et aux
récits ou images de la guerre proprement dite, il privilégiera volontiers tel passage de
La Recherche du temps perdu, tel vers de Rimbaud, telle séquence de Chaplin, quand
ce n’est un clip de P. J. Harvey. Se forge ainsi peu à peu le sentiment qu’en un nombre
insoupçonné d’œuvres, écrites ou plastiques, la guerre est là, prompte à surgir par
surprise au détour d’une phrase ou d’un détail, qu’elle en constitue l’horizon secret,
la pulsation inaperçue, le hors-champ fondamental7.
Un tableau sur lequel il a attiré mon attention en est la magistrale démonstration.
Pas de plus belle pièce à l’appui du dit de Lacan. Il s’agit de la toile de Turner, conservée
à la Tate Gallery : Tempête de neige. Hannibal traversant les Alpes avec son armée.
Voici un extrait du beau commentaire qu’en a fait Jouannais : « Le fils de Walter
Fawkes, qui fut le protecteur de Turner, se souvient d’un séjour de Turner chez eux
en 1810, et en particulier d’une scène d’orage qui les avait fascinés tous deux. Turner
faisait des notations de couleur et de forme au dos d’une lettre. Il était profondé-
ment absorbé, comme en extase. L’orage balayait les collines du Yorkshire en les
harcelant d’éclairs. Lorsque le calme fut revenu, Turner s’arrêta : “Regarde, Hawkey ;
dans deux ans, tu reverras ceci sous le titre : Hannibal franchissant les Alpes.”8 La
guerre, au travers de cette anecdote, tend à apparaître comme un élément d’une
histoire naturelle, un motif ou un règne à part entière lisible au sein des seules sciences
de la terre. Ou plus exactement, un ensemble de phénomènes que par tradition l’on
rattache à l’histoire culturelle et qui, tout au contraire, ne prendrait sens qu’au prisme
de disciplines telles que la climatologie, la géologie, l’entomologie, la physique des
nuages et autres turbulences naturelles, la cosmographie. »9
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Au-delà du beau
Peinte par Turner, la nature elle-même est en guerre, et l’exploit d’Hannibal traver-
sant les Alpes est comme la métaphore du tour de force pictural par lequel le peintre
nous entraîne au cœur de cette tempête, un peu comme Francis Alÿs le fera deux
siècles plus tard en pénétrant caméra au poing dans une tornade au Mexique.
Mais que le grandiose spectacle de cette tempête ait convoqué pour Turner l’image
d’Hannibal et son armée franchissant les Alpes a toute sa portée. Une tempête, n’est-
ce pas aussi cela qu’a incarné Carthage pour Rome prise à revers ? Et n’était-ce pas
comme une tempête faite de poussière et de fumée que la figuration d’une bataille
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s’imposait à Léonard ? Inversement, la tempête elle-même est un champ de bataille.
Un formidable dessin représente les eaux submergeant les champs de leurs vagues
chargées de tables, couches, canots, et autres objets brisés plus ou moins reconnais-
sables. Dans un autre, les berges d’une rivière ont cédé et ses eaux gonflées se préci-
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pitent en vagues monstrueuses pour heurter et détruire les murs des cités et
habitations de la vallée10. Villes mises à sac, remparts écroulés, navires brisés, hommes
tombés à terre, le déluge dans la nature se reconnaît aux mêmes effets que ceux d’une
bataille et compose le même tableau.
De Léonard à Turner, quelque chose cependant s’est modifié dans les profondeurs
du goût. Léonard envisageait la nature, jusque dans ses manifestations violentes,
comme un maître d’harmonie, comme un modèle dont recueillir les enseignements ;
elle est le guide auquel se conformer pieusement. Pour Turner, c’est encore vrai en
partie, mais la nature devient surtout intéressante dans ses excès, ses débordements,
sa sauvagerie, qui donnent le vrai sentiment de sa sublimité. Déjà chez Poussin, Louis
Marin a bien montré en commentant le Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, où la
tempête éclate au ciel et sur la terre, que l’événement météorique de la tempête appar-
tenait à un temps qui déjoue la durée paisible et industrieuse de l’admiration, un
temps qui n’est plus forme a priori de la sensibilité ni schème de l’imagination, mais
un temps de fulguration d’un instant de voir qui fracture le regard totalisateur posé
sur le monde et qui constitue l’irruption du sublime11. À cet égard, le sublime repré-
sente un pas décisif dans ce qui sera le combat incessant de l’art moderne, à savoir le
franchissement, et même l’affranchissement, de la barrière du beau.
« La bataille s’est engagé(e) » : nous pouvons lire cette annonce, découpée dans le
premier collage de Pablo Picasso, Guitare, partition et journal. On a beaucoup conjec-
turé sur le sens de cette déclaration de guerre12. « La bataille s’est engagée, furieuse,
sur les rives de Tchataldja », tel était le titre complet de l’article du journal. Picasso,
qui réalise cette œuvre en 1912 alors que débute la guerre des Balkans, y utilise la
10. Cf. Les Carnets de Léonard de Vinci, op. cit., p. 287- 289. Dessins 12665 de la collection Windsor.
11. Cf. Marin L., De la représentation, Paris, Gallimard / Seuil, 1994, p. 292-300.
12. Cf. notamment Flam J., Bouniort J., « Picasso et “Ma jolie”. Vers une nouvelle poétique de la peinture », Revue de
l’art, Paris, no 113, 1996, p. 36.
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technique inaugurée peu auparavant par Georges Braque. Est-ce avec celui-ci que
Picasso entre en guerre ? La thèse est certes soutenable. Mais l’essentiel se tient
ailleurs : c’est dans le tableau lui-même que s’engage la bataille. Bataille du tableau
en lui-même et avec lui-même comme cadre de la représentation. Bataille entre des
styles et des systèmes de signes antagonistes. Bataille qui s’engage sur le mode perfor-
matif avec des armes nouvelles, au premier rang desquelles ce faux trompe-l’œil du
journal. Bien au-delà du beau, furieuse, sur les rives du réel.
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Lacan, le rien
Carole Dewambrechies-La Sagna
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Jacques Lacan est aussi connu pour avoir surpris son auditoire par son manie-
ment de l’art du diagnostic. Or, cette surprise n’est pas moins liée à l’irruption de
l’inconscient qu’à l’art du diagnostic, étant apparue, la surprise – ou s’étant révélée –
inhérente à cet art dans le champ de la psychanalyse.
Le diagnostic d’anorexie mentale et la fonction du rien sont, à cet égard, exem-
plaires.
L’anorexie se définit classiquement par une perte de l’appétit et une perte de poids
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corrélative. C’est parce que le sujet ne mange pas qu’il maigrit et présente différents
troubles qui touchent son corps et sa pensée. Des questions se posent alors : pour-
quoi le sujet ne mange-t-il pas ? comment faire pour qu’il mange ? etc. Mais, posées
ainsi, elles demeurent sans réponse – et les thérapeutiques, inefficaces. C’est cette
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vers Autre chose, une Autre chose qui, une fois atteinte, ne sera pas ça non plus. »3
Le désir court ainsi entre les signifiants et ne se laisse ni satisfaire, ni appréhender.
« Comme Lacan l’avait isolé, le désir est foncièrement dans sa phase la plus profonde
désir de rien […]. Le désir ne se conclut jamais que sur rien. Le rien est, si l’on veut
sa vérité. »4
On peut dire que ce rien n’est rien : il est manque, absence, négation de tout objet
de satisfaction, poursuite infinie d’Autre chose et, en tant que tel, structurant pour
le sujet. Le manque est en effet constitutif du désir, indispensable au sujet donc, car
créateur d’une distance maintenue entre le sujet et sa jouissance – une aération en
quelque sorte.
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Le rien de l’anorexie est différent du rien du désir : il est refus du rien du désir.
C’est ce qu’illustre de façon magistrale le cas de l’Homme aux cervelles fraîches,
étudié et commenté par Lacan dès son Séminaire I, puis dans deux textes fonda-
mentaux de ses Écrits 5.
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L’analysant est un homme jeune qui craint de plagier ses collègues. Ce symptôme
l’entrave sérieusement dans sa profession, que l’on devine assez proche de la nôtre,
note Lacan6. Petit-fils d’un universitaire brillant, il a un père qui a moins bien réussi
que lui dans ce domaine. Lui-même ne peut publier ses travaux ni faire avancer ses
recherches et sa carrière, car il est gêné par sa compulsion au plagiat.
Sa première analyse avec Melitta Schmideberg, la fille de Mélanie Klein, a produit
un certain effet thérapeutique. Pourtant, le cœur de sa plainte en analyse, qui a mis
au jour le fait qu’enfant, il volait les livres de son père pour s’acheter des bonbons,
reste intact : les choses sont loin d’être résolues. La question du sens de ce symp-
tôme, et donc de l’interprétation à y apporter, reste primordiale et énigmatique, tout
autant que celle du diagnostic à poser dans ce cas.
Lacan va centrer le problème autour d’une séance où il s’agit de l’interprétation
faite par le second analyste, Ernst Kris, et, surtout, de la réponse que l’analysant y
apporte.
3. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université
populaire Jacques Lacan, cours du 10 février 2010, inédit ; le texte de J.-A. Miller publié dans le présent numéro
en fait partie & Vie de Lacan, Paris, Navarin, septembre 2011.
4. Ibid.
5. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits, op. cit., p. 381-399 &
« La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 585-645.
6. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite… », op. cit., p. 394.
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fait par l’analyste, l’analysant répond en effet par une réalité plus substantielle –,
Lacan étaye son diagnostic fameux qui élèvera ce cas au niveau des grands cas de la
psychanalyse : l’acting-out, donc, fait équivaloir les travaux des collègues, dont
l’analysant dit qu’il ne peut s’empêcher de les plagier – parfois sans même les
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connaître –, et les délicieuses cervelles dont il s’agit de se régaler. Ainsi, les élabora-
tions de savoir et l’objet oral sont appréhendés comme ayant même valeur et substi-
tuables. C’est sur ce point que Lacan diagnostique une « anorexie […] quant au
mental »7. Ce qu’il aurait fallu interpréter à ce patient, ce n’est pas qu’il ne volait
rien, car il n’y avait rien à voler8, mais qu’il s’agit ici d’idées et de désir ; c’est que l’ana-
lysant ne conçoit pas qu’il puisse avoir une seule idée qui soit sienne.
C’est dire que l’anorexie est, en son fond, mentale : il y a un écho et une résonance
entre le rem du rien, et le mens du mental et de la mentalité. Or, de ce mental, le sujet
ne veut pas. Son anorexie est une anorexie quant au « désir dont vit l’idée » – véri-
table « aversion du patient pour ce qu’il cogite »9. Il est crucial de saisir, ici, que le désir
n’est pas mental, qu’il n’est pas une idée, mais qu’il la précède et la permet. Le désir
donne vie à l’idée : sans quoi elle ne serait… rien !
Manger une cervelle, n’est-ce pas d’ailleurs le meilleur moyen de s’assurer que, de
cette cervelle, ne sortira désormais plus aucune cogitation ? Cette occurrence du rien
est ce qui est fondamental dans l’anorexie. C’est un rien positivé, qui est refus du rien
qui assure la métonymie du désir. C’est un rien qui colle au sujet, le rend inerte,
bouche sa division, le ferme à l’inconscient.
Loin que cette aperception, par Lacan, du mécanisme fondamental de l’anorexie
soit superflue ou inutile, elle constitue un préalable à toute prise en charge de l’ano-
rexie sur le plan clinique, qu’il s’agisse de psychiatrie ou de psychanalyse. Le mécon-
naître est méconnaître la portée de la théorie analytique en ce qu’elle touche
7. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 601.
8. Ibid., p. 600.
9. Ibid., p. 601.
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10. Schneider M., « Que reste-t-il de Jacques Lacan ? », Le Point, no 2031, 18 août 2011, p. 68.
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Lacan, Docteur de l’Église
Antonio Di Ciaccia
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J acques Lacan était « docteur », « docteur Lacan », comme Freud avait été
« Herr Professor ». Parce qu’il n’abandonna jamais la référence à l’Église pour traiter
de l’institution analytique, et ne cessa pas de rapporter la psychanalyse à l’esprit
comme à la lettre freudienne, il mérite, me semble-t-il, qu’on lui décerne le titre de
Docteur de l’Église.
Seul un mort peut recevoir ce titre qui remonte à saint Augustin – avant, il y avait
les Pères de l’Église – quand les points vifs d’une élaboration doctrinale apparais-
sent, après que les disputes théologiques se sont apaisées. Si chacun sait que la Summa
Theologica de Thomas d’Aquin est le pilier de la doctrine chrétienne, la plupart
des gens ignorent qu’un certain nombre de ses thèses furent jugées hérétiques au
lendemain de sa mort ; il ne fut canonisé que quarante-neuf ans après, puis, près de
deux siècles plus tard, enfin admis parmi les Docteurs de l’Église.
Je ne pourrai ici que tracer une ébauche des accointances de Lacan avec la doctrine
catholique selon quatre axes : les apports de la théologie à la psychanalyse ; la problé-
matique de la croyance et celle du créationnisme ; les critiques de Lacan envers la théo-
logie catholique ; et last but not least, les possibles affinités de certaines de ses formules
avec quelques aspects de la doctrine chrétienne touchant en particulier à la morale.
Usages de la théologie
Antonio Di Ciaccia est psychanalyste, membre de la SLP [Scuola lacaniana di psicoanalisi] et de l’ECF.
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Dès le début de son enseignement, Lacan invente son « point de capiton » – lequel
coordonne la chaîne des signifiants et la chaîne des signifiés, nomme l’opérateur qui
condense le complexe d’Œdipe et soutient la structure du désir. Il n’est rien de moins
que « ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père »1. Ici,
la religion fournit à la psychanalyse un axiome qui éclaire des points de structure de
l’inconscient. C’est d’ailleurs pourquoi Lacan s’est intéressé aux grandes disputes
théologiques. Parfois, mine de rien, il donne sa touche particulière : par exemple, en
prenant position sur la question de l’âme du Christ en se situant tout de go à Alexan-
drie dans l’Égypte du IVe siècle, sans parler des rapports complexes entre R.S.I., le
nœud borroméen et la Trinité2.
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De la croyance et du créationnisme
pour qui la foi est une opinion véhémente – fides dicitur etiam opinio vehemens3 –
toujours étayée sur l’Autre, sive la Grâce, pour l’appeler par son nom théologique.
Leur discord porte sur la certitude : là où saint Thomas s’assure de la science, Lacan
riposte que la certitude est plutôt affaire de paranoïa et que la science ferait bien, elle
aussi, de se considérer toujours comme work in progress.
Quant au créationnisme, Lacan y tient d’une façon encore plus ferme que l’Église,
contre l’évolutionnisme, pour deux raisons. Avant tout, c’est une nécessité de struc-
ture : pour pouvoir articuler la pulsion comme historique, il faut qu’il y ait création,
et création ex nihilo effectuée par le signifiant, comme le dit l’Évangile de saint Jean :
’
En arc≈ ≈n o‘ l’goj. En outre, la perspective créationniste est « la seule qui permette
d’entrevoir la possibilité de l’élimination radicale de Dieu »4 – à la différence de la
perspective évolutionniste, dans laquelle Dieu, ne pouvant être nommé nulle part,
est littéralement omniprésent. Il n’est pas difficile de faire sortir de l’évolution de la
matière quelque chose qu’on appelle pensée ou conscience ; mais seul un acte créa-
teur peut faire sortir l’homo faber du « monde naturel » et introduire l’ordonnance-
ment symbolique qui permet à l’humain de trouver sa pensée dans les intervalles du
signifiant, c’est-à-dire d’avoir un inconscient et d’accéder à la Chose.
La question de la Grâce
Prenons maintenant ce passage de l’Évangile – qui a donné lieu à bien des contro-
verses parmi les Pères et les Docteurs de l’Église – où il est question du plus grave des
péchés : le péché contre l’Esprit. Quelle est la position de Lacan ?
1. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 556.
2. Cf. Regnault F., Dieu est inconscient, Paris, Navarin, 1985.
3. Thomas d’Aquin, Summa theologica, 2. II. II. 129.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 253.
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Les interprétations ont tant foisonné que Thomas d’Aquin lui-même, n’y voyant
pas clair, les a groupées sous trois chefs : blasphème contre l’Esprit Saint ; impéni-
tence finale (saint Augustin) ; péché de malice (les Scolastiques) – qui n’est pas la
conséquence de l’ignorance ou de la passion, mais de la volonté elle-même et qui
équivaut à un refus de la Grâce.
« Qui ne voit, dit Lacan, que la Grâce a le plus étroit rapport avec ce que […] je
désigne comme le désir de l’Autre ? »5 C’est dans ce champ de l’Autre, que se joue le
désir de l’homme, exactement dans ce lieu de la parole par quoi « toute manifesta-
tion du désir s’incline vers un Que Ta volonté soit faite ». La référence est à Marie, qui
ne recule pas devant la Grâce, en disant oui à l’annonce de l’Autre.
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Or la question concerne tout être parlant. Il s’agit, d’une part, de la nécessaire
soumission du sujet au signifiant comme de sa détermination par le signifiant et,
d’autre part, de la liberté et de la responsabilité du sujet par rapport au désir – et, fina-
lement, à la réalisation de son acte. Cela a donné lieu à une dispute, qui a traversé
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les siècles, sur le rapport entre la Grâce et la liberté humaine. Lacan rappelle qu’elle
se termina à égalité – pour rebondir, d’ailleurs, aussitôt après que le pape Paul V y eut
mis fin – non pas qu’on y ait donné raison aux Dominicains ou aux Jésuites, mais
que défense leur fut faite, aux uns comme aux autres, de contester la doctrine adverse
et de s’insulter.
Il s’agit, en effet, d’abord « de savoir qui parle au niveau du sujet »6 ; ensuite,
de savoir de quoi l’on peut être coupable. C’est en en passant par le péché contre
l’Esprit, la Grâce, la théologie morale, la direction spirituelle et par Abélard, que
Lacan a élaboré sa formule devenue fameuse : « Je propose que la seule chose dont
on puisse être coupable, […] c’est d’avoir cédé sur son désir »7.
Le désir dont il s’agit ici n’est pourtant pas celui d’un autre ; au-delà de l’angoisse
suscitée par la demande de l’Autre, il s’agit de la réalisation, articulée à la cause du
désir, d’un destin où la jouissance s’affronte au signifiant.
Le mot Grâce nous invite donc à préciser un passage où Lacan met en parallèle
ce qui s’ensuit de la morale chrétienne, d’une part, et de l’éthique de la psychanalyse,
d’autre part. En grec, en effet, la Grâce (cßrij) a donné charité, ce qui n’est pas
l’amour (©gßph et ôrwj).
Pour situer objectivement l’analyste, Lacan recourt à « ce que qui dans le passé s’est
appelé : être un saint ». Or, nous dit-il, un « saint […] ne fait pas la charité. Plutôt
se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose,
à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son
désir. »8 Par ce détour inattendu, Lacan éclaire la juste position de l’analyste, qui ne
doit pas se prendre pour causa efficiens de l’opération analytique, laquelle reste
toujours l’œuvre du signifiant. Un analysant n’est donc jamais l’œuvre d’un analyste.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 123.
6. Ibid., p. 124.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 368.
8. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 519.
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Que fait alors l’analyste dans une analyse ? Il y est certes, pour quelque chose ; il
y est comme causa materialis, ce que Lacan appelle joliment le déchet.
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philosophique, dont l’argument se trouve dans le Proslogion de saint Anselme, repris
par Descartes, Spinoza et Leibniz.
Pour Lacan, la question n’est pas de savoir si Dieu existe ou non, mais de saisir
que, dès que l’on parle, « l’hypothèse Dieu »9 surgit. Le Dieu des philosophes n’est
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qu’une articulation signifiante. C’est un Dieu qui n’arrive pas au réel, un Dieu
supposé par toute théorie, quelle qu’elle soit, si bien qu’il n’y a pas de théorie athée :
« le voici débusqué de sa latence dans toute théorie »10, écrit-il. La théorie analytique
n’y échappant pas, Lacan l’a nommé le sujet supposé savoir.
La question Dieu n’est pas close pour autant, car de même que Thomas d’Aquin
distingue l’être de l’ordre de la pensée, Lacan ne confond pas symbolique et réel.
Pour le dire avec Jacques-Alain Miller, il y a pour nous « opposition […] quand nous
distinguons le Dieu du sujet supposé savoir et le Dieu de l’objet petit a »11.
Ce qui concerne l’humain est ce qui le prend aux tripes et le fait désirer, ce qui l’an-
goisse et dont il voudrait jouir. Le Dieu de l’objet a est le Dieu de ce versant-là. C’est un
Dieu qui parle, désire, demande, exige ; on le rencontre près d’un buisson ardent ou en
tombant de cheval – trauma ou trop de jouissance. C’est un Dieu qui « sonde les reins et
les cœurs »12, un Dieu partenaire d’amour ou de haine, qui veut quelque chose, un sacri-
fice par exemple, et pas seulement du peuple qu’il a choisi, mais de chacun, un par un.
Lacan reproche à la tradition chrétienne d’avoir conjoint le Dieu anonyme et le
Dieu au nom imprononçable13, érigeant ainsi le Dieu symbolique au détriment du
Dieu réel. La poussée vers l’œcuménisme en est une conséquence supposée positive,
qui a provoqué le sarcasme de Lacan : le dieu concerné n’est autre que celui du signi-
fiant ! Cette poussée a sa face sombre : « l’évaporation du Père »14 et sa cicatrice, à
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 44.
10. Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, op. cit., p. 337.
11. Miller J.-A., « Commentaire du Séminaire inexistant », Quarto, no 87, juin 2006, p. 12.
12. Jérémie, XI, 20.
13. Pour que cette conjonction se réalise, il a fallu l’œuvre des Apôtres, de saint Paul qui a universalisé la rédemption,
fruit du sacrifice du Fils de l’homme et frayé le passage du particulier à l’universel, que l’Église reprendra dès le début
dans sa doctrine, où le Christ sera nommé Salvator omnium hominum [Cf. Denzinger H., Enchiridion Symbolorum,
Herder, Romae, 1965, p. 118 (a. 340)]. Quand saint Augustin et – à sa suite –, saint Thomas auront superposé le
Dieu anonyme au Dieu du salut, les deux Dieux auront comme dénominateur commun l’universalisme.
14. Lacan J., « Discussion » (qui a suivi l’exposé de M. de Certeau, « Ce que Freud fait de l’histoire »), Lettres de l’EFP,
no 7, mars 1970, p. 84.
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savoir la ségrégation, faisant retour dans le réel dès lors qu’on n’accorde pas sa juste
place à l’autre Dieu, celui de la rencontre qui concerne la jouissance.
Lacan abandonne ici la théologie augustinienne et scolastique pour se tourner
vers Paul. À sa manière, il a mis tout cela en musique, dans les « formules de la sexua-
tion ». Il y rend sa place à ce Dieu, masqué sous les traits du Père de Totem et tabou.
Y aura-t-il des théologiens pour en tirer profit et reprendre sur une bonne base les
rapports des êtres parlants à leur désir et à la jouissance interdite, pas seulement en
vue de l’autre monde, mais à partir de celui-ci où le jugement dernier est quotidien ?
Cela pourrait donner aux Chrétiens la force d’actualiser un message dont, en
réalité, ils ne veulent rien savoir, du fait qu’ils « ont horreur de ce qui leur a été
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révélé »15.
C’est aussi la charge des psychanalystes. C’est pourquoi un analyste est un saint
s’il se tient à l’éthique que la structure de l’inconscient impose, sans se cacher derrière
la question de l’Autre. Cela peut faire de lui, à l’instar du saint, un athée véritable.
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15. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 103.
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Intraduire Lacan
Graciela Esperanza
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S tricto sensu, une traduction est une pratique discursive où le passage d’une
langue à l’autre s’effectue par substitution. Une série de signes linguistiques de la
langue du texte original est transposée en une autre série de signes linguistiques de
la langue cible. Cet exercice donne chance à des lecteurs étrangers de lire un texte qui
leur serait demeuré, sinon, inaccessible. Généreuse ouverture culturelle, qu’on ne
saurait contester me semble-t-il. Dans un sens pratique et plus restreint, une traduc-
tion est ce qu’on attend d’un traducteur. Connaissant les langues en question, celui-
ci est censé opérer ladite substitution. Or, si la première définition, quasi
tautologique, est irrécusable, il n’est pas certain que la seconde aille de soi. Un fait
littéraire sans précédent nous en a donné en Argentine un contre-exemple stupéfiant
et magnifique.
En 1939, l’écrivain polonais Witold Gombrowicz débarquait à Buenos Aires pour
un court séjour, quand lui parvint la nouvelle de l’invasion de la Pologne par les
nazis. Choisissant alors l’exil il allait vivre vingt-cinq ans chez les Porteños 1.
Son premier roman, Ferdydurke 2, avait été publié deux ans plus tôt, en Pologne.
Il résolut alors de le traduire pour les Argentins (en dépit de sa piètre connaissance
de la langue espagnole), et fit appel à des compagnons d’aventure – intellectuels et
écrivains connus – ignorant le polonais.
Les voici donc attablés régulièrement au café, attelés à une tâche audacieuse :
c’était impossible, mais l’innocent ne le savait pas…
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Le plus surprenant dans l’histoire est que Ferdydurke fut bel et bien traduit et
publié en espagnol. Qualifiée de prouesse, de geste, de mythe – ou de conspiration !
– l’œuvre connut une large diffusion et un franc succès en Argentine. Gombrowicz
y fut classé parmi les écrivains célèbres de langue espagnole, comme celui qui avait
forcé le castillan à se mouler dans de nouvelles formes.
Cet exploit inouï contredit la thèse selon laquelle une traduction serait ce que
l’on attend d’un traducteur. Paradoxal, il aboutit à faire d’un écrivain polonais ne
parlant pas l’espagnol un écrivain argentin. Il y a ici, de toute évidence, la transmis-
sion d’un désir qui force les langues, et les traverse.
Les premières traductions de Jacques Lacan en espagnol, réalisées par le non moins
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célèbre Oscar Masotta, participent d’une telle prouesse. Quelqu’un, qui n’était encore
ni psychanalyste ni traducteur, ouvrait un sillon qui allait imprimer un cours inat-
tendu à la psychanalyse en Argentine : après cet exploit, Lacan deviendra, lui aussi,
un peu argentin.
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3. Ce IVe congrès de l’AMP avait pour thème La pratique lacanienne de la psychanalyse : sans standards mais pas sans prin-
cipes.
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une fois ce qui est écrit par Lacan ne dévie ni ne cède sur ce forçage.
La difficulté de la traduction est peut-être que le passage d’une langue à une autre
ne cesse d’en passer par l’obstacle de la langue de chacun : véritable abîme que ce pas
qui consiste à sauter d’une langue à l’autre, et celui qui traduit doit œuvrer pour que
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ce saut s’effectue. Il s’agit ni plus ni moins d’affronter l’abîme du noyau réel de chaque
langue.
C’est dire si l’expérience a lieu au-delà du principe de plaisir. Et pourtant, quelle
satisfaction quand, après avoir buté à plusieurs reprises sur le même obstacle, une
rencontre se produit et un faisceau lumineux éclaire le mot, la phrase, le paragraphe !
La joie est alors indéniable : il est évident qu’il s’est produit autre chose qu’une simple
traduction.
Il arrive souvent que ce mot, cette phrase, ce paragraphe en attente, si l’on est
au plus près de leur traduction, produisent de par leur structure un effet de quasi-
interprétation, la surprise d’une interprétation véritable. Sans aucun doute, cette
valeur ajoutée se présente inopinément. Est-ce à dire que, pour traduire Lacan, on
n’est pas tant un traducteur ou un psychanalyste qu’un analysant ? Cela reste une
question.
Ajoutons que l’incroyable traduction de Ferdydurke fut le fruit d’une expérience
collective aux airs de tertulia4, ce qui ne la dispensait pas d’une certaine méthode
propice à la réussite de l’entreprise. Autant dire que ces traducteurs n’étaient pas
seuls.
Moi non plus, je ne fus, ni ne suis seule dans cette entreprise : mon ami et collègue
Guy Trobas a accepté, à la demande de Jacques-Alain Miller, de travailler avec moi,
tâche qui pour lui fut bien au-delà du terme de « correction ». Certes, des corrections,
il y en eut et beaucoup, et je l’en remercie de tout cœur ; mais le dialogue entre nous
deux, au long de toutes ces années, a respecté et accompagné ce vide dans le savoir,
que la saga de Ferdydurke illustre si bien.
4. Débat informel qui, en Espagne notamment, se tient de manière régulière, et souvent dans les cafés.
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L’obscur objet du texte
Pascale Fari
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I
« mpénétrable, obscur, illisible… » Jacques Lacan ne cesse pas d’attirer des
surdités imbéciles et coriaces. Et puis, il y a les inconditionnels, les mordus de son
texte, dense, ciselé, à la sonorité inimitable. Aficionados aveuglés ? Sectateurs impé-
nitents ?
Ma rencontre avec le texte de Lacan a marqué une coupure dans mon existence :
il y a eu un avant et un après. Un réel enchantement. Depuis, il m’aura certes fallu
en rabattre, mais aussi dé-canter. Ma lecture s’en est bigarrée, et la brèche est toujours
palpitante. La contingence a viré au nécessaire : la lecture de Lacan a changé ma vie
et reste, à mes oreilles, irremplaçable. « Amour », dira-t-on. Sans doute, mais d’un
genre particulier : comment en rendre raison ?
Lacan lui-même répétait à l’envi que ses écrits étaient difficiles. À quoi tient cette
obscurité si souvent décriée ? Imprécision ? Incohérence ? Inconsistance ? S’agit-il de
son style ou de l’objet dont il traite ? Ou encore d’une résistance occulte du lecteur
touché dans son intimité ? Partons plutôt d’une hypothèse raisonnable : l’obscurité
en question se trame d’ombres particulières à chacun. Quelles en sont pour moi les
figures ? Comment les ai-je contournées, voire refusées ? Quels usages ai-je bien pu
en faire ?
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Ce n’était pourtant pas la première fois que j’ouvrais ses Écrits ; de rares incursions
m’avaient tout d’abord confortée dans l’idée reçue que c’était verbeux et inutilement
compliqué. Pour que ma lecture fasse acte, elle a dû trouver place dans des conditions
subjectives précises. Après quelques années d’analyse, alors que je commençais à
peine à balbutier quelle portée les signifiants « parole », « langage » et « psychanalyse »
avaient pour moi, « Fonction et champ… » m’a ouvert un monde.
Au-delà des poncifs sur le style serré et sinueux de Lacan, quelle surprise de décou-
vrir que ses chicanes étaient enchâssées dans une construction d’une rigueur et d’une
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précision incroyables ! J’entrevoyais que chacune avait sa raison d’être dans le fil de
son propos : quels que soient le nombre et la longueur des relatives, le style est tout
sauf bavard. Je n’avais donc pas affaire à un texte capricieux, mais à la recherche
obstinée de ce qui fait la particularité de l’humain, de ce qui le cause. Ce que parler
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veut dire n’a aucune commune mesure d’un sujet à l’autre, le dire est irréductiblement
singulier. L’inouï était que Lacan en fasse le socle de son architecture, dégageant
repères structuraux et principes opératoires pour cette pratique – unique – de la
parole qu’est la praxis analytique.
Là a pris corps ma supposition de savoir, mon transfert à l’égard de Lacan.
É(-)cueil(le)s du savoir
Une fois le transfert installé, des tentations diaboliques guettent le lecteur : s’ac-
crocher à ses aphorismes tranchants, lumineux, ceux qu’on aimerait (après un dur
labeur) avoir enfin attrapés une fois pour toutes ; ou encore, en faire une synthèse
(fût-elle dialectique) de type universitaire. Marcel Proust épingle fort bien cette douce
illusion consistant à croire que la vérité se cueillerait passivement, telle une chose
« déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres […].
Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de chercher la vérité en lui-même
de se dire qu’elle est située hors de lui », et qu’elle pourrait se laisser « copier sur un
carnet »1. Croire que la vérité révélée serait déposée dans un livre, c’est, par-dessus le
marché, donner dans l’idolâtrie (qui fait souvent bon ménage avec le prêt-à-penser).
Si d’aventure le lecteur ravale le texte à ses énoncés, à des signifiants-maîtres, à des
ritournelles figées, il « s’encombre – conclut Proust –, de leur forme intacte, qui, au
lieu d’être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n’est qu’un corps
étranger, un principe de mort ». Le savoir se prête à la logique, au mathème, pas à la
somme – sauf à s’en assommer, ironise Lacan. On peut en effet en aligner des
kilomètres sans qu’il soit d’aucun usage : « Le savoir vaut juste autant qu’il coûte,
beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile […] – moins
1. Proust M., Sur la lecture, Arles, Actes-sud, 1988, p. 37-38, 40 & 41.
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de l’acquérir que d’en jouir. […] Car la fondation d’un savoir est que la jouissance
de son exercice est la même que celle de son acquisition. […] Il n’y a pas d’informa-
tion qui tienne, sinon de la mesure d’un formé à l’usage. »2
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supposition, et qu’en place de vérité[,] il y ait précisément ce savoir supposé, et non
pas l’auteur identique à lui-même ». Et d’ajouter : « Lacan a continuellement pensé
contre Lacan »3.
Là où j’oublierais que l’illumination ne réside pas dans une formule magique,
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mais dans l’éclair (fulgurant) où elle a bousculé ce que je croyais savoir, dans le trop
bref instant d’ouverture où, tout à coup, les choses se réordonnent autrement, le
texte me provoque, il m’exhorte à dé-lire et à relire à nouveaux frais et – à mon tour –
contre moi.
Là où je voudrais me rasséréner avec du même, avec le mirage de l’identité de soi
à soi, m’abriter sous le patronage d’un bien-penser lacaniforme, d’un sens psychana-
lytique commun, je suis immanquablement déroutée et attirée par des concepts en
révision permanente. Lacan nous livre généreusement sa méthode4 : penser « contre un
signifiant. […] On s’appuie contre un signifiant pour penser » ; amener « les concepts
originaux nécessaires à attaquer et ordonner le champ nouveau » qu’il défriche à la
suite de Freud ; prendre appui sur l’énigme – chacun de ses écrits est un « texte problé-
matique, de telle sorte que lire Freud [et Lacan !], c’est rouvrir les questions ».
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savoir se présente toujours en impasse : aussi raffinées soient-elles, ses constructions
trébuchent sur un réel qu’elles sont impuissantes à résorber. Loin de rétrocéder, Lacan
s’en sert pour continuer d’avancer.
Comme il en va de tout matériau, la consistance de son texte ne tient pas seule-
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ment à sa cohérence interne, elle tient aussi à la résistance qu’il nous offre – de même
que les à-côtés, détours et digressions qui font l’étoffe de la parole analysante. Nous
voilà renvoyés à une question qui a beaucoup tracassé Lacan : comment formaliser
une consistance qui ne serait pas imaginaire et qui conviendrait au réel ?7
Se dés-alphabêtiser
Mais que veut-il nous faire entendre en insistant sur le fait qu’un écrit n’est pas à
lire ? D’abord, qu’il refuse de sacrifier à la comprenette : « Vous ne comprenez pas
stécriture. Tant mieux, ce vous sera raison de l’expliquer. » Ensuite et surtout, que l’art
analytique ne gîte pas dans le lire, mais dans le se lire : il s’agit plus exactement de ce
qui ne se lit pas dans la parole, de ce qui s’y lit mal, de travers, ou seulement entre les
lignes. « C’est au titre de lapsus que ça signifie quelque chose, c’est-à-dire que ça
peut se lire d’une infinité de façons différentes [:] à ce qui s’énonce de signifiant vous
donnez une autre lecture que ce qu’il signifie. »8
Car – faut-il le rappeler ? – l’interprétation n’opère pas de la comprenette mais de
l’équivoque. Si une existence humaine tient finalement à peu de chose, autrement dit
à quelques signifiants majeurs, les rouvrir à l’équivoque, à la contingence et à l’absur-
dité du hors-sens, c’est permettre au sujet d’en jouer en les réintroduisant dans un
discours, d’en jouir autrement en se séparant un tant soit peu de leur poids, de la fiction
qu’ils faisaient consister. Ainsi, avoir chance de toucher au réel du symptôme, souligne
J.-A. Miller, implique de passer « de l’écoute du sens à la lecture du hors-sens »9.
5. Cf. notamment Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 14.
6. Miller J.-A, Entretien sur le Séminaire…, op. cit., p. 44-45.
7. Cf. notamment Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », inédit.
8. Cf. Lacan J. : « Postface au Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 503-505 & Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 37.
9. Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, no 26, juin 2011, p. 57.
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À l’instar de Joyce, Lacan emboîte, télescope les signifiants, les décompose et les
recompose, nous montrant « comment le langage se perfectionne quand il sait jouer
avec l’écriture »10. Se prêter au jeu sans déclarer forfait devant l’énigme du texte, c’est
profiter avec bon-heurt d’une grande leçon de lecture. Débouchage d’oreilles et
décrassage mental garantis. Chaque fois saisissant, cet aperçu sur ce que lire peut
vouloir dire est aussi une jouissance, puisque celle-ci, selon Roland Barthes, tient aux
failles, aux déchirures du texte, au déconfort du lecteur devant un écrit qui « met en
crise son rapport au langage »11 – qui lui rappelle ô combien son rapport au langage
n’a jamais cessé d’être critique, dirions-nous plutôt.
Mais, à la différence de Joyce, la métonymie du texte de Lacan ne court pas à l’in-
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fini, pas plus que l’interprétation n’est « ouverte à tous les sens »12 : par le biais de
l’écriture précisément, il tente de serrer l’obscure jouissance qui trame le rapport du
parlêtre au plus privé, au plus intime de sa langue.
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Ad augusta per angusta… Comme tout écrit digne de ce nom, le texte de Lacan
ne se pénètre pas de force, ne parle que si on l’interroge, ne livre ses secrets qu’à la
solitude du lecteur ébranlé par une recherche singulière. Impossible de s’en ensei-
gner en pure extériorité.
Pour Lacan, « l’originalité, la contorsion propre de sa pensée, a été pendant long-
temps une sorte de malédiction. Alors, […] il en a fait usage, il en a plutôt remis, et
il a utilisé ce qui était son obscurité pour l’élever au paradigme »13. Analysant de son
enseignement pendant trente ans, il s’est servi de sa propre obscurité pour entamer,
coincer, l’opacité de la jouissance qui agite le parlêtre.
Ma lecture de son texte se tisse avec le trajet de ma cure. Dans le monde ouvert
par la fonction et le champ de la parole et du langage, il m’a fallu situer fiction et chant
à une plus juste place et me rendre à celle de l’im-monde14. Renoncer à la fixion d’un
discours plein, pour approcher « les limites, les points d’impasse, de sans-issue » de
la parole – pas de consistance qui vaille sans trou15. Encrer les bords de l’inarticulable
pour s’en supporter.
Si les vertus incantatoires de son écriture ont pris du plomb dans l’aile, la force
de son énonciation me transporte encore, et la manière dont le silence y résonne me
touche toujours. Reste cette gageure, bien délicate, sans cesse à réitérer, joyeuse aussi :
être un tout petit peu plus à même d’admettre et d’affronter ses obscurités et ses
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énigmes. Une chose est claire néanmoins : la lecture est un exercice solitaire, mais pas
autiste ; elle ne s’invente pas ex nihilo, au mépris de la lecture que d’autres ont pu
faire, au déni de leurs commentaires et de leurs interprétations. Sans ma mise au
travail à l’École de la Cause freudienne, ce lieu d’adresse que j’ai choisi pour sa
rigueur, sa précision et son souci du plus singulier, ma lecture ne serait pas la même ;
peut-être même ne serait-elle pas.
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savoir. De ces lambeaux sans pareils qu’il aura pu extraire de son analyse, il aura
matière à réinventer la psychanalyse pour qu’elle puisse durer16.
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16. Cf. Lacan J., « Conclusions », IXe Congrès de l’École freudienne de Paris sur La transmission, in Lettres de l’EFP, no 25,
juin 1979, p. 219.
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Lacan, l’éthologie
Nathalie Georges-Lambrichs
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J udith Miller rappelle que Jacques Lacan avait pour chaque « discipline » à
laquelle il s’intéressait un interlocuteur vivant privilégié. Pourquoi n’est-ce pas le cas
pour l’éthologie ? Si Lacan a pratiqué Jakob von Uexküll1 et utilisé son binaire de
l’Umwelt2 et de l’Innenwelt à plusieurs reprises, ce fut toujours pour accentuer
« combien le processus symbolique comme tel est inopérant dans le monde animal »3,
et rappeler que la frontière que les éthologues veulent faire consister entre l’humain
et l’animal, loin de passer entre l’un et l’autre, passe entre, dans la ravine que l’hu-
main parlant trace dans le parlé4.
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nommer ce qu’il prend soin d’exclure de sa référence, à savoir l’une et l’autre5, pour
la raison que « l’articulation de l’analyse » ne s’inscrit pas dans ce registre, mais dans
les termes « [des] traumas et [de] leur persistance ».
L’éthologie animale
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séquence de l’interaction entre le mixte de parlant et de parlé qu’est l’homme, et le
parlé pur qu’est l’animal, à l’âge de la science. Elles s’ajoutent aux modalités qui sont
« de tout temps » quand elles ne les font pas disparaître : chasse ou élevage, abattage
et ingestion répondent de l’ordinaire besoin et domptage, tandis que dhommestica-
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tion et angoisse ressortissent au loisir et à sa limite – je laisse de côté les bougres, hors
nomenclature du DSM 6.
Tuchè
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 19-20.
6. Cf. American Psychiatric Association, DSM-IV. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e éd., trad.
franç. s/dir. J.-D. Guelfi, Paris, Masson, 1996.
7. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 22 novembre 1961, inédit.
8. Miller J.-A. citant Lacan dans son intervention de clôture des Journées de l’École de la Cause freudienne 2005, « Les
leçons du sinthome », publiée dans La lettre mensuelle, no 247, avril 2006, p. 3-7.
9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1994, p. 340.
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l’animal humain – demeurent séparés de ce qui fait l’homme bestial. Jamais le topos
logique n’est assimilable à la niche étho- ou écologique. C’est que un criquet ou un
rat n’existe comme un que du fait d’un homme qui le compte, ce traitement n’étant
pas, jusqu’à plus ample informé, réciproque.
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L’éthologie humaine
Lorsque l’animal paraît dans la psychanalyse, c’est par le biais vibrant des verts
paradis de l’enfance, au-delà du principe de plaisir. Loup, rat ou cheval, son nom a
toujours un accent particulier pour celui qui l’évoque, qu’il le captive ou le redoute,
car il détermine le territoire fuyant d’une jouissance en excès. Sergueï Pankeïev
(l’Homme aux loups), le Dr Lehrs (Ernst Lanzer, l’Homme aux rats), Herbert Graf
alias le petit Hans ou encore Robert, le jeune « enfant au loup », analysant de Rosine
Lefort, ont ainsi réussi autant qu’échoué à faire cristalliser, pour une part, leur jouis-
sance dans l’ordre symbolique, au prix d’attenter à cet ordre en en pointant la faille.
Adolescent, Freud s’était mis dans la peau de Berganza, chien de fiction emprunté à
la dernière des Nouvelles exemplaires de Cervantès14, pour parler des jeunes filles avec
son premier alter ego.
On sait aussi les affinités, ne seraient-ce qu’homophoniques, de l’analyste avec l’âne,
décuplées par celles de la psychanalyse avec la peste : l’animal infortuné est devenu
bouc émissaire. Pas moins, sa doublure de l’autre fable le campe portant le saint sacre-
ment sur son dos, en proie à un symptôme beaucoup mieux partagé que le bon sens :
le délire de présomption15. Entre l’un et l’autre, pas d’autre rapport que de paroles.
10. C’est aussi le cas du lapin frappé par la myxomatose. Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage
en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 280, note 2. Je précise qu’Éric Laurent se réfère à ce passage dans
« L’impossible nomination, ses semblants, son symptôme », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 79.
11. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 29 novembre 1961, inédit.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12.
13. Dans son dernier livre intitulé Faut-il manger les animaux ? [Paris, 2010, éd. de l’Olivier], Jonathan Safran-Foer a fait
cas de cette disparité entre l’animal d’élevage dhommestique, qu’on nomme et qu’on aime, même si c’est pour le
manger, et l’anonymat de l’élevage scientifico-industriel, fauteur et facteur de la ségrégation la plus cruelle ; cf. ma
note dans le Cabinet de lecture de La Cause freudienne no 78.
14. Cf. : Freud S., Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990 & Cervantès [de] M., Nouvelles exemplaires, Paris, Gallimard,
coll. Folio classique, 1981.
15. Cf. Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, no 23, février 1993, p. 8.
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Que nous apprennent, en effet, les mythes, s’il est vrai que les pulsions sont nos
mythes ? Lacan lit Griaule16 pour le confirmer puis, repassant sur l’impossibilité de
circonscrire l’origine des langues, il zoome sur la pieuvre disséquée par l’expérimen-
tateur qui veut savoir ce qui fait l’animal mouvoir ses tentacules si bellement et
promptement17.
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possibilité d’apprendre à ces animaux non pas un langage, qu’ils ont en tant que code
(oiseaux, abeilles, etc.), ni la parole qu’ils manient quand ils sont dhommestiques (cf.
Justine), mais le fondement des lois de la parole. Seraient-ils, ces savants, serfs du
projet invisible d’en faire passer le goût à leurs congénères, en commençant par en
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16. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, op. cit., p. 171-172.
17. Cf. ibid., p. 173.
18. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 248.
19. Ibid., p. 251.
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nouvelles créatures qu’Adam – qui ne pouvait les percevoir – laissa dormir, et que la
science a éveillées, à savoir les cohortes de plus en plus microscopiques de bactéries
jusqu’à Mycoplasma laboratorium20.
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apologues où les masques animaux révélaient à l’homo sapiens sa folie, parce qu’il se
produit lui-même à cette place.
L’année suivante, le 20 mars 1968, Lacan écrit au tableau noir : « Tout homme
est un animal, sauf à ce qu’il se n’homme »22. Le conditionnement de l’homme, c’est
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sa parlure, son ronron, dira-t-il aussi, comme sa jouissance est sa pensée, toujours « du
côté du manche »23. Y aurait-il en gestation une espèce psychanalyste, ayant pour cause
ou conséquence un « acte » spécifique ? Ce serait alors une espèce en voie d’extinc-
tion permanente, et mettant en question, par son ex-sistence, l’espèce elle-même ou le
genre, couple dont Porphyre, puis François Regnault24 ont mis le paradoxe à la ques-
tion, le dénombrement des composantes de chacun de ces deux ensembles ou classes
ou séries activant les questions qui fondent leur partition.
Quant au style qui fait l’homme de Buffon, dans le patronyme duquel on osera
souligner – Histoire naturelle oblige – le manque d’un premier [o], il serait le produit
d’une Aufhebung sui generis. Il reste que, examiné au microscope de la passe, aucun
exemplaire porteur dudit style – attribut terminal du raffinage psychanalytique –
n’échappe pour autant à la loi du désir qui fait qu’on se demande toujours s’il est dési-
rable qu’on le désire25. Plutôt cette « loi » est-elle devenue, invisible blason d’airain
sur champ de vide surmonté de R, S et I, un bord ou une ligne, aimantée par la refon-
dation du paradoxe qui la cause, celle qui veut que je porte au signifiant ce butinage
de l’abeille où je lis sa part dans la fertilité des plantes phanérogames ou ce vol de l’hi-
rondelle qui annonce des tempêtes, du fait que je parle26, et m’alphabêtise.
D’où il ressort que l’éthologie lacanienne, c’est la psychanalyse, telle qu’elle est en
prise avec la bêtise spécifique du parlêtre : CQFD.
20. Cf. Miller J.-A., « L’avenir de Mycoplasma laboratorium », La lettre mensuelle, no 267, avril 2008, p. 11 & sq.
21. Montagner H., « De la reine à la mère », L’Âne, no 16, op. cit., p. 41.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre XV, « L’acte psychanalytique », leçon du 20 mars 1968, inédit.
23. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 96.
24. Cf. Regnault F., Dieu est inconscient, Paris, Navarin, 1985.
25. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 24.
26. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 252.
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Lacan argentin
Leonardo Gorostiza
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Un colloque inoubliable
Leonardo Gorostiza est psychanalyste, membre de l’EOL [Escuela de la orientación lacaniana], AE en exercice.
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Je relis, dix ans plus tard, le témoignage que j’y ai présenté : aucune des phrases
que j’ai prononcées alors n’a pris une ride, chacune rend compte de ce qu’a été ma
rencontre avec Lacan, absolument singulière et non reproductible – c’est d’ailleurs
le cas pour chacun.
Pour le jeune médecin que j’étais, frais émoulu de l’Université et pourtant avide
de formation (comme tant d’autres), le paysage des années soixante-dix était déso-
lant. Les groupes de travail qui m’avaient permis de frayer avec Freud durant mes
études se dissolvaient, leurs coordinateurs émigraient ou disparaissaient. Les services
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hospitaliers où j’aurais pu commencer à pratiquer fermaient. C’était l’année 1976,
la dictature militaire la plus sanglante de l’histoire de l’Argentine prenait le pouvoir.
Dans l’obscurité régnante, les premiers rayons d’une lumière me parvinrent néan-
moins. Causée par mon intérêt pour le freudo-marxisme, la lecture d’Althusser et de
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1. Cf. Miller J.-A. : « Otro Lacan », Matemas I (1987) & « Lacan clínico », Matemas II (1988) [Buenos Aires,
Manantial].
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Même si je n’avais pas été présent à la rencontre de Caracas [1980], Luis Erneta
et Juan Carlos Indart m’auraient transmis ce qu’elle avait été pour chacun : non seule-
ment sa rencontre avec Lacan, mais aussi sa rencontre avec J.-A. Miller.
Ainsi naquit mon lien avec l’orientation lacanienne.
Je n’ai pas connu personnellement Lacan, ni Oscar Masotta, ce « prodigieux
Argentin »2 – qui introduisit l’enseignement de Lacan en Argentine et dans la langue
espagnole. Mais ce serait être injuste que de ne pas reconnaître l’incidence particu-
lière de la transmission de Masotta sur ma rencontre avec Lacan. Je l’ai reçue, en fili-
grane, entre les lignes des dits de quelques-uns de ses élèves dont beaucoup sont,
aujourd’hui encore et depuis plus de vingt ans, des amis et des camarades de l’EOL.
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Or, le « Lacan argentin » est à l’occasion multiple, varié, et comme Lacan lui-
même, inaccessible. Impossible donc de parler du « Lacan Argentin » au singulier. On
peut au contraire affirmer qu’il y a autant de « Lacan argentin » que de psychanalystes
argentins se référant à son enseignement. Dans tous les cas, il s’agit de rencontres
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La décision
Je ne m’étendrai pas davantage sur l’impact qu’eut sur moi, peu après – en 1981 –
ma participation à la Reencuentro del psicoanálisis en Buenos Aires [Retrouvailles de la
psychanalyse à Buenos Aires], quand J.-A. Miller y prit la parole pour la première fois.
Une nouvelle communauté analytique était en gestation en Argentine ; elle allait
mettre en question les fondements d’un lacanisme « bruyant », qui ne reposait bien
souvent que sur la lecture et l’identification aux manières de Lacan.
J’avais pris alors, sans le savoir encore, une décision. Je le comprendrais plus tard,
lorsque j’apercevrais que l’enseignement de Lacan, traversé de part en part par un
souci éthique, ne nous permettait pas de nous en remettre purement et simplement
à la seule action de la structure ; qu’en dernière instance, il s’agit toujours d’un choix,
comme il l’a formulé dans une expression qui m’épate à chaque fois que je la lis : une
« insondable décision de l’être »3.
Ma rencontre avec d’autres écrits de Lacan s’est inscrite dans la même orientation,
en deux temps. En voici quelques exemples : d’abord, lorsque ma furor sanandi de
jeune médecin fut ébranlée par sa remarque à propos des « contrecoups agressifs de
la charité » et du secret de l’embûche qui gît dans la demande du malade – « Prends
sur toi, nous dit-on, ce mal qui pèse sur mes épaules ; mais, tel que je te vois repu,
rassis et confortable, tu ne peux pas être digne de le porter. »4 Puis, passé un premier
moment de perplexité, en lisant « La direction de la cure… », j’entrevis dans quelle
solitude extrême se situe l’acte analytique : « Interprète de ce qui m’est présenté en
2. Miller J.-A., en ocasión del Vo Encuentro internacional del Campo freudiano, Buenos Aires, 1988, publié in Correo
del Campo Freudiano, no 4, Buenos Aires, 1989.
3. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1996, p. 177.
4. Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 107.
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propos ou en actes, je décide de mon oracle et l’articule à mon gré, seul maître à
mon bord après Dieu, et bien entendu loin de pouvoir mesurer tout l’effet de mes
paroles »5. Seul maître à mon bord après Dieu ! La référence à Dieu ne faisait que
redoubler la dimension de solitude de l’acte, comme de toute décision. « La science
et la vérité », enfin, me fit apercevoir sur quel abîme repose le paradoxe de l’acte
analytique : la plus grande liberté, la plus grande responsabilité. « De notre position
de sujet, nous sommes toujours responsables », et en cela « la position du psychana-
lyste ne laisse pas d’échappatoire »6.
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Depuis ce colloque inoubliable, dix années ont passé, égrenant des rencontres
nouvelles et surprenantes avec Lacan, ses écrits et son enseignement, auxquelles
l’usure du temps n’a rien fait perdre de leur vivacité ni de leur fraîcheur premières.
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5. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 587-588.
6. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, op. cit., p. 858-859.
7. Lacan J., « Le Séminaire », livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977,
Ornicar ?, no 17/18, 1979, p. 21.
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devant les deux passeurs, soit le « chausse-pied-sans-mesure » ?8 Avec l’ingénuité d’un
simple Witz, les nombreuses années de tours du dit en analyse ont ainsi trouvé leur
résolution.
Une fois cette expérience derrière moi, la langue de la psychanalyse, née des
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8. Gorostiza L., « La densité d’un vide » – traduction à laquelle l’auteur préfère décidément « La solidité d’un vide »,
ce que nous avons compris trop tard, hélas !, pour procéder à la correction [NDLR] –, La Cause freudienne, no 75,
2010, p. 73-82.
9. Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 235.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 248.
11. Lacan J., « Le Séminaire », livre XXIV, « L’insu… », leçon du 15 mars 1977, Ornicar ?, no 17/18, op.cit., p. 9.
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Lacan en anglais
Russell Grigg
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J ’ai participé à la première traduction complète des Écrits et traduit en anglais les
Séminaires III et XVII, ainsi que plusieurs textes courts de Jacques Lacan. Je parlerai
ici des Séminaires, qui constituent un genre à part et appellent quelques remarques
spécifiques du point de vue de la traduction. En les traduisant, il m’a semblé essen-
tiel de ne pas perdre de vue que les Séminaires publiés, tels que Jacques-Alain Miller
les a établis, se situent quelque part « entre l’écrit et la parole »1 ; j’ai voulu aussi
transcrire le génie avec lequel J.-A. Miller avait réussi à rendre hautement lisible cet
enseignement, tout en restant fidèle à l’esprit du Séminaire original. Je suis convaincu
que le style unique dont tous les Séminaires parus jusqu’à aujourd’hui portent la
marque est le manifeste, non seulement de la générosité, mais aussi de la clairvoyance
de Lacan lorsqu’il invita J.-A. Miller à les cosigner avec lui – invitation que celui-ci
déclina d’ailleurs.
Il a pourtant fallu que je reconnaisse, en traduisant ces deux Séminaires, les dispa-
rités qui existaient d’une séance à l’autre. L’ensemble des Séminaires est unique en son
genre ; aucun projet éditorial d’une telle ampleur – préserver, établir et publier un
enseignement oral de deux heures par semaine pendant seize années, puis de deux
heures tous les quinze jours pendant les neuf ou dix années suivantes – n’a, à ma
connaissance, fait l’objet d’une publication intégrale. Cela nécessitait donc un travail
Russell Grigg est membre de l’ECF et psychanalyste à Melbourne (Australie), où, également, il enseigne la philosophie et
la psychanalyse à Deakin University.
1. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493.
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spécifique, car appliqué, par définition peut-on dire, à des paroles dont la valeur et
la portée sont très variées et forcément inégales.
Tantôt la pensée de Lacan décolle et s’élance vers la stratosphère, et comme
emportée par les mots qui lui viennent, elle semble émerger – les auditeurs devaient
le sentir – ex nihilo ; tantôt Lacan semble, au contraire, avoir révisé sa trouvaille inau-
gurale. J’ai, par exemple, le sentiment que la découverte de l’article de Roman
Jakobson « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies »2 a enthousiasmé Lacan,
et qu’il l’a tout de suite amené à son Séminaire sur Les Psychoses parce qu’il pensait
éclairer ainsi le problème de l’usage de la métaphore et des néologismes dans le
langage des psychotiques, pour ensuite élargir sa perspective et s’en servir autrement ;
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c’est que, en effet, cet article est devenu une référence majeure dans « L’instance de
la lettre… », alors que ce ne fut pas le cas dans « D’une question préliminaire… » –
l’autre écrit dérivé du Séminaire Les Psychoses.
Parfois, on trouve aussi des développements entiers qui ne sont jamais repris
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S’il est sensible que le propos varie en substance au fil des séances du Séminaire,
c’est peut-être dû au fait – notoire – que Lacan travaillait à partir de notes écrites, et
qu’il lui arrivait de lire à haute voix ses propres articles ou des exposés conçus pour
une autre occasion. Il faut néanmoins garder à l’esprit la spontanéité pondérée des
Séminaires, car elle peut signifier à l’occasion que ce que Lacan vise n’a pas encore
atteint sa pleine clarté – la discussion sur Wittgenstein dans le Séminaire XVII en est
un bon exemple, me semble-t-il5 – ou encore que l’élaboration peine à s’élancer. Car,
à d’autres moments, le traducteur éprouve l’enfièvrement dû à sa mise en présence
de l’envol d’une pensée profondément originale et créative. Lacan ne cessait de faire
valoir que le Séminaire était fait pour enseigner et transmettre la psychanalyse, mais
qu’il était également un lieu de recherche et de découverte. On ne peut qu’envier
celles et ceux qui ont assisté à l’émergence de ces découvertes inouïes, et s’ingénier à
transmettre, en tant que traducteur, quelque chose du prodige que furent ces Sémi-
naires et de l’exaltation qu’ils suscitèrent.
2. Cf. Jakobson R., Essais de linguistique générale, t. I, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 43-67.
3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 156-157.
4. Ibid., p. 128.
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 66 & sq.
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Enfin, traduire Lacan requiert parfois – pas toujours – une certaine inventivité
dans le rapport du traducteur à sa propre langue. Cela arrive moins souvent qu’on
ne le pense, mais peut se révéler redoutable. Pour l’anglais, c’est d’autant plus
complexe que cette langue ne peut être tenue pour une langue, au sens saussurien
d’un code distinct et unifié où puise l’ensemble de ses locuteurs. L’anglais est trop
divers, trop hétérogène ; plus on s’approche de la langue parlée, plus cette hétérogé-
néité s’accroît. Le familier, le grossier, le vulgaire, l’injurieux – dans tous ces registres,
chaque communauté anglophone possède son propre lexique. Le fait que ce qui se
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dit aux antipodes soit incompréhensible à New York, entraîne une régression au
« compréhensible » – à distinguer d’une régression à la moyenne –, qui amoindrit,
ravale ou avilit l’agalma de la langue.
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Cela mis à part, l’inventivité linguistique requise intervient sous les trois formes
du Witz, de la métaphore et du néologisme. Quiconque a lu Freud dans une traduc-
tion sait l’impossibilité de traduire le Witz ; l’emploi même du vocable allemand
pour le désigner fait signe de son caractère hermétique. Bien que le recours à la note
de bas de page soit ici souvent nécessaire, les conséquences n’en sont pas si graves. Le
Witz tient de lalangue, des ressources uniques et accidentelles d’une langue donnée ;
mais dans la mesure où son étincelle créative est éphémère et épisodique – ce qui en
fait, pourrait-on dire, une sorte de cogito de la langue –, il n’engendre rien de perma-
nent ni de durable. Là où le Witz est un phénomène de lalangue, la métaphore, en
tant que figure de style au sens d’un Fontanier6 ou d’un Perelman7, comme lorsqu’on
dit des yeux qu’ils sont une fenêtre ouverte sur le monde, est le plus souvent trans-
linguistique, et pour l’essentiel, ne se perd donc pas à la traduction. Le néologisme
est une gageure intéressante. Les néologismes émanent principalement des ressources
grammaticales propres à chaque langue. Ursprache est, par exemple, un mot alle-
mand totalement nouveau, une fieffée claque donnée à la langue par le président
Schreber, et pourtant formé selon ses règles ; par conséquent, la forme étant aussi
importante que le contenu, l’anglais fundamental language – tout autant que langue
fondamentale, l’équivalent français – n’est qu’un pâle reflet de l’inventivité de son
auteur. De la même manière, par la plus infime des élisions, Lacan a créé « lalangue »
– laissant là à ses traducteurs anglais un véritable casse-tête. Au sens strict, « lalangue »
est un Witz, en raison de la façon dont le mot s’appuie sur le jeu entre oral et écrit
en français. Cependant, à la différence d’un Witz, son émergence n’est pas épiso-
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Alors que faire ? Thelanguage ne convient pas, parce que language, du moins en
anglais parlé courant, s’emploie sans l’article défini ; llanguage, une sorte d’étrange
variante galloise, a été tentée par Bruce Fink et moi-même, mais les anglophones
l’ont trouvée indigente et ce n’est pas, en effet, une solution particulièrement élégante
au problème. Vaincus, nous nous sommes mis d’accord pour conserver prudemment
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lalangue, ce qui convient aux initiés ; pour les profanes, il reste la note du traducteur,
où celui-ci reconnaît sa défaite.
Si lalangue demeurait un exemple isolé, nous pourrions nous en accommoder,
mais ce n’est pas le cas. En effet, un problème de plus vaste envergure se présente. La
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difficulté la plus notoire que nous avons rencontrée réside dans le terme de jouissance,
non seulement parce que enjoyment est trop faible, trop timoré – Lacan s’en était
avisé –, mais aussi parce que le problème gagne les différentes formes grammaticales
de jouissance : jouir, jouisseur, jouissant. En d’autres occasions, nous sommes soudai-
nement confrontés au même type d’épreuve. Voyez, par exemple, passant et passeur ;
apparemment inoffensifs, tous deux n’en tendent pas moins des pièges au traducteur
imprudent. Malheureusement, ces écueils sont nombreux, et le lecteur averti a
tendance à faire machine arrière trop rapidement, ce qui le conduit à cette forme
bizarre de franglais qu’on pourrait appeler le Lacanspeak. C’est dire qu’un important
travail reste à faire dans ce domaine.
Il reste que ces difficultés nous aguerrissent, et que nous sortons plus instruits
quant à la façon dont Lacan, travaillé par lalangue, travaillait la langue française : son
recours au néologisme pour trouver le mot juste, ses mots d’esprit, son exploitation
baroque et parfois outrée des sonorités et de la structure du français – n’y a-t-il pas
quelque chose de résolument joycien en même temps qu’obstinément français dans
la phrase « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre » ?
Il reste qu’il ne faut pas négliger ni mésestimer pour autant les difficultés que l’on
rencontre pour passer simplement du français à l’anglais, même si elles sont plus
prosaïques ; elles concernent l’ordre des mots, la plus grande complexité syntaxique
du français – d’où l’importance grammaticale de la position des mots en anglais –,
l’étymologie mâtinée d’histoire des vocables anglais, tout autant que, synchronique-
ment, la diversité de leurs emplois sur toute la surface du globe.
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Lacan américain
Pierre-Gilles Guéguen
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J acques Lacan s’est rendu par trois fois aux États-Unis : la première fois en février
1966, puis en octobre-novembre de la même année et la troisième en novembre-
décembre 1975. Ces voyages encadrent la période la plus incroyablement créative
de l’œuvre du docteur Lacan, qui va de la parution des Écrits en 1966 au Séminaire
XXIII, Le sinthome, en 1975. Entre-temps, les États-Unis, comme l’Europe, ont beau-
coup changé.
Le premier voyage dure trois semaines et conduit Lacan à parler dans six univer-
sités : d’abord à New York à l’université de Columbia, puis au Massachussets Insti-
tute of Technology [MIT] et à l’université de Harvard à Boston, à l’université de
Detroit, puis à l’université Dan Harbour à Chicago ainsi qu’à l’université de
Chicago1. Ce voyage est organisé par Roman Jakobson et les conférences données par
Lacan ont pour thème la demande et le désir. Il rapproche dans son propos le contenu
inconscient de la demande et le splitting du sujet2. À la suite de ce parcours aux USA,
Lacan reste une semaine sur le continent américain pour visiter le Mexique.
Il prend la parole en octobre de la même année à Baltimore, à l’occasion du
Colloque « Les langages de la critique et les Sciences de l’Homme » (université Johns
Hopkins).
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Séminaire, le 23 mars 1966.
Quant aux conférences et entretiens du troisième voyage, elles ont été éditées
dans Scilicet no 6/7, sous le titre : « Jacques Lacan : Conférences et entretiens dans des
universités nord-américaines ». Ces textes sont précédés d’un avertissement signalant
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qu’ils ont été rédigés après coup en s’appuyant sur des notes, sténotypies et enregis-
trements, étant donné que Lacan avait à chaque fois improvisé à partir d’un canevas.
Ils constituent un témoignage précieux et vivant de Lacan et de son mode d’adresse
à ce public non familier.
Baltimore
En relisant cette conférence, on est frappé par l’extrême délicatesse de Lacan dans
sa manière de s’adresser à son public. Il signale cependant qu’il ne souhaite pas, pour
autant, placer ses auditeurs en état de sécurité et qu’il utilisera le français et l’anglais
à cette fin. Il y a là certainement à noter une position d’énonciation dont, par ailleurs,
ses analysants ont toujours témoigné.
Autre décalage introduit par Lacan : il rappelle qu’il s’adresse et qu’il s’est toujours
adressé à des psychanalystes. C’est un point particulièrement important, car il parle
devant un parterre d’universitaires – linguistes et philosophes pour la plupart – et,
là aussi, il les place dans une position d’insécurité : pas de « bien entendu », pas de
dialogue – PDD, comme le formulait Jacques-Alain Miller il y a quelques années.
C’est à ce joint qu’il situe le sujet de l’inconscient dont il veut donner l’idée à ses
auditeurs : « Mais l’inconscient n’a rien à voir avec l’instinct ou quelque savoir
archaïque, ni non plus avec des pensées qui se prépareraient de façon souterraine.
C’est une pensée avec des mots, une pensée qui échappe à votre vigilance, à votre état
de surveillance active. […] C’est comme si un démon se jouait de votre vigilance. »4
C’est à la fois très simple, parfaitement rigoureux, et certainement très loin de
l’idée que son auditoire pouvait se faire du théoricien français obscur et incompré-
3. Cf. Lacan J., « Of Structure as the Inmixing of an Otherness Prerequisite to Any Subject Whatever », in The
Languages of Criticism and the Sciences of Man. The structuralist Controversy, s/dir. R. Macksey & E. Donato,
Baltimore / Londres, Johns Hopkins, 1970.
4. Lacan J., Communication et discussion au Symposium international du Johns Hopkins center à Baltimore, 21
octobre 1966, inédit, traduit par l’auteur du présent article.
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comme un cerveau qui pulse, qui s’allume et qui s’éteint, qui vit de milliers de pensées
qui ont été concrétisées dans des objets, il fait saisir une position propre au discours
psychanalytique sur des enjeux intellectuels qui donneront lieu à des luttes féroces :
« Depuis longtemps, des penseurs, des chercheurs et même des inventeurs qui s’inté-
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ressaient à la question de l’esprit [mind], ont fait valoir l’idée de l’unité comme le trait
le plus important et le plus caractéristique de la structure. […] L’organisme adulte
fonctionne comme une unité. La question devient plus difficile quand cette idée de
l’unité est appliquée à l’esprit [mind], car le “mind” n’est pas une unité en soi ».
En mars 1966, Lacan juge nécessaire de donner à son Séminaire un récit de ses
voyages aux USA. Il est soucieux des confusions que le philosophe Paul Ricœur – qui
a suivi son enseignement – y propage entre la psychanalyse et une herméneutique
dérivée abusivement des concepts lacaniens. Ce qui a frappé Lacan et qu’il développe
longuement va à l’encontre de l’idée reçue que l’Amérique, et spécialement les USA
de 1965, sont tournés vers le futur. Au contraire : « Il m’a semblé rencontrer un passé,
dit-il, un passé absolu, compact, un passé à couper au couteau, un passé pur, un
passé d’autant plus essentiel qu’il n’a jamais existé, ni à la place où il est pour l’ins-
tant installé, ni là d’où il est censé venir, à savoir de chez nous. »6
Toutefois, il se montre attentif à certains surgissements qui le touchent, tel ce
collectionneur de Pop Art, tels aussi ces psychologues et psychiatres qui ne se résol-
vent pas à l’inertie du confort et de l’installation.
Pourtant le jugement, malgré l’hommage rendu à ses hôtes et auditeurs et malgré
la place d’exception qu’il donne à la culture propre à New York, est à la fois ferme et
sombre. Il signale que l’inertie dont il s’agit n’est pas de l’ordre de la répétition :
« C’est un passé sans aucune sous-jacence de répétition. C’est peut-être ce côté singu-
lier, frappant, impressionnant, […] qui m’a donné […] le sentiment […] d’une pâte
absolument impossible à remuer »7. Cette phrase laisse à penser que Lacan repérait
5. Ibid.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », 1965-1966, leçon du 23 mars 1966, inédit.
7. Ibid.
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Scilicet
Troisième voyage : Lacan est profondément absorbé par la théorie des nœuds
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borroméens et la préparation de son Séminaire sur Joyce dont il donnera la première
leçon le 18 novembre 1975. Accompagné par la psychanalyste Thérèse Parisot, repré-
sentant l’École Freudienne de Paris [EFP], Lacan déploie une activité étonnante dont
rend compte le beau récit d’un de ses cicérones, l’universitaire Paul B. Newman, qui
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8. Ibid.
9. Newman P. B., « Lacan en Amérique », Ornicar ?, no 7, juin-juillet 1976, p. 103-108.
10. Le format éditorial de ce texte ne permet pas de s’étendre sur le fond de ces travaux. On lira en particulier l’article
d’Anne Lysy : « Unconscious and Interpretation », in Hurly Burly, no 1, p. 57-75.
11. Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines. Massachusetts Institute of Technology.
2 décembre 1975 », Scilicet, no 6/7, 1976, p. 60.
12. Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 512 : « L’homme ne pense pas avec son âme, comme l’imagine
le Philosophe. Il pense de ce qu’une structure, celle du langage […] découpe son corps, et qui n’a rien à faire avec l’anatomie. »
13. Rapporté par Newman P. B., « Lacan en Amérique », in Ornicar ?, n° 7, p. 103.
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Un certain savoir de passe
La « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI »
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Angelina Harari
Jacques Lacan ne s’est pas arrêté devant ce qu’il a lui-même nommé « l’échec »
de sa première « Proposition… » sur la passe ; là réside pour moi l’intérêt de la
« Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI ». Ce texte montre qu’il n’a pas cessé de
persévérer dans sa recherche concernant la fin de l’analyse, une recherche toujours
ancrée dans sa pratique, puisqu’il a reçu ses analysants jusqu’à la fin de sa vie. Trente
ans après sa mort, nous nous penchons donc sur les résultats de ses trente ans de
pratique analytique, expérience d’où il a extrait la matière de son enseignement.
Angelina Harari est psychanalyste, membre de l’EBP [Escola brasileira de psicanálise], AE en exercice.
1. Laurent É., « Lacan analysant », La Cause freudienne, Paris, Navarin, no 74, p. 19.
2. Miller J.-A., « Présentation du thème des Journées de l’ECF 2009. Comment on devient psychanalyste à l’orée du XXIe
siècle. », Lettre mensuelle, no 279, juin 2009, p. 5.
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position en passa moins par la question de savoir comment trancher du côté de l’Un
ou du Multiple par rapport au partenaire, que par l’assomption de la jouissance des
langues au pluriel. Sous la pluralité des partenaires, subsistait une modalité du rapport
et une seule, fixant celui-ci, tandis qu’avec chaque partenaire, il s’agissait de faire
couple différemment – le fait que cette modalité soit unique permit, d’ailleurs, à
d’autres singularités d’instituer et de renouveler leur rapport avec un seul et même
partenaire, par exemple. Être Une, ainsi, dans différents couples, fut la formule apte
à préserver l’énigme de la féminité pour chacun des partenaires, moi-même en
l’occurrence, mais aussi l’homme qui s’adresse à sa partenaire et lui parle. Ce fut et
cela reste la manière qui objecte à faire consister La femme. En effet, « il n’y a pas plus
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Le psychanalyste qu’il n’y a La femme. Il n’y a que des psychanalystes, à prendre un
par un dans la procédure de la passe »3.
Ainsi, ce texte, le dernier du volume des Autres écrits tel que Jacques-Alain Miller
l’a conçu en 20014, nous enseigne, plus discrètement mais plus sûrement peut-être,
sur la nomination de l’Analyste de l’École, l’AE, que la « Proposition du 9 octobre
1967 sur le psychanalyste de l’École ».
Il s’agit plutôt, nous dit J.-A. Miller, de quelque chose de l’ordre d’un « compte
rendu » de l’expérience de la passe, une fois la proposition lancée, où l’attention se
focalise entre refoulement et transfert, pour reconnaître à l’inconscient un statut
transférentiel, et constater, à la faveur de l’avènement de la fin sous les auspices d’une
indéniable satisfaction, que ce statut s’est modifié et qu’il est devenu réel.
Néanmoins, et parce que l’enseignement contenu dans ce dernier écrit trouve son
prolongement dans « L’orientation lacanienne », nous devons prendre acte de ce que
le transfert nous ouvre une autre perspective sur l’inconscient réel : « en tant qu’ex-
térieur au sujet supposé savoir, extérieur à la machine signifiante qui produit du
sens »5. Lacan situe cette perspective au lieu où se produit une « disjonction entre l’in-
conscient et l’interprétation »6.
3. Ibid.
4. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de
psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 23 mai 2001, inédit.
5. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de
l’université Paris VIII, leçon du 15 novembre 2006, inédit.
6. Ibid.
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sion a été épinglée comme thème au colloque qui a eu lieu à Strasbourg en décembre
1993, La passe : fait ou fiction11.
Mais ce déplacement du fait de passe à la fiction de passe trouve son fondement
dans une proposition – de J.-A. Miller cette fois – au sujet des deux régimes de la
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passe, distincts selon qu’on ordonne celle-ci au savoir ou à la vérité, puisque ce dernier
écrit évoque, plutôt qu’une démonstration de savoir, une expérience de satisfaction.
Ainsi, la passe du sinthome résulte davantage du vif de l’expérience que celle de
la « Proposition… », et le legs de cette « Préface… » est bien issu des derniers déve-
loppements de l’enseignement de Lacan, à partir du Séminaire Le Sinthome, notam-
ment, où s’élabore la doctrine des nœuds.
Si la passe à l’EFP a en en effet été un échec en termes d’élaboration de savoir,
nous pouvons inscrire au compte de l’ECF un certain forçage, au sens où un savoir
de passe y a été mis à l’épreuve avec une obligation faite aux AE [Analystes de l’École]
et aux membres du jury de produire et d’enseigner. Il n’en reste pas moins que l’échec
n’a pas arrêté Lacan et que ses élèves n’ont pas renoncé ; l’expérience se poursuit dans
l’ECF et dans d’autres Écoles de l’Association Mondiale de Psychanalyse, l’AMP, où
l’enseignement de la passe en cours continue à produire des effets sur les analyses.
Nous avons récemment vu se confirmer ce que l’on peut appeler la politique de
l’énonciation analysante, telle qu’elle s’inscrit dans la continuité du legs particulier
que constitue ce dernier texte des Autres écrits.
L’inconscient réel nomme ; face à cela, la fiction devient vérité menteuse ; une
thèse radicale s’en déduit : « le réel est l’exclu du sens, y compris du “sens-joui”.
Cette thèse, discutée dans son dernier enseignement oral, n’a été reprise par Lacan
dans aucun de ses écrits : elle donne à ce recueil sa ligne de fuite »12, nous dit
J.-A. Miller.
7. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 mai 2009, inédit.
8. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, p. 572.
9. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse… », op. cit., leçon du 6 mai 2009, inédit.
10. Miller J.-A., « Est-ce passe ? », La Cause freudienne, op. cit., no 75, p. 86.
11. Cf. La passe : fait ou fiction ?, La Cause freudienne, op. cit., no 27.
12. Miller J.-A., « Prologue », in Lacan J., Autres écrits, op. cit., p. 8.
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Lacan a conçu et voulu que la nomination d’AE ait lieu hors toute évaluation d’un
parcours institutionnel et professionnel – pour la reconnaissance de ce dernier, il a
inventé un autre titre, celui d’AME, Analyste membre de l’École.
S’il fallait mettre cette profession d’AE, nouvelle venue dans l’hystoire à l’épreuve
du mirage de la vérité, il ne s’agissait pas de démontrer un savoir issu de l’expérience
avec d’autres, mais de le faire à partir d’un point de satisfaction singulier. C’est pour-
quoi la procédure ne s’impose pas à tous. Pour Lacan, il n’y a pas de tous, il n’y a que
des « épars désassortis ». Ainsi écrit-il, logiquement : « Je l’ai laissée à la disposition
de ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse. »13
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Traduction : Nathalie Georges-Lambrichs
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Lacan hypermoderne
Philippe La Sagna
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J acques Lacan ne peut être réduit à un siècle, même s’il a su s’identifier au sien.
A-t-il été moderne ? Oui et non. Postmoderne, sûrement pas ! Hypermoderne peut-
être, ou disons plutôt que c’est l’hypermoderne qui vérifie et exploite aujourd’hui
certaines prédictions de Lacan1… Lacan a commencé son enseignement sur un
examen décapant du pouvoir des images et des mots, tel qu’il a alimenté les ravages
des totalitarismes. Il propose cependant une psychanalyse qui, à l’instar de l’incons-
cient dont elle traite, fait trou dans la représentation en usant du signifiant d’abord,
puis d’un objet que Lacan invente ensuite, l’objet a.
Le ravalement du réel par les semblants, opéré par les postmodernes, lui est
étranger2. Mais Lacan critique aussi certains aspects des modernes, car il dénonce
très tôt les ravages des idéaux, celui du scientisme cher aux postfreudiens, voire ceux
de la science elle-même. S’il célèbre l’esprit des Lumières, il se méfie de celui de la
Critique qui peut très bien déboucher sur le pire : le règne du discours universitaire.
Il perçoit très vite le lien de l’université et de la bureaucratie avec le socialisme réel,
et saisit parfaitement que la génération gauchiste du baby boom aspire à la maîtrise,
c’est-à-dire à la servilité : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un
maître. Vous l’aurez. »3 On oppose aujourd’hui le rêve de 1968 au « cauchemar » des
Philippe La Sagna est psychanalyste, membre de l’ECF.
1. Cf. : Aubert N. (s/dir.), L’individu hypermoderne, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004 & Lipovetsky G., Charles S.,
Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.
2. Cf. Zarka Y.-C., « Éditorial. Le pouvoir sur le savoir ou la légitimation postmoderne », Cités, no 45 « Lyotard poli-
tique », Paris, PUF, janvier 2011, p. 3-7.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 239.
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années quatre-vingt. Mais la secrète filiation qui existe entre l’esprit libertaire des
sixties et le libéralisme économique échevelé qui succède à la crise des années soixante-
dix devient toujours plus manifeste. Lacan pourra souligner à l’occasion sa distance
vis-à-vis du progressisme : « Je ne suis libéral, comme tout le monde, que dans la
mesure où je suis anti-progressiste. »4 Il ne se prive pas, pourtant, de rendre hommage
à Marx comme inventeur de ce qu’on nomme symptôme au sens moderne, mais il
salue ici l’homme du XIXe et non ce qui s’en transmet au XXe en URSS.
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Si l’inconscient est histoire, Lacan a pu aussi définir celle-ci comme « science de
l’embarras »5. L’individu classique était solidaire d’une historisation aujourd’hui en
crise. Cet échec n’est pas sans lien avec l’effet 68 et son appel à la désidentification à
travers la critique des valeurs. Cette désidentification ouvre la voie à la quête para-
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doxale et éperdue d’identité du sujet hypermoderne, qui fait du soi une source perma-
nente d’insatisfaction dépressive et d’expériences supposées le construire « mieux ».
Le « plus de soi » est ici un reflet du plus-de-jouir dans la société des individus. Mais
Lacan, lui, ne prône ni le sujet désidentifié, ni la construction de soi. Il montre que
la psychanalyse permet une destitution subjective qui se distingue surtout de celle,
plus sauvage, que réalise la science. Il n’en appelle pas pour autant au corps pour
fonder quoi que ce soit d’une identité, car la perspective narcissique du corps sert
souvent à nier l’énigme du sexe. La psychanalyse a surgi des difficultés de « l’être-
pour-le-sexe »6, elle ne les a pas créées. Le corps comme support d’identité, limite et
localisation des jouissances, apparaît aujourd’hui dissout par la pression du virtuel,
dans une appétence nouvelle des humains pour un transhumain qui réaliserait la
machinisation de l’homme et l’humanisation des machines. Lacan, lui, pose que le
corps, on l’a, et qu’il n’est pas support d’être ; Aristote vacille. On adore le corps, mais
on méconnaît qu’il est aussi symptôme, non de lui-même, mais d’un autre corps,
voire d’un Autre corps. Il y a rupture entre le corps de semblants, celui qui se dit, et
le corps joui7. La naturalisation de l’esprit opérée par les neurosciences n’est pas ici
un effet de la science, mais le maintien d’une pensée religieuse qui veut faire rentrer
la jouissance dans les corps, pour la rendre maniable. L’auteur des Écrits savait, dès
les années soixante-dix, que la religion avait de l’avenir du fait de l’égarement de
notre jouissance dans un monde où l’Autre n’existe plus pour la situer, la localiser8.
Il notait que, dans cette perspective, le racisme devient l’ombre mauvaise de la jouis-
sance désorientée et galopante qui saisit le monde.
4. Ibid., p. 240.
5. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 481.
6. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 366.
7. Cf. Milon A., La réalité virtuelle, avec ou sans le corps ?, Paris, éd. Autrement, 2005.
8. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 534.
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Penser le plus-de-jouir
La modernité fait l’éloge du futur et nie le passé que l’inconscient actualise ; elle
est transgressive. Le postmodernisme et l’hédonisme contemporain ne veulent plus
entendre parler du futur, mais du présent / passé permanent, sans transgression.
L’hypermoderne redessine un futur accéléré et un présent sans limite où ce qui fait
question est la limite toujours future. Là comme ailleurs Lacan, en analyste, a une
longueur d’avance. Il permet de penser, avec le plus-de-jouir qu’il étaye sur la
plus-value de Marx, le passage de l’éloge du désir au règne et à la critique de la jouis-
sance sans limite du XXIe siècle. Mais il permet aussi de penser une sortie du sans
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limite des plus-de-jouir qui ne soit pas nostalgique de la répression des pulsions, déjà
dénoncée par Freud. Si « toute formation humaine a pour essence […] de refréner
la jouissance »9, alors la jouissance sans limite qu’implique le plus-de-jouir du capi-
talisme produit, sans doute, la désagrégation des formations humaines tradition-
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nelles censées articuler le corps social : État, famille, partis, voire patrie. Ces
formations se voient aujourd’hui « remplacées » en partie par Google, Facebook et
Twitter. Le lien du savoir et de la jouissance, qui, en soixante-dix, surprend les audi-
teurs du Séminaire de Lacan, est utilisé par ceux qui ont su trouver rapidement un
moyen inédit de vendre et d’accaparer le savoir resté disponible (Google) ; ou de
rendre disponible – et donc vendable – un savoir que l’on ignorait comme savoir
(Facebook). Or Lacan posa tout de suite la question de savoir si la « grève » de la vérité
de 1968 n’était pas la condition de l’explosion du marché des savoirs. Le plus-de-jouir
de la toile n’est plus aujourd’hui le signe distinctif de notre standing ou de notre
insertion sociale, ni même sa rançon, il en est la possibilité même. Ce qui fait société,
groupe, ce n’est plus l’idéal ou le statut – qui faisaient exister groupes, partis, unions –,
mais c’est de partager un plus-de-jouir, soit ce qui se désigne aussi comme addic-
tion. Les gens pensent qu’ils peuvent librement choisir aujourd’hui ce plus-de-jouir.
En réalité ce sont les plus-de-jouir qui les saisissent et les agrègent en société.
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Le sujet en analyse, dans ses aventures, ses rencontres avec l’inconscient, produit un
rapport singulier à la langue et au corps qui se dépose dans l’objet a comme produc-
tion singulière de la cure, à condition d’en dégager une logique. Ceci suppose de
céder sur la jouissance de cet objet au moment même où le sujet se réduit à n’être plus
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La voie du sinthome
Les dernières décennies du XXe siècle proposaient à chacun de choisir une vie
pleine de satisfaction en changeant de vie, ce qui a amené le règne du divorce, de la
formation permanente et de la parenté recomposée. Aujourd’hui ces vies deviennent
des vies virtuelles et parallèles qui ne se rejoignent jamais dans « un » sujet. L’émo-
tion devient toujours plus la résonance dans le corps de l’immatériel du plus-de-jouir
insaisissable. Le héros de l’hédonisme contemporain devient alors ce « pourvoyeur
d’émotions qu’est le grand cuisinier » [sic]. Michel Onfray16 sera, avec ce nouveau
« chef », le philosophe des gastronomes et de la pensée à l’estomac, qui châtre les
mœurs sans y croire !
Reste l’angoisse de mort qui, elle, ne trompe pas plus que la précarité du futur.
La seule chose qui fasse pièce aujourd’hui à ce mélange de plus-de-jouir, de scien-
tisme, de moralisme hédoniste et de dieux essoufflés, c’est sans doute l’énigme du
sinthome, à condition de la maintenir au sec du marché, du culte… et de la bêtise.
Mais pour obtenir ne serait-ce qu’une idée de ce sinthome qui fasse la nique au
11. Cf. Bauman Z., Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007.
12. Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, op. cit., p. 308.
13. Lacan J., « Télévision », op. cit., p. 534.
14. Ibid., p. 519.
15. Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 474.
16. Cf. Onfray M., L’art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste, Paris, Grasset, coll. LGF Livre de poche, 1991.
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maître, frayant la voie d’un athéisme véritable, il faut savoir, comme le fait l’analyste
lacanien, user de l’objet a, pour a-érer d’un dire ce monde pollué par le plus-de-jouir
bavard. C’est peut-être la source de ce qui fait aussi de Lacan un homme à l’aise dans
le siècle qui est le nôtre : sa colère. Comme Freud, qu’il évoque, lui aussi a « grondé
[…] contre l’accaparement de la jouissance par ceux qui accumulent sur les épaules
des autres les charges du besoin »17. Là où règnent les dits inconsistants de la toile,
son dire reste sans prix.
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17. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 642.
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Lacan et Prévert
Dominique Laurent
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Métaphore, la baleine ?
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le développement d’une position subjective. Dès « Propos sur la causalité psychique »,
il avait contrecarré les positions du temps faisant de la folie l’accomplissement d’un
processus organo-dynamique considéré comme déterminant. Il y opposait le terme
de liberté comprise comme « une insondable décision de l’être »4. Dans la « Ques-
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4. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit., p. 177.
5. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 581.
6. Ibid., p. 579.
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du théâtre ouvrier de France, est marqué par son engagement politique. Malgré ses
sympathies militantes, il n’adhère pas pour autant au Parti communiste. À une
demande insistante qu’on lui fait, il répond : « l’ennui c’est qu’ils vont vouloir me
mettre tout de suite en cellule »7. C’est un pas de côté corrosif. Prévert interprétera
lui-même le poème au cours de spectacles donnés par la troupe. Il sera chanté, puis
publié.
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l’animal, victimes tous deux des adultes, se défendent mutuellement. Le jeune
garçon, Prosper, refuse par deux fois de se soumettre à l’autorité de son père. Ce
double refus entraîne la mort de celui qui l’opprime. À la chute du tyran, la baleine
prend la parole. Elle a tué celui qui voulait la dépecer, la voilà sujet et non plus objet.
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N’étant pas de taille à se défendre, elle prend la fuite, non sans annoncer son retour
avec un rire inquiétant. Ce poème résonne avec « L’amiral », autre poème, dans sa
dénonciation de l’imposture paternelle. Quand « L’amiral Larima… la rime à rien »8,
quand le père ne rime à rien, il ne reste que la pantomime familiale. Prévert en donne
plusieurs versions dont une dans le poème intitulé « l’enfant abandonné ».
L’élève Hamlet dans « L’accent grave » porte le même refus que le mousse de la
pêche. Il se trouve dans l’incapacité de répondre présent à son professeur. Son trouble
révèle son refus de se soumettre à l’ordre imposé. Le professeur insiste, lui demande
de faire comme tout le monde, de se conformer aux usages. À la question de sa
présence ou de son absence, l’élève répond : « Je suis “où” je ne suis pas »9, c’est sa
liberté. Ce détournement de la citation de Shakespeare rend sensible l’aperçu d’une
position subjective qui peut dire un non absolu. L’élève Prévert aux résultats scolaires
médiocres, adepte de l’école buissonnière, sait de quoi il parle.
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discrète rubrique de critique théâtrale, puis cinématographique, dans des journaux.
Il fut contraint de travailler dans une société d’assurance pour faire vivre sa famille.
Comme l’écrit Prévert, il « faisait ça en attendant mais on ne savait pas ce qu’il atten-
dait. Il avait toujours des rendez-vous importants au Ratodrome, au Fronton de
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pelote basque, avec des lutteurs japonais, à la permanence de Patrie française… »11 Il
peut s’absenter plusieurs jours en plantant sa famille sans explications. Il soigne « sa
neurasthénie » par un usage important d’alcool, raconte ses cauchemars à son fils.
Après la naissance de son troisième fils, il perd son emploi et reste au chômage long-
temps. Les dettes s’accumulent, les déménagements dans des appartements toujours
plus sordides se multiplient. La tristesse et l’alcool gagnent toujours plus. Un jour,
longeant le port de Toulon avec Jacques, il confie son vœu de mourir et son envie de
se jeter à l’eau. Son fils, alors âgé de dix ans, le ramène à la maison. « Auguste le
sévère » le sort de l’ornière en lui procurant un emploi à l’office central des pauvres,
avec pour mission de sélectionner les pauvres méritant l’aumône. Jacques l’accom-
pagne souvent dans ses enquêtes. Les seuls moments de joie restent le cinéma, les
livres, parfois le théâtre. Jacques suit son père sur ce terrain-là aussi. Ce père qui
déclarait pourtant à l’état civil, lors de la naissance de son fils, être un « homme de
lettres », eut une carrière qui ne rimait à rien. Plus profondément, il apparut à Jacques
comme un père qui ne rimait à rien.
Prévert, lui, s’est employé à rimer à quelque chose. Il rima toute sa vie, hanta les
lieux du père, les lieux imaginaires d’une époque. Il utilisa le non-sens populaire
pour les refléter. Le non-sens lui-même était la façon dont s’exprimait la subjectivité
de l’époque. Il est ainsi devenu l’homme de lettres que son père n’a pas été. Son nom
s’est inscrit dans la littérature. Là où le père avait la tâche de sélectionner les pauvres
méritants, il fit cause commune avec tous les pauvres dans son engagement militant.
10. Prévert J., Choses et autres, Paris, Gallimard, coll. « Le point du jour », 1972, p. 9-69.
11. Ibid.
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Certains ont tenté de réduire Prévert à un anarchiste de gauche ; c’était faire l’im-
passe sur son usage du non-sens. Il ruine tous les sens possibles par sa prolifération
même, et invente une position originale : celle de Prévert. Comme Jacques-Alain
Miller a pu le dire dans son cours, si Lacan se sert de Joyce au-delà du Nom-du-Père,
c’est pour avoir beaucoup fréquenté la baleine de Prévert12. Par ses jeux de langage,
par son usage du non-sens, par le vent de folie qu’il faisait souffler sur les mots, par
ses allers-retours incessants de l’oral à l’écrit, Prévert a fait « route à part » pour
reprendre un mot de Breton, celle de son sinthome.
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12. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du Département
de psychanalyse de Paris VIII et de la Section clinique de Paris-Saint-Denis, 1995-1996, quatrième leçon,
« L’inanité sonore », « Letterina archives » de l’ACF-Normandie n° 4, octobre 1996. [NDLR : merci à Catherine
Bonningue de nous avoir permis de compléter cette référence.]
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Lacan, hérétique
Éric Laurent
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Q uel titre ! D’abord par sa sonorité. Les deux voyelles a, l’une nasalisée, l’autre
pas, séparées net par la gutturale k. Puis, les deux é, à peine séparés par le r simple,
enfin l’émission se termine net par le « tic ». Et tac ! Hérétique, c’est un titre qui ne
se refuse pas. Cela sonne vaguement comme un grade byzantin oublié, dont l’empire
aurait gardé le secret. Effluves de Guillaume Apollinaire1 et de Edgar P. Jacobs2
mélangés. Puis, les souvenirs des débuts de l’histoire de l’Église apostolique et
romaine affluent. Les hérésies, ça a bardé ! Quant aux raisons, on s’y perd vite. Un
auteur aussi bien disposé qu’Ernest Renan s’est découragé : « l’hérésiologie chrétienne
est un champ si trouble qu’on n’y peut suivre aucune piste sans s’égarer »3. L’infati-
gable Augustin, évêque d’Hippone, s’y orientait parfaitement. Jusqu’au dernier
souffle de sa longue vie, il a combattu l’hérésie sous toute la variété des formes que
la déjà turbulente Afrique savait inventer4. Son début dans la vie, un peu hérétique,
lui aussi, l’a sans doute aidé. Mais c’est Apollinaire, dans L’Hérésiarque et Cie, qui a
su faire percevoir la charge libidinale trouble de celui qui agit out of the box, pas
comme tout le monde, dans des contes parfaits où se nouent, autour de sacrilèges
étranges, mysticisme et érotique.
La question insiste : pourquoi qualifier un psychanalyste d’hérétique5 ? Voilà un
substantif clairement d’un autre champ. Pourtant, il semble bien choisi pour ce
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psychanalyste-là. Jacques Lacan est volontiers pris pour le nom de celui qui n’hési-
tait pas, seul, à « choquer les opinions couramment admises », ce qui relève bien de
l’hérétique au sens large, affrontant les ossifications orthodoxes. Présentant récem-
ment à France-Culture un entretien avec l’auteur de la Vie de Lacan, le journaliste et
romancier constate que ce nom « hérisse les orthodoxes de tous poils »6. En effet, le
défi aux us et coutumes ainsi qu’aux usages établis dans le champ psychanalytique est
parfaitement attesté, comme lorsqu’il balayait les standards7, pour instaurer une
nouvelle formation psychanalytique « qui ne fût pas menteuse »8 ; comme lorsqu’il
a osé toucher au sacro-saint temps de séance : le chronométrage était en effet la seule
disposition sur laquelle la communauté psychanalytique, dans son moment
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d’expansion rapide d’après la Seconde Guerre mondiale, s’était accordée, toutes orien-
tations théoriques confondues9. Cette capacité à tenir pour néant des habitudes
acquises n’a cependant jamais été affirmée au nom d’un caprice. Pour Lacan, c’était
une nécessité, pour mieux faire saillir le fondement logique de l’expérience
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6. Quenehen M., in « Spéciale Jacques Lacan », entretien avec Jacques-Alain Miller, Les Matins d’été, France-Culture,
mercredi 10 août 2011.
7. Cf. la première version de la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » : « c’est pour l’air […]
que notre enseignement apporte au travail » [Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 576] & « Préambule à
l’Acte de fondation » [1964] : « C’est l’École qui remet en question les principes d’une habilitation patente » [Lacan
J., Autres écrits, op. cit., p. 238].
8. Lettre de Jacques Lacan à Serge Leclaire, 7 janvier 1963, Arch. Serge Leclaire. Cf. Roudinesco É., Histoire de la
psychanalyse en France, vol. 2, Paris, Fayard, 1994, p. 346.
9. Cf. notamment Phillips A., « The Mirror Stage. Jacques Lacan and Biography », Slate Magazine, article publié en ligne
le 23 avril 1997.
10. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université popu-
laire Jacques Lacan, cours du 25 mai 2011, inédit.
11. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 15.
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Lacan s’est d’abord arrêté sur l’étrange affinité entre le discours de la psychana-
lyse et celui de la religion, telle qu’elle a si vite donné lieu au retour, dans la première,
des épithètes et des pratiques ayant cours dans la seconde. Il s’en est servi pour rendre
sensibles les zones de recouvrement des deux discours – sans doute plus vastes que
Freud ne l’avait cru, pour être si vivaces dans le champ psychanalytique après lui. La
première leçon de son Séminaire de 1965-1966, « L’objet de la psychanalyse », oppose
la science et le champ de la vérité, mettant du même côté de la vérité, la psychana-
lyse et la religion : « nous allons porter [des lumières] sur d’autres champs que le
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psychanalytique à se réclamer de la vérité »12. Dans ce même champ de la vérité, les
deux se séparent, car la psychanalyse opère sur un sujet aussi vide que celui de la
science. Ce sujet ne remet à aucun Dieu la « cause de son désir »13. Il reste lacune, à
supporter l’écart entre vérité et savoir. « Admettre qu’il nous faille renoncer dans la
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psychanalyse à ce qu’à chaque vérité réponde son savoir ? Cela est le point de rupture
par où nous dépendons de l’avènement de la science. Nous n’avons plus pour les
conjoindre que ce sujet de la science »14. Voilà comment psychanalyse et religion se
réclament du même champ de la vérité par rapport à la science et comment leurs
chemins divergent ensuite. La chicane est plus complexe que la causalité linéaire
annonçant la fin de l’illusion religieuse par les effets de la science envisagée un
moment par Freud. Je laisse de côté le texte final, Moïse et le monothéisme, qui fait
subsister d’une autre façon l’irréductible du fait religieux.
Lacan développera, en 1974, combien science et religion, loin de s’éliminer, se
complètent l’une et l’autre du point de vue du sens15. De ce point de vue, les deux
discours s’opposent à la psychanalyse qui doit mettre à leur place les deux figures de
l’universel qu’ils incarnent pour faire sa place au particulier. Face au « pour tous » de
la causalité scientifique, ou à la garantie finale du sens commun par un signifiant-
maître couvrant les nostalgies de l’ordre divin, le psychanalyste rappelle que le sujet
ne croit qu’à son sinthome, et que celui-ci est particulier. C’est un choix forcé.
Hérétique convient bien au psychanalyste qui a rétabli le choix au cœur de
l’éthique de la psychanalyse. Après Freud, trop souvent, cette éthique se ramenait
aux précautions déontologiques, à l’adaptation à la morale commune, ou encore au
flip-flop, d’une position subjective s’autorisant d’un inconscient qui ne connaît, en
un certain sens, ni le oui, ni le non. Les chemins de l’inconscient peuvent être laby-
rinthiques ; Lacan n’en affirme pas moins fortement que ce n’est pas de lui que l’on
peut apprendre qu’il n’y a pas de différence entre le oui et le non. Il le rappelle spécia-
lement au moment où il est, lui-même, l’objet de tractations avec l’International
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 1er décembre 1965, inédit.
13. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 872.
14. Ibid., p. 868.
15. Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 80.
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psychanalytique – nommée IPA dans la langue des bureaucraties internationales – a
tenté de réduire à rien son enseignement sur la formation du psychanalyste : « proscrire
cet enseignement – qui doit être considéré comme nul, […] à jamais, […] pour la
formation des analystes. Il s’agit donc là de quelque chose qui est proprement compa-
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Peut-être le nom de Lacan, dans le champ psychanalytique dominé par une orga-
nisation politique unique s’appuyant sur la tradition, en est-il venu, comme celui de
Spinoza, à n’avoir « aucun rival ayant approché sa notoriété en tant qu’adversaire
principal des fondements de la religion révélée, des idées reçues, de la tradition, de
la moralité, et de ce qui était considéré, aussi bien dans les États absolutistes que
dans ceux qui ne l’étaient pas, comme une autorité politique de droit divin »19.
Lacan a même su faire consonner le terme d’hérétique avec l’éthique de la psychana-
lyse lorsque, par l’intermédiaire de la très réputée Faculté universitaire Saint-Louis à
Bruxelles, il s’est adressé aux catholiques en leur lançant : « Ce désir dont la conscience n’a
16. Lacan J., « La psychanalyse vraie, et la fausse », Autres écrits, op. cit., p. 165.
17. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 9-10.
18. Israel J. I., Les lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité. 1650-1750, Paris, Éd.
Amsterdam, 2005, p. 199.
19. Ibid., p. 197.
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plus rien à faire qu’à le savoir inconnaissable autant que “la chose en soi”, mais qui est tout
de même reconnu pour être la structure de ce “pour soi” par excellence qu’est une chaîne
de discours, qu’allons-nous en penser ? Freud ne vous semble-t-il pas plus à portée que notre
tradition philosophique, de se conduire correctement vis-à-vis de cet extrême de l’intime
qui est en même temps internité exclue ? Elle est exclue, sauf peut-être sur cette terre de
Belgique, longtemps secouée du souffle des sectes mystiques, voire d’hérésies[…] »20.
En effet, les hérésies ayant eu lieu sur le territoire occupé par la Belgique, au sens
large, carrefour de l’Europe du Nord, se sont succédé, nombreuses au cours des
siècles ; mais comment ne pas penser au fil continu qui trouve son origine dans la
mystique extatique féminine, celle-ci prenant son départ de la conquête intellectuelle
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du Nord de l’Europe par la culture du Sud, avec la croisade contre les Albigeois ? Le
nom de Hadewijch d’Anvers – l’auteure la plus ancienne de cette tradition – marque
ce moment où la rhétorique poétique de l’amour courtois pénètre la poésie fémi-
nine issue de la mystique spéculative de saint Bernard et de Hughes de Saint Victor21.
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Cette cause fonde l’haeresis, le choix de l’amour divin sous la forme où il s’est
présenté au sujet comme « extrême de l’intime »27. Nous sommes là au carrefour dans
l’usage du substantif que forge Lacan. Toute orthodoxie suppose à l’horizon un « pour
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tous » qu’il convient d’orienter par la garantie de la seule opinion vraie. La voie héré-
tique n’est pas celle de l’opinion, mais celle de la certitude de l’amour. La mystique
spéculative, spécialement féminine, part de l’évidence de l’amour qui s’adresse à et
émane de l’Autre radical, que je ne peux connaître. L’amour ne vise pas le semblable.
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l’empathie30, on aimerait ce dans quoi l’on se reconnaîtrait et que l’on pourrait ainsi
comprendre. C’est la voie inverse que détermine le choix « hérétique » d’accepter ce
qui se dérobe à la « compréhension ». Faire l’expérience de l’inconscient, au sens
freudien, c’est aller vers « Ce désir dont la conscience n’a plus rien à faire qu’à le
savoir inconnaissable », et c’est ce que permet l’amour de transfert, qui donne accès
alors à une conséquence : « où cet intime faisait l’objet de partis pris, […] dont le
secret entraînait dans les vies les effets propres d’une conversion »31. Loin de ramener
l’amour comme symptôme à la soupe commune de la psychologie générale et du
cognitivisme émotionnel, Lacan part de son rayonnement immédiat, de son évidence
première pour construire l’édifice psychanalytique où l’inconscient radical et l’amour
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de l’Autre se nouent. C’est là le plus profond choix hérétique.
Le tournant Joyce
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30. Cf. La Cause freudienne, « Pour ou contre-transfert », Paris, Navarin Seuil, n° 53, fév. 2003.
31. Lacan J., « Discours aux catholiques », in Le triomphe de la religion, op. cit., p. 27.
32. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », op. cit., passim.
33. Cf. Anderson P., « From Progress to Catastrophe, Perry Anderson on the historical novel », London Review of Books,
28 juillet 2011, p. 24. Perry Anderson y commente les propositions post-lukacsiennes faites par Fredric Jameson pour
organiser les genres romanesques. Il reprend à son compte la catégorisation par Jameson du modernisme comme
roman centré sur « la perception », sortant ainsi hors du« roman historique » qui a dominé le XIXe. Il accepte la concep-
tion de Jameson du roman sud-américain comme roman historique postmoderne et non « réaliste magique », mais il
a du mal à se faire à la conception joycienne – qu’il cite – de l’histoire comme cauchemar dont on ne peut se réveiller.
34. Joyce J., Œuvres II, s./dir. Aubert J., Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1995, p. 1312. Repris par Jacques
Aubert dans la postface qu’il a donnée à la nouvelle traduction polyphonique d’Ulysses, qu’il a dirigée d’une main jubi-
latoire [Paris, Gallimard, 2004, p. 978].
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même, est véritablement athée ; athée ou hérétique, si l’hérétique est celui qui choisit
son chemin « par où prendre la vérité », puis le conduit jusqu’au hors sens, absolu-
ment. C’est ainsi que Lacan accentue avec force que « l’haeresis est bien ce qui spécifie
l’hérétique »35. C’est ce qui marque le choix de la voie par où il va prendre la vérité.
Joyce la pousse ensuite jusqu’au hors sens, ce qu’il appelle son « catéchisme mathé-
matique ». Dans une lettre du 29 octobre 1921, à propos du chapitre, ou plus
exactement de l’épisode Ithaque donné pour clef de Ulysse, il énonce qu’il est « rédigé
sous forme de catéchisme mathématique. Tous les événements se résolvent en leurs
équivalents cosmiques, physiques, psychiques […] pour que le lecteur sache tout, et
de la façon la plus nue et la plus froide, si bien qu’ainsi Bloom et Stephen deviennent
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des corps célestes vagabonds comme les étoiles qu’ils contemplent »36.
Par ailleurs, l’effet de corps de ce « parfum des étreintes » qu’il « mutely craved to
adore » est ce à quoi Joyce veut rester fidèle. Il soutient le paradoxe d’une « adora-
tion », qui est autre chose qu’une perception, qui s’inscrit dans le texte sans être
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garantie par aucune habitude d’écriture ni aucun Dieu. Cela « pour que le lecteur
sache tout, et de la façon la plus nue et la plus froide »37. L’inconscient comme savoir
hérétique sur le traumatisme de la jouissance est approché au plus près. Ainsi se
vérifierait comme le dit Lacan, que le « refus combien mental d’une psychanalyse »
par Joyce ait eu pour étrange conséquence que « dans son œuvre il l’illustre »38.
Dans les différents tours de son dernier enseignement, Lacan a rejoint son haeresis
propre, hérétique de l’amour du disparate, de l’objet a, de l’inconscient réel, du
sinthome enfin, noms qui gardent la trace des choix forcés qui furent les siens.
35. Lacan J., « Joyce le symptôme II », Séminaire du 18 novembre 1975, Joyce avec Lacan, s/dir. J. Aubert, Paris,
Navarin, 1987, p. 40.
36. Joyce J., cité par Aubert J. in Ulysse, Nouvelle traduction, op. cit., p. 980.
37. Ibid., p. 978. Jacques Aubert commente ainsi : « On voit bien que la perfection recherchée n’est pas de l’ordre d’une
forme a priori, mais qu’elle vise à articuler au plus près la sensation, l’expérience, au corps. » Ne pourrait-on cepen-
dant lire en ce point la trace d’un embarras de Joyce envers les stigmates d’une autre adoration, celle du corps comme
tel, qui définit pour Lacan la mentalité. Ce serait la trace du « refus combien mental » (cf. note suivante).
38. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 573.
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La vie à Venise
Catherine Lazarus-Matet
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Se promener dans Venise en suivant Lacan, même si l’on passe par les rues où
l’on croise Shylock, si l’on frissonne devant la Bocca di leone, si l’on entre dans la
basilique Saint-Marc, si l’on cherche Carpaccio à la Scuola-degli-Schiavoni, ou à
Sainte-Marie-des-Anges, et même si l’on se perd au détour d’un canal, si l’on s’écarte
du chemin qu’il nous invite à suivre et que l’on rêvasse au fantasme impossible de la
Venise de Proust, ou que l’on s’étonne de la déception de Montaigne devant la
Sérénissime, c’est rencontrer, avec Lacan toujours, une illustration au-delà de la visite.
Venise, comme d’autres lieux, il s’en sert. Pour nous dire, en illustrateur, autre chose,
quelque chose de plus, à chaque occasion, des sujets comme corps parlants.
Lacan aimait Venise, mais il n’est pas un narrateur de ses voyages. Loin de
l’écrivain voyageur, ses références vénitiennes se logent dans son enseignement pour
contribuer à mettre les psychanalystes à même de « réaliser le produit […] conforme
au génie de la psychanalyse »1, comme l’énonce Jacques-Alain Miller. Celui-ci évoque
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Du vide central à l’objet
« quelque chose d’organisé autour d’un vide », viendra illustrer la primauté du signi-
fiant dans l’élaboration du problème de la sublimation. Lacan, après l’exemple de
l’anamorphose, présente Saint-Marc comme donnant « l’impression authentique de
cela », de ce vide central. L’anamorphose, comme Saint-Marc, montrent l’illusion
de la réalisation de la Chose par la sublimation, du fait du rapport au signifiant4.
Puis, sur la voie ouverte vers la jouissance par ce vide central, Lacan nous fait entrer
à San-Giorgio-degli-Schiavoni pour voir le Carpaccio, où l’objet qui se dresse sur un
charnier vient dire, avec l’objet partiel et l’objet d’amour, séparé de nous, comment
le corps du prochain se morcèle. Cette visite fait entrevoir « le champ de bataille de
notre expérience », devant l’inaccessibilité de l’objet comme objet de jouissance5.
Une enjambée relie cette évocation de l’objet d’amour à la question du transfert,
et nous croisons Breuer lors de son « voyage d’urgence à Venise », avec sa femme
– issue bourgeoise que ce « retour à une ferveur conjugale ranimée » de Breuer après
son histoire d’amour avec sa première patiente. Lacan aura là des mots savoureux
sur l’existence conjugale, et graves aussi, pointant « la nécessité, d’un réveil à l’endroit
de cette incurie du cœur qui s’harmonise si bien avec le type d’abnégation où s’ins-
crit le devoir bourgeois ». Et notera que Freud a su se servir, contrairement à Breuer,
de l’Éros6.
Mais ne quittons pas Carpaccio, pour le retrouver ailleurs, à l’église Sainte-Marie-
des-Anges, toujours pour ce qu’avec saint Georges et ses « morceaux de pavillon
d’anatomie », il représente le morcellement constitutif « aux origines de toutes
les relations de l’homme à sa somatique ». L’important, ajoute Lacan, c’est ce qu’a
2. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psy-
chanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 19 décembre 1984, inédit.
3. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 659.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 162-163.
5. Ibid., p. 238- 239.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 17.
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La livre de chair
Le corps et le désir font retour sur le génie, encore. Celui de Shakespeare. Des
ruelles mènent à la demeure de Shylock, le marchand juif de Venise chez qui Lacan
prélève la thématique de la livre de chair, à la hauteur de la relation implacable à
Dieu de la Bible hébraïque, « par quoi c’est toujours de notre chair que nous devons
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solder la dette »8. Les corps morcelés de Carpaccio ouvrent, en cheminant plus loin,
sur la dette et le don, sur ce qui du corps, du fait de l’engagement dans la chaîne signi-
fiante, reste séparé, sacrifié, inerte, selon les termes de Lacan. Prélevé tout près du
cœur, dit Shylock.
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Cette mosaïque conduit à l’acte analytique par le chemin d’une erreur de Freud.
Une erreur constatée après-coup, à côté de deux autres, dans la Traumdeutung, puis
analysée, où il associe les Médicis à l’histoire de Venise10. Lacan développe ici non plus
le génie, mais « la connerie » au regard de ce qu’est la vérité : « c’est toujours à propos
de quelque chose où en somme il [Freud] retenait quelque vérité qu’il a été induit à
commettre ces erreurs ». La connerie de la vérité, comme il l’énonce, indique « le
caractère irréductible de l’acte sexuel à toute réalisation véridique ; […] c’est de cela
dont il s’agit dans l’acte psychanalytique »11.
Ces détours vénitiens, qui ne sont que quelques étapes de son parcours vers le
réel et la vérité menteuse, signent l’usage du monde de Lacan, la façon dont il fait
tout ce qu’il fait pour accéder, pas à pas, à ce qui se dérobe, pour le transmettre à qui
veut le suivre.
7. Ibid., p. 254-255.
8. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 255.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 24 mai 1967, inédit.
10. Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1967, p. 253.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre XV, « L’acte psychanalytique », leçon du 22 novembre 1967, inédit.
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D’un Diable au diable
Anaëlle Lebovits-Quenehen
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J acques Lacan : diable, génie, idole, brillant esprit… le personnage suscite une
sympathie qui peut aller jusqu’à l’admiration béate, ou, au contraire, des sentiments
hostiles qui vont jusqu’à la détestation franche. C’est selon les penchants de chacun,
mais rarissimes sont les parfaits indifférents – irais-je jusqu’à penser que ceux-là le
sont par nécessité, n’ayant jamais entendu parler du fameux analyste ? Ce constat
fait pour moi émerger une question : où est le Diable chez Lacan ? D’où peut bien
venir que certains voient en lui l’esprit du mal ?
De son enseignement ?
Ceux qui lisent Lacan y passent un temps conséquent, généralement leur vie, à
vrai dire, car lire Lacan exige une grande ténacité. On ne peut le lire comme, par
exemple, on lit Kant dont la pensée systématique offre de solides appuis. Lacan nous
entraîne dans un typhon conceptuel. Certes, par-delà le typhon, ou « le pouvoir
d’illecture »1 de Lacan –, une rigueur décidée se révèle, une solide inventivité émerge,
une ligne tendue vers le réel plus que vers la vérité se dégage. Le lire suppose cepen-
dant de faire face à la déroute dans laquelle nous met une pensée qui tourne autour
de son objet, le serre pour l’enserrer, non sans de nécessaires détours. Le lire – comme
lire n’importe quel philosophe consistant – requiert de mettre chaque terme en ques-
tion, de suivre comment son évolution, parfois rapide, s’intègre dans le mouvement
général du Séminaire en l’occurrence, ou des Écrits. Mais – chose inexistante avec
pareille ampleur chez les philosophes – les thèses de Lacan évoluent sans cesse et à
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Lacan – on la comprend de travers faute d’y avoir passé le temps requis par le sérieux
de l’affaire. Pour le lire vraiment, il faut donc déjà être lacanien. Je veux dire par là,
d’avance convaincu qu’on trouvera, dans son enseignement, ce qu’on ne trouve dans
aucune philosophie, aussi sophistiquée soit-elle. Si tous ceux qui méconnaissent
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Lacan ne lui sont pas hostiles, ceux qui lui sont hostiles le méconnaissent nécessai-
rement, faute de pouvoir le lire. Pour ou contre Lacan, le choix est donc de toute éter-
nité (c’est-à-dire relève d’un choix inconscient). La sympathie est un prérequis pour
sa lecture, l’hostilité l’inhibe concrètement. Quand on soupçonne Lacan d’être le
Diable, ce n’est donc pas dans ses thèses qu’on l’y trouve.
Comment connaît-on alors Lacan ? Que sait-on de lui qui le rend aimable ou
haïssable ? Pour certains, la rencontre avec un analyste lacanien est déterminante.
Mais, encore faut-il consentir à rencontrer un lacanien, c’est-à-dire, pour les hostiles,
un suppôt du Diable. C’est donc plutôt son style – connu lui, au-delà ou plutôt en
deçà de son enseignement – qui est visé dans la manifestation des sentiments que la
seule évocation du nom de Lacan peut déchaîner. On le connaît ce style par quelques
formules d’abord énigmatiques : Dieu est inconscient ; La vérité a structure de fiction ;
Il n’y a pas d’Autre de l’Autre…
Et puis, tout le monde ou presque a ouï parler de l’homme. « Le style est l’homme
même »2, a-t-il rappelé non sans malice. Lacan était un original, il en savait quelque
chose. Sa collection de tableaux parmi lesquels L’origine du monde de Courbet, ses
nœuds papillons, ses cigares tordus, son style oral et écrit – volontiers baroque –, ses
colères noires, la gentillesse dont il était capable, son érudition indépassable, ses
séances courtes et chères, sa courtoisie et son exigence, la surprise qu’il ménageait à
ses analysants, sa libido sciendi à toute épreuve, ses cols mao – j’en passe – ont marqué
les esprits.
On sait que Lacan n’était pas gêné aux entournures, qu’il savait obtenir ce qu’il
voulait, de qui il le voulait – presque toujours –, et pouvait pour ce faire, transgresser
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les convenances quoiqu’il les connût parfaitement et sût aussi en user. Je vois, dans
ce que d’aucuns nomment « ses excès », les traces d’un désir décidé (désir n’est pas
volonté) avec lequel il était en phase – il n’y a d’ailleurs pas d’autre éthique laca-
nienne que celle qui enjoint de ne pas céder sur son désir3.
Son style est marqué de part en part par une originalité qui déconcerte et tranche
sur la routine, l’avachissement, et la stagnation qui menacent trop souvent les
parlêtres. Il a fait de la singularité de chacun le seul levier de sa clinique – de cela
aussi, il savait quelque chose. Loin de donner l’image d’une vie homéostatique, on
le sentait tendu – ceux qui l’ont connu en témoignent de mille manières – par l’objet
d’une recherche incessante. Ses détracteurs ne s’y trompent pas. Accusé d’à peu près
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tout, Lacan n’est jamais soupçonné de manquer ni d’intelligence, ni de vivacité.
Son style est cela même qui séduit les uns, mais aussi, et d’autant plus qu’il séduit
les uns, est insupportable aux autres. Trouver Lacan génial, aimer son style qui se
trouve être en affinité avec sa fulgurance intellectuelle, c’est s’exposer à une suspicion
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Il y a diable et Diable
Soyons lacaniens et faisons l’hypothèse que Lacan est le Diable dans l’exacte
mesure où il provoque celui qui le rencontre à répondre à la question : Che vuoi ?
– Que veux-tu ? Que désires-tu ?4
Face à celui qui nous interroge, il y a plusieurs options : 1) n’en rien vouloir savoir
de plus et passer son chemin ; 2) le laisser à bonne distance comme l’objet d’un rejet,
3. Cf. Lacan J., Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 368.
4. Se référant au Diable amoureux de Cazotte, Lacan lui-même évoque ce personnage, dont il fait parfois figure. Cf.
notamment Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op. cit., p. 815.
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celui de trop grandes promesses, ou comme une lumière dont on sait qu’elle est là,
avec peu d’autres, et servira à l’occasion ; 3) passer enfin une vie à se frotter à la ques-
tion qu’il fait naître, et aller y voir de près.
L’homonymie ne doit donc pas cacher une distinction de taille entre le genre-
diable, et l’espèce-Diable. Le diable, « esprit du mal », n’est en effet qu’une des
versions possibles du Diable en tant qu’il nous convoque à nous interroger sur notre
désir propre. Le genre et l’espèce ne se confondent que, lorsque, éludant le Che vuoi ?
afin de se dérober à la réponse qu’il appelle, on répond à celui qui la suscite : « tu es
l’esprit malin ». À la réponse que le Diable exige : « voilà ce dont mon désir est le
nom », se substitue alors un : « toi qui m’interroges, tu es le mal ». Voilà comment
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le diable comme figure du mal est né d’esprits mal tournés.
Eh oui, puisque le diable est dans les détails, c’est dans les détails même du style
de Lacan et ce dont il fait signe – un puissant esprit, un grand analyste – que ses
détracteurs, mais aussi ses admirateurs l’ont parfois rencontré.
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Lacan apparaît à certains sous les traits d’un chameau. Savent-ils seulement le
reconnaître pour ce qu’il est ?
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Lacan avec et contre Sartre
Sujet, angoisse, contingence en psychanalyse
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Clotilde Leguil
Dans un essai récent, très riche, consacré aux différentes conceptions de l’hu-
manité depuis l’Antiquité jusqu’aux neurosciences, le philosophe Francis Wolff fait
référence au paradigme structuraliste propre au XXe siècle selon lequel « ce qui est
proprement humain doit pouvoir se passer de sujet »1. Jacques Lacan est alors cité aux
côtés de Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Roland Barthes parmi les penseurs
ayant contribué à l’édification des sciences humaines « visant en l’homme ce par quoi
il n’est pas sujet ». Si ce rapprochement entre l’élaboration psychanalytique de Lacan
et les penseurs français structuralistes du XXe siècle a toute sa légitimité, il est cepen-
dant insuffisant pour rendre compte de ce que continue d’apporter l’enseignement
de Lacan au cœur d’une époque, le XXIe siècle, qui ne veut plus reconnaître aucune
spécificité à l’être humain, dorénavant conçu comme être vivant comme les autres.
Faire de Lacan un penseur des sciences humaines revient à passer sous silence la
singularité de sa position dans le paysage structuraliste de son époque, qui consiste
à repenser la pratique de la psychanalyse à partir de la notion de sujet. Tout en
prenant acte de la façon inédite dont il a introduit le structuralisme dans la psycha-
nalyse freudienne, il nous paraît intéressant de rendre compte d’une autre rencontre,
plus ambiguë, entre la théorie lacanienne et la philosophie de l’existence, sous les
espèces de la philosophie sartrienne. Il est courant de souligner la reprise lacanienne
de la philosophie de Hegel dans le premier temps de son enseignement, le condui-
sant à concevoir la cure selon le paradigme de la dialectique de la reconnaissance. Il
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est plus rare de voir mentionner la confrontation de Lacan à Sartre : non pas tant une
relation d’opposition qu’une relation de détournement, d’emprunt, de reprise subver-
sive, permettant à Lacan de se déprendre lui-même de ce qui avait pu le marquer
dans cette philosophie française de l’après-guerre. Précisons que le Sartre qui intéresse
Lacan est toujours le premier Sartre, l’auteur de L’Être et le Néant ; d’ailleurs, en
1964, alors que Sartre s’est lui-même éloigné de son ontologie phénoménologique,
c’est encore à celle-ci que Lacan fait retour.
Il n’est pas question pour autant d’oublier la critique radicale émise à juste titre par
Lacan à l’égard de la psychanalyse existentielle (sartrienne), étayée sur le refus de recon-
naître l’hypothèse de l’inconscient et donc, sur le choix du philosophe d’identifier le
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sujet à la conscience. En aucun cas la psychanalyse lacanienne ne prolonge ladite
psychanalyse existentielle, puisque Lacan inscrit l’ensemble de son élaboration dans un
rapport à Freud – retour à Freud mais aussi confrontation aux impasses que Freud a
rencontrées lui-même. Il s’agit plutôt d’apercevoir comment l’usage subversif que Lacan
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2. Précisons – comme Jacques-Alain Miller a pu le souligner dans son cours sur « L’Être et l’Un » – que cette référen-
ce à l’ontologie disparaît totalement dans le dernier enseignement de Lacan [cf. Miller J.-A., « Progrès en psycha-
nalyse assez lents », La Cause freudienne, Paris, no 78, juin 2011, p. 151-206].
3. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 176-177.
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du signifiant sur la destinée du sujet.
En 1962-1963, en redéfinissant l’objet angoissant après Freud, Lacan se confron-
tera à nouveau avec la notion d’angoisse existentielle, pour en dévoiler le fondement
inversé. Ce n’est plus tant le manque d’être qui est angoissant dans la perspective
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conscience se voit mis au service d’une refondation de l’inconscient. C’est ainsi que
Lacan s’inscrit de façon paradoxale dans le paysage structuraliste de son époque, en
rendant compte des effets de la structure sur un sujet confronté à ce qu’il a perdu dans
sa rencontre avec le langage, à cette part qu’il ne retrouvera jamais plus et que le
langage lui-même ne peut récupérer.
Cette position singulière de Lacan nous fait apercevoir en quel sens la psychana-
lyse n’est pas une science humaine, mais une praxis ne cherchant nullement à
objectiver l’humain, et continuant de faire valoir l’expérience irréductible du sujet qui
parle, bien qu’il ne sache pas toujours ce qu’il dit. En ce début du XXIe siècle où
l’antihumanisme a pris les figures nouvelles de l’animalisme et du neuroscientisme,
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nous dirons alors que l’élaboration de Lacan apparaît comme un discours qui, sans
renoncer à la rationalité de la structure, reconnaît au sujet et à son témoignage de
l’expérience analytique une valeur pour fonder la psychanalyse elle-même.
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Lacan l’hospitalier
François Leguil
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A vant ce qu’il nommait, non sans réserve, « ses présentations de malades », dans un
bureau proche de la salle de conférence, dite « amphithéâtre Magnan », Jacques Lacan s’en-
tretenait avec les psychologues et les médecins de la femme ou de l’homme qu’il allait
rencontrer. Plus de trente ans après, on raconte sur place qu’en raison du réaménagement
de ces édifices presque antiques, il est envisagé que cette petite pièce soit bientôt trans-
formée en jardin d’intérieur. Est-ce déjà certain, ou un désir encore en gésine ? Qu’im-
porte. On peut penser que Lacan n’aurait pas désapprouvé ce projet, qu’il en aurait
apprécié le charme et la volonté d’agrément qui, par une sorte d’inclusion d’un extérieur
dans l’intérieur, rappelle joliment qu’il savait évaluer le statut des effets de sa présence à
l’hôpital : « mon dire à Sainte-Anne fut vacuole, tout comme Henri Rousselle »1.
Il faut ici peser les mots qu’on lit. Lacan n’a pas écrit : mon dire à Sainte-Anne fut
vacuole, tout comme à Henri Rousselle. Il n’est pas illégitime de comprendre : tout
comme Henri Rousselle fut vacuole ! En effet, Henri Rousselle n’est pas le nom d’un
service dans l’hôpital Sainte-Anne, mais celui d’un hôpital… dans l’hôpital. En 1972,
la première livraison de la première partie de « L’étourdit » eut lieu dans un volume
célébrant le cinquantenaire de la création de cette institution installée à l’intérieur de
l’hôpital Sainte-Anne ; à l’intérieur, mais à part, ne serait-ce que par l’artifice d’une
nomination singulière. Ancien interne, peu après la fondation de 1922, Lacan savait
qu’Henri Rousselle avait été conçu afin qu’un espace de soins, d’écoute et d’accueil
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fût destiné aux patients qui souhaitaient y être librement reçus et traités sans s’y
trouver contraints par la loi.
Henri Rousselle dans Sainte-Anne, la symbolique n’est pas indifférente : en 1967
déjà, en marge de sa présentation, mais dans le même lieu, en s’adressant aux jeunes
médecins étudiant la spécialité psychiatrique, Jacques Lacan, en louant le Michel
Foucault de l’Histoire de la folie à l’âge classique, faisait sienne la thèse selon laquelle
« la position psychiatrique est parfaitement définissable historiquement », dans « cette
mutation essentielle du traitement de la folie dans les registres du sacré et son abord
humanitaire, soit l’enfermement »2. Il notait la fin de cet « abord humanitaire » et de
cette pratique hospitalière accoucheuse de la clinique d’observation, celle des noso-
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graphies classiques : depuis, dans la psychiatrie « entrée entièrement dans la dyna-
mique pharmaceutique […] se produisent des choses nouvelles : on obnubile, on
tempère, on modifie », mais, d’un point de vue clinique, on n’invente plus rien qui
oriente plus avantageusement sur « le sens des phénomènes ».
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Préciser ce contexte n’est pas dicté par un souci vétilleux de l’histoire. En 1972,
à trois cents mètres de l’amphithéâtre Magnan, Lacan revient en effet à Sainte-Anne
« pour parler aux psychiatres […] dans ce qu’on appelait au temps où on était
honnête un asile […]. Les gens qui sont ici, au titre d’être entre les murs, sont tout
à fait capables de se faire entendre, dit-il […]. C’est autour de cette malade que j’ai
épinglée du nom d’Aimée […] que j’ai été aspiré vers la psychanalyse. Il n’y a pas
qu’elle bien sûr. Il y en a eu quelques autres avant et puis il y en a encore pas mal à
qui je laisse la parole. C’est en ça que ça consiste ce qu’on appelle mes présentations
de malade […], cette sorte d’exercice […] qui consiste à les écouter, ce qui évidem-
ment ne leur arrive pas à tous les coins de rue »3.
En ce point se trouve une particularité sensible de l’action constante de Jacques
Lacan à l’hôpital pendant toute la durée de son enseignement : dans cette période
cruciale, le discrédit qui atteignait le savoir psychiatrique, accusé d’académisme arbi-
traire et discriminatoire, était ressenti comme jamais. Un grand nombre de prati-
ciens estimait que la présentation de malades en représentait l’exemple caricatural.
Passant outre l’hostilité de certains de ses élèves les plus en vue, Lacan en maintient
l’exercice et dit pourquoi. Ce qu’il explique, en 1972, dans la chapelle de l’hôpital
Sainte-Anne, on en trouve le principe dès son Discours de Rome, en 1953 : « La
science gagne sur le réel en le réduisant au signal. Mais elle réduit aussi le réel au
mutisme. Or le réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler. »4
Dès ses premiers Séminaires, jusqu’à leur fin, Lacan affichait son ambition ;
non pas agencer une explication de plus des souffrances mentales et morales dites
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pathologiques, mais aller au cœur : « pénétrer […] l’essence de la folie »5. Un désir
de savoir, qui change la donne et l’histoire de la clinique, un désir opiniâtre et d’une
hardiesse épistémologique difficilement comparable à celle de ses contemporains,
issus pourtant du même moule que lui, anima la poursuite régulière de cette pratique
pendant trente ans et davantage. Ainsi interrogeait-il ses collègues psychiatres dès
1946 : « l’originalité de notre objet est-elle de pratique – sociale — ou de raison –
scientifique ? »6 En 1976, l’indication que « la psychose, c’est ce devant quoi un
analyste ne doit reculer en aucun cas »7 ne renvoie à aucune intrépidité soignante ;
elle témoigne d’une exigence intellectuelle de recherche permanente et de la volonté
rationnelle d’une élucidation décisive sans laquelle la découverte freudienne de
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l’inconscient se déconsidérerait en ne questionnant pas l’apparente déraison des
souffrances les plus opaques, mais hélas, certaines : « c’est la raison pour laquelle je
vous fais des présentations de malades »8.
Ces rencontres étaient parfois critiquées par des élèves proches qui considéraient
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sans gêne qu’il ne s’était « pas senti tenu de s’interroger » sur « la pratique de ses
présentations de malades », qu’il y avait cherché « de la manière la plus classique […]
les exemples propres à justifier son interprétation des cas », qu’il y apportait « malgré
lui, sa caution à une pratique psychiatrique traditionnelle où le patient sert de matière
première au discours, où ce qu’on lui demande, c’est de venir illustrer un point de
théorie sans que cette illustration serve le moins du monde ses intérêts »9.
Ceci est faux : Lacan ne cessait de se questionner sur les enjeux et la portée de sa
venue régulière à Henri Rousselle. Les citations qui feraient foi de ce souci constant
sont légion dans son Séminaire. Lacan interpellait sans relâche les membres de
l’équipe qui s’occupait des patients. Dans l’entretien qu’il avait au préalable avec les
médecins et psychologues, il attendait qu’on lui explique les raisons du choix de tel
ou tel, qu’on ne lui dissimule pas ce qui était espéré de sa rencontre avec lui, qu’on
fasse état de ce qui avait été réalisé avec lui et fait pour sa situation, de ce qui était
prévu et projeté. Il n’encourageait jamais les tentatives de réduire une histoire clinique
à ce qu’il avait conceptualisé dans ses Écrits et ses Séminaires. Il n’approuvait pas
qu’on se serve d’un savoir général pour justifier une décision de soin qui ne prenne
pas d’abord en compte la particularité subjective de chaque personne. Lacan voulait
que chacun s’engageât dans la charge qui lui incombait ; il n’accueillait pas avec
faveur celui ou celle qui se retranchait derrière la seule indication des traitements
médicamenteux prescrits. Il s’inquiétait enfin souvent du sort de ceux avec qui il
s’était entretenu. Lacan s’informait du devenir des malades, s’étonnait d’un succès
inespéré, s’avisait d’une aggravation, vérifiait la place réservée à ses conseils.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 103.
6. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 154.
7. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, Paris, no 9, 1977, p. 12.
8. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, op. cit., p. 87.
9. Mannoni M., citée par Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », in La Conversation d’Arcachon,
Paris, Agalma / Le Seuil, 1997, p. 291.
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désir de paternité ? Étions-nous fondés à souhaiter que quittent l’hôpital ceux pour
qui nous ne repérions pas encore clairement le vrai motif qui les avait fait entrer ? »10
Lacan accueillait ces questions et prenait le temps d’y reconduire ses interlocuteurs
lorsque ceux-ci prétendaient s’en éloigner. Il prenait le risque de se tromper et
acceptait de devoir s’en expliquer avec le patient en lui reparlant dans un entretien
moins public. « Dans le choix de cette clinique du cas contre la tradition classique
du tableau »11, son attention à ce que d’autres psychiatres ou psychanalystes tenaient
pour des détails, se manifestait aussi bien par des réponses pénétrantes, ou décon-
certantes, invariablement énigmatiques dans le prosaïsme d’un étonnant respect du
concret. Le soutien qu’il fournissait à une décision qu’il trouvait adéquate, l’expres-
sion de sa perplexité, lorsqu’il considérait en revanche qu’une orientation d’action ne
convenait pas, son abstention quand il estimait qu’il n’avait pas à se mêler de telle
étape d’une démarche thérapeutique et, jusqu’au terme de sa pratique, la mémoire
qu’il conservait d’événements apparemment mineurs, prouvait que son intérêt pour
les affaires ordinaires des gens n’était pas contrefait. Il n’était pas difficile de
comprendre que son goût affiché pour les contingences répondait à son vœu que les
choses soient prises à la lettre. Tout cela ne ressemble guère à l’enrôlement des peines
d’un malheureux dans une entreprise d’exhibition pédagogique !
Le souvenir gardé du style de Lacan à sa présentation permet d’évoquer le double
paradoxe de sa pratique hospitalière. Le premier est celui de la subversion intégrale
de l’exercice le plus classique de la médecine clinique enseignante : il montrait à
l’hôpital que, lorsqu’il s’agit du sujet de l’inconscient, on enseigne surtout ce que l’on
ne sait pas. Le second est celui d’une économie extrême de moyens rhétoriques, d’une
grande modestie de mouvements et de gestes, contrastant avec la tentation du specta-
culaire à laquelle semblent avoir cédé les maîtres célèbres de la discipline. Le tableau
10. Lazarus-Matet C., Leguil F., « Lacan à Sainte-Anne », in Qui sont vos psychanalystes ? (s./dir. J.-A. Miller), Paris,
Seuil, 2002, p. 521.
11. Leguil F., « À propos des présentations cliniques de Jacques Lacan », in Connaissez-vous Lacan ? (coll.), Paris, Seuil,
1992, p. 120.
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d’André Brouillet Une leçon clinique à La Salpêtrière montre Charcot désignant l’opis-
thotonos de sa patiente, Blanche Wittmann : comment s’empêcher de penser qu’en
sollicitant de la sorte la crise de la jeune femme, il en accentuait la pâmoison ?
Maupassant, parfois, était présent dans l’assistance, comme Sartre plus tard fréquen-
tera les présentations d’Henri Claude, l’un des professeurs, à Sainte-Anne, de Jacques
Lacan. Devant Charcot, Freud, impressionné, obtint une reproduction du tableau de
Brouillet pour l’accrocher non loin de son divan de psychanalyste.
Il est possible de donner une idée de la façon dont Lacan, jeune interne des
Hôpitaux de la Seine, a été « introduit » dans la théâtralité de cette transmission
traditionnelle du savoir clinique, en convoquant les témoignages de ceux qui assistaient
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avec lui aux présentations de Clérambault, son « seul maître en psychiatrie »12. « On
n’interroge pas les malades, on les manœuvre, telle était sa formule d’examen. Par un
mot, par un simple geste ou un silence, il guidait l’aveu réticent d’un délirant. Il fut
“un confesseur de génie”, et l’on ne pouvait guère échapper à la perspicacité de son
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surnombre, apprentis »16 ? L’étrange est que Lacan y tenait : « cette présentation bien
sûr est faite pour quelqu’un ; quand on présente, il faut toujours être au moins trois
pour présenter quelque chose »17. Privée du confort des connivences, mais nécessaire
pour neutraliser par sa présence contestée tous les semblants de l’entente, pour inter-
dire la clôture imaginaire du « colloque singulier », l’assistance se trouvait engagée
dans l’effort d’une parole tendue entre le refus des brutalités d’un interrogatoire et
celui de l’artifice des confidences. Il était clair pour tout un chacun que Lacan ne
venait pas à l’hôpital pour y vérifier ce qu’il savait, ni pour offrir à quiconque
l’occasion de se protéger de l’appréhension angoissée du réel de la folie. La dignité
des malheurs exposés, que n’offensait plus la prétention d’en connaître par avance
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les raisons, apparaissait alors dans sa capacité de faire de chaque rencontre un
événement absolu. Par sa volonté régulière et patente « d’opérer » à partir d’un non-
savoir, Lacan semblait inviter le patient qui lui parlait et les gens qui écoutaient à le
rejoindre dans la communauté de ceux qui cherchent. Son mécontentement lorsqu’il
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16. Ibid.
17. Lacan J., « Clôture », intervention de clôture des Journées de l’École freudienne de Paris sur Les mathèmes de la
psychanalyse, in Lettres de l’EFP, no 21, août 1977, p. 509.
18. Ibid.
19. Cf. Miller J.-A., « Nous sommes poussés par des hasards à droite et à gauche », La Cause freudienne, no 71, 2009,
p. 63-71.
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Lacan superviseur
Viviane Marini-Gaumont
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libres de leurs mouvements n’était pas pour me déplaire, même si, étant donné mon
inexpérience, cela pouvait m’angoisser ; mais j’avais décidé de l’assumer, du fait de
mon transfert à Lacan, dont la voix amusée résonnait souvent à mes oreilles avec un
ton qui devenait au fur et à mesure plus bienveillant, et dont le sourire flottait dans
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les arbres, comme le sourire du chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé, il y avait donc moi, et dans la grande cour,
déambulant et vociférant, il y avait Fabrice. C’était un grand escogriffe avec un cou
de héron, âgé d’une vingtaine d’années et qui en avait déjà passé plus d’une dizaine
dans différentes institutions dites lacaniennes. Il était là depuis plusieurs mois et
personne ne l’avait encore pris en charge.
Décision
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avait trouvé ça magnifique et Fabrice me remit le lendemain la liasse de papiers roses.
Mon séjour à Laborde se terminait. J’avais mis au point entre Fabrice, sa famille
et l’institution des rendez-vous avec moi à Paris, mais jamais je ne le revis.
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Deux ans après, Oury m’envoya une jeune psychologue de Laborde qui allait
reprendre, me dit-elle, la cure de Fabrice et me réclamait donc le fameux texte resté
dans les mémoires. Bien sûr, il n’en était pas question, mais je lui dis que je voulais
bien la prendre en contrôle – alors que je n’avais toujours pas reçu d’autre patient.
L’expérience magnifique se poursuivait. Mon culot les a peut-être surpris, mais ma
réponse, tout en me surprenant davantage encore, m’était tout à coup apparue
comme un acte que je m’empressai de raconter le lendemain à Lacan, en ajoutant que
ce texte m’avait été adressé et qu’il n’était pas question que je le leur rende. Et Lacan,
très sérieux cette fois, acquiesça : « Absolument ma chère ! »
Quelque temps après, je parlai sur le divan d’une première patiente que l’on venait
de m’adresser. Quand je me relevai, Lacan me demanda une fois et demi le prix de
ma séance « parce que c’était un contrôle », dit-il. Et comme je protestais en disant
que j’avais parlé de moi, il ajouta : « Mais oui, c’est ça un contrôle. » C’était un
vendredi. De toute la semaine je ne parlai absolument plus de cette patiente, mais à
la fin de la séance du vendredi, alors que je partais, Lacan m’arrêta et me dit d’un ton
ferme : « Alors, on le fait ce contrôle ? »
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Lacan, l’École
Jean-Daniel Matet
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encore »3. Cette fois, plus de tergiversation ; j’envoyai sans tarder ma demande d’en
être, me retrouvant dans ce tas, ces « Mille » qui répondaient. Une nouvelle associa-
tion analytique allait naître très vite, et j’apprendrais, à cette occasion, la leçon de
Freud – reprise par Lacan – exigeant que la formation des psychanalystes ne soit pas
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laissée à l’initiative de chacun, mais rapportée aux formes institutionnelles qui lui
sont nécessaires. « La Cause freudienne », puis « l’École de la Cause freudienne »
naquirent successivement de cette invraisemblable redistribution des cartes du désir
de faire École.
Quelle leçon ! L’amour et l’École étaient donc liés. De quel amour s’agissait-il ?
Le transfert à la psychanalyse qui ne supporte pas la routine supposait de se mettre
à son service. S’agissait-il de servir un idéal ? La rigueur de l’élaboration clinique et
théorique venait au poste de commande, et c’est sur cette orientation que j’ai choisi,
à chaque fois que l’occasion m’en fut donnée, de reconnaître à J.-A. Miller d’avoir
su endosser le message lacanien pour qu’il reste avec celui de Freud, toujours vivant.
Toutes les manœuvres qui auraient pu faire de l’ECF un gardien du temple ou un
musée du lacanisme furent déjouées et encore aujourd’hui, la seule question qui nous
occupe est celle de savoir dans quelle mesure l’École est à même de relever ce défi.
Je découvris progressivement que la réponse de l’École aux enjeux de la psycha-
nalyse dans la société contemporaine ne valait qu’en tant qu’elle n’était pas-toute : le
groupe français, toujours tenté de se considérer, du fait de sa proximité avec Lacan,
comme une exception, dut composer avec les inventions des Écoles en Amérique
latine puis de l’École Européenne et de l’Association mondiale. L’extraterritorialité
du cours de J.-A. Miller, qui n’est pas un enseignement de l’École de la Cause freu-
dienne [ECF], comme la création des Sections cliniques ou de la récente Université
2. Lacan J., Lettre du 10 mars 1980, adressée aux membres de l’EFP, publiée dans Delenda no 1 et dans le journal Le
Monde du 15 mars 1980 : « Delenda est. J’ai fait le pas de le dire, dès lors irréversible. » [NDLR : merci à Claire Piette
de nous avoir aidés à trouver cette référence.]
3. Lacan J., Lettre du 26 janvier 1981, Almanach de la dissolution, Paris, Navarin / Seuil, 1986, p. 24 : « Ceci est l’École
de mes élèves, ceux qui m’aiment encore. J’en ouvre aussitôt les portes. Je dis : aux Mille. »
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Jacques Lacan, décomplètent l’abri que pourrait constituer l’École pour les psycha-
nalystes. Les admissions elles-mêmes, à l’ECF, n’obéissent pas à la seule loi du mérite
analytique, car l’École s’étend bien au-delà de l’existence du groupe que l’associa-
tion constitue, si légitime et nécessaire que soit la reconnaissance d’utilité publique4
pour défendre la psychanalyse sur la scène sociale et politique. Les attaques de ces
dernières années, menaçant l’existence même de la pratique de la psychanalyse,
visaient à dissoudre ce discours sur l’intime qui reste insoluble dans le discours de la
science ; elles ont montré à quel point les instruments de défense de la psychanalyse,
à travers ses dispositifs institutionnels, étaient indispensables. L’offensive des théra-
peutes cognitivo-comportementalistes pour s’assurer l’hégémonie du discours sur les
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psychothérapies en balayant les acquis de la psychanalyse freudienne, incitait à la
vigilance et exigeait des membres de l’École une orientation ferme et une volonté de
la défendre.
Après trente ans d’existence, l’École de la Cause freudienne, et plus généralement
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C’est que la psychanalyse a un rôle à jouer dans le monde et ce qui était vrai en
1964, l’est plus encore en 2011, face à la puissance des enjeux du discours de la science
qui aspire à le submerger au point de vouloir en constituer la seule référence. Or, si la
psychanalyse freudienne dérange les discours établis, c’est en tant qu’elle mise sur
l’existence de l’inconscient qui échappe aux formes de chiffrages qui se généralisent
pour appréhender les termes du collectif au mépris du singulier. Pourtant, c’est ce
dernier qui – les décisions politiques en témoignent chaque jour – est aux commandes
de l’acte. Cela suppose que la cohérence de la psychanalyse comme praxis, c’est-à-dire
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dans sa théorie, comme dans son expérience, ne se soutienne pas de savoirs éclec-
tiques, mais de la cohérence de sa démonstration. C’est en ce sens que l’organisme
proposé par Lacan en 1964 dénote, devant le renforcement de ces enjeux, une actua-
lité neuve et que les psychanalystes disposent, avec l’instrument École, d’un outil
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Cela suppose que les instances de l’ECF n’épargnent rien pour accueillir et donner
« le retentissement qu’ils méritent »9 aux travaux de ceux qui viennent à l’École. Les
cartels, bien qu’ils ne soient plus le lieu exclusif de l’élaboration, comme l’avait
souhaité Lacan en 1964, conservent un attrait dont leur nombre témoigne. La fonc-
tion du plus-un que cette petite cellule de travail utilise va bien au-delà du cartel lui-
même : d’une part, par l’éclairage que donne, en l’incarnant, celui qui provoque et
met en valeur le travail de ceux qui l’ont choisi ; d’autre part, pour empêcher les
effets de groupes et de leadership. Cette fonction de plus-un complète le principe de
la permutation dans les charges institutionnelles, inscrit dans les statuts, qui a permis
à l’École d’éviter les hiérarchies – où « la charge de direction [constitue] une chefferie
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dont le service rendu se capitaliserait pour l’accès à un grade supérieur »10 – et permet
à ceux qui ont exercé des responsabilités de ne pas être perçus comme « rétrogradés
de rentrer dans le rang d’un travail de base ». C’est une expérience sociale originale,
efficace et adéquate à l’expérience analytique que Lacan a ainsi promue ; nous avons
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9. Ibid.
10. Ibid., p. 229-230.
11. Ibid., p. 231.
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constituée comme le laboratoire d’une expérience limitée pour des sujets qui ne
s’adresseraient pas directement à un psychanalyste.
Politique du sinthome
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l’expérience analytique s’est renforcée, ce n’est plus pour faire accéder la psychana-
lyse au rang d’une science. Avec le sinthome, l’expérience analytique du bien-dire
aboutit à un reste qui détermine, en même temps, comme inconscient réel, l’existence
du sujet. La tentative d’introduire une « subjectivation […] d’inspiration complé-
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mentaire » dans certaines sciences a rencontré une résistance très vive, en ce début
du XXIe siècle, renforçant « la dérive politique qui se hausse de l’illusion d’un condi-
tionnement universel »12. Cela reste un enjeu de notre action.
Le mouvement des Forums a mis en lumière, pour la faire reculer, l’hydre mena-
çante qui visait à proscrire toute subjectivation dans les entreprises thérapeutiques et
dans la médecine, démontrant que l’alliance avec le réel rencontré dans la clinique
restait le meilleur allié du psychanalyste. Si l’École comme association n’a pas repris
l’organisation en trois sections, c’est qu’elle inclut, au-delà, ce qui la décomplète :
Champ freudien, Uforca, Université Jacques Lacan. En maintenant son cours à l’orée
de cette École, J.-A. Miller a permis à celle-ci d’y trouver le gage de son orientation
à partir de la lecture et de l’interprétation de l’enseignement de Lacan qu’il nous
donne.
En ce sens, l’« Acte de fondation » de Lacan en 1964 allait bien au-delà de la créa-
tion d’une association française pour la psychanalyse. Il a été et reste le ferment d’un
monde institutionnel qui a su éviter l’écueil d’une église ou d’une armée pour que
s’affirme, en intension et en extension, la présence du discours psychanalytique. Son
influence dans le champ intellectuel, culturel, comme dans celui d’une conception
contemporaine de la thérapeutique, ressortit plus que jamais de la responsabilité de
l’analysant et de l’analyste qui inscrivent leur travail dans l’École de Lacan. En se
défiant des idéalismes, avec la boussole du réel de l’expérience que seul le transfert
analytique permet d’approcher, l’École de Lacan est un organisme vivant susceptible
d’assurer l’avenir de la psychanalyse.
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Lacan avec Antigone
Laure Naveau
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Elle se lamente, pourtant, devant le destin cruel qui est le sien. La dure Antigone,
héroïne implacable qui ne connaît ni la crainte ni la pitié, gémit devant la décision
qui la prive des joies de l’amour, du plaisir et de la maternité. « Tu touches à ma
hantise la plus pénible, ce sort de mon père, triplement lamenté, tout notre sort, de
nobles Labdacides. Ioh ! l’erreur de ces noces maternelles, l’incestueuse étreinte de
mon père et de ma pauvre mère, desquels, infortunée, je naquis, auprès desquels,
maudite et non mariée, je m’en vais maintenant établir ma demeure. »4 Si cette accu-
mulation de malheurs remonte au grand-père d’Antigone – Laïos qui, selon la
légende, aurait perdu trop tôt son père Labdacos –, Œdipe, père d’Antigone, ne lui
a pas seulement transmis la malédiction qui pèse depuis lors sur sa famille ; comme
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le fait remarquer George Steiner dans son livre Les Antigones5, Œdipe a aussi transmis
à sa fille ce que les Grecs appellent l’húbris, la démesure. Non seulement elle en hérite,
mais elle la cautionne de cet amour, passion véritable qui la porte à lui rendre avec
ferveur les honneurs dus aux morts ; car le frère mort lui est devenu irremplaçable.
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Dans cette version vers le frère-père, l’héroïne est déjà inscrite dans la zone de « l’entre-
deux-morts »6. Avec Antigone, Lacan interroge donc ce qu’il advient des corps après
la mort, et son analyse de l’entre-deux-morts le conduit à rapprocher la jeune
vierge… du marquis de Sade.
L’éclat d’Antigone lui vient du prix qu’elle paye pour son désir ; prix « inhumain »
qui donne accès à l’au-delà de la limite de l’entre-deux-morts. L’ayant prise en flagrant
délit de vouloir ensevelir son frère Polynice, considéré comme traître à la Cité, Créon,
inflexible, la condamne au supplice d’être emmurée vive dans son tombeau. Aux lois
de la Cité qui interdisent de donner sépulture à un traître, Antigone oppose en effet
la loi du sang, non écrite, loi de la famille, même maudite. Ni elle, qui persiste dans
l’amour du frère mort irremplaçable, ni Créon, pour qui prime la sûreté de l’État, ne
céderont. Pour rendre les derniers honneurs à son frère, elle paye de sa vie, tandis que,
pour défendre la sûreté de l’État, Créon ne fléchit pas. Quand Tirésias fait entrevoir
à celui-ci le malheur qui l’attend, il est trop tard : Antigone s’est pendue ; Hémon,
son propre fils, se donne la mort sous ses yeux ; et lorsqu’il rentre au palais, portant
son corps, il trouve Eurydice, son épouse, qui n’a pas voulu survivre à leur fils. Ce
destin, que Lacan nomme l’Atè 7 d’Antigone, a fondu sur son adversaire, son oncle
maternel, Créon : « Antigone perpétue, éternise, immortalise cette Atè. »8
Au-delà de l’acte d’Antigone, au-delà de son sacrifice, la plus essentielle des
pulsions est à l’œuvre : la pulsion de mort comme pure répétition.
4. Sophocle, « Antigone », in Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, Paris, Gallimard, coll. Bibl. de La Pléiade, 1967, p. 601-602.
5. Steiner G., Les Antigones, Paris, Gallimard, 1986.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 315-333.
7. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 323 : « L’Atè, qui relève […] du champ de
l’Autre, n’appartient pas à Créon, c’est par contre le lieu où se situe Antigone. »
8. Ibid., p. 329.
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Au-delà des lamentations qui la révèlent vulnérable, Antigone reste fidèle aux
idéaux paternel et fraternel – confondus, il est vrai, du fait de l’inceste réalisé dont
elle est le fruit : fille et sœur de son père, elle se veut sœur avant, envers et contre tout.
Dès l’aube de sa vie, Antigone était née hors de la loi des hommes, dans la trans-
gression de cette loi. L’Atè d’Antigone rejoint donc l’Atè freudienne, le Wo Es war, soll
Ich werden relu par Lacan9 : Là où c’était (hors la loi), je, Antigone, dois advenir. L’Atè
d’Antigone est là où le fait d’être La sœur, aussi bien de son père, était écrit. Là elle
rejoint son « Tu es cela », là elle réalise son désir pur dans l’éclat et la beauté.
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Qu’est-ce que la pulsion de mort ? – se demandait Freud.
Quelle est cette loi au-delà de toute loi, qui se pose comme structure dernière,
comme point de fuite de toute réalité possible ?
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Antigone nous éblouit parce qu’elle ne cède sur aucun supposé bien. Elle devient
ainsi l’emblème de cette position désirante, à l’opposé du court-circuit qu’implique
la morale des biens, du corps offert comme bien que l’on s’échange et partage. À
aucun moment, elle n’accepte l’échange. Contrairement à ce qu’évoque son sacri-
fice, elle n’est pourtant pas du côté du masochisme : c’est en effet la pulsion de mort
qui la gouverne ; elle brave l’interdit de Créon qui la condamne pour atteindre la zone
de l’entre-deux-morts, où elle rejoint son désir pur. C’est l’accès à cette limite qui a
sur nous un tel effet d’éclat.
Antigone ne franchit pas le mystère, elle s’arrête avant. Mais elle est passionnée
et va jusqu’au bout de sa passion familiale. Contrairement à Lol, l’héroïne de Margue-
rite Duras que Lacan évoquera plus tard10, elle n’épie pas : plutôt est-elle, comme
son père, aveuglée. Cette passion d’Antigone pour son frère mort est passion de l’être,
passion pour l’être frère, pour le signifiant frère. Lorsque Antigone choisit la mort, elle
se situe au-delà de la faute, de la crainte et de la pitié, dans un au-delà qui la distingue
et qui fait d’elle cette héroïne éclatante de beauté tragique.
Selon Lacan, l’analyste est celui pour qui est advenu le « désir d’obtenir la diffé-
rence absolue »11.
Au moment où il donne son Séminaire L’éthique, il insiste sur la dimension de
franchissement de la limite quant à l’expérience du désir : au-delà de la scène du
fantasme, l’analyste a aperçu ce qui l’aveuglait. Loin du mythe familial, Lacan fait du
9. Cf. notamment Lacan J., « La chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 416-418.
10. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 191-197.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 248.
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rapport à l’inconscient tel qu’il a été ouvert par Freud. »14
L’analyste lacanien porte la marque d’Antigone au sens où il paye quelque chose
pour tenir sa fonction, mais il ne le paye pas de sa mort ; il paye de mots, de son juge-
ment, de sa présence vivante : ainsi que le dit Lacan, « pas d’autre bien que ce qui
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12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 8 janvier 1974, inédit.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 341.
14. Ibid., p. 338.
15. Ibid., p. 370-371.
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Lacan, le Witz
Pierre Naveau
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S ans doute ses auditeurs auraient-ils été surpris, si, le 6 décembre 1967, ils avaient
entendu, de leurs propres oreilles, Jacques Lacan leur révéler que sa « Proposition… »
sur la passe « se forme du modèle du trait d’esprit, du rôle de la dritte Person »1. Que
la structure de la passe soit celle-là même du trait d’esprit retient, en effet, l’attention
des lecteurs de Lacan que nous sommes. En fait, Lacan met l’accent sur le rôle que
joue la dritte Person à qui est adressé le trait d’esprit.
La grivoiserie
C’est à propos du mot d’esprit tendancieux, dit « grivois », que Freud a intro-
duit, dans son livre sur le mot d’esprit, la troisième personne. La grivoiserie, lancée par
un homme, vise une femme et cherche à être entendue d’un autre homme, dans le
but de provoquer chez lui un rire complice. Freud insiste sur le fait que la grivoiserie
tente, devant les yeux d’un autre homme, la « mise à nu » [Entblössung] d’une femme
qui, ainsi, serait atteinte dans sa pudeur. Le refus d’une femme de céder à la tenta-
tive de séduction d’un homme est, dès lors, la condition même du mot d’esprit
obscène. Freud partage le point de vue de Stendhal : Une femme, « si elle n’est point
trop hardie, se renferme dans les bornes sacrées de la retenue féminine ». Elle ne
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supporte pas le « sexuel dévoilé » [das unverhüllte Sexuelle]. Cette « retenue fémi-
nine » sert donc de prétexte à l’expression de la goujaterie, de l’impudence et de l’ar-
rogance masculine.
Un lapsus calculé
L’on se souvient de la façon délicate dont Lacan évoque le livre de Freud : « Ici,
tout est substance, tout est perle »2. Lacan s’intéresse, avant tout, à l’effet que produit
la pointe d’un mot d’esprit : « L’esprit, qui vit en exilé dans la création dont il est
l’invisible soutien, sait qu’il est maître, à tout instant, de l’anéantir ». Il aborde alors
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le mot d’esprit comme un « lapsus calculé » – chose constante depuis 1953 jusqu’à
« Télévision »3. La bévue satisfait le désir secret du sujet qui lance les dés du mot
d’esprit sur la table de jeu comme on jette un pavé dans la mare : « Oui, je mens !
Oui, je triche ! Oui, je suis un goujat ! » – semble-t-il s’écrier, heureux de jeter le
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Le mot d’esprit ? « Ça consiste à se servir d’un mot, dit Lacan, pour un autre
usage que celui pour lequel il est fait ». « Chiffonnez-le un peu »6 et vous obtiendrez
non pas un beau, mais un bon mot, un mot tout court. Lacan subvertit ainsi le propos
de Freud qui, dès les premières lignes de son livre, rappelle que l’objet du comique
est das Hässliche, le laid. Il opère un déplacement. Ce n’est pas l’objet du mot
d’esprit qui n’est pas beau, mais le mot d’esprit lui-même. L’éthique l’emporte sur
l’esthétique, eût dit Kierkegaard. Chaque mot d’esprit, toujours particulier, toujours
rebelle, objecte à une économie où règne la valeur d’échange.
Si la passe a placé la psychanalyse sous le signe du mot d’esprit, c’est que sa
pratique est « sans valeur ». Le mot d’esprit surprend et éclaire. Il dévoile le grain de
réel – voix ou regard – que cerne le signifiant à l’instant où la jouissance de la langue
fait irruption sur la scène de l’énonciation.
2. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 270.
3. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 545.
4. Cf. Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 204.
5. Lacan J., « Télévision », loc. cit.
6. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçons des 19 avril & 17 mai
1977, in Ornicar ?, no 17-18, 1979, p. 16 & 21.
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Le paradoxe du mot d’esprit, c’est qu’il est ce qui noue un lien social. Il « n’y a
pas de trait d’esprit solitaire »7. C’est l’acquiescement, même gêné, de l’Autre et c’est
son rire, à l’occasion complice, qui attestent que le mot a fait mouche. Il s’agit, dit
Freud, de mettre les rieurs de son côté. Pourtant, le mot d’esprit, même s’il n’est pas
unique en son genre, n’en est pas moins Un. La jouissance, qui, à cet instant-là, fait
irruption dans la langue, l’isole dans sa solitude à nulle autre pareille. Ainsi le
mendiant se vante-t-il de ce qu’un riche banquier l’a traité d’une façon tout à fait
famillionnaire. En forgeant ce mot pour le mettre dans la bouche du Schnorrer, Henri
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Heine, poète va-nu-pieds, se venge. Son oncle fortuné ne lui a-t-il pas refusé la main
de sa fille ?
De même, en ironisant sur le sort du veau d’or devenu bon pour la boucherie, non
seulement il remporte une joute oratoire contre un poète rival, mais, une fois de
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plus, il fait rire aux dépens d’un riche banquier. D’une pierre deux coups, donc ! Qui
semblait valoir son pesant d’or, se retrouve, par le truchement du mot, morceau de
viande à l’étal du boucher. Sous l’éclat du mot, la vérité amère est nue.
L’ingratitude de l’énonciation
7. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 97.
8. Ibid., p. 93.
9. Ibid., p. 112.
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Un mot d’esprit se prépare – ponctue, donc, Lacan. Tout d’abord, il sidère, car il
frappe par le nonsense qu’il fait entendre ; puis, il éclaire, à l’instant où une lueur de
sens apparaît pour disparaître aussitôt. Le voile s’écarte, mais, aussitôt, retombe. Bref
instant d’ouverture, instant fugitif d’un battement, d’un achoppement, d’un aperçu.
Sidération et lumière, souligne Freud. C’est alors que, pris dans cet instant de voir,
l’auditeur éclate de rire.
Dans le fond, la passe, qui n’est pas la fin de l’analyse et qui, elle aussi, met en
cause la pudeur en fonction des contingences de l’intime, semble avoir été inventée par
Lacan pour que puisse être entendu, dans un récit qui tend à faire virer le tragique vers
le comique, ce qu’il appelle, dans le Séminaire V, « le scandale de l’énonciation »10.
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Lacan et la philosophie :
un puits sans fond
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Pauline Prost
Tout tourne autour de la question de la vérité qui, comme chacun sait, sort du
puits. Jacques Lacan attend peu de cette splendide apparition. En conclut-il pour-
tant qu’elle s’y noie, dissoute et engloutie dans l’océan du langage, où tout peut se
dire ? On n’est pas si facilement quitte avec la vérité, comme l’atteste le débat qui
inaugure la Philosophie elle-même, sa scène primitive : le duel du philosophe et du
sophiste, jumeaux indiscernables et ennemis mortels, qui se ressemblent « comme le
loup au chien, [comme] ce qu’il y a de plus féroce à ce qu’il y a de plus apprivoisé »1.
Socrate est ce personnage ambigu, entre chien et loup : ferraillant avec les sophistes,
mais condamné comme tel, ironique et ratiocineur, dressé contre les puissances du
sacré. Dans cette posture équivoque, il incarne l’effet de miroir où s’échangent et
s’inversent la position du philosophe pour qui penser, c’est « dire l’Être », et celle du
Sophiste pour qui l’Être est « un effet de dire », car il n’y a que des « façons de dire ».
Aussi bien la philosophie, visant un savoir sur le réel dans les coordonnées des
sciences et des pratiques de son temps auxquelles elle donne consistance et nécessité,
rencontre, de toujours, son double sarcastique, alter ego et mauvais autre, qui vient la
sommer de fonder son dire, car celui-ci « reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui
s’entend »2. Elle est traversée par ce conflit intime, confrontée à cet adversaire immé-
morial, rongée par cet acide qui vient dissoudre ses énoncés. Cette opération prend
dans les temps modernes la forme plus rusée de l’antiplatonisme, instaurée par
Nietzsche : « guérir de la maladie Platon », c’est ébranler et destituer la notion de Vérité.
Pauline Prost est psychanalyste, membre de l’ECF.
1. Cf. Platon, « Le Sophiste », 231a, Œuvres de Platon, t. XI, Paris, Rey et Gravier, 1837.
2. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
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intime de la pensée, débusquent l’acte de dire, trace effacée par le système, recouverte
par le discours : « Nous suivons la pensée à la trace et à rien d’autre, parce que la trace
a toujours causé la pensée. »6
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Ce dire oublié derrière les dits des philosophes, Lacan le traque à sa façon. Il
trouve dans le recours à des signifiants majeurs de la philosophie le ressort et l’appui
d’une refondation des énoncés freudiens. Pratiquant la césure saussurienne du signi-
fiant et du signifié, il isole des signifiants irréductibles, disjoints des significations
diffuses dans la culture, que le penseur rassemble et fait consister. Ainsi, cassant en
deux le cogito cartésien, raturant le donc qui convertit le doute en savoir, il en dégage
le paradigme de l’inconscient freudien. Derrière la certitude du Je pense, le ça pense
freudien se profile.
Dans le même fil, il revisite le concept de transfert par une approche plus pure de
la notion de répétition, non pas retrouvaille et retour du même, mais, à l’instar de la
tuchè d’Aristote, signifiant d’une immémoriale première fois. De même, il fait
résonner avec Kierkegaard l’accent de ratage, de déception et de rencontre manquée
avec un réel, que ce manquement même révèle. Enfin, l’absolu kantien de la loi
morale, dont les résonances sadiennes dénudent le noyau de jouissance, lui offre
l’appareil conceptuel qui fonde, hors des attenances vitales de la libido freudienne,
le statut erratique et mortifère de la pulsion.
Cette opération chirurgicale culmine avec sa lecture de Platon, où, complice
encore du sophiste, il va dénicher dans un texte « pirate » d’Aristote un message
crypté, révélant un Platon nettoyé de tout idéalisme, où le paradigme du Bien désigne
secrètement l’Un du nombre pur7 : « dans les traces qu’il nous donne, […] la place est
marquée de ce que […] l’expérience de l’inconscient peut conduire à vous dire ».
3. Lacan J., « Le Séminaire », livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 12 mai 1965, inédit.
4. Lacan J., « La Chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 409.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 70.
6. Lacan J., « Le Séminaire », livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 15 février 1967, inédit.
7. Cf. Lacan J., « Le Séminaire », livre XII, « Problèmes cruciaux… », op. cit., leçons des 7 avril et 9 juin 1965, inédit.
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Ainsi Lacan, nouveau sophiste, débusque le lien caché du dire et du dit et repère
l’acte dont la trace a été effacée par le discours ; il en fait surgir le sens énigmatique,
le point d’indicible, hors monde, désarrimé de tous les énoncés qui en procèdent. Le
vrai sophiste en conclurait, d’une part, que les énoncés sont des semblants, des êtres
de fiction, d’autre part, que de l’acte lui-même, on ne peut rien dire, rejoignant
Pascal, Nietzsche ou Kierkegaard, dans le recours à une monstration : mystique,
éthique ou poétique. C’est ici que Lacan s’en sépare : la trace est faussement fausse,
car cette marque énigmatique touche au réel, dont elle autorise une nomination.
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Dans le pli qui se creuse entre l’énoncé et l’énonciation, le dire et le dit, la vérité
se cache – d’autant plus qu’elle se montre – dans le style de voilement / dévoilement
dont Heidegger fait l’emblème de son retour aux Grecs. Lacan lui rend hommage de
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« sauver l’honneur » de la philosophie « pour apercevoir […] que rien ne cache autant
que ce qui dévoile »8.
Ce retrait de l’Être, qui aime à se cacher sous les voiles de l’Étant, conduit
Heidegger à pratiquer sur le langage un déchiffrement infini, par où la Chose, au-
delà de l’objet, prodigue ses significations : ainsi, la Vérité, cachée dans le dire des
poètes, se déploie dans le quatuor de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels,
matrice de notre présence au monde. Lacan fera mathème de ce quadriparti, y traçant
les coordonnées du sujet.
Sous le règne de la métaphore, la philosophie a renoncé à « dire le vrai sur le vrai »,
se contentant de « sauver les apparences » grâce à la méthode phénoménologique, à
laquelle Lacan n’a pas été étranger : trouver du sens dans le non-sens, n’est-ce pas la
grande trouvaille de la psychanalyse ? Pourtant, Lacan rejette violemment, après les
avoir explorées, ces « simagrées phénoménologiques »9. Certes, il traque à sa façon le
sens dans le non-sens, recouvrant celui-ci du voile d’un mi-dire dont l’énigme donne
le modèle : elle fait fulgurer la vérité comme cryptée. Mais faut-il la déchiffrer ? Plutôt
Lacan va-t-il jusqu’à taxer la connaissance de paranoïaque : les apparences nous trom-
pent, notre corps… et même Dieu ? Peut-être, mais c’est folie que de vouloir, tel le
sultan, arracher après le dernier voile, la peau de la danseuse. C’est la folie d’Œdipe
qui, résolvant l’énigme de la Sphynge, la précipite… au fond du puits.
Pourtant, sachant que la nudité est encore un voile, il va, à sa façon, écorcher la
danseuse. Il s’agit en effet d’en finir avec tous les voiles, avec l’amour de la vérité, de ce
qui peut se dire et s’interpréter, et comme on dit, « faire sens ». C’est congédier la philo-
sophie, autant qu’une certaine illusion de la psychanalyse captive des pouvoirs de la
parole. Lacan franchit ce pas antiphilosophique en promouvant la catégorie ou
« dit-mansion » du réel, étroite chicane entre le « non-sens », « le hors-sens », « l’ab-sens ».
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Adepte d’un réel qui ne peut pas se dire, Lacan ne consent pourtant ni à l’inef-
fable, ni à l’indicible : ce qu’on ne peut pas dire, on peut l’écrire. La bascule de la
vérité au savoir passe par le mathème, dont le tracé silencieux est le support d’un
acte. Leur nouage inédit met la psychanalyse à l’abri de toute tentation scientifique,
mais aussi des séductions du savoir-faire, du « ça marche ». C’est un acte inédit,
inscrit dans le réseau d’un discours sans paroles, où le savoir, mis à la place de la vérité,
ne peut ni se dire, ni se transmettre : quand l’analyste parle, il n’est pas à la place de
la vérité, mais de l’« objet » qu’il incarne, il fait parler l’objet, il le fait consister, alors
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que de son savoir il n’y a que « silence écrit ». Savoir et vérité ont un curieux rapport :
s’ils ne sont pas « complémentaires », « ils compatissent », car ils ne souffrent qu’un
rapport possible : la castration11. Celle-ci ne peut se regarder en face, mais à la lueur
vacillante des « effets de vérité », tel le symptôme, nom clinique de la vérité.
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Dans le couple analytique, chacun suppose un savoir à l’autre, mais pas le même :
l’analysant, apprenti philosophe, suppose à l’analyste un savoir de sa vérité, il en
attend la révélation, recueillie dans les bribes de sa parole décomposée. De son côté,
l’analyste suppose, chez l’analysant, un savoir « insu », notion impossible, scandale
pour le philosophe, mais qui s’autorise de distinguer l’écrit du dire, le Réel de la
Vérité. Au-delà du « non-sens », qui peut toujours avoir un sens – on peut toujours
philosopher sur l’absurde – Lacan forge la catégorie du « hors-sens », ou « ab-sens »,
site du non-rapport, de l’Un sans Autre, zone abyssale où le signifiant touche au
corps, lieu d’une jouissance intraitable qui, sœur de la vérité, s’avère comme elle
« insoumise au choix du sexe, parente de la mort et […] plutôt inhumaine »12.
La vérité reprend ses droits à la parole « sous la forme de ce réel non su [qu’est]
le réel du sexe auquel, jusqu’à présent, nous n’accédons que par des travestis »13.
Penser le « Deux »
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répercutent la dyade. Le sujet, séparé de sa jouissance, toujours située au lieu de
l’Autre, Dieu ou la Femme, est « cet Un toujours évanoui, toujours contraint de se
confronter au deux »16.
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La vérité a retrouvé ses voiles. Mais c’est peut-être dans un nouveau dualisme que
la psychanalyse noue et dénoue ses attenances à la philosophie, celui du mathème et
du poème, dont la conjonction était le rêve de Spinoza.
Au poème, la psychanalyse peut prétendre : au terme de son parcours trébuchant,
la parole analysante vise à construire un épos, où les hasards et les drames d’une exis-
tence se trament dans une fiction romanesque, tragique ou tragi-comique. Mais cette
vérité, transmissible car fictionnelle, laisse ouvert le trou de l’indicible : le « tour de
force » du poète est que l’effet de sens est aussi bien un effet de trou17. Sensible à la
violence que celui-ci fait subir à l’usage commun de la langue, la psychanalyse ne
doit pourtant pas céder à son innocente escroquerie, boucher le trou grâce à la signi-
fication de l’amour.
Cette place est celle du mathème du discours de l’analyste, déployé dans les figures
topologiques. En effet, ce trou du hors-sens, au-delà même du non-rapport sexuel,
cet Un sans Autre d’une jouissance innommée, trouve avec l’objet a, incarné par la
place, et non la personne, de l’analyste, sa nomination minimale. Mais, si l’acte analy-
tique peut faire surgir en creux et en éclipse cette béance, seule une structure topo-
logique peut en restituer le statut extime, ni dedans, ni dehors.
Un puits sans fond ? Effectivement, la bouteille de Klein n’a pas de fond.
15. Lacan J., « Le Séminaire », livre XII, « Problèmes cruciaux… », op. cit., leçon du 9 juin 1965, inédit.
16. Ibid., leçon du 16 juin 1965, inédit.
17. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçons des 15 mars et 17 mai
1977, Ornicar ?, no 17-18, 1979, p. 8, 11 & 21-22.
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Lacan, Lituraterre
Marie-Hélène Roch
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L
« ituraterre », comme tout texte magnifique, pourrait être dit, être lu à haute
voix.
Ce serait consacrer la primauté de l’oral – « ce qui d’abord serait chant, mythe
parlé, procession dramatique »1 – sur l’écrit. Nous jouirions ainsi de l’illisible, sans
chercher à l’élucider. Ce serait faire l’autruche et oublier que cet écrit de Jacques
Lacan est une lettre ouverte aux psychanalystes. Il s’agit, en effet, de la condition de
la praxis lacanienne : supposer un savoir à la jouissance de l’être parlant. Or, ce savoir
est troué et c’est ce trou qui marque l’expérience de transmission ; c’est à partir de
ce trou qu’on peut entreprendre de lire « Lituraterre » à la lettre, ce qui serait, peut-
être, réaliser le vœu que Lacan y formule « d’être lu enfin convenablement »2.
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Lituraterre en est un, qui modifie littérature par simple permutation de phonèmes.
Ce qui s’entend – l’effet d’écriture – se fabrique du langage, le signifiant n’étant pas
du sens, mais du son. L’équivoque révèle la motérialité 3 de la langue et y ajoute le
silence. Ce qui s’écrit se trouve mis à terre, et la lettre – litura, rature – se révèle d’un
autre usage que le signifiant. Ce qui se lit, se lit littéralement. Lacan légitime son jeu
de mot du dictionnaire des étymologies latines – « qu’on y aille » – il y trouve lino,
litura, liturarius ; mais en prenant pour départ l’équivoque – celle dont Joyce « glisse
d’a letter à a litter, d’une lettre, […] à une ordure »4 –, c’est surtout vers le corps du
parlêtre qu’il se tourne. En effet, Lacan situe la singularité de l’être parlant à l’endroit
du lapsus du nœud borroméen. C’est là que la lettre montre sa vraie nature.
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La littérature du XXe siècle prend son départ avec Joyce, dont l’œuvre agit comme
une anamorphose. L’objet de la littérature – la lettre – s’y offre dénudé, déformé. La
littérature naît et procède de l’obscur, de l’illisible ; les vieilles stratégies narratives sont
attaquées, la matrice du roman, brisée. Ulysses, Finnegans Wake, selon Virginia Woolf
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ou Jorge Luis Borges, sont une « glorieuse défaite ». Pour Lacan, c’est un traitement
inédit de l’espace et du temps, c’est le renversement de l’orgueil en art-gueil 5.
Lacan convoque Joyce comme témoin du nouveau dans la psychanalyse laca-
nienne – l’invention d’une écriture autonome. Il en prescrit l’usage et lui donne un
objet topologique dès 1972, le « nœud bo », comme il l’appelle. Celui-ci vise à cerner
le réel et à le présenter matériellement comme à portée de main, dans la langue privée
et non dans les plis du refoulement, sans formalisation symbolique préalable. Un
maniement de l’équivoque y pourvoit, où Joyce était passé maître. « À faire litière de
la lettre », il est allé « au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa
fin »6, écrit Lacan. Sans doute s’agissait-il pour Joyce de l’empreinte qu’exerçait
sur lui la lecture de saint Thomas d’Aquin. Lacan avait relevé qu’à la fin de sa vie,
l’auteur de La Somme théologique considérait son grand œuvre sicut palea, comme du
fumier. C’est précisément là que le psychanalyste est attendu. Ce qui est attendu,
c’est son acte et la portée de son acte en termes de destitution. Dans « Lituraterre »,
cette opération finale est inaugurale. Cette torsion marque que la fin de la partie est
un nouveau départ.
Fin de partie est le titre d’une pièce de Samuel Beckett. Lui aussi témoigne d’une
œuvre exigeante, de par la position de l’auteur « qui fait déchet de [son] être »7. Sans
doute faut-il faire valoir, pour cette opération, l’expérience de jouissance, le manie-
ment ludique dont Joyce s’assure dans la pratique de l’équivoque translinguistique,
3. Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985, p. 12 : « C’est,
si vous me permettez d’employer pour la première fois ce terme, dans ce motérialisme que réside la prise de l’in-
conscient. »
4. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 11.
5. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 566. Cf. aussi Miller J.-A., « L’or à gueule de la lituraterre »,
in L’orgueil de la littérature. Autour de Roger Dragonetti, s./dir. J. Berchtold et C. Lucken, Genève, Droz, coll.
Recherches et rencontres, no 12, 1999, p. 115-126.
6. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 11.
7. Ibid.
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chapitre VII du livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Un projet ambi-
tieux pour la psychanalyse s’y découvre : « Est-il possible du littoral de constituer tel
discours qui se caractérise […] de ne pas s’émettre du semblant ? »10 Lacan s’adresse
principalement à des psychanalystes : « il suffirait, dit-il, que de l’écriture nous tirions
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un autre parti que de tribune ou tribunal, pour que s’y jouent d’autres paroles à nous
en faire nous-mêmes le tribut »11. Il engage la psychanalyse vers son réel afférent à une
politique, « la politique du symptôme » – à lire sinthome selon sa nouvelle écriture.
Dans le contexte de promotion de l’écrit en vogue dans ces années soixante-dix,
c’est sur fond de débat que Lacan promeut la voie logique de l’écrit, un pas-à-lire
littéral, « à fonder dans le littoral »12 jusqu’à construire, jusqu’à émettre un discours
de la psychanalyse qui se tienne de son réel. L’acte du psychanalyste est sollicité dans
la version que Lacan établit de la lettre comme réel précipité d’un signifiant, et en
rupture des semblants – catégorie qu’il inaugure dans ce Séminaire, livre XVIII. Les
effets d’écriture ont la structure des moments de vacillement des semblants ; la
dimension épistémique repose sur une mise en abîme du savoir. La lettre fait trou
dans le sens sexuel – C’est le message qu’a formé Edgar Poe sur la lettre 13, insiste Lacan ;
c’est ce dont le psychanalyste doit témoigner pour que ce ratage s’inscrive comme
expérience propre au réel de la psychanalyse.
Lacan situe la fonction de la lettre, du pas-à-lire, selon une ligne de clivage entre
lecture et écriture, entre symbolique et réel, entre savoir et jouissance. Il donne une
image à ce clivage, le littoral plus propre à figurer – du fait des traces du troumatisme
– les fissures, les phénomènes de frange dans la structure des événements qui agitent
l’être parlant. « La lettre n’est-elle pas proprement littorale ? » Lacan précise : « Le
bord du trou dans le savoir »14. La lettre dessine en effet la ligne, le littoral, de ce qui
va s’accentuer dans le tout dernier enseignement de Lacan : la disjonction entre le
savoir – sens sexuel de l’inconscient –, et la jouissance – qui relève de la vie d’un
8. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 37.
9. Cf. Littérature, no 3, octobre 1971, p. 3-10.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 124.
11. Ibid., p. 123.
12. Ibid., p. 117.
13. Ibid., p. 115-116.
14. Ibid., p. 117.
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corps qui se jouit. Jacques-Alain Miller en donne une lecture inédite en 2008-2009
dans son cours « L’orientation lacanienne »15. La disjonction toujours plus creusée
entre sens et jouissance interroge l’acte du psychanalyste. Comment, avec du sens
– que Lacan réduit au trou –, toucher à la jouissance, à la pulsion ? Comment des
hétérogènes peuvent-ils tenir ensemble ? C’est faire appel au savoir-faire de l’analyste
avec l’équivoque de la langue du sinthome. À la fin de « Lituraterre », Lacan amorce
des réponses.
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Pour l’heure, l’accent – le vif – est mis sur la production de la lettre comme consé-
quence du langage – de l’habite qui parle – et, pourtant, radicalement distincte, pure
trace. La temporalité est celle de l’événement, de la contingence, de l’imprévisible, de
l’instant de voir. L’espace est une topologie du vide, de l’absence de traces de vies
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15. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2008-2009, inédit ; cf. notamment « L’économie de la
jouissance », La Cause freudienne, no 77, 2011, p. 135-174.
16. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.
17. Cf. le texte de François Cheng publié dans ce même numéro.
18. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 15.
19. Ibid., p. 16.
20. Laurent É., « La lettre volée et le vol sur la lettre », La Cause freudienne, no 43, 1999, p. 30-33. Dans son article, É.
Laurent donne, p. 28, le tracé du littoral : a ) S2.
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l’ajoute comme supplément. Lacan met l’accent sur la dimension de l’acte, sur le
tracé du peintre calligraphe, sur son savoir-faire quant à ce qui s’élide « dans la
cursive » et « ce qu’il y ajoute » : l’unique trait de pinceau – « le singulier de la main
[qui] écrase l’universel »21.
Produire cette rature, c’est reproduire – la répétition est de jouissance – l’inter-
section vide, la barre horizontale du non-rapport, les disjonctions successives qui
marquent l’expérience de la psychanalyse et sa transmission. Pour le peintre calli-
graphe, le trait de rature figure « l’un unaire comme caractère »22. Pour le psychana-
lyste, il est la marque propre au parlêtre.
Tel fut, dans les années soixante-dix du siècle dernier où la question de l’écriture
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faisait rage, l’angle d’attaque choisi par Lacan pour entrer dans le débat ; telle, la part
qu’il prit en charge dans ce malentendu qui reste aujourd’hui d’une brûlante actualité.
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Lacan et l’enfant
Daniel Roy
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La liberté de l’enfant
Il nous faut le dire d’emblée : Jacques Lacan offre aux psychanalystes la possibi-
lité de rendre plus libres les enfants qu’il leur est donné de rencontrer. Il leur ouvre
la voie pour permettre à chaque enfant d’explorer la part la plus singulière de ce qu’il
est, sans qu’il soit nécessaire de lui promettre un quelconque héritage. On a voulu
faire de la psychanalyse – et les psychanalystes s’y sont prêtés – la garante des
meilleures transmissions entre générations, et faire des enfants les notaires de leur
inconscient, pour autant qu’ils veuillent bien s’identifier à un enfant. Sans équivoque,
Lacan assigne comme tâche à l’analyste auprès d’un enfant de « l’empêcher de se
répondre par exemple, même avec notre autorité, je suis un enfant »1. Ainsi ouvre-t-il
la voie à chaque psychanalyste pour se déprendre des idéaux de l’enfance, ceux de sa
propre enfance – c’est bien le moins –, mais surtout ceux que véhiculent les discours
du temps. Dans quel but ? Pour permettre à l’enfant de croiser les identifications qui
ont pour lui le plus de valeur, qui ont pris pour lui toute leur valeur d’être les marques
d’une rencontre, rencontre avec l’absolue altérité, celle d’un autre ou celle d’une
jouissance qui traverse le corps. Comment ? En suivant les traces du creux laissé par
cette rencontre au cœur même des dits de l’enfant, quand l’éducatif ne prime pas
pour en orienter le sens.
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Il s’y découvre alors, et c’est cela, l’expérience de la cure analytique pour un enfant,
que la liberté de celui-ci réside dans la discordance au cœur de la dépendance qui est
la sienne.
Lacan a été le pionnier de l’exploration de cette dépendance de l’enfant, dépen-
dance réelle, avec l’appui pris dans les débuts de son enseignement sur la « prématu-
ration spécifique de la naissance chez l’homme »2 pour y situer le terreau sur lequel va
s’élever la dépendance imaginaire, dépendance à l’imago du semblable, bientôt
subsumée par une dépendance symbolique, à l’Autre du langage et de la parole, qui
toujours précède le sujet. Jusqu’à la fin de son enseignement, alors que les paradigmes
qui l’ordonnent se seront déplacés, Lacan tiendra que l’enfant « est parlé » par ses
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parents, mais cela ne signifie pas que « lalangue constitue d’aucune façon un patri-
moine. Il est tout à fait certain que c’est dans la façon dont la langue a été parlée et
aussi entendue par tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ressortira en
rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façon de dire. »3
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C’est parce qu’il a été le pionnier de cette exploration, qu’il a pu découvrir, dans
la forge de cette dépendance, le creuset d’où surgissent les forces de séparation, qui
se fondent dans la plus humble des forgeries, celle des menus objets détachés du
corps.
Tel est ce grand mouvement qui traverse tout l’enseignement de Lacan. D’une
part, dans les déhiscences de son image au miroir de l’autre, dans les failles, inter-
ruptions, silences du discours qui l’entoure, l’enfant rencontre l’énigme qui lui
permet de trouver à se loger ; d’autre part, avec la perte des objets de son corps, objet
oral, objet anal, regard, voix, qui se détachent de lui et dont il se détache, l’enfant
découvre des modalités nouvelles pour élargir, agrandir, approfondir son monde, par
le médium des pulsions : appétit de vivre, soif de connaissances, dons et échanges,
profondeur de champs et de chants.
La liberté de l’enfant, qui traverse toute l’œuvre de Lacan, c’est qu’à chacun de ses
pas, il peut prendre position. Il est à chaque instant Hermès, dieu des carrefours, du
commerce et des voleurs de grand chemin : il choisit, c’est oui ou c’est non, il négocie,
il prélève. Se soumet-il, enfant obéissant, à ses proches : c’est par amour, alors qu’ils
se rengorgent de leur autorité ! Se révolte-t-il, mauvaise graine : c’est par fidélité,
pour ne pas trahir l’image qu’il s’est faite de leur présence !
Lui-même objet jeté dans le monde, fragile, à la merci de toutes les rencontres,
l’enfant puise dans cette condition même les ressources qui lui permettent, dans les
institutions sociales qui sont celles de l’enfance, la famille en premier lieu, que s’ins-
taure « un rapport fondé à la liberté »4. C’est la première leçon de Lacan concernant
l’enfant : elle résonne déjà dans le rire de l’enfant, dans « l’enfant qui vous rit » et vous
fait signe « au-delà de l’immédiat, […] au-delà de toute demande »5.
2. Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je… », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 96.
3. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985, p. 12.
4. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362.
5. Lacan, Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 331.
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Le travail de l’enfant
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l’homme naît malentendu 6 !
Mais c’est aussi un bricoleur. Si l’on ne sort pas du malentendu, il reste néan-
moins pas mal de travail à faire pour l’enfant lacanien. Telle est la grande leçon que
Lacan nous fait découvrir dans sa lecture du cas du petit Hans : ce bricoleur de
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mythes visite les grands mythes freudiens du père, Œdipe et le père de la horde, mais
aussi celui, de plus humble origine, de la cigogne, qui lui fait meilleur usage. Il a
aussi d’autres ressources dans sa boîte à outils personnelle : il fait appel au maréchal-
ferrant qui ferre le cheval, au plombier qui visse et dévisse la baignoire… et son
« derrière ».
L’enfant lacanien au travail déboulonne le père freudien, toujours religieux en
son fond, et le réduit à son titre d’ancien géniteur, comme on dit ancien combattant 7.
Il s’agit en effet qu’il puisse servir à autre chose, en donnant la version qui est la
sienne de sa rencontre avec une femme. L’enfant lacanien au travail nous apprend que
la mère n’est pas seulement « le siège élu des interdits » pour l’enfant, mais qu’elle
institue pour lui « la mascarade », qu’elle « apprend à son petit à parader »8. C’est un
savoir-faire nouveau pour l’enfant d’apprendre à se débrouiller dans le discours,
apprendre à loger les traits les plus singuliers de son histoire pour leur faire une place
plus souple dans le discours commun : « une logique en caoutchouc »9, dira Lacan
dans le Séminaire IV, où il fait se croiser le petit Hans et le grand Léonard de Vinci,
préfigurant la logique de sac et de corde de son dernier enseignement.
La chance de l’enfant
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rencontre avec une jouissance qui « lui est étrangère » 11, il arbore volontiers les
« blasons de la phobie »12.
Ainsi armé, il sème le trouble, la pagaille, il est Dionysos, le dieu enfant qui surgit
là où il n’est pas attendu, aveugle le maître et rend folles les mères.
Mais il est aussi Hamlet et Antigone, le jeune Gide et le jeune Joyce, Dora la
petite hystérique et l’enfant quémandeur, tous enfants de la chance, enfants de l’oc-
casion saisie et désormais plus jamais lâchée, dont nous pouvons dire pour chacun
ce que Lacan dit de Gide : « Quelque chétive après tout que soit sa singularité, il s’y
intéresse, et le monde qu’il agite pour elle, y est intéressé… »13
Tel reste le départ d’une cure analytique avec un enfant. Avec cet intérêt qu’il aura
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su susciter, un psychanalyste cherche avec l’enfant « une porte à sa taille »14, non pas
à sa taille d’enfant en opposition à une taille d’adulte, mais une porte que lui-même
se taille, avec les outils qu’il a reçus et ceux qu’il s’est donnés, dans la trame des
discours qui tissent son histoire. Ce qu’il y a de l’autre côté de cette porte, l’histoire
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11. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 13.
12. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 281.
13. Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, op. cit., p. 757.
14. Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », Ornicar ?, Paris, Navarin éditeur, 2002, no 50, p. 11.
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Lacan maquetté
Silvia Salman
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À la manière de Julio Cortázar dans 62, maquette à monter , l’idée m’est venue 1
de construire un récit qui serait le montage personnel de ma lecture des Écrits et des
Séminaires de Jacques Lacan. Cette conception du montage appliquée à Lacan m’a
semblé heureuse pour montrer comment on peut privilégier un trajet de lecture ou
un autre. C’est encore Cortázar qui propose au lecteur de Marelle 2 de composer le
livre qu’il veut lire en en ordonnant lui-même les séquences à son gré.
J’ai repéré ainsi des circuits fixes par lesquels passer et repasser pour en saisir les
élaborations conceptuelles ; j’ai aussi retrouvé des moments où les échos de l’énon-
ciation libèrent les énoncés de leur fixité ; j’ai pu les lire, alors, à rebours de la
recherche d’un sens qui faisait reculer la compréhension.
Je vous présente donc le Lacan que j’ai choisi de lire, en agençant les pièces ou
« bouts de réel »3 selon son expression, sans compromettre l’avenir de la construction
de la maquette, encore inachevée.
Silvia Salman est psychanalyste, membre de l’EOL [Escuela de la orientación lacaniana], AE en exercice.
1. Cf. Cortázar J., 62, maquette à monter, Paris, Gallimard, 1971.
2. Cf. Cortázar J., Marelle, Paris, Gallimard, 1979.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 123.
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T. Borda4 , je rencontrai alors les tenants de l’antipsychiatrie ; chez certains d’entre eux
les échos de l’enseignement de Lacan étaient perceptibles. Michel Foucault et Maud
Mannoni firent partie de ces premières lectures, ainsi que les leçons d’introduction
à la psychanalyse écrites par Oscar Masotta5. Sans concession pour les universaux,
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sans complaisance pour le maître, ces lectures firent naître en moi – qui ne rêvais à
l’époque que de rupture et de changement social – un profond intérêt pour Lacan.
Avant même de me confronter à ses textes, je saisissais que le rapport du sujet à sa
propre parole était primordial.
Assistant à une conférence sur l’hystérie donnée par un analyste lacanien à l’hô-
pital où je faisais mes premières armes, et n’y comprenant pas grand-chose, j’entendis
soudain un énoncé qui fit vibrer quelque chose au plus intime de moi-même : Vouloir
ce qu’on désire. Cette phrase, qui me resterait longtemps énigmatique, fut la clé de
mon entrée en analyse. Il s’agissait d’un « choix forcé », ce qui ne m’en faisait pas
moins responsable quant à sa cause et à ses conséquences. Le choix de cet analyste
lacanien et l’étude des textes au sein des groupes d’études de Buenos Aires détermi-
nèrent une série de rencontres avec Lacan qui – je peux le dire aujourd’hui – n’ont
pas cessé d’enrichir mon expérience d’analysante et ma pratique d’analyste.
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certain usage de la langue qui, vingt ans plus tard, permettaient à Lacan – se laissant
guider par Joyce – de réorienter, non plus seulement le traitement de la psychose,
mais la psychanalyse elle-même. À mesure que je me mettais à la lecture des derniers
Séminaires, je découvrais ce qui se transformait dans l’expérience de ma propre lecture
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de Lacan, mais aussi dans ma pratique, non sans éprouver la vacillation qu’entraîne
tout ébranlement, comme le dit J.-A. Miller dans son cours « Le lieu et le lien »8.
Cependant, j’ai toujours pensé qu’il ne convenait pas d’opposer la première
époque des Écrits de Lacan et ses dernières élaborations, car cela m’aurait conduite à
une séparation des concepts qui ne me semblait pas fondée dans ma pratique. Je
m’efforce donc de soutenir une dialectique entre ce que nous nommons le premier
enseignement de Lacan et le dernier. Cela m’oblige à maintenir en permanence une
lecture de ses premiers écrits comme de ses derniers Séminaires et ce, pas sans Freud !
Le cours prononcé chaque année par J.-A. Miller éclaire cette lecture.
L’inconscient lacanien
6. Lacan, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 577.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 89.
8. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département
de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2000-2001, leçon du 17 janvier 2001.
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semblaient obscurs. Traverser certaines impasses de ma cure me permettait d’attraper
et de mettre à l’épreuve des élaborations renouvelées de ce que je lisais. Si ma cure
est aujourd’hui terminée, je considère que les témoignages9 que j’écris poursuivent
mon analyse par d’autres moyens.
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L’enfant et l’institution
Politique de la passe
9. Cf. notamment Salman S., « Animer l’amour », La Cause freudienne, no 75, juillet 2010, p. 55-63.
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Lacan fondait son École autour d’un vide. Je retrouvais donc ce vide consub-
stantiel au concept d’analyste qui m’avait frappée dans ma lecture du Séminaire XI.
Débarrassée des cérémonies et des rites de la Société psychanalytique fondée par
Freud, l’École concevait le désir de l’analyste comme ce qui nomme cette différence
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10. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 243.
11. Cf. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 573.
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de prendre. Je ne l’ai pas connu en personne, mais un transfert ancré dans la lecture
de son œuvre se révélait avec force dans l’antichambre de l’acte.
Je téléphone à mon analyste pour convenir d’un rendez-vous. La voix qui me répond
est celle de Lacan qui me dit de ne pas venir, parce qu’il n’y a rien de plus à dire.
Lacan était là, à la place où je pouvais m’autoriser de moi-même et aussi de
quelques autres, pour conclure mon analyse et obtenir la conviction que l’expérience
de la passe qu’il avait inventée était à venir.
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Lacan topologue
Pierre Skriabine
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La pliure
Cette feuille, vue en perspective, nous pouvons l’imaginer vue par-dessus (elle est
posée sur le sol), ou bien vue par-dessous (elle est collée au plafond).
Cette perspective équivoque met donc le sujet devant un choix entre deux façons
de faire porter le regard, dans l’espace. Reconnaissons le fait de structure à quoi nous
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introduit cette figure, à savoir l’effet de l’objet – ici le regard – sur le sujet : c’est la
division subjective, la refente du sujet par l’objet qui se trouve là présentifiée.
Ces deux façons de voir qui s’excluent, nous pouvons cependant les faire appa-
raître synchroniquement, en pliant cette feuille que nous voyons alors à la fois de
dessus et de dessous.
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La fonction du sujet est ce qui assure cette coexistence comme possible. Dans
cette pliure, nous pouvons voir la pliure même de la division subjective dont Lacan
fait état dans le Séminaire XX, Encore : « Pour tout être parlant, la cause de son désir
est strictement, quant à la structure, équivalente, si je puis dire, à sa pliure, c’est-à-
dire à ce que j’ai appelé sa division de sujet. »1
Pour faire apparaître la topologie du sujet, à savoir la structure moebienne, il suffit
de compléter le dessin de la pliure :
Vous reconnaissez une bande de Moebius, que Lacan évoquait dès 1953 dans
« Fonction et champ de la parole et du langage… »
La façon dont le sujet se prend et se déprend (mais pour s’y trouver pris autre-
ment) de l’objet, sa division par cet objet – laquelle relève déjà d’un choix et d’un
consentement du sujet – constitue une structure moebienne, à savoir la topologie qui
rend compte de la structure du sujet parlant.
Cette topologie procède, nous dit Lacan dans « L’étourdit », du « défaut dans l’univers »2.
1. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 114.
2. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 477.
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Le trou
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Notre espace est donc structuré par la perte, même si nous n’en voulons rien
savoir ou si nous refusons d’y consentir. Plus jamais de coalescence avec le monde
resté hors langage, avec la défunte nature, plus de coaptation avec son environne-
ment, plus de rapport sexuel qui ne soit problématique : la pomme d’Ève n’est rien
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d’autre que le langage. Chassé du paradis, qui était sphérique, le sujet parlant est
désormais étranger à lui-même ; ridicule ou lucide, sublime ou abject, il s’agite dans
un monde troué.
Le champ de la psychanalyse est a-sphérique ; la topologie de Lacan en déploie la
structure, dans laquelle et sur laquelle nous opérons.
Ce défaut dans l’univers, Lacan l’écrit A/ . Ceci veut dire simplement que l’Autre
absolu, radical, celui qui sait, l’Autre du langage et de la vérité, celui qui serait le
garant ultime, autrement dit le père, ou Dieu, n’existe pas. Dieu est mort. On se l’in-
vente, on le remplace par autre chose, mais il n’existe pas : la topologie de Lacan est
une topologie de A/ qui prend de là son assise. Une structure n’est jamais qu’un mode
d’organisation du trou – c’est-à-dire une topologie.
La structure
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On part d’un côté du cercle et on se retrouve de l’autre, sans l’avoir traversé.
Et la bande de Moebius alors ?
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Partis d’un point de la surface, nous voilà au bout d’un tour autour du trou
central, à l’envers du point de départ, et il faudra un deuxième tour du trou pour
revenir à la position initiale : la bande de Moebius procède d’une topologie du double
tour du trou.
Voilà des réalités locales bien tangibles et pourtant purement illusoires : deux
points de part et d’autre du bord d’un cercle, mais on passe de l’un à l’autre sans
traverser ce bord ; un endroit et un envers de la surface sont localement constatables,
mais ils sont pourtant en continuité, on passe de l’un à l’autre sans traverser la surface.
Essayez un peu de faire ça avec une sphère : peine perdue.
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De même, il n’y a pas la moindre chance de s’y retrouver un tant soit peu dans la
psychanalyse si l’on n’entend pas ce que nous a apporté Lacan avec sa topologie,
c’est-à-dire avec la mise en fonction structurante d’un manque, d’un trou, bref, du
défaut dans l’univers.
La topologie, du reste bien élémentaire, dont Lacan nous a transmis l’usage est
limpide. Cette élaboration empruntée à la science permet de cerner et d’interroger
la structure qui vaut pour l’être parlant : une structure a-sphérique et trouée.
Toutefois, s’en tenir à cela ne serait qu’une demi-mesure. Lacan nous invite à faire
un pas de plus. Un pas radical. La topologie n’est pas qu’un modèle, une exception
concédée à notre passion pour l’imaginaire sphérique. « La topologie n’est pas “faite
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pour nous guider” dans la structure. Cette structure, elle l’est. »3
Autrement dit, le psychanalyste doit s’astreindre à penser « a-sphérique ». C’est
une exigence éthique qui est un arrachement, une ascèse de tous les instants, mais
c’est à ce prix qu’il a chance de coller à la structure.
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Du coup, rappelons ici ces trois registres qui, tout au long de l’élaboration de
son enseignement, ont servi à Lacan de boussole.
D’abord l’imaginaire, qui se réfère non pas à l’imagination, mais à l’image, à la
Gestalt, et qui rejoint au fond une notion bien connue en éthologie. Pour l’animal,
c’est par l’image, dans la capture imaginaire par la forme, que se produit et se régule
l’adaptation de l’Innenwelt à l’Umwelt. C’est moins simple pour l’être parlant.
Le symbolique, le registre du langage, tient simplement à ceci que les êtres
humains parlent, à la différence des autres êtres vivants. Or, le langage parasite
l’homme, il implique une dimension qui tient à la dysharmonie qu’il introduit :
il n’y a plus de coaptation possible entre l’être et son environnement, mais au
contraire un hiatus, un manque. Il ne s’agit plus d’instinct ou de besoin, mais de
demande et de désir. Et la médiation, l’échange entre les sujets désirants qui en
sont les corrélats, leur coexistence même, ne sont situables que dans ce système
symbolique où le sujet se compte comme je et se structure comme effet du signi-
fiant, alors que le moi se produit d’une identification imaginaire.
En tant que médiateur des rapports humains, le symbolique se présente
comme le champ où se développe le sens et se véhicule la communication. Mais
c’est aussi une matière, vocale, sonore, écrite, ainsi qu’une structure, qui peuvent
fonctionner hors sens : c’est le propre des langages mathématiques et du discours
de la science.
3. Ibid., p. 483.
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On voit là comment, par des opérations langagières vidées de sens, peut s’extraire
un savoir capable de changer le réel : par exemple, l’invention de ce non-sens qu’est
le nombre dit imaginaire, i, racine carrée de -1, est, parmi d’autres faits symboliques
du même ordre, à l’origine des développements de la physique moderne, de la révo-
lution technologique, ou tout simplement du fait que des êtres humains aient pu
aller sur la lune.
Le réel, c’est justement ce qui, d’une part, échappe à l’imaginaire (ce qui n’a pas
d’image spéculaire), et, d’autre part, ne relève pas du symbolique (ce qui ne peut
donc pas se dire : le mystère du monde, l’inatteignable du sexe, ou ce qui insiste dans
la souffrance du symptôme comme dans l’angoisse).
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Le nœud I
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S
R
Avec le nœud borroméen, Lacan nous introduit à une topologie épurée, référée
aux trois seules catégories de l’expérience analytique, R, S et I. Cette topologie n’en
est pas moins homogène à ses précédents développements.
Le nœud bo, ce n’est pas sorcier. Prenez un rond de ficelle.
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Glissez une troisième ficelle, une maille à l’endroit, une maille à l’envers – passez
au-dessus du rond qui est dessus, et dessous le rond qui est dessous.
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Refermez, et le tour est joué !
I
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S
R
Deux à deux, les ronds sont libres, mais les trois sont noués. Deux quelconques
sont noués par le troisième. Et dans ce nouage, chacun joue strictement le même rôle.
C’est ce qu’il faudrait pour le sujet : que pour lui, R, S et I tiennent ensemble,
sans se mélanger.
S
R
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Voilà ce que cela donne. R, S et I sont disjoints. Tous débiles, dira Lacan. Pour que
ça tienne, il faut que le sujet trouve quelque chose en plus ; ce peut être du ready
made, la « réalité psychique » ou l’Œdipe, dira Freud, un Nom-du-Père, dira Lacan,
mais ce peut être n’importe quel bricolage inventé par le sujet. Lacan donne des
exemples de ce quatrième rond qui fait tenir les trois autres.
I I
RSI, 14. I.1975 RSI, 18.II.1975
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Σ
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S S
R R
I I I
Σ Σ Σ
S S S
R R R
4. Cf. notamment Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 18 février 1975, Ornicar ?, no 4, rentrée 1975,
p. 102-103.
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I I I
Σ Σ Σ
S S S
R R R
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I I I
Σ
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Σ Σ
S S S
R R R
I I
Σ Σ
S S
R R
5. Cf. notamment : ibid., leçon du 13 mai 1975, in Ornicar ?, no 5, hiver 1976, p. 66. & Lacan J., Le Séminaire,
livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2008, p. 20 & 94.
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I I
Œdipe
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S S
R
R
Le cas Dick : angoisse, nomination du réel
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I I
ego
S S
R R
6. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 151-152.
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pour articuler les jouissances (le sens joui, la jouissance phallique, la jouissance
a-sexuée, la mythique jouissance de l’Autre – jouissance interdite à qui parle, à laquelle
se réfèrent jouissance sexuelle, jouissance féminine et jouissance psychotique)7.
J (A) Jouis-sens
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J(f)
S
R
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Et au-delà, Lacan nous permet d’y retrouver l’articulation avec les concepts freu-
diens, à commencer par l’inhibition, le symptôme et l’angoisse, et avec la clinique qui
s’y rapporte.
Représentation
Pcs
I
Angoisse corps
Ics
R S
Symptôme
Φ
Ex-sistence
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Ces brefs aperçus nous donnent une idée de la puissance opératoire et concep-
tuelle de cette topologie, qui ouvre à une nouvelle clinique différentielle à partir de
cette simple question : comment chaque sujet se débrouille-t-il pour faire tenir
ensemble R, S et I ?
Après en avoir proposé un premier développement dans les « Complexes fami-
liaux… », Lacan réarticule sa clinique différentielle dans la « Question prélimi-
naire… »
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LA CLINIQUE DIFFÉRENTIELLE DANS
« LA QUESTION PRÉLIMINAIRE »
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Perversion
Verleugnung
Bejahung fétiche
phobie
Verneinung
Névrose
symptôme
Verwerfung
Psychose
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Nouages à 3 non
Dénouage de R, S et I ; borroméens
pas de supppléance
Angoisse
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Nomination du R
Suppléance borroméenne Nomination du S Symptôme
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Nomination de I
Inhibition
Mise en continuité
Nouages à 4 non
de R, S et I Joyce
borroméens
Paranoïa
La topologie de Lacan, celle du nœud bo tout comme celle des structures logiques
qui ont été ses références antérieures, colle à la clinique, car elle est la structure même
des cas. Toutes procèdent de A/ . Tous les faits cliniques et tous les concepts y
trouvent leur place.
Cette topologie est la structure même de l’expérience analytique et de la clinique.
À nous d’apprendre à nous en servir. Au nœud, dit Lacan, il faut se rompre !
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Lacan, les femmes
Esthela Solano-Suárez
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Le péché originel
La question Was will das Weib , considérée par Jacques Lacan comme « ce que
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Freud. Tout en étant enraciné dans le fantasme paternel, le désir de Freud est resté
retenu dans la logique œdipienne. C’est donc pour cela que « le rapport que la femme
entretient à son désir lui est resté opaque »7.
Si Freud n’avait pas substitué « au savoir qu’il a recueilli de toutes ces bouches d’or,
Anna, Emmy8, Dora, ce mythe, le complexe d’Œdipe »9, il aurait pu conduire les
hystériques au-delà de « ce qu’il épingle du Penisneid »10 : point de butée de l’analyse
freudienne.
De l’impuissance à l’impossible
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Le désir de Lacan sera, en revanche, d’extraire la psychanalyse du champ du mythe
freudien – l’Œdipe et Totem et Tabou – pour l’emmener vers un au-delà du mythe,
dégageant le champ de la jouissance. Dans ce cheminement, Lacan repoussera la
limite de la fin de l’analyse.
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7. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’École [2000] », La Cause freudienne, n° 74, mars 2010, p. 137.
8. Ou Emmie, l’orthographe varie selon les éditions.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 112-113.
10. Ibid., p. 112.
11. Ibid., p. 149.
12. Ibid., p. 51.
13. Ibid., p. 54.
14. Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 512.
15. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 456.
16. Cf. ibid.
17. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 528.
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de perte sera pris dans la dérive qui tourne autour de l’objet pulsionnel, objet par
excellence « a-sexué »18. Dès lors que ses formations sont interprétées, l’inconscient
en témoigne, faisant venir au jour une satisfaction « qui se supporte du langage »19.
La jouissance « se satisfait du blablabla »20 et parce que ladite jouissance parle, « lui,
le rapport sexuel, n’est pas »21.
Une part de la jouissance, passée au signifiant, ne se tait pas : « elle parle d’autre
chose. C’est ce qui fait de la métaphore le ressort »22, d’où résultent, selon Lacan,
« toutes les insanités mythiques »23. À suivre la pente de l’inconscient, on croit à sa
rhétorique, laquelle couvre de sa Bedeutung le réel de l’impasse sexuelle.
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L’objection de la jouissance féminine
C’est là que la jouissance féminine fait objection à dire qu’elle ne relève pas de ce
qui s’articule dans l’inconscient. Il s’agit du témoignage essentiel des mystiques, selon
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lequel ils éprouvent une jouissance dont ils ne savent rien24. Le coup de force de
Lacan sera de traiter le témoignage des mystiques par la voie de la logique.
En faisant subir une torsion à la logique aristotélicienne, Lacan écrira les formules
de la sexuation.
A Du côté mâle s’affirme l’universel de la castration : Pour tout x, phi
de x ( x . Fx). Ce qui se traduit par : « tout sujet […] s’inscrit dans la fonction
phallique pour parer à l’absence du rapport sexuel »25. Le « tout » repose ici sur l’ex-
ception posée par le « au moins un » qui s’inscrit par la négation de la castration, c’est-
à-dire qu’il existe un x pour qui non phi de x26 ( E x . Fx). Sur cette exception repose,
selon Lacan, ce que l’on appelle la fonction du père27.
Nous trouvons ici une reprise logique de la fonction du mythe.
Et du coup, ce qui reste en dehors du champ de l’universel, dont la limite de
l’exception trace le pourtour, est une jouissance qui, de n’être pas toute phallique,
A n’est
pas toute symbolisable : pas tout x ne s’inscrit dans la fonction phi de x ( x . Fx).
. La jouissance féminine fait valoir alors un au-delà de l’Œdipe, un au-delà du phallus
et du père, dès lors qu’une part de cette jouissance échappe à la castration. Une part
seulement y échappe, car elle a aussi partie liée au phallus, mais de cette jouissance
pas toute, l’inconscient ne souffle mot ; d’où l’impossibilité d’attraper cette jouis-
sance par la voie de sa rhétorique.
18. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 115.
19. Ibid., p. 49.
20. Ibid., p. 53.
21. Ibid., p. 57.
22. Ibid.
23. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 149.
24. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 71. C’est ce dont témoigne Thérèse d’Avila dans sa Vie écrite
par elle-même, particulièrement dans le chapitre XX où elle rend compte du ravissement, état de jouissance fait de
douleur et de délices, qui la transporte en dehors d’elle-même, tout le corps y étant pris. « Personne ne peut le croire,
à moins de l’avoir éprouvé », dit-elle [Vie Écrite par elle même, Paris, Seuil, coll. Points, 1995, p. 207].
25. Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 458.
26. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 74 & Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et L’Un », op.
cit., leçon du 2 mars 2011, inédit.
27. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 74.
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Si la jouissance pas toute échappe au savoir, alors elle nous met sur la voie de
l’ex-sistence28, car celle-ci se réfère au signifiant qui manque dans l’Autre.
L’existence concerne le réel. Cerner le réel suppose d’en passer par la logique,
laquelle fait appel non pas au signifiant rhétorique, mais au signifiant mathéma-
tique29, lequel se supporte de la fonction de l’écrit.
Sur cette lancée, Lacan procédera à la scission de l’être et de l’existence afin de
toucher, dans l’expérience analytique, le réel de la jouissance qui échappe au
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semblant. C’est ce qui, d’introduire l’hétéros – qui relève « de l’incompatibilité de
l’Un à l’Être »30 – fait valoir la jouissance pas toute.
C’est dans la doctrine de l’Un, élaborée par Plotin à partir du Parménide de
Platon31, que Lacan trouve à fonder la fonction de l’Un, du signifiant Un tout seul
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qui ex-siste au langage. Son Y a d’l’Un comporte que si l’Un ex-siste, l’Autre n’existe
pas. Le signifiant Un tout seul permettra à Lacan de vider le champ de l’expérience
analytique des mirages de l’être dont se nourrit l’ontologie.
En effet, le langage fait être. Il n’y a d’être que d’être dit. La fonction de la signi-
fiance crée des êtres, les rêves en donnent la preuve, les fantasmes aussi. La question
réside dans le fait de savoir si ces êtres de langage ont une quelconque existence, ou
non.
Si, du côté mâle, l’objet petit a se substitue au partenaire manquant32, alors le
fantasme chez l’homme fait venir à l’être La femme qui n’existe pas. Et c’est préci-
sément pour cela que l’Autre reste « dans la théorie freudienne un problème, celui qui
s’est exprimé dans la question que répétait Freud – Que veut la femme ? »33 Lacan
dégage de façon limpide l’impasse freudienne, du fait que l’objet cause du désir se
substitue à l’Autre et, lui donnant support, produit alors la coalescence de l’Autre et
de l’objet.
C’est dans cette impasse qu’une femme s’embrouille autant que l’homme. Devant
passer par la voie du désir de l’homme, venant à la place de l’objet cause du désir pour
accéder au phallus, elle risque de choir dans le désêtre, l’instant d’après, dès lors que
le mirage sera consommé, ce qui la désole, et bien plus, la ravage. Mais la chute et le
ravalement sont déjà au rendez-vous, à partir du moment où elle se prête à ce que
« le fantasme de L’homme en elle trouve son heure de vérité »34.
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Elle peut croire alors que l’amour la sauve, là où le désir de l’homme, en dehors
de l’amour, la damne. L’amour fait croire à l’Un, et en tant que tel, il fait suppléance
au rapport des deux sexes, lequel n’existe pas35.
Mais l’imaginaire de l’Un ne l’assure pas pour autant de son ex-sistence.
Dans la visée d’atteindre l’Autre, l’amour s’adresse au semblant. Mais si l’Autre ne
s’atteint « qu’à s’accoler » à l’objet cause du désir, l’amour, du coup, s’adresse au
« semblant d’être » supposé à l’objet. D’où l’impasse imaginaire de l’amour, à ne
consister que « de l’habillement de l’image de soi qui vient envelopper l’objet cause
du désir »36.
Une fois que Lacan a dégagé ce point d’impasse qui s’accomplit dans l’amour par
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le biais de l’objet, il conclut que c’est à cause de la fonction de l’être que dans la
psychanalyse le « a a pu prêter à confusion avec le S(A/ ) »37. Enlever au symbolique
le bouchon de l’être serait la condition pour Lacan à ce que le symbolique ne se
supporte que de l’ex-sistence du dire38. C’est ainsi que l’orientation vers le réel se
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dégage.
Cerner le réel, qui ne peut s’inscrire que par une impasse de la formalisation,
comporte un usage du signifiant qui n’emprunte pas la voie du sens, mais plutôt
celle du contre-sens39. Cette orientation ne laisse pas indemne le statut de l’interpré-
tation40 dans la mesure où l’opération analytique, de ne pas s’accorder à l’effet de
sens, doit viser un effet de discours autre que le sens, « qui s’appelle l’écriture »41.
Faire passer la parole du côté de l’écriture comporte un sacré tour de force. Prenant
appui dans la matérialité sonore du signifiant, disjointe de sa finalité de significa-
tion, l’interprétation devient alors une opération de lecture. Elle pulvérise le dit afin
de faire résonner, dans le dire, le hors-sens de la jouissance de l’Un, en tant que fonc-
tion de la lettre. La lettre est la trace écrite de l’Un tout seul qui a fait événement de
corps dans le symptôme.
L’Un de la jouissance qui se jouit dans le corps ne se noue avec rien « de ce qui
semble à l’Autre sexuel »42. Dans le trou du symbolique, comme « zéro de sens »43
s’évident les mirages du rapport sexuel, soutenus par le théâtre de « la vérité
menteuse »44. C’est ce qui s’écrit grâce au mathème de Lacan S(A/).
35. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 44.
36. Ibid., p. 85.
37. Ibid., p. 77.
38. Cf. ibid., p. 108.
39. Cf. ibid., p. 85.
40. Cf. Miller J.-A., « Lire un symptôme », présentation du thème du prochain congrès de la NLS [Tel-Aviv 2012] au
congrès de Londres [3 avril 2011], Mental, Paris, Seuil, no 26, juin 2011, p. 49-58.
41. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 36.
42. Ibid., p. 116.
43. Lacan J., « … ou pire », Autres écrits, op. cit., p. 550.
44. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 573.
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Lacan épingle cette démesure du terme de « ravage »46.
Orientée vers le réel, l’analyse d’une femme peut la conduire jusqu’au terme qui
marque pour elle une satisfaction, laquelle signe la sortie du ravage. Cette solution
résulte de l’opération analytique qui produira une coupure qui sépare ce qui est relatif
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45. Freud S., « La féminité », Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 166.
46. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 465 & Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005,
p. 101, où Lacan dit que « l’homme est pour une femme […] une affliction […] un ravage ».
47. Cf. Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Éd. de Minuit, 2010, p. 26-27. L’auteur met en scène un supposé
dialogue du couple, où il ne s’agit en fait que de l’Une qui parle toute seule. Winnie, s’adressant à son partenaire
Willie, énonce : « De sorte que je peux me dire à chaque moment, même lorsque tu ne réponds pas et n’entends peut-
être rien, Winnie, il est des moments où tu te fais entendre, tu ne parles pas toute seule tout à fait, c’est-à-dire dans
le désert ».
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Lacan, un nom
Antoni Vicens
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Entours de la lettre
pour avancer vers celui qui continue à nous devancer tout en étant devenu un anté-
cédent. Il a dit ce que nous n’osons pas encore, toujours moins familiarisés que lui
avec l’impossible. Lacaniens, mais pas assez. D’abord parce que lui-même n’a jamais
eu le temps d’être tout.
Il a travaillé à remuer quelque chose qui doit se trouver au fond du logos ; il a
réinventé l’art d’assembler les choses qui font sens pour nous. Il suivit Freud, ce qui
est déjà un monde. Il interpréta son désir et en fit quelque chose de cristallin. Il s’oc-
cupa de la clinique à laquelle les disciples de Freud n’avaient pas osé toucher, ou à
peine. Ce qu’il a proféré n’a pas fini d’ébranler ce que la parole fait de nous.
D’où vient que le puits de la vérité doive avoir un nom, si ce n’est de son mi-
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dire ? Il n’y a pas de partage du midi de la vérité. Lacan, c’est l’effet Arago : Regardez-
moi un peu, pour ne pas croire que la vérité se voie ou se voit de face. On le voit bien :
un nom, ça ne débouche sur rien. C’est une fenêtre sur la disparition.
Nous parions que Lacan sera pour longtemps le nom de la perte qui supporte un
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reste à dire, à laquelle seul un tel amour nous permet de consentir. Cela porte à l’exis-
tence un nouveau discours qui est notre fortune. Le nom de Lacan dit tout ce que
nous n’avons pas dit encore, justement du fait d’avoir un corps, qui se perd à vouloir
tout dire.
Il y a des gens qui n’ont jamais connu Lacan ; il y en a qui l’appellent encore le
docteur Lacan, pour dire qu’ils lui ont parlé. Pour les futurs lacaniens, c’est une École,
ce qui nomme un trou, un trou dans la civilisation, à refaire, contre l’appétit, sinon
la voracité de l’Un. C’est qu’il nous faut un signe pour avancer, pour croire à un
Orient, fous que nous sommes, seuls et sans nom, portés par le courant qui fait à
peine fleuve, bouchon sur les vagues, au hasard toujours rencontré.
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Lacan, la linguistique & la linguisterie
Rose-Paule Vinciguerra
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L
« ’inconscient est structuré comme un langage », c’est sans doute la formule que
l’on a le mieux retenue de Jacques Lacan. Cette proposition théorique délimite donc
une ligne de partage entre ceux qui la mettent à l’épreuve et ceux qui, la confinant
dans le statut d’un postulat sans valeur, arguent que Lacan aurait perdu l’orientation
freudienne. Lacan est pourtant parti de l’intérêt dont Freud a témoigné pour les
propriétés du langage dans ses textes sur le rêve, le mot d’esprit ou le sens opposé des
mots primitifs. Néanmoins, pour aborder la langue de l’inconscient, la voie qu’il a
suivie est passée par la linguistique – « science » que Freud a ignorée.
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Entours de la lettre
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Lacan va conserver le terme de structure, mais en subvertissant les termes du
structuralisme de l’époque.
Dès son « Rapport de Rome », il met en effet l’accent sur la structure comme
manifestation de signifiant. Mais ce signifiant, trace effacée, pure différence sans
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qualités, n’entretient pas avec le signifié un rapport, fût-il arbitraire, à l’intérieur d’un
signe. Il en est séparé par une barre résistante à la signification. Il est autonomisé. Plus
de parallélisme entre les deux flots. L’ellipse saussurienne symbolisant l’unité du signe
disparaît aussi : aux deux faces du signe, sont substituées les deux étapes de l’algo-
rithme S/s. Et c’est une loi que symbolise le signifiant comme différence.
Il n’y a donc de structure que du signifiant et non de la langue constituée de
signes. La structure est alors « système synchronique des couplages différentiels »3 et
« ordre des empiétements constituants du signifiant jusqu’à l’unité immédiatement
supérieure à la phrase » – « ordre fermé » que, par « approximation », Lacan appelle
« chaîne signifiante », structure ramenée, selon Jean-Claude Milner, aux « propriétés
minimales d’un système quelconque »4. Ainsi, l’articulation des signifiants, en aucun
cas, ne saurait faire totalité.
Désormais, la co-extension des signifiés aux signifiants fait place à un « glisse-
ment incessant du signifié sous le signifiant ». Dès lors, « aucun des éléments de la
chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même »5. C’est
le signifiant qui assure la fonction active de la signification dans le signifié en lui
imposant sa structure, en franchissant la barre, en l’anticipant. Si le signifiant n’est
que pure différence, le signifié, lui, n’est qu’« effet du signifiant »6. Quant à « l’effet
de sens », sa pointe est irréductible à la simple signification, tandis que le référent ne
se situe que de l’utilisation du langage comme lien7.
En outre, lorsque Lacan reprend les deux ordres du discours décrits par Jakobson
– syntagmatique et paradigmatique – et les figures de la métonymie et de la métaphore,
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identifier en tant que sujet qui manque à être, car il n’y a, dans l’Autre, aucun
signifiant pour répondre de ce que je suis. Ainsi le sujet ne peut-il être figé sous un
signifiant. Il se déplace sous la chaîne signifiante, toujours ailleurs. On ne peut donc
plus exclure de la structure la catégorie de sujet. Celui-ci est effet de signifiant, au
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niveau, certes, d’une demande d’être signifié, mais il n’est signe de rien.
Dès lors, pas d’intersubjectivité et pas de communication – cela va contre la
linguistique qui appuie sa cohérence sur le fantasme de la communication entre des
sujets symétriques11. Le sujet de l’énonciation, distinct du sujet de l’énoncé, dit ce que
le sujet ne sait pas.
Si le terme « structure » est essentiel dans l’énoncé : l’inconscient est structuré comme
un langage, le « un » importe aussi. « Un » langage en effet, ce n’est pas « du » langage,
celui-ci ayant quelque chose de trop formel, dira Lacan.
Et comment entendre ce comme ? Comme, ce n’est pas par, dit Lacan. Cela ferait
de l’inconscient quelque chose d’indéterminé que le langage viendrait structurer.
Mais ce comme n’instaure pas davantage une homologie qui réduirait la spécificité de
la structure de l’inconscient au langage conscient, voire le transformerait en
métalangage (vous avez dit ceci, cela veut dire cela…), l’interprétation n’étant plus,
alors, que redoublement appauvri du discours conscient. Ce « comme » souligne un
débordement du modèle linguistique par la structure de l’inconscient, réalisant peut-
être la subversion que Lacan fait subir à la linguistique.
Ainsi, la structure de langage présupposée par l’inconscient ne serait autre que
celle que l’inconscient est en mesure de révéler. À cet égard, il revient à l’interpréta-
tion psychanalytique de faire exister l’inconscient comme un langage. L’interpréta-
tion qui joue sur l’homophonie, les tropes de la rhétorique et met en jeu l’équivoque
8. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 259.
9. Cf. la célèbre analyse que fait Lacan du vers de Victor Hugo dans Booz endormi : « Sa gerbe n’était point avare, ni
haineuse », dans le Séminaire Les psychoses, p. 247-257.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 23 novembre 1966, inédit.
11. Cf. Milner J.-Cl., L’amour de la langue, Paris, Seuil, 1978, p. 101.
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Entours de la lettre
Lalangue
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Avec ce néologisme, Lacan va être amené à se déprendre du structuralisme de son
temps qui finalement « intégrerait le langage à la sémiologie »15, mais il s’éloigne aussi
bien de sa propre valorisation de la syntaxe. Il crée une linguisterie, terme qui évoque
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12. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 406.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 126.
14. Ibid.
15. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 93.
16. Milner J.-Cl., Le périple structural…, op. cit., p. 206.
17. Milner J.-Cl., L’amour de la langue, op. cit., p. 22.
18. Cf. Lacan J. « La troisième », publiée dans ce même numéro.
19. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 67.
20. Ibid., p. 127.
21. Ibid.
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Poursuivant alors cette radicalisation de l’inconscient jusqu’à le dire « réel », Lacan
délaissera finalement sa définition de l’inconscient structuré comme un langage qu’il
renverra à une « pratique rhétoricienne »25.
Ainsi Lacan est-il passé par la linguistique, mais il n’y est « pas resté »26. Qu’il ait
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dit avoir « déliré » avec elle valait somme toute mieux que la débilité, dont il a pu faire
entendre qu’elle était entre les parlêtres, bien, sinon la mieux, partagée.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977,
Ornicar ?, n° 17/18, printemps 1979, p. 23.
23. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du départe-
ment de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 28 mars 2007, inédit.
24. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, loc. cit.
25. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université popu-
laire Jacques Lacan, leçon du 9 mars 2011, inédit.
26. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, op. cit., p. 20.
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Lacan lit Freud
Quelques mots sur l’Unerkannt
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Armand Zaloszyc
Comment Jacques Lacan lit-il Freud ? Poser cette question revient à traiter le
texte de Freud comme une énigme que Lacan interprète – mais ce n’est pas moins,
dès lors, traiter le texte de Lacan lui-même comme une énigme dont nous serons les
interprètes, à notre tour. S’il est certain qu’il n’y a pas une réponse univoque à la
question de cette énigme, ne serait-ce qu’en raison de cette stratification potentielle,
j’en privilégie un exemple qui nous amènera au plus près du cœur de l’énonciation
qui fonde, précisément, l’interrogation qui me sollicite.
Constamment, Lacan se préoccupe des limites de l’inconscient où nous conduit
Freud. L’une de ces limites est l’Unerkannt : Freud avance cette notion qui restera chez
lui un hapax dans deux très brèves notes de l’Interprétation des rêves, où il la met en
rapport avec ce qu’il appelle l’ombilic du rêve. Dans une intervention donnée en
janvier 1975 à Strasbourg1, à laquelle j’ai eu l’occasion d’assister, Lacan a longue-
ment développé ce dont il s’agit, selon lui, avec cet Unerkannt, ce non-reconnu.
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Lacan admet toutefois, dans la suite de son commentaire, que, concernant le
refoulé primordial, Freud n’a pas tellement accentué son caractère d’impossible :
« Mais même la notion de refoulé primordial, dans la forme qui lui est donnée [sous-
entendu : par Freud], ne met pas l’accent sur cette fonction de l’impossibilité. »
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Jouissance et forclusion
Je lis ceci, que Lacan avance dans son Séminaire D’un Autre à l’autre : « la jouis-
sance sexuelle n’est pas dans le système du sujet. Il n’y a pas de sujet de la jouissance
sexuelle. […] Le phallus est le signifiant hors système, et, pour tout dire, le signifiant
conventionnel à désigner ce qui est, de la jouissance sexuelle, radicalement forclos »2.
Ne nous obnubilons pas sur le phallus, qui est défini ici comme le signifiant d’une
jouissance absolue, ce qui veut dire impossible à dire, c’est une fonction qui sera
prise en charge dans l’enseignement ultérieur de Lacan par la jouissance pas toute. Je
veux mettre l’accent sur le terme de forclusion. Voici comment Lacan poursuit : « J’ai
ajouté que tout ce qui est refoulé dans le symbolique reparaît dans le réel, et c’est bien
en quoi la jouissance est tout à fait réelle, car, dans le système du sujet, elle n’est nulle
part symbolisée, ni, non plus, symbolisable. »
Nous devons ici, tout d’abord, nous accorder sur une question de terminologie.
Qu’est-ce, dans son principe, que la forclusion ? C’est une forclusion du signifiant.
D’où le savons-nous ? De la démonstration qu’en donne Lacan dans la première
section du chapitre IV de son écrit « D’une question préliminaire à tout traitement
possible de la psychose »3. J’en rappelle brièvement le linéament, mais, plus que ce
rappel, importera la conséquence que j’en soulignerai.
Lacan montre que, dans la formation de l’appareil psychique primitif, la Verwer-
fung est articulée par Freud comme l’absence d’une Bejahung primordiale, comme
l’absence du consentement donné à un signifiant primordial. Lacan reconnaît ce
signifiant dans le terme de Zeichen [signe], et plus précisément Wahrnehmungszei-
chen [signe de perception], que Freud a isolé dans le schéma de la lettre 52 de sa
correspondance avec Wilhelm Fliess. Ce Wahrnehmungszeichen, c’est le signe d’une
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 320-321.
3. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.
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Entours de la lettre
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c’est qu’il nous faudra donc affirmer qu’à strictement parler, l’énoncé de Lacan – « ce
qui de la jouissance sexuelle est forclos » – ne peut être qu’une formulation approxi-
mative, ou approchée. Qu’est-ce qui de la jouissance sexuelle est forclos ? C’est la
jouissance Une, c’est-à-dire ce que Lacan nous invite à désigner comme la jouissance
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féminine – et c’est ce qui fait celle-ci tout à fait réelle, pour parler comme Lacan, c’est-
à-dire, aussi bien, impossible à dire. Si néanmoins nous pouvons désigner cette jouis-
sance impossible par un signifiant, ce sera un signifiant marqué d’une forclusion.
C’est pourquoi nous pouvons l’écrire comme le signifiant de La femme – écriture qui
veut dire que le signifiant de La femme a été primordialement verworfen.
Nous sommes donc conduits à soutenir que l’impossible comme tel est ce qui se
produit d’une forclusion4. Dans son Séminaire …ou pire, Lacan remarque – ce qui
semble bien la réciproque de cette thèse – que le réel dont il parle, « nous n’y accé-
dons que dans et par cet impossible que définit le symbolique »5. C’est en même
temps l’indication de la voie par où le discours analytique nous permet d’accéder à
ce réel, c’est-à-dire de revenir, pour en serrer les incidences, sur la Verwerfung primor-
diale du signifiant La femme, qui se trouve donc être tout à fait analogue à ce que
Jacques-Alain Miller a nommé la forclusion généralisée6.
Soutenir que l’impossible pour l’être parlant, c’est ce qui a été verworfen, a des consé-
quences innombrables. Je m’en tiens à une seule, qui est en grande partie extérieure au
champ de l’analyse, c’est que nous avons, avec cette notion, de quoi ressaisir avec acuité
en quoi le Dieu de la théologie apophatique ne saurait être rien de ce que l’on peut en
dire. Ce n’est là qu’une implication de la forclusion du signifiant La femme qui, d’un autre
côté, vient à supporter de ce Dieu qu’il s’agit d’un Dieu bien réel, trop réel peut-être.
4. Comme J.-A. Miller le souligne (cf. « L’esp d’une hallucination », Quarto, n° 90, juin 2007, p. 21), Lacan a soute-
nu cela dans la « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite », Écrits, op. cit., p. 388.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 141.
6. Miller J.-A., « Forclusion généralisée », Cahier, n° 1, automne 1993, p. 4-8.
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signifiant La femme est forclos, tandis que le rapport sexuel qu’il y aurait si le signi-
fiant La femme n’était pas forclos est, lui, urverdrängt, refoulé primordialement.
Peut-être est-ce cette proximité, qui est presque une équivalence dans l’impos-
sible, qui rend compte de l’inhabituelle formulation de Lacan dans le passage du
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Séminaire D’un Autre à l’autre que j’ai cité, où il paraît confondre, faire équivaloir
forclusion et refoulement en affirmant : « tout ce qui est refoulé dans le symbolique
reparaît dans le réel ». Après tout, peut-être, avec cette équivalence, devrait-on être
conduit à revoir et à généraliser la conclusion du commentaire où Lacan avance que
l’Unerkannt de la note de Freud n’est autre que l’Urverdrängt, le refoulé originaire.
Cette assertion gagne une autre raison si l’Unerkannt vient à désigner la racine du
refoulement primordial qu’on voit apparaître dans la forclusion du signifiant La
femme, qui porte celle-ci à l’ex-sistence comme réelle.
À titre de parenthèse, une interrogation se déduit de ce que je viens de proposer,
concernant la notion, dans la psychose, de l’effet de pousse-à-la-femme que Lacan isole
comme tel dans son écrit « L’étourdit »9. Si la forclusion généralisée du signifiant La
femme commande en effet l’inexistence du rapport sexuel, l’effet de pousse-à-la-femme,
inversement, n’est-il pas un corrélat du fait que, dans la psychose, le rapport sexuel
peut être porté à l’existence ? – même si ce n’est qu’asymptotiquement, c’est-à-dire en
tant que repoussé à l’infini potentiel qui est, en fait, à chaque instant, autrement dit
chaque fois que vous en énoncez la borne ultime possible, transmuté en quantité finie.
Un réel précaire
L’Unerkannt sur lequel s’élève l’élucubration du savoir inconscient n’est donc rien
d’autre que le réel, en tant qu’inconscient. Et c’est parce qu’il est l’impossible à recon-
naître, précisément, que le réel peut faire, avec vraisemblance, de la part d’un sujet ou
d’une collectivité, l’objet d’une extrême méconnaissance, voire d’un total refus. Rien
sans doute n’est plus précaire que la reconnaissance de la fonction de l’impossible.
7. Cf. Freud S., Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1968 : « Le refoulement », p. 48-49 ; « L’inconscient », p. 88-89.
8. Cf. Lacan J. : Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 55 & Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 102.
9. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 466.
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Une lettre arrive toujours à destination
Hélène Bonnaud
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C’est à lui que j’ai osé dire, pour la première fois, « mon désir de devenir, un jour,
psychanalyste de son École nouvelle ». J’ai écrit à Lacan pour m’assurer, moi, de ce
choix désiré de devenir psychanalyste de son École. Ce lien intime d’une petite lettre
de moi à lui, Lacan, a constitué mon premier acte d’existence dans la psychanalyse,
dans le rapport à l’Autre de la psychanalyse.
Lorsque sa lettre « aux mille »3 m’arriva − qui était sa réponse à tous, mais aussi à
la mienne −, ma joie fut totale. Quelque chose me revenait de cet acte. Et qui allait
faire trace. Quelque chose d’essentiel avait lieu. J’étais une des mille. D’être ainsi
dans le compte, chiffrée, me donnait tout à coup une autre idée de ma parole. Elle
pouvait être entendue. C’était nouveau pour moi.
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Puis Lacan est mort. Ma lettre est restée sans suite. Alors que d’autres étaient
convoqués par les membres du Conseil de l’École de la Cause freudienne, je n’ai reçu
aucun courrier m’invitant à prendre rendez-vous avec un des membres du Bureau.
Cela ne m’a pas affectée. Lacan mort, je n’attendais rien d’autre que ce retour qu’il
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nous avait fait en créant la Cause freudienne puis l’École du même nom, pour la
cause analytique. Tandis que certains proches étaient nommés membres ou membres
associés de l’ECF, je restais avec ma lettre à Lacan, fixée dans ce temps où sa mort avait
emporté ma demande.
Car ce qui m’importait, c’était que cette lettre fût parvenue à son destinataire,
Lacan. Je ne voyais pas que les suites de cette lettre étaient restées en souffrance. Seul
comptait mon acte, comme ce qui prévaut pour soutenir son propre désir.
Il a fallu beaucoup de temps pour que je puisse refaire la moindre démarche pour
entrer à l’ECF. Je restais têtue, avec cette idée que d’avoir écrit à Lacan avait constitué
ma vraie demande, celle qui comptait. Je n’anticipais pas sur le fait que cette lettre
m’assignait à garder le silence sur mon désir, comme si renouveler ma demande avait
été inconvenant, illusoire. Elle ne pouvait que s’adresser à lui et à lui seul.
J’avais fait de Lacan mon pacte secret. Certes, le père mort est précieux. On peut
croire qu’il vous aime et que votre fidélité est la garantie de votre devoir, voire de
votre dévouement. Et d’une certaine façon, il est vrai que rien ne devait entraver ce
désir de devenir analyste, si ce n’est ma propre division.
Quelques années plus tard, je me risquai à écrire au président de l’ECF pour lui
demander d’en devenir membre. Ma lettre resta sans réponse. Cela redoubla mon
sentiment de n’avoir pas à demander d’entrer à l’École tant que je ne saurai pas le
soutenir par les moyens qui y étaient, alors, reconnus. « Se faire connaître », tel était
le chemin pour la reconnaissance. Une logique qu’il fallait honorer de travaux. Ce que
je fis, ne cherchant pas à éviter la tâche, mais cela ne changea pas la donne. Finale-
ment, c’est par la passe à l’entrée que je suis devenue membre de l’École. Il était donc
nécessaire pour moi d’en passer par le témoignage de mon analyse. Cela ne me
3. [NDLR] « Aux mille dont une lettre atteste le désir de poursuivre avec lui, Jacques Lacan répond qu’il fonde, ce 21
février 1980, la Cause freudienne. Un courrier prochain fera connaître le travail qu’il demande à qui se met sous
cette égide. » [Almanach de la dissolution, Paris, Navarin / Seuil, 1986, p. 15.]
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Entours de la lettre
surprenait pas. N’était-ce pas préférable à la croyance en l’amour pour le père mort ?
J’avais choisi une autre voie, celle que Jacques-Alain Miller avait inventée en insti-
tuant l’entrée par la passe. Elle me convenait parce qu’elle mettait au cœur de
l’examen, l’expérience de sa propre analyse plutôt que… les on dit et le « pèse-
personne »4, selon l’expression de Lacan, car – je l’ai dit – je n’étais personne à ce
moment-là.
C’est aussi par une lettre que j’ai demandé à faire la passe en ce mois de
mars 2011. Les lettres d’aujourd’hui prennent la forme d’un mail. Mais la fonction
est la même. L’envoi fait acte. Les mots sont simples. Comme une évidence. Et tout
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s’est enchaîné par un emboîtement de possibles, une grande simplicité à chaque
niveau de la procédure. J’en étais surprise et ravie.
Maintenant que j’ai été nommée AE de l’ECF, je pense à Lacan, car il est l’inven-
teur de la passe. J’ai toujours su que la passe avait une fonction dans l’existence d’un
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Déchirure
Sonia Chiriaco
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Le fil d’Ariane
Depuis l’adolescence, je savais que j’irais un jour vers l’analyse pour sortir de
cette grande opacité qui me recouvrait de son voile insensé. Et soudain, c’était là. La
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Entours de la lettre
déchirure était plus profonde que ce que signalait cette décision, parce qu’elle
touchait aussi le corps. Elle en entraînerait bien d’autres.
Mon analyse commença donc dans un certain brouillard où l’angoisse le dispu-
tait à la tristesse pour me désorienter. Lacan m’accompagnait. J’étais loin de
comprendre tout ce que je lisais, il était pourtant mon fil d’Ariane ; dans nos lectures,
nous n’aimons pas seulement comprendre : au-delà de la compréhension, qui apporte
une certaine satisfaction, nous aimons ce reste de mystère qui va nous entraîner vers
l’inconnu.
Parfois, touchant un signifiant maître, le texte résonnait là où me conduisait ma
parole et j’aimais ça. Je me souviens, dans les débuts de mon analyse, de la forte
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impression que me firent le séminaire consacré à L’éthique de la psychanalyse et ses
pages magnifiques qui mettaient en scène Antigone dans l’entre-deux-morts, puis
Œdipe à Colone : « Il a su, il veut savoir plus loin encore. »1 Ces personnages de la
tragédie grecque prenaient avec Lacan une nouvelle dimension, et avec eux, je m’em-
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barquai quand il s’agissait de ne pas céder sur le désir. Cette sorte d’exaltation a sans
aucun doute servi à soutenir mes pas quand le chemin de l’analyse était vertigineux,
trop angoissant ou douloureux.
Bien plus tard, en approchant de la fin de l’analyse, je reconnaîtrai cette contrée
« du désarroi absolu »2 dont parle Lacan dans L’Éthique…, où même l’angoisse n’est
plus un recours. J’aurai alors lu beaucoup d’autres pages qui m’auront bousculée ou
conquise, et me serai cognée à beaucoup d’autres difficultés, tant subjectives que
conceptuelles. Emportée dans mon élan, j’irai au-delà.
Un tressage
Je m’aperçois que la lecture de Lacan est tressée par mon analyse qui s’y est elle-
même enroulée. Que nous l’ayons ou non rencontré de son vivant, nous entrete-
nons un rapport intime à Lacan parce que notre analyse plonge dans son
enseignement et s’y enchaîne. Notre inconscient est lacanien.
Dans ce tressage, l’orientation lacanienne, soutenue par Jacques-Alain Miller, a
vite occupé une place essentielle. Dans ma lecture chronologique et sage des Sémi-
naires, il a mis du désordre pour mieux en faire surgir les arêtes, les scansions, les
revirements, et les ordonner logiquement. Dès lors, mes lectures et mon propre
parcours analytique m’ont paru s’articuler comme par enchantement ! Cet enchan-
tement était celui du transfert, qui, non seulement s’incarnait dans les rencontres
avec l’analyste, mais passait aussi par le texte de Lacan. Or, l’enchantement comporte
aussi le désenchantement et le texte lui-même peut venir en renfort pour déranger
la défense, faisant chavirer le sens. Secouée, sans cesse délogée du territoire de la
compréhension, j’ai traversé bien des zones de turbulence pour avancer vers le dernier
1. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 352.
2. Ibid., p. 351.
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C’est un trajet nécessaire qui ne se vérifie qu’après coup. Le plus étonnant est de
retrouver, à la fin du voyage, ce point de réel qui était là à l’origine, comme un
obstacle, un dérangement qu’il s’agissait alors de vaincre. Ce qu’on demande à la
psychanalyse « c’est de nous débarrasser et du réel, et du symptôme »3, dit malicieu-
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sement Lacan dans « La troisième ». L’analyse nous fait d’abord croire, avec l’asso-
ciation libre, que nous pouvons ébranler la puissance du réel, elle nous laisse
l’envelopper de toutes sortes d’élucubrations qui sont comme autant de trouvailles
excitantes qui nourrissent et relancent la cure avant de s’évider puis de tomber les
unes après les autres, comme des pelures. C’est le sens qui se déchire et se défait, lais-
sant apparaître sans plus de fard le réel et la jouissance, qui sont exactement ce dont
nous ne pouvons nous débarrasser.
Et dans ce réel sur lequel nous allons buter à la fin de l’analyse, nous reconnais-
sons le trouble qui, des années plus tôt, nous avait entraînés vers l’analyse. C’est le
même, mais c’est aussi un autre, car l’analyse a désamorcé la charge douloureuse qui
y était reliée. Reste la jouissance opaque et incurable avec laquelle nous sommes
simplement réconciliés.
Dans les premiers séminaires de Lacan comme dans ses écrits les plus anciens,
nous pouvons aussi bien retrouver les indices annonciateurs de ce réel vers lequel il
nous entraînera tardivement. Il suffit de relire son article sur « L’agressivité en psycha-
nalyse » pour entrevoir que, dès 1948, Lacan approche et bute sur cette force
indomptable de la jouissance du réel, qu’il ne pourra serrer qu’après avoir fait du
sinthome un mode de jouissance. Il est tout aussi frappant de lire comment, en 1956,
dans son Séminaire sur Les psychoses, il envisage la compensation de la métaphore
par autre chose, sans avoir encore à sa disposition la théorie des nœuds. De
nombreuses questions, soulevées très tôt, ne seront ainsi résolues par Lacan que dans
son dernier enseignement.
Pouvoir lire Lacan avec Lacan, comme nous l’a appris J.-A. Miller, nous donne
aujourd’hui la chance d’entrevoir comment il fut précurseur de lui-même.
Lacan ne nous a pas seulement donné les outils dont nous avons besoin pour
écouter nos analysants et orienter notre pratique en déjouant tout risque de nous
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Entours de la lettre
endormir, il nous interprète, continue de nous déranger, il nous résiste : Lacan est
notre réel.
Manger le réel
Dans cette marge esquissée par lui, où je m’étais laissée entraîner des années plus
tôt, c’était ma propre déchirure qui était visée, et derrière elle, une jouissance indi-
cible, bien en deçà du désir, de la demande ou du besoin.
Faire le chemin de l’analyse jusqu’à son terme, permet d’apercevoir après coup ce
tressage entre la lecture de Lacan et notre propre expérience analytique, mais ne nous
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immunise pas pour autant contre d’autres dérangements, ou d’autres surprises,
comme celle survenue il y a peu, au chapitre II du Séminaire XXIII, pourtant déjà lu
attentivement plusieurs fois : « Le langage mange le réel »4 ; étonnante formule, qui
fait le langage vorace !
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4. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 31.
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D’un analyste l’autre
Jean-Pierre Deffieux
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M ultiples sont les façons de rencontrer Jacques Lacan : quelquefois par des
chemins de traverse, des contours, des contingences, des évitements, mais aussi par des
déterminations inflexibles. Pour ma part, ce fut tout cela et ce, sans l’avoir jamais vu.
Dans son article « Constructions dans l’analyse », Freud rappelle que « le travail
analytique consiste en deux pièces entièrement distinctes, qui se jouent sur deux
scènes séparées et concernent deux personnages dont chacun est chargé d’un rôle
différent »1. Ajoutons que le choix des acteurs est essentiel, au risque que la pièce
soit un fiasco. Je ne me doutais pas de cela, bien sûr, avant de me décider à rencon-
trer mon premier analyste.
J’étais alors interne dans une clinique de la région bordelaise, une « clinique de
pointe » ouverte depuis peu par deux psychanalystes, membres de la SPP [Société
psychanalytique de Paris]. Je m’étais mis à lire Freud – très peu, car ma névrose
obstruait beaucoup mon rapport au savoir, surtout celui de l’inconscient. De temps
en temps, des blagues fusaient sur Lacan, qui était considéré dans ce lieu comme un
« charlatan ». Il était ridiculisé ; personne ne l’avait lu bien sûr ; ma curiosité étant
beaucoup moins forte que le respect que j’avais pour mes maîtres, je n’avais pas non
plus essayé de le lire. Donc, moi aussi, j’étais de leur avis, sans savoir pourquoi.
J’avais très tôt perçu que la psychanalyse était une solution, vers huit ans à peu
près. Un frère de quatorze ans mon aîné avait présenté un moment subjectif très
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Entours de la lettre
difficile et un psychanalyste l’avait alors « sauvé » ; tel était en tout cas le discours
familial. Je me souviens m’être dit alors : « Je ne veux pas devenir fou. Et si, un jour,
j’ai une difficulté, c’est à la psychanalyse que je m’adresserai. » Cela n’a pas manqué :
l’angoisse, les symptômes, un désaccord profond avec un certain mode de jouissance
finirent par me décider. J’étais en deuxième année de médecine et, plutôt que d’aller
voir un analyste, j’avais d’abord fait le choix de m’inscrire en DEUG de psychologie.
Or, à peine avais-je assisté à quelques cours qu’un professeur fit un entretien avec une
patiente psychotique, en amphi, devant les étudiants : ceci provoqua aussitôt chez
moi un mécanisme phobique et une grande anxiété. J’arrêtai aussitôt ces études de
psychologie et pris rendez-vous avec ce professeur à son cabinet d’analyste. Il me
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proposa des honoraires si chers que je ne me donnai pas alors les moyens de m’en-
gager dans cette aventure. J’attendis donc d’être interne et de gagner ma vie pour
retourner le voir. J’avais l’aval de mes maîtres, il était membre de l’APF [Association
psychanalytique de France].
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Gentleman agreement
Je le vis pendant sept ans, trois, puis quatre fois par semaine. J’étais absolument
sûr qu’il était le meilleur analyste de Bordeaux : il avait la bonne réputation du jeune
analyste qui monte, psychiatre et docteur en psychologie, et il était si… énigma-
tique. Il avait le look de l’analyste et l’énonciation mystérieuse de celui qui sait, mais
qui garde ce savoir par-devers lui. Il ne pouvait que mobiliser pour moi, à son
paroxysme et ad aeternam, le sujet supposé savoir. Tout chez lui était obscur et triste,
ses vêtements, son cabinet, tout était noir, jusqu’aux murs. Les séances duraient trente
minutes. Si j’avais cinq minutes de retard, la séance durait vingt-cinq minutes au
lieu des trente ; si j’en manquais une, je la payais. C’était le gentleman agreement,
nécessité par le respect du cadre. Il parlait très peu ; une ou deux fois, il parla long-
temps, mais ce fut pour moi une telle surprise que j’oubliai tout aussitôt.
Au bout de quelques années, ayant terminé mes études de psychiatrie, j’ouvris
un cabinet et commençai à écouter des patients. Le verdict de l’analyste tomba immé-
diatement : la psychothérapie d’inspiration analytique, oui ; la psychanalyse, non :
« Vous ne serez autorisé à mettre un divan dans votre cabinet que le jour où vous
aurez terminé votre analyse. » C’était la fin de l’idylle, je me bloquai ; je commençai
à manquer beaucoup de séances ou à ne pas y dire un mot. Puis il tomba malade,
dépérit rapidement avant de mourir, sept mois après le docteur Lacan. Il avait
quarante-trois ans. Je manquai la dernière séance. Je ressentis de la peine et un certain
soulagement. La situation s’était débloquée : je considérai alors que sept ans d’ana-
lyse était un bon chiffre et que j’allais en rester là, libéré de mes maîtres censeurs et
de la règle stricte de mon analyste. Encouragé et influencé par les longues conversa-
tions avec une amie proche en analyse chez Lacan, je commençai à le lire avec
frénésie.
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Attendre, se décider
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compte plus tard, après la fin du contrôle, que « cette fille », dont je m’étais efforcé
de déployer l’hystérie, était psychotique, installée dans un transfert érotomane. Après
un an de contrôle, je dus malheureusement me rendre à l’évidence que mon analyse
était loin d’être terminée, les symptômes et l’angoisse étant revenus de plus belle. Je
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demandai donc à cet analyste de reprendre une cure : « Je n’ai pas de place, me dit-
il, vous allez devoir attendre qu’une place se libère. » Obéissant, j’attendis. Les mois
passèrent, toujours rien !
J’avais commencé à suivre des séminaires à Bordeaux de la jeune École de la
Cause, et c’est ainsi que j’assistai en 1983 à une conférence de Jacques-Alain Miller.
Il était jeune, il était très vivant, animé d’un désir que je n’avais jamais vu jusque-là
chez un analyste ; en outre, je comprenais ce qu’il disait. Ce fut pour moi une révé-
lation ! La psychanalyse me parlait enfin ! Peu de temps après, l’analyste me dit avec
son ton monocorde : « Une place se libère, vous pouvez commencer l’analyse. »
J’acceptai son rendez-vous. Or, entre-temps, j’avais fait une rencontre et, sans le
savoir encore, j’avais pris une décision. Pris d’un doute obsédant, je finis par appeler
J.-A. Miller, qui me proposa un rendez-vous… au jour et à l’heure du rendez-vous
fixé par l’analyste. Je décommandai alors ma première séance ; l’analyste me
répondit : « Bien ! » Et il raccrocha sans la moindre interrogation ni la moindre into-
nation d’insistance.
Sans souffleur
J’étais de nouveau libre… enfin, Dieu merci, pas pour longtemps ! Je rencontrai
donc J.-A. Miller un lundi à quinze heures. J’étais mal, je déversai à toute allure ma
plainte et ma souffrance et je me souviens avoir mis en avant dans l’entretien le deuil
de mon analyste, conscient que lui-même était dans une situation de deuil. Il était
présent, réactif, à l’écoute, il me posait des questions, j’en profitai largement, mais…
au bout d’une dizaine de minutes, il m’arrêta et me dit très gentiment : « Je vous
attends dimanche à Guitrancourt. »2 Il m’expliqua longuement et précisément
comment me rendre à ce rendez-vous par le train et me dit qu’on viendrait me
2 . Guitrancourt est le lieu de la maison de campagne du docteur Lacan en Île-de-France. C’est là qu’est sa tombe.
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Entours de la lettre
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d’emblée chez moi un changement subjectif et une ouverture vers la voie du désir, si
longtemps empêchée par mon histoire personnelle, par mes analystes et surtout par
moi-même. Je ne pouvais plus m’abriter derrière l’obéissance aux règles en attendant
passivement que quelque chose vienne de l’Autre pour me sortir de mes entraves. Je
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le sus tout de suite, dès la première fois. Fini le rôle de spectateur ! Il était temps
maintenant de monter sur la scène, de jouer ma partie, et sans souffleur.
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La parole écrivante
Myriam Mitelman
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L’objet trouvé
Tahiti, linguiste et humaniste, examine un cadeau que lui ont fait ses ouailles de l’île
de Pâques : une cordelette tissée de leurs cheveux, laquelle est enroulée autour d’un
morceau de bois. Grand est son saisissement lorsqu’il découvre, sur ce vieux bout de
bois, des signes semblables à des hiéroglyphes. Il fait rassembler aussitôt toutes les
tablettes disponibles. Chantres et prêtres sont requis par les missionnaires pour lire
à voix haute les écritures. Ils psalmodient des hymnes, mais ne s’accordent pas sur le
texte des tablettes qu’on leur présente.
Monseigneur Jaussen déniche bientôt, à Tahiti, un manœuvre originaire de l’île
de Pâques, Metoro Taua a Ure, qui aurait autrefois étudié à l’école des prêtres. Il lui
fait énoncer le texte d’une tablette, transcrit ses récitations, mais celles-ci s’avèrent
décousues : tantôt Metoro avait décrit physiquement le signe, tantôt il l’avait nommé,
tantôt il s’était hasardé à développer ses propres idées sur telle ou telle signification.
Pas sûr qu’il sache lire, peut-être épelle-t-il seulement le texte, ou encore module-t-il
des chants appris par cœur en se repérant sur quelques signes servant d’aide-
mémoire… Le son, le sens et l’écrit refusent de s’accorder ; en dépit de ses investi-
gations patientes et obstinées, Monseigneur Jaussen ne parviendra pas à percer,
nonobstant l’aide des indigènes, le secret perdu de l’écriture de l’île de Pâques.
Il établit néanmoins un répertoire conséquent de ces signes, sur lequel se fonde-
ront toutes les tentatives ultérieures de déchiffrement, certaines très érudites, mais
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Entours de la lettre
toutes infructueuses, comme celle d’Alfred Métraux1 que Jacques Lacan2 mentionne
pour souligner la modestie et la rigueur requises par l’approche d’une langue qui se
présente sous les espèces d’un opaque noyau écrit.
Ainsi est structurée la langue de l’inconscient découverte par Freud : une langue
« au milieu de quoi est apparu son écrit »3, une langue au tréfonds de laquelle palpite
une graphie rétive à sa transposition sonore. De l’existence de cette substance silen-
cieuse au cœur du langage, témoigne, par exemple, la pente du rêve à recourir au
rébus : elle trahit le bricolage auquel est contraint le signe qui cherche un frayage vers
l’expression orale.
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Le message secret
Tel est le caractère du signe écrit ; il faut le considérer dans sa profonde discor-
dance d’avec la parole : par nature muet, encombrant de ses concrétions les chemins
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La voie de la lettre
1. Cf. Métraux A., Les Primitifs. Signaux et symboles, pictogrammes et protoécriture. L’Écriture et la psychologie des peuples,
Paris, Robert Laffont, 2005.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 85.
3. Ibid., p. 89.
4. À propos de l’écriture chinoise : « Il y avait des gens, des devins, des gens comme nous, qui grafouillaient ça, à côté
d’autres choses qui s’étaient passées sur l’écaille de tortue, pour le commenter en écrit. Ça a probablement donné plus
d’effets que vous ne croyez » [Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit.,
p. 87].
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plus, qui se résolve, jamais, en poésie. Borges prétendait que le style oral est l’une des
nombreuses formes du style écrit5. Dans le style de Lacan, la frontière entre l’oral et
l’écrit est si impalpable et mouvante que son lecteur ne sait jamais précisément sur
quel versant il s’avance, celui d’une parole dont la vérité le percutera, ou celui de cet
écrit à nul autre pareil, à jamais imbattable.
Se frayer un accès vers cette parole écrivante, nécessite un pas, qui n’est pas rien :
il faut se dessaisir de toute notion de correspondance entre la lettre et le bla-bla, aussi
informé soit-il. Alors seulement se révèle la compacité de l’algèbre lacanienne, forme
aboutie de son écriture, sa prodigieuse efficacité. Surgit enfin que A est un lieu, un
trésor, le langage, le père, la mère, tandis que le simple trait qui barre ce A dit non à
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tout cela, est censure primitive, refoulement originaire. Une écriture élémentaire,
par exemple E x . Fx – il existe un x tel que non phi de x, recèle la jouissance folle du
père, l’impensable équipée de la horde primitive, l’effort inouï de Freud pour donner
à la psychanalyse le fondement d’un mythe écrit, en même temps que l’invitation
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5. Borges J. L., Livre des Préfaces, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1987, p. 67.
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Vie de Lacan
Jacques-Alain Miller
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I.
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donc que choisir la voie du mathème m’avait conduit à garder le silence, quand j’au-
rais eu à faire quelque chose que mes jeunes amies appelaient le défendre, défendre sa
mémoire.
Après tout, lorsque les deux frères de Witt furent assassinés, Spinoza se leva de son
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établi pour placarder sur les murs de La Haye son fameux Ultimi barbarorum. Mais
le défendre, je l’avais fait de son vivant, et jusqu’au bout, quand il était aux abois, puis
à la dernière extrémité. À quoi bon le faire, lui mort ? Mort, il se défendait très bien
tout seul – par ses écrits, son séminaire que je rédigeais. N’était-ce pas assez pour
faire voir l’homme qu’il était ?
II.
Sollers me tannait pour que j’obtienne de Lacan qu’il se laissât filmer à son sémi-
naire. Là était pour lui le vrai Lacan ; ce pouvait être un document pour l’histoire ;
ce serait aussi, me laissait-il entendre, un véhicule idéal qui propagerait la foi. Il avait
raison. Mais je souriais : je savais à l’avance que, même relayée par moi, sa demande
serait rebutée par Lacan.
Sur la scène du séminaire, il donnait certes quelque chose au théâtre, et même
beaucoup, mais, à ses yeux, le spectacle était au service de son propos, ici et mainte-
nant, au bénéfice de ceux qui avaient au moins fait l’effort de déplacer leur corps
pour l’écouter. Il n’allait tout de même pas mettre ça en conserve pour le donner aux
autres, à ceux qui n’étaient pas là, les fatigués, les occupés, les traînards, et encore
moins à ceux qui naîtraient après lui : ceux-là, il n’en avait vraiment rien à faire, ils
ne feraient jamais rien pour son bonheur à lui… Sollers est un catholique, ami des
papes. Il est très émancipé, certes, mais j’imagine qu’il doit tout de même croire,
sous une forme ou une autre, à quelque chose comme la survie de l’âme après la
mort. Lacan, non. L’idée de l’éternité lui faisait horreur, et il la croyait très insidieuse
et nocive.
Non, s’il se démenait sur scène comme un beau diable, et jouait de sa voix qui
savait prendre tous les tons, comme Cyrano dans la « tirade des nez », c’était pour que
ça passe. Mais il n’entendait pas graver dans le marbre, si je puis dire, ce numéro de
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il avait dit, et, bravant sa colère, lui en faisaient part, obtenaient aussitôt une déro-
gation. Dans ces conditions, la terreur fit place au « tour de farce », pour reprendre
le mot de James Joyce dans Finnegans Wake, que Lacan aimait à citer.
Le Jupiter tonnant, qui lançait la foudre sur sa petite École, finissait le plus
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souvent par se prendre les pieds dans le tapis. Contrairement à la réputation qu’on
lui a faite, ce n’était nullement un « homme de pouvoir ». Un homme de pouvoir,
un légiste chinois par exemple, a des techniques uniformes d’administration, de
surveillance et de contrôle, évalue la compétence de ses agents selon des critères quan-
tifiables, et construit avec méthode une position de force. Lacan était bien trop impa-
tient de tout pour cela. Il n’accéda jamais à la fameuse Richtigkeitsrationalität de Max
Weber – rationalité et légalité, ou respect des règles – dont tout montre qu’elle lui
faisait horreur dans sa vie également. Le désir, en tous les cas, n’est ni zweckrational,
ni richtig, il est plutôt porté à avoir la berlue, nicht richtig. Mais ce n’était pas non
plus, loin de là, un leader charismatique wébérien, car il n’avait, à vrai dire, aucun
sens, ou très peu, du collectif : c’était, on vient de le voir, l’homme du « un par un ».
Un athée social, en somme.
Son comportement montrait bien qu’à ses yeux, son École n’était pas, à propre-
ment parler, une institution, comme ses adhérents le croyaient, ou feignaient de le
croire, mais sa maison, ou le prolongement de lui-même. Il y était tyrannique, certes,
par les colères qu’il se permettait de temps à autre. Comme le montre Diego Lanza
dans son livre sur Le Tyran et son public, la colère est en effet, dans le théâtre grec
antique, un trait caractéristique de cette figure mythique du tyran qui concentre en
elle toutes les formes de transgression sociale. Pour ma part, j’étais ravi de voir bien
vivant et agissant en plein XXe siècle un personnage auguste si haut en couleurs. Les
colères de Lacan tenaient à un tempérament que l’on appelle familièrement « soupe
au lait » : elles retombaient aussi vite qu’apparues, et il n’était pas du tout rancunier.
Cependant, il avait une mémoire d’éléphant pour certaines phrases qui l’avaient
touché : il les remâchait et les réinterprétait à son séminaire et dans ses écrits, des
années durant.
Perpétuer sa semblance ? « Ces nymphes, je les veux perpétuer », déclare le faune
de Mallarmé ; Lacan, lui, sa semblance, la perpétuer, cela ne le faisait pas du tout
rêver. Le jeune d’aujourd’hui, qui se photographie pour un oui ou pour un non, et
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met aussitôt sa semblance sur Facebook, aura du mal à comprendre que ce Lacan était
visiblement indisposé à l’idée qu’un inconnu allait prendre de lui – lui prendre –
une image qui s’émanciperait aussitôt, et irait se promener toute seule dans le monde,
sans lui, hors de son contrôle direct, un peu comme ces prétendus primitifs assez
lucides pour anticiper les dangers que laissait présager l’enthousiasme de l’ethno-
logue à tirer leur portrait – les dangers mêmes que comportait pour la famille des
éléphantidés le fait de recevoir un nom dans le langage des humains.
Lacan explique, dans son premier séminaire, que l’élévation (Aufhebung) de l’élé-
phant au rang de signifiant connote surtout le fait qu’on entend lui faire la peau en
tant qu’être vivant. C’est d’autant plus exact, ajouterai-je, qu’une partie caractéris-
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tique de son anatomie – ces incisives supérieures allongées nommées « défenses »
comme par antiphrase, et dont la longueur chez le mâle serait, aux dernières
nouvelles, un signe de bonne santé et de vigueur sexuelle – appelle sur sa tête tous
les malheurs du monde, en raison de l’objet très précieux (agalma) qu’elle recèle pour
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Ce n’était pas là une motivation très différente de celle qui inspira ce mouvement
si hâtivement décrié qu’on a appelé – et qu’on appelle moins, parce que le terme
déplaît aux historiens catholiques – la Contre-Réforme. L’aspect théâtral du séminaire
ne répondait pas seulement au tempérament de Lacan, mais à une méthode très réflé-
chie, dont le principe pourrait s’énoncer, sur le modèle du proverbe latin Ad augusta
per angusta, qui sert de mot de passe aux conjurés d’Hernani : « Vers le symbolique
par l’imaginaire ». Le procédé est celui-là même des Exercices spirituels d’Ignace de
Loyola, celui qui motiva le renouveau de la propagande catholique par le moyen du
spectacle donné à voir dans les processions et les cérémonies, celui qui amena la
papauté à promouvoir l’art baroque.
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D’ailleurs, lorsqu’il apprit que, dans un exposé présenté un soir dans son École,
j’avais fait de lui un baroque, il adopta l’idée, et donna dès le lendemain un séminaire
éblouissant sur le thème de l’art baroque. C’est dans le même esprit qu’il multipliait
les schémas au tableau, et les reproduisait avec insistance, tout en prodiguant aux
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auditeurs devenus spectateurs des avertissements sévères, comme quoi ils avaient à se
déprendre de l’idolâtrie des images pour privilégier l’articulation signifiante. Moyen
d’aller au-delà, l’imaginaire était aussi, bien entendu, obstacle à le faire. Il en vint à
écrire une fois, comme un poète maudit : « On ne m’entendra que quand j’aurai
disparu. » Il y avait là comme un très étrange vœu de mort porté contre soi-même
– par exception, car l’autodestruction, vraiment, ce n’était pas son genre. Il se proté-
geait, ai-je dit.
En ce temps-là, les performances, on ne les enregistrait pas. Déjà, mobiliser une
sténotypiste pour noter un cours, cela ne se faisait pas, c’était bizarre, on ne voyait
pas ça en Sorbonne. Cependant, même quand on vit surgir les premiers magnéto-
phones de poche, qui bientôt se multiplièrent autour du pupitre de Lacan, la sténo
resta là, comme une butte témoin des siècles passés.
Déjà Xénophon, dit-on, avait fait usage de cet art pour noter les paroles de
Socrate.
III.
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dans sa vie une occasion de scandale, et qu’il était connu comme le loup blanc depuis
la parution de ses Écrits.
Non, je n’avais pas le désir de le défendre. Il se peut bien, après tout, qu’il ait été
indéfendable. J’avais le désir de le rendre vivant – vivant pour vous, qui après lui
vivez. Mes deux amazones m’avaient fait comprendre que lire son séminaire, ce
monologue prononcé sur scène toutes les semaines durant près de trente années, ne
suffisait pas à le faire voir dans la densité de sa présence et les extravagances de son
désir.
Mais alors, pourquoi le mot de justice s’était-il rappelé à moi ? C’était en raison,
sans doute, du lien que la tradition établit entre jugement et résurrection. Et je me
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disais que c’était sans doute le désir de faire revivre Lacan qui, cheminant en moi à
mon insu, m’avait inspiré de choisir pour emblème d’un congrès récent de l’École de
la Cause freudienne, la fresque de Signorelli à Orvieto – celle de la résurrection des
corps le jour du Seigneur – que Freud évoque dans la Psychopathologie de la vie quoti-
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dienne.
J’avais repris à cette occasion l’injonction fameuse du poilu de Verdun : « Debout
les morts ! » C’était sans doute l’un de ces morts entre tous que j’entendais faire
revivre, sans le savoir encore.
Donc, l’idée me vint d’une Vie de Lacan.
IV.
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été son enfance, son adolescence, ses années de formation, lui narrait les événements
qui avaient eu lieu avant leur rencontre. Boswell notait tout de la conversation du
docteur Johnson, laquelle se réduisait essentiellement, dit-il, à des monologues
« d’une vigueur et d’une vivacité extraordinaires ».
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tion de son discours, là où d’autres croyaient souvent avoir affaire à des envolées, des
vaticinations pythiques, des oracles sibyllins, de la Schwärmerei à la Swedenborg,
exprimée sur un ton grand seigneur, pour parler comme Kant.
Johnson avait donc avec sa propre vie un rapport autobiographique. Ceci n’est pas
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haussement d’épaules qui voulait dire : « Bien entendu, je n’en ferai rien. » D’un
autre sourire, j’acquiesçais, alors que je vois mieux aujourd’hui, par rétrospection,
quels coups futurs l’ami Wahl voulait parer.
Peu après, Lacan accepta d’emblée la proposition d’un jeune inconnu : pour un
documentaire télévisé, répondre aux questions de son gendre, non pas sur sa vie,
mais sur la psychanalyse. L’allant de Benoît Jacquot tombé du ciel l’avait charmé.
Mais d’autobiographie, point. Lacan ne manquait pas de prévoyance : il devait bien
savoir qu’on écrirait un jour sa biographie, et que le portrait ne serait pas forcément
flatteur. Pourquoi ne pas apporter son témoignage à la barre ? Il s’en moquait. Mais
est-ce une raison pour que je fasse de même ?
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Il était certes sous-entendu, quand on l’approchait d’un peu près, qu’on n’allait
pas piapiater au dehors, et, tout compte fait, peu nombreux sont ses proches dont les
déboires, les déceptions, voire les ressentiments, ont tiré quelques propos amers qui
ont nourri la rumeur, et qu’on voit religieusement colligés dans des ouvrages sans
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V.
M on texte circule sur le Net, la première version des chapitres que vous venez
de lire ; j’ai mis un à suivre. Roxane, la lumineuse, m’écrit que je lui donne du
bonheur ; elle a toujours eu un faible pour moi depuis que l’on se connaît : j’avais
vingt ans, elle cinq de plus. Une étudiante de mon séminaire, qui, elle, doit bien
avoir quelque quarante ans de moins que moi, a trouvé ce même texte : elle m’écrit
qu’il la rend heureuse ; elle l’a d’ailleurs mis sur Twitter, qu’elle manie avec dextérité.
Les mails affluent. On m’encourage à poursuivre.
Mon amie Catherine, qui était interne à Sainte-Anne quand Lacan y faisait ses
présentations de malades, dit ceci : « Je vous lis de retour de Venise. Dans le fatras
des productions montrées à la Biennale, une vidéo de Bruce Nauman m’a amusée.
Elle montre un clown qui répète sans cesse : “I am sorry for what I did. I don’t know
why I did it.” Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, de vous dire que, en vous lisant,
vous m’y faites penser, mais sur un mode inversé, car vous semblez dire : “I am sorry
for what I didn’t do. I know why I didn’t do it.” »
Je suis enchanté de ce clown, Catherine, à ceci près que vous n’allez pas au bout
de votre procédé d’inversion : « I am NOT sorry pour ce que je n’ai pas fait », voilà
ce que je dis. « Il y a un temps pour chaque chose, enseigne l’Ecclésiaste. Il y a un
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Je reviens à mon propos. Si j’avais eu le moindre penchant à jouer au biographe,
ce qui m’en aurait détourné, c’est ce que Lacan dit du « biographe comme tel » dans
ses Écrits.
Le premier biographe de Freud fut Ernest Jones, sans doute celui des élèves du
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maître que Lacan avait le plus pratiqué et estimé. Cependant, je ne l’ai jamais vu
faire l’éloge de personne sans y glisser une épine, et cela est sensible dans tout ce
qu’on lit de lui. Quelques-uns y ont échappé, dont je dirai un mot un autre jour.
Jones, donc, il l’avait rencontré. La première fois qu’il était monté à la tribune de
l’Association internationale de psychanalyse pour y présenter son « stade du miroir »
– congrès de 1936, à Marienbad, il avait alors trente-cinq ans – Jones, qui présidait,
lui avait retiré la parole au bout des dix minutes du temps réglementaire. Lacan,
dépité, ne livra pas de texte aux actes du congrès, ni même de résumé, vida aussitôt
les lieux, et s’en fut à 300 km de là, à Munich, où se tenaient ces fameux Jeux Olym-
piques dont Hitler présida la cérémonie d’ouverture. Il raconta à son séminaire
qu’à cette occasion, il avait serré la main de Goebbels, et qu’en serrant cette main, il
avait pensé, ou senti, que celui-ci avait été analysé. Il alla jusqu’à l’écrire : « L’on ne
saura jamais vraiment ce que doit Hitler à la psychanalyse, sinon par l’analyste de
Goebbels. »
Des années plus tard, quand il évoquait Jones, on voyait bien qu’il ne lui avait pas
encore pardonné de lui avoir appliqué le règlement sans tenir compte de la nouveauté
de ce qu’il apportait à la psychanalyse. Lacan consacra néanmoins à Jones, à l’occa-
sion de sa mort, une longue étude sur sa théorie du symbolisme. Il y raconte qu’il alla
le visiter dans les années 1950, alors que Jones, retiré à la campagne, se consacrait à
écrire sa biographie de Freud, ne recevant plus que quelques patients. On sait par son
séminaire que Lacan avait médité à plusieurs reprises ses travaux sur la sexualité fémi-
nine. Ce Gallois traînait d’ailleurs après lui une réputation de coureur de jupons ; il
semble avoir eu des visées sur Anna, la plus jeune des filles de Freud, lequel prit soin,
avant de la laisser partir pour l’Angleterre en 1914, de l’avertir, par lettre, de ne rien
tenter sur son enfant chérie ; Anna avait alors dix-neuf ans, Jones trente-cinq. Enfin,
c’est dans un texte de Jones sur « la phase phallique » que Lacan avait trouvé ce mot
d’aphanisis qu’il a longtemps trituré, avant de le consacrer à dénoter la disparition du
sujet sous le signifiant auquel il s’identifie.
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Eh bien, c’est sans aménité aucune que Lacan stigmatise à son propos « la servi-
lité qui appartient au biographe comme tel ».
Ce trait décoché, à travers Jones, à tout biographe, ne m’avait pas échappé. En
effet, si j’étais entré dans la famille de Lacan, si j’étais l’un de ses familiers, si je m’étais
chargé de faire passer « à travers l’écriture » ce qui pouvait se lire de ce qu’il disait à
son séminaire, j’entendais n’être d’aucune façon amené à prendre envers lui une posi-
tion servile. Mon aphanisis précoce sous des signifiants de la Rome antique, d’ailleurs
élaborés sous notre Troisième République, me l’interdisait. Mais la question restait
toujours en suspens, car on ne lui disait pas non impunément. Je m’entourais donc
d’un noli me tangere si imperméable que, d’où je le vois maintenant, il m’amuse.
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Ce souvenir me revient. Speak, Memory.
Lacan, qui était vouvoyé par sa fille, la tutoyait, et voilà qu’il lui prit un jour
– lapsus, sans doute – de s’adresser à moi en commençant sa phrase par Tu. C’était
un soir d’été, à la campagne, nous étions tous les trois, relax. Je lui décochai un regard
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VI.
P ar Vie de Lacan, j’entends tout autre chose qu’une biographie. Mais quoi, exac-
tement ? Pour m’éclaircir les idées, je m’en vais chercher successivement les analogies
de l’autobiographie 1) en psychanalyse, 2) chez Freud, 3) enfin, chez Lacan. Je verrai
bien ce qui m’apparaîtra.
Dans la psychanalyse, je pars de ceci, que ce qui ressemble le plus à une autobio-
graphie, c’est l’opération inventée par Lacan, dite de la passe. Quand vous pensez, ou
avez résolu, que votre analyse est achevée et qu’elle vous a mis en mesure de prati-
quer vous-même la psychanalyse, vous avez la faculté de vous engager dans une procé-
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dure originale, au terme de laquelle vous pouvez vous voir décerner le titre le plus
estimé, le plus convoité, celui d’Analyste de l’École, abrégé AE. Il vous faut pour cela
rendre compte de quoi, exactement ? – non pas tant de l’histoire de votre vie que du
cours de cette analyse, et de ce qu’elle a changé à cette vie qui est la vôtre.
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a assuré le statut de pont aux ânes philosophique, en écrivant qu’il l’avait « réveillé
de [s]on sommeil dogmatique ». Ce n’est pas parce que je vois le soleil se lever tous
les jours que je peux en conclure qu’il se lèvera demain. Si je le fais, c’est que je crois
que la nature obéit à des règles, qu’elle n’est pas un chaos. Et cette foi en l’ordre du
monde, d’où me vient-elle ? Tout le monde croit au Père Noël, disait Lacan, et il
mettait ses auditeurs du séminaire au défi de lui démontrer qu’ils étaient vraiment
athées. Kant, pour sa part, imagina, pour répondre à Hume, la synthèse a priori,
et cette merveilleuse dimension dite transcendantale où le monde, « les objets »,
tournent autour du sujet, toujours « libre », par définition. En définitive, la fable
kantienne, si belle, n’a pas convaincu grand monde : beaucoup, et surtout nos
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épistémologues contemporains, empiristes, pragmatistes, ont préféré suivre Hume,
qui, lui, faisait de l’ordre du monde une pure et simple croyance, inspirée par
l’habitude et la vie en société. Popper est parti de là. Et Lacan, lui aussi, je le classe de
ce côté. À mon sens, sa notion du réel, si étrange, en procède. Fermez la parenthèse.
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Donc, votre anticipation de certitude est un pari, disais-je, et elle demande encore
à être vérifiée. Mais comment faire ?
1) Votre pari porte, si je puis dire, sur l’état d’ordonnancement de ce réel
qu’est votre inconscient ; comment le mettre à l’épreuve, sinon en passant par la voie
humienne de la vie en société, ici celle des psychanalystes entre eux ?
2) Seulement, l’inconscient n’est déchiffrable que par la voie freudienne, qui, elle,
passe par une parole émise dans la dimension de la confidence, et délivrée de toute
entrave extérieure comme des prestiges du narcissisme. Du moins est-ce le principe.
Voici ce que l’esprit toujours fécond de Lacan a inventé pour rendre compatible
ce premier et ce deuxièmement.
Vous dites ce que vous voulez dire, qui justifie votre pari, par exemple le point où
vous estimez en être de vos rapports à l’inconscient, quels symptômes vous aviez, ce qu’il
vous en reste – il y a toujours, dit Freud, « des restes symptomatiques » – etc., ce que
vous voulez, dis-je. Ce récit est écouté par deux autres analysants qui en sont au même
point que vous, mais dans la modalité du « pas encore ». Ils n’ont pas encore décidé
d’anticiper pour leur propre compte la fin de leur analyse ; ils vacillent sur la ligne de
crête, s’interrogent sur ce qu’il en est ; ils seront d’autant plus suspendus à vos lèvres.
Ces deux passeurs transmettent le témoignage qu’ils ont, séparément, recueilli de
vous, à un aréopage choisi de décideurs, issu de l’École. Ce jury ne connaîtra de vous,
le passant, que ce rapport indirect de vos dires, à lui présenté par les passeurs. Ainsi,
quand vous êtes passant, vous n’êtes pas là quand se plaide votre cause devant le jury :
comme en Cour de Cassation, ce sont d’autres, à savoir vos deux passeurs qui vous
représentent auprès de lui, non dans votre semblance, mais dans votre pure signi-
fiance, en votre absence obligée. Selon que votre performance devant eux les a ou
non convaincus, ces passeurs seront, ou vos avocats, ou vos procureurs – ou encore
ils se partageront les rôles, ou enfin ils passeront chacun d’un rôle à l’autre. Rien de
cela n’est programmé. Enfin, informé par vos passeurs, le jury de passe délibérera, et
vous estimera digne ou non de devenir AE.
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Je sais : c’est tordu. Mais la motivation de ce procédé retors, qui conjoint psycha-
nalyse et société, est simple à saisir. L’objectif est de réduire à néant, ou au moins de
minimiser, l’incidence de la personne du passant, qu’elle joue à son avantage ou à
son détriment. L’imaginaire faisant écran au symbolique, il s’agit d’effacer l’image
pour dégager le signifiant ; c’est d’ailleurs ce pourquoi, en analyse, on use volontiers
du divan. Freud avait commencé d’employer cette méthode parce qu’il ne suppor-
tait de voir ses patients scruter son visage à longueur de journées, mais son procédé
personnel a été senti comme exemplaire, et jugé conforme à la logique de l’exercice,
non pas spirituel, celui-là, mais discursif, que constitue une analyse.
Il y a toujours, pour le sujet, forçage quand il se décide à faire la passe. La fin de
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l’analyse exige, en effet, je l’ai dit, de mettre un terme à la dynamique de l’interpré-
tation, qui est en elle-même grosse d’infini, et ce terme ne peut être fixé que dans
la dimension du risque, sans garantie préalable de triompher lors de l’épreuve de
validation.
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VII.
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subdélirant : en particulier, il était acharné à démontrer l’analogie du nez et des organes
génitaux. Ce type avait suscité chez Freud une amitié passionnée sur laquelle on n’a
pas fini de gloser. En tous les cas, il s’empressait de lui confier les progrès qu’il faisait
dans l’exploration de la nouvelle dimension de l’être qu’il avait découverte, et qui
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toute raison de m’intéresser, sur un plan très personnel, dans mes rapports avec Lacan
lui-même.
Avant Lacan, dans la psychanalyse, on tenait le transfert pour un phénomène
imaginaire : identification de la personne de l’analyste à un personnage important de
l’histoire infantile, en général les ascendants, père ou mère, ou leurs tenant-lieu ;
sentiments éprouvés d’affection ou de haine, jugés par l’analyste excessifs au regard
d’une saine appréciation des choses – c’est-à-dire de son sens de la réalité, comme si
c’était là un critère sûr ; importance prise par la relation à l’analyste dans la vie, la
conversation, les pensées, de l’analysant, voire ses rêves. Ces phénomènes sont là,
c’est observable, mais leur ressort est, selon Lacan, à chercher au niveau dit symbo-
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lique. Tout ce qui s’éprouve découle de la supposition de savoir.
Je vous ai donné l’idée de départ. Cela se complique dès que l’on s’aperçoit que
l’ascendant du symbolique sur l’imaginaire implique que la personne de l’analyste
n’est nullement en cause : on peut très bien le trouver insuffisant, peu cultivé, négli-
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gent, pas à la hauteur. En fin de compte, à travers lui, c’est l’inconscient même du sujet
qui est visé, c’est l’inconscient qui est supposé être un savoir – un savoir à déchiffrer.
Ce disant, on ne s’éloigne pas de Freud, on le retrouve au contraire, car il intro-
duisait l’inconscient au titre d’une hypothèse. Et que faire d’autre, puisqu’aucune
aperception directe de son existence n’est concevable ? Par définition, l’inconscient
n’est, comme tel, ni éprouvé, ni vu, ni perçu, mais seulement supposé, interprété,
conclu. « Nous ne savons même pas si l’inconscient a un être propre », écrit Lacan,
et il va jusqu’à dire que, plus il est interprété, et plus il est.
C’est souligner par là même la relativité de l’inconscient dit freudien à l’endroit
du désir, ne serait-ce que le désir d’interpréter et celui d’être interprété. La formule
qui se rencontre dans le Séminaire XI ne veut pas dire autre chose : « le statut de l’in-
conscient est éthique ». L’inconscient n’est certainement pas ontique ; il n’est onto-
logique que pour autant que l’être est une forgerie de savoir sur certaines langues, non
pas toutes ; il est éthique : son être même repose sur le désir du sujet d’y accéder, sur
le désir de l’analyste de lui en ouvrir les voies.
Faute du désir de l’analyste, la psychanalyse ne tient pas une seconde. Faute du
désir du sujet, aussi, bien entendu. Il faut que vous ayez le désir de retrouver votre
chemin dans l’inconscient, d’accéder au lieu où se trame votre destin, dans la forge
où un Vulcain inconnu a façonné vos armes, l’atelier où votre blason fut peint, la
messagerie d’où partent ces fichiers cryptés que sont vos lapsus, vos actes manqués,
vos rêves et vos symptômes. Pas d’analyse si ce désir n’est pas éveillé, alerté, stimulé.
Il l’est par la rencontre de n’importe quoi faisant office de sujet supposé savoir.
Qu’est-ce que c’est, en somme, un sujet supposé savoir ? C’est, disais-je, n’im-
porte quoi : quelqu’un, quelque chose, existant ou non existant, une entité x, fictive
ou réelle, véridique ou mensongère, qui est nimbée de cette signification : « Là est
inscrit, là peut se lire, mon destin, mon être, ce qui de moi est caché à moi-même. »
Ce qui compte, c’est le nimbe, du latin nimbus, « nuage », l’éclat, le halo, la mandorle,
l’aura, l’auréole, que l’on retrouve dans bien des religions.
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Sous cet angle, les prémisses, les ébauches, les anticipations de l’analyse, sont
partout dans l’histoire des civilisations. Je vous demande de songer à toutes les
pratiques de la divination, voyance ou mantique, des oracles, des prophéties,
auxquelles on sacrifia sous toutes les latitudes, à l’importance avérée que revêtit, et
revêt toujours, la consultation des mages ou des voyantes. Sans remonter jusqu’à
Girolamo Cardano (1501-1576) et à son rôle de conseiller politique, je me conten-
terai de rappeler, par exemple, que feu le président Reagan ne prenait pas une déci-
sion importante, ne fixait jamais une date sans consulter son astrologue. De même,
nous savons par Cicéron, éclairé par Dumézil, qu’aucune décision ne se prenait à
Rome sans consultation du sujet supposé savoir – que nous, nous interrogeons par
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sondages, parce que nous sommes à l’âge de la science, nous autres. « Quelle est la
nation, quelle est la cité, écrit Cicéron, dont la conduite n’a pas été influencée par les
prédictions qu’autorisent l’examen des entrailles et l’interprétation raisonnée des
prodiges ou celle des éclairs soudains, le vol et le cri des oiseaux, l’observation des
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astres, les sorts ? […] quelle est celle que n’ont point émue les songes ou les inspira-
tions prophétiques ? »
Voyez tout ce que l’histoire du monde doit aux émois suscités par la parole, la voix,
le prestige d’un voyant, d’un maître, d’un sage, d’un saint homme – bref, le charisme
d’un supposé savoir. Non, ce n’était pas l’enfance de l’humanité, et l’avènement de
l’âge de la science n’y a nullement mis fin. « L’état positif » qu’appelait de ses vœux
un Auguste Comte reste une chimère de ce grand esprit, lui aussi sensiblement
azimuté, qui finit en grand prêtre de la Religion de l’Humanité, vouant aux grands
hommes un culte qui aurait été exclusif si ne s’y était joint celui de sa bien-aimée,
dont le deuil l’avait laissé inconsolable. J’habitais, enfant, à deux pas du « Temple »
de cette religion, sis rue Payenne, orné d’un buste de Clotilde de Vaux.
D’où surgissent-ils, ces agrégats d’êtres parlants traversant les âges, et parvenus
maintenant au XXIe siècle, que sont les grandes religions de cette humanité si peu
« positive » – sinon du tourbillon spontané que provoque, de proche en proche, un
seul, par sa prédication, son exemple, et, disons-le, son désir – ? Voyez :
– Aménophis IV, pharaon, qui bénéficia de l’appui de l’appareil d’État pour
répandre son invention du monothéisme, laquelle devait se révéler si funeste ; plus
tard, l’Empereur Constantin à Byzance fera de même au profit du christianisme ;
– Moïse, si bel homme en Charlton Heston, qui inspira à Freud une véritable
interprétation analytique de sa statue à Rome, par Michel-Ange, puis un bon petit
délire interprétatif dans L’homme Moïse, sorte de biographie, parue en 1939 ;
– Zoroastre, nom grec pour Zarathoustra, ce chamelier persan dont Nietzsche
devait faire sa marionnette kitsch ; il inspira un passionnant délire au président
Schreber, auteur de ces Mémoires d’un névropathe dont Freud et Lacan furent les
commentateurs ; Luther du mazdéisme, il le réforme en le monothéisant ;
– Siddhartha Gautama, dit Shakyamuni, ou encore le Bouddha, soit « l’Éveillé »,
son contemporain ;
– Confucius ;
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– Jésus ;
– Manès, fondateur du manichéisme, du nom de celui qui le surclassa, Mani ; les
manichéens, hérétiques du zoroastrisme, furent persécutés par ses tenants, qui domi-
nèrent la Perse sassanide, jusqu’à ce que l’Islam les convertisse ;
– Mazdak le jeune, mobed (prêtre) zoroastrien, qui répandit un manichéisme à
visage humain, un communisme souriant, prônant le partage des biens et des
femmes ; certains prétendent qu’il prit la suite de Mazdak l’ancien, et d’un certain
Zardusht ;
– Mahomet ;
– Luther ;
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– Smith junior, né dans le Vermont en 1805, à la veille de Noël, qui reçut la révé-
lation de l’Ange Moroni en 1823 dans l’état de New York, au village de Palmyra,
ainsi nommé en hommage à l’antique cité syrienne (ceci ne s’invente pas) ; le E. G.
Grandin Building où s’imprima en 1830, à 5 000 exemplaires, son Livre de Mormon
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se visite.
J’en passe, et des meilleurs. Je simplifie beaucoup. Je me limite à ce dont j’ai lu
quelque chose, et aux doctrines dont le fondateur a un nom propre.
Comment ! Pas de Français sur cette liste ! – à moins d’y faire figurer Auguste
Comte, qui sortit d’Esquirol sous le sigle « NG », non guéri. Pourquoi pas, après
tout ? Cela m’en fait douze.
« Glisse là-dedans pour rire, me souffle mon Malin Génie, Freud ou Lacan, et tu
pourras faire appel à la voyance de Nerval. » En effet, « La Treizième revient… C’est
encore la première. » Nerval fut aimé des surréalistes, et André Breton ne serait pas
indigne de ma liste. « Ceci est un dîner de têtes », dirait Borges : il soutiendrait que
c’est toujours le même qui se déguise.
L’existence de la plupart de ces grands hommes est avérée, celle des autres est sans
doute légendaire ; certains ont acquis un statut divin, ou d’émissaire de la divinité,
non pas tous ; leur message, qui est de paix, sauf celui des futurs Iraniens, passe
dialectiquement par une prédication, qui, étant nouvelle, suscite le combat, voire la
guerre. Cependant, sous des formes diverses, le même effet est présent, du charme
d’un seul, et de sa chanson.
Cette phrase du Télémaque fait rêver, qui décrit Apollon berger, gardant les trou-
peaux du roi Admète : « Il jouait de la flûte, écrit Fénelon, et tous les autres bergers
venaient à l’ombre des ormeaux sur le bord d’une claire fontaine écouter ses chan-
sons. » Mettez la même flûte dans les mains d’un attrapeur de rats von Hameln, toute
la jeunesse du village lui emboîte le pas, et disparaît à jamais.
Sans doute nombre d’imposteurs ont-ils exploité ce filon. Lucien de Samosate, ce
sacripant de Syrien, en a dézingué quelques-uns, qui sévissaient de son temps, sans
plus d’indulgence pour Peregrinos qui s’immola par le feu pour prouver sa bonne foi,
que pour Alexandre, dit « le faux prophète », sectateur du serpent Glypon et émule
d’Apollonios de Tyane. La Vie de ce dernier, dit le « Christ païen », par Philostrate
d’Athènes, au IIIe siècle apr. J-C., a eu les honneurs de la Pléiade, et d’une préface de
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Grimal, dans le recueil des Romans grecs et latins ; elle faisait mes délices dans mon
jeune temps. Isaac Bashevis Singer et Gershom Scholem ont chacun consacré un
livre, roman pour le premier, étude historique pour le second, à Sabbataï Tsevi, natif
de Smyrne, qui se déclara messie à vingt-deux ans, fut dûment excommunié (il tomba
sous le coup du Herem vers 1650, six ou sept ans avant Spinoza), ce qui ne l’em-
pêcha pas de bouleverser le judaïsme de son temps, avant de tomber aux mains des
Ottomans, et de se convertir à l’Islam, pour mourir solitaire dans une ville de ce qui
est maintenant le Monténégro.
Mais imposteurs, c’est vite dit. Qui sont les imposteurs ? Voltaire, émule de Lucien,
en décelait bien davantage que nous. Sans doute un mouvement fondé par la prédi-
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cation d’un nommé Smith à New York, au moment où débutait la révolution indus-
trielle, ne jouit-il pas du respect universel que valent aux grandes religions une origine
qui se perd dans la nuit des temps comme leur adéquation à la structure du parlêtre.
Mais qui vous dit qu’avec la patine des siècles, le mormonisme ne prendra pas le
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dessus, et n’étendra pas sa domination hors des frontières de l’Utah où il fut confiné
par la persécution des chrétiens ?
Certaines des doctrines de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours
– Jésus de Nazareth vit toujours, renaissant à volonté comme le phénix ; il y a trois
royaumes, le plus élevé étant lui-même divisé entre trois paradis ; ceux du haut de
l’échelle sont promis à devenir, le jour venu, des dieux et des déesses, comme Jésus,
qui fut jadis un homme ; etc. – vous apparaîtront comme des élucubrations héré-
tiques. Cependant, elles ne sont pas sans fondement aucun : elles s’appuient point
par point sur des interprétations originales du signifiant biblique ; de plus, on discute
pour savoir si Joseph Smith avait lu ou non l’inévitable Swedenborg. Tout cela se
tient parfaitement au niveau discursif ; c’est consistant. Après tout, n’est-ce pas, si l’on
demande à chacun de ma liste « Et cela, d’où le sais-tu ? », il vous répondra, sous des
formes diverses : « De mon sujet supposé savoir, pardi ! »
Dans le cas de la LDS Church, la solidité de la doctrine est illustrée par les vertus
du mormon lambda au XXIe siècle, voyez le site Mormon.org : il n’est plus polygame,
a l’esprit de famille, l’esprit d’entreprise, l’esprit missionnaire, il est abstème et stakha-
noviste, et se voue à un lifelong learning. Ils sont comme ça. Tout à fait moi, plus ou
moins. Avez-vous vu The Aviator, de Scorsese, cette biographie filmée de Howard
Hugues, dont le rôle est interprété par Leonardo Di Caprio ? Eh bien, au dernier
stade de sa schizophrénie paranoïde, que même le réalisateur de Shutter Island n’a pas
osé porter à l’écran, Hughes, qui se méfiait de tout et vivait nu, dans une chambre
d’hôtel, obsédé par les microbes et la poussière, ne se fiait, pour le garder, qu’à des
Mormons. C’est une référence.
Enfin, le chef de la majorité démocrate au Sénat est mormon, et deux Mormons
concourent en ce moment pour l’investiture républicaine à l’élection présidentielle
de 2012, dont l’un a une bonne chance de remporter la compétition, malgré le léger
malaise qu’induit sa personnalité d’empty suit. Bref, tous les espoirs leur sont permis.
Je lis d’ailleurs sur le site mormon français : « Bien que l’Église soit restée très petite
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de son vivant, Joseph Smith savait que c’était le royaume de Dieu sur la terre, qui
avait pour destinée de remplir la terre entière des vérités de l’Évangile de Jésus-
Christ. » Bon courage, frères mormons !
Au temps où Saint-Germain-des-Prés bravait la morale dit bourgeoise, et dite
morale, Queneau démontrait, dans un essai publié aux Temps modernes, que la qualité
de philosophe et celle de voyou n’étaient pas aussi exclusives l’une de l’autre qu’il
pouvait paraître depuis que les philosophes sont des fonctionnaires, et que Sartre
n’était pas le seul à qui l’on imputait les deux, mais Diogène aussi, et même Socrate.
Entre saint homme et imposteur, peut-on toujours faire le départ ?
À côté d’autres talents, la maîtrise de, disons, « l’effet Apollon », qui est aussi bien
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à l’occasion « l’effet Dionysos », est avérée dans la vie de bien des chefs de guerre,
fondateurs d’États et bâtisseurs d’Empires, d’Alexandre, César, et Napoléon, à
Bismarck, Lénine ou Atatürk. Je les laisse de côté, mais voyez celui qui déchaîna,
avec son ramassis de ratés et de crapules de la pire espèce, le phénomène immense
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du nazisme, dont le discours universel est encore hanté près de soixante-dix ans après
que la force matérielle surpuissante qu’il fut brièvement dans l’histoire a été dissoute
« par le fer et par le sang », dans un juste retour à l’Allemagne du message de Bismarck
sous une forme inversée.
Dans les 2 000 pages de sa magistrale biographie de Hitler, Ian Kershaw ne
consacre qu’un paragraphe ou deux, si je ne me trompe, à pointer la minuscule
origine du tourbillon prodigieux qui sembla menacer d’engloutir le monde. Un capi-
taine de l’armée allemande vaincue, appartenant aux services de renseignements,
recrutait des orateurs pour prêcher l’anticommunisme aux miliciens des Corps francs
et au tout-venant de la tourbe munichoise issue de la défaite. Parmi d’autres, il essaya
un jour un petit caporal originaire de Bohème. C’était un débris de la guerre. The
Castle in the Forest, le dernier roman de Norman Mailer, publié l’année de sa mort,
2007, en fait le produit d’un inceste. Toujours est-il qu’il était, en 1919, orphelin et
fauché comme les blés. Peintre raté, il avait vécu en mendigotant, le ventre creux,
dans les rues de Vienne. Il était de constitution débile, et sans doute impuissant.
Mais c’était aussi un grand lecteur et autodidacte passionné. Il avait lu notamment
cette Psychologie des foules de Gustave Le Bon dont il devait se révéler l’avisé praticien ;
exactement au même moment, ce livre inspirait à Freud sa géniale et prophétique
Massenpsychologie.
Les ténors du capitaine se produisaient notamment dans une brasserie, où venait
les écouter une centaine de membres d’un groupuscule ultra. Le lendemain du jour
où sa nouvelle recrue s’exprima pour la première fois en rabrouant un orateur, le
public quadrupla. Le capitaine comprit qu’il tenait là une star.
Modèle de toute institution en Occident, l’Église, dans sa sagesse, n’a eu de cesse
de capter et domestiquer les charismes spontanés, dont elle s’est toujours méfiée,
quitte à canoniser le ou la charismatique en question, quand il ou elle avait fini de
s’agiter, pour cause de décès. De même, les universités, nées d’abord à l’initiative des
maîtres ou des étudiants, à Bologne (1088), à Paris (1150), puis à Oxford (1166),
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passèrent sous contrôle étatique au XIVe siècle. Rien qui chatouille davantage l’ordre
établi que la peregrinatio du signifiant errant, lequel, laissé à lui-même, finit toujours
par trouver une destination imprévue. Lacan dit très bien qu’une lettre arrive toujours
à destination. Derrida ne l’a pas compris : Lacan ne dit pas que le circuit est prédéter-
miné, même s’il peut l’être – dans les lawlike sequences dont j’ai déjà parlé – mais qu’il
y a toujours quelqu’un pour se faire son destinataire, même si sa trajectoire est marquée
au sceau de la contingence – dans les lawless sequences. Les difficultés des régimes auto-
ritaires à se maintenir à l’âge d’Internet et des réseaux sociaux, illustrées par les « révo-
lutions » arabes de 2011 comme par les émeutes qui se déroulent à Londres au moment
où j’écris, ou les contorsions des autorités de Pékin, pourtant si réfléchies par ailleurs,
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autour du bon usage de Google, devraient enseigner aux plus réticents des lecteurs de
Lacan quel est en effet le pouvoir du signifiant, marteau sans maître.
Une fois enrégimenté au service du maître, le discours universitaire n’a strictement
rien à voir avec le discours de la science, surgi avec Galilée, aussitôt emprisonné,
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comme narré par Brecht dans sa Vie de Galilée. On assiste au XVIIe siècle à un processus
de floculation, comme en dérivation de la République des Lettres, elle, plus tôt
apparue. On voit les signifiants nouveaux, d’abord dispersés, et comme en suspension,
s’amasser comme autant de micelles hydrophobes sous l’action d’un floculant qui ne
saurait être ici qu’un « désir inédit » (Lacan), et former des flocons, puis se coaguler
en flocs. Ce processus me semble avoir été distinct en Angleterre, où c’est de précipi-
tation des particules que je parlerai plutôt, favorisée par l’insularité – le « collège invi-
sible » des philosophes qui se rencontraient de manière informelle dans les années
1640 aboutissant très vite, dès le 28 novembre 1660, à la formation d’un solide, je
veux dire la Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge.
Sa célèbre devise, si caractéristique de ce désir inédit, Nullius in verba, soit Ne
croyez personne sur parole, ne doit pas égarer : bien entendu, les douze fondateurs,
apôtres du discours scientifique, ne pouvant refaire aussitôt l’expérience du voisin,
étaient bien forcés d’avoir foi les uns dans les autres. D’où l’importance du fait que
Steven Shapin mit en lumière dans un ouvrage qui fit date, et se lit comme un roman,
A Social History of Truth, de 1994 : ils étaient tous des Gentlemen, hommes d’hon-
neur, bien élevés et propres sur eux – le mot civility est proprement intraduisible –
qui n’auraient jamais falsifié un résultat pour tout l’or du monde. Les mœurs du
milieu scientifique ont sensiblement évolué depuis lors.
Autour de Freud, ah non ! ce n’était pas des gentlemen, à Dieu ne plaise. Un jour
qu’il était monté sur ses grands chevaux à son séminaire, ce qui lui arrivait périodi-
quement, et même à chaque fois, à un moment ou un autre, Lacan compara « la
bande de Freud », qui se réunissait chez lui le mercredi, dans la salle d’attente, à la
compagnie sale-dégoûtante, comme disait ma mère, qui se fait photographier à la fin
de Viridiana, tas de clochards alcooliques, pervers et vérolés, à faire peur à Beckett,
ici fleurons de ce Lumpenproletariat espagnol dont l’énergie vitale sans foi ni loi ravis-
sait Buñuel. Je ne sache pas que l’on ait fait le rapprochement avec ce que Lacan a
pu écrire de sa « bande » à lui, à savoir qu’elle était « la même » que celle de Freud.
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à laquelle il consacra pas moins de douze leçons.
Socrate est moche comme un pou, vieux et chauve, avec son nez camus. Alci-
biade, lui, est la coqueluche de la jeunesse dorée d’Athènes. Il traîne tous les cœurs
après lui. Les hommes comme les femmes n’ont d’yeux que pour lui. Il multiplie les
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canulars et les déprédations, en hooligan cultivé, qui se croit tout permis ; il finira
d’ailleurs, peu après, par se faire bannir pour avoir mutilé les Hermès. Cependant,
c’est Socrate qu’il poursuit de ses assiduités : il le suit, l’épie, se glisse dans son lit.
Et toute la ville de s’interroger : qu’est-ce qu’il lui trouve ? À la fin du banquet, où
tous les convives se sont succédé pour exposer leur théorie de l’amour – et c’est là
qu’Aristophane lâche sa fable de l’être fendu dont les deux moitiés se cherchent et
s’emboîtent, qui fera florès à travers les âges, jusqu’à Freud qui l’adopte en n’y voyant
que du feu – voilà qu’Alcibiade déboule, avec sa suite de fêtards avinés qui semble
sortie de La Dolce Vita de Fellini, ou de son Satyricon. On le presse de dire ce qui
l’attire dans ce Socrate si laid.
C’est qu’il est, explique le jeune gandin, comme ces boîtes à figure de Silène dont
font commerce les marchands de rue : leur aspect extérieur est repoussant, mais,
quand on les ouvre, on trouve à l’intérieur la figurine d’un dieu, une agalma. C’est
le mot grec qui veut dire une chose sainte et précieuse, et Louis Gernet, qui fut le
maître de Vernant, avait déjà pointé en passant, avant Lacan, sa fonction dans le
texte du Banquet. L’exemple d’Alcibiade devint un pont aux ânes humaniste à la
Renaissance ; Érasme en fit un de ses adages, que son commentaire éblouissant rendit
célèbre ; la « substantifique moelle » de Rabelais, dans sa préface au Pantagruel, vient
de là. Mais cet usage humaniste du Silène et de l’agalma fait litière de la dimension
érotique de l’affaire. Il s’agit pour Alcibiade, écrit Lacan, « d’obtenir ce dont il pense
que Socrate est le contenant ingrat », et qui est quoi ? rien d’autre que le savoir qu’il
lui suppose sur le désir et l’amour. Socrate, en effet, se vantait de ne s’y connaître en
rien, sinon en matière d’éros. La chose précieuse qui irrésistiblement attire Alcibiade
dans le sillage de Socrate et le retient auprès de lui, c’est, pour ainsi dire, le sujet
supposé savoir fait objet, soit agalma.
J’écrirai, pour fixer les idées, le morphisme suivant :
Sss (a)
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dans son immortel Dictateur. Je sais bien ce que je blesse en toi, lecteur humaniste,
mon frère, par ce parallèle de Hitler et Socrate, mais la structure ici commande.
Faut-il entendre, me diras-tu, que Freud et Lacan firent de même ? – l’un avec sa
petite Société du mercredi qui devint l’Association internationale de psychanalyse, le
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second avec son séminaire, qui se tint d’abord dans le salon du 3, rue de Lille, avant
de donner naissance à l’École freudienne de Paris, et enfin, dix ans après sa mort, par
mon office, à l’Association mondiale de psychanalyse. Je réponds : oui et non.
1) Oui, parce que je maintiens que l’équation que j’ai dite est, avec la « pulsion
de mort », le seul principe de causalité universellement soutenable dans l’histoire des
êtres parlants, « remue-ménage », disait Lacan, livré à la contingence qui est le régime
même de l’amour. Et donc, oui, nos deux petits médecins partis de rien, ou de pas
grand-chose – Lacan se présentait à la télévision, non sans une arrogance à l’améri-
caine, comme un self made man – ; l’un, neurologue viennois, l’autre, psychiatre bien
parisien, doivent à leur seul discours, et à l’agalmatique supposition de savoir qu’il
engendre, les triomphes qu’ils connurent de leur vivant, et la place qu’ils ont gagnée
dans la mémoire des hommes, sans aucune reconnaissance de l’appareil universitaire.
Comparez avec un Max Weber, par exemple, né de la cuisse de Jupiter. Tu verras
pour Lacan, cela ne fait que commencer : il donnera pour 300 ans du fil à retordre
aux universitaires – comme c’était le vœu de Joyce, d’ailleurs, non le sien.
2) Mais, non, point du tout, le psychanalyste se distingue de tous les personnages
glorieux ou infâmes que j’ai évoqués, en ceci, qui ne s’était jamais vu jusqu’alors,
qu’il se refuse, s’il agit de façon conforme à la logique de son acte, à exploiter la sujé-
tion où l’effet de transfert met le sujet analysant. Une analyse accueille le plus souvent
un transfert déjà là, manifeste dans la demande d’analyse, sinon elle le suscite ; elle
l’intensifie, le porte à l’incandescence ; mais c’est aux fins, disait-on, de « le liquider »,
d’éteindre à grandes eaux l’incendie. Lacan montre précisément qu’il s’agit de déta-
cher l’analysant du sujet supposé savoir, de faire se dissoudre l’irréel salvateur, de
manière que la supposition se dissipe, et emporte avec elle l’agalma merveilleuse,
devenue le déchet de l’opération. Ce déchet, c’est l’analyste même qui l’incarne : il
travaille à ce qu’on le quitte, qu’on le lâche, même si le transfert, une fois activé, ne
revient jamais à zéro. Dans les termes peu châtiés dont Lacan usa une fois dans
un discours plein de verve qu’il prononça devant les hiérarques de son École qui
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parole de part en part jouissante, fait déjà le déchet, pour permettre à l’analysant de
le prendre pour l’agalma, cause de son désir. Lacan eut le chic d’expliquer ceci à la
télévision. C’était en d’autres temps, 1974, on ne vendait pas encore du temps de
cervelle humaine aux marques de lessive, comme devait le dire plus tard, dans notre
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XXIe siècle bien parti pour battre tous les records d’abjection, un monsieur Le Lay, si
bien nommé, alors patron de TF1. Mais quoi ? cet employé cynique ne faisait que
manger le morceau. Le créateur de la publicité moderne, et de l’art des Public Rela-
tions, fut le neveu de Freud, Edward Bernays, arrivé aux États-Unis à l’âge d’un an,
qui mit à profit ce qu’il avait saisi de la trouvaille du tonton. À ne pas oublier.
Le psychanalyste, qui s’emploie à ce que son patient le laisse tomber de la bonne
façon, est dans une position objectivement masochiste. Mais ce masochisme tient à
la structure de son acte. C’est dire qu’il lui faut se garder de la subjectiver, je veux dire
d’en jouir. L’abnégation dont il lui faut faire preuve lui valut d’être, par Lacan, à la
télévision toujours, assimilé au saint.
Saint Lacan des Analystes ! Mais oui !
Quant à l’amour, Freud en resta au loufoque « deux en un » d’Aristophane. Il
voyait ses rapports avec ses élèves par le prisme du complexe d’Œdipe et de Totem et
tabou : ils veulent ma place, ma peau, me faire mon affaire, parce que je suis leur
paternel. Résultat : quand il écrit quelque chose qui pourrait ressembler à une auto-
biographie, cela s’appelle « Contribution à l’histoire du mouvement psychanaly-
tique », et c’est un règlement de comptes, Gunfight at O.K. Corral, ou plutôt Le Train
sifflera trois fois. Freud, Gary Cooper, descend Jung et Adler, et fait valoir ses titres
de propriétés sur la psychanalyse. Je suis avec lui, bien entendu, mais c’est court. Pas
touche à la femme blanche !
On en apprend plus sur lui en lisant le témoignage de ses analysants, comme pour
Lacan d’ailleurs.
VIII.
Quelle fresque j’ai peinte la nuit dernière, et dans quelle fièvre ! quelle Pytho-
nisse sur son trépied je fais ! C’est une fresque baroque de l’histoire du monde, avec
pluie ruisselante de corps, de noms, et de concepts. Indigeste pour les anorexiques,
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amateurs du style classique, qui ne fut jamais classique que par une illusion d’optique,
générée par des professeurs compassés, c’est le cas de le dire, à la solde de l’État. Je
dis baroque parce que je me suis plu à rapprocher des hommes illustres dignes de
Plutarque, mais pris par leur côté « vies minuscules » (Michon), et des phénomènes
collectifs gigantesques. J’admire « l’effet de sourdine » des tragédies raciniennes (Leo
Spitzer dixit), mais il se trouve que le signifiant ne vient pas « naturellement » à mon
esprit, et sous ma plume, sous cette forme. Quand je me laisse aller, c’est plutôt la
grosse caisse, les galipettes, les acrobates, le trapèze volant, l’entrée des clowns et des
éléphants savants, plus la femme à barbe. Bref, le cirque, le carnaval de Rio, sur un
rythme de samba, ou l’opera buffa.
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Me relisant, je m’admire d’avoir pu expliquer comme en me jouant, autant de
points chez Lacan qui sont abscons, même pour le lacanien moyen. Je suis évidem-
ment, depuis le temps que je triture Lacan, devenu un lacanien supérieur, qui ne
s’évertue pas à imiter le style du maître, et fait feu de tout bois avec son bois à lui. Il
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me semble que n’importe qui ayant un brin de lecture peut s’y retrouver, ou du moins
sent qu’il pourrait ne pas se perdre dans Lacan avec un peu d’application. Il y a là une
manière de procéder, logique et associative à la fois, que je cultive dans mes cours,
qui a fait mon succès dans l’institution analytique, et qui convient à ce que j’appel-
lerai sans fausse honte mon génie propre. Je me relis pour savoir par où ma muse m’a
fait passer. Ma muse m’amuse, même si vous, pas. J’en ai une autre, mélancolique et
dure.
Chez Lacan, ce que l’on trouve qui ressemble le plus à une autobiographie, et qui
est à la fois plus pacifique et plus personnel que l’article de Freud, ce sont ces quelques
pages des Écrits que, non dupe, usant du nous de majesté, il intitule glorieusement
« De nos antécédents ». Il y expose d’où il vient, sa formation de psychiatre, sa
rencontre avec l’analyse. Il y présente un par un ses principaux travaux d’avant 1953.
C’est à cette date, en effet, qu’il écrivit pour un congrès psychanalytique à Rome
le rapport intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »,
qui marque à ses yeux, si je puis dire, sa naissance à l’enseignement de la psychana-
lyse, son coming of age doctrinal. Il y a ici, pour lui, une coupure, impliquant rejet,
où le simple « antérieur » chronologique passe au rang de « l’antécédent », plus
complexe, car supposant une coupure temporelle, qui fait de Lacan une sorte de born
again, qui dirait : « Enfin, je deviens moi-même. »
Cette pseudo-biographie scande en fait une Aufhebung du sujet. La difficulté à
traduire en français ce terme « spéculatif » de Hegel, qui utilise ici une ressource
propre à la langue allemande, est bien connue ; Lacan laisse toujours le mot en alle-
mand, et s’en sert dans son premier enseignement pour désigner l’opération-clef du
signifiant, qui nie, raye, dépasse, élève, symbolise, métaphorise, ce qu’il y avait là, au
départ, d’imaginaire ou de réel, et qui, bien que dépassé, est néanmoins conservé, ne
cesse pas d’exister. C’est aussi dans ce rapport de Rome que, pour la première fois,
Lacan ordonne la psychanalyse au triptyque du symbolique, de l’imaginaire, et du
réel, dont il usera tout au long de sa vie. Il y « met en question le sujet », c’est-à-dire
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fait du sujet analytique une question comme telle. « Je n’est pas un autre », peut-on
dire, c’est un point d’interrogation, un x, une place vide.
Or, il y a manifestement en 1957 un ressaut de la coupure de 1953. À la fin de
son écrit de « L’instance de la lettre… », Lacan inscrit une mystérieuse suite de lettres :
« T.t.y.e.m.u.p.t. » On sait maintenant ce que cela veut dire, mais on ne le savait pas,
je crois, avant que je le demande à Lacan et que je le répète à tout vent. Je me souviens
encore de son regard de commisération lorsque je l’avais questionné : « Vous n’avez
pas compris… ? » – puis, dans un souffle – « Tu t’y es mis un peu tard. »
Pourquoi cette admonestation à soi-même ? Et, d’abord, pourquoi à cette place ?
Je conjecture qu’avec « L’instance de la lettre… », la mise en question du sujet trouve,
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trois ans plus tard, à se compléter d’une doctrine du signifiant enfin apte à forma-
liser les effets de sens de ce signifiant. Il y aura encore comme une troisième naissance
de Lacan, en 1964, quand il réussira à introduire son fameux objet petit a sous une
forme assez logifiée pour considérer qu’il donne enfin au texte de 1953 la suite qu’il
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méritait. Cependant, en un autre sens, c’est tous les ans que renaissait Lacan, phénix
de la psychanalyse, chaque fois qu’il reprenait le monologue de son séminaire, mais
sous un angle nouveau, dépassant-conservant les résultats précédemment acquis.
Ce T.t.y.e.m.u.p.t. n’est pas sans rappeler les signaux que Stendhal se laissait à lui-
même dans ses marginalia. C’est, par exemple, dans La Chartreuse de Parme,
l’inscription d’allure cabalistique dont il fait le mémorial personnel de sa rencontre
avec les deux sœurs charmantes dont la cadette sera l’impératrice Eugénie. Lacan a
donc laissé en colophon de son « Instance de la lettre… » la trace d’un regret qu’il
avait eu : celui de s’être rejoint, d’être devenu lui-même au moment où c’était déjà,
sinon trop tard, du moins « un peu tard ». Je m’explique par là cette hâte qui l’ani-
mait, ce sentiment d’urgence qui certainement l’habitait, et qu’il diffusait autour de
lui, comme c’est aussi le cas de ceux dont je parlais, qui franchissent la fameuse passe.
Il l’a dit d’ailleurs, une fois, que cette passe, il la faisait sans cesse. Il était, pour ainsi
dire, un passant considérable, et qui s’est incrusté à sa place plus longtemps qu’un
Rimbaud, ce drop-out de génie.
« Le sérieux, c’est la série », disait-il à son séminaire : ne pas lâcher, ne pas dire stop ;
toujours penser aux conséquences, les peser à l’avance, mais les assumer vaille que
vaille, quoi qu’il en soit, et boire la coupe jusqu’à la lie : un analyste qui s’excuse au
nom de ses bonnes intentions, c’est à se tordre.
Cela, cette suite de lettres, ce message secret envoyé à soi-même, je l’avais déjà
évoqué dans mon cours, jadis, avec bien d’autres détails, infimes d’apparence, et si
révélateurs. Mais je le faisais toujours en passant, dans les marges de mon propos. Le
mot « urgence », par exemple, figure dans la phrase pénultième, métalangagière, du
dernier texte que j’ai pu recueillir dans le volume de ses Autres écrits : « Je signale que
comme toujours les cas d’urgence m’empêtraient pendant que j’écrivais ça. » Et la
phrase ultime déclare qu’il écrit pour être « au pair avec ces cas, faire avec eux la
paire » – c’est son devoir, dit-il.
C’était aussi son désir – son désir et son urgence, son désir est urgence.
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IX.
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l’Antiquité, était du registre de l’éthique. C’est ainsi que j’entends Vie de Lacan : relever
ce qui, du registre de l’éthique, peut être pointé dans son être et dans son existence.
L’éthique n’est pas la morale. Par beaucoup de traits, et même par un trait essen-
tiel, Lacan n’était pas et ne se croyait pas un homme de bien. « Je n’ai pas de bonnes
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intentions », dit-il une fois à son séminaire, moquant les préjugés de ceux qui pensent
bien. Cela ne rend que trop aisée la tâche de qui s’avance vers sa mémoire déguisé en
porte-parole des gens honnêtes, ceux dont le rêve, dit Alphonse Allais, est de pouvoir
tuer en état de légitime défense. Lacan pensait mal, et ne s’en cachait pas. Il ne s’en
cachait pas, mais enfin, il ne le disait pas trop fort non plus.
Au début de la Vie d’Alexandre, Plutarque, distinguant le registre de l’histoire et
celui de la Vie, semble, par un effet de rétrospection, annoncer Freud : « Nous n’écri-
vons pas des histoires, mais des vies, et ce n’est pas toujours par les actions les plus
illustres que l’on peut mettre en lumière une vertu ou un vice. Souvent un petit fait,
un mot, une bagatelle, révèlent mieux un caractère. Comme les peintres, qu’on nous
permette à nous aussi, de la même manière, de nous attacher surtout aux signes qui
révèlent l’âme. » Cela s’ajuste fort bien à Vie de Lacan. Il n’en va pas de même de l’idée
de ce qui s’appelle, dans la tradition classique, les grands hommes, dont la Vie serait
un monument écrit sous le regard de la postérité, et destiné à les donner en exemple.
Le statut de cette postérité est bien discutable. Diderot, par exemple, l’a discuté, dans
sa correspondance avec Falconet, le sculpteur. La postérité, Queneau l’envoie paître,
et s’y reprend à trois fois, car ça dure longtemps, la postérité : « et à la postérité / j’y
dis merde et remerde / et reremerde ». Lacan me paraît avoir été au diapason. La
postérité n’avait absolument pas de consistance pour lui ; il ne lui serait pas venu à
l’idée d’en faire un sujet supposé savoir, ni de lui rien sacrifier. Toute forme de survie
au-delà de la mort lui paraissait une fiction, et il s’en passait. C’est du réel qu’il avait
le goût. S’il a pu évoquer le temps où l’on reprendrait ses écrits pour y chercher les
clefs des impasses croissantes de notre civilisation, c’était une déduction plutôt qu’un
vœu à proprement parler. J’attristais Judith quand je lui disais que, s’il m’avait installé
dans la position de rédiger ses séminaires, je voyais tout de même chez lui un petit
côté après moi le déluge.
À la Renaissance, on s’enchantait de Plutarque ; au XVIe siècle, l’écriture de la Vie
des grands hommes passa même, si je puis dire, au stade industriel. En ces temps-là,
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quand on était prince, et qu’on cherchait à avoir son petit retentissement médiatique,
on faisait écrire une bonne petite Vie de soi par le scribe de service, c’était tout ce dont
on disposait. Montherlant, qu’on ne lit plus, l’a peint dans Malatesta d’une façon si
amusante et pertinente que je ne résiste pas au plaisir d’ouvrir ici une parenthèse.
Nous voyons le terrible seigneur de Rimini, devenu vieux, cultiver son biographe,
le couvrir de bienfaits, tout en l’humiliant, jusqu’à ce que ce dernier, à la toute fin
de la pièce, se venge. Une fois assuré que son maître, qu’il a empoisonné, ne peut plus
se lever de son fauteuil, il entreprend, sous ses yeux, de jeter au feu, page après page,
le manuscrit, en cours de rédaction, de la fameuse Vita, qui était ce que son maître
avait de plus cher. Malatesta impuissant en appelle aux mânes de Jules César, du
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Grand Pompée, des Gracques, et de Scipion, son cousin ; leurs spectres apparais-
sent ; il les supplie de lui envoyer un signe : « Dites-moi que mon nom palpitera
encore à côté des vôtres ! » ; devant le silence de ces Autres, dont la semblance soudain
s’efface, il prononce un vœu de mort contre lui-même : « Alors, que je m’efface moi
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vrage l’avait assez impressionné pour que, dans un texte de septembre de la même
année, il assigne la causalité psychique de la folie à une « insondable décision de
l’être », voire à un « insaisissable consentement de la liberté ». Ce sont là, en effet, des
variations sur la formule du philosophe imputant à un « choix originel » du poète,
le ratage de sa vie comme le triomphe de son œuvre. Ladite formule conjoint génia-
lement le Heidegger de Sein und Zeit au Freud du « choix de la névrose » par le sujet.
Sartre, de son côté, mentionnera Lacan, mais plus tard, dans son Flaubert.
Au reste, les biographies qui se lisent, se lisent comme des romans, parce que ce
sont nécessairement des romans. Les meilleures l’avouent ; les autres cachent leur
absence de style en faisant mine de faire de la science. Bravo, Sollers ! qui écrit ses
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Mémoires à l’enseigne du genre « roman ». Napoléon n’écrit pas, mais s’écrit, montrant
bien par là qu’il ne se prenait pas pour Napoléon, comme le fait croire Las Cases, que
dévorait Julien Sorel : « Quel roman que ma vie ! » C’est aussi le cas du cardinal de
Retz, que je mets au-dessus de tout pour la langue, le seul qui se compare avec
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X.
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notre position de sujet, écrit Lacan, nous sommes toujours responsables. Qu’on
appelle cela où l’on veut, du terrorisme. » Il ajoute, et c’est propre à faire frémir les
bonnes âmes : « l’erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable ».
Essayez de l’entendre, prêtez attention. Le sujet de mauvaise foi fait le maître : il a
l’idée de maîtriser l’autre en le manœuvrant, et, pour ce faire, il lui faut d’abord se
maîtriser lui-même, c’est-à-dire tenir en lisière, et dominer, ce premier mouvement
dont Talleyrand, grand coquin devant l’Éternel, disait qu’il fallait s’en méfier, parce que
c’était le bon. Il s’efforce de ne pas se trahir. C’est donc qu’il conçoit au moins qu’il n’est
pas tout d’une pièce, qu’il peut travailler contre ses intérêts, se dénoncer lui-même par
une gaffe, que ce soit lapsus ou acte manqué. C’est au moins un sujet qui se sait divisé,
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fendu, et qui se tient en garde contre son inconscient. C’est précisément ce que veut
ignorer le sujet qui fait fond sur sa bonne foi pour excuser et couvrir ses erreurs et ses
errements. Lui croit savoir ce qu’il en est de lui, et qu’il est bon, tout uniment ; il ne
se méfie pas de lui-même, ne veut rien savoir de sa division subjective ; ses fantasmes
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ont dès lors tout loisir de le mener par le bout du nez sans qu’il n’y voie que du feu.
Or, le sujet n’est pas seulement en ce lieu où il s’assure que « moi, c’est moi », mais
aussi là où il est de part en part déterminé par son inconscient. N’attendez dans ce cas
aucune indulgence de la part de l’analyste, qui imputera toujours votre « erreur
de bonne foi », votre bévue, à ce qui de vous prospère, à l’abri du refoulement, dans
cet insu que vous n’êtes pas sans savoir, c’est-à-dire à l’inconscient. Lacan a tenté
l’Une-bévue à partir de l’Unbewußtsein freudien, ce jeu de mots inter-langues est de lui.
Pour l’analyste, votre intention joue sur deux plans à la fois. Il y a ce que vous voulez
bien connaître de votre intention, à savoir, ce qui vous permet d’être bon, innocent,
voire impeccable, à vos yeux, de préserver ce que psychologues et psychothérapeutes
appellent à l’occasion « l’estime de soi » : ils s’offrent à vous la remettre en état quand
ils la jugent trop détériorée pour vous permettre de vaquer à vos occupations. Mais il
y a aussi l’intention mauvaise, qui est refoulée, celle qui fera retour dans vos rêves et
dans votre conduite tant que vous ne consentirez point à la reconnaître comme vôtre.
Les psychanalystes, eux, nomment cela le désir inconscient. On ne le voit pas en clair,
il est crypté comme un message secret que vous vous adressez à vous-même sans le
savoir, et on ne l’atteint qu’à condition de l’interpréter : « le désir, c’est son interpré-
tation », disait Lacan, et il recommandait à chacun d’être plus voisin de sa propre
méchanceté – plutôt que de se persuader de sa bonté.
Freud ne dit pas autre chose quand il souligne que le sujet ne saurait se tenir
quitte de ses rêves, et de leur contenu immoral, sous le prétexte qu’ils seraient
l’expression de son inconscient, et non de « lui-même ». Ce que la psychanalyse vous
apprend, c’est justement que le sujet de l’inconscient conditionne votre moi.
Cela est à mesurer au plus juste, puisque les traits ici mis en valeur sont suscep-
tibles d’avoir sur beaucoup d’analystes un effet d’identification, positive pour certains,
pour d’autres en sens opposé – « contre-identification », dit-on.
Il y a des rois, des généraux, des philosophes… exemplaires, la bibliothèque univer-
selle en déborde. Il n’y a pas d’analyste exemplaire, s’il est vrai que les analystes sont
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disparates, qu’ils sont, selon l’heureuse expression du dernier écrit de Lacan, des épars
désassortis. Chacun arrive à l’analyse par une voie qui lui est propre. Il fut un temps
où les psychanalystes américains, immigrés d’Europe pour la plupart, qui cherchaient
à se faire bien voir – comment ne pas les comprendre ? – et à se fondre dans le melting-
pot, s’efforçaient de répandre de Freud le portrait d’un homme en tous points exem-
plaire, au sens des Puritains de la Nouvelle-Angleterre. Entreprise herculéenne.
À la différence du projet classique de la Vie, on ne peut vouloir faire de Lacan un
exemple, ni un contre-exemple. C’est un cas singulier, ne répondant à aucune règle
générale, une exception. Mais comme « tous » les analystes sont des exceptions, et que
Lacan en est une beaucoup plus évidente, plus incandescente, que les autres, celle-ci
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en devient exemplaire, paradigmatique. Un paradigme ne veut pas dire que tous les
cas sont pareils, ou s’efforcent de l’être : j’entends par un paradigme un cas différent
de tous les autres, mais qui les éclaire de sa différence même. Nous sommes là sur une
ligne de crête.
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Il est clair que Lacan voulut être une exception, et s’assumait comme tel.
« Ensemble, tous ensemble, ouais ! » – ce slogan bien français, très peu pour lui. Le
sien, ce serait plutôt la devise qu’il avait lui-même forgée pour le névrosé : « Tous sauf
moi ». Il a fini par le dire ouvertement à son séminaire, peu après sa lettre du 5 janvier
1980 qui indiquait son intention de dissoudre l’École qu’il avait fondée. Il évoquait
sa vie, écoutez bien, comme une vie passée à vouloir être Autre malgré la loi.
Cet aveu sensationnel fait écho pour moi à ce que Lacan m’avait dit dix ans aupa-
ravant, et qui fut noté le soir même, ou le lendemain, par François Regnault, mon
ami à la mémoire d’éléphant, qui se trouvait là, avec Sylvia et Judith, dans la salle
à manger du 3, rue de Lille. C’était trois ans après mai 1968, alors que j’étais
moi-même un garçon révolté, et Lacan, à qui j’avais annoncé certains projets que je
nourrissais avec des camarades, me parlait de sa révolte à lui, il me la donnait en
exemple. Lui, disait-il, sa révolte – celle d’un bourgeois, il assumait ça, sans fausse
honte, à la différence des « gauchistes » –, il l’avait fait passer dans la psychanalyse.
Non pas que la psychanalyse lui eût fait passer sa révolte, mais il l’avait mise en œuvre
dans la psychanalyse, et, de même, il m’invitait à faire quelque chose de ma révolte,
qui ne soit pas de se battre contre des moulins à vent, ou de courir sus au chiffon
rouge, comme le taureau sacrifié dans l’arène. Il me prédisait une mort certaine si j’af-
frontais des gens d’une autre espèce : « Vous ne serez jamais un tueur », me disait-il.
Si Lacan prête le flanc à la calomnie, à la différence de Mère Teresa – en fait, on
dit pis que pendre de Mère Teresa, bien entendu –, si on diffame si facilement Lacan,
c’est en raison de sa révolte contre ce qui vaut pour tout x, sa révolte contre un
universel paresseux. Un homme révolté contre l’universel, sa position n’est pas sans
affinités avec celle des femmes. Cela se démontre dans l’algèbre de Lacan.
La vie des femmes illustres, on l’a surtout écrite sur le mode libertin d’un
Bussy-Rabutin, ou en les couplant avec Les Dames galantes, comme Brantôme. Lacan
le pose en principe, universel justement : « La femme, on la diffame. » C’est de struc-
ture. De fait, pendant longtemps, pour qu’on s’intéresse à une femme, il fallait en
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effet qu’elle fût plus ou moins perdue de réputation, et les choses ne commencèrent
de changer, lentement, qu’au tournant du XVIe, puis au XVIIe siècle. Mme de Scudéry
n’est pas seulement l’auteur de la Clélie où figure la fameuse Carte du Tendre,
mais d’un recueil des Femmes illustres. Lacan, contre Molière, était du parti des
Précieuses ridicules et des Femmes savantes. Depuis lors, le « deuxième sexe » a pris
le mors aux dents. Mais la figure de la femme illustre n’en est pas pour autant devenue
un pilier de la culture humaniste, qui, en vérité, promeut l’homme comme le fémi-
nisme promeut la femme. L’humanisme est tout animé de ce que Lacan appela, visant
Montherlant à qui Lévi-Strauss succédait à l’Académie française, une « éthique de
célibataire ».
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Que veut dire ce « malgré la loi », à le prendre au sérieux ? Lacan s’avoue fière-
ment transgresseur, et joue au délinquant, au vaurien, au voyou. Genet, ou même
Rimbaud, avaient tout de même d’autre titre à cela. Lacan est donc à la fois le théo-
ricien qui invente d’emblée, au début de son enseignement, le « Nom-du-Père »
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comme pivot de la loi de l’Œdipe, et, d’autre part, celui qui, à la fin de sa vie, assume
d’avoir voulu se différencier du reste de l’humanité, en infraction de la loi commune.
À le mettre dans sa bouche au futur antérieur, temps du verbe dont il avait le
goût, il ne veut pas disparaître sans l’avoir dit : « J’aurai donc été dans ma vie un
malgré-la-loi ».
Un malgré-la-loi n’est pas un hors-la-loi, un outlaw. C’est quelqu’un qui ne se
laisse pas intimider par la loi de médiocrité. Lacan bravait la loi, en effet, et dans les
plus petites choses.
Il ne vous est pas arrivé de conduire une voiture avec Lacan à vos côtés pour
passager, mais il faut que vous sachiez que, s’il y avait une chose qu’il trouvait « abso-
lument intolérable », c’était d’avoir à s’arrêter aux feux rouges. Je n’allais pas jusqu’à
brûler le feu pour lui, comme lui le faisait à tout coup quand il conduisait, j’essayais
d’avoir toujours le feu vert. Mais, une fois, sur les quais, non loin de la rue de Lille,
voilà que je tombe tout de même sur un feu rouge. Lacan avait alors soixante-quinze
ou soixante-seize ans. Il ouvre la portière, met pied à terre, monte sur le trottoir, et
continue d’avancer seul, fonçant tête baissée, comme à son habitude. Il était du signe
du Bélier, et la description des natifs de ce signe, dans tel ouvrage d’astrologie, lui va
comme un gant. J’ai obtenu, de l’autre côté du feu, qu’il remonte dans la voiture.
Mais ce comportement apparemment irrationnel montre bien que son « malgré-la-
loi » n’était pas qu’une formule : il y avait chez lui comme une intolérance pure et
simple au signal stop en tant que tel. Là était, aurait-on dit, son impossible à
supporter, son réel à lui.
Voici ce que m’a raconté sa fille.
Un jour, elle le conduit du nord de l’Italie à Stockholm, où doit avoir lieu le
congrès de l’Association internationale de psychanalyse. Nous sommes à l’été 1963,
le congrès porte sur la sexualité féminine, Lacan a contribué par un texte à sa prépa-
ration. Il est soucieux : son cas sera examiné en séance administrative, avec le cas
Dolto, tenue également pour déviante ; l’Exécutif tranchera. Ce sont trois jours de
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route. Ils partent juste à temps pour arriver à l’ouverture. Lacan manie les cartes,
Judith conduit. Son petit coupé-cabriolet Renault file à vitesse soutenue, régulière,
son père s’en satisfait, il est content. Elle sait qu’il ne supporte pas les feux rouges, et
donc, elle s’arrange pour ne pas en rencontrer. Pendant 500 kilomètres, miracle : pas
un seul feu rouge ! Elle est ravie. À la sortie de Langres, elle tombe sur un passage à
niveau : le train va passer, la barrière descend. Et Lacan : « Je n’aurais jamais dû te
faire passer par là. »
Voilà une anecdote qui dénote un mode d’être très singulier. Ai-je à craindre que
l’on aille faire comme Lacan ? Un tel rapport à l’Autre, à ses interdits les plus légi-
times, un tel rapport d’impatience, n’est pas donné à tout le monde. Lacan a conté
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publiquement que, durant son internat de médecine à Sainte-Anne, il avait mis aux
murs de la salle de garde une formule de son cru : « N’est pas fou qui veut. » Être
médecin, psychiatre, professeur, pompier, on peut en effet le vouloir, mais être fou,
c’est une autre dimension de l’être. Eh bien, être Lacan, aussi.
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N’est pas Lacan qui veut, c’est heureux. Mais n’est pas Lacan qui veut, et beau-
coup ne le lui ont pas pardonné. Et puis, c’était un autre temps. Aujourd’hui, pour
trouver pareil comportement de rupture, il faudrait regarder du côté des rockstars ou
des top-modèles. Une Naomi Campbell, peut-être. Encore Lacan ne s’est-il jamais
drogué, même pour voir – je lui ai posé la question. Il ne frappait pas non plus les
employés, s’il houspillait parfois la malheureuse Paquita, un peu sourde il faut dire,
et peu alerte, qui, le soir après 18 heures, remplaçait à son cabinet la fidèle Gloria,
dont il lui coûtait de se dispenser. Il ne rudoyait jamais les femmes. Il ne les appelait
pas non plus « les bonnes femmes », comme on faisait chez les Sartre-Beauvoir.
Il faut tout de même que je conte encore ceci.
Au restaurant ou au café, quand le garçon négligeait son appel, passait sans voir,
avec ce regard fixe et vide à la fois qui trahit la volonté bien arrêtée de ne pas sembler
voir ce que l’on voit en effet, Lacan ne restait pas sans mot dire. Il ne se contentait
pas de claquer des doigts, d’agiter le bras, de murmurer un « S’il vous plaît », ou
encore de se lever pour tirer le garçon par la manche. Carrément, il hurlait. Il lançait
d’un seul souffle un « OOOOhhhh ! » si sonore, si puissant, si prolongé, que tous
dans la salle sursautaient et se retournaient sur lui, sur nous, l’air effrayé ou l’œil furi-
bond. Le garçon de café, n’ayant plus le loisir, comme dans L’Être et le Néant, de
jouer au garçon de café, accourait, démontrant par là les pouvoirs de la parole dans
le discours du maître. Encore fallait-il que le maître, en l’occasion, y mette le ton et
paye de sa personne. Lacan se souciait comme d’une guigne des réactions du public
– tranquille comme Baptiste dès qu’il avait ce qu’il voulait.
Je ne le donnerai pas en exemple de la politesse française, mais vous essayerez de
pousser un cri à la Lacan, et vous verrez comme c’est difficile. Il savait très bien se
tenir très mal. Moi qui l’aimais bien, je considérais que l’urgence dont il était
habité ne lui permettait pas de prendre son mal en patience. Ses manières en souf-
fraient ; mais aussi, comme elles simplifiaient et stimulaient la vie de tout le monde !
Y compris celle du garçon : il se voyait légitimé dans son être, voyait qu’il comptait
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pour quelque chose en ce monde, puisqu’il avait pu être, ne serait-ce qu’un instant,
ce qui manquait à ce personnage important, qui s’était démené pour attirer son atten-
tion et sa bienveillance. Et puis, que d’anecdotes à raconter, pour les uns et pour les
autres ! Quelle plus-value de plaisir, et si libéralement distribuée ! Lacan, en défini-
tive, payait de sa personne pour ré-enchanter le monde, déserté par les dieux depuis
que la Richtigkeitsrationalität prétendait y régner en maîtresse absolue.
Au reste, c’étaient des éruptions. Comme je l’ai connu, il passait le plus clair de
son temps à travailler, calme et concentré.
Des anecdotes où il tempête, écume, fulmine, contre tout obstacle quel qu’il soit,
ou grince devant tout ce qui lui résiste – et qui est quoi ? sinon peut-être ce que lui-
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même appelle le réel –, il y en a à foison. Pour que Lacan tourne vers vous ce visage,
il suffisait que vous ayez, à un moment ou à un autre, fait fonction de ce feu rouge
ou de ce passage à niveau qui arrête le sujet dans l’élan de son désir, ou encore de ce
regard vide qui ignore sa demande. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas : il faisait
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cela, la plupart du temps, avec discernement. Il ne montrait ce visage que s’il avait
chance, ce faisant, d’obtenir ce qu’il demandait. En somme, il ne se découvrait qu’au
bénéfice de ceux qui n’attendaient que ça. Il y a, comme ça, des gens qui ont besoin,
pour que leurs inhibitions tombent, que l’Autre manifeste son désir avec puissance
et insistance.
Pensez-y. Si vous faisiez autant souffrir Lacan en lui refusant ce qu’il vous deman-
dait, c’est donc que vous aviez en vous de quoi lui faire un plaisir immense. Dès lors,
la distance paraissait infinie entre votre chétive personne et ce qu’elle recélait de
bonheur possible pour ce mastodonte, par ailleurs si méritant. Donc, il aurait fallu
que vous fussiez très meuchant pour maintenir votre refus au-delà du temps néces-
saire pour que l’objet atteigne manifestement une valeur plus grande pour Lacan,
qui le désirait de plus en plus, que pour vous – qui le lui refusiez de si mauvaise grâce
que vous en deveniez de plus en plus indéfendable à vos propres yeux. Donc, au bout
d’un temps variable tn, vous cédiez, très généralement.
Je conçois fort bien que ceux qui ne regardaient pas Lacan avec affection, quand
ils étaient confrontés à ces manifestations d’un désir hors normes, aient pu penser
qu’ils avaient simplement affaire à un rustre, un malappris, une sorte de tyran domes-
tique et politique, voire un frénétique, ou même un fou. Ce fou, néanmoins, avait
l’air de savoir très bien ce qu’il voulait, comme Lacan le dit d’Hamlet. Le problème
était pour les autres, de ne pas arriver, en fin de compte, à savoir quoi exactement,
d’où un certain soulagement quand ce désir errant s’arrêtait sur ça, et le réclamait à
hauts cris.
Certains se plaisent à lui prêter des passions basses, qui sont, j’en jurerais, les
leurs : fortune, notoriété, pouvoir. Mais tout cela va de soi pour l’homme de désir,
ce sont des moyens de son désir, ce n’est pas son désir. Lacan incarnait au contraire
ce qu’il y a d’énigmatique, de peu rassurant, voire d’inhumain dans le désir, et il reste
encore aujourd’hui une énigme. Il incarnait quelque chose comme ce Que veux-tu ?
dont lui-même fait dans son graphe le point-pivot du désir.
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C’est ainsi que j’ai toujours vu que c’est soi-même qu’on juge en condamnant
Lacan. Qui reconnaît en lui une figure ennemie dessine la sienne propre. Il est tout
particulièrement insupportable à ce qu’on nommait jadis l’esprit petit-bourgeois. Cette
expression, centrale dans l’existentialisme, et dont les intellectuels de gauche de
l’après-guerre ne pouvaient se passer pour stigmatiser ce dont ils se croyaient éman-
cipés, s’est depuis lors perdue, effacée par l’alliance improbable de la « moraline » et
du « bling-bling », au point que je vois sur Google que La petite-bourgeoisie est aujour-
d’hui le nom d’une ligne de prêt-à-porter glamour. Toutefois, ce que représente
Lacan, même vaguement, ce que l’on désigne sous son nom, reste encore de nos jours
honni de tous les courbés pour faire carrière, les forcenés du conformisme, identifiés
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jusqu’à l’os à leurs insignes, médailles en chocolat, fonctions sociales ou simulacres
cool, sans parler de ceux qui se travestissent en porte-parole de l’humanité, de son bon
sens, ou de l’esprit incréé du monde, pour vitupérer les vices supposés de Lacan,
acharnés qu’ils sont à lui faire la pire des mauvaises réputations. Au reste, bien
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entendu, quelques timides adoraient en lui un surhomme, alors que lui se voyait
plutôt comme un malheureux aux prises avec le réel, notamment le réel des autres.
Seulement, il y a ceci, qu’il ne s’y résignait pas. Cependant, si vous comptiez pour lui,
pour un moment ou pour toujours, que ce soit par le quelque chose que vous pouviez
faire, ou aviez fait, pour lui, ou, tout simplement parce qu’il avait du goût pour vous,
Lacan savait être charmant, délicat, prévenant, il vous traitait fort bien, excessive-
ment bien, avec des grâces et des salamalecs, comme un objet très précieux.
J’aime beaucoup le Lacan intraitable au quotidien. Si on le regarde avec plus d’in-
dulgence que les petits-bourgeois, et un peu d’affection, on voit bien que braver
comme il le fait les préjugés, les bonnes manières, voire la loi – mais laquelle ? je le
dirai – c’est, à proprement parler, héroïque. C’est, en somme, mettre en question
l’ordre du monde. « Tâcher toujours plutôt à changer mes désirs que l’ordre du
monde », la belle maxime cartésienne qui résume tout ce qui est sagesse, antique et
moderne, n’était pas pour Lacan. Il était du parti contraire. Il entendait, lui, changer
autour de lui le train des choses, leur train-train, et avec une obstination, une persé-
vérance, une constance, qui faisaient mon admiration, et qui m’incitaient, non pas
certes à l’imiter, mais à le seconder. Et, ici, je pense à ce qui fut son avant-dernière
parole avant de sombrer dans le coma : « Je suis obstiné. »
Les anecdotes lacaniennes sont toutes vraies, même celles qui sont fausses, car, en
saine doctrine, la vérité se distingue de l’exactitude, et elle a structure de fiction. Tout
ce qui court sur le personnage de Lacan, de vu, d’entendu, ou de forgé, inventé, ou
simplement de mal entendu, qui le diffame ou qui l’encense, converge à peindre
l’homme de désir, et même de pulsion, qu’il était. Comment ne pas se dire : « En
voilà un, au moins, qui ne s’en laissait pas conter » ? Il était révolté, insurgé, exigeant,
jusque dans les plus petites choses de la vie. C’est peut-être cela, le plus difficile, une
insurrection quotidienne, de tous les instants, pour avancer sur son chemin, ne pas
s’en laisser distraire, ne pas se laisser arrêter par les autres, par l’autre, l’indifférence
de l’autre, sa sottise, sa maladresse, sa mauvaise foi, c’est-à-dire quoi, en définitive ?
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Moyennant quoi, dans l’ensemble, on ne peut pas dire qu’il ait été téméraire. Il
a mesuré ses audaces. Il n’a jamais eu la moindre complaisance pour les prestiges de
la cause perdue. Il n’a pas tellement pâti de la rétorsion de l’Autre.
Oui, bien sûr, l’Association internationale, Vatican de la psychanalyse, alors basée
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à Chicago, persécuta celui qu’elle voyait comme un nouveau Luther, entré en dissi-
dence, et le chassa – ou plutôt voulut l’émasculer comme analyste, en lui interdi-
sant, par une directive sans appel émise de Stockholm le 2 août 1963, de former
dorénavant des analystes. Cela fut sans doute bouleversant à l’époque : le groupe
analytique auquel Lacan appartenait disparut ; la moitié se réfugia sous l’aile de l’In-
ternationale ; les autres entrèrent dans l’École que fonda Lacan le 21 juin 1964.
Aujourd’hui que les passions sont apaisées, n’en faisons pas toute une histoire : en
définitive, cette Internationale se révéla n’être qu’un tigre de papier ; elle faisait peur,
mais pouvait peu, sinon contribuer par sa grosse caisse et ses tambours au rinfor-
zando de la calomnie.
Lacan, de son côté, avait de la ressource, ne se laissa pas intimider, et manœuvra
comme un chef. C’est alors que je fis sa connaissance, janvier 1964, et je fus le témoin
direct, et aussi l’un des instruments, de sa brillante contre-offensive. Il triompha en
France, au prix de devoir y rester enfermé comme dans son pré carré, car coupé du
milieu analytique international, qu’il fréquentait depuis des décennies – hormis le
groupe de ses élèves belges, et quelques pseudopodes qui poussèrent en Italie dans les
années 1970. La peine que lui causait l’éloignement de ses collègues étrangers fut
toutefois adoucie par le succès littéraire et universitaire du volume de ses Écrits, sorti
en 1966 sur les instances de Wahl, et aussitôt traduit en plusieurs langues. Mais tout
cela resta insensible au Quartier latin et à Saint-Germain-des-Prés. À cette époque,
quand on humait l’air des 5e et 6e arrondissements de Paris, on se sentait encore au
centre du monde intellectuel, ou du moins sa composante la plus précieuse et rare.
Pour ma part, ce n’est que très peu avant 1981 et la disparition de Lacan, que je
m’aperçus que sa théorie, et ceux capables de la véhiculer, étaient impatiemment
attendus dans le monde, au moins le monde latin.
Lacan se tenait à carreau du pouvoir politique, et des grands engagements collec-
tifs. Sylvia et lui avaient caché des Résistants. L’un d’eux, devenu puissant homme
politique à la Libération, leur offrit, me conta Sylvia, de leur faire attribuer la médaille
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un coup de poing américain dans la poche du veston – il était en fait si maladroit de
ses mains, en vrai bourgeois selon Alain, que son abstention durant l’Occupation
avait sans doute mieux valu pour tout le monde : « Un instant plus tard, la bombe
éclatait » – alors qu’il la tenait encore entre ses doigts. Je mets des guillemets parce
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que c’est un exemple qu’il aimait à citer, du linguiste Gustave Guillaume, pour illus-
trer les ambiguïtés de l’imparfait en français.
Il ne croyait pas le moins du monde à la Révolution. Ceci n’est pas une interpré-
tation. Il citait toujours à ce propos, et cela m’irritait – m’irrite toujours un peu, pour
être honnête – l’étymologie du mot : une révolution est un mouvement circulaire qui
revient au point de départ. Il l’a dit, écrit, clamé, et dans les années qui suivirent
immédiatement 1968, devant un public qui comptait nombre de gauchistes avérés,
comme moi-même. Il ne se gênait pas pour préciser qu’il n’était pas non plus progres-
siste. C’est assez évident. Il n’empêche qu’on l’a classé assez sottement parmi les inspi-
rateurs de la révolte de mai 1968. Il est vrai qu’il partageait avec la jeunesse révoltée
la détestation de quelques semblants. Et puis, entre révoltés, on se comprend.
Mais, avec le sens de la révolte, il y avait chez lui ce « tact dans l’audace » dont
Cocteau a donné la formule : « savoir jusqu’où on peut aller trop loin », et donc, en
dépit de sa position d’être « Autre malgré la loi », ou plutôt à cause d’elle précisément,
il n’était jamais téméraire, mais prudent – au sens d’Aristote, commenté par Aubenque.
Cette vertu de prudence s’accompagnait chez lui d’une pratique constante de la ruse.
Entendons-nous bien. Je ne dis pas qu’il était faux. C’est tout le contraire. Si,
dans la dimension de la Vie, le public et le privé se rejoignent, chez Lacan ils se
confondaient, car, jusque dans l’intimité, il restait le même. Il n’y a pas un Lacan
secret que seuls quelques privilégiés auraient eu l’avantage de connaître. Il était secret,
je veux bien, mais alors, il l’était tout le temps. Grand rusé, dépistant son monde, ses
femmes, grand comédien à ses heures, lisant si bien les grands textes classiques et
modernes à haute voix, pour nous, à Guitrancourt, je ne trouve d’autre mot que
celui-ci, qui relève selon Adorno du jargon existentialiste, pour dire qu’il était authen-
tique. Rien de spécieux en lui, ce qui tranchait, « au temps où les faux-culs sont la
majorité » (Brassens), comme toujours, d’ailleurs. Cependant, je ne puis m’empêcher
de penser à son propos à l’Épître aux Corinthiens – « Je me suis fait tout à tous, pour
les sauver tous. »
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La formule a inspiré Ignace de Loyola. Voltaire, dans son Ingénu, baptise du nom
de Tout-à-Tous le père jésuite à qui Mademoiselle de Saint-Yves se confesse et
demande conseil. Lacan, dans son enseignement, était tout à tous, très caméléon.
Plus précisément, il offrait un double visage. Sa langue était fourchue, auraient dit
les Indiens de Fenimore Cooper.
D’un côté, il avançait imperturbable, avec son cortège de mathèmes, le grand A,
l’objet petit a, le couple S1 et S2, le A et le sujet, tous deux décorés d’une barre de
bâtardise, barrés, l’agalma merveilleuse et le palea qui pue, toute la smala, plus les
schémas, le graphe, les bandes de Moebius, les unes indemnes, les autres coupées en
long ou en travers, les surfaces se traversant elles-mêmes, le triskell, les tresses d’Artin,
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et puis, fermait la marche sa garde prétorienne de nœuds borroméens, à 3, 4, 5, n,
ronds de ficelle. Ce n’était qu’à lui, c’était lui, sans concession, et il ramenait tout à
cette grammaire, cette algèbre, cette topologie, si plastique, si tordue, cette fleur
carnivore qui avalait tout, et vous le restituait aussitôt, mis en ordre, lumineux, avec
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l’obstacle. La ruse est nécessaire à qui a pris la mesure de ses forces, et de celles de
l’Autre, et ne s’abaisse pas à aboyer contre le Ciel.
Le sceau de Spinoza, qu’il imprimait parfois sur le cachet de cire rouge qui fermait
ses lettres – l’enveloppe étant alors inconnue – portait comme devise, en latin, le
mot Caute. C’est un adverbe. La racine se retrouve dans précaution et dans caution,
qui veut dire prudence en anglais. Caute, et aussi bien caute cautim, veut dire :
« précautionneusement ; en toute sécurité », comme dans Iter caute faciat : « Qu’il
voyage en toute sécurité ! » Les spécialistes disputent de la traduction la meilleure
pour l’usage du mot comme âme de la devise : Prudence !, ou Sois prudent, ou encore,
comme mémento, N’oublie pas d’être prudent.
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Lacan, de son côté, démontrait que, pour des raisons de structure et non de
circonstance, la vérité ne peut se dire toute, mais seulement se mi-dire. Mais les
circonstances peuvent faire que ce mi-dire obligé soit aussi opportun. Ainsi, la réfé-
rence de Lacan à La Persécution et l’art d’écrire, de Leo Strauss, lue sitôt parue, grâce
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13 août 2011
(à suivre)
NB : Ce texte constiture le début de Vie de Lacan, à paraître courant 2012 aux éditions Grasset.
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