Freud, La Psychanalyse Et La Littérature
Freud, La Psychanalyse Et La Littérature
Freud, La Psychanalyse Et La Littérature
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Freud, la psychanalyse et la littérature
Jean-Pierre Kamieniak
Pour Isabelle et Julia
Freud était un grand lecteur et il aimait les livres, se qualifiant luimême de 1
Bücherwurm, « ver de livres », l’équivalent allemand de notre « rat de bibliothèque
», et cette passion des livres, comme toute passion d’ailleurs, s’est manifestée parfois
de manière inconsidérée, comme ce fut le cas au cours de son adolescence lorsqu’il
laissa une ardoise chez le libraire qui fit tempêter son bon vieux Jacob de père, lui qui
lui avait donné, lorsqu’il était enfant, un livre à déchirer en compagnie de sa sœur,
une histoire illustrée de la Perse que le petit Sigi s’empressa d’effeuiller comme un
artichaut, ainsi qu’il le rappelle dans L’interprétation des rêves.
D’ailleurs, cette passion des livres vint probablement consolider l’autre passion du 2
jeune Freud, sa grande histoire d’amour : les livres, en effet, furent l’objet d’échanges
fructueux et nourris avec sa fiancée Martha, échanges au cours desquels ils se
conseillaient mutuellement et se livraient à l’appréciation critique de leurs lectures,
envisageant un instant d’écrire un roman à deux mains. Il est à remarquer que dans
les commentaires qu’il a pu faire auprès de sa belle, nous voyons d’emblée poindre la
dimension clinique, l’intérêt clinique du futur découvreur du fonctionnement
psychique et de ses espaces inconnus, la curiosité du futur explorateur de l’âme
humaine. Il écrivait ainsi à Martha, en juillet 1883, à propos de notre compatriote
Flaubert et de La tentation de saint Antoine, l’un de ses livres préférés :
« Il évoque non seulement les grands problèmes de la connaissance, mais pose
les vraies énigmes de la vie, tous les conflits de sentiments et d’impulsions ; il
renforce la prise de conscience de notre perplexité en face du mystère qui
enveloppe toute chose. »
Les problèmes de la connaissance, les énigmes de la vie, les conflits de sentiments et 4
d’impulsions …, voilà ce qui intéresse le jeune Freud ! Ne peuton voir là, dans
l’aprèscoup, se dessiner ce qui constituera l’objet même de la recherche freudienne –
les conflits, la vie – que, dans la lettre du 30 janvier 1899 à Fliess, il se proposait
d’appeler « psychologie clinique » ?
On le voit, l’activité de lecteur de Freud le porte d’emblée vers des sujets auxquels il 5
est sensible, qui font écho en lui, comme toute lecture et comme chez tout lecteur
d’ailleurs. Nous avons en effet ce que l’on peut appeler une « lecture névrotique » des
textes, qu’il s’agisse de romans ou non : notre lecture est friande et gourmande de cet
étranger/familier qui se déploie sous nos yeux et résonne dans nos reins et dans nos
cœurs. Nous sommes en fait en quête de nousmêmes dans les lectures que nous
faisons, à la recherche de la confirmation de ce savoir que nous pressentons de nous
mêmes sans vouloir vraiment le savoir. De ce point de vue, la lecture des livres psys
en est le paradigme, les étudiants en psychologie le savent bien, et les profanes qui
feuillètent ce type d’ouvrages le savent tout autant : c’est bien la quête de soi qui fait
de nos lectures des lectures sélectives.
À vrai dire, ce n’est pas nouveau. Il était classique, et très actuel à l’époque de Freud, 6
de considérer que l’intérêt que nous prenons à une tragédie ou à un roman est
provoqué par le fait que nous y reconnaissions des sentiments ou des passions que
nous éprouvons nousmêmes. Il suffit de penser à la catharsis, qui bénéficia d’un
regain d’intérêt sous l’impulsion de Jacob Bernays, l’oncle de Martha, avant même
que Breuer et Freud n’en usent de manière spécifique. Le baron Alfred von Berger,
dramaturge, professeur d’esthétique à l’université de Vienne puis directeur de théâtre
à Hambourg et à Vienne, publia deux ans après les Études sur l’hystérie, en 1897, une
petite étude sur l’effet cathartique. Il y soulignait que le processus cathartique pouvait
être entendu comme « la satisfaction d’un besoin humain d’affects », et que lorsqu’un
homme aspirant à « la satisfaction sérieuse et réelle de ses besoins [ …] regarde une
tragédie dont le héros lui ressemble [ …], il éprouve une catharsis », ajoutant plus
loin que le traitement cathartique décrit par Breuer et Freud permettait
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loin que le traitement cathartique décrit par Breuer et Freud permettait
particulièrement bien de faire comprendre cet effet de la tragédie . [2]
Et il en était ainsi pour l’homme et le chercheur Sigmund Freud, si l’on veut bien se 7
souvenir de cette « force saisissante », ou encore de cet « effet saisissant » que
produisit en lui la représentation d’Œdipe roi à laquelle il put assister lorsqu’il vint à
Paris, en 1886, suivre l’enseignement de Charcot, qu’il évoque en ces termes, d’abord
dans une lettre à Fliess du 15 octobre 1897 puis dans son ouvrage fondateur
[3]
« Les œuvres d’art n’en exercent pas moins sur moi un effet puissant, en
particulier les créations littéraires et les sculptures, plus rarement les peintures.
J’ai été ainsi amené, en chacune des occasions qui se sont présentées, à
m’attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière,
c’estàdire me rendre compte de ce par quoi elles font effet. Dans les cas où je ne
le peux pas, par exemple pour la musique, je suis presque inapte à la jouissance.
Une disposition rationaliste, ou peutêtre analytique, regimbe alors en moi,
refusant que je puisse être pris sans en même temps savoir pourquoi je le suis et
ce qui me prend ainsi . »[4]
On comprend alors combien grande fut sa surprise lorsqu’il découvrit dans les 9
phantasmes de ses rêves, comme dans ceux de ses patients, le double désir œdipien
d’inceste et de parricide. Et c’est précisément à ce momentlà de ses recherches – lors
de l’élaboration de L’interprétation des rêves – que va se révéler ce lien, d’abord
ignoré puis pressenti sous forme de cet « effet d’affect », entre les contenus
inconscients fraîchement découverts de la psyché et la production littéraire, en
l’occurrence le mythe sophocléen.
On en profitera au passage pour rappeler que c’est à JeanPaul Valabrega, l’un des 10
fondateurs du IVe Groupe, que nous devons la mise en évidence de ce double
mouvement qui va du phantasme au mythe et du mythe au phantasme car,
contrairement à ce qui a pu être avancé, ce n’est pas parce que Freud était un lecteur
cultivé qui connaissait ses classiques qu’il a découvert Œdipe : il l’a découvert dans
les phantasmes du rêve et ce n’est que par un retour au mythe qu’il lui a donné son
nom .
[5]
L’interprétation des rêves, c’est le premier grand moment où la science freudienne 11
rencontre la littérature, sous la forme d’abord de cette correspondance soulignée
entre les contenus phantasmatiques et les contenus littéraires qui, tous deux,
s’alimentent à une même source. De fait, dans ce premier temps, la littérature va
servir de contreépreuve à la psychanalyse, ainsi que le souligne Sarah Kofman : elle
vient confirmer, conforter et illustrer le savoir freudien. Ici avec Sophocle, de manière
passablement lisible pour nous qui ne pouvons plus en avoir une lecture innocente
puisque désormais nous sommes tous contaminés par la peste, mais aussi de manière
plus masquée, dissimulée, indirecte, avec le Hamlet de Shakespeare qu’il évoque
aussitôt après, et pour le même motif – le double désir œdipien –, puisque le héros
est impuissant à venger l’assassinat de son royal père, pris qu’il est par la culpabilité
que génère la rencontre entre son phantasme parricide et le meurtre réel de son
géniteur par cet oncle criminel qui, par la même occasion, en a profité pour épouser
la reine, sa mère.
Cette manière oblique, voilée cette fois, de traiter une même problématique 12
permettra d’ailleurs à Freud de montrer du même coup, en regard de l’intrigue de
Sophocle, le chemin parcouru par le travail de la culture sous l’effet du refoulement,
lequel n’autorise plus l’exposition claire, directe, de la problématique œdipienne sur
la scène.
De la même manière, toujours dans L’interprétation des rêves, Freud fait le 13
rapprochement entre ce qu’il appelle les « rêves typiques », rêves à contenu
phantasmatique universel que nous faisons chacun tôt ou tard, et diverses
productions littéraires, ainsi qu’il le montre avec le rêve de l’embarras dû à la nudité,
retrouvé dans le conte d’Andersen « Les habits neufs de l’empereur », qui a là aussi
valeur de contreépreuve. L’histoire est celle de deux tailleurs un peu filous qui
proposent à l’empereur de lui tisser un habit d’une matière si fine et si précieuse, si
diaphane, que seuls ses bons et loyaux sujets seront capables de l’apercevoir et d’en
apprécier la valeur. Bien évidemment, les tailleurs ne tissent rien du tout et c’est nu
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apprécier la valeur. Bien évidemment, les tailleurs ne tissent rien du tout et c’est nu
comme un ver que l’empereur, majestueux, impérial, défile dans les rues de la ville
devant une population effrayée par l’épreuve et qui feint de ne pas s’apercevoir qu’il
est nu, jusqu’à ce qu’un candide enfant s’écrie : « Mais l’empereur est nu ! » Au
fondement, à la source de ce conte et de ce rêve, il y a donc un souvenir ou un
phantasme de notre enfance alimenté par un désir exhibitionniste car, ainsi que le dit
Freud :
14
« C’est seulement dans notre enfance qu’a existé ce temps où nous avons été vus
sommairement vêtus par nos proches ainsi que par des étrangers : des
personnes qui prenaient soin de nous, des servantes, des visiteurs, et nous
n’avons pas eu honte alors de notre nudité . » [6]
Ce pourquoi, à propos de ce rêve d’exhibition, Freud fait encore référence à la joie 15
d’être nu dont témoignent le mythe religieux d’Adam et Ève, ou encore l’Odyssée,
avec le naufragé Ulysse arrivant nu au pays des Phéaciens où il est accueilli par
Nausicaa et ses compagnes.
On est alors en mesure de préciser ce qu’il en est de cet « effet d’affect » qui intrigue 16
Freud, car il ne consiste pas simplement en ce constat, somme toute banal, selon
lequel nous nous émouvons lorsque nous retrouvons une image de nousmêmes à
travers un héros littéraire : ce que montre Freud, c’est que l’émoi littéraire, l’émotion
esthétique, l’intérêt que nous éprouvons pour la littérature viennent moins du fait
que nous y reconnaissons ce que nous savons de nousmêmes, que du fait que nous y
apprenons ce que nous ignorons de nousmêmes : la littérature nous présente une
vérité, une vérité inavouable, une vérité refoulée, et c’est là sa force. Ainsi l’œuvre
littéraire nous cachetelle et nous montretelle à la fois un secret enfoui dans notre
propre préhistoire comme dans celle des héros que la littérature fait vivre.
Ce que le célèbre Viennois montre encore, et qui est radicalement nouveau, c’est que 17
les états morbides et les sentiments universels dont la littérature charrie les images,
loin d’être hétérogènes, ont les mêmes racines, les mêmes sources et s’originent dans
la part inconsciente de la psyché. C’est nouveau parce qu’à l’époque de Freud,
psychiatrie et littérature n’étaient pas sans entretenir des liens réciproques en tant
que domaines distincts. Il suffit de penser au docteur ès sexualité que fut le
psychiatre KrafftEbing, l’auteur de la fameuse Psychopathia Sexualis dans laquelle
ce sont précisément les écrits de Sade et de SacherMasoch qui l’amènent à élaborer
les notions de « sadisme » et de « masochisme » ; ou encore à des écrivains comme
Zola, qui s’inspiraient occasionnellement de cas cliniques de la littérature
psychiatrique.
Cette parenté des contenus littéraires et oniriques, authentifiée par leur provenance 18
plus généralement artistique, peut servir de modèle de compréhension des processus
primaires à l’œuvre dans le rêve. Par exemple, la condensation, à l’instar de l’image
du poète qui condense plusieurs souvenirs, expériences ou sentiments, ou encore du
personnage du romancier constitué de divers traits appartenant à diverses personnes.
Par exemple encore le déplacement, qui trouve son analogie dans la métonymie, mais
aussi la symbolisation, soit la figuration analogique, que l’on peut rapprocher de la
métaphore ; et Jakobson nous rappelle que métaphore et métonymie sont
constitutives du fondement même du langage littéraire et non des ornements du
discours. Aussi estce pour de bonnes raisons que Freud prend si souvent en
considération les phénomènes linguistiques, car c’est au niveau même des lois de
fonctionnement que langage et inconscient ont des caractères communs ou des
analogies qui justifieraient à elles seules une exploration psychanalytique de la
littérature.
Ce que découvre donc Freud au cours de ce premier moment fondateur que cristallise 19
L’interprétation des rêves, ce sont les rapports étroits existant entre les différentes
productions psychiques : les mythes, les contes, la littérature ou plus globalement
l’art, s’expliquent comme les rêves ou encore les symptômes, ce sont des formations
de compromis, des productions qui satisfont à la fois le désir et la défense, et il s’agit
donc pour lui à la fois d’en déchiffrer les énigmes grâce à sa méthode, de montrer leur
parenté et d’introduire du même coup une continuité là où apparemment il y aurait
rupture : continuité entre le conscient et l’inconscient, le normal et le pathologique,
l’enfant et l’adulte, le civilisé et le primitif, l’individu et l’espèce, l’humain et le divin,
l’ordinaire et l’extraordinaire, et plus spécifiquement ici : lien entre les différentes
productions culturelles et psychiques, sur lequel insiste Sarah Kofman.
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productions culturelles et psychiques, sur lequel insiste Sarah Kofman.
Mais ce qui va particulièrement étonner Freud dans sa rencontre avec la littérature 20
telle qu’elle lui apparaît alors, et qu’il a pressenti dans ses jeunes années ainsi que
nous l’avons vu, c’est ce savoir privilégié sur l’âme humaine dont sembleraient
disposer poètes et romanciers, un savoir que lui, le savant, peine tant à mettre au
jour. De fait, Freud est totalement séduit, admiratif et fasciné par la « connaissance »
des poètes, criant au « génie », au « don » et à son « énigme miraculeuse ». Il y
renvoie particulièrement dans la première décennie de ses recherches, notamment en
1907 dans l’étude magistrale qu’il effectue d’une nouvelle de Wilhelm Jensen :
Gradiva, fantaisie pompéienne.
Cette étude, en effet, constitue le deuxième grand moment au cours duquel la science 21
freudienne rencontre la littérature, parce qu’ici Freud opère un véritable tournant, ne
se contentant plus de souligner la parenté ou la similitude des contenus littéraires et
phantasmatiques ou encore des processus qui y œuvrent, ainsi qu’il l’a fait dans
L’interprétation des rêves. Ici, l’œuvre d’art, et plus précisément l’œuvre littéraire,
change de statut : de modèle paradigmatique confirmant la connaissance
psychanalytique, elle devient ellemême objet d’investigation, ouvrant de plus sur une
interrogation concernant le travail de production dont elle est issue. C’est ce qui en
fait une œuvre charnière, ainsi qu’il le confirme dans l’appendice qu’il rédige en 1912 :
22
« La recherche psychanalytique [ …] ne cherche plus seulement en elles [dans les
créations des écrivains] des confirmations de ses trouvailles concernant des
individus névrosés de la vie réelle ; elle demande aussi à savoir à partir de quel
matériel d’impressions et de souvenirs l’écrivain a construit son œuvre et par
quelles voies, grâce à quels processus, il a fait entrer ce matériel dans l’œuvre
littéraire . »[8]
Dans la Gradiva Freud est sous le charme, séduit par le « savoir » de l’âme humaine 23
dont feraient preuve les écrivains,
24
« [ces] précieux alliés dont il faut placer bien haut le témoignage car ils
connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre
sagesse d’école [entendons la psychologie traditionnelle et la psychiatrie] n’a pas
encore la moindre idée. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes
ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des
sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science ». [9]
Et il le confirme dans les dernières lignes de son étude : les écrivains non seulement 25
puisent à la même source, mais travaillent sur le même objet que l’analyste, certes
avec une méthode différente mais aboutissent à des résultats concordants.
Ce qui est intéressant, c’est la méthode qu’il prête aux écrivains, qui consisterait à 26
diriger leur attention sur l’inconscient, y guettant ses possibilités de développement
et leur accordant une expression artistique au lieu de les réprimer par une critique
consciente. La supériorité de l’écrivain tiendrait au fait qu’
27
« il tire de luimême et de sa propre expérience ce que nous apprenons des
autres personnes – les lois que doit observer cet inconscient –, mais il n’a pas
besoin d’énoncer ces lois, ni même de les reconnaître clairement, elles se
trouvent, du fait de la tolérance de son intelligence, incarnées dans ses
créations [10]
».
Mais passé ce temps de la séduction qui fait de l’écrivain ou de l’artiste un être 28
extraordinaire, un grand homme, un héros dont le savoir devancerait la science de la
psyché, Freud va passer d’une attitude admirative à l’égard des artistes à une certaine
désillusion, non seulement parce que les artistes et écrivains sont des hommes
comme les autres, strictement gouvernés par les mêmes lois psychiques, mais aussi
parce que ce prétendu savoir privilégié dont ils disposeraient est banalement
explicable par ces mêmes lois.
Que l’artiste appartienne à l’humaine condition, c’est ce que Freud montre par 29
exemple dans son Léonard, en 1910. Après avoir déclaré son admiration pour l’artiste
et affirmé le caractère énigmatique de ses dons, il dit aussitôt que le normal et le
pathologique, et même le sublime, obéissent à des lois psychiques déterminées,
estimant alors « qu’il n’est personne de si grand que ce lui soit une honte d’être
soumis aux lois régissant avec une égale rigueur les conduites normales et
morbides [11]
».
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morbides [11]
».
Quant au don, à l’inspiration clairvoyante ou à l’intuition dont ils feraient preuve, elle 30
relève tout bonnement de ce processus psychique que Freud connaît bien et a
découvert très tôt, en particulier chez ses patients paranoïaques : la projection, dans
sa double dimension normale et pathologique. En se demandant comment le poète
ou l’écrivain pouvait être parvenu au même savoir que le savant, ou plus exactement,
pouvait être arrivé à faire comme s’il savait les mêmes choses, Freud retrouve ce qu’il
désigne par « connaissance endopsychique », privilège des poètes, des hommes
primitifs, de certains malades et des superstitieux. En aucun cas cette connaissance
ne se donne comme telle, mais s’offre indirectement, projetée dans les œuvres d’art,
les mythes, les délires paranoïaques, elle se donne toujours déformée et déplacée de
l’intérieur vers l’extérieur. Ce pourquoi cette « obscure connaissance, naturellement,
ne présente en rien le caractère d’une connaissance [vraie] [12]
».
Ainsi l’écrivain saitil sans savoir, car cette « connaissance endopsychique » est une « 31
connaissance dans l’ombre », pour reprendre l’expression de Sarah Kofman : ce qui
se trouve projeté dans le monde extérieur est le témoin de ce qui a été effacé de la
conscience. Freud le répétera encore à propos du névrosé obsessionnel que fut
l’Homme aux rats :
32
La « fabrique littéraire » ?
Autrement dit, la « méthode » de l’écrivain, qui caractériserait le mécanisme de la 33
création artistique, n’en est bien évidemment pas une et ne consiste assurément pas à
focaliser son attention sur l’inconscient (et comment le pourraiton ?) ! Mais que
l’inconscient y ait sa part ne fait aucun doute ; aussi faudraitil plutôt parler en
termes de perméabilité ou de souplesse des et entre les instances de l’appareil
psychique – notamment du préconscient –, qu’autorise non pas une attention
concentrée mais une attention mobile, une attention flottante, à l’instar de ce temps
de l’endormissement que nous connaissons bien, lequel favorise le surgissement des
représentations non voulues, cellesci se transformant alors en images visuelles et
acoustiques.
Ce pourquoi, à propos de l’émergence de ces idées incidentes, dans un ajout de 1909 à 34
L’interprétation des rêves, Freud, s’appuyant sur Schiller, qu’il cite, évoque une
attitude analogue de l’écrivain, condition nécessaire de la production poétique.
Schiller évoque en effet ce nécessaire moment de « folie passagère » au cœur même
de l’acte créateur, que seule permet la souplesse de la censure :
35
« Il semble qu’il ne soit pas bon et qu’il soit préjudiciable à l’œuvre de création de
l’âme que l’entendement toise trop sévèrement, pour ainsi dire au seuil même
des portes, les idées qui affluent. Une idée, considérée isolément, peut être très
peu digne de considération et très aventureuse, mais peutêtre acquiertelle de
l’importance du fait de celle qui lui succède, peutêtre pourratelle, dans une
certaine liaison avec d’autres semblant peutêtre tout aussi insipides, fournir un
maillon très approprié (Lettre du 1er décembre 1788) [14]
. »
Nous sommes bien là au cœur de la fabrique littéraire, ce pourquoi, plus que de 36
création, c’est de production ou encore de travail qu’il conviendrait de parler, c’està
dire de transformation, un travail au cours duquel les représentations, images, mots
ou pensées qui surgissent et se succèdent sur un mode apparemment anarchique se
voient brassés, transformés, sélectionnés, triés, organisés et ciselés, pour aboutir à un
texte empreint du déterminisme psychique dont il est issu. Freud indique par
exemple :
37
« Une pensée dont l’expression venait peutêtre d’autres motifs agira à cette
occasion sur les possibilités d’expression d’une autre, les différenciant et y
opérant un choix, cela peut être dès l’origine comme il arrive pour le travail
poétique. Quand un poème est rimé, le deuxième vers doit obéir à deux
conditions : il doit exprimer un certain sens et cette expression doit inclure la
rime. Les meilleurs poèmes sont ceux où l’on ne remarque pas la recherche de la
rime, mais où, par une sorte d’induction mutuelle, les deux pensées ont pris dès
le début la forme verbale dont une très légère retouche fera jaillir la rime [15]
. »
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le début la forme verbale dont une très légère retouche fera jaillir la rime [15]
. »
D’ailleurs, après Freud et ainsi que le note Sarah Kofman, Saussure et Jakobson 38
évoqueront quelque chose de semblable à propos du texte poétique, indiquant que
tout texte est commandé par un prétexte qui l’induit. Jean Starobinski, commentant
Saussure, souligne :
39
« On en vient à cette conclusion implicite dans toute la recherche de Saussure,
que les mots de l’œuvre sont issus d’autres mots antécédents, et qu’ils ne sont pas
directement choisis par la conscience formatrice. La question étant : “Qu’y atil
immédiatement derrière le vers ?”, la réponse n’est pas le sujet créateur, mais le
mot inducteur. Non que Saussure aille jusqu’à effacer la subjectivité de l’artiste :
il lui semble toutefois qu’elle ne peut produire son texte qu’après passage par un
prétexte [16]
. »
Le texte littéraire, comme nous l’avons dit, est en effet un compromis, il est la 40
résultante d’un ensemble d’incitations et de résistances qui sont totalement
insaisissables, mais dont nous pouvons suivre le travail par une démarche
interprétative. Aussi fautil aller de l’intention déclarée au texte luimême, car celuici
ne peut dire autre chose de plus que ce que l’auteur en dit, seulement s’il est soumis à
une interprétation analytique. Il est un compromis dont on peut entendre soit le sens
littéral soit le sens inconscient, selon que l’on y applique ou non la méthode
freudienne, laquelle part de ces détails négligés par toute autre méthode ; le moindre
détail y a sa signification car « notre poète [l’écrivain auteur de la Gradiva]
n’introduit dans son récit aucun détail qui n’ait son importance et ne serve une
intention », dit le savant Viennois ; et que l’auteur ignore ces intentions n’est pas
pour étonner puisqu’il écrit dans la méconnaissance de son propre savoir. Peu
importe les intentions déclarées de l’auteur, il faut s’en reporter au texte, qui seul
parle « en vérité » : son sens se trouve en lui et ne doit pas être cherché à l’extérieur,
bien qu’il ne soit pas indépendant du psychisme de l’écrivain.
Le retour de Freud au texte n’est pas un retour à sa littéralité, il la dénonce au 41
contraire, mais il invite, à partir du texte luimême, à en trouver le sens « véritable »,
celui qui seul permet de donner sens à tout ce qui est dit dans la littéralité du texte,
car ce sens véritable n’existe nulle part ailleurs que dans celuici, souligne encore
Sarah Kofman. Il n’y a pas de texte préalable mais un seul texte qui est à luimême sa
propre clé, et ce que peut faire l’analyste, c’est de montrer qu’il y a entre les éléments
du texte des rapports différents de ceux que suggère son contenu manifeste, des
rapports qui dénotent justement un certain « travail » de l’inconscient. Et c’est en
faisant « travailler » le signifiant que le critique explique et déplie ce qu’il recèle,
c’estàdire exhibe et dissimule d’un même mouvement.
Autrement dit l’écrivain, ou l’artiste, ne sait pas vraiment ce qu’il dit et dit plus qu’il 42
ne croit dire : déjà Platon chassait les poètes de sa cité idéale, entre autres, pour cette
raison, et affirmait que « seul le géomètre ne dit que ce qu’il dit ». Le poète n’est pas
maître de la vérité ou de la nonvérité de son discours. Le savoir privilégié que Freud
reconnaissait aux écrivains est un savoir qui ne se sait pas, un savoir non su dont
Freud peut rendre compte, notamment en substituant à l’inspiration, concept
appartenant à « l’idéologie de l’art » selon l’expression de Sarah Kofman, le concept
opératoire de processus primaire. Ce pourquoi, plus que du grand homme, l’artiste
est proche du névrosé, de l’homme primitif, de l’enfant.
De ce point de vue, et pour en terminer avec cet aperçu des relations de Freud avec la 43
littérature, on évoquera les louables tentatives entreprises par certains écrivains ou
mouvements littéraires au temps de Freud – en particulier André Breton et le
surréalisme – pour tenter de rendre les « vases communicants » (!) et laisser la
parole à l’inconscient dont ils font l’apologie, donnant à penser que pour laisser
s’exprimer le désir inconscient, il suffirait entre autres d’user de l’écriture
automatique.
Freud avait connaissance de ces tentatives, et les surréalistes, en particulier Breton, 44
étaient familiers des thèses freudiennes, faisant de Freud leur « saint patron ».
D’ailleurs, une brève correspondance fut échangée entre les deux hommes en
décembre 1932, et s’en dégage le sentiment, que relève Jean Starobinski [17]
, d’une
méprise et d’un malentendu : Freud a l’impression de ne pas avoir été compris, et
Breton, celle de ne pas être soutenu, de ne pas trouver en Freud la caution théorique
dont il avait besoin. Freud, en homme bien élevé, met le malentendu à sa charge,
écrivant :
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45
« Je reçois force témoignages de l’estime que vous et vos amis portez à mes
recherches, mais pour ma part, je ne suis pas en état de me faire une idée claire
de ce que veut votre surréalisme. Peutêtre n’aije pas du tout à le comprendre,
moi qui suis si éloigné de l’art [18]
. »
L’entreprise surréaliste, en effet, ne pouvait que laisser Freud perplexe puisque le 46
fervent partisan de l’inconscient que fut Breton, en faisant consciemment son jeu,
opérait une confusion volontaire entre mouvement du désir et mouvement du savoir
– « entre la parole troublée et la parole élucidante » pour reprendre l’expression de
Jean Starobinski – plaidant contre le détour irréalisant de l’art et visant précisément
à en abolir la distinction d’avec la science, entendons la science freudienne ; il prônait
du même coup l’assouvissement du désir par les voies les plus directes et faisait donc
de l’automatisme un procédé libérateur favorisant la manifestation de la pensée à
l’état pur.
Des thèses, on le voit, qui ne pouvaient se soutenir des distinctions fondamentales 47
effectuées par la métapsychologie freudienne, notamment entre processus primaires
et processus secondaires, représentation de chose et représentation de mot, ou
encore le passage d’un registre à un autre, par exemple de l’inconscient au
préconscientconscient, qui ne peut s’opérer que par des transformations et des
déguisements imposés par les censures, si l’on veut bien se souvenir de ce qu’il en est
du rêve.
Pour Freud en effet, le langage verbal, et bien évidemment l’écriture, est secondaire à 48
tous les sens du terme, ainsi que l’a souligné Jean Laplanche [19]
: historiquement,
puisque l’on reconnaît un stade préverbal dans le développement individuel ;
topiquement, puisqu’il caractérise le préconscient et le moi et que les représentations
de mot permettent aux chaînes de pensée de devenir conscientes ; économiquement
puisque réglé par un mode d’associations et de circulation impliquant retenues,
barrages, inhibitions. Alors, que l’on tente de faire fonctionner ce langage verbal
selon le processus primaire, par exemple dans « cette maladie du jeu de mots à
outrance » relevée par J. Laplanche, pourquoi pas ; mais en aucune manière il ne
peut être constitutif ni du langage de l’inconscient ni en témoigner « à l’état pur ».
Ainsi, Breton en est venu à reconnaître que « l’histoire de l’écriture automatique est 49
celle d’une infortune continue » mais, en dépit de cet aveu, il est resté profondément
attaché à la notion d’automatisme, de phénomènes automatiques, affectés d’une
valeur négative par les psychiatres français car considérés comme gravement
morbides, et négligés par Freud. Ce pourquoi, ainsi que l’expose Jean Starobinski,
cette caution théorique qu’il avait espérée de Freud, Breton la trouvera du côté de la
parapsychologie, du spiritisme, des voyants et des médiums, comme chez l’Anglais
Myers (18431901), l’un des fondateurs de la Society for Psychical Research, héritant
de quelquesunes de ses notions clés, comme celle de moi subliminal dont il pouvait
mieux s’accommoder que de l’inconscient freudien.
Mais l’on remarquera cependant que Freud, bien que « peu porté à faire crédit au 50
surréalisme, n’en était pas moins prêt à soumettre la cause à un nouvel examen », si
l’on en croit la lettre du 20 juillet 1938 qu’il écrivit à Stefan Zweig et dans laquelle il
relate une rencontre avec Salvador Dali :
51
« Vraiment, il faut que je vous remercie d’avoir amené chez moi les visiteurs
d’hier. Car jusqu’alors j’étais tenté de considérer les surréalistes, qui
apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux (disons
à 95 % comme pour l’alcool absolu). Le jeune Espagnol avec ses candides yeux
de fanatique et son indéniable maîtrise technique m’a incité à reconsidérer mon
opinion. Il serait en effet très intéressant d’étudier analytiquement la genèse
d’un tableau de ce genre. Du point de vue critique, on pourrait cependant
toujours dire que la notion d’art se refuse à toute extension lorsque le rapport
quantitatif entre le matériel inconscient et l’élaboration préconsciente ne se
maintient pas dans des limites déterminées. Il s’agit là, en tout cas, de sérieux
problèmes psychologiques [20]
. »
On le voit, Freud pose derechef la question des frontières et des limites tant entre 52
l’inconscient et le préconscient qu’entre l’art et la science. Restant fidèle à la « notion
d’art », Freud s’alarme devant la subversion de ce qui en était la condition
psychologique, et ne tient nullement à voir l’inconscient prévaloir. Pour lui, « les
artistes, ces rêveurs supérieurs, ne peuvent qu’éprouver et manifester avec force ce
qu’il appartiendra à la science d’interpréter dans son langage spécifique », souligne
Jean Starobinski [21]
. Car si l’artiste « vit l’aventure du désir par la voie détournée de
la fiction et de la représentation », notetil aussi, c’est bien à la psychanalyse de
déchiffrer le sens du désir et l’ampleur du détour …
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18/02/2017 Freud, la psychanalyse et la littérature
déchiffrer le sens du désir et l’ampleur du détour …
[2] La petite étude d’A. von Berger constitue la postface à l’édition de la Poétique d’Aristote, publiée par
Theodor Gomperz à Leipzig en 1897. Jacques Le Rider y consacre quelques pages dans son beau livre
dont ces citations sont extraites : Freud, de l’Acropole au Sinaï, Paris, PUF, 2002, p. 188.
[3] « Il m’est venu une seule pensée ayant une valeur générale. Chez moi aussi j’ai trouvé le sentiment
amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un
événement général de la prime enfance, même si cela n’est pas toujours aussi précoce que chez les
enfants rendus hystériques. [ …] S’il en est ainsi, on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi [ …] la
légende grecque s’empare d’une contrainte que chacun reconnaît parce qu’il en a ressenti l’existence
en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en germe et en phantasme cet Œdipe, et devant un tel
accomplissement en rêve transporté ici dans la réalité, il recule d’épouvante avec tout le montant du
refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd’hui. » (S. Freud, Lettres à
[4] S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange » (1914), dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris,
[5] J.-P. Valabrega, « Le problème anthropologique du phantasme » (1967), dans l’ouvrage collectif, Le désir
[6] S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), Paris, PUF, 1980, p. 213 ; OCF.P, IV, p. 283.
[7] Parmi lesquels S. Kofman, L’enfance de l’art, Paris, Payot, 1970 ; M. Milner, Freud et l’interprétation de la
littérature, CDU/CEDES, 1980 ; P.-L. Assoun, Littérature et psychanalyse, Paris, Ellipses, 1996 ; J. Bellemin-
[8] S. Freud, Délire et rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), Paris, ©Gallimard, 1986, p. 247 ; OCF.P, VIII,
p. 125.
[11] S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), Paris, ©Gallimard, 1987, p. 56 ; OCF.P, X, 1993,
p. 83.
[12] S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Paris, ©Gallimard, 1997, p. 411.
[13] S. Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (l’Homme aux rats) » (1909), dans Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1975, p. 250 ; Remarques sur un cas de névrose de contrainte, OCF.P., IX, p. 200.
[14] S. Freud, L’interprétation des rêves, PUF, 1987, p. 96 ; OCF.P, IV, p. 138-139.
[15] S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), Paris, PUF, 1967, p. 293.
[19] J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987, p. 45-47.
[20] S. Freud, S. Zweig, Correspondance, trad. de l’all. D. Plassard, G. Hauer, Rivage Poche/Petite
Français Freud était fin lettré et grand lecteur. La littérature occupe, en effet, une place de
choix dans les plaisirs de l’homme et la curiosité du chercheur. Le génie viennois la
considérera d’ailleurs comme une alliée précieuse quant à la compréhension des
processus psychiques qui président à l’élaboration du rêve, avant que d’en faire – en
tant que production – l’objet même de ses investigations, la resituant à sa juste
place en regard de la science nouvelle. Aussi cette réflexion entendelle retracer les
grandes lignes de ce trajet freudien, qui mêle au bonheur de la lecture l’acuité de la
découverte.
Mots-clés affect désir inconscient interprétation littérature processus rêve surréalisme texte
formation de compromis
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