ARTICLE - Gabrielle Roy10.DÉTRESSE

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« De l’orgueilleuse à la romancière : réécritures de l’enfance dans "Mes études à Saint-


Boniface" etLa détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy  »

Sophie Marcotte
Voix et Images, vol. 29, n° 2, (86) 2004, p. 99-113.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/008774ar

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D E L’ O R G U E I L L E U S E À L A R O M A N C I È R E
Réécritures de l’enfance
dans « Mes études à Saint-Boniface »
et La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy 1

+ + +

SOPHIE MARCOTTE
Université Concordia

Gabrielle Roy a laissé un nombre considérable de manuscrits et

d’inédits, dont la lecture est susceptible de jeter un éclairage nou-

veau sur certains de ses textes canoniques. C’est le cas du court

tex te a u to b i o g ra p h i q u e « M e s é t u d e s à S a i n t- B o n i fa ce » , d o n t l a

structure et l’essentiel du propos sont repris dans La détresse et

l’enchantement. Or le message livré par l’une et l’autre de ces

versions du récit de la visite de l’inspecteur n’est pas du tout le

même. Nous proposons ici une analyse du travail de réécriture qui

s’est opéré entre les différentes versions du récit . C’est finalement

une interrogation sur l’essence même du projet autobiographique de

Gabrielle Roy qui naît de l’étude de ce dossier génétique.

+ + +
1 Nous remercions le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fonds québécois de recherche sur la société
et la culture, dont les subventions au Groupe de recherche sur Gabrielle Roy — G2R2 (rattaché au Département de langue et
littérature françaises de l’Université McGill) ont rendu possible la préparation de cet article.

VO I X E T I M AG E S , VO LU M E X X I X , N U M É RO 2 ( 8 6 ) , H I V E R 2 0 0 4
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««« »»»
C’était un temps de solitude
Ô long carême des études
Où tout à son signe est réduit
Aux constellations la nuit
La vie affaire de mémoire
De chiffres blancs au tableau noir
ARAGON

Ma patrie, c’est la langue française.


ALBERT CAMUS

Malgré l’abondance du discours critique consacré à l’œuvre de Gabrielle Roy au cours


des dernières décennies 2, peu de chercheurs ont emprunté la voie des études géné-
tiques. Christine Robinson, dans son article « La route d’Altamont comme épave de La
saga d’Eveline ? » publié en 1997 3, offrait l’une des premières analyses de ce type. Or on
a récemment publié bon nombre d’inédits de la romancière 4, qui ont suscité l’intérêt des
chercheurs pour ses manuscrits et ses archives, conservés à la Bibliothèque nationale du
Canada à Ottawa (Fonds Gabrielle-Roy 1982-11/1986-11). On peut maintenant croire
— et espérer — que cet intérêt pour la « partie “immergée” 5 » de l’œuvre royenne se
concrétisera par l’étude des dossiers de création de certains textes publiés, ou même de
textes qui demeurent inédits 6.
Si l’autobiographie de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, a fait l’objet
d’un nombre considérable d’articles, de chapitres de livres 7, de mémoires et de thèses,
personne ne s’est encore penché à proprement parler sur son dossier de genèse.
Pourtant, on trouve, dans les archives de la romancière, un dossier de création assez
volumineux concernant La détresse et l’enchantement. Ce dossier se compose d’un
premier état manuscrit, constitué d’une quinzaine de cahiers spirale, qui comporte de
nombreuses ratures et annotations de l’auteure, ainsi que d’un jeu de reproductions

+ + +
2 Voir à cet égard les bibliographies de Lori Saint-Martin (Lectures contemporaines de Gabrielle Roy. Bibliographie analytique des
études critiques, 1978-1997, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 1998), de Richard Chadbourne (« Essai bibliogra-
phique : cinq ans d’études sur Gabrielle Roy, 1979-1984 », Études littéraires, vol. 17, no 3, 1984, p. 595-609) et de Paul Socken
(« Gabrielle Roy : An Annotated Bibliography », Robert Lecker, Jack David [dir.], The Annotated Bibliography of Canada’s Major
Authors, Downsview, ECW Press, 1979, p. 213-262). 3 Christine Robinson, « La route d’Altamont, épave de La saga
d’Eveline ? », Voix et Images, vol. XXIII, no 1, automne 1997, p. 135-146. Voir aussi Sophie Montreuil, « Petite histoire de la
nouvelle “Un jardin au bout du monde” de Gabrielle Roy », Voix et Images, no 68, hiver 1998, p. 360-381. 4 Voir entre autres
Gabrielle Roy, Le temps qui m’a manqué, édition préparée par François Ricard, Dominique Fortier et Jane Everett, Montréal,
Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 1997 ; Gabrielle Roy, Ma chère petite sœur… Lettres à Bernadette 1943-1970, nouvelle
édition préparée par François Ricard, Dominique Fortier et Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 1999 ;
Gabrielle Roy, « La maison rose près du bac », édition préparée par François Ricard et Sophie Montreuil, François Ricard et Jane
Everett (dir.), Gabrielle Roy inédite, Québec, Nota bene, coll. « Séminaires », no 11, 2000, p. 197-230 ; Gabrielle Roy, Le pays de
Bonheur d’occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits, édition préparée par François Ricard, Sophie Marcotte et
Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2000 ; Gabrielle Roy, Mon cher grand fou… Lettres à Marcel
Carbotte 1947-1979, édition préparée par Sophie Marcotte, avec la collaboration de François Ricard et Jane Everett, Montréal,
Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2001. 5 François Ricard et Jane Everett, « L’écriture “immergée” de Gabrielle Roy »,
Gabrielle Roy inédite, p. 9. 6 Voir notamment La saga d’Eveline, dont Christine Robinson a préparé l’édition critique (Édition
critique de La saga d’Eveline de Gabrielle Roy, thèse de Ph.D., Université McGill, 1998). Une édition électronique du dossier
génétique du Temps qui m’a manqué est également en cours de préparation (projet « Gabrielle Roy réécrite », CRSH 2002-2005).
7 Voir Lori Saint-Martin, op. cit.

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annotées du tapuscrit, qui compte plus de cinq cents pages. Le tapuscrit original, qui
porte des annotations de la main de Gabrielle Roy et de celle de François Ricard, qui
travaillait alors en étroite collaboration avec elle, fait partie de la collection personnelle
du chercheur.
Cela dit, les manuscrits et tapuscrits ne constituent pas les seules pièces à présenter
un intérêt pour l’analyse génétique de l’autobiographie. Certains textes qui, à l’origine,
n’avaient pas été conçus dans le cadre de l’entreprise autobiographique sont tout aussi
susceptibles de contenir des traces du récit de vie, ou du moins d’en constituer un avant-
texte. C’est notamment le cas du récit « Mes études à Saint-Boniface 8 », dont il sera
question dans les lignes qui suivent. Gabrielle Roy aurait entrepris la rédaction de La
détresse et l’enchantement en 1976, moins d’un an après avoir écrit «Mes études à Saint-
Boniface», un court texte que lui avait commandé le rédacteur adjoint du Globe and Mail 9.
« Mes études à Saint-Boniface » représente cependant un cas isolé. Il est en effet
le seul texte qui ait été repris de façon presque intégrale dans La détresse et l’enchante-
ment. Cela dit, « Mes études à Saint-Boniface » ne constitue pas le seul texte de nature
autobiographique rédigé par Gabrielle Roy à cette époque. « Le Cercle Molière… portes
ouvertes », rédigé vers 1975, qui raconte ses activités au sein de la troupe de théâtre Le
Cercle Molière, et « Ma petite rue qui m’a menée autour du monde », écrit dans la
dernière portion des années 1970, contiennent tous deux de la matière qui sera évoquée
dans l’autobiographie 10. En fait, ces quelques textes autobiographiques rédigés dans la
période 1975-1978 ont sans doute servi d’élément déclencheur à la rédaction de La
détresse et l’enchantement 11.
Après avoir proposé une courte description du dossier de création, nous verrons
de quelle façon la substance de « Mes études à Saint-Boniface » a été transposée dans La
détresse et l’enchantement. Nous examinerons ainsi les différentes étapes du processus
d’écriture — de réécriture — depuis la première version du récit jusqu’à la version finale
du chapitre V de La détresse et l’enchantement dans lequel il a été repris, après avoir subi
quelques modifications que nous analyserons ici.

+ + +
8 Gabrielle Roy, «Mes études à Saint-Boniface», Le pays de Bonheur d’occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits,
p. 35-39. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle PBO, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans
le texte. Le sigle MESB sera employé pour signaler les renvois au manuscrit de «Mes études à Saint-Boniface». 9 Jack McClelland,
l’éditeur torontois de Gabrielle Roy, interroge d’ailleurs celle-ci, dans une lettre datée du 20 décembre 1976, sur les raisons qui l’ont
poussée à écrire ce texte paru dans le Globe and Mail: «That was a very nice piece in this morning’s Globe. Sometime when the spirit
move [sic] I’d be interested in knowing how it came about. Did you write it at their request? Is it part of something else?» Gabrielle
Roy lui répond, le 30 décembre 1976: «Thank you so much for your good and most interesting letter. The Globe and Mail invited me
to their “Mermaid Inn” for a column. At first, I was a little reluctant, finally gave in as the memory awoke in me of my school days in
St. Boniface, which for the first time in my life, as I looked at them from a great distance and in a strange, new light, appeared to me
as they are indeed, rather unique, perplexing and in a sense rich, sad and humourous. » (Sam Solecki [dir.], Imagining Canadian
Literature. The Selected Letters of Jack McClelland, Toronto, Key Porter Books, 1998, p. 218-220) 10 «Le Cercle Molière… portes
ouvertes» et «Ma petite rue qui m’a menée autour du monde» sont publiés dans le recueil Le pays de Bonheur d’occasion et autres
récits autobiographiques épars et inédits. «Le Cercle Molière… portes ouvertes» décrit de façon beaucoup plus précise les activités de
la troupe de théâtre auxquelles Gabrielle Roy a pris part que ne le fait La détresse et l’enchantement, alors que «Ma petite rue qui m’a
menée autour du monde» — texte d’une vingtaine de pages —, est demeuré inachevé; sans doute a-t-il été laissé de côté lorsque la
romancière a pris la décision de plonger dans ce projet autobiographique beaucoup plus vaste que constitue La détresse et
l’enchantement. 11 Un autre texte autobiographique contient quelques éléments qui ont été repris dans l’autobiographie: il s’agit
de « Souvenirs du Manitoba », texte d’une conférence que Gabrielle Roy a présentée en 1954 lors d’une réunion annuelle de la
Société royale du Canada à Winnipeg. Voir Le pays de Bonheur d’occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits, p. 13-22.
Gabrielle Roy consacre, dans ce discours, un paragraphe d’une vingtaine de lignes à ses études, évoquant notamment le dévouement
des religieuses, les matières enseignées en français et en anglais et son initiation à la littérature.

DOSSIER 101
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LE DOSSIER GÉNÉTIQUE

« M E S É T U D E S À S A I N T - B O N I FA C E 1 2 »
Le court texte « Mes études à Saint-Boniface » a été rédigé pour le compte du Globe and
Mail, à la demande de Cameron Smith, alors rédacteur adjoint du quotidien. Il a été tra-
duit par Alan Brown et publié le 18 décembre 1976, dans la section « The Mermaid Inn»,
sous le titre « The Disparate Treasures of a Young Girl Who Came from Deschambault
Street ». Le dossier conservé à la Bibliothèque nationale du Canada (boîte 68, chemise
18) contient d’ailleurs le tapuscrit de la traduction anglaise de Brown, qui avait à
l’origine proposé le titre «The Shuttlecocks », titre que Gabrielle Roy a biffé pour le rem-
placer par « My Schooldays in St. Boniface ». Ni l’un ni l’autre de ces titres, on le cons-
tate, n’a été retenu par le rédacteur adjoint du Globe. La version originale française du
texte a été publiée en 2002 dans le recueil déjà mentionné, Le pays de Bonheur d’oc-
casion et autres récits autobiographiques épars et inédits.
Il existe deux états successifs de « Mes études à Saint-Boniface ». Le premier, un
manuscrit rédigé à l’encre bleue et à la mine de plomb, tient dans un cahier spirale de
marque Spirex ; il couvre dix pages recto-verso. Il ne présente que peu de ratures, ce qui
laisse croire qu’une autre version — antérieure — aurait été égarée ou détruite 13. Le
second état contenu dans le dossier est un tapuscrit de six feuillets, qui comporte des
corrections de la main de Gabrielle Roy. Dans le même dossier sont également préservés
un autre tapuscrit de « The Shuttlecocks », qui correspond sans doute à la version
produite par le traducteur et qui ne porte aucune correction de la main de l’auteure, et
deux exemplaires photocopiés du texte publié dans le Globe and Mail.

L A D É T R E S S E E T L’ E N C H A N T E M E N T
La détresse et l’enchantement a par ailleurs été publié à titre posthume en 1984 14, un an
après la mort de Gabrielle Roy. L’édition de La détresse et l’enchantement a été préparée
par François Ricard à partir du tapuscrit revu et corrigé par la romancière avant sa mort.
Le récit est divisé en deux parties : « Le bal chez le gouverneur » et « Un oiseau tombé sur
le seuil ». Dans la première, la romancière raconte sa vie depuis l’âge de huit ou neuf ans
jusqu’à son départ pour l’Europe, alors qu’elle décide de quitter son métier d’institutrice,
sa famille et ses amis pour s’inscrire à des cours d’interprétation scénique. C’est un récit
que l’on pourrait qualifier d’« elliptique », dans la mesure où il couvre, en environ
250 pages, des événements qui se sont déroulés sur une période de plus de vingt ans. La
seconde partie de l’autobiographie insiste sur les quelque dix-huit mois que passe
Gabrielle Roy en Europe, puis sur son retour au Canada, alors que la Deuxième Guerre
mondiale est sur le point d’être déclenchée, et son arrivée à Montréal, où elle entrepren-
dra, quelques années plus tard, la rédaction de son premier roman, Bonheur d’occasion 15.

+ + +
12 On trouvera la description des manuscrits et archives de Gabrielle Roy dans François Ricard, Inventaires des archives
personnelles de Gabrielle Roy conservées à la Bibliothèque nationale du Canada, Montréal, Boréal, 1991. 13 Si l’on en croit
Umberto Eco, un processus d’écriture sans plusieurs états de manuscrits demeure de toute façon difficilement envisageable. Voir
« La machine à manuscrits », Libération, 22 mars 2002, cité dans Jean-Pierre Balpe, « Écriture sans manuscrit, brouillon absent »,
avril 2002, http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/manuscrit.pdf. 14 Gabrielle Roy, La détresse et
l’enchantement, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », no 7, 1988 [1984]. Désormais, les références à cet ouvrage seront
indiquées par le sigle DE, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 15 Gabrielle Roy insistera davantage sur les
circonstances qui ont entouré la rédaction de Bonheur d’occasion dans la troisième partie de l’autobiographie, Le temps qui m’a
manqué.

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Le dossier qui se compose des manuscrits et tapuscrits de La détresse et l’enchan-


tement est assez volumineux. Au total, deux boîtes (boîtes 64 et 66), contenant respec-
tivement neuf et douze chemises, y sont consacrées. Une autre boîte (boîte 65) renferme
les manuscrits de la suite inédite de La détresse et l’enchantement, publiée en 1997 sous
le titre Le temps qui m’a manqué 16.
L’épisode de la visite de l’inspecteur, auquel nous nous intéressons plus parti-
culièrement dans le cadre de cette analyse et qui est d’abord raconté dans «Mes études à
Saint-Boniface », a été inséré dans le cinquième chapitre de La détresse et l’enchantement.
On trouve la version manuscrite dans la boîte 64 (chemise 2) — elle comporte 17 pages,
écrites à l’encre bleue et à la mine de plomb —, alors que la version tapuscrite, conser-
vée dans la boîte 66 (chemise 2), compte 13 pages dactylographiées et annotées à l’encre
bleue et à la mine de plomb par Gabrielle Roy.
L’épisode fait partie de ce qu’on pourrait appeler le récit d’enfance ou le récit
d’apprentissage de la romancière, qui couvre les cinq premiers chapitres de l’autobio-
graphie, dans lesquels la narratrice revient sur sa vie familiale, sur ses relations avec sa
mère, avec son père, avec ses frères et sœurs, sur les difficultés d’être Canadien français
en sol manitobain à cette époque et finalement, sur les années passées sur les bancs
d’école, jusqu’à ce que Gabrielle prenne la décision d’entrer à l’École normale pour
devenir institutrice.

L A NA R R AT I O N E T L E S P E R S O N NAG E S
S’il existe plusieurs ressemblances entre les versions de l’événement de la visite de l’ins-
pecteur proposées par Gabrielle Roy, elles concernent surtout la narration et les person-
nages mis en scène. L’étroite parenté entre les différentes leçons du récit se remarque
d’abord par l’absence de modifications du système de personnages impliqués. Dans tous
les cas, on note la présence du personnage principal, la jeune Gabrielle (qui occupe
également les fonctions de narratrice et d’auteure, satisfaisant ainsi aux exigences du
« pacte autobiographique » tel que (re)défini par Philippe Lejeune en 1996 17), de ses
compagnes de classe — réunies dans un nous qui prend un sens quasi patriotique —,
des religieuses qui enseignent gratuitement le français après les heures de classe, de la
maîtresse de littérature qui ne comprend pas davantage l’œuvre de Shakespeare que ses
étudiantes 18 et de l’inspecteur d’école, personnage central du récit.
De même, la structure du texte publié dans La détresse et l’enchantement de-
meure à quelques écarts près semblable à celle qui est échafaudée dans les états pré-
cédents. Quelques courts segments ont été déplacés, mais l’organisation des séquences
narratives reste sensiblement la même et la division des paragraphes varie très peu.

+ + +
16 Notons que l’autobiographie devait à l’origine se composer de quatre parties. Gabrielle Roy n’aura pas eu le temps
d’entreprendre la quatrième avant sa mort. 17 Voir Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée,
Paris, Seuil, coll. « Points essais », no 326, 1996, p. 30 : « le lecteur constate l’identité auteur-narrateur-personnage quoiqu’elle ne
fasse l’objet d’aucune déclaration solennelle ». 18 Cela est rappelé de façon plus explicite dans La détresse et l’enchantement :
« C’est Shakespeare que je rencontrai tout d’abord. Il rebutait profondément mes compagnes de classe et n’emballait guère non
plus, je pense bien, notre maîtresse de littérature. » (DE, 72) Dans « Mes études à Saint-Boniface », Gabrielle Roy se contente de
mentionner que « c’est Shakespeare que je rencontrai d’abord » (MESB, 37). On comprend par la suite, à la lecture du texte, que
les compagnes de classe et la maîtresse de littérature ne saisissaient pas grand-chose de l’œuvre du dramaturge anglais.

DOSSIER 103
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R É É C R I T U R E S AU TO B I O G R A P H I Q U E S
Il apparaît par contre qu’un travail de réécriture relativement important a été effectué
lors de l’insertion de « Mes études à Saint-Boniface » dans l’ensemble plus large que
constitue La détresse et l’enchantement. En effet, l’ajout de nouveaux segments, qui
viennent préciser la pensée de l’auteure ou augmenter la portée symbolique de certains
éléments dont faisaient état les versions précédentes, constitue un procédé récurrent.
Certains souvenirs ont été transformés, réinterprétés en fonction du tout que constitue
la vie de la romancière. Il y a eu, pour reprendre les mots de Philippe Lejeune, « travail
de la mémoire, sélection et transformation des souvenirs […] des souvenirs d’enfance
changent de signification ou même de contenu en fonction de l’évolution idéologique de
l’auteur 19 ».
Par exemple, dans la séquence de la visite de l’inspecteur, on note que les deux
états de « Mes études à Saint-Boniface » sont plutôt expéditifs, alors que les premières
leçons de La détresse et l’enchantement et le texte publié apportent des précisions sur le
contexte dans lequel se déroulent les événements — et surtout, sur les sentiments
qu’auraient alors ressentis la protagoniste et l’inspecteur:

La veille, en feuilletant mon livre, j’avais été frappée justement par ces mots d’une si belle
sonorité. Je sautai sur mes pieds et lançai : — The Thane of Glamis, The Thane of Cawdor.
(MESB, Ms, [8] et PBO, 38)

Je me démenais, la main levée, seule à me proposer. La veille, en feuilletant mon livre, j’étais
tombée par hasard comme par un fait exprès sur ces salutations d’une si belle sonorité.
L’inspecteur me regardait en souriant. Qui d’autre aurait-il regardé ? Toutes, sauf moi, lui
tournaient quasiment le dos. La sœur me désigna. Je sautai sur mes pieds et enfilai : The Thane
of Glamis ! The Thane of Cawdor ! Que je connusse ces salutations bizarres eut l’air de rendre
l’inspecteur si heureux que c’était à n’y rien comprendre. Apparemment il se sentait chez nous en
territoire ennemi […]. (DE, Ms, boîte 64, chemise 2, [13] et 74)

Ici, on constate que les ajouts qui figurent dans La détresse et l’enchantement vont tous
dans le même sens : celui de la mise en évidence des talents de la jeune étudiante et de
son intérêt déjà remarquable pour la littérature. L’image qui se dégage de la lecture de
l’autobiographie est celle de l’adolescente dont les qualités intellectuelles et le caractère
fonceur lui permettent déjà, en quelque sorte, d’appartenir à une classe à part.
Ce passage permet aussi de remarquer que dans l’autobiographie, Gabrielle Roy
établit un lien direct entre la problématique de la situation linguistique et la réaction de
l’inspecteur à la performance à laquelle il vient d’assister. Les problèmes rencontrés par
les Franco-Manitobains, on le sait, constituent une thématique centrale de La détresse et
l’enchantement, thématique dont les fondements sont d’ailleurs établis dès les toutes
premières lignes du récit 20. Si cette thématique de la solidarité linguistique semble
encore plus développée dans La détresse et l’enchantement, cela peut notamment

+ + +
19 Philippe Lejeune, « Auto-genèse. L’étude génétique des textes autobiographiques», Genesis, no 1, 1992, p. 75. Sur les aspects
autobiographiques des études génétiques, on pourra aussi consulter, du même auteur : Les brouillons de soi, Paris, Seuil, 1998.
20 « Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en
inférieure ?» (DE, 11)

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s’expliquer par le fait que « Mes études à Saint-Boniface » était à l’origine destiné à un
public anglophone, sans doute moins sympathique à la cause des Franco-Manitobains
que les lecteurs québécois — et moins touché par ce conflit. C’est donc dans le cha-
pitre V de La détresse et l’enchantement que Roy introduit les véritables enjeux de la
situation des Canadiens français vivant en sol manitobain, alors qu’elle s’était contentée
de les inscrire en filigrane du récit destiné aux lecteurs du Globe and Mail:

Nous étions toujours, évidemment, exposés à un regain d’hostilité de la part de petits groupes
de fanatiques qui tenaient pour la stricte application de la loi. […] le danger était bien réel et il
exaltait nos âmes. Nous le sentions rôder autour de nous ; […] Parfois je me demande si cette
opposition à laquelle nous étions en butte ne nous servit pas autant qu’elle nous desservit.
Livrés à nous mêmes, si peu nombreux, il me semble que c’est la facilité qui nous eût le plus
vite perdus. Mais elle nous fût [sic] certainement épargnée. (DE, Ms, boîte 64, chemise 2,
[7-8] et 70)

Cet extrait de l’autobiographie, qui met en relief l’importance de ce combat dans la vie
de la romancière, n’est pas sans lien avec un événement qui survient dans la seconde
partie de La détresse et l’enchantement: Gabrielle Roy, qui séjourne en Angleterre, prend
alors la décision d’écrire, et de surcroît d’écrire en français, la langue de ses ancêtres et
du pays quitté, cette langue pour laquelle ses compatriotes se sont tant battus:

Or, cette histoire que j’avais découverte m’attendant pour ainsi dire au réveil et qui venait si
bien, elle me venait dans les mots de ma langue française. Pour moi qui avais parfois pensé
que j’aurais intérêt à écrire en anglais, qui m’y étais essayée avec un certain succès, qui avais
tergiversé, tout à coup il n’y avait plus d’hésitation possible : les mots qui me venaient aux
lèvres, au bout de ma plume, étaient de ma lignée, de ma solidarité ancestrale. Ils me
remontaient à l’âme comme une eau pure qui trouve son chemin entre des épaisseurs de roc et
d’obscurs écueils. Je ne m’étonnais pas d’ailleurs que ce fût en Angleterre, dans un hameau
perdu de l’Essex, chez des gens hier inconnus de moi, que je naissais enfin peut-être à ma
destination, mais sûrement en tout cas à mon identité propre que jamais plus je ne remettrais
en question. (DE, 392)

Gabrielle Roy a tout de même modifié ou supprimé certains segments du texte


destiné au public du Globe and Mail. Ces modifications ne se situent pas tant sur le
plan idéologique ou sur le plan du contenu que sur celui de la forme elle-même.
Parfois, on assiste à une substitution de verbe, dont la signification, sans être diamé-
tralement opposée, jette un éclairage différent sur telle ou telle situation. Par exemple,
« En poésie, j’abordais Keats, Shelley, Byron » (MESB, Ms, boîte 68, chemise 18, [4] et
PBO, 36) devient « Je connaissais Keats, Shelley, Byron » (DE, Ms, boîte 64, chemise 2,
[9] et 72 21). Aborder signifie « entreprendre quelque chose », « commencer à s’inté-
resser ou à s’occuper de quelque chose » ; ici, il signifierait le fait de prendre un pre-
mier contact avec l’œuvre des poètes évoqués. Par contre, le sens de connaître, qui
renvoie au fait de « savoir que quelqu’un ou quelque chose existe », est beaucoup plus

+ + +
21 Dans les deux cas, nous soulignons.

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précis. Il semble impliquer, à tout le moins, un certain degré de familiarité avec


les œuvres en question, ce qui rappelle une fois de plus l’intérêt de la jeune Gabrielle
pour la littérature 22.
D’autres modifications d’ordre lexical paraissent significatives. L’une d’elles
concerne un lien que la romancière établit à rebours entre sa découverte de la littérature
française et son affection pour la Provence, où elle s’est notamment rendue avant de
rentrer au Canada, au terme de son séjour en Europe, en 1938 — et où elle séjournera à
plusieurs reprises ensuite, entre autres dans la décennie 1960-1970 23. Dans «Mes études
à Saint-Boniface », elle écrit qu’« il se peut que ce soit le germe déposé en moi par cette
gracieuse lecture qui m’ait poussée à vouloir connaître la Provence que je devais plus
tard découvrir aussi attachante qu’en mes voyages rêvés » (MESB, Ms, boîte 68, chemise
18, [4] et PBO, 36). Dans La détresse et l’enchantement, Roy évoque aussi ce lien entre la
littérature française et la Provence : « Parfois, je me demande si mon amour excessif de la
Provence qui m’a poussée tant de fois à la parcourir de part en part, ne me vient pas en
partie de cet emballement de mes quinze ans pour la première gracieuse prose française
que j’eus sous la main. » (DE, Ms, boîte 64, chemise 2, [9] et 72) Dans « Mes études à
Saint-Boniface », on croit déceler une certaine réserve, une certaine retenue dans
l’expression des sentiments liés à la Provence, puisque la romancière emploie, pour la
décrire, l’adjectif «attachante», qui signifie «qui retient en touchant la sensibilité». Dans
l’autobiographie, cet attachement, cette affection que Gabrielle explique avoir dévelop-
pés à l’égard de la Provence, devient un «amour excessif», c’est-à-dire un amour — sans
doute au sens de « goût très vif qu’on éprouve pour une chose » — qui dépasse les
limites du souhaitable, un amour qui est « trop grand » ou « trop important 24 ». Il semble
que l’emploi de l’expression « amour excessif » dans La détresse et l’enchantement soit
étroitement liée à un trait récurrent du genre autobiographique, qui contient souvent
des traces d’exagération. Il se révèle en effet très fréquent qu’un auteur qui travaille à
son autobiographie choisisse d’embellir son passé, de se montrer sous son meilleur jour,
de « tourner à son avantage » le déroulement de certains faits ou d’exagérer certains
sentiments selon la ligne directrice qu’il choisit de donner à son récit de vie. Ici, l’auteure
insiste même sur le fait qu’elle aurait parcouru la Provence à plusieurs reprises — em-
ployant la formule itérative « parcouru tant de fois de part en part ». Mais surtout, elle
renforce l’idée de l’importance de la littérature — rappelant que son premier contact
avec la littérature française l’a « emballée », ce qui constitue un autre indice permettant
d’associer l’émergence de sa vocation d’écrivain à cette période particulière de sa vie.
Dans le même ordre d’idées, on remarque que quelques déplacements séman-
tiques ont été réalisés entre les versions finales de « Mes études à Saint-Boniface » et de
La détresse et l’enchantement. De ces déplacements, l’un paraît porteur d’une significa-
tion intéressante en regard de cette thématique de la solidarité linguistique que nous
avons évoquée plus tôt : il implique le terme ferveur. Dans « Mes études à Saint-
Boniface », la ferveur est liée aux enfants, notamment aux compagnons de classe de
Gabrielle. En effet, ils vouent un intérêt marqué à la langue française, qui est celle de
leurs parents et de leurs ancêtres :

+ + +
22 Voir Le petit Robert. Dictionnaire de la langue française. 23 Voir Mon cher grand fou… Lettres à Marcel Carbotte 1947-
1979, p. 501-530, 537-560. 24 Voir Le petit Robert. Dictionnaire de la langue française.

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À l’école que je fréquentais, les sœurs ajoutaient gratuitement une heure de leur temps prise
sur leurs pauvres loisirs, et en dépit d’un horaire déjà bien chargé. La ferveur des enfants dut
faire le reste, car le miracle s’accomplit: on parla français, chez nous, […] 25. (MESB, dans PBO,
35)

Dans La détresse et l’enchantement, la ferveur est plutôt ramenée à l’échelle de la


collectivité, celle de la communauté franco-manitobaine qui lutte constamment pour sa
survie : « À qui, à quoi donc attribuer ce résultat quasi miraculeux ? Certes à la ferveur
collective, à la présence aussi parmi nous de quelques immigrés français de marque 26 »
(DE, 70). Ce déplacement sémantique, à première vue sans importance, se révèle pour-
tant significatif, puisqu’il contribue à mettre en évidence, une fois de plus, le combat
linguistique mené par les compatriotes de la romancière au début du vingtième siècle.
Une autre variante rappelle le complexe d’infériorité que ressentaient les Franco-
Manitobains. Dans le premier passage, Gabrielle Roy explique, dans « Mes études à
Saint-Boniface », que lors de la représentation d’une pièce de Shakespeare au Théâtre
Walker, la première à laquelle elle ait assisté, « tout se passa comme si la magie de
Shakespeare pouvait s’exercer sur moi, jusqu’à un certain point, au-delà des mots »
(MESB, dans PBO, 37). Dans La détresse et l’enchantement, elle précise sa pensée,
expliquant qu’à ce moment bien précis où elle s’est trouvée au Théâtre Walker, avec ses
compagnes de classe, « il ne s’agissait plus enfin de français, d’anglais, de langue
proscrite, de langue imposée. Il s’agissait d’une langue au-delà des langues, comme celle
de la musique, par exemple. » (DE, 72) Dans l’extrait de La détresse et l’enchantement, on
le constate, les luttes idéologiques et linguistiques sont pour ainsi dire atténuées : le
théâtre — la littérature — devient un lieu de rassemblement, un lieu de fraternité, au-
delà des différences qui animaient, au début du siècle, le quotidien des Canadiens
français du Manitoba. Cela nous ramène d’ailleurs à la conception qu’avait Gabrielle Roy
du travail et de la mission de l’écrivain. François Ricard rappelle à cet égard, dans son
essai de 1975, que l’écrivain, selon Roy, aurait besoin, « en même temps que la nécessité
de s’éloigner d’eux, de se sentir ami des hommes et fils de la terre ». L’œuvre de la ro-
mancière serait traversée (surtout ses derniers textes) d’une « volonté de fraternité 27 »
dont témoigne justement à sa façon ce court passage racontant ce qui a entouré la repré-
sentation de la pièce de Shakespeare au Théâtre Walker.
Dans d’autres cas, l’auteure a procédé à la simple permutation ou inversion d’élé-
ments lexicaux, comme en témoignent les extraits suivants:

Alors qu’à travers nos manuels expurgés, nous paraissait bien pauvre la littérature française
— à peu près rien de Zola, Flaubert, Maupassant, Balzac, mais des pages et des pages de Louis
Veuillot et de de Montalembert — la littérature anglaise, portes grandes ouvertes, nous livrait
accès à ses plus hauts génies. (MESB, tapuscrit, 2 et PBO, 36)

[…] de la littérature française, nos manuels ne nous faisaient connaître à peu près que Louis
Veuillot et Montalembert — des pages et des pages de ces deux-là, mais rien pour ainsi dire

+ + +
25 Nous soulignons. 26 Nous soulignons. 27 Voir François Ricard, Gabrielle Roy, Montréal, Fides, coll. « Écrivains
canadiens d’aujourd’hui », 1975, p. 130-131. Gabrielle Roy développe surtout ces idées dans son texte Terre des hommes, rédigé à
l’occasion de l’Exposition universelle de 1967.

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de Zola, Flaubert, Maupassant, Balzac même. […] La littérature anglaise, portes grandes
ouvertes, nous livrait alors accès à ses plus hauts génies. (DE, 71)

La présence de telles permutations, aussi anodines qu’elles paraissent, montre que


Gabrielle Roy ne s’est pas contentée de reprendre intégralement le texte de «Mes études
à Saint-Boniface » : elle a accordé une attention particulière à l’ordre des mots, à la
correction du style et à la musicalité de la phrase lorsqu’elle a transposé la matière du
premier récit dans La détresse et l’enchantement. Ce texte, le dernier qu’elle ait écrit et
dont elle ait revu les différents états, devait, en quelque sorte, répondre à l’exigence de
rigueur et de perfection stylistiques et formelles qui l’a guidée durant toute sa carrière.
On rencontre également, lorsqu’on examine le dossier génétique, ce qu’Almuth
Grésillon désigne comme le phénomène de l’« unité différée », dès la première page de
« Mes études à Saint-Boniface 28 » et du récit de la visite de l’inspecteur dans La détresse
et l’enchantement. En effet, un segment de texte entier est placé deux paragraphes plus
haut dans La détresse et l’enchantement, sans pour autant que sa signification soit
altérée. En fait, on constate que ce segment devient, d’une certaine manière, la mise en
situation ou l’introduction du récit de la visite de l’inspecteur, à l’intérieur même du
cadre plus large du récit de vie:

La ferveur des enfants dut faire le reste, car le miracle s’accomplit: on parla français chez nous,
tout aussi bien, dans l’ensemble, qu’au Québec, à la même époque, selon les classes sociales.
(MESB, tapuscrit, 1 et PBO, 35 [fin du 2e paragraphe])

Donc, en dépit de la loi qui n’accordait qu’une heure par jour d’enseignement de français dans
les écoles publiques en milieu majoritairement de langue française, voici que nous le parlions
tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec, selon les classes sociales.// À qui, à quoi attri-
buer ce résultat quasi miraculeux ? Certes à la ferveur collective […]. (DE, 70)

Cette modification n’est vraisemblablement attribuable qu’à la réorganisation des idées


et à la mise en place d’un fil conducteur dans l’autobiographie. Ce n’est sans doute pas
un phénomène lié à la mémoire qui en est la cause, comme on pourrait être porté à le
croire, à première vue, mais simplement une réorganisation des phrases, de façon à
respecter la logique du récit de La détresse et l’enchantement.
Par ailleurs, on remarque dans le texte autobiographique le recours fréquent à
une marque typique du genre : consciente des faiblesses possibles de la mémoire,
l’écrivaine ajoute à son récit des incises — peut-être, sans doute, il me semble, je
crois, etc. — qui montrent combien fébrile, subjectif et émotif peut se révéler le travail
de re-création, de reconstruction du passé, tout en rappelant que la recherche de la
vérité dans l’entreprise autobiographique ne constitue somme toute qu’un jeu de l’ima-
gination : « […] voici que nous le parlions tout aussi bien, il me semble, qu’au Québec
[…]» (DE, 70); «Livrés à nous-mêmes, si peu nombreux, il me semble que c’est la facilité
qui nous eût le plus vite perdus » (DE, 71) ; «Il [Shakespeare] rebutait profondément mes

+ + +
28 Voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 242 : l’unité différée
est un « phénomène scriptural par lequel le scripteur, estimant que telle unité déjà écrite ou amorcée est arrivée trop tôt dans
l’économie générale du projet d’écriture, décide de la renvoyer plus loin».

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compagnes de classe et n’emballait guère non plus, je pense bien, notre maîtresse de
littérature » (DE, 72) ; « Mais j’avais, je pense bien, un petit côté cabotin […] » (DE, 73) 29.
Ce procédé est absent de «Mes études à Saint-Boniface», sans doute parce que la nature
du texte ne s’y prête pas. L’écriture journalistique consiste en effet à narrer des faits.
L’autobiographie, de son côté, si elle ne tend pas à livrer la vérité, cherche à tout le
moins à proposer un récit qui soit le plus authentique possible, d’où l’emploi abondant
de ces locutions modalisatrices 30, qui viennent ajouter une certaine crédibilité à la
reconstitution des faits proposée par l’écrivain 31.
Dans une perspective narratologique, ces locutions viennent également souligner
la distance qui sépare le temps de la narration (je narrant) du temps réel de l’histoire (je
narré 32). Elle rappelle que la difficulté liée à l’entreprise de reconstitution du passé peut
se révéler directement proportionnelle au laps de temps qui s’est écoulé entre les
événements et la narration de ceux-ci : en effet, plus le temps écoulé est important, plus
le travail de la mémoire peut s’avérer ardu et « incertain » — et plus le recours à ces
locutions devient nécessaire afin d’assurer l’authenticité du récit de vie aux yeux du
lecteur.

L’ O R G U E I L D E L’ É T U D I A N T E M O D È L E
QUI DEVIENDRA ROMANCIÈRE…
Il reste que la variante la plus significative — celle qui constitue vraiment le pivot du
récit — apparaît sans contredit à la fin de « Mes études à Saint-Boniface », lorsque la
narratrice fait état du départ de l’inspecteur et de son désir de recueillir les compliments
auprès de la maîtresse qui, lit-on dans le texte, lui « rabattit le caquet » en déclarant :
«Orgueilleuse, va! » (MESB, Ms, boîte 68, chemise 18, [10] et PBO, 39). Le retour au récit
d’événements, marqué par le passé simple, nous apprend que la narratrice a dû admettre
son manque d’humilité: «Je reconnus avoir mérité le reproche» (ibid.).
Au contraire, la fin du récit de la visite de l’inspecteur dans La détresse et l’en-
chantement se révèle étroitement liée à l’ensemble du texte, qui offre une vaste inter-
rogation sur l’écriture et sur la naissance de cette vocation chez Gabrielle Roy. C’est que,
déjà, ce passage du texte montre la jeune fille, âgée de quatorze ou quinze ans, comme
étant prédestinée à la carrière d’écrivain. En fait, ce segment est d’une importance
capitale, puisqu’il présente la maîtresse de littérature non pas comme une prêtresse de
l’humilité, comme c’est le cas dans «Mes études à Saint-Boniface», mais plutôt comme la
première personne de l’entourage de la jeune fille à avoir pressenti la présence, chez elle,
de ce talent pour l’écriture, et à avoir anticipé, en quelque sorte, la carrière qui serait la
sienne :

+ + +
29 Dans les quatre cas, nous soulignons. 30 Monique Crochet, dans « Perspectives narratologiques sur Rue Deschambault de
Gabrielle Roy » (Quebec Studies, no 11, automne-hiver 1990-1991, p. 94), parle plutôt de « locutions mémorisantes », qu’elle
définit comme des «expressions du texte qui manifestent les efforts de la narratrice et qui représentent tantôt les résultats victo-
rieux de la mémoire, tantôt ses constats de défaillance ». 31 Sur la question de la construction de la « vérité » dans l’auto-
biographie, Philippe Lejeune écrit : « l’engagement de vérité suppose la possibilité, et l’acceptation, d’une vérification. Le dossier
génétique est le lieu le plus accessible, et peut-être le plus instructif, pour une telle enquête. Il donne à voir, au second degré, le
mouvement de construction et de présentation de la personnalité. » (Manuscrits et autobiographies, Paris, CNRS, 2000, p. 8)
32 Gérard Genette (Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972) emprunte cette terminologie à Leo Spitzer (« Le style de
Marcel Proust» [1928], traduction française dans Études de style, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des idées», 1970).

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Elle [la sœur] me dévisagea, soudain toute désapprobation. […] Elle se radoucit cependant,
fière malgré tout de moi, le mal étant de le laisser paraître. Elle me jeta simplement, en guise
de reproche presque affectueux — et ainsi fut la première à reconnaître ma destination
future, quoique sans y croire encore plus que moi-même:
— Romancière, va! (DE, 76)

Après cette fin percutante, la narratrice ne reconnaît pas avoir mérité quelque reproche
que ce soit de la part de la maîtresse, comme elle le notait à la fin de « Mes études à
Saint-Boniface ». Le « Romancière, va ! » est plutôt présenté comme une forme de com-
pliment déguisé. Dans le texte publié, l’idée est laissée en suspens ; cela accorde du coup
toute liberté d’interprétation au lecteur, puisque le segment introduit manifestement
celui-ci à une sorte d’évidence qui n’appelle pas d’explication. La narratrice reprend
ainsi le fil de son histoire sans porter de jugement rétroactif sur cet épisode:

Cela se passa au cours de ma dernière année à l’Académie Saint-Joseph, ma douzième année,


que j’avais bien failli ne pas entreprendre. Ma onzième terminée, j’avais saisi quelques mots
échangés à mon sujet entre mon père et ma mère […]. (DE, 76)

Toutefois, les versions tapuscrite et manuscrite présentent une variante assez


substantielle. Au lieu de reprendre le fil du récit sans fournir d’autres explications sur le
contexte scolaire dans lequel elle a évolué, la romancière y va de ce commentaire:

Je me retourne sur cette partie de ma vie, et j’ai beau chercher, je ne vois chez les Sœurs des
S.N.J.M., où je fis mes classes de six à dix-huit ans, aucune de ces religieuses névrosées,
déséquilibrées, frustrées qui sont censées avoir causé de si grands torts aux enfants qui leur
étaient confiés. Quelques excès de dévotion naïve ou d’autorité, ça et là, oui, mais pas
tellement au fond. Quelques femmes peut-être un peu amères, mais sûrement pas plus que
dans le monde. Dans l’ensemble, je crois que nous eûmes la bonne fortune d’avoir comme
institutrices des femmes remarquables, à l’esprit éclairé, au grand cœur, des pédagogues
douées, telles qu’il faudrait aujourd’hui beaucoup de chance pour en trouver autant réunies
dans une seule école. En un temps et dans des conditions difficiles, elles réussirent à nous
instruire le mieux possible en français et en anglais, à nous armer pour affronter un milieu
varié. Certaines d’entre elles parvinrent même à nous inculquer une de ces passions qui aident
à vivre, comme, par exemple, le goût de la musique, ou encore de la littérature. Je pense à
cette chère vieille sœur Maxima que je ne peux évoquer nous lisant La Belle Dame Sans Merci
sans retrouver l’élan de mon cœur, à seize ans, pour Keats ; ou sœur Diomède, que j’appelais
par coquinerie sœur Archimède, nous parlant de Claudel avec tant de cœur que je m’imaginais
le comprendre.

Pourquoi ce passage a-t-il été supprimé ? Sans doute pour deux raisons. D’une
part, on peut supposer, pour des considérations d’ordre essentiellement esthétique : il a
déjà été question de Keats, des sœurs qui transmettent leur passion pour la littérature et
du dévouement des institutrices dans les premières pages du chapitre. L’introduction de
ces quelques lignes aurait créé un effet de répétition ou de redondance. De surcroît, la
portée du « Romancière, va ! » demeure beaucoup plus éclatante si le segment constitue
une fin en soi, s’il n’est pas suivi, autrement dit, d’une explication qui en atténuerait le
poids. D’autre part, la teneur de ce paragraphe ne cadre pas vraiment avec le reste du

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propos de l’autobiographie : dans La détresse et l’enchantement, il ne s’agit pas, pour


Gabrielle Roy, d’énoncer quelque opinion que ce soit sur les sœurs qui lui ont enseigné
— même si on constate que, somme toute, elle a éprouvé à leur égard une admiration
certaine — ou sur la profession d’institutrice en général, mais plutôt de bien faire
ressortir l’influence que ces religieuses ont eue sur la naissance de son intérêt pour la
littérature et, éventuellement, sur sa propre venue à l’écriture. Il lui fallait respecter le
ton et la ligne directrice qu’elle avait donnés jusque-là à son texte : La détresse et
l’enchantement devait, du début à la fin, être organisé autour de l’axe des origines de
l’écriture et de l’«apprentissage» de l’écrivain.
Revenons à « Romancière, va ! » De ce passage ressort également le fait que
Gabrielle Roy savait déjà, d’une certaine manière, qu’elle deviendrait romancière : sans y
croire encore plus que moi-même… Or on sait qu’elle a dû chercher, errer assez longue-
ment avant de trouver sa voie, caressant d’abord le rêve de devenir institutrice — elle a
notamment enseigné, on le sait, à Cardinal, à la Petite Poule d’Eau, puis à l’Institut
Provencher —, puis explorant l’avenue du théâtre — elle a, rappelons-le, fait partie du
Cercle Molière et a tenté, sans succès, de mener à terme des études en théâtre à Paris et
à Londres —, avant de ressentir l’appel de cette vocation d’écrivain qu’elle n’a embras-
sée qu’une fois la vingtaine bien avancée.
Comment alors saisir le sens de cette variante, comment interpréter cette recons-
truction textuelle d’un événement à première vue sans conséquence, mais qui devient
lourd de sens lorsqu’on le replace dans le cadre plus large de l’autobiographie?
« Mes études à Saint-Boniface », comme nous le notions précédemment, est un
texte informatif, factuel, rédigé à l’intention d’un vaste public, celui du quotidien The
Globe and Mail. Il faut certes plaire à ce public, il faut répondre à son horizon d’attente,
mais en même temps, la nature du texte et du medium de diffusion laisse peu de place à
l’explication et à l’épanchement émotif. Le texte doit divertir tout en demeurant con-
forme, d’une certaine manière, à l’esprit journalistique.
De toute évidence, l’insertion de ce texte dans La détresse et l’enchantement
appelait des modifications, ne serait-ce que pour lier le récit de l’événement de la visite
de l’inspecteur à la réflexion centrale ayant cours dans l’œuvre. Cette réécriture d’une
partie du récit d’enfance répond à un besoin précis : celui de donner enfin une unité à
son récit de vie. C’est d’ailleurs là l’une des prémisses fondamentales du récit d’enfance:
il fait le plus souvent partie intégrante de l’autobiographie de l’adulte, en la préparant et
en la complétant 33. En ce sens, il permet d’établir « a sense of continuity from past to
present, thus enabling the adult to explain his present self in terms of his childhood
experience […] [and] to judge his past self 34 ». Dans cette perspective, Gabrielle Roy
cherche ainsi à ordonner le matériau que constitue son existence selon un ordre répon-
dant à la nécessité du présent de l’écriture — présent de l’écriture qui exigeait d’ancrer
dans l’enfance les origines du projet de vie qui l’aura finalement occupée, voire obsédée,
pendant une quarantaine d’années.
En fait, ce « Romancière, va ! » constitue l’un des premiers événements qu’il est
possible d’associer aux origines de l’écriture dans La détresse et l’enchantement. Mais il y

+ + +
33 Marie-Louise Terray, « La mise en autobiographie des bons petits diables et des petites filles modèles », Philippe Lejeune
(dir.), Le récit d’enfance en question, Paris, Cahiers de sémiotique textuelle, no 12, 1988, p. 155-156. 34 Richard N. Coe, When
the Grass was Taller : Autobiography and the Experience of Childhood, New Haven, Yale University Press, 1984, p. 59.

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en a plusieurs autres, disséminés ici et là dans le texte, comme nous l’avons montré
ailleurs 35 : parmi ceux-ci se trouvent les longs moments que la jeune Gabrielle passe à
rêver et à griffonner quelques mots sur des bouts de papier dans le grenier familial — là
où elle écoute « le chant des grenouilles » qui semblent vouloir lui dicter sa voie 36 —,
ainsi que les nombreuses occasions où les talents de conteuse de la mère sont mis en
évidence, talents qui ont, selon le récit, éveillé l’imagination de la jeune fille et l’ont
poussée à vouloir écrire des « histoires », comme en témoigne cet extrait du « Déménage-
ment » (dans La route d’Altamont):

Ma mère, me voyant toujours occupée de ma « lubie », pensa peut-être m’en distraire en me


racontant une fois encore les jolies histoires de sa propre enfance. Elle eut l’idée — oh
combien singulière ! — de me raconter de nouveau ce récit du grand voyage à travers la plaine
de toute sa famille, en chariot ouvert 37.

On le voit, l’évolution du processus d’écriture, depuis « Mes études à Saint-Boniface »,


texte destiné aux lecteurs d’un quotidien, jusqu’au cinquième chapitre de La détresse et
l’enchantement tel que nous le lisons dans l’ouvrage publié en 1984, présente peu de
remaniements majeurs. Les variantes s’organisent autour de deux axes thématiques
principaux : celui de la solidarité linguistique, que Gabrielle Roy cherche à approfondir, à
mettre davantage en évidence dans La détresse et l’enchantement, et celui de l’écriture,
ou plutôt de la venue à l’écriture, dont la romancière fait remonter les origines à l’en-
fance dans son autobiographie — thème qui est, comme on l’a montré, totalement
absent de « Mes études à Saint-Boniface».
Dans La détresse et l’enchantement, l’élément de la solidarité linguistique se situe
au cœur même du récit. S’adressant de prime abord à un lectorat canadien-français, et
sans doute en grande partie québécois, Gabrielle Roy insiste sur les difficultés rencon-
trées et l’intimidation subie par les francophones vivant en sol manitobain dans les
premières décennies du vingtième siècle — sachant très bien que le lecteur est suscep-
tible de s’y reconnaître, et du coup d’être touché par la situation de ses compatriotes, sa-
chant également qu’il n’y a pas danger de froisser le lecteur canadien-français en
parsemant son texte de critiques à l’égard des Canadiens anglais.
Par ailleurs, l’écrivain qui reconstitue sa vie — il s’agit là d’un lieu commun du
discours autobiographique — tend à se construire une persona d’écrivain, à se représen-
ter en écrivain. Dans le cas de Gabrielle Roy, cette auto-représentation n’est pas propre
au récit de vie : partout, que ce soit dans ses écrits pseudo-autobiographiques ou même
dans sa correspondance, on trouve des traces de cette persona qu’elle cherche à édifier.
Or la frontière entre la persona d’écrivain — qui est par définition une construction
textuelle — et la vie réelle de la romancière est souvent bien mince. Gabrielle Roy
— romancière, autobiographe ou épistolière — demeure presque à tout moment un

+ + +
35 Voir Sophie Marcotte, « Les origines intimes de l’écriture chez Gabrielle Roy», Littératures, no 17, 1998, p. 97-117. 36 Voir
Gabrielle Roy, « La voix des étangs », Rue Deschambault, Montréal, Boréal, 1993 [1955], coll. « Boréal compact », no 46, p. 215-
220 ; « La route d’Altamont », La route d’Altamont, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », no 47, 1992 [1966], p. 143-150 ; La
détresse et l’enchantement, p. 136-137. 37 Gabrielle Roy, « Le déménagement», La route d’Altamont, p. 99.

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« écrivain possible », pour reprendre l’expression que propose André Belleau dans Le
romancier fictif 38. Elle ne s’autorise pas à retirer le masque de l’écrivain qu’elle porte; il y
a chez elle — et il se trouve des traces de cela un peu partout dans son œuvre publiée et
inédite — un refus de ne pas être écrivain. Son biographe n’affirme-t-il pas que « tout se
passe comme si elle n’était plus dorénavant que cela […] : écrivain, c’est-à-dire un être
qui ne respire, ne pense, ne souffre et ne jouit que dans et par l’écriture, un être dont les
désirs, les émotions, les soucis, dont l’identité même est entièrement liée aux livres qui
naissent de son imagination 39 »?
Orgueilleuse ? Elle l’a sans doute été un peu. Romancière ? Elle l’aura été à part
entière. Cette réécriture de l’enfance et de l’adolescence à laquelle procède Gabrielle
Roy, ce jeu de l’imagination auquel elle se livre, cette frontière plutôt floue qu’elle choi-
sit de tracer — ou de ne pas tracer — entre sa vie et son œuvre, n’est-ce pas là juste-
ment une certaine forme d’orgueil ? Celui, du moins, de vouloir coûte que coûte qu’on la
perçoive comme un écrivain qui a organisé toute sa vie — même les moments où elle
n’était pas consciente qu’elle se consacrerait à l’écriture — autour de ce qui est au fil des
ans devenu pour elle une nécessité absolue. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant
que sa vie ait livré à Gabrielle Roy la matière de son meilleur roman — son autobio-
graphie —, comme elle l’avait d’ailleurs elle-même anticipé: «It has dawned on me lately
that my own life, could I relate it simply as it unfolded and went on its bizarre way, would
be my best novel 40.»

+ + +
38 André Belleau, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Sillery, Presses de
l’Université du Québec, 1980, p. 81. 39 François Ricard, Gabrielle Roy, une vie, Montréal, Boréal, 1996, p. 352. 40 Lettre de
Gabrielle Roy à Jack McClelland, 30 décembre 1976, dans Sam Solecki (dir.), op. cit., p. 220.

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