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ESTHÉTIQUE DE L'ART AFRICAIN

Points de vue
Collection dirigée par Denis Pryen

Déjà parus

Mosamete SEKOLA, L'Afrique et la perestroïka: l'évolution


de la pensée soviétique sous Gorbatchev, 2007.
Ali SALEH, Zanzibar 1870-1972 : le drame de l'indépendance,
2007.
Christian G. MABIALA-GASCHY, La France et son
immigration. Tabous, mensonges, amalgames et enjeux, 2007.
Badara Alou TRAORE, Politiques et mouvements de jeunesse
en Afrique noire francophone, le cas du Mali, 2007.
Pierre MANTOT, Matsoua et le mouvement d'éveil de la
conscience noire, 2007.
Pierre CAPPELAERE, Ghana: les chemins de la démocratie,
2007.
Pierre NDOUMAÏ, On ne naît pas noir, on le devient, 2007.
Fortunatus RUDAKEMW A, Rwanda. À la recherche de la
vérité historique pour une réconciliation nationale, 2007.
Kambayi BW ATSHIA, L'illusion tragique du pouvoir au
Congo-Zaïre, 2007.
Jean-Claude DJÉRÉKÉ, L'Afrique refuse-t-elle vraiment le
développement?, 2007.
Yris D. FONDJA WANDJI, Le Cameroun et la question
énergétique. Analyse, bilan et perspectives, 2007.
Emmanuel M.A. NASHI, Pourquoi ont-ils tué Laurent Désiré
Kabila ?, 2006.
A-J. MBEM et D. FLAUX, Vers une société eurafricaine,
2006.
Charles DEBBASCH, La succession d'Eyadema, le perroquet
de Kara, 2006.
Azarias Ruberwa MANYW A, Notre vision de la République
Démocratique du Congo, 2006.
Philémon NGUELE AMOUGOU, Afrique, lève-toi et marche I,
2006.
Yitzhak KOULA, Pétrole et violences au Congo-Brazzaville,
2006.
Jean-Louis TSHIMBALANGA, L'impératif d'une culture
démocratique en République Démocratique du Congo, 2006.
MBOG BASSONG

ESTHÉTIQUE DE L'ART AFRICAIN

Symbolique et complexité

L'Harmattan
@ L'Harmattan, 2007
5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion. harmattan@wanadoo.fr
harmattan 1(fYwanadoo. fr

ISBN: 978-2-296-043 15-2


EAN : 9782296043152
En hommage à Mbombog Nkoth Bisseck

Grand Initié de l'Ordre du Mbog


en pays bassa au Sud du Cameroun.

« Serein, tu l'es à présent.


Confiant, tu attends la promesse des fleurs.
J'ai le cœur à l'ouvrage, persuadé
que tu es un Sphinx pour l'éternité.
A bientôt, le Frère! »
«L'art africain n'est ni un art fantaisiste ni un art de
l'imaginaire. C'est la valeur éminente attachée à
l'existence physique et au surnaturel qui lui confère sa
solidité et sa vitalité. »

Joseph-Marie Essomba, L'Art traditionnel au Cameroun.


Statues et masques, Autriche, Jean Dupuch, Editions,
1982, p. 87.

«L'art nègre est un traité politique. On y lit


l'organisation de la Société et sa hiérarchie. »

Engelbert Mveng, L'Art et l'Artisanat africains,


Yaoundé, Editions Clé, 1980, p. 40.

«Et si l'Afrique, tournant le dos à la jérémiade,


devenait enfin dans cette Histoire un site de propositions
et d'énoncés irriguant les mappemondes globales:
culturelle, cognitive et artistique? »

Manga Lionel, «Cap insurrection esthétique» in : Le


Messager, Journal d'informations et de débats, n02073
du lundi 27 février 2006.
1.
POINT DE DÉPART

«La revalorisation relativement récente des arts de


l'Afrique, de ses figures et de ses rythmes, prélude à une
réévaluation de ses savoirs et de leurs logiques (n.) La
préoccupation ainsi manifestée est de réconcilier la
science et toutes connaissances dans une intelligence
plus globale de l'humain ». Charles Morazé, La science
et les facteurs de l'inégalité. Leçons du passé et espoirs de
l'avenir, UNESCO, 1979, p. 154. Ouvrage collectif sous
la direction de l'auteur.

Peut-on envisager une Esthétique de l'Art Africain? Peut-on y


formaliser une théorie socio-historique du Beau explicative de la
réalité artistique traditionnelle en Afrique? Que peut apporter cette
théorie à l'art africain moderne et à la pensée universelle?
Dans la présente contribution, nous voulons apporter la preuve
que l'art traditionnel procède d'un discours à la fois cohérent et
pertinent sur le Réel et le Beau tels qu'ils se manifestent dans l'Ordre
et l'Harmonie de la nature du reste indépassables. Il s'agit, ce faisant,
de sortir la liberté créatrice d'un intuitionnisme routinier qui tend à
crétiniser l'art contemporain, même si celui-ci nous gratifie de temps
en temps d'œuvres d'une qualité émotionnelle indéniable, malheureu-
sement sans rapport avec cette puissance opératoire que procure la
magie de la Forme. En somme, il est question d'apporter à l'aventure
esthétique un supplément d'âme et d'assise théorique fondée sur la
connaissance scientifique de l'Univers, et celle de ses lois rapportées à
la régulation des sociétés politiques traditionnelles. Il nous semble
souhaitable que dans la pratique, l'artiste moderne s'aménage un
espace théorique ouvert à la portée du discours africain sur le Réel,
sans toutefois se couper de cette dimension intuitive et affective de la
création artistique.
Le philosophe Louis Althusser écrit pour notre gouverne:
«Tout le monde sait que sans théorie scientifique
correspondante, il ne peut exister de pratique
scientifique, c'est-à-dire de pratique produisant des
connaissances scientifiques nouvelles. Toute science
repose donc sur sa théorie propre. »
(...)
«Toute vraie science doit fonder son propre
commencement]. »
Tel est aussi cet autre enjeu de la présente contribution, à
savoir, donner à la pratique de l'art un point de départ, une assise,
mieux une théorie, aux fins d'y renouveler des constructions dignes
d'intérêt scientifique. La pensée africaine appelle une refondation
épistémologique pour laquelle il apparaît opportun de faire valoir ses
prétentions à la vérité éthiques, esthétiques et herméneutiques.
Contrairement à une opinion répandue et désormais sans
fondement, la connaissance dite intuitive ne s'oppose nullement à la
connaissance scientifique. En esthétique, celle-ci prolonge celle-là. De
l'avis d'un grand penseur captivé par la pensée sauvage (et non la
pensée des sauvages), « l'art s'insère à mi-chemin entre la
connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique2. »
L'art "sauvage" procède, pour ainsi dire, d'une expression
symbolique3 de l'Être, entre religion et science, intuition et logique,
ontologie et épistémologie. Bernard d' Espagnat, un physicien de
renom, soutient en effet:
«L'association de l'observation de la nature et d'une
activité consciente de l'esprit a des chances de fournir

1
Avertissement au Capital, Livre I, Garnier - Flammarion, 1966, pp. 9-10 et 19.
2 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962, p. 37.
3 Engelbert Mveng, «La symbolique dans l'art africain» in Racines, sous la
direction de Théophile Obenga et Simao Souindoula, Editions du CICIBA, 1991, p.
201, écrit: « L'accès au langage symbolique passe par la connaissance
"scientifique" du monde. La signification de l'objet symbolique est donc toujours
une "signification enrichie", comportant un extérieur et un dedans. C'est au niveau
d'un passage permanent du phénomène au noumène que se situe le terrain propre
de la symbolique. »

10
des résultats qui, mystérieusement et de manière bien
imparfaite, nous ouvrent des perspectives sur l'être}. »
Entre l'esprit qui conçoit l'œuvre et la Vérité sur l'Être
s'établit un lien dont la nature mystérieuse reste à définir relativement
à l'origine même de toute connaissance. Ce lien s'inscrit dans l'ordre
des correspondances logiques entre l'esprit qui questionne la
complexité de notre monde et le discours symbolique qui en pénètre la
réalité aux fins d'organiser la société politisée. Nous parlons, pour
cette raison, d'une Esthétique de l'art africain qui prolonge de la sorte,
l'ordre des raisons de la Vérité générale de l'Univers.
Aussi la pensée mythique traditionnelle peut-elle contribuer à
sécuriser la posture mentale de l'artiste africain moderne avec ce
supplément de liberté créatrice et d'audace réflexive. De ce point de
vue, nous corroborons cette affirmation du savant Engelbert Mveng
qui écrit:
«Ainsi l'anthropologie et la cosmologie de l'art nègre
se rejoignent. L'homme s'exprime en exprimant le
monde. Il humanise la création en l'associant à son
destin. Il fait œuvre de civilisation2. »
En retour, le fait social en Afrique contraint l'art en
disqualifiant la gratuité et la vacuité de l'œuvre. Jean Laude y
entrevoit le moment vital de l'expression esthétique de l'œuvre d'art.
Il souligne:
«Il faut bien dire cependant qu'il n y a pas d'œuvres
qui ne soient le produit d'une commande. Le sculpteur
aime son travail mais il ne travaille pas pour son
plaisir et lafonction de l'art est rigoureusement sociale
et étroitement liée à la vie religieuse3. »
Bon nombre de chercheurs dont les noms et les œuvres ont été
évoqués dans ce texte, en particulier Engelbert Mveng, ont en effet
souligné la dimension religieuse de l'art africain. On se souvient alors

1
A la recherche du réel. Le regard d'un physicien, Paris, 2e édition revue et
augmentée, Gauthier-Villars, 1981, p. 168.
2 L'Art et l'Artisanat africains, Yaoundé, Editions Clé, 1980, p. 35.
3
Cité par Ebénézer Njoh-Mouelle, Jalons III. Problèmes culturels, Yaoundé,
Editions Clé, 1974.

Il
de l'architecture cosmologique des pyramides égyptiennes ou de la
métaphore du sphinx que prolongent aujourd'hui l'argumentaire
pyramidal, animalier et écologique des palais bamiléké, voire celui de
ces masques d'initiation recouverts de peaux de bêtes et utilisés dans
les cérémonies de culte Essimbi (Nord-Ouest du Cameroun) par
exemple. Il s'agit, on le pressent, d'un même continuum
philosophique et scientifique de la pensée artistique qui puise dans
l'observation de la nature une grande partie de son réalisme
symbolique. Celui-ci y perçoit en écho, le Sens et la Valeur comme
nous le laisse deviner la littérature scientifique courante:
«Il est établi que l'art traditionnel nègre ne se conçoit
pas séparé de la vie quotidienne. On l'a ainsi
caractérisé par sa fonctionnalité. De sorte que dans
cette situation on ne rencontre pas d'objets d'art qui
aient été produits pour être contemplés et par
conséquent considérés pour eux-mêmes, à peu près
comme des productions de la gratuité purel. »
Il y a donc, en plus de la symbolique des formes décoratives,
une certaine fonctionnalité associée aux objets usuels que sous-tend
toute une philosophie au service de la pensée esthétique. C'est tout
cela qui permet de distinguer l'art africain de l'art occidental, voire de
l'y opposer:
« L'art africain a vu se poser sur lui des regards fort
distincts, parfois contrastés, avant d'entrer, comme le
dit si bien Jean Laude, dans le panthéon esthétique des
temps actuels2. »
Il a fallu que Picasso, Derain, Braque ou Matisse
immortalisassent le Cubisme à partir de l'expression esthétique d'un
masque Fang en 1906 pour voir la conscience intellectuelle
européenne s'intéresser à ce que l'on qualifiait autrefois de pensée
"fétichiste". Mais n'ayons pas la mémoire courte... Ce sont les canons
de cet art africain que Pythagore introduisit dès l'Antiquité dans
l'harmonie musicale, Léonard de Vinci dans l'analyse harmonique de
la forme et que l'on sait de manière presque tacite partout présents
1Ebénézer Njoh-Mouelle, op. cit., p. 49.
2 Joseph-Marie Essomba, L'Art africain et son message, Yaoundé, Editions Clé,
1985, p. 14.

12
dans la sculpture Massaï, le masque toma (Libéria), les têtes en terre
cuite de Nok, etc. L'être de la statuaire et du masque aura précisément
une grande importance dans l'expression de la portée théorique de
notre discours sur l'art en raison de l'extension de son champ
analytique aux diverses activités humaines surtout que, comme le dit
si bien le très regretté Engelbert Mveng :
« Le "masque" est certainement l'un des signes les plus
puissants de l'art africain. Il récapitule l'art tout
entierl. »
En concentrant nos efforts sur l'Esthétique de la statuaire et du
masque, nous n'abandonnons pas pour autant son impression dans les
domaines de l'architecture, de la mode et de l'artisanat, des arts
décoratifs, des danses et leurs éléments de théâtralité mais aussi, de
l'art musical, de la parole2, etc., qui se trouvent précisément intégrés
dans un même mouvement initiatique, un même paradigme de
composition de l'ordre politique menacé par les déterminismes
naturels, surnaturels et sociaux. Tout ceci fait dire à Mbombog Nkoth
Bisseck, un initié de la tradition profonde du Mbog chez les Bassa du
Cameroun:
« Au-delà de l'objet d'art, il apparaît que l'Africain
intervient à un niveau élevé de la connaissance de
I 'humain, du social et des lois cachées de la nature.
Même lorsqu'il n'a pas bénéficié de l'instruction au
sens où nous l'entendons aujourd'hui, il sait manipuler
ce savoir avec une spontanéité sublime. Une telle leçon
justifie, si besoin était encore, la nécessité de
réhabiliter notre culture, notre ressource de base pour
la conquête du troisième millénaire3. »
Entre intuition et rationalité scientifique se joue, pour ainsi
dire, le destin de l'art africain moderne. Il importe que nous y
assumions tout notre héritage culturel.

1 L'Art d'Afrique Noire. Liturgie cosmique et langage religieux, Yaoundé, Editions


Clé, 1974, p. 57.
2 La littérature orale ne sera pas abordée dans la présente contribution.
3 «Herméneutique de l'art africain: le thème de la félinité » in Papyrus 4, 1991, p.
10.

13
Ainsi résumé, tel apparaît l'intérêt que nous accordons à une
analyse de l'Esthétique de l'art africain. Nous voudrions y justifier
l'esprit de la pensée artistique traditionnelle en mettant en lumière ses
fondements et sa philosophie à partir de l'étude des formes
symboliques et leur complexité fonctionnelle, de l'antiquité à nos
jours. En d'autres termes, il s'agira de dévoiler comment et pourquoi,
contrairement à l'art occidental, l'art opère dans le cadre de la
régulation des sociétés politiques traditionnelles. De cette approche,
nous tirerons des leçons pour une épistémologie de l'art africain. De
ce point de vue, l'étude de l'esthétique africaine touche aux facteurs
sociaux, politiques, idéologiques et institutionnels lesquels influencent
en retour les aspects relatifs à la conception et à l'expression des
objets d'art. Pour rester scientifique, cette opération d'approche de
l'esthétique traditionnelle doit s'ouvrir, en tant que fait social, à la
science globale. Ce n'est qu'à ce titre qu'elle peut revendiquer, en
droit comme en philosophie, une valorisation universelle des fins.
Notre méthode se veut qualitative. Elle y assume sa part de
science et d'essayisme, d'objectivité conceptuelle et de subjectivité
éthique. Elle condense deux approches complémentaires: l'approche
systémique et l'approche multidisciplinaire. Systémique parce qu'elle
interroge l'ensemble du système social avec ses principes organisa-
teurs, ses valeurs, ses finalités, ses rétro contrôles, etc.; multi-
disciplinaire parce qu'elle fait appel à l'histoire, à l'anthropologie, à la
psychologie, à l'ontologie, aux sciences de la communication,
neurobiologiques, voire mathématiques mais aussi à la physique
quantique. Ces deux approches vont orienter notre démarche
analytique élaborée en cinq parties:
1- La symbolique de l'esthétique traditionnelle
11- La valeur de l'esthétique traditionnelle
III -L'action esthétique traditionnelle
IV -La complexité fonctionnelle de l'esthétique traditionnelle
V- La problématique d'une esthétique africaine moderne.
L'enjeu de notre démarche est de partir de la simple
description des formes esthétiques vers la connaissance objective des
faits humains lesquels passent par notre système cognitif en rapport
avec les effets de l'environnement sur le système neurobiologique.
C'est ce lieu de transit de l'information qui, en fait, moule le mode

14
d'existence des Africains, mais aussi l'émergence des préférences,
normes et opinions sociales via les motivations psycho sociologiques
des conduites humaines, et surtout, la valeur accordée aux fins
universelles.
En cela, notre travail prolonge l'œuvre de Engelbert Mveng,
tant il s'agit pour nous de découvrir les connexions entre la nature,
l'esprit et l'humain qui re-crée le monde, entre symbolique du langage
artistique et complexité de l'Univers. Tel nous apparaît l'enjeu d'une
interprétation possible de l'œuvre d'art traditionnel, dans le sens
proprement « complexe» du courant herméneutique de la philosophie.

15
PREMIÈRE PARTIE

LA SYMBOLIQUE DE L'ESTHÉTIQUE
TRADITIONNELLE
Le terme symbolique renvoie ici à un mode de représentation
des œuvres artistiques dont nous voudrions répertorier les formes à
travers l'esthétique traditionnelle africaine puis, saisir le sens des
expressions et leurs significations contextuelles. Ces formes supposent
une représentation concrète des idées abstraites sur le monde, mais
aussi cette marche du monde avec ses déterminismes à la fois naturels,
surnaturels et sociaux. Dans la majeure partie des cas, le mode
d'expression symbolique est chargé de significations qu'il convient de
décrypter. La statuaire et le masque intègrent à eux seuls le corpus
quasi scientifique des codes initiatiques, symboliques et idéaux. Ils
sont ainsi porteurs de sens, c'est-à-dire d'un signifiant englobant qui
requiert pour son analyse, un dévoilement de l'être au sens de
Heideggerl. La symbolique relève, de la sorte, de l'expression de l'être
africain (aspect religieux) mais aussi d'une activité de saisie
scientifique du Réel, par conséquent, de cette saisie ontologique du
Sens qui unit dans un même élan de conception artistique, éthique
(bien), esthétique (beau) et logique (vrai). Engelbert Mveng souligne
le sens de cette symbolique allusive:
«La symbolique est un langage. Comme tel, elle
exprime la réalité de l'univers conçu comme un monde
humanisé, comme une vie dans laquelle le destin de
I 'homme et celui des choses se font mutuellement2. »
Pas de coupure ontologique donc, si bien que la symbolique
suit la trajectoire de la gestuelle inscrite dans l'art africain comme une
manifestation idéalisée de l'expression du noumène.
Cette première partie vise, pour toutes ces raisons, le sens
esthétique de cette symbolique en termes de description des formes. Il
s'agit de saisir le mouvement intérieur de l'artiste à travers la création,
la manière dont il extériorise la magistrature souveraine du noumène
par le biais d'une modélisation de la forme et comment l'objet finit
par devenir lui aussi vivant. De ce point de vue, l'artiste y concentre
tout son être; ce faisant, il anime l'objet en contrôlant les lignes

1Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, texte établi


par Friedrich - Wilheim von Hermann, traduit de l'allemand par Jean-François
Courtine, NRF, Gallimard, 1985, p. 384.
2 L'Art d'Afrique Noire. Liturgie cosmique et langage religieux, Yaoundé, Editions
Clé, 1974, p. 70.
essentielles qu'il imprime à la création de l'œuvre, entre mesure,
proportion, volume, géométrie et finesse. C'est la vie, le monde et le
cosmos qui s'y trouvent exprimés, humanisés, bien souvent par le
Verbe et des rituels complémentaires chargés d'une énergie fluidisée.
Deux thèmes vont être ainsi abordés: le premier thème nous
permet de saisir par quels moyens la symbolique de la statuaire et du
masque formalisent une esthétique de l'art et comment ceux -ci
irradient les autres activités artistiques. Le deuxième thème tente
d'élucider les sollicitations artistico - religieuses de la conception
esthétique des styles et motifs qui lui sont associés. Il s'agit en
somme, d'analyser successivement:

L'expression esthétique traditionnelle


La conception esthétique traditionnelle.

De ces considérations entrevues sur la symbolique de


l'esthétique traditionnelle, nous pourrons tirer quelque enseignement
en rapport avec la valeur éthique de l'esthétique africaine. L'enjeu
c'est de montrer comment l'itinéraire esthétique de la symbolique
prend racine dans la préhistoire et fonde un continuum culturel qui a
traversé les âges en s'imposant une valeur commune à toutes les
œuvres artistiques traditionnelles. C'est dire aussi que si dans la
pratique de l'art le sens esthétique vise la complétude universelle par
le biais de l'expression esthétique, la valeur elle, s'empare de cette
complétude pour interroger la signification et préparer l'émergence de
la conception. L'expression et la conception sont, pour ainsi dire,
respectivement commandées par ce sens et cette valeur.

20
2.
L'EXPRESSION ESTHÉTIQUE TRADITIONNELLE

«L'art est un signe figuratif, soit le point de


l'accomplissement d'une conduite à la fois pratique,
manuelle, mais aussi intellectuelle, pour une certaine
catégorie d'individus que l'on appelle les artistes et
dont, depuis les origines de l'histoire, la mission est
précisément de produire et d'interpréter des œuvres
d'un type bien déterminé. »

Joseph-Marie Essomba, L'art africain et son message,


Yaoundé, Editions Clé, 1985, p. Il.

Quelques questions préalables méritent d'être posées. Pour-


quoi la philosophie esthétique traditionnelle relève-t-elle de la
symbolique et non de l'imaginaire ou de la fantaisie? Quelle est sa
profondeur historique? Pourquoi et comment cette expression a-t-elle
fini par moduler une conception esthétique commune à toutes les
traditions artistiques africaines?
La symbolique investit les masques, les statues et statuettes,
mais aussi les panneaux, les poteaux de maisons ou de palais, les
objets usuels, (vaisselle, lits, étoffes, meubles, vases, paniers, outils et
instruments de travail, pipes, etc.). On la retrouve aussi associée à la
danse, à la musique, à la littérature orale et ses formes théâtrales, etc.
Il s'agit d'un ensemble de signes, de formes et de motifs qu'il
convient de décrypter pour en appréhender le sens, la complexité
fonctionnelle, mais aussi, la valeur esthétique de l'expression faisant
l'objet des analyses qui succèdent à la présente partie.
2.1- LA SYMBOLIQUE ENTRE SENS ET EXPRESSION
ESTHETIQUES
La symbolique a toute une histoire et est en elle-même, une
histoire, celle d'un langage de formes inspirées de la nature. Elle tente
d'appréhender le Réel pour lui donner un sens. Nous escomptons y
saisir l'homme, tout l'homme dans sa propre complexité et celle de
l'Univers dont il apparaît comme une composante microcosmique. Ce
langage a un sens essentiellement symbolique parce que, pensons-
nous, il aurait un souci de complétude, de pénétration de la réalité
profonde et ultime articulée à l'ordre et à l'essence des choses et des
êtres. Le langage symbolique se veut ainsi total, c'est-à-dire de l'ordre
de la réalité objectivée, car pensée, en termes à la fois intuitif et
rationnel. La symbolique s'inscrit ainsi comme une intuition
rationnelle de l'ordre d'une pensée découvrant cette nature avec
émotion et stupeur, mais aussi la situation ambiguë de l'homme sur la
Terre. Entre subjectivité et objectivité, toutes données aux sens par les
vertus de la création, entre instinct et vie sans cesse confrontés à
l'entropie et à la mort, se joue le destin de la symbolique. L'objet dans
la nature est ainsi son référent et l'esthétique s'y nourrit de
l' abstraction.
Le savant jésuite Engelbert Mveng souligne l'importance de la
symbolique dont il tire une conclusion:
«On devine que la symbolique africaine sera toute
conçue en fonction de la vie, et que les symboles,
comme on vient de voir, exprimeront la lutte
primordiale de la Vie et de la Mortl. »

Nous voulons appréhender la manière dont la symbolique se


saisit de l'ordre de la nature pour «capturer» sa vérité sur l'être,
l'apprivoiser et enfin, donner un sens philosophique à la vie. C'est

1 L'Art d'Afrique noire. Langage cosmique et langage religieux, Yaoundé, Editions


Clé, 1974, p. 30. Malgré tout le respect que nous devons à ce jésuite, nous déplorons
cette disposition éthique de sa pensée qui tente, autant que faire se peut, de
christianiser le génie africain, à défaut de la pensée africaine proprement dite. Il
nous surprend lorsqu'il écrit: « Un symbole authentiquement religieux ne peut être
que chrétien, car le Christianisme est la réponse totale de Dieu à l'appel de
l 'homme total. », Idem. Il y disqualifie la valeur de l'antique religion égyptienne et
africaine, éidétiquement perçue. Aussi ce jésuite conclut-il son analyse par cette
phrase: «Il s'agit bien plutôt de montrer en quoi cette symbolique était vraiment
humaine et donc nostalgie de cette plénitude que lui apporte le christianisme. »,
Idem, p. 31. On ne peut vraiment plus suivre Engelbert Mveng. Même si le savant
semble s'être démarqué de cette position dans ces dernières publications, il aura
détourné la pensée africaine de la considération que celle-ci mérite.

22
dire que cette nature représente un champ de savoirs à expérimenter, à
viabiliser en vue d'une parfaite maîtrise de la responsabilité de
l'homme sur la terre et celle de son destin historique. Un patriarche
africain écrit à juste titre:
«Aussi s'agit-il moins pour lui de dominer ou
d'asservir l'environnement que d'en faire une réserve
toujours disponible de matière, d'énergie et d'infor-
mation dans laquelle est puisée la force (vitale), une
sorte d'extension de soi, sans laquelle on n'est pas]. »
Le sens de l'expression esthétique se donne ainsi les moyens
d'y parvenir. Mais comment?
La symbolique africaine demande à être, pour ainsi dire,
approfondie. C'est dans la préhistoire qu'on la découvre par le biais de
la peinture, de la gravure et de la sculpture des grottes, nous disent les
préhistoriens. Il est en fait difficile d'en situer le moment exact de la
naIssance.
La symbolique se présente comme l'acte d'abstraction de la
pensée en quête d'un savoir et d'une technique. Le continuum
artistique est ainsi fixé par le continuum humain en rapport avec
l'évolution cérébrale et par conséquent, intellectuelle. L' Homo
sapiens sapiens singularise les cultures après près de trente millions
d'années d'histoire où se sont succédé, respectivement, les Primates
Simiens2 (Hominidés), les Australopithèques de la vallée de l'Omo en
Ethiopie, le Pithécanthrope, le Néandertalien. L'homme a donc pensé
et réfléchi son art en s'adaptant progressivement à son milieu grâce au
cerveau et au développement de l'intelligence. Les limites de son
aventure esthétique semblent à bien d'égards diffuses depuis ces
époques reculées jusqu'à l'homme de la période historique.
D'après des recherches archéologiques effectuées dans la
station de fouilles de Sefar ou d'Elikéo, la confection des masques

l Nkoth Bisseck, «Herméneutique de l'art africain: le thème de la félinité» in


Papyrus n04, 1991, p. 6.
2 Les Simiens se différencient des Prosimiens et sont en général, des Singes
différenciés dont l'homme représente une branche évoluée. Ils apparaissent vers
trente millions d'années après de multiples transformations: bipédie, développement
de la boîte crânienne, réduction de la face, etc.

23
remonterait à près de cinq mille ans avant notre ère. Les gravures et
les peintures rupestres dateraient de manière précise du néolithique,
soit vingt mille ans environ avant J. CooC'est entre neuf mille et cinq
mille ans avant notre ère que la conception esthétique aurait trouvé
son point d'ancrage dans la pensée mythique.
Sans entrer dans les débats qui opposent paléontologistes et
préhistoriens l, on pourrait dire que l'histoire de l'art commence en
Afrique avec le modelage des outils de pierre taillée, les grattoirs, les
perçoirs, les bifaces, etc., à partir desquels l'Africain est passé de
l'objet au symbole, le grattoir ayant précédé, en nécessité, la
formalisation de l'image. L'art préhistorique naît tout naturellement,
de ce legs technologique plus ancien. L'historien et archéologue
Joseph-Marie Essomba entrevoit la marque de près de 100 000 ans
d'histoire:
«Mais on sait que les Néandertaliens, il y a 40.000 et
100.000 ans, ont manipulé l'ocre rouge naturel et ont
griffonné des traits à la pointe du silex, sur des
fragments osseux. Ces fragments de matière colorante
et ces graffiti sont là présents pour affirmer que les
hommes s'intéressaient déjà à la gravure, à sculpture,
à la peinture2. »
Il semble bien qu'en Afrique, nous ayons des raisons de
penser que l'entreprise de reconstitution d'une continuité culturelle
entre la préhistoire et l'histoire de l'esthétique traditionnelle soit

1 De l'avis de L. Balout, «L'hominisation et les problèmes généreux» in Histoire


Générale de l'Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, Jeune Afrique / Stock
/ UNESCO, p. 458: «Si donc pour le paléontologiste, il y a un "seuil" de
l'hominisation - le "Rubicon cérébral" que le Professeur Valois flXa à une capacité
cérébrale de 800m3 - pour le préhistorien il existe un "seuil de technicité" qui, une
fois franchi, ouvre la voie du progrès, jusqu'à nous. Définir ce seuil postule la
solution de deux problèmes: "comment et quand"? Le premier problème est
d'éliminer toutes les causes naturelles pour, dans l'outil, reconnaître la main de
I 'homme. Le second est de disposer de cadres, chronologiques permettant de dater,
avec une approximation acceptable, ces témoignages les plus reculés d'une
industrie humaine. Jusqu'à maintenant, l'Afrique seule a répondu positivement à ces
deux problèmes. »
2 L'Art africain et son message, Yaoundé, Editions Clé, 1985, p. 19. Collection
Etudes et Documents Africains.

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possible et fournisse des résultats concluants. De l'avis d'un grand
expert, on peut lire ceci:
«Dans le domaine esthétique proprement dit, l'art
préhistorique africain se trouve aux sources mêmes de
l'art africain d'aujourd'hui dont on a encore très peu
exploré les racines, et dont il constitue la préface
éblouissante. Il y a là une richesse de styles dont on
peut suivre parfois presque à la trace, le cheminement
jusque dans les créations esthétiques de l'Afrique
d'aujourd'hui]. »
Nous nous proposons, pour cette raison, d'appréhender
l'expression de l'art préhistorique aux fins d'établir les rapports avec
l'esthétique traditionnelle, de l'antiquité pharaonique à nos jours. L'art
préhistorique nous servira donc de «préface» pour une esthétique
traditionnelle africaine.
2.2. L'EXPRESSION ESTHETIQUE PREHISTORIQUE
A travers les gravures, les peintures, les bijoux, la poterie et la
sculpture, Joseph Ki-Zerbo2 nous donne à la fois, une description et un
aperçu des styles analysés dont nous voudrions tirer quelque
enseignement. Il souligne à propos de l'expression esthétique
préhistorique:
« Le sens de l'essentiel engendre les formes symbolistes
qui sont aux antipodes du baroque. Joint à la facture
sculpturale, il donne ce rythme particulier qui anime
aussi bien le bubale rendu par un trait sec et dépouillé,
que le troupeau de bœuf de Jabbaren dont on croirait
entendre le piétinement sourd, le souffle chaud et les
mugissements3. »
De ce point de vue, la gravure illustre les moments forts du
contact entre l'homme et l'art par le biais de cette volonté manifeste

1Joseph Ki-Zerbo, «L'art préhistorique africain» in Histoire Générale de l'Afrique.


Méthodologie et préhistoire africaine, Jeune Afrique / Stock / UNESCO, 1980, pp.
722-723.
2 Idem, pp. 693-724.
3 Idem, p. 723.

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de reproduire, par des signes les traits caractéristiques de
l'environnement, bien avant l'avènement de la peinture. Ki-Zerbo
précise en effet:
«En général, elles [gravures) sont antérieures aux
peintures. Là où ces dernières existent aussi, leur
technique la plus admirable apparaît dans les plus
. l
hautes perlo
' d es . »
Etudions dès à présent la composition des oeuvres à travers les
gravures et les peintures pour appréhender la manière dont l'esprit
s'ouvre à la création artistique et en particulier, comment il en assure
le suivi.
A- La composition esthétiaue
La composition esthétique préfigure une mise en ordre du
signe, voire du dessin. Nous reviendrons sur cette importante question
parce qu'elle touche aussi à la conception esthétique.
Les gravures introduisent le naturalisme. C'est la saisie con-
tingente de l'environnement, à un moment donné à travers la vision de
artiste. Elle est très proche du réalisme perçu comme la représentation
d'un phénomène sensible et compréhensible dans son aspect visuel et
socio- culturel. Le sens de la composition est donc posé dès le départ
avec la production des gravures et se prolonge à la sculpture et aux
décorations. La symbolique introduit par ce biais l'état d'achèvement
de la composition esthétique où se pose alors le problème de l'échelle.
L'échelle réduite ou démesurément agrandie, a pour vocation
la mise en scène esthétique dans la composition de l'œuvre en raison
même des propriétés topologiques intrinsèques de la forme. Le gigan-
tisme et la réduction d'échelle ont un effet esthétique. Entre grandeur
(dimension en hauteur, longueur, largeur) et qualité (ce qui fait le mé-
rite de quelqu'un, son aptitude), une tendance analogue (reconnaissan-
ce de l'objet) se dégage ou se manifeste. Cette intelligibilité esthétique
procède des postures mentales relativement au milieu culturel. Qu'elle
soit à une échelle réduite ou grande, l'esthétique opère dans une
version adaptée à la composition, entre la forme structurée et le
message entretenu. Ce lieu de structuration s'effectue par une

1
Idem, p. 699.

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reconversion de la réalité. L'esprit "sait" en observant: il se saisit du
message qui l'émeut. Il faut appréhender dans cette attitude ce besoin
de complétude fixé dans les symboles par le dessin, la gravure, la
peinture ou encore l'illustration. Il existe donc un lien entre l'esprit
qui crée et le Réel qui lui transmet le message par des stimuli.
L'expression esthétique de la composition tire de ce va-et-vient, son
principe organisationnel, son vitalisme. Il s'agit, somme toute, d'un
langage inscrit dans la nécessité d'exprimer notre humanitude, de
l'éprouver pour en maîtriser, à travers l'échelle, le sens.
Le symbolique qui abstrait le naturalisme et le réalisme se
pose donc comme un moment de cette lutte inscrite dans l'hostilité,
l'imprévisible, l'indéterminisme que nous oppose la vie. Entre
certitude et incertitude, déterminisme et indéterminisme, s'articule
l'humble condition de l'homme condamné à philosopher pour
transcender le vécu quotidien et la perspective de la mort inéluctable.
L'esquisse, la gravure, la peinture traduisent ce besoin d'ordre de
l'esprit. Ils constituent, bien entendu, avec l'échelle choisie, une
systématisation de l'harmonie, qui est aussi tension de l'effort et
maîtrise du signe par l'amélioration de la technique qui le produit.
D'après Joseph Ki-Zerbo, il existe trois grands types de
mouvements de composition qui suggèrent aussi une évolution de la
pensée:
« Le premier type est la facture archaïque à tendance
monumentale et semi-naturaliste ou symboliste.
L 'homme semble encore sous le coup des émotions
premières devant la force des bêtes qu'il faut subjuguer
éventuellement par la magie... La facture semi-
naturaliste, dépouillée et austère, s'en tient aux traits
essentiels campés avec maîtrise. Semi-naturalisme et
parfois symbolisme. Mais les lignes, au lieu d'être
sobres, sont plutôt animées, voire agitées ou même
pathétiques,. le rite n'est pas loin,. et on le flaire à la
vue des totems et des hommes masqués, des danses
rituelles, etc.1. » ;

1 Idem, p. 703.

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