Joëlle MORANA,
Doctorante en Sciences de Gestion - CRET-LOG, Université de la Méditerranée (Aix-Marseille II)
Gilles PACHÉ,
Professeur en Sciences de Gestion à l’Université de Nice Sophia-Antipolis
Directeur de recherches au CRET-LOG, Université de la Méditerranée (Aix-Marseille II)
Les années 1990 ont été marquées par des en cause de schémas hérités du passé, au profit
mutations majeures de l’environnement éco- d’une flexibilité des structures organisation-
nomique et institutionnel dans la plupart des nelles, d’un accroissement de la réactivité et
pays occidentaux. Face à un consommateur de d’une aptitude à s’insérer dans un réseau de
plus en plus volatil dans ses choix, les entre- partenaires pour proposer le meilleur système
prises ont vu s’exacerber entre elles une vive d’offre possible.
concurrence par les prix et/ou par le service,
au point que certains n’hésitent plus à parler
Sans conteste, le dernier point nous paraît
d’hyper-compétition, un peu comme un
témoigner des nouvelles “ règles ” de la com- * Les auteurs remercient
enfant hyper-actif dont on a parfois du mal à
pétitivité en émergence. En effet, pour les les lecteurs anonymes
contrôler des comportements agressifs ! et le rédacteur en chef
entreprises industrielles et commerciales,
de Logistique & Management
l’heure est à la mobilisation efficace d’un
pour leurs remarques
Dans un tel contexte, l’obtention d’un avan- ensemble de compétences dans l’univers stra- et suggestions sur une première
tage concurrentiel durable exige une remise tégique qui les entoure. Beaucoup a déjà été version de l’article.
écrit sur ce thème [16], entre autres dans la De nouvelles priorités émergentes
perspective du resource-based management,
mais sans toujours souligner l’importance que C’est à Heskett [12, 13], au milieu des années
revêt dès lors la gestion des interfaces sur un 1970, que l’on doit d’avoir le premier repéré la
double plan physique et informationnel. mutation d’une logistique opérationnelle et
L’immense mérite des travaux menés depuis cloisonnée à une logistique intégrative. Cons-
quelques années sur la démarche supply chain tatant le passage d’une logique d’analyse en
management (SCM) est d’avoir révélé termes de coûts à une logique d’analyse en
l’importance majeure de l’implémentation de termes de profit, l’auteur met en évidence
nouvelles architectures logistiques comme l’importance d’une parfaite coordination des
catalyseur des logiques de réseau. flux de marchandises par les flux d’infor-
mation dans la création d’utilités de lieu,
Toutefois, tout ceci risque de rester assez flou d’endroit et de propriété. Ceci sous-tend un
(voire nébuleux !) pour les preneurs de déci- puissant processus d’interaction entre les
sion en entreprise, notamment s’ils ne dispo- intervenants de la chaîne d’opérations allant
sent pas d’un instrument de pilotage clair et de l’aval (la demande à servir) vers l’amont
rigoureux guidant l’action. L’objectif de (l’approvisionnement), à savoir l’entreprise
l’article est de suggérer une piste de réflexion manufacturière, mais aussi ses distributeurs,
en ce sens, en proposant d’associer à la ses fournisseurs et ses prestataires de services
démarche SCM un outil développé en con- logistiques... dont le rôle inducteur d’éco-
trôle de gestion : le tableau de bord prospectif nomies d’échelle (par mise en place de pla-
(TBP). Après avoir successivement présenté tes-formes communes de distribution) est
dans les deux premières parties les principes rapidement identifié [13].
fondateurs du SCM et du TBP, nous verrons
Posés il y a près de trente ans, les fondements
dans une troisième partie comment il est pos-
modernes de la logistique d’entreprise ont vu
sible d’envisager leur “couplage”, via le
depuis leur importance reconnue, entre autres
modèle World Class Logistics, ce couplage
au travers de quatre études successives
étant selon nous l’un des enjeux majeurs des
conduites en Europe par le cabinet AT Kear-
années 2000. Une enquête de terrain menée
ney depuis 1982, et dont la dernière en date
auprès d’une multinationale du secteur des
aboutit à la prise en compte pas à pas d’une
semi-conducteurs montrera toutefois que
démarche de type supply chain, phase ultime
beaucoup reste à faire en matière de diffusion
(?) de l’approche intégrative. Le constat prin-
et d’utilisation d’indicateurs de résultats.
cipal des trois premières études est l’accent
mis par les entreprises sur la réduction des
coûts. Certes, si entre 1982 et 1987, elles ont
Le SCM : avant tout d’abord connu une contraction des coûts de
une démarche de gestion production et une augmentation des frais
logistiques (qui sont passés de 11 à 21% de la
Si l’on en croit de nombreux observateurs valeur ajoutée), c’est surtout suite au dévelop-
avertis, le seul “salut” d’une entreprise pement des pratiques d’externalisation, aux
consiste aujourd’hui à améliorer sa réactivité, dépens de l’intégration verticale, et à une
voire sa pro-activité, pour faire face de croissance plus rapide des volumes à mettre
manière efficace aux mutations d’un environ- en circulation que des volumes produits. En
nement de plus en plus complexe et turbulent. revanche, si l’on prend comme point de repère
La double traduction en est une maîtrise les ventes, les coûts logistiques ont chuté dans
accrue des aléas, conduisant à une capacité de la plupart des entreprises européennes (–29 %
réponse en quasi-temps réel aux exigences des entre 1982 et 1987), phénomène particulière-
clients, ainsi qu’une introduction rapide de ment remarquable au niveau du poste trans-
nouveaux produits, et ce avant les concurrents port (–49 % sur la même période).
pour conserver un avantage pionnier. La logis-
tique intégrée, plus connue sous son appella- Il ne faudrait pas en tirer la conclusion hâtive
tion anglo-saxonne de SCM, s’inspire de ce que la logique dominante, jusqu’au début des
constat en cherchant à synchroniser un années 1990, est celle d’une stratégie de
ensemble de flux physique, informationnel et domination par les coûts, pour reprendre la
financier qui, pilotés de manière intégrative, fameuse terminologie portérienne, même si
conduisent à améliorer la coordination et la elle ne doit pas être négligée compte tenu d’un
compétitivité de tous les acteurs d’une chaîne contexte économique largement récession-
afin de créer de la valeur pour le client final niste. Bien au contraire, la qualité de service
[1, 2, 4]. proposée aux clients n’a cessé de croître
particulier par l’existence d’échanges di- l Il n’est plus acceptable de considérer la lo-
rects et le partage continu d’informations gistique comme une fonction auxiliaire
entre les parties prenantes concernées alors qu’elle se présente comme une véri-
(clients, fournisseurs et prestataires de ser- table compétence-clé au sens de Hamel et
vices). A ce titre, le benchmarking, “pro- Prahalad [11] : elle revêt une valeur signifi-
cessus continu et systématique permettant cative aux yeux du client (même s’il en a
de comparer (sa) propre activité en termes peu conscience), favorise la différenciation
de productivité, de qualité et de pratiques par rapport aux concurrents et permet
avec les compagnies et les organisations d’envisager, à partir d’elle, le développe-
qui représentent l’excellence” [15], ap- ment futur de l’entreprise. A ce titre, la lo-
porte une aide précieuse qu’aucune entre- gistique, moins qu’un centre de coûts,
prise ne peut négliger. devient une opportunité de création de va-
leur, et notamment de valeur économique
Figure 1. SCM : la “pyramide magique” offerte au client final.
(Mesnard et Dupont [21], p. 54) l Faire prendre conscience des apports d’une
démarche logistique est, certes, une
avancée majeure. Encore faut-il en paral-
lèle déployer dans chaque entreprise les
processus, les systèmes d’information et
les savoir-faire spécifiques sous-tendus par
le SCM. Par delà l’implémentation d’outils
de gestion plus ou moins sophistiqués, dont
une certaine presse professionnelle tend ré-
gulièrement à se faire l’écho, ses principes
sont fondés sur des compétences organisa-
tionnelles telles que l’écoute du client, la
créativité, la discipline d’exécution et une
remise en cause permanente des procédu-
res [21].
Reconstruire la stratégie logistique en se fon-
dant sur la mise en œuvre d’une supply chain
est un processus complexe et difficile à mener,
en particulier parce qu’il nécessite la remise
en cause d’anciennes habitudes. Les relations
Une “révolution” managériale nouées entre l’entreprise et ses fournisseurs
de matières et composants, mais aussi ses
Plus que tout, s’adapter à un environnement
prestataires de services logistiques, consti-
en profonde mutation, et valoriser les multi-
tuent une source d’avantage concurrentiel à
ples “interférences stratégiques” qui lient
condition de ne plus simplement raisonner sur
entre elles les entreprises d’une même supply
la base d’un rapport de force où le prix est le
chain, exige de totalement repositionner la
facteur central de la négociation. Au con-
stratégie logistique. Composante de la poli-
traire, l’objectif doit être de parvenir à des par-
tique générale, elle ne peut plus se contenter
tenariats verticaux où les coûts, les
de penser la mise à disposition de moyens en
investissements technologiques et les compé-
vue de la conduite d’opérations de distribution
tences humaines seront partagés. Plus large-
physique, de production et d’appro-
ment, les partenaires doivent accepter de
visionnement. Ceci reviendrait effectivement
participer à l’élaboration d’un projet productif
à la réduire de nouveau à une sorte
commun fondé sur des valeurs de réciprocité
d’intendance au service de stratégies indus-
et de confiance, la démarche n’étant d’ailleurs
trielles et/ou commerciales. Au contraire, la
pas exempte d’un calcul optimisateur [29].
démarche SCM donne à la stratégie logistique
de chacune des organisations impliquées un Le décloisonnement et la transversalité dont
rôle majeur dans la génération d’activités sup- est porteur un tel projet implique une évolu-
plémentaires et, par conséquent, dans la créa- tion de la culture interne de chacune des par-
tion de valeur que pourront se partager les ties prenantes pour provoquer le changement
parties prenantes. Un tel repositionnement souhaité. Il implique également que l’on
demande à la fois de développer un nouvel état puisse disposer d’instruments de mesure et
d’esprit dans l’entreprise et se doter des com- d’évaluation des performances. En effet, si la
pétences nécessaires : démarche logistique est inductrice de valeur
pour un ensemble de partenaires, et donc de holistique, comme nous le verrons, peut sans
gains, comment procéder à sa répartition doute être appliquée au niveau de la supply
équitable entre eux ? Par delà un simple aspect chain.
financier, l’entreprise initiatrice d’une
démarche SCM doit aussi être capable Kaplan et Norton [14] proposent de doter le
d’informer ses fournisseurs et prestataires de TBP de quatre axes, à savoir les résultats
services logistiques sur des dimensions telles financiers, les clients, les processus internes et
que la satisfaction des clients et l’engagement l’apprentissage organisationnel, chacun des
des employés, et ce afin de les mobiliser plus axes comptant entre quatre et sept indicateurs
efficacement. Selon nous, le tableau de bord de performance. Certes, seulement quatre
prospectif, en tant que modélisation des fac- axes sont proposés à l’entreprise, mais à elle
teurs de performance s’appuyant sur des indi- d’envisager le rajout d’autres si elle en ressent
cateurs financiers et non financiers, pourrait le besoin pour une meilleure gestion de ses
apporter une aide utile à la décision dans cette données :
direction. l L’axe “financier” sert de fil conducteur aux
indicateurs des autres axes du TBP.
L’objectif est que chaque indicateur sélec-
Le TBP : avant tout un outil tionné fasse partie d’une chaîne de rela-
tions de cause à effet dont le but ultime est
de gestion
d’améliorer la performance financière.
En provenance d’outre-Atlantique, le balan- l L’axe “clients” identifie les segments de
ced scorecard ou encore tableau de bord pros- marché sur lesquels l’entreprise souhaite se
pectif (TBP) a été conçu à l’intention des positionner, ceux qui généreront le chiffre
diverses parties prenantes intéressées à la per- d’affaires nécessaire à la réalisation des ob-
formance d’une entreprise, mais ne voulant jectifs financiers. Il s’agit d’un indicateur
pas prendre de décisions uniquement fondées éclairant pour l’entreprise qui souhaite être
sur des paramètres financiers. Cet outil de le numéro un dans sa catégorie de produits
gestion, décrit par Kaplan et Norton [14], et de services, et ce pour les groupes de
s’inspire entre autres d’une étude de clients qui l’intéressent.
l’American Institute of Certified Public l L’axe “processus internes” vise à améliorer
Accountants qui souligne que “c’est le futur l’ensemble des processus, depuis
qui intéresse les analystes, mais les entrepri- l’innovation jusqu’au service après-vente.
ses, aujourd’hui, ne fournissent d’infor- Les objectifs et les indicateurs sont ici défi-
mations que sur la performance passée. Ces nis à partir de stratégies explicites visant à
informations apportent des indicateurs utiles répondre aux attentes des actionnaires et
sur ce que pourrait être la performance future, des clients-cibles. Cette démarche séquen-
mais les analystes ont besoin de données pros- tielle révèle généralement des processus
pectives” (in Kaplan et Norton [14]). En nouveaux dans lesquels l’entreprise devra
d’autres termes, il est nécessaire que exceller à moyen terme.
l’entreprise de demain soit en mesure de four- l L’axe “apprentissage organisationnel” re-
nir des indicateurs fiables sur la manière dont présente les moyens, ressources et facteurs
elle crée de la valeur future et sur sa capacité à qui permettent d’atteindre les objectifs éta-
relier des mesures de performance à une blis sur les axes “financier”, “clients” et
vision stratégique. “processus internes”, sachant que ceux-ci
identifient les domaines dans lesquels
Structuration des axes du TBP
l’entreprise doit se distinguer pour amélio-
L’objet du TBP n’est pas de se substituer au rer sa performance.
système de mesure quotidien en vigueur dans
Un outil orienté sur l’action et la décision
l’entreprise, mais plutôt de formuler des indi-
cateurs de manière à attirer l’attention des Le tableau 1 fournit un certain nombre
managers et des salariés sur les facteurs cen- d’indicateurs génériques pour chacun des
sés générer des avancées importantes dans la quatre axes précédents. Plus généralement,
performance. Tout en gardant un œil, grâce l’apport majeur du TBP est de souligner qu’il
aux indicateurs financiers, sur la performance est important de ne pas recourir uniquement à
à court terme, un tel tableau doit ainsi mettre des investissements matériels et immatériels,
en évidence les déterminants de qu’il s’agisse d’équipements ou de R&D. De
l’amélioration de la performance concurren- tels investissements sont certes indispensa-
tielle à long terme par la définition bles, mais ne peuvent en aucun cas constituer
d’indicateurs stratégiques. Cette démarche une fin en soi. Pour améliorer leur compétiti-
vité, les entreprises doivent aussi investir dans sera nécessaire d’impliquer totalement les
des infrastructures dont les trois principales salariés dans un projet productif qui dépasse
composantes sont : le potentiel des salariés ; les frontières légales de leur propre entreprise
les capacités des systèmes d’information ; la d’appartenance, d’où la mise en œuvre de
motivation, la responsabilisation et l’aligne- logiques d’apprentissage d’un tout nouveau
ment des objectifs entre ceux de l’entreprise et type, sous peine de voir se multiplier des dys-
de ses acteurs internes. fonctionnements récurrents [24].
Tableau 1. Des indicateurs pour chaque axe du TBP On retrouve au final, de manière implicite, de
(Kaplan et Norton [14], p. 57) fortes convergences avec ce qui va permettre
aux entreprises leaders sur un plan logistique
Axes Indicateurs génériques de se différencier des autres entreprises, si
Financier Retour sur investissement et valeur ajoutée économique l’on reprend les résultats de l’étude AT Kear-
Clients Satisfaction, fidélisation, part de marché et part de portefeuille clients ney–ELA de 1997. En effet, les entreprises
Processus internes Qualité, réactivité, coût de lancement de nouveaux produits leaders y apparaissent plus réactives et en
Apprentissage Satisfaction des salariés et système d’information meilleure posture sur leur marché pour deux
raisons essentielles :
l Elles utilisent plus largement des techni-
Durant les premières étapes du processus de
ques avancées de contrôle de gestion, telles
mise en œuvre d’un TBP, il est important que
que l’ABC/ABM. Connaissant ainsi la réa-
le projet et la stratégie de la société soient cla-
lité de leurs coûts logistiques, elles sont ca-
rifiés puis communiqués aux salariés, et enfin
pables de mieux cibler leurs efforts et leurs
que des initiatives stratégiques “transversa-
plans de progrès, par produit ou par client.
les” soient lancées [14]. On peut en escompter
l’adoption de nouvelles valeurs et de nouvel- l Elles acceptent la remise en cause perma-
les méthodes de travail axées sur la satisfac- nente de leur organisation, que cela soit par
tion du client, une qualité et une réactivité une remise à plat périodique (principe du
quotidienne mais aussi une innovation, un ser- reengineering) et/ou par une fine observa-
vice et une responsabilisation accrus. En tant tion des pratiques et des performances de la
qu’outil orienté sur l’action et la décision, la concurrence (principe du benchmarking).
création d’un TBP commence évidemment Ce faisant, les entreprises leaders
par un dialogue entre les différents acteurs s’inscrivent dans des logiques de flexibilité
internes de l’unité utilisatrice. Il sera construit et d’adaptation au bénéfice du client final.
comme un système vivant s’adaptant cons-
tamment à l’évolution de la structure qui choi- Premiers pas (difficiles)
sit de l’intégrer, avec des mesures spécifiques
vers un processus de “couplage”
à cette structure et non comme le reflet
d’indicateurs choisis par des entreprises Le couplage entre SCM et TBP constitue,
concurrentes. selon nous, une piste d’investigation de pre-
mière importance dès lors que l’objectif est,
Bref, le TBP est un outil de gestion stimulant comme le précise Vera [28], de ne négliger
qui souligne l’importance d’équilibres subtils aucun des facteurs susceptibles d’avoir une
entre court terme et long terme, critères finan- influence sur le résultat d’une organisation.
ciers et non financiers, ou encore indicateurs Ceci apparaît d’autant plus urgent qu’une
majeurs et indicateurs marginaux. Du point de multiplicité d’acteurs est en jeu. Le modèle
vue interne, il donne l’opportunité de signaler World Class Logistics (WCL), issu des tra-
clairement quels sont les processus et les com- vaux du Council of Logistics Management
pétences pour lesquels l’entreprise doit être aux Etats-Unis et dont une excellente applica-
excellente. Mais l’outil peut-il être utilisé tion est fournie dans Estampe et al. [8], servira
dans un autre contexte, celui d’un réseau de de point d’appui à la démarche de couplage
partenaires spécialisés qui vont collaborer entreprise, sa dimension étant – pour l’instant
durablement et étroitement entre eux en vue – de nature exploratoire (voir figure 2). A la
de concevoir, fabriquer, commercialiser et suite de Brosset [3], nous pensons que “de
distribuer de nouveaux produits ? Il faut sans nombreux programmes de supply chain com-
doute répondre par l’affirmative. En effet, mencent par reconcevoir les processus, à par-
dans ce cas, la performance concurrentielle de tir de quoi on élabore un tableau de bord plus
l’ensemble de la supply chain va dépendre des ou moins complet destiné à mesurer les pro-
capacités d’interaction et de réactivité de ses grès (...). Pourquoi ne pas commencer par
membres, dont de simples indicateurs finan- définir le tableau de bord puis l’utiliser pour
ciers ne peuvent rendre compte. De même, il provoquer et mesurer le progrès ?”.
Notre enquête exploratoire démontre, en tout Pour parvenir à l’élaboration d’un tableau de
état de cause, que la prise de conscience de bord supply chain, beaucoup d’efforts restent
l’importance d’un SCM demeure encore pro- néanmoins à consentir. Peu d’entreprises sont,
blématique, notamment faute d’une implica- semble-t-il, culturellement prêtes à sacrifier
tion des individus autour d’un tel projet leur propre efficience au profit d’une optimi-
productif. L’absence d’adhésion des hommes, sation globale, sachant que d’autres partenai-
inquiétante en matière d’intégration, trouve res pourraient peut-être tirer un plus grand
sans doute ses racines dans la défaillance du bénéfice à court terme d’une participation au
système d’information, et plus particulière- réseau d’échanges. En outre, il n’est pas pos-
ment dans son incapacité à fournir des indica- sible de faire l’impasse sur le contexte concur-
teurs (et un tableau de bord) rendant compte rentiel dans lequel va se mouvoir la supply
des résultats des efforts consentis par les uns chain, chaque cas de figure exigeant un instru-
et les autres, par exemple en vue d’accroître la ment de mesure adapté [27]. Ainsi, dans un
satisfaction des clients. Certes, l’étude de cas environnement de price competition, le TBP
ici menée ne revendique pas une absolue devra privilégier des critères liés à la maîtrise
représentativité, entre autres parce que le des coûts par chacun des partenaires, tandis
nombre de répondants est finalement assez qu’en présence d’une stratégie d’extension du
réduit. En revanche, il est symptomatique de marché par accroissement du service aux
constater que bien après ses premiers pas dans clients, c’est plutôt le critère de maîtrise des
l’entreprise étudiée, la démarche SCM a du temps de réponse qui sera le plus adapté. Bref,
mal à être reconnue et comprise comme un loin de promouvoir une “pensée unique”, le
enjeu stratégique majeur. Rien d’étonnant à rapprochement entre modèle WCL et TBP
cela, si l’on en croit Tixier et al. [26], car toute doit tenir compte de facteurs de contingence et
politique logistique, pour être efficiente, doit déboucher sur un outil d’aide à la décision à la
d’abord être explicite aux yeux de tous. fois souple et modulaire, dont les divers
acteurs pourront aisément s’approprier grâce
Et demain ?
à une formation et une information suffisan-
En résumé, la conduite d’un SCM nécessite le tes.
développement d’outils permettant d’iden-
tifier rapidement les éléments-clés qui offri-
ront la possibilité à l’organisation d’être Conclusion
réactive, agile, efficiente et intelligente.
En l’état actuel, il serait maladroit de minimi-
L’élaboration d’un système de mesure multi-
ser, ou pis d’ignorer, les écueils à
dimensionnel applicable à cette philosophie
l’établissement d’un SCM. Le principal blo-
intégrative de la gestion globale des flux au
cage est sans doute dû à la volonté encore
sein d’un circuit, pour reprendre Cooper et al.
affirmée par certains managers de s’opposer à
[6], doit aboutir à l’établissement d’un point
des décloisonnements fonctionnels et
de rencontre entre les multiples attentes de
inter-organisationnels trop rapides. Il est vrai
chaque acteur des différentes filières écono-
que l’entreprise au sens large reste encore un
miques. Même si notre article se veut une pre-
lieu de pouvoir, ce dernier se mesurant sou-
mière réflexion dans cette direction, en
vent par le contrôle sans partage d’un “ terri-
n’ignorant pas les difficultés d’implémen-
toire ” bien identifié. En leur temps, Crozier et
tation, il souligne que des convergences fortes
Friedberg [7] ont explicitement mis en
existent entre le modèle WCL et le TBP. A ce
exergue cette approche politique des organi-
titre, leur couplage apparaît d’ores et déjà sti-
sations entendues comme construits sociaux,
mulant d’un double point de vue :
où la prise de décision résulte de multiples
l au plan conceptuel, avec la (re)connais- négociations et de subtils compromis entre
sance d’une nouvelle démarche de mana- groupes d’individus. Or, la situation a-t-elle
gement, dont les implications vont bien radicalement changé aujourd’hui ?
au-delà d’une logistique traditionnelle fo-
calisée sur le pilotage des flux plutôt que Mais l’absence d’indicateurs adaptés de
sur l’intégration des activités [2, 17], mesure des performances constitue un frein
l au plan managérial, avec l’élaboration tout aussi puissant [20]. En effet, si les parte-
d’un système de mesure devant permettre naires d’une même supply chain sont dans
aux partenaires de la supply chain l’incapacité de connaître les gains issus de la
d’évaluer pourquoi ils auront objective- démarche, et surtout leur clé de répartition, le
ment avantage à opter pour des relations du risque paraît grand de les voir se désimpliquer,
type “gagnant-gagnant” plutôt que du type voire se retirer à moyen terme du projet pro-
“gagnant-perdant” [4, 23]. ductif. Selon nous, un couplage du SCM et du
TBP, débouchant sur un outil de mesure et de 14. Kaplan, R., et Norton, D. (1998), Le tableau de bord
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29. Williamson, O. (1993), Calculativeness, trust and
13. Heskett, J. (1977), Logistics–Essential to strategy, economic organization, Journal of Law and Econo-
Harvard Business Review, Vol. 55, n° 6, pp. 85-96. mics, Vol. 36, n° 2, pp. 453-486.
Annexe 1
Les quatre indicateurs du modèle World Class Logistics
(d’après Estampe et al. [8], p. 16).
A) Positionnement stratégique
Le positionnement stratégique est défini par les choix d’orientations stratégiques et structurelles pour optimiser les opérations logistiques. Ce domaine
regroupe les critères suivants :
l La stratégie logistique est définie par la mise en place d’objectifs financiers, commerciaux et de choix d’implantation ainsi que les moyens de les at-
teindre.
l La supply chain est la synchronisation des ressources de plusieurs partenaires le long de la chaîne logistique.
l Les infrastructures/réseau concernent la structuration et la répartition des ressources physiques.
l L’organisation des hommes porte sur la structuration et l’implication des ressources humaines.
B) Intégration
L’intégration est définie par les moyens mis en place pour synchroniser l’ensemble de la chaîne logistique. Elle regroupe les critères suivants :
l L’unification de la supply chain montre la capacité à développer des relations de coopération avec les autres entreprises à travers la chaîne logis-
tique.
l Les systèmes d’information regroupent les investissements en matériels, logiciels et réseaux ainsi que leur adaptation pour faciliter les processus et
les échanges d’information sur la chaîne.
l Le partage de l’information illustre la volonté d’échanger des données essentielles à caractère technique, financier, opérationnel et stratégique.
l La compatibilité met en évidence la capacité de l’entreprise à échanger des informations dans un format approprié, réactif et facilement utilisable
sur la chaîne logistique.
l La standardisation implique la mise en place de politiques et de procédures communes pour faciliter et améliorer les opérations logistiques.
l La simplification consiste à faire du reengineering des procédures afin d’en améliorer l’efficacité.
l L’adhésion des hommes montre leur acceptation des politiques et des procédures opérationnelles.
C) Réactivité
La réactivité est la faculté à conserver une adéquation entre la performance de l’entreprise et l’adaptation aux besoins du client. Trois critères font
partie de ce domaine :
l La veille est la capacité à rester attentif aux besoins changeants des clients.
l L’adaptabilité permet de diminuer les temps de réponse aux demandes exceptionnelles des clients.
l La flexibilité met en évidence la capacité à s’adapter aux circonstances inattendues.
D) Mesure de la performance
La mesure de la performance permet d’évaluer la performance de la chaîne logistique. Elle regroupe les critères suivants :
l Les choix d’indicateurs internes portent sur la gestion des actifs, les coûts, le service client, la productivité et la qualité.
l L’évaluation du processus supply chain permet d’affiner la mise en place des indicateurs le long de la chaîne logistique.
l Le benchmarking permet la comparaison des mesures et des processus avec les capacités des meilleurs.
Annexe 2.
Exemple d’un tableau de bord prospectif à partir de cas réels
(d’après Kaplan et Norton [14], p. 164 et pp. 246-247)
Indicateurs stratégiques
Objectifs stratégiques
Indicateurs a posteriori Indicateurs avancés
Objectifs “ financiers ”
– Atteindre une valeur ajoutée
Valeur ajoutée économique
économique positive
– Améliorer la rentabilité Retour sur investissement
– Améliorer les prévisions de Mix des sources de revenus
performance
– Atteindre une croissance de X% pour Augmentation du CA
les 3 ans à venir
Evolution des coûts
– Réduire les coûts
Objectifs “clients”
– Créer des partenariats à forte valeur Part de marché par segment Elargir la relation de clientèle
ajoutée avec X% des clients
– Améliorer la qualité et le service Conservation des clients Enquête de satisfaction
pour approcher un taux de
satisfaction de 100%
Objectifs “ processus internes ”
Cycle d’exploitation :
– Améliorer le processus de
commande et de facturation Taux d’erreurs dans la division ou le
département
– Tendre vers le zéro défaut dans les
Taux de défauts en pièces par million
opérations
– Jouer sur le service pour restaurer Temps consacré aux clients
l’image de marque
Cycle d’innovation :
– Mieux connaître les marchés de CA généré par les nouveaux produits Cycle de développement des produits
l’entreprise
– Acquérir un savoir-faire sur les Bénéfice avant impôt / R&D
technologies du futur
Ratio de vente croisée
– Développer des solutions à valeur
ajoutée (nouveaux marchés)
Taux de réponse aux demandes
– Améliorer l’image de marque auprès
des clients (fidélisation)
Objectifs “apprentissage organisationnel”
– Réorienter les compétences du
personnel Ratio de couverture des postes stratégiques
– Créer les conditions d’un climat Alignement des objectifs personnels
Satisfaction des salariés
dynamique
– Relier primes et performance CA par salarié
– Développer les systèmes Ratio de disponibilité des informations
stratégiques
d’information