Stoicisme Vs Epicurisme
Stoicisme Vs Epicurisme
Stoicisme Vs Epicurisme
Stoïcisme et Épicurisme
Place de la séquence dans l’année : cette séquence est la première de l’année. Elle établit un
parallèle avec le programme de philosophie que les élèves découvrent au même moment, à
l’exception de ceux qui en ont eu une initiation en classe de première. Les préoccupations
d’ordre pratique qui caractérisent la philosophie romaine facilitent une première approche.
Problématique : a-t-on raison d’opposer stoïcisme et épicurisme, à Rome, comme deux voies
divergentes pour accéder au bonheur ?
Après avoir étudié les traits dominants des deux philosophies, il sera intéressant de dresser
un bilan sur les différences, et peut-être sur les similitudes, qui existent entre elles.
Le vocabulaire est donné aux élèves, en intégralité, pour tous les textes. Au préalable, le
professeur procède à une phase de reconnaissance du lexique minimal attendu pour une classe
de terminale.
Repérages grammaticaux et identification des formes (à titre d’exemple et selon les besoins de
la classe) :
- les propositions subordonnées de comparaison.
- les propositions subordonnées interrogatives indirectes.
- le datif de possession.
- l’emploi de « ne…quidem ».
- le génitif comme complément d’un pronom neutre au nominatif ou à l’accusatif singulier.
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Traduction du texte :
Pour ce premier texte, le texte latin est accompagné de sa traduction française. Les élèves
s’efforcent alors de retrouver la traduction précise et littérale du texte. Ils sont ainsi
directement confrontés à l’écart et au parti pris de tout traducteur, et cette phase d’observation
peut préparer le travail d’appréciation de traductions qui leur est proposé à l’épreuve.
1) Expliquez, en prenant appui sur tout le texte, l’idée suivante, développée par Sénèque :
« Nihil accidere uiro bono mali potest » (Rien de mal ne peut arriver à l’homme de bien).
2) A quels domaines Sénèque emprunte-t-il ses exemples, pour illustrer sa thèse ? Pour
quelle(s) raison(s), selon vous ?
3) Quels vous semblent être les traits caractéristiques du stoïcisme, à travers ce texte ?
Traduction du texte :
Pour ce deuxième texte, la construction seule des phrases est donnée. Les élèves, qui ont
repéré la structure ou composition du texte, en traduisent des passages, le plus élégamment
possible.
1) Quelle est la thèse de Sénèque au sujet de la colère ? En quoi diffère-t-elle de l’opinion que
l’on se forge habituellement sur cette passion ?
2) Comment l’auteur définit-il les notions « adfectus » et « impetus » ?
3) Si l’on sait que le stoïcisme est une philosophie de l’action, quelle est, selon vous, la visée
ultime de ce texte ?
En complément, le professeur propose une lecture suivie, dans la traduction française, du livre
II du De Ira, afin d’avoir une idée d’ensemble de l’argumentation de Sénèque sur le processus
de la colère.
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Séance 3 : Lucrèce, De Rerum Natura, II, 1-36.
Traduction du texte :
Pour ce troisième texte, la construction des phrases est prise en charge par les élèves sur la
première moitié du texte. Elle est facilitée par le jeu des répétitions et les phénomènes de
reprises qui la jalonnent. Pour la seconde moitié du texte, le professeur procède à sa traduction
juxtalinéaire.
La classe établit des critères (peut-être sous la forme d’une grille d’évaluation) qui lui
permettront d’orienter son appréciation sur la traduction.
Voici quelques critères possibles :
- critère de concision, par respect de la brièveté du texte latin ?
- critère lexical, avec un choix des mots approprié ?
- critère syntaxique, quand le mouvement de la phrase latine est conservé ?
- critère d’expression, soit par une adaptation au langage et aux concepts actuels, soit par une
traduction plus neutre, mais qui se veut davantage fidèle au texte. La traduction s’éloigne-t-
elle du texte originel ou pas ? Quel est son parti pris ? Est-il pertinent ? Que privilégie le
traducteur : une compréhension fluide, la saveur littéraire du texte ?
- critère stylistique. Le traducteur propose-t-il un équivalent pour rendre une audace de style ?
Traduction du texte :
Le texte étant plus court que les précédents, les élèves traduisent de façon improvisée
l’extrait entier. Un premier repérage rapide sur la composition du passage peut toutefois les
aider.
1) Quelle thèse Lucrèce soutient-il ? A quel moment apparaît-elle dans le texte et comment
est-elle exprimée ?
2) En quoi le tableau que Lucrèce fait du sacrifice d’Iphigénie est-il saisissant ? Quels sont les
effets recherchés ?
3) Montrez l’implication et l’intervention du jugement de l’auteur dans le texte.
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Entraînement à l’appréciation d’une traduction :
L’exercice proposé est le même que celui de la séance précédente. Les élèves travaillent à
partir d’une seule traduction, mais ils peuvent aussi en comparer plusieurs portant sur le
même texte.
Les élèves traduisent le célèbre texte d’Horace. Une ou deux questions de commentaire
peuvent accompagner la version, en guise de bonus.
Séance 6 : Prolongements.
Deuxième prolongement possible : ouvrir un débat sur les ressemblances et les différences
entre les deux philosophies. Les élèves ont accumulé, par des recherches, des informations
complémentaires sur les deux doctrines et rédigent un tableau synthétique de comparaison.
Le manuel de latin terminale de M.-P. Bortolussi, J. Brulé et A. Flobert, édité par Hatier, en
2003, propose d’étudier une même scène, la mort de Sénèque, à travers deux points de vue
différents, l’un stoïcien, avec Tacite, l’autre, épicurien, avec Pétrone (Séquence 10. Les voies
de la sagesse : le stoïcisme. Prolongements, p. 256-257).
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►En annexe : exemple de travail fait en classe sur le deuxième prolongement de la séquence (fiche de
bilan réalisée par une élève sur le stoïcisme et l’épicurisme et tableau de comparaison entre les deux
philosophies).
ANNEXES :
Séance 1. Texte 1.
Quare multa bonis uiris aduersa eueniunt ? Nihil accidere bono uiro mali potest : non
miscentur contraria. Quemadmodum tot amnes, tantum superne deiectorum imbrium, tanta
medicatorum uis fontium non mutant saporem maris, ne remittunt quidem, ita aduersarum
impetus rerum uiri fortis non uertit animum : manet in statu et quicquid euenit in suum
colorem trahit ; est enim omnibus externis potentior. Nec hoc dico : non sentit illa, sed uincit
et, alioqui quietus placidusque, contra incurrentia attollitur. Omnia aduersa exercitationes
putat. Quis autem, uir modo et erectus ad honesta, non est laboris appetens iusti et ad officia
cum periculo promptus ? cui non industrio otium poena est ? Athletas uidemus, quibus uirium
cura est, cum fortissimis quibusque confligere et exigere ab iis per quos certamini
praeparantur ut totis contra ipsos uiribus utantur : caedi se uexarique patiuntur et, si non
inueniunt singulos pares, pluribus simul obiciuntur. Marcet sine aduersario uirtus ; tunc
apparet quanta sit quantumque polleat, cum quid possit patientia ostendit. Scias licet idem
uiris bonis esse faciendum, ut dura ac difficilia non reformident nec de fato querantur,
quicquid accidit boni consulant, in bonum uertant. Non quid, sed quemadmodum feras
interest.
Pourquoi les hommes de bien subissent tant d’infortunes ? Rien de mal ne peut arriver à
l’homme de bien : les contraires sont incompatibles. De même que tant de fleuves, de chutes
de pluies torrentielles, de sources médicinales ne changent pas la saveur de la mer et ne
l’adoucissent même pas, le choc de l’adversité n’altère pas une âme vaillante : elle maintient
son caractère et c’est elle qui communique aux événements sa couleur, car son pouvoir est
plus grand que celui de tous les objets extérieurs. Je ne dis pas qu’elle ne les sente point, mais
elle en triomphe : son calme et sa placidité ordinaires ne l’empêchent pas de faire front contre
leurs assauts. Tout malheur, à ses yeux, devient un exercice. Quel est d’ailleurs l’homme
digne de ce nom, l’homme vraiment épris de vertu, qui ne désire une épreuve à sa taille et ne
cherche des devoirs périlleux à remplir ? Pour une nature énergique l’inaction n’est-elle pas
un supplice ? Nous voyons les athlètes soigneux de leur vigueur provoquer les plus rudes
champions et exiger que leurs entraîneurs déploient toutes leurs forces contre eux : ils
s’offrent sans broncher aux coups et aux horions et, quand ils ne trouvent pas d’égal,
s’attaquent à plusieurs rivaux à la fois. Sans adversaire le courage s’étiole ; sa puissance, sa
valeur n’éclatent qu’autant que les circonstances lui permettent de faire ses preuves. Persuade-
toi que l’homme de bien doit suivre cet exemple, qu’il ne redoute ni la souffrance ni l’effort et
ne se plaint jamais de la destinée, que, quoi qu’il advienne, il s’en accommode et le tourne à
son avantage. L’important n’est pas ce qu’on supporte, c’est la façon de supporter.
Texte établi et traduit par R. Waltz, Les Belles Lettres, Paris, C.U.F., 1927
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Séance 2. texte 2.
Nihil ex his quae animum fortuito inpellunt adfectus uocari debet : ista, ut ita dicam, patitur
magis animus quam facit. Ergo adfectus est non ad oblatas rerum species moueri, sed
permittere se illis et hunc fortuitum motum prosequi. Nam si quis pallorem et lacrimas
procidentis et inritationem umoris obsceni altumue suspirium et oculos subito acriores aut
quid his simile indicium adfectus animique signum putat, fallitur nec intellegit corporis hos
esse pulsus. Itaque et fortissimus plerumque uir dum armatur expalluit et signo pugnae dato
ferocissimo militi paulum genua tremuerunt et magno imperatori antequam inter se acies
arietarent cor exiluit et oratori eloquentissimo dum ad dicendum componitur summa
riguerunt.
Ira non moueri tantum debet sed excurrere ; est enim impetus ; numquam autem impetus
sine adsensu mentis est, neque enim fieri potest ut de ultione et poena agatur animo nesciente.
Putauit se aliquis laesum, uoluit ulcisci, dissuadente aliqua causa statim resedit : hanc iram
non uoco, motum animi rationi parentem : illa est ira quae rationem transsilit, quae secum
rapit. Ergo prima illa agitatio animi quam species iniurae incussit non magis ira est quam ipsa
iniuriae species ; ille sequens impetus, qui speciem iniuriae non tantum accepit sed
adprobauit, ira est, concitatio animi ad ultionem uoluntate et iudicio pergentis. Numquam
dubium est quin timor fugam habeat, ira impetum ; uide ergo an putes aliquid sine adsensu
mentis aut peti posse aut caueri.
Aucune des impulsions qui frappent l’esprit par hasard ne doit être appelée passion ; celles-
là l’esprit les subit en quelque sorte plutôt qu’il ne les crée. Donc la passion consiste non pas à
être ému par l’idée que fait naître un objet, mais à s’y abandonner et à suivre ce mouvement
fortuit. S’imaginer que la pâleur, les larmes, l’excitation génitale, un profond soupir, l’éclat
soudain des yeux ou tout autre phénomène analogue soit l’indice d’un passion et la
manifestation de notre état d’esprit, c’est tomber dans l’erreur et méconnaître qu’il s’agit là
d’impulsions purement corporelles. C’est ainsi que les plus braves pâlissent généralement en
prenant les armes ; au signal du combat les genoux des plus ardents guerriers tremblent, le
cœur d’un grand général bat avant le choc des deux armées et l’orateur le plus éloquent,
lorsqu’il se recueille pour parler, sent ses extrémités se glacer.
La colère ne doit pas seulement se mettre en mouvement, mais aussi avoir libre cours, car
c’est un élan ; or jamais élan n’existe sans le consentement de l’âme et il n’est pas possible
qu’on discute de la vengeance et du châtiment à l’insu de l’esprit. Quelqu’un se croit lésé, il
veut se venger, un motif quelconque l’en dissuade et il y renonce : j’appelle cela non de la
colère, mais un mouvement de l’esprit qui obéit à la raison ; la colère, c’est ce qui outrepasse
la raison, qui l’entraîne avec soi. Donc ce premier trouble de l’âme que provoque l’idée
d’offense n’est pas plus la colère que l’idée même d’offense ; l’élan ultérieur, qui a non
seulement perçu, mais approuvé l’idée de l’offense est la colère, c’est une excitation de l’âme
qui marche volontairement et délibérément à la vengeance. On n’a jamais douté que la peur
ne provoque la fuite et la colère, l’agression ; vois donc si tu penses qu’on puisse attaquer ou
esquiver sans l’assentiment de l’esprit.
Texte établi et traduit par A. Bourgery, Les Belles Lettres, Paris, C.U.F., 1971.
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Séance 3. Texte 3.
Première traduction :
Il est doux, quand sur la grande mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux
rudes épreuves d’autrui: non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais
voir à quels maux on échappe soi-même est chose douce. Il est doux encore de regarder les
grandes batailles de la guerre, rangées parmi les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais
rien n’est plus doux que d’occuper solidement les hauts lieux fortifiés par la science des
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sages, régions sereines d’où l’on peut abaisser ses regards sur les autres hommes, les voir
errer de toutes parts, et chercher au hasard le chemin de la vie, rivaliser de génie, se disputer
la gloire de la naissance, nuit et jour s’efforcer, par un labeur sans égal, de s’élever au comble
des richesses ou de s’emparer du pouvoir. O misérables esprits des hommes, ô cœurs
aveugles ! Dans quelles ténèbres et dans quels dangers s’écoule ce peu d’instants qu’est la
vie ! Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps
l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de
crainte ? Ainsi pour le corps, nous le voyons, il est besoin de bien peu de choses. Tout ce qui
peut supprimer la douleur est capable également de lui procurer maint plaisir exquis. Et dans
cet état, la nature elle-même ne réclame rien de plus agréable : s’il n’y a point parmi nos
demeures de statues dorées de jeunes gens, tenant dans leurs mains droites des flambeaux
allumés pour éclairer des orgies nocturnes ; si notre maison n’est pas toute brillante d’argent,
toute éclatante d’or ; si les cithares n’en font pas résonner les vastes allées lambrissées et
dorées : il nous suffit du moins, étendus entre amis sur un tendre gazon, le long d’une eau
courante, sous les branches d’un grand arbre, de pouvoir à peu de frais apaiser agréablement
notre faim ; surtout quand le temps sourit, et que la saison parsème de fleurs les herbes
verdoyantes. Et les fièvres brûlantes ne quittent pas plus vite le corps, que l’on s’agite sur des
tapis brodés, sur la pourpre écarlate, ou qu’il faille s’aliter sur une étoffe plébéienne.
Texte établi et traduit par A. Ernout, Les Belles Lettres, Paris, C.U.F., 1920.
Seconde traduction :
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Ni maison brillant d’or et reluisant d’argent,
Ni cithares résonnant sous des lambris dorés,
De pouvoir entre amis, couchés dans l’herbe tendre,
Auprès d’une rivière, sous les branches d’un grand arbre,
Choyer allègrement son corps à peu de frais,
Surtout quand le temps sourit et que la saison
Parsème de mille fleurs les prairies verdissantes.
Et les fièvres ne quittent pas plus vite le corps
Si l’on s’agite sur de riches brocarts de pourpre
Que si l’on doit coucher sur un drap plébéien.
(Cette traduction, précise l’éditeur, a obtenu, en 1993, le prix Nelly Sachs, décerné à Arles par les
Assises de la Traduction).
Séance 4. Texte 4.
Première traduction :
A ce propos, j’éprouve une crainte : peut-être vas-tu croire que tu t’inities aux éléments
d’une science impie, que tu t’engages dans la voie du crime. Au contraire, c’est le plus
souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels. C’est ainsi qu’à Aulis
l’autel de la vierge Trivia fut honteusement souillé du sang d’Iphianassa par l’élite des chefs
grecs, la fleur des guerriers. Quand le bandeau enroulé autour de sa coiffure virginale fut
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retombé en rubans égaux le long de ses joues ; quand elle aperçut, debout devant l’autel, son
père accablé de douleur ; près de lui, les prêtres dissimulant le fer, et tout le peuple fondant en
larmes à son aspect, muette d’effroi et fléchissant sur les genoux, elle se laissa choir à terre.
Malheureuse ! en un tel moment il ne pouvait lui servir d’avoir la première donné au roi le
nom de père. Enlevée par des mains d’hommes et toute tremblante, elle fut menée à l’autel,
non pour être reconduite, une fois accomplis les rites solennels, au chant clair de l’hyménée ;
mais laissée vierge criminellement, dans la saison même du mariage, elle devait succomber,
victime douloureuse immolée par son père, afin d’assurer à la flotte un départ heureux et des
dieux favorables. Tant la religion put conseiller de crimes !
Texte établi et traduit par A. Ernout, Les Belles Lettres, Paris, C.U.F., 1920.
Deuxième traduction :
Troisième traduction :
Commentaire.
Introduction.
Le stoïcisme dont se réclame Sénèque a été introduit à Rome, au IIe siècle avant J.-C. Ici, il
s’agit d’une méditation ascétique de la part de l’auteur, qui vient d’être disgracié par Néron et
veut se persuader que les épreuves relèvent de la providence, et qu’il faut en faire les
instruments de son progrès. C’est un texte vivant, qui frappe surtout par ses images
paradoxales.
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Le style dialogique est en effet présent dans le texte, avec le jeu de questions et de
réponses : « Quare » (l.1) est une vraie question. Cette question initiale pose le sujet du
dialogue : le problème de la compatibilité du mal avec la providence. Le style direct du
dialogue mime en outre la présence virtuelle du dédicataire. Dans le deuxième paragraphe,
« Quis autem… » (l.11) et « Cui non industrio » (l.14) sont deux questions oratoires qui
animent le propos, tout en étant un moyen de persuasion, car elles donnent un caractère
d’évidence à des propositions qui ne vont guère de soi pour le non-sage.
Le paradoxe entre la question initiale et les réponses données doit interpeller car il joue sur
une affirmation (« multa bonis uiris aduersa eueniunt », l. 1) et sa rétractation immédiate
(« Nihil accidere bono uiro mali potest », l. 2), avec un passage de « multa » à « nihil », qui
renforce catégoriquement l’idée suivante : le mal existe, mais il n’est pas un mal pour
l’homme de bien ; le mal finit donc par ne plus exister pour l’homme de bien. On remarque
que les termes « multa » et « aduersa » encadrent l’expression « bonis uiris » (c’est
l’impression qu’a le non-sage des maux multiples qui assaillent l’homme de bien), puis, la
même expression est conservée (« bono uiro »), encadrée cette fois-ci par les termes « Nihil »
et « mali » : Sénèque affirme en force le contraire de l’impression précédente ; c’est l’homme
de bien qui s’attaque à l’essence du mal. Sénèque énonce un second paradoxe : le mal est
opposé au bien mais pour l’homme de bien, le mal est la condition du bien. Puisqu’il prouve
la valeur de l’homme de bien, le mal est même nécessaire. L’homme de bien s’attachera alors
à transformer les maux en bienfaits (le lexique du changement est capital dans le texte :
l’homme de bien ne change pas sa nature « aduersarum impetus rerum uiri fortis non uertit
animum », l. 6, mais il a plutôt la capacité de changer la nature du mal en bien « quicquid
accidit boni consulant, in bonum uertant », l. 25). Si Sénèque multiplie ainsi les paradoxes,
c’est qu’ils sont la figure rhétorique de la stimulation intellectuelle et de la rééducation de la
pensée.
Enfin, l’auteur fait appel aux capacités de raisonnement de l’interlocuteur, par l’emploi d’un
raisonnement analogique et le recours aux images. Les énoncés théoriques alternent avec des
exemples concrets, comme le souligne le vocabulaire sensoriel (« saporem », l.5, « colorem »,
l. 8). Ses exemples sont bien choisis : il les emprunte au vocabulaire médical, puisqu’il est
question du maintien d’une âme vaillante, qui n’est pas corrompue et garde toute sa santé
(« manet in statu », l. 7, « est…potentior », l. 8). On peut y lire d’ailleurs un éloge implicite de
la philosophie, perçue comme une médecine de l’âme résistant à toute agression extérieure.
Dans un second exemple, il durcit la comparaison : la résistance du sage est signifiée par le
pugilat, qui est aussi une façon d’ancrer la philosophie dans le quotidien de l’existence et de la
rendre accessible.
L’insistance sur la négation du mal par l’homme de bien est notable : le tour latin « Nihil
mali » (l. 2) comme équivalent de « Nullum malum », la négation qui suit, « non miscentur »
(l.2), redouble l’impossibilité que le mal domine l’homme vertueux, le parallélisme, au sein
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de la comparaison, entre « quemadmodum…non mutant » (l. 3) et « ita…non uertit » (l.6)
sont autant d’expressions qui confirment cette idée.
Sénèque oppose également la quantité (« tot amnes, tantum superne deiectorum imbrium,
tanta medicatorum uis fontium », l. 3-4, « aduersarum impetus rerum », l. 6) exprimée par les
adjectifs ou adverbes de quantité et la marque du pluriel, à la qualité (« saporem maris », l. 5,
« uiri fortis animum », l. 6) : une âme constante, qui possède force intérieure, courage,
résistera à tous les assauts de l’adversité. On notera dans l’expression « manet in statu » (l. 7)
l’antéposition du verbe dans la phrase et l’ellipse du sujet, évident, qui est « animus ». La
force et l’évidence du courage semblent alors se manifester d’elles-mêmes par cette
présentation.
Le lexique de la contingence, de « ce qui arrive » est très présent dans le texte : « aduersa »
(l.1), « eueniunt »(l.1), « accidere »(l.2), « aduersarum rerum » (l.6), « quicquid euenit » (l.7),
« omnibus externis » (l. 8), « incurrentia » (l.10), « omnia aduersa » (l. 11), « quicquid
accidit » (l. 24). On remarquera que « ce qui arrive » arrive toujours « pour quelqu’un »,
comme l’indique l’emploi du datif d’attribution ou d’intérêt : « aduersa bonis uiris eueniunt »
(l.1), « accidere bono uiro » (l.2). En réalité, le hasard n’existe pas pour un stoïcien ; le hasard
doit être accepté et employé à bon escient. La providence gouverne le monde. Si des
événements malchanceux surviennent, c’est par nécessité et il ne faut pas aller contre eux
mais être prêt à les recevoir. La providence est assimilée à Dieu, ou à la Raison (logos), et
cette Raison pensante a raisonnablement créé ce qui existe. Aussi, rien de ce qui existe ne
peut être véritablement mauvais en soi.
Conclusion.
Le mal vient non des choses elles-mêmes mais de la perception fausse qu’on en a. Sénèque
nous invite à un travail de rééducation du jugement qui permettrait la perception juste, et
partant, la conduite juste.
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Plus modestement, Sénèque reconnaît l’effet douloureux des épisodes malheureux et la
sensibilité des hommes au mal, mais il s’agit de les surmonter. On peut s’interroger sur les
formes qu’a pu prendre cette apatheia stoïcienne : impassibilité, austérité, hypercontrôle des
émotions, tension de la volonté, dédain des atteintes de la fortune, et la comparer à l’ataraxie
épicurienne : comment les épicuriens luttent-ils contre les troubles et les maux de
l’existence ?
Commentaire linéaire.
Introduction
De la colère est un traité en forme de dialogue, adressé à son frère Novatus. Les deux
premiers livres furent sans doute écrits en 41 apr.J.-C., juste avant l’exil de Sénèque.
L’ouvrage traite de la nature de la colère. Sénèque y donne notamment quelques exemples de
la colère et de la cruauté de l’empereur Caligula. Il développe dans ce texte l’un des aspects
majeurs du stoïcisme : la maîtrise de soi.
Lignes 1 à 3.
La première phrase est l’énoncé général de la thèse. Les termes sont pointilleux car ils font
partie de la terminologie stoïcienne. « Adfectus » (l. 1) par exemple désigne « la passion ».
Sénèque va faire la critique sous-jacente du sens commun, qui a tendance à définir
précipitamment ce qui doit d’abord faire l’objet d’un examen : « Nihil ex his quae impellunt
animum fortuito debet uocari adfectus » (l. 1-2). La tâche du philosophe est de corriger les
préjugés. La passion, ce n’est pas ce que l’âme subit, ce n’est pas une impulsion spontanée
(mais quelque chose d’actif).
Lignes 3 à 5.
La seconde phrase est la conséquence de cet énoncé. Le connecteur logique « Ergo » est
d’ailleurs utilisé. Après avoir dit ce qu’elle n’était pas, Sénèque définit la passion de façon
positive : elle est un abandon volontaire. Le passionné n’est pas attiré par les choses, au sens
où elles l’attireraient passivement ; c’est lui qui décide d’aller vers elles. La correction du
faux jugement sur la passion est relayée par le passage du verbe passif « non moueri » (l.4) au
verbe déponent, de sens actif « prosequi » (l.5). Si c’est le hasard qui, à l’origine, donne lieu à
la passion, comme l’indique la répétition de « fortuito » (l.1) et « fortuitum » (l.4), le
passionné s’adonne à sa passion en toute conscience.
Lignes 5 à 9.
Dans cette troisième phrase, l’auteur va expliquer sa thèse, ce que souligne le « Nam »
initial, mais il va l’expliquer à partir de contre-exemples. En effet, les réactions corporelles et
physiologiques qu’il cite (pâleur, larmes, désir sexuel…) sont différentes de la passion.
Sénèque établit bien une différence entre ce qui a trait au corps (« corporis hos esse pulsus »,
l. 9)) et ce qui est une « manifestation de l’âme ». En reliant « adfectus » et « animus » dans la
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phrase par des termes équivalents, sous la forme d’un chiasme (« indicium adfectus animique
signum », l. 8), il désigne la passion, contre toute attente, comme une activité de l’esprit. Dans
le texte, l’auteur emploie indifféremment « animus » et « mens », que l’on a coutume
d’opposer, le premier pour signifier le souffle vital ou le cœur, c’est-à-dire un principe
spirituel, le second pour qualifier la réflexion et l’activité intellectuelle. Ici, « animus » est
associé à « mens » (l. 17) mais aussi à « ratio » (l.21), « uoluntas » (l. 26) et « iudicium »
(l.26), ce qui fait de la passion une réalité à la fois liée au domaine intellectuel mais aussi
moral. Le verbe de la proposition principale « fallitur » (l.8) est rejeté à la fin de la phrase, ce
qui le met en valeur, d’autant plus qu’on a perdu de vue son sujet, « quis » (l. 5), annoncé au
début : cette rupture, ou cassure, est mimétique de l’arrêt que nécessite la pensée paradoxale
de Sénèque. La passion est donc une activité délibérée de l’esprit, et non un sentiment
éprouvé de manière incontrôlée et passive.
Lignes 9 à 14.
Lignes 15 à 22.
Jusqu’à la fin du texte, Sénèque se penche sur le cas de la colère. Le titre du traité, De Ira,
annonce d’ailleurs qu’elle est prise comme objet d’étude. La colère illustre parfaitement la
thèse de l’auteur sur la passion : elle n’est pas seulement le résultat de l’excitation fortuite
d’un objet extérieur puisque, si on commence par s’abandonner à son attirance, on s’y adonne
surtout volontairement. Sénèque reprend le mouvement qu’il avait suivi dans la première
phrase du texte (« non moueri tantum debet sed excurrere », l. 15). Le jeu des deux négations,
qui s’annulent l’une l’autre, à deux reprises successives, renforce l’idée que la colère se fait
par l’assentiment de l’âme : « numquam autem impetus sine adsensu mentis est, neque enim
fieri potest ut de ultione et poena agatur animo nesciente » (l. 16-18). Dans la mesure où la
colère est une sorte de passion en puissance, au sens où il l’entend, l’auteur va suivre la même
méthode de définition que celle qu’il a utilisée précédemment : la colère, dans sa définition
négative, n’est pas le raisonnement que fait l’esprit quand il a été lésé, signe qu’un espace de
réflexion est possible avant d’agir. Ce n’est pas le trouble de l’âme qui a été offensée. La
colère, dans sa définition positive, réside dans le choix de s’abandonner à un mouvement de
vengeance, après cette offense. A partir de l’idée d’offense, la colère est un élan volontaire,
consenti.
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Lignes 22 à la fin.
Sénèque décrit ici le processus de la colère et le condamne parce que différentes étapes sont
nécessaires avant de se montrer passionné. Il y a d’abord le premier trouble de l’âme (« illa
prima agitatio », l. 22), qui s’émeut de l’offense qui lui a été faite ; il aura alors fallu percevoir
l’offense (« accepit », l. 25) puis admettre l’idée de l’offense (« adprobauit », l.25). On notera
que « species » dans l’expression « species iniuriae » (l. 24) désigne l’idée que l’on se fait de
quelque chose, l’impression superficielle qu’on en retire : la colère ou la passion se fie aux
apparences, sans réflexion plus posée. Enfin, la colère proprement dite est l’élan qui
outrepasse ces étapes (« ille sequens impetus », l. 24), franchit les limites de la raison car il est
toujours possible de se contenir, avant d’aller jusqu’au bout.
Sénèque procède alors à une conclusion implicite et s’en remet, avec l’injonction « uide
ergo » (l. 28), au bon sens de son interlocuteur. Si la passion est un abandon volontaire, elle
peut être maîtrisée. L’idée de maîtrise est d’ailleurs préalable à toute philosophie : il faut que
la volonté ou la décision intervienne chez le sujet pour qu’il agisse ; sa volonté doit s’exercer
à l’envers, en le rendant auteur et responsable de ses passions.
Le texte tout entier s’apparente alors au syllogisme suivant :
er
1 paragraphe : majeure : toute passion contient une part de volonté délibérée.
2ème paragraphe : mineure : or, la colère est une passion.
Conclusion : la colère peut être maîtrisée par la volonté, comme toutes les autres passions.
Conclusion
Pour les Stoïciens, l’homme a la faculté de donner son assentiment à l’ordre rationnel du
monde, en choisissant la vertu, mais il peut aussi donner son assentiment à ses impulsions, ses
vices, la volonté humaine étant toujours libre. Dans la notion traditionnelle de la uirtus,
l’homme a également la faculté de négliger son intérêt particulier pour le sacrifier à l’intérêt
supérieur que représente la patrie. Le choix, auquel renvoie ce texte, est donc toujours
possible entre le plaisir ou l’intérêt immédiat, et le dépassement de soi au nom de valeurs
idéales.
Commentaire
Introduction
Lucrèce fait ici le portrait du sage épicurien dont la vie est gouvernée par le plaisir.
Qu’entend-il alors par plaisir ? Une vie calme, privée de désir et de douleur, et qui fuit tout ce
qui n’est ni naturel ni nécessaire. Par un style imagé et poétique, Lucrèce initie son
interlocuteur, Memmius, le dédicataire de l’ouvrage, à cette ascèse paradoxale.
Le sage est d’abord un observateur du monde qui l’environne. Le champ lexical du regard
l’atteste : « spectare » (v.2), « cernere » (v.4), « tueri » (v.5), « uidere » (v.9). Regarder « est
doux » parce que cela signifie qu’on est, non pas au milieu des troubles mais à l’écart, à
distance de ces derniers. L’importance du regard est croissante : il permet, puisqu’il est rendu
16
possible, d’échapper aux dangers, petits ou grands. Pour illustrer ces dangers, Lucrèce choisit
l’exemple de la tempête en mer, qui peut métaphoriser les troubles ou les vicissitudes de la vie
(« uentis turbantibus », v.1). Si on file l’image, le sage est alors celui qui se tient hors
d’atteinte, sur la terre ferme (« e terra », v.2). Puis il donne l’exemple des guerres, fréquentes,
et pour signaler l’absence de participation du sage aux combats, la scène est vue de son point
de vue : la guerre devient alors un ensemble de combats, bien ordonnés dans les plaines sur
lesquelles ils s’étendent, en un mot, esthétiques (« magna certamina…per campos instructa »,
v.5-6). En second lieu, le regard fait échapper à des dangers plus abstraits tels que l’illusion
des vanités, la possession matérielle.
Ainsi, l’épicurien diffère des autres hommes : stable, il se réfugie dans sa tour d’ivoire,
symbolisée par les « templa » (v.8) et caractérisée par son caractère sacré, avec la connotation
de « templa », par sa hauteur (« edita », v.8), au sens propre et figuré, sa solidité inébranlable
(« munita », v.7) et sa tranquillité (« serena », v.8) ; les hommes, eux, errent sans cesse,
aveuglés par des buts illusoires qui leur demandent une énergie aussi grande que celle
qu’exige la participation à un combat. On relève à ce sujet le vocabulaire poliorcétique
(« certare », v.11, « contendere », v.11, « rerum potiri », v.13) et celui de l’errance et de la
dispersion (« passimque…errare…quaerere uiam…palantis », v.9-10).
On peut être surpris par l’aplomb d’un tel discours, mais le but recherché n’est-il pas de
mettre en valeur l’assurance du sage et son mépris du jugement d’autrui ? Dès le début du
texte, des paradoxes sont énoncés de façon abrupte : « suaue est…spectare laborem alterius »,
v.1-2 (il est doux… de regarder la peine d’autrui), « suaue etiam tueri magna certamina », v.5
(il est doux encore de regarder les grands combats), « nihil dulcius quam…despicere alios »,
V.7-9 (rien n’est plus doux que…de mépriser les autres). Bien entendu, Lucrèce précise à
chaque fois qu’il ne s’agit pas d’un pur sadisme, d’un pur goût de la violence ou d’un pur
dédain, mais ce ton audacieux attire notre attention et déplace nos interrogations : ne faudrait-
il pas plutôt blâmer notre agitation stérile, le fondement des guerres que le contempteur de ces
choses qu’est le sage ? La métaphore du regard ne veut-elle pas en réalité, par une
transmission de vision, nous rendre lucides nous aussi ? Dans son apostrophe aux hommes, le
poète déplore leur cécité, une cécité intérieure (« o pectora caeca », v.14, « in tenebris », v.15)
alors que c’est l’évidence même (« Nonne uidere », v.16) que la nature recommande un
bonheur simple.
Le bonheur vient d’un processus naturel ; il repose sur la nature, la nôtre et celle qui nous
entoure. « naturam latrare » (v.17) : de façon animale, la nature nous signale douleur et plaisir
et le plus grand plaisir est l’absence de douleur du corps (« dolor seiunctus absit corpore »,
v.18) : par le renforcement du participe parfait passif apposé, on comprend que la douleur doit
être une entité disjointe du corps, là où les hommes prennent plaisir à contrarier ce dernier
(« laborem », v.2, « labore », v.12). A cette condition, l’esprit connaîtra la paix et sera lui
aussi disjoint des tourments qui l’assaillent habituellement : le souci et la crainte (« semota
cura metuque », v.19).
Parce que tout ce qui n’est pas douleur est plaisir, et que la douleur devient alors l’anti-
plaisir, et le plaisir l’anti-douleur, les plaisirs ne doivent plus être recherchés parmi ceux qui
s’ajoutent à cet état de choses. Les plaisirs délicats des Romains deviennent des plaisirs
superflus. Lucrèce condamne l’art ostentatoire de la statuaire, les agapes orgiaques, l’or, les
loisirs raffinés, tout ce qui s’ajoute et demande plus au seul fait d’être là, dans la santé du
corps et de l’esprit. L’auteur appuie sa condamnation des riches maisons romaines par une
insistance ironique sur tout ce qui brille, si bien qu’on ne peut manquer d’être soi-même
aveuglé par cet amas d’éclats factices. Ces lumières artificielles (« aurea », v. 24, « lampadas
17
igniferas », v.25, « lumina suppeditentur », v.26, « fulget argento auroque renidet », v.27,
« aurataque », v.28) sont le pendant des ténèbres intérieures dans lesquelles les hommes sont
plongés, bien différentes en cela de la vraie lucidité du sage.
Le bonheur consiste donc à tirer profit de ce que la nature met à disposition, sans rien y
ajouter, sans la transformer. Cela passe par le respect de son rythme, de sa progression
temporelle (« cum tempestas adridet », v.32, « anni tempora conspergunt », v.33), qui est peu
de chose pour l’humain (« hoc aeui », v.16). Il faut laisser faire la nature, refuge du petit et du
grand, signe de sa perfection : « aquae riuum…arboris altae » (v.30). Le rappel sur le temps
qui passe, sur la brièveté de la vie n’est pas à négliger car c’est sur une notation toute pleine
de la conscience de ce qu’est la condition humaine que s’achève le texte : l’homme reste un
corps et c’est ce dernier qu’il doit soigner (« curant », v.31). L’homme attaqué par les fièvres
se moquera de savoir de quel tissu son lit est brodé, pourvu qu’il guérisse. Après avoir décrit,
sur un vers, la beauté des tissus en pourpre, Lucrèce présente, dans la chute de sa phrase,
l’homme restant allongé (« cubandum est », v.36), ce qui témoigne à la fois de la fragilité de
l’existence et de l’inutilité du luxe. En cela, il oppose les « pauca…opus » (v.21) du sage aux
« magnis opibus » (v.31) des autres hommes.
Le texte poétique, imagé, martèle sur un rythme entêtant des préceptes sensualistes, qui
invitent presque à penser avec notre corps : « suaue » (v. 1, 4 et 5), répété trois fois,
« dulcius » (v.7), « spectare » (v.2), « in gramine molli » (v.29) ; la vue et le toucher sont les
sens les plus sollicités.
Alors que le texte fait état de la pénibilité des actions humaines, de leur caractère anguleux,
jusqu’à l’aveuglement criard des lumières domestiques, le sage, lui, ne connaît que le plaisir,
décliné par plusieurs substantifs (« uoluptas », v.3, « delicias », v.22) et adjectifs (« iucunda »,
v.3, « gratius », v.24). Tout est facile et agréable pour celui qui va dans le sens de la nature.
Le texte repose encore sur une série de contrastes, qui révèlent deux attitudes opposées : le
sage se tient sur la terre ferme, le non-sage se débat dans l’agitation des flots ; le sage se retire
dans une forteresse inexpugnable, le non-sage parcourt en tous sens la plaine où ont lieu des
combats incessants ; le sage a un regard pénétrant, le non-sage s’entoure de lumières
artificielles qui finissent par l’aveugler. A cela s’ajoute l’hypotypose qui décrit le cadre
idyllique de la nature (v. 29-33).
L’énonciation est variée : les phrases assertives assoient la doctrine épicurienne, les
exclamations plaignent les hommes, question rhétorique, vérités générales suscitent une prise
de conscience. La nature, d’ordinaire au repos, aboie pour réprouver les plaisirs sophistiqués
des hommes.
Le rythme est équilibré, binaire le plus souvent, et il faut regarder de près la construction
des vers qui suit le mouvement des idées. Quand l’auteur évoque la stabilité du sage, le vers 8
fait apparaître au centre la figure bien assise du sage ; les vers 9 et 10 qui traitent de l’errance
sont plus décousus.
Conclusion
18
Lucrèce, De Rerum Natura, I, 80-101.
Commentaire
Introduction.
Lucrèce répond ici aux attaques dont faisait l’objet l’épicurisme. En démontrant que la
crainte d’une intervention divine dans ce monde et du châtiment des âmes après la mort était
sans fondement, l’épicurisme heurtait la sensibilité religieuse romaine. Pour rassurer son
destinataire, l’aristocrate C. Memmius, Lucrèce va prouver, par un exemple sanglant, que
c’est la religion qui dicte à l’homme des conduites criminelles.
Le discours, qui est destiné à Memmius, est direct, avec la présence des pronoms de
première et de deuxième personne, le présent d’énonciation (« uereor, ne forte rearis… », v.1)
et des modalisateurs tels que l’intensif « tantum », l’exclamation, au même vers 22, ou le
connecteur d’opposition « Quod contra », au vers 3. Dans ce discours, qui occupe les quatre
premiers vers, Lucrèce prévient un argument de Memmius selon lequel l’épicurisme serait
impie et donc criminel. On note l’habileté de l’auteur qui se met à la place de son
interlocuteur. Dès le vers 1, l’expression « Illud in his rebus », fréquente chez Lucrèce,
signale qu’il va prévenir une objection. Il l’emploie aussi pour introduire une réfutation, ou
amener le développement d’un point de vue particulier dans un développement d’ordre
général.
Au vers 4, l’énoncé de la thèse se fait de manière paradoxale : la religion est criminelle.
L’épicurisme souffre de l’accusation d’être un crime, mais lorsque Lucrèce en parle, il
l’exprime par la voie du lieu commun, comme le souligne ironiquement l’expression
« uiam…sceleris » (v.3), ou de l’abstraction (« impia…rationis…elementa », v.4), et il fait
dépendre cette accusation d’une pensée mal engagée, laissée dans l’erreur, car « rearis » est au
mode du subjonctif ; au contraire, la religion a véritablement enfanté des actes criminels.
L’emploi du parfait de l’indicatif et d’un lexique concret, avec « facta » (v.4) valide
l’existence des crimes perpétrés par la religion.
La démonstration est assurée non pas par un raisonnement logique mais par un exemple qui
fait davantage appel à l’imagination et aux sentiments de son interlocuteur : celui du sacrifice
d’Iphigénie. Le récit du sacrifice s’apparente à une hypotypose, un tableau vivant, ce qui ne
surprend pas car la peinture de l’époque avait souvent représenté le sacrifice d’Iphigénie, et
Lucrèce a pu s’inspirer de l’une de ces images.
Le retour au discours, dans le dernier vers, en guise de conclusion, scelle définitivement
l’association de « religio » et de « malorum » (v.22), comme si cela avait été rendu évident,
après la démonstration.
19
Les dieux ne sont pas incriminés dans ce procès de la superstition religieuse. Diane, loin
d’être désignée comme le destinateur et la destinataire du sacrifice, conformément à la
légende, est la victime de la profanation. Le clergé non plus n’est pas directement mis en
cause, même s’il est l’exécuteur du sacrifice (« ferrum celare ministros », v.11). Le devin
Calchas, qui a eu l’idée du sacrifice, est singulièrement absent de la scène.
Les responsables sont plutôt les puissants, « ductores Danaum delecti, prima uirorum »
(v.7) : la postposition du groupe nominal sujet dans la phrase, le relief apporté aux mots par
l’allitération en « d », l’apposition redondante de « prima uirorum » participent de la tonalité
polémique et ironique du passage. Le personnage d’Agamemnon, qui a le double statut de
père et de roi, est doublement responsable et l’expression « mactatu…parentis » (v.20) laisse
voir l’horreur de la situation, qui en fait l’auteur direct du sacrifice.
Les hommes eux-mêmes sont responsables, si l’on admet le consentement général du
sacrifice par la flotte grecque. Ils mettent la religion au service de leur seule ambition
politique, au point de perdre tout sentiment humain.
Le premier moyen est la violence des mots. Elle répond à la violence religieuse. Le lexique
est nettement péjoratif (« scelerosa atque impia », v.4) ; le démonstratif « illa » dans
l’expression « illa religio » (v.3-4) est emphatique et méprisant. Il sous-entend que les faits
que la religion a commis ne lui permettent pas d’être perçue de façon laudative, comme ne
manquerait pas de le signaler habituellement ce démonstratif. « illa » est donc ironique.
Le deuxième moyen est l’ironie qui disqualifie les responsables du sacrifice. On assiste ici à
une parodie du rituel du sacrifice : la formule consacrée « felix faustusque », v.21 (dont
l’allitération en « f » est l’antithèse symétrique de l’allitération en « m » de « mactatu
maesta », au vers précédent), le recours à la langue épique et à ses formes archaïques
(« « Triuiai », v.5, « Iphianassai », v.6, « Danaum », « prima uirorum », v.7) sont en totale
distorsion avec les faits évoqués : nul héroïsme, nulle grandeur ne caractérise « la fleur des
guerriers ».
Le troisième moyen est le registre pathétique, qui fait ressortir l’horreur et le caractère
révoltant du spectacle. Tout d’abord, tout effort pour euphémiser la scène est exclu : Lucrèce
fait le choix d’une version, celle d’Eschyle (Agamemnon), dans laquelle Iphigénie est bien
sacrifiée sous les yeux de son père. Conformément à la doctrine épicurienne, les dieux
n’interviennent pas dans les événements humains, ce qui n’était pas le cas dans la version
d’Euripide (Iphigénie à Aulis), rejetée par Lucrèce, où Iphigénie est transformée en biche au
dernier moment, grâce à la substitution opérée par Artémis. Le poète, on le voit, n’adhère pas
à la fable mythologique et présente crûment la scène. L’un des ressorts du pathétique, et du
tragique, est sans doute l’ironie du sort qui fait confondre à la jeune fille cérémonie nuptiale et
cérémonie sacrificielle. Selon la légende grecque, Agamemnon fit venir Iphigénie à Aulis
sous prétexte de la marier à Achille. L’ambiguïté du lexique est particulièrement soignée : la
coiffure à laquelle le texte fait allusion (« infula…comptus », v.8) est attestée dans les
représentations figurées de sacrifices, mais désignerait également l’ensemble des six tresses
de la chevelure de la mariée ; la jeune mariée est enlevée par ses bourreaux pour être amenée
à l’autel (« sublata uirum manibus », v.16) de la façon dont le marié simule le rapt de son
épouse, qu’il emporte hors de la maison maternelle pour l’amener dans sa demeure.
L’expression consacrée pour désigner la conduite de la mariée dans la demeure de l’époux est
précisément le verbe « deducere » (« deductast », en rejet au vers 17). La mariée est alors
toute tremblante d’émotion (« tremebunda », v.16) comme l’est la victime défaillante qu’on
s’apprête à sacrifier. De plus, le point de vue évolue au cours du récit : omnisciente au début,
des vers 5 à 10, la focalisation devient interne, à partir du vers 11, avec le verbe « sensit ».
20
Croyant être apprêtée pour ses noces, Iphigénie découvre progressivement le sort qui l’attend,
à travers trois indices : l’affliction inattendue de son père, le couteau dissimulé du sacrifice,
les larmes de l’assistance. Dans une scène où la tension est concentrée, la victime fait la
découverte de la tromperie dont elle fait l’objet, contrairement à la version d’Euripide, où
Iphigénie est avertie du subterfuge de son père par un serviteur. L’intensité dramatique et
pathétique de ce moment est rendue par la sonorité un peu sourde, plaintive qui se dégage de
la paronomase « muta metu » (v.13), prolongée par les termes « terram » et « summissa »
(v.13), de même que par le rejet, au vers 20, du mot « hostia ».
Conclusion.
Le texte est étonnant par sa façon de signifier, au moyen des mots, la tangibilité des crimes
de la religion et l’irréalité des accusations qui visent l’épicurisme, par son mélange des
registres ironique, moqueur, et pathétique, par son parti pris, de relayer une démonstration,
qui eût été un peu sèche, par la visualisation d’un tableau saisissant, celui de la victime qui
découvre le sacrifice qui l’attend. Dans ce texte, Lucrèce rejette à la fois la superstition, la
fable mythologique, les passions humaines, pour faire accéder son lecteur à la plus grande
indépendance et paix de l’esprit possible.
Evaluation : version.
Carpe diem
Prolongements
LE STOICISME ET L’EPICURISME
21
Pour cela, elles ont donc des moyens semblables :
Vaincre les passions (les craintes, les désirs) comme la crainte des dieux, de la douleur, de
la mort ou le désir d’honneur, de richesse.
Chercher la sagesse, qui est un remède, et prendre exemple sur le sage.
Son nom vient de la Stoa, qui est le portique, l’allée couverte où l’on enseignait cette
philosophie à Athènes.
Le stoïcisme a été fondé par Zénon de Cittium (336-264 av.J.-C.). Ses successeurs sont
Cléanthe (331-232) et Chrysippe (280-210).
Il se développe sous l’Empire où il offre un moyen de résistance à la dégradation des mœurs
publiques dans une époque troublée.
Le « summum bonum » (le souverain bien), c’est-à-dire ce que l’on cherche à atteindre, est
la vertu, la beauté morale.
Sa logique.
Il existe un logos : une providence divine, un feu qui assure l’harmonie et la rationalité du
monde. Notre raison est une « étincelle de cet esprit divin » ; l’homme doit donc donner son
assentiment à l’ordre du monde.
Son éthique.
Il faut éviter les passions, ce qui trouble l’âme. Il faut agir sur ce qui dépend de nous.
Puisqu’on ne peut éviter la douleur, il faut l’affronter et accepter le malheur, nécessaire à
l’ordre du monde. Ces troubles sont envoyés par le destin (« fatum ») qui gouverne le monde.
Les stoïciens sont des athlètes de la vertu et du courage ; ils font preuve de volonté, de
constance, de grandeur d’âme. Il faut exercer son âme par l’accomplissement de devoirs et la
confrontation à des épreuves. Les stoïciens s’engagent dans la vie de la cité.
La devise stoïcienne :
N.B. : Aujourd’hui, un stoïcien ou un homme stoïque désigne un homme qui subit, sans se
plaindre des événements douloureux.
Sa physique.
C’est une philosophie matérialiste qui conçoit le monde comme une matière elle-même
composée d’atomes.
22
Son éthique.
La devise épicurienne :
N.B. : Cette philosophie ne plaira pas aux Romains qui la jugeront trop amollissante et
contraire aux principes du courage, d’engagement politique et de défense de la patrie. De
même, elle ne correspondra pas non plus aux valeurs chrétiennes.
N.B.2. : Aujourd’hui, un épicurien désigne une personne gouvernée par la recherche des
plaisirs sensuels.
Stoïcisme Epicurisme
Dieu ? Dieu est le Logos (ou la Raison, La Nature supplante les dieux
la Nature) qui organise la matière. qui n’interviennent pas dans
Il détermine le monde, qui ne le monde. Pour cette physique
connaît pas le hasard. naturaliste, tout est matière.
Il faut s’y conformer. C’est le hasard pur. Il faut donc
laisser faire la nature et se
sentir libre et indépendant.
23
Le Sage ? Impassible. Ascétique, par la recherche de
Athlète de la vertu. plaisirs naturels et nécessaires.
« Philosopher, c’est apprendre Veut passer sereinement une
à mourir ». vie estimée comme brève et
se libérer de la peur de la mort.
L’Ecriture ? Doctrine souple dans son enseigne- Dialogues avec des amis.
ment. Dialogue prédominant. Paradoxes de Lucrèce.
Paradoxes de Sénèque, pour corriger
les idées reçues.
Conclusion : les deux philosophies sont plus proches qu’il n’y paraît…
24