Introduction Aux Cultural Studies
Introduction Aux Cultural Studies
Introduction Aux Cultural Studies
La notion de culture est de celles qui ont suscité en sciences sociales les travaux les plus abondants,
les plus contradictoires aussi. Le terme peut tantôt désigner un panthéon de grandes œuvres «
légitimes », tantôt prendre un sens plus anthropologique, pour englober les manières de vivre, sentir
et penser propres à un groupe social [Cuche, 1996] [1][1]Les références entre crochets renvoient à
la bibliographie en…. La Joconde et la sociabilité qui se greffe sur l’assistance à un match de
football illustreraient ces deux pôles. L’idée d’une culture « légitime » implique aussi une seconde
opposition, cette fois entre les œuvres consacrées et celles de ce qu’on a nommé« culture de masse
»,produite par les « industries culturelles ». Proust contre Mary Higgins Clark, Chostakovitch contre
les chansons de Michael Jackson.
2 La façon de réfléchir aux cultures, de les articuler doit aussi à des traditions nationales.
L’Amérique latine a prêté une grande attention aux médiations entre cultures populaires et
production culturelle de masse. Parfois désigné comme «État culturel »,l’État français a joué depuis
des siècles un rôle éminent dans le développement et la diffusion d’une culture lettrée par l’école,
les académies, même la télévision dans les années 1960. Littérature et philosophie y ont bénéficié
d’une prééminence que symbolise la figure de l’« auteur ».Cette place d’une culture lettrée dans la
constitution même de l’identité française explique pour partie la défense par les gouvernements
français d’une « exception culturelle » dans les débats de l’Organisation mondiale du commerce,
tout comme la longue répugnance des intellectuels français à entreprendre une étude sérieuse des
produits de la culture « de masse ».
3 L’audience et le prestige de ces traditions nationales sont très contrastés. La France a cherché à
faire de sa culture lettrée et des travaux qui l’ont théorisée une contribution à valeur universelle.
L’apport allemand a également connu une vaste diffusion, qu’il s’agisse, au XIXe siècle, de
Humboldt ou de Herder, au XXe siècle, de l’école de Francfort. Dans le domaine socio-
anthropologique l’apport précoce des chercheurs américains, de Margaret Mead à Clifford Geertz,
via l’école de Chicago, est aussi éminent. Curieusement, si la contribution britannique à la
production d’œuvres de culture légitime est incontestée, les réflexions originaires du Royaume-Uni
qui s’attachent au statut de la culture et à sa signification sont largement méconnues en France.
Cette ignorance est paradoxale au seuil du XXIe siècle, où une tradition récente, consacrée sous le
label de Cultural Studies, inspire sur presque toute la planète un flux sans équivalent de travaux et
de théories sur le statut contemporain de la culture.
Penser le culturel
8 Une approche chronologique s’impose donc de par la nature même d’un chantier de recherche
caractérisé par ses mobilités: bascules dans les questionnements, institutionnalisation dans le monde
académique, expansion planétaire. Cette « Introduction » vise quatre objectifs.
9 Le premier est de restituer des travaux et débats pour un public jusqu’il y a peu mal informé de
ces références. Lorsque nous avons introduit dans la revue Réseaux,pour la première fois en 1996,
de grands textes de cette école britannique, ainsi que lors de la première édition de cet ouvrage en
2003, les Cultural Studies étaient encore un objet peu identifié. Depuis lors, les changements
(traductions, reconnaissance d’auteurs) ont été rapides, la contribution de ces travaux à une
réflexion sur la culture a été nettement reconnue.
10 Mais notre exploration des Cultural Studies se veut aussi critique.
11 Cet ouvrage vise aussi à introduire deux questionnements qui concernent toutes les sciences
sociales. Il veut rappeler qu’un engagement critique des chercheurs — s’il se soumet aux contrôles
organisés d’une communauté scientifique n’est ni une concession à une vision désuète de
l’intellectuel engagé, ni une en traveau savoir, mais peut constituer le moteur d’une intelligence des
faits sociaux. En des temps où chercheurs et intellectuels sont invités à se comporter en experts et
ingénieurs du social, répondant aux demandes des pouvoirs, où un empirisme instrumental voudrait
disqualifier les questions sur les conditions de production du savoir, une lecture généalogique
comporte deux forces. Elle fait comprendre dans quelles conditions engagement militant et
production de connaissance peuvent se féconder. Elle restitue le cadre social et temporel
d’émergence d’une pensée. Tout engouement pour une école de pensée est en effet gros d’un
risque : celui de faire l’impasse sur ses conditions de production. Le positionnement
épistémologique est un passage obligé pour ne pas réduire l’importation à une vaste boîte à outils
conceptuelle coupée de la mémoire qui lui confère un sens et à partir de laquelle il est possible de
faire dialoguer des paradigmes. Le lien entre internationalisation mal contextualisée et théoricisme
est clair. Comme le souligne une figure majeure des Cultural Studies,David Morley: « Pour le dire
brutalement, des niveaux plus élevés d’abstraction (la “théorie”) peuvent être vendus de façon plus
extensive, et non uniquement dans un cadre national spécifique. Dès lors, ils tendent simultanément
à des niveaux plus élevés de profitabilité pour l’éditeur et à une réputation élargie pour le
théoricien. Bref, c’est la “théorie” qui voyage le mieux » [Morley, 1992, p. 3].
12 Cette déconstruction d’un héritage de recherche ouvre la voie à un dernier objectif : comprendre
les métamorphoses de la notion de culture dans le demi-siècle écoulé, questionner tant les façons
dont fonctionne la culture à l’époque de la mondialisation que les risques d’une vision de la société
réduite à un kaléidoscope de flux culturels, jusqu’à oublier que nos sociétés sont aussi régies par des
rapports économiques, politiques, une armature sociale qui ne se réduit ni aux séries télévisées à
succès, ni à l’impact des reality shows.