Introduction Aux Cultural Studies

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Dans Introduction aux Cultural Studies (2008), pages 3 à 7

La notion de culture est de celles qui ont suscité en sciences sociales les travaux les plus abondants,
les plus contradictoires aussi. Le terme peut tantôt désigner un panthéon de grandes œuvres «
légitimes », tantôt prendre un sens plus anthropologique, pour englober les manières de vivre, sentir
et penser propres à un groupe social [Cuche, 1996] [1][1]Les références entre crochets renvoient à
la bibliographie en…. La Joconde et la sociabilité qui se greffe sur l’assistance à un match de
football illustreraient ces deux pôles. L’idée d’une culture « légitime » implique aussi une seconde
opposition, cette fois entre les œuvres consacrées et celles de ce qu’on a nommé« culture de masse
»,produite par les « industries culturelles ». Proust contre Mary Higgins Clark, Chostakovitch contre
les chansons de Michael Jackson.
2 La façon de réfléchir aux cultures, de les articuler doit aussi à des traditions nationales.
L’Amérique latine a prêté une grande attention aux médiations entre cultures populaires et
production culturelle de masse. Parfois désigné comme «État culturel »,l’État français a joué depuis
des siècles un rôle éminent dans le développement et la diffusion d’une culture lettrée par l’école,
les académies, même la télévision dans les années 1960. Littérature et philosophie y ont bénéficié
d’une prééminence que symbolise la figure de l’« auteur ».Cette place d’une culture lettrée dans la
constitution même de l’identité française explique pour partie la défense par les gouvernements
français d’une « exception culturelle » dans les débats de l’Organisation mondiale du commerce,
tout comme la longue répugnance des intellectuels français à entreprendre une étude sérieuse des
produits de la culture « de masse ».
3 L’audience et le prestige de ces traditions nationales sont très contrastés. La France a cherché à
faire de sa culture lettrée et des travaux qui l’ont théorisée une contribution à valeur universelle.
L’apport allemand a également connu une vaste diffusion, qu’il s’agisse, au XIXe siècle, de
Humboldt ou de Herder, au XXe siècle, de l’école de Francfort. Dans le domaine socio-
anthropologique l’apport précoce des chercheurs américains, de Margaret Mead à Clifford Geertz,
via l’école de Chicago, est aussi éminent. Curieusement, si la contribution britannique à la
production d’œuvres de culture légitime est incontestée, les réflexions originaires du Royaume-Uni
qui s’attachent au statut de la culture et à sa signification sont largement méconnues en France.
Cette ignorance est paradoxale au seuil du XXIe siècle, où une tradition récente, consacrée sous le
label de Cultural Studies, inspire sur presque toute la planète un flux sans équivalent de travaux et
de théories sur le statut contemporain de la culture.

Les métamorphoses d’un courant de recherche


4 Que couvre ce label ? Il trouve ses antécédents au XIXe siècle. Volontiers associée à un
pragmatisme allergique aux schémas théoriques, l’Angleterre industrielle a pourtant vu se
développer alors un débat original sur la culture, pensée comme instrument de réorganisation d’une
société bouleversée par le machinisme, de « civilisation » des groupes sociaux émergents, comme
ciment d’une conscience nationale. Ce débat, qui trouve alors son équivalent dans le monde
intellectuel de la plupart des pays d’Europe, va donner naissance aux lendemains de la Seconde
Guerre mondiale à une entreprise originale. On peut qualifier alors l’émergence des Cultural
Studies comme celle d’un paradigme, d’un questionnement théorique cohérent. Il s’agit de
considérer la culture au sens large, anthropologique, de basculer d’une réflexion centrée sur le lien
culture-nation à une approche de la culture des groupes sociaux. Si elle demeure fixée sur une
dimension politique, la question centrale est alors de comprendre en quoi la culture d’un groupe, et
d’abord celle des classes populaires, fonctionne comme contestation de l’ordre social ou à l’inverse
comme mode d’adhésion aux rapports de pouvoir.
5 Les années 1970 verront l’épanouissement de ces thématiques. L’école de Birmingham explore
les cultures jeunes et ouvrières, les contenus et la réception des médias. Des historiens exhument les
manifestations de multiples résistances populaires. Ces recherches ont un caractère particulièrement
précurseur puisqu’il faudra encore attendre une vingtaine d’années pour que surgisse, en France, à
l’initiative de chercheurs comme Marc Augé, une « anthropologie des mondes contemporains »
[1994] qui s’aventure dans le métro, les parcs d’attractions, les aéroports, les « non-lieux ».Cette
anthropologie rapatrie sur les sociétés dites complexes les outils d’observation des cultures jusque-
là réservés aux sociétés « primitives ».
6 Ce qui n’était au départ qu’un foyer marginal de recherche, entre monde universitaire et réseaux
de la nouvelle gauche britannique, connaîtra après 1980 une expansion considérable. Les travaux
s’étendent graduellement aux composantes culturelles liées au « genre »,l’« ethnicité»,l’ensemble
des pratiques de consommation. Ils acquièrent un rayonnement planétaire. Mais cette expansion
s’accompagne de ruptures. Les réfractaires d’hier acquièrent des positions de pouvoir dans le
monde académique. Débitrice du marxisme, leur inspiration théorique doit faire face à la
dévaluation de cette approche, se confronter à la montée de nouvelles idéologies et théories, aux
effets des changements sociaux : revalorisation du sujet, réhabilitation des plaisirs liés à la
consommation des médias, montée des visions néolibérales, accélération de la circulation mondiale
des biens culturels. Si les Cultural Studies demeurent alors un paradigme, ce n’est déjà plus le
même qu’à leur origine. Elles mettent désormais en exergue la capacité critique des consommateurs,
remettent en cause le rôle pivot de la classe sociale comme facteur explicatif, pour réévaluer ceux
de l’âge, du genre, des identités ethniques.
7 Emportées par la dynamique de leur succès, qui se traduit en particulier par une inflation de
revues, de livres, de manuels, par la création dans un nombre croissant de pays de départements de
Cultural Studies, elles vont connaître de nouveaux infléchissements. Ils se traduisent par
l’expansion incessante de leur territoire qui englobe des objets traités jusque-là par diverses
sciences sociales et humaines : consommation, mode, identités sexuelles, musées, tourisme,
littérature. Les tenants les plus radicaux de ces recherches revendiquent désormais le statut d’une «
anti discipline ». Le terme marque le refus des cloisonnements disciplinaires, des spécialisations, la
volonté de combiner les apports et les questionnements issus de savoirs métissés, la conviction que
la plupart des enjeux du monde contemporain gagnent à être questionnés au prisme du culturel.
L’entreprise a le mérite de bousculer les effets d’enfermement liés à l’hyperspécialisation. Elle pose
cependant question. Le mot discipline signifie aussi sérieux, contrôle, respect de règles. Comment
récuser les disciplines au sens de spécialités sans se libérer simultanément de la discipline au sens
de rigueur de travail et de méthodes qui peut être leur face positive ?

Penser le culturel
8 Une approche chronologique s’impose donc de par la nature même d’un chantier de recherche
caractérisé par ses mobilités: bascules dans les questionnements, institutionnalisation dans le monde
académique, expansion planétaire. Cette « Introduction » vise quatre objectifs.
9 Le premier est de restituer des travaux et débats pour un public jusqu’il y a peu mal informé de
ces références. Lorsque nous avons introduit dans la revue Réseaux,pour la première fois en 1996,
de grands textes de cette école britannique, ainsi que lors de la première édition de cet ouvrage en
2003, les Cultural Studies étaient encore un objet peu identifié. Depuis lors, les changements
(traductions, reconnaissance d’auteurs) ont été rapides, la contribution de ces travaux à une
réflexion sur la culture a été nettement reconnue.
10 Mais notre exploration des Cultural Studies se veut aussi critique.
11 Cet ouvrage vise aussi à introduire deux questionnements qui concernent toutes les sciences
sociales. Il veut rappeler qu’un engagement critique des chercheurs — s’il se soumet aux contrôles
organisés d’une communauté scientifique n’est ni une concession à une vision désuète de
l’intellectuel engagé, ni une en traveau savoir, mais peut constituer le moteur d’une intelligence des
faits sociaux. En des temps où chercheurs et intellectuels sont invités à se comporter en experts et
ingénieurs du social, répondant aux demandes des pouvoirs, où un empirisme instrumental voudrait
disqualifier les questions sur les conditions de production du savoir, une lecture généalogique
comporte deux forces. Elle fait comprendre dans quelles conditions engagement militant et
production de connaissance peuvent se féconder. Elle restitue le cadre social et temporel
d’émergence d’une pensée. Tout engouement pour une école de pensée est en effet gros d’un
risque : celui de faire l’impasse sur ses conditions de production. Le positionnement
épistémologique est un passage obligé pour ne pas réduire l’importation à une vaste boîte à outils
conceptuelle coupée de la mémoire qui lui confère un sens et à partir de laquelle il est possible de
faire dialoguer des paradigmes. Le lien entre internationalisation mal contextualisée et théoricisme
est clair. Comme le souligne une figure majeure des Cultural Studies,David Morley: « Pour le dire
brutalement, des niveaux plus élevés d’abstraction (la “théorie”) peuvent être vendus de façon plus
extensive, et non uniquement dans un cadre national spécifique. Dès lors, ils tendent simultanément
à des niveaux plus élevés de profitabilité pour l’éditeur et à une réputation élargie pour le
théoricien. Bref, c’est la “théorie” qui voyage le mieux » [Morley, 1992, p. 3].
12 Cette déconstruction d’un héritage de recherche ouvre la voie à un dernier objectif : comprendre
les métamorphoses de la notion de culture dans le demi-siècle écoulé, questionner tant les façons
dont fonctionne la culture à l’époque de la mondialisation que les risques d’une vision de la société
réduite à un kaléidoscope de flux culturels, jusqu’à oublier que nos sociétés sont aussi régies par des
rapports économiques, politiques, une armature sociale qui ne se réduit ni aux séries télévisées à
succès, ni à l’impact des reality shows.

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