Lettre de Lest 23
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Lettre de Lest 23
Lettre de l’Est – n° 20
Lettre de
l’Est
Numéro 23 – 2021
Sommaire ÉDITORIAL
• Quel rôle pour les juridictions
constitutionnelles en temps Natașa DANELCIUC-COLODROVSCHI
de crises ? Entretien avec la
Docteur en droit public, Assistante de recherches Aix Marseille Univ, Université
présidente de la Cour
de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF, Aix-en-Provence, France
constitutionnelle de la
République de Moldova
Une crise n’arrive jamais seule. La justesse de cette
• Comment comprendre le affirmation n’est plus à démontrer. Qu’elles soient d’origine
rôle du juge constitutionnel
politique, économique, financière, sanitaire ou religieuse, les
russe dans le contexte de la
crises traversées par l’humanité, de la préhistoire à aujourd’hui,
limitation des droits
fondamentaux causée par
ont toutes eu des effets, parfois dévastateurs, sur les rapports
la pandémie de Covid-19 ? institutionnels et sociaux. La crise sanitaire due à la pandémie de
Covid-19, que nous traversons depuis plus d’un an, ne fait pas
• L’organisation du travail du
exception à la règle. Au regard du caractère radical des
parlement bulgare en temps
mesures qui ont été prises par les autorités étatiques afin de
de Covid-19
freiner la propagation du virus, des méthodes de leur adoption
• Quelques réflexions sur les et de mise en œuvre, il était évident que l’impact sur le
mesures adoptées par la
fonctionnement des institutions et, conséquemment, sur le
nouvelle majorité politique
respect et la garantie effective de nos droits et libertés serait
en Roumanie
important, pouvant même aller jusqu’à une remise en cause des
• CEDH [GC], Géorgie c. principes de la démocratie et de l’État de droit.
Russie (ii), 21 janvier 2021 : la
jurisprudence chaotique sur Ces risques et défis pour nos démocraties ont été rapidement
la juridiction extraterritorialé signalés par les représentants de la doctrine, le nombre d’études
dans les conflits armés portant sur le sujet étant particulièrement élevé, mais aussi par
• Chronique de l’Est
les institutions européennes, du côté du Conseil de l’Europe
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21 janvier 2021 portant sur le contrôle de mêmes lacunes que celles relevées par la
constitutionnalité de la loi n° 234 du Commission de Venise il y a dix ans, dans
16 décembre 2020, relative au un avis rendu à la demande des autorités
fonctionnement des langues parlées sur le ukrainiennes sur la loi relative aux langues
territoire de la République de Moldova. parlées en Ukraine. La solution retenue par
Ensuite, le second arrêt, datant du 7 mai la Cour dans cet arrêt a été certes
2020, a porté sur le contrôle de la critiquée par un certain nombre de
constitutionnalité de l’accord signé le responsables politiques. Cependant, les
17 avril 2020 par le gouvernement de la critiques ont rapidement disparu, les
République de Moldova et le autorités en question s’étant tournées vers
gouvernement de la Fédération de Russie, d’autres questions jugées comme étant
portant sur l’octroi d’un prêt financier prioritaires.
d’État, et de la loi de ratification n° 57 du
23 avril 2020. Dans le contexte de ces deux En ce qui concerne la situation créée
affaires, la Cour constitutionnelle a été après l’arrêt de la Cour déclarant
victime de fortes pressions politiques ayant inconstitutionnelle la ratification de
conduit à l’intervention de la Secrétaire l’accord de financement signé avec la
générale du Conseil de l’Europe, Fédération de Russie, j’ai en effet décidé
Mme Marija Pejcinovic Buri, et du Président d’en informer le Parlement européen et la
de la Commission de Venise, M. Gianni Commission de Venise. Je vais expliquer
Buquicchio. Leur intervention a été en fait plus en détail les circonstances. Le 7 mai
une réponse à l’appel que vous avez 2020, la Cour constitutionnelle a déclaré
lancé. Quel a été l’élément déclencheur inconstitutionnel un accord conclu entre le
de votre décision de lancer cet appel et gouvernement de la République de
quelles ont été les conséquences au Moldova et le gouvernement de la
niveau de l’attitude des autorités Fédération de Russie sur l’octroi d’un prêt
politiques moldaves à l’égard de la Cour à financier d’État au gouvernement de la
la suite des interventions de ces deux République de Moldova (d’un montant de
Hauts dignitaires européens ? 200 millions d’euros). La Cour a estimé que
la procédure de conclusion de l’accord
D. M. : Même si les saisines qui ont avait été viciée. Elle a vérifié notamment
conduit au prononcé de l’arrêt du si, lors de la négociation, de la signature et
21 janvier 2021 ont pu être considérées de la ratification de l’accord, les autorités
comme ayant une visée politico- moldaves avaient pris en compte les
idéologique, comme vous venez de le intérêts économiques nationaux, tels
dire, je tiens à souligner que les juges de la qu’énoncés aux articles 126 et 129 de la
Cour que je préside n’ont qu’une Constitution.
idéologie : le respect de la Constitution de
la République de Moldova. L’arrêt en En effet, la Constitution de la
question a été rendu sur la base des République de Moldova dispose, à l’article
articles pertinents de la Constitution et des 126, que l’État doit protéger les intérêts
meilleures pratiques européennes en la nationaux dans le cadre des activités
matière, mises en évidence dans les avis économiques, financières et de change,
de la Commission de Venise sur le statut et à l’article 129, que le gouvernement
des langues des minorités ethniques dans assure la protection des intérêts nationaux
divers États membres du Conseil de dans le cadre des relations économiques
l’Europe. Nous avons constaté, au stade internationales, promeut la liberté politique
de l’étude de l’affaire, que la loi sur le commerciale ou la politique
fonctionnement des langues parlées en protectionniste dans les intérêts nationaux.
République de Moldova présentait les La Cour a noté que plusieurs dispositions
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qui participe à distance fait part de son décompte personnel des députés présents
souhait de s’exprimer par une demande dans la salle plénière.
expresse. Le président de l’Assemblée
nationale donne la parole au député par Le 16 mars 2021, la Cour
le biais de la plateforme. Le député en constitutionnelle a rendu sa décision . Elle
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trois partis politiques (PNL, Alliance USR- Au cours de l’année 2020, le Parlement a
PLUS, UDMR). Le gouvernement est essayé d’introduire un impôt
également soutenu par les représentants supplémentaire sur toutes les pensions de
des organisations des citoyens qui plus de 7001 RON (un taux d’imposition de
appartiennent aux minorités nationales. 85 %), mais la Cour constitutionnelle a
L’opposition parlementaire est représentée déclaré inconstitutionnelle cette
par le parti qui a obtenu le plus grand disposition législative (décision n°
nombre de voix aux élections 34 , dans le 900/2020), la considérant contraire au
contexte d’un taux de participation principe d’égalité et au principe équitable
extrêmement bas, mais qui n’a pas réussi à des charges fiscales. La Cour a jugé, en ce
former une coalition de gouvernance, et qui concerne la partie contributive des
par un nouveau parti qui a obtenu pensions spéciales, que les charges
presque 10 % des suffrages35. fiscales imposées par le législateur sur ces
revenus ne peuvent affecter/diminuer leur
Le nouveau gouvernement a reçu le composante contributive. Cependant, en
vote d’investiture par l’arrêté ce qui concerne la partie non contributive
parlementaire n° 31/2020 qui prévoit la liste de ces pensions, la Cour a noté que la
des ministres le composant et le marge d'appréciation du législateur est
programme de gouvernance. très large. Il peut donc établir tout type
d’impôt s’il est applicable à toutes les
Pendant les trois premiers mois de
pensions spéciales ou militaires.
l’année 2021, afin de résoudre la crise
sanitaire générée par la pandémie de La nouvelle majorité a adopté une loi37,
dans un temps record de douze jours, par
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laquelle ont été abrogées seulement les fonctionne au sein du Parquet rattaché à
indemnisations spéciales reçues par les la Haute Cour de cassation et de justice et
parlementaires, les autres pensions dites elle a la compétence exclusive
spéciales restant en vigueur. La loi a d’enquêter les infractions commises par
bénéficié du soutien de la part de tous les des juges et des procureurs, des juges et
partis politiques représentés au des procureurs militaires et par les
Parlement 38 . Le Président roumain a membres du Conseil supérieur de la
promulgué la loi sans exercer son droit de magistrature. Cet organe a également fait
saisir la Cour constitutionnelle et sans l’objet de débats au niveau de la Cour de
renvoyer la loi au Parlement pour justice de l’Union européenne dans
réexamen. La discussion continue en ce plusieurs affaires41. L’avocat général Bobek
qui concerne la question des a notamment proposé42 à la Cour de juger
abrogations/élimination/reformation des que le droit de l’Union s’oppose à la
autres pensions spéciales. création d’une section pénale spécifique,
ayant une compétence exclusive pour les
III – La suppression de la Section chargée infractions commises par des magistrats, si
des enquêtes sur les infractions commises la création d’une telle section n’est pas
au sein du système judiciaire (SIEJ)
justifiée par des raisons réelles et
La seconde promesse électorale a été suffisamment importantes et si elle n’est
la suppression de la Section chargée des pas assortie de garanties suffisantes pour
enquêtes sur les infractions commises au écarter tout risque d’influence politique sur
sein du système judiciaire (SIEJ). Le son fonctionnement et sa composition. De
gouvernement a envoyé au Parlement le l’avis de l’avocat général, il semble difficile
projet de loi le 18 février 2021, mais il n’a de soutenir que la création de la SIEJ en
pas reçu le consensus de la majorité Roumanie ait été justifiée d’une manière
parlementaire. claire, non équivoque et accessible. De
plus, la réglementation de la SIEJ n’offre
Ladite Section a été créée en 2018, par pas de garanties suffisantes pour écarter
la loi n° 207/2018 39 , dans le cadre du tout risque d’influence politique sur son
processus de réforme du système fonctionnement et sa composition.
judiciaire, développé par la majorité
parlementaire PSD malgré l’avis négatif du Même si les conclusions de l'avocat
Conseil supérieur de la magistrature et général ne lient pas la Cour de justice,
après une procédure législative qui s’est elles représentent une solution juridique
déroulée en plusieurs étapes durant raisonnée. Malgré l’opinion de l’avocat
presque une année. La Cour général et la promesse électorale de la
constitutionnelle a été saisie plusieurs fois suppression de la Section, le 18 mars 2021,
afin de vérifier la constitutionnalité de la la majorité parlementaire de la
loi40 et le Président a essayé d’empêcher commission juridique de la Chambre des
son entrée en vigueur, en la renvoyant députés a adopté 43 un rapport sur la loi
pour réexamen au Parlement. La Section visant la suppression de la Section, en
garantissant une super immunité aux juges
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locales. Il peut contester la légalité de leurs sécurité sociale 46 pour l’année 2021 était
actes administratifs illégaux devant les un test majeur pour la coalition
instances judiciaires en charge du gouvernementale afin de réussir à réduire
contentieux administratif. À notre avis, la le déficit budgétaire. La loi sur le budget
fonction de dignité publique est de nature de l’État a reçu un avis négatif de la part
à diminuer l’indépendance et l’impartialité du Conseil économique et social, un avis
du préfet lorsqu’il exerce le contrôle de positif de la part du Conseil législatif et du
légalité. Conseil suprême de défense du pays, et
une opinion favorable de la part du
Par la même ordonnance d’urgence, le Conseil fiscal en ce qui concerne le déficit
gouvernement a créé une nouvelle cash pour l’année 2021 (7,16 % du PIB)47,
fonction publique, celle du secrétaire mais sceptique pour l’objectif de déficit
général de l’institution du préfet sur le pour la période 2022-2024 (2,9 % du PIB)48.
modèle du secrétaire général des Il en fut de même pour la loi portant sur le
ministères. budget de la sécurité sociale.
La révocation du médiateur et des Prévue aux articles 74 et 138 par. 2 de
conseils d’administration des services la Constitution, la procédure législative
publics de télévision et de radio sont des prévue pour l’adoption des lois
questions à l’ordre du jour de la majorité budgétaires diffère de la procédure
parlementaire actuellement. Elle doit être législative ordinaire. La question de la
fondée sur des violations des normes procédure visant l’adoption de la loi
juridiques et non pas sur des appréciations relative au budget a été soulevée depuis
subjectives d’opportunité politique. La l’année dernière, quand le gouvernement
révocation du Défenseur du peuple est minoritaire a décidé d’engager sa
possible dans les conditions prévues par responsabilité sur les deux lois budgétaires.
l’article 9 de la loi n° 35/1997 relative à La saisine de la Cour faite par la majorité
l’organisation et le fonctionnement de parlementaire n’a toutefois pas visé le
l’institution. La violation de la Constitution contrôle de constitutionnalité de la loi
et des lois doit être constatée par la budgétaire stricto sensu, mais un conflit de
Chambre des députés et le Sénat, en nature constitutionnelle entre le
session conjointe, avec le vote de la gouvernement et Parlement, ce qui a
majorité des députés et sénateurs conduit la Cour à rejeter la saisine comme
présents, sur proposition des bureaux inadmissible (décision n° 57/2020).
permanents des deux chambres, fondée
sur le rapport conjoint rédigé par leur Dans ce domaine, le gouvernement a
commission juridique respective. Pour le le monopole an matière d’initiative
moment, la procédure de révocation n’est législative conformément à l’article 74 et
pas initiée. 138 par. 2 de la Constitution. Le
gouvernement élabore annuellement le
V – L’adoption du budget de l’État projet du budget de l’État et celui de la
et du budget de la sécurité sociale sécurité sociale, qu’il soumet, séparément,
L’adoption de la loi sur le budget de à l’approbation du Parlement 49 . Il résulte
l’État 45 et de la loi sur le budget de la
46 Loi n° 16/2021,
http://www.cdep.ro/pls/proiecte/upl_pck2015.proiec
t?cam=2&idp=19179.
47 En 2020, le déficit cash était de 9,79 % du PIB.
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que le gouvernement et le Parlement ont une action juridique faible devant la Cour
de compétences partagées : le constitutionnelle.
gouvernement élabore et le Parlement
approuve les deux budgets. L’approbation Les lois budgétaires pour l’année 2021
des lois budgétaires signifie ont été déposées au Parlement le
l’accomplissement de deux éléments 23 février 2021 et elles ont été adoptées le
intrinsèques : le débat et le vote des lois 2 mars 2021, après deux jours de débats,
budgétaires. Ces deux éléments ne tous les amendements (environ 3 000)
peuvent pas être omis par une procédure déposés par l’opposition parlementaire
législative indirecte, comme c’est le cas étant rejetés. Dans ce cas, la procédure
lors de l’engagement de la responsabilité susmentionnée a été respectée. C’est
du gouvernement sur un projet de loi. Les pour la première fois que la loi relative au
lois budgétaires doivent être adoptées en budget de l’État a été approuvée dans la
réunion conjointe par les deux chambres forme envoyée par le gouvernement, sans
du Parlement. aucune modification. Les lois ont été
promulguées par le président de la
Si le constituant avait opté pour la Roumanie le 8 mars 2021.
compatibilité des procédures prévues aux
articles 114 et 138 de la Constitution, il Ramona Delia POPESCU
l’aurait mentionné à l’article 138 de la Docteur en droit, Enseignant-chercheur
Constitution, en utilisant le terme à la Faculté de droit de l’Université de Bucarest
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introduite le 15 janvier 2021 ; CEDH, Arménie c. Sud en application des accords « d’amitié
Azerbaïdjan, requête n° 42521/20 introduite le 1er et de coopération » du 17 septembre
février 2021.
53 K. Dzehtsiarou, « The Judgement of Solomon that 2008, la Russie reconnaissant ces deux
went wrong: Georgia v. Russia (II) by the European entités comme indépendantes. Pour
Court of Human Rights », Völkerrechtsblog, 26 janvier
2021 [En ligne]. URL :
https://voelkerrechtsblog.org/the-judgement-of- 54 CEDH [GC], Géorgie c. Russie (I), 3 juillet
solomon-that-went-wrong-georgia-v-russia-ii-by-the- 2014 concernait les épisodes des expulsions
european-court-of-human-rights/ (consulté le 5 avril collectives des citoyens géorgiens de la Russie entre
2021). octobre 2006 et janvier 2007.
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établir les éléments de preuve, la Cour causé. Il convient d’observer que cette
s’appuie sur les conclusions des même stratégie consistant à invoquer une
organisations internationales pratique administrative incompatible avec
gouvernementales et non la Convention a été retenue par le
gouvernementales (§§ 63-66). gouvernement ukrainien dans sa requête
contre la Russie concernant l’occupation
Les arguments de la Géorgie ont été de la Crimée55. Le choix de se pencher sur
résumés ainsi : la dénonciation d’une pratique
administrative incompatible avec la
« …la Fédération de Russie – par le biais
Convention a pour vertu la dispense de
d’attaques indiscriminées et
l’obligation d’épuiser les voies de recours
disproportionnées commises contre des
internes, dispense que la Cour confirme
civils et leurs biens sur le territoire géorgien
dans l’arrêt commenté (§ 98 et s.).
par l’armée russe et/ou les forces
séparatistes placées sous son contrôle - En défense, le gouvernement russe nia
avait permis ou causé l’existence d’une son contrôle effectif sur le territoire où se
pratique administrative entraînant la déroulèrent les hostilités, invitant la Cour à
violation des articles 2, 3, 5, 8 et 13 de la reconnaître l’absence de juridiction de la
Convention, ainsi que des articles 1 et 2 du Russie en l’espèce. De même, il soutint que
Protocole n° 1 et de l’article 2 du le droit européen n’a pas vocation à
Protocole n° 4. De plus, en dépit de s’appliquer en présence d’un conflit
l’indication de mesures provisoires, la armé en raison de l’applicabilité exclusive
Fédération de Russie persisterait à violer les du droit international humanitaire. Partant,
obligations qui lui incombent en vertu de les obligations internationales de la Russie
la Convention et, en particulier, à in casu seraient réduites au respect du jus
enfreindre de manière continue les articles in bello qui ne relève pas du champ de
2 et 3 de la Convention » (§8). compétence matériel de la Cour. Quant
aux épisodes d’atteintes à l’intégrité
La responsabilité de la Russie devrait
physique des civils ainsi que de destruction
être retenue parce qu’elle exerçait sa
de leurs biens, ceux-ci seraient imputables
juridiction sur le territoire où se déroulèrent
aux forces armées de l’Ossétie du Sud, sur
les hostilités par un contrôle effectif. Au lieu
lesquelles la Russie nie avoir exercé un
d’invoquer les cas séparés de violations
contrôle effectif (nécessaire pour imputer
des droits de la Convention, le
la responsabilité à cette dernière). Quant
gouvernement géorgien a choisi de
au volet procédural, le gouvernement
soutenir l’existence d’une « pratique
russe évoqua la possibilité pour les victimes
administrative incompatible avec la
de saisir les tribunaux abkhazes, sud-
Convention » dans le cadre de laquelle les
ossètes ou russes ; or, cela n’a pas été fait.
forces armées russes ont perpétré ou toléré
De même, il accusa la Géorgie du refus de
des violations graves des droits
coopérer avec les enquêtes pénales
de l’homme. Outre la méconnaissance
abkhazes et sud-ossètes. Il contesta enfin
des obligations substantielles découlant de
les éléments de preuve des violations
la Convention, la Géorgie a invoqué
graves des droits de l’homme comme
l’absence « de recours effectif pour
mensongers (§ 49).
contester l’attitude des autorités russes en
ce qui concerne la conduite d’une La Cour procède à la systématisation
enquête sur les violations en cause » (§ 48), des griefs en question en fonction de
ce qui forma le volet procédural de sa
demande. La Géorgie demande 55CEDH [GC], Ukraine c. Russie (re Crimée) (déc.), 16
également la réparation du préjudice décembre 2020, requête déclarée partiellement
recevable.
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phases des hostilités. La distinction entre la violation sont en vert, tandis que les lignes
phase active des hostilités et la phase avec les griefs rejetés sont en rouge.
d’occupation paraît tenable en l’espèce,
mais, comme on le verra plus tard, La solution à laquelle la Cour est
parvenue fut de retenir la responsabilité de
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contre seize. Ainsi, la Cour est parvenue au que dans les opinions dissidentes 57 . Ont
constat de la violation des articles 2, 3, 8 notamment été remarqués le défaut de la
de la Convention et 1 du Protocole n°1 en cohérence interne du raisonnement de la
raison d’une pratique administrative Grande Chambre 58 , les contradictions
contraire des autorités russes. La détention avec la jurisprudence antérieure ainsi que
des civils par les forces sud-ossètes du 10 la divergence de la solution adoptée
au 27 août étant unanimement attribué à avec les approches des autres organes
la Russie, la Cour conclu à la violation des internationaux de protection des droits de
articles 3 et 5 à leur égard. La juridiction de l’homme 59 . La motivation de la Grande
la Russie fut également établie sur les Chambre, là où elle a su établir la
prisonniers de guerre détenus par les juridiction de la Russie, a également été
forces armées russes ; les prisonniers furent critiquée comme manquant de clarté. Les
reconnus victimes de torture. Enfin, il a incohérences de motivation de l’arrêt de
également été reconnu que la Russie avait la Grande Chambre sur la question de la
juridiction sur la décision d’empêcher le juridiction (I) les rendent incapables de
retour des ressortissants géorgiens servir de référence pour les affaires à venir
déplacés de force dans les territoires portant sur les conflits armés à l’Est de
occupés, résultant en constat de la l’Europe (II).
violation de l’article 2 du Protocole n° 4
(liberté de mouvement). Enfin, la Cour I – L’approche critiquable à l’établissement
reconnut la violation par la Russie de de la juridiction
l’article 38 de la Convention pour le refus Afin d’examiner la question de la
de la part de son gouvernement de juridiction en l’espèce, la Cour a procédé
coopérer en matière de production des en trois temps. Comme il a été souligné
preuves. précédemment, elle a commencé par
diviser le conflit en deux phases – la phase
En même temps, la Cour, à la majorité
active des hostilités, correspondant à la
des onze voix contre six, a accueilli
période du 8 au 12 août 2008, et la phase
l’argumentation du gouvernement russe
sur le défaut de juridiction de la Russie
durant la phase active des hostilités (8-12 Contexts of Chaos », EJIL:Talk!, 25 janvier 2021[En
août 2008), ce qui a entraîné ligne]. URL : https://www.ejiltalk.org/georgia-v-russia-
l’irrecevabilité de la partie de la demande no-2-the-european-courts-resurrection-of-bankovic-
in-the-contexts-of-chaos/ (consulté le 5 avril 2021).
de la Géorgie relative aux violations de 57 Voir notamment : Opinion en partie dissidente du
pendant la phase active des hostilités et Conflict at the European Court of Human Rights »,
Just Security, 2 février 2021 [En ligne]. URL :
pas seulement pendant la phase https://www.justsecurity.org/74465/georgia-v-russia-
d’occupation. L’approche de la Cour à jurisdiction-chaos-and-conflict-at-the-european-
court-of-human-rights/ (consulté le 5 avril 2021).
l’établissement de la juridiction 59 J. Gavron, P. Leach, « Damage control after
extraterritoriale dans un conflit armé a été Georgia v. Russia (II) – holding states responsible for
human rights violations during armed conflict »,
sévèrement critiquée par la doctrine56 ainsi Strasbourg Observers, 8 février 2021 [En ligne]. URL :
https://strasbourgobservers.com/2021/02/08/damage
-control-after-georgia-v-russia-ii-holding-states-
56 M. Milanovic, « Georgia v. Russia No. 2: The responsible-for-human-rights-violations-during-armed-
European Court’s Resurrection of Bankovic in the conflict/ (consulté le 5 avril 2021).
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dans l’arrêt Ilascu 66 , mais elle se réfère influence et un contrôle dans la région72.
également au « contrôle effectif global » L’importante présence militaire russe dans
dans l’affaire Issa67, à propos d’un territoire les zones concernées ainsi que l’ampleur
en dehors de ses frontières, qu’il du soutien économique et financier que la
appartienne à un autre État partie à la Russie apporte à l’Ossétie du Sud et à
Convention ou à un État tiers. Ce contrôle l’Abkhazie laissent penser qu’un lien de
global peut être exercé soit directement, subordination existait entre les entités
par le biais de l’occupation armée68, soit séparatistes et la Russie, tant pendant les
indirectement, par le biais de la hostilités qu’après. La « zone tampon »,
subordination de l’administration locale 69 quant à elle, a été occupée par les forces
ou de « l’influence décisive » sur les forces armées russes.
locales70. Dans ce dernier cas, les actes de
cette dernière vont être imputables à Les circonstances en cause ont appelé
l’État exerçant le contrôle global71. la Cour à appliquer fidèlement le test du
contrôle effectif. Deux conséquences en
S’agissant de la juridiction découlent. D’une part, les événements qui
extraterritoriale de la Russie en l’espèce, la se sont déroulés du 12 août au 10 octobre
Cour de Strasbourg est parvenue à faire 2008 dans les territoires concernés l’étaient
usage du test du contrôle effectif à sous le contrôle effectif de la Russie.
plusieurs reprises. Avant de passer au D’autre part, le degré de dépendance
véritable talon d’Achilles de l’arrêt des administrations locales de l’Ossétie du
commenté – l’exclusion de la juridiction de Sud et de l’Abkhazie à la Russie était tel
la Russie pendant la phase active des que cette dernière a été en mesure de les
hostilités, – il convient de voir les questions contrôler effectivement. Il s’ensuit que les
de juridiction qui ne posent pas problème. actions et les omissions des autorités
séparatistes sont imputables à la Russie. En
En premier lieu, la Cour a retenu le d’autres termes, la responsabilité de l’État
contrôle effectif de la Russie sur l’Ossétie défendeur pouvait être engagée du fait
du Sud, l’Abkhazie et dans la « zone de violations de la Convention commises
tampon » après la cessation des hostilités. par les forces armées de l’Ossétie du Sud
Elle a fait usage de la grille d’évaluation et de l’Abkhazie.
des faits établie dans sa jurisprudence
antérieure. Il s’agit notamment d’évaluer Sur le fond, il était question de
le contrôle effectif à partir du nombre de « l’existence, après la cessation des
soldats déployés par l’État sur le territoire hostilités actives, d’une campagne
en cause et de la mesure dans laquelle le systématique d’incendies et de pillages
soutien militaire, économique et politique d’habitations dans les villages géorgiens
apporté par l’État à l’administration locale en Ossétie du Sud et dans la “zone
subordonnée assure à celui-ci une tampon” » (§ 205). Les éléments de preuve
indiquaient que « dans de nombreux cas,
les auteurs de ces exactions étaient
membres des forces sud-ossètes, qui
comprenaient notamment toute une série
66 CEDH [GC], Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8
juillet 2004, § 314. de milices irrégulières » (§ 212). Bien que les
67 CEDH, Issa et autres c. Turquie, 16 novembre 2004, §
forces armées russes ne soient pas à
75.
68 CEDH [GC], Ukraine c. Russie (re Crimée) (déc.), 16 l’origine de ces atteintes, le contrôle
décembre 2020. effectif de la Russie implique sa
69 CEDH [GC], Loizidou c. Turquie, 18 décembre 1996,
§ 62.
70 CEDH [GC], Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8
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laquelle a insisté sur le besoin « d’éviter Après avoir rejeté le test du contrôle
l’apparition d’un vide dans la protection effectif la Cour passa à la considération
des droits garantis par la Convention » 74 . du critère d’autorité et de contrôle d’un
Or, en l’espèce, pour la première fois dans agent de l’État. Toutefois, son application
l’histoire de la Cour, celle-ci a échoué à a donné un résultat inattendu et
établir la juridiction sur un territoire d’un paradoxal.
État partie à la Convention75.
B – Le test de juridiction personnelle revisité
Excepté les failles de motivation, de façon paradoxale
l’argumentation tenant aux spécificités du
Faute de juridiction en raison du
conflit armé peut paraître logique pour les
contrôle effectif, il était possible de
affrontements de haute intensité de cinq
soutenir que les militaires russes avaient
jours, comme c’est le cas en l’espèce. Or,
exercé leur juridiction personnelle sur les
ici encore, le diable est dans les détails.
victimes pendant la phase active des
Ainsi, la frontière entre la phase active des
hostilités. Ladite option consiste à
hostilités et la phase d’occupation paraît
rechercher si l’État défendeur exerce la
artificielle. Il n’est pas clair quel événement
juridiction personnelle à l’étranger – il s’agit
laisse penser à la Grande Chambre que le
du critère d’autorité et de contrôle d’un
contrôle effectif ait été pleinement
agent de l’État. Cette hypothèse a été
conquis le 12 août 2008, alors qu’il était
consacrée par les décisions sur la
encore exclu la veille76. La Cour n’a pas
recevabilité Issa 78 et Al-Saadoon et
cherché à motiver en quoi la signature du
Mufdhi79. La juridiction est établie dès lors
cessez-le-feu marquait le commencement
qu’un agent de l’État défendeur – par
de l’exercice du contrôle effectif par la
exemple, les forces armées – exerce, en
Russie. De plus, plusieurs violations
dehors de son territoire, le contrôle sur les
reconnues par la Cour ont eu lieu ou ont
victimes. « L’élément déterminant dans ce
débuté pendant la phase active des
type de cas est l’exercice d’un pouvoir et
hostilités, comme c’est le cas des mauvais
d’un contrôle physiques sur les personnes
traitements des prisonniers de guerre. Au
en question » 80 . Ce contrôle peut
lieu de rechercher le moment exact de
notamment s’exercer dans une situation
l’établissement du contrôle effectif de la
de prise d’otages ou de détention des
Russie, la Cour fut guidée par des
prisonniers de guerre, mais aussi en
considérations générales sur l’impossibilité
présence de tirs ciblés par les soldats
a priori de le faire dans un « contexte de
étrangers assumant un certain contrôle sur
chaos ». Cette approche « on/off » peine
la victime au moment des faits81. Ainsi, les
à saisir la réalité et la complexité des
obligations découlant de la Convention
conflits armés contemporains. Il se peut
peuvent être fractionnées et adaptées.
par exemple qu’une armée établisse le
contrôle effectif de manière graduelle en La Grande Chambre synthétise ladite
avançant sur le territoire ennemi 77 . Un jurisprudence dans l’arrêt commenté. Elle
repère plus précis et basé sur les preuves l’applique aux mauvais traitements des
aurait pu avoir des conséquences prisonniers de guerre survenus pendant la
favorables aux victimes en termes de
réparation.
78 CEDH, Issa et autres c. Turquie (déc.), 16 novembre
2004, §§ 74-75.
79 CEDH, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni
§§ 148-150. § 136.
75 K. Dzehtsiarou, op. cit. 81 Ibid, § 149. Voir aussi Isaak et autres c. Turquie, 28
76 M. Milanovic, op. cit. septembre 2006 ; Andreou c. Turquie, 3 juin 2008 ;
77 Ibid. Solomou et autres c. Turquie, 24 juin 2008.
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phase active des hostilités (2) mais s’en antérieure sur la juridiction personnelle
éloigne en ce qui concerne les obligations repose non pas sur une différence de
négatives découlant de l’article 2 de la nature des cas, mais sur la différence de
Convention (1). degré. La Cour semble exclure la
juridiction personnelle à partir du moment
1 – Un refus de retenir la juridiction où l’artillerie lourde est utilisée, tandis que
personnelle insuffisamment expliqué le test fonctionna auparavant pour les tirs
ciblés. L’on pourrait se demander en quoi
En ce qui concerne les obligations
l’usage des armes dont la zone de tir est
négatives découlant de l’article 2 de la
plus large exclurait la juridiction
Convention européenne – sommairement,
personnelle des forces armées russes ?
ne pas infliger la mort – la Cour de
L’opinion dissidente du juge Chanturia le
Strasbourg parvient au constat
souligne de façon particulièrement
d’incompétence pour manque de
éloquente :
juridiction extraterritoriale de la Russie. Pour
parvenir à se déclarer incompétente, elle « 16. Il existe assurément une différence
distingue le cas présent de sa riche de portée entre des opérations de
jurisprudence en matière de la juridiction maintien de l’ordre et un vaste conflit
personnelle : militaire, mais il ne peut y avoir de
différence réelle de nature et il est
« 131. Il est vrai que dans d’autres
impossible en pratique de tracer une ligne
affaires portant sur des tirs ciblés par les
de démarcation entre des actions ciblées
forces armées/de police des États
et des opérations militaires de plus grande
concernés, la Cour a appliqué la notion
envergure. De plus, il paraît arbitraire et
d’“autorité et de contrôle d’un agent de
incompatible avec des considérations
l’État” sur des individus dans des situations
humanitaires de juger que dans le
allant au-delà d’un pouvoir et d’un
contexte d’opérations de maintien de
contrôle physiques exercés dans le cadre
l’ordre ciblées les victimes potentielles
d’une arrestation ou d’une détention (voir
relèvent de la juridiction de l’État
notamment Issa et autres, Isaak et autres
concerné, mais qu’il en va autrement
(déc.), Pad et autres (déc.), Andreou
dans le cadre d’opérations militaires de
(déc.), et Solomou et autres, précités –
plus grande envergure. »
paragraphes 120-123 ci-dessus).
La motivation de la décision de la
132. Cependant, ces affaires
Grande Chambre de ne pas faire usage
concernaient des actions isolées et ciblées
de sa jurisprudence antérieure sur la
comprenant un élément de proximité.
juridiction personnelle paraît étrange dans
133. Par contraste, la phase active des la mesure où « some kind of one-off use of
hostilités que la Cour est amenée à lethal force […] is somehow more
examiner en l’espèce dans le cadre d’un deserving of protection than a massive,
conflit armé international est très systematic use of lethal force »82. Pour se
différente, car elle porte sur des prémunir des critiques, la Grande
bombardements et des tirs d’artillerie par Chambre se réfère à nouveau au
les forces armées russes visant à mettre « contexte de chaos » (§ 137)
l’armée géorgienne hors de combat et à éventuellement créé par l’utilisation de
acquérir le contrôle sur des territoires l’artillerie lourde, lequel empêcherait
faisant partie de la Géorgie. » l’exercice de la juridiction personnelle des
soldats russes sur les victimes du conflit
La distinction entre le cas présent et
ceux couverts par la jurisprudence
82 M. Milanovic, op. cit.
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a dégagé une exception par rapport à sa violation par l’État défendeur de l’article 2
réticence, plus tôt dans l’arrêt, d’établir la de la Convention en son volet procédural.
juridiction de la Russie dans ce « contexte La Russie était obligée de mener une
de chaos » qu’est la phase active des enquête conforme aux exigences du volet
hostilités. procédural de l’article 2 de la Convention
non seulement en ce qui concerne les
À notre sens, à défaut de contrôle événements survenus pendant la phase
effectif sur le territoire en question pendant d’occupation, mais aussi pendant la
la phase active des hostilités, la Cour phase active des hostilités. Cela tient
aurait pu légitimement considérer que les notamment au fait que la Russie a su
forces armées russes exerçaient une établir ultérieurement le contrôle effectif
juridiction personnelle sur les détenus entre sur les territoires en question :
le 8 et le 11 août 2008. La jurisprudence
antérieure de la Cour sur le critère « 329. Il est vrai que la Cour a conclu
d’autorité et de contrôle d’un agent de que les événements qui se sont déroulés
l’État regorge de cas similaires de au cours de la phase active des hostilités
détention des personnes en dehors du ne relevaient pas de la juridiction de la
territoire national. Ainsi, par le passé, dès Fédération de Russie (paragraphe 144 ci-
lors que les victimes se trouvaient sous dessus).
« contrôle absolu et exclusif exercé de
manière continue et ininterrompue » des 331. En l’espèce, eu égard aux
agents de l’État défendeur, la juridiction allégations de crimes de guerre commises
personnelle a été acceptée84. En l’espèce, par elle au cours de la phase active des
la Cour n’a pas expliqué sur le fondement hostilités, la Fédération de Russie avait
de quel modèle la Russie exerçait sa l’obligation d’enquêter sur les événements
juridiction sur les personnes détenues. litigieux, conformément aux règles
Toutefois, si elle l’avait fait pour les pertinentes du droit international
personnes détenues pendant la phase humanitaire (paragraphes 323-324 ci-
active des hostilités, elle aurait dû aussi dessus) et du droit interne (paragraphes 48
expliquer en quoi la détention est plus à 53 de la décision sur la recevabilité). Or
caractéristique de l’exercice de la le ministère public de la Fédération de
juridiction que les opérations armées ayant Russie avait pris des mesures afin
causé des décès et des blessures. Une telle d’enquêter sur ces allégations
approche serait en outre en contradiction (paragraphe 317 ci-dessus). De plus,
avec la forme catégorique des même si les événements qui se sont
développements sur la juridiction pendant déroulés au cours de la phase active des
la phase active des hostilités où la Cour hostilités ne relevaient pas de la juridiction
semble affirmer que toute forme de de la Fédération de Russie (paragraphe
juridiction est exclue dans un « contexte 144 ci-dessus), elle a établi un « contrôle
de chaos ». La contradiction entre effectif » sur les territoires en question peu
différentes parties de l’arrêt de la Grande de temps après (paragraphe 175 ci-
Chambre est manifeste. dessus). Enfin, étant donné que tous les
suspects potentiels parmi les militaires
Par ailleurs, le défaut de la juridiction de russes se trouvaient soit en Fédération de
la Russie sur les territoires en question Russie soit sur des territoires se trouvant sous
pendant la phase active des hostilités n’a le contrôle de la Fédération de Russie, la
pas empêché la Cour de conclure à la Géorgie a été empêchée de mener une
enquête adéquate et effective
84CEDH, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni concernant ces allégations. »
(déc.), 30 juin 2009, §§ 86-89 ; CEDH [GC],
Medvedyev et autres c. France, 23 mars 2010, §67.
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Or, la Cour souligne que cette phase active des hostilités, elle considère
conception rétroactive de l’obligation que :
d’enquête ne peut être retenue
qu’exceptionnellement, dans des « 139. Cette conclusion se trouve
« circonstances propres » (§ 332). Il n’est étayée par la pratique des Hautes Parties
pas clair si cette obligation d’enquête est contractantes qui consiste à ne pas
appréciée de la même manière dans les formuler de dérogation au titre de l’article
litiges portant sur les conflits armés à l’est 15 de la Convention dans des situations où
de l’Ukraine et dans le Haut-Karabakh. Il elles se sont engagées dans un conflit
s’agit d’une des multiples incertitudes armé international hors de leur propre
d’application du droit européen des droits territoire. De l’avis de la Cour, on peut
de l’homme aux conflits armés que laisse interpréter cette pratique comme
perdurer l’arrêt commenté. signifiant que les Hautes Parties
contractantes considèrent qu’en pareille
II – L’arrêt incapable de faire situation elles n’exercent pas leur
jurisprudence ? juridiction au sens de l’article 1 de la
Convention, position que soutient du reste
La Cour européenne essaie, autant que
le gouvernement défendeur en l’espèce. »
possible, de limiter l’influence de l’arrêt
commenté sur les litiges ultérieurs (v. Or, la question de la dérogation est
notamment §§ 141-143). Sa motivation distincte de celle de la juridiction85. Le fait
renvoie notamment à la nature de déposer une dérogation à la
particulière des circonstances en cause. Convention au titre de son article 15 n’a
En même temps, il est peu probable que pas pour effet d’exclure la compétence
l’arrêt Géorgie c. Russie (II) reste une de la Cour sur un territoire ou un domaine
décision isolée. Une incertitude persiste précis. La dérogation implique l’existence
donc quant à l’approche de la Cour aux d’une crise ou d’un danger exceptionnel
litiges ultérieurs portant sur les conflits auxquels il ne serait pas possible de
armés. L’arrêt commenté obscurcit la grille remédier sans empiéter de façon grave
d’analyse dont la Cour va se servir pour sur les droits de l’homme. La notification
analyser les conflits armés ultérieurs (A) de dérogation, lorsqu’elle est en accord
ainsi qu’échoue à clarifier l’influence du avec les conditions de l’article 15, permet
droit international humanitaire sur le droit d’assouplir le degré de contrôle par le
de la Convention (B). juge strasbourgeois sur les mesures prises
en riposte à ce danger grave. La Cour
A. L’obscurcissement de la jurisprudence
reste compétente pour trancher des
sur la juridiction extraterritoriale
plaintes indépendamment de l’existence
Certains choix argumentatifs faits par la d’une dérogation. L’absence de
Grande Chambre sont critiquables et dérogation implique un contrôle normal et
semblent, en définitive, obscurcir sa non pas restreint par la Cour européenne.
jurisprudence sur la question de la Tout cela suggère que ces questions sont
juridiction extraterritoriale. En premier lieu, bien distinctes, et la pratique de non-
elle semble confondre la question de dérogation dans les conflits armés en
juridiction avec la pratique des États dehors du territoire national ne peut pas
consistant à ne pas notifier le Secrétaire logiquement impliquer l’absence de
général du Conseil de l’Europe des juridiction extraterritoriale. Plus encore, la
dérogations à la Convention en Cour a, par le passé, rejeté un argument
application de l’article 15. Pour étayer son semblable du Royaume-Uni dans l’affaire
refus de reconnaître la juridiction
personnelle des militaires russes pendant la 85 Voir en même sens H. Duffy, op. cit.
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international humanitaire. Ces références « 143. La Cour rappelle à cet égard que
sont pourtant rares dans sa jurisprudence. cela ne signifie pas que les États peuvent
agir en dehors de tout cadre juridique ;
Sur cette question, la Grande Chambre comme indiqué ci-dessus, ils sont en effet
a posé plus de questions qu’elle n’a tenus dans un tel contexte de se
fournies de réponses. Tout d’abord, elle a conformer aux règles très précises du droit
confirmé la co-applicabilité du droit de la international humanitaire ».
Convention avec le droit international
humanitaire dans le cadre d’un CAI (§93). D’autre part, en ce qui concerne la
Elle a donc rejeté l’argument du phase d’occupation, la Cour opère un
gouvernement russe selon lequel la contrôle normal malgré la co-applicabilité
protection conventionnelle des droits de de deux corpus de règles. Elle recherche à
l’homme céderait sa place à celle du droit chaque fois si une contradiction existe
international humanitaire dès lors qu’il entre le droit de la Convention et les
s’agit d’un conflit armé. Or, elle n’est pas dispositions pertinentes du droit
allée plus loin dans la considération des international humanitaire (§§ 199 et 235-
rapports entre ces deux branches du droit. 236). D’après la Cour, le droit à la liberté et
L’usage que le juge strasbourgeois fait du à la sûreté protégé par l’article 5 de la
droit international humanitaire semble être Convention est le seul cas où une telle
contradictoire tout au long de l’arrêt contradiction pouvait être constatée dans
commenté. la mesure où la liste des justifications de la
détention du paragraphe 1 de cet article
D’une part, la Cour semble dorénavant n’inclut pas les finalités de détention
s’autolimiter en présence de la co- autorisées par les troisième et quatrième
applicabilité du droit international Conventions de Genève (§ 236). Cette
humanitaire. Cela représente une contradiction n’a cependant pas été
déviation importante par rapport à sa caractérisée en l’espèce tant que la
jurisprudence précédente, où l’usage de justification de la détention fournie par
la force contre les civils dans un conflit l’État défendeur n’était prévue dans
armé non international a été jugé comme aucun de deux corpus de règles (§ 237).
incompatible avec l’article 2 de la Dans d’autres situations de co-
Convention96. Or, en l’espèce, le fait que applicabilité, comme dans le cas de
« de telles situations sont régies l’obligation de mener une enquête, la
principalement par des normes juridiques Grande Chambre cite les dispositions
autres que celles de la Convention (en pertinentes du droit international
l’occurrence le droit international humanitaire pour corroborer son
humanitaire ou droit des conflits armés) » argumentation (§§ 323-325).
(§ 141) sert de prétexte pour ne pas relire
les Conventions de Genève. En refusant L’opinion en partie dissidente
d’établir la juridiction de la Russie pendant commune aux juges Yudkivska, Pinto de
la phase active des hostilités, la Cour Albuquerque et Chanturia pallie la
abdique au profit de règles du droit carence de la majorité. Il analyse la
international humanitaire. Elle le fait dans jurisprudence de la Cour européenne pour
un considérant contredisant ouvertement y voir les interactions entre les deux corpus
la doctrine de co-applicabilité de deux de règles et les points d’influence du droit
corpus de règles :
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Balkans
CHRONIQUE DE L’EST
Élections législatives au Monténégro. Le
30 août 2020, se sont tenues les élections
JANVIER – DÉCEMBRE 2020102 législatives qui sont marquées par une
forte progression des partis politiques pro-
serbes. À l’issue du scrutin, c’est la
Asie centrale
première fois que le Parti démocratique
Élections présidentielles, législatives et socialiste n’obtient pas la majorité absolue
locales au Tadjikistan. Le 1er mars 2020 se depuis la fin de la Yougoslavie. Il est
sont tenues des élections législatives et distancé par la coalition attrape-tout pro-
locales. Les résultats de ces élections sont serbe « Pour le futur du Monténégro ».
sans surprise : le Parti populaire Après que le président de la République
démocratique du Président Rahmon a ait revendiqué la victoire pour les
obtenu plus de 50 % des voix, tandis que socialistes dont il est issu, c’est finalement
les partis d’opposition, autorisés à se un gouvernement dirigé par Zdravko
présenter, n’ont pas obtenu les 5 % Krivokapić, chef de file de la coalition
nécessaires afin d’être représentés au populiste, qui devient Premier ministre à la
Parlement. Le 1er octobre se sont tenues tête d’un gouvernement sans les socialistes
les élections présidentielles qui, ici aussi, et majoritaire d’une seule voix au
n’ont donné lieu à aucun suspense : le Parlement.
Président Emomalii Rahmo, au pouvoir
Crise politique en Bulgarie. Depuis juillet
depuis vingt-huit ans, est réélu avec 90 %
2020, le Premier ministre de centre-droit,
des voix sans qu’aucune opposition ne
Boïko Borissov, se retrouve confronté à
puisse émerger.
d’importantes manifestations dans tout le
Crise politique au Kirghizistan. Le pays pour dénoncer la corruption
4 octobre 2020 se tiennent des élections endémique de la classe politique. À la
législatives qui voient la victoire des suite d’une perquisition au domicile du
partisans du Président Jeenbekov. Les président de la République, les
partis d’opposition refusent de reconnaître manifestants envahissent les rues. Après
les résultats et des manifestants prennent avoir opéré un remaniement, il propose de
le contrôle de plusieurs édifices démissionner en échange du maintien de
gouvernementaux. Ils libèrent de prison son parti au pouvoir jusqu’aux législatives
l’opposant Sadyr Japarov, qui est nommé de 2021, mais cette proposition est rejetée
Premier ministre. Ne parvenant pas à par les manifestants. Il propose alors une
ramener le calme dans le pays, le série de réformes, dont la convocation
d’une Grande Assemblée nationale pour
rédiger une nouvelle Constitution. Cette
Cette chronique ne prend pas en compte les
102 proposition se heurte au refus du président
événements dus à la Covid-19 à proprement parler.
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Lettre de l’Est – n° 23
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et de l’Association
Francophone des Chercheurs
sur les Pays de l’Est
Équipe de rédaction :
Aux éditions : L’Harmattan
Domnica MANOLE
Natașa DANELCIUC-COLODROVSCHI
Vassili TOKAREV
Anastasia PROTASSOV Aleksandar TSEKOV
Ramona Delia POPESCU
ENTRE L'IRAN ET LA TURQUIE : Maria GUDZENKO
QUELLE PLACE POUR LA Laurent LÉOTHIER
RUSSIE ?
Maquette :
Un retour sur la crise syrienne
Catherine SOULLIÈRE
Mars 2021
ISSN électronique
138 pages 2428-4718
Avril 2021
114 pages