Lettre de Lest 23

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Lettre de l’Est

Lettre de l’Est – n° 20

Lettre de
l’Est

Numéro 23 – 2021

Directrice de rédaction : Natașa Danelciuc-Colodrovschi


Sous l’égide de l’Institut Louis Favoreu-GERJC CNRS UMR 7318 (DICE)
et de l’Association Francophone des Chercheurs sur les Pays de l’Est

Sommaire ÉDITORIAL
• Quel rôle pour les juridictions
constitutionnelles en temps Natașa DANELCIUC-COLODROVSCHI
de crises ? Entretien avec la
Docteur en droit public, Assistante de recherches Aix Marseille Univ, Université
présidente de la Cour
de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF, Aix-en-Provence, France
constitutionnelle de la
République de Moldova
Une crise n’arrive jamais seule. La justesse de cette
• Comment comprendre le affirmation n’est plus à démontrer. Qu’elles soient d’origine
rôle du juge constitutionnel
politique, économique, financière, sanitaire ou religieuse, les
russe dans le contexte de la
crises traversées par l’humanité, de la préhistoire à aujourd’hui,
limitation des droits
fondamentaux causée par
ont toutes eu des effets, parfois dévastateurs, sur les rapports
la pandémie de Covid-19 ? institutionnels et sociaux. La crise sanitaire due à la pandémie de
Covid-19, que nous traversons depuis plus d’un an, ne fait pas
• L’organisation du travail du
exception à la règle. Au regard du caractère radical des
parlement bulgare en temps
mesures qui ont été prises par les autorités étatiques afin de
de Covid-19
freiner la propagation du virus, des méthodes de leur adoption
• Quelques réflexions sur les et de mise en œuvre, il était évident que l’impact sur le
mesures adoptées par la
fonctionnement des institutions et, conséquemment, sur le
nouvelle majorité politique
respect et la garantie effective de nos droits et libertés serait
en Roumanie
important, pouvant même aller jusqu’à une remise en cause des
• CEDH [GC], Géorgie c. principes de la démocratie et de l’État de droit.
Russie (ii), 21 janvier 2021 : la
jurisprudence chaotique sur Ces risques et défis pour nos démocraties ont été rapidement
la juridiction extraterritorialé signalés par les représentants de la doctrine, le nombre d’études
dans les conflits armés portant sur le sujet étant particulièrement élevé, mais aussi par
• Chronique de l’Est
les institutions européennes, du côté du Conseil de l’Europe
Lettre de l’Est – n° 23

comme de celui de l’Union européenne. Plus d’un an plus tard, nous


pouvons constater que les leçons de l’histoire et les mises en garde n’ont
pas pour autant permis d’éviter l’apparition de dérives, dont personne ne
peut prévoir le point final d’ancrage, mais qui doivent à notre sens être
étudiées et mises en exergue afin de chercher des solutions pour dépasser
les blocages par les compromis juridiques et d’éviter ainsi le recours aux
méthodes despotiques. Les périodes de crises sont aussi des laboratoires
d’inventivité qui permettent de changer des règles, des pratiques et fonder
ainsi les prémices des avancées futures.

Le présent numéro de Lettre de l’Est est le premier à contenir des études


dédiées en très grande partie aux conséquences entraînées par la crise
sanitaire dans cette zone géographique. Elles mettent en évidence leur
ampleur, qui peut d’ores et déjà être constatée, que ce soit au niveau des
rapports entre les institutions, dans le cadre desquels les équilibres fragiles
existant avant la crise ont été remis en cause – avec la diminution, voire la
disparition de l’exercice de certaines fonctions, telles que le contrôle
parlementaire de l’action gouvernementale – ou à celui du respect des
fondements mêmes de la démocratie, avec un jonglage opportuniste entre
le choix du jour des élections, de leur report ou du mode de leur
organisation.
Dans ce contexte propice aux dérives d’ordre politique, c’est vers les
juges constitutionnels, en tant que garants de la Constitution et des droits et
libertés fondamentaux, que les projecteurs se tournent. Leur saisine constitue
certes un signal positif, si le regard se pose du point de vue de l’analyse de
l’avancement du processus de démocratisation dans ces pays, mais le
résultat apparaît plus mitigé si on se positionne du côté des solutions
juridiques proposées, des arguments avancés ou encore des conséquences
que leurs décisions peuvent entraîner, sur le plan notamment des pressions,
voire des sanctions prononcées à l’encontre des juridictions
constitutionnelles ou de certains de leurs juges. L’entretien réalisé avec la
présidente de la Cour constitutionnelle moldave, qui ouvre ce numéro du
bulletin, confirme la complexité du rôle des juges constitutionnels en
périodes de crises et, de manière plus générale, la nécessité d’une
redéfinition de leur place au sein des institutions étatiques dans les pays de
l’Est, où la confusion, les rapports de force et les abus sont devenus les
maîtres mots dans le fonctionnement des régimes qui sont à la dérive.
Le même sentiment d’ambivalence peut être ressenti du côté des juges
européens également, si l’on se réfère notamment à l’arrêt de la Cour de
Strasbourg du 21 janvier 2021, Géorgie c. Russie (II), qualifié par Maria
Gudzenko d’« occasion ratée », en raison du choix de la grille de lecture
retenue pour définir la notion de juridiction en l’espèce, qui sera
difficilement réutilisable dans les cas portant sur d’autres conflits armés
internationaux. Ce qui, en définitive, pourrait conduire à un affaiblissement
de la protection conventionnelle garantie aux victimes.

Bonne lecture à toutes et à tous !

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Lettre de l’Est – n° 23

Domnica MANOLE : Tout d'abord, je


dois vous remercier pour votre initiative de
réaliser cette interview. C’est la première
interview que je donne à un spécialiste de
droit constitutionnel.

En effet, après les événements de


juin 2019, les six juges constitutionnels en
fonction à l’époque ont démissionné. Six
autres juges ont été nommés par les trois
autorités étatiques participant à la
procédure de nomination : le Conseil
supérieur de la magistrature, le
QUEL RÔLE POUR LES JURIDICTIONS
gouvernement et le Parlement. Chacune
CONSTITUTIONNELLES EN TEMPS DE CRISES ? de ces autorités a nommé deux juges.
ENTRETIEN AVEC LA PRÉSIDENTE
Il est indéniable que l’activité d’un juge
DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE constitutionnel diffère de celle d’un juge
DE LA RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA de droit commun. J’affirme cela sur la
base de ma propre expérience dans les
Natasa DANELCIUC-COLODROVSCHI : deux domaines. C’est la raison pour
Madame la Présidente, en 2019, vous avez laquelle, il faut bien le reconnaître, la
été nommée juge à la Cour première année d’activité à la Cour est
constitutionnelle moldave. Cette une année « d'apprentissage », quel que
nomination est intervenue dans un soit votre parcours professionnel – que
contexte très particulier, inédit pour la vous veniez de la salle d’audience ou des
République de Moldova, à la suite de la enceintes universitaires. Les problèmes
démission in corpore des membres de la auxquels la Cour est confrontée sont
Haute juridiction pour dénoncer les perçus différemment de l’intérieur, lorsque
pressions politiques dont ils faisaient l’objet. vous êtes juge. De plus, comme vous le
Le début de l’activité des nouveaux juges savez, le mandat d’un juge constitutionnel
constitutionnels n’a pas été simple. Outre dans la République de Moldova est de six
le problème de l’absence de continuité ans. Notre mandat est relativement court
dans l’exercice des missions, qui est par rapport à celui des juges des autres
généralement garantie par le cours constitutionnelles européennes.
renouvellement par tiers de la composition Comme dans n’importe quelle juridiction,
des juridictions constitutionnelles, la Cour l’aide juridique apportée par les assistants
moldave a également été confrontée à de justice est très importante. En effet, je
une crise interne dont la solution a conduit peux affirmer sans la moindre réserve que,
à votre élection à la présidence. Vous êtes dans notre cas, ceux qui nous ont
ainsi devenue la première femme énormément soutenus dans le cadre de
Présidente de la Cour constitutionnelle de l’exercice de nos fonctions au cours de la
la République de Moldova. Quelles ont été première période ont été les assistants de
les premières mesures que vous avez prises justice. Je dirais qu’ils sont les premiers
pour remédier aux tensions internes et dans le classement de la « mémoire
quelles ont été les difficultés les plus institutionnelle ». Ce sont eux qui assurent
importantes que vous avez rencontrées au la continuité dans l’activité de la Cour.
début de votre mandat ?
Les plus grandes difficultés rencontrées
ont été liées au volet financier, plus
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Lettre de l’Est – n° 23

précisément à la rémunération du important pour les membres de la Cour,


personnel de la Cour. Depuis le début de mais je suis convaincue que nous allons
mon mandat, j’ai beaucoup insisté auprès exercer ce mandat de manière
des autorités compétentes sur la nécessité irréprochable et que nous allons tirer un
d’octroyer des primes spéciales aux grand profit de cette expérience.
assistants de justice qui exercent leurs
missions au sein de l’institution que je N. D.-C. : La situation politique dans le
dirige. Ces primes existent dans les autres pays est compliquée, depuis de
institutions judiciaires. Après de nombreuses années déjà. Les crises sont
nombreuses discussions et négociations systématiques, on pourrait même dire
avec les représentants du gouvernement qu'elles sont en réalité devenues une
et du Parlement, au cours desquelles j'ai normalité dans la vie politique du pays et
souligné avec ténacité le rôle de l’élection présidentielle qui a eu lieu à la
l’institution dans la vie politico-sociale du fin de l’année 2020 ne semble pas avoir pu
pays et, surtout, l’importance de son y remédier. La Cour constitutionnelle est
indépendance, l’augmentation des souvent appelée à trancher les différends
recettes budgétaires en vue du paiement politiques, à l’image du pompier qui doit
des primes en question a été obtenue. Il intervenir pour éteindre l’incendie causé
s’agit d’un facteur extrêmement important par erreur, négligence, voire
pour le bon fonctionnement de la Cour. intentionnellement. Je me réfère, bien
Nous avons ainsi bon espoir de garder les entendu, à la décision récente de la Cour,
meilleurs spécialistes au sein de la rendue le 23 février 2021, qui a porté sur le
juridiction. contrôle de constitutionnalité du décret
de la Présidente Maia Sandu, n° 32-IX du
Une autre difficulté, qui n’est pas 11 février 2021, visant la nomination du
nécessairement liée à mon mandat, mais candidat au poste de Premier ministre.
que je dois naturellement gérer dans le Pouvez-vous nous expliquer le contexte de
cadre de l’exercice de mes fonctions, est l’affaire et la position prise par la Cour
l’ordre du jour chargé de la Cour. Le constitutionnelle ?
nombre de postes d’assistants de justice
dont dispose la Cour est loin d’être D. M. : À la suite de la démission du
suffisant, surtout dans le contexte où tout Premier ministre Ion Chicu, le 23 décembre
membre du Parlement dispose du droit de 2020, la présidente de la République de
saisine, et que le nombre des saisines ne Moldova, Mme Maia Sandu, a publié, le
cesse de croître. J’ai commencé à 27 janvier 2020, à l’issue des consultations
travailler dans ce sens et j'espère pouvoir menées avec les factions parlementaires,
compléter leur nombre dans l’avenir un décret nommant Mme Natalia Gavrilița
proche. Cela va permettre à la Cour de en tant que candidate au poste de
mener son activité dans des conditions Premier ministre.
plus optimales, ce qui va favoriser
Se présentant au Parlement le 11 février
naturellement l’amélioration de la qualité
2021, Mme Natalia Gavrilița n'a pas obtenu
des décisions rendues.
le vote de confiance du Parlement pour
Enfin, une difficulté, mais cette fois-ci son programme d’activité et la liste des
agréable, est la prise de la présidence par membres du gouvernement qu'elle
la Cour constitutionnelle de la République proposait.
de Moldova, pour une durée de trois ans,
Le même jour, lors de la session plénière
de la Conférence des cours
du Parlement, le président de la faction
constitutionnelles européennes. Il va s’agir
parlementaire du Parti des socialistes de
certes d’un travail supplémentaire

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Moldova a fait une déclaration candidat qui remplit les conditions de


annonçant la constitution d’une majorité nomination et qui bénéficie du soutien de
parlementaire de cinquante-quatre la majorité parlementaire.
députés afin de soutenir la candidature de
Mme Mariana Durleșteanu au poste de Dans un arrêt rendu en août 2020, la
Premier ministre. La présidence a été Cour a souligné que la manière dont le
informée de la nouvelle candidature. président de la République est élu, que ce
Cette proposition a été confirmée lors de soit par vote au suffrage universel direct ou
la reprise des consultations par le Chef de par vote du Parlement, n’affecte en rien
l’État avec les factions parlementaires. sa compétence en ce qui concerne la
désignation du candidat au poste de
Le même jour également, la Présidente Premier ministre. Le pouvoir discrétionnaire
Maia Sandu a publié un décret désignant du président de la République dans ce
à nouveau Mme Natalia Gavrilița comme domaine est donc limité. Si une majorité
candidate au poste de Premier ministre. parlementaire absolue formalisée est
Ce dernier décret a fait l’objet de l’arrêt constituée au Parlement, il est tenu de
de la Cour auquel vous faites référence. Il désigner le candidat proposé par cette
a été déclaré non conforme aux majorité au poste de Premier ministre. Si
dispositions de l’article 98 par. 1 de la une majorité parlementaire absolue
Constitution. formalisée n’est pas constituée, le
président de la République est obligé,
En effet, la Cour a une jurisprudence après consultation des factions
bien établie en la matière. D’une part, parlementaires, de désigner un candidat
dans un arrêt de décembre 2015, a été au poste de Premier ministre, même si les
confirmée, sur le fondement de l’article 98 factions parlementaires ne sont pas
par. 1 de la Constitution, la compétence d’accord avec sa proposition.
exclusive du président de la République en
matière de désignation du candidat au Par conséquent, à la lumière de sa
poste de Premier ministre. Cependant, le jurisprudence, l’arrêt de la Cour était tout
candidat ne peut pas être choisi de à fait prévisible. La Cour a donc déclaré
manière discrétionnaire. La proposition inconstitutionnel le décret présidentiel
présidentielle doit intervenir après la visant la nomination, pour la deuxième fois
consultation des factions parlementaires. consécutive, de Mme Natalia Gavrilița
L’objectif poursuivi par cette procédure comme candidate au poste de Premier
est celui d’identifier le soutien politique des ministre et a même ordonné, afin d’éviter
députés à une personne capable de une impasse institutionnelle causée par
former un gouvernement d’obtenir la l’absence d’un dialogue fondé sur le
confiance du Parlement. En ce sens, le respect et la diligence entre le Chef de
président de la République ne peut pas l’État et le Parlement, le recours à de
remplacer les factions parlementaires. nouvelles consultations, dans le respect de
la Constitution et conformément à la
Dans son arrêt de décembre 2015, la jurisprudence de la Cour.
Cour a également jugé qu’il n’y avait
aucune raison constitutionnelle pour le N. D.-C. : Les juges constitutionnels
président de la République de ne pas moldaves sont souvent appelés à régler
désigner comme candidat au poste de des différends politiques d’ordre purement
Premier ministre la personne qui bénéficie idéologique. Je me réfère à deux
du soutien de la majorité parlementaire décisions de la Cour en particulier, qui ont
formelle, même s’il s’agit d’un opposant fait l’objet de nombreux débats doctrinaux
politique. Le Chef de l’État doit proposer le et politiques. Il s’agit d’abord de l’arrêt du

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21 janvier 2021 portant sur le contrôle de mêmes lacunes que celles relevées par la
constitutionnalité de la loi n° 234 du Commission de Venise il y a dix ans, dans
16 décembre 2020, relative au un avis rendu à la demande des autorités
fonctionnement des langues parlées sur le ukrainiennes sur la loi relative aux langues
territoire de la République de Moldova. parlées en Ukraine. La solution retenue par
Ensuite, le second arrêt, datant du 7 mai la Cour dans cet arrêt a été certes
2020, a porté sur le contrôle de la critiquée par un certain nombre de
constitutionnalité de l’accord signé le responsables politiques. Cependant, les
17 avril 2020 par le gouvernement de la critiques ont rapidement disparu, les
République de Moldova et le autorités en question s’étant tournées vers
gouvernement de la Fédération de Russie, d’autres questions jugées comme étant
portant sur l’octroi d’un prêt financier prioritaires.
d’État, et de la loi de ratification n° 57 du
23 avril 2020. Dans le contexte de ces deux En ce qui concerne la situation créée
affaires, la Cour constitutionnelle a été après l’arrêt de la Cour déclarant
victime de fortes pressions politiques ayant inconstitutionnelle la ratification de
conduit à l’intervention de la Secrétaire l’accord de financement signé avec la
générale du Conseil de l’Europe, Fédération de Russie, j’ai en effet décidé
Mme Marija Pejcinovic Buri, et du Président d’en informer le Parlement européen et la
de la Commission de Venise, M. Gianni Commission de Venise. Je vais expliquer
Buquicchio. Leur intervention a été en fait plus en détail les circonstances. Le 7 mai
une réponse à l’appel que vous avez 2020, la Cour constitutionnelle a déclaré
lancé. Quel a été l’élément déclencheur inconstitutionnel un accord conclu entre le
de votre décision de lancer cet appel et gouvernement de la République de
quelles ont été les conséquences au Moldova et le gouvernement de la
niveau de l’attitude des autorités Fédération de Russie sur l’octroi d’un prêt
politiques moldaves à l’égard de la Cour à financier d’État au gouvernement de la
la suite des interventions de ces deux République de Moldova (d’un montant de
Hauts dignitaires européens ? 200 millions d’euros). La Cour a estimé que
la procédure de conclusion de l’accord
D. M. : Même si les saisines qui ont avait été viciée. Elle a vérifié notamment
conduit au prononcé de l’arrêt du si, lors de la négociation, de la signature et
21 janvier 2021 ont pu être considérées de la ratification de l’accord, les autorités
comme ayant une visée politico- moldaves avaient pris en compte les
idéologique, comme vous venez de le intérêts économiques nationaux, tels
dire, je tiens à souligner que les juges de la qu’énoncés aux articles 126 et 129 de la
Cour que je préside n’ont qu’une Constitution.
idéologie : le respect de la Constitution de
la République de Moldova. L’arrêt en En effet, la Constitution de la
question a été rendu sur la base des République de Moldova dispose, à l’article
articles pertinents de la Constitution et des 126, que l’État doit protéger les intérêts
meilleures pratiques européennes en la nationaux dans le cadre des activités
matière, mises en évidence dans les avis économiques, financières et de change,
de la Commission de Venise sur le statut et à l’article 129, que le gouvernement
des langues des minorités ethniques dans assure la protection des intérêts nationaux
divers États membres du Conseil de dans le cadre des relations économiques
l’Europe. Nous avons constaté, au stade internationales, promeut la liberté politique
de l’étude de l’affaire, que la loi sur le commerciale ou la politique
fonctionnement des langues parlées en protectionniste dans les intérêts nationaux.
République de Moldova présentait les La Cour a noté que plusieurs dispositions

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de cet accord n’étaient pas claires et N. D.-C. : Estimez-vous que le cadre


prévisibles, généraient une insécurité juridique existant devrait être modifié afin
juridique et étaient contraires aux intérêts d’assurer une protection plus efficace de
nationaux de la République de Moldova l’indépendance des membres de la Cour
dans le domaine économique et financier. constitutionnelle ? Si tel est le cas, quels
seraient, selon vous, les changements
Cependant, compte tenu des tensions nécessaires ?
autour de la solution retenue dans l’arrêt
du 7 mai 2020, qui était une solution D. M. : Premièrement, je pense que le
juridique prévisible, la Cour et ses juges ont mandat des juges constitutionnels devrait
été la cible de nombreuses attaques être prolongé de six à neuf ans, avec
politiques et médiatiques. Des hauts impossibilité d’exercer un second mandat.
fonctionnaires de l’État, y compris le Chef Bien que, traditionnellement, le mandat à
de l’État de l’époque, ont publié des vie – comme c’est le cas des juges de la
déclarations susceptibles de nuire à Cour suprême des États-Unis – soit associé
l’image de la Cour constitutionnelle et de à une plus grande indépendance, un
discréditer ses juges. Il a été notamment mandat plus long peut être tout aussi
déclaré que les juges de la Cour efficace, comme le montre la pratique de
constitutionnelle défendraient les intérêts nombreux pays européens. Dans le cas
de certains clans, bloqueraient les des juges constitutionnels moldaves, la
initiatives sociales visant à soutenir les durée de neuf ans permettrait aussi
citoyens et à financer les activités d’atténuer l’impression qu’ils ont tous :
économiques, dans le but de paralyser le celle de devoir partir au moment où finit à
fonctionnement de l’État dans le contexte peine la période d’« accommodation ».
d’une crise pandémique, que le blocage Cela a nécessairement un impact sur le
de l’accord de financement conduirait à fonctionnement général de la Cour.
l’impossibilité pour l’État de payer les
salaires et les pensions, etc. A été avancé Un autre problème relevant de la
également l’argument selon lequel garantie de l’indépendance fonctionnelle
certains de ses arrêts prouveraient que la de la Cour est la rémunération très basse
Cour serait devenue « politiquement de ses fonctionnaires et des juges, y
capturée et utilisée dans l’usurpation du compris par rapport à celle de leurs
pouvoir de l’État » et devrait de ce fait « en homologues des États voisins de la
supporter les conséquences », etc. République de Moldova. Comme je l’ai
Certains juges ont notifié à l’Assemblée souligné au début de l’interview, nous
plénière de la Cour constitutionnelle des avons agi dans ce sens auprès des
lettres dans lesquelles ils affirmaient avoir autorités parlementaires et
été battus et intimidés par des inconnus. À gouvernementales. Certaines avancées
son tour, l’Assemblée a informé le Bureau ont été enregistrées, mais il y a encore
du Procureur général. place à l’amélioration.

Ce sont, en général, ces facteurs qui N. D.-C. : La modification du cadre


ont conduit à la saisine des institutions normatif permettrait un renforcement de
européennes mentionnées plus haut. Les ce que nous appelons la « légitimité
autorités politiques de la République de institutionnelle ». Dans le même temps,
Moldova n’ont réagi d’aucune manière à nous savons que la meilleure arme de
mon initiative, mais j'ai reçu protection d’une juridiction
d’innombrables messages de soutien de la constitutionnelle contre les pressions, voire
part des citoyens et des institutions les sanctions politiques, est la « légitimité
internationales. sociale », que chaque juridiction se

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Lettre de l’Est – n° 23

construit au fil du temps, grâce à la qualité jeunes démocraties européennes, dont


des décisions rendues et au rôle qu'elle fait partie la République de Moldova.
joue au sein de la société, notamment en
sa qualité de garant des droits et libertés En ce qui concerne « le réflexe
fondamentaux. Dans la République de constitutionnel », je ne pense pas qu’il soit
Moldova, d'innombrables projets de loi ont suffisamment développé dans notre pays.
prévu l'introduction de la possibilité pour À partir de la simple analyse de la
les citoyens de saisir directement la Cour recevabilité des exceptions
constitutionnelle. Ils ont tous échoué. Par la d’inconstitutionnalité soulevées devant les
décision n° 2 du 9 février 2016, la Cour tribunaux de droit commun au cours de
constitutionnelle a décidé de supprimer, l’année 2020, l’on constate que seules 31
par voie prétorienne, le filtre exercé par la saisines sur les 227 déposées ont été
Cour suprême de justice dans le cadre de déclarées recevables. Ce constat reflète
la procédure appelée en Moldavie en réalité l’insuffisance de la formation
« l’exception d’inconstitutionnalité ». Celle- dispensée dans les établissements
ci permet la transmission, désormais d’enseignement supérieur et les écoles de
directe, par les juges de droit commun des formation des magistrats et des avocats
questions d’inconstitutionnalité formulées dans le domaine du droit constitutionnel et
par les parties au litige. La suppression du dans celui des droits et libertés
filtre exercé auparavant par la Cour fondamentaux. La formation initiale et
suprême de justice a, bien entendu, continue des juristes est malheureusement
permis une simplification de la procédure. axée sur l’enseignement du droit civil, du
Je voudrais vous demander s’il y a eu une droit de procédure civile, du droit pénal et
évolution au niveau de l’utilisation de du droit de procédure pénale.
cette procédure et si cette mesure de
Nonobstant, il ne faut pas oublier que
simplification vous semble suffisante pour
l’évolution de la culture juridique
développer « le réflexe constitutionnel »
commence par la formation. Il y a donc
des justiciables ?
un vrai besoin de réforme des programmes
D. M. : Vous avez raison, la légitimité de formation à ce niveau-là. L’introduction
sociale de la Cour est renforcée, en d’un nombre plus important d’heures de
particulier, par l’autorité argumentative de cours de droit constitutionnel, de droit
la Cour. La bonne motivation de ses européen des droits de l’homme, mais
décisions est, en plus d’une preuve de aussi l’élaboration d’exercices spécifiques
l’étude minutieuse de l’affaire par les pour développer l’esprit critique chez les
juges, un facteur décourageant les nouvelles générations de juristes vont
critiques. En faisant référence à la permettre une prise de conscience de
Constitution sud-africaine provisoire de l’importance de l’institution de l’exception
1993, la Professeure Etienne Mureinik a d’inconstitutionnalité et favoriseront bien
affirmé, à juste titre, que : « les constitutions sûr le développement du « réflexe
de cette catégorie sont des ponts qui constitutionnel ».
partent de la culture d’autorité et qui
Celui-ci se développe aussi avec le
conduisent à une culture de justification.
temps, à travers l’expérience. Le nombre
La culture de la justification est la culture
relativement important de saisines, malgré
dans laquelle tout exercice de pouvoir
le taux élevé d’irrecevabilité, montre que
doit être justifié. C’est une culture de
nous sommes sur la bonne voie. À l’heure
conviction, de persuasion, pas une culture
actuelle, l’ordre du jour de la Cour est
de coercition ». À titre personnel, je pense
largement occupé par ces exceptions
que cette belle analyse peut être
d’inconstitutionnalité. Le réflexe de saisir la
transposée à la situation existante dans les

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Lettre de l’Est – n° 23

Cour constitutionnelle chez les avocats, économique, etc. Je pense que si on


tout comme chez les magistrats, qui ont introduisait du jour au lendemain le recours
l’obligation en Moldavie de surseoir à individuel, les « passionnés de litiges »,
statuer et de saisir la Haute juridiction à comme l’on en voit dans le cas des
partir du moment où ils ont un doute quant requêtes déposées devant la Cour
à la conformité de la loi applicable dans européenne des droits de l’homme,
un litige concret, sans que les parties en inonderaient la juridiction de milliers de
fassent la demande, se renforce au fur et requêtes, bloquant ainsi son activité.
à mesure de la pratique.
En outre, les citoyens moldaves
N. D.-C. : Ne pensez-vous pas que la disposent de plusieurs moyens pour saisir la
meilleure solution serait d’introduire le Cour constitutionnelle. Il y a certes la
recours individuel, notamment dans le procédure d’exception
contexte de la méfiance accrue des d’inconstitutionnalité dont nous avons déjà
citoyens à l’égard des institutions parlé, qui est utilisée de plus en plus. À titre
étatiques ? Une telle réforme permettrait d’exemple, l’on pourrait citer quelques
aux citoyens de mieux comprendre le rôle données statistiques. En 2015, la Haute
de la Cour constitutionnelle en tant que juridiction a été saisie à 59 reprises, dans la
garant des droits et libertés fondamentaux très grande majorité des cas, il s’est agi de
et d’y voir une institution ouverte à tous et saisines parlementaires. Au cours des
non seulement à un groupe de dignitaires années 2019 et 2020, leur chiffre a
publics, fait qui peut lui donner l’image largement dépassé la barre de 200, la
d’une « institution de luxe » inaccessible plupart des saisines étant intervenues dans
aux citoyens ordinaires, en particulier dans le cadre de la procédure d’exception
le contexte où, dans la République de d’inconstitutionnalité.
Moldova, tout député a le droit de saisir la
Haute juridiction ? Une autre procédure permettant aux
citoyens moldaves de saisir la Cour
D. M. : L’introduction du recours constitutionnelle est l’actio popularis. Ils
individuel devant la Cour constitutionnelle peuvent ainsi demander aux
de la République de Moldova serait parlementaires de contester la
conforme à la tendance européenne constitutionnalité d’une loi. Leur demande
actuelle. Cependant, je pense qu’une sera transmise à la Cour si les
telle réforme est prématurée pour notre parlementaires la jugent justifiée et
pays. Elle devrait être précédée d’une sérieuse. Il s’agit d’une compétence
réforme institutionnelle de la Cour, dans le reconnue aux parlementaires en tant que
sens de l’augmentation du nombre des représentants de la Nation. Il est fort
juges, du corps administratif de la Cour. Il regrettable qu’elle ne soit utilisée, alors
faudrait aussi modifier les lois régissant qu’il s’agirait d’un rapprochement entre
l’organisation et le fonctionnement de la les élus et leurs électeurs. Un travail
Cour, qui sont, à certains égards, pédagogique à ce titre serait, à mon sens,
dépassées par évolution du rôle des bienvenu.
juridictions constitutionnelles dans une
société démocratique, etc. Ensuite, les N. D.-C. : Nous le savons tous, le
bases d’une « culture constitutionnelle » « réflexe constitutionnel » est également
devraient aussi être posées au sein de la renforcé grâce au dialogue que la
société civile. Les justiciables doivent être juridiction constitutionnelle établit avec les
conscients du fait qu’ils ne vont pas institutions judiciaires, les avocats et la
trouver à la Cour le remède à tous les société civile. Quelles sont les actions
maux d’ordre politique, social, menées ces dernières années par la Cour

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Lettre de l’Est – n° 23

constitutionnelle en vue d’instaurer une l’impact de ce mandat sur l’image de la


communication plus intense et sur quels Cour constitutionnelle, tant au niveau
projets travaillez-vous à cet égard ? national qu’international ?

D. M. : Le dialogue entre la Cour et la D. M. : En tant que membre de la


société s’instaure d’abord par la voie des Conférence, la Cour constitutionnelle de
saisines et, respectivement, des arrêts et la République de Moldova met tout en
décisions rendus à la suite de l’exercice du œuvre pour intensifier les échanges
contrôle de constitutionnalité. Nous avons d’idées et d’expériences avec les
récemment instauré la pratique des juridictions des autres États membres, afin
débriefings visant à expliquer les décisions d’atteindre un niveau plus élevé de
de la Cour qui viennent d’être protection des droits et libertés
prononcées, dans un langage accessible fondamentaux. Les collaborations
aux citoyens ordinaires. Nous publions internationales ont une influence sur notre
également sur le site Internet des études façon de penser, d’analyser les choses,
doctrinales portant sur la jurisprudence de nous poussent à faire évoluer la
la Cour. Récemment, un Guide sur la jurisprudence. On ne peut pas dire
recevabilité des exceptions aujourd’hui que les juridictions
d'inconstitutionnalité a été élaboré à constitutionnelles agissent dans le vide. Les
l’attention des professionnels du droit et solutions de nos collègues européens sont
rendu public à travers différents moyens souvent des sources d'inspiration et de
de communication. Nous organisons soutien pour nous, pour plaider en faveur
également des conférences scientifiques, de décisions nationales audacieuses et,
généralement le jour d’anniversaire de la plus particulièrement, lorsqu’elles portent
Constitution ou de la Cour sur des questions sociétales et politiques
constitutionnelle, auxquelles nous invitons épineuses. Tout nouveau problème de
des représentants des différentes droit que les cours constitutionnelles
professions juridiques. En ce qui concerne tentent de résoudre occupe les espaces
les relations de la Cour constitutionnelle vides du droit constitutionnel. Chaque
avec les tribunaux de droit commun, de critère de résolution du problème soulevé
manière générale, la marge d’action est acquiert, notamment par son
assez limitée, qui s’explique aussi par le acculturation dans la jurisprudence des
respect de l’obligation de réserve, autres juridictions constitutionnelles
s’imposant à l’ensemble des juges. Le européennes, la qualité de standard du
dialogue s’établit donc principalement à constitutionnalisme européen.
travers les actes juridictionnels émis.
Lors des congrès que nous allons
N. D.-C. : Nous n’allons pas finir cette organiser à l’avenir dans le cadre de la
interview sans parler de l’image et des Conférence, nous allons inviter les
actions de la Cour constitutionnelle au présidents des deux cours européennes –
niveau international. Le 25 février 2021, la la Cour de Strasbourg et la Cour de
Haute juridiction a pris, pour la première Luxembourg – ainsi que des professeurs de
fois, la présidence de la Conférence des droit constitutionnel de renom pour
cours constitutionnelles européennes pour réfléchir ensemble sur les questions
un mandat de trois ans. Comme vous d’actualité qui se posent en matière de
l’avez souligné, il s’agit d’un événement garantie de la démocratie et de l’État de
historique pour la juridiction droit, plus particulièrement dans le
constitutionnelle moldave. Quels sont les contexte de la crise sanitaire due à la
projets que vous souhaitez réaliser, quelles Covid-19 à laquelle tous les États sont
sont vos attentes et quel pourrait être confrontés depuis plus d’un an déjà. Une

10
Lettre de l’Est – n° 23

telle collaboration nous paraît nécessaire


non seulement pour renforcer les DROITS FONDAMENTAUX
échanges entre juges et universitaires,
mais également pour bénéficier d’avis
émis d’un point de vue doctrinal,
COMMENT COMPRENDRE LE RÔLE DU JUGE
dépourvus de la connotation pratique qui
nous lient, nous les juges, au cours de CONSTITUTIONNEL RUSSE
l’exercice de nos fonctions. Sans aucun DANS LE CONTEXTE DE LA LIMITATION
doute, le choix de sujets de discussion et DES DROITS FONDAMENTAUX
d’analyse communs nous sera
particulièrement utile. CAUSÉE PAR LA PANDÉMIE DE COVID-19 ?

La prise de la présidence de la « Il y a des cas où il faut mettre, pour un


Conférence des cours constitutionnelles moment, un voile sur la liberté, comme on
européennes par notre Cour est un acte cache les statues des dieux »
de grande responsabilité. Comme le dit le (Montesquieu, De l’esprit des lois, XII, 19)
dicton français, « Noblesse oblige ».
Pendant ces trois ans de mandat, notre La pandémie de Covid-19 a non
institution sera dans le viseur des institutions seulement créé de nouveaux enjeux et de
en charge de la promotion des valeurs de nouvelles préoccupations concernant le
la démocratie et de l’État de droit en droit public, mais elle a également mis en
Europe. Nous mettrons tout en œuvre pour lumière les processus qui se sont déroulés
être à la hauteur des attentes. Il en va de jusqu’à l’année précédente. En ce qui
l’image de notre juridiction. concerne la Russie, il s’agit notamment
d’un changement des orientations de
N. D.-C. : Je vous remercie, Madame la valeur du juge constitutionnel. Bien que
Présidente, et vous souhaite bonne formellement la Cour constitutionnelle
chance et beaucoup de courage dans russe ne soit pas le garant de la
l’exercice de vos missions, dans un Constitution, contrairement au Président
contexte politique, économique et social de la Fédération de Russie, c’est elle qui
qui est loin d’être simple ! détermine directement l’appréciation du
contenu des valeurs fondamentales et de
D. M. : Je vous remercie également
leur hiérarchie dans la société
pour vos questions et pour votre initiative,
contemporaine. Il est donc important
qui participe à la promotion de l’image de
d’analyser son rôle dans la limitation
la Cour au-delà des frontières de notre
légitime des droits et libertés pendant la
pays.
pandémie de Covid-19 du point de vue
de son évolution idéologique, qui a
commencé bien avant cette crise
sanitaire.

Tout d’abord, il convient de souligner


que la Constitution de la Fédération de
Russie, adoptée par référendum le
12 décembre 1993, est imprégnée de
l’esprit du libéralisme. Cette affirmation est
particulièrement juste en ce qui concerne
les dispositions constitutionnelles relatives
aux droits et libertés de l’homme et du
citoyen. Concrètement, l’article 2

11
Lettre de l’Est – n° 23

reconnaît l’homme, ses droits et libertés en d’urgence, devrait répondre à certaines


tant que valeurs suprêmes de la société conditions. De façon générale, les lois qui
russe. Conformément aux doctrines de suppriment les droits fondamentaux ne
droit naturel, les droits fondamentaux sont peuvent pas être valablement adoptées
considérés par le législateur comme innés (art. 55, al. 2).
et inaliénables (art. 17, al. 2). Garantis par
la justice, ils ont un effet direct en Concernant les mesures restrictives
déterminant le sens, le contenu et prises dans le cadre de l’état d’urgence,
l’application des lois, ainsi que l’activité la Constitution prévoit des exigences
des pouvoirs législatif et exécutif, et de supplémentaires. En vertu de l’article 56,
l’auto-administration locale (art. 18). elles ne peuvent être introduites que par
une loi constitutionnelle fédérale, qui est
On doit aussi noter que l’État est juridiquement inférieure à la Constitution
contraint par l’article 2 de la Constitution uniquement, et avec l’indication
russe de reconnaître, respecter et protéger obligatoire des limites et de la durée des
les droits fondamentaux. D’ailleurs, elle restrictions apportées aux droits
interdit l’application de n’importe quel fondamentaux. En outre, certains droits et
acte juridique normatif affectant les droits, libertés ne peuvent en aucun cas être
libertés et obligations de l’homme et du limités, même pendant l’état d’urgence.
citoyen s’il n'a pas été publié Ceux-ci comprennent, par exemple, le
officiellement pour être porté à la droit à la vie, le droit au respect de la vie
connaissance de tous (art. 15, al. 3). Enfin, privée et familiale, la liberté de
les droits et libertés de l’homme et du conscience et la liberté de religion.
citoyen sont reconnus et garantis non
seulement en conformité avec la S’il est exact que le libéralisme est au
Constitution, mais aussi conformément aux cœur de la Constitution russe de 1993,
principes et normes universellement cette idéologie est cependant critiquée
reconnus du droit international (art. 17, al. aujourd’hui par la majorité de la doctrine
1). De ce point de vue, l’inscription dans le et par la jurisprudence. Comme l’affirme
texte de la loi fondamentale russe des Valéry Zorkine, le président de la Cour
droits et libertés concrets ne peut pas être constitutionnelle de la Fédération de
interprétée comme la négation ou la Russie, la Constitution est un contrat social
limitation des autres droits et libertés qui formalisé qui est fondé sur un contrat
sont universellement reconnus (art. 55, al. social réel. Par conséquent, la tâche
1). primordiale de l’organe chargé du
contrôle de constitutionnalité consiste à
Pourtant, cette technique de préserver le consensus social dont
constitutionnalisation des droits l’essence réside dans le principe
fondamentaux admet l’imposition de d’égalité . Selon cette conception, le juge
1

restrictions. Selon les articles 55 et 56 de la constitutionnel cherche à concilier


Constitution russe, les droits et libertés de l’idéologie libérale et les valeurs du
l’homme et du citoyen peuvent être limités socialisme. C’est donc pour cette raison
par la loi fédérale, tant dans des que, dans la décision de la Cour
conditions normales que dans le cadre de constitutionnelle du 24 février 2004, la
l’état d’urgence. En tout cas, il s’agit de Russie a été définie comme un « État de
mesures nécessaires prises par l’État pour
assurer la sécurité des citoyens et la
protection de l’ordre constitutionnel.
L’introduction de mesures restrictives,
1V. D. Zorkine, La Cour constitutionnelle de Russie :
notamment dans le cadre de l’état
doctrine et pratique, Moscou, Norma, 2017, p. 8-9, 14.

12
Lettre de l’Est – n° 23

droit dont l’économie de marché s’oriente Président et le Parlement. Les


vers un système de protection sociale »2. amendements concernant le
renforcement des pouvoirs des autorités
Aussi, il faudrait prendre en compte le régionales en période de pandémie ont
niveau de culture juridique de la été apportés à la loi fédérale n° 68-FZ du
population et sa mentalité héritée des 21 décembre 1994 visant la protection de
précédents régimes, en particulier son la population et des territoires contre les
attitude à l’égard de certaines valeurs que situations d’urgence naturelles et
le juge constitutionnel est destiné à artificielles quelques semaines plus tard 6 .
protéger. C’est la raison pour laquelle il Le décret présidentiel à ce sujet a été pris
faut faire une distinction claire entre la le 2 avril 20207.
Constitution au sens dogmatique et la
Constitution réelle. À cet égard, Pierre Avril Le décret du gouverneur de la région
affirme qu’« il ne suffit pas de lire la de Moscou a interdit aux citoyens de
Constitution écrite pour connaître la quitter leur lieu de résidence, à l’exception
Constitution réelle, c’est-à-dire les normes de certains cas spécifiques : pour
qui régissent effectivement le bénéficier des soins médicaux d’urgence,
gouvernement du pays, the living pour effectuer des achats de première
Constitution comme le désignent les nécessité ou pour promener leur chien. Or,
Américains » 3 . Aujourd’hui, comme à aucun état d’urgence n’était de fait
l’époque soviétique, dans la société russe, déclaré. Le gouverneur a utilisé un autre
l’égalité est plus importante que la liberté, terme, celui d’état de préparation
et les intérêts publics sont plus respectés complète. Sur le fondement des
par divers organes étatiques que les dispositions du décret, un habitant de la
intérêts privés. région de Moscou âgé de 52 ans a été
puni d’une amende pour violation des
En effet, la pandémie de Covid-19 a mesures de confinement. Le tribunal de
mis en évidence une rupture entre les droit commun de Protvino, devant lequel il
dispositions solennelles de la Constitution a contesté la contravention, a saisi la Cour
russe relatives aux droits fondamentaux et constitutionnelle en vue de l’exercice du
la réalité. Cela trouve confirmation dans la contrôle de constitutionnalité du décret
décision de la Cour constitutionnelle n° 49- du gouverneur. Le tribunal a estimé que la
P du 25 décembre 20204 , que nous nous liberté de circulation garantie par l’article
proposons d’analyser plus en détail. 27 de la Constitution est fondamentale et
les chefs des régions n’ont pas le pouvoir
Au milieu du mois de mars 2020, le
légal de lui apporter des limitations.
gouverneur de la région de Moscou a
ordonné la mise en place de mesures
extraordinaires pour freiner la propagation
de la Covid-19 5 , en devançant ainsi le

concerne les dispositions contestées, elles ont été


2 Décision de la Cour constitutionnelle de la FR n° 3-P incluses le 29 mars 2020, tandis que le constat a été
du 24 février 2004, Rossiskaïa Gazeta, 2 mars 2004, n° dressé par un agent de police le 24 avril 2020.
3418. 6 Loi fédérale n° 98-FZ du 1er avril 2020 « Sur la
3 P. Avril, Les conventions de la Constitution. Normes modification de certains textes législatifs de la
non écrites du droit politique, Paris, PUF, coll. Fédération de Russie concernant la gestion des
Léviathan, 1997, p. 11. situations d’urgence », Rossiskaïa Gazeta, 3 avril 2020,
4 Décision de la Cour constitutionnelle de la FR n° 49-P n° 72 (8126).
du 25 décembre 2020, Rossiskaïa Gazeta, 15 janvier 7 Décret du Président de la FR n° 239-P du 2 avril 2020

2021, n° 6 (8357). « Sur les mesures visant à assurer le bien-être sanitaire


5 Décret du gouverneur de la région de Moscou et épidémiologique de la population sur le territoire
n° 108-PG du 12 mars 2020 [en ligne]. URL : de la Fédération de Russie en relation avec la
http://www.mosreg.ru/. Il convient de noter que ce propagation d’un nouveau coronavirus (Covid-19) »,
décret a été constamment modifié. En ce qui Rossiskaïa Gazeta, 3 avril 2020, n° 72 (8126).

13
Lettre de l’Est – n° 23

Dans sa décision, la Cour fonction de l’évolution de la situation


constitutionnelle se réfère aux articles 2, 7 épidémiologique dans la région. Par
et 41 de la Constitution, selon lesquels la exemple, après le 18 avril 2020, les
vie humaine est la valeur suprême, sans restrictions imposées à la liberté de
laquelle de nombreux autres biens et circulation ont cessé d’être imposées aux
valeurs perdent de leur importance. C’est citoyens ayant reçu des laissez-passer
sur le fondement de ces dispositions que numériques. Or, ces laissez-passer ont été
les autorités assument la responsabilité supprimés le 28 mai 2020, lorsque
d’assurer le bien-être sanitaire et l’assouplissement des mesures restrictives
épidémiologique de la population. De liées à la Covid-19 a commencé. En
plus, la Cour constitutionnelle fait particulier, les activités sportives de plein
référence à l’expérience des pays air ont été autorisées. À la fin du mois de
étrangers pour justifier la nécessité juin, les dispositions contestées du décret
d’imposer des restrictions à la libre du gouverneur de la région de Moscou
circulation. Effectivement, des mesures sont devenues caduques.
d’isolement et d’auto-isolement étaient
établies en avril 2020 dans plus de quatre- À notre avis, cette décision présente un
vingt-dix pays. intérêt particulier du point de vue des
fondements conceptuels de l’évaluation
La Cour constitutionnelle souligne en des valeurs dans la jurisprudence
outre que la restriction de la liberté de constitutionnelle. En fait, les principaux
circulation ne doit pas être appréciée de arguments peuvent être réduits à deux.
la même manière que la restriction de la
liberté individuelle. Or, la liberté de Premièrement, selon le juge
circulation n’est pas absolue étant donné constitutionnel, l’action en responsabilité
sa nature. En cas de menace réelle, les pour violation des mesures de
citoyens doivent donc faire preuve de confinement en période de pandémie est
« retenue raisonnable » en exerçant leur un équilibre acceptable entre la
droit de circuler. protection de la vie et de la santé des
citoyens et les droits et libertés de la
Estimant que la situation de personne. C’est pourquoi la Cour
propagation de la Covid-19 au milieu du constitutionnelle souligne que les mesures
mois de mars 2020 était exceptionnelle, la restrictives prises par le gouverneur de la
Cour constitutionnelle a déclaré région de Moscou n’étaient que de courte
conformes à la Constitution les mesures durée, autorisant la circulation en cas de
prises par le gouverneur de la région de motif légitime, et la possibilité de les établir
Moscou en l’absence de dispositions a été confirmée en temps voulu par la
pertinentes dans la loi fédérale et de législation fédérale. Ainsi, elles ne peuvent
décrets présidentiels. Il faut noter que la pas être considérées comme une
Cour s’est appuyée sur ses décisions interdiction absolue.
antérieures concernant le renforcement
des pouvoirs des autorités régionales 8 . Deuxièmement, en cas de situation
Selon la Haute juridiction, ces mesures, extraordinaire, l’État est obligé d’imposer
malgré leur caractère anticipatif, étaient les restrictions nécessaires pour protéger la
tout à fait raisonnables, car le gouverneur santé et la sécurité des citoyens et pour
a prévu plusieurs exceptions. De plus, elles contrôler la propagation du virus sur son
étaient flexibles, en changeant en territoire. Or, le niveau de pouvoir – fédéral
ou régional – n’a pas une importance
8 Voir, par exemple, la décision de la Cour
fondamentale. En outre, la situation elle-
constitutionnelle de la FR n° 5-P du 21 mars 1997, même peut ne pas être officiellement
Rossiskaïa Gazeta, 1er avril 1997, n° 64.

14
Lettre de l’Est – n° 23

reconnue comme une situation


VIE INSTITUTIONNELLE
d’urgence. Il s’agit donc plutôt d’une
forme de solidarité sociale fondée sur la
confiance mutuelle entre l’État et la L’ORGANISATION DU TRAVAIL
société face à une menace commune, DU PARLEMENT BULGARE
quel que soit son nom. EN TEMPS DE COVID-19
En fin de compte, les pouvoirs publics
doivent, au vu de la situation actuelle, Depuis plus d’un an maintenant, il est
essayer de toutes leurs forces de protéger difficile de trouver un domaine de la vie,
les droits fondamentaux, même au dans n’importe quelle partie du monde,
détriment de l’interprétation littérale des qui ne serait pas affecté par la Covid-19.
dispositions de la Constitution. Mais quelles Les activités du Parlement bulgare ne font
sont les dispositions constitutionnelles pas exception. Aux termes de l’article 1
visées ? Il s’agit, en premier lieu, de celles alin. 1 de la Constitution, la Bulgarie est
qui sont relatives à la hiérarchie des une République parlementaire. La loi
sources du droit et aux garanties de la fondamentale attribue à l’Assemblée
liberté individuelle. De ce point de vue, les nationale l’exercice de l’activité législative
intérêts de la protection de la vie et de la et du contrôle parlementaire, le noyau du
santé des citoyens peuvent, dans régime parlementaire. Lе constituant,
certaines circonstances, prévaloir sur les conscient du fait qu’en cas de
intérêts privés, y compris la libre circulation. circonstances exceptionnelles, la nécessité
d’un Parlement opérationnel est
Certes, il est difficile de tirer des particulièrement évidente, a prévu qu’en
conclusions hâtives en ce qui concerne « cas de guerre, d’état de siège ou en
l’évolution de la justice constitutionnelle présence d’autres circonstances
russe pendant la pandémie de Covid-19. exceptionnelles survenues au cours ou
À ce stade, il est plus important de après l’expiration du mandat de
procéder à une analyse approfondie du l’Assemblée nationale, son mandat est
nouveau concept par lequel le juge prorogé jusqu’à la disparition de ces
constitutionnel réévalue les valeurs et circonstances » (art. 64, alin. 2)9.
limites des droits fondamentaux. Il s’agit de
la solidarité sociale face aux menaces La Constitution contient une formulation
naturelles. Comment ce concept est-il lié, très concise et laconique du régime
d’une part, au concept de garant de la constitutionnel de l’état de guerre, de
Constitution (Carl Schmitt) et, d’autre part, l’état de siège et de l’état d’urgence. Ces
à la théorie de la souveraineté biopolitique trois régimes sont prévus comme trois
(Michel Foucault) ? Voilà les questions qui régimes indépendants mais sans distinction
attendent une réponse. claire quant à leur substance. La norme
fondamentale est en effet concentrée
Vassili TOKAREV
Professeur à l’Université nationale de recherche –
École des hautes études en sciences économiques 9 Je me permets de renvoyer les lecteurs à l’article
(EHESE) de Moscou que nous avons coécrit avec Martin Belov, portant
sur « La pandémie de Covid-19 et son impact sur le
Parlement en Bulgarie. Une auto-restriction du
pouvoir de contrôle », in E. Cartier, B. Ridard, G.
Toulemonde (dir.), L’impact de la crise sanitaire sur le
fonctionnement des parlements en Europe,
Publication de la Fondation Robert Schuman, p. 33-
39, https://www.robert-
schuman.eu/fr/doc/ouvrages/FRS_Parlement.pdf,
dont la présente contribution est une version
actualisée.

15
Lettre de l’Est – n° 23

beaucoup plus sur la procédure que sur le La Constitution ne prévoit pas la


fond de ces trois régimes d’urgence. possibilité de légiférer par ordonnances, y
compris au cours de l’état d'urgence.
Selon l’article 84 alin. 12 de la Ainsi, le Parlement bulgare doit conserver
Constitution, l’Assemblée nationale le monopole de l’adoption des normes les
« déclare, sur proposition du président de plus importantes qui encadrent les
la République et du Conseil des ministres, relations sociales même en cas de guerre,
l’état de guerre ou tout autre état d’état de siège ou d’état d’urgence.
d’exception sur tout le territoire du pays ou
sur une partie de celui-ci ». L'implication de I – L’état d’urgence et la situation
plusieurs institutions dans ce processus est d’urgence épidémique en Bulgarie causés
censée servir de garant contre les abus de par la pandémie de Covid-19
pouvoir. L’état de siège, ou l’état
Le 13 mars 2020, l’Assemblée nationale
d’urgence, peut être déclaré sur
a adopté une décision 10 qui a introduit,
l’ensemble du territoire de l’État ou sur une
pour la première fois dans l’histoire
partie de celui-ci. En vertu de l’article 100
moderne de la Bulgarie, l’état d’urgence.
alin. 5 de la Constitution, « le président de
Selon cette décision, fondée sur l’article 84
la République déclare la guerre en cas
alin. 12 de la Constitution, le Parlement :
d’attaque armée contre le pays ou en cas
de nécessité de remplir d’urgence des « i. déclare, sur proposition du président
engagements internationaux, l’état de de la République et du Conseil des
guerre ou un autre état d’exception ministres, l’état de guerre ou tout autre
lorsque l’Assemblée nationale ne siège état d’exception sur tout le territoire du
pas. Dans ces cas, l’Assemblée nationale pays ou sur une partie de celui-ci ;
est immédiatement convoquée en session
pour se prononcer sur cette décision ». ii. habilite le Conseil des ministres à
prendre toutes les mesures nécessaires
Conformément à l’article 57 alin. 3 de pour contrôler la situation d’urgence liée à
la Constitution, « en cas de déclaration de la pandémie de Covid-19. »
guerre, d’état de siège ou d’un autre état
d’urgence, en vertu d’une loi, l’exercice La période initiale de l’état d’urgence a
de certains droits des citoyens peut être été étendue du 13 mars au 13 avril 2020.
provisoirement limité, à l’exception des Le 2 avril 2020, l’Assemblée nationale a
droits prévus aux articles 28, 29, 31 alin. 1, 2 adopté une nouvelle décision 11 en vertu
et 3, article 32 alin. 1 et article 37 ». Ainsi, de laquelle l’état d’urgence a été
plusieurs droits constitutionnels bénéficient prolongé jusqu’au 13 mai 2020.
d’un niveau de protection
constitutionnelle plus élevé et doivent Le 24 mars 2020, l’Assemblée nationale
rester illimités même en cas de guerre, a adopté la loi portant sur les mesures et
d’état de siège ou d’état d’urgence. Il les actions mises en œuvre pendant l’état
s’agit du droit à la vie et de l’interdiction d’urgence 12 . Cette loi réglementait en
de la torture, des garanties du droit à la effet l’ensemble des mesures et des
liberté individuelle, à savoir le droit d’être activités visant à lutter contre la
traduit devant le pouvoir judiciaire dans un propagation du virus, imposées et réalisées
délai prescrit par la loi, l’interdiction de la pendant l’état d’urgence sur le territoire
condamnation sur la base d’aveux de la République (article 1er). Elle a permis
obtenus par la force, la présomption
d’innocence, la protection de la vie privée
10 Journal Officiel, n° 22, 13 mars 2020.
et la liberté de conscience, de pensée et 11 Journal Officiel, n° 33, 7 avril 2020.
de religion. 12 Journal Officiel, n° 28, 24 mars 2020.

16
Lettre de l’Est – n° 23

la modification de nombreuses lois, y Le président de la République s’est


compris de celle portant sur la santé, en adressé à la Cour constitutionnelle pour lui
autorisant au ministre de la Santé à demander de déclarer
ordonner l’isolement obligatoire des l’inconstitutionnalité de la « situation
patients, des personnes contaminées, des d’urgence épidémique », en affirmant que
personnes « cas contact » et des le législateur – l’Assemblée nationale –
personnes entrées sur le territoire national avait délégué, de manière inadmissible,
en provenance d’autres pays, lorsqu’il au pouvoir exécutif ses pouvoirs
existait un risque pour la santé des citoyens constitutionnels exclusifs prévus à l’article
(article 22 de la loi). Cette disposition a été 57 alin. 3 de la Constitution.
en vigueur jusqu’au 13 mai 2020, date à
laquelle l’état d’urgence a pris fin et a été Dans sa décision n° 10 du 23 juillet 2020,
remplacé par la « situation d’urgence la Cour constitutionnelle a explicitement –
épidémique » introduite par la voie mais à tort – identifié l’état d’urgence
législative ordinaire, à savoir par des comme une « dictature constitutionnelle ».
modifications apportées à la loi portant sur Selon la Cour, l’état d’urgence est « une
la santé. transformation temporaire et réversible de
l’ordre constitutionnel et son adaptation
Une définition juridique de l’expression est nécessaire afin de surmonter une
« situation épidémique d’urgence » a été menace mortelle pour la société. L’état
formulée. Ainsi, selon l’article 1 § 45 de d’urgence est un mode de
ladite loi, la « situation épidémique fonctionnement “d’urgence” du système
d’urgence » est déclarée dans le cas constitutionnel. La principale
d’une « catastrophe causée par une conséquence du passage à un tel régime
maladie contagieuse, qui conduit à une est la redistribution du pouvoir et de
épidémie entraînant un danger immédiat l’autorité (par exemple, l’octroi de
pour la vie et la santé des citoyens, dont la fonctions aux organes de défense du pays
prévention et le dépassement nécessitent inhérentes au ministère de l’Intérieur) et la
des mesures supplémentaires par rapport restriction de l’exercice de certains droits
à celles mises en place habituellement et libertés afin de neutraliser et de
pour protéger et préserver la vie et la surmonter une menace externe ou interne
santé des citoyens ». La situation grave pour l’existence de l’État et de la
d’urgence épidémique est déclarée pour société »14.
une certaine période, limitée dans le
temps, en vertu d’une décision du Conseil La Cour constitutionnelle estime que la
des ministres adoptée sur proposition du « situation d’urgence épidémique » diffère
ministre de la Santé et sur la base d’une de « l’état d’urgence ». Selon son
évaluation du risque épidémique existant raisonnement, la « situation d’urgence
par l’inspecteur en chef de la santé épidémique » ne conduit pas à une
publique. L’« urgence épidémique » peut redistribution et à une délocalisation des
être prolongée et elle l’a d’ailleurs été à fonctions gouvernementales. Son objectif
plusieurs reprises à la suite de décisions n’est pas de s’écarter de l’ordre établi,
successives du Conseil des ministres13. mais plutôt d’introduire un régime spécial

Conseil des ministres du 15 juillet 2020 ; décision n° 525


13 Décision n° 72 du 26 janvier 2021 sur la prorogation du Conseil des ministres du 30 juillet 2020 ; décision n°
de la situation d’urgence épidémique déclarée par 609 du Conseil des ministres du 28 août 2020 ;
la décision n° 325 du Conseil des ministres du 14 mai décision n° 673 du Conseil des ministres du 25
2020, prorogée par la décision n° 378 du Conseil des septembre 2020 ; décision n° 855 du Conseil des
ministres du 12 juin 2020 ; décision n° 418 du le Conseil ministres du 25 novembre 2020.
des ministres du 25 juin 2020 ; décision n° 482 du 14 Décision n° 10 du 23 juillet 2020, a. c. n° 7/2020.

17
Lettre de l’Est – n° 23

de protection permettant la mise en place République ne bénéficie d’un


de mesures urgentes pour sauvegarder la accroissement de pouvoirs en cas d’état
vie et la santé des citoyens. La Cour estime de siège ou d’état d’urgence qu’au sein
que la différence réside dans le degré et du pouvoir exécutif, auquel il appartient.
l’ampleur de la menace. D’où la Par conséquent, le juge Angelov estime
divergence qui en résulte quant à que tout « transfert des fonctions et des
l’étendue et à l’intensité d’une éventuelle pouvoirs des plus hautes instances de l’État
atteinte aux droits constitutionnels. Selon la – le Conseil des ministres, le président et
Cour, la déclaration d’une « situation l’Assemblée nationale » est
épidémique d’urgence » ne présuppose constitutionnellement inadmissible. Une
pas une violation grave des droits des « transformation de l’ordre constitutionne
citoyens comparable à celle prévue à en cas de situation épidémique d’urgence
l’article 57 alin. 3 de la Constitution, qui n’est donc pas autorisée ».
permet la déclaration de la guerre, de
l’état de siège ou de l’état d'urgence. La Il est important de noter que la décision
Cour estime qu’il existe deux différences du gouvernement de déclarer une
essentielles entre la « situation d’urgence « situation épidémique d’urgence », ainsi
épidémique » et l’« état d’urgence », à que les mesures pour lutter contre la
savoir l’intensité des mesures prises pour propagation du virus qui ont été prises par
surmonter la menace et les autorités le ministre de la Santé sont soumises à un
compétentes pour les déclarer. contrôle. Selon la décision de la Cour
constitutionnelle n° 10 du 23 juillet 2020, le
La Cour constitutionnelle fonde son Parlement conserve tous ses pouvoirs, y
argumentation sur des considérations compris sa compétence pour contrôler
assez contestables qui n’ont pas de tous les actes réalisés et toutes les
fondement substantiel ni dans le texte, ni décisions adoptées par le pouvoir exécutif
dans l’esprit de la Constitution. Il serait à ce titre. En vertu de l’article 83 alin. 2 de
beaucoup plus raisonnable – surtout au la Constitution, l’Assemblée nationale et
regard du modèle constitutionnel bulgare les commissions parlementaires peuvent
– d’accepter, comme l’a fait remarquer le obliger les ministres à assister à leurs
juge Georgi Angelov dans son avis séances et à répondre aux questions
divergent, que « la situation d’urgence posées par les députés. Par conséquent, la
épidémique est un cas particulier de l’état déclaration de la « situation d’urgence
d’urgence ». En effet, le juge Angelov épidémique » ne modifie ni ne limite la
estime que la Constitution ne permet que compétence de contrôle de l’Assemblée
le renforcement, plus ou moins net, de nationale. Néanmoins, des changements
l’intensité et de l’extension du champ concernant la procédure parlementaire
d’action du pouvoir exécutif par le en général et le contrôle parlementaire sur
déplacement et/ou la création de le gouvernement en particulier ont été
nouvelles fonctions ou de nouveaux identifiés pendant l’état d’urgence.
organes, mais uniquement dans ses
propres domaines de compétence. II – L'impact de la pandémie de Covid-19
Aucune norme constitutionnelle ne permet sur la procédure parlementaire
le transfert de compétences entre les Des questions importantes ont émergé
différentes branches séparées du pouvoir dans plusieurs pays concernant
de l’État. Ainsi, aucun transfert de l’organisation des séances, des
compétences n’est autorisé entre le délibérations, mais aussi des votes à
pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, soit distance. Une telle discussion s’est
respectivement l’Assemblée nationale et également tenue en Bulgarie.
le Conseil des ministres. Le président de la

18
Lettre de l’Est – n° 23

La nécessité d’assurer la continuité de compris les décisions de l’Assemblée


ses travaux, tout en garantissant la santé nationale, sont adoptés en une seule
des députés et de l’administration lecture. Les actes normatifs adoptés sont
parlementaire, a confronté l’Assemblée publiés au Journal officiel au plus tard
nationale à la nécessité de créer des quinze jours après leur adoption. Ils entrent
règles qui ne sont pas explicitement en vigueur trois jours après leur publication,
prévues dans la Constitution. Cette à moins qu’eux-mêmes ne prévoient un
dernière ne règle pas de manière autre délai (article 5 alin. 5).
exhaustive toutes les questions relatives à
l’organisation de l’activité de l’Assemblée La Cour constitutionnelle admet que le
nationale. Le constituant a accordé une règlement intérieur de l’Assemblée
autonomie réglementaire à l’Assemblée nationale est un acte normatif et qu’il lie
nationale en ce qui concerne les organes de l’État, les différentes
l’élaboration détaillée des règles de son organisations et les citoyens. Le règlement
activité, l’organisation et l’élection de ses de l’Assemblée nationale n’est pas une loi,
organes internes. L’article 73 de la mais en vertu de la Constitution, il est égal
Constitution dispose que l’Assemblée à la loi dans la hiérarchie des actes
nationale est organisée et travaille sur la normatifs16.
base d’un règlement qu'elle adopte.
Une partie importante des règles de
Celui-ci a un statut juridique particulier. En
fonctionnement de l’actuelle Assemblée
effet, la Constitution établit deux
nationale est donc régie par son
catégories normatives dans la
règlement intérieur. Le § 2 des dispositions
compétence du Parlement : les lois et les
complémentaires du règlement prévoit la
décisions. En vertu de l’article 86,
possibilité pour l’Assemblée nationale
l’Assemblée nationale adopte des lois, des
d’adopter des décisions sur des questions
décisions, des déclarations et des appels.
qui n’y sont pas explicitement
Les lois et les décisions de l’Assemblée
réglementées.
nationale sont obligatoires pour tous les
organes de l’État, les organisations et les La Cour constitutionnelle a estimé
citoyens. qu’en raison de l’autonomie de
l’Assemblée nationale pour déterminer les
Les deux types d’actes sont adoptés
règles détaillées de ses activités
selon une procédure différente. La
(article 73), elle est autorisée à adopter
procédure d’adoption des lois est régie
des décisions sur des sujets non prévus
par les articles 87 et 88 : le droit d’initiative
dans le règlement intérieur. Lorsque les
législative appartient à chaque député et
règles et les procédures adoptées sont
au Conseil des ministres. Le projet de loi sur
temporaires ou sont destinées à régler un
le budget de l’État est élaboré et soumis
cas spécifique, il n’est pas nécessaire de
par le Conseil des ministres. Les lois sont
les adopter dans l’acte normatif
examinées et adoptées en deux lectures,
organisationnel de base, c’est-à-dire le
qui ont lieu au cours de séances
règlement17. Ainsi, la Cour constitutionnelle
différentes. L’Assemblée nationale peut
décider, à titre d’exception, que les deux
mises au vote aient lieu au cours d’une la procédure législative ordinaire. Ce principe
même séance 15 . Les autres actes, y comporte une exception : au niveau des lois de
ratification, la Constitution prévoit que la loi de
ratification du traité international qui confère à
15 l’Union européenne des compétences régies par la
En l’espèce, il ne s’agit que des lois « ordinaires » et
Constitution doit être adoptée à la majorité des deux
non pas des lois modifiant la Constitution, dont la
tiers des membres du Parlement.
procédure est prévue au Chapitre IX. Parmi les lois
16 Décision n° 7 du 25 mai 2010, a. c. n° 5/2010.
ordinaires, figurent les lois de ratification d’un traité
international, qui sont généralement adoptées selon 17 Décision n° 2 du 16 mars 2021, a. c. n° 13/2020.

19
Lettre de l’Est – n° 23

considère qu’un acte ayant force de loi Conformément à l’article 78 de la


(le règlement) peut être adopté ou révisé Constitution, l’Assemblée nationale est
selon la procédure réglementée pour une convoquée à ses séances par son
décision, à savoir au bout d’une seule président. Celui-ci peut convoquer le
lecture. Parlement soit à son initiative, soit à la
demande d’un cinquième des députés,
Dans le contexte de la Covid-19, les du président de la République ou du
défis auxquels le Parlement est confronté Conseil des ministres. L’article 46 du
sont de deux ordres : d’une part, la règlement de l’Assemblée nationale
nécessité d’assurer une distance physique prévoit que, dans les circonstances
entre les députés présents dans la salle décrites à l’article 78 § 2, § 3 et § 4 de la
plénière (A) et, d’autre part, de garantir Constitution, le président de l’Assemblée
aux députés qui se trouvent dans nationale est responsable de programmer
l’impossibilité objective de participer sur une séance au plus tard sept jours après la
place en raison de la quarantaine ou de réception de la demande de
l’isolement, la possibilité de participation convocation, que l’Assemblée nationale
directe et personnelle aux travaux de soit en période de vacances ou non.
l’Assemblée nationale (B). Le règlement L’initiateur de la demande de
interne de l’Assemblée ne réglemente pas convocation doit également proposer
les questions liées à son fonctionnement l’ordre du jour de la séance.
dans les conditions de situation
épidémique d’urgence et à cet effet, le Le 7 avril 2020, l’Assemblée nationale a
Parlement a adopté des décisions visant la adopté une nouvelle décision relative à
création des règles nécessaires. son fonctionnement en période de
pandémie, qui consiste à développer le
А – Les règles concernant le travail cadre réglementaire du parlementarisme
à l’Assemblée nationale et le respect
bulgare du fait des restrictions liées à la
de la distance physique entre les députés
durant l’état d’urgence pandémie de Covid-19. Le Parlement a
adopté plusieurs règles spéciales pour son
Le 26 mars 2020, le Parlement a adopté fonctionnement pendant l’état
une décision visant l’organisation de ses d’urgence, qui peuvent être résumées
activités pendant l’état d’urgence. Selon comme suit : le président de l’Assemblée
cette décision : nationale ne communique les projets et
propositions de loi qu’à la commission
« i. Pendant l’état d’urgence déclaré
parlementaire compétente et ceux-ci sont
en vertu de sa décision du 13 mars 2020,
considérés comme adoptés en une seule
l’Assemblée nationale tient des séances
lecture au stade de la commission
plénières uniquement sur les projets de loi
parlementaire. En outre, l’article 45 alin. 2
et les propositions de loi liés à l’état
du règlement intérieur de l’Assemblée
d’urgence déclaré. Le contrôle
nationale a été suspendu. Il s’agit de la
parlementaire pendant cette période
disposition qui régit les périodes de
s’effectue uniquement au moyen de
vacances parlementaires lorsque
questions et réponses écrites.
l’Assemblée nationale n’est pas en session.
ii. Pendant l’état d’urgence, des
La vérification du quorum, qui se fait au
sessions plénières extraordinaires peuvent
début de la séance plénière, est effectuée
être tenues conformément aux dispositions
par un système de vote informatisé.
de l’article 78 de la Constitution et de
L’enregistrement des députés commence
l’article 46 du règlement intérieur de
une heure avant l’heure annoncée du
l’Assemblée nationale. »
début de la séance. Seul un quart de

20
Lettre de l’Est – n° 23

l’ensemble des députés est autorisé à être B – L’organisation du travail à distance


présent au cours des débats. Le président des parlementaires placés en isolement
de l’Assemblée nationale fixe l’heure à ou en quarantaine obligatoire
laquelle le vote doit commencer après la
clôture des débats. Le vote est effectué En l’absence de toute réglementation
par un système de vote informatisé selon d’ordre constitutionnel, le 6 novembre
un calendrier déterminé par le président 2020, l’Assemblée nationale a adopté une
de l’Assemblée. Les députés sont répartis décision portant sur les règles de
en deux groupes qui votent participation aux séances plénières des
consécutivement. Une fois le vote terminé, parlementaires placés en isolement ou en
les résultats sont établis et résumés par les quarantaine obligatoire en raison de la
secrétaires de l’Assemblée et sont remis au Covid-19 18 . La loi portant sur la santé
président de l’Assemblée nationale, qui les contient une définition de l’isolement et de
annonce au cours de la même séance. la quarantaine : « L’isolement est l’acte de
Les propositions écrites des députés visant séparer des personnes souffrant d’une
à modifier les propositions ou projets de loi maladie contagieuse telle que la Covid-19
adoptés en première lecture doivent être afin de prévenir sa propagation » (§ 46) ;
soumises dans les vingt-quatre heures « La quarantaine est le fait de séparer les
précédant le vote en deuxième lecture. Le personnes qui ont été en contact avec
vote en deuxième lecture doit avoir lieu des personnes souffrant d’une maladie
après la fin de la présentation des rapports contagieuse, telle que la Covid-19, et des
de la commission parlementaire personnes qui sont entrées sur le territoire
compétente devant l’Assemblée réunie du pays, afin d’empêcher la propagation
en séance plénière. Le président de de la maladie contagieuse » (§ 47). La
l’Assemblée nationale fixe la durée décision du 6 novembre prévoit que les
nécessaire au vote sur les projets de loi, qui parlementaires placés en isolement ou en
ne peut pas être inférieure à trente quarantaine obligatoire en raison de la
minutes. Le vote est effectué à travers un Covid-19 ont le droit de participer à
système de vote informatisé selon le distance par voie électronique aux
calendrier déterminé par le président de séances plénières de l’Assemblée
l’Assemblée nationale. Les députés nationale. La participation à distance par
présents doivent être divisés en deux voie électronique aux séances plénières
groupes, qui participent consécutivement est effectuée via une plate-forme Internet
au scrutin. Le vote de chaque groupe de visioconférence, qui permet une
s’effectue chapitre par chapitre, section participation directe et virtuelle. Lors de la
par section ou texte par texte jusqu’à vérification du quorum de l’Assemblée
épuisement du contenu du rapport nationale, les députés concernés
correspondant au second vote et des s’inscrivent en visualisant un écran spécial
propositions faites au cours du débat. dans la salle plénière. Le Président ouvre la
Après la fin du vote, les résultats sont séance lorsque le nombre de personnes
établis et résumés par les secrétaires de présentes dans la salle ainsi que celles
l’Assemblée et sont soumis à son président, enregistrées par visualisation à distance est
qui les proclame au cours de la même supérieur à la moitié des députés (soit au
séance. moins cent vingt et un députés). Un
député qui ne souhaite pas participer au
contrôle du quorum doit quitter la
plateforme de visioconférence. Le député

18 Journal officiel, n° 96 du 10 novembre 2020.

21
Lettre de l’Est – n° 23

qui participe à distance fait part de son décompte personnel des députés présents
souhait de s’exprimer par une demande dans la salle plénière.
expresse. Le président de l’Assemblée
nationale donne la parole au député par Le 16 mars 2021, la Cour
le biais de la plateforme. Le député en constitutionnelle a rendu sa décision . Elle
19

quarantaine ou en isolement prend part аa rejeté les moyens soulevés dans la


au vote annoncé après la fin du vote des requête et a déclaré conforme à la
députés présents dans la salle plénière, Constitution la décision de l’Assemblée
déclarant personnellement et oralement nationale. Selon la Cour, les règles
son vote « pour », « contre » ou adoptées par le Parlement constituaient
« abstention ». Les résultats des votes des mesures adéquates et proportionnées
respectifs sont pris en compte et le pour assurer l’activité régulière de
président annonce le résultat global. Les l’Assemblée nationale et pour assurer ses
parlementaires qui participent à distance principales fonctions – l’exercice de
par voie électronique aux séances l’activité législative et du contrôle
plénières de l’Assemblée nationale, qui ont parlementaire. De l’avis de la Cour, la
exprimé le désir de participer à la séance décision du 6 novembre 2020 devait être
plénière, se dotent des moyens techniques considérée comme un complément au
nécessaires et d’une connexion Internet. règlement intérieur de l’Assemblée
La décision prévoit que ces règles ne nationale, en ce qui concerne le lieu des
s’appliquent pas au scrutin secret et aux séances plénières, ainsi que les moyens
séances à huis clos de l’Assemblée techniques de participation, la
nationale. détermination du quorum et des
mécanismes de vote.
Un groupe de députés a saisi la Cour
constitutionnelle afin de contrôler la La Cour a fait valoir la volonté du
constitutionnalité de la décision. Les pouvoir constituant de garantir les
auteurs de la saisine soutenaient que la conditions nécessaires pour que le
décision litigieuse était contraire aux Parlement continue d’exercer ses
dispositions de l’article 81 alin. 1, 2 et 3 de fonctions indépendamment d’éventuelles
la Constitution, par rapport notamment à périodes de crise dans la gestion de l’État
l’obligation pour l’Assemblée nationale et d’empêcher la concentration du
d’ouvrir ses séances et d’adopter ses pouvoir incontrôlable et irresponsable au
actes lorsque plus de la moitié des sein du gouvernement.
parlementaires sont présents. Selon les
En vertu de l’article 81 alin. 1 de la
députés, la participation à distance par
Constitution, l’Assemblée nationale ouvre
divers moyens technologiques ne peut pas
ses séances et adopte ses actes lorsque
remplacer de manière adéquate
plus de la moitié des parlementaires sont
l’exigence explicitement énoncée dans la
présents. Le texte constitutionnel n’établit
Constitution de la présence personnelle et
pas ce qu’est précisément l’exigence de
de la participation des députés aux
« présence » ou le lieu où les séances
débats et au vote en salle plénière. Les
parlementaires doivent avoir lieu. En ce qui
auteurs de la requête soutenaient que les
concerne ces deux questions, la Cour
règles adoptées par la décision attaquée
constitutionnelle a adopté une position
étaient également en contradiction avec
plutôt libérale, qui contredit dans une
l’article 52 alin. 2 et 3 du règlement de
certaine mesure ses positions exprimées
l’Assemblée nationale, concernant le
dans la jurisprudence antérieure.
respect de l’exigence de vérification du
quorum, y compris directement et par
19 Décision n° 2 du 16 mars 2021, a. c. n° 13/2020.

22
Lettre de l’Est – n° 23

La Constitution ne réglemente pas il n’y a pas de réglementation générale.


explicitement, et selon la Cour La Cour constitutionnelle considère que,
constitutionnelle, cela n’est pas dans le cas concret, la décision attaquée
nécessaire, la signification technique de a établi des règles pour la tenue de la
l’exigence de présence des séance parlementaire dans un
parlementaires, à savoir la présence environnement virtuel avec participation à
physique en salle plénière ou dans un distance des parlementaires à l’égard
environnement virtuel avec participation à desquels des mesures restrictives liées à la
distance par visioconférence ou autre. En maladie contagieuse spécifique ont été
principe, la jurisprudence de la Cour imposées. La Haute juridiction considère
constitutionnelle a été orientée vers la que la compréhension des termes
compréhension de la présence physique « présence physique » et « présent » est
des députés au même moment et au sujette à évolution au XXIe siècle, dans le
même endroit – dans la salle plénière 20 . contexte du développement accéléré des
Néanmoins, les dispositions hautes technologies. Les juges
supplémentaires du § 4 du règlement de constitutionnels considèrent à ce titre
l’Assemblée nationale prévoient que par qu’on peut supposer que l’environnement
« présent » dans le cadre du vote ouvert, virtuel est aussi un lieu, techniquement
on entend le nombre des députés qui se définissable et identifiable, ce qui les
sont enregistrés avant le début de la conduit à conclure que l’article 81 alin. 1
séance. Autrement dit, la présence ne se de la Constitution autorise à la fois la
limite pas à la seule présence physique présence via une connexion de
des députés dans la salle plénière. visioconférence et une présence réelle
Conformément à cette interprétation, (physique) dans la salle plénière. Les deux
selon la décision attaquée, est « présent » satisfont à l’exigence constitutionnelle de
un député inscrit pour participer à une « présence ».
séance, respectivement pour le vote à
l’Assemblée nationale, quels que soient les C’est également le cas en ce qui
moyens techniques utilisés, à condition concerne les règles régissant les conditions
qu’ils assurent l’expression de la volonté de procédure relatives au quorum pour
propre à chacun des députés inscrits. La ouvrir une séance parlementaire et tenir
Cour constitutionnelle se montre libérale et un vote. En effet, les dispositions de l’article
considère que la décision de l’Assemblée 81 alin. 3 de la Constitution prévoient que
nationale attaquée dans cette partie ne les votes auxquels participent les membres
contredit pas l’article 81 alin. 1 de la du Parlement se déroulent
Constitution. « personnellement et publiquement, sauf
les cas où la Constitution le prévoit
La Constitution ne réglemente pas autrement ou que l’Assemblée nationale
explicitement le lieu des séances décide que ce vote sera secret ». La
parlementaires. Selon la Cour Constitution ne fixe pas d’autres
constitutionnelle, il s’agit d’un droit de exigences. Dans sa décision n° 8 du 5 juin
l’Assemblée nationale qui, dans son 2003, la Cour constitutionnelle a conclu
règlement ou par une décision distincte, que :
détermine le lieu des séances plénières, y
compris en cas de situation de crise, telle « L’exigence de l’article 81 alin. 3 de la
qu'une épidémie ou toute autre Constitution selon laquelle “le vote est
circonstance exceptionnelle pour laquelle personnel” est un principe constitutionnel
fondamental lié au travail parlementaire.
Quels que soit le type et le mode de vote
20 Décision n° 28 de 1998, a. c. n° 26/1998 ; décision
spécifiquement choisi, le droit de chaque
n° 8 de 2003, a. c. n° 6/2003.

23
Lettre de l’Est – n° 23

député d’y participer est un droit formes de contrôle parlementaire, ce qui


constitutionnel personnel qui ne peut être est en contradiction flagrante avec les
exercé par une personne différente. Le exigences fixées par la Constitution et le
contenu de ce droit suppose que le vote règlement de l’Assemblée nationale. Plus
sur l’adoption des actes de l’Assemblée précisément, a été interdit le recours,
nationale est un acte de discrétion pendant la durée de l’état d'urgence, aux
personnelle, à travers lequel le député questions et interpellations orales ainsi
exprime immédiatement, librement et qu’au vote de défiance.
indépendamment sa volonté personnelle
conformément à sa conscience et à ses La Constitution de 1991 prévoit trois
convictions ». formes de contrôle parlementaire : les
questions, les interpellations et la motion
Dans la décision de 2021, la Cour de censure21. L’article 90 de la Constitution
constitutionnelle considère que les règles dispose que les députés ont le droit
adoptées par la décision litigieuse pour le d’adresser des questions ou interpellations
vote à distance des députés en isolement au Conseil des ministres ou à certains
ou quarantaine sont conformes aux ministres, ceux-ci sont tenus d’y répondre.
exigences constitutionnelles de l’article 81 À la demande d’un cinquième des
alin. 3 pour le vote personnel. Or, ladite députés, l’interpellation donne lieu à des
décision contient un mécanisme débats et à la prise d’une décision. La
permettant de vérifier en toute sécurité et procédure de la motion de censure est
sans ambiguïté l’identité des députés prévue à l’article 89 de la Constitution.
participant à distance, leur propre volonté Conformément aux dispositions dudit
de participer, ce qui garantit le respect de article, un cinquième des députés peut
l’exigence constitutionnelle de proposer à l’Assemblée nationale de voter
participation « personnelle » des députés une motion de censure à l’encontre du
aux débats et aux votes en session Conseil des ministres. La proposition est
plénière. adoptée si plus de la moitié de tous les
députés l’ont votée. Dans une telle
III – L'impact de la pandémie de Covid-19 hypothèse, le Premier ministre présente la
sur le contrôle parlementaire démission du gouvernement. Lorsque
du gouvernement
l’Assemblée nationale rejette la
Malgré l’état d’urgence et le rôle proposition de voter la motion de censure,
central du pouvoir exécutif dans la gestion une nouvelle proposition de motion pour
de la crise, l’Assemblée nationale n'a pas les mêmes motifs ne peut pas intervenir au
adopté de règles spéciales pour organiser cours des six mois suivant le vote.
plus fréquemment sa fonction de contrôle.
À la lecture des dispositions qui
Au contraire, en vertu de la décision
réglementent le contrôle parlementaire,
adoptée le 26 mars 2020, l’Assemblée
force est de constater que ni la
nationale a restreint, de manière
Constitution, ni le règlement de
inconstitutionnelle, le recours à de
l’Assemblée nationale ne prévoient des
nombreux moyens de contrôle
circonstances dans lesquelles les
parlementaire. Elle a, en effet, accepté
instruments de contrôle parlementaire
que, pendant l’état d'urgence, le contrôle
pourraient ne pas être utilisés.
parlementaire ne puisse être exercé que
par des questions et interpellations écrites.
Ainsi, l’Assemblée nationale, pendant la
durée de l’état d’urgence, a
temporairement supprimé toutes les autres 21Articles 89 et 90 de la Constitution et le chapitre IX
du règlement de l’Assemblée nationale.

24
Lettre de l’Est – n° 23

Au lendemain de la levée de l’état des sciences, au ministre des Transports, de


d'urgence, le 14 mai 2020, l’Assemblée l’informatique et des communications.
nationale a adopté une décision D’autres représentants de l’exécutif ont
prévoyant la création d’une commission été entendus également par la
parlementaire spéciale chargée du commission.
contrôle des dépenses des fonds publics
liées à la lutte contre la propagation de la L’ensemble de ces éléments montre
pandémie de Covid-19. Selon les initiateurs bien que la pandémie mondiale de
de cette décision, le rôle de la commission Covid-19 a affecté le gouvernement
est d’« exercer son pouvoir constitutionnel parlementaire bulgare. Deux constatations
de contrôle du pouvoir exécutif » afin principales peuvent être faites à ce titre.
d’assurer la transparence nécessaire et de Premièrement, l’Assemblée nationale a
vérifier la conformité des dépenses montré sa capacité à s’adapter aux
effectuées à plusieurs critères permettant nouvelles conditions, créant le cadre
d’analyser leur efficacité. Les activités de réglementaire nécessaire pour assurer la
la commission doivent couvrir « tous les continuité des séances. La Cour
fonds collectés, reçus, distribués et constitutionnelle a largement soutenu le
dépensés par les organismes du secteur Parlement, mais au prix d’une modification
public », conformément à l’article 1 § 1 de de sa jurisprudence. Deuxièmement, la
la loi portant sur la gestion financière et le pandemie a prouvé malheureusement à
contrôle du secteur public. quel point le parlementarisme bulgare est
fragile. L’Assemblée nationale, au lieu de
Cette commission spéciale est renforcer ses pouvoirs de contrôle sur les
composée de dix députés, deux pour compétences accrues de l’exécutif dans
chaque groupe parlementaire de le cadre de l’état d’urgence, a refusé
l’Assemblée nationale. Plusieurs tâches lui d’utiliser tout l’arsenal d’outils que la
ont été confiées. Premièrement, elle exige Constitution lui octroie. Dans les situations
et publie des informations sur toutes les d’urgence, nous avons certes besoin
dépenses de fonds publics, y compris ceux d’une plus grande flexibilité pour relever
en provenance des fonds de l’Union les défis auxquels nous sommes confrontés.
européenne ou d’autres instruments Mais ce sont aussi les moments où, dans
financiers liés à la lutte contre la tout État de droit, un contrôle est
propagation de la pandémie de Covid-19. nécessaire pour éviter les risques d’abus
Deuxièmement, elle vérifie la conformité de pouvoir.
des coûts engagés aux conditions et
critères établis pour les différentes mesures Aleksandar TSEKOV
« anticrise ». Troisièmement, elle prépare un Maître de conférences à l’Université « St. Klimént
rapport contenant des données de d’Odrid » de Sofia, Bulgarie

synthèse sur les coûts engagés et une


analyse de leur efficacité.

La commission a été établie pour la


durée de l’urgence sanitaire. Elle s’est
réunie huit fois entre le 20 mai 2020 et le
18 mars 2021 et a sollicité des informations
sur les dépenses de fonds publics au vice-
Premier minister, au ministre de l’Économie,
au ministre des Finances, au ministre du
Travail et de la olitique sociale, au ministre
de la Santé, au ministre de l’Éducation et

25
Lettre de l’Est – n° 23

d’urgence de 30 jours supplémentaires par


VIE INSTITUTIONNELLE le décret n° 240/202024.

À son tour, l’état d’alerte n’est pas


QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES MESURES prévu par la Constitution 25 , il n’a qu’un
statut législatif. Il a été introduit par l’OGU
ADOPTÉES PAR LA NOUVELLE MAJORITÉ
n° 21/2004 26 à la suite des attaques
POLITIQUE EN ROUMANIE terroristes qui ont frappé les États membres
de l’Union européenne et de l’OTAN en
L’année 2021 a débuté dans un 2004, en réponse à une crise de sécurité
contexte politique marqué par le internationale. La loi n° 55/202027 a établi
changement de majorité politique à la une nouvelle procédure pour déclarer
suite des élections parlementaires de l’état d’alerte uniquement pendant la
décembre 2020 et des élections locales de crise sanitaire : une décision du
septembre 202022. L’année précédente a gouvernement, sur proposition du ministre
été très difficile du point de vue sanitaire de l’Intérieur, pour une durée maximale de
et politique pour la Roumanie. Le conflit 30 jours, qui peut être prolongée pour des
politique présent tout au long de l’année périodes supplémentaires de 30 jours
2020 entre l’exécutif (Président et maximum. Depuis l’entrée en vigueur de la
gouvernement placés plutôt à la droite de loi n° 55/2020 (18 mai 2020), la Roumanie
l’échiquier politique) et la majorité se trouve en état d’alerte au niveau
parlementaire (plutôt à la gauche de national, qui est prolongé périodiquement.
l’échiquier politique) a chevauché la crise
sanitaire générée par la pandémie de Afin de mieux comprendre les
Covid-19. Dans ce contexte, la Cour événements de ce début d’année, il est
constitutionnelle, sollicitée à plusieurs nécessaire de présenter le contexte
reprises, a continué de se prononcer sur politique. La crise politique entre l’exécutif
des conflits de nature constitutionnelle et le législatif a chevauché la crise
entre les autorités publiques. sanitaire, mais même après le vote
d’investiture du nouveau gouvernement,
En Roumanie, la crise sanitaire due à la la crise sanitaire a eu un impact majeur sur
Covid-19 a conduit à l’instauration de la politique gouvernementale.
deux régimes de nature exceptionnelle
différents : l’état d’urgence et l’état I – Le contexte politique
d’alerte. Compte tenu du cadre
Le 10 octobre 2019, l’opposition
constitutionnel (art. 93 de la Constitution)
parlementaire formée par le PNL 28 et
et législatif (OGU n° 1/1999 relative à l’état
l’USR 29 , soutenue par les mouvements
de siège et à l’état d’urgence) régissant la
représentant les minorités nationales, a
déclaration de l’état d’urgence et de
initié une motion de censure à l’encontre
l’état de siège, le Président roumain a
choisi d’adopter, le 16 mars 2020, le décret
24
n° 195/2020 23 déclarant l’état d’urgence Publié au Journal Officiel, n° 311 du 14 avril 2020.
25 Voir C. L. Popescu, « Starea excepțională instituită /
pour 30 jours sur l’ensemble du territoire. Le
declarată constituțional, condiție a măsurilor
14 avril 2020, le Président a prolongé l’état derogatorii privind drepturile omului », AUBD-Forum,
26 avril 2020 (publié le 5 octobre 2020).
26 Loi relative au système national de gestion des
situations d’urgence.
22 27 Loi portant sur certaines mesures de prévention et
La pandémie de Covid-19 a obligé les autorités de
reporter les élections locales à septembre 2020, alors de lutte contre les effets de la pandémie de Covid-
que les élections nationales ont été maintenues en 19.
décembre 2020. 28 Parti national libéral.
23 Publié au Journal officiel, n° 212 du 16 mars 2020. 29 L’Union Sauvez la Roumanie.

26
Lettre de l’Est – n° 23

du gouvernement majoritaire PSD 30 . La Le 6 février 2020, le Président de la


motion a été adoptée et le gouvernement Roumanie a organisé des consultations
a été destitué. Le 4 novembre 2019, un avec les partis et les formations politiques
gouvernement minoritaire PNL, dirigé par représentés au Parlement, conformément
le président du parti, a été investi par le à l’article 103 de la Constitution, afin de
Parlement, avec une majorité fragile. Le désigner un candidat à la fonction de
gouvernement minoritaire et le Président Premier ministre. La majorité parlementaire
de la Roumanie ont déclaré l’intention de (PSD et PRO ROMANIA) a proposé son
déclencher des élections parlementaires propre candidat, mais le Président
anticipées. En Roumanie, la seule Iohannis a désigné comme candidat le
possibilité pour déclencher ces élections Premier ministre demis par la motion de
est la dissolution du Parlement dans les censure. Dans ce contexte, la majorité
conditions restrictives prévues par l’article parlementaire a saisi la Cour
89 de la Constitution31. constitutionnelle pour trancher le conflit de
nature constitutionnelle né entre le
Le 29 janvier 2020, le gouvernement Président et le Parlement. Dans la décision
minoritaire a décidé d’engager sa n° 85/2020, la Cour constitutionnelle a
responsabilité devant le Parlement sur le conclu que le Président de la Roumanie
projet de la loi modifiant la loi relative à avait mené des consultations politiques de
l’élection des autorités de l’administration manière purement formelle et l’a obligé
publique locale afin de changer le mode de les reprendre, mais cette fois en
de scrutin pour l’élection des maires par un respectant également son « obligation de
système majoritaire à deux tours de coopération loyale ». La décision a été
scrutin32. La majorité parlementaire a initié publiée au Journal Officiel le 24 février
une motion de censure dans les conditions 2020, lorsque les premiers cas de Covid-19
prévues par l’article 114 de la ont commencé à être enregistrés sur le sol
Constitution 33 et le gouvernement roumain. À cause de la pandémie de
minoritaire a été renversé. Covid-19, les différents partis rallient la
proposition de ne pas tenir d’élections
anticipées et privilégient la mise en place
30 Parti social-démocrate. d’un gouvernement de plein exercice.
31 « (1) Après consultation des présidents des deux
Chambres et des leaders des groupes Par conséquent, dans un climat de
parlementaires, le Président de la Roumanie peut méfiance politique et par nécessité, la
dissoudre le Parlement, si celui-ci n’a pas accordé la
confiance pour la formation du gouvernement dans majorité au Parlement a accepté à
un délai de soixante jours à compter du premier vote contrecœur, le 14 mars 2020, d’accorder
et uniquement s'il y a eu au moins deux votes de refus
de la confiance. (2) Au cours d'une année, le la confiance à un gouvernement
Parlement ne peut être dissous qu’une seule fois. (3) minoritaire, dans le cadre d’une sorte de
Le Parlement ne peut être dissous pendant les six
derniers mois du mandat du Président de la
trêve politique censée durer seulement
Roumanie, ni pendant l’état de mobilisation, de pendant la crise sanitaire. Ce
guerre, de siège ou d’urgence ». gouvernement a exercé son mandat
32 La loi en vigueur prévoit que le maire est élu par un
scrutin majoritaire à un tour.
jusqu'à la date de la validation des
33 « (1) Le gouvernement peut engager sa
responsabilité devant la Chambre des députés et le
Sénat, en séance commune, sur son programme, une complété, selon le cas, avec les amendements
déclaration de politique générale ou un projet de loi. acceptés par le Gouvernement, est considéré
(2) Le gouvernement est démis si une motion de comme adopté, et la mise en œuvre du programme
censure, déposée dans les 3 jours à compter de la ou de la déclaration de politique générale devient
présentation du programme, de la déclaration de obligatoire pour le Gouvernement. (4) Au cas où le
politique générale ou du projet de loi, a été votée Président de la Roumanie demande un réexamen de
dans les conditions fixées à l’article 113. (3) Si le la loi adoptée conformément à l’alinéa (3), la
gouvernement n’a pas été démis conformément à discussion a lieu en séance commune des deux
l’alinéa (2), le projet de loi présenté, modifié ou Chambres. »

27
Lettre de l’Est – n° 23

élections parlementaires générales, le 6 Covid-19, la nouvelle majorité politique a


décembre 2020. Sa composition a été essayé de prendre les mesures visant la
identique à celle du gouvernement formé réalisation des principales promesses
en novembre 2019 et demis par la motion électorales : l’abrogation des pensions
de censure. spéciales ; la suppression de la Section
chargée des enquêtes sur les infractions
Après avoir consulté les partis politiques commises au sein du système judiciaire
représentés au Parlement, le Président de (SIEJ) ; l’organisation de l’administration ;
la Roumanie a désigné comme candidat l’adoption du budget de l’État et du
au poste de Premier ministre le ministre des budget de la sécurité sociale.
Finances du gouvernement sortant. Il
s’agissait d’un candidat issu du Parti II – L’abrogation des pensions spéciales
national libéral qui, au regard des résultats
obtenus lors des élections anticipées, s’est Parmi les premières mesures adoptées a
situé en deuxième position dans l’échiquier été l’abrogation des pensions dites
politique roumain. spéciales. En Roumanie, sont établies trois
catégories de pensions : les pensions du
Le nouveau gouvernement investi le système public, les pensions réglementées
23 décembre 2020 est un gouvernement par des lois spéciales (pensions
de centre droit formé d’une coalition de professionnelles) et les pensions militaires.
36

trois partis politiques (PNL, Alliance USR- Au cours de l’année 2020, le Parlement a
PLUS, UDMR). Le gouvernement est essayé d’introduire un impôt
également soutenu par les représentants supplémentaire sur toutes les pensions de
des organisations des citoyens qui plus de 7001 RON (un taux d’imposition de
appartiennent aux minorités nationales. 85 %), mais la Cour constitutionnelle a
L’opposition parlementaire est représentée déclaré inconstitutionnelle cette
par le parti qui a obtenu le plus grand disposition législative (décision n°
nombre de voix aux élections 34 , dans le 900/2020), la considérant contraire au
contexte d’un taux de participation principe d’égalité et au principe équitable
extrêmement bas, mais qui n’a pas réussi à des charges fiscales. La Cour a jugé, en ce
former une coalition de gouvernance, et qui concerne la partie contributive des
par un nouveau parti qui a obtenu pensions spéciales, que les charges
presque 10 % des suffrages35. fiscales imposées par le législateur sur ces
revenus ne peuvent affecter/diminuer leur
Le nouveau gouvernement a reçu le composante contributive. Cependant, en
vote d’investiture par l’arrêté ce qui concerne la partie non contributive
parlementaire n° 31/2020 qui prévoit la liste de ces pensions, la Cour a noté que la
des ministres le composant et le marge d'appréciation du législateur est
programme de gouvernance. très large. Il peut donc établir tout type
d’impôt s’il est applicable à toutes les
Pendant les trois premiers mois de
pensions spéciales ou militaires.
l’année 2021, afin de résoudre la crise
sanitaire générée par la pandémie de La nouvelle majorité a adopté une loi37,
dans un temps record de douze jours, par

34 Le Parti social-démocrate a obtenu 28,90 % des


suffrages. 36 Les bénéficiaires de ces pensions sont établis par
35 Alliance pour l’unité des Roumains est un parti des lois spéciales, comme les juges et les procureurs,
politique conservateur fondé en 2019, qui a été une les juges de la Cour constitutionnelle, l’Avocat du
surprise pour les élections de 2020, avec un discours peuple, les parlementaires, les auditeurs de la Cour
axé sur la famille, les valeurs chrétiennes et des comptes, les diplomates et autres catégories.
l’opposition aux mesures sanitaires de lutte contre la 37 Loi n° 7/2021 portant modification de la loi n°
pandémie de Covid-19. 96/2006 sur le statut des députes et des sénateurs.

28
Lettre de l’Est – n° 23

laquelle ont été abrogées seulement les fonctionne au sein du Parquet rattaché à
indemnisations spéciales reçues par les la Haute Cour de cassation et de justice et
parlementaires, les autres pensions dites elle a la compétence exclusive
spéciales restant en vigueur. La loi a d’enquêter les infractions commises par
bénéficié du soutien de la part de tous les des juges et des procureurs, des juges et
partis politiques représentés au des procureurs militaires et par les
Parlement 38 . Le Président roumain a membres du Conseil supérieur de la
promulgué la loi sans exercer son droit de magistrature. Cet organe a également fait
saisir la Cour constitutionnelle et sans l’objet de débats au niveau de la Cour de
renvoyer la loi au Parlement pour justice de l’Union européenne dans
réexamen. La discussion continue en ce plusieurs affaires41. L’avocat général Bobek
qui concerne la question des a notamment proposé42 à la Cour de juger
abrogations/élimination/reformation des que le droit de l’Union s’oppose à la
autres pensions spéciales. création d’une section pénale spécifique,
ayant une compétence exclusive pour les
III – La suppression de la Section chargée infractions commises par des magistrats, si
des enquêtes sur les infractions commises la création d’une telle section n’est pas
au sein du système judiciaire (SIEJ)
justifiée par des raisons réelles et
La seconde promesse électorale a été suffisamment importantes et si elle n’est
la suppression de la Section chargée des pas assortie de garanties suffisantes pour
enquêtes sur les infractions commises au écarter tout risque d’influence politique sur
sein du système judiciaire (SIEJ). Le son fonctionnement et sa composition. De
gouvernement a envoyé au Parlement le l’avis de l’avocat général, il semble difficile
projet de loi le 18 février 2021, mais il n’a de soutenir que la création de la SIEJ en
pas reçu le consensus de la majorité Roumanie ait été justifiée d’une manière
parlementaire. claire, non équivoque et accessible. De
plus, la réglementation de la SIEJ n’offre
Ladite Section a été créée en 2018, par pas de garanties suffisantes pour écarter
la loi n° 207/2018 39 , dans le cadre du tout risque d’influence politique sur son
processus de réforme du système fonctionnement et sa composition.
judiciaire, développé par la majorité
parlementaire PSD malgré l’avis négatif du Même si les conclusions de l'avocat
Conseil supérieur de la magistrature et général ne lient pas la Cour de justice,
après une procédure législative qui s’est elles représentent une solution juridique
déroulée en plusieurs étapes durant raisonnée. Malgré l’opinion de l’avocat
presque une année. La Cour général et la promesse électorale de la
constitutionnelle a été saisie plusieurs fois suppression de la Section, le 18 mars 2021,
afin de vérifier la constitutionnalité de la la majorité parlementaire de la
loi40 et le Président a essayé d’empêcher commission juridique de la Chambre des
son entrée en vigueur, en la renvoyant députés a adopté 43 un rapport sur la loi
pour réexamen au Parlement. La Section visant la suppression de la Section, en
garantissant une super immunité aux juges

38 Le Parlement a adopté la proposition du PSD et il a 41 Affaires jointes C-83/19, C-127/19, C-195/19, et


rejeté les propositions du PNL et de l’USR ayant le affaires C-291/19, C-355/19, C-397/19.
même objet. 42 Voir le communiqué de presse n° 114/2020 du 23
39 La loi portant sur la modification de la loi n° septembre 2020,
304/2004 visant l’organisation judiciaire, https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/applicatio
http://www.cdep.ro/pls/proiecte/upl_pck2015.proiec n/pdf/2020-09/cp200114fr.pdf.
t?cam=2&idp=16610. 43
40 Décisions n° 33/2018, 45/2018, 67/2018, 250/2018, http://www.cdep.ro/pls/proiecte/upl_pck2015.proiec
357/2018, 457/2018, 483/2018. t?cam=2&idp=19177.

29
Lettre de l’Est – n° 23

et procureurs. Ainsi, les juges et les nationale pour la protection des


procureurs ne peuvent être consommateurs, l’Agence nationale de
perquisitionnés, détenus ou arrêtés de fonctionnaires publiques), les préfets, etc.
manière préventive ou arrêtés à domicile. La distribution des fonctions a été le
Ils ne peuvent être traduits en justice en résultat des négociations politiques
matière criminelle pour une infraction menées entre les trois formations politiques
contre l’administration de la justice, de à la fin de l’année 2020.
corruption et de service ou pour une
infraction assimilée aux infractions de Selon les leaders des principaux partis
corruption sans l’autorisation de la Section politiques, un objectif important de la
des juges ou, selon le cas, de la Section réforme de l’administration est la
des procureurs du Conseil supérieur de la nomination aux fonctions publiques selon
magistrature. L’autorisation est contraire des critères de moralité et de
au principe de l’indépendance de la compétence, respectivement sans
justice car le Conseil supérieur de la condamnations pénales, sans conflits
magistrature est un organe administratif et d’intérêts et professionnels.
au principe de l’État de droit car
Le gouvernement a changé le statut
l’immunité représente un privilège
des préfets par le biais d’une ordonnance
contraire à l’article 16 de la Constitution.
d’urgence. Il a adopté notamment
La Chambre des députés doit se
l’ordonnance d’urgence n° 4/2021, même
prononcer par vote sur ces amendements
si les conditions prévues par l’article 115
à la loi, mais le vote décisif appartient au
par. (4) et (6) de la Constitution n’ont pas
Sénat, qui est la chambre décisionnelle
été remplies (la situation extraordinaire,
conformément à l’article 75 de la
l’urgence et la motivation de l’urgence)44.
Constitution.
Il a justifié son choix par le fait que la
Au moins jusqu'à présent, cette mesure relative à la transformation des
promesse électorale n’a pas pu être tenue fonctions de préfet et de sous-préfet en
en raison des divergences d’opinions au fonction de dignité publique a été
sein de la coalition parlementaire. assumée dans le Programme de
gouvernance 2020-2024. On considère
IV – Les nominations dans les fonctions que la transformation de la fonction
publiques publique des préfets et sous-préfets en
fonction de dignité publique, nommés
Une autre question que la majorité
pour un mandat de quatre ans, pourrait
formée après les élections législatives de
affecter négativement l’institution du
décembre 2020 a dû résoudre a été celle
préfet en tant qu’institution fondamentale
de certaines nominations dans les
de l’État prévue par l’article 123 de la
fonctions publiques. La répartition des
Constitution. Le rôle du préfet est de
fonctions entre les trois formations
représenter le gouvernement au niveau
politiques qui forment la coalition de
local, d’assurer le bon fonctionnement des
gouvernance était un problème épineux,
services publics déconcentrés, de
étant en discussion les fonctions publiques
coordonner les comités départementaux
au sein de toutes les autorités et institutions
des situations d'urgence, étant aussi un
publiques : secrétaires d’État au sein des
organe de tutelle administrative qui assure
ministères, secrétaires généraux des
la vérification de la légalité des actes
ministères, nomination des chefs des
administratifs des autorités publiques
principales autorités publiques (les
présidents des agences
gouvernementales, telles que l’Autorité 44Décisions de la Cour constitutionnelle n° 761/2014,
859/2015.

30
Lettre de l’Est – n° 23

locales. Il peut contester la légalité de leurs sécurité sociale 46 pour l’année 2021 était
actes administratifs illégaux devant les un test majeur pour la coalition
instances judiciaires en charge du gouvernementale afin de réussir à réduire
contentieux administratif. À notre avis, la le déficit budgétaire. La loi sur le budget
fonction de dignité publique est de nature de l’État a reçu un avis négatif de la part
à diminuer l’indépendance et l’impartialité du Conseil économique et social, un avis
du préfet lorsqu’il exerce le contrôle de positif de la part du Conseil législatif et du
légalité. Conseil suprême de défense du pays, et
une opinion favorable de la part du
Par la même ordonnance d’urgence, le Conseil fiscal en ce qui concerne le déficit
gouvernement a créé une nouvelle cash pour l’année 2021 (7,16 % du PIB)47,
fonction publique, celle du secrétaire mais sceptique pour l’objectif de déficit
général de l’institution du préfet sur le pour la période 2022-2024 (2,9 % du PIB)48.
modèle du secrétaire général des Il en fut de même pour la loi portant sur le
ministères. budget de la sécurité sociale.
La révocation du médiateur et des Prévue aux articles 74 et 138 par. 2 de
conseils d’administration des services la Constitution, la procédure législative
publics de télévision et de radio sont des prévue pour l’adoption des lois
questions à l’ordre du jour de la majorité budgétaires diffère de la procédure
parlementaire actuellement. Elle doit être législative ordinaire. La question de la
fondée sur des violations des normes procédure visant l’adoption de la loi
juridiques et non pas sur des appréciations relative au budget a été soulevée depuis
subjectives d’opportunité politique. La l’année dernière, quand le gouvernement
révocation du Défenseur du peuple est minoritaire a décidé d’engager sa
possible dans les conditions prévues par responsabilité sur les deux lois budgétaires.
l’article 9 de la loi n° 35/1997 relative à La saisine de la Cour faite par la majorité
l’organisation et le fonctionnement de parlementaire n’a toutefois pas visé le
l’institution. La violation de la Constitution contrôle de constitutionnalité de la loi
et des lois doit être constatée par la budgétaire stricto sensu, mais un conflit de
Chambre des députés et le Sénat, en nature constitutionnelle entre le
session conjointe, avec le vote de la gouvernement et Parlement, ce qui a
majorité des députés et sénateurs conduit la Cour à rejeter la saisine comme
présents, sur proposition des bureaux inadmissible (décision n° 57/2020).
permanents des deux chambres, fondée
sur le rapport conjoint rédigé par leur Dans ce domaine, le gouvernement a
commission juridique respective. Pour le le monopole an matière d’initiative
moment, la procédure de révocation n’est législative conformément à l’article 74 et
pas initiée. 138 par. 2 de la Constitution. Le
gouvernement élabore annuellement le
V – L’adoption du budget de l’État projet du budget de l’État et celui de la
et du budget de la sécurité sociale sécurité sociale, qu’il soumet, séparément,
L’adoption de la loi sur le budget de à l’approbation du Parlement 49 . Il résulte
l’État 45 et de la loi sur le budget de la
46 Loi n° 16/2021,
http://www.cdep.ro/pls/proiecte/upl_pck2015.proiec
t?cam=2&idp=19179.
47 En 2020, le déficit cash était de 9,79 % du PIB.

45 48 Le Conseil considère que l’objectif probable


Loi n° 15/2021,
http://www.cdep.ro/pls/proiecte/upl_pck2015.proiec s’élève à 4,66 % du PIB.
t?cam=2&idp=19178. 49 Voir aussi les décisions n° 664/2005, 1657/2010.

31
Lettre de l’Est – n° 23

que le gouvernement et le Parlement ont une action juridique faible devant la Cour
de compétences partagées : le constitutionnelle.
gouvernement élabore et le Parlement
approuve les deux budgets. L’approbation Les lois budgétaires pour l’année 2021
des lois budgétaires signifie ont été déposées au Parlement le
l’accomplissement de deux éléments 23 février 2021 et elles ont été adoptées le
intrinsèques : le débat et le vote des lois 2 mars 2021, après deux jours de débats,
budgétaires. Ces deux éléments ne tous les amendements (environ 3 000)
peuvent pas être omis par une procédure déposés par l’opposition parlementaire
législative indirecte, comme c’est le cas étant rejetés. Dans ce cas, la procédure
lors de l’engagement de la responsabilité susmentionnée a été respectée. C’est
du gouvernement sur un projet de loi. Les pour la première fois que la loi relative au
lois budgétaires doivent être adoptées en budget de l’État a été approuvée dans la
réunion conjointe par les deux chambres forme envoyée par le gouvernement, sans
du Parlement. aucune modification. Les lois ont été
promulguées par le président de la
Si le constituant avait opté pour la Roumanie le 8 mars 2021.
compatibilité des procédures prévues aux
articles 114 et 138 de la Constitution, il Ramona Delia POPESCU
l’aurait mentionné à l’article 138 de la Docteur en droit, Enseignant-chercheur
Constitution, en utilisant le terme à la Faculté de droit de l’Université de Bucarest

« adoption » de la loi et non pas


« approbation ». Dans le cas de la
procédure d’engagement de la DROITS CONVENTIONNELS
responsabilité gouvernementale, la règle
du débat et du vote n’est pas applicable,
le gouvernement ayant un rôle décisionnel
en ce qui concerne l’acceptation ou non CEDH [GC], GÉORGIE C. RUSSIE (II),
des amendements aux projets des lois 21 JANVIER 2021 :
budgétaires. Par conséquent,
LA JURISPRUDENCE CHAOTIQUE
l'approbation du projet de loi ne peut être
obtenue que dans le cadre de la SUR LA JURIDICTION EXTRATERRITORIALE
procédure législative commune, ordinaire DANS LES CONFLITS ARMÉS
ou urgente, qui implique des débats
parlementaires et un vote sur le projet de
Le contexte dans lequel l’affaire
loi à la fois en commission et en session
Géorgie c. Russie (II) a été tranchée par la
plénière, et non pas dans le cadre de la
Cour européenne des droits de l’homme,
procédure d’engagement de la
le 21 janvier 2021, lui confère une
responsabilité gouvernementale, qui
importance particulière. Il s’agit de la
implique un débat sur une question première affaire interétatique portant sur
politique par excellence (art. 61 par.1, art.
un conflit armé international jugée au fond
65 par. 2 lettre b) et art. 138 par. 2 de la
depuis 20 ans 50 . En effet, l’arrêt du
Constitution). En méconnaissance de ces
21 janvier 2021 a été rendu dans le
règles, les lois budgétaires de 2020 ont été contexte de résurgence des affaires
adoptées par la procédure de
impliquant les conséquences des conflits
l’engagement de la responsabilité du
armés – tant individuelles qu’interétatiques
gouvernement. La majorité parlementaire
– devant la Cour. Premier dans la série, il
a simulé son opposition à ladite procédure
par un discours politique acide, mais par
50 CEDH [GC], Chypre c. Turquie, 10 mai 2001.

32
Lettre de l’Est – n° 23

est susceptible d’orienter l’examen sur le Le 13 décembre 2011, la requête a été


fond des violations survenues à l’est de déclarée recevable. Le 3 avril 2012, la
l’Ukraine 51 ou dans le Haut-Karabakh 52 . chambre ayant rendu la décision sur la
Nous pouvions donc espérer de l’arrêt recevabilité s’est dessaisie en faveur de la
commenté qu’il clarifierait le droit de la Grande chambre. Il s’agit de la deuxième
Convention en matière de conflits armés, affaire interétatique opposant la Géorgie
de juridiction extraterritoriale et de co- à la Russie54.
applicabilité du droit européen des droits
de l’homme avec le droit international Dans son analyse des faits de l’espèce,
humanitaire. la Cour s’est fiée aux rapports de la mission
d’enquête internationale indépendante
À la place cependant, l’arrêt sur le conflit en Géorgie établie par l’Union
commenté laisse plus d’interrogations qu’il européenne en décembre 2008. Le conflit
n’en résout. En cherchant une solution armé a été constaté à partir de la nuit du
politique satisfaisante à chaque partie au 7 au 8 août 2008. « Les combats armés se
litige, elle produit « un jugement de sont essentiellement déroulés dans la
Salomon qui a mal tourné » 53 . Au prix région de Tskhinvali en Ossétie du Sud,
d’une concession au gouvernement russe, ainsi que dans la région de Gori, située
la Cour contredit à plusieurs reprises sa dans la « zone tampon » en territoire
jurisprudence antérieure en matière de géorgien incontesté, au sud de l’Ossétie
juridiction et fait entrer dans son du Sud » (§ 37). À compter du 10 août
raisonnement des arguments dangereux 2008, ces régions ont été quittées par
pour la protection des droits de l’homme l’armée géorgienne. L’armée russe a par
en période de conflits armés. La lecture de conséquent occupé toute l’Abkhazie,
l’arrêt commenté laisse penser que la toute l’Ossétie du Sud et les zones
Cour semble vouloir décourager les adjacentes, dénommées « zones
plaintes individuelles et interétatiques tampon », ainsi que le village de Pérévi. Le
portant sur les conflits armés. L’objet du 12 août 2008, un accord de cessez-le-feu
présent commentaire est de montrer en fut conclu entre les parties au conflit. Les
quoi l’arrêt Géorgie c. Russie (II) est une hostilités entre les deux parties ont ainsi
décision incapable de servir de précédent duré cinq jours. Les forces armées russes se
pertinent pour les affaires ultérieures. sont maintenues dans la région
nonobstant le fait que leur retrait était
La Géorgie a saisi la Cour européenne prévu par ledit accord. À la suite du
des droits de l’homme d’une requête nouvel accord du 8 septembre 2008, la
interétatique le 11 août 2008 ainsi que Russie a progressivement retiré ses troupes
d’une demande de mesures provisoires, de l’Ossétie du Sud et de la « zone
alors que le conflit était encore en cours. tampon », ce qu’elle acheva le 10
octobre 2008 (le 18 octobre 2008 pour le
51 CEDH, Ukraine et Pays-Bas c. Russie, requêtes nos
8019/16, 43800/14 et 28525/20, introduites
village de Pérévi). Dans le même temps,
respectivement le 1 mars 2014, 13 juin 2014 et 10 juillet les forces armées russes ont été
2020. maintenues en Abkhazie et en Ossétie du
52 CEDH, Azerbaïdjan c. Arménie, requête n° 47319/20

introduite le 15 janvier 2021 ; CEDH, Arménie c. Sud en application des accords « d’amitié
Azerbaïdjan, requête n° 42521/20 introduite le 1er et de coopération » du 17 septembre
février 2021.
53 K. Dzehtsiarou, « The Judgement of Solomon that 2008, la Russie reconnaissant ces deux
went wrong: Georgia v. Russia (II) by the European entités comme indépendantes. Pour
Court of Human Rights », Völkerrechtsblog, 26 janvier
2021 [En ligne]. URL :
https://voelkerrechtsblog.org/the-judgement-of- 54 CEDH [GC], Géorgie c. Russie (I), 3 juillet
solomon-that-went-wrong-georgia-v-russia-ii-by-the- 2014 concernait les épisodes des expulsions
european-court-of-human-rights/ (consulté le 5 avril collectives des citoyens géorgiens de la Russie entre
2021). octobre 2006 et janvier 2007.

33
Lettre de l’Est – n° 23

établir les éléments de preuve, la Cour causé. Il convient d’observer que cette
s’appuie sur les conclusions des même stratégie consistant à invoquer une
organisations internationales pratique administrative incompatible avec
gouvernementales et non la Convention a été retenue par le
gouvernementales (§§ 63-66). gouvernement ukrainien dans sa requête
contre la Russie concernant l’occupation
Les arguments de la Géorgie ont été de la Crimée55. Le choix de se pencher sur
résumés ainsi : la dénonciation d’une pratique
administrative incompatible avec la
« …la Fédération de Russie – par le biais
Convention a pour vertu la dispense de
d’attaques indiscriminées et
l’obligation d’épuiser les voies de recours
disproportionnées commises contre des
internes, dispense que la Cour confirme
civils et leurs biens sur le territoire géorgien
dans l’arrêt commenté (§ 98 et s.).
par l’armée russe et/ou les forces
séparatistes placées sous son contrôle - En défense, le gouvernement russe nia
avait permis ou causé l’existence d’une son contrôle effectif sur le territoire où se
pratique administrative entraînant la déroulèrent les hostilités, invitant la Cour à
violation des articles 2, 3, 5, 8 et 13 de la reconnaître l’absence de juridiction de la
Convention, ainsi que des articles 1 et 2 du Russie en l’espèce. De même, il soutint que
Protocole n° 1 et de l’article 2 du le droit européen n’a pas vocation à
Protocole n° 4. De plus, en dépit de s’appliquer en présence d’un conflit
l’indication de mesures provisoires, la armé en raison de l’applicabilité exclusive
Fédération de Russie persisterait à violer les du droit international humanitaire. Partant,
obligations qui lui incombent en vertu de les obligations internationales de la Russie
la Convention et, en particulier, à in casu seraient réduites au respect du jus
enfreindre de manière continue les articles in bello qui ne relève pas du champ de
2 et 3 de la Convention » (§8). compétence matériel de la Cour. Quant
aux épisodes d’atteintes à l’intégrité
La responsabilité de la Russie devrait
physique des civils ainsi que de destruction
être retenue parce qu’elle exerçait sa
de leurs biens, ceux-ci seraient imputables
juridiction sur le territoire où se déroulèrent
aux forces armées de l’Ossétie du Sud, sur
les hostilités par un contrôle effectif. Au lieu
lesquelles la Russie nie avoir exercé un
d’invoquer les cas séparés de violations
contrôle effectif (nécessaire pour imputer
des droits de la Convention, le
la responsabilité à cette dernière). Quant
gouvernement géorgien a choisi de
au volet procédural, le gouvernement
soutenir l’existence d’une « pratique
russe évoqua la possibilité pour les victimes
administrative incompatible avec la
de saisir les tribunaux abkhazes, sud-
Convention » dans le cadre de laquelle les
ossètes ou russes ; or, cela n’a pas été fait.
forces armées russes ont perpétré ou toléré
De même, il accusa la Géorgie du refus de
des violations graves des droits
coopérer avec les enquêtes pénales
de l’homme. Outre la méconnaissance
abkhazes et sud-ossètes. Il contesta enfin
des obligations substantielles découlant de
les éléments de preuve des violations
la Convention, la Géorgie a invoqué
graves des droits de l’homme comme
l’absence « de recours effectif pour
mensongers (§ 49).
contester l’attitude des autorités russes en
ce qui concerne la conduite d’une La Cour procède à la systématisation
enquête sur les violations en cause » (§ 48), des griefs en question en fonction de
ce qui forma le volet procédural de sa
demande. La Géorgie demande 55CEDH [GC], Ukraine c. Russie (re Crimée) (déc.), 16
également la réparation du préjudice décembre 2020, requête déclarée partiellement
recevable.

34
Lettre de l’Est – n° 23

phases des hostilités. La distinction entre la violation sont en vert, tandis que les lignes
phase active des hostilités et la phase avec les griefs rejetés sont en rouge.
d’occupation paraît tenable en l’espèce,
mais, comme on le verra plus tard, La solution à laquelle la Cour est
parvenue fut de retenir la responsabilité de

difficilement transposable aux autres la Russie s’agissant de l’ensemble des


conflits armés. Nous les présenterons sous agissements litigieux qui se déroulèrent
forme d’un tableau. Les lignes comportant après le cessez-le-feu, ou pendant la
les griefs ayant abouti au constat de phase d’occupation, à une voix dissidente

35
Lettre de l’Est – n° 23

contre seize. Ainsi, la Cour est parvenue au que dans les opinions dissidentes 57 . Ont
constat de la violation des articles 2, 3, 8 notamment été remarqués le défaut de la
de la Convention et 1 du Protocole n°1 en cohérence interne du raisonnement de la
raison d’une pratique administrative Grande Chambre 58 , les contradictions
contraire des autorités russes. La détention avec la jurisprudence antérieure ainsi que
des civils par les forces sud-ossètes du 10 la divergence de la solution adoptée
au 27 août étant unanimement attribué à avec les approches des autres organes
la Russie, la Cour conclu à la violation des internationaux de protection des droits de
articles 3 et 5 à leur égard. La juridiction de l’homme 59 . La motivation de la Grande
la Russie fut également établie sur les Chambre, là où elle a su établir la
prisonniers de guerre détenus par les juridiction de la Russie, a également été
forces armées russes ; les prisonniers furent critiquée comme manquant de clarté. Les
reconnus victimes de torture. Enfin, il a incohérences de motivation de l’arrêt de
également été reconnu que la Russie avait la Grande Chambre sur la question de la
juridiction sur la décision d’empêcher le juridiction (I) les rendent incapables de
retour des ressortissants géorgiens servir de référence pour les affaires à venir
déplacés de force dans les territoires portant sur les conflits armés à l’Est de
occupés, résultant en constat de la l’Europe (II).
violation de l’article 2 du Protocole n° 4
(liberté de mouvement). Enfin, la Cour I – L’approche critiquable à l’établissement
reconnut la violation par la Russie de de la juridiction
l’article 38 de la Convention pour le refus Afin d’examiner la question de la
de la part de son gouvernement de juridiction en l’espèce, la Cour a procédé
coopérer en matière de production des en trois temps. Comme il a été souligné
preuves. précédemment, elle a commencé par
diviser le conflit en deux phases – la phase
En même temps, la Cour, à la majorité
active des hostilités, correspondant à la
des onze voix contre six, a accueilli
période du 8 au 12 août 2008, et la phase
l’argumentation du gouvernement russe
sur le défaut de juridiction de la Russie
durant la phase active des hostilités (8-12 Contexts of Chaos », EJIL:Talk!, 25 janvier 2021[En
août 2008), ce qui a entraîné ligne]. URL : https://www.ejiltalk.org/georgia-v-russia-
l’irrecevabilité de la partie de la demande no-2-the-european-courts-resurrection-of-bankovic-
in-the-contexts-of-chaos/ (consulté le 5 avril 2021).
de la Géorgie relative aux violations de 57 Voir notamment : Opinion en partie dissidente du

l’article 2 en son volet substantiel. Le juge Lemmens, p. 176-177 ; Opinion en partie


dissidente du juge Grozev, p. 178-182 ; Opinion en
défaut de juridiction de la Russie pendant partie dissidente commune aux juges Yudkivska, Pinto
ces cinq jours du combat ne l’a de Albuquerque et Chanturia, p. 183-195 ; Opinion en
partie dissidente commune aux juges Yudkivska,
cependant pas empêché de reconnaître Wojtyczek et Chanturia, p. 196-212 ; Opinion en partie
la violation de l’article 2 en son volet dissidente du juge Pinto de Albuquerque, p. 213-232 ;
Opinion en partie dissidente du juge Chanturia, p.
procédural pour le défaut d’enquête sur 237-254.
les événements qui se sont déroulés 58 H. Duffy, « Georgia v. Russia: Jurisdiction, Chaos and

pendant la phase active des hostilités et Conflict at the European Court of Human Rights »,
Just Security, 2 février 2021 [En ligne]. URL :
pas seulement pendant la phase https://www.justsecurity.org/74465/georgia-v-russia-
d’occupation. L’approche de la Cour à jurisdiction-chaos-and-conflict-at-the-european-
court-of-human-rights/ (consulté le 5 avril 2021).
l’établissement de la juridiction 59 J. Gavron, P. Leach, « Damage control after

extraterritoriale dans un conflit armé a été Georgia v. Russia (II) – holding states responsible for
human rights violations during armed conflict »,
sévèrement critiquée par la doctrine56 ainsi Strasbourg Observers, 8 février 2021 [En ligne]. URL :
https://strasbourgobservers.com/2021/02/08/damage
-control-after-georgia-v-russia-ii-holding-states-
56 M. Milanovic, « Georgia v. Russia No. 2: The responsible-for-human-rights-violations-during-armed-
European Court’s Resurrection of Bankovic in the conflict/ (consulté le 5 avril 2021).

36
Lettre de l’Est – n° 23

d’occupation du 12 août au 10 octobre imputables à l’État partie, à condition que


2008 (date de retrait officiel des troupes soit reconnue par la Cour l’existence
russes). Elle semble cependant suivre la d’une juridiction extraterritoriale. Afin de
définition large d’un conflit armé rechercher s’il est question de la juridiction
international (ci-après – CAI) contenue extraterritoriale, la Cour peut suivre deux
dans l’article 2 commun aux quatre voies qu’elle avait consacrées dans sa
Conventions de Genève. Pour la Cour, les jurisprudence antérieure. Ainsi, la juridiction
deux phases surviennent dans le cadre extraterritoriale d’un État peut être établie
d’un CAI (§83). La Cour ne développe pas soit s’il exerce le contrôle effectif sur un
davantage sur l’opportunité d’une telle territoire en dehors de ses frontières
distinction. Elle semble consacrer cette (modèle spatial), soit si les agents dudit
solution « en l’espèce », laissant sans État exercent la juridiction personnelle sur
réponse la question de savoir si une telle les victimes à l’étranger (modèle
distinction pourrait être appliquée aux personnel). Selon la Cour, aucun de ces
litiges ultérieurs. deux modèles ne s’applique à la phase
active des hostilités à laquelle participa la
C’est précisément la question de la Russie en dehors de son territoire en ce qui
juridiction extraterritoriale de la Russie sur concerne les obligations négatives
l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la « zone découlant de l’article 2 de la Convention.
tampon » qui était cruciale pour engager Il s’ensuit que la Convention ne s’applique
la responsabilité de l’État défendeur. La pas aux phases actives des hostilités
juridiction est une condition sine qua non lorsqu’un État est impliqué dans un CAI63
de l’applicabilité de la Convention EDH et, en dehors de son territoire. Si
partant, de la compétence de la Cour l’argumentation sur le modèle spatial peut
européenne des droits de l’homme. Dès paraître tenable (A), tel n’est pas le cas de
lors qu’un individu est placé sous la la question de l’applicabilité du modèle
juridiction d’un État partie, ce dernier est personnel (B).
responsable de l’ensemble « des actes ou
d’omissions à lui imputables qui sont à A – Le modèle spatial partiellement
l’origine d’une allégation de violation des applicable
droits et libertés énoncés dans la
Le modèle spatial de juridiction, ou le
Convention » 60 . Cette juridiction est en
« contrôle effectif », est esquissé de longue
principe territoriale : la présomption est
date dans la jurisprudence
que la Convention ne s’applique qu’à
conventionnelle . Il est particulièrement
64
l’intérieur des frontières d’un État partie61,
pertinent pour les cas de présence militaire
présomption qui peut être renversée dans
d’un État sur le territoire d’un autre État. La
des cas exceptionnels réduisant la
Cour va alors vérifier si l’État partie exerce
responsabilité de l’État au respect des
en pratique un contrôle global65. La Cour
obligations positives62.
utilise le qualificatif « contrôle effectif »
Cette juridiction peut être
exceptionnellement élargie au-delà des
frontières du fait des actes des organes de
l’État partie qui se sont produits en dehors 63 Dans l’arrêt commenté, la Cour limite expressément
de son territoire. Ces actes seront la portée de l’arrêt commenté aux CAI, v. §§ 141-142.
64 CEDH [GC], Bankovic et autres c. Belgique et

autres (déc.), 12 décembre 2001, § 67 ; CEDH [GC],


Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8 juillet 2004, §
60 CEDH [GC], Al-Jedda c. Royaume-Uni, 7 juillet 2011, 314.
§ 74. 65 CEDH [GC], Loizidou c. Turquie, 18 décembre 1996,
61 CEDH [GC], Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8 § 56 ; voir aussi G. Cohen-Jonathan, F. Flauss, « Cour
juillet 2004, § 312. européenne des droits de l'homme et droit
62 Ibid, §§ 313-339. international général », AFDI, vol. 50, 2004, p. 782-788.

37
Lettre de l’Est – n° 23

dans l’arrêt Ilascu 66 , mais elle se réfère influence et un contrôle dans la région72.
également au « contrôle effectif global » L’importante présence militaire russe dans
dans l’affaire Issa67, à propos d’un territoire les zones concernées ainsi que l’ampleur
en dehors de ses frontières, qu’il du soutien économique et financier que la
appartienne à un autre État partie à la Russie apporte à l’Ossétie du Sud et à
Convention ou à un État tiers. Ce contrôle l’Abkhazie laissent penser qu’un lien de
global peut être exercé soit directement, subordination existait entre les entités
par le biais de l’occupation armée68, soit séparatistes et la Russie, tant pendant les
indirectement, par le biais de la hostilités qu’après. La « zone tampon »,
subordination de l’administration locale 69 quant à elle, a été occupée par les forces
ou de « l’influence décisive » sur les forces armées russes.
locales70. Dans ce dernier cas, les actes de
cette dernière vont être imputables à Les circonstances en cause ont appelé
l’État exerçant le contrôle global71. la Cour à appliquer fidèlement le test du
contrôle effectif. Deux conséquences en
S’agissant de la juridiction découlent. D’une part, les événements qui
extraterritoriale de la Russie en l’espèce, la se sont déroulés du 12 août au 10 octobre
Cour de Strasbourg est parvenue à faire 2008 dans les territoires concernés l’étaient
usage du test du contrôle effectif à sous le contrôle effectif de la Russie.
plusieurs reprises. Avant de passer au D’autre part, le degré de dépendance
véritable talon d’Achilles de l’arrêt des administrations locales de l’Ossétie du
commenté – l’exclusion de la juridiction de Sud et de l’Abkhazie à la Russie était tel
la Russie pendant la phase active des que cette dernière a été en mesure de les
hostilités, – il convient de voir les questions contrôler effectivement. Il s’ensuit que les
de juridiction qui ne posent pas problème. actions et les omissions des autorités
séparatistes sont imputables à la Russie. En
En premier lieu, la Cour a retenu le d’autres termes, la responsabilité de l’État
contrôle effectif de la Russie sur l’Ossétie défendeur pouvait être engagée du fait
du Sud, l’Abkhazie et dans la « zone de violations de la Convention commises
tampon » après la cessation des hostilités. par les forces armées de l’Ossétie du Sud
Elle a fait usage de la grille d’évaluation et de l’Abkhazie.
des faits établie dans sa jurisprudence
antérieure. Il s’agit notamment d’évaluer Sur le fond, il était question de
le contrôle effectif à partir du nombre de « l’existence, après la cessation des
soldats déployés par l’État sur le territoire hostilités actives, d’une campagne
en cause et de la mesure dans laquelle le systématique d’incendies et de pillages
soutien militaire, économique et politique d’habitations dans les villages géorgiens
apporté par l’État à l’administration locale en Ossétie du Sud et dans la “zone
subordonnée assure à celui-ci une tampon” » (§ 205). Les éléments de preuve
indiquaient que « dans de nombreux cas,
les auteurs de ces exactions étaient
membres des forces sud-ossètes, qui
comprenaient notamment toute une série
66 CEDH [GC], Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8
juillet 2004, § 314. de milices irrégulières » (§ 212). Bien que les
67 CEDH, Issa et autres c. Turquie, 16 novembre 2004, §
forces armées russes ne soient pas à
75.
68 CEDH [GC], Ukraine c. Russie (re Crimée) (déc.), 16 l’origine de ces atteintes, le contrôle
décembre 2020. effectif de la Russie implique sa
69 CEDH [GC], Loizidou c. Turquie, 18 décembre 1996,

§ 62.
70 CEDH [GC], Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8

juillet 2004, §§ 382-393. 72 CEDH [GC], Ilascu et autres c. Moldova et Russie, 8


71 CEDH [GC], Chypre c. Turquie, 10 mai 2001, § 77. juillet 2004, §§ 387-394.

38
Lettre de l’Est – n° 23

responsabilité pour les actes litigieux, « sans condensé sa motivation du rejet du


qu’il soit nécessaire d’apporter la preuve modèle spatial en un seul paragraphe :
d’un “contrôle précis” de chacun de leurs
agissements » (§ 214). L’attitude des forces 126. À cet égard, on peut considérer
armées russes correspondait en l’espèce à d’emblée que lors d’opérations militaires, y
la « tolérance officielle » (§ 216), la Russie compris par exemple des attaques
n’ayant pas pris des mesures suffisantes armées, bombardements, pilonnages,
pour empêcher la perpétration des menées au cours d’un conflit armé
violations. Ces circonstances ont permis à international on ne saurait en règle
la Cour de conclure aux violations par la générale parler de « contrôle effectif » sur
Russie des articles 2, 3 8 de la Convention un territoire. En effet, la réalité même de
et de l’article 1 du premier Protocole confrontations et de combats armés entre
additionnel du fait d’une pratique forces militaires ennemies qui cherchent à
administrative incompatible. acquérir le contrôle d’un territoire dans un
contexte de chaos implique qu’il n’y a pas
Il est intéressant de noter que la Cour de contrôle sur un territoire. C’est
assimile ce contrôle effectif – à la fois sur le également vrai en l’espèce, étant donné
territoire et sur l’administration locale que la majorité des combats se sont
subordonnée – à la situation d’occupation déroulés dans des zones qui étaient
en droit international humanitaire (§ 196). auparavant sous contrôle géorgien
Notons à la marge que cette (paragraphe 111 ci-dessus).
interprétation de l’occupation en droit
humanitaire comme exigeant Que laisse comprendre ce
nécessairement une « substitution effective paragraphe ? D’abord, il en ressort que les
d’autorité » dans le territoire occupé paraît caractéristiques génériques d’un conflit
simpliste et ignore les développements armé international excluent a priori le
récents de la doctrine. Celle-ci prône en contrôle effectif. Inutile donc d’examiner
effet l’élargissement de la notion les circonstances de l’espèce et de
d’occupation en droit international démêler les événements formant « un
humanitaire comme englobant aussi les contexte de chaos ». En d’autres termes,
situations de « substitution potentielle la Cour peut très bien se contenter
d’autorité », « dans lesquelles la puissance d’énoncer qu’« en règle générale », le
occupante n’a pas encore […] établi contrôle effectif extraterritorial ne saurait
d’administration sur un territoire donné être établi durant la phase active des
alors même qu’elle y exerce, de facto, des hostilités. Encore faut-il déterminer quel est
prérogatives ayant un impact le seuil à partir duquel l’on pourrait
considérable sur la vie des citoyens »73. valablement considérer qu’il s’agit d’« un
contexte de chaos ». Cette question se
En second lieu, les opérations militaires pose notamment pour les conflits
menées par la Russie en Ossétie du Sud, en prolongés, à intensité variable. Ensuite, la
Abkhazie et dans la « zone tampon » du 8 dernière phrase de ce considérant laisse
au 12 août 2008 – les quatre incidents penser qu’il est question en l’espèce de
impliquant les attaques aériennes – ne « no man’s land ». Alors que l’État territorial
signifient pas que la Russie exerçait un – la Géorgie – semble ne plus exercer un
contrôle effectif sur ces territoires. Là se contrôle effectif, la Russie ne serait pas
trouve la conclusion la plus critiquable de encore en mesure de l’exercer pour la
l’arrêt commenté. La Grande Chambre a simple raison que nous sommes dans « un
contexte de chaos ». Cela contredit la
73J. D’Aspremont, J. de Hemptinne, Droit international lettre et l’esprit de la jurisprudence
humanitaire : thèmes choisis, Paris, A. Pedone, 2012,
antérieure de la Grande Chambre,
p. 123.

39
Lettre de l’Est – n° 23

laquelle a insisté sur le besoin « d’éviter Après avoir rejeté le test du contrôle
l’apparition d’un vide dans la protection effectif la Cour passa à la considération
des droits garantis par la Convention » 74 . du critère d’autorité et de contrôle d’un
Or, en l’espèce, pour la première fois dans agent de l’État. Toutefois, son application
l’histoire de la Cour, celle-ci a échoué à a donné un résultat inattendu et
établir la juridiction sur un territoire d’un paradoxal.
État partie à la Convention75.
B – Le test de juridiction personnelle revisité
Excepté les failles de motivation, de façon paradoxale
l’argumentation tenant aux spécificités du
Faute de juridiction en raison du
conflit armé peut paraître logique pour les
contrôle effectif, il était possible de
affrontements de haute intensité de cinq
soutenir que les militaires russes avaient
jours, comme c’est le cas en l’espèce. Or,
exercé leur juridiction personnelle sur les
ici encore, le diable est dans les détails.
victimes pendant la phase active des
Ainsi, la frontière entre la phase active des
hostilités. Ladite option consiste à
hostilités et la phase d’occupation paraît
rechercher si l’État défendeur exerce la
artificielle. Il n’est pas clair quel événement
juridiction personnelle à l’étranger – il s’agit
laisse penser à la Grande Chambre que le
du critère d’autorité et de contrôle d’un
contrôle effectif ait été pleinement
agent de l’État. Cette hypothèse a été
conquis le 12 août 2008, alors qu’il était
consacrée par les décisions sur la
encore exclu la veille76. La Cour n’a pas
recevabilité Issa 78 et Al-Saadoon et
cherché à motiver en quoi la signature du
Mufdhi79. La juridiction est établie dès lors
cessez-le-feu marquait le commencement
qu’un agent de l’État défendeur – par
de l’exercice du contrôle effectif par la
exemple, les forces armées – exerce, en
Russie. De plus, plusieurs violations
dehors de son territoire, le contrôle sur les
reconnues par la Cour ont eu lieu ou ont
victimes. « L’élément déterminant dans ce
débuté pendant la phase active des
type de cas est l’exercice d’un pouvoir et
hostilités, comme c’est le cas des mauvais
d’un contrôle physiques sur les personnes
traitements des prisonniers de guerre. Au
en question » 80 . Ce contrôle peut
lieu de rechercher le moment exact de
notamment s’exercer dans une situation
l’établissement du contrôle effectif de la
de prise d’otages ou de détention des
Russie, la Cour fut guidée par des
prisonniers de guerre, mais aussi en
considérations générales sur l’impossibilité
présence de tirs ciblés par les soldats
a priori de le faire dans un « contexte de
étrangers assumant un certain contrôle sur
chaos ». Cette approche « on/off » peine
la victime au moment des faits81. Ainsi, les
à saisir la réalité et la complexité des
obligations découlant de la Convention
conflits armés contemporains. Il se peut
peuvent être fractionnées et adaptées.
par exemple qu’une armée établisse le
contrôle effectif de manière graduelle en La Grande Chambre synthétise ladite
avançant sur le territoire ennemi 77 . Un jurisprudence dans l’arrêt commenté. Elle
repère plus précis et basé sur les preuves l’applique aux mauvais traitements des
aurait pu avoir des conséquences prisonniers de guerre survenus pendant la
favorables aux victimes en termes de
réparation.
78 CEDH, Issa et autres c. Turquie (déc.), 16 novembre
2004, §§ 74-75.
79 CEDH, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni

(déc.), 30 juin 2009, §§ 84-89.


74 CEDH [GC], Sargsyan c. Azerbaïdjan, 16 juin 2015, 80 CEDH [GC], Al-Skeini c. Royaume-Uni, 7 juillet 2011,

§§ 148-150. § 136.
75 K. Dzehtsiarou, op. cit. 81 Ibid, § 149. Voir aussi Isaak et autres c. Turquie, 28
76 M. Milanovic, op. cit. septembre 2006 ; Andreou c. Turquie, 3 juin 2008 ;
77 Ibid. Solomou et autres c. Turquie, 24 juin 2008.

40
Lettre de l’Est – n° 23

phase active des hostilités (2) mais s’en antérieure sur la juridiction personnelle
éloigne en ce qui concerne les obligations repose non pas sur une différence de
négatives découlant de l’article 2 de la nature des cas, mais sur la différence de
Convention (1). degré. La Cour semble exclure la
juridiction personnelle à partir du moment
1 – Un refus de retenir la juridiction où l’artillerie lourde est utilisée, tandis que
personnelle insuffisamment expliqué le test fonctionna auparavant pour les tirs
ciblés. L’on pourrait se demander en quoi
En ce qui concerne les obligations
l’usage des armes dont la zone de tir est
négatives découlant de l’article 2 de la
plus large exclurait la juridiction
Convention européenne – sommairement,
personnelle des forces armées russes ?
ne pas infliger la mort – la Cour de
L’opinion dissidente du juge Chanturia le
Strasbourg parvient au constat
souligne de façon particulièrement
d’incompétence pour manque de
éloquente :
juridiction extraterritoriale de la Russie. Pour
parvenir à se déclarer incompétente, elle « 16. Il existe assurément une différence
distingue le cas présent de sa riche de portée entre des opérations de
jurisprudence en matière de la juridiction maintien de l’ordre et un vaste conflit
personnelle : militaire, mais il ne peut y avoir de
différence réelle de nature et il est
« 131. Il est vrai que dans d’autres
impossible en pratique de tracer une ligne
affaires portant sur des tirs ciblés par les
de démarcation entre des actions ciblées
forces armées/de police des États
et des opérations militaires de plus grande
concernés, la Cour a appliqué la notion
envergure. De plus, il paraît arbitraire et
d’“autorité et de contrôle d’un agent de
incompatible avec des considérations
l’État” sur des individus dans des situations
humanitaires de juger que dans le
allant au-delà d’un pouvoir et d’un
contexte d’opérations de maintien de
contrôle physiques exercés dans le cadre
l’ordre ciblées les victimes potentielles
d’une arrestation ou d’une détention (voir
relèvent de la juridiction de l’État
notamment Issa et autres, Isaak et autres
concerné, mais qu’il en va autrement
(déc.), Pad et autres (déc.), Andreou
dans le cadre d’opérations militaires de
(déc.), et Solomou et autres, précités –
plus grande envergure. »
paragraphes 120-123 ci-dessus).
La motivation de la décision de la
132. Cependant, ces affaires
Grande Chambre de ne pas faire usage
concernaient des actions isolées et ciblées
de sa jurisprudence antérieure sur la
comprenant un élément de proximité.
juridiction personnelle paraît étrange dans
133. Par contraste, la phase active des la mesure où « some kind of one-off use of
hostilités que la Cour est amenée à lethal force […] is somehow more
examiner en l’espèce dans le cadre d’un deserving of protection than a massive,
conflit armé international est très systematic use of lethal force »82. Pour se
différente, car elle porte sur des prémunir des critiques, la Grande
bombardements et des tirs d’artillerie par Chambre se réfère à nouveau au
les forces armées russes visant à mettre « contexte de chaos » (§ 137)
l’armée géorgienne hors de combat et à éventuellement créé par l’utilisation de
acquérir le contrôle sur des territoires l’artillerie lourde, lequel empêcherait
faisant partie de la Géorgie. » l’exercice de la juridiction personnelle des
soldats russes sur les victimes du conflit
La distinction entre le cas présent et
ceux couverts par la jurisprudence
82 M. Milanovic, op. cit.

41
Lettre de l’Est – n° 23

armé. À nouveau, les considérations après la cessation des hostilités, la Cour


génériques sur les conflits armés conclut qu’ils relevaient de la juridiction de
remplacent l’analyse des preuves la Fédération de Russie au sens de l’article
recueillies pendant des années. Cette 1 de la Convention (paragraphe 175 ci-
limitation de la portée du modèle dessus) et rejette l’exception préliminaire
personnel d’établissement de juridiction a soulevée par le gouvernement défendeur
été critiquée dans les opinions dissidentes ; à cet égard.
les juges Yudkivska, Wojtyczek et Chanturia
proposent une lecture plus favorable aux 268. La Cour relève d’emblée qu’il
victimes du lien juridictionnel83. De plus, ce ressort des rapports notamment de Human
« contexte de chaos » n’a curieusement Rights Watch, d’Amnesty International et
pas empêché la Cour d’établir la de August Ruins que des prisonniers de
juridiction personnelle pendant la phase guerre géorgiens ont été détenus à
active des hostilités en ce qui concerne les Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 par
mauvais traitements des prisonniers de les forces sud-ossètes.
guerre.
269. Étant donné qu’ils étaient détenus
2 – Une acceptation paradoxale notamment après la cessation des
de la juridiction personnelle hostilités, la Cour conclut qu’ils relevaient
de la juridiction de la Fédération de Russie
Curieusement, la juridiction de la Russie au sens de l’article 1 de la Convention
a été retenue en ce qui concerne la (paragraphe 175 ci-dessus) et rejette
détention des civils et des prisonniers de l’exception préliminaire soulevée par le
guerre par les forces armées russes et sud- gouvernement défendeur à cet égard. »
ossètes et les mauvais traitements qui leur
ont été infligés. La Cour a par conséquent Dans ces considérants, la Cour ne
conclu à la violation des articles 3 et 5 définit pas le modèle d’établissement de
(pour les civils seulement) de la juridiction de la Russie quant aux épisodes
Convention. Or, il est remarquable que la de détention des civils et des prisonniers
plupart de détentions ont débuté pendant de guerre. S’il est vrai que, à partir de
la phase active des hostilités ; leur 12 août 2008, la Russie était pleinement
libération a eu lieu pendant la phase responsable du fait de son statut de
d’occupation. Ici encore, l’analyse du puissance occupante, l’inclusion de la
contrôle effectif de la Russie est assez période comprise entre le 8 et le 11 août
concise : 2008 pose problème. En effet, la Cour a
elle-même écarté l’applicabilité du
« 238. La Cour relève d’emblée qu’il modèle spatial pendant la phase active
n’est pas contesté qu’un grand nombre des hostilités. Or, la façon dont la Grande
de civils géorgiens (environ 160, dont Chambre reformule les faits à l’origine des
environ un tiers de femmes) assez âgés griefs – détentions « notamment après la
pour la plupart ont été détenus par les cessation des hostilités » – laisse penser que
forces sud-ossètes dans la cave du la Russie a effectivement exercé la
« ministère des Affaires intérieures d’Ossétie juridiction sur les détenus pendant le
du Sud » à Tskhinvali environ entre le 10 et « chaos » de la phase active des hostilités.
le 27 août 2008. En même temps, il n’est pas clair sur quel
fondement la juridiction de la Russie sur les
239. Étant donné que les civils personnes détenues a pu être établie
géorgiens étaient détenus notamment avant même qu’elle n’assume son statut
de la puissance occupante. Il n’est pas
83Opinion en partie dissidente commune aux juges également clair pour quelle raison la Cour
Yudkivska, Wojtyczek et Chanturia, §5.

42
Lettre de l’Est – n° 23

a dégagé une exception par rapport à sa violation par l’État défendeur de l’article 2
réticence, plus tôt dans l’arrêt, d’établir la de la Convention en son volet procédural.
juridiction de la Russie dans ce « contexte La Russie était obligée de mener une
de chaos » qu’est la phase active des enquête conforme aux exigences du volet
hostilités. procédural de l’article 2 de la Convention
non seulement en ce qui concerne les
À notre sens, à défaut de contrôle événements survenus pendant la phase
effectif sur le territoire en question pendant d’occupation, mais aussi pendant la
la phase active des hostilités, la Cour phase active des hostilités. Cela tient
aurait pu légitimement considérer que les notamment au fait que la Russie a su
forces armées russes exerçaient une établir ultérieurement le contrôle effectif
juridiction personnelle sur les détenus entre sur les territoires en question :
le 8 et le 11 août 2008. La jurisprudence
antérieure de la Cour sur le critère « 329. Il est vrai que la Cour a conclu
d’autorité et de contrôle d’un agent de que les événements qui se sont déroulés
l’État regorge de cas similaires de au cours de la phase active des hostilités
détention des personnes en dehors du ne relevaient pas de la juridiction de la
territoire national. Ainsi, par le passé, dès Fédération de Russie (paragraphe 144 ci-
lors que les victimes se trouvaient sous dessus).
« contrôle absolu et exclusif exercé de
manière continue et ininterrompue » des 331. En l’espèce, eu égard aux
agents de l’État défendeur, la juridiction allégations de crimes de guerre commises
personnelle a été acceptée84. En l’espèce, par elle au cours de la phase active des
la Cour n’a pas expliqué sur le fondement hostilités, la Fédération de Russie avait
de quel modèle la Russie exerçait sa l’obligation d’enquêter sur les événements
juridiction sur les personnes détenues. litigieux, conformément aux règles
Toutefois, si elle l’avait fait pour les pertinentes du droit international
personnes détenues pendant la phase humanitaire (paragraphes 323-324 ci-
active des hostilités, elle aurait dû aussi dessus) et du droit interne (paragraphes 48
expliquer en quoi la détention est plus à 53 de la décision sur la recevabilité). Or
caractéristique de l’exercice de la le ministère public de la Fédération de
juridiction que les opérations armées ayant Russie avait pris des mesures afin
causé des décès et des blessures. Une telle d’enquêter sur ces allégations
approche serait en outre en contradiction (paragraphe 317 ci-dessus). De plus,
avec la forme catégorique des même si les événements qui se sont
développements sur la juridiction pendant déroulés au cours de la phase active des
la phase active des hostilités où la Cour hostilités ne relevaient pas de la juridiction
semble affirmer que toute forme de de la Fédération de Russie (paragraphe
juridiction est exclue dans un « contexte 144 ci-dessus), elle a établi un « contrôle
de chaos ». La contradiction entre effectif » sur les territoires en question peu
différentes parties de l’arrêt de la Grande de temps après (paragraphe 175 ci-
Chambre est manifeste. dessus). Enfin, étant donné que tous les
suspects potentiels parmi les militaires
Par ailleurs, le défaut de la juridiction de russes se trouvaient soit en Fédération de
la Russie sur les territoires en question Russie soit sur des territoires se trouvant sous
pendant la phase active des hostilités n’a le contrôle de la Fédération de Russie, la
pas empêché la Cour de conclure à la Géorgie a été empêchée de mener une
enquête adéquate et effective
84CEDH, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni concernant ces allégations. »
(déc.), 30 juin 2009, §§ 86-89 ; CEDH [GC],
Medvedyev et autres c. France, 23 mars 2010, §67.

43
Lettre de l’Est – n° 23

Or, la Cour souligne que cette phase active des hostilités, elle considère
conception rétroactive de l’obligation que :
d’enquête ne peut être retenue
qu’exceptionnellement, dans des « 139. Cette conclusion se trouve
« circonstances propres » (§ 332). Il n’est étayée par la pratique des Hautes Parties
pas clair si cette obligation d’enquête est contractantes qui consiste à ne pas
appréciée de la même manière dans les formuler de dérogation au titre de l’article
litiges portant sur les conflits armés à l’est 15 de la Convention dans des situations où
de l’Ukraine et dans le Haut-Karabakh. Il elles se sont engagées dans un conflit
s’agit d’une des multiples incertitudes armé international hors de leur propre
d’application du droit européen des droits territoire. De l’avis de la Cour, on peut
de l’homme aux conflits armés que laisse interpréter cette pratique comme
perdurer l’arrêt commenté. signifiant que les Hautes Parties
contractantes considèrent qu’en pareille
II – L’arrêt incapable de faire situation elles n’exercent pas leur
jurisprudence ? juridiction au sens de l’article 1 de la
Convention, position que soutient du reste
La Cour européenne essaie, autant que
le gouvernement défendeur en l’espèce. »
possible, de limiter l’influence de l’arrêt
commenté sur les litiges ultérieurs (v. Or, la question de la dérogation est
notamment §§ 141-143). Sa motivation distincte de celle de la juridiction85. Le fait
renvoie notamment à la nature de déposer une dérogation à la
particulière des circonstances en cause. Convention au titre de son article 15 n’a
En même temps, il est peu probable que pas pour effet d’exclure la compétence
l’arrêt Géorgie c. Russie (II) reste une de la Cour sur un territoire ou un domaine
décision isolée. Une incertitude persiste précis. La dérogation implique l’existence
donc quant à l’approche de la Cour aux d’une crise ou d’un danger exceptionnel
litiges ultérieurs portant sur les conflits auxquels il ne serait pas possible de
armés. L’arrêt commenté obscurcit la grille remédier sans empiéter de façon grave
d’analyse dont la Cour va se servir pour sur les droits de l’homme. La notification
analyser les conflits armés ultérieurs (A) de dérogation, lorsqu’elle est en accord
ainsi qu’échoue à clarifier l’influence du avec les conditions de l’article 15, permet
droit international humanitaire sur le droit d’assouplir le degré de contrôle par le
de la Convention (B). juge strasbourgeois sur les mesures prises
en riposte à ce danger grave. La Cour
A. L’obscurcissement de la jurisprudence
reste compétente pour trancher des
sur la juridiction extraterritoriale
plaintes indépendamment de l’existence
Certains choix argumentatifs faits par la d’une dérogation. L’absence de
Grande Chambre sont critiquables et dérogation implique un contrôle normal et
semblent, en définitive, obscurcir sa non pas restreint par la Cour européenne.
jurisprudence sur la question de la Tout cela suggère que ces questions sont
juridiction extraterritoriale. En premier lieu, bien distinctes, et la pratique de non-
elle semble confondre la question de dérogation dans les conflits armés en
juridiction avec la pratique des États dehors du territoire national ne peut pas
consistant à ne pas notifier le Secrétaire logiquement impliquer l’absence de
général du Conseil de l’Europe des juridiction extraterritoriale. Plus encore, la
dérogations à la Convention en Cour a, par le passé, rejeté un argument
application de l’article 15. Pour étayer son semblable du Royaume-Uni dans l’affaire
refus de reconnaître la juridiction
personnelle des militaires russes pendant la 85 Voir en même sens H. Duffy, op. cit.

44
Lettre de l’Est – n° 23

Hassan. En l’espèce, la juridiction officielle de guerre. Dans quelle mesure les


extraterritoriale du Royaume-Uni, malgré affrontements à l’est de l’Ukraine et dans
l’absence de dérogation de la part de son le Haut-Karabakh s’analysent-ils en tant
gouvernement, a été retenue en ce qui que « chaos » ? Dans l’affirmative, une
concerne un prisonnier de guerre86. multitude de requêtes des victimes de
violations massives des droits de l’homme
En échouant à motiver le refus de seraient rejetées comme irrecevables. Il a
retenir la juridiction de la Russie pendant la été, à juste titre, soutenu ailleurs que « it is
phase active des hostilités et en étudiant hard to imagine that the judges did not
les éléments de preuve de façon keep in mind Ukrainian and other conflict-
incomplète, la Cour s’expose aux critiques related cases when deciding Georgia v.
d’une solution contra victima. Elle s’en Russia (II) »87. Il est difficile de dire comment
rend compte dans un considérant qui, la Grande Chambre transposerait la grille
émanant d’une juridiction protectrice des de lecture de l’arrêt commenté sur les
droits de l’homme, paraît surprenant : autres conflits armés internationaux à l’est
de l’Europe sans déformer les faits soumis à
« 140. Cela étant, la Cour est sensible
son appréciation. En définitive, toute
au fait qu’une telle interprétation de la
application ultérieure des critères
notion de “juridiction” au sens de l’article 1
d’appréciation des conflits armés
de la Convention peut paraître
internationaux utilisés dans l’arrêt
insatisfaisante aux yeux des victimes
commenté risque de paraître artificielle et,
alléguées d’actes et d’omissions commis
partant, attirer des critiques.
par un État défendeur pendant la phase
active des hostilités dans le cadre d’un En troisième lieu, l’arrêt du 21 janvier
conflit armé international se déroulant hors 2021 obscurcit les critères d’application du
de son territoire, mais sur celui d’un autre modèle personnel d’établissement de la
État contractant, ainsi qu’aux yeux de juridiction extraterritoriale de l’État. Par le
l’État sur le territoire duquel ont lieu les passé, la Cour avait opté pour une
hostilités actives. » approche restrictive de la juridiction
personnelle avec l’arrêt Bankovic. En
En deuxième lieu, comme cela fut
l’espèce, la question était de savoir si les
brièvement évoqué plus haut, la
frappes aériennes des bâtiments à
distinction claire et nette des phases de
Belgrade par les forces armées des États
conflit entre « chaos » et « ordre », entre
parties de l’OTAN créaient un lien
« hostilités » et « occupation » paraît
juridictionnel entre les États défendeurs et
simpliste même pour les circonstances en
les victimes des bombardements. En
cause. Or, les conflits contemporains sont,
d’autres termes, il s’agissait d’établir si les
pour la plupart, plus complexes et
États ayant participé aux frappes
prolongés, de sorte que pareille
aériennes pouvaient voir leur
démarcation est artificielle. Il est par
responsabilité engagée. La Cour a
exemple peu probable qu’elle soit
répondu par la négative à l’unanimité88 .
réutilisée avec succès pour le conflit
Or, depuis l’arrêt du 12 décembre 2001, la
prolongé et à intensité variable à l’est de
l’Ukraine. De même, l’attachement de la
Grande Chambre à l’accord de cessez-le- 87 A. Moiseieva, « The ECtHR in Georgia v. Russia – a
feu comme événement marquant le farewell to arms? The effects of the Court’s judgment
on the conflict in Eastern Ukraine », EJIL:Talk!, 24 février
début de la phase d’occupation est peu 2021 [En ligne]. URL : https://www.ejiltalk.org/the-
transposable aux conflits sans déclaration ecthr-in-georgia-v-russia-a-farewell-to-arms-the-
effects-of-the-courts-judgment-on-the-conflict-in-
eastern-ukraine/ (consulté le 6 avril 2021).
86CEDH [GC], Hassan c. Royaume-Uni, 16 septembre 88 CEDH [GC], Bankovic et autres c. Belgique et

2014, § 101. autres (déc.), 12 décembre 2001, §§ 64-65.

45
Lettre de l’Est – n° 23

jurisprudence strasbourgeoise a évolué de tel qu’appliqué par le Comité des droits de


façon considérable. Comme souligné plus l’homme des Nations unies et par la Cour
haut, elle a développé le modèle interaméricaine des droits de l’homme est
personnel dans les cas de prise d’otages, moins restrictif que celui de Géorgie c.
de détentions dans les prisons en dehors Russie (II). Ainsi, l’arrêt de la Cour contribue
du territoire national et de tirs ciblés89. En davantage à la fragmentation du droit
l’espèce, toutefois, elle semble se servir de international des droits de l’homme92. Tout
la jurisprudence Bankovic en négligeant comme la Grande Chambre ne tient pas
les développements ultérieurs. L’opinion compte de la pratique des autres
dissidente du juge Chanturia le regrette : systèmes de protection des droits de
l’homme, elle hésite à s’inspirer pleinement
« 13. Eu égard à l’ensemble des du droit international humanitaire dans
considérations qui précèdent, je déplore l’interprétation de la Convention.
que la majorité ait choisi de fonder ses
conclusions concernant la juridiction B – La question de la co-applicabilité
extraterritoriale sur la décision Banković et laissée en suspens
autres, qui est manifestement dépassée,
« 26. Dans la décision sur la recevabilité,
au lieu de s’appuyer sur une jurisprudence
la Cour a déclaré que „[la question] de
bien plus récente et pertinente, issue
l’interaction des dispositions de la
notamment des arrêts et décisions Jaloud,
Convention avec les normes du droit
Solomou et autres, Andreou, Pad et autres,
international humanitaire dans un
Isaak et autres et Issa et autres (tous
contexte de conflit armé ressortit en
précités). »
principe à la procédure au fond”. Cet
Pour l’heure, il n’est pas clair si la engagement n’a pas été tenu93. »
résurgence de l’approche restrictive à la
La présente affaire présentait en outre
juridiction personnelle établie par l’arrêt
une excellente occasion pour la Cour
Bankovic est une décision contextuelle et
d’éclairer la question des rapports entre le
donc isolée, ou si elle est annonciatrice
droit de la Convention européenne, d’une
d’un recul par rapport aux
part, et le droit international humanitaire,
développements plus récents. Comment
d’autre part. Elle s’est déjà référée à la
la Cour va-t-elle concevoir le modèle
nécessité d’interpréter le droit de la
personnel en traitant de la question de la
Convention à la lumière du droit
juridiction dans les conflits armés
international humanitaire94 afin d’éviter les
internationaux ultérieurs ? Va-t-elle se
contradictions entre ces deux corpus de
pencher sur sa jurisprudence antérieure lui
règles. Dans un cas concernant les
permettant de restreindre l’accès au
prisonniers de guerre, cette prise en
prétoire ? Ou reviendra-t-elle aux critères
compte du droit humanitaire par la Cour
de la juridiction personnelle établis par la
de Strasbourg a amoindri la protection de
jurisprudence « post-Bankovic »90 ?
l’article 595. En l’espèce, l’État défendeur a
De plus, avec Géorgie c. Russie (II), la été reconnu agir en conformité avec ses
Cour s’est éloignée de l’approche de obligations découlant du droit
l’établissement de la juridiction personnelle
des autres organes de protection des
droits de l’homme91. Le modèle personnel 92 Voir notamment : Opinion en partie dissidente du
juge Pinto de Albuquerque, §2.
93 Opinion en partie dissidente commune aux juges

Yudkivska, Pinto de Albuquerque et Chanturia, § 26.


89 Voir supra. 94 CEDH [GC], Varnava et autres c. Turquie, 18
90 Opinion en partie dissidente du juge Chanturia, septembre 2009, § 185.
§11. 95 CEDH [GC], Hassan c. Royaume-Uni, 16 septembre
91 J. Gavron, P. Leach, op. cit. 2014, §§ 96-107.

46
Lettre de l’Est – n° 23

international humanitaire. Ces références « 143. La Cour rappelle à cet égard que
sont pourtant rares dans sa jurisprudence. cela ne signifie pas que les États peuvent
agir en dehors de tout cadre juridique ;
Sur cette question, la Grande Chambre comme indiqué ci-dessus, ils sont en effet
a posé plus de questions qu’elle n’a tenus dans un tel contexte de se
fournies de réponses. Tout d’abord, elle a conformer aux règles très précises du droit
confirmé la co-applicabilité du droit de la international humanitaire ».
Convention avec le droit international
humanitaire dans le cadre d’un CAI (§93). D’autre part, en ce qui concerne la
Elle a donc rejeté l’argument du phase d’occupation, la Cour opère un
gouvernement russe selon lequel la contrôle normal malgré la co-applicabilité
protection conventionnelle des droits de de deux corpus de règles. Elle recherche à
l’homme céderait sa place à celle du droit chaque fois si une contradiction existe
international humanitaire dès lors qu’il entre le droit de la Convention et les
s’agit d’un conflit armé. Or, elle n’est pas dispositions pertinentes du droit
allée plus loin dans la considération des international humanitaire (§§ 199 et 235-
rapports entre ces deux branches du droit. 236). D’après la Cour, le droit à la liberté et
L’usage que le juge strasbourgeois fait du à la sûreté protégé par l’article 5 de la
droit international humanitaire semble être Convention est le seul cas où une telle
contradictoire tout au long de l’arrêt contradiction pouvait être constatée dans
commenté. la mesure où la liste des justifications de la
détention du paragraphe 1 de cet article
D’une part, la Cour semble dorénavant n’inclut pas les finalités de détention
s’autolimiter en présence de la co- autorisées par les troisième et quatrième
applicabilité du droit international Conventions de Genève (§ 236). Cette
humanitaire. Cela représente une contradiction n’a cependant pas été
déviation importante par rapport à sa caractérisée en l’espèce tant que la
jurisprudence précédente, où l’usage de justification de la détention fournie par
la force contre les civils dans un conflit l’État défendeur n’était prévue dans
armé non international a été jugé comme aucun de deux corpus de règles (§ 237).
incompatible avec l’article 2 de la Dans d’autres situations de co-
Convention96. Or, en l’espèce, le fait que applicabilité, comme dans le cas de
« de telles situations sont régies l’obligation de mener une enquête, la
principalement par des normes juridiques Grande Chambre cite les dispositions
autres que celles de la Convention (en pertinentes du droit international
l’occurrence le droit international humanitaire pour corroborer son
humanitaire ou droit des conflits armés) » argumentation (§§ 323-325).
(§ 141) sert de prétexte pour ne pas relire
les Conventions de Genève. En refusant L’opinion en partie dissidente
d’établir la juridiction de la Russie pendant commune aux juges Yudkivska, Pinto de
la phase active des hostilités, la Cour Albuquerque et Chanturia pallie la
abdique au profit de règles du droit carence de la majorité. Il analyse la
international humanitaire. Elle le fait dans jurisprudence de la Cour européenne pour
un considérant contredisant ouvertement y voir les interactions entre les deux corpus
la doctrine de co-applicabilité de deux de règles et les points d’influence du droit
corpus de règles :

96CEDH, Benzer et autres c. Turquie, 12 novembre


2013, §184.

47
Lettre de l’Est – n° 23

international humanitaire sur présent » (§ 141). Ce passage conclut son


l’interprétation de la Convention97. analyse de la question de la juridiction de
la Russie pendant la phase active des
Cette hésitation de la Cour de clarifier hostilités. Il s’y insère en dépit du fait que le
davantage les rapports entre le droit nombre de victimes et les difficultés dans
international humanitaire et le droit de la l’analyse des preuves sont des paramètres
Convention européenne témoigne de la étrangers à la question de la juridiction99.
réticence générale de traiter des conflits
armés internationaux. En effet, la Cour Malgré sa portée normative douteuse,
européenne semble éprouver la crainte ce dictum marque la réticence de la Cour
de se voir transformée en un véritable européenne de traiter de violations
organe international d’application du droit massives des droits relatifs à l’intégrité
international humanitaire. Or, une telle physique. Le prétoire strasbourgeois
extension de son office doit être exclue. semble se déclarer hostile à l’avalanche
Par le passé, la Cour européenne a déjà récente des plaintes – tant individuelles
laissé comprendre qu’elle n’est pas le qu’interétatiques 100 – concernant les
forum le plus adapté pour trancher de violations des droits de l’homme dans les
violations massives des droits de l’homme conflits armés. Le test de juridiction
survenus en période de conflits armés appliqué dans Géorgie c. Russie (II), si
internationaux. Tel était notamment le cas repris dans les affaires concernant l’est de
de son dictum dans les arrêts de l’Ukraine et le conflit dans le Haut-
satisfaction équitable Chiragov et Karabakh, fermerait la seule possibilité
Sargsyan 98 concernant le conflit dans le pour les victimes d’ester en justice. Il est
Haut-Karabakh. certes compréhensible que la Cour de
Strasbourg, en quête constante de son
Dans la présente affaire, elle désengorgement, veuille limiter le nombre
s’autolimite à nouveau en présence des de requêtes soumises à son examen. En
conséquences d’un conflit armé revanche, la façon dont elle le fait est
international. L’attitude de la Cour de incompatible avec sa mission première
Strasbourg semble décourager les plaintes d’organe protecteur des droits de
des victimes des conflits armés l’homme, seul et ultime recours pour les
internationaux. La Grande Chambre le dit victimes en quête de la justice. Comme il
explicitement ici : « compte tenu a pu être souligné, « the Court, which was
notamment du grand nombre de victimes designed to be a bulwark against
alléguées et d’incidents contestés, du totalitarianism and ultimately prevent war,
volume des éléments de preuve produits decided not to deal with massive human
et de la difficulté à établir les rights violations as they are too complex
circonstances pertinentes lors de la phase and demanding » 101 . En définitive, la
active des hostilités dans le cadre d’un carence d’établir la juridiction pendant la
conflit armé international […], la Cour
estime qu’elle n’est pas en mesure de
développer sa jurisprudence au-delà de la 99 Opinion en partie dissidente du juge Chanturia, §§
conception de la notion de „juridiction” 20-28.
100 Voir, par exemple, les statistiques dans CEDH,
telle qu’elle y a été établie jusqu’à Complaints brought by Ukraine against Russia
concerning a pattern of human rights violations in
Crimea declared partly admissible, Communiqué de
Presse du Greffe de la Cour, 14 janvier 2021, se
97 Opinion en partie dissidente commune aux juges référant à 7 000 requêtes individuelles concernant les
Yudkivska, Pinto de Albuquerque et Chanturia, §§ 2- événements en Crimée, à l’Est de l’Ukraine et dans la
24. mer d’Azov. De même, l’Ukraine a déposé neuf
98 CEDH [GC], Chiragov et autres c. Arménie, 12 requêtes interétatiques contre la Russie portant sur les
décembre 2017, §§ 43-52 ; CEDH [GC], Sargsyan c. mêmes événements.
Azerbaïdjan, 12 décembre 2017, §§ 28-34. 101 K. Dzehtsiarou, op. cit.

48
Lettre de l’Est – n° 23

phase active des hostilités laisse penser Président Jeenbekov annonce, le 15


que les opérations militaires sont octobre 2020, démissionner de son poste.
immunisées à la Cour européenne des Sadyr Japarov assure l’intérim jusqu’à
droits de l’homme. l’élection présidentielle du 10 janvier 2021,
qu’il emporte avec près de 80 % des voix.
Maria GUDZENKO Son référendum, organisé simultanément
Doctorante contractuelle à l’Université d’Aix- en faveur d’une présidentialisation du
Marseille ILF-GERJC, UMR DICE 7318 (Droits régime, est approuvé à une majorité
International, Comparé et Européen)
similaire.

Balkans
CHRONIQUE DE L’EST
Élections législatives au Monténégro. Le
30 août 2020, se sont tenues les élections
JANVIER – DÉCEMBRE 2020102 législatives qui sont marquées par une
forte progression des partis politiques pro-
serbes. À l’issue du scrutin, c’est la
Asie centrale
première fois que le Parti démocratique
Élections présidentielles, législatives et socialiste n’obtient pas la majorité absolue
locales au Tadjikistan. Le 1er mars 2020 se depuis la fin de la Yougoslavie. Il est
sont tenues des élections législatives et distancé par la coalition attrape-tout pro-
locales. Les résultats de ces élections sont serbe « Pour le futur du Monténégro ».
sans surprise : le Parti populaire Après que le président de la République
démocratique du Président Rahmon a ait revendiqué la victoire pour les
obtenu plus de 50 % des voix, tandis que socialistes dont il est issu, c’est finalement
les partis d’opposition, autorisés à se un gouvernement dirigé par Zdravko
présenter, n’ont pas obtenu les 5 % Krivokapić, chef de file de la coalition
nécessaires afin d’être représentés au populiste, qui devient Premier ministre à la
Parlement. Le 1er octobre se sont tenues tête d’un gouvernement sans les socialistes
les élections présidentielles qui, ici aussi, et majoritaire d’une seule voix au
n’ont donné lieu à aucun suspense : le Parlement.
Président Emomalii Rahmo, au pouvoir
Crise politique en Bulgarie. Depuis juillet
depuis vingt-huit ans, est réélu avec 90 %
2020, le Premier ministre de centre-droit,
des voix sans qu’aucune opposition ne
Boïko Borissov, se retrouve confronté à
puisse émerger.
d’importantes manifestations dans tout le
Crise politique au Kirghizistan. Le pays pour dénoncer la corruption
4 octobre 2020 se tiennent des élections endémique de la classe politique. À la
législatives qui voient la victoire des suite d’une perquisition au domicile du
partisans du Président Jeenbekov. Les président de la République, les
partis d’opposition refusent de reconnaître manifestants envahissent les rues. Après
les résultats et des manifestants prennent avoir opéré un remaniement, il propose de
le contrôle de plusieurs édifices démissionner en échange du maintien de
gouvernementaux. Ils libèrent de prison son parti au pouvoir jusqu’aux législatives
l’opposant Sadyr Japarov, qui est nommé de 2021, mais cette proposition est rejetée
Premier ministre. Ne parvenant pas à par les manifestants. Il propose alors une
ramener le calme dans le pays, le série de réformes, dont la convocation
d’une Grande Assemblée nationale pour
rédiger une nouvelle Constitution. Cette
Cette chronique ne prend pas en compte les
102 proposition se heurte au refus du président
événements dus à la Covid-19 à proprement parler.

49
Lettre de l’Est – n° 23

de la République. Paralysé, le pouvoir fait vise avant tout à faciliter la consommation


usage des mesures de restriction de et la sécurité des utilisateurs sur internet.
déplacement pour limiter la propagation L’expérience menée par Facebook (Libra)
de la Covid-19 pour mettre un terme aux n’a pas rencontré le succès espéré en
manifestations. raison des suspicions liées à l’utilisation des
informations personnelles par le géant du
Élections législatives en Macédoine du net.
Nord. Le Premier ministre social-démocrate
pro-européen, Zoran Zaev, est contraint Visite officielle du président français en
de remettre sa démission à la suite du véto Lituanie. Emmanuel Macron a effectué
français à l’engagement de la procédure une visite officielle de deux jours en
d’adhésion à l’Union européenne. Des Lituanie. Cette visite a été marquée par
élections législatives sont organisées de une cérémonie de dépôt de gerbe au
manière anticipée le 15 juillet 2020, qui cimetière d’Antalkanis, par un débat avec
consacrent une courte victoire des pro- des étudiants à l’Université de Vilnius ainsi
européens. Les partis nationalistes soutenus qu’une visite aux militaires français
par la Russie enregistrent une très forte stationnés dans le pays. Cette visite traduit
poussée, tout comme les partis le retard de la diplomatie française
albanophones. Zoran Zaev se maintient concernant l’Europe de l’Est, alors que
comme Premier ministre avec le soutien l’Allemagne se recentre toujours
des partis albanophones. davantage vers son Mitterland. Les liens
encore ténus avec les anciennes
Manifestations populaires et élections Républiques socialistes d’Europe de l’Est (à
législatives en Serbie. Après plusieurs mois l’exception notable de la Roumanie et de
de report en raison de la propagation de la Pologne) peinent à se renforcer.
l’épidémie de Covid-19, les élections
législatives ont lieu en Serbie le 21 juin Alternance politique en Estonie. Le
2020. Elles consacrent la victoire éclatante gouvernement du Premier ministre
(plus de 60 % des voix) de la coalition du centriste Jüri Ratas est empêtré dans des
président Aleksandar Vučić. Au début du affaires de corruptions et a multiplié les
mois de juillet, de violentes manifestations maladresses diplomatiques en affichant
éclatent à Belgrade pour protester contre son soutien à Donald Trump. Il est poussé à
les mesures de reconfinement et la mise la démission le 13 janvier 2021. Kaja Kallas,
en place d’un couvre-feu, alors que la issue du parti de la réforme, lui succède.
presse révèle que le gouvernement aurait Elle est la première femme à devenir
dissimulé près de deux tiers des décès Premier ministre de ce pays, à la tête
survenus dans le pays. d’une coalition regroupant le parti de la
réforme et le parti du centre.
Podcast. Culture monde, France
culture, « Balkans : l’élargissement à bout Podcast. Culture monde, France
de souffle », 4 février 2020. culture, « De Vilnius à Tallinn : contenir la
Russie », 7 février 2021.
Pays Baltes
Caucase
Lancement d’une monnaie virtuelle en
Lituanie. C’est une première mondiale : la Guerre du Haut-Karabakh entre
Banque centrale de Lituanie a lancé en l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le 27
juillet 2020 la première monnaie septembre 2020, des combats éclatent
numérique. Elle est le premier pays à dans la province du Haut-Karabakh sous
opérer une telle révolution, devançant la souveraineté officielle de l’Azerbaïdjan,
Chine toujours en phase de test. Ce projet mais peuplée majoritairement

50
Lettre de l’Est – n° 23

d’Arméniens orthodoxes. Après plusieurs rend impossible tout changement de sexe


jours de combats, qui engagent à l’état civil. Cette loi contredit les
également la Turquie venant en soutien engagements internationaux de la
de l’armée azérie, la Russie, puis le groupe Hongrie. Durant l’été, une série de
de Minsk et enfin les États-Unis tentent limogeages et de démissions de
d’obtenir un cessez-le-feu, mais sans journalistes est intervenue en raison des
succès. Après la prise de la ville de enquêtes menées sur la corruption des
Choucha par l’armée azérie le 9 proches du Premier ministre. Le journal en
novembre, le Premier ministre arménien se ligne index.hu (devenu telex.hu) perd son
résout à signer un accord qualifié de caractère indépendant en raison du
capitulation par le président azéri. limogeage de son rédacteur en chef. Or,
la Cour suprême hongroise condamne
L’accord prévoit la réunion d’une l’État à payer des indemnités aux
commission spécialisée pour fixer une populations Roms, et la CJUE condamne
frontière physique entre cette région et également la Hongrie pour la fermeture
l’Arménie. La majeure partie du Haut- de l’Université d’Europe centrale.
Karabakh, qui bénéficiait d’un statut
d’autonomie, passe sous le contrôle de Élection présidentielle en Pologne.
l’Azerbaïdjan, tandis que l’armée russe Prévue pour le mois de mars, elle est
assure le contrôle du Corridor de Latchin, finalement décalée à la hâte à la fin du
qui relie l’Arménie au restant du Haut- mois de juin. Ce report est critiqué par
Karabakh et qui n’est pas passé sous le l’ensemble des Premiers ministres et
contrôle de l’armée azérie. À la suite de présidents de la République encore
cet accord, la population arménienne vivants, à l’exception du parti Droit et
réclame la démission du Premier ministre Justice (PiS). Après une rocambolesque
Nikol Pachinian, qualifié de traître. Afin de décision du Tribunal constitutionnel
sauver son gouvernement, le Premier (composé majoritairement de juges
ministre organise une importante nommés par le PiS), l’élection voit la
manifestation pour dénoncer un éventuel victoire du président sortant du PiS, Andrzej
coup d’État préparé par les généraux Duda, avec 51 % des voix sur le maire de
arméniens favorables à un retour à Varsovie, à la tête de la Coalition civique
l’ancien régime. Ce coup de bluff pousse réunissant tous les opposants au PiS à
Nikol Pachinian à convoquer des élections l’issue du premier tour. L’entre-deux-tours
anticipées pour le mois de juin 2021, alors est marqué par la violence des arguments
qu’elles étaient normalement prévues échangés, le PiS accusant le maire de
pour 2023. Varsovie d’être le candidat de l’étranger.
À l’issue du scrutin, la carte électorale de
Europe centrale la Pologne apparaît coupée en deux :
l’Ouest du pays et les grandes villes votent
Aggravation de la violation de l’État de
majoritairement pour le maire de Varsovie,
droit en Hongrie. Le 30 mars 2020, le
l’Est du pays et les espaces ruraux votent
Parlement hongrois adopte une loi
très majoritairement pour le PiS.
renforçant les pouvoirs du Premier ministre
Victor Orban afin de gérer la crise due à la Restriction du droit à l’avortement en
Covid-19. Cette loi, dénoncée par Pologne. Le Tribunal constitutionnel a
l’opposition, permet entre autres au restreint le recours à l’avortement dans le
gouvernement de légiférer par décret et pays en octobre 2020, en supprimant
d’abroger certaines lois. Le Parlement l’article de la loi autorisant les femmes à
adopte également une loi, dite « salade » recourir à cette pratique en cas de
en raison de son aspect fourre-tout, qui malformation de l’embryon. Ce

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Lettre de l’Est – n° 23

phénomène conduit à l’augmentation de déposés devant les tribunaux moscovites


plus en plus importante du recours à pour dénoncer cette application dont
l’avortement clandestin dans le pays. même le Conseil russe des droits de
l’homme souligne les problématiques de
Europe de l’Est mise en œuvre.
Signature de l’accord entre la Réforme constitutionnelle « Poutine
Roumanie et l’Allemagne sur les forever » et contestations populaires et
travailleurs maraîchers. En pleine crise de électorales en Russie. Au mois de juin, un
Covid-19, l’Allemane et la Roumanie projet de réforme constitutionnelle est
concluent un accord afin de permettre la analysé par la Douma afin de remettre à
venue de travailleurs roumains malgré la zéro les conteurs au mandat présidentiel
fermeture des frontières. Ces derniers sont de Vladimir Poutine. Un référendum,
préposés aux récoltes maraîchères organisé sur sept jours, valide à 70 % la
(notamment de l’asperge de Thuringe). réforme constitutionnelle. Les autorités ont
300 000 travailleurs émigrés sont concernés fait pression sur l’administration et les
par la mesure, malgré le faible niveau de entreprises pour que leurs salariés aillent
rémunération et la pénibilité de l’emploi, voter, notamment en organisant un jeu
sept jours sur sept. concours avec des lots à gagner lorsqu’on
s’est rendu aux urnes.
« Bon baiser de Russie ». Au début de la
crise due à la Covid-19, la Russie s’illustre Durant le mois d’août, l’extrême Orient
par l’envoi de matériel médical, russe connaît une série de manifestations.
notamment à l’Italie, malgré les sanctions La ville de Khabarovsk (7,700 km de
imposées par l’UE au régime russe. À la fin Moscou) s’embrase à la suite de
du mois de mars, le gouvernement l’arrestation du gouverneur opposé au
annonce une semaine de congés payés parti Russie Unie. Cette arrestation
qui est ensuite prolongée jusqu’à la fin du précède une élection inédite dans la ville
mois d’avril afin de lutter contre la de Sibérie occidentale de Novossibirsk, qui
propagation du virus. Cette solution est voit la victoire d’un candidat nationaliste
mise en place sans aide de l’État aux soutenu par le parti d’Alexeï Navalny pour
entreprises pour financer ce congé faire barrage au candidat du parti Russie
exceptionnel. Plus de la moitié des Unie et celui du Parti communiste.
entreprises – notamment dans l’hôtellerie –
est menacée de faillite. La récession est Chasse à l’homme organisée par le
estimée entre 5 et 10 % du PIB. Un plan pouvoir tchétchène. Le Président Kadyrov,
pour le système de santé est mis sur pied soutenu tacitement par Vladimir Poutine
par le gouvernement, mais il laisse de côté en raison de son action pour contenir les
les régions périphériques. indépendantistes, utilise l’équipe de MMA
de la région pour former la future sécurité
Gestion de la crise de la Covid-19 par nationale. Celle-ci est à l’origine d’une
les nouvelles technologies en Russie. Le série d’assassinats en Europe de personnes
maire de Moscou met en place, fin avril, ayant obtenu l’asile politique. Au mois de
une application de monitoring afin de juin 2020, la police autrichienne procède à
contrôler la propagation du virus. Son l’arrestation de plusieurs ressortissants
installation devient obligatoire et les tchétchènes sur son sol.
autorités se voient en capacité de dresser
des contraventions à distance (plus de Élection présidentielle et révoltes
54 000 verbalisations pour environ 60 000 populaires en Biélorussie. En août 2020,
utilisateurs). Plus de deux mille recours sont s’est tenue l’élection présidentielle en

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Lettre de l’Est – n° 23

Biélorussie. Les autorités ont permis la Union Européenne


candidature de Svetlana Tikhanovskaïa,
femme d’un blogueur et cinéaste L’Union européenne sanctionne les
emprisonné en raison des critiques autorités biélorusses et plusieurs
formulées contre le régime. À la fin du mois personnalités russes. L’année 2020 a été
de juillet, plus de 63 000 manifestants se marquée par l’essor du recours aux
retrouvent à Minsk pour manifester leur sanctions financières, notamment à la
mécontentement contre le régime. Au suite de la crise politique en Biélorussie.
pouvoir depuis 1994, le président L’UE inflige plusieurs séries de sanctions
Alexandre Loukachenko remporte le financières frappant les principaux
scrutin avec plus de 80 % des voix. dirigeants biélorusses, notamment le
Svetlana Tikhanovskaïa n’en récolterait Président Loukachenko. Dans une moindre
que 10 %. À la suite de la proclamation mesure, de telles sanctions ont été
des résultats, des centaines de imposées à plusieurs ressortissants russes
manifestants, arborant un drapeau blanc après la tentative d’assassinat d’Alexeï
et rouge – symbole de la Biélorussie Navalny.
indépendante – envahissent les rues pour
Sommet UE-Balkans occidentaux. Le
contester les déclarations officielles. Le
quatrième sommet UE-Balkans
régime réprime très violemment ces
occidentaux s’est tenu par
manifestations. Internet est ralenti, voire
visioconférence à Zagreb en mai 2020.
coupé, les journalistes internationaux sont
L’UE y réaffirme son intention de poursuivre
interdits. Craignant pour sa sécurité,
son élargissement aux Balkans, tout en
Svetlana Tikhanovskaïa se réfugie en
soulignant les efforts qu’il leur reste à faire
Lituanie. Un Conseil de transition, dirigé par
en vue de l’intégration. L’UE annonce
Svetlana Alexievitch, prix Nobel de
poursuivre sa politique de coopération
littérature, est mis en place par l’opposition
dans les domaines relevant de la
à Alexandre Loukachenko.
compétence de l’UE et accorde une aide
Le 10 janvier 2021, ce dernier annonce de 3,3 milliards d’euros.
un projet de réforme visant l’adoption
Adoption d’un plan de relance
d’une nouvelle Constitution. L’Union
européen. Lors de Conseil européen qui
européenne va prolonger les sanctions
s’est tenu du 17 au 21 juillet 2020, les 27 ont
contre le Cef de l’État biélorusse le
adopté un plan de relance inédit de
25 février 2021. Lors d’une interview
750 milliards d’euros. Favorables au plan,
donnée en Suisse, Mme Tikhanovskaïa fait
les pays d’Europe centrale et occidentale
les déclarations suivantes : « Je dois bien
ont toutefois posé plusieurs conditions : la
l’admettre, nous avons perdu la rue, nous
Hongrie et la Pologne refusent de voir
n’avons pas de moyen de combattre la
l’octroi des fonds conditionné au respect
violence du régime contre les manifestants
de l’État de droit, tandis que la République
– ils ont les armes, ils ont la force, donc oui,
tchèque souhaite que le financement de
pour le moment, il semble que nous ayons
l’énergie nucléaire ne soit pas exclu du
perdu. Le retrouve à la démocratie va
plan. La déclaration commune adoptée
prendre plus de temps que prévu ».
par les 27 n’exclut aucune de ces
Podcast. Affaires étrangères, France possibilités.
culture, « Navalny, Biélorussie : la méthode
Dissensions diplomatiques entre la
Poutine », 5 septembre 2020.
Russie et plusieurs pays européens.
Reportage. Werner Herzog, Rendez- L’accueil réservé à Alexeï Navalny après
vous avec Mikhaïl Gorbatchev, ARTE, 2020. son empoisonnement tend les relations

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Lettre de l’Est – n° 23

diplomatiques entre la Russie et


l’Allemagne, qui soigne l’opposant russe
dans une de ses unités intensives. Moscou
réplique en expulsant plusieurs diplomates
allemands, puis polonais et suédois en
raison de leur soutien affiché à l’opposant,
signe annonciateur de l’intensification de
sanctions prononcées des deux côtés.
Lettre de l’Est
Laurent LÉOTHIER
Sous l’égide
Docteur en droit public, Aix-Marseille Université
de l’Institut Louis Favoreu-
GERJC CNRS UMR 7318 (DICE)

et de l’Association
Francophone des Chercheurs
sur les Pays de l’Est

Équipe de rédaction :
Aux éditions : L’Harmattan
Domnica MANOLE
Natașa DANELCIUC-COLODROVSCHI
Vassili TOKAREV
Anastasia PROTASSOV Aleksandar TSEKOV
Ramona Delia POPESCU
ENTRE L'IRAN ET LA TURQUIE : Maria GUDZENKO
QUELLE PLACE POUR LA Laurent LÉOTHIER
RUSSIE ?
Maquette :
Un retour sur la crise syrienne
Catherine SOULLIÈRE
Mars 2021
ISSN électronique
138 pages 2428-4718

Bruno Kwete PRUDENCE Contact rédaction :


afcpe.asso@gmail.com
LES AFFRONTEMENTS RUSSO-
AMÉRICAINS EN SYRIE ET EN
UKRAINE
Essai sur les périls de
l'unilatéralisme ou le retour à
la guerre froide ?

Avril 2021
114 pages

54 Lettre de l’Est – n° 23 – 2021 – Tous droits réservés

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