03 Safar Zitoun
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INTRODUCTION
Cette contribution n’a pas pour finalité de développer une analyse détaillée et approfondie
de la question de la relation entre mobilité résidentielle et mobilité sociale dans le contexte
algérois, non pas du fait de sa complexité, dans la mesure où elle renvoie à des niveaux de
conceptualisation et de problématisation assez ardus du point de vue de la théorie
sociologique, mais du fait de l’absence d’un certain nombre de données sociologiques à
l’échelle de l’agglomération qui rendent difficile un tel exercice.
Si l’indisponibilité d’informations sur les « Catégories socio-professionnelles » à l’échelle
de l’agglomération constitue la première entrave de taille au travail d’analyse de la
distribution des CSP dans l’espace à des périodes différentes, la spécificité même des modes
d’accès au foncier et aux biens résidentiels dans le contexte algérien constitue en elle-même
une limitation méthodologique de taille. En effet, le système urbain algérois semble
fonctionner selon des particularités sociologiques qui rendent difficile, sinon impossible, la
prise en compte de la thèse classique développée dans des contextes sociaux différents faisant
de la détention de ressources économiques — qui sont elles-mêmes liées à des statuts sociaux
bien « fixés » — la clé de la mobilité résidentielle dans un marché de biens résidentiels régi
par les lois de l’offre et de la demande. L’histoire même du peuplement de la ville depuis la
« révolution urbaine » de l’Indépendance, qui a contribué à produire des strates de catégories
de résidents en situation de forte dissonance entre leur statut social et les biens qu’ils ont
acquis par des voies non-marchandes, couplée à la mise en branle de dispositifs de
distribution non-marchande des biens résidentiels depuis lors, compliquent de manière
considérable ce modèle de causalité mécanique.
Il est évident de ce point de vue qu’à partir du moment où l’accès aux biens fonciers et
immobiliers ne procède presque pas du tout de la détention de ressources économiques mais
d’autres « espèces de ressources » comme le disait Bourdieu — en l’occurrence
l’enchâssement des individus dans des réseaux et filières clientélistes ou leur appartenance à
des groupes détenant de fortes capacités de mobilisation communautaire —, la CSP devient
inopérante en terme de critère discriminant. Dans ces conditions particulières où la mobilité
résidentielle contribue souvent, et de manière très puissante, à modifier le statut, donc
l’identification statistique des individus dans des catégories préexistantes, et à permettre de
déterminer s’il y a mobilité sociale ascendante, tout travail de comparaison intercensitaire
s’avère dénué de toute pertinence scientifique.
Cette causalité « inversée », qui fonctionne de manière puissante dans les quartiers
d’habitat individuel, de quelque type qu’ils soient et qui constituent le nouveau front
d’urbanisation dans la périphérie algéroise (lotissements « réguliers », « clandestins »,
« illicites », etc.), difficile à évaluer et à cerner statistiquement sinon par des études fines à
l’échelle micro, a cependant pour pendant une causalité plus familière à la tradition
sociologique : celle que l’on retrouve dans les quartiers d’urbanisme planifié d’origine
publique dans lesquels l’accès est déterminé par des critères de sélection administrative.
Les programmes de logements conçus, réalisés, distribués et gérés par l’État à travers une
multitude d’intervenants et d’acteurs institutionnels, présentent la particularité de cibler des
couches sociales diverses en fonction des formules de financement et en fonction de critères
et de dispositifs administratifs « gelant » en quelque sorte ces mouvements de changement de
statuts. Ils permettent à cet égard d’avoir une image concrète de la manière selon laquelle ces
différentes catégories sociales sont réparties au gré de la localisation des programmes dans les
divers sites et quartiers de la capitale, contribuant à produire des effets de concentration de
populations homogènes dans des portions d’espaces urbains nettement identifiables du point
de vue de leur typologie, créant de ce fait des territoires urbains possédant de fortes
caractéristiques sociologiques en forte dissonance par rapport à leur environnement.
L’objet de cette communication consiste à identifier la manière selon laquelle ces
nouveaux ensembles d’habitat — les grands ensembles d’habitat social —, comme la
nouvelle formule de logements en location-vente (ou formule AADL) contribuent à produire
des dynamiques nouvelles de mobilité de certaines couches sociales vers la périphérie et
inscrire dans le paysage social algérois des « enclaves » sociologiques particulières. Avant
cela, quelques rappels des grandes tendances d’urbanisation, de croissance démographique et
des grands mouvements de déplacement des populations algéroises sont nécessaires.
Si l’on examine les modalités d’installation résidentielle, selon le type d’habitat et selon le
caractère régulier ou non (taux d’illicité), on constate également que la période 1987-1998 a
été une période faste de développement de l’habitat illicite, dont nous retrouvons
paradoxalement les taux les plus élevés dans deux types d’espaces agraires différents : les
micro-propriétés privées s’égrenant dans la zone collinaire du Sahel algérois d’une part, et les
terres du domaine public privé de l’État situées dans les zones de plaine Sud et Est de la
wilaya d’Alger.
Si les faits d’urbanisation dans la première zone procèdent de phénomènes de reconversion
des terres agricoles en terrains à bâtir continuant les pratiques de vente sous seing privé
observées auparavant, celles procédant de la cession illicite de terres appartenant à l’État
relèvent quant à elles de l’épisode des Délégations exécutives communales qui ont remplacé
les APC élues de 1992 à 1997, distribuant à des clientèles locales ou extra-algéroises des
« attestations de bénéfices de lots à construire » de manière irrégulière.
Ce qu’il faut souligner en terme de peuplement de ces quartiers, c’est l’extrême diversité
qui les caractérise. Entre les lotissements de type administré, qu’ils fussent licites ou illicites,
qui regroupent des réseaux de clientèles ou des groupes catégoriels (fonctionnaires, militaires,
etc.) et les quartiers spontanés de faible valeur urbaine regroupant des lignées familiales
complètes ou des ressortissants originaires du même douar, les situations sont très contrastées.
Les communautés résidentielles ainsi formées se structurent généralement autour de critères
d’appartenance qui préexistent à la formation même des quartiers, et conservent ainsi leur
identité fondatrice même quand les règles de la spéculation contribuent à renouveler une
partie d’entre eux.
Le processus de libéralisation du marché foncier et immobilier qui s’est mis en place après
1990, conjugué au phénomène de mise en crise de l’autorité administrative de l’État sur le
foncier à partir de 1992, aggravant les pratiques de distribution informelles, ont contribué
ainsi à inscrire dans le paysage social algérois une véritable mosaïque de territoires urbains
accolés les uns aux autres, mais sans véritable principe organisateur à l’échelle macro-
urbaine. Le mélange social reste la règle, même si on observe ces dernières années quelques
phénomènes de reclassement résidentiel générés par un phénomène de spéculation
immobilière effréné.
En tout état de cause, cette phase de l’histoire urbaine d’Alger a eu pour effet majeur
d’accélérer les phénomènes de mobilité sociale par le jeu de la mobilité résidentielle.
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1
La troisième formule, supportée et subventionnée par l’État, dite formule LSP (Logement social participatif)
réservée à la couche intermédiaire (du SNMG à quatre fois le SNMG) et la dernière dite Logement
Promotionnel, réservée aux catégories supérieures, qui brillent par leur absence dans le contexte algérois, ne sont
pas intégrés dans l’analyse.
Il est patent dans ces conditions que nous sommes en présence, en ce qui concerne
notamment les 25 400 souscripteurs de la formule location-vente AADL à un véritable
phénomène de déportation en périphérie de catégories sociales appartenant à la couche
moyenne provenant des quartiers centraux. Cette déportation est en effet ressentie et vécue
comme telle par les « bénéficiaires », dans la mesure où l’analyse des choix de localisation
formulés par ces derniers (du moins pour ceux qui en ont eu la possibilité, c’est-à-dire 45 %
de l’ensemble) montre que seule une faible proportion d’entre eux ont été logés dans les
localisations proches du centre (La Concorde, Les Bananiers) qui avaient rallié la majorité de
leurs suffrages.
Il faut souligner enfin les conséquences en termes d’éloignement par rapport aux lieux de
travail de ces catégories sociales cultivées et diplômées qui exercent majoritairement leurs
activités dans les administrations et autres organismes situés en centre-ville.
Sources : AADL, Enquête Safar Zitoun / PRUD 2004 et Enquête Safar Zitoun-Garidi, 2003.
Il permet de saisir la relative homogénéité sociale qui découle des procédures de sélection
administrative dans les sites les plus récemment peuplés ou en voie de peuplement, comme
les sites AADL, d’une part, et les sites de logements sociaux tels la Cité des 617 logements de
Draria, d’autre part. Dans le premier cas, ce sont les catégories de « Cadres et professions
intellectuelles supérieures » et les « Professions intermédiaires » qui dominent, tandis que
nous sommes en face d’une majorité de gens appartenant aux catégories d’employés, ouvriers
et retraités dans le second. Le site de Garidi, peuplé plus anciennement dans les années 1980,
montre quant à lui une configuration particulière où l’on remarque la forte proportion de la
catégorie « Artisans, commerçants et chefs d’entreprise » qui découle principalement du
processus de renouvellement des populations de ces sites d’habitat collectif anciens qui ont
connu un fort processus de revente sur le marché, à des prix spéculatifs accessibles seulement
aux nouvelles élites affairistes induites par la libéralisation et la « bazardisation » de
l’économie nationale.
Ces données illustrent de manière relativement nette le processus de « migrations » des
couches moyennes urbaines vers des localisations périphériques et extrêmement dispersées,
continuant, sous un autre mode, le processus de migration des strates supérieures vers les
lotissements des périphéries Ouest et Sud, après la fantastique ouverture du marché foncier et
immobilier observée dans les années 1990.
Mais ce qui est intéressant à observer, c’est que ces nouveaux quartiers d’habitat à
coloration sociale homogène s’inscrivent doublement dans le paysage urbain et social algérois
comme des sortes d’« enclaves », de territoires très nettement circonscrits et identifiables
physiquement et statutairement. Ce qui contribue de manière puissante à renforcer les
caractéristiques de fragmentation sociale de l’espace périphérique algérois. Sans aller jusqu’à
identifier ce phénomène comme procédant d’un mouvement de « gentrification » de la
périphérie, il est tout de même légitime d’un point de vue sociologique de s’interroger sur les
effets de ce processus en terme de développement de modes d’urbanités modernes, c’est-à-
dire ne s’inscrivant pas en terme de consommation de proximité. Ces cadres et fonctionnaires
« déportés » en banlieue lointaine, éloignés de leur environnement de vie professionnelle et
sociale, disposant de véhicules particuliers, vont contribuer à accroître les mouvements
pendulaires quotidiens et à vider le centre ville algérois d’une vitalité qui lui manque déjà très
fortement
CONCLUSION
Il est patent que nous sommes en face d’un processus sociologique particulier dans lequel
la vie urbaine algéroise se dirige à grands pas vers des situations de tension entre ce que nous
pourrions appeler des mouvements de « fusion » d’une part et des mouvements de « fission »
d’autre part, pour emprunter quelque chose au vocabulaire bourdieusien2. Les premiers
procèderaient de ces dynamiques de regroupements catégoriels, communautaires observables
dans tous les types et formes d’établissement résidentiel (lotissements et quartiers spontanés
d’habitat individuel, quartiers d’habitat collectif) et le seconds procéderaient des logiques de
consommation délocalisée de la ville, qui provoqueraient la mise en place de « systèmes
résidentiels » à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération3.
Mais ce serait peut-être là payer un peu chèrement le prix de la modernisation de la société
algéroise.
2
Cf. Bourdieu P., « Stratégies de reproduction et stratégies de domination », Actes de la Recherche en sciences
sociales, n° 100, décembre 1994.
3
Nous empruntons ce terme à É. Lebris et A. Osmont dans leurs travaux sur l’Afrique de l’Ouest.