Kateb Yacine 0
Kateb Yacine 0
Kateb Yacine 0
Naget KHADDA
SOMMAIRE
Introduction .............................................................................. 7
Entrée en matière ...................................................................... 9
I. Itinéraire de l’auteur ............................................................ 13
I.1. La mise sur orbite...................................................... 14
I.2. Les débuts littéraires ................................................. 19
I.3. Le travail de la maturité ............................................ 22
I.4. Prolongements posthumes......................................... 31
II. Contexte d’émergence de l’œuvre ..................................... 33
II.1. Naissance d’une littérature francophone en Algérie..... 33
II.2. Littérature de langue française et reprise historique. .... 37
II.3. Quel statut pour cette littérature ? ............................ 40
III. LE CYCLE NEDJMA....................................................... 46
III.1. Nedjma dans les poèmes......................................... 50
III.2. Nedjma dans le théâtre ........................................... 57
III.3. Le roman Nedjma au cœur du cycle ....................... 62
IV. Le nouveau théâtre ........................................................... 87
IV.1. Théâtre minimaliste et engagement politique............... 88
IV.2. D’un versant théâtral, l’autre: le «devenir algérien»...... 93
Conclusion .............................................................................. 97
V. ANNEXES....................................................................... 103
V.3. Extraits des œuvres................................................ 114
VI. Bibliographie .................................................................. 122
5
Introduction
7
réflexion raisonnée et ciblée menée durant plusieurs
mois par un comité scientifique commun soucieux de
réunir et présenter une palette de personnalités qui
soient, autant que possible, représentatives de chaque
discipline et courants de pensée à travers les différentes
époques.
Cette liste est loin d'être exhaustive, toutefois, une
sélection s’impose malgré le risque ô combien regrettable
de sacrifier quelques écrivains, qui ont sans doute le
mérite de faire partie de cette pléiade, par milliers.
Consolons-nous néanmoins de vous présenter cette
belle constellation d’auteurs, et d’initier cette voie qui
sera, nous l’espérons, empruntée et poursuivie par
d’autres acteurs.
Enfin, nous exprimons notre profonde gratitude aux
auteurs qui ont cru en cette initiative et ont participé à
sa réalisation. Nos plus sincères remerciements s’adressent
également au Prince Khalid Al Fayçal, Président du
Prix du Roi Fayçal, et à M. Jack Lang, Président de
l’Institut du Monde Arabe, pour leur soutien et suivi
continus de ce projet durant toutes ses étapes.
8
Entrée en matière
9
réputation de créateur génial. Cependant, pour autant
qu’un tel engouement soit justifié, il ne dispense pas de
penser « le phénomène Kateb » par référence à une
histoire littéraire et au contexte socioculturel dans
lequel l’auteur évolue. Car au-delà de l’effet de rupture
qui a frappé, à juste titre, lecteurs et critiques littéraires, il
importe aussi d’appréhender le champ au sein duquel
cette rupture prend tout son sens. De fait, l’auteur lui-
même s’est évertué, sa vie durant, à exhumer, « les
liens jamais rompus » de la généalogie historique et
littéraire algérienne, profondément bouleversée par
l’intrusion coloniale.
Au-delà de Nedjma, l’œuvre de Kateb, très diverse,
embrasse tous les genres : poésie, roman, théâtre ;
genres que l’auteur s’est appliqué à rendre communicants
en transgressant leurs frontières. Il s’est aussi attaché à
renouveler le théâtre populaire, s’adressant prioritairement
aux couches les plus défavorisées de la société.
Son œuvre se livre par bribes sous forme d’éclats
échappés à un bouillonnement perpétuel, de parcelles
incandescentes et sans cesse revisitées, ressassées,
amendées. Fragments qui semblent avoir absorbé toute
la teneur explosive des aspirations contradictoires d’un
peuple que l’Histoire a beaucoup violenté et qui se
trouve périodiquement sommé de se redéfinir en
fonction de conjonctures nouvelles.
10
Kateb écrit constamment au cœur d'une Histoire en
train d'advenir, remettant chaque fois en question la
mémoire et ses aléas, cherchant à lire, dans un présent
obscur et mouvant, le sens de la marche de l'Histoire et
de ses déviations. Tourné vers l’avenir, il fait confiance à
la vitalité du mixage des hommes et des cultures et ne
cède jamais au mythe de l'authentique et de l’originel.
Son œuvre a la réputation d'être difficile d'accès en
raison de la complexité de ses techniques, de la riche
diversité de ses références culturelles et de la
multiplicité des points de vue qu'elle sollicite. Enfin, sa
poéticité qui, tantôt projette de fulgurants éclairages
sur le mystère du monde, tantôt augmente ses zones
d'ombre et ses muettes interrogations, participe, elle
aussi, à produire une impression de difficulté.
L’auteur, quant à lui, assure que ce ne sont pas ses
textes mais l’Algérie elle-même qui est complexe et
difficile à décrypter, jusqu’à devenir parfois illisible
parce qu’elle a été constituée depuis la nuit des temps
par un amalgame des civilisations dont on retrouve les
traces dans ses paysages et dans le génie de son
peuple.
Dépourvu de tout égocentrisme et de tout narcissisme,
Kateb fuyait sa bourgeoisie d’origine, lui préférant la
fréquentation des gens du peuple, estimant qu’il
suffisait de les écouter et de leur prêter sa plume. Il
11
s’attachera à mettre en œuvre cette pratique en se
fondant dans les membres de sa troupe théâtrale, devenue
sa vraie famille, sa raison de vivre.
Kateb revendiquait une responsabilité dans la défense
des droits des opprimés et exigeait des intellectuels
qu’ils arrachent la liberté d’être eux-mêmes. Quant à
lui, il s’est donné comme programme de choisir librement
d’être au service du peuple pour que lui soit restituée la
capacité de construire son destin.
***
12
I. Itinéraire de l’auteur
13
manifestations de douleur et d’allégresse de la part de
la foule d’admirateurs venus accompagner sa
dépouille. Pour faire honneur à l’esprit du défunt, on
entonna des chants berbères et son corps fut mis en
terre au son de l’Internationale ouvrière entonnée dans
les trois langues : français, arabe et tamazight.
La coïncidence de ces obsèques avec la commémoration
du 1er Novembre(1), a contribué à donner à la
cérémonie une solennité et un air de fête conformes à
l’esprit du chantre de la révolution permanente. Et,
pour ajouter à extravagance du rituel improvisé, une
touche de surnaturel s’en mêla quand, le lendemain de
la mise en terre, le mont de Tipaza fut secoué par un
énorme tremblement de terre, comme en une annonce
d’apocalypse.
14
deux férus de littérature orale : poésie, contes et légendes.
La première formation de l’auteur s’effectue donc,
naturellement, dans la langue arabe et il évoquera avec
nostalgie les joutes oratoire que se livraient ses deux
parents, estimant que son destin aurait pu (aurait dû)
être celui d’un écrivain de langue arabe sans la bifurcation
induite par la colonisation et l’école française :
« Quelqu’un qui, même de loin aurait pu m’observer
au sein du petit monde familial, dans mes premières
années d’existence, aurait sans doute prévu que je
serais écrivain ou, tout au moins un passionné de
lettres, mais s’il s’était hasardé à prévoir dans quelle
langue j’écrirais, il aurait dit sans hésiter "en langue
arabe, comme son père, comme sa mère, comme ses
oncles, comme ses grands-parents". I1 aurait dû avoir
raison, car, autant que je m'en souvienne, les premières
harmonies des muses coulaient pour moi naturellement
de source maternelle. Mon père versifiait avec
impertinence (…) et ma mère souvent lui donnait la
réplique, mais elle était surtout douée pour le théâtre.
Que dis-je ? A elle seule, elle était un théâtre. J’étais
son auditeur unique et enchanté»(1)
Yacine entre en 1934 à l'école coranique et en 1935 à
l'école française, selon un usage courant dans les
familles de la bourgeoisie algérienne de l’époque.
15
Il est admis, en 1941, en qualité d’interne, au collège
de Sétif, dans le constantinois, et y restera jusqu’en classe
de troisième, quand éclatent, dans la ville, les mémorables
manifestations du 8 mai 1945. Comme nombre de jeunes
gens de son âge, Kateb y prend part. Il est arrêté, détenu
durant deux mois et voit de près le carnage sans nom
perpétré par la police et l'armée françaises.
Cette expérience traumatisante est fondatrice de son
itinéraire existentiel et de sa carrière d’écrivain. Elle
hallucinera son œuvre et il en donnera plusieurs versions,
notamment dans Nedjma ; roman où l’auteur se projette
dans ses quatre héros de premier plan et fait endosser
le récit des manifestations par deux d’entre eux.
Dans la vie réelle, le jeune Yacine, à sa sortie de
prison, se trouve exclu du collège et confronté à l’entrée en
folie de sa mère. Expérience particulièrement douloureuse
qui propulse brutalement l’adolescent dans le monde
des adultes.
Dès 1946, il entame l’écriture de son premier recueil
de poésie «Soliloques »(1), alors qu’il est encore sous le
choc de son arrestation et sous l’effet de la découverte
éblouissante de son peuple : «J’ai commencé à
comprendre les gens qui étaient avec moi, les gens du
16
peuple (…). Devant la mort, on se comprend, on se
parle plus et mieux », écrira-t-il en préface du recueil
où l’auteur noue définitivement son adhésion à une
double cause : l’engagement politique et la vocation
poétique.
Son milieu familial avait déjà fait de lui un passionné
des Lettres, lui-même fera remonter l'éclosion de sa
vocation d’écrivain à sa rencontre dans la geôle coloniale,
avec ces hommes de la rude composante paysanne-
populaire qui a fourni le gros des troupes des
manifestations de 1945 et de la guerre d'indépendance.
Ils resteront, à jamais, à ses yeux, le sel de la terre, lui
enjoignant de faire de la révolution un devoir et quasi
une religion.
« C’est en prison (…) que j’ai accumulé ma
première réserve poétique. Je me souviens de certaines
illuminations que j’ai eues. Rétrospectivement ce sont
les plus beaux moments de ma vie. J’ai découvert les
deux choses qui me sont les plus chères, la poésie et la
révolution. »(1)
De retour chez lui après son incarcération, il éprouve
des moments de dépression mais aussi d’exaltation et
se jette à corps perdu dans des discussions avec les
rescapés de la répression. Son père, inquiet, cherche à
17
l’éloigner de ce milieu subversif et à la surveillance
policière. Il le fait admettre au lycée de Bône
(aujourd’hui Annaba) pour l’inciter à reprendre ses
études.
Commence alors pour l’adolescent, un nouveau cycle
de sa vie. Il est accueilli dans la famille de son cousin
Mustapha dont il s’éprendra de la sœur Zouleikha qu’il
rencontre pour la première fois. Dès lors, la passion
amoureuse se combine avec la passion de la politique
et de la poésie, dans une triangulation intime et
conflictuelle. Le noyau dur de sa création cristallise autour
du sentiment amoureux et sa cousine entrera dans le
répertoire des héroïnes de la littérature algérienne sous le
nom et les traits de Nedjma (Etoile). Le choix de ce
prénom à connotation irradiante qui évoque l’éblouissement
amoureux réfère également à « l’Etoile Nord-Africaine »,
premier parti algérien, populaire et indépendantiste,
créé en 1926 en France par Messali El Hadj.
Dans son nouveau lycée, Yacine néglige les études
pour lesquelles il n’éprouve plus d’intérêt. Par contre,
il fréquente assidument des militants politiques et écrit
frénétiquement de la poésie.
Malgré son jeune âge, il fait figure d’intellectuel et,
alors qu’il a abandonné le lycée, il donne des conférences
dans les cafés maures et les associations culturelles.
Celles-ci ont fleuri sur tout le territoire au lendemain
18
de la Seconde Guerre mondiale et sont le lieu d’une
résistance politique plus ou moins clandestine qui propage
ses réseaux informels dans les villes et les campagnes,
prolongeant les revendications des manifestants de mai
1945.
19
républicain, quotidien progressiste où il signe une série
de reportages. A part le maigre revenu que lui assure
cette collaboration, il gagne sa vie jusqu’en 1952 en
exerçant toutes sortes de métiers dont celui de docker.
Etant donné que l’analphabétisme touche la majorité
de la population, la politisation se fait, par-delà les
organes de presse (soumis à rude surveillance), à travers
les canaux traditionnels de l’oralité dont la poésie des
bardes et les sketchs des conteurs (gouwalin). Dans ce
paysage, la petite minorité de jeunes gens qui ont eu
accès à l’enseignement est très impliquée dans les
activités culturelles et politiques. Dans Nedjma, Kateb
tourne en dérision les sollicitations dont ces jeunes font
l’objet et leur instrumentalisation par des individus
comme ce marchand de beignets fanfaron qui héberge
Mustapha, jeune lycéen en rupture de ban, en échange
de connaissances sur la splendeur passée des Arabes
qu’il débitera pour briller en public.
Pendant qu’il vit une période cruciale d’effervescence
politique et culturelle, Kateb est confronté, en 1950 au
décès de son père, tandis que sa mère s’enfonce
inexorablement dans la folie.
Après cet épisode algérois particulièrement dense,
Kateb s’installe à Paris jusqu’en 1959. Il y rencontre
des artistes et hommes de culture algériens résidant
dans la capitale française. Parmi eux l’artiste-peintre
20
M’Hammed Issiakhem avec lequel il noue une amitié
profonde et engage un compagnonnage artistique qui
durera toute leur vie. Les deux hommes sont des écorchés
vifs qui présentent une forme de gémellité intellectuelle
mise en exergue par l’anthropologue Benamar Médiène.
En 1954, la revue Esprit publie Le Cadavre encerclé ;
pièce mise en scène à Bruxelles par le dramaturge
Jean-Marie Serreau qui influencera la réflexion de
Kateb : « Si je n’avais pas rencontré Jean-Marie
Serreau peut-être que je continuerais à écrire des
choses dans la lignée du Polygone étoilé. C’est Jean-
Marie Serreau qui m’a montré le premier que le
théâtre n’est pas si difficile. Jusque-là, j’avais un peu
peur du théâtre. J’ai lu Eschyle quand j’ai terminé Le
Cadavre encerclé. J’avais vraiment une culture insuffisante.
Mais je me sentais quand même tenté par toutes les formes
d’expression. Quand j’ai commencé Le Cadavre encerclé
jamais je n’aurais pensé que ça se monterait. Et
finalement Jean-Marie Serreau est venu et il a eu le
courage de vouloir monter la pièce. »(1)
Durant la Guerre de Libération algérienne (1954 –
1962) Kateb, parvient à circuler entre la France, la
Belgique, l’Allemagne, l’Italie, la Yougoslavie et
l’Union soviétique en dépit de son harcèlement par les
21
services de la Direction de la surveillance du territoire,
mise en place pour juguler l’action des combattants
indépendantistes.
Au cours de cette période le roman Nedjma, publié
en 1956, fait grand bruit et assoit définitivement le
prestige de Kateb. Nous y reviendrons.
I. 3. Le travail de la maturité
En 1962, après un court séjour au Caire, Yacine rentre
en Algérie, peu après les fêtes de l'Indépendance. Il
collabore de nouveau à Alger républicain qui a repris
son activité. La parution du journal avait été interdite
pendant la guerre et son directeur de rédaction, Henri
Alleg(1), arrêté et torturé pour son combat contre le
système colonial. A l’indépendance le journal reparaît
mais il sera bientôt interdit de facto, suite à l’instauration du
parti unique : le FLN (Front de libération nationale).
Kateb a le temps d’y publier, en 1964, six textes
portant pour titre Nos frères les Indiens et qui manifestent
l’élargissement des préoccupations de l’auteur à
l’ensemble des opprimés du monde et de l’histoire. A
22
la même époque, il raconte sa rencontre mémorable
avec Jean-Paul Sartre dans l’hebdomadaire Jeune Afrique.
La notoriété de Kateb est déjà bien établie quand la
pièce La Femme sauvage, écrite entre 1954 et 1959, est
représentée en 1963 à Paris. Les Ancêtres redoublent
de férocité et La Poudre d'intelligence suivront en
1967, toujours à Paris. La version en arabe algérien ne
verra le jour à Alger qu’en 1969. Nous reviendrons sur
ce théâtre.
Entre temps l’auteur aura effectué de 1963 à 1967 de
nombreux séjours à Moscou, en Allemagne et en
France. Mais, si sa vie d’écrivain est en plein essor,
familialement le drame est latent et la tragédie imminente.
La folie de sa mère se précise et son internement à
l’hôpital psychiatrique de Blida (là où Franz Fanon
avait exercé une décennie auparavant) est décidé. Cette
hospitalisation donne lieu à la publication du recueil
poétique La rose de Blida dans la revue Révolution
Africaine en juillet 1965 ; un vibrant hymne à la mère.
En 1967, Kateb part pour le Viêt Nam, entamant une
nouvelle tranche de vie marquée par cet élargissement
de son engagement qui, de la lutte anticoloniale passe
au combat anti-impérialiste et consolide ses convictions
internationalistes.
Il renonce (momentanément, pense-t-il) à la forme
romanesque qu’il a profondément bouleversée avec
23
Nedjma pour se consacrer au théâtre qu’il considère
être une forme mieux adaptée au public populaire qu’il
postule. En effet la population est encore, dans sa majorité,
analphabète et ses pratiques culturelles sont celles de la
transmission orale. Or, notre poète est soucieux d’une
interaction politique et culturelle avec son public et
conçoit le théâtre comme un vecteur possible d’action
éducative et d’agitation politique.
Il achève d’écrire L'Homme aux sandales de caoutchouc,
pièce liée à son périple vietnamien mais qu’il avait
entamée avant son voyage. « J’ai ébauché les premières
scènes de L’Homme aux sandales de caoutchouc quand
j’étais journaliste à Alger, en 1949 » a-t-il confié(1). La
pièce sera représentée en 1970 dans sa version française
en France et publiée en 1971, puis traduite en arabe.
L’auteur est définitivement focalisé sur le théâtre :
non plus celui de ses débuts, poétique et sophistiqué,
mais dans une nouvelle écriture, plus limpide et plus
explicitement politique. Il s’intéresse de plus en plus à
la mise en scène qu’il cherche à renouveler en s’appuyant
sur la réflexion révolutionnaire d’Armand Gatti et les
discussions avec Serreau. Mais il a aussi en mémoire la
scénographie minimaliste de la « halqa » (cercle du
conteur des souks).
24
Il écrit La guerre de deux mille ans » dans cet esprit ;
une œuvre aux influences universelles, inspirée à la
fois du théâtre de rue et du théâtre antique grec qui fait
une tournée de trois ans en France. Mais ce succès est
essentiellement circonscrit dans les lieux de l’émigration et
ne suscite pas l’adhésion de la critique française qui
avait acclamé Le Cadavre encerclé ou Les ancêtres
redoublent de férocité.
Cependant, poussant plus avant sa réflexion sur la
dramaturgie et ses rapports avec le public, Kateb
suspend son errance, s'établit en Algérie et engage un
travail militant sur l'élaboration d'un théâtre populaire
en arabe algérien. Il s’agit, dans la même veine que ses
premières pièces écrites en français, d’un théâtre à la
fois épique et satirique.
Mais l’auteur, qui n’a pas la même aisance pour
s’exprimer (littérairement) en arabe qu’en français,
renonce à la création solitaire pour développer un atelier
d’écriture avec des collaborateurs. L’esprit-même de la
création collective correspond à son nouvel engagement
pour la promotion de la culture populaire.
Cette aventure, Kateb la commence en 1971 avec la
troupe du Théâtre de la Mer, fondée par un animateur
culturel, Kadour Naïmi, et prise en charge par le
département de la formation professionnelle au
ministère du Travail. Celui-ci était alors dirigé par Ali
25
Zamoum, un intellectuel de progrès et de grande
culture, ami de Kateb qu’il sollicita pour diriger la
troupe. Ce fut une belle opportunité pour l’auteur de
rentrer au bercail, d’autant qu’un air mauvais soufflait
en France pour les émigrés.
Kateb relate les circonstances de son retour en
Algérie en ces termes : « (Zamoum) (…) accordait de
l’importance à l’animation et nous partagions la
conviction que l’avenir du pays réside dans les jeunes
travailleurs. C’est ainsi qu’est né "Mohammed prends
ta valise". Là j’ai réalisé un très vieux rêve : celui de
m’exprimer en arabe populaire, d’être compris par
tous les Algériens, par l’immense majorité. (…)Alors,
pour toucher ce public, le seul qui m’intéresse, le
théâtre a été pour moi l’épreuve décisive, parce que je
n’aurais jamais pu seul me mettre à écrire en arabe
populaire. Cela aurait été vraiment difficile, mais avec
la troupe c’est devenu possible. »(1)
Kateb poursuit : « La rencontre de cette troupe a été une
grande chance pour moi parce qu’elle m’a permis de
vérifier que j’étais capable de créer en arabe populaire et
que, simplement, j’avais besoin d’un groupe de théâtre
pour retrouver mes sources après dix ans d’exil »(2)
(1) Extrait d’un entretien réalisé par Hafid Gafaïti pour la revue
Voix multiples, éd. Laphomic Alger, 1986
(2) Ibid.
26
L’homme aux sandales de caoutchouc sera joué,
pour la première fois, en 1971, au Théâtre National
d’Alger grâce à une collaboration entre l’auteur, son
cousin Mustapha Kateb, alors directeur du TNA, et la
troupe du Théâtre de la mer. Toutefois, les nombreuses
œuvres écrites avec la collaboration des membres de sa
troupe, restent peu connues du public et sont plutôt
dédaignées des spécialistes qui s’intéressent surtout
aux premières pièces : celles du Cercle des représailles.
Quoi qu’il en soit, Kateb parcourt, pendant cinq ans
toute l'Algérie pour présenter à un public d'ouvriers, de
paysans et d'étudiants Mohamed prends ta valise
(1971), La Voix des femmes (1972), La Guerre de
deux mille ans (où apparaît l'héroïne ancestrale Kahéna,
1974), Le Roi de l'Ouest (une violente charge contre le
roi du Maroc Hassan II, 1975), Palestine trahie (1977).
Si l’écriture est collective, elle se fait toujours sous
l’impulsion de Kateb qui reste l’auteur de l’argument
et de la structure d’ensemble. Entre 1972 et 1975, il
accompagne en France et en RDA (République
démocratique d’Allemagne d’alors) les tournées de :
Mohamed prends ta valise et La Guerre de deux mille
ans, écrites en français.
En 1978, les interventions provocatrices de Kateb sur
la scène sociale amènent son ami Zamoum à l’éloigner
de la capitale en le chargeant de la direction du théâtre
régional de Sidi Bel-Abbès dans l’ouest algérien. une
27
sorte d’exil que Kateb mettra à profit pour s’adonner à
une agitation politique partout où il trouve un public :
établissements scolaires, entreprises, villages agricoles...
Chemin faisant notre éternel révolutionnaire a découvert
la relégation dont souffraient la culture berbère et les
langues tamazight et s’est mis à militer pour leur
reconnaissance. Une cause qu’il a épousée en sillonnant le
pays et en prenant conscience de la diversité linguistique
des provinces algériennes et, surtout, du substrat
berbère que la langue arabe a recouvert sans totalement
l’ensevelir : « On croirait aujourd'hui, en Algérie et
dans le monde, que les Algériens parlent l'arabe. Moi-
même, je le croyais, jusqu'au jour où je me suis perdu
en Kabylie. Pour retrouver mon chemin, je me suis
adressé à un paysan sur la route. Je lui ai parlé en
arabe. Il m'a répondu en tamazight. Impossible de se
comprendre. Ce dialogue de sourds m'a donné à
réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle
aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j'aurais dû
parler tamazight, la première langue du pays depuis
les temps préhistoriques... »(1)
Kateb a aussi embrassé la cause d’une autre catégorie
d’opprimés : les femmes. Très tôt il a été sensible à la
cause féminine et son attachement fusionnel à sa mère,
sa complicité culturelle avec elle, ne sont pas étrangers
28
à sa prise de conscience : « La question des femmes
algériennes dans l’histoire m’a toujours frappé. Depuis
mon plus jeune âge, elle m’a toujours semblé primordiale.
Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a
toujours eu pour source première ma mère. »(1)
Mettant en action son "féminisme", il milite contre le
port du voile et en faveur de l'égalité entre hommes et
femmes. Mais, surtout, il célèbre les grandes figures
féminines de l’Histoire algérienne, notamment la grande
cheffe guerrière berbère Kahina.
« Les humains qui ne savent pas qui ils sont, ni d’où
ils viennent, ne peuvent pas vivre. Ils sont paralysés.
La connaissance de l’histoire est absolument nécessaire.
(…) Voyez notre héroïne nationale, la première, celle que
tout le monde devrait connaître, dans les écoles et partout
la Kahina. Eh bien personne ne sait rien d’elle. Etait-elle
simplement une femme, ou une Berbère ou une juive ? Je
n’en sais rien. Mais je crois qu’elle est les trois à la fois,
parce que c’est une femme. »(2)
Mais ses engagements tous azimuts qui contribuent à
sa réputation de libertaire, lui attirent sa mise à l’index
29
par les milieux traditionnalistes et, surtout, par les islamistes
dont l’action est montée en puissance au cours du temps.
Leur acharnement contre lui n’a jamais désarmé et se
manifestera avec un haut degré d’hystérie au moment de
la poussée intégriste des années 1990 au point que sa
tombe fut plusieurs fois profanée.
En 1986, Kateb, toujours fidèle à ses convictions
révolutionnaires, livre un extrait de pièce sur Nelson
Mandela qui restera à l’état de fragment mais qui porte
témoignage de son admiration pour ce grand
révolutionnaire pacifiste ; une des plus belles figures
mondiales du XXème siècle.
En 1987, le Grand prix national des Lettres lui est
décerné en France en reconnaissance de la puissance de
son écriture en français, l’incitant à y revenir. En 1988, à
l’occasion de la préparation du bicentenaire de la
Révolution française de 1789, le Centre culturel d’Arras
lui passe commande d’une pièce sur Robespierre, le grand
révolutionnaire originaire de cette ville. Il s’exécutera et le
festival d’Avignon crée en 1989 sa pièce intitulée : Le
Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau.
Après quoi, Kateb s'installe en France, dans un
village de la Drôme, effectue un voyage aux USA et
quelques brefs séjours en Algérie. Mais, provoquée par
une foudroyante leucémie, sa mort survient le 28
octobre 1989 à Grenoble où il avait été hospitalisé. Il
30
était en train d’écrire sur les émeutes d’octobre 1988
en Algérie qui ont surpris la classe politique et ouvert
la voie au multipartisme.
I. 4. Prolongements posthumes
L’auteur de Nedjma laisse également des interviews
et des écrits où il expose sa vision d’une société algérienne
progressiste, égalitaire et sa conception d’une littérature
dégagée des normes contraignantes que lui avait
imprimées la domination de l’histoire européenne.
Au cours de sa dernière apparition dans les média,
l’été 1989, Kateb a exposé son souhait de voir advenir
une Algérie éloignée de toutes les formes d’intégrisme
qu’il soit d’ordre politique ou religieux et appelé de ses
vœux un théâtre indexé sur le public populaire.
Ses archives ont été entreposées à l’IMEC (Institut
Mémoires de l’édition contemporaine), en France, qui
publie régulièrement des inédits sous l’égide de sa
famille. En Algérie, de nombreux universitaires ont
fait de son œuvre leur domaine de recherche et l’objet
de leur enseignement. Un amphithéâtre porte son nom
à l’Institut des langues étrangères d’Alger, mais son
inauguration ne s’est jamais effectuée de façon
officielle par les autorités universitaires. Tout se passe
comme si on ne pouvait pas éluder son importance
mais qu’on hésitait à la mettre en lumière de crainte
31
d’avoir à légitimer son exigence de liberté absolue.
En 2003 (année de l’Algérie en France), son théâtre
est inscrit au répertoire de la Comédie Française et son
œuvre romanesque au programme de l’agrégation de
Lettres modernes. Mais aucun effort de pédagogie
n’est engagé pour rendre accessible une œuvre qui
demeure largement une affaire de spécialistes.
***
Depuis son entrée fracassante dans le champ
politico-culturel au moment de la sortie de Nedjma,
l'enfant terrible des Lettres algériennes n’a cessé
d'accumuler provocations et paradoxes, de faire alterner
interventions tapageuses et éclipses plus ou moins
longues, de surgir là où on ne l'attendait pas, au
moment où on le pensait définitivement "hors circuit".
Sa vie durant, il a parcouru le monde avec une âme
de nomade impénitent comme poussé par le besoin
d'arpenter des lieux pour donner consistance à son rêve de
solidarité planétaire avec tous les peuples, tous les
opprimés de la terre. Vagabondage chaque fois ré-impulsé
par une quête angoissée de soi et la poursuite de la trace de
destins fraternels et de grandes figures patriotiques comme
l’Emir Abdelkader, Ho Chi min, Nelson Mandela ou la
Kahéna. Vagabondage interrompu de temps à autre par
un "retour au pays natal" où s'effectue un recentrage de
la réflexion et de la création.
32
II. Contexte d’émergence de l’œuvre
33
Il s’agit alors d’une prise de parole réactive, d’un
roman qui, tout en obéissant à la pulsion créative des
auteurs, est impulsée par une injonction historique. En
effet la nécessité de contrecarrer la parole coloniale
anime ces nouveaux venus sur la scène littéraire,
soucieux de donner à voir leur communauté de leur
point de vue d’autochtones. Mais ils veulent aussi se
faire accepter dans le cénacle des écrivains français.
Ces auteurs(1) appartiennent à des familles de notables
qui occupent des fonctions dans l’administration
coloniale et souscrivent à la politique assimilationniste
en inscrivant leurs enfants (garçons) dans la filière
pour indigènes du système éducatif français.
Ceux-ci, passés par l’école française, ont acquis la
capacité d’écrire (y compris littérairement) dans la
langue étrangère. Devenus auteurs, ils occupent une
situation délicate, à cheval sur deux systèmes de valeurs et
leurs romans manifestent une complexe redéfinition
identitaire. Procès ambigu : à la fois d’acculturation, plus
ou moins heureuse selon les cas, et de fidélité à la
culture ancestrale fût-elle dévaluée par le conquérant.
La nouvelle identité qu’ils postulent comporte un désir
de modernité à travers l’acquisition de la culture
34
française en même temps qu’un souci de fidélité aux
valeurs arabo-islamiques.
D’un point de vue formel, leurs romans reconduisent, en
substance, les traits du roman colonial, avatar du
roman classique français du XIXème siècle. Ils relatent
l’itinéraire de formation d’un héros parti à la conquête
d’un destin illustre par son entrée dans le monde de
l’Autre. Aussi le milieu littéraire colonial, qui les
perçoit comme des échantillons du projet de civilisation
proclamé par la France, leur consent-il un certain
espace dans ses institutions.
Cependant, ces œuvres, par-delà la reconduction des
normes du roman classique, ont en commun la fin
tragique des héros. Ceux-ci sont marginalisés par les
deux communautés et leurs itinéraires sombrent dans
une désillusion cuisante si ce n’est dans l’alcoolisme
ou le suicide.
Il apparaît ainsi que ces pionniers qui font preuve
d’une perméabilité à la civilisation de l’Autre, font leur
entrée dans le cénacle littéraire français par la porte
étroite de la domination coloniale. Ils révèlent une
littérature nouvelle adossée à deux héritages en même
temps qu’une intelligentsia nouvelle de double culture.
En contrepoint, ils instaurent une certaine cassure dans
la relation de médiation avec leur public naturel qui,
lui, est maintenu dans l’analphabétisme et reste
35
massivement étranger à la langue française.
En définitive, les œuvres de ces pionniers donnent à
voir un double phénomène : celui d’une bifurcation qui
affecte l’histoire littéraire algérienne, générant un
mixte culturel ; celui d’un hiatus qui s’instaure dans la
société entre les élites scolarisées et leur peuple.
En revanche, du fait de l’action propre au travail
transformationnel de l’écriture littéraire, ces romans
préparent leur sortie de la sphère d’influence du roman
colonial et annoncent l’arrivée des grandes œuvres des
années 1950, auxquelles appartient Kateb, qui
accompagneront la guerre d’indépendance et décrocheront
le roman algérien de sa matrice coloniale.
L’existence de cette littérature, qui apparaît d’abord
comme suspecte, voire illégitime, va se développer
jusqu’à devenir partie intégrante du champ littéraire
algérien après avoir été, dans la décennie 1950, la
caisse de résonance de la parole indépendantiste.
Produit d’une situation historique de domination, elle
se présente comme une espèce hybride, semblable à
celles apparues dans les autres empires coloniaux du
XIXème siècle (littérature anglophone, hispanophone ou
lusophone). Nées de l’impérialisme européen, ces
littératures opèrent un brassage des langues et des
cultures annonciateur du procès de mondialisation en
cours.
36
En Algérie, l’émergence de cette littérature marque
un tournant dans l’histoire de la résistance des
autochtones à l’occupation coloniale qui prélude au
procès de décolonisation
37
Emmanuel Roblès, Claude de Fréminville, Jules Roy,
etc.), universaliste et ouvert au dialogue avec les
colonisés se démarque de l’Ecole algérianiste et de ses
préjugés colonialistes.
Du côté des indigènes le processus d'acculturation –
à la fois "amaigrissement" de la culture du terroir et
absorption de pans entiers de la culture française – s’est
accéléré au lendemain de la Première Guerre mondiale,
passant essentiellement par l'école, secondairement par
l’émigration. Les écrivains qui ont apprivoisé la langue
française deviennent progressivement quasiment monolingues,
n'entretenant plus de rapports avec l’arabe savant qu’à
travers les éléments qu’en véhiculent la pratique familiale
ou les productions des orientalistes européens. Une
telle évolution contribue à fragmenter l’intelligentsia
algérienne en instaurant un clivage entre francophones
et arabophones formés dans le système religieux
traditionnel local ou dans les universités des pays
voisins : la Zitouna de Fès au Maroc ou El Azhar du
Caire. Malgré tout, la contradiction fondamentale reste
celle qui oppose colonisateurs et colonisés.
Quoi qu’il en soit, les écrivains sont des acteurs importants
d’une reconfiguration du paysage sociolinguistique et
socioculturel où ils représentent, quelle que soit leur langue
d’expression, des figures problématiques, emblématiques
de subtiles négociations idéologiques, psychologiques
38
et politiques qui se jouent dans la réalité. De fait, et
malgré leurs rivalités, les deux littératures sont habitées par
les mêmes tensions et sont porteuses, toutes deux, de la
revendication nationale qu’elles répercutent, l’une auprès
de l’opinion occidentale, l’autre du côté du Moyen-
Orient.
Dans ce contexte, la greffe « littérature de langue
française » prend bien (au sens végétal du terme) et
acquiert plus de prestige que la littérature de langue
arabe. Cependant, elles participent toutes deux d’un
élan créatif porté par l’intense bouillonnement politique
qui bénéficie du renfort de l’universalisme de l’Ecole
d’Alger et du mouvement anticolonialiste né au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Une floraison de talents en sort qui embrasse toutes
les sphères de la vie intellectuelle et artistique. En
particulier, la littérature de langue française des années
1950 (et l’œuvre de Kateb en particulier) offre un
exemple éloquent de cette effervescence. Des auteurs
tels que Feraoun, Mammeri et autre Dib à ses débuts –
sommairement qualifiées d’ethnographiques parce qu’ils
souscrivent aux conventions de l'écriture réaliste et au
projet de témoignage – ont tout de même opéré un saut
qualitatif qui donne ses lettres de créance à leurs
œuvres. Avec eux le sujet écrivant se manifeste à la
fois dans la tension et l’épanouissement d'une double
39
inscription linguistique, psychologique et culturelle.
Leur littérature met à mal la dichotomie du « même »
et de « l’autre » en faisant apparaître une modalité
hybride qui conjoint les contraires.
Le terrain est bien préparé pour accueillir Kateb et
son besoin viscéral de renverser la table. Il vivra
intensément cette situation complexe et éprouvera
douloureusement le décalage linguistique qui le sépare
de son peuple. Taraudé par le malaise, voire la culpabilité
de cette séparation, il n’aura de cesse que de rétablir la
communication et de tisser des liens solides avec les
masses populaires dont il proclame qu’elles sont le
véritable auteur de ses livres
En 1956, la publication de Nedjma résonne dans le
fracas des armes de la Guerre de Libération, comme un
coup de tonnerre qui attire l’attention de l’intelligentsia
française sur cette écriture poétique au puissant souffle
révolutionnaire et …sur « le drame algérien ».
40
« candidature » à l’universel dans un monde où les
rapports de domination se sont déplacés sans être
dépassés.
La réception ambiguë qu’instaure cette production de
l'inter (ou du poly) culturel, qui invite à surmonter les
défiances et l’incuriosité, inquiète et déstabilise les
institutions. Notamment en s’attelant à faire résonner et
s'interpénétrer les harmoniques des deux civilisations
concurrentes, elle postule des rapports égalitaires et un
universalisme effectif, n’ayant ni centre attitré ni
périphéries obligées.
Toutefois, et quelles que soient ses difficultés à se
faire reconnaître comme littérature à part entière, cette
production rassemble, aujourd'hui, un corpus considérable
et constitue déjà un capital non négligeable d'expériences
de partages. Et ses auteurs les plus éminents continuent
à œuvrer pour l'arracher au ghetto folkloriste dont elle
émane en élaborant des procédures d’intégration dans
la culture originelle et de relais vers les autres cultures.
Entre 1950, date de la parution de Le Fils du pauvre
de Feraoun, et 1956, date de la sortie de Nedjma, cette
littérature s’est progressivement autonomisée, permettant
au colonisé d'échapper à l'expropriation ultime de l'être
qui le désignait à la mort et de rattraper le train de
l’Histoire. Car ses auteurs ont réussi à déposséder
l'idéologie dominante de son pouvoir de contrôle et à
41
se forger les moyens d'émancipation de son champ
rhétorique.
Quand Kateb entre en scène, il était en quelque sorte
dégagé de la responsabilité historique de témoignage
puisque c'est désormais par les armes que s'expriment
l'affirmation identitaire et la revendication nationale. Il
est, de ce fait, devenu disponible pour rendre audible
une pluralité de paroles générées par des rapports
sociaux complexes. La déflagration poético-symbolique
de Nedjma confère, alors, une violence explosive à la
contestation d'un monde devenu plus lisible après les
descriptions des Feraoun, Mammeri et autres Dib.
Aussi Kateb pourra-t-il opérer un changement crucial
de point de vue.
Son œuvre interdit, dès lors, toute récidive du roman
colonial et ouvre les avenues du possible à la génération
suivante qui inaugure l’ère postcoloniale. Génération
qui s’affirme, du reste, en proclamant, dans la foulée
de Kateb, la Révolution permanente.
Les années 1960-70 enregistrent la consécration d’écritures
non conventionnelles, turbulentes et audacieuses, avec
des têtes de proue comme Rachid Boudjedra ou Nabile
Farès en Algérie, Mohammed Khaïr Eddine, Tahar Ben
Jelloun et Abdelkébir Khatibi au Maroc, Abdelwaheb
Meddeb en Tunisie pour ne citer que les plus connus.
42
Cependant Driss Chraïbi, Mohammed Dib, Mouloud
Mammeri, Assia Djebar et, bien sûr, Yacine Kateb
poursuivent leurs quêtes et réajustent leurs trajectoires
en réfutant radicalement toute généalogie univoque.
D’une part, ils conçoivent la spécificité maghrébine
comme la résultante de convergences culturelles diversifiées,
d’autre part, ils ont ouvert une brèche décisive dans "le
Grand Code" occidental - langue, mythes, modèles
culturels, formes génériques - pour y engouffrer des
références du code originel maghrébin, faisant en sorte
que deux systèmes, à la fois conflictuels et complices,
soient à l'œuvre dans les nouvelles écritures.
Le roman algérien (maghrébin) de langue française
s’applique alors à décrocher de l’alternative idéologique
antérieure : aliénation / authenticité et met en place un
espace de la « traduction en marche » selon l'heureuse
formule de Abdelkébir Khatibi. Espace de la liberté qui
offre une riche gamme de références culturelles, laisse
toute latitude aux recherches formelles et poursuit sa
marche avec, pour horizon, l'accès à la modernité de la
pensée : enjeu historique décisif pour les sociétés
maghrébines.
L'activité critique s'avère désormais consubstantielle
de l'acte d'écrire et la "maghrébinité" se décline alors
dans une stratégie de transformation culturelle et non
plus dans un quelconque mythe d'essence antérieure,
extérieure à toute pratique sociale et artistique. Démarche
43
à rebours du discours politique officiel, resté figé sur
d’illusoires constantes identitaires.
Néanmoins, force est de reconnaître que l’esprit
d’ouverture des jeunes écrivains, engagés dans un
processus de réappropriation critique du passé national
et d’appropriation du présent moderne, reste le fait
d’une minorité éclairée dans un contexte où extension
de la scolarisation ne rime pas forcément avec
démocratisation, ni avec esprit critique.
Malgré toutes les embûches, la littérature algérienne
(maghrébine) de langue française s'est imposée dans sa
spécificité historique, culturelle et géopolitique. Elle
s’est aussi affirmée comme entreprise humaniste et
esthétique à vocation universelle, parce qu'elle a su
réaliser, en son creuset, une synthèse d’éléments vitaux
de civilisations différentes, historiquement concurrentes
ou même antagoniques et établir un trait d'union entre
elles. Pourtant les institutions tant européennes que
maghrébines ne l’ont pas encore inscrite au panthéon
des grandes littératures mondiales, sauf peut-être et
dans une certaine mesure, l’œuvre de Kateb.
Enfant terrible qui a toujours marché à l'effraction, à
la transgression, à la libération, Kateb a joué un rôle
décisif dans ce processus d’émancipation, par-delà la
détermination linguistique qui menaçait de l'enfermer
et qu’il s’est ingénié à briser. La littérature algérienne
francophone a, notamment grâce à lui, démontré qu'elle
44
avait assimilé - et dépassé - son héritage étranger et que,
si elle lui a payé son tribut, ce n'est que pour mieux en
prendre congé !
Dès lors, en dépit des hostilités, des ignorances, des
incompréhensions et des anathèmes, cette littérature,
comme le sphinx, renaît chaque fois de ses cendres. Et
ce regain périodique de vitalité lui vient, nous semble-t-il,
du fait qu'elle constitue - au même titre que la musique, la
peinture, le théâtre issus des mêmes déterminations
historiques - un dispositif intégré du brassage culturel. Si la
littérature suscite plus de controverses que les autres arts,
c’est parce que son matériau (la langue) exhibe,
ouvertement, sa double généalogie.
Mais c’est aussi ce qui fait sa prétention à transcender
les frontières, sa prédisposition à jouer la carte de
l’ouverture et de l’échange dans un monde qui se veut
de plus en plus global. Elle déjoue d’autant mieux les
arguments des partisans d’un retour pur et simple au
giron arabo-musulman, que la reconnaissance du substrat
amazigh comme socle, toujours vivant, de l’identité
maghrébine est aujourd’hui unanimement admise.
Désormais, le désir de gommer la « parenthèse »
coloniale et le rêve de retrouver l’éclat passé de la
civilisation arabo-musulmane apparaissent bien comme
illusoires et obsolètes. Le développement actuel de la
littérature algérienne dans trois langues – arabe,
français, tamazigh - sont là pour l’attester.
45
III. LE CYCLE NEDJMA
46
avec deux autres passions, aussi dévorantes, qui
s’étaient déjà installées dans l’esprit de l’auteur : la
lutte politique et la création poétique.
Dès lors, le travail littéraire va intégrer la femme et
le désir amoureux dans l’univers katébien. Cette
thématique va même cristalliser toutes les aspirations
et les interrogations, tant existentielles que politiques
ou esthétiques, qui parcourent le texte.
Autour de l’astre féminin, gravitent une pléiade de
personnages, essentiellement masculins, dessinant une
fresque sociale bariolée à travers laquelle l’auteur donne à
voir les contradictions et les tensions qui travaillent en
profondeur son époque, préparant un futur dont il
cherche à capter les signes annonciateurs.
Le « cycle Nedjma » regroupe :
- Un long poème : Nedjma ou le poème ou le
couteau, paru en 1948 dans la revue Le Mercure
de France, 1948
- Un ensemble théâtral : Le Cercle des représailles,
Le Seuil, 1959, composé de quatre éléments
divers : Le Cadavre encerclé, créé à Bruxelles en
1958 ; une farce tragique La Poudre d’intelligence ;
une tragédie Les Ancêtres redoublent de férocité
et un poème héroïco-tragique Le Vautour, qui
clôt l’ensemble
47
- Le roman Nedjma, Le Seuil, 1956, pièce maîtresse
du cycle
- Un texte inclassable hâtivement catalogué roman :
Le Polygone étoilé, Le Seuil, 1966
- Et des poèmes épars, regroupés pour la plupart
par Jacqueline Arnaud dans L’œuvre en fragments,
Ed. Sindbad, 1986.
***
Le dilemme qui court tout au long du cycle est
désigné d’entrée de jeu par le titre du poème : Nedjma
ou le poème ou le couteau, qui oppose la femme aimée
à la vocation littéraire et à la violence révolutionnaire
(le couteau). Toutefois, la contradiction est posée en
termes qui ne s’excluent pas radicalement mais se
concurrencent pour produire un équilibre toujours
instable et fragile.
Poétique, lyrique, tragique, spéculatif, ironique,
baroque… le cycle Nedjma, dans sa richesse et sa
complexité, se caractérise par une flamboyance et une
diversité stylistique autant que par une constance
thématique et par une récurrence de personnages.
Ceux-ci forment un réseau d’appels et d’échos d’un
opus à l’autre, dessinant, autour de la figure de l’héroïne,
un univers stellaire reconnaissable entre tous, autant
par la mobilité des personnages, les métamorphoses de
48
Nedjma que par la transgression des frontières
génériques en vigueur.
Kateb écrit de façon discontinue, passant d’un texte à
l’autre, en abandonnant un en chemin, soit définitivement,
soit pour le reprendre plus tard, dans un nouveau
contexte et une optique différente, selon les préoccupations
de l’heure et ses pulsions créatives.
Ne pouvant suivre pas à pas la marche vagabonde
(physiquement et intellectuellement) de l’auteur, nous
avons choisi de présenter son œuvre, selon les trois
genres littéraires (poésie, théâtre, roman) qu’il a
exploités de concert, d’un même geste scriptural. Cette
option, qui souscrit à la classification générique
récusée par l’auteur, nous est dictée par l’exigence
pédagogique tout comme elle lui avait été imposée par
les conventions éditoriales.
Mais nous aurons à cœur de ne jamais perdre de vue
que l’auteur envisageait son œuvre comme un long
roman-poème plus ou moins théâtralisé. Il l’a déclaré
dans une interview : « Nedjma n’est pas ce qu’on
appelle un roman et Le Cadavre encerclé est anti-
théâtre au possible. Actuellement je poursuis une
tentative de faire éclater les limites matérielles qui
emprisonnent la littérature »(1).
49
III. 1. Nedjma dans les poèmes(1)
La figure de Nedjma apparaît d’abord dans la poésie
qui est la forme de prédilection de l’auteur. « La poésie
est au centre de tout » disait-il en lui assignant un but
ambitieux d’ordre quasi métaphysique : aller au bout
du langage pour retrouver la voix perdue : « si vous
voulez aller au bout de ce que vous dites, vous êtes à
un moment abstrait, obscur : vous vous retournez sur
vous-même. Mais j’ai, en tout cas confiance dans le
pouvoir explosif de la poésie, autant que dans les
moyens conscients du théâtre, du langage contrôlé,
bien manié. »(2)
Kateb nous livre, ici, en même temps qu’une pétition
de principe, les caractéristiques majeures de son
écriture : intériorité, abstraction et lutte contre l’opacité.
Dans cette entreprise, Nedjma – femme aimée - est
aussi et indissociablement, forme poétique appelée à
devenir incarnation de la Nation, effectuant la
conjonction des termes opposés du titre Nedjma ou le
poème ou le couteau.
(1) Les titres des poèmes seront indiqués par les initiales : NPC =
Nedjma ou le poème ou le couteau ; LN = Loin de Nedjma ;
KN = Keblout et Nedjma ; RB = La rose de Blida ; SC = La
Séparation de corps ; Œil = L’œil qui rajeunit l’âme
(2) « Pourquoi j’ai écrit Le cadavre encerclé » in France
Observateur, 31/12/1958
50
Ecrit en 1947-1948, ce poème programme la visée de
l’œuvre en tissant le lien indissoluble entre amour,
poésie et révolution. Les autres titres : Loin de Nedjma,
La Séparation de Corps, Poèmes d’Exil, L’œil qui
rajeunit l’âme etc. portent le signe de la perte ou de la
séparation. Nedjma y est omniprésente, à la fois par
l’appel, l’élan qu’elle provoque autour d’elle et par son
mutisme désespérant. Passante énigmatique, elle laisse
l’amant accroché à son secret, condamné à suivre sans
répit « une étoile amnésique », à passer « Toutes les
heures /…/dans le monde infernal » (Œil), condamné à
« aimer une muette » (L N). Toutefois, ce mutisme
n’est pas toujours silence : il éveille d’innombrables
autres paroles qui sont essentiellement des paroles
mémorielles évoquant d’autres amours, elles aussi
frappées de séparation. Ainsi en est-il de l’histoire de
Djaziya, (NPC), héroïne d’une geste nationale, ou celle
des chevauchées fantastiques des Beni-Hilal dans le
désert où les amants trouvent place : « nous avions
nom dans l’épopée » (Poème d’Arabie).
En arrière-fond du drame de l’amour éconduit,
surgissent aussi bien le désert que les jardins d’Andalousie
ou la mer avec ses navires et son éternelle invitation au
voyage. Lieux baignés de rêve et de nostalgie, marqués
ici par la déchirure, comme si tout espace s’accordait à
l’image de l’aimée toujours-déjà perdue.
51
En fait, il s’agit moins d’un désarroi personnel que
d’un drame généralisé : celui d’une mémoire collective
éclatée et dont l’exploration constitue le lien entre tous
les poèmes dispersés. Et Nedjma, signe de ralliement
plutôt que personnage, fédère l’ensemble de ces poèmes
éparpillés au cours d’une vie vagabonde.
En particulier un réseau solide se tisse entre Nedjma
ou le poème ou le couteau et d’autres poèmes
rassemblés par Jacqueline Arnaud dans L’Œuvre en
fragments tels que L’Œil qui rajeunit l’âme, Séparation de
corps, Poème d’exil, Septembre, Keblout et Nedjma,
Jardin parmi les fleurs ou encore La rose de Blida.
Quel que soit le poème, les mots renvoient à des
souvenirs parcellaires. Mémoire lacunaire, disloquée
par l’épreuve, de sorte que la poésie ne peut livrer que
des états d’âme fugitifs, des bribes d’un univers mental
qui ne réfère qu’à lui-même. La disposition des vers
sur la page donne, de prime abord, un aperçu de cet
éparpillement psychologique et mémoriel: courts fragments,
parfois un seul mot, beaucoup de blancs, imposant une
impression de fragmentation généralisée.
Il en ressort un sentiment de manque, fait de souvenirs
lapidaires entrecoupés de silences, des bribes de confessions
disséminées donnant une impression d’existence brisée :
« Les pages du livre déchiré // Et maintenant tout nous
sépare // Ils furent séparés » (Œil)
52
Textes en bourgeonnement continu, en chantier
permanent, se recomposant en patchwork mouvant,
jamais définitivement ajusté, essaimant selon une stratégie
de confrontation plutôt que de développement.
Les poèmes construisent un espace de la féminité,
voué au silence douloureux, à l’interdit du désir, à
l’enfouissement et nettement séparé de l’espace des
hommes. Le destin féminin est celui des torrents taris
qui se perdent « chassés des sources de l’enfance » (K. N.).
Figure centrale de cet espace, Nedjma ne parle pas.
Elle apparaît comme énigme qui dit la violence du déni
qui la frappe : « cils bordés d’ombres tragiques », « frissons
inhabités des peupliers réprobateurs » (Septembre).
Les silences de la femme indiquent une présence
vidée de parole ; une femme non pas coquette, jouant
de surgissements et de retraits intempestifs, mais plutôt
« sauvage et de prunelle andalouse / ne sachant quel
époux fuir / et quel amant égarer » (R. B)
Univers de silence, donc, où se découvrent pourtant
des régions fabuleuses, des grottes magiques, des êtres
bénéfiques ou maléfiques, des éléments soit solaires
soit nocturnes, des gestes quotidiens, des jeux enfantins
d’antan.
Le silence et la fragmentation sont le prix à payer
pour sauver quelques parcelles de ce monde de la réclusion
des femmes, l’arracher au consensus qui légitime leur
53
claustration et ce faisant, les arme du « couteau » ou du
« treuil » qui « déracine » ; prix à payer pour conjurer
le dérobement de ces figures désœuvrées et fuyantes
ou implacables.
Malgré tout, une suggestion d’idylle parvient à
s’immiscer à travers des évocations d’une attente, ou le
souvenir d’une invitation à la rencontre en un château
avec escalier et terrasse, ou en bord de mer avec
barque : « Assise dans l’escalier / Elle dit / Viens ! /
Passons / La nuit / Sur la terrasse » (Œil) ; « Je me
souviens des longues promenades que je fis avec elle /
Car elle était sur la terre une mouette et dans la terre une
île / Elle était à la fois le navire et son ancre » (Œil)
L’amoureux, traîne sa peine entre remémoration
évasive et attente indéfinie, hanté par l’image de rivaux
à la porte de l’aimée, par l’apparition d’un capitaine
assassiné, d’une esquisse de cimetière, d’une source
aux illusions ... Evocations furtives qui se déclinent en
variantes répétitives et discontinues produisant un
paysage kaléidoscopique.
La répétition, principe poétique universel, est le
noyau dur de la poétique katébienne, faisant circuler
des vers d’un opus à l’autre, laissant le texte vivre
librement, en attente d’une reprise ou d’un prolongement
inopiné ; symphonie à jamais inachevée…
54
Tout se passe comme si l’auteur répugnait à figer la
rêverie, comme s’il lui laissait la chance de revivre
différemment, dans un autre contexte, un autre temps.
Sans doute sous l’effet d’une blessure mémorielle
impossible à cicatriser. Peut-être par une mystérieuse
fidélité à la manière dont se propage la parole dans la
transmission orale, soucieuse de la liberté d’improvisation,
prête à passer par des voix successives.
Pourtant plus qu’à un esprit de liberté, c’est à un
espace du chaos que nous avons à faire, habité par la
nostalgie des temps d’avant la catastrophe, d’avant la
rupture ; lieu du désastre où surnagent quelques épaves
de souvenirs irrémédiablement échoués, des ruines de
discours, des figures fantomatiques comme cette
colombe, symbole de paix en déshérence, à laquelle le
poète s’identifie : « Je suis natif de ces contrées
comme toi Colombe, je voudrais revenir à la main qui
m’a lâché » (K N)
Le poème se cherche dans le souvenir d’une épopée
en faillite et la quête d’une connivence avec l’aimée en
rupture de bans : « Je dis Nedjma, le sable est plein de
nos empreintes gorgées d’or / Les nomades nous guettent
et crèvent nos mots comme des bulles » (NPC).
Comme la faillite, la défiguration révèle une blessure
indélébile : « Keblout défiguré franchit sans se retourner /
Le jardin des vierges et l’une lui jeta au front / Un
coquelicot … » (K et N).
55
Tout dit l’absence à soi et la perte du pouvoir de
nommer le réel. Seuls les animaux « Touristes par la
terre », échappent au désarroi général comme ces chats
qui « voyagent pour le plaisir / Et sans naufrage /
Tranquilles » (L N)/
Cependant quelques animaux, comme le scorpion,
sont solidaires de l’homme : « As-tu remarqué / que
l'homme seul / Et le scorpion / se suicident » (L N). Car, à
l’instar du poète, le scorpion est pétri de révolte : « Pareil
au scorpion / toute colère dehors / j’avance avec le feu
du jour / Et le premier esclave que je rencontre / je le
remplis de ma violence » (Scorpion)
Le vautour, quant à lui, avatar de l’aigle, totem des
ancêtres, le long poème qui clôt Le Cercle des Représailles
lui est consacré qui annonce un changement : une quête
quasi prométhéenne du poète s’élançant vers d’autres
horizons. Son envergure d’oiseau de proie en noir et
blanc l’impose pour anéantir la plainte stérile et sortir
le poète du solipsisme morbide pour l’amarrer au libre
cours de l’imaginaire collectif qui se prépare à prendre
sa revanche.
56
III. 2. Nedjma dans le théâtre
III. 2. 1. Le Cadavre encerclé(1)
Composé pour l’essentiel en 1946, le Cadavre encerclé,
est centré sur les manifestations de mai 1945 auxquelles
l’auteur a participé. La conjonction de l’amour d’une
femme et de l’amour de la révolution s’y réalise sur un
mode conflictuel et douloureux tout en produisant de
Nedjma une figure très humaine, différente du sphinx
campé dans les poèmes.
Son amant et partenaire de combat, Lakhdar, la
désigne comme « l’amante en exil » : exil intérieur puisque,
comme lui, elle pâtit de l’occupation coloniale ; exil
affectif puisque la violence du combat révolutionnaire
contrecarre son amour et la confronte à une horde de
militaires, policiers et autres geôliers.
De surcroît, l’amour que Nedjma porte à Lakhdar est
entravé par la jalousie de Mustapha qui l’aime lui aussi
et par la rivalité avec l’étrangère Marguerite qui exerce
un certain attrait sur Lakhdar. Mais, la tragédie atteint
son paroxysme quand le traitre Tahar assassine Lakhdar,
57
brisant l’élan révolutionnaire et l’amour du couple.
Malgré tout, le duo Nedjma / Lakhdar, qui concentre
une grande intensité émotionnelle et poétique se perpétuera
et Nedjma formera avec leur fils, Ali, un nouvel attelage
mythique qui renoue – autrement - avec la généalogie.
De fait, Nedjma a toujours entretenu un lien avec les
ancêtres, au point de finir prisonnière de leurs exigences.
58
A mesure que l’action avance, Nedjma devient l’enjeu
des rivalités masculines et n’y échappera qu’en rejoignant
Lakhdar dans la mort. Elle représente l’élément actif de
la tragédie. Moins par son action ou par la menace de
mort qui plane sur elle, que par la verbalisation du
drame historique qu’elle déclame et que répercute le
chant du chœur des jeunes filles, porte-voix de
l’aspiration nationale. En même temps se met en place
la double postulation qui traverse l’ensemble de l’œuvre:
la quête conjointe de la féminité et de l’ancestralité qui
subjugue tous les héros, tandis que l’auteur poursuit
parallèlement, sa quête esthétique d’une forme inédite.
Aussi, lorsque paraît le roman Nedjma, l’auteur est-il
en pleine possession de ses moyens.
59
La satire qui, on le sait, utilise la liberté du fou à
produire des réponses subversives aux questions sociales
et politiques, permet, ici, de faire la critique d’un héritage
culturel sclérosé, déformé par une histoire d’aliénation.
Puis la satire cède le pas au drame qui évolue vers le
tragique à la fin de la pièce.
Dj’ha, le personnage archétypal aux nombreux avatars,
devient, sous la plume de Kateb, un personnage
problématique : un intellectuel qui n’a ni la verve, ni la
jovialité ni l’assurance de son modèle. Son nom évoque,
plutôt, l’inconsistance, la légèreté, la prédisposition à
la rêverie éthérée. En fait, Nuage de Fumée est au diapason
du contexte de confusion dans lequel il évolue, aux prises
avec des situations extrêmes sur fond de tensions entre
tradition et modernité. Il se veut « éveilleur des consciences »
et s’attache à éclairer le peuple en lui révélant le secret de
la poudre d’intelligence : allégoriquement en lui dévoilant
les rouages cachés du pouvoir.
Mais son projet émancipateur échoue et c’est la classe
dominante qui s’empare de la poudre d’intelligence,
détournant l’intellectuel subversif de son objectif en
l’enrôlant comme précepteur du prince. Cette trahison
du clerc signe sa mort symbolique et il se trouve, dès
lors, supplanté sur scène par Ali, le produit de la
guerre, fils de deux militants martyrs.
Au demeurant, sa femme Atika l’avait déjà discrédité
en le présentant comme un homme paresseux, ivrogne
60
et drogué. Lui-même ne se justifie que par une
pirouette incriminant les Arabes : « Ô, pourquoi inventer
l’alcool et mourir assoiffés ». Le Coryphée le juge
sévèrement : « Voyez cet homme, il est habité par le
démon, il connaît les signes de l’avenir et il en fait rien
et il fume le chanvre de la mort lente … ».
Malgré tout, l’intellectuel, même dégradé, fait peur
au Sultan qui entreprend de le soudoyer. Si le nouveau
Dj’ha tombe dans le piège c’est que sa personnalité
mal définie, à mi-chemin entre le philosophe rationaliste et
le bouffon, n’est plus adaptée au rôle qu’il incarnait
autrefois dans la société et l’amène à se saborder lui-même :
« (il) monte sur un arbre, s’installe sur la plus haute
branche et scie en rêvassant, (la branche casse). Chute ».
En somme, Dj’ha/Nuage de fumée apparaît comme
un être déclassé, enfermé dans « le cercle de représailles »
de ses illusions et de son impuissance. La conclusion
qu’il tire de son entreprise est amère : « Je n’ai plus
rien à faire dans ce pays ».
Avec ce personnage Kateb réalise un mixage
d’éléments comiques et d’éléments tragiques pour
procéder à la démystification carnavalesque du monde
anachronique des sultans, cadis et autres muftis. Mais
le ton est sombre pour dénoncer les intellectuels
opportunistes, prêts à renoncer à leur droit de parole
par souci de leur bien-être matériel.
61
Ainsi la culture traditionnelle qui avait engendré un
bouffon subversif et libre, s’affiche comme revers
grimaçant du drame originel de déculturation imposé
au colonisé. Dès lors, la tentative (la tentation) de
retour aux sources apparaît nettement comme une
revanche imaginaire, impuissante à transformer l’Histoire.
62
Mais plus qu’un roman révolutionnaire, Nedjma est
un phénomène d’époque. Son titre l’ancre dans un
moment historique crucial de l’Algérie en marche vers
la décolonisation. Titre qui rend hommage, conjointement,
à la jeune femme, belle et fascinante - astre impossible
à piller dans sa fulgurante lumière - qui révéla à
l’auteur les affres de la passion amoureuse et au parti
indépendantiste qui éveilla sa conscience politique.
Ainsi, l’histoire personnelle croise la grande Histoire
collective et Nedjma deviendra l’œuvre emblématique
de cette période de pic du combat de décolonisation
qui embrasse tous les continents. L’auteur en suivra la
propagation et peut déjà rêver de « l’Afrique toute
entière se libérant du nord au sud, faisant de l’Algérie
son tremplin, son foyer, son principe, son étoile du
Maghreb » (Le Polygone étoilé)
63
espace, intrigue, personnage et rejoint les recherches
du roman moderne en Europe, en Amérique latine, aux
USA et partout ailleurs dans le monde. L’engagement
politique épouse intimement la créativité poétique,
induisant en texte un questionnement généralisé des
opacités de l’existence et des contradictions de l’Histoire.
Plus fondamentalement, sa pulsion iconoclaste produit
une parole de la révolte radicale et de la subversion qui
enrôle le lecteur dans une aventure conjointe de
décryptage du sens du monde.
La centralité de la figure de Nedjma ne peut constituer
un fil conducteur pour découvrir l’organisation de
l’œuvre ; en revanche elle nous invite à renoncer à
chercher « une vérité » qu’elle soit d’ordre psychologique,
social ou politique dans la fiction de l’auteur. Et ce, du
fait-même que le roman met en œuvre une multiplicité
de discours et de strates narratifs qui disent la
complexité et les opacités de la société donnée à voir,
plus qu’ils ne livrent une quelconque vérité.
Un des premiers critiques de l’œuvre, Maurice Nadeau,
est déstabilisé par « une confusion complète du passé,
du présent et de l’avenir »(1) qui enfermerait, selon lui,
le récit dans la circularité du « retour éternel ».
Impression que le déroulement du récit justifie, certes,
64
mais qui reste prisonnière d’une vision dictée par le
code du roman classique européen quand elle ne
cherche pas à se raccrocher à des antécédents chez des
écrivains prestigieux comme Faulkner. Alors que le
texte de Kateb implique qu’on se laisse porter par le
flux de subjectivité qui le dynamise.
En effet, la subjectivité travaille en profondeur le
roman enchaînant, à la manière de la geste dont la
mère de l’auteur lui avait communiqué le secret,
énoncés mythiques, fragments historiques, témoignages
prosaïques et envolées lyriques. Une telle narration où
des modalités différentes se succèdent et s’interpénètrent,
empêche les contours du récit de se fixer et son
contenu d’être conventionnellement socialisé. Et ce,
alors même que les personnages sont complètement
immergés dans la vie sociale et politique et que l’auteur
est lui-même fortement impliqué dans l’ébullition que
connaît sa société.
Aussi, le pouvoir de fascination de ce roman se situe-
t-il, par-delà sa valeur strictement esthétique incontestable,
dans une expérience de pensée profondément ancrée
dans le vécu. C’est par là que l’auteur signe son
engagement, non par une posture de porte-parole.
Dans cet univers déroutant, la narration qui mythifie
la femme aimée, la met pourtant en compétition avec
le combat politique qui prend sa source dans les
65
mémorables manifestations de mai 1945. Le dilemme
sera surmonté lorsque la conjonction des deux pôles
d’attraction pourra se réaliser, propulsant la femme
fatale au statut de symbole de la patrie et, du même
coup, dénouant le récit.
On le sait, les manifestations de mai 45, réprimées
dans le sang, sont devenues dans la conscience populaire
un jalon décisif de la cristallisation nationaliste. Dans le
roman, elles représentent le moment crucial où prend
racine la quête des quatre héros, jeunes gens cousins,
rivaux dans leur amour pour Nedjma et camarades par
ailleurs. Selon des stratégies différentes, tous quatre
poursuivent la femme insaisissable et l’ancêtre Keblout
qui leur a fait défaut. Deux objets du désir qui
dynamisent le récit et convergent dans l’aspiration à
l’émancipation de la Nation du joug colonial.
Cependant, cette trame n’est pas immédiatement
lisible parce que le récit n’adopte pas une ligne vectorisée.
L’auteur, ayant banni le principe d’une narration sagement
chronologique et renoncé au statut de narrateur omniscient,
délègue la relation des événements à plusieurs
personnages qui, dès lors, dessinent un récit diffracté
en une constellation de mini-récits qui interfèrent et se
répondent en écho.
Cette multiplicité de points de vue - tous aimantés
par l’image de la femme/astre mythique - distord la
66
ligne du temps en provoquant des ruptures dans le
déroulement de l’action et le ressassement de certains
événements.
Le récit qui en découle est, certes, cahotant, mais
dynamique. A l’instar des narrations de la tradition orale
qui laissent libre cours aux improvisations d’énonciateurs
successifs. Cette forme de récit a aussi quelque chose à
voir avec la conception des Surréalistes qui préconisent
de procéder par libres associations de l’imagination et de
l’émotion. C’est donc dans un double sillage littéraire
(occidental/maghrébin) que s’écrit ce texte dont la
complexité structurelle n’a d’égale que le souffle
poétique et la puissance émotionnelle qui l’animent. Ce
qui interdit de facto les interprétations simplificatrices.
Le roman exerce son pouvoir d’attraction par les
deux objets du désir signalés ci-dessus qui mobilisent
les héros : la séduction de la femme et la nostalgie des
origines. Soit les deux manques lancinants qui taraudent
la société de référence : le désir d’amour (censuré par
le puritanisme social) et le désir de patrie (blessé par la
spoliation du colonisateur).
En remontant à la surface du texte ces manques
entraînent la narration dans un mouvement brownien
qui charrie des fragments mémoriels fulgurants, toujours
en débris. Comme le texte qui la porte, la figure de la
femme désirée se disperse en images multiples :
67
combattante, amante, mère, vierge, veuve … mobilisant
le plus fort investissement lyrique du travail de l’écriture.
Ses métamorphoses en font, à la fois l’héritière d’un
lourd passé et une figure féminine du présent, voire
une espérance d’avenir. Fille de la tribu et symbole de
la nation en gestation ; elle aiguise les aspirations de
l’auteur, des quatre cousins rivaux aussi bien que du
vieux mentor Si Mokhtar, représentant de la génération
des pères félons.
Le Polygone étoilé portera à l’extrême cette écriture
de la fragmentation, de la disparité, de la diffraction et
de l’inachèvement qui, dans Nedjma, prépare l’éclatement
de la forme romanesque tout en offrant une image
homothétique de la réalité : histoire brisée, société
cadenassée, élan de rénovation entravé.
68
entre eux, agencés par répétitions et par télescopages
temporels afin de restituer l’imbroglio des généalogies
et la distorsion des projets personnels.
Seulement deux dates figurent dans le texte : l’une
renvoie au temps historique, l’autre à celui de la fiction.
1942 - sans autre précision - grave dans le marbre
l’année du mariage de Nedjma, tandis que le 8 mai
1945 introduit de façon intempestive dans le roman les
manifestations de Sétif - pierre angulaire du discours
sur l’Histoire. Plus que des repères chronologiques, ces
dates qui concernent des événements majeurs dans
l’univers de la fiction, propagent leurs ondes au vécu
des personnages, générant la perception d’un temps
animé d’une sourde agitation sous son apparence étale.
La déconstruction de la chronologie induit une structure
éclatée en adéquation avec une réalité qui empêche toute
tentative de récupération du temps perdu. Tout se passe
comme si l’Histoire de l’Algérie, était perçue par l’auteur
et ses personnages, comme livrée à la confusion des
origines, à l’instar de ce que le texte révèle de la
progéniture de Si Mokhtar, le vieux brigand mythomane.
Cependant, à travers les versions concurrentes d’un
même fait, le texte, par sa mobilité-même, communique
la sensation du bouillonnement contestataire en train
de faire bouger l’Histoire sans pouvoir encore en
maîtriser la trajectoire. Pour l’heure, la structure
69
temporelle de Nedjma défie le projet de remembrement
d’une Histoire d’aliénation ; c’est ce qu’apprendra à
ses dépens Rachid, le héros de la quête des origines.
Le temps ne pouvant se domestiquer, c’est alors le
primat d’une organisation spatiale du récit qui s’impose
avec la coprésence, au même plan, d’éléments de niveaux
différents, comme sur une toile de peinture qui ignore la
perspective. Le tableau émerge d’une juxtaposition de
« bribes » et de « ruines » d’histoires, selon une démarche
pointilliste, lacunaire et néanmoins saisissante de vérité.
La relation de la répression des manifestations de
mai 45 et des autres exactions coloniales, se faisant par
à-coups, à partir de points-de-vue divers, baigne les
personnages dans un climat d’insécurité permanente et
produit un effet de roman engagé alors même que
l’auteur récuse la posture de témoignage.
Mais la force des événements est telle que le personnage
de Nedjma s’épanouit en une image cosmique de
l’Algérie : nation à conquérir dans les affres d’une
histoire de dominations successives et les tensions de
rivalités complexes.
70
aléatoire. Au contraire, elle repose sur une distribution
narrative qui met en scène, à chaque strate temporelle
du récit quatre acteurs :
- les quatre conquérants (Romains, Arabes, Turcs,
Français) pour l’arrière-plan historique du texte ;
- les quatre branches de la tribu de Keblout auxquelles
l’administration française attribue, après leur reddition,
quatre noms différents ;
- les quatre pères (Si Mokhtar, Sidi Ahmed, le père
de Rachid et le puritain père de Kamel l’époux de
Nedjma) dont seul Si Mokhtar joue un rôle
important dans l’économie narrative ;
- enfin les quatre jeunes héros (Lakhdar, Mustapha,
Rachid et Mourad) qui tiennent le devant de la scène.
Le roman présente donc une structure bien charpentée
dont on pourrait aisément dessiner une projection
géométrique. Edifiée sur une solide assise historique,
elle est en interaction avec le récit légendaire de la
tribu que Si Mokhtar raconte à Rachid.
Cette structure vise à restituer la mémoire familiale et
ce, par la puissance d’un verbe poétique qui conjugue
ambiguïté métaphorique, précision historique et polysémie
symbolique. De fait, nous avons à faire, dans ce
roman, à une savante organisation où l’exploration du
passé et la quête des ancêtres guident l’action des
jeunes héros cherchant le chemin de leur devenir.
71
Chacun adopte une trajectoire différente et produit un
récit particulier, ce qui démultiplie les voix narratives.
D’autant que Rachid, le héros délégué à la recherche
des commencements, porte en lui deux voix : celle de
Si Mokhtar qui lui livre sa version personnelle de
l’histoire de la tribu et la sienne propre, confiant son
enquête malheureuse à un journaliste.
Si Mokhtar est ce mentor dévoyé qui, autrefois, a assassiné
le père de Rachid, son rival auprès de la française, mère
de Nedjma. A présent, il veut embarquer sa propre fille
(présumée) et le fils de sa victime (devenu son fils
spirituel) sur le territoire des ancêtres afin de ranimer
l’esprit des ancêtres.
La visite au Nadhor fera découvrir à Rachid l’impossibilité
de remonter le cours du temps et l’inanité de son projet
de retrouver l’unité mythique d’antan. Pas plus que les
autres descendants de Keblout, il ne parviendra à
inventer sa propre histoire car « ce sont des âmes
d’ancêtres qui nous occupent substituant leur drame
éternisé à notre juvénile attente (…). L’ombre des
pères, des juges, des guides que nous suivons à la
trace, en dépit de notre chemin, sans jamais savoir où
ils sont (…) jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec
chargé de gloire, celui qu’il faudra prendre à notre
compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience,
la légèreté, la vie tout court… ».
72
Ainsi s’exprime dans son délire fiévreux « le vieil
orphelin » qui se sentait « comme un morceau de jarre
cassée, insignifiante ruine détachée d’une architecture
millénaire ». Lui qui a échoué à ré-enraciner l’Histoire
dans le mythe tribal, en vient à dénoncer la quête des
origines qui ne peut que momifier l’Histoire en voulant
la graver sur des stèles. Dès lors, confronté au dilemme de
« se taire ou dire l’indicible », il s’enferme dans une
fumerie où il expose à l’écrivain public l’histoire de
l’unité nationale toujours recommencée : « il suffit de
remettre en avant les ancêtres pour découvrir la phase
triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha, le
germe indestructible de la nation écartelée entre deux
continents, la Sublime Porte et l’Arc de Triomphe (…)
la Numidie dont les cavaliers ne sont jamais revenus
de l’abattoir, pas plus que ne sont revenus les corsaires
qui barraient la route à Charles Quint ».
Mourad, quant à lui, après s’être vainement appliqué
à décrypter l’allégorie inscrite au fronton de la mosquée
Sidi Boumérouane, s’est fourvoyé en s’introduisant dans
les noces de Suzy (confusément substituée à Nedjma)
et en tuant monsieur Ricard, l’entrepreneur qui allait
l’épouser. Il sera enfermé pour toujours dans la
citadelle de Lambèse et son discours se résumera à une
plainte : « Ô Mère, le mur est haut … »
Mustapha qui représente en texte l’écrivain Kateb
73
dont il transpose le "roman familial" dans ses carnets,
ses rédactions, son journal, prend le revers des autres
discours. Il établit entre eux une relation nouvelle,
substituant aux liens du sang ceux de la lutte commune,
élucidant les rapports contradictoires entre l'individuel
et le social et développant une vision personnelle du
présent par recours à l’éclairage de la grande Histoire
telle qu’il l’a apprise au lycée : « Sais-tu ce que j’ai lu
dans Tacite (…) « Les Bretons vivaient en sauvages,
toujours prêts à la guerre ; pour les accoutumer, par
les plaisirs au repos et à la tranquillité, (Agricola) fit
instruire les enfants des chefs (…) de sorte que ces
peuples, dédaignant naguère la langue des romains, se
piquèrent de la parler avec grâce ; notre costume fut
même mis à l’honneur (…) et ces hommes appelaient
civilisation ce qui faisait partie de leur servitude (…)
Voilà comment nous, descendants des Numides,
subissons à présent la colonisation des Gaulois ». Les
leçons d’histoire sont bien apprises mais l’écolier
n'échappe pas au destin commun et se trouve à son tour
mis en échec en incarnant dans la fiction le mythe
personnel de l'écrivain.
Après avoir pris part aux manifestations anticoloniales,
après avoir été exclu du lycée et avoir pourchassé
vainement la vérité fuyante de la femme désirée, il
dénonce sa sacralisation dans un texte d'une intensité
poétique qui n'a d'égale que l’évocation du Nadhor par
74
Rachid et se trouve, lui aussi, condamné au silence.
Même Lakhdar, héros épique par excellence, est
dépassé par son action qui le place au cœur des
contradictions de l’existence et de l’Histoire. Il sera
crucifié à l’arbre de la Nation, non pas dans le roman,
mais dans la pièce de théâtre Le Cadavre encerclé.
En définitive, c’est à Si Mokhtar «réduit à cracher la
vérité par la matérialisation imprévue de ses mensonges »
que sera dévolu le rôle de dire le vrai sur cette histoire
confuse ; Si Mokhtar le mythomane qui absorbe une
multiplicité de paroles de toutes origines, toutes époques,
tous niveaux pour composer sa propre parole entre
bouffonnerie et dissimulation jusqu’à la révélation
fulgurante qu’il fait à Rachid : « sache le, nous ne
sommes pas encore une nation »
Une telle complexité du récit correspond à la conviction
de l’auteur pour qui la vérité n’est ni simple ni unique
et procède de la recherche esthétique de l’auteur : la
superposition des voix et l’enchevêtrement des événements
visant à restituer la simultanéité des démarches
d'individuation des protagonistes. Leurs trajectoires
divergentes et leurs paroles dissonantes construisent
l’univers du roman, complexe et instable par la
diversité des options existentielles, harmonieux par la
polyphonie qu’émet le chœur de leurs multiples voix.
75
III. 3. 4. L’Histoire, le mythe et le symbole
L’ensemble de ces discours disparates fait apparaître
la solidarité du présent avec le passé dans une forme
dont la précarité et l’inachèvement composent en
permanence avec la mort. De fait, la société représentée
est encore sous le choc de la répression violente des
manifestations de mai 1945. Elle vit dans le désarroi et
l’insécurité, incapable d’envisager l’avenir autrement
que dans le sang et la sueur.
Aussi, en contrepoint de la quête incertaine de la
vérité historique, se dresse la tentation permanente du
mythe. Le mythe en tant qu’entreprise de mystification,
mais aussi en tant qu’histoire imaginaire qui retrouve
sa fonction originelle de répondre à une question pressante,
à une angoisse qui taraude les hommes. Dans le roman
deux personnages – Nedjma et l’ancêtre – concentrent la
force du mythe ; leur duo offrant une possible réponse aux
attentes mal définies des protagonistes.
Keblout, l’ancêtre fondateur de la tribu et sa lointaine
descendante, Nedjma, l’héroïne impossible à posséder,
sont tous deux investis d’une valeur à la fois historique
et mythique. Tous deux hallucinent le texte et n’ont
d’existence qu’à travers le désir des quatre héros en
quête d’un sens à donner à leur vie.
L’ancêtre dont le nom signifie, selon Si Mokhtar,
« corde cassée », concentre les quêtes d’identité des
76
personnages et le désir de restaurer la généalogie brisée
par l’intrusion coloniale. Nedjma diversement qualifiée :
Andalouse, Salambô, ogresse au sang impur, mauvaise
étoile de notre sang, aphasique, amnésique etc. se trouve,
quant à elle, appelée à représenter les trois aspirations
que l’auteur investit dans son roman : la quête de la
patrie, la quête de l’amour et, les surplombant, la quête
d’une forme littéraire inédite. L’un et l’autre (l’ancêtre
et la femme) sont définis davantage par la place qu’ils
occupent dans la généalogie et par les projections des
différents protagonistes sur eux, que par leurs aventures
personnelles. Absents/présents, ils constituent, à travers
le flux des données empiriques vacillantes, parcellaires,
disséminées, des figures abstraites et évanescentes.
Images paradoxales et insaisissables qui ne sont pas de
l’ordre de la représentation mais du symbolique, elles
sont chargées de susciter l’identification des autres
personnages.
Nedjma, qui incarne, à la fois, la continuité (fille de
la tribu) et la bifurcation (fille de la française), figure la
quintessence de toutes les pertes et de toutes les quêtes
des héros qui la convoitent. Quant à Keblout, ses
apparitions intempestives concourent davantage à
maintenir la Loi qu’à restaurer la mémoire. Quand il
apparaît en rêve à Rachid dans la pénombre de sa
cellule, c’est pour lui ordonner d’obéir à une loi dont il
ne lui donne aucune justification. Son seul message est
77
une mise en demeure d’entretenir l’ancestralité.
Comme Nedjma, et sans doute plus qu’elle, l’ancêtre
est insaisissable, irreprésentable. Le texte en dessine
un portrait abstrait en jaune et noir, constitué de la
juxtaposition de motifs isolés : air féroce, moustaches,
yeux de tigre, ombre pâle, trique à la main...
Or, quand la représentation achoppe sur l’incohérent,
le censuré ou l’absent dans l’ordre de l’historique, elle
s’avère impuissante à conférer une vraisemblance à un
monde désagrégé. Alors la nécessité d’entretenir le
symbolique et de le rénover s’impose. C’est ainsi que
Nedjma la bâtarde deviendra, après s’être baignée dans
le chaudron ancestral au Nadhor, condensation d’ancestralité
et de féminité, appelée à symboliser l’émanation de la
patrie perdue. Sanctifiée sur la terre des ancêtres par un
bain baptismal dans le chaudron des ablutions mortuaires,
Nedjma en sort dans la splendeur et l’innocence de sa
nudité. Elle revêt, alors, aux yeux de Rachid qui la
contemple en secret, l’apparence d’une divinité qui fait
chavirer le destin de la bâtarde en la propulsant au
statut d’étendard de la nation en gestation.
Nous sommes là au point où toute représentation fait
fonction de butée sur laquelle la connaissance échoue
et renvoie à l’efficacité du symbolique. Ainsi, quand
l’irreprésentable ricoche sur l’innommable ; l’indicible
recourt au poétique pour surmonter l’aporie du silence.
78
Et, dans la situation qui nous occupe, ici, pour recoudre les
bords disjoints d’une généalogie malmenée par les
avanies de l’Histoire.
La prédisposition imaginative de l’auteur, ancrée dans
une mémoire culturelle informée par l’interdit de la
représentation, impulse un travail poétique/ symbolique à
la recherche de la voix perdue : « Si vous voulez aller
au bout de ce que vous dites, vous êtes à un moment
abstrait, obscur : vous vous retournez sur vous-même»(1).
Expression poétique nourrie aux sources d’une tradition
populaire orale contestataire qui innerve l’ensemble de
l’œuvre. Ainsi retrouve-t-on dans le poème Le Vautour,
presque mot pour mot, un distique de la geste de
Hiziya : « Ne peut être amoureux / que celui qui se fait
une haute idée de l’amour ». Citation ou intertextualité
qui relie l’héroïne katébienne aux grandes figures du
répertoire traditionnel : Jazia ou Hiziya ou cette autre
Leila qui, avec Qaïs, a été intégrée dans le patrimoine
maghrébin.
De fait, Nedjma était comme prédestinée à devenir
une émanation de la patrie perdue et à prendre place
dans la lignée des femmes célèbres comme Kahina la
cheffe militaire berbère qui combattit les Arabes avant
de sa convertir à l’Islam ou Fatma N’Soumer qui
79
résista, armes à la main, à l’invasion coloniale française :
figures de la patrie qui galvanisent les hommes en
conjuguant féminité et épopée héroïque.
La métamorphose décisive de Nedjma, fille d’un
père keblouti et d’une mère française et juive, en
symbole de la patrie, sert in fine, le projet de restaurer
une continuité historique et une permanence culturelle,
en même temps que l’acceptation de l’altérité comme
partie intégrante de notre identité. Cette « vérité »
complexe se précise à travers le travail que l’auteur
effectue sur et par son texte ; tout comme la forme
littéraire qu’il cherche se dégage de ce travail.
80
L’enjeu, pour lui, n’est pas de rénover un genre
devenu obsolète, mais d’inventer, « dans la gueule du
loup », les moyens d’émancipation de cette matrice
générique sans en renier les apports. Sa volonté de
surmonter la faille coloniale et ses retombées culturelles
vont de pair avec son désir, plus ou moins inconscient,
de retrouver des modalités narratives auxquelles sa
mère l’avait initié.
Dès lors, sa poétique se réalise à la confluence de
deux histoires littéraires et au cœur de leurs contradictions.
Et l’espace narratif devient, de ce fait lieu de la
contestation où confronter les deux traditions narratives.
La représentation réaliste adoptée par ses prédécesseurs
pour dire leur différence s’étant avérée fallacieuse à
ses yeux, l’auteur s’attache à mettre en place un
langage (langue et code narratif) qui rende compte, de
façon authentique, du rapport que l’imaginaire collectif
entretient avec les nouvelles conditions réelles d’existence
et de pensée.
La révolution des modalités de narration chez Kateb
participe donc d’une entreprise de restauration de la
capacité de signifier hypothéquée par la politique
coloniale d’assimilation. Aussi Nedjma, forme originale,
marquée au sceau d’une « grimace historique », ne
pourra-t-elle plus se reproduire et conservera-t-elle à
jamais une part d’opacité. Déjà les Romantiques,
81
avaient exalté l’opacité du langage et préconisé l’abolition
des genres ; Kateb se trouve fortuitement en adhésion
avec ce programme dé-constructeur qui met en exergue
le caractère énigmatique des œuvres d’art.
Le Polygone étoilé parachèvera ce programme dé-
constructeur. Le narrateur est propulsé progressivement
dans une remontée vers la scène primitive qui clôt le
livre : « Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et
son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant
aliénés ». Tout est dit. Ce processus se réalise dans les
limbes de la conscience claire, à travers le combat que
l’écrivain mène avec son matériau de travail (langue et
forme générique) permettant la survenue d’une forme
inédite, laquelle porte en elle les conditions historiques
de sa genèse.
Jacqueline Arnaud, amie de Kateb et première analyste
de son œuvre, rapporte qu’il lui aurait confié, en
évoquant ses recherches lors de l’écriture de Nedjma, son
désir de découvrir des modalités de composition telles
que la simultanéité des événements soit perceptible et que
le lecteur puisse ouvrir le roman à n’importe quelle
page et s’y sentir comme dans un monde(1).
La démultiplication des narrateurs et des points de
82
vue vise à la sauvegarde des multiples facettes de la
réalité et l’auteur prolongera, rapporte Jacqueline Arnaud,
cette expérience tout en la radicalisant dans Le Polygone
étoilé, en faisant des essais de lecture simultanée avec
des typographies parallèles.
La polyphonie des textes de Kateb, leur structure
rayonnante résultent donc de ce souci de l’auteur de
suggérer la simultanéité et la dissémination des événements.
Or, la geste ancestrale avait, à sa manière, pratiqué une
telle forme narrative que l’auteur aurait sans doute
ensevelie dans sa mémoire en s’éloignant du langage
maternel. En entérinant cette perte irrémédiable, à la
fin du Polygone étoilé, l’auteur/narrateur réalise qu’il lui
a fallu composer avec cette « seconde rupture ombilicale »
pour pouvoir se reconstruire sur d’autres bases.
La trajectoire de Kateb témoigne de ces difficiles
négociations telles qu’elles se manifestent dans l’activité
littéraire. Dans Nedjma, il a pourchassé une forme de
composition qui dépasse le cadre du roman réaliste,
postulant un texte qui, outrepassant le code issu de
l’histoire européenne, s’ouvre sur l’ailleurs. Le Polygone
étoilé qui poursuit la recherche de Kateb, ne figure comme
roman dans la nomenclature éditoriale que par une
habitude classificatoire, révélatrice de la méconnaissance
de ces formes de compromis dont le livre est un exemple.
La critique de l’époque, tout en invoquant le caractère
83
inclassable de l’œuvre, s’en tient aux catégories reconnues
et inclut le caractère d’autofiction (avant l’heure) dans le
projet de révolution romanesque. En fait, la récusation de
la forme générique héritée de l’Etranger se fait en
englobant des modalités narratives du terroir. Elle
connaît son aboutissement avec Le Polygone étoilé qui
retrouve l’hétérogénéité de la geste ancestrale.
Au début du Cadavre encerclé, le poète invoquait
« notre mère incorruptible, la Matière jamais en défaut » ;
son corps à corps avec l’écriture pour retrouver et recoller
les morceaux épars de la jarre cassée, induit un texte qui
se disperse et s’étoile sans retenue.
Le Polygone est aussi le lieu où une prédominance
de personnages politiques se substitue aux personnages
mythiques qui peuplaient Nedjma. Tout se passe comme
si l’univers de la légende et de l’épopée révolutionnaire
avait cédé le pas au monde de l’Histoire et de ses
prosaïques réalités concrètes. Du coup, la présence de
Nedjma, le personnage le plus mythique du cycle se
trouve considérablement réduite, annonçant l’éviction
de la femme chimérique du texte katébien. Après quoi
l’auteur renoncera à la forme romanesque pour se
consacrer à l’expression théâtrale tout en continuant à
semer à tous vents des poèmes, à l’instar de ces bardes se
déplaçant de région en région pour déclamer leur poésie
et proclamer leurs dénonciations des maux sociaux.
84
Si, comme le pense Salman Rushdie, « toutes les histoires
sont hantées par les fantômes des histoires qu’elles
auraient pu être »(1), les littératures nées sous domination
coloniale, sont plus que d’autres, perturbées par la rumeur
de textes qui n’ont pas pu advenir ; elles impriment
l’ombre portée d’autres langues, d’autres histoires, d’autres
codes narratifs. Ce sont des textes palimpsestes qui
conservent des vestiges du texte qui n’a pas vu le jour.
Les textes de Kateb sont des textes-palimpsestes ;
toute son œuvre s’étant écrite sur un socle censuré :
« On nous a volé notre manière d’être au monde »(2)
a-t-il déclaré au moment de la parution de Nedjma,
accréditant cet effet palimpseste où ce qui affleure dénonce
ce qui est absent – perdu ou dissimulé, oblitéré.
Aussi, dans l’ensemble du cycle de Nedjma, les récits
qui passent de bouche en bouche et s’inscrivent dans
d’autres récits, les informateurs hasardeux, les confessions
remises en cause, les acteurs épisodiques etc. sont-ils
autant de « trébuchements » qui révèlent, sans conteste, la
confrontation du texte qui a surnagé avec le texte mort-né.
Après le cycle de Nedjma, Kateb continuera à livrer
ses textes en fragments rebelles à tout ajustement,
bourgeonnant en versions oniriques, magiques, ludiques
85
non totalisables et dont le désordre dénonce moins un
désarroi personnel que la tentative éperdue d’explorer
sans fin l’émiettement d’une mémoire collective brisée
pour l’arrimer à l’aventure universelle.
Texte toujours en chantier comme ces legs de l’oralité
qui circulent à travers les âges, à la fois vivaces et rétifs à
tout archivage. Implicitement se met en place cette identité
à entrées multiples devenue, soixante ans après la sortie
de Nedjma, une des données sur lesquelles s’interroge
une anthropologie nouvelle. Une donnée qui génère
une littérature-monde que revendiquent les écrivains
des anciens empires coloniaux et les Antillais.
86
IV. Le nouveau théâtre
87
faire à une juxtaposition de séquences où les dialogues
des personnages alternent avec le commentaire des
chœurs parlés. La méthode katébienne d’étoilement du
texte y est toujours à l’œuvre, permettant des digressions
et des échappées. Et les personnages symboliques
centraux autorisent des recoupements avec d’autres
combats : guérillas d’Amérique latine, luttes anti-raciales
des Etats Unis d’Amérique ou combat des Palestiniens.
Théâtre du verbe et de la réflexion politique, didactique
par essence, il fonctionne avec une extrême économie
de moyens scéniques.
88
renoncé à la langue française. Il veut aller jusqu’au bout
de l’entreprise d’écrire qui mène à la dépersonnalisation,
à ce « devenir imperceptible » par lequel l’artiste cède
la parole aux intéressés dont il épouse la lutte.
Comme l’a bien montré Zohra Siagh(1) le spectacle
de Kateb s’apparente au « théâtre pauvre » de Grotowski(2).
Construit avec la plus grande économie de moyens, il se
suffit d’un petit nombre d’acteurs pouvant jouer plusieurs
rôles et de quelques rares objets chargés de concentrer
une multiplicité de sens. Les personnages et leurs
accessoires rassemblés sur scène selon un principe de
stricte autarcie, créent la plastique, le son, le temps et
l’espace comme dans la halqa (le cercle du conteur) sur
les places de marchés du Maghreb(3). Une telle conception
permet une mobilité de la troupe et une installation des
« tréteaux » dans les campagnes les plus reculées.
Théâtre didactique, œuvrant pour la production culturelle
et la promotion des laissés-pour-compte ; le sens n’y
89
est pas donné par l’auteur mais construit en collaboration
avec le public, s’élaborant au fur et à mesure que la
représentation se déroule.
Par-delà le texte écrit –jamais clos – la représentation
réactive une pratique locale de la fordja qui intègre des
procédures du mime et du spectacle de marionnettes
(garagouz)(1) implanté au Maghreb par les Turcs. Ses
caractéristiques sont: une intrigue simple d’ordre social
et/ou politique, des retournements parodiques, des
personnages-types(2) aux noms ridicules ou satiriques, un
langage libre, parfois obscène, perlé de jeux de mots,
etc... Spectacle qui dispense une franche gaieté, tout en
traitant de problèmes sérieux : problèmes de la Cité
impliquant le spectateur.
Ce théâtre, qui contraste par plusieurs aspects avec
celui du cycle de Nedjma, en reconduit pourtant les
aspects essentiels : morcellement du texte, alternance
des registres de langue, interventions du chœur, verve
populaire et trouvailles langagières habilement transformées
en avis politiques.
Comme dans Le Polygone, le système onomastique
désigne les personnages par des surnoms au sémantisme
90
transparent : Face-de-Ramadhan, Visage-de-Prison, Tapage
Nocturne, Si Ammar-Mauvais-Temps, Hassan-pas-de-
chance etc. Noms de la marginalité sociale et d’une
poétique propre à l’oralité qui exploite l’usage de
l’emblème.
Tandis que, dans le roman, Nedjma, assiégée par la
horde de ses adorateurs, s’était réfugiée dans ses monologues
intérieurs ; le nouveau théâtre donne la parole aux
femmes. Et l’espace du féminin, connaît une sensible
expansion, sous le signe de figures mythiques comme la
cheffe berbère Kahéna : femme sujet de son histoire et
de la grande Histoire.
L’espace du masculin, quant à lui, sous la morsure
bénéfique de la satire, procède à un renversement des
pouvoirs qui dessaisit les puissants de la parole
d’autorité. En contrepoint de la figure de Kahéna, celle
de l’oncle Ho est intégrée au combat des peuples et sa
parole, répercutée par le chœur, devient celle de tous.
Ainsi l’auteur le soustrait au culte de la personnalité et
à la momification.
Dans ce nouveau théâtre s’exprime, pour reprendre
une formulation empruntée à Gilles Deleuze, « un devenir
peuple » et « un devenir femme » ; c’est-à-dire des
objectifs d’émancipation de ces catégories, en cours
d’élaboration. A l’inverse de l’image obsessionnelle de
la femme fatale, le texte dessine à présent, à travers des
91
figures agissantes, la perspective de la libération des
Femmes.
Nedjma qui pensait secrètement: « Puisqu’ils m’aiment,
je les garde dans ma prison, à la longue, c’est la prisonnière
qui décide », avait compris que son assujettissement était
en même temps celui des hommes qui la cloitraient. Dans
Saout En-Nissa, l’auteur met en scène un épisode de
l’histoire de Tlemcen où l’intervention des femmes a
été décisive pour libérer la ville assiégée. Les femmes
des deux camps ennemis sont entrées secrètement en
relation pour tramer une coalition qui mette en échec
l’esprit belliqueux des hommes et leurs voix conjointes
a réussi à désarmer ces derniers, les délivrant de leur
volonté de puissance. Les « petits secrets » de Nedjma
ont laissé place aux stratagèmes d’action et la parole
féminine s’est imposée aux hommes, prolongeant la
voix musicienne du poème L’Algérie des Maudits :
« Elle seule savait laisser tomber sa voix, comme une
pierre fracassée, jusqu’à l’intensité du silence ». On
songe, bien sûr, à Salambô dans le roman de Flaubert
haranguant les troupes, chaque camp dans sa langue,
pour sauver Cirta assiégée.
Dans La guerre de 2000 ans, la grande voix de
Kahéna remonte du plus lointain des âges et donne à
entendre, en même temps que « le devenir femme »,
« le devenir berbère » de l’Algérie par la reconnaissance
92
de son passé amazigh antérieur à l’arrivée des Arabes.
Le dernier combat de Kateb aura été de faire entendre
une langue qu’il ne parlait pas et de faire accueillir par
la population algérienne un « amour trilingue » : arabe
– français - tamazight.
93
D’un théâtre à l’autre, la même passion anime
l’auteur. Aventure qui ne va pas sans tâtonnements et
réajustements, fidèle au principe d’une poétique en
acte qui exhibe sans complexe ses failles et cherche les
moyens de les surmonter.
La vocation poétique qui était latente chez Yacine
adolescent, s’est affirmée, on l’a rappelé à maintes
reprises, sous le choc de l’expérience carcérale qui a
induit un engagement politique. Le cadavre encerclé,
écrit à la sortie de prison, a donné le ton de cet
engagement : dans la rue des Vandales, agonise le militant
qui, poignardé à l’arbre nourricier reprend racine dans
une identité matricielle.
Autoportrait du jeune poète qui retrouve instinctivement
la tragédie antique de l’aveuglement sur les origines.
« C’est après coup, en lisant Eschyle pour la première
fois, que j’ai vu à quel point mon théâtre se
rapprochait du théâtre antique » déclarera-t-il(1).
Kateb, alors journaliste à Alger Républicain, participe
au débat culturel et politique du moment et projette son
œuvre dans une optique qui associe satire et épopée :
deux formes passibles de susciter l’adhésion au dire
qu’elles véhiculent.
Après L’Homme aux sandales de caoutchouc, l’auteur
94
se lance dans l’aventure d’un théâtre populaire en langue
arabe algérien et, en vue de le faire jouer aussi en
tamazight, s’assure la contribution de Ben Mohammed,
un des paroliers du célèbre chanteur Idir(1). De leur
collaboration nait la traduction de l’Internationale en
arabe algérien (darja) et en tamazight en prélude au
théâtre postulé. Les deux versions seront entonnées au
début de chaque représentation.
Le nouveau théâtre de Kateb casse deux tabous. D’une
part, en établissant un continuum entre la langue arabe
vernaculaire et la langue arabe savante, le problème
toujours éludé de l’arabe algérien comme langue
nationale est mis sur la table. D’autre part, en donnant
droit de cité à la langue tamazight sur les planches du
théâtre national. A travers ce théâtre, se poursuit l’invention
d’un langage satirique, subversif et didactique qui
exploite une "pratique tri-jumelée de l'arabe, du kabyle
et du français" (Bensmaia)(2).
Dans cette cohabitation linguistique, le français sert une
énonciation collective de même nature que les noms
emblématiques (Face-de-Ramadhan, Frères-Monuments,
95
Visage de Prison, Ane-alfa-bête, Ane-à-tôle...) qui ne
sont ni des personnages individualisés, ni des types
sociaux mais des "effets linguistiques", des agents de
forces socio-culturelles. Cette langue n’appartient pas
vraiment à la voix qui parle (celle de l’auteur ou du
personnage), elle désigne plutôt une voix extérieure,
élaborée sur un télescopage de langues.
Un tel travail joue de la position du sujet par rapport
à une situation sociolinguistique et participe d’une
aventure aussi bien esthétique que politique. Il oriente
vers le fragment singulier en tant que signe d'un
arrachement au silence et devient un document révélateur
des enjeux linguistiques qui se disputent dans le champ
culturel de référence.
96
Conclusion
97
majeure de se connaître et de connaître l’histoire
profonde de son peuple. Car, savoir d’où on vient est une
nécessité absolue à ses yeux pour pouvoir projeter où on
va. Aussi l’écriture a-t-elle été pour lui le moyen
d’échapper au polygone qui menace l’être de s’enfermer
dans la résignation.
Vivre et écrire ont été une seule et même chose pour
Kateb. Il lui a fallu pour réaliser son programme quitter la
mère et son univers fabuleux et suivre l’injonction du
père : « La langue française domine, il te faut la
dominer ». Puis, le père ne suffisant plus à orienter
l’histoire du fils, sa voix s’efface et la quête d’une origine
perdue commence pour le jeune écrivain, suscitant
l’errance avec, pour toute boussole, la cause des
opprimés quels qu’ils soient.
Sa mission, il l’a conçue à partir de sa position
personnelle « entre deux lignes ». Ce qui l’a conduit à
inventer « dans la gueule du loup » pour « retrouver sa
voix perdue dans le fracas des armes»(1). Son coup de
génie a été d’avoir su réaliser la confluence en dépit de la
déchirure. A la faveur de quoi il a produit des formes
inédites qui l’introduisent de plain-pied dans l’esthétique
de la modernité où il fait souffler un puissant air de
dissidence.
Il navigue d’abord entre ses deux langues, amantes
98
rivales : l'arabe populaire et maternel dans lequel ses deux
parents se livraient des joutes oratoires et le français qui a
bercé les émois du petit garçon séducteur, fasciné par la
maîtresse d'école et sa langue. Cependant, en arrière fond,
se manifeste la nostalgie de la langue berbère : celle qu'il
n'a jamais apprise et qu'il s'est mis à défendre
véhémentement comme parler originel du terroir. Son
ambition était de devenir trilingue en intégrant le
tamazight à sa connaissance de l’arabe et du français. Il y
a, d’ailleurs été initié au point de pouvoir superviser la
traduction de ses textes dans cette langue.
Poète engagé, Kateb refuse d’être embrigadé. « Le vrai
poète, a-t-il affirmé, même dans un courant progressiste,
doit manifester des désaccords ». C’est donc, la liberté
absolue de penser et de s’exprimer qu’il mettra au service
de la Révolution permanente pour l’émancipation des
hommes.
Tout, chez lui, est tendu vers le franchissement des
frontières : son écriture télescope les langues, enjambe les
frontières génériques, malaxe les formes, entrecroise les
mythes et les poétiques, joue avec les références culturelles
et historiques de son double héritage, invente un
dictionnaire de personnages bigarrés, stylisés à l'extrême
qui se condensent en purs signes linguistiques
s'entrechoquant sur la scène du texte.
Son texte, en perpétuel chantier, à jamais en fragments,
strié de silences éloquents, testant plusieurs formes
99
génériques et plusieurs registres, naviguant entre les
langues, passant du scriptural à l’oral, offre, en dépit des
discontinuités, un effet de totalité. Tout se passe comme
si l’auteur avait eu l’ambition, consciente ou inconsciente,
en interrogeant sans complaisance son monde, de lui
arracher, moins le secret de son hypothétique vérité que la
révélation de ses réelles contradictions.
A la fois par instinct moderniste et par une secrète
prédisposition d'un imaginaire hérité de siècles de
pratique par les Arabo-Berbères d’une esthétique de
l’abstraction ; sa poétique dédaigne la description
mimétique pour laisser s'épanouir en toute liberté les sens
symboliques et leurs ambiguïtés.
Instruit dans la langue du colonisateur, Kateb considérait la
langue française comme un « butin de guerre » que les
Algériens se devaient de sauvegarder : « Il ne faut jamais
l’abandonner parce qu’une langue est une arme puissante à
notre époque et que les moyens de communication avec les
autres peuples sont très précieux. Nous devons avoir une
attitude offensive. Ceux qui reculent ou ont peur seront
les plus bernés, mystifiés et ceux qui veulent aller au-
devant des autres doivent apprendre leur langue. Si les
français ont perdu la guerre, ce n’est pas parce qu’ils
étaient moins travailleurs ou moins intelligents que nous.
C’est parce que nous connaissions leur langue et qu’ils
ignoraient la nôtre. (…) Voilà pourquoi, quand nous avons
une richesse, il ne faut pas la fuir, la nier ou l’étouffer, mais
100
la développer au contraire, car elle est une arme. »(1).
Par contre, il considérait l’organisation de la francophonie
comme une machine politique néocoloniale, destinée à
perpétuer l’aliénation des anciens colonisés. Il se méfiait de sa
propension à la récupération, affirmant : « j'écris en français
pour dire aux Français que je ne suis pas français ».
En définitive, son œuvre traduit la quête d'identité d'un
pays aux multiples langues et cultures et les aspirations
d'un peuple auquel il s’identifie dans sa composante la plus
défavorisée. Elle se présente comme une opération à la fois
d’anamnèse, d’archéologie du socle culturel censuré et
comme une opération d’examen critique du présent à la
lumière des traces sauvées de l’oubli. Pus clairement, le
travail de l’auteur s’attache à réveiller des présomptions
de sens enfouies dans les zones obscures de la mémoire.
C’est en cela que réside son engagement. Car la
littérature, pour lui, n’est pas destinée à livrer une
connaissance organisée, mais à interroger sans relâche les
zones d’ombre. Et si elle produit un certain savoir, il s’agit
seulement d’un éclairage visant à donner sens à « la Matière
jamais en défaut » : « notre mère incorruptible » ; autrement
dit à la complexité inhérente à la vie.
Entreprise qui génère des indécisions et de constants
conflits du sens et qui sollicite une participation active du
lecteur (ou du spectateur) à la production du sens. Aussi,
101
la difficulté d’accès invoquée par certains lecteurs n’est-
elle pas inhérente à son texte mais, estime-t-il, à la réalité
intrinsèquement complexe dont il traite.
Dès lors, il faudra pour construire une lecture éclairante
de l’œuvre, s’attacher à en démystifier l’hermétisme. Pour
cela, il s’agira de se départir de comportements de lecture
obnubilés par des modèles littéraires classiques, accepter la
multiplicité des angles d’attaque et renoncer à la vanité des
lectures globalisantes.
De nombreux chercheurs s’y emploient, poursuivant les
dessins imbriqués des configurations mythiques, exhumant
les réseaux touffus de la quête du sens. Sans pour autant
que la hardiesse de la pensée, l'authenticité du vécu ou
l'originalité de l'esthétique - qualités reconnues par tous -
n'aient fait accéder l'auteur aux manuels littéraires par
lesquels s'opère l'intégration dans le patrimoine national
et son appropriation par un imaginaire collectif. Le texte
katébien reste affaire de spécialistes.
Malgré tout, l'auteur jouit, même aux yeux de ceux qui
ne peuvent le lire, du prestige que lui confère son image
de contestataire infatigable, son aura de poète errant et de
barde à l'écoute du peuple.
102
V. ANNEXES
103
« … quand j’eus 7 ans, (…) mon père prit soudain la
décision irrévocable de me fourrer sans plus tarder dans
« la gueule du loup », c’est-à-dire à l’école française. Il le
faisait le cœur serré :
- Laisse l’arabe pour l’instant. Je ne veux pas que
comme moi, tu sois assis entre deux chaises. (…) La
langue française domine. Il te faudra la dominer, et
laisser en arrière tout ce que nous t’avons inculqué dans
ta plus tendre enfance. Mais une fois passé maître dans la
langue française, tu pourras sans danger revenir avec
nous à ton point de départ.
Tel était à peu près le discours paternel.
Y croyait-il lui-même ?
(…)
Après de laborieux et peu brillants débuts, je prenais
goût rapidement à la langue étrangère, et puis, fort
amoureux d’une sémillante institutrice, j’allais jusqu’à
rêver de résoudre, pour elle, à son insu, tous les
problèmes proposés dans mon volume d’arithmétique !
Ma mère était trop fine pour ne pas s’émouvoir de
l’infidélité qui lui fut ainsi faite. Et je la vois encore,
toute froissée, m’arracher à mes livres – tu vas tomber
malade ! – puis, un soir, d’une voix candide non sans
tristesse, me disant : « Puisque je ne dois plus te distraire
de ton autre monde, apprends-moi donc la langue
française … » Ainsi se refermera le piège des Temps
104
Modernes sur mes frêles racines, et j’enrage à présent de
ma stupide fierté, le jour où, un journal français à la
main, ma mère s’installa devant ma table de travail,
lointaine comme jamais, pâle et silencieuse, comme si la
petite main du cruel écolier lui faisait un devoir, puisqu’il
était son fils, de s’imposer pour lui la camisole du
silence, et même de le suivre au bout de son effort et de
sa solitude – dans la gueule du loup.
Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de
l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde
rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne
rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les
arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang,
aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie,
secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu
… Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son
langage, les seuls trésors inaliénables… et pourtant
aliénés !
Le Polygone étoilé, p. 180 – 182
105
Il vient tout droit à ma table et me demande : « est-ce
que tu ne serais pas de telle famille ? ». Et il me sort
immédiatement tout un arbre généalogique. Pas de doute,
il connaissait tous mes parents et il me dit :
« Naturellement tu dois écrire, toi, parce que ta famille
vient de ces tribus de lettrés, au sein desquelles on
improvise la poésie. C’est ce qui montre que la poésie
n’est pas une chose qui appartient à tel ou tel ». Je lui
dis : « Oui, j’écris », et je lui passe un bouquin. Il
emmène le paquet, puis commence à montrer les poèmes
aux gens dans le café. Et tout à coup, je m’aperçois qu’il
a disparu. Je m’inquiète. On me dit : « Ne t’en fais pas, il
est connu. » Bon. Je passe la nuit à la gare. (…) le matin,
très tôt, je suis happé par un bonhomme qui me prend par
l’épaule. C’était lui. Alors, il m’entraîne dans le café
maure. Il me bourre de beignets (…) Puis, il tire de sa
poche une liasse d’argent, et il me dit : « Voilà, j’ai
vendu tes livres (…) Il m’a présenté au responsable du
PPA de l’époque, des syndicalistes etc. Enfin tout ce qu’il
y avait dans la ville de Constantine. C’est lui, c’est Si
Mohamed Tahar Ben Lounissi qui fut mon père spirituel,
et je l’ai fait vivre dans le roman Nedjma sous le nom de
Si Mokhtar. Il est mort pendant la guerre dans un asile de
vieillards. Je n’arrive pas à le croire mort ».
106
« Je suis né d'une mère folle très géniale. Elle était
généreuse, simple, et des perles coulaient de ses lèvres. Je
les ai recueillies sans savoir leur valeur. Après le
massacre (8 mai 1945), je l'ai vue devenir folle. Elle, la
source de tout. Elle se jetait dans le feu, partout où il y
avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête, n'étaient que
brûlures. J'ai vécu ça, et je me suis lancé tout droit dans la
folie d'un amour, impossible pour une cousine déjà
mariée. »
in Entretien, Ghania Khelifi, 1990, p. 13
107
je m'en souvienne, les premières harmonies des muses
coulaient pour moi naturellement de source maternelle.
Mon père versifiait avec impertinence (…) et ma mère
souvent lui donnait la réplique, mais elle était surtout
douée pour le théâtre. Que dis-je ? A elle seule, elle était
un théâtre. J’étais son auditeur unique et enchanté … »
Le Polygone étoilé, p. 179
V. 2. Extraits critiques
« Marguerite(1) est une fille écrasée par la domination
de son père et complètement isolée. Elle ne peut assumer
un passé qu’elle réprouve. Mais elle ne peut non plus
s’inscrire dans le mouvement de l’avenir. C’est le drame
de toute une partie de la France, de cette partie qui
conserve une vertu d’authenticité humaine, qui prend part
à la tragédie. C’est presque ici l’illustration du dialogue
de la gauche française. On peut y voir une flèche à
double pointe destinée à la fois aux Français, mais aussi
aux Algériens qui désespèrent de la partie adverse dans
ce qu’elle a de vrai et de sincère. Marguerite, avec cette
façon qu’elle a de passer dans la pièce et de disparaître,
c’est sans doute le personnage le plus tragique du
Cadavre encerclé, la véritable victime. »
Kateb in L’Action, Tunis, 28 avril 1958
108
« Ces romans écrits en français, lus dans le meilleur
des cas par des Français qui voudraient apaiser leur
conscience ou complaire à leur paternalisme en criant
inconsidérément au chef d’œuvre, se prêtaient à une
opération par laquelle on faussait aisément le jugement
du lecteur, seul un public algérien peut être juge de leur
authenticité. »
Mostefa Lacheraf, in LesTemps
Modernes, n° 209, octobre 1963
109
supplémentaire mais relativement neutre, c’est un drame
linguistique. »
Albert Memmi in Le portrait du colonisé, éd.
Payot, Paris, 1966, petite bibliothèque Payot, 1973
110
visages, d’un pays qui accède à son unité par le chemin le
plus court ; celui que lui ouvrirent sans le savoir ses derniers
conquérants (…) On ne se sert pas en vain d’une langue et
d’une culture universelles pour humilier un peuple dans son
âme. Tôt ou tard le peuple s’empare de cette langue, de cette
culture, et il en fait les armes à longue portée de sa libération
Kateb in Les Lettres nouvelles, juillet-août 1956
111
de ce mouvement !au lieu de couvrir une surface, les ondes
finissent par enserrer un volume d'espace et de temps qu'au
terme du livre nous connaissons en tous points.
Maurice Nadeau, France Observateur, 16 août 1956
112
« Cette femme impossible, au fur et à mesure que je
travaillais, elle s'est identifiée à l'Algérie et c'est là qu'il
faut comprendre le sens du symbole. Le symbole dans ce
qu'il a de profond, n'est jamais voulu. C'est une chose qui
se structure à partir d'une vérité, d'un noyau et qui, plus
elle signifie, plus elle donne lieu à des interprétations
diverses et plus elle se précise comme symbole (...) Au
fond un symbole est insaisissable et (...) chaque fois
qu'on l'examine, il est de plus en plus riche de
signification... (Mais) un symbole est toujours fragile ; si
on veut le littéraliser, il se détruit (...) le symbole jette
seulement des éclairs de signification."
Conférence aux étudiants, Alger, 1957. in mémoire de
maîtrise, Pierre Laval : Nedjma ou le thème de l’ambivalence
dans l’œuvre de Kateb Yacine, Paris VII, juin 1972
113
V. 3. Extraits des œuvres
« Nous avions préparé deux verres de sang Nedjma
ouvrait ses yeux parmi les arbres
Un luth faisait mousser les plaines et les transformait
en jardins
Noirs comme du sang qui aurait absorbé le soleil
J’avais Nedjma sous le cœur fruits fumais des bancs de
chair précieuse
- Nedjma depuis que nous rêvons bien des astres nous
ont suivis …
Je t’avais prévue immortelle ainsi que l’air et l’inconnu
Et voilà que tu meurs et que je me perds et que tu ne
peux me demander de pleurer …
Où sont Nedjma les nuits sèches nous les portions sur
notre dos pour abriter d’autres sommeils !
La fontaine où les saints galvanisaient les « bendirs »
La mosquée pour penser la blanche lisse comme un
chiffon de soie
La mer sifflée sur les visages et des lunes suspendues
dans l’eau telles des boules de peau de givre …
C’était ce poème d’Arabie Nedjma qu’il fallait
conserver ! »
Extrait, Nedjma ou le poème ou le couteau
« Invivable consomption du zénith. Ce matin Nedjma s’est
levée tout endolorie ; elle n’a pas fait honneur aux
114
aubergines mijotées de Lella Fatma ; Kamel est rentré
sans faire de bruit, le cœur lourd de journaux invendus et
de tabac vendu à crédit ! Contenant sa faim, l’homme
décroche le luth ; il tente de s’associer au spleen conjugal.
Nedjma s’enfuit au salon, les sourcils froncés. Le musicien
sent fondre son talent dans la solitude ; il raccroche le
luth ; le calme de Kamel ne fait que l’affubler du masque
de cruauté que Nedjma compose à qui ne tombe pas dans
son jeu ; elle pleure sans prendre garde aux protestations
de Lella Fatma : « … un homme si bon tout en miel, à
croire que ce n’est pas le fils de sa mère ! Que veux-tu
donc ? Un goujat qui vendrait tes bijoux ? »
Invivable consomption du zénith! prémices de fraîcheur … »
Nedjma, p. 68-69
115
Mais les fourmis, les fourmis rouges.
Les fourmis rouges venaient à la rescousse.
Je suis parti avec les tracts. Je les ai enterrés dans la
rivière.
J’ai tracé sur le sable un plan …
Un plan de manifestation future.
Qu’on me donne cette rivière, et je me battrai.
Je me battrai avec du sable et de l’eau.
De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.
J’étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin.
(…)
Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse.
Moi j’étais en guerre. Je divertissais le paysan.
Je voulais qu’il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je
faisais le fou devant mon père le paysan. Je bombardais la
lune dans la rivière. »
Nedjma, p. 53-54
116
d’aise, elle se détend. Puis quand vient la douleur, elle se
baigne dans l’eau froide. Que faire ?Je suis cloué sur un
lit. Les deux petites sont effrayées. Regarde-la. Elle n’est
plus que plaies »
Mustapha lui parla. Elle parut le reconnaître. C’était la
seconde fois qu’il l’emmenait, consentante, et ne
songeant qu’à fuir. (…) A l’hôtel, le croyant endormi,
elle avait encore failli lui échapper. Il avait dû glisser la
clé sous l’oreiller, surveiller la fenêtre. Toute la nuit
calme, persuasif, brutal ou excédé, il avait lutté contre la
démence, pas seulement la sienne à elle… La folie. Rien
de plus contagieux. Sa mère. Jamais elle n’avait eu tant
de pouvoir sur lui. Et maintenant il la tenait, rudement,
par les deux bras, tête baissé, vide et féroce, prêt à
frapper, sans même entendre les cris de foudre insatisfaite
dans l’accalmie, la pluie trop fine, trop rare pour la soif
du Rhummel qui râlait lui aussi, à la façon d’un malade
irrité par un ça-va-mieux dont il n’est pas dupe. Il ne
l’entendait plus, fixant les avant-bras, les paumes, les
poignets couverts de cicatrices, les nerfs noués, comme
des serpents, comme si elle faisait partie désormais de ce
câble d’acier sur le pont suspendu, aérienne, éperdue et
tout à coup triviale, tandis qu’il s’efforçait de lui faire
lâcher prise. Puis elle cessa de résister, à nouveau
consentante et toujours prête à fuir.
- Oui, comme les oiseaux dit-elle
Le Polygone étoilé, p. 166-167
117
« (Nedjma) avait encore les plus belles toilettes, mais
trop d’élégantes froissées la repoussaient dans l’ombre
avec les trois ou quatre natives dévoilées, pas des plus
riches, filles de fonctionnaires ou de commerçants que les
Européennes ignoraient, que leurs compagnes d’autrefois
montraient du doigt par la fenêtre, elles qui ne pouvaient
rester cloîtrées ni s’exposer dans l’autre monde, maudites
et tolérées comme si leur turpitude méritait considération,
ne fût-ce que pour mettre en valeur la vertu de celles qui
demeuraient dans leur camp, acceptant la coutume et
l’orthodoxie, fidèles au voile et aux traditions – cette
vertu de vierges majoritaires qui fait l’honneur des citadins,
laissant licence aux plus belles ou aux plus folles de
déroger, pourvu que demeure l’ancienne pudeur du clan,
du sang farouchement accumulé par les chefs de file et
les nomades séparés de leur caravane, réfugiés dans ces
villes du littoral »
Nedjma, Carnet de Mustapha, p. 188
118
Désir de couper les ponts en me traitant non seulement
comme un commissionnaire, mais comme un mécréant, à
qui l’on signifie qu’on n’a rien de commun avec lui,
évitant de lui parler dans la langue maternelle. »
Nedjma, p. 72
119
mouvement des sourcils, répertoire de pleureuse, d'almée
ou de gamine ? (…) Nedjma se développe rapidement
comme toute Méditerranéenne ; le climat marin répand
sur sa peau un hâle, combiné à un teint sombre, brillant
de reflets d'acier, éblouissant comme un habit mordoré
d'animal ; la gorge a des blancheurs de fonderie (…) et le
sang, sous les joues duveteuses, parle vite et fort,
trahissant les énigmes du regard. »
Nedjma, p.78-79
120
mariée contre son gré (…) … A toi, Rachid, c’est à toi que je
songe … Mais jamais tu ne l’épouseras. Je suis décidé à
l’enlever moi-même, sans ton aide, mais je t’aime aussi
comme un fils… Nous irons vivre au Nadhor, elle et toi, mes
deux enfants, moi le vieil arbre qui ne peut plus nourrir, mais
vous couvrira de son ombre… Et le sang de Keblout,
retrouvera sa chaude, son intime épaisseur. (…) S’il faut
s’éteindre malgré tout, au moins serons-nous barricadés pour
la nuit, au fond des ruines reconquises… »
Nedjma, pp. 128-129
121
VI. Bibliographie
122
Boucherie de l'espérance, œuvres théâtrales, [contient quatre
pièces : Mohammed prends ta valise, Boucherie de l'espérance, La
Guerre de deux mille ans et Le Bourgeois sans culotte ; œuvres
écrites entre 1971 et 1988], Paris, Éditions du Seuil, 1999, 570
p. Textes réunis et traduits par Zebeïda Chergui.
Minuit passée de douze heures, écrits journalistiques 1947-
1989, textes réunis par Amazigh Kateb, Paris, Éditions du
Seuil, 1999, 360p.
Kateb Yacine, un théâtre et trois langues, Catalogue de
l'exposition littéraire du même nom, Éditions du Seuil,
2003, 75 p.
Parce que c'est une femme, textes réunis par Zebeïda
Chergui, théâtre, [contient un entretien de Yacine Kateb avec
El Hassar Benali, 1972, La Kahina ou Dihya ; Saout Ennissa,
1972; La Voix des femmes et Louise Michel et la Nouvelle
Calédonie], Paris, Éditions des Femmes - Antoinette Fouque,
2004, 174 p.
123
- L’Ancêtre et le têtard, in revue Simoun n° 10, Oran 1953
- Un rêve dans un rêve, in revue Terrasses n° 1, Alger, juin
1953
- Lakhdar in revue L’Action poétique, n° 5, Marseille, juin
1956
- Clandestins, in Les Lettres françaises, n° 650, Paris 20
décembre 1956
- L’Enlèvement de Nedjma, in Les Lettres nouvelles, n°38,
Paris, mai 1956
- Le Fondateur, in Les Lettres nouvelles, n° 40, Paris, juillet
1956
- Porteuse d’eau et Pour un blessé à mort in Exigence, n° 5,
Paris, janvier 1957
- Le Fondateur in Les Temps modernes, n°135, Paris, mai
1957
- Le feu, c’est le secret, in La Nouvelle critique, n° 112,
janvier 1960
- Le chameau prolétaire in Afrique Action, Tunis, 1er mai
1961
- La Guerre de cent trente ans in Afrique Action, Tunis, 26
août – 1er sept 1961
- La Séparation de corps in Le Journal des poètes, n° 3,
Bruxelles, mars 1961
- Déserteur in Les Lettres nouvelles n° 11, Paris, février
1961
- Jardin parmi les flammes in Esprit n° 11, Paris, novembre
1961
- La rose de Blida, in Les Lettres françaises, Paris, février
1963
- L’œil qui rajeunit l’âme, in Dialogue, n° 14, Paris,
septembre 1964
124
- Parmi les herbes qui refleurissent, in Le Mercure de
France, n° 1206, avril 1964
- Une étoile de sang noir, in Révolution Africaine, n° 54,
Alger 8 février 1964
- Lakhdar à l’école in Al Djazaïri, n° 31, Paris, 14 avril 1965
- Un Corse taciturne in Dialogues, n° 17, Paris, janvier
1965
- Fleurs de poussière in Dialogues, n° 20, Paris, avril 1965
- Sidi M’Cid, in Dialogues, n° 23, Paris, juillet 1965
- Le Bain des Maudits, in L’Algérien en Europe, n° 15,
Paris, décembre 1965
- Un long rêve et un coq rôti in Les Cahiers de l’Oronte, n°
1, Beyrouth, février 1965
- Les Poissons sautent, in Révolution africaine, n° 123,
Alger, 5 juin 1965
- Poussières de juillet, in Révolution africaine, n° 130, Alger,
24 juillet 1965
- Nouvelles aventures de Nuage de fumée in L’Algérien en
Europe, n°7, 16 janvier, n°8, 15 février, n° 9, 28 février,
Paris, 1966
- Le Sculpteur de squelettes in Le Nouvel Observateur,
Paris, 25 janvier 1967
- La Bicyclette de l’Oncle Ho, in Algérie-Actualité, Alger 1er
septembre 1968
- La Route de Dien Bien Phu, in An Nasr, Constantine, du
11 mai au 15 mai 1968
- Sur le dos du tigre (Extraits), in revue Promesses, Alger,
juin 1969
- Boucherie de l’espérance in revue Change, n° 8, Paris,
1971
125
- La Gandourie en uniforme, in revue Europe, n° 567-569,
Paris 1976
- Œil de Lynx, in Algérie Actualité n° 1052, Alger, 12-18
décembre 1985
- Guelma tremble (Nouvelle), in Politis, Paris, 11 février
1988
- Le bourricot d’exportation, in Algérie Actualité, n° 1278,
Alger, 18 avril 1990
- Poème d’exil in Les Cahiers de la poésie, Paris, n° 1,
janvier-février 1990
126
VI. 4. Principales œuvres critiques sur Kateb :
- Jacqueline Arnaud, La Littérature maghrébine de langue
française, Paris, Publisud, 1986
- Kateb Yacine, Collection « Classiques de monde »,
présentation Ismaël Abdoun, Fernand Nathan, Paris /
SNED, 1986, Alger
- Jacqueline Arnaud, Le Cas Kateb Yacine, Publisud, Paris, 1986
- Hommage à Kateb, Kalim, no 7, Institut des langues
étrangères d’Alger, direction Naget Khadda,1ère de
couverture Mohammed Khadda, Alger, OPU (Office des
publications universitaires), 1987, 264 p.
- Pleins feux sur Kateb Yacine, Actualité de l’immigration n°
72, Paris, 14 janvier 1987, 128 p. Textes de Merzak Bagtache,
Azouz Begag, Tahar Bekri, Farida Belghoul, Mourad
Bourboune, Tahar Djaout, Abdelkader Djeghloul, Abdelkader
Djemaï, Ahmed Kalouaz, Nacer Kettane, Abdellatif Laabi,
Mostefa Lacheraf, Mehdi Lallaoui, Rachid MimouniI,
Mustapha Raïth, Tayeb Sbouaï, Leïla Sebbar
- Kateb Yacine et la modernité textuelle, direction Naget
Khadda, OPU, Alger, 1989
- Joseph Le Coq, Kateb Yacine, le rebelle amoureux. CBA,
1989.
- Kateb Yacine, colloque international, Université d'Alger,
1990, direction Beïda Chikhi, Alger, OPU, 1991, 1ère de
couverture Mohammed Khadda.
- Saïd Tamba, Kateb Yacine, coll. Poètes d'aujourd'hui,
Seghers, Paris, 1992.
- Kateb Yacine, Éclats de mémoire, documents réunis par
Olivier Corpet, Albert Dichy et Mireille Djaider, IMEC,
1994, 80p.
127
- Anthologie de la littérature algérienne (1950-1987),
introduction et notices Charles Bonn, Le livre de poche,
Paris, 1990.
- Kateb Yacine, revue Europe, n° 828/ Avril 1998, coordonné
par Jean-Baptiste Para et Naget Khadda
- Benamar Mediene, Kateb Yacine, le cœur entre les dents,
Robert Laffont, Paris, 2006. Préface de Gilles Perrault.
- Olivier Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en
France des années 1960 à aujourd'hui, Paris, La
Découverte, 2007.
- Beïda Chikhi et Anne Douaire-Banny, Kateb Yacine au
cœur d'une histoire polygonale, Rennes, PUR, 2014.
VI. 5. Entretiens
Isidro Romero, Kateb Yacine, écrivain public, entretien filmé,
coll. "Un certain Regard", ORTF / INA, 1971, 54 min.
Hafid Gafaïti, Kateb Yacine : un homme, une œuvre, un pays,
éd. Laphomic, coll. Voix multiples, Alger, 1986
Abdelkader Djeghloul : Kateb Yacine, le provocateur provoqué,
Paris, ed. Actualité de l’immigration, 1989, 128 p.
Ghania Khelifi, Kateb Yacine, Éclats et poèmes, Alger,
Enag, 1990, 136 p.
Gilles Carpentier : Le poète comme un boxeur, Entretiens
1958-1989, Paris, Le Seuil, 1994, 190 p.
Stéphane Gatti, Kateb Yacine, poète en trois langues,
documentaire, France, 2001. Production, La Parole errante.
Sarah Baron, Swann Dubus, Le Cadavre encerclé de Kateb
Yacine lu par Armand Gatti. Production : le Volcan/scène
nationale du Havre. La Parole errante, 2003.
128