Ridha Bourkhis - L'explication Littéraire - Jericho

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Epigraphe

Dédicace

Auteurs ayant participé à l’ouvrage

COLLECTION « CURSUS » • SÉRIE LETTRES

Explication 1 - La Vengeance Raguidel, Raoul de Houdenc


Un art consommé de l’incipit romanesque : reprises et variations

Le déni d’une intrigue : expérimentation d’une nouvelle esthétique romanesque

L’entrée en scène de Gauvain : rupture et continuité

La figure du roi Arthur : grandeur et petitesse

Explication 2 - Gargantua, François Rabelais


De la méthode et des approches critiques

Une esquisse d’explication

Conclusion

Explication 3 - Les Aventures de Télémaque, Fénelon


La situation du texte dans l’économie narrative du roman

La structure globale de la séquence textuelle et ses indicateurs symboliques

Le paragraphe introducteur et sa mise en scène initiatique

La première partie de la description : un trompe-l’œil

La deuxième partie de la description : un horizon déceptif

Conclusions sur le texte et sur la méthode

Explication 4 - L'Île des esclaves, Marivaux


Situation du texte : une utopie sociale

Lieu du drame : nulle part

L'apparition des personnages : renversement

Un maître qui n’est déjà plus maître de rien

Le cheminement vers la révolte

La condition inhumaine

Un théâtre pour l’humanité


Explication 5 - Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos
La passion guerrière

Menaces de guerre et inventaire des forces en présence

L’empire de la Raison ou la méthode du scélérat

Éléments de conclusion

Explication 6 - La Religieuse, Denis Diderot


L’interaction*

La défaillance

Explication 7 - Méditations poétiques, Alphonse de Lamartine


Présentation : circonstances du poème et thème central

Mouvement du poème et figures marquantes

Construction métrico-strophique et musicale

Éléments de conclusion

Explication 8 - Hernani, Victor Hugo


Introduction : une scène d’exposition romantique

Les didascalies initiales : une déstructuration restructurante des règles (trois unités et bienséances)

L'attaque. La couleur historique : vers un drame historique

L'intrusion d'un personnage. Un coup de théâtre formel en rupture avec la tradition

Un dialogue à double destination. Le mélange des tons et des genres comme nouveau principe dramatique

Un dialogue rythmé. Exposition d’un nouveau principe métrique

Les attaques de Don Carlos. Les convenances bafouées

La fin de la scène. Confirmation d’une exposition romantique par un choc

Conclusion

Explication 9 - Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo


Tensions énonciatives

Du grandissement à la défiguration

Une construction lacunaire de la référence

Conclusion

Explication 10 - Madame Bovary, Gustave Flaubert


L'amour à la recherche d’un cadre

Lamartine et les harmonies du métronome

Fin de partie : morale et démoralisation

Conclusion

Explication 11 - Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire


Lyrisme et variété

Ambivalence et images

Une berceuse

Explication 12 - Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire


Introduction : morale d’outre-tombe

Composition du poème : de la longue phrase complexe…

Explication linéaire

Conclusion : le supplice (d’)absolu

Explication 13 - « Les fleurs », Stéphane Mallarmé


De l’interprétation des symboles

Des symboles au symbolisme

De l’interprétation du symbolisme

Explication 14 - Sagesse, Paul Verlaine


Remarques stylistiques : régularité et irrégularité

Remarques thématiques : de quelle(s) révolution(s) s’agit-il ?

En guise de conclusion

Explication 15 - Les Chants de Maldoror, Lautréamont


Les marques du délibératif

Un texte oratoire : le surmarquage rhétorique de l’elocutio

Enjeux épidictiques

Conclusion

Explication 16 - Les Trophées, José Maria de Heredia


La source de cette composition

Le mouvement du poème

La prière de protection

L'itinéraire initiatique du poète ou le dévoilement d’un univers occulte

Conclusion

Explication 17 - Les Trois Villes, Émile Zola


Introduction

Énoncé de la thématique

Structure du passage

Rythmes* et parallélismes

Les leçons du vocabulaire

Conclusion

Explication 18 - Éloges, Saint-John Perse


Introduction

L'écriture de l’éloge ; les modes stylistiques de la sublimation de l’enfance

La dynamique de transfiguration du paysage pour l’avènement du lieu de l’enfance, ce locus amoenus

L'imbrication des univers et des règnes : ode à l’enfance fusionnelle

Conclusion

Explication 19 - L'Épicerie d'enfance, Jean Follain


Poétique du « presque rien »

Poétique de la « présence »
Structure et signification

Explication 20 - Le Roman inachevé, Louis Aragon


Introduction

Caractérisations générales

L'autoportrait

Aliénation et liberté

Explication 21 - Le Roman inachevé, Louis Aragon


Introduction

L'énigme de la création

Expérience poétique et expérience de soi

Écriture du moi et poésie en acte

Conclusion

Explication 22
Introduction

La structure du récit

Le lexique de la description

Les figures de la connaissance fragmentée

La syntaxe inhabituelle : vers la démission du langage

Conclusion

Explication 23 - Un bruit dans le bruit, Danielle Cohen-Levinas


Glossaire

Conseils de lecture
© Armand Colin, 2006
978-2-200-24560-3
Nos sincères remerciements s’adressent à tous les enseignants-
chercheurs de Tunisie, de France, du Maroc, de Côte-d’Ivoire, des
États-Unis et du Royaume-Uni qui ont cru, dès le départ, à l’utilité
de cet ouvrage et accepté d’y contribuer, malgré leurs
responsabilités et occupations.

À eux, pour leur compétence, pour leur bonne volonté et pour leur
si touchante humilité.

À eux encore, parce que sans leurs judicieuses contributions, ce


livre n’aurait jamais vu le jour.
Ridha BOURKHIS
Conception de couverture : Dominique Chapon et Emma Drieu
Internet : http://www.armand-colin.com

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous


procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation
intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées
dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et
constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les
reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations
justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans
laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du
Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE •
75006 PARIS
Avant-propos
L’explication de texte est une entreprise scientifique et pédagogique
majeure où s’élaborent la compréhension et la sensibilisation littéraires.
Pour l’enseignant comme pour l’étudiant, cette activité requiert
beaucoup d’attention et d’effort. Car le texte dont l’explication fait son
objet est un tissu fort complexe et serré, de niveaux et de relations qu’il
faut expliquer, c’est-à-dire démêler, dérouler ou déployer pour réussir à
les pénétrer et dévoiler ce qui n’apparaît pas de prime abord.
C’est tout à la fois une analyse, c’est-à-dire une décomposition en
différents plans, parties et éléments, et un commentaire organisé et suivi
de ce qui est décomposé, de cette matière textuelle observable et concrète
faite de phonèmes, de mots, de syntagmes et de phrases et qui porte en
elle-même la part absente, immatérielle et abstraite qu’est la
signification.
Mais quelle signification doit-on circonscrire et expliquer ? Celle du
texte en lui-même, en tant qu’espace clos se suffisant à lui-même ou celle
du texte dans son interaction*1 avec l’univers de l’individu qui l’a écrit,
ou celle du texte en relation avec les conditions socio-économiques qui
ont entouré sa gestation, ou encore celle du texte lié à tous les autres
écrits dont il garde la trace, ou enfin celle du texte évoqué à l’horizon des
attentes du lecteur et la nature de la réception que celui-ci lui réserve ?
1 Tout astérisque renvoie à une définition du glossaire situé en fin
d’ouvrage.
Les lectures, c’est-à-dire la quête de signification gouvernée par une
vision et adoptant une démarche organisée et cohérente, sont aussi
multiples que variées (thématique, contextuelle, intertextuelle,
sémiotique, poétique, stylistique, etc.). Toutes sont intéressantes.
Dans l’éventail de sa grille analytique, l’enseignant choisit sa lecture et
s’applique, en s’appuyant sur le texte, à en démontrer la pertinence à ses
apprenants.
Mais la partie n’est pas toujours gagnée. Car l’apprenant-récepteur
peine à suivre les développements et les commentaires de son enseignant
et à assimiler sa méthode et ses objectifs. Les difficultés sur lesquelles il
peut buter viennent tant du langage utilisé (la terminologie, les termes
techniques) que de l’esprit qui préside à la démarche et nécessite une
bonne connaissance du champ et de la discipline dans lesquels s’inscrit
l’explication (sémiologie, sociologie, structuralisme, pragmatique,
intertextualité*, poétique, stylistique, rhétorique, etc.).
L’explication de texte, qui est un exercice traditionnel au lycée et à
l’université, mérite attention. Les chercheurs et enseignants y
réfléchissent constamment pour la rendre plus intéressante et efficace,
plus accessible à l’apprenant1.
Et pour nous, il n’y a pas mieux que l’explication de texte elle-même
pour réfléchir sur l’explication de texte. C’est le travail sur le texte qui
aide l’interprète à mieux comprendre ses présupposés théoriques et ses
objectifs par rapport à la signification textuelle.
Pour cela, nous avons choisi de réaliser en collaboration avec plusieurs
autres enseignants-chercheurs de pays, d’établissements et d’horizons
divers, un ouvrage collectif entièrement consacré à des explications de
textes introduites par un bref aperçu théorique annonçant la grille
d’analyse et le plan de lecture. Une telle structure facilite à l’étudiant,
nous semble-t-il, l’accès à l’explication.
Ainsi avons-nous sollicité les contributions de nos professeurs et les
participations de nos pairs, en Tunisie comme en France, au Maroc, en
Côte-d’Ivoire, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ils ont accepté
d’associer leurs efforts aux nôtres et de dialoguer avec nous pour
produire ce livre qui répond sans doute à un besoin de plus en plus
manifeste.
Le plus souvent, la nature des explications que nous avons reçues est
littéraire, rhétorico-stylistique, intertextuelle, contextuelle ou encore
1 Sur la théorie de l’explication de texte, voir nos conseils de lecture
en fin d’ouvrage.
transdisciplinaire. Ce sont aujourd’hui les types d’analyse les plus
couramment pratiqués dans les lycées et les universités, celles qui, sans
s’opposer systématiquement sur le fond, se complètent.
Par souci de variété et de richesse, nous avons proposé à nos
collaborateurs de travailler sur les trois grands genres (poésie, roman et
théâtre) et sur des auteurs français ayant vécu à différentes périodes.
Nous avons privilégié dans cette entreprise la qualité littéraire du texte
choisi ainsi que la qualité scientifique et pédagogique de la démarche
d’analyse et d’interprétation textuelles.
Certains de nos contributeurs ont préféré l’explication linéaire,
d’autres le commentaire libre ou composé ; certains ont jugé bon de
s’arrêter sur tous les éléments du texte, d’autres ont opté pour une
approche sélective en privilégiant ce qui paraît saillant et plus riche en
signification ; certains enfin ont choisi une lecture spécialisée, close,
d’autres ont suivi une démarche méthodologiquement ouverte,
éclectique.
Les participations des uns et des autres sont intéressantes et riches
d’enseignements pour nos étudiants, parfois inquiets devant les
productions littéraires qu’on leur demande de commenter.
Comme certaines des contributions mêlent différents types d’analyse,
nous avons évité à dessein d’organiser cet ouvrage selon les critères
méthodologiques. Une telle structuration nous semblait artificielle et
nous lui avons préféré un classement des explications selon l’ordre
chronologique des textes mis à l’étude. Ainsi avons-nous avancé
progressivement de la littérature du Moyen Âge vers la littérature
contemporaine en passant par celles des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe
siècles.
Afin de faciliter aux lecteurs l’utilisation de l’ouvrage, nous avons
élaboré un glossaire, placé en fin de volume, dans lequel nous avons
défini, en collaboration avec certains contributeurs, plusieurs termes
techniques signalés par des astérisques.
Font suite à ce glossaire quelques conseils de lecture qui orienteront
les lecteurs vers des ouvrages dont l’intérêt méthodologique, pour la
pratique textuelle qu’est l’explication de texte, a paru particulièrement
fécond.
Ridha BOURKHIS
À la mémoire de mon père qui m’a fait mes
premières dictées en français. À Amirissa et
Ritège-Yasmine qui ont regardé naître, de
jour en jour, sur l’écran de mon ordinateur, ce
collectif et qui m’ont donné du Sens pour le
faire.
Auteurs ayant participé à l’ouvrage
AQUIEN Michèle, professeur à l’université Paris XII-Val-de-Marne.
BENJELLOUN Mohammed, professeur à l’université d’El-Jadida,
Maroc. BOUGAULT Laurence, maître de conférences à l’université de
Rennes II. BOURKHIS Ridha, enseignant-chercheur à l’université de
Sousse, Tunisie. CAHNÉ Pierre, professeur à l’université de Paris IV-
Sorbonne.
COWARD David, professeur émérite à l’université de Leeds,
Royaume-Uni.
DEMERSON Guy, professeur émérite à l’université Blaise Pascal-
Clermont-Ferrand II.
GOLCEM BEN REDJEB Mélika, assistante à l’Institut supérieur des
sciences humaines de Tunis.
GOUVARD Jean-Michel, professeur à l’université Michel de
Montaigne-Bordeaux III.
KASSAB-CHARFI Samia, maître de conférences à l’université de
Tunis I. LARROUX Guy, professeur à l’université de Toulouse-le Mirail
et coopérant à la Faculté de lettres de Sousse (Tunisie).
MANENTI Claudia, agrégée de lettres et doctorante à Aix-en-
Provence. MOLINIÉ Georges, professeur à l’université de Paris IV-
Sorbonne.
MOUMEN Mohamed, enseignant-chercheur à l’université de Sousse,
Tunisie.
MURPHY Steve, professeur à l’université Rennes II, fondateur de
Parade sauvage et de la Revue Verlaine.
NGUESSAN Béatrice, maître-assistante à l’université d’Abidjan-
Cocody, Côte-d’Ivoire.
RADHOUANE Nebil, professeur à l’université de Tunis I, coopérant à
l’université Saoud El Fayçal de Riyad, Arabie Saoudite.
RONZEAUD Pierre, professeur à l’université de Provence, Aix-
Marseille III. SAÏD Abdelkrim, enseignant-chercheur à l’université de
Sousse, Tunisie. STOLZ Claire, maître de conférences à l’université de
Paris-Sorbonne.
VEYSSEYRE Géraldine, maître de conférences à l’université de Nice-
Sophia Antipolis.
WHIDDEN Seth, professeur à l’université Villanova, États-Unis.
WULF Judith, maître de conférences à l’université de Rennes II.
COLLECTION « CURSUS » • SÉRIE
LETTRES
J.-P. AUBRIT Le Conte et la Nouvelle, 2002.
Y. BAUDELLE (DIR.) Dissertations littéraires générales, 1995.
E. BORDAS ET AL. L’Analyse littéraire, 2002.
M. BORGOMANO ET La Littérature française du XXe siècle. Le roman
É. RAVOUX RALLO et la nouvelle, 1995.
J.-Y. BORIAUD La Littérature française du XVIe siècle, 1995.
F. CALAS Méthode du commentaire stylistique, 2000.
ET D.-R. CHARBONNEAU
D. DUCROS Lecture et analyse du poème, 1996.
F. DUPONT Le Théâtre latin, 1999.
G. FERRÉOL Méthodes et techniques d’expression écrite
ET N. FLAGEUL et orale, 1996.
J. GARDES-TAMINE La Stylistique, 2004.
J. GARDES-TAMINE Dictionnaire de critique littéraire, 1996.
ET M.-C. HUBERT
S. JOUANNY La Littérature française du XXe siècle. Le Théâtre, 1999.
J.-L. JOUBERT La Poésie, 2003.
J.-P. LANDRY La Littérature française du XVIIe siècle, 2002.
ET I. MORLIN
P. LEJEUNE L’Autobiographie en France, 2003.
B. MEYER Maîtriser l’argumentation, 2002.
L.-M. MORFAUX Résumé & Synthèse de textes, 1998.
ET R. PRÉVOST
C. NAUGRETTE L’Esthétique théâtrale, 2000.
A. PREISS La Dissertation littéraire, 2002.
M. RAIMOND Le Roman, 2002.
F. THUMEREL La Critique littéraire, 2002.
Explication 1

La Vengeance Raguidel, Raoul de Houdenc


Par Géraldine Veysseyre1

Les jeux d’intertextualité*, s’ils fourmillent dans l’ensemble de la


littérature occidentale2, sont particulièrement éclairants pour percevoir les
enjeux du texte médiéval. En effet, au Moyen Âge, la référence aux
autorités du passé est un passage obligé, et même les imaginations les
plus débridées cherchent volontiers à estomper leur audace ou leur
originalité en s’abritant derrière la stature de modèles reconnus3.
L’autorité invoquée ne sert pas seulement à cautionner de sa renommée
une nouvelle œuvre : elle peut devenir l’aune à laquelle se mesure la
créativité de tel ou tel de ses émules. Ainsi en est-il pour Raoul de
Houdenc : ce romancier du XIIIe siècle, fervent lecteur de Chrétien de
Troyes (XIIe siècle), adosse volontiers sa production romanesque à celle
de son illustre prédécesseur4. Dans ses deux romans arthuriens, Meraugis
de Portlesguez et La Vengeance Raguidel5, il s’inspire ouvertement du
matériau narratif du romancier champenois : la cour arthurienne, avec ses
personnages incontournables (Lancelot, Perceval ou Keu le sénéchal), les
toponymes qui lui sont associés et les schémas narratifs qui en règlent la
vie romanesque, sont repris en tant que repères du récit, et l’ensemble des
conventions sociales, ou plutôt littéraires, qui modèlent cette cour depuis
Chrétien, y sont considérées comme acquises. En outre, Raoul a coulé
ces deux romans dans le même moule formel que ceux de son
prédécesseur : son choix de l’octosyllabe à rimes plates, à une époque où
l’usage de la prose est déjà possible pour les romans arthuriens, ne peut
qu’être délibéré6. Mais de même que les lieux communs arthuriens, ce
repère formel fait l’objet d’un travail de remaniement : par la virtuosité
de sa métrique7 comme par sa manière d’infléchir les motifs du roman
arthurien, Raoul s’affirme comme un créateur à part entière. C’est donc
en nous livrant à un examen attentif des liens que ce texte construit avec
sa source la plus saillante – le roman en vers du XIIe siècle, et plus
particulièrement l’œuvre de Chrétien de Troyes –, mais aussi des
décalages introduits par le romancier du XIIIe siècle, que nous tenterons
de déchiffrer le programme romanesque proposé par Raoul de Houdenc
dans l’incipit de La Vengeance Raguidel8.

Le poème
« Ce fu el novel tans d’esté
que li rois Artus ot esté
tot le Quareme a Rouëlent
et vint a grant plenté de gent
a Pasques por sa cort tenir
a Carlïon, car maintenir
volt li rois la costume lors.
O lui fu li rois Engenors,
si i fu li rois Aguisait,
mais ja de prince qu’il i ait
ne vos tenrai en cest point conte.
Issi com la matere conte,
li rois tint cort a Carlïon.
Tuit li prince et tuit li baron
furent a la cort asamblé
si qu’al plus de gent a samblé
que mais n’i eut tans chevaliers.
Li rois Artus ert costumiers
que ja a feste ne manjast
devant ce qu’en sa cort entrast
novele d’aucune aventure.
Tels fu lors la mesaventure
que li jors passe et la nuis vint
c’onques nule n’en i avint,
s’en fu la cors torble et oscure.
Tant atendirent l’aventure
que l’ore del mangier passa.
Li rois fu mus et si pensa
a ce q’aventure n’avient.
Dedens son cuer tel corox tient
que poi s’en faut qu’il ne muert d’ire.
Et li baron li vinrent dire :
« Sire, por Deu, laiés ester !
Vos ne poés rien conquester
en duel faire ! Venés mengier !
Veés que vostre chevalier
vont tot baïf ça. X., ça. XX.
– Onques, dist li rois, ne m’avint
a si haut jor ne n’avendra
que je manjue, ançois vendra
aventure d’aucune part.
Dex, qui tot bien done et depart,
m’a la costume maintenue.
S’or ne velt que plus soit tenue,
donques perge ma dignité,
et s’il m’en a desireté,
bien vuel morir qant jo la pert.
Ce vos di a tos en aper. »
Qant li baron ço entendirent,
aprés ço grant piece atendirent
savoir s’aventure avenroit.
Qant li rois vit que ne vendroit
aventure, si a tel duel
que il morust illuec son vuel,
tant li poise de ce qu’il voit.
« Faites, fait il, metre orendroit
les tables, si alés mengier.
– Sire, dient li chevalier,
q’avés vos dit ? Que ferons nos ?
Ja certes, se Deu plaist, sans vos
ne mangerons a ceste fois.
– Segnor, dist li rois, si ferois,
car jel vuel et si vos em pri. »
Et messire Gavains isci
d’une cambre et vint la tot droit.
Qant ses oncles li rois le voit,
se li a dit : « Biax niés, alés,
par cele foit que moi devés,
mangier o aus de compagnie. »
Messire Gavains a oïe
la parole que li rois dist.
Onques de rien nel contredist,
ains dist : « Sire, molt volentiers. »
Messire Gavains tos premiers
s’asist as tables por mengier
et tuit li autre chevalier
s’asisent qui mangier voloient.
Mais li plusor s’i aseoient,
qui poi i mangierent et burent.
Servi furent si com il durent,
de més de car assés i ot.
Mais saciés bien qu’il lor desplot
ce que li rois o aus n’estoit
al mangier, si com il soloit.
Cascuns le cuer dolant en a.
Li rois s’en part et si monta
en une cambre lés la tor.
Illueques pensa tote jor
tant qu’il fu eure de colcier.
Onques cel jor ne volt mengier.
Qant il fu nuis, si se colca,
mais ne dormi ne repossa.
Sor costé se torne et adens ;
tant le tormente cil tormens
que il n’a bien ne bas ne haut.
Dormir cuide, rien ne li vaut,
ne dormist por nule aventure.
Des piés bote sa coverture,
si s’est drecié en son seant,
vest sa cemisse et cauce errant
uns sollers et prent un sorcot.
Au plus isnelement qu’il pot
est alés a une fenestre,
son cief met hors por veïr l’estre9. »
RAOUL DE HOUDENC, La Vengeance Raguidel [1200-1230]10, Genève, Droz
éd. Gilles Roussineau, 2004, p. 143-146, v. 1-104.

Cet incipit, qui dépeint une crise inhabituelle à la cour arthurienne,


constitue une première scène propre à dérouter parce qu’il ne s’y passe
presque rien. Privant les personnages de l’aventure, ou du moins de la
dynamique qui les fait entrer dans l’intrigue narrative à l’orée des romans
de Chrétien de Troyes11, le narrateur de La Vengeance Raguidel les met
ici en scène sous un nouveau jour : alors que la cour s’est réunie sous les
auspices les plus traditionnels, son cérémonial est troublé par le refus du
narrateur d’y faire advenir un événement marquant. En conséquence, tous
les rituels de la convivialité sont perturbés. Certes, grâce à l’entremise de
Gauvain, les courtisans ne sont finalement pas privés de dîner par la
mauvaise humeur du roi qui, entreprenant une grève de la faim, décide de
faire bande à part ; mais c’est dans la morosité la plus lourde que l’on
sacrifie à l’habitude arthurienne du repas festif. Quant au roi Arthur,
blessé dans son orgueil de personnage conventionnel, il se réfugie dans
ses appartements. C’est au cours de cette scène précédant immédiatement
le lancement effectif de l’action que Raoul joue le plus nettement avec les
conventions romanesques antérieures : introduisant le lecteur dans
l’intimité des appartements royaux, il y peint avec un réalisme teinté
d’humour l’insomnie causée chez le roi par l’attente infructueuse d’un
incipit digne de son passé romanesque.

Un art consommé de l’incipit romanesque : reprises et variations

En matière d’incipit, l’héritage de Chrétien de Troyes offrait à ses


épigones du XIIIe siècle un éventail relativement large, le romancier de la
cour de Champagne ayant varié ses entrées en matière12. Renonçant à tout
préambule, Raoul entame directement le récit, comme Chrétien avait pu
le faire en tête du Chevalier au lion13. Toutefois, l’héritage qu’il affiche
dans l’incipit de La Vengeance Raguidel est plus complexe que les
similitudes frappantes entre l’ouverture d’Yvain et celle de la Vengeance
ne semblent le suggérer. En effet, pour rendre un hommage plus appuyé à
son prédécesseur, Raoul a entrelacé dans sa première phrase des
emprunts croisés à plusieurs romans de Chrétien de Troyes : le motif du
rassemblement à la cour arthurienne pour une grande fête religieuse, s’il
n’ouvre directement que le roman d’Yvain, fait son apparition sans guère
tarder dans d’autres romans du XIIe siècle, tels Le Chevalier de la
charrette ou Erec et Enide. D’ailleurs, le narrateur ne manque pas de
glisser, dans le prélude de La Vengeance Raguidel, quelques références à
ces deux textes : il emprunte au premier le lieu de rassemblement de la
cour arthurienne, Carlïon14, et au second la fête religieuse qui sert de
repère chronologique à l’épisode15 – on observe en outre, dans ce dernier
cas, la reprise littérale de l’expression « nouvel tans » qui, constituant
une désignation topique du printemps, inaugure, dans les deux œuvres,
une saison nouvelle en même temps

qu’un nouveau roman16. Placer le récit qui s’ouvre sous l’égide de


Pâques, en soulignant en outre par l’emploi de l’expression précédente le
symbole de renaissance que constitue cette fête religieuse, c’est créer
chez son lecteur l’attente d’une cour particulièrement brillante et festive.
Les références, déjà explicites, à la source d’inspiration de l’incipit, sont
encore soulignées par le narrateur lorsqu’il emploie malicieusement
l’expression de maintenir […] la costume (v. 6-7) : celle-ci, prise au pied
de la lettre, renvoie au calendrier qui scande la vie du roi Arthur et de son
entourage. Mais sous la plume du narrateur, elle constitue une allusion
directe aux conventions narratives perçues, au XIIIe siècle, comme des
marques génériques du roman arthurien : celui-ci se sent désormais
engagé sur le chemin tracé par Chrétien de Troyes. Dans ce contexte, le
verbe volt (v. 7) fait entendre une note légèrement ironique : le
rassemblement périodique de la cour est dicté au roi moins par sa volonté
propre que par des conventions purement littéraires…
Si, dès l’abord, le narrateur entérine ainsi l’autorité du romancier qui le
précède et sous la férule duquel il maintient clairement le roi Arthur, il
s’approprie toutefois les rênes du récit dès la phrase suivante (v. 8-11) : il
y revendique à la fois une certaine liberté par rapport à son modèle, et
une complète maîtrise vis-à-vis de ses lecteurs. En effet, comme pour
tromper les attentes du public accoutumé au roman arthurien, il ne cite
que deux des membres de la suite royale17, refusant vigoureusement de se
livrer pour l’instant à une énumération* plus complète18. Son silence est
d’autant plus frustrant que les deux personnages qui ont été mentionnés
au préalable ne sont que des figures mineures de la cour, et ce que l’on se
fonde sur les romans de Chrétien ou sur l’ensemble de La Vengeance
Raguidel19. Le narrateur affiche donc, dans cette seule phrase, La volonté
inflexible de priver, dans un premier temps, son lecteur des princes (v.
10) qu’il espère – c’est-à-dire des personnages célèbres attendus dans un
tel contexte : Lancelot, Gauvain… Il affirme en outre sa liberté de
créateur en promouvant au premier plan un roitelet obscur ainsi qu’une
figure qu’il invente de toutes pièces.
Une fois sa position fermement établie, le narrateur en revient à
l’évocation de la cour (v. 12-17), dont il renforce à la fois la
vraisemblance et l’ancrage arthurien par l’expression « Issi com la
matere conte » : cette formule, fréquente sous la plume de bien des
romanciers médiévaux, constitue une sorte de degré zéro du recours à
l’autorité, permettant au romancier d’alléguer une source textuelle dont il
feint de taire la référence20. Dans le cas de Raoul, ce topos est sans doute
plus directement hérité de Chrétien de Troyes, qui a recours à des
formules de ce type dans plusieurs de ses romans21. Après avoir placé le
récit à suivre sous cette caution, le narrateur se lance dans la description
de la cour : maintenant son refus d’une énumération* des participants, il
précise toutefois avec une certaine insistance qu’il s’agit d’une cour
plénière22. Puis, adressant un clin d’œil complice à son public23, il
revendique une surenchère au moins quantitative par rapport aux
festivités curiales évoquées par Chrétien de Troyes, d’autant qu’il vient
d’inventer sans vergogne un nouveau membre pour cette cour de Carlïon.
Dans les vers qui suivent (v. 18-24), il revendique plus fermement
encore son originalité vis-à-vis du maître en matière de roman : après
avoir rappelé les règles du jeu qui président au déroulement d’une fête
arthurienne (v. 18-21) – à savoir que tout repas vient sanctionner la mise
en bouche romanesque que constitue une aventure24 –, il s’en affranchit
ouvertement dans les vers qui suivent (v. 22-24), trompant ainsi l’attente
de ses personnages comme de ses lecteurs. La rime
aventure/mesaventure, d’autant plus riche qu’elle est fondée sur deux
antonymes que seul le préfixe mes- oppose, souligne ce pied de nez vis-à-
vis des conventions romanesques. Elle en précise également la teneur :
l’écart revendiqué par le narrateur situe la nouveauté dans une complète
inversion. Raoul ne prétend pas seulement enrichir le stock des
événements possibles pour amorcer un roman arthurien, mais prend un
contre-pied plus radical encore : il fonde son expérience romanesque sur
l’absence de tout événement marquant25.

Le déni d’une intrigue : expérimentation d’une nouvelle esthétique


romanesque

Ce vide modifie sensiblement la physionomie de la cour et de ses


membres (v. 25-31) : aux paillettes attendues de la fête se substitue une
assistance « torble et oscure » (v. 25)26, et le repas n’a pas lieu à l’heure
prévue. Toutefois, si cette atonie est inhabituelle en tête de roman, elle
n’est pas tout à fait sans précédent : le v. 27 – et notamment l’expression
« fu mus et si pensa » – convoque immanquablement à l’esprit du lecteur
la prostration du roi Arthur lorsque, dans les derniers vers du Conte du
Graal, il attend sans succès le retour de son neveu27. Mais de nouveau,
Raoul a infléchi le motif qu’il emprunte au Roman de Perceval, d’abord
en le plaçant en tête de son roman28, ensuite en le remaniant à l’aide
d’amplifications* et de décalages. Ces procédés ne mettent que mieux en
valeur l’art consommé du narrateur qui, renonçant à nourrir son intrigue
en ayant recours au procédé éculé de l’aventure, semble se compliquer la
tâche à loisir pour mieux faire briller ses trouvailles. Elles relèvent
surtout, dans la suite, du décalage burlesque* : privé de toute action
d’éclat, l’intérêt du narrateur comme du lecteur convergent vers
d’infimes péripéties.
D’où, dans les descriptions comme dans les dialogues des v. 30-48,
une certaine exagération destinée à faire sourire. Ainsi la mine sombre du
roi, loin de provenir, comme dans Le Conte du Graal, de son
abattement29, masque une profonde contrariété30. Celle-ci est soulignée par
le narrateur, qui se plaît à en faire ressortir le caractère disproportionné,
non sans entacher le roi d’un certain ridicule31 ; et la solennité de la
déclaration qu’il profère aux v. 45-48 ne fait qu’accentuer ce trait.
D’autres ressorts comiques sont à l’œuvre dans ce passage : les
personnages, incapables de s’adapter à la nouvelle donne du roman,
amusent selon le principe bergsonien de la « mécanique plaquée sur du
vivant » : à la raideur collective de l’entourage royal qui, faisant fi des
innovations romanesques, prétend maintenir au moins les apparences du
faste curial (v. 33-37), répond la raideur du roi qui, postulant un simple
dérèglement du tempo narratif, entend se plier à des règles inchangées.
En outre, le parallèle suggéré entre le romancier et le Créateur (v. 42-47)
– qui d’autre que le narrateur dote ou prive le roi des conventions qui
fondent son personnage ? –, soulignant avec malice l’omnipotence du
romancier au sein de l’univers qu’il construit, renouvelle la complicité
entre narrateur et lecteur.

L’entrée en scène de Gauvain : rupture et continuité

La scène qui suit brode autour de motifs similaires (v. 49-85)32 ; mais
elle se noue surtout autour de l’amorce de conflit qui naît entre le roi et
ses chevaliers concernant les moyens de s’adapter aux circonstances
imposées par le narrateur. Le rythme soutenu et le ton assez vif qui
caractérisent le dialogue des v. 56-63, est une représentation stylisée de
ce débat en train de s’envenimer33. Alors que le roi, qui manifeste une
nouvelle fois sa raideur en usant d’autorité plutôt que de diplomatie,
semble à bout d’arguments, le narrateur le tire de ce mauvais pas par un
micro-événement qu’il met en scène comme une sorte de deus ex
machina : l’arrivée de Gauvain (v. 64-65). Son entrée en scène marque un
double infléchissement par rapport aux romans de Chrétien : au lieu de
venir du monde extérieur, le nouvel arrivant émerge de l’intérieur du
château. En outre, au lieu de donner de la dynamique au récit en créant
une situation de crise34, l’arrivée du personnage résout le conflit qu’était
en train d’amorcer le narrateur. Grâce à Gauvain, la recherche d’un
nouveau type de roman suit son cours : la bonne grâce avec laquelle il
obéit à la consigne, soulignée par les v. 70-73, est significative,
puisqu’elle fait de ce personnage l’emblème du projet romanesque de
Raoul, à mi-chemin entre tradition et invention. Cohabitent en effet dans
ce personnage le prototype de la courtoisie qu’incarnait déjà Gauvain
dans les romans de Chrétien35 et la figure plus complexe qui se construit
dans La Vengeance Raguidel36. La souplesse avec laquelle il s’adapte aux
nouvelles conventions romanesques, qui contraste fortement avec la
résistance collective de la cour, en fait en outre l’allié des projets du
romancier. Le neveu du roi, investi par le narrateur de ce rôle de premier
plan, parvient à déclencher par l’exemple ce que son oncle n’avait pu
obtenir par l’autorité37. Toutefois, l’arrivée de Gauvain concédée par le
narrateur est un événement trop ténu pour suffire à inverser totalement la
situation : le festin a beau se conformer, dans sa composition, à son
étiquette38 sociale et romanesque, le cœur n’y est pas ; et le narrateur se
complaît à développer le motif de la cour oscure qu’il avait ébauché au v.
25. Sa rouerie va peut-être jusqu’à matérialiser ainsi la déception de ses
lecteurs qui, contrairement aux personnages de la cour, ne peuvent se
mettre sous la dent les bons morceaux qu’ils sont venus chercher dans un
roman qui s’annonçait « à la manière de Chrétien ».

La figure du roi Arthur : grandeur et petitesse


Ce qui, notamment, a de quoi désappointer le lecteur, c’est la rupture
de l’unité curiale, du fait de la désertion du roi. Toutefois le narrateur
offre, à partir du v. 86, une compensation : déplaçant le centre de gravité
de son récit à l’aide d’un procédé proche de l'entrelacement*39, il introduit
son lecteur dans les appartements privés du roi40. Nous rappelant une
nouvelle fois la résolution inébranlable du souverain de se passer de
dîner41, il use de nouveau du comique de répétition. Le rire naît aussi des
analogies qui se dessinent en creux derrière les deux scènes parallèles :
de même que les courtisans, s’étant soumis au rythme biologique et
romanesque qui règle leur comportement, mangent sans y prendre goût,
le roi se couche sans trouver le sommeil. Cette insomnie royale, outre
qu’elle est inédite dans le roman arthurien42, est évoquée avec une
trivialité qui confine au burlesque* : le narrateur nous dépeint avec une
précision qui ne passe aucun détail le malaise physique et moral du
personnage43, qui ne parvient ni à trouver sa place au sein d’une nouvelle
esthétique romanesque, ni à plonger dans l’oubli de soi auquel il disait
aspirer aux v. 31, 47 et 54. Lui qui voulait disparaître en mourant, il ne
lui est pas même permis de s’anéantir dans le sommeil ! Et le sourire
légèrement narquois du narrateur semble encore s’épanouir lorsqu’il
affirme que le roi ne dormist por nule aventure (v. 97) : le double sens de
l’expression, selon qu’on la considère ou non comme lexicalisée, la rend
adéquate tant pour décrire l’état d’esprit du roi – il n’aurait dormi « en
aucun cas, en aucune manière » – que pour exprimer les félicitations que
se décerne le narrateur : il est allé si loin dans l’inversion des traditions
arthuriennes que « même si une aventure se produisait », elle ne pourrait
plus rendre à la cour et au roi leur vie réglée.
C'est sans doute pour cette raison qu’il achemine alors le roi Arthur
vers un événement propre à lancer l’action romanesque, et ce selon des
modalités plus conventionnelles. En effet, si le tableau qui dépeint le roi
en train de se lever, puis de se vêtir (v. 98-101), se fond admirablement,
par la foule de détails qui nous est fournie, avec la scène d’insomnie qui
précède44, elle amorce néanmoins une démarche plus familière au roman
arthurien : celle qui consiste à attendre de l’extérieur l’événement
fondateur du récit. Aussi le lecteur pressent-il que l’action du roman va
véritablement s’engager lorsqu’il est fait mention du roi passant la tête
par la fenêtre : le réalisme de l’évocation ne trahit pas non plus la veine
humoristique qui précède, mais le récit semble retrouver, dans une
certaine mesure, les voies défrichées par Chrétien de Troyes. Ainsi, après
s’être facétieusement joué des attentes de ses personnages comme de ses
lecteurs, Raoul finit par donner raison au roi Arthur : le lancement d’un
nouveau roman n’était finalement sujet qu'à un léger dérèglement
chronologique. L'épisode montre toutefois qu’il ne suffit plus d’attendre
pour que tout vienne à point. Les mésaventures du roi Arthur sont
destinées à prévenir le lecteur qui, pas plus que le roi, ne saurait se
contenter désormais de camper sur ses positions en attendant un roman
qui flatte ses habitudes : il doit, lui aussi, supporter les épreuves et élever
son point de vue avant d’entrer de plain-pied dans le texte.
Cet incipit a une tonalité douce-amère : le lecteur y trouve, à la place
des aventures auxquelles étaient accoutumées ses papilles, une cour bien
aigre ; mais dont l’amertume est largement atténuée par l’humour et le
savoir-faire d’un habile narrateur. En digne émule de Chrétien, Raoul est
un maître en conjointure : il s’approprie certains des ingrédients
arthuriens qu’il admire pour expérimenter, à partir de là, des variations de
contenu, de ton ou de forme. S'appuyant sur la connivence culturelle
qu’implique, entre narrateur et lecteur, la connaissance de l’héritage
romanesque du XIIe siècle, il tente dans cet incipit romanesque de
bouleverser les règles du jeu : il annonce ainsi clairement que, si La
Vengeance Raguidel est en quelque sorte le Roman de Gauvain qui
manque au palmarès du romancier champenois, il va l’écrire à sa
manière. Certes, on y retrouvera le personnel arthurien et son cadre
conventionnel ; mais l’humour d’un narrateur qui se veut le seul maître à
bord risque bien de le pousser dans des retranchements aussi surprenants
que séduisants.
1 Maître de conférences en langue et littérature médiévales à l’université de Nice-Sophia
Antipolis et membre du CEPAM à Nice et de l’équipe « Sens et Texte » de Paris IV. Parmi ses
travaux « De Brut à Pir : la généalogie des rois de Bretagne, embryon du récit pré-arthurien du
Perceforest » (dans Enfances arthuriennes. Actes du colloque arthurien organisé par l’université de
Rennes II en mars 2003).
2 Voir notamment Palimpsestes, l’ouvrage de Gérard Genette qui étudie « les œuvres dérivées
d’une œuvre antérieure, par transformation ou par imitation » (GENETTE G., Palimpsestes. La
littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982).
3 Les exemples de cette pratique sont si nombreux qu’il est difficile d’en sélectionner un seul.
Nous nous contenterons ici du cas célèbre de l’ouverture du Roman de la rose de Guillaume de
Lorris qui, pour appuyer ses propos quant à la véracité de certains songes, invoque le témoignage
de Macrobe (GUILLAUME DE LORRIS et JEAN DE MEUNG, Le Roman de la rose, Paris, éd.
Armand Strubel, Livre de poche, 1992, p. 42, v. 7).
4 Il est d’ailleurs manifeste qu’avant les érudits modernes, les copistes médiévaux avaient fait le
lien entre les deux romanciers, dont ils ont volontiers associé les productions dans les mêmes
manuscrits : dans l’un des deux exemplaires conservant l’ensemble de La Vengeance Raguidel sont
également copiés deux romans de Chrétien de Troyes (voir RAOUL DE HOUDENC, La
Vengeance Raguidel, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 2003, p. 64). De même, dans un
manuscrit du Vatican, deux romans de Chrétien de Troyes sont copiés avec Meraugis de
Portlesguez (voir RAOUL DE HOUDENC, Meraugis de Portlesguez, éd. Michelle Szkilnik, Paris,
Champion, 2004, p. 45).
5 La question de l’auteur de ce dernier roman, longtemps débattue, a été réglée de manière
concluante quoique nuancée par son dernier éditeur, Gilles Roussineau, et c’est donc en nous
fondant sur son étude que nous attribuons ce roman à Raoul de Houdenc (« Introduction », dans
RAOUL DE HOUDENC, La Vengeance Raguidel..., p. 7-37).
6 L’auteur de La Vengeance Raguidel connaissait, outre les œuvres de Chrétien, la production
romanesque de son temps puisque son texte fait aussi écho, quoique de manière plus discrète, à
divers romans en prose du XIIIe siècle, tels le Lancelot ou la Queste del saint Graal (voir
THOMPSON R. H., « Fors del sens : Humour and Irony in Raoul de Houdenc’s La Vengeance
Raguidel », Thalia 2 (1979), p. 25-29, à la p. 29b).
7 Parmi les pratiques qui distinguent Raoul de son prédécesseur, on compte notamment
l’abondance des rejets et les fréquentes brisures du couplet d’octosyllabe, ainsi que la richesse des
rimes et les jeux qu’elle implique (voir les analyse de Gilles Roussineau dans RAOUL DE
HOUDENC, La Vengeance Raguidel..., p. 14).
8 RAOUL DE HOUDENC, La Vengeance Raguidel..., p. 143-146, v. 1-104.
9 Traduction en français moderne : « C’était l’ouverture de l’été et le roi Arthur, qui était resté
pendant tout le Carême à Rouëlent, s’en vint, accompagné d’une foule de gens, à Carlion pour
tenir sa cour de Pâques. En effet le roi souhaitait alors respecter cette coutume. En sa compagnie se
trouvait le roi Engenor, le roi Aguisait s’y trouvait aussi ; mais je n’ai aucune intention de vous
énumérer ici les princes qu’il y avait. D’après ce qu’affirme le récit, le roi tint sa cour à Carlion.
Tous les princes et tous les barons étaient rassemblés à la cour, au point que la plupart des gens
eurent l’impression qu’il n’y avait jamais eu tant de chevaliers.
Le roi Arthur avait coutume, lors des fêtes, de ne jamais manger avant que ne parviennent à sa
cour des nouvelles de quelque aventure. Ce jour-là, il connut une telle mésaventure que le jour
passa et que la nuit arriva sans qu’une seule y parvienne, et la cour en fut troublée et assombrie. Ils
attendirent tant cette aventure que l’heure de manger fut dépassée. Le roi restait muet et songeait
au fait qu’aucune aventure n’advenait. Une telle contrariété s’empare de son cœur que peu s’en
faut qu’il ne meure de dépit. Et ses barons vinrent lui dire :
« Seigneur, par Dieu, laissez donc ! Vous ne pouvez rien gagner à mener misère ! Venez
manger ! Voyez vos chevaliers qui errent, tout désemparés, par petits groupes.
– En un jour aussi important, dit le roi, jamais il ne m’est arrivé ni ne m’arrivera de manger
avant qu’une aventure ne vienne de quelque endroit. Dieu, qui distribue et répartit tous les biens, a
scrupuleusement respecté, à mon égard, cette coutume. Si, désormais, il ne veut plus qu’elle soit
respectée, alors je perds ma dignité. Et s’il m’en a privé, j’accepte volontiers de mourir, puisque
celle-ci est perdue pour moi : je vous le déclare à tous publiquement. »
Lorsque les barons entendirent ces paroles, ils attendirent pendant longtemps pour savoir si une
aventure adviendrait. Lorsque le roi vit qu’aucune aventure ne viendrait, il en éprouva un tel
chagrin qu’il serait volontiers mort sur-le-champ, tant il était peiné de ce qu’il voyait.
10 Dans l’ensemble de l’ouvrage, les dates entre crochets situées après le titre d’œuvre
indiquent la date de rédaction de l’œuvre.
« Faites dresser immédiatement les tables, dit-il, et allez manger.
– Sire, répondent les chevaliers, que venez-vous de dire ? Que devrions-nous faire ?
Assurément, s’il plaît à Dieu, ce n’est pas cette fois que nous mangerons sans vous !
– Mais si, messeigneurs, dit le roi, vous le ferez, car telle est ma volonté, je vous en prie. » Alors
monseigneur Gauvain sortit d’un appartement et arriva là tout droit. Lorsque son oncle le roi le vit,
il s’adressa à lui :
« Cher neveu, sur la foi que vous me devez, allez manger avec eux pour leur tenir compagnie. »
Monseigneur Gauvain a entendu les paroles prononcées par le roi. Il ne lui a opposé aucune
contradiction, mais au contraire a répondu :
« Sire, bien volontiers ! »
Monseigneur Gauvain fut le tout premier à s’asseoir à table pour manger, puis tous les autres
chevaliers qui voulaient manger s’assirent. Mais la plupart de ceux qui s’assirent mangèrent et
burent peu. Ils furent pourtant servis comme ils le méritaient : il y eut abondance de plats de
viande. Mais soyez certains qu’ils étaient mécontents de ce que le roi n’était pas avec eux pour
manger, comme il en avait l’habitude. Chacun d’eux en avait le cœur chagrin.
Le roi s’en va et monte dans un appartement situé à proximité du donjon. Là, il resta pensif tout
le reste de la journée, jusqu’au moment d’aller se coucher. Jamais en ce jour il ne voulut manger.
Lorsqu’il fit nuit, il se coucha, mais ne put dormir ni trouver le repos. Il se tourne sur le côté et sur
le ventre ; il est si fort tourmenté par ce tourment qu’il ne se trouve bien dans aucune position. Il
veut dormir, mais rien n’y fait : aucun événement n’aurait été de taille à le faire dormir. Des pieds,
il repousse sa couverture, puis se dresse sur son séant, enfile sa chemise, se chausse
immédiatement d’une paire de souliers et saisit un manteau. Le plus vite possible, il va vers une
fenêtre et passe la tête dehors pour apprécier la situation. »
11 Voir, dans Erec et Enide, le lancement de la chasse au blanc cerf ; dans Perceval, le départ de
la gaste forest ; etc.
12 Deux de ses romans s’ouvrent sur un proverbe (Erec et Enide et Perceval) ; Cligès,
également conforme à la pratique médiévale, commence par une présentation de son auteur, dont
les œuvres antérieures sont énumérées. De même, dans Le Chevalier de la charrette, le narrateur a
choisi une entrée en matière topique : son propos débute par un éloge appuyé du commanditaire du
texte, Marie de Champagne. Seul le Chevalier au lion est caractérisé par une ouverture in medias
res.
13 « CHRÉTIEN DE TROYES, Le chevalier au lion (Yvain) », éd. David F. Hult, dans ID.,
Romans, Michel Zink (dir.), Paris, LGF, Livre de poche, 1997, p. 705-936, à la p. 711 :
14 « CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier de la charrette, ou le Roman de Lancelot », éd.
Charles Méla, dans ID., Romans..., p. 501, variantes au v. 29 : « A un jor d’une Ascensïon / Fu
venuz devers Carlïon [...] ».
15 « CHRÉTIEN DE TROYES, Erec et Enide », éd. Jean-Marie Fritz, dans ID., Romans..., p.
55-283, à la p. 61 : « Un jor de Pasque, au tens novel, / A Caradigant son chastel / Ot li rois Artus
cort tenue ».
16 Mais si Raoul de Houdenc introduit dans sa première phrase cet héritage direct, il s’approprie
ce matériau, notamment en le décalant au sein du vers, sans reprendre la rime créée par Chrétien.
17 L’expression « grant plenté de gent » employée au v. 4 ne pouvait que nourrir des attentes
plus importantes.
18 L’impression de relative brusquerie qui émane des v. 10-11 est en partie liée au passage
abrupt de la personne 3 à la première personne ; s’y ajoute l’emploi de l’adverbe ja, qui a ici une
valeur expressive de soulignement (« en aucun cas »).
19 Aguisait, le roi d’Ecosse, est un simple figurant, dans le roman de Raoul de Houdenc, où il
ne fait guère que deux discrètes apparitions (voir l’index des noms propres élaboré par Gilles
Roussineau dans RAOUL DE HOUDENC, La Vengeance Raguidel..., p. 407), comme dans Erec
et Enide, seul roman de Chrétien de Troyes où il soit mentionné (CHRÉTIEN DE TROYES,
Romans..., p. 122, v. 1966). Quant au roi Engenors, il se pourrait bien qu’il s’agisse d’un ajout
personnel de Raoul de Houdenc au personnel de la cour arthurienne – même si le nom de ce
personnage est peut-être né d’un remaniement ludique de celui du traître du Chevalier de la
Charrette : Engrés de Guinesores (voir l’« index général des noms propres » dans CHRÉTIEN DE
TROYES, Romans..., p. 1272a).
20 Ce qui ne veut pas dire que les lecteurs médiévaux aient été dupes de l’existence d’une telle
matere !
21 Voir notamment le prologue de Cligès (« CHRÉTIEN DE TROYES, Cligès », éd. Charles
Méla et Olivier Collet, dans ID., Romans..., p. 285-494, à la p. 291, v. 18-19 : « Ceste estoire
trovons escrite, / Que conter vos vuel et retraire ») ou deux passages du Conte du Graal : « Sel
trovons escrit en la letre » et « [...], ce conte l’estoire, [...] » (« CHRÉTIEN DE TROYES, Le
Conte du Graal ou le Roman de Perceval », éd. Charles Méla, dans ID., Romans..., p. 937-1211,
aux p. 1022 et 1124, v. 2663 et 6143).
22 Voir, au v. 14, la répétition de l’indéfini tuit.
23 C’est de manière à peine voilée qu’il le désigne, par le relais des assistants aux festivités, par
l’expression « al plus de gent ».
24 Le mot est à entendre ici au sens de « fait, événement saillant », attesté depuis le XIIe siècle
(WARTBURG W. VON, Französisches etymologisches Wörterbuch, continué sous la dir. Jean-
Pierre Chambon et Jean-Paul Chauveau, Bonn-Leipzig-Berlin-Paris-Bâle-Tübingen, 25 t. parus, t.
24, p. 194b-195a, art. *adventura).
25 D’où son insistance sur cette négativité, notamment soulignée par l’association redondante
de l’adverbe onques et de l’indéfini nule (v. 24).
26 Dans l’ensemble du passage, l’absence de toute mention de personnage féminin contribue
également à donner l’impression d’une cour sombre et austère : encourageant par leur seul regard
vaillance et prouesses, on sait le rôle fondateur qu’elles jouent traditionnellement à la cour du roi
Arthur. Voir notamment, par contraste, la scène d’ouverture d’Erec et Enide qui, faute d’énumérer
précisément les participants à la cour, souligne du moins sa mixité (CHRÉTIEN DE TROYES,
Romans..., p. 61-62, v. 30-34).
27 « Li rois fu mornes et pansis, / Qant il vit sa grant baronie / Et de son nevo n’i vit mie »
(CHRÉTIEN DE TROYES, Romans..., p. 1210-1211, v. 9052-54).
28 Toutefois, la suite de la scène lèvera toute ambiguïté sur le statut de La Vengeance Raguidel
vis-à-vis du Conte du Graal : il ne saurait s’agir d’une suite de Perceval, la présence de Gauvain
auprès du roi dissociant très clairement l’ouverture de la Vengeance de la scène finale du Conte du
Graal (voir le v. 64).
29 CHRÉTIEN DE TROYES, Romans..., p. 1210-1211, v. 9053-9055.
30 Le corox (v. 30) peut renvoyer au « chagrin » comme à la « colère » ; mais dans le contexte,
c’est le second sens qui doit être privilégié, comme le montre au v. 31 l’emploi du substantif ire.
31 Les deux allusions à la mort du roi encadrant le passage – d’abord sous forme de focalisation
interne et d’imminence contrecarrée aux v. 30-31, puis sous la forme d’un discours direct des plus
péremptoires (v. 47-48) –, dont chacune, si elle figurait seule, pourrait créer une atmosphère
dramatique, perdent, du fait même de leur symétrie, toute tonalité menaçante au profit d’un effet
comique né de leur répétition.
32 Les v. 49-55 sont une réécriture avec variation du motif en dyptique dont la redondance était
déjà, dans le passage précédent, matière à sourire (voir la note précédente). La troisième
occurrence du motif en accentue encore l’effet comique.
33 Voir notamment la cadence du v. 59, que se partagent deux interrogations juxtaposées par
lesquelles les chevaliers relaient, de manière caricaturale à force d’être outrancière, l’émoi que
peut faire naître chez les lecteurs la rupture de certaines conventions arthuriennes.
34 Sur la crise ou le conflit comme modèles structurels de toute cour plénière après Chrétien de
Troyes, voir SCHMOLKE-HASSELMANN B., The Evolution of Arthurian Romance, the Verse
Tradition from Chrétien to Froissart, trad. Margaret et Roger Middleton, Cambridge, 1998, p. 54.
35 Dans les quatre premiers romans de Chrétien, Gauvain est présenté comme le parangon des
qualités chevaleresques ; ce n’est que dans la seconde partie du Perceval que le narrateur, suivant
plus longuement le personnage, craquelle légèrement son vernis de perfection (CHRÉTIEN DE
TROYES, Romans..., p. 1083-1211, v. 4743-9066).
36 Gauvain constitue le personnage central du roman et sa prédestination à occuper un rôle de
premier plan s’affirme, outre cet incipit, dès la première épreuve à laquelle sont confrontés
l’ensemble des chevaliers (RAOUL DE HOUDENC, La Vengeance Raguidel..., p. 151, v. 281) ;
toutefois, dans la suite du texte, le narrateur ne se privera pas de malmener ce personnage en le
plaçant à diverses reprises dans des situations des plus embarrassantes.
37 Le rôle de moteur joué par Gauvain au cours de cette scène est souligné par la répétition du
verbe asseoir – s’asist (v. 75), puis s’asisent (v. 77) –, qui mime la valeur d’entraînement que
contient son geste.
38 La présence de viande (més de car, v. 81) en suffisance, voire en abondance – telles sont les
deux interprétations possibles pour l’adverbe assés – est un indice de la richesse de ce banquet.
39 Ce qui, notamment, rappelle ce procédé, c’est la manière qu’a le narrateur de nous faire part
successivement de deux séries d’événements parallèles ayant eu lieu dans des lieux différents du
château : le repas des courtisans d’une part, et les songeries du roi Arthur d’autre part (voir à cet
égard, le complément circonstanciel de temps tote jor au v. 88).
40 C'est ainsi qu’il faut comprendre le terme de chambre.
41 On remarquera l’insistance contenue dans la formule onques cel jor (v. 90).
42 L'insomnie de tout être humain est absent des romans arthuriens en vers (voir GUERREAU-
JALABERT A., Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe-XIIIe
siècles), Genève, Droz, 1992, qui ne connaît de sleepless qu’un dragon).
43 Voir notamment l’évocation des diverses positions adoptées par le roi allongé, qui finit par
renoncer à trouver le confort (v. 93-95).
44 Ce tableau n’est pas sans rappeler, avec un certain décalage burlesque, les préparatifs du
chevalier avant un combat singulier.
Explication 2

Gargantua, François Rabelais


Par Guy Demerson1

La méthode d’explication « abductive » travaille sur une hypothèse


initiale, à savoir sur l’intuition qu’un détail est porteur de sens pour la
compréhension globale d’un texte. Dans le chapitre 16 du Gargantua, le
philosophe A. Roger situe ce noyau germinatif dans l’adjectif beau
proféré par le géant. Ce choix est convaincant, mais nous partons du
sentiment que la signification est autre. Pour vérifier ou infirmer cette
intuition, nous devons prendre divers angles d’observation
complémentaires adaptés à l’époque et au genre littéraire en question.
La comparaison intertextuelle révèle une prise de distance par rapport
au texte populaire parodié.
L'étude des mentalités de groupes sociaux confrontés à la même réalité
historique que les acteurs du récit (la déforestation) montre que l’adjectif
beau diffuse sur tout le contexte une tonalité d’ironie*.
La prise en considération de la structure actantielle de la narration
prouve que ce qui fait sens, ce n’est pas la signification (au premier
degré) de l’adjectif beau, mais la puissance, que s’arroge le géant, de
nommer un être
Ce jeu déconcertant sur un nom n’est pas la découverte d’une
esthétique du paysage, mais une interrogation cruellement ironique sur la
contingence radicale de toute fonction langagière chez l’homme.
De la méthode et des approches critiques

L'explication diffère du commentaire en ce qu’elle n’est pas déductive


(tributaire d’une méthode a priori), ni inductive (tournée vers la «
vérification » d’une théorie), ce qui déplacerait, fausserait et, finalement,
appauvrirait la curiosité active du lecteur ; elle applique par méthode le
principe d’« abduction* » défini par Ch. S. Peirce : elle suppose un
étonnement initial, un appétit de comprendre qui suscite une sorte
d’hypothèse intuitive soutenue par une présence d’esprit critique. Comme
le remarquait Claude Bernard, celui qui ne sait pas ce qu’il cherche ne
comprend pas ce qu’il trouve : le texte expliqué n’est pas le texte lu «
naïvement », il est « déploiement » ; il part d’une question préalable, ne
serait-ce que celle des raisons de son choix et de sa délimitation.
Methodos, c’est « compagnonnage sur la route » ; le travail explicatif
aboutit à mettre en lumière, et en parallèle, deux processus créateurs :
celui qui anime l’univers artistique du texte lu, et la prise de conscience
esthétique du lecteur impliqué ; logiquement, l’explication de texte donne
lieu à une nouvelle publication, soit sous forme de monographie, soit
comme pièce argumentaire dans une étude générale2.
En conséquence, au cours de son investigation, la lecture raisonnée
met à l’épreuve diverses approches permettant des éclairages
complémentaires, dont la pertinence sera évaluée selon les résistances
que tout texte oppose à la lecture.

Les angles de l’observation

Dans une première phase, intellectuelle, expliquer, c’est dominer un texte clarifié.
Le célèbre Prologue du Gargantua se déchiffre mieux si l’on considère que, d’un bout
à l’autre, il exprime la nécessité de comprendre avant d’interpréter.
Dans le cas notamment d’un fragment dramatique ou narratif, ce n’est pas pour un
simple souci de cohérence logique que de le posi-tionner dans le fil de l’œuvre : dans
l’organisation séquentielle, chaque péripétie a, certes, sa propre importance mais elle
ne prend sa propre signification que dans son rapport à une structure d’ensemble,
qu’elle contribue à définir. Il est classique que, dans le genre narratif ou dramatique,
cette séquence se caractérise par son « ouverture » sur la destinée d’un personnage.
À l’abordée du texte précis, la compétence linguistique ne se limite pas à
l’élucidation d’obscurités de tous ordres, connotations*, allusions, énoncés
ironiques… mais elle précise la saveur singulière, le mouvement de la langue, une
isotopie* qui définit le genre littéraire adopté ou renouvelé.
Comprendre comment le texte est structuré est capital pour son explication : en
mettant en balance un état initial et un bilan final, on détermine quel problème
situationnel le fragment résout, et à quel autre problème il introduit. Il est possible
qu’on détecte là une phase existentielle de l’évolution, continue ou chaotique, d’un ou
de plusieurs personnages.
Ainsi se définit un questionnement du texte, la perception confuse d’un sens, c’est-
à-dire d’une direction dans laquelle l’écriture et la lecture semblent être appelées à
s’engager de conserve. Pour cerner et développer cette intuition problématique, pour
la « vérifier » ou la « falsifier », on testera la pertinence d’approches variables et
complémentaires.

Éclairages externes

La pratique de comparaisons intertextuelles permet à la fois de discerner l’ancrage


culturel du texte et l’originalité de sa réalisation. Selon la problématique
provisoirement entrevue, on jugera plus ou moins pertinent le recours à des sciences
comme la psychanalyse ou l’histoire sociale. Les méthodes de la critique positiviste
d’Abel Lefranc, ou les intuitions du philosophe marxiste Henri Lefebvre, peuvent
aider à reconstituer les positions sociales plus ou moins conscientes des héros.

Éclairages de l’intérieur

De nombreux modèles de critique « intuitive », ou « créatrice », de Ch. Du Bos à R.


Barthes en passant par L. Spitzer, peuvent guider l’explication, c’est-à-dire le progrès
conjoint de la réflexion et de son explicitation. Il est avéré que, dans la plupart des
cas, la stratégie d’une lecture « abductive » aurait intérêt à s’attacher à un détail
particulièrement porteur de sens pour la compréhension globale et approfondie de
l’œuvre, « car le détail ne peut être compris que par la totalité, et toute explication de
détail suppose la compréhension de la totalité3 ». L'aperception* de ce détail, centre de
rayonnement, ou noyau germinatif, ne saurait conduire à la présomptueuse illusion de
reconstituer quelque « intention » de l’auteur, mais elle est à l’origine de cette «
participation créatrice » qui constitue l’horizon et la récompense de l’explication
littéraire.
Une esquisse d’explication

Comment Gargantua fut envoyé à Paris, et de l’énorme jument qui le


porta, et comment elle défit les mouches bovines de la Beauce.

Le texte
« Au lendemain après boire (comme entendez) prirent chemin, Gargantua son
précepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eux Eudémon le jeune page. Et parce que
c’était en temps serein et bien attrempé, son père lui fit faire des bottes fauves Babin
les nomme brodequins.
Ainsi joyeusement passèrent leur grand chemin : et toujours grand chère : jusques
au dessus de Orléans. Auquel lieu était une ample forêt de la longueur de trente et
cinq lieues et de largeur dix et sept ou environ. Icelle était horriblement fertile et
copieuse en mouches bovines et frelons, de sorte que c’était une vraie briganderie
pour les pauvres juments, ânes, et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea
honnêtement tous les outrages en icelle perpétrés sur les bêtes de son espèce, par un
tour, duquel ne se doutaient mie. Car soudain qu’ils furent entrez en ladite forêt : et
que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue : et si bien
s’escarmouchant, les émoucha, qu’elle en abattit tout le bois, à tord à travers, deçà,
delà, par ci, par là, de long, de large, dessus dessous, abattait bois comme un faucheur
fait d’herbes, En sorte que depuis n’y eut ni bois ni frelons. Mais fut tout le pays
réduit en campagne. Quoi voyant Gargantua y prit plaisir bien grand, sans autrement
s’en vanter. Et dit à ses gens. Je trouve beau ce. Dont fut depuis appelé ce pays la
Beauce, mais tout leur déjeuner fut par bâiller. En mémoire de quoi encore de présent
les gentilshommes de Beauce déjeunent de bâiller et s’en trouvent fort bien et n’en
crachent que mieux.
Finalement arrivèrent à Paris. Auquel lieu se refraîchit deux ou trois jours, faisant
chère lie avecques ses gens, et s’enquêtant quels gens savants étaient pour lors en la
ville : et quel vin on y buvait. [Seule l’orthographe a été modernisée]. »
François Rabelais, Gargantua [1534], chapitre 16, Seuil, 1995.

Il serait puéril d’imaginer la séquentialité* du Gargantua comme une


collection d’épisodes juxtaposés au hasard d’une verve impertinente ; ce
« roman d’apprentissage* » suit la progression de la personnalité du
géant éponyme, issu d’une culture moyenâgeuse et s’ouvrant aux
lumières de la civilisation nourrie par le savoir antique. Dans ce
mouvement structurant, Gargantua est envoyé à Paris par son père, avec
son précepteur Ponocrates et le jeune érudit Eudémon, pour connaître,
entre « gens savants », l’« estude des jouvenceaux de ce temps » ; cette
chevauchée à travers la Beauce appartient à une phase précise de son
développement : le héros est encore un gros garçon qu’une pédagogie
déplorable a rendu ignare, lourdaud et rustaud. Sur le chemin, il reste le
digne compagnon de sa monstrueuse Jument.
La rédaction de l’épisode, et en premier lieu son isotopie* lexicale,
signale les paradigmes* du genre épique : geste collective (ensemble eux
= avec eux), action alerte (soudain que = dès que), logiquement exposée
(dont = c’est pourquoi) mais riche en embûches (ne se doutaient mie =
ne s’attendaient pas), animée d’héroïques desseins (honnêtement =
noblement) et de tonalité allègre (ambiance attrempée = tempérée ;
grand chère ; chère lie = joyeusement), mais sachant savourer le repos
du guerrier (se refraîchit = se remit de ses fatigues). La syntaxe
drôlement débridée des galipettes de la Jument dénote l’exaltation
héroïque et brutale qui anime les épisodes typiquement « rabelaisiens »
d’un romancier à la tête épique. Cependant on observe une connotation*
négative de déploration, dont l’explication devra tenir compte : dans
l’expression « fut tout le pays réduit en campagne », le verbe réduit a un
sens néfaste, et la campagne désigne une étendue dépouillée, qu’on
trouve par exemple dans la célèbre lamentation de Ronsard sur la forêt de
Gastine : Tu deviendras campagne…
L'agencement du récit confirme ces impressions :
- au stade de la « mise en scène4 », la forêt n’est qu’un milieu. Ce
sont les mouches qui constituent « l’obstacle » au cheminement ;
leur hostilité aux équidés provoquera l’incident, «
l’enclenchement* ».
- le nœud du récit est un « tour » inattendu : en une unique
performance*, la Jument, héros des bêtes de sa race, restaure
honnêtement leur dignité ; le dénouement, genèse mythique de
l’ordre actuel des choses, mettra sur le même plan le génocide
insecticide et le dégât écologique collatéral (depuis n’y eut ni
bois ni frelons).
- comme dans le conte traditionnel, une « pointe » (Je trouve beau
ce) est constituée par un calembour. Cette « rencontre » est
développée par un commentaire sociologique sur le pays ainsi
créé et sur l’heureuse issue du voyage, inauguré et conclu par
une beuverie.

• Le problème de l’intentionnalité (consciente ou inconsciente)


L'attention du philosophe Alain Roger est attirée sur cette culmination
en forme de calembour exclamatif5. Il y discerne une obscure prise de
conscience qui signalerait, et daterait, la naissance de la notion de
paysage en Occident :

Gargantua invente joliment la « Beauce » pour désigner le seul paysage […]


qu’apprécie l’homme occidental, un pays défriché, apprivoisé […]. Faute de modèle
et de mots pour le dire, le pays reste dans l’approximation linguistique quand [au
début du XVIe siècle] l’émotion, elle-même soumise à des conditions culturelles,
commence à balbutier.

En définissant une catégorie esthétique confuse à l’époque, la fiction


langagière donnerait « les mots pour dire » à une intuition qui cherche à
s’exprimer. Cette suggestion nous incite à prendre en considération une
narration souvent jugée insignifiante.

Éclairages externes

Puisqu’il s’agit de dater l’émergence de l’esthétique paysagère, on doit


vérifier si l’implication esthétique en question est bien de la
responsabilité de Rabelais. Avant de recourir à une méthode historique, il
faut d’abord mener une recherche intertextuelle. Le Narrateur se réfère
lui-même aux Chroniques Inestimables, recueil mi-folklorique, mi-
parodique, dont est issu l’épisode de la Jument ravageuse :

Grant Gosier et sa compagnie […] sont venus au pays de la grand Champaigne, où


il y avait pour ce temps là de grands bois : et de celui temps s’abattaient les grands
forêts car il fallait passer par dedans. Quant la grand jument fut dedans les forêts de
Champaigne les mouches se prirent à piquer au cul ladite jument. Et […] se prit à
émoucher : et alors vous eussiez vu tomber ses gros chênes menu comme grêle : et
tant continua ladite bête qu’il n’y demeura arbre debout que tout ne fût rué par terre :
et autant en fit en la Beauce car à présent n’y a nul bois : et sont contraints les gens du
pays de eux chauffer de feurre ou de chaume. Et Gargantua qui suivait ladite jument
[…] se mit au petit orteil un écot de bois qui pesait plus de deux cents livres…

D’emblée, on constate que Rabelais pratique une utilisation créatrice


de sa lecture. Il tient à se démarquer du conte merveilleux : la jument des
Chroniques est « fée », formée sur l’enclume de Merlin l’enchanteur ;
celle de Gargantua est simplement créature phénoménale, issue
d’Afrique. Ses ruades et pétarades explosent conformément à un rythme*
de bataille qui, chez Rabelais, caractérise la brutalité épique. En
comparaison de la sèche syntaxe des Chroniques, ce style joyeusement
tonitruant l’apparente au genre de l’épopée*. Mais c’est dans le
remaniement de la structure de l’anecdote folklorique que se manifeste le
génie propre de Rabelais : le chapitre ne se termine plus avec la
destruction de la forêt, mais sur une parole plaisante, qui met en valeur
une invention, l’exclamation apparemment admirative du héros.
Une simple explication de la forme ne saurait définir l’intérêt de ce
passage de la Chronique. L'essartage est considéré sur le plan
économique : « de celui temps », certes, « il fallait passer par dedans »
les forêts : l’administration centralisatrice de François Ier développait un
réseau de « grands chemins », mais le déboisement imposait des
contraintes à une population privée de ses réserves de chauffage. On peut
juger que les Chroniques expriment, peut-être inconsciemment, ce que
les historiens de la forêt française à la Renaissance définissent comme
une « préoccupation majeure » de l’époque, la déforestation, cause de
procès qui empoisonnaient la vie quotidienne de tout le royaume. En
particulier, les « degasts ès forests qui se font de bestes chevalines »
étaient lourdement sanctionnés, même si l’espouvantement, les chiens ou
les mouches fournissaient des circonstances atténuantes. La Jument agite
sabots et queue dans un contexte explosif. La blessure collatérale du
géant confirme l’impression que le terrain dévasté est impraticable.
Plutôt qu’un sentiment esthétique, d’ailleurs désagréable, ce ressentiment
contre la dégradation de la forêt pourrait exprimer un malaise socio-
économique…

• Déterminisme sociologique* dans le récit de Rabelais ?


Dans ce récit génialement renouvelé par Rabelais, la méthode
historique aboutira-t-elle à déceler, subies, partagées, ou déviées, des
préoccupations lisibles dans un récit trouvé ailleurs, et qui a été trouvé
assez intéressant pour être intégré dans le roman ? Est-il possible de
replacer l’épisode dans une « mythologie » de l’œuvre, dans le complexe
de goûts et de dégoûts provoqués par l’effacement de la forêt ? On sait
que le lignage de Grandgousier, père du héros, est constitué de
propriétaires terriens conservateurs, méprisant les « bourgeois marchands
», et honnissant les nobles, guerriers ou courtisans parasites. Surveillant
de près leurs domaines, ils ne pouvaient qu’être hostiles à toute
transgression foncière. Ainsi le jeune géant, futur Sire de la Devinière,
pourrait se trouver impliqué dans des querelles plus importantes que le
célèbre procès qui opposa Antoine Rabelais, le père de l’écrivain, aux
mariniers de Loire.
Dès l’abord, l’ancrage référentiel* du texte s’installe, avec plus de
précision et d’attention que la Chronique, dans la géographie régionale :
la jument dévastatrice du Gargantua piaffe dans la forêt d’Orléans,
proverbiale pour sa vaste superficie, dont l’écriture épique accentue l’«
ampleur » en la multipliant par trois ou quatre. Or, les attendus des
ordonnances royales considéraient la grand’forêt d’Orléans comme
particulièrement dégradée par le pâturage illicite pratiqué par paysans et
moines. La forêt de Chinon également, sur la terre natale de Rabelais,
était l’objet de moult procédures ; le chapitre 37 du Gargantua fait
allusion à un problème qui y était particulièrement sensible, celui des
droits exercés sur les garennes. Enfin, Rabelais ne pouvait que partager la
sollicitude bien connue de ses protecteurs, les Du Bellay, pour l’intégrité
de leurs vastes forêts.
Il est possible que le géant adolescent ait la sourde conscience de
souscrire aux soucis et aux prétentions d’une caste de propriétaires
sylviculteurs. Mais, même si une sourde réprobation d’ordre économique
et sociologique transparaît dans la narration, il serait téméraire d’y voir
l'intention du narré. L'explication de texte doit rendre compte de ce qui
cause le plaisir de la lecture, le sentiment qu’une esthétique personnelle
impose sa puissante originalité. Une indication furtive du Narrateur
omniscient nous met sur la voie : « Quoi voyant Gargantua y prit plaisir
bien grand, sans autrement s’en vanter. »
L'attitude socialement correcte du héros vient inhiber la réaction
épidermique qui était première chez lui ; tout en se gaudissant de l’action
menée par son animal associé, il la censure. Ce refoulement, inattendu
chez un personnage rabelaisien, échappe aux rudimentaires stéréotypes
des genres populaires. Si la jubilation du héros devant le saccage aurait
dû rester tacite, c’est qu’elle aurait eu de quoi choquer « ses gens », c’est
à dire qu’elle susciterait l’obscure réprobation de l’opinion générale,
respectueuse de la protection de l’environnement sylvestre, et dont on ne
sait si l’auteur la raille, ou s’il l’approuve. Le récit accède au statut
d’œuvre littéraire en organisant l’adolescent bêta comme un véritable
personnage, à savoir comme un acteur qui existe dans des relations, en
tant que sujet (forêt détruite, plaine créée…), ou en tant qu’objet
(appréciations portées par les autres), ou encore en tant que sujet ayant
conscience d’être objet de ce jugement social. L'exclamation du jeune
géant, cavalier démonté, apparaît plutôt comme une « défaite », une
échappatoire : elle sublime à l’improviste le malin plaisir causé par l’acte
répréhensible en un jugement esthétique porté sur le résultat observable.
Ce renchérissement narquois de la plaisanterie donne une indication :
la « disjonction* » établie par l’appréciation involontairement
amphibologique de Gargantua a pour fonction de faire dévier, grâce à
l’ironie*, le ton « innocent » du récit vers la suggestion satirique. Au
cœur de l’exclamation Je trouve beau ce, la présence de l’adjectif beau,
qualificatif vague et plat, ne serait-elle pas caricaturale, comme
habituellement chez Rabelais6 ? En effet, la Beauce, ce n’était pas beau :
les locutions populaires honnissaient ce pays boueux et bourbeux. Là où
le lecteur apprenti prend le géant au mot, et s’esbaudit du fruste jeu de
mots, le lecteur initié prend en considération la situation culturelle
d’énonciation de l’auteur, et reconnaît une parodie de calembour. Si
l’admiration du géant est perçue comme sincère, elle trahit la balourdise
piteuse d’un personnage encore mal dégrossi. Nos jugements de valeur
dénotent une forme d’éducation. Même si Gargantua a l’illusion d’avoir
créé un beau paysage par l’intermédiaire de sa monture agitée, il est peu
vraisemblable que Rabelais suggère ici un embryon de sentiment
esthétique de la ruralité. De plus, en adoptant en fin d’épisode une malice
populaire méprisante pour la catégorie sociale des hobereaux beaucerons,
le Narrateur complétera son invitation à prendre quelque distance par
rapport au sentiment apparent du héros ; en cela Rabelais, auteur de ce
livre qu’il appelle « nouvelle Chronique », donne de l’écrivain une image
plus nette que le rédacteur anonyme dont il s’inspire : il impose une
lecture ironique de l’épisode en faisant de sa pointe un processus de
dénomination.

• La clé : bon mot, beau paysage, ou beau mot ?


Il est notable que, comme notre chapitre 16 (massacre d’arbres et de
mouches), le chapitre 17 (extermination des Parisiens sous un flot
d’urine) se conclut par un calembour fondateur, un baptême historique :
la ville prend le nom de Paris, « mais ce ne sera que par ris ». Sur la
route de Gargantua, les deux épisodes folkloriques choisis pour être
revivifiés se caractérisent par leur thématique analogue ; tandis que les
Chroniques juxtaposent à la billebaude des événements surprenants dans
leur insignifiance, la similarité de structure des deux « rencontres »
étroitement juxtaposées fait sens. Pour le romancier, c’est le mot qui
génère le récit.
Comme le remarque Bakhtine, le chapitre 16 « parodie les légendes
locales concernant l’origine du nom de lieu ». Mais l’étymologie de la
Beauce ne fonctionne pas comme dans ce genre de tradition folklorique.
Elle n’est pas comme dans la légende populaire, explication d’un
phénomène topographique surprenant (le mot Beauce n’a rien à voir avec
la vastitude de l’espace paysager), ni étiologie généalogique (ce nom ne
doit rien à celui de Gargantua), mais pure création toponymique. Quand
Gargantua, un peu gêné devant le chablis, trouve « beau ce », il institue
une Genèse Burlesque* : au Temps primordial, le Verbe créateur
contemplant la végétation et le bois fécond « trouva bon ce » (Genèse I,
11-12), puis Il confia à l’Homme la charge de dénommer les êtres qui
peuplaient cet espace. Gargantua, s’appropriant inconsciemment le
pouvoir d’Adam, agit par une parole arbitraire ; il est responsable non
d’un ouvrage tangible mais du processus de dénomination. L'« objet de
récit* », la véritable « performance* » du géant, est ici non un geste mais
l’imposition d’un nom. Ainsi se définit un univers de mots affrontés aux
choses fortuites.
Si cette équipée a la structure d’un mythe originel, c’est certainement
qu’elle constitue une de ces inventions que, selon la mise en garde du
Prologue de Gargantua, il serait téméraire de simplement « recevoir à
derision et gaudisserie ». Le jeu de mots spontané de Gargantua est sans
doute le cœur du texte, dont il porte le secret : Rabelais participait aux
discussions passionnées que les humanistes engageaient sur les théories
platoniciennes concernant le langage7 ; avec Erasme, son maître à penser,
il se défiait des spéculations étymologiques, qui engendrent
contradictions et inepties. Le rire dénonce un abus de ce pouvoir dont
l’homme a le privilège : la puissance originelle de nommer. En baptisant
de leur nom définitif la Beauce et Paris, le Gargantua teste cet instrument
qu’est la langue, il expose un exercice pratique d’étymologie. Comme
dans le baptême de Paris, ce n’est pas par invention réfléchie, mais au
hasard, que le nom est trouvé, non par une autorité linguistique mais par
« n’importe qui » : géant de pas- sage ou foule stupide baignée par ris et
préférée en fin de compte aux anciens savants garants du nom de «
Lutèce ».

• Le secret : le romancier et le philosophe du langage


Le Narrateur semble s’amuser avec des théories discutables, discutées,
concernant les rapports entre le langage et l’être, mais reflète-t-il la
position de l’Auteur ? Si la question reste ouverte pour son Lecteur, c’est
sans doute que, pour le Dr François Rabelais lui-même, l’interrogation
demeurait sans réponse. L'homme de lettres transmet ses interpellations
plutôt que des instructions ; ce serait annihiler la dimension artistique de
l’œuvre littéraire que d’y voir l’expression de théories définies, la défense
de la langue cultivée contre les baliverneries du vulgaire, ou au contraire
l’illustration de la culture populaire, voire une subversion militante du
langage et donc de l’ordre social. Jean Paris explique que ce nom propre
Beauce, incluant « ce », démonstratif atone, ne dénomme rien ; la
création du nom propre signerait la destruction de la pertinence du
langage8. Plutôt que ce drame philosophique d’une impuissance devant la
« multiplication des sens possibles », nous croyons lire ici la joyeuse et
railleuse mise en scène des courtes certitudes et des prétentions du
langage humain.
Pourtant, il est impossible de ne pas distinguer une « inquiétude
fondamentale » dans ce jeu sur le mot : Alain Roger a une intuition juste
quand il considère la scène du sacre de la Beauce comme une
approximation linguistique, transcription d’une émotion qui, soumise à
des conditions culturelles, commence à balbutier, faute de modèle et de
mots pour le dire… Ici, l’écrivain, par ailleurs soucieux de dénommer
adéquatement ses personnages, ne met-il pas en scène, et en question, ses
propres pouvoirs ? L'apparent jugement de valeur se dilue dans ce qui est
essentiel pour cette prise de parole : la dénomination des êtres, privilège
adamique. La réaction du géant devant une dévastation fondatrice, – et
belle à son goût –, symbolise finalement l’audace géante de l’écrivain,
qui, en une ingénue ambiguïté, imite la Parole créatrice.

Conclusion

Ce jeu déconcertant sur un nom n’est pas la découverte d’une


esthétique du paysage, mais une interrogation cruellement ironique sur la
contingence radicale de toute fonction langagière, sur les mystères du
Logos. Rabelais pressentait qu’il ne saurait, par le seul recours à sa
culture et à la réflexion, trouver une réponse à cette question essentielle
pour sa conception de la dignité et même de la définition de l’homme ;
seule la création littéraire pouvait exprimer ses perplexités en les
objectivant dans l’œuvre d’art, en les figurant. Ce texte risible, encore
chargé des irritantes perplexités de l’humaniste, mais libérateur par ses
éclats incongrus, est la marque du style de Rabelais. Selon la
terminologie, fort pertinente, de Roland Barthes9, le style, « n’est jamais
que métaphore*, c’est à dire équation entre l’intention littéraire et la
structure charnelle de l’auteur » ; le style, « produit d’une poussée, non
d’une intention », plonge « dans la mythologie personnelle et secrète de
l’auteur ». En riant, Rabelais invente un microcosme obsédé par la
recherche du Mot : remodelant la Chronique folklorique qui le faisait
assister à la naissance d’une contrée, il propose à cette genèse non pas un
« démiurge* » mais un « onomaturge* ».
1 Professeur émérite à l’université Blaise Pascal, membre du Centre d’Études « Réforme,
Humanisme et Âge Classique » de Clermont-Ferrand, membre associé au CEMAS de La
Manouba, Tunisie. A édité l’œuvre de Rabelais, avec traduction en français moderne (Paris,
Seuil) ; également en livre de poche (Paris, Seuil). Auteur de plusieurs ouvrages, notamment
Rabelais (Paris, Fayard).
2 Le choix du texte à expliquer ici a été provoqué par la lecture d’un ouvrage d’Alain Roger.
L'explication subséquente servira à argumenter un article qui sera proposé à la revue Renaissance
Humanisme Réforme.
3 Schleiermacher cité par Spitzer, lui-même cité par Fernand Hallyn dans son important et
suggestif ouvrage sur les Paradigmes dans les études littéraires, Gent, 1979, p. 23.
4 Cf. MORIN V., « L'histoire drôle » dans L'analyse structurale du récit, Paris, Le Seuil, 1981,
p. 102-119.
5 ROGER, A., Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 19-20.
6 Cf. DEMERSON G., L'esthétique de Rabelais, Paris, Sedes, 1996, p. 111 et 190-191.
7 GENETTE G., Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Le Seuil, 1976, p. 13 et suiv.
8 PARIS J., Rabelais au futur, Paris, Le Seuil, 1970, p. 26 et suiv.
9 Le degré zéro de l’écriture in Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, t. I, 1993, p. 146-147.
Explication 3

Les Aventures de Télémaque, Fénelon


Par Pierre Ronzeaud1

L'explication de texte des Aventures de Télémaque que je vais proposer


ne se réclame d’aucune méthodologie canonique, mais pourrait, s’il
fallait la qualifier d’un unique adjectif, se revendiquer comme «
contextuelle » en fonction des principes sur lesquels elle repose.

Elle présuppose l’existence d’un sens historique du texte – qui n’épuise assurément
pas ses autres significations possibles, passées, présentes ou futures – mais qui doit
avoir priorité sur elles.
Cette « vérité originelle » peut être approchée, de l’extérieur, par un certain nombre
de processus de contextualisation.
D’abord celui qui met en relation le destinateur et le destinataire du texte. En
l’occurrence, Fénelon, homme d’église, pris entre un engagement pastoral dans le
monde et une mystique de la dépossession de soi qui en détourne, et le Duc de
Bourgogne, future puissance de ce monde, puisque petit-fils de Louis XIV, à qui le
trône est promis un jour, mais aussi adolescent réputé sensible aux passions terrestres
opposées à l’anéantissement du moi.
Ensuite celui qui inscrit ce texte dans le cadre de la pédagogie fénelonienne, fondée
sur l’impact des images, des expériences vécues par procuration, comme l’attestent
ses autres œuvres (De l’éducation des filles, Fables et Contes, Dialogues des morts,
Examen de conscience sur les devoirs de la royauté), et dans le cadre des ouvrages
d’éducation du prince qui mettent particulièrement l’accent sur la nécessité, pour un
futur monarque, d’apprendre à se gouverner soi-même avant de prétendre gouverner
les autres.
Enfin celui qui replace la mission préceptrice de Fénelon dans le cadre, plus large,
d’une pensée politique chrétienne évangélique, qui ne se contente pas de demander la
soumission du roi, son « lieutenant » terrestre, à Dieu, mais qui exalte la figure
christique d’un prince sacrifiant sa personne à sa fonction royale.
Mais cette approche « extérieure » ne peut suffire, car la « vérité du texte » n’existe
pas en dehors de celui-ci : elle résulte de sa mise en forme. D’où la nécessité de cerner
encore, à plusieurs niveaux, ses conditions d’apparition, grâce à un certain nombre de
mises en situation.
D’abord celle qui envisage le texte comme un récit dans le cadre d’une fiction
narrative excédant la détermination traditionnelle des genres (épopée ou roman) ; dans
le cadre de la réécriture d’un hypotexte homérique (L'Odyssée) ; dans le cadre d’une
construction initiatique qui détermine le rôle de l’épisode considéré à l’intérieur d’un
itinéraire de formation dont il constitue l’une des premières étapes symboliques.
Ensuite celle qui envisage le texte comme une description enchâssée dans un récit
comportant des fragments de dialogues rapportés : en fonction de cette structuration
où la voix du narrateur et les voix des personnages annoncent puis commentent le
spectacle décrit ; en fonction de la nature particulière du passage central : un tableau
qu’il convient de considérer dans tous ses aspects (pause narrative, diégétisation*
interne, picturalisation, allégorisation etc.) ; en fonction de l’écriture qui le peint
(vocabulaire symbolique, temporalité révélatrice, structures phrastiques à effets,
figures expressives etc.). C'est donc en tant qu’elle essaye de combiner ce qui, de
l’extérieur, motive et explique le texte (contexte culturel), ce qui, autour de lui, le
détermine (sources, esthétique générique), ce qui, en lui, le façonne (narrativement et
stylistiquement), pour montrer que tout se répond pour construire son sens, sa valeur
et sa beauté « historiques », que cette méthode se veut « contextuelle ».
Le lecteur trouvera une séquence textuelle élargie, avec un résumé de ce qui
précède et de ce qui suit le texte commenté et avec la citation des éléments dont la
connaissance est nécessaire à l’explication.
Calypso dit à Télémaque, qui vient, comme son père Ulysse auparavant, de faire
naufrage, et d’aborder sur son île, en compagnie de Mentor, de se délasser de ses
travaux, et elle l’invite : « Venez dans ma demeure, où je vous recevrai comme mon
fils : venez ; vous serez ma consolation dans cette solitude ; et je ferai votre bonheur,
pourvu que vous sachiez en jouir. »

Le texte
« Télémaque suivait la déesse environnée d’une foule de jeunes nymphes, au-
dessus desquelles elle s’élevait de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt
élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l’environnent. Il admirait
l’éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe flottante, ses cheveux noués par
derrière négligemment mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui
tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait
Télémaque.
On arriva à la porte de la grotte de Calypso où Télémaque fut surpris de voir, avec
une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n’y voyait
ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues : cette grotte était taillée
dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles ; elle était tapissée d’une jeune
vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés. Les doux zéphyrs
conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des
fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d’amarantes et de
violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal ;
mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là on
trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d’or, et dont la fleur, qui
se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums. Ce bois
semblait couronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne
pouvaient percer. Là on n’entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d’un
ruisseau, qui, se précipitant du haut d’un rocher, tombait à gros bouillons pleins
d’écume et s’enfuyait au travers de la prairie.
La grotte de la déesse était sur le penchant d’une colline. De là on découvrait la
mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois mollement irritée contre
les rochers, où elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des
montagnes. D’un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de
tilleux fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les
nues. Les divers canaux qui formaient les îles semblaient se jouer dans la campagne :
les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d’autres avaient une eau paisible et
dormante ; d’autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour
remonter vers leurs sources, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On
apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont
la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes
voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait en festons : le raisin, plus
éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était
accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres arbres
couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin. »
François Fénelon, Les Aventures de Télémaque [1699], 1er livre,
éd. Jacques Le Brun, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 33-35.

Calypso invite ensuite Télémaque à se reposer, lui promet de lui


raconter « des histoires dont (son) cœur sera touché », lui offre « une
robe de pourpre avec une broderie d’or » et celui-ci prend « le plaisir qui
est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence. »
Immédiatement Mentor intervient, d’un ton grave, pour reprocher à
Télémaque ces pensées frivoles, la vanité de se parer, en lui rappelant de
plutôt songer à sa mission : retrouver son père. Télémaque réaffirme son
engagement en ce sens (« Non, non, le fils d’Ulysse ne sera jamais
vaincu par les charmes d’une vie lâche et efféminée. ») puis il s’interroge
sur les faveurs du ciel manifestées par les biens dont Calypso le comble,
s’attirant cette répartie de Mentor sur laquelle je clôturerai cette séquence
textuelle élargie : « craignez, repartit Mentor, qu’elle ne vous accable de
maux ; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont
brisé votre navire : le naufrage et la mort sont moins affreux que les
plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu’elle vous
racontera. La jeunesse est présomptueuse ; elle se promet tout d’elle-
même : quoique fragile, elle croit pouvoir tout et n’avoir jamais rien à
craindre ; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous
d’écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront
comme un serpent sous les fleurs ; craignez le poison caché ; défiez-vous
de vous-même, et attendez toujours mes conseils. »

La situation du texte dans l’économie narrative du roman

Quand il lit Les Aventures de Télémaque le jeune Duc de Bourgogne


est convié à vivre, par identification avec le héros éponyme, des
expériences diverses et à en tirer les leçons nécessaires à sa formation de
futur prince chrétien. L'épisode du séjour dans l’île de Calypso, qui vient
très tôt dans l’économie initiatique de l’ouvrage, au livre I, lui offre une
forme d’épreuve des sens destinée à lui apprendre à déjouer les ruses
tentatrices du mal et à maîtriser les désirs qu’elles font naître. Il épouse le
sort de Télémaque, jeté sur l’île d’Ogygie par un naufrage véritable, en
proie à la tempête des désirs amoureux de la déesse qui tente de
l’envoûter pour le retenir prisonnier de ses charmes, comme elle l’avait
fait avec son père Ulysse, dans L'Odyssée. Il le voit sauvé à la fin du livre
VI seulement : «… je ne crains plus mes passions. L'amour est lui seul
plus à craindre que tous les naufrages » (p. 139).
Nous sommes donc à l’origine du parcours initiatique du héros et de
son double lecteur, tous deux étant confrontés au piège originaire de
l’amour du monde et de l’amour de soi. Mais, pour que la leçon soit
comprise, il faut que la nature insidieuse des séductions de ce monde
opère sur les deux, et que le lecteur soit aussi fasciné par les beautés
tentantes qu’il découvre au fil du texte que l’est Télémaque par celles
qu’il rencontre. L'écriture fénelonienne a donc pour objectif premier de
construire, par tous ses moyens expressifs, un piège charmeur, où le
portrait de la déesse et la peinture de sa grotte se répondent comme autant
de prodiges envoûtants. Mais cette écriture a un objectif second :
enseigner à reconnaître un tel piège et à en comprendre la perversité
fallacieuse. Elle l’atteint par un double processus : déconstruction
immédiate de celui-ci par l’introduction, dans sa description, de signaux
suggérant la présence de maléfices sous les charmes, dénonciation
postérieure par l’introduction finale du commentaire de Mentor.
Ainsi le récit fonctionne-t-il à son tour comme un piège multiple,
puisqu’il capture, par la beauté qu’il exhibe, les lecteurs superficiels qui
s’y laissent prendre, à l’instar du héros, tandis qu’il offre aux lecteurs
subtils, maîtres de leur esprit comme de leurs pulsions, une occasion
d’anticiper sur la leçon de sagesse finale. C'est ce double jeu de la
séduction, des sens et de l’esprit, que tentera de mettre en lumière cette
explication.

La structure globale de la séquence textuelle et ses indicateurs


symboliques

Et pour ce faire, on s’attachera d’abord à la structure large de la


séquence textuelle – incluant les paragraphes qui précédent et qui suivent
le passage retenu. Celui-ci est enchâssé entre deux prises de parole des
figures représentant les instances opposées du plaisir et du devoir,
Calypso en ouverture, Mentor en clôture. L'enjeu de leur combat est
symbolisé par leur commun emploi du mot « cœur » pour désigner
l’intériorité de ce Télémaque qu’il s’agit de posséder ou de protéger.
Cette insistance indique que la source possible du mal ne réside pas dans
les seuls charmes déployés par la tentatrice – l’offre du monde – mais
aussi dans l’appétence de l’individu au bien-être et au repos, – la
demande de la concupiscence – qui relève de l’amour de soi et qui se
nourrit de l’illusion que l’homme puisse retrouver, ici-bas, l’état de
plénitude et d’innocence d’avant la Chute. Et donc que le piège de cet
Eden trompeur et lénifiant est, en creux, ourdi par l’esprit malin,
diabolique qui a occasionné celle-ci, et qui, expert en l’art du
déguisement, peut encore renouveler son entreprise de séduction
luciférienne, pour faire oublier au fils d’Ulysse la quête héroïque de son
père qui constitue sa mission sacrée.
Une seconde répétition, repérable dans l’encadrement de notre
passage, doit alors être considérée sous cet éclairage. À la « riche pourpre
» de la robe de Calypso fait écho la « robe de pourpre » qu’elle offre à
Télémaque, tout comme la « broderie d’or » qui orne celle-ci renvoie aux
« pommes d’or » des arbres du jardin intérieur de la grotte, réminiscence
analogique de la pomme offerte par Satan à Ève pour faire damner
Adam, puisqu’il s’agit dans la langue du temps, d’oranges (rappelons
qu’Eluard jouera, à des fins opposées – humaines trop humaines – du
même rapprochement – en écrivant que « La terre est bleue comme une
orange »). Ce chromatisme symbolique peint en effet un univers sensuel
diamétralement opposé à l’utilisation récurrente, dans le récit de Fénelon,
de la blancheur comme signe de la pureté, qu’il s’agisse de « l’éclatante
blancheur » de la robe du Grand-Prêtre Termosiris (p. 53), de la «
merveilleuse blancheur » des étoffes tissées par les femmes de la Bétique,
cet espace où perdure l’innocence de l’âge d’or des tribus hébraïques
archaïques (p. 154), ou de la conque « d’une blancheur plus éclatante que
l’ivoire » du char de cette Amphitrite qui n’est qu’une figuration de la
vierge, Stella Maris, dans un décor marin pseudo mythologique (p. 93).
La description de la grotte de Calypso n’est donc pas une simple pause
narrative, mais un espace d’expérience comportant sa propre dynamique
de séduction. Globalement, elle est en effet diégétiquement articulée par
les indications de perception successives (« on n’y voyait, on trouvait, on
n’entendait, on découvrait, on voyait, on apercevait »). Structurellement
divisée ensuite en deux parties – l’intérieur et l’extérieur de la grotte –,
elle est animée par un jeu de changements de points de vue et de
perspectives qui créent, par leur fusionnement paradoxal, une
représentation ambiguë, où l’unité de la grotte se dissout en lignes de
fuite signalant l’aspect artificieux de ce faux paradis.
Le paragraphe introducteur et sa mise en scène initiatique

Dans le premier paragraphe la voix narrative omnisciente (elle pénètre


l’intériorité de la conscience du héros : « il admirait ») décrit une sorte de
procession où s’opposent les attitudes de Télémaque, de la déesse (« le
feu sortant des yeux ») et de Mentor (« les yeux baissés »). « Décrire »
c’est « des-scribere » : écrire après un modèle : ce que Fénelon fait
doublement ici. En peignant Calypso supérieure à ses nymphes, il réécrit
le portrait de Nausicaa dans l’Odyssée (VI, v. 101-9), mais il le
transforme, simultanément, en ekphrasis à l’image de ces statues
grecques qu’il évoquait, dans De l’éducation des filles : « les cheveux
noués négligemment par derrière » et les « draperies pleines et flottantes
» (O. C., Pléiade, I, p. 81). Mais dans cette fresque animée le décoratif ne
chasse pas le didactique. On y découvre en effet une mise en garde
implicite contre les charmes de Calypso d’autant plus dangereux qu’ils
sont puissants (« le feu »), faussement tempérés (« grâce », « douceur »)
et magnifiés par le rythme* majestueux de la première phrase et par une
comparaison « comme un grand chêne » qui engage une osmose entre la
divinité et la nature susceptible d’engendrer les prodiges les plus
envoûtants.
La description du plus étonnant d’entre eux, la grotte, décline en effet,
dans les deux paragraphes suivants, une sorte de paradigme* édénique
tout en le minant constamment, prolongeant ainsi ce jeu ambigu entre
exposition de merveille et suggestion de monstruosité. L'énonciation se
modifie : l’emploi du pronom personnel indéfini « on » (depuis « on
arriva » jusqu’à « on apercevait ») permet d’associer le Duc de
Bourgogne et tout lecteur à la perception de Télémaque, qui joue alors le
rôle de l’acteur/spectateur premier du théâtre dans le théâtre, et de faire
ainsi partager sa fascination (« charme les yeux »).

La première partie de la description : un trompe-l’œil

Le premier paragraphe reprend des éléments de la description de la «


caverne » de Calypso, au livre V de l’Odyssée (v. 478). Mais la
préférence de Fénelon pour le mot « grotte » ouvre sur un surcroît de
mystère (le mot vient du latin populaire Crypta et connote le caché, le
secret) et autorise surtout une analogie culturelle avec la grotte où
Alcandre, le magicien de l’Illusion comique de Corneille, anime ses «
fantômes vains » et avec les pseudo grottes marines, pleines de «
rocailles et de coquilles » des jardins versaillais, véritables kaléidoscopes
d’illusions. La formule « avec une apparente simplicité » le confirme par
son ambivalence. Elle peut en effet désigner le produit d’une perception
sensible mais aussi une image fallacieuse. Par-delà l’évocation d’une
somptuosité paradoxale, puisque obtenue sans or ni art, semblable à la
peinture homérique de l’île de Calypso « sans marbre ni dorure »
qu’évoquera encore sa Lettre à l’Académie (X, 10), Fénelon introduit ici
le soupçon.
Le passage du récit au tableau est ensuite marqué par la transformation
des temps verbaux, le passé simple initial étant remplacé par des
imparfaits à valeur descriptive. Ce tableau est composé, dans le premier
paragraphe, d’éléments empruntés à l’hypotexte homérique, redisposés
dans un autre ordre, créateur de confusion spatiale. Chez Homère, des
précisions de localisation (« autour », « au rebord ») construisaient un
ensemble cohérent, de l’environnement lointain (bois, oiseaux) aux
abords de la grotte (vigne, sources). L'introduction d’éléments marins («
rocailles », « coquilles »), immédiatement associés à une vigne bien
terrienne, métamorphose, ici, une topographie réaliste en un univers
prodigieux caractérisé par l’hybridation, signe de la monstruosité.
L'abolition de la séparation intérieur/extérieur est renforcée par la
mention de l’écosystème édénique où les zéphyrs équilibrent les ardeurs
du soleil, créant, dans une phrase délicatement balancée, une perfection
climatique identique à celle qui règne dans la Bétique (« l’ardeur de l’été
y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants », livre VII, p.
154), le territoire où survit l’âge d’or. La reprise en écho de l’adjectif
préféré de Fénelon, au point qu’il finira par le qualifier lui-même aux
yeux de la postérité, « doux », pour le murmure des fontaines, puis pour
le parfum des fleurs d’oranger, emblématise la séduction de tous les sens
à l’œuvre dans cette représentation d’un espace paradisiaque.
Les sources et les prairies empruntées à Homère font cependant l’objet
d’un traitement particulier. La pureté des fontaines est hyperbolisée
jusqu’au cristal en une phrase musicalisée par le passage des nasales
initiales au cliquetis cristallin final. Les prés sont tout aussi
prodigieusement embellis (le « persil » grec est remplacé par «
l’amarante ») pour ouvrir sur un décor surréel : les « mille fleurs
naissantes » sont empruntées aux tapisseries médiévales à « mille fleurs »
figurant le jardin d’Eden. La simplicité et la fonctionnalité du donné
homérique laissent ainsi place à une démesure qui invite à anticiper sur la
leçon future de Mentor apprenant à Télémaque à se méfier du « serpent
sous les fleurs ». De même, « le plus doux de tous les parfums » émanant
de ces « pommes d’or », qui, comme nous l’avons suggéré plus haut,
cachent sous leur écorce orangée le fruit du péché, fait partie de ces «
trompeuses douceurs » que dénoncera ce sage guide en qui Minerve s’est
incarnée. L'opacité de la « nuit » (cf. Furetière : « ombre », « obscurité »)
qui envahit tout fait aussi signe, surtout si on lui oppose la lumière des
Champs-Elysées ultérieurement visités par Télémaque, comme un contre
modèle radieux opposé à cette obscurité (livre XIV, p. 317-8). Là, en
effet, « la nuit avec ses sombres voiles » est inconnue, la lumière n’y est
qu’une « gloire céleste », matérielle et spirituelle à la fois, rassasiant tous
les désirs, tandis que les fragrances nocturnes de la grotte les mettent
dangereusement en émoi. La musicalité même du texte recèle des
pièges : aux cris des oiseaux réels (chouettes, éperviers, corneilles) qui
forment chez Homère un bestiaire naturel succède, ici, l’étrange mélange
de la mélodie d’oiseaux indistincts et du grondement des ruisseaux
tombant en cataractes. La disposition syntaxique des phrases initiées par
« Là », « Là », caractéristique des descriptions panoramiques d’époque
visant à suggérer la variété dans l’unité, prolongées par des relatives qui
assurent l’expansion du tableau, trouve son couronnement dans cette
clausule (rythmée par des structures décasyllabiques), mais elle ouvre,
dans l’harmonie paradoxale des ultimes échos sonores, sur une sorte de
mouvement de fuite qui met, esthétiquement, en péril l’ensemble.
Effaçant les frontières entre extériorité et intériorité, mêlant les éléments
dans un baroquisme déceptif, le premier paragraphe ébauche donc un
tableau paradoxal, entre nature et prodige, entre merveille et bizarrerie.

La deuxième partie de la description : un horizon déceptif


Le second paragraphe peint un paysage tout aussi étonnant par un jeu
fantasque d’extension et de rapprochement, par le bouleversement de la
logique des points de vue et des perspectives : la disposition spatiale («
De là », « d’un autre côté ») étant perturbée par l’introduction de
variations temporelles (« Quelquefois », « Quelquefois ») ou
catégorielles (« les uns », « d’autres »). Après une première phrase toute
de mesure, quasiment pré-rousseauiste, la description se perd, indice
possible de la présence d’un artefact diabolique, dans une tension entre
dynamique centrifuge (projection vers de multiples points de fuite, série
d’objets auxquelles on peut toujours ajouter) et dynamique centripète
(focalisation sur la vigne) jusqu’à l’ambigu « grand jardin final ».
Un intertexte* virgilien (la montagne d’eau, Énéide, I, v. 105) inspire
ensuite la représentation d’une marine en une phrase où rythme* et
harmonie imitative culminent dans la démesure. Le paysage rustique qui
lui fait anormalement pendant (« d’un autre côté ») participe de cet
Hybris, avec la mention des « têtes superbes » des « hauts peupliers »
(rappel de l’élévation surhumaine de Calypso) portées « jusque dans les
nues ». L'expansion aquatique des canaux toute de caprice (« se jouer »),
d’inconstance (« les uns », « les autres »), de bizarrerie (« remonter vers
leurs sources ») élargit encore le panorama, non sans y introduire une
sinuosité troublante, serpentine, et non sans comporter l’indication d’un
piège (« ne pouvoir quitter ces bords enchantés ») mettant en abyme celui
qui guette Télémaque. La verticalité succède ensuite à l’horizontalité
pour créer, par ascension des collines aux montagnes et aux nues, une
fantasmagorie « bizarre », source de ce « plaisir des yeux » auquel le
héros avait déjà succombé, en amont de notre texte, en admirant la beauté
de Calypso, et auquel il succombera, en aval de celui-ci, en prenant du
plaisir à considérer la magnificence de la robe de pourpre qu’elle lui offre
pour mieux le captiver et le capturer. La réduction de champ suivante,
amenant un mouvement inverse du regard, des montagnes couvertes de
vignes au raisin « plus éclatant que la pourpre » réintroduit en effet cette
couleur de la tentation, au milieu d’un univers à dominante dionysiaque
mais miné (« la vigne était accablée sous son fruit »). Sous le masque de
l’abondance s’engage en effet ici, comme avec les pommes d’or, une
sorte de revisitation de la chute originelle liée à la consommation du fruit
défendu. Aussi l’ultime phrase, sous son décorum végétal méditerranéen
(figuier, olivier, grenadier), par delà sa clôture en forme de perfection
naturelle (« un grand jardin »), mêle-t-elle, rythmiquement, l’idée
d’enfermement à celle de plénitude. Elle met surtout, par analogie avec le
jardin du paradis perdu, l’accent sur les dangers de beautés envoûtantes,
sources des « plaisirs qui attaquent la vertu » contre lesquels Mentor va
tout de suite mettre en garde un Télémaque qui s’est laissé charmer par
elles inconscient du « poison caché » qu’elles contenaient.

Conclusions sur le texte et sur la méthode

Pris au piège des sens, comme son double, le Duc de Bourgogne, tout
lecteur superficiel bénéficie en effet des éclaircissements immédiats de
Mentor lui ouvrant les yeux sur les « trompeuses douceurs » de ce
tableau fallacieux. Mais il lui faudra encore accompagner le héros dans
d’autres épreuves des sens (charme d’Eucharis, sensualité de l’île de
Vénus), le voir, à deux reprises, sauvé in extremis par Mentor/Minerve de
ces perditions déguisées en béatitudes, avant de savoir reconquérir,
comme lui, cette maîtrise de soi qui permettra au fils d’Ulysse de
reprendre la quête de son père et au petit-fils de Louis XIV de gouverner
en Roi plus chrétien que son aïeul.
Le lecteur habile, qui aura su lire « hiéroglyphiquement » ce texte,
comme il convient pour un roman d’initiation, aura par contre déjà
anticipé la leçon, en comprenant que le « tableau derrière le tableau »
peint en creux sous la description de la grotte de Calypso, modifiait le
statut de celle-ci et enseignait quelque chose sur ce mode narratif : qu’il
ne faut pas l’analyser en termes de référentialité matérielle, mais en
termes de fonctionnalité symbolique, pas selon une logique de « lieu »
réel mais selon une logique de « lieu » rhétorique, figure d’un discours
judiciaire servant à instruire un procès, ici celui des séductions de la chair
et des sens.
Ainsi Fénelon, mystique du dépouillement, fait-il comprendre à son
élève, dans un texte suggérant, comme dans les peintures anamorphiques
des « Vanités », la présence du « serpent sous les fleurs », du mal sous la
beauté, que le risque pour l’homme est de se laisser charmer par elles, de
s’abandonner au plaisir de les contempler et à la tentation de s’y
enfermer.
Les pièges de l’écriture servent donc à déjouer les pièges de la grotte, à
détourner des pièges du monde. Encore faut-il échapper au piège d’une
lecture naïve, unilatérale, anachronique, de ce texte, en le replaçant dans
l’économie de l’œuvre, en fonction des motivations et de l’esprit de son
auteur, c’est-à-dire en s’aidant d’une méthode « contextuelle ». Celle-ci
permet en effet d’échapper aux anachronismes et aux erreurs
d’interprétation qu’impliqueraient d’autres approches. Ainsi une
approche thématique trop superficielle, ne retenant que la nature et la
beauté des composantes du tableau de la grotte brossé par Fénelon,
aboutirait à une exaltation à contresens de cette merveille apparente, et
une approche narratologique trop mécanique, ne retenant que
l’architecture brillante du même tableau échouerait à en saisir l’implicite
diabolisation. C'est du moins ce que s’est attaché à montrer cette
explication.
1 Docteur d’État et professeur à l’Université de Provence, il a travaillé sur les littératures
politiques, pamphlétaires, utopiques (L'Utopie hermaphrodite, 1982 ; édition de La Terre Australe
Connue de G. de Foigny, 1990) et a dirigé des numéros de Littératures Classiques sur L'Irrationnel
(1995), L'Imagination (2002) au XVIIe siècle. Il a édité La Bruyère (Livre de poche), La Princesse
de Clèves, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire (Textes et contextes, Magnard), publié des
« Parcours critiques » (Dom Juan, Britannicus, Le Cid, Les Mémoires du Cardinal de Retz) chez
Klincksieck. Actuellement il codirige un Dictionnaire des lieux mythiques, en préparation pour
2006 (coll. Bouquins, Robert Laffont).
Explication 4

L'Île des esclaves, Marivaux


Par Mohamed Moumen1

L'œuvre dramatique met en désarroi toute théorie. En ce sens, aucune


méthodologie ne saurait épuiser la signifiance du texte théâtral qui est
infiniment ouverte.
À œuvre ouverte devrait correspondre une approche
méthodologiquement ouverte : nous nous aventurons, ici, à une lecture
qui se veut une analyse n’obéissant à aucune méthode bien déterminée.
Elle sera une approche qui voudrait accorder la priorité absolue au texte.
En ce cas, la menace de l’éclectisme est grande. Mais, elle est, ici,
inévitable.
Il importe de souligner, par ailleurs, qu’en matière d’explication de
texte dramatique, l’analyse linéaire semble, selon nous, la meilleure
démarche à adopter. Elle a toutes les chances de pouvoir restituer la
dynamique des dialogues et des situations dramatiques.
Nous ne prétendons nullement avoir pu satisfaire à ces principes. Nous
craignons fort même que notre approche soit restée méthodologiquement
empirique.
Reste à souligner que le choix de L’Île des esclaves de Marivaux
répond d’abord au fait que cette pièce est assez négligée par une certaine
tradition critique marivaudienne. Or, elle mérite plus d’attention.
Enfin, on remarquera que nous avons opté pour un extrait constitué
d’une scène entière afin de préserver la cohérence et l’unité du corpus.

Le texte
« IPHICRATE s’avance tristement sur le théâtre avec ARLEQUIN.
IPHICRATE, après avoir soupiré. Arlequin ?
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture. Mon patron.
IPHICRATE. Que deviendrons-nous dans cette île ?
ARLEQUIN. Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim : voilà mon
sentiment et notre histoire.
IPHICRATE. Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos camarades ont
péri, et j’envie maintenant leur sort.
ARLEQUIN. Hélas ! Ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même
commodité.
IPHICRATE. Dis-moi ; quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-
uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues
l’ont enveloppée, je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le
bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île, et je suis d’avis que nous les
cherchions.
ARLEQUIN. Cherchons, il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant
pour boire un petit coup d’eau-de-vie : j’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en
boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE. Eh, ne perdons point de temps, suis-moi, ne négligeons rien pour
nous tirer d’ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais Athènes, car
nous sommes dans l’île des Esclaves.
ARLEQUIN. Oh, Oh ! Qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui
depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici
sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de
tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
ARLEQUIN. Eh ! Chaque pays a sa coutume : ils tuent les maîtres, à la bonne
heure, je l’ai entendu dire aussi ; mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme
moi.
IPHICRATE. Cela est vrai.
ARLEQUIN. Eh ! Encore vit-on.
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie ;
Arlequin, cela ne suffit-il pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! Je vous plains de tout mon
cœur, cela est juste.
IPHICRATE. Suis-moi donc !
ARLEQUIN, siffle. Hu, hu, hu.
IPHICRATE. Comment donc, que veux-tu dire ?
ARLEQUIN distrait chante. Tala ta lara.
IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l’esprit, à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant. Ah, ah, ah, monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ; je vous
plains, par ma foi, mais je ne saurai m’empêcher d’en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots. (Le coquin abuse de ma situation, j’ai mal
fait de lui dire où nous sommes). Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos, marchons
de ce côté.
ARLEQUIN. J’ai les jambes si engourdies.
IPHICRATE. Avançons, je t’en prie.
ARLEQUIN. Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du
pays qui fait cela.
IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte
pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos
gens ; et en ce cas-là, nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUIN, en badinant. Badin, comme vous tournez cela. (Il chante :)

L'embarquement est divin,


Quand on vogue, vogue, vogue ;
L'embarquement est divin
Quand on vogue avec catin.

IPHICRATE, retenant sa colère. Mais je ne te comprends


point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN. Mon cher patron, vos compliments me
charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin
qui ne valent pas ceux-là, et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE. Eh ne sais-tu pas que je t’aime ?
ARLEQUIN. Oui ; mais les marques de votre amitié tombent
toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi tenez,
pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ; s’ils sont
morts, en voilà pour longtemps ; s’ils sont en vie, cela se
passera, et je m’en goberge.
IPHICRATE, un peu ému. Mais j’ai besoin d’eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment. Oh, cela se peut bien, chacun a
ses affaires ; que je ne vous dérange pas.
IPHICRATE. Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant. Ah ah, vous parlez la langue d’Athènes,
mauvais jargon que je n’entends plus.
IPHICRATE. Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon
esclave ? ARLEQUIN, se reculant d’un air sérieux. Je l’ai été,
je l’ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne :
les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes j’étais ton
esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que
cela était juste, parce que tu étais le plus fort : Eh bien,
Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire
esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous
verrons ce que tu penseras de cette justice-là, tu m’en diras ton
sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus
raisonnable, tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir
aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te
ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami,
je vais trouver mes camarades et maîtres.
Il s'éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la
main. Juste ciel ! Peut-on être plus malheureux et plus outragé
que je le suis ? Misérable, tu ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN. Doucement ; tes forces sont bien diminuées,
car je ne t'obéis plus, prends-y garde. »
Marivaux, L’Île des esclaves [1725], scène I,
Classiques Hachette, 1994, p. 11-14.
Situation du texte : une utopie sociale

C'est une scène qui figure l’ouverture de L’Île des esclaves, œuvre de
Marivaux formant, avec L’Île de la raison (1727) et La nouvelle colonie
(1729), la « trilogie insulaire », ce cycle qu’il est convenu d’appeler « les
utopies sociales ». Cette situation privilégiée, toute marquée, confère à la
scène une grande importance dramatique : elle aura à charge, en effet,
d’initier le lecteur (le spectateur) à l’univers qu’évoquera la pièce durant
onze scènes2.
La scène pourrait être tenue pour un récit de naufrage3 fait par
Iphicrate, le maître, qui provoque les réactions inattendues et
imprévisibles d’Arlequin, l’esclave4 : elle ébauche les premiers
changements qui affectent les relations d’esclavage ayant prévalu
jusqu’alors entre ces nouveaux naufragés échoués sur une île baptisée «
l’île des Esclaves ».

Lieu du drame : nulle part

Il importe de remarquer que cette scène, à l’image d’ailleurs de toutes


les autres scènes qui composent la pièce, « représente, comme dit la
didascalie, une mer et des rochers d’un côté, de l’autre quelques arbres
et des maisons »5 : le lecteur est, d’emblée, comme invité à effectuer un
voyage dans des pays lointains et inconnus ; il est transporté ailleurs,
dans l’Ailleurs, porté dans des contrées exotiques, déporté vers un monde
étranger et étrange car peu familier : dans l’utopie6. C'est un lieu
indéterminé, pouvant être simultanément tout lieu et aucun lieu ; il aurait
propension à être partout et nulle part. Or, Cette indétermination n’est pas
sans lui conférer une valeur et une dimension universelles : si lointain,
étrange ou insolite soit-il, il demeure néanmoins, et paradoxalement,
familier et banal ; il interpelle le lecteur et lui parle. L’universalité est
confirmée et raffermie par la rareté des attributs qualifiant ce lieu qui finit
par se donner à voir comme espace sans grande spécificité ni
particularité : quelques arbres et des maisons ; il est défini laconiquement
comme un paysage marin, « une mer » et rocheux, « et des rochers » ;
ouvert, non urbain, naturel, il est espace libre – de liberté : n’est-il pas
l’asile, l’abri des esclaves qui s’y affranchissent et l’exil des anciens
maîtres athéniens qui, en ennemis de la liberté, étaient de véritables
despotes ? N’est-il pas, enfin, ce lieu d’apprentissage, cette sorte d’école
de la liberté ? Nul doute que cette île ne soit l’expression et l’image de la
Nature sauvage et libre, indomptable et insoumise qui s’oppose à la
Culture représentée par les lois et les valeurs que transportent avec eux
les personnages venus d’Athènes – cette cité qui est l’emblème même de
la civilisation.
Ce lieu, sans attributs notables pouvant réellement et concrètement le
spécifier, l’individuer, le particulariser ou le concrétiser, ne semble, en
définitive, bénéficier réellement que d’une seule qualification majeure
principale : il sera identifié ultérieurement, en effet, durant toute l’action,
comme l’île des Esclaves ; il se donne ainsi comme figure synecdochique
du drame devant avoir lieu ; il est le contenant des événements qui se
dérouleront : ne serait-il pas dès lors, en ce sens, la représentation
spatiale, manifestement physique puisque géographique, de l’histoire
contée par la pièce ? C’est un espace qui est l’envers même des cités, des
villes et des sociétés dites civilisées : il est l’anti-civilisation qui finira
par démasquer la civilisation en la montrant sous son vrai jour, dans ses
vérités noires jusqu’alors cachées – dans sa misère morale ; les vérités
modalisées positivement par les sociétés civilisées finiront par se révéler
négatives – et vice versa. On pourrait ainsi dire que ce lieu correspond à
une véritable inversion* des valeurs éthiques et sociales qui régissent la
vie dite « civilisée » : l’île des Esclaves est l’anti-Athènes, l’Autre du
monde grec. Ces didascalies assument et assurent une fonction
d’anticipation – fonction « proleptique », dirait G. Genette7 : elles
orientent le lecteur vers certains réseaux dramatiques et thématiques qui
seront actualisés ultérieurement par la pièce.

L'apparition des personnages : renversement

Fidèle à toute une tradition théâtrale (antique et classique), cette scène


nous donne à voir une entrée de personnages qui obéit aux règles de la
bienséance et des convenances : « Iphicrate s’avance tristement sur le
théâtre avec Arlequin » (p. 11). Priorité est donc donnée au personnage
de condition sociale élevée (noble) – qui est, ici, Iphicrate ; suit le
personnage socialement humble – en l’occurrence, Arlequin. Le respect
de cette hiérarchie sociale est pertinent, car L'Île des esclaves dramatise
une méditation à caractère philosophique sur le mérite social en regard de
la valeur morale de l’être humain. Il serait pertinent de remarquer que ce
code sera perverti à partir de la troisième scène (p. 22-29) puisque l’on
voit « Cléanthis, esclave […] » (p. 22) entrer en scène avant «
Euphrosine, sa maîtresse » (p. 22).
Néanmoins, cette règle de bienséance, à bien y réfléchir, n’est pas
complètement transgressée ; on pourrait même dire que d’une certaine
manière, elle continue à être toujours respectée en ce que Cléanthis est
devenue la maîtresse de sa maîtresse : le texte semble être étranger à tout
projet de subversion des conventions sociales qui restent, pour L’Île des
esclaves, légitimes et justifiées : seuls les êtres, et leur rang, ne sont pas
toujours justifiables. Ainsi, est-on mis en présence moins d’un procès des
lois (ou des institutions) que d’une critique des hommes ; le renversement
de ces règles de convenances ne cherche, somme toute, qu’à montrer que
l’ordre social ne saurait nullement être juste s’il n’est fondé sur un ordre
moral qui le justifie. La perversion n’est que formelle, en ce que
l’organisation des rapports sociaux est loin d’être contestée : elle n’est
qu’une inversion* des relations de servitude. L’ordre maintenu, aucun
horizon de « révolution » (sociopolitique) n’est envisagé8.
Cependant, il n’est certainement pas indifférent que la première
apparition de ces deux personnages dans la pièce soit inscrite sous le
signe de l’opposition qu’accuse leur état : en effet, Iphicrate semble triste
à la différence d’Arlequin qui se montre (au spectateur) plus gai. Cette
différence d’états trouvera son explication ultérieurement : naufragé,
Iphicrate, le maître, échoue sur une île hostile à l’esclavagisme9. À
l’opposé, Arlequin, lui, malgré le naufrage, affiche un air moins affligé,
plus gai et, surtout, plus insouciant que son maître ; il ne semble concerné
en rien par les événements peu heureux qui se déroulent ; il se laisse aller
jusqu’à l'ivresse 10 n’hésitant pas beaucoup à rire11, à jouer espièglement12
ou à chanter13. Cette entrée en scène du personnage mettant en valeur son
caractère insouciant n’est pas étrangère à la tradition (théâtrale) dont il
hérite : en effet, dans la commedia dell’arte, Arlequin est un valet
malicieux et rusé, mais qui se rit des malheurs et des infortunes. L’auteur
d’Arlequin poli par l’amour (1720) semble faire preuve de déférence à
l’égard de la longue histoire théâtrale du personnage14 : présenté d’emblée
comme personnage se distinguant par sa jovialité – que Marivaux
s’évertue à motiver en le montrant grisé de vin, dans un état d’ébriété très
prononcée –, Arlequin se révèle plus tard être une figure très portée à la
noce et la fête, très encline à la joie et la jouissance, aimant trop la bonne
humeur adoptée comme véritable arme contre le malheur. Ce trait de
caractère, en conformité avec les origines du personnage, cette franche
gaieté ne se démentant jamais, ménage le dénouement : en être de joie, en
homme gai et jovial, Arlequin, ne sachant tenir rancœur à son ancien
maître, saura se retenir de se venger de lui. La gaieté – foncière – est
révélatrice, ici, de quelque bonté – native : « Je l’ai été, je le confesse à ta
honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne valent rien. » (p. 14),
dira-t-il à son maître.
On peut donc dire que de prime abord, dès leur entrée en scène, les
protagonistes de l’action sont présentés non seulement onomastiquement
(ils sont appelés par leurs noms qui ont allures de prénoms – « Arlequin
», « Iphicrate ») ou indiciellement (ils sont désignés par périphrases* qui
indiquent leur statut ou leur fonction – « patron »), mais aussi par leur
tempérament très contrastés.
Ainsi, la scène s’emploie-t-elle à éviter les longs préambules
introductifs en se focalisant sur l’essentiel, ne notant que ce qui est «
notable »15, ce qui requiert d’être absolument noté, car utile à
l’intelligence de l’action et à la connaissance des acteurs du drame.

Un maître qui n’est déjà plus maître de rien

Dès le début du dialogue, s’exprime chez Iphicrate, encore maître, une


grande inquiétude concernant son sort dans cette île sur laquelle il vient
d’échouer : « Iphicrate. – Que deviendrons-nous dans cette île ? » (p. 11).
Cette inquiétude est largement motivée par le fait que ses statut,
pouvoir et privilèges de maître sont menacés d’être abolis. N’ignorant
pas tout des lois et des coutumes de cette île, il appréhende l’avenir
devenu fort incertain : le devenir, les incertitudes de l’avenir sont source
d’inquiétude, d’anxiété et d’angoisse chez le personnage qui sera donné à
voir, dès son apparition, comme un maître qui n’est déjà plus maître de
lui-même, de ses états ou émotions, de ses actions ou réactions – bref,
comme un être qui n’a plus de prise sur son destin. Inquiet, en proie à la
perplexité et au désarroi, désorienté, il n’est déjà plus ce qu’il était, le
maître d’antan, celui de « l’avant-naufrage », ce tyran qui croyait pouvoir
diriger non seulement son propre destin, mais aussi celui des autres (les
esclaves, en l’occurrence) : il est pris dans une sorte de tempête
(psychologique), victime d’un naufrage non pas seulement d’ordre
naturel, mais aussi moral.
À l’opposé, Arlequin, sans être maître de la situation, offre l’image
d’un être insouciant, peu soucieux de ce qui arrive, nullement concerné
par ces graves événements survenus. Il semble se maintenir au-dessus des
catastrophes et des misères du monde. Or cette attitude est comme
prémonitoire, annonciatrice à sa manière de l’évolution du personnage :
ne deviendra-t-il pas, en effet, le maître d’Iphicrate ? En outre, à bien y
réfléchir, sa condition d’esclave, et sa vie misérable lui interdisent de
redouter ce qui survient : il ne peut rien perdre ; il a tout à gagner ; d’où
cette assurance résolue qu’il affiche ; privé de sa liberté, il n’a rien à
perdre que ses chaînes (d’esclavage). S'explique ainsi, peut-être, son
recours à une certaine forme d’ironie* en répliquant laconiquement et
brièvement à Iphicrate qui, inquiet, s’est enquis de leur sort : « Nous
deviendrons maigres, étiques, et puis morts : voilà mon sentiment et notre
histoire » (p. 11). Cette façon de parler, tout en trahissant une certaine
assurance, aiguisée d’ailleurs par le vin, est proche de la moquerie. Il
faudrait néanmoins se garder de croire que cette ironie* ou cette
moquerie sont une quelconque forme de « sagesse » ; elles ne sont
nullement l’effet d’un tempérament ou d’une inclination toute naturelle
au bon sens, mais l’expression d’une indifférence qui dérive de la misère
du personnage : il dramatise, dès lors, tout en dédramatisant et il
dédramatise tout en dramatisant ; il prophétise des grands malheurs en les
énumérant avec froideur ; or, l’énumération* génère un effet de
distanciation (et d’objectivation) qui renforce l’impression de
détachement que veut délibérément montrer l’esclave – à la grande
consternation de son interlocuteur et maître : « Iphicrate, retenant sa
colère – Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin » (p. 13).
Iphicrate, lui, au contraire d’Arlequin, est bien loin d’être distancié : il
a tendance, au contraire, à « dramatiser » la situation et les événements. Il
donne dans le pathétique16 se laissant transporter par ses sentiments et
gagner par ses appréhensions. Mais cette propension au débordement –
quelque peu affectif – ne signifie en rien que nous avons affaire à une
âme très sensible ou à un cœur émotif ; si cet esclavagiste est porté vers
l’exagération, ce n’est que par égoïsme : il a trop peur pour sa vie ; seul
son propre sort l’intéresse ; il ne se soucie nullement des autres : s’il tente
de persuader Arlequin de la nécessité de chercher dans l’île les « siens »,
les rescapés du naufrage, ce n’est que pour trouver en eux du secours et
de l’aide ; ce n’est en rien par générosité, altruisme ou philanthropie ; il
finira bien par le dire : « Mais j’ai besoin d’eux, moi » (p. 13).
On peut dire que les transports pathétiques d’Iphicrate, d’origine et de
nature égoïstes et intéressées, sont substantiellement différents des
épanchements affectifs, foncièrement généreux et altruistes, dont fera
preuve ultérieurement Arlequin lors du pardon qui aura lieu au
dénouement, aux scènes IX, X et XI, et grâce auquel L'Île des esclaves se
révèle être, à sa manière, une sorte de comédie mélodramatique. Tout le
récit du naufrage, qui fait état des événements survenus avant l’ouverture
de la pièce, confirme cette tendance d’Iphicrate au pathétique : victime
de ses sentiments, il exagère les faits, noircit la situation. Or, conforme à
la tradition des scènes d’exposition, ce récit, mené en vérité à l’adresse
du lecteur, est censé faire le point de la situation afin de dresser une
stratégie de salut possible : « Peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder
en quelque endroit de l’île, et je suis d’avis que nous les cherchions » (p.
11).
Cependant, cette tentative de mise au point dégénère en récit
extrêmement subjectivé où la narration des faits le cède aux émotions et
états d’âme : Iphicrate oublie souvent les faits pour nous faire part de ses
soucis et inquiétudes sur un mode larmoyant : « nous sommes seuls
échappés du naufrage, dit-il ; tous nos camarades ont péri, et j’envie
maintenant leur sort » (p. 11). Le récit prend l’allure d’une espèce de
complainte où les plaintes, qui semblent l’emporter, trahissent quelque
faiblesse de caractère chez le personnage. À l’évidence, il cherche à
apitoyer d’une certaine manière Arlequin, mais il manque son but, car
son esclave demeure fort peu touché, presque insensible : en regard de
son état et de sa condition, il ne saurait se sentir que fort peu concerné.

Le cheminement vers la révolte

Il semble donc que tout le premier mouvement de cette première


scène, ouvrant la pièce, est construit sur l’opposition manifeste et criante
entre les deux caractères qui entrent déjà, dès ce début d’action, en
conflit – certes encore timide mais ouvert ; antagonisme qui prend
assurément sa source dans cette très grande divergence de tempéraments
des deux protagonistes, mais qui s’origine aussi incontestablement dans
la différence de leur appartenance sociale : le naufrage aura ainsi
manifesté des relations humaines « inhumaines », fondés sur des rapports
de force, exclusivement d’autorité et de pouvoir, des relations de classes
antagonistes – en guerre, pour tout dire.
L’évolution du personnage d’Arlequin est par trop manifeste : de la
mauvaise volonté initiale, « J’ai les jambes si engourdies » (p. 12), on
aboutira à un refus d’obéissance ouvertement déclaré, « Ainsi, tenez pour
ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! » (p. 13), en passant sans
hésitation par les insultes17, « S'ils sont morts, en voilà pour longtemps ;
s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge » (p. 13).
Il est évident que cette évolution est trop rapide en ce qu’elle
s’accomplit au cours de cette première et courte scène : le cheminement
et le mûrissement d’Arlequin se réalisent à une vitesse (dramatiquement)
élevée : dés que finit la scène, l’esclave, avant même d’être transformé
par Trivelin et les lois de l’île en seigneur et maître d’Iphicrate, n’est déjà
plus esclave : il est un homme révolté. La différence qui est devenue
divergence, ensuite confrontation et affrontement puis antagonisme et
conflit, culmine comme inévitablement, en fin de scène, en lutte armée.
En effet, l’antagonisme n’est plus simplement rhétorique et verbal ; on
assiste à un véritable duel. D’un débat, on se retrouve, pour ainsi dire,
face à un combat : « Iphicrate, au désespoir courant après lui l’épée à la
main. – Juste ciel ! Peut-on être plus malheureux que je le suis ?
Misérable, tu ne mérites pas de vivre / Arlequin – Doucement ; tes forces
sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde » (p. 14).
Il convient néanmoins de souligner que tout fonctionne comme si en
venir aux mains, recourir aux armes n’étaient que la conséquence
inéluctable des propos échangés : le langage fait naître l’action ; la parole
est performative ; le dire est, ici, faire ; il est même un faire qui fait faire.
Dès lors, notre scène se révèle un agôn, une occasion toute propice pour
un échange très animé de points de vue extrêmement divergents : c’est
une guerre rhétorique. Or cette guerre se manifestera ouvertement à
partir du deuxième mouvement de notre scène.
On pourrait bien soutenir, en définitive, que ce premier mouvement,
tout en nous livrant les éléments de connaissance nécessaires à
l’intelligence du futur drame, met en scène une situation de conflit entre
deux caractères que tout – conditions, états et tempéraments – oppose et
voue à s’affronter et se combattre. Cette situation s’inscrit dans la
dialectique du maître et de l’esclave qui est, en vérité, une pseudo-
dialectique. S’appuyant ainsi sur une logique commandée et régie par les
relations de force, de violence, de négation de la liberté et de la dignité de
l’autre, de non-respect de l’humanité de son prochain, cette situation et
cette dialectique se trouvent appelées à être renversées : la révolte de
l’esclave, Arlequin, contre son maître, Iphicrate, est inévitable car, grâce
au naufrage et aux mœurs de l’île des esclaves, le rapport de force a
changé ; il est en défaveur du maître.
Ce premier mouvement de la scène première aménage donc la révolte
de l’esclave Arlequin qui éclatera au deuxième mouvement et prépare par
conséquent le renversement quelque peu spectaculaire de la situation : il
en serait, pour ainsi dire, comme le prologue. Tout en évoquant le passé
(le naufrage, les origines et la genèse des coutumes étranges de « l’île des
esclaves »…), il regarde vers les événements qui vont se produire
ultérieurement : vers l’avenir. Les échanges dialogiques s’établissant
entre les deux partenaires de la scène dégénèrent en dispute : le conflit est
encore en puissance, mais les paroles sont chargées de menaces. On
pourrait dire que toute la dynamique de la conversation est prise dans une
logique du devenir : naît de ceci une haute tension dramatique. On
éprouve déjà l’intensité dramatique du dialogue de Marivaux telle qu’elle
se manifestera dans toute la pièce.

La condition inhumaine

En vertu de la dialectique sur laquelle reposent les relations entre les


deux dramatis personae, il serait aisé de relever que leurs itinéraires non
seulement diffèrent, mais s’opposent : parallèles, ils évoluent en sens
inverses ; ainsi en est-il au niveau des valeurs (axiologiques) et de leurs
modalisations (toujours contraires).
L'aube de la révolte d’Arlequin s’exprime par une désobéissance qui
s’origine dans ce qu’il vient d’apprendre sur les coutumes
antiesclavagistes de l’île des Esclaves. À l’évidence, le savoir pervertit
l’esclave : le statut de maître est irréconciliable avec la connaissance ;
cette dernière l’éclaire et l’illumine : elle l’éveille à l’anormalité, la
monstruosité, l’inhumanité de sa situation ; elle est prise de conscience
de l’aliénation. Le savoir est ainsi hostile à toute logique esclavagiste, car
il ne s’accommode que de la liberté ; il est même le pendant de la liberté.
On ne saurait donc s’étonner de voir Arlequin rejeter l’autorité du
maître : pour que son pouvoir puisse continuer à s’exercer, pour que son
autorité se perpétue, il faudrait qu’Iphicrate maintienne son esclave dans
l’ignorance, qu’il ne le tienne pas informé des usages et des coutumes des
gens de l’île. Or son erreur est de lui avoir livré des éléments
d’information qui auraient dû être gardés secrets : le pouvoir n’est tel
qu’en ce qu’il est l’antichambre de l’absence de science, de la «
nescience » – pour parler comme V. Jankélévitch.
Dans cette perspective, s’inscrivent les reproches que le maître
esclavagiste se fait à lui-même ; il semble regretter amèrement ce qui
serait son erreur : « […] Le coquin abuse de ma situation, j’ai mal fait de
lui dire où nous sommes. » (p. 12). Or ces regrets nous apprennent
beaucoup sur les mauvaises relations ayant pu avoir existé entre lui et son
esclave ; ils suggèrent qu’Iphicrate se singularise par un esprit
extrêmement esclavagiste – despotique, dominateur et tyran. Mais ayant
conscience de la fragilité de sa situation, « Le coquin abuse de ma
situation » (p. 12), il n’hésite pas à adopter une attitude caractérisée par
l’hypocrisie : si au début, en effet, il ne cessait de chercher à donner
sèchement des ordres, il s’empresse à présent de se réfugier dans les
prières et suppliques : « Avançons, je t’en prie » (p. 13). Ce changement
d’attitude est loin d’être authentique et sincère ; il n’indique aucune
évolution morale (19) ; il est simplement stratégique : c’est une ruse qui
trahit sans doute une certaine forme de bassesse morale.
Ces prières ne peuvent être le langage de l’esclavagiste qui ne connaît
que les ordres et les mauvais traitements, « vous avez coutume de m’en
faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là » (p. 13) : elles
provoquent l’ironie* d’Arlequin qui n’est nullement dupe de ce pseudo-
nouveau langage, mais qui18 semble aussi y déceler les signes avant-
coureurs d’un nouvel ordre relationnel devant advenir ; se lève l’espoir
d’un nouveau système de relations qui ne sera plus fondé sur la tyrannie
et l’oppression et qui se substituera définitivement au vieux système où
ne prévaut que l’injustice sous toutes ses formes.
En despote peu éclairé, toutefois, Iphicrate, ne voulant nullement céder
aux nouveaux rapports de forces qui semblent se dessiner, tente encore,
avec l’énergie du désespoir, de se révolter contre cette situation qui le
contraint à subir les moqueries de son esclave – cet être inférieur –, à
supporter ses insultes, à être réduit aux prières : renoncer à donner des
ordres, c’est abdiquer le pouvoir, abandonner le statut de maître, c’est
accepter d’être un autre : pour lui, c’est chose proprement impensable.
Mais, lucide, il s’exercera néanmoins à se contenir, à retenir ses
véritables sentiments19 : il s’emploiera à maîtriser la colère, sinon la rage,
qui le gagnent en gagnant ou regagnant la sympathie, le cœur,
d’Arlequin : « Eh ! Ne sais-tu pas que je t’aime ? » (p. 13).
À l’image de celui des prières, force est de croire que le langage de
l’amour est étranger à l’esprit esclavagiste. S’il est tenu par un Iphicrate,
ce ne saurait être qu’un langage mensonger, hypocrite, faux et fourbe :
rien d’authentique, rien de sincère. Marivaux ne semble-t-il pas suggérer
que le pouvoir ne s’accommode que du mensonge ? N’est-il pas l’ordre,
le domaine du mensonge ? La prière et l’amour ne peuvent s’inscrire
dans l’horizon de l’esclavagisme qui est domination, injustice et haine.
Peut-on, dès lors, s’étonner de voir échouer cet essai hasardé par
Iphicrate pour un éventuel regain d’amitié ou de sympathie de la part de
son esclave ? Ce dernier, loin d’être dupe, n’ignore pas que son maître est
incapable d’éprouver à son égard de véritables sentiments d’amour ou de
tendresse : la relation d’esclavage, relation inhumaine, ne peut donner
lieu à une relation d’amitié ou d’amour puisqu’elle est foncièrement une
relation de force, donc de violence : « Les marques de votre amitié
tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé » (p. 13), dit,
ironique, toujours plus ironique, Arlequin.
Le fait que cet appel à l’amour, l’amitié et les doux sentiments ne soit
que ruse et mensonge est attesté par l’abandon, à la première occasion,
du ton de la prière et de l’amabilité, des accents de la gentillesse et de la
douceur, de la part d’Iphicrate : dès qu’Arlequin a refusé de le suivre, il a
vite fait de revenir à son langage habituel, celui qu’il connaît et
affectionne le mieux : le langage des ordres ; non plus celui des
suppliques, mais des injonctions ; non plus celui des demandes, mais des
commandes : « Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ? »
(p. 14). Il serait peut-être opportun de rappeler que le rappel qu’Iphicrate
fait de son état vient suite à l’échec de tous les procédés employés : ne
réussissant plus à convaincre Arlequin, à court d’arguments, il
s’empresse de recourir, et comme naturellement, à l’argument de force en
n’oubliant pas de lui attribuer toute la valeur d’un argument d’autorité.
Or, cet état n’est plus : Arlequin est déjà libre : ne vient-il pas de savoir
qu’il est sur une île qui ne tolère pas l’esclavagisme ? Ne vient-il pas
aussi de s’éveiller aux faiblesses, sinon à toutes les misères de son
maître ? Il est, en tout cas, maintenant, une conscience libre, libérée. Il
est prêt à la révolte.
Cette révolte commence déjà, sans aucun doute, à se manifester ; on la
surprend dans ce portrait qu’Arlequin brosse de son maître ; portrait qui
le décrit rapidement, mais incisivement, comme un être injuste et
inhumain : « Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais
comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu
étais le plus fort » (p. 14). La lucidité d’Arlequin sur ses rapports avec
son maître est incontestable ; il met bien en relief ce paradoxe qui heurte
l’entendement humain et qui transforme l’injustice en justice : L’Île des
esclaves traite, à sa manière, de cette question de la justice et rejoint ainsi
les grandes inquiétudes qui agitait la conscience de l’époque de l’auteur
du Jeu de l’amour et du hasard : la justice, qui s’appuie sur la loi du plus
fort, peut-elle être juste ? La justice qui se justifie par la force, semble
suggérer Marivaux, est immanquablement vouée à être injustice. Elle est
nécessairement inhumaine. Elle engage l’homme à traiter l’homme, son
prochain, comme pourrait être traitée (injustement, d’ailleurs !), une
bête : « […] j’étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal,
et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort », dit
Arlequin (p. 14), et pour la première fois dans cette scène, « d’un air
sérieux » (p. 14). L’esclavage est en soi une forme (la plus horrible, peut-
être !) de bestialité, un système de vie foncièrement bestial : la société
esclavagiste est une forme d’organisation (qui est, en vérité, forme de
désorganisation ou d’inorganisation) bestiale : elle est, pour tout dire, une
espèce de jungle ; la loi qui y prévaut est celle du plus fort.
En faisant le procès de l’esclavagisme, en dénonçant son inhumanité et
son injustice, Arlequin qui se fait sans aucun doute le « porte-parole », la
voix de Marivaux, ne manque pas de relever que tout système qui se
fonde sur la force et tient par la force ne saurait tenir et se maintenir : il y
a toujours plus fort que le fort : « […] eh bien, Iphicrate, tu vas trouver
plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que
cela est juste. » (p. 14).
On pourrait dire que ce deuxième mouvement nous met en présence
d’un conflit entre le maître et l’esclave : Arlequin n’obéit plus à
Iphicrate. Il se sent déjà libre. Il semble renaître à la dignité et à
l’humanité refusant l’autorité et la violence que veut exercer son maître
sur lui.
Si le premier mouvement, après avoir présenté les protagonistes de
l’action, en ébauchant leur portrait moral, s’est ingénié à faire entendre
les premiers bruissements de l’insoumission qui sourd en l’esclave
Arlequin, le deuxième mouvement s’est évertué, lui, à mettre en lumière
la révolte elle-même en donnant à voir un conflit entre deux logiques
complètement inconciliables, deux visions des relations humaines
inéluctablement conduites à se livrer une guerre tragique.

Un théâtre pour l’humanité


C’est une scène qui, ouvrant la pièce, nous livre les éléments
nécessaires à l’intelligence du drame : c’est donc une scène d’exposition.
Elle nous présente, en effet, les personnages principaux de l’action ;
elle nous fait le récit des événements qui se sont déroulés avant le
déclenchement de l’action : le récit du naufrage. En outre, cette scène
dramatise le début du renversement de la relation existant entre les
protagonistes : elle nous fait assister au début de l’éveil à la liberté
d’Arlequin, l’esclave.
Il est donc évident que cette scène a un grand intérêt dramatique en ce
qu’elle met en œuvre, en mouvement, les prémices et les fondements du
drame. Elle nous révèle également la physionomie de la pièce : la
vocation sociale et morale de cette « utopie insulaire ». Elle nous montre
l’horizon quelque peu politique de l’œuvre : horizon fortement apparenté
et solidaire, de l’éthique – Esprit et Cœur, Idéal et Rêve, bref, Utopie –
du siècle des lumières : L'Île des esclaves est un cri du cœur, un poème
en prose dramatique qui est un appel moderato cantabile pour que ne
règne que l’humain.
1 Titulaire d’un doctorat ès lettres françaises et enseignant à l’Université de Sousse, Tunisie. A
publié des articles sur le théâtre et collabore à des journaux tunisiens de langue française.
2 Soulignons que l’action n’est pas divisée en actes : nous n’avons affaire qu’à des scènes :
indice de quelque désinvolture peu respectueuse du découpage de l’action tel qu’on le trouve dans
le théâtre classique – découpage en actes et scènes ? Les théâtres modernes s’en souviendront.
3 Du début du texte (p. 11) à « – Suis-moi donc » (p. 12).
4 De « Arlequin siffle. – Hu, hu, hu. » (p. 12) à la fin de la scène (p. 14).
5 Cf. la présentation des personnages et du décor de la pièce (p. 10).
Soulignons, à l’occasion, que le lieu ne changera pas durant toute la pièce. Mais cette unité de
lieu ne sera pas accompagnée par l’unité de temps.
6 Ce serait Thomas More, semble-t-il, qui aurait utilisé, le premier, pour désigner une île
imaginaire, ce mot dérivé du grec « Utopia » signifiant « lieu » (topos), « qui n’existe nulle part »,
dans un ouvrage intitulé précisément Utopia (1516).
7 Cf. GENETTE G., Le discours du récit, Le Seuil, Paris, 1972.
8 Il faudra attendre Le Mariage de Figaro de Beaumarchais pour commencer à voir émerger un
théâtre qui ose regarder cet horizon.
9 « Et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les
jeter dans l’esclavage » (p. 12).
10 « Arlequin, avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture » (p. 11).
11 « Arlequin, riant. Ah, ah, ah… » (p. 12).
12 « Arlequin, en badinant. Badin, comme vous tournez cela. » (p. 13).
13 « Arlequin, distrait, chante » (p. 12).
14 Arlequin est un personnage cyclique qui revient dans plusieurs pièces de Marivaux : La
surprise de l’amour (1922), La double inconstance (1923), Le prince travesti, La fausse suivante
(1724). À l’époque de notre auteur, cette figure de la commedia dell’arte était en vogue : Lesage,
pour donner un exemple, la mettra en œuvre dans Arlequin, Roi de Serendi (1713) et dans Les eaux
de Merlin (1715).
15 BARTHES R., S/Z, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1970.
16 « Iphicrate, un peu ému. Mais j’ai besoin d’eux moi » (p. 11). N.B. : C’est nous qui
soulignons.
17 Iphicrate, évidemment, ne manquera pas de le relever : « Esclave insolent ! », dira-t-il ; (p.
13).
18 Cette évolution se réalisera à la fin de la pièce, à hauteur du dénouement, après le pardon
d’Arlequin : le « cours d’humanité » sera accompli ; il aura porté ses fruits.
19 « Iphicrate, retenant sa colère » (p. 13).
Explication 5

Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos


Par Laurence Bougault1

L'explication de texte se conçoit souvent de manière linéaire. Le


commentaire stylistique est pourtant l’un des outils les plus efficaces
pour une approche qui questionne simultanément fond et forme, et pour
mieux dire la genèse du sens au travers des choix formels. La stylistique
met en œuvre des compétences diverses : linguistique, pragmatique,
rhétorique, poétique, sémantique, dans le souci constant non d’une
méthode mais du texte lui-même. On dit d’elle qu’elle est moins une
science qu’une praxis du texte, une praxis extrêmement exigeante qui ne
se satisfait d’aucune méthode mais les revendique toutes, dès lors
qu’elles aident à saisir non seulement les effets de surface du sens mais
les ressacs profonds d’une beauté qui ne veut pas rien dire.

Le texte
Prenez donc garde, Vicomte, et ménagez davantage mon extrême timidité !
Comment voulez-vous que je supporte l’idée accablante d’encourir votre indignation,
et surtout que je ne succombe pas à la crainte de votre vengeance ? d’autant que,
comme vous savez, si vous me faisiez une noirceur, il me serait impossible de vous la
rendre. J’aurais beau parler, votre existence n’en serait ni moins brillante ni moins
paisible. Au fait, qu’auriez-vous à redouter ? d’être obligé de partir, si on vous en
laissait le temps. Mais ne vit-on pas chez l’Étranger comme ici ? à tout prendre,
pourvu que la Cour de France vous laissât tranquille à celle où vous vous fixeriez, ce
ne serait pour vous que changer le lieu de vos triomphes. Après avoir tenté de vous
rendre votre sang-froid par ces considérations morales, revenons à nos affaires.
Savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce n’est
assurément pas faute d’avoir trouvé assez de partis avantageux ; c’est uniquement
pour que personne n’ait le droit de trouver à redire à mes actions. Ce n’est même pas
que j’aie craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j’aurais bien toujours fini
par là ; mais c’est qu’il m’aurait gêné que quelqu’un eût eu seulement le droit de s’en
plaindre ; c’est qu’enfin je ne voulais tromper que pour mon plaisir, et non par
nécessité. Et voilà que vous m’écrivez la lettre la plus maritale qu’il soit possible de
voir ! Vous ne m’y parlez que de torts de mon côté, et de grâces du vôtre ! Mais,
comment peut-on manquer à celui à qui on ne doit rien ? je ne saurais le concevoir !
Voyons ; de quoi s’agit-il tant ? Vous avez trouvé Danceny chez moi, et cela vous a
déplu ? à la bonne heure : mais, qu’avez-vous pu en conclure ? ou que c’était l’effet
du hasard, comme je vous le disais, ou celui de ma volonté, comme je ne vous le
disais pas. Dans le premier cas, votre Lettre est injuste ; dans le second, elle est
ridicule : c’était bien la peine d’écrire ! Mais vous êtes jaloux, et la jalousie ne se
raisonne pas. Hé bien ! je vais raisonner pour vous.
Ou vous avez un rival, ou vous n’en avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour
lui être préféré ; si vous n’en avez pas, il faut encore plaire pour éviter d’en avoir.
Dans tous les cas, c’est la même conduite à tenir : ainsi pourquoi vous tourmenter ?
pourquoi, surtout, me tourmenter moi-même ? Ne savez-vous donc plus être le plus
aimable ? et n’êtes-vous plus sûr de vos succès ? Allons donc, Vicomte, vous vous
faites tort. Mais, ce n’est pas cela ; c’est qu’à vos yeux, je ne vaux pas que vous vous
donniez tant de peine. Vous désirez moins mes bontés que vous ne voulez abuser de
votre empire. Allez, vous êtes un ingrat. Voilà bien, je crois, du sentiment ! et pour
peu que je continuasse, cette Lettre pourrait devenir fort tendre ; mais vous ne le
méritez pas.
Vous ne méritez pas davantage que je me justifie. Pour vous punir de vos soupçons,
vous les garderez : ainsi, sur l’époque de mon retour, comme sur les visites de
Danceny, je ne vous dirai rien. Vous vous êtes donné bien de la peine pour vous en
instruire, n’est-il pas vrai ? Hé bien ! en êtes vous plus avancé ? Je souhaite que vous
y ayez trouvé beaucoup de plaisir ; quant à moi, cela n’a pas nui au mien.
Tout ce que je peux donc répondre à votre menaçante Lettre, c’est qu’elle n’a eu ni
le don de me plaire, ni le pouvoir de m’intimider ; et que pour le moment, je suis on
ne peut pas moins disposée à vous accorder vos demandes.
Au vrai, vous acceptez tel que vous vous montrez aujourd’hui, ce serait vous faire
une infidélité réelle. Ce ne serait pas là renouer avec mon ancien Amant ; ce serait en
prendre un nouveau, et qui ne vaut pas l’autre à beaucoup près. Je n’ai pas assez
oublié le premier pour m’y tromper ainsi. Le Valmont que j’aimais était charmant. Je
veux bien convenir même que je n’ai pas rencontré d’homme plus aimable. Ah ! je
vous en prie, Vicomte, si vous le retrouvez, amenez-le-moi ; celui-là sera toujours
bien reçu.
Prévenez-le cependant que, dans aucun cas, ce ne serait ni pour aujourd’hui ni pour
demain. Son Menechme lui a fait un peu tort ; et en me pressant trop, je craindrais de
m’y tromper ; ou bien, peut-être ai-je donné parole à Danceny pour ces deux jours-là ?
Et votre Lettre m’a appris que vous ne plaisantiez pas, quand on manquait de parole.
Vous voyez donc qu’il faut attendre.
Mais que vous importe ? vous vous vengerez toujours bien de votre rival. Il ne fera
pas pis à votre Maîtresse que vous ferez à la sienne, et après tout, une femme n'en
vaut-elle pas une autre ? ce sont vos principes. Celle même qui serait tendre et
sensible, qui n'existerait que pour vous et qui mourrait enfin d'amour et de regret, n'en
serait pas moins sacrifiée à la première fantaisie, à la crainte d'être plaisanté un
moment ; et vous voulez qu'on se gêne ? Ah ! cela n'est pas juste.
Adieu, Vicomte ; redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas mieux que de
vous trouver charmant ; et dès que j’en serai sûre, je m’engage à vous le prouver. En
vérité, je suis trop bonne. »
Paris, ce 4 décembre 17**
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses [1782],
Lettre CLII (La marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont), LGF, 1972.

La lettre CLII des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos est


particulièrement riche car elle constitue un nœud romanesque. Du point
de vue de l’économie événementielle et de la progression du récit, elle
vise à relancer le suspens en annonçant un nouveau report à la réunion
Valmont-Merteuil, résultant de la colère de Merteuil vis-à-vis de
Valmont. Du point de vue de l’économie générale du roman, elle permet
à l’auteur de faire supposer au lecteur le lien étrange qui unit Valmont à
Merteuil.
Comme dans beaucoup de lettres échangées entre Valmont et Merteuil,
l’enjeu implicite est le pouvoir sur autrui. Il semble que dans un monde
où la guerre n’a plus sa place, le terrain du combat se déplace de
l’extérieur vers l’intérieur, du champ de bataille à la chambre, de la
guerre des peuples à la guerre des sexes. Pour Merteuil, il s’agit aussi de
la question centrale de la place des femmes dans la société. Départies de
tout pouvoir politique, les femmes ne peuvent assurer leur pouvoir social
que par le biais de leur puissance sur les hommes. C’est peut-être là que
commence ici le libertinage, dans la révolte des femmes contre leur
condition. Cette révolte est liée aux nouveaux principes philosophiques
des Lumières sur la liberté individuelle. C'est peut-être aussi pourquoi
Valmont paraît toujours subir davantage que Merteuil. Car s’il reste libre
de se laisser mener par ses passions, Merteuil, parce qu’elle est une
femme, se doit de ne jamais quitter les voies de la raison si elle veut ne
pas perdre l’entier de son pouvoir.

La passion guerrière

Logique de la conversation : une réponse passionnée

Les lettres des Liaisons obéissent à la logique de la conversation, c’est-


à-dire qu’elles progressent selon les règles de l’échange qui s’établissent
entre deux sujets, toujours omniprésents dans le discours. Éminemment
pragmatiques, parce qu’il s’agit d’y régler des conflits d’intérêt et d’y
prendre le pouvoir sur l’interlocuteur, elles constituent bien souvent,
comme c’est le cas ici, des actes de langage au plein sens du terme (ce
qui sans doute fait le succès des Liaisons par rapport aux autres romans
épistolaires où la part narrative est bien plus importante, par exemple
chez Rousseau).
La lettre CLII est une lettre plutôt brève si on la compare aux autres
lettres de la Marquise. Constituée de dix courts paragraphes, dont le
sixième, encore plus court, constitue l’essentiel de la réponse, elle trahit
l’urgence de la situation : la Marquise répond à Valmont du jour au
lendemain.

• Saturation énonciative

Fonctionnement des déictiques


Les pronoms personnels de première et deuxième personnes placent le texte sous le
signe du sujet. Contrairement à certaines lettres où les parties se distinguent l’une de
l’autre, la lettre CLII fonctionne sur une étroite imbrication des deux personnes, qui
dénote un moment fort de la relation. La lettre CLII apparaît comme un sommet de
l’échange en même temps qu’elle en annonce la fin. En effet, au fil de la lettre, la
deuxième personne tend à occuper une place croissante avant de se transformer en
troisième personne, marquant ainsi la distanciation qu’effectue la Marquise vis-à-vis
de Valmont.
Modalités d’énonciation
La lettre CLII constitue une réponse immédiate à la lettre CLI où Valmont
reprochait à la marquise la présence de Danceny, sur le mode du jaloux. Elle débute
par une phrase impérative et enchaîne sur une série de questions allusives.
Les modalités injonctives, interrogatives et exclamatives marquent à la fois
l’omniprésence du sujet dans son discours et le lien étroit qui se tisse entre le scripteur
et son destinataire.
Importance de la fonction phatique* dans la conversation
Termes d’adresse, « voyons », « allons donc », « Tenez » rappellent de place en
place que la lettre a un destinataire propre, qui n’est pas le lecteur mais Valmont, et
renforce le lien communicationnel qui existe entre eux.

• La lettre, acte de langage


L'éloignement des personnages ou leur refus d’entrer en contact fait de
la lettre un acte dont la force illocutoire est entière. Ainsi, la menace de
Merteuil sera reçue par Valmont comme une véritable agression, à
laquelle il va riposter par un ultimatum. Cet acte perlocutoire de Valmont
confirme la portée illocutoire des propos de la Marquise.

Énoncés performatifs* directs : la menace


La locution verbale : prendre garde peut être considérée comme un verbe
performatif* de même que demander ou ordonner. La marquise, en employant ce
verbe, accomplit un acte de menace direct, qui est développé à travers la figure
macrostructurale de l’ironie* dans le reste du paragraphe.
Énoncés performatifs* indirects
Un certain nombre de questions comme par exemple :
« Mais ne vit-on pas à l’étranger comme ici ? »
« Voyons ; de quoi s’agit-il tant ? »
« Mais, que vous importe ? »
qui pourrait éventuellement être qualifiées de « questions rhétoriques », sont à mon
avis des actes de langage indirects, fondés sur une « dérivation allusive » : le sens
littéral de l’énoncé vient se doubler d’un sous-entendu, ici, toujours la menace, soit
sur le mode simple de l’implicite, soit sur le mode plus complexe de l’ironie*.

Une réaction passionnelle


• Réaction dictée par les passions
En dépit de la volonté de la Marquise de rester en permanence sur le
terrain de la raison, celle-ci ne sert en définitive que ses passions :

Passion de la liberté
Avant la passion amoureuse, il semble que ce soit la passion de la liberté qui anime
la Marquise. Le second paragraphe constitue une apologie du veuvage comme statut
de la liberté féminine : « tromper pour son plaisir » ou « comment donc peut-on
manquer à celui à qui on ne doit rien ? » marquent nettement ce statut défendu de
haute lutte.
Passion amoureuse
Néanmoins, bien qu’aucune déclaration ne soit jamais faite entre Valmont et
Merteuil, l’ensemble du registre appartient à la passion amoureuse : « timidité », «
remariée », « tromper », « maritale », « jaloux », « jalousie », « rival », « aimable », «
infidélité », « amant »,
« charmant », « aimable ».
L'objet de la passion, Valmont, même s’il est en disgrâce, est placé sous le double
signe de l’aimable et du charmant, dans un chiasme* : « Le Valmont que j’aimais
était charmant. Je veux bien convenir même que je n’ai pas rencontré d’homme plus
aimable. /…/ Adieu Vicomte ; redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas
mieux que de vous trouver charmant. »

• Formes linguistiques de la passion


Ces passions se traduisent au niveau linguistique par des formes
récurrentes :
• l’exclamation
• l’interjection Ah ! Eh bien !
• l’interrogation railleuse et ironique
• l’apostrophe
• les présentatifs : Voilà, c’est
• la variabilité du ton

Le conflit comme affirmation de soi ou le règne de la Différence


Les Liaisons posent du point de vue romanesque un certain nombre de
problèmes philosophiques des Lumières, et annoncent le passage d’une
économie sociale fondée sur la mondanité à une économie sociale fondée
sur l’individualisme, lequel se marque par l’entrée du sujet dans le règne
de la Différence qui vient se substituer au règne de l’excellence.

• Indifférence de Valmont
La première atteinte à ces nouvelles valeurs tient dans les principes de
Valmont, que la Marquise rappelle en ces termes : « après tout, une
femme n’en vaut-elle pas une autre ? ce sont vos principes ». Cette
équivalence, du point de vue de la valeur est vécue par la Marquise
comme une agression, dans la mesure où elle ne cesse d’afficher sa
propre différence (voir par exemple, lettre LXXXI) : « Mais ce n’est pas
cela ; c’est qu’à vos yeux, je ne vaux pas que vous vous donniez tant de
peine ».
• Indifférence de Merteuil vis-à-vis de Valmont
Merteuil réplique à cette agression par une agression équivalente. Au
lieu de distinguer Valmont des autres hommes, elle ne cesse d’en faire
l’égal de ses rivaux et de lui rappeler qu’il doit se conduire de la même
manière qu’eux, afin de retrouver grâce aux yeux de la Marquise. On se
doute que cette Indifférence ne va pas être acceptée et va engendrer une
violente réplique.

• Fonctionnement syntaxico-logique de la Différence : l’opposition,


la comparaison et l’équivalence

Trois formes syntaxico-logiques permettront de mettre en place les


différences et les équivalences des personnages les uns par rapport aux
autres et chacun par rapport à son groupe de référence :
• l’opposition : « je ne voulais tromper que pour mon plaisir, et non
par nécessité »
• la comparaison (oppositive ou non : « vous désirez moins mes
bontés, que vous ne voulez abuser de votre empire »)
• l’équivalence : « Ou vous avez un rival, ou vous n’en avez pas ».

Menaces de guerre et inventaire des forces en présence

La Marquise, femme armée

• Guerre des sexes : champ lexical*


La passion amoureuse tourne très vite, chez Merteuil et Valmont, à la
passion du combat, dont le champ lexical* est inséparable de celui de
l’amour : « accablante », « indignation », « vengeance », « noirceur », «
triomphes », « punir » : pour la Marquise, la « menaçante lettre » de
Valmont impose une riposte qui n’a rien de rationnel.

• Les armes de la Marquise


Si les armes de la marquise peuvent être de l’ordre des choses ou des
faits, elles sont, comme celles de Valmont d’ailleurs, essentiellement des
armes linguistiques : en général, dans les lettres, on rencontrera : le sous-
entendu, l’ironie*, la révélation voire le mensonge.
Le sous-entendu
La Marquise rappelle à Valmont qu’il n’est pas libre de ses
mouvements d’humeur et qu’elle possède de quoi le perdre : « chacun de
nous ayant en main tout ce qu’il faut pour perdre l’autre » répondra
Valmont dans la lettre suivante. Chez la Marquise, le sous-entendu se
double de la figure macrostructurale de l’ironie*.
L'ironie*
L’ironie*, trope d’invention in absentia, même s’il s’agit d’un
phénomène spécifiquement verbal, est définie par C. Kerbrat-Orecchioni
comme un trope sémantico-pragmatique dont le fonctionnement peut être
schématisé de la manière suivante :
Sa unique + Sé 1 irrecevable + Sé 2 construit « à l’aide d’une règle de
transformation antonymique, et compatible […] avec le cotexte et le
contexte2 ». Les indices extralinguistiques et cotextuels (modalisateurs*)
doivent permettre au récepteur de déceler l’ironie*, mais, s’il y a
nécessité de pouvoir reconstruire une situation d’énonciation et un cadre
référentiel, rien ne garantit que le récepteur le pourra effectivement.
Autrement dit, l’ironie* demande une compétence spécifique de la part
du récepteur qui devra créer son interprétation et non plus seulement
déchiffrer un message.
Il s’agit souvent de déplorer une situation tout en s’en moquant. Ce qui
permet la moquerie, c’est la connivence de l’émetteur et du récepteur qui
leur permet d’aller à l’encontre de l’évidence contextuelle et d’opérer
conjointement un « renversement de la hiérarchie usuelle des niveaux
sémantiques » (p. 111).
Pour Philippe Hamon, « deux procédés principaux doivent être
soulignés dans la production de l’effet d’ironie*, qui ne passe pas du
moins prioritairement, par la construction d’une contradiction de type a
vs non-a : d’une part la mimèse, et d’autre part la scalarisation.3 » La
mimèse est définie par Bauzée comme : « Espèce d’ironie* par laquelle
on répète directement ce qu’un autre a dit ou a pu dire, en affectant même
d’en imiter le maintien, les gestes et le ton ; de manière qu’avec un air
qui semble d’abord favorable à ce qu’on répète, on en vient enfin à le
tourner en ridicule. 4 »
La scalarisation, selon Philippe Hamon, renvoie à l’idée d’une mention
(reprend un texte antérieur) qui fait subir au texte de référence une
variation de valeur.

Trois types de scalarisation possibles :


• exprimer plus ou autant pour signifier moins ;
• exprimer moins ou autant pour signifier plus ;
• exprimer moins ou plus pour signifier autant.
Laclos utilise la figure de l’ironie* au sens strict de l’antiphrase : « dire A pour
faire entendre non-A » :
« si vous me faisiez une noirceur, il me serait impossible de vous la rendre » : si
vous me faisiez une noirceur, j’aurais tout ce qu’il faut pour vous la rendre.
L’ironie* trahit ici l’importance des valeurs puisqu’elle transparaît aussi dans
l’exagération des axiologies : « extrême », « accablante », « impossible », marquent
tous le haut degré et servent de signal à la lecture ironique de la suite.
Le passage se clôt lui aussi par un marqueur qui signale la fin de l’ironie* : «
considérations morales » resituant là encore l’ironie* comme une figure hautement
idéologique.
Plus loin, la mention, signalée par l’usage de l’italique (« serait tendre et sensible…
»), permet à la marquise de railler les principes de Valmont en laissant entendre que
ceux-ci sont 1° immoraux, 2° qu’il ne les respecte pas.
En définitive, l’ironie* envahit l’ensemble du discours et passe d’un niveau
microstructural à un niveau macrostructural, du statut de figure rhétorique à celui de
fonction pragmatique.

Pouvoir, devoir, savoir : enjeux de la lettre

Sur le terrain du combat, les enjeux ne seront pas ceux de la


démocratie mais au contraire ceux des valeurs aristocratiques : il s’agit de
déterminer qui détient le pouvoir, donc la liberté.
La fréquence des semi-auxiliaires* pouvoir, savoir, devoir, falloir
permet de délimiter la réalité de ce pouvoir de chacun, borné par le
devoir d’une part et par la négation de l’autre.

• Pouvoir, devoir, savoir de Valmont

Pouvoir de Valmont remis en question


Mais qu’avez-vous pu en conclure ?
Ne savez-vous donc plus être aimable ?
La forme interrogative suspend l’actualisation du procès : le pouvoir reversé au
potentiel.
Le pouvoir comme son corollaire, le savoir, n’atteignent pas la pleine actualisation.
Les compétences de Valmont sont remises en cause par la Marquise. Reste à Valmont
la volonté, qui, elle aussi, est remise en cause quant à sa possibilité de réalisation :
Comment voulez-vous que je supporte ?
Vous désirez moins mes bontés que vous ne voulez abuser de votre empire. et vous
voulez qu’on se gêne ? cela n’est pas juste.
À la volonté actualisée de Valmont, la Marquise va opposer le report de la
rencontre.
Dans le premier et le dernier cas, la tournure interrogative suspend de nouveau
l’actualisation, encore rendue plus improbable pas la réponse négative qu’elle y
apporte.
Devoir de Valmont réactivé
La modalité déontique* est réactivée, la Marquise servant d’instance autoritaire : à
chaque fois, le verbe falloir est employé au présent de l’indicatif, dans une
actualisation pleine et entière qui rapproche le devoir de l’ordre ou de l’impératif
catégorique (forme affirmative et déclarative).
il faut plaire/il faut encore
Vous voyez donc qu’il faut attendre
Pouvoir entravé ou de l’usage de la concession
Si le pouvoir des hommes semble un acquis social indiscutable et fait partie de «
ces vérités que leur évidence a rendues triviales » (lettre LXXXI), le pouvoir de
Valmont est frappé d’inactualisation, comme nous venons de le voir. Or, cette
infériorité de Valmont semble tenir au fait que ses succès doivent lui être concédés par
la Marquise.

• Pouvoir, devoir et savoir de la Marquise

Respect de son statut de femme


Les femmes, dans les Liaisons, sont généralement présentées comme des êtres
soumis à des devoirs, imposés par la situation dégradante qui est la leur.
Cette situation de contrainte est doublée le plus souvent d’une situation d’ignorance
et d’incapacité, marquée par la négation ne… pas qui encadre le verbe savoir.
Merteuil feint de respecter ici ce statut des femmes :
Son pouvoir est modalisé par l’emploi du conditionnel :
pour peu que je continuasse, cette lettre pourrait devenir fort tendre
Son savoir est présenté à travers la négation renforcée par le conditionnel :
Je ne saurais le concevoir.
Mais cette feinte modestie n’enlève rien à la toute puissance de la volonté chez la
Marquise qui s’exprime logiquement au présent de l’indicatif sous la forme de
l’affirmation.
La négation qui encadre le verbe vouloir est une négation restrictive qui affirme la
volonté de tromper pour le plaisir :
Je ne voulais tromper que pour mon plaisir, et non par nécessité.
Dans l’autre emploi de vouloir, le présent de l’indicatif vient donner toute sa force
pragmatique à la concession qui est ici un acte de puissance et non un aveu de
faiblesse :
Je veux bien convenir même que je n’ai pas rencontré d’homme plus aimable.
Négation des devoirs
Enfin, la puissance de la Marquise se traduit par la négation violente de toute forme
de devoir :
Mais comment donc peut-on manquer à celui à qui on ne doit rien ?

• Valoir : positionnement axiologique des personnages


La Marquise rappelle à la fois les principes des libertins et la situation
aliénée des femmes à travers le verbe valoir, qui impose une hiérarchie
des sexes :

Je ne vaux pas que vous vous donniez tant de peine.


Une femme n’en vaut-elle pas une autre ?

Si cette affirmation correspond à un fait social, le pouvoir de la


Marquise, fondé sur l’exercice d’une raison jugée toute puissante,
annonce la révolte et l’explosion du conflit.

L’empire de la Raison ou la méthode du scélérat

Structuration argumentative du discours

C’est en effet par l’affirmation de sa supériorité dans l’ordre du


rationnel que la Marquise entend et combattre et vaincre, dans la mesure
où la raison doit permettre de suivre des principes, qui opposent le
libertin aux autres hommes, menés par leurs passions.
• De la raison avant toute chose
« Après avoir tenté de vous rendre votre sang-froid par ces
considérations morales »
« Mais comment donc peut-on manquer à celui à qui on ne doit rien ?
Je ne saurais le concevoir ! »
« Mais vous êtes jaloux, et la jalousie ne raisonne pas. Hé bien ! je vais
raisonner pour vous. »
« Ce sont vos principes. »

• Fonctionnement argumentatif du discours


La structuration argumentative du discours se marque notamment par
l’abondance et la variété des formes hypotaxiques, par la diversité des
coordinations employées et par la fermeté de la structuration logique, en
particulier via les connecteurs.

Hypotaxe* et phrase longue :


- proposition subordonnée conjonctive complétive par QUE ;
voilà que
- propositions relatives : c’est que = subjonctif, celui à qui
- proposition circonstancielle (de condition : si, pourvu que,
but : pour que, pour peu que, comparaison, la plus
maritale que, comme, moins mes bontés, que, pas pis que,
pas mieux que, de temps : quand, dès que).
- négation uniceptive
- compléments circonstanciels participiaux
- infinitive
Coordination :
Toutes les conjonctions de coordination sont employées à l’exception de OR.
Connecteurs argumentatifs :
La rectitude de l’argumentation logique est très fortement structurée par des
connecteurs argumentatifs souvent placés au début des paragraphes :
Double fonction :
1 lier deux unités sémantiques ;
2 conférer un rôle argumentatif aux unités mises en relation.
On rencontre différentes catégories grammaticales :
conjonction de coordination : donc, mais, adverbe : ainsi, impératifs phatiques* :
Allons donc, Voyons, locutions adverbiales formées par des groupes nominaux : Au
vrai, En vérité, interjection : eh bien !….
DONC : Exprime logiquement la conséquence. A plus souvent la valeur d’un
adverbe que d’une conjonction de coordination. Le fait qu’il peut se combiner avec un
adverbe en fait un adverbe de liaison (Grammaire d’aujourd’hui). Le « cas de donc
est analogue à celui de mots tels que avant, dedans, qui, suivant le contexte, sont
prépositions ou adverbes5 ». Dans le texte, donc marque l’appui du discours et
annonce plutôt une conséquence possible : Prenez donc garde, ou reprend ce qui
précède pour lier la conclusion consécutive : Allons donc.
Ainsi, Allons donc, Voyons, Au vrai, En vérité, fonctionnent de la même manière :
ils permettent de résumer ce qui précède et de conclure sur ce qui vient d’être dit.
MAIS : Peut fonctionner de deux manières :
– Le mais dit de réfutation marque une opposition logique : Mais ce n’est pas cela.
– Le mais argumentatif permet une réfutation de la conclusion implicite : « en
énonçant “P mais Q”, un locuteur dit à peu près ceci : “oui, P est vrai ; tu aurais
tendance à en conclure R ; il ne faut pas, car Q” » (O. Ducrot). Il crée ainsi souvent un
effet de polyphonie et d’ironie* :
Mais ne vit-on pas à l’étranger comme ici
EH BIEN ! : Associe une fonction phatique* et fonction argumentative à visée
performative : il force le destinataire à tirer une conclusion déterminée à l’avance.

Construction binaire ou l’alternative impossible

• Formes fortes du raisonnement binaire : coordination par ni et ou


« J’aurai beau parler, votre existence n’en serait ni moins brillante ni
moins paisible »
« C’est qu’elle n’a eu ni le don de me plaire, ni le pouvoir de
m’intimider »
« Mais qu’avez-vous pu en conclure ? ou que c’était l’effet du hasard,
comme je vous le disais, ou celui de ma volonté, comme je ne vous le
disais pas. Dans le premier cas, votre lettre est injuste ; dans le second,
elle est ridicule. »
« Ou vous avez un rival, ou vous n’en avez pas. Si vous en avez un, il
faut plaire, pour lui être préféré ; si vous n’en avez pas, il faut encore
plaire pour éviter d’en avoir. Dans tous les cas, c’est la même conduite à
tenir. »
Dans les deux cas, le coordonnant signifie une disjonction* exclusive.
Le discours de la Marquise sature le champ du raisonnement
hypothétique. Tous les cas de figure sont envisagés, le possible est
quadrillé par la raison.

• Formes atténuées
La saturation par le raisonnable du champ de l’expérience se révèle
aussi à travers les formes atténuées du binaire, parallélisme et antithèse :
« Ce ne serait pas là renouer avec mon ancien amant ; ce serait en
prendre un nouveau »
ou encore structures comparatives qui mettent en jeu un univers duel :
« Il ne fera pas pis à votre maîtresse que vous ferez à la sienne »
L’univers psychologique de la Marquise est celui d’une raison
manichéenne où les valeurs et les faits se structurent par des systèmes
d’oppositions radicales selon deux axes : le bien s’oppose au mal, le pour
s’oppose au contre. La Marquise entend ainsi ne rien laisser échapper et
classer tout le réel selon la logique du libertin, visant à adopter ou à
rejeter les faits uniquement dans le cadre de leur conformité aux
principes. Sa colère vis-à-vis de Valmont s’établit donc sur la rupture de
l’homogénéité entre les actes et les principes du Vicomte.

Raison et Révolution

Cette toute puissance de la raison est justifiée et sous-tendue par la


corrélation entre philosophie des Lumières et philosophie libertine.

• Liberté, libre arbitre et libertinage


Arrière-plans idéologiques de la lettre : le libertinage
Initialement, le mot libertin désigne celui qui ne suit pas les lois de la religion. Au
XVIIIe siècle, il prend une valeur plus philosophique, désignant un libre penseur,
affranchi des dogmatismes qui pèsent en particulier sur la vie politique : « Libertins de
Genève, parti qui, au XVIe siècle, réclama la liberté civile contre la domination
religieuse. » (Littré)
Par extension, le mot désigne toute personne désireuse d’indépendance et aussi par
métonymie*, le résultat de cette indépendance, en particulier dans le style : « C'est
aujourd’hui notre style ordinaire, décousu et libertin, vagabond et inégal, sans
nombre, sans mesure, sans liaison, sans proportion ni entre les choses ni entre les mots
», P. André, Essai sur le beau, ch. 3. (Littré)
Par extension, on passe du désir d’indépendance et de liberté au dérèglement des
mœurs et de la morale. De là, par restriction, à l’idée d’une conduite amoureuse ou
sexuelle déréglée. Ce sens restreint qu’a pris libertin par rapport aux mœurs a, dans le
langage moderne, mis en désuétude les autres sens qui sont restés vivants jusqu’au
XVIIIe siècle.

• La liberté : enjeu du combat


Pour Merteuil, l’enjeu du combat est un enjeu philosophique. Si le
XVIIIe s. dénonce les aliénations : des peuples, des pauvres… en
valorisant la liberté individuelle, la Marquise fait œuvre révolutionnaire
en affirmant pour la femme, les valeurs fondamentales de la future
République : liberté, égalité, justice. Par le refus du remariage, Merteuil
(à l’instar d’une autre célèbre Marquise épistolière : Sévigné), garantit à
la Marquise une liberté qui lui serait par ailleurs sinon défendue, au
moins reprochée : « Ce n’est même pas que j’aie craint de ne pouvoir
plus faire mes volontés, car j’aurais bien toujours fini par là, c’est qu’il
m’aurait gêné que quelqu’un eût eu seulement le droit de s’en plaindre ».

• Revendication de justice et désir d’égalité


Au nom d’une cohérence entre principes philosophiques républicains
et action, la Marquise revendique la justice et plus précisément l’égalité
entre les deux sexes :
« Dans le premier cas, votre lettre est injuste »
« Vous voulez qu’on se gêne ? Ah ! cela n’est pas juste »

La légèreté de la Marquise est justifiée par l’égalité qu’elle entend


faire valoir entre les hommes et les femmes, en particulier entre elle et
Valmont, égalité fondée sur la notion de justice (cette position n’est
d’ailleurs pas sans rappeler celle du Dom Juan de Molière).

Proverbes et maximes révolutionnaires

« Je ne voulais tromper que pour mon plaisir et non par nécessité » :


libre arbitre absolu.
« Ne vit-on pas chez l’Étranger comme ici » : égalité des espaces.
« Après tout, une femme n’en vaut-elle pas une autre ? ce sont vos
principes » : égalité absolue qui justifie le libertinage érotique.
Ce qui distingue cependant le roué du révolutionnaire, c’est l’absence
du troisième terme : la fraternité, sans lequel la liberté et l’égalité ne sont
que la permissivité de la loi du plus fort et de la violence anarchiste (cf.
Sade) ou le totalitarisme tel qu’il s’exprimera dans la subséquence
révolutionnaire sous les traits de Napoléon. C’est ce que dira en filigrane
la sage Madame de Rosemonde qui opte toujours pour une mediocritas
aurea des valeurs, par quoi il est possible de rendre justice à l’humain.

Éléments de conclusion

L’étude stylistique de la lettre CLII met en avant plusieurs niveaux de


réception :
Réception romanesque : moment de conflit passionnel entre les
protagonistes où la Marquise semble prendre, au moins momentanément,
le pouvoir ;
Réception « morale », « religieuse » : immoralité de la Marquise ;
Réception philosophique : le libertin a des principes révolutionnaires,
sa cohérence logique rend caduques les lois morales. Pour arriver à la
Révolution, il doit d’abord gagner sa liberté, c’est-à-dire éviter deux
formes principales d’aliénation :
a l’aliénation à autrui (spécialement pour les femmes) ;
b l’aliénation à ses passions.
Mais l’absence de fraternité conduit au crime légal, non à la
démocratie…
1 Maître de conférences à l’université Rennes II. Elle a écrit de nombreux articles, notamment
dans la Revue Romane, Champs du signe et l’Information Grammaticale. Elle a publié en 2005 un
ouvrage intitulé Poésie et Réalité et prépare actuellement Syntaxe et Signifiance en poésie
contemporaine, elle poursuit un travail de valorisation de la stylistique au sein de l’Association
Internationale de Stylistique.
2 KERBRAT-ORECCHIONI C., « L'ironie comme trope », Poétique, 1980, t. 41, p. 100-111.
3 HAMON P., L'Ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996. p. 23.
4 BAUZÉE, « Mimèse », L'Encyclopédie méthodique Panckoucke, 1784.
5 « Wagner et Pinchon », Grammaire du français, Paris, Hachette, 1962, p. 431.
Explication 6

La Religieuse, Denis Diderot


Par Guy Larroux1

L e commentaire privilégie ici la dimension concrète du texte littéraire,


notamment le dispositif de la communication : les personnages en
interaction*, l’usage des lieux et du discours. La mimésis romanesque
donne à voir un échange troublant qu’il s’agit d’interpréter. Sous la forme
d’un roman-mémoires (à la première personne donc) La Religieuse
rapporte l’histoire de Suzanne Simonin, jeune fille que la décision de ses
parents condamne à l’enfermement au couvent. Tout au long de
l’aventure, à travers les trois couvents qu’elle connaît successivement,
elle n’a de cesse de s’opposer par tous les moyens (sa volonté propre,
mais aussi la loi) à ce destin qu’elle n’a pas choisi. Dans le premier
couvent, celui de Sainte-Marie, elle a provoqué un éclat public en
refusant de prononcer ses vœux. Ayant par la suite accepté son sort, elle
est conduite dans un second couvent, à Longchamp. Passé le temps du
noviciat, elle doit prononcer ses vœux. Comme à l’approche de la
cérémonie le courage lui manque, elle cherche secours auprès de sa
supérieure, Mme de Moni, avec laquelle s’est établie une relation de
grande confiance. Or, la mélancolie de la jeune sœur s’est communiquée
mystérieusement à sa supérieure, qui connaît une surprenante et
pathétique défaillance. À bien des égards, celle-ci constitue le cœur
incompréhensible d’une rencontre elle-même singulière, faite de
proximité et d’écart. Tout se passe comme si, un peu à part de son
héroïne-narratrice rapportant les faits tels qu’elle les vit et les interprète,
Diderot avait ménagé dans ce passage une zone obscure, une « zone
d’incertitude », de celles qui sont faites pour solliciter l’acte même de
lecture.

Le texte
« Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j’allai dans sa
cellule ; ma présence l’interdit d’abord : elle lut apparemment dans mes yeux, dans
toute ma personne, que le sentiment profond que je portais en moi était au-dessus de
ses forces ; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude d’être victorieuse. Cependant
elle m’entreprit, elle s’échauffa peu à peu ; à mesure que ma douleur tombait, son
enthousiasme croissait ; elle se jeta subitement à genoux, je l’imitai. Je crus que
j’allais partager son transport, je le souhaitais ; elle prononça quelques mots, puis tout
à coup elle se tut. J’attendis inutilement : elle ne parla plus ; elle se releva, elle fondait
en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras : « Ah ! chère enfant,
me dit-elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi ! Voilà qui est fait, l’esprit s’est
retiré, je le sens ; allez, que Dieu vous parle lui-même, puisqu’il ne lui plaît pas de se
faire entendre par ma bouche. » En effet, je ne sais ce qui s’était passé en elle, si je lui
avais inspiré une méfiance de ses forces qui ne s’est plus dissipée, si je l’avais rendue
timide, ou si j’avais vraiment rompu son commerce avec le ciel ; mais le talent de
consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, j’allai la voir : elle était d’une
mélancolie égale à la mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi ; je me jetai à ses pieds,
elle me bénit, elle me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant : « Je suis lasse
de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point voir ce jour, mais ce
n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre mère, je passerai la nuit en prière, priez
aussi ; mais couchez-vous, je vous l'ordonne.
– Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous.
– Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas davantage. A neuf heures
et demie je commencerai à prier et vous aussi ; mais à onze heures vous me laisserez
prier seule, et vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant Dieu le
reste de la nuit. »
Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais ; et cependant cette sainte
femme allait dans les corridors frappant à chaque porte, éveillait les religieuses et les
faisait descendre sans bruit dans l’église. Toutes s’y rendirent ; et lorsqu’elles y furent,
elle les invita à s’adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d’abord en silence ;
ensuite elle éteignit les lumières ; toutes récitèrent ensemble le Miserere, excepté la
supérieure qui, prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant : "O
Dieu ! si c’est par quelque faute que j’ai commise que vous vous êtes retiré de moi,
accordez-m’en le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous
m’avez ôté, mais que vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis
que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et
pardonnez-moi.” »

Diderot, La Religieuse [1796], Gallimard,


coll. « Folio classique », 2002, p. 80-82.

L’interaction*

Le dispositif scénique

La Religieuse compte un grand nombre de face à face. La plupart sont


des moments de grande tension (à commencer par les rencontres avec la
mère), et même de réelle mise en danger. On le voit non seulement au
couvent de Longchamp dans l’affrontement avec la sœur Christine mais
aussi, plus tard, dans les assiduités dont la supérieure de Sainte-Eutrope
poursuit Suzanne. Ces moments de haute tension suscitent le mode
dramatique, celui qui met le lecteur en présence de la chose même. Peut-
être parce que la relation avec Mme de Moni échappe à cette redoutable
règle des interactions* polémiques, elle s’écrit un peu différemment.
On est pourtant tenté de voir dans ce passage une scène, c’est-à-dire
une unité démarquée aux limites claires, un moment décisif du récit
relevant du mode dramatique, notamment parce qu’il est centré autour
d’une interaction* entre deux personnages et qu’il contient des parties
dialoguées. Le mode dramatique produit l’effet de vie escompté puisqu’il
est censé livrer les choses telles qu’elles se sont produites. En réalité,
l’unité présumée de la scène, en principe sans hiatus* temporel, ne se
vérifie pas ici. En effet, il y a deux moments, et même trois. Premier
temps : Suzanne, de façon inopinée, rend visite à sa supérieure dans sa
cellule ; second temps : elle renouvelle sa démarche la veille même de la
profession. Un intervalle intervient de nouveau entre cette rencontre et la
prière nocturne qui rapproche du moment fatidique, d’abord en présence
de Suzanne autorisée à s’associer à la prière de sa supérieure (« Je vous
le permets depuis neuf heures jusqu’à onze ») puis en son absence
puisque elle regagne sa cellule. Dans cette dernière séquence on observe
donc une disjonction* spatiale entre les deux protagonistes et il
conviendra de revenir sur le jeu de la proximité et de la distance.
De la cellule à l’église, le lieu de l’action s’est donc déplacé en même
temps qu’a évolué la configuration des personnages. Cependant, un
même schéma se répète : les deux femmes sont à trois reprises en contact
et à chaque fois la supérieure donne congé à Suzanne, par impuissance
dans les deux premiers cas, par décision dans le dernier. Décision qui
d’ailleurs reste quelque peu mystérieuse malgré la raison invoquée («
vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez »). On dirait que
l’absence physique de Suzanne est la condition de réussite de la prière et
de l’intercession. Ici se pose d’ailleurs un problème narratologique. Si
Suzanne est absente de cette dernière séquence nocturne comme actrice,
d’où tient-elle son information et comment peut-elle rapporter les paroles
de la supérieure ? Rien n’indique qu’elle a secrètement surpris la scène
en question (comme elle le fera plus loin à Sainte-Eutrope en espionnant
la confession de la supérieure), on peut estimer qu’en tant que narratrice
ultérieure de son aventure Suzanne a pu reconstituer la scène en question
ou que, autre possibilité, elle lui a été rapportée. Dans tous les cas on est
en présence d’une de ces altérations du mode focal (c’est loin d’être la
seule dans La Religieuse) que Genette nomme « paralepse* 2 », terme qui
désigne un excès d’information par rapport au savoir du personnage,
mais qui, parce qu’il est ponctuel, ne remet pas en cause le mode
dominant, ni la vraisemblance. Dans cette dernière séquence du passage,
la supérieure se macérant, « prosternée au pied des autels » serait la
matière d’un beau tableau, de ceux que Diderot théorise et pratique dans
La Religieuse même – en particulier en organisant des tableaux funèbres.
En effet, il y a l’élément de centrage (la figure de la supérieure), la
circulation pathétique des affects, le clair-obscur, quoique d’une nature
particulière puisque l’ordonnatrice de cette cérémonie provoque
l’obscurité (« ensuite elle éteignit les lumières »). Pour que le tableau soit
pleinement constitué il faudrait sans doute un regard qui atteste et qui
découpe.
Malgré ces hiatus* (dans la temporalité, l’espace, le mode), l’unité
dramatique et d’impression persiste cependant. À quoi cela tient-il ? Au
fait sans doute que la parole se maintient dans les trois moments du texte
et qu’il est entièrement sous le signe du pathétique. L’auteur de La
Religieuse partage avec son siècle le goût des larmes3. Celles-ci
apparaissent à deux reprises : d’abord chez la seule supérieure (« elle se
releva, elle fondait en larmes »), puis partagées par les deux femmes (« Je
me mis à pleurer, elle aussi »). On sait par ailleurs que Diderot
s’interroge sur l’expression de la douleur au théâtre. Les Entretiens sur
Le Fils naturel affirment par exemple que ce qui nous retient dans le
spectacle de l’être animé par une passion n’est pas seulement ni
nécessairement de l’ordre du langage. « Nous parlons trop dans nos
drames » déclare Dorval, porte-parole de Diderot. Lequel défend le jeu
de l’acteur, l’importance du geste, de la pantomime, mais aussi de tout ce
qui dérègle le flux verbal et l’interrompt :

« Mais ce qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix
rompues, quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel
murmure dans la gorge, entre les dents4 ».

Ces Entretiens, si importants pour la théorie du drame, datent de 1757


et précèdent donc de peu le moment de la première rédaction de La
Religieuse, à savoir l’année 1760.

Les usages de la parole

On ne saurait étudier cette interaction* sans préciser la nature


complexe de la relation qui lie Suzanne à Mme de Moni. C’est une relation
de grande proximité dans la mesure où cette supérieure est aussi une
mère substitutive, bien plus proche que la véritable mère dont Suzanne a
accepté d’expier la faute en entrant au couvent de Longchamp. Elle
accomplit un geste maternel en la prenant dans ses bras et en la nommant
« sa chère enfant ». Dans la douleur qu’elle éprouve en ces circonstances
il y a une part de la douleur qu’éprouverait une mère en voyant son
enfant condamnée à un sort qu’elle n’a pas choisi. Mais Mme de Moni
reste une supérieure. Or, dès le premier moment de son arrivée, Suzanne
a été distinguée par elle pour ses qualités éminentes et la narratrice a
insisté sur ce premier regard, en quelque sorte électif, et infaillible, de
Mme de Moni. De son côté, Suzanne a éprouvé les talents de sa supérieure
et en particulier son don mystique. Il n’est donc pas étonnant qu’elle
veuille l’éprouver de nouveau à un moment crucial de son parcours
religieux. À ce stade du récit, une sorte de complicité s’est établie entre
les deux femmes. Mme de Moni connaît Suzanne, possède la faculté de
pénétrer son âme. Cela est rappelé au tout début lorsque Suzanne entre
dans la cellule : « elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma
personne,… ». Mais ces facultés maîtresses, et pour ainsi dire, la
supériorité de la supérieure sont mises en défaut et bientôt les deux
femmes s’égalisent dans la souffrance : « Je me mis à pleurer, elle aussi
». Les larmes prennent le relais des paroles manquantes.
Il y a pourtant dans ce passage un usage de la parole auquel il convient
d’être attentif. Son exercice revient à la supérieure, Suzanne ne disant
presque rien, ce qui est normal puisqu’elle accomplit ces visites pour être
consolée et confortée avant la cérémonie des vœux. Apparemment, il
devrait s’agir d’une parole de persuasion. Celle-ci a été largement
pratiquée dans tout le premier épisode du récit, c’est-à-dire au couvent de
Sainte-Marie où l’on a usé de toutes sortes d’arguments pour persuader
Suzanne d’entrer dans la vie religieuse. De cette rhétorique religieuse
intéressée, elle a d’emblée perçu les méandres hypocrites. Mais ici,
évidemment, la qualité de la supérieure change tout et aucune intention
malsaine ne vient dénaturer l’effort fait pour convaincre : « elle ne
voulait pas lutter sans la certitude d’être victorieuse ». L’obstacle est dans
la qualité même de l’interlocutrice qu’il faut « entreprendre ». Le
discours narrativisé indique seulement la nature de l’interaction* et passe
sous silence le contenu des paroles prononcées. Chose plus troublante, il
est difficile de démêler ce qui relève de la parole articulée, de l’effusion,
de la prière dans l’échauffement, l’enthousiasme croissant dont fait état le
texte. Ici, comme dans d’autres scènes avec Mme de Moni, il s’agit
davantage d’une circulation d’énergie que de paroles. Ce qui est sûr, c’est
que cette circulation cesse et que le flux de paroles s’interrompt
brutalement (« puis tout à coup elle se tut »), à la surprise de Suzanne.
Cet échec de la parole, qui n’était certes pas prévisible, est cependant
quelque peu inscrit dans l’impression initiale : « ma présence l’interdit
d’abord », le terme « interdit » pouvant s’entendre littéralement comme
privation de parole. Dans la seconde séquence, il n’est plus question d’«
entreprendre » Suzanne et de ranimer la parole fervente. La seule
qu’articule la supérieure est un aveu de lassitude mortelle (« Je suis lasse
de vivre, je souhaite de mourir… »), aveu inattendu et sacrilège.
Découlant de cet échec, un autre usage de la parole apparaît et se
manifeste avec insistance dans ce passage : il s’agit de l’intercession. Mme
de Moni, s’étant reconnue impuissante, n’a plus que la ressource de
s’effacer. Lorsqu’elle congédie Suzanne la première fois, elle déclare : «
allez, que Dieu vous parle lui-même » ; lorsqu’elle la congédie une
seconde fois, il s’agit d’une double intercession dirigée vers la puissance
maternelle et vers le ciel : « Allez, je parlerai à votre mère, je passerai la
nuit en prière ». Dans la dernière séquence nocturne, en présence des
religieuses, l’intercession devient collective : « elle les invita à s’adresser
au ciel pour moi ». La dernière phrase du texte, dans la complication de
sa syntaxe, représente une intercession quelque peu étrange :

« Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m’avez ôté, mais que
vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis que je vous invoque
ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et pardonnez-moi. »

Situation étrange dans la mesure où celle qui parle et prie pour autrui
(définition même de l’intercession) se pose à deux reprises, au début et à
la fin de cette phrase, comme l’objet même du discours. Désignant
Suzanne comme « innocente », elle se désigne implicitement elle-même
comme coupable. De quelle faute ? Pour résoudre cette espèce d’énigme,
il faut revenir à la défaillance même de celle qui est finalement devenue
l’actrice principale et malheureuse de ce passage.

La défaillance

La perte du don

Une sorte de renversement est au centre de ce passage. Suzanne vient


chercher du secours auprès de celle qui doit conforter sa foi et lui faire
accepter la vie religieuse. Or la mère de Moni échoue dans ce rôle pour
lequel elle est parfaitement qualifiée, non seulement en raison de sa
position hiérarchique mais aussi et surtout en raison de ses dons,
soulignés dans le portrait qui a été fait d’elle.
Il suffit d’écouter la narratrice : « Elle avait aussi le don, qui est peut-
être plus commun en couvent que dans le monde, de discerner
promptement les esprits ». C'est en vertu de cette faculté
qu’immédiatement elle a pris Suzanne en gré. L'autre disposition
particulière est le don mystique, encore que cet adjectif « mystique » ne
rende pas tout à fait la nature du phénomène en question. C'est une
formule abstraite que ni Diderot ni son héroïne n’utilisent et qui ne rend
pas compte de l’expérience concrète dans le récit, lequel, plus
mystérieusement, parle de « don ». Ce dernier s’éclaire précisément par
un passage qui précède de peu le nôtre dans lequel la supérieure demande
à Suzanne de l’accompagner dans sa prière.
« Alors elle se prosternait, elle priait haut, mais avec tant d’onction,
d’éloquence, de douceur, d’élévation et de force qu’on eût dit que l’esprit
de Dieu l’inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient
jusqu’au fond du cœur ; d’abord on l’écoutait ; peu à peu on était
entraîné, on s’unissait à elle, l’âme tressaillait, et l’on partageait ses
transports5 ».
Passage intéressant parce qu’il fournit une description pour ainsi dire
physique de ce qui échoue à se manifester dans notre texte. On comprend
que cette prière spéciale ne puisse être rapportée, donner lieu à un récit
de paroles dans la mesure précisément où, excédant le langage, elle défie
la représentation. Dans La Religieuse, Diderot s’attache continûment à
cette religion incorporée qui se marque dans des rituels, des habitudes,
des postures, des états du corps. L’inspiration divine de Mme de Moni a
ceci de particulier qu’elle a le pouvoir de s’imprimer sur toute sa
personne et, par contagion physique autant que par communion
spirituelle, de gagner ses compagnes en prière. On conçoit par
conséquent la surprise de voir l’« impression » (le mot a été employé
précédemment) ne pas se produire. Et Diderot rempli, tout comme
Suzanne, du souvenir de la séquence précédente (l’effusion réussie) écrit
cette fois l’échec et le moment de rupture.
« Cependant, elle m’entreprit, elle s’échauffa peu à peu ; à mesure que
ma douleur tombait, son enthousiasme croissait ; elle se jeta subitement à
genoux, je l’imitai. Je crus que j’allais partager son transport, je le
souhaitais ; elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. »
Le « transport », mot-clé de la sensibilité du siècle, ne se produit pas.
Le modalisateur* (« Je crus que j’allais partager ») inscrit le doute au
cœur même de son attente. Auparavant, l’entraînement de la foi
s’inscrivait dans un mouvement assuré de la phrase ; à présent, le
mouvement est incertain. La phrase, détachant chacun de ses membres
(par un usage précis de la virgule et du point-virgule), avance
malaisément jusqu’au point de rupture pour s’affaisser en une cadence*
mineure. Nul partage, nul transport, seulement le silence de deux femmes
agenouillées, comme échouées au sol. Cet échec inattendu du « don » de
communiquer avec le ciel et avec autrui, connaît une sorte de réplique au
début du dernier paragraphe : « Elle voulut prier, mais elle ne le put pas
». De façon neutre, le texte enregistre cette impossibilité de la simple
prière, qui est à la portée de tous et de toutes. Dans la dernière séquence,
au moment du tableau nocturne, la supérieure s’exclut du Miserere en
prononçant comme à part une prière personnelle, de simples paroles si on
se fie au verbe introducteur (« en disant »). Du reste, c’est la première
fois dans le roman qu’il y a retranscription en discours direct de la parole
fervente de Mme Moni, comme si elle était réduite au simple langage
humain. On a déjà noté la complication singulière de ces paroles
d’intercession avec la confusion des personnes (« me », « cette innocente
», « tandis que je vous invoque ici pour elle »), il faut l’observer jusque
dans la clausule qui réunit tous les actants, Dieu, les parents, Suzanne,
Mme de Moni : « Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et pardonnez-
moi. » Malgré la syntaxe contournée, malgré la dénégation (« Je ne
demande pas que vous me rendiez le don que vous m’avez ôté »), il
semble bien que la perte du don, et donc son improbable récupération,
soit l’enjeu principal du passage.

Le point obscur
Au fond de la scène, se trouve donc l’effondrement d’une supérieure
attaquée au plus profond d’elle-même, dans sa foi même. Pour percer ce
mystère, on dispose d’un double point de vue : celui de la supérieure et
celui de l’héroïne-narratrice et il convient d’être attentif aux deux, sans
s’en laisser imposer par l’un ou l’autre (le roman-mémoires ayant
naturellement tendance à privilégier la perspective de celle qui conduit le
récit).
Mme de Moni fait ce constat navré : « Voilà qui est fait, l’esprit s’est
retiré, je le sens. » Son désarroi est donc celui d’une croyante
abandonnée de l’esprit saint et faisant l’expérience inhabituelle pour elle
du doute. Celui-ci n’a pourtant rien d’exceptionnel au regard de la
théologie. La foi la plus assurée n’est pas à l’abri du doute et de
l’interrogation. Même le saint auréolé par ses vertus, par les miracles
accomplis n’en est pas exempt. Or Mme de Moni, ici même, est désignée
par l’expression « cette sainte femme ». En considérant son désarroi il ne
serait pas déplacé de penser à la dernière parole du Christ sur la croix : «
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Plus étrange sans doute est l’origine attribuée à ce mal. Suzanne est en
effet nommément désignée : « Ah ! chère enfant, me dit-elle, quel effet
cruel vous avez opéré sur moi ! », sans que toutefois la nature de cet «
effet » soit précisée. D’où l’intérêt qu’il y a à écouter Suzanne elle-
même. Celle-ci, avec le recul qu’autorise la narration rétrospective,
formule un certain nombre d’hypothèses, mais qui ne viennent pas à bout
de l’incompréhensible.
« […] Je ne sais ce qui s’était passé en elle, si je lui avais inspiré une
méfiance de ses forces qui ne s’est plus dissipée, si je l’avais rendue
timide, ou si j’avais vraiment rompu son commerce avec le ciel […]. »
Comment on le voit, le « je » de Suzanne est en bonne place dans ce
raisonnement comme si celle-ci s’imputait la responsabilité de cette
défaillance. La gradation des raisons invoquées est révélatrice et,
significativement, la dernière interrogative indirecte s’arrête sur le plus
grave des effets, qui n’est plus d’ordre psychologique (méfiance de ses
forces, timidité) mais métaphysique. Le pouvoir perdu de Mme de Moni
aurait pour origine la trop grande force de l’héroïne. Cette force que
Suzanne s’attribue, c’est en partie celle-là même que l’on a pu éprouver
lors de la grande scène de rupture des vœux à Sainte-Marie. Face à
l’institution liguée contre elle, malgré toute la force contraignante du
rituel, Suzanne est parvenue à prononcer le « non » scandaleux. Sans
avoir été témoin de la scène, Mme de Moni en connaît la signification de
même qu’elle sait la capacité de résistance de la jeune sœur. Il y a plus, et
il est possible que « l’effet cruel » vienne de là, l’ensemble de La
Religieuse, à travers ses différents épisodes, démontre le pouvoir qu’a
l’héroïne de déstabiliser ce qui vient à son contact. À ce stade du roman,
on l’a vérifié dans le face-à-face tendu, et même violent, de la mère et de
la fille ; on en aura plus loin deux expressions très contrastées : dans
l’impitoyable affrontement avec la sœur Christine puis dans la relation
fatale avec la supérieure du couvent d’Arpajon. Il faudrait interroger cette
influence de Suzanne et la nature de l’effet produit sur celles qui
l’approchent, dont plusieurs connaissent la mort6.
N’excluant pas la précédente, une interprétation plus « naturelle » est
néanmoins induite par une autre formule employée dès le début par la
narratrice : « le sentiment que je portais en moi était au-dessus de ses
forces ». Ce sentiment, qui n’a rien de démoniaque même s’il produit des
effets cruels, nous le connaissons, et il est lui aussi continuellement
exprimé dans La Religieuse : c’est une antipathie absolue pour la vie
monacale et un irrépressible désir de liberté. Or, la supérieure a reconnu
cette aspiration profonde de tout l’être, et d’autant mieux que Suzanne est
pour elle à la fois une fille et une sœur. Comment pourrait-elle vouloir
pour elle un état qu’elle sait intolérable, impossible ? Un conflit
insurmontable naît entre cette compréhension de l’être aimé, qui va
jusqu’à l’identification, et ce destin religieux auquel elle est censée la
préparer. Pour être fidèle à son devoir, elle doit être infidèle à Suzanne, et
inversement, en étant fidèle à Suzanne elle manque à son devoir. La
prière bute sur cette contradiction : comment demander à Dieu ce qui est
profondément refusé par la meilleure de ses créatures ? Une Suzanne
qu’elle a, rappelons-le encore, élue. Cette position intenable de la
supérieure éclaire l’échec de la consolation et de la prière comme la
distance mise entre les deux femmes, trop proches pour être ensemble et
significativement disjointes dans l’espace à la fin (la cellule/l’église),
quoique rapprochées en discours dans la dernière invocation par laquelle
s’achève notre passage.
Ni le malaise des deux personnages ni le point obscur de cette
défaillance ne sont véritablement dissipés par la suite du récit. Dès le
lendemain de cette scène, Suzanne obéit à son sort, sans joie. Pire, sans
participation consciente à l’événement, en automate. La narratrice dit ne
conserver aucun souvenir de la cérémonie des vœux. Une étonnante
amnésie et une longue convalescence entourent l’événement. De même,
et cette concomitance est dans la logique de la défaillance que nous
venons de décrire, l’étrange mal de la supérieure se prolonge plusieurs
mois. C’est sur son lit de mort qu’elle retrouve et la parole et le don (« le
don qu’elle avait perdu lui revint »). Mme de Moni est donc sauvée in
extremis, au prix de sa mort. Pour être d’allure christique, ce dénouement
n’en demeure pas moins énigmatique. Comme demeure énigmatique
l’être au contact duquel s’est produite la défaillance, Suzanne Simonin
elle-même. C’est ainsi qu’au sein même du roman à thèse, univoque dans
son propos, se dessine autour de l’héroïne une zone d’incertitude qui
relance sans cesse l’interrogation et le désir du lecteur. Ce n’est pas le
moindre charme de cette œuvre souvent confondante.
1 Professeur à l’Université de Toulouse-le Mirail et à la Faculté de Lettres de Sousse (Tunisie).
Auteur notamment du Mot de la fin, Paris, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre » ; Le Réalisme,
Paris, Nathan, coll. « 128 » ; Critique et Théorie littéraire (1800-2000), Belin (en collaboration
avec Jean-Louis Cabanès).
2 Voir Figures III, Le Seuil, 1972, p. 211-213.
3 À ce sujet nous renvoyons à COUDREUSE A., Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, PUF, «
Écriture », 1999.
4 DIDEROT, Entretiens sur Le Fils naturel, in Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1951, p. 1220.
5 La Religieuse, Gallimard, coll. « Folio », p. 79-80.
6 Jean-Marie Apostolidès l’a relevé récemment : « Sainte ou sorcière, Suzanne a le don de
précipiter la circulation du désir jusqu’à la jouissance et à la mort. Mme Simonin, la mère de Moni,
la sœur Sainte-Ursule, la supérieure d’Arpajon meurent tour à tour d’avoir été à son contact, et
chacune d’elle est une image différente de la figure de la Mère. » (« La Religieuse et ses tableaux
», Poétique n° 137, février 2004, p. 80).
Explication 7

Méditations poétiques, Alphonse de Lamartine


Par Ridha Bourkhis1

«L'exercice même de l’explication de texte mérite d’être appelé, et l’a


d’ailleurs été, étude stylistique », écrivait à juste titre Françoise Lafarge2.
C'est que toute bonne interprétation d’un texte littéraire passe en principe
par une observation rigoureuse de ses formes langagières. Il y a là, il
faudrait en convenir, un passage obligé.
Dans cette approche thématico-technique, nous allons donc privilégier
ces formes qui font sens et sans lesquelles cette réflexion sur la mort
d’Alphonse de Lamartine n’aurait pas constitué un produit littéraire digne
d’intérêt.
Ce sont en clair les éléments syntaxiques, rhétoriques et prosodiques
porteurs de musique, d’impressions et de la vision du poète qui nous
intéressent particulièrement dans la réception de cette méditation
lamartinienne :

Le poème
« Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore,
Sur nos fronts languissants à peine il jette encore
Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit ;
L’ombre croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit !
5 - Qu’un autre à cet aspect frissonne ou s’attendrisse,
Qu’il recule en tremblant des bords du précipice,
Qu’il ne puisse de loin entendre sans frémir
Le triste chant des morts tout prêt à retentir,
Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère
10 - Suspendus sur les bords de son lit funéraire,
Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus !
Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste,
Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste
15 - Que t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ;
Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur,
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide,
Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ;
Tu n’anéantis pas, tu délivres ! Ta main,
20 - Céleste messager, porte un flambeau divin ;
Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière,
Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ;
Et l’espoir près de toi, rêvant sur un tombeau,
Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau !
25 - Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles,
Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes ;
Que tardes-tu ? Parais ; que je m’élance enfin
Vers cet être inconnu, mon principe et ma fin !
Qui m’en a détaché ? Qui suis-je, et que dois-je être ?
30 - Je meurs et je ne sais pas ce que c’est que de naître,
Toi, qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu,
Avant de m’animer, quel ciel habitais-tu ?
Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ?
Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ?
35 - Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports,
Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ?
Quel jour séparera l’âme de la matière ?
Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ?
As-tu tout oublié ? Par delà le tombeau,
40 - Vas-tu renaître encor dans un oubli nouveau ?
Vas-tu recommencer une semblable vie ?
Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie,
Affranchi pour jamais de tes liens mortels,
Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ?
45 - Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie 3 !
C'est par lui que déjà mon âme raffermie
A pu voir sans effroi sur tes traits enchanteurs
Se faner du printemps les brillantes couleurs ;
C'est par lui que, percé du trait qui me déchire,
50 - Jeune encore, en mourant vous me verrez sourire,
Et que des pleurs de joie à nos derniers adieux,
À ton dernier regard brilleront dans mes yeux.
Vain espoir ! s’écriera le troupeau d’Épicure4,
Et celui dont la main disséquant la nature,
55 - Dans un coin du cerveau nouvellement décrit ;
Voit penser la matière et végéter l'esprit ;
Insensé ! diront-ils, que trop d'orgueil abuse,
Regarde autour de toi : tout commence et tout s'use,
Tout marche vers un terme, et tout naît pour mourir ;
60 - Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir ;
Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe
Sous le poids de ses ans tomber, ramper sous l’herbe ;
Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir ;
Les cieux même, les cieux commencent à pâlir ;
65 - Cet astre dont le temps a caché la naissance,
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence,
Et dans les cieux déserts les mortels éperdus
Le chercheront un jour et ne le verront plus !
Tu vois autour de toi dans la nature entière
70 - Les siècles entasser poussière sur poussière,
Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,
De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.
Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,
75 - Et dans le tourbillon au néant emporté,
Abattu par le temps, rêve l’éternité ! »
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques [1820], méditation V
(« L’immortalité ») (extrait), France Loisirs, 1986, p. 17-19.

Présentation : circonstances du poème et thème central

« Ces vers ne sont aussi qu’un fragment tronqué d’une longue


contemplation sur les destinées de l’homme ».
Voilà comment Lamartine5 présente dans ses commentaires6 cette
cinquième méditation-fleuve7 qu’il adresse vers la fin de l’année 1817 à
son amie mourante Julie Charles et qui s’inscrit dans la série des poèmes
plus particulièrement consacrés à la réflexion éthique et aux grandes
questions métaphysiques telles que « l’homme » (poème 2), « le
désespoir » (poème 7), « la prière » (poème 19) et « Dieu » (poème 31).
Questions auxquelles Lamartine réserve dans ses Méditations poétiques
un traitement philosophique marqué par l’esprit chrétien, mais aussi par
une pensée humaniste qui envisage l’homme dans sa dimension
universelle, par-delà les religions et les frontières.
Ayant, comme l’écrit fort justement Marcel Schaettel, « le sens du
grand, de la grandeur… »8, Lamartine qui « a aimé les hauts lieux et les
hautes pensées qu’ils inspirent »9, qui « a compris et chanté la poésie de
l’infini étoilé, de la montagne et de la mer »10, se consacre ici à cette
vérité sûre et incontournable qui est la mort, l’une de ces figures centrales
des Méditations poétiques, qui fonctionnent de concert avec les figures
de l’amour et de Dieu s’articulant toutes autour d’un moi cruellement
blessé, endolori, aux prises avec son destin et qui, inquiet, s’interroge en
permanence et finit toujours par saisir la lumière au bout de la nuit et
l’espoir au fond de la haute désespérance : « Mais la douleur, le doute, le
désespoir, ne peuvent jamais briser tout à fait l’élasticité de mon coeur
souvent comprimé, toujours prêt à réagir contre l’incrédulité et à relever
mes espérances vers Dieu »11.
La mort qui met fin à l’art, à l’amour et à l’espoir, la mort qui assassine
le jour (vers 4), efface tout (vers 4) et fait que le « soleil pâlit dès son
aurore » (vers 1) et « marche à sa décadence » (vers 6), la mort si funeste
et si dévastatrice qui cause le chaos et étale les ténèbres, est ici
réhabilitée, blanchie, innocentée et paradoxalement métamorphosée, en
un « libérateur céleste » (vers 13), en une dispensatrice de lumière (vers
21-22), ou encore en un ange ailé (vers 26) qui transporte les humains
vers Dieu (vers 26-27).
Mis au pied du mur par la fatalité et regardant mourir sa bien-aimée
pour qui il ne peut plus rien, Lamartine, en bon chrétien, transmue par le
verbe poétique la mort en une immortalité. Immortalité de « l’éternelle
aurore » (vers 92), de l’amour infini et de Dieu.
Poète délicat, il trouve peut-être bien dans cette promesse
d’immortalité un moyen de faire accepter à Julie la mort dont il parle ici
comme s’il s’agissait de sa propre mort.

Mouvement du poème et figures marquantes

On peut considérer ce premier pan de vers comme le premier volet du


poème où l’on reconnaît un long mouvement à trois temps :
1 Du vers 1 au vers 12 : ouverture.
2 Du vers 13 au vers 44 : mise en place du discours lyrique et appel
de la mort dont le poète reconstruit, en la transmuant, l’image.
3 Du vers 45 au vers 76 : invocation de l’âme-sœur moribonde et
réflexion sur l’existence à travers la pensée épicurienne que
Lamartine n’évoque que pour en montrer l’absurdité et confirmer
par là-même sa foi en l’immortalité.

L’ouverture

L'ouverture que constituent les 12 premiers vers, annonce un poème-


grave écrit à la gloire de la mort. On y trouve des images fortement
dysphoriques marquées de malheur et de désespérance, qui suggèrent la
mort de l’amante et celle de l’ami12 et qui décrivent le néant dans lequel la
mort bascule le monde : le soleil qui pâlit, les rayons qui tremblent et
combattent la nuit, l’ombre qui croît, le jour qui meurt, le tout qui
s’efface et fuit, le chant des morts qui s’annonce, les soupirs qu’on
étouffe et qu’on suspend sur les bords d’un lit funéraire, etc.
Ici, « la mort c’est l’échec par excellence », pour emprunter l’équation
de Jankélévitch13.
La cascade des métaphores* situées au quatrième vers et s’organisant
sous la forme d’un climax ou d’une gradation ascendante (« L'ombre
croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit ! »), exprime ce néant que
développe aussi le vocabulaire négatif et quelque peu funèbre
prépondérant dans cette ouverture : « pâlit », « languissant », « tremblant
», « la nuit », « ombre », « meurt », « précipice », « triste », « morts », «
funéraire », etc. ; autant de termes qui rendent compte d’une vision noire,
celle d’un homme dévasté par le malheur et qui se sent au bord du
précipice.
Les voyelles dites sombres /o/, /u/ et /õ/ ainsi que les voyelles
éclatantes /ã/ et /œ/ et la voyelle aiguë /i/ se combinent avec la consonne
continue sifflante /s/ pour consolider l’expression sémantique de cette
vision noire et cette profonde tristesse par trop romantique.

Du lyrisme oratoire

Avec l’irruption au vers 13 du « je » de l’énonciateur (« Je te salue, ô


mort ! Libérateur céleste »), le poème décline clairement son identité
lyrique annoncée déjà par l’adjectif possessif « nos » situé au tout
premier vers (« Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore »).
Cette identité lyrique va être tout de suite doublée d’une identité
oratoire que soutiennent de multiples procédés :
Les apostrophes (vers 13 : « ô mort ! », vers 20 : « Céleste messager »,
etc.), les formes injonctives (vers 25 : « Viens donc, viens », vers 26 : «
Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes » et vers 27 : « Parais
», etc.), les exclamations, les répétitions anaphoriques (vers 15-16 : « Ton
bras… Ton front… ton œil… », vers 19 : « Tu n’anéantis pas, tu délivres
», etc.), les hypozeuxes* ou parallélismes syntaxiques (vers 17 : « Ton
front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide », etc.), ainsi que les
nombreuses questions rhétoriques (vers 29 : « Qui m’en a détaché ? Qui
suis-je, et que dois-je être ? », vers 40-41 « Vas-tu renaître encor dans un
oubli nouveau ? », « Vas-tu recommencer une semblable vie ? », vers 44 :
« Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ? »), caractérisent, avec les
phrases périodiques, le dispositif rhétorique que Lamartine met, en œuvre
pour donner une fonction oratoire à son lyrisme. Lyrisme marqué
d’inquiétude, de spiritualisme, d’interrogation philosophique et qui se
développe et s’épanouit pleinement dans ce poème dès l’apparition, au
13e vers, de la première personne du singulier et d’un allocutaire qui est
ici la mort (vers 13), et plus loin, tantôt la bien-aimée mourante (vers 45),
tantôt les « sages de la terre » (vers 76)14.
Dans ces vers (13-44), Lamartine s’applique surtout à rénover l’image
de la mort, à la vider de son caractère tragique et à lui apporter un
contenu fortement positif et heureux : à l’image archétypale de
l’assassine belliqueuse, cruelle, perfide et dévastatrice, il substitue
l’image d’un ange libérateur qui délivre les malheureux de leurs
souffrances et leur dispense la lumière de l’au-delà. Ici, le poète nous
donne à voir de la mort une vision personnifiante et quelque peu «
fantastique ».
Les réalités abstraites, qui sont la mort, l’espoir et la foi deviennent des
êtres animés ayant des organes comme le bras, le front, l’œil, la main, et
qui délivrent, viennent, inondent, rêvent et ouvrent les portes d’un monde
plus beau :

16 - « Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur, »


« Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide, »
« Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ; »
« Tu n’anéantis pas, tu délivres ! Ta main, »
20 - « Céleste messager, porte un flambeau divin ; »
« Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière, »
« Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ; »
[…]
25 - « Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles, »
« Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes »
Lamartine pousse l’allégorie* jusqu’à en faire un spectacle quasi «
surréaliste ».
La répétition par 3 fois de la structure négative « ne… point » (vers 14,
16 et 17) révèle l’adhésion totale du poète à l’idée que la mort n’est point
une réalité négative.
L’hypozeuxe* selon lequel sont organisés les 2 hémistiches du vers 17
(Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide) appuie le rythme*
ascendant du vers (2/4 + 2/4) et révèle davantage cette adhésion à la
mort.
Les termes disphoriques « armé », « gloire » (lexique de la guerre), «
destructeur », « cruel », « perfide » et « anéantir », tous attachés à la
vieille image de la mort, sont bousculés par d’autres lexèmes aux
contenus euphoriques et qui soutiennent la réhabilitation de l’idée de la
mort : « libérateur », « céleste », « secours », « clément », « délivrer », «
céleste », « messager », « flambeau », « divin », « inonder », « espoir », «
ouvrir », « beau », etc.
Au vers 18, la construction syntaxique particulière (l’inversion*) est de
nature à souligner le bienfait de la mort qui est de secourir les douleurs :
« Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ».
Au vers 19, le rapport d’opposition entre les deux visions de la mort
(négative/positive) est doublement exprimé, par la morphosyntaxe (la
locution négative « ne… pas » exprimant l’opposition) et par la
sémantique (« délivrer » par opposition à « anéantir »).
Le contre-rejet situé dans les deux dernières syllabes du vers 19
encadre l’expression « ta main » et souligne davantage la
personnification* de la mort assimilée à l’allégorie* de la liberté (« main
» et « flambeau »).
La métaphore* in absentia « flambeau divin » concrétise la lumière et
la beauté sublime de Dieu vers laquelle la mort guide les humains.
Les termes métaphoriques « lumières » (vers 21) et « inondés » (vers
22) rendent plus explicite cette métaphore* du flambeau dont Platon fait
le symbole du soleil et de la beauté15.
Il y a donc dans ces vers une véritable glorification de la mort qui
délivre de la souffrance et ouvre la voie lumineuse d’un monde meilleur.
Dans les vers 25-44, ce sont surtout les formes impératives « viens », «
prête », « ouvre », « parais », etc. et les formes interrogatives « Que
tardes-tu », « Qui suis-je », « que dois-je être », « Quel pouvoir », «
Quelle main », « Par quels nœuds », « par quels secrets », etc. qui vont se
multiplier et imprimer plus fortement au poème son caractère oratoire.
D’un autre côté, si les impératifs disent la hâte du poète de retrouver la
mort et de se libérer de ses « chaînes corporelles » (vers 25), les
interrogations multiples trahissent son angoisse fondamentale devant la
mort, angoisse au demeurant toute humaine.
La répétition anaphorique par 4 fois de la forme injonctive « viens »
(vers 25-26) dénonce le caractère insistant de cette étonnante invocation
de la mort.
La métaphore* des « ailes » au vers 26 renvoie à l’image religieuse,
archétypale, de l’ange ailé envoyé par le ciel.
Le verbe « détacher » (vers 25 et 29) repris par le verbe « affranchir »
(vers 43) développe cette image originale et romantique de la mort
comme « libérateur céleste » (vers 13). Le libérateur des douleurs, du
corps et de la matière. Libérateur qui, loin de suspendre la vie en
l’homme, anime son âme en la prenant (vers 32).
Au vers 42 (« Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie »), l’image
de la source évoquée déjà dans une autre méditation16 révèle encore le
spiritualisme ou même le platonisme de Lamartine qui semble croire que
l’essentiel est bien dans le ciel.
Au vers 35 (« Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports »),
on souligne le parallélisme syntaxique doublé du chiasme* et marqué par
l’asyndète et l’anaphore* « par » et qui atteste l’élan oratoire et
émotionnel du poète mettant en œuvre une rhétorique riche et variée.

La rhétorique de l’abondance
Dans la troisième phase de ce premier long mouvement, constituée par
les vers 45-76, Lamartine change soudain d’allocutaire : à la mort il
substitue l’âme-sœur mourante considérée par les romantiques comme
l’autre moitié de soi-même : « Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie
» (vers 45).
Dans ces vers, la maladie, qui a ruiné la beauté de l’aimée et son corps,
est évoquée à l’aide de l’image d’un printemps qui perd la brillance de
ses couleurs vives (vers 47-48).
La délicatesse du poète amoureux apparaît dans les vers 51, 52 et 53
où, plutôt que d’évoquer la mort certaine et proche de Julie, il évoque sa
propre mort encore incertaine. Mais l’ambiguïté de la syntaxe révèle tout
de même le fond de sa pensée.
Nous retrouvons ici quelques vocables du lexique romantique «
printemps », « couleur », « pleurs », « adieux », « regard », « yeux », «
âme », « espoir », que consolide l’apostrophe invocatoire du vers 45 : «
Ô moitié de ma vie ».
Dans les vers 54-76, en continuant à s’adresser à Julie, Lamartine
évoque les adeptes de la philosophie d’Épicure17 qu’il méprise en les
assimilant à un « troupeau » (vers 54) et dont il présente la philosophie
qui, contrairement à sa vision et à celle des romantiques et des croyants,
nie l’immortalité et croit que la mort cause la faillite définitive des êtres
et des choses.
On souligne dans ces vers la multiplication de la modalité assertive
(affirmative) qui reproduit le ton de la certitude sur lequel les
matérialistes énoncent leur philosophie.
Les multiples anaphores* aux vers 59, 60, 61, 62, 63, 64, 69 et 73
(Tout… Tout ; tu vois… tu vois ; et l’homme, et l’homme…) soutiennent
l’élan oratoire du poète et laissent voir sa vive émotion.
Au vers 73, l’apostrophe invocatoire « Ô sublime folie » qui occupe à
elle seule tout un hémistiche, dénonce l’ironie* de Lamartine et le mépris
qu’il éprouve pour les adeptes d’Épicure pensant que c’est vers le néant,
et non pas l’éternité, que l’homme est enfin emporté (vers 67 : « Et dans
les cieux déserts les mortels éperdus »).
On remarque aussi cette syntaxe marquée qui privilégie, outre les
répétitions, le renversement de l’ordre phrastique ordinaire, celui de la
séquence progressive :
- vers 61 : « Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe »
- vers 63 : « Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir »
- vers 67 : « Et dans les cieux déserts les mortels éperdus »
- vers 74 : « Au fond de son tombeau croit retrouver la vie »
- vers 75 : « Et dans le tourbillon au néant emporté »
L'abondance de la matière verbale (beaucoup de noms, de verbes,
d’adjectifs, de répétitions, etc. ; et beaucoup de vers) atteste la
redondance de l’évocation et de la description ainsi que la tonalité
oratoire de cette méditation lamartinienne plutôt transparente qui, en
réduisant au maximum l’opacité du langage, implique davantage le moi
souffrant dans le monde des choses.

Construction métrico-strophique et musicale

La présentation typographique de cette cinquième méditation-fleuve ne


nous permet pas vraiment de parler de strophes18. Il y a lieu de parler
plutôt de laisses assonancées19 regroupant un nombre de vers variable et
reposant sur une structure rimique récurrente où les sonorités sont
couplées.
Comme les vers ne sont pas distribués en quatrains20, on ne peut pas
qualifier de plate la rime de ce poème qui correspond plutôt au schéma
répétitif et variable de aa, bb, cc, dd, ee, etc.
Il serait plus juste de parler de rime consonante remplissant dans cette
méditation une fonction d’ordonnance – c’est-à-dire qui organise la
succession des vers dans le système d’ensemble de ce poème – et y
produisant un redoublement sonore qui, en s’associant à d’autres
sonorités internes, répétitives, souvent liquides, continues et labiales, se
combinant avec harmonie et douceur (/s/,/r/,/l/,/p/,/f/,/n/,/m/, etc.),
favorise sa réception musicale.
L'heureuse texture sonore de ce poème génère une belle eurythmie, le
rapprochant d’un véritable morceau de musique, que soutient la
formidable élasticité du rythme* coulant comme un clair ruisseau
d’images et d’émotions.
L'alexandrin est le mètre sur lequel se construit cette longue méditation
poétique. Long, il sert sa tonalité oratoire. Lourd, il appuie son ton grave
et solennel et ses accents quelque peu « épiques » (la mort est chantée
comme un héros !).
On note que cet alexandrin est souvent en retard par rapport aux
phrases dont la plupart sont longues, très longues, débordent le cadre des
vers et s’orientent quelquefois vers la période*, qui est la phrase oratoire
par excellence, se développant sur plusieurs vers en accumulant les
syntagmes (exemple : la 2e laisse : « Qu’un autre à cet aspect frissonne ou
s’attendrisse/Qu’il recule en tremblant des bords du précipice/Qu’il ne
puisse de loin entendre sans frémir/Le triste chant des morts tout prêt à
retentir/Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère/Suspendus sur
les bords de son lit funéraire/Ou l’airain gémissant, dont les sons
éperdus/Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus ! »).
Les vers structurés 3-3//3-3 favorisent la cadence* et soulignent la
distribution syntaxique ou rhétorique (comme le climax au vers 4) :

///\
– vers 4 : « L'ombre croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit ! »
//\\
– vers 9 : « Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère »
\\\\
– vers 10 : « Suspendus sur les bords de son lit funéraire »
//\\
– vers 11 : « Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus »
//\\
– vers 54 : « Et celui dont la main disséquant la nature »

Remarquons aussi que l’alexandrin présente l’avantage de contenir le


souffle large de cette méditation et de soutenir sa continuité et sa
profondeur.
Ajoutons pour finir sur cette construction métrico-strophique, musicale
et syntaxique, que sa plasticité particulière, en attestant l’intarissable
facilité verbale de Lamartine, fluidifie, comme dans bien d’autres
méditations, le rythme* de ce poème et crée en même temps cette
sensation d’infinitude propre à l’immortel, à l’éternel.

Éléments de conclusion

« Fragment tronqué »21 d’une ample réflexion sur la mort, ce poème de


Lamartine nous semble tirer toute sa force et son éclat, non pas vraiment
de son thème philosophique et de la vision particulière de son auteur,
mais plutôt de l’importante matière syntaxique, rhétorique et musicale
qui y est investie et qui, en assurant sa vibrante poéticité, l’autorise à
mériter le statut de poème, c’est-à-dire d’œuvre d’art.
C'est une matière verbale riche, variée et particulièrement bien
travaillée que Lamartine a habilement mise à profit pour sensibiliser le
lecteur à sa douleur, essayer de le faire adhérer à sa conception de la mort
et avoir prise sur son affect.
C'est aussi en vertu de cette matière rhétorico-poétique que ce texte sur
la mort s’est transformé en un lyrique chant d’amour et d’espoir.
Peut-être serait-il pertinent de constater aussi que la plupart des
éléments langagiers ou stylèmes, comme dirait Georges Molinié22, qui
font cette rhétorique lamartinienne de l’accumulation, du lyrisme oratoire
et de la grandeur, révèle aussi un style plus général propre aux
romantiques du XIXe siècle23.
1 Titulaire d’un doctorat en linguistique de l’université de Paris-Sorbonne, professeur de
stylistique à l’université de Sousse (Tunisie), membre de l’Association internationale de stylistique
et auteur d’un livre sur Tahar Ben Jelloun (1995, Paris, l’Harmattan), d’un Manuel de stylistique
(2003, Belgique, Academia Bruylant, préface de G. Molinié), d’un ouvrage sur Le Langage de
connotation (2004, Tunisie, Saïdane) et d’un autre sur Les Poètes de la plus haute tour (2005,
Tunisie-Maroc, Caeu Med.-Ali et Aïni Bennaï) et de plusieurs nouvelles et articles.
2 L'explication de texte à l’oral, Nathan université, 1996, p. 25.
3 Désigne Elvire ruinée par la maladie.
4 Désigne les philosophes matérialistes qui nient l’immortalité.
5 Poète romantique français : 1790-1869.
6 Publiés dans l’édition de France Loisirs (1986), appendice II, p. 321.
7 152 vers en tout. Nous étudions ici 76 d’entre eux.
8 In Le livre du centenaire, études recueillies et présentées par P. Viallaneix, Flammarion.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Commentaires de Lamartine, France Loisirs, op. cit.
12 Aymon de Virieu aimé comme un frère.
13 La mort, Paris, Flammarion, coll. « Champs », ch. 1, 1977, p. 39-82.
14 Ceux qu’il désigne aussi par « le troupeau d’Épicure », vers 54.
15 STOLZ C., Initiation à la stylistique, Ellipses, 1999, p. 128.
16 « Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire », Lamartine « L'isolement », Méditation
première, Méditations poétiques, vers 41.
17 « Philosophe grec, 341-270 av. J.-C., matérialiste, sensualiste, hédoniste dont la philosophie
préconise la recherche du plaisir », Le Petit Robert des noms propres.
18 Pour la définition de la strophe, voir Michèle Aquien, 1993, La versification appliquée aux
textes, Nathan Université, coll. « 28 », p. 97-102.
19 Laisse : « suite de vers isométriques, en nombre indéterminé, liés par leurs homophonies
finales », Mazaleyrat et Molinié, 1989, Vocabulaire de la stylistique, Puf.
20 Dans certaines éditions, le poème est réparti en laisses inégales de 8, de 12, de 16 ou même
de 24 vers ; dans d’autres il se présente sous la forme d’un bloc compact.
21 Expression de Lamartine, op. cit.
22 La Stylistique, Puf, coll. « Premier cycle », 2001, 3e édition, p. 104-105.
23 Lire aussi de R. Bourkhis les explications qu’il fournit dans son Manuel de stylistique et qui
portent sur des textes de Baudelaire, Duras, Éluard, Gary, Jacob, Laclos, Le Clézio, Maupassant,
Saint-John Perse, Prévert, Rilke, Rimbaud, etc.
Explication 8

Hernani, Victor Hugo


Par Claudia Manenti1

L'explication qui va suivre vise à éclairer les enjeux dramaturgiques,


scénographiques et textuels de cette première scène, scène d’exposition,
mais d’exposition de nouveaux principes : les principes romantiques. Elle
ne s’enferme dans aucune démarche et n’a d’autre visée qu’heuristique et
épistémologique ; il s’agit de faire valoir le double aspect du texte de
théâtre : texte conçu à la fois pour être lu et joué pour un public à un
moment donné de l’Histoire (public contemporain pour lequel il a été
écrit, ou public postérieur qui va se l’approprier). Le texte est donc le lieu
d’une réception, ce qui suppose une analyse contextuelle, qui permet de
faire valoir une vision des changements novateurs que cette première
scène suppose, mais aussi un prolongement qui permette de voir ce qui
en aura été retenu par les siècles, grâce à des interprétations diverses (par
exemple, la mise en scène de Vitez à Chaillot en 1985). Cette explication
convoquera donc tous les moyens expressifs de l’art du théâtre. Ainsi
seront évoqués vers, décor, costumes : tous les langages théâtraux seront
mobilisés pour mettre en scène les audaces textuelles, visuelles et sonores
de l’écriture théâtrale romantique. Il faudra donc, pour saisir sa portée,
contextualiser la scène à l’intérieur des évolutions dramaturgiques et
dramatiques contemporaines, ce qui impliquera d’évoquer les sources
culturelles et génériques auxquelles se réfère Hugo. La scène commentée
sera également mise en perspective grâce aux échos immédiats de sa
représentation, grâce aux commentaires des journaux de l’époque et
grâce au recours aux parodies qu’elle fit naître puisque, comme l’entend
Patrice Pavis dans son Dictionnaire du théâtre, l’écriture dramatique se
définit comme « l’univers théâtral tel qu’il est inscrit dans le texte par
l’auteur et reçu par le lecteur. »
Ainsi, cette étude de la première scène d’Hernani se veut avant tout un
éclairage du sens qu’elle peut prendre à travers différentes approches
textuelles (linguistiques, rythmiques, scénographiques), historiques,
culturelles, dramatiques et dramaturgiques ; ce qui s’inscrit tout à fait
dans une démarche de réception contextuelle et heuristique.

Le texte
« LE ROI
SARAGOSSE
Une chambre à coucher. La nuit. Une lampe sur une table.
SCENE PREMIERE
DONA JOSEFA DUARTE, vieille, en noir, avec le corps de sa jupe cousu de
jais, à la mode d’Isabelle la Catholique ; DON CARLOS.
DONA JOSEFA, seule.
Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre quelques fauteuils.
On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second
coup.
Serait-ce déjà lui ?
Un nouveau coup.
C'est bien à l’escalier
Dérobé.
Un quatrième coup.
Vite, ouvrons.
Elle ouvre la petite porte masquée. Entre Don Carlos, le manteau sur le nez et le
chapeau sur les yeux.
Bonjour, beau cavalier.
Elle l’introduit. Il écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours
et de soie, à la mode castillane de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule
étonnée.
Quoi, seigneur Hernani, ce n’est pas vous ! Main forte !
Au feu !
DON CARLOS, lui saisissant le bras.
Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte !
Il la regarde fixement. Elle se tait, effrayée.
Suis-je chez Dona Sol ? Fiancée au vieux duc
De Pastrana, son oncle, un bon seigneur, caduc,
Vénérable et jaloux ? Dites ? La belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore,
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.
Suis-je bien informé ?
Elle se tait. Il la secoue par le bras.
Vous répondrez peut-être ?
DONA JOSEFA
Vous m’avez défendu de dire deux mots, maître.
DON CARLOS
Aussi n’en veux-je qu’un. – Oui, – non. – Ta dame est bien
Dona Sol de Silva ? Parle.
DONA JOSEFA
Oui. – Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
Le duc, son vieux futur, est absent à cette heure ?
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Sans doute elle attend son jeune ?
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Que je meure !
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Duègne, c’est ici qu’aura lieu l’entretien ?
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Cache-moi céans.
DONA JOSEFA
Vous !
DON CARLOS
Moi.
DONA JOSEFA
Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
DONA JOSEFA
Moi, vous cacher !
DON CARLOS
Ici.
DONA JOSEFA
Jamais !
DON CARLOS, tirant de sa ceinture un poignard et une bourse.
Daignez, madame,
Choisir de cette bourse, ou bien de cette lame.
DONA JOSEFA, prenant la bourse.
Vous êtes donc le diable ?
DON CARLOS
Oui, duègne.
DONA JOSEFA, ouvrant une armoire étroite dans le mur.
Entrez ici.
DON CARLOS, examinant l'armoire.
Cette boîte !
DONA JOSEFA, la refermant.
Va-t'en, si tu n'en veux pas.
DON CARLOS, rouvrant l'armoire.
Si.
L'examinant encore.
Serait-ce l'écurie où tu mets d'aventure
Le manche du balai qui te sert de monture ?
Il s'y blottit avec peine.
Ouf !
DONA JOSEFA, joignant les mains et scandalisée.
Un homme ici !
DON CARLOS, dans l’armoire restée ouverte.
C'est une femme, n’est-ce pas ?
Qu’attendait ta maîtresse ?
DONA JOSEFA
Ô ciel ! J’entends le pas
De Dona Sol.- Seigneur, fermez vite la porte.
Elle pousse la porte de l’armoire, qui se referme.
DON CARLOS, à l’intérieur de l’armoire.
Si vous dites un mot, duègne, vous êtes morte.
DONA JOSEFA, seule.
Qu’est cet homme ? Jésus mon Dieu ! Si j’appelais ?
Qui ? Hors madame et moi, tout dort dans le palais.
Bah, l’autre va venir. La chose le regarde.
Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde
De l’enfer !
Pesant la bourse.
Après tout, ce n’est pas un voleur.
Entre dona Sol, en blanc. Dona Josefa cache la bourse. »
Victor Hugo, Hernani [1830], acte I, scène 1,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 545-549.

Introduction : une scène d’exposition romantique

Hernani, 1830. Première scène d’un premier acte ; entre surprise,


applaudissements et indignation, cette scène laisse la voie ouverte à une
série de réactions sur des points qui vont alimenter la Bataille d’Hernani2.
Des répétitions qui amènent Hugo à changer le texte à la censure qui
conseille des suppressions3, de la Première qui surprend aux parodies qui
reprennent4, tout fait explosion. Il est donc indispensable de relier l’étude
de cette scène au contexte de l'époque5 pour en saisir la portée novatrice
qui, sur bien des points, s’appuie sur des règles en vigueur, mais pour
s’en détacher et proposer une esthétique nouvelle, celle du drame
romantique. Le but de cette explication sera donc de démontrer que cette
scène est une scène d’exposition totalement novatrice. Ce qui impose la
nécessité de lire la pièce dans une perspective historique par rapport au
théâtre classique, mais aussi par rapport au drame bourgeois, à la farce et
au théâtre élisabéthain dont s’inspire Hugo. Cette scène est le réceptacle
de ces différentes traditions qui, mélangées, ouvrent sur une esthétique
nouvelle : celle du drame romantique qu’a longuement et précisément
analysée Anne Ubersfeld dans ses divers travaux. Même si elle répond
aux règles de l’exposition (présentation des lieux, des personnages et du
temps), elle déroge aux règles du théâtre classique tel qu’il était perçu,
théorisé et représenté depuis le XVIIe siècle.

Les didascalies initiales : une déstructuration restructurante des


règles (trois unités et bienséances)

L'acte I commence en effet avec un titre (« Le roi »), ce qui relève


déjàà d’une licence que s’accorde Hugo par rapport au théâtre classique.
Ce tableau initial met donc en avant la figure royale, et inscrit déjà le
drame d’Hernani dans la lignée des tragédies, de par l’allusion au
personnel dramatique noble. Mais il s’en distingue dès la première
didascalie, qui indique un lieu : « Saragosse », car celle-ci est placée sous
le titre de l’acte, contrairement aux tragédies, où elle se trouvait sous la
liste des personnages. Cela amorce donc une restructuration des règles :
l’abandon de l’unité de lieu6, puisque cela suppose que les autres actes ne
se dérouleront pas dans le même lieu. Ainsi l’exposition du lieu est minée
de l’intérieur par ce qu’elle contient comme promesse de renouveau.
Mais le lieu sert à indiquer également l’espace géographique dans lequel
va se dérouler l’action : l’Espagne ; ce que confirmeront les costumes des
personnages « à la mode d’Isabelle la Catholique » ainsi que leurs noms.
L'indication suivante poursuit, par-delà cette entorse à l’unité de lieu, la
déstructuration des règles classiques : « une chambre à coucher. La nuit
». La scène sera donc une scène d’intérieur, d’intimité, ce qui remet en
cause les règles de bienséance et oriente la pièce vers le drame bourgeois.
De plus, le moment « la nuit », renforce cette idée d’intimité ; cette
indication temporelle est également un jalon posé pour la suite de la
scène qui va développer un quiproquo*, puisque la nuit est propice au
quiproquo* et peut permettre une permutation, une hésitation sur les
identités. On peut donc remarquer l’inscription originelle du drame dans
deux traditions : celle de la tragédie classique et celle du drame
bourgeois, reconnues et aussitôt dépassées.
On s’attend donc à un non respect des règles, même si Hugo s’appuie
sur elles pour présenter l’action. Mais ces règles sont détournées dès
l’abord et font de cette scène d’exposition la présentation d’un drame
nouveau : ni tout à fait tragédie, ni tout à fait drame bourgeois, prenant
pourtant à chacun pour former un être hybride qui va peu à peu se définir
tout au long de cette scène comme représentant d’une esthétique
nouvelle.

L'attaque. La couleur historique : vers un drame historique

Lieu et temps, mais aussi personnages sont donc présentés, exposés.


La couleur historique si chère à Hugo est en effet respectée par les
costumes des personnages : celui de Dona Josefa indique qu’elle est
habillée « à la mode d’Isabelle la Catholique ». Ce costume est un
indicateur non seulement de l’époque historique dans laquelle l’action va
se dérouler, ce qui vient appuyer la dimension géographique, mais
renseigne aussi sur la nature du personnage : « vieille, en noir » suppose
une grande austérité. Ce qui renvoie à sa soi-disant fonction auprès de
Dona Sol : duègne, c’est-à-dire femme qui doit veiller sur la vertu d’une
jeune fille. Il en va de même pour l’habit de Don Carlos qui, selon les
lois somptuaires, indique qu’il s’agit d’un personnage noble : « riche
costume de velours et de soie, à la mode castillane de 1519 ». La date
elle-même sous-entend la qualité de drame historique : 1519, c’est
l’année de la mort de l’empereur Maximilien et de l’élection de Charles
Quint ; la scène d’exposition laisse donc planer l’ombre d’un drame
historique. Or, ce qui va suivre, dans cette scène inaugurale, ne va pas
concerner l’Histoire mais se cantonner à la sphère privée, ce qui crée un
décalage entre les attentes suggérées et la réalité dramatique, et annonce,
en outre, une action autre que celle qui est présentée. Cette scène
d’exposition présente donc personnages, lieu, temps et action de manière
incomplète et suggestive pour laisser place à de nombreux écarts à
vérifier dans la suite de la pièce.
Jusque-là, c’est une scène initiale qui est censée, selon les codes et les
pratiques du théâtre, mettre en scène un noble et un confident, façon dont
bon nombre de tragédies commencent. Ce qui n’échappe pas à
Carmouche dans N, I, NI ou le danger des castilles, parodie dont les deux
premières scènes mettent en évidence le rôle du personnage protatique de
la duègne de manière métathéâtrale, en usant du comique7. Les
occupations mêmes de Dona Josefa renvoient à un intérieur bourgeois,
compte tenu du mobilier présent sur scène : « fauteuils » et « rideaux » ne
sont là que pour planter un décor réaliste, à la manière du drame
bourgeois, sans être de véritables objets scéniques ayant une fonction.
L'aspect original de cette première scène vient de l’abondance des
didascalies qui mettent en place un décor avant même que l’action ne
commence, ce qui s’écarte de la tradition tragique, mais qui renvoie à
celle du drame. C'est sur ce fond de rupture avec la tradition par le décor,
par la présentation tronquée des personnages, par la déstructuration du
chronotope, que l’exposition se poursuit, cette fois en s’écartant des
modèles dramatiques et dramaturgiques traditionnels.

L'intrusion d'un personnage. Un coup de théâtre formel en


rupture avec la tradition

En effet, l’annonce du premier personnage se fait de manière tout à fait


théâtrale : les paroles sont précédées de coups frappés. L'intrusion du
sonore permet de renvoyer aux trois coups traditionnels qui marquent le
lever du rideau et ainsi de s’inscrire sans équivoque dans une remise en
question du genre théâtral ; non pas trois, mais quatre coups… ce qui
parait interminable aux spectateurs8. Si leur première fonction est de faire
comprendre qu’on est au théâtre, ces coups servent aussi à faire porter
l’attention du spectateur sur « la porte dérobée à droite », ou plutôt sur
l’adjectif « dérobée » de la didascalie qui sera repris dans la première
réplique. Cet adjectif insiste sur l’aspect caché qui va de pair avec la nuit,
qui amorce une transgression, non plus des règles, mais des bienséances.
Les coups sont entrecoupés de répliques courtes qui manifestent une
attente « serait-ce déjà lui ? », d’un jeu de scène qui révèle une surprise
comme l’indiquent les didascalies : « elle […] recule étonnée ». Ces
indications ouvrent de manière éclatante l’esthétique de la surprise à
l’œuvre dans cette première scène (surprise par le nombre de didascalies,
mais aussi surprise par le sens de découverte d’une nouveauté), ce qui
augure du fonctionnement de la pièce. Ces répliques se font donc les
échos des principes exposés et de ceux inscrits en filigrane depuis les
premières didascalies. La première réplique donne le ton de la pièce et
sonne comme une détonation face au monde du théâtre : non seulement
les règles des tragédies classiques semblent avoir été bafouées, mais aussi
celles du vers. La réplique : « c’est bien à l’escalier/dérobé », qui a fait
scandale à plus d’un titre, inaugure à ce propos la pièce, marquant par là
même la nouveauté que va proposer Hugo dans son drame : la rime «
escalier/cavalier », l’enjambement* et le vocabulaire trivial d’un objet
concret heurtent le sens des règles de convenances. Ainsi règles
métriques et dramaturgiques sont donc mises à mal pour exposer les
principes d’un nouveau genre qui s’érige à partir des ruines des traditions
antérieures : le drame romantique.

Un dialogue à double destination. Le mélange des tons et des


genres comme nouveau principe dramatique

Cette nouvelle proposition hugolienne est validée par le quiproquo*


inscrit dans la didascalie « manteau sur les yeux et chapeau sur le nez » :
ainsi ni les spectateurs ni Dona Josefa ne voient de qui il s’agit ; ce
quiproquo* se prolonge dans la réplique exclamative du vers 3 : « Quoi,
seigneur Hernani, ce n'est pas vous ! » ; celle-ci présente l’avantage, en
utilisant l’exclamation rhétorique à la forme négative, d’à la fois mettre
en place la surprise du personnage sur scène, d’introduire sur scène un
personnage nouveau, et de présenter le nom d’un personnage absent.
Ainsi, on entend les personnages avant de les voir. Ils sont en effet tous
annoncés par une dimension sonore, Don Carlos s’annonce par les quatre
coups et on entend parler des autres avant de les voir, exceptée Dona
Josefa, ce qui confirme son rôle protatique de personnage à part et en
marge de l’action, qui a pour unique fonction de lancer l’action, ce que
met d’ailleurs en valeur la parodie Harnali ou la contrainte par cor9.
L'entrée se fait par un coup d’éclat qui est annoncé par la porte
dérobée : une question demeure en suspens pour le spectateur (et non
pour le lecteur qui a accès aux didascalies) jusqu’à la fin de la scène : qui
est entré ainsi ?
L'exposition traditionnelle se mue donc en étalage des principes du
drame romantique grâce à l’audace provocatrice de la première réplique
de Don Carlos, réplique servant d’exposition de l’intrigue, la seule
longue de la scène où se trouvent exposés les faits, le reste n’étant que la
continuation sur le ton de jeux de mots ou de scène par les mouvements.
Exposition des personnages et de leurs liens familiaux : « Suis-je chez
dona Sol ? fiancée au vieux duc//De Pastrana, son oncle » (v. 5-6),
exposition de la situation sur un mode comique : « Et reçoit tous les soirs,
malgré les envieux,// Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. » (v.
9-10) : là réside un des paradoxes qui a alimenté la bataille d’Hernani :
l’inadéquation entre le ton employé, comique, et la qualité du personnel
dramatique : la noblesse. Ce décalage allant à l’encontre des convenances
heurte le public, ce qui ne manque pas d’être repris de manière parodique
dans une réflexion que se fait en aparté Charlot dans Harnali ou la
contrainte par cor : « Moi, je suis un tragique,//Je ne dois pas agir ainsi
qu’un bas-comique », montrant de ce fait le choc que provoque ce non
respect des convenances. Le comique de la première scène d’Hernani
repose sur un certain nombre de procédés qui mettent en valeur l’aspect
paradoxal et révolutionnaire de la pièce, comme le montrent le jeu sur les
clichés (le barbon) et le jeu de mots sur barbe, qui prend sa source dans
les personnages de comédie de Molière10 et joue sur le sens d’une
expression où se mêlent un sens figuré (« à la barbe ») et un sens concret,
propre (« la barbe »). De la sorte, la rime des vers 5 et 6 « duc/caduc »
met en relation deux termes qui font sens ensemble. Les parallélismes de
construction (« Un cavalier sans barbe et sans moustache encore » v. 8),
les enjambements* et les césures* qui déstructurent l’alexandrin font de
cette réplique une virtuosité de la nouveauté. L'exposition d’un grand
principe du drame romantique est ici en vigueur : le mélange des tons.
L'intrigue est donc présentée mais elle rabaisse la noblesse par le ton
comique employé et par les adjectifs à valeur péjorative « un bon
seigneur, caduc ». Ainsi le rythme*, les sonorités, l’esthétique du choc et
la présentation des principes du drame sont inscrits à l’intérieur de
répliques ayant pour but l’information du spectateur sur l’intrigue. Il
apparaît donc que le mélange des genres et des tons s’appuie sur le
décalage entre ce qui est attendu et ce qui est exposé sur scène.
Le comique se prolonge alors par une prise en compte littérale des
paroles du roi : « vous m’avez défendu de dire deux mots, maître » (v.
12) où figure un jeu reposant sur l’écart entre le sens pragmatique qui
était à entendre et le sens littéral qui a été entendu, ce qui se continue
dans un jeu sur le nombre « aussi n’en veux-je qu’un. – Oui, – Non. » (v.
13). Et les répliques de répondre à cette injonction : toutes celles de Dona
Josefa qui vont suivre ne se résument donc qu’à un seul mot qui sert de
réponse à tout : « oui » ; ce « oui » qui continue d’informer le lecteur et
le spectateur sur la situation initiale, mais qui, à une réflexion
exclamative « que je meure » (v. 16), équivalant à un hélas marquant le
désespoir, n’offre comme seule réponse que : « oui ». Le comique repose
ici sur la valeur du subjonctif qui est modifiée par Dona Josefa : il se
transforme en souhait, alors qu’il faisait seulement partie d’une
expression où il avait perdu cette valeur littérale pour s’affaiblir. Ce
comique est réitéré par un renversement puisqu’au vers 21 « Vous êtes
donc le diable ? Oui duègne. », c’est Dona Josefa qui pose une question à
laquelle le Roi répond par une affirmation en prenant son expression au
sens littéral, là où quelques vers auparavant le même appui sur le sens
littéral était utilisé, mais cette fois c’était la duègne qui répondait au roi
en utilisant le même procédé : « que je meure ! Oui » (v. 17). Dona
Josefa répond, à la fin de l’échange rapide de répliques, c’est Don
Carlos : « vous êtes donc le diable ?/oui, duègne) : le diable, qui,
rappelons-le, fonctionne sur le mode apparition/disparition (ce qui réfère
à la façon dont est entré ce personnage), est symbole de tentation : ici,
celle de l’argent (« Choisir de cette bourse ou de cette lame », v. 20).
Mais qu’en est-il du personnage qui s’est introduit par surprise ? Son
identité demeure cachée pour le spectateur, mais pas pour le lecteur ; ici
il y a une différence entre le jeu et la lecture. Le registre comique instaure
ainsi un décalage entre le ton attendu, préfiguré par le décor, et l’annonce
du genre : un drame, décalage qui annonce la série de décalages qui va
suivre dans la pièce. Il est cependant sous-tendu par une déstructuration
du vers propre au drame romantique : ici Hugo met à mal le mètre
tragique en l’utilisant dans le souffle de la diction et en ne respectant
aucunement les règles de composition de la métrique classique ; la coupe
métrique ne correspond plus à la coupe syntaxique, ce qui crée un
décalage en faveur de la coupe syntaxique, suivant de ce fait le souffle
naturel de la diction : « Vénérable et jaloux ? dites ? La belle adore », v.
7. C'est ainsi que le trimètre apparaît, que les enjambements* font rage,
mettant à la rime des mots jusque là interdits par les règles, « bien/rien »,
des mots concrets comme « escalier », ce que les théoriciens du XIXe
siècle, comme Quicherat et Ténint, dans leurs traités de versification
française, considèrent comme des écarts par rapport à une norme
métrique.

Un dialogue rythmé. Exposition d’un nouveau principe métrique

Il y a, ici, exposition d’un mélange des tons, des genres, ce qui définit
le genre du drame selon Michel Lioure, mais aussi exposition de la
déconstruction rythmique du vers qui est distribué sur plusieurs
répliques, v. 16 à 19 par exemple. Cette nouveauté ne suit aucun principe
de régularité, puisqu’un même alexandrin peut être contenu dans quatre
répliques de longueur inégale (v. 16 : Oui.// Sans doute elle attend son
jeune ?// Oui.// Que je meure !), ce qui permet à la scène d’acquérir de la
rapidité, mais aussi de souligner le coup de force et d’envoi de «
l’escalier dérobé ». Rapidité accrue par un échange verbal du v. 18 : «
Oui.// Cache-moi céans.// Vous !// Moi.// Pourquoi ?// Pour rien » qui
manifeste la célérité de l’action et de la décision : ces dissimulations
rapprochent la scène d’une farce, d’une comédie puisque les personnages
en ont les caractères (la duègne est cupide), puisque la situation du
barbon amoureux est évoquée en filigrane avec l’un des sens possibles du
jeu de mot sur « barbe ». La comédie joue des dissimulations dans les
répliques qui passent pour de la provocation « vous !// moi » ; cette scène
de farce est alors soulignée par la répétition qui accentue la surprise («
cache-moi céans// […] moi, vous cacher ! »), par la réponse non moins
énigmatique, mais qui fait rire (« pourquoi ? pour rien »), par un échange
dont le premier mot est identique (pour). Ainsi le comique expose des
personnages comiques dans une sphère privée, dans le genre de la
comédie, alors que tout annonçait des personnages nobles allant évoluer
dans une sphère publique. Et ce, grâce également à l’hybridation des
genres.
Ce comique est entretenu par le jeu de scène qui insiste sur la surprise
provoquée par le décalage entre la fonction de la duègne et sa cupidité,
par le ton inapproprié du roi et de sa proposition (« choisir de cette
bourse ou bien de cette lame » v. 20). Le choix proposé sur un rythme*
binaire rétablit l’alexandrin dans ses droits au moment où le roi perd les
siens dans les convenances ; ce pied de nez aux règles expose les
nouvelles règles du théâtre hugolien, ce théâtre de la liberté dans l’art,
qui se veut surprenant : le drame romantique. Le jeu de scène sur
l'armoire11 reprend une tradition déjà ancienne12 de l’amant dans le placard
(une situation qui reprend la farce et qui annonce le vaudeville) ce qui
fait de cette scène une scène de comédie dans un décor de drame avec
des personnages à vocation de tragédie : un subtil mélange des genres
accompagne le mélange des registres. Le drame romantique est ici
exposé avec toute la force d’un coup d’éclat, dramaturgiquement
comique.

Les attaques de Don Carlos. Les convenances bafouées

Il y a, encore, distorsion de la règle des convenances13 : les mots


prosaïques font leur apparition, créant par là un jeu de circonstances. À la
situation prosaïque de l’amant dans le placard correspondent des rimes
non moins prosaïques (« d’aventure/monture ») ou des termes comme «
écurie/balai », renvoyant à la comparaison dégradante de la duègne avec
une sorcière. L'interjection « ouf », indigne d’un roi, et le comique de
répétition irriguent la scène. Ceci s’observe dans la cascade de « oui »
mais aussi dans la première et la dernière réplique du roi, amant outragé :
le « deux mots de plus, duègne, vous êtes morte » initial, devient à la
clôture de la scène « si vous dites un mot, duègne, vous êtes morte ».
L'accélération du tempo et de la tension dramatique régule le rythme* de
la scène qui se partage entre attente au début, surprise et arrêt avant que
les personnages ne prennent la parole longuement. On a là un échange
très rapide de répliques qui s’accélèrent par les jeux de scène indiqués
par les didascalies : l’armoire devient alors un objet scénique qui agrandit
l’espace. Il prend vie par la voix de Don Carlos qui le fait exister en tant
que tel dans sa dernière réplique puisque ses paroles sont prononcées « à
l’intérieur de l’armoire ». La scène comporte donc un espace de jeu hors
scène : de même que le temps est distendu, l’espace implique et
comprend un hors scène qui l’étire. Cela corrobore l’idée de l’éclatement
du temps et du lieu dans les règles de manière pratique et non plus
théorique : c’est une manière de le figurer scéniquement et
dramatiquement en étendant le lieu scénique14. Ces jeux d’exposition des
principes du drame romantique à l’intérieur même d’une scène
d’exposition trouvent leur acmé dans le jeu de l’armoire.

La fin de la scène. Confirmation d’une exposition romantique par


un choc

Les remarques en aparté de la duègne (« Qu’est cet homme ? […]


Bah ! l’autre va venir ») ne sont alors là que pour servir de transition
entre les deux scènes, matérialisant les interrogations du spectateur,
n’ayant pour autre fonction que de faire redescendre la tension pour
l’entrée de Dona Sol, et d’établir un lien entre les deux scènes.
Vocabulaire courant (« La chose le regarde »), expressions familières («
bah »), réflexions révélant la bassesse d’esprit d’une duègne de comédie
(« Après tout ce n’est pas un voleur ») assorties d’un geste : « pesant la
bourse », font de l’ultime réplique une transition dramaturgique pour
permettre l’entrée en scène d’un autre personnage, artifice qui ne manque
pas d’être souligné par la parodie Harnali ou la contrainte par cor où Mme
Joseph annonce l’arrivée des autres personnages : « Il serait plus décent
de rester avec eux », mais après avoir évoqué la vertu de sa pupille qui
n’a d’égale que la sienne, elle décide d’aller se coucher… ironie* sur le
rôle et la fonction d’un tel personnage chez Hugo.
C'est donc sur un choc et un décalage, à l’image de l’impression
provoquée par le théâtre romantique, en ce début de XIXe siècle, que se
termine la scène d’exposition : au moment où Dona Josefa parle de
l’épée, elle tient la bourse ; elle parle de l’un, objet de référence de la
tragédie, en tenant l’autre, objet trivial qui marque le rabaissement du
genre tragique en comédie. Le fait de parler, et même de soupeser une
bourse au moment d’évoquer l’objet traditionnel, insiste de manière
dramatique et symbolique sur les libertés prises avec le passé.

Conclusion

Les autres scènes de l’acte I compléteront l’acte d’exposition.


Néanmoins, tous les thèmes et les ressorts du drame ont été exposés dans
une esthétique de la surprise et du choc, depuis les contrastes jusqu’au
comique, qui repose sur des jeux de mots, sur des références culturelles à
d’autres genres, à d’autres auteurs, sur des jeux de scène et sur des
clichés. L'effet d’attente ménagé par le dynamisme des vers ouvre sur
une exposition nouvelle, programmatique du drame romantique hugolien.
La scène, tout en présentant personnages, situation, temps et lieu, n’en
devient pas moins une éclatante provocation qui engagera une longue et
houleuse bataille. Et de même que « la parodie est un hommage que la
malice rend au talent »15, on pourrait peut-être ajouter que pour un coup
d’éclat, ce fut un coup de maître.
1 Agrégée de Lettres Modernes et doctorante à Aix-en-Provence, elle a pour domaines de
recherches le drame hugolien et ses parodies, et la pédagogie du théâtre.
2 Comme en attestent les journaux de l’époque et le carnet que tient l’acteur Joanny, acteur
interprétant le rôle de Don Ruy Gomez lors des représentations de 1830, sur le déroulement des
représentations.
3 Par exemple, le baron Trouvé ordonne « le retranchement de “Jésus” partout où il se trouve » ;
cependant, il sera maintenu dans cette première scène dans la mesure où il se trouve prononcé par
une duègne, ce qui ne peut relever d’un blasphème mais s’apparenter à une invocation…
4 Il s’agit essentiellement de trois parodies :
N, I, NI ou le danger des castilles, amphigouri romantique en 5 actes et en vers sublimes, mêlés
de prose ridicule, de Carmouche, de Courcy et Dupe, parodie jouée à la Porte Saint-Martin le 12
mars 1830.
Oh qu’nenni, ou le mirliton fatal de Brazier et Carmouche, parodie donnée à La Gaîté le 16
mars 1830.
Harnali ou la contrainte par cor, de Lauzanne de Vauroussel, jouée le 23 mars 1830.
5 Sont jouées les tragédies classiques du répertoire français, de même que sont redécouvertes les
pièces de Shakespeare : Vigny reprend Othello. Il fait représenter le More de Venise en juillet 1829
qui obtient un grand succès. Shakespeare est traduit (par exemple par François-Victor Hugo) : cette
réception de l’œuvre shakespearienne influence donc le drame romantique, et par conséquent
Hernani, ce qui se retrouve dans le mélange des registres par exemple.
6 Le rideau, lors des représentations de 1830, se baisse à la fin de chaque acte, pour permettre
les changements de décor.
7 Pimbêche (double de Dona Josefa) après avoir ouvert à Don Pathos qui veut attendre sa douce
Parasol, aimée de Dégommé mais amoureuse de N, I, NI, à la fin de la scène 2, dans un aparté : «
je n’étais là que pour l’exposition,//Et puis me retirer sans nuire à l’action ».
8 Ce qu’exagère la parodie N, I, NI, ou le danger des castilles, annonçant Don Pathos par « un
tapage violent » à la scène 1 ; elle use du même subterfuge, mais en l’amplifiant.
9 Mme Joseph, après avoir introduit Charlot (nom dans lequel on reconnaît un diminutif
dépréciatif de Carlos, soit Charles en Français) qui veut surprendre Quasifol (soit Dona Sol ; la
sonorité [ol], associée au sens que contient le mot qui hésite entre écervelée et folle, rend compte
de l’opinion que les parodies portent sur la pièce de Hugo) avec Harnali (soit Hernani), s’effaçant
à la fin de la scène, souligne sa sortie de manière naïve « C'est comme un fait exprès, ils arrivent
tous les deux ». Cela dénonce l’artificialité sur laquelle repose la scène inaugurale de Hernani, qui,
bien que se voulant programmatique de la révolution du drame romantique, n’en demeure pas
moins construite selon des principes classiques.
10 À ce titre, on peut se référer à l’indication de lecture que propose Hugo dans la préface
d’Hernani où il enjoint les lecteurs et spectateurs choqués par son audace de « relire Le Cid, Don
Sanche, Nicomède, ou plutôt tout Corneille et tout Molière ».
11 Ce jeu de scène est indiqué par les didascalies (« ouvrant une armoire […] examinant
l’armoire […] la refermant […] l’examinant encore ») qui focalisent l’attention du spectateur sur
cet objet scénique : le jeu de scène, rendu rapide aussi bien par les mouvements autour de
l’armoire que par l’échange verbal, tourne donc autour de cet objet.
12 Ce que dénonce Charlot dans Harnali : « N’as-tu pas quelqu’horloge// Où, quand vient un
rival, prudemment on se loge ? » et plus loin, repoussant l’idée de l’armoire trop utilisée : « Oh !
l’idée est sublime ! entrons dans la fontaine, c’est un moyen, je crois, qu’on n’a pas mis en scène
». Jouant sur le mot sublime qui renvoie à l’esthétique de Hugo mélangeant sublime et grotesque,
Charlot se moque de cette notion, tout autant que du subterfuge dramaturgique utilisé par Hugo.
13 Comme l’a fait remarquer Charles Brifaut, qui avait interdit la pièce précédente de Hugo,
Marion Delorme : « Le roi s’exprime comme un bandit, le bandit traite le roi comme un brigand.
La fille d’un grand d’Espagne n’est qu’une dévergondée »
14 Pour une classification des différents espaces au théâtre, voir la rubrique « espace » dans le
Dictionnaire du Théâtre de Pavis.
15 Remarque effectuée à propos de Harnali ou la contrainte par cor dans Le Courrier des
théâtres du 24 mars 1830.
Explication 9

Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo


Par Judith Wulf1

Le commentaire stylistique ne consiste pas seulement à mettre en


avant une collection de faits de style mais vise à en dégager la portée
interprétative. Bien souvent, l’étude des formes permet en effet de jeter
un autre regard sur ce que dit l’auteur, sur le contenu de signification
auquel on ramène trop souvent le sens d’un texte. Plus que comme écart
décoratif, le style peut ainsi être pensé comme une véritable vision du
monde.

Le texte
« Les promontoires, les caps, les finisterres, les nases, les brisants, les récifs, sont,
insistons-y, de vraies constructions. La formation géologique est peu de chose,
comparée à la formation océanique. Les écueils, ces maisons de la vague, ces
pyramides et ces syringes de l’écume, appartiennent à un art mystérieux que l’auteur
de ce livre a nommé quelque part l’Art de la nature, et ont une sorte de style énorme.
Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multiformes. Elles ont
l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale, l’extravagance de la
pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou, l’horreur du sépulcre. Elles ont
des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une ménagerie, des tunnels
comme une taupinière, des cachots comme une bastille, des embuscades comme un
camp. Elles ont des portes mais barricadées, des colonnes, mais tronquées, des tours,
mais penchées, des ponts mais rompus. Leurs compartiments sont inexorables ; ceci
n’est que pour les oiseaux, ceci n’est que pour les poissons. On ne passe pas. Leur
figure architecturale se transforme, se déconcerte, affirme la statique, se brise, s'arrête,
court, commence en archivolte, finit en architrave ; bloc sur bloc ; Encelade est le
maçon. Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D'effrayants
pendentifs menacent, mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces bâtisses
vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-faux, des lacunes, des suspensions
insensées ; la loi de ce babélisme échappe ; l'Inconnu, immense architecte, ne calcule
rien, et réussit tout ; les rochers, bâtis pêle-mêle, composent un monument monstre ;
nulle logique, un vaste équilibre. C'est plus que de la solidité, c'est de l'éternité. En
même temps, c’est le désordre. Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le
granit. Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l’esprit
que cette farouche architecture, toujours croulante, toujours debout. Tout s’y entr’aide
et s’y contrarie. C'est un combat de lignes d’où résulte un édifice. On y reconnaît la
collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan. »
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer [1866], 1985,
in Œuvres complètes, Robert Laffont, II, I, 11, p. 218-219.

Souvent chez Hugo le récit s’interrompt pour laisser place à des


séquences dont le rôle varie selon les contextes. Cela peut aller de la
simple description, qui se justifie par les informations qu’elle apporte
pour la compréhension du récit, à ce que Hugo nomme « parenthèse », à
savoir une longue digression dont l’autonomie est parfois si forte qu’elle
semble échapper au statut ancillaire qui est normalement celui de la
pause descriptive. Dans ces séquences, la perspective varie entre
singulier et général, abstrait et concret, commentaire et description. C'est
le cas de la séquence qui suit immédiatement l’ouverture du chapitre II, I,
11 des Travailleurs de la mer. Placé entre un paragraphe d’introduction
qui explique le cadre de la « découverte » annoncée par le titre et un autre
qui décrit celui-ci, la séquence, qui porte sur l’architecture maritime,
possède un statut hybride : s’agit-il d’une introduction à la description
qui suit ou d’une séquence autonome de commentaire ? Loin d’être
anodine cette question a des implications importantes : soit l’enjeu de la
séquence est simplement informatif, ce que justifierait l’accumulation de
détails et l’esthétique de l’amplification*, soit le passage possède une
portée plus complexe, qui a sans doute à voir avec la question de ce que
le roman nomme « énigme », comme le suggère l’expression « tout
l’ignoré de la mer est là » qui précède immédiatement la séquence. Après
avoir observé les tensions énonciatives qui régissent cette séquence, nous
verrons que le « style énorme » dont parle le texte ne se réduit pas,
comme on le pense trop souvent à propos de Hugo, à un simple principe
de grandissement fondé sur l’hyperbole* et l’amplification*, mais à un
mode original de construction du référent reposant sur le lacunaire.

Tensions énonciatives

Une description-réflexion

Tirant son origine de la « chose vue », la réflexion hugolienne reste


largement dépendante de l’observation, dont elle apparaît comme le
prolongement méditatif. C'est ce qui explique les tensions aussi
fréquentes que dynamiques chez Hugo entre le concret et l’abstrait,
l’image et l’idée, le souci du particulier et l’effort de généralisation.

• Généralisation
L'actualisation, tout d’abord, soutient une représentation généralisante.
C'est en particulier la valeur de l’article défini (« la cathédrale », « la
pagode », etc.). Dans le texte, il actualise surtout des noms abstraits (« la
formation géologique », « la formation océanique », « le fortuit », etc.).
L'utilisation de l’article défini pluriel (« Les promontoires, les caps, les
finisterres, les nases, les brisants, les récifs », etc.), qui renvoie à tous les
constituants de la classe considérée, ne propose pas le même degré de
généralisation. Constitué de façon hétérogène, « il débouche sur une
généricité moins complète qu’avec le singulier2 ». Moins nombreux, les
emplois de l’article indéfini (« un écueil », « un combat de lignes »)
rendent compte d’un élément exemplaire, typique, de la classe à laquelle
il appartient.
Les formes verbales viennent confirmer cette perspective. L'emploi du
présent, qui contraste fortement avec l’imparfait de description employé
dans les séquences suivantes, établit une temporalité synchronique, voire
panchronique lorsque les présents touchent à des procès statifs comme le
signale l’omniprésence du verbe d’état « sont » dans la première partie.
L'omnitemporel se combine à l’omnispatial soutenu en contexte par un
marquage adverbial (« partout ») visant à rendre compte d’une absence
totale de bornes.
Cette généralisation spatio-temporelle se prolonge dans une
généralisation actancielle, comme le signale l’emploi de pronoms
indéfinis marquant l’absolu de la quantification, qu’elle ait valeur
globalisante (« tout ») ou nulle (« rien »). On quitte alors l’alternative
entre références anaphorique ou déictique pour aller vers une
interprétation générique, « qui réduit la valeur référentielle du pronom à
ses seuls traits définitoires stables, sans autre limitation situationnelle ni
textuelle3 ».

• Particularisation
Derrière l’uniformité apparente, qu’elle soit temporelle, spatiale ou
actancielle, se distinguent un certain nombre de particularités qui créent
autant de divergences. Un principe de diversification analytique entre
alors en tension avec le mouvement premier de généralisation
synthétique.
Il repose tout d’abord sur une variété sémantique amenée par la
multiplication des modificateurs. Il peut s’agir d’épithètes (« mystérieux
», « énorme », « extraordinaire », « vertigineuse »), qui insistent sur la
singularité du phénomène. Par ailleurs, le recours répété à la conjonction
« mais » (« des portes, mais barricadées », « des colonnes, mais
tronquées », « des tours, mais penchées », « des ponts, mais rompus »)
met en perspective la propriété relativisante du modificateur. Les
appositions (« ces maisons de la vague », « ces pyramides », « ces
syringes de l’écume ») jouent un rôle plus complexe ; elles permettent de
préciser les différentes caractéristiques du référent tout en faisant appel
aux connaissances du lecteur. La détermination démonstrative conduit
alors à remplacer la saisie conceptuelle et abstraite par une représentation
fondée sur l’expérience personnelle, même si la construction sous-entend
qu’elle est partagée par tous. On retrouve un principe similaire dans
l’utilisation de groupes prépositionnels compléments du nom («
l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale », «
l’extravagance de la pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou,
l’horreur du sépulcre ») ; là encore, la classification du référent ne repose
pas sur la constitution d’une catégorie abstraite mais sur la collection de
différents champs de compétence encyclopédique qu’il faut énumérer.
Associé à un nom concret, l’article défini singulier présente la classe
comme le résultat d’un processus qui consiste à faire de l’abstrait à partir
du matériel, du général à partir du particulier.
La mise en scène de ce phénomène est soutenue en contexte par les
nombreuses métonymies* et comparaisons. Les métonymies* de
l’abstrait pour le concret (« l’enchevêtrement du polypier », « la
sublimité de la cathédrale », « l’extravagance de la pagode », «
l’amplitude du mont », etc.) indexent la relativité d’un état qui n’est en
fait que le résultat d’une configuration. Quant aux structures
comparatives (« des alvéoles comme un guêpier », « des tanières comme
une ménagerie », « des tunnels comme une taupinière », « des cachots
comme une bastille », « des embuscades comme un camp ») elles
prolongent le phénomène de parcellarisation qui touche l’identification
du référent à partir d’exemples divers.
Derrière l’actualité sans limites du présent, se dessine une temporalité
relative. Le sémantisme de certains verbes comme « se transforme » ; «
se déconcerte », « s’arrête », « court », « commence en archibloc, finit en
architrave » fait apparaître une isotopie* de la transformation, qui vient
nuancer la première impression de statisme, selon un mouvement
alternatif que thématise le texte dans l’expression « affirme la statique, la
nie ». Le lexique nuance la valeur omnitemporelle du présent en la
ramenant à l’idée d’un palier de stabilisation.
Plusieurs marqueurs de subjectivité signalent une perspective orientée
par le regard d’un sujet d’observation. La modalité aléthique, que signale
la sécheresse des « sont » et des « ont » au début du texte, fait place peu à
peu à une modalité épistémique, qui assigne aux propositions une valeur
de vérité relative. Elle repose sur des modalisateurs* verbaux (« semble
», « on ne sait comment ») ou des expressions comme « une sorte de ».
D’autres postures du sujet d’énonciation viennent compléter l’expression
de ces modalités. On peut citer des expressions évaluatives ou affectives
comme « extraordinaire », « immense », « monstre », « émouvant ». Ce
n’est pas en soi que le phénomène est défini mais « pour l’esprit »,
comme l’explique le narrateur dans les dernières lignes de la séquence,
signalant ainsi le jeu entre concept et percept qui préside ici à
l’identification du référent.

Entre ecphrasis* et commentaire métastylistique

Le même type de tensions entre abstrait et concret, particulier et


général se retrouve à un autre niveau. Le texte ne porte pas seulement sur
les rochers mais sur le « style » de l’« architecture » maritime. De la
même manière que le narrateur généralise l’observation des rochers, il
tire de l’étude de ces constructions singulières une théorie architecturale.
La description d’une ou plusieurs œuvres d’art est alors étendue à une
stylistique des phénomènes marins, ce qui renouvelle l’hésitation entre
saisies particularisante et généralisante.
La posture critique se superpose alors à la pratique, dans la mesure où
cette architecture maritime est aussi celle du roman. On aurait tort
cependant de ne voir là qu’un simple rapport métaphorique. Le texte ne
veut pas seulement nous suggérer qu’en parlant du rocher, il parle de son
propre style ; une fois encore, ce n’est pas le résultat mais le processus de
création qui est ici indexé, « vraie construction » qui s’inspire de la
manière dont la nature résout ses « problèmes », qui modélise des «
figures » existantes et les utilise comme cadre d’une écriture «
dynamique ».
On le comprend, ce n’est pas tant le contenu de l’énoncé qui est ici
métastylistique que la tension énonciative, qui elle aussi repose sur un «
vaste équilibre ». Le terme de réflexion générale ne convient donc pas
exactement pour définir le statut énonciatif de ce texte. Il s’agit moins de
réfléchir de manière théorique que de construire des outils
d’interprétation. Ou plutôt, de la même manière que le texte parle du
style de la mer en même temps qu’il parle de son propre style, il construit
son référent tout en instituant ses propres conditions d’interprétation.
Comme tout texte littéraire, l’extrait des Travailleurs de la mer parle
aussi bien d’un objet fictif que de lui-même. Mais plus que ce principe
général, nous intéresse la manière singulière dont il envisage, dans ce
passage en particulier, ses propres conditions d’existence. L'isotopie*
formelle qui parcourt la séquence nous donne un certain nombre de
précisions sur cette question. La forme ne repose pas seulement sur le «
style énorme », elle est également « construction », « figure », absence de
« logique » et surtout « combat de lignes ». Loin de la poétique classique
fondée sur l’harmonie et la transparence, le style de Hugo repose sur
l’opacité du « pêle-mêle » et l’affrontement dynamique.

Du grandissement à la défiguration

Ancrage et aspectualisation du référent

La description des différentes caractéristiques repose sur le choix


d’une organisation textuelle du référent. Plusieurs opérations sont
nécessaires pour cela : il faut introduire le référent, le détailler, articuler
ses diverses composantes et les hiérarchiser, le caractériser mais
également réfléchir au point de vue selon lequel il peut être appréhendé.
Ainsi, le narrateur peut chercher à rendre compte du référent sous tous
ses aspects ; il s’agit du principe d’aspectualisation de la description.
Loin d’être neutres, ces opérations rendent compte d’un choix et
produisent des effets. C'est pourquoi elles font l’objet d’une attention
toute particulière dans la description de l’architecture de la mer.
L'ancrage du référent dans le texte de Hugo se fait de manière
ordinaire. Dès la première ligne, le narrateur nous dit de quoi il va
parler : « Les promontoires, les caps, les finisterres, les nases, les
brisants, les récifs, sont, insistons-y de vraies constructions » ; il s’agira
dans le passage de rendre compte de ce que le roman a nommé plus tôt «
l’architecture de la mer ».
Tout naturellement, la suite du texte détaille cette architecture.
L'isotopie* dominante se ramifie ainsi en diverses isotopies* secondaires,
qui permettent de dresser une typologie des architectures concernées.
Sans en dresser la liste exhaustive – qui concerne une partie du texte trop
importante – on peut remarquer que les exemples choisis visent aussi
bien les édifices humains les plus nobles (« la cathédrale ») que les
constructions animales les plus viles comme la « taupinière ».
Le texte rend compte également des différentes caractéristiques du
référent. Elles sont tout d’abord présentées de manière synthétique, dans
l’expression « style énorme », puis précisées à l’aide d’une série de
caractérisants*, qui reprennent le sème de l’/énorme/ ou lui en associent
de plus inattendus comme « l’inexorable » ou le « farouche ».
L'articulation entre les divers aspects du référent se présente sur le
mode de la complémentation (« c’est plus que de la solidité, c’est de
l’éternité ») ou sur celui de la nuance (« En même temps, c’est le
désordre »).
Le point de vue adopté ici vise l’exhaustivité. Dans ce passage, ce
n’est pas le personnage à l’angle de vue partiel qui est choisi, car il
constituerait forcément un foyer de focalisation restreint. Cherchant à
embrasser l’objet dans sa totalité, c’est bien le narrateur omniscient qui
parle ici en focalisation zéro et rend compte d’un savoir que ne limite
aucun angle de vue partiel.

Dilatation

L'impression d’ensemble qui se dégage de cette description est qu’elle


repose sur une esthétique de la saturation.
La figure d’hyperbole* semble donc dominer la présentation du
référent. Marques du haut degré (« c’est plus que de la solidité, c’est de
l’éternité »), isotopie* du grandissement (« sublimité », « extravagance »,
« amplitude », « vertigineuses », « vaste », certaines métaphores* («
L'Inconnu, cet immense architecte », « ces deux querelles l’océan et
l’ouragan », « de vraies constructions ») se combinent pour détailler
l’énormité stylistique de cette architecture. L'emploi de cette figure
macrostructurale, qui donne son orientation principale à la description,
lui confère une dimension épique. Sorte de Titan, l’écueil reste le
principal adversaire que devra affronter le héros Gilliatt.
Autre figure macrostructurale, l’amplification* vient compléter en
contexte le rôle de l’hyperbole*. Cette fois-ci, ce n’est pas le signifié
mais le signifiant qui est exagéré. La redondance de l’information
apparaît ainsi comme l’un des principaux ressorts dynamiques du texte,
comme en témoigne la variété des formes qu’elle prend. Si la figure de
réduplication (ou extension sonore) n’est pas la plus représentée (« bloc
sur bloc ») d’autres, plus complexes, sont largement exploitées. On peut
citer notamment l’expolition, qui consiste à reformuler la plupart des
informations, notamment sous une forme plus concrète (« Une
dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D’effrayants
pendentifs menacent, mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent
ces bâtisses vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-faux, des
lacunes, des suspensions insensées ») ; elle se combine à la paraphrase*
qui concerne l’aspectualisation de la description. Les différents aspects
de chacune des caractéristiques semblent détaillés plus que nécessaire : «
Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus » ; « On ne
sait comment tiennent ces bâtisses vertigineuses. » ; « la loi de ce
babélisme échappe ; l’Inconnu, immense architecte, ne calcule rien, et
réussit tout ; les rochers, bâtis pêle-mêle, composent un monument
monstre ; nulle logique, un vaste équilibre. C'est plus que de la solidité,
c’est de l’éternité. En même temps, c’est le désordre. »
Le double effet de grandissement et de saturation que nous offre la
description est soutenu en contexte par des configurations numériques ou
typographiques. Les combinaisons numériques, qui reposent sur le
regroupement de plusieurs syntagmes nominaux ou verbaux, vont en
effet dans le même sens que l’amplification*. Plus que le parallélisme du
regroupement binaire (« ceci n’est que pour les oiseaux, ceci n’est que
pour les poissons ») ou la complémentarité du regroupement ternaire («
ces maisons de la vague, ces pyramides et ces syringes de l’écume »), le
texte choisit de privilégier les séquences énumératives. Ce dispositif
permet selon les cas d’approfondir tel ou tel aspect (« Les promontoires,
les caps, les finisterres, les nases, les brisants, les récifs ») ou de faire
apparaître des contrastes voire des contradictions (« l’enchevêtrement du
polypier, la sublimité de la cathédrale, l’extravagance de la pagode,
l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou, l’horreur du sépulcre »).
Quant à l’organisation typographique du texte, elle va elle aussi dans le
sens d’une densification de la représentation. Contrairement aux passages
environnants beaucoup plus découpés, cette séquence se présente comme
un paragraphe compact ; ce type de découpage engage la lisibilité du
texte mais a également des implications énonciatives, sémantiques et
rythmiques : si l’unité thématique dépasse les frontières de cette extrait
(il a déjà été question de l’architecture maritime avant et il en est toujours
question après), la perspective compacte est spécifique à ce passage.

Excès et défiguration

C'est pourquoi, dans le cas de ce paragraphe, on ne peut pas s’en tenir


à l’hypothèse simpliste d’une description métaphorique de l’écueil.
D’autres questions sont en jeu, qui concernent ce passage de manière
spécifique.
La figure de conglobation* qui vient compléter les autres figures
d’amplification* est le premier indice d’un fonctionnement plus
complexe de la description. Ce qu’on comprend à la fin de la séquence,
c’est que les « promontoires, les caps, les finisterres, les nases, les
brisants, les récifs » ne constituent pas l’objet principal de la description.
La métaphore* architecturale vise avant tout des forces invisibles, « les
deux querelles » que constituent « l’océan et l’ouragan ». La description
agit ainsi de manière déceptive, dans la mesure où la plupart des traits
énumérés ne concernent pas l’élément annoncé au début et que celui-ci
ne constitue en fait lui-même que l’un des aspects du phénomène
principal.
D’autres aspects de la description apparaissent déceptifs, à commencer
par la visée totalisatrice qui devait constituer le principe même de la
description. Loin de nous donner une représentation synthétique de
l’objet, le texte noie le lecteur dans une profusion de détails, qui ne lui
permettent pas de s’en faire une idée globale. Au lieu de surplomber le
référent, le narrateur nous y plonge au point que son appréhension
devient compliquée. Faute d’une distance suffisante, il devient
difficilement lisible.
Cet aspect repose notamment sur la saturation des expansions
déterminatives. Il s’agit tout autant de tenter de construire une référence
d’autant mieux cernée que les déterminations seront plus nombreuses que
de procéder à un entassement de déterminations par une sorte de
déclinaison plus ou moins étendue d’un paradigme*. Deux structures se
relaient de ce point de vue, l’emploi systématique du complément du
nom (« l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale,
l’extravagance de la pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou,
l’horreur du sépulcre ») et la construction comparative (« Elles ont des
alvéoles comme un guêpier, des cachots comme une bastille »). Ce type
de construction a différentes conséquences, dont la principale est de
donner l’impression que la détermination du référent ne se clôt jamais.
Chaque tentative de figuration du référent semble vouée à être annulée
par une autre figuration. Plus que sur le grandissement et sur
l’amplification*, il semble que l’organisation textuelle repose sur un
principe de défiguration. « Leur figure architecturale se transforme, se
déconcerte », tel semble en effet être le principe d’organisation textuelle
principal. Le fait que l’épanorthose* prenne le relais de ce type de figure
n’est pas fortuit. Le texte procède en effet par retouches correctives, qui
contribuent encore à l’impression d’épuisement (« Elles ont des portes
mais barricadées, des colonnes, mais tronquées, des tours, mais penchées,
des ponts mais rompus. »).
Si le texte ne parvient pas à représenter le référent dans une figure aux
contours bien définis, ce n’est pas en raison d’un principe de
fragmentation mais selon une dynamique qui consiste à pousser la figure
à ses limites, non par un défaut de figuration mais par un excès ; la
netteté est détruite par la netteté, la lisibilité par la lisibilité. Les éléments
ne sont pas incompréhensibles mais insignifiants et leur insignifiance est
révélée par leur précision même.
Loin d’être maniéré, le baroquisme de ce texte produit une constante
remotivation sémantique. La recherche de mots rares (« syringe », «
polypier ») et de caractérisations non pertinentes parfois surprenantes («
effrayants pendentifs », « tempête pétrifiée », « combats de lignes ») a
moins pour effet d’enrichir la description du référent que d’en faire
vaciller la logique. On est ici dans le cas de ce qu’on peut appeler avec G.
Deleuze une « synthèse disjonctive » fondée sur le « ou bien » qui «
répartit les séries divergentes »4. Elle apparaît de manière
particulièrement nette dans les structures alternatives qui relient dans un
cadre syntaxique des principes divergents.

Une construction lacunaire de la référence

Contrairement à ce qu’aurait pu laisser penser la précision de la


description, le référent ne nous est pas livré de manière positive, à travers
l’addition de détails censés combler toutes les interrogations. En ces
années d’exil, le rêve d’une saisie totale du monde par un poète tout
puissant n’est plus d’actualité : point de renoncement qui se traduirait
dans une esthétique de l’indicible, mais un effort toujours renouvelé pour
exprimer de manière oblique ce qui ne peut-être dit directement.
L'esthétique du lacunaire, dans cette perspective, n’est pas à comprendre
comme manque, inachèvement ou imperfection, mais repose sur le vide
comme facteur de mise en forme.

Le non-dit

Jouer le non-dit contre l’indicible, tel semble être le premier type de


stratégie. La nuance sémantique semble faible, elle a pourtant des
implications pratiques importantes : parler d’indicible c’est renoncer à la
possibilité d’une saisie verbale du phénomène ; s’intéresser au non-dit
c’est au contraire exploiter une dimension du texte qui minimise le poids
de l’illusion ontologique.
La description en général pose en effet le problème de l’illusion
référentielle. L'acte même de désignation d’un référent entraîne
automatiquement dans l’esprit du lecteur l’idée de l’existence d’une
chose. Le rocher Douvres est certes un être de fiction ; il n’en reste pas
moins que la manière de le présenter peut laisser penser au lecteur que le
narrateur veut rendre compte ici d’une entité réelle ou au contraire lui
suggérer que le monde dont il est question ne préexiste pas au discours
mais qu’il est configuré par celui-ci.
L'un des principaux responsables de ce qu’on pourrait appeler le
réflexe ontologique est le substantif. Comme son nom l’indique, cette
catégorie grammaticale permet de désigner une substance et à ce titre elle
favorise largement l’illusion selon laquelle ce qui peut être désigné par
un mot existe. Des ouvrages entiers de Hugo sont construits sur un
substantif qui semble occuper la place principale dans la phrase. Dans
l’extrait étudié, le statut qui est réservé au nom en modifie la portée. Son
actualisation, tout d’abord, lui confère un statut particulier : l’emploi de
l’article partitif (« de la solidité », « de l’éternité », « de la tempête
pétrifiée ») permet notamment d’envisager certains éléments comme
massifs. Contrairement à la saisie comptable qui favorise l’illusion
ontologique, envisager le référent sous cet angle l’associe à une matière,
à un matériau qu’on peut façonner. L'usage contextuel des substantifs
contribue également à modifier leur statut référentiel ; l’énumération*,
notamment, pallie en partie l’effet de nomenclature : en se multipliant,
les différentes dénominations du référents entrent en concurrence et
perdent en partie leur statut d’étiquettes au profit d’une représentation
plus dynamique ; que décrit-on, un promontoire, un cap, un finisterre, un
nase, un brisant, un récif ? Dans l’accumulation, le substantif perd son
statut de pivot conceptuel ; décentrée, la dénomination est moins figée.
Ce phénomène est particulièrement net lorsqu’il prend la forme du
substantif épithète (« monument monstre »). D’après la définition qu’en
donne Michèle Noailly : « On parle certes à chaque fois d’une seule
réalité, mais on la détermine au moyen de deux notions différentes : l’une
qui dit ce dont on parle […] l’autre qui apporte à celle-là une
caractérisation […] ou une identification […]5. » Ce qui distingue ce type
de syntagme du mot composé, c’est la différence de statut syntaxique de
chacun des deux substantifs. Or c’est ce léger décalage qui introduit le
mouvement.
Plus que sur l’accumulation de données positives, le texte joue ainsi
sur l’absence. Plusieurs outils d’organisation de la description manquent.
Confronté à la diversification aspectuelle, le lecteur recherche le secours
de connecteurs, qui ont pour fonction de faciliter la mise en texte, c’est-à-
dire de favoriser le principe de linéarisation. Ils permettent en particulier
de délimiter les différentes étapes de la description pour mieux les
hiérarchiser et les articuler, faute de quoi la saisie de l’objet est rendue
difficile. Or le narrateur des Travailleurs de la mer choisit précisément de
faire l’impasse sur ce principe, favorisant largement la parataxe
asyndétique. Privé d’outils susceptibles de baliser son parcours
interprétatif, le lecteur est alors contraint de revoir sa position. C'est ce
que lui suggère la phrase « les rochers bâtis pêle-mêle, composent un
monument monstre : nulle logique, un vaste équilibre. »
Défaut de connexité, mais également de cohésion. Le lien entre les
différents maillons de la chaîne de référence est en effet parfois passé
sous silence. Une expression comme « Encelade est le maçon » est à ce
titre significative. L'absence d’anaphore* nominale qui permettrait
d’articuler explicitement cette phrase au thème ne signifie pas la rupture ;
la phrase est bien reliée à l’extrait mais sur un mode particulier. La
présence d’un pronom, par exemple, conférerait à cette séquence une
place dans la chaîne de référence. Sans outil dédié, c’est l’absence même
de lien qui va constituer le lien, ou plutôt l’absence de lien fonctionne
comme opérateur de dépendance entre les unités textuelles en apparence
autonomes que constituent les phrases balisées par des points. Privé de
substitut du thème principal dans la phrase, le lecteur est obligé de
reconstituer une unité cohérente en rattachant cette séquence directement
à son point d’ancrage référentiel*. Les deux modes de liaison sont-ils
équivalents ? Non parce que l’explicitation ou non du lien n’est pas
neutre du point de vue pragmatique. Le lien qui unit un énoncé complet
avec un autre énoncé n’est pas le même que celui qui s’établit entre un
énoncé incomplet et son contexte discursif. Alors que le système de
l’anaphore* permet une certaine autonomie des phrases et une saisie pas
à pas, le lien fondé sur l’absence implique le découpage d’une unité
textuelle qui dépasse celle de la phrase. Par ailleurs, alors que la chaîne
de référence est finie, le lien lacunaire fonde un ensemble ouvert.

Circonscrire le référent

Ce mécanisme textuel est complété par un processus de référence


indéterminée. Point de flou artistique là encore mais un dispositif
pragmatique qui vise à proposer au lecteur un objet qui conserve toute sa
dynamique interprétative, c’est-à-dire qui ne soit pas figé dans une
identité restreinte.
La périphrase* joue un rôle important dans ce dispositif. Confronté à
un objet qu’on ne peut désigner directement, le narrateur tente d’en
dessiner les contours sans pour autant l’identifier. La multiplicité des
périphrases* permet alors de donner une détermination indirecte à ce
référent qu’on ne parvient pas à dénommer de manière positive. Comme
l’explique Michel Deguy, mettant en avant la signification du préfixe de
ce terme6 : « […] Le singulier est indicible dans sa singularité « absolue
». La périphrase* tourne autour du singulier7. »
Ce véritable débordement du signifiant par le signifié est complété en
contexte par l’emploi fréquent de la construction c’est + N,
caractéristique du style de Hugo (« C'est plus que de la solidité, c’est de
l’éternité », « c’est le désordre », « c’est un combat de lignes »).
L'utilisation du pronom démonstratif neutre associé au prédicat être
présuppose l’existence d’une classe et exprime une relation
d’identification. « Ce », ne précisant pas les traits de nombre et de genre
que comporte le SN antécédent pointe vers l’existence de « quelque
chose » sans qu’il soit besoin de l’identifier. Comme démonstratif, il
sous-entend l’existence du référent ; mais en même temps il ne propose
aucune classification de ce référent comme le ferait une procédure de
dénomination. Ne livrant elle-même aucun contenu sémantique,
l’expression « c’est » déplace l’attention du lecteur sur les
caractéristiques du référent. Par ce type de tournure, le texte parvient à
distinguer lacune désignative et indistinction référentielle. De ce fait, il
est possible de rendre compte du référent sans pour autant le figer dans
une identité ressentie comme limitative.

Une configuration énonciative ouverte

Mais plus encore que de désigner un référent dont l’identité échappe,


l’emploi d’une expression comme « c’est » permet d’entretenir un
rapport dynamique entre énoncé et énonciation. Si, grammaticalement, le
statut du pronom « ce » est anaphorique, il peut être ressenti de manière
secondaire comme étant déictique. Il arrive en effet fréquemment que le
statut stylistique d’un fait textuel ne coïncide pas parfaitement avec son
statut grammatical. En l’absence d’antécédent clairement identifiable, le
lecteur peut ainsi être tenté d’interpréter le démonstratif « ce » comme
renvoyant à ce que partagent le narrateur et le lecteur, à savoir le texte
comme situation d’énonciation. En l’absence d’objet de discours qu’on
pourrait isoler, l’attention du lecteur se porte en dernière instance sur la
sphère énonciative elle-même.
L'emploi du pronom « on » vient compléter ce dispositif. Dans le texte,
il prend le relais de l’expression « l’auteur de ce livre ». Or, une fois de
plus, c’est cette transformation du dispositif énonciatif qui est signifiante.
« On » permet en effet une neutralisation de la personne, qui rend
nécessaire son interprétation mais n’impose pas l’identification de son
référent : celui-ci peut être identifié sans être explicité et « on » permet
une détermination tout en restant dans l’indéterminé. Comme le
remarque Françoise Atlani, « nous » « implique qu’une personne au
moins soit identifiée : l’énonciateur » ; de manière un peu différente, «
dans le fonctionnement de on la dimension de nom propre, ou en tout cas
de l’identification à une classe est gommée »8. « On » est à considérer
non comme un pur substitut personnel ou un pur indéfini, mais comme
une « frontière entre la personne et la non personne ». L'emploi de « on »
dans les romans vise donc à créer une tension entre l’identifiable et le
non identifiable, le singulier et l’indéfini. Il permet de faire partir l’idée
d’un champ impersonnel plutôt que d’une perception individuelle. Aussi
est-il à l’origine d’un dispositif énonciatif plus dynamique.

Conclusion

Comment rendre compte du mouvant et du multiple, telles sont les


questions que se pose Hugo. Les Travailleurs de la mer, comme le
suggère le titre, tentent d’y apporter certaines réponses pratiques, dont
l’extrait garde les traces. L'écriture de ce passage se caractérise ainsi par
une approche dynamique de la référence, qui cherche moins à proposer
un référentiel romanesque définitivement stable qu’à montrer le
cheminement d’un discours à la recherche d’une réalité en permanente
redéfinition.
1 Judith Wulf est maître de conférences à l’Université Rennes II. Ses recherches portent
notamment sur la stylistique du roman au XIXe siècle. Outre divers articles sur cette question, elle
a publié une étude sur La Légende des siècles de Victor Hugo (Atlande, 2001). Elle est membre
fondateur de l’Association internationale de stylistique (www.styl-m.org/AIS).
2 M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, « Quadrige
», 1994, p. 155.
3 Op. cit. p. 161.
4 Logique du Sens, Paris, Minuit, 1969, p. 203.
5 Le Substantif épithète, Paris, PUF, 1990, p. 19.
6 « Péri, c’est autour de ». Toute tournure, ou trope, toute manière de dire, tout dire, tourne
autour. La poésie tourne autour du pot » (« Phrase, périphrase, paraphrase », Poétique n° 117,
1999, p. 59).
7 « Phrase, périphrase, paraphrase », Poétique n° 117, 1999, p. 65.
8 « On L'illusionniste » dans La Langue au ras du texte, Lille, Presses Universitaires de Lille,
1984, p. 23.
Explication 10

Madame Bovary, Gustave Flaubert


Par Steve Murphy1

1 857 a été l’année des procès de Madame Bovary et des Fleurs du mal
mais en même temps une année capitale dans le procès (ambivalent)
intenté au Romantisme par Flaubert et par Baudelaire. Chacun esquisse
dans son domaine une déconstruction d’aspects saillants du Romantisme,
que la cible soit les techniques narratives ou les postures lyriques
adoptées dans les œuvres prototypiques du mouvement. Mais ni l’un ni
l’autre n’abandonnent complètement le Romantisme ; Baudelaire reste à
maints égards dans l’orbite romantique et Flaubert ne choisit jamais
Homais contre Emma, l’utopisme romantique étant pour beaucoup dans
la poésie de son roman, quand bien même cette poésie aurait souvent un
arrière-goût amer. Flaubert ne se désintéresse guère de la poésie lyrique,
produit culturel par excellence du Romantisme : Emma et Léon sont des
lecteurs romantiques au sens culturel comme au sens sentimental et ils
sont chargés dans ce passage d’incarner des tropismes du lectorat
générique de la poésie lyrique. Lecteurs presque idéaux dans une certaine
optique romantique, ils manquent singulièrement de cet esprit critique
que Flaubert exige (ou espère) de ses lecteurs.

Le texte
« À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles. Ils restaient au fond,
tous les deux cachés par l’ombre, sans parler. Les avirons carrés sonnaient entre les
tolets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome,
tandis qu’à l’arrière la bauce qui traînait ne discontinuait pas son petit clapotement
doux dans l’eau.
Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant
l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter :

“Un soir, t’en souvient-il, nous voguions, etc.”

Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le


vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme
des battements d’ailes, autour de lui.
Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la
chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe
noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail,
l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les
mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombre des
saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup,
comme une vision, dans la lumière de la lune.

Léon, par terre, à côté d’elle, rencontra sous sa main un ruban de soie
ponceau. Le batelier l’examina et finit par dire :

– Ah ! c’est peut-être à une compagnie que j’ai promenée


l’autre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et
dames, avec des gâteaux, du champagne, des cornets à piston,
tout le tremblement ! Il y en avait un surtout, un grand bel
homme, à petites moustaches, qui était joliment amusant ! et ils
disaient comme ça :
“Allons, conte-nous quelque chose…, Adolphe…,
Dodolphe…, je crois.”
Elle frissonna.
– Tu souffres ? fit Léon en se rapprochant d’elle.
– Oh ! ce n’est rien. Sans doute la fraîcheur de la nuit.
– Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta
doucement le vieux matelot, croyant dire une politesse à
l’étranger. »
Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857], Troisième partie,
chapitre III, LGF,
Le Livre de poche, 1999, p. 386-387

L'amour à la recherche d’un cadre

Au début de ce passage, Emma et Léon « repartaient » dans une


barque. Le couple est évoqué sans que d’autres personnes soient
mentionnées. Parfaite solitude amoureuse du jeune couple, dirait-on, la
barque semblant avancer seule, sans que quiconque soit obligé de ramer.
Ils se trouvent « au fond », donc Léon n’a pas à s’occuper des avirons. La
nuit, l’ombre : « sans parler », échantillon de communication
(implicitement romantique) puisque ce « sans parler » ne serait pas un
silence vide (silence du rien-à-dire), mais un silence trop plein (trop-à-
dire, mais… indicible, inexprimable, ineffable). Cette absence de paroles
(qui ne durera pas) permet aux amants de mieux écouter le bruit agréable
que font les mouvements rythmés des « avirons » de rameurs invisibles2.
Après l’indication assez factuelle « Les avirons carrés sonnaient entre les
tolets de fer », le deuxième segment de phrase, bien plus long, introduit
une notation musicale : « et cela marquait dans le silence comme un
battement de métronome, tandis qu’à l’arrière la bauce qui traînait ne
discontinuait pas son petit clapotement doux dans l’eau. » Cette fois, on a
affaire à la subjectivité d’Emma et de Léon : si « cela » pouvait
simplement s’expliquer par une reprise anaphorique du narrateur, le
lecteur est enclin plutôt à y deviner la perspective des deux amants, ce
que confirmerait l’arrivée immédiate d’une comparaison dont la source
de perception n’est pas précisée, mais qui, on peut l’inférer, a été
ébauchée mentalement par Léon ou plus vraisemblablement (pour des
raisons précisées ultérieurement) par Emma : « comme un battement de
métronome ».
Après ce paragraphe marqué par une nette continuité descriptive
(emploi systématique de l’imparfait, verbes insistant sur un état durable
comme restait, ne discontinuait pas), l’advenue du passé simple
accompagne l’apparition de la lune (« Une fois, la lune parut ; »),
événement qui n’est pas tout à fait singulier (on verra par la suite que la
lune éclaire les amants par intermittences, cachée parfois par des arbres
et peut-être aussi par des nuages) mais qui modifie tout d’un coup la
scène, déclenchant l’irruption du discours sous une forme dont la
formulation de Flaubert signifie la déficience : « alors ils ne manquèrent
pas à faire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ;
» : faire des phrases est une expression résolument péjorative et le verbe
ne manquèrent pas pointe un comportement qui est de l’ordre du réflexe
conditionné. Léon et (surtout) Emma sont des « victimes du livre », pour
employer l’expression de Jules Vallès, piégés dans le rets de discours
culturels qui leur aliène toute perception spontanée de ce qu’ils vivent.
La lune n’est plus un objet matériel susceptible d’être regardé avec
émerveillement, mais un objet de discours préconstitués. Lorsqu’elle
apparaît, elle a un peu l’effet de la sonnerie pour les chiens de Pavlov :
l’eau du discours clichéique leur vient à la bouche, jaillissant de leurs
glandes salivaires avec un automatisme qui prive ces locuteurs de toute
responsabilité personnelle dans leur énonciation, l’énonciateur véritable
étant cette masse anonyme que l’on peut appeler la « sagesse des nations
» poétique et surtout romantique. Car bien que de tels mécanismes
débordent largement le cadre du XIXe siècle, ce type de réflexe est
particulièrement caractéristique de la réception-transmission de la poésie
romantique. Dans la littérature, cela prenait souvent la forme d’une
confusion entre la beauté d’un texte et celle de certains signifiants-
fétiches. C'est ce que Musset signalait avec dérision (car le Romantisme
ne manquait lui-même pas d’individus pourvus d’un esprit critique) dans
l’une des définitions concurrentes et mutuellement contradictoires de ses
Lettres de Depuis et Cotonet (1836-1837) :
Le romantisme, c’est l’étoile qui pleure, c’est le vent qui vagit, c’est la nuit qui
frissonne, la fleur qui vole et l’oiseau qui embaume ; c’est le jet inespéré, l’extase
alanguie, la citerne sous les palmiers, et l’espoir vermeil et ses mille amours, l’ange et
la perle, la robe blanche des saules, ô la belle chose, monsieur !

Cette énumération* de phénomènes censément poétiques est récurrente


dans Madame Bovary, notamment dans des passages où Emma rêv(ass)e
en entassant des images mentales incompatibles dans la « réalité »
géographique et historique. Imprégnés par ces signes, Léon et Emma ne
peuvent que « trouv[er] l’astre mélancolique », le verbe trouver étant à la
fois une modalisation ironique (implication : en réalité, la lune n’est pas
mélancolique) et une notation qui suggère une perception spontanée (les
amants arriveraient par le miracle de leur amour à un sentiment partagé)
démentie par le contexte (ils nagent dans des clichés). Le mot astre fait
lui-même partie de l’argot des poètes (pour parler comme Delvau) et la
mélancolie est sans doute l’émotion la plus prestigieuse de la thématique
romantique, avec sa douce amertume et son implication : le mélancolique
serait un cœur sensible, une âme d’élection. Lamartine fait partie de ce
paysage culturel3 et il fera justement une entrée lyrique dans ce passage.

Lamartine et les harmonies du métronome

En pleine extase semble-t-il, Emma ne récite pas des vers de


Lamartine, elle les chante : « même elle se mit à chanter » ;
l’intensificateur même montre que la lune faisant surgir le discours, le
lyrisme s’enfle au point de transfigurer la parole, comme spontanément,
pour qu’elle devienne chant, la perception étant celle de Léon, ébloui et
ému, mais aussi sans doute celle d’Emma, qui a l’air d’être transportée
par la beauté de la scène. On pourrait penser que c’est l’idée même que
l’astre soit « plein de poésie » qui conduit directement à un échantillon de
la poésie, qui est comme par hasard le poème le plus célèbre du lyrisme
romantique, Le Lac. Le poème de Lamartine a été en effet mis en
musique et il est significatif que Flaubert n’ait pas choisi le texte « nu »
du poème mais un de ses dérivés culturels, symptôme de la manière dont
la mode a aidé à la propagation et à la mythification du texte4.
La formulation « elle se mit à chanter :/Un soir, t’en souvient-il ? nous
voguions, etc. » peut suggérer, en la prenant au pied de la lettre,
qu’Emma commence au milieu du poème : se contente-t-elle d’une seule
strophe ? L'abréviation « etc. » peut signifier qu’elle termine la strophe
ou qu’elle termine le poème, à moins qu’il ne s’agisse juste de
sélectionner une strophe bien connue à des fins synecdochiques, le
poème entier ayant été chanté. Mais cet « etc. » est savoureux : il peut
signifier « cher lecteur, vous connaissez ce poème et pouvez continuer
tout seul sans que je fasse davantage trinquer les forêts de l’Amazonie en
le reproduisant », ou bien « pas la peine de poursuivre le recopiage de ces
inanités tant galvaudées, ce qui ajouterait une répétition de plus à celles
déjà perpétrées »… Pour des raisons qui apparaîtront dans les lignes qui
suivent, nous pensons qu’Emma est censée s’être limitée (sagement !) à
un seul quatrain5.
Après la courte citation, c’est la perception de Léon qui nous est
présentée : « Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le
vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des
battements d’ailes, autour de lui. » Flaubert avait pensé d’abord écrire «
Sa voix chevrotante et maigre », mais cette notation lui a sans doute paru
moins efficace que « Sa voix harmonieuse et faible » qui permettait de
présenter son chant non pas d’une manière « réaliste », objectivement
négative, mais à travers la perception idéalisante de son amant6, tout en
maintenant discrètement l’implication (« faible… se perdait »). En même
temps, la nouvelle formulation évoque la strophe dont le texte présente le
vers d’attaque :

Un soir, t’en souvient-il ? Nous voguions en silence ;


On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Le dernier vers de la strophe se déplie justement dans l’expression
flaubertienne définitive « Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les
flots » (nous soulignons).
Mais il y a mieux puisque cette strophe induit par rétrolecture une
compréhension nouvelle du premier paragraphe du passage comme le
montre cette comparaison :

Cette ressemblance n’a rien de fortuit. Comme si souvent en régime


parodique, il faut identifier ce qui subsiste spectralement du référent (les
éléments textuels qui garantissent ou du moins favorisent l’hypothèse
d’une relation intertextuelle), mais aussi identifier tout ce qui dérape, un
peu comme ces dessins à première vue identiques dont les enfants
doivent identifier les différences.
Tandis que le passage lamartinien est caractérisé par un style soutenu
homogène, les lignes équivalentes de Flaubert font intervenir des
technicismes, beaucoup de lecteurs ayant sans doute besoin (même en
1857 probablement) de recourir à un dictionnaire pour pallier leur
incompétence technique pour les tolets7 et surtout pour la bauce8. C'est
que le romantisme des harmonies (qui peuvent faire allusion non
seulement au passage spécifique du Lac, mais aussi au volume des
Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine) rencontre ici le «
réalisme » de la vie triviale et notamment ouvrière.
Les rameurs lamartiniens produisaient un rythme « en cadence » en «
frapp[ant] » les « flots harmonieux » du lac ; les notations auditives de
Flaubert produisent comme une expansion à partir de cette notation : les
avirons « sonn[ent] » mais on entend aussi le bruit de la bauce. Surtout,
la comparaison « et cela marquait dans le silence comme un battement de
métronome » se greffe sur la musicalité lamartinienne mais le passage de
l’idée de frapper à celle de battre s’accompagne d’une distorsion. Que le
métronome puisse être lié à un « battement » va de soi mais il faut
d’autant plus s’interroger sur la qualité de ce « battement » qu’une
analogie lexicalement proche surviendra à peu de lignes de distance («
comme un battement de métronome »/« comme des battements d’ailes »).
Lamartine était loin de penser au bruit d’un métronome, songeant au
contraire aux cadences de la musique (et, réflexivement, à celles de ses
vers). Le métronome étant un « petit instrument d’étude, à pendule,
réglable, servant à marquer la mesure, afin que le morceau de musique ou
le passage étudié soit exécuté en rythme et à la vitesse voulue » – on
parle de « Battement(s), bruit, oscillation(s), tic-tac, timbre de/d’un
métronome » – (TLF), on n’est pas dans la musique en tant que telle,
mais dans l’apprentissage de la musique. Il ne s’agit pas d’un instrument
de musique (harpe ou lyre poétique) mais d’un instrument d’étude (voire
de torture pour beaucoup d’apprentis-pianistes)… comme la versification
pour le poète. En orfèvre des rythmes de la prose, Flaubert vise sans
doute en catimini la métrique de la poésie lamartinienne dont les
équivalences sonores supposent comme le métronome (qui possède le
même étymon grec, metron) une « mesure » répétée laquelle, envoûtante
ou lassante, n’est pas synonyme de génie créateur. Comme pour
corroborer la suggestive ironie de la formulation, le lecteur trouve deux
ou trois pages plus loin cette indication : « Ce fut vers cette époque,
c’est-à-dire vers le commencement de l’hiver, qu’elle parut prise d’une
grande ardeur musicale. » Ardeur qui ne va pas sans moments de
découragement : « Un soir que Charles l’écoutait, elle recommença
quatre fois de suite le même morceau, et toujours en se dépitant » (la
deuxième moitié du court chapitre 4 de la troisième partie du roman est
consacrée entièrement à cette question des leçons de piano qui servent de
prétexte précisément à retrouver Léon9. On peut voir dans l’apparition en
tant que comparant du métronome une « amorce », au sens de Gérard
Genette10, compréhensible (contrairement à une prolepse) uniquement
lorsqu’on revient à nouveau sur le passage à la lumière de la suite du
récit. Mais dans le cadre du passage, le métronome, en tant que
métonyme de la musique la plus laborieuse, ne poétise pas, mais
sournoisement dépoétise et prosaïse l’évocation. Comme si dans leur
volonté d’être sensible au sublime de la situation, les amants trouvaient
accidentellement une comparaison qui ne révélait que trop bien ce que ce
sublime comportait d’artificiel.
Dans l’hypothèse d’une seule strophe chantée, ou bien du poème
chanté à partir seulement de ce quatrain, force est de remarquer que c’est
avec le quatrain suivant que le silence escorté musicalement de la
cadence des rameurs est rompu par celle que la tradition romantique a
dénommée Elvire :

Tout à coup des accents inconnus à la terre


Du rivage charmé frappèrent les échos :
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
« O temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

Le changement de système métrique (de cadence sans doute, dans


l’idée de Lamartine) correspond au changement de discours. Dans le
passage de Flaubert aussi, on assiste à un changement et on ne peut
échapper à l’idée que Léon se superpose ici à Lamartine, Emma à Elvire
– avec un jeu sur les initiales ? – palimpseste qui, dès son émergence
initialement implicite, se caractérise par une interférence satirique11. Ce «
bruit » dans la communication romantique est pour l’heure inaudible
pour les deux protagonistes, immergés dans leur état de bonheur post-
lamartinien.
Si le métronome est l’amorce rétrospectivement lisible des leçons de
piano (qui ne sont pas, au fond, si différentes des leçons prodiguées par
Pangloss au début de Candide), on peut se demander pourquoi le passage
précédant le chant d’Emma prépare si lisiblement, à plus grande
proximité, son envol opératique. Parce que Flaubert voudrait
conditionner son lecteur en préparant une atmosphère lamartinienne ? La
réponse est à chercher dans la psychologie d’Emma (puisque c’est elle
qui active la référence à Lamartine qui aurait pu rester au stade d’un
potentiel non réalisé). De deux choses l’une, ou bien elle a été «
suggestionnée » par le paysage, par le bruit des rameurs, ce qui l’amène à
superposer cette scène à celle, primitive ou du moins originaire, de
Lamartine, ou bien (et cette hypothèse plus perverse semble assez
séduisante) elle a planifié à l’avance cette surimpression afin de prouver
à Léon et de se prouver que la coïncidence entre l’utopique du lu et le
topique* du vécu a pu enfin se produire, le sublime étant ainsi ratifié par
la conformité entre la scène et son modèle.

Fin de partie : morale et démoralisation

Le succès de cette mise en scène apparaît dans la manière dont Léon


avale si l’on ose dire la mise en scène. Pour lui ce sont bien sans doute «
des accents inconnus à la terre » qui s’envolent de la bouche d’Emma et
les « roulades » « comme des battements d’ailes » (de colombes ou
même d’anges ?) – le passage analogique entre roulades et battements
étant sémantiquement évident12 – l’enveloppant dans cette musique que
ses oreilles mystifiées trouvent envoûtante.
Alors qu’au début du passage Emma et Léon « restaient au fond » de
la barque (et même si plus loin dans le passage Léon se trouve toujours «
à côté d’elle »), elle semble s’être levée (mouvement implicite assez
naturel si l’on se met à chanter mais qui lui aura permis de théâtraliser sa
gestualité) : « Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la
chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. » Léon est toujours
assis, ce qui surdétermine la manière dont il perçoit Emma : « Sa robe
noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la
rendait plus grande. » Perspective d’en bas, qui allonge le corps d’Emma
et accentue sa posture intentionnellement et stéréotypiquement sublime :
« Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. »
Pose (au sens volontaire) de prière, de madone (et prima donna)
romantique, prêtresse du culte du sublime amoureux. C'est ici, sans
doute, qu’elle essaie de se montrer à l’image des vignettes romantiques
qui illustraient Le Lac et dont un exemple typique montre Lamartine avec
une sorte de lyre à une main, un aviron à l’autre (l’acrobatie faisant sans
doute partie des talents du poète13, veillant sur une Elvire s’approchant
peut-être du dernier stade de la phtisie, mais qui se bronze pâlement la
moitié supérieure de son corps, les yeux au ciel, son regard croisant
toutefois diagonalement celui du poète qui descend vers elle.
Les apparitions et éclipses d’Emma sont rythmées par celles de la lune,
dues à leur tour aux effets discontinus de l’ombre des saules, arbre qui
fait parties des accessoires du romantisme pleureur.
Qu’il s’agisse d’une improvisation de sa part ou d’une mise en scène
savamment préparée (aucune vérification n’est possible, indécidabilité
délibérément cultivée par Flaubert), Emma espère en chantant vérifier
l’efficience des schèmes lyriques et sceller performativement le caractère
sublime de son amour pour et avec Léon. Ce dernier est avant tout,
comme le sujet lyrique du Lac, un témoin, le bénéficiaire passif du
discours émouvant de la femme, passivité probablement liée dans l’idée
de Flaubert au manque de virilité de Lamartine, auteur de vers qu’il juge
plus ou moins efféminés14. Léon subit la mise en scène, sans esprit
critique, comme Emma avait subi les clichés adroitement proférés par
Rodolphe : cet apprentissage de la manipulation des sentiments aurait
donc eu un certain impact, même si Emma pense s’adonner de bonne foi
à ses sentiments, la mise en scène servant ici dans son esprit d’adjuvant
plutôt que de tromperie.
Dans Le Lac, le paysage anthropomorphisé est sommé de garder le
souvenir de « cette nuit » vécue par le sujet et la femme qu’il avait aimée.
Vœu pieux, rhétorique, devant l’inexorable écoulement du temps qui
efface l’homme. D’où cette strophe ultime, terminalement et
anaphoriquement pathétique, du poème :

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,


Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Chez Flaubert, si le paysage ne se souvient de rien, la barque y est en
quelque sorte parvenue, sous la forme d’un petit témoin accidentel. «
Léon, par terre, à côté d’elle, rencontra sous sa main un ruban de soie
ponceau ». Ponceau : d’un rouge vif, quoique foncé. Malgré les
éclairages lunaires épisodiques, Léon a trouvé le ruban par le toucher et
non pas par la vue, sa vue étant entièrement occupée par Emma qui est
debout.
C'est significativement du monde du bas que parvient le dégonflement
du sublime escompté. Du ciel, la perception se rabaisse vers une
dimension terre à terre qui fait intervenir subitement « le batelier »,
figurant qui, d’adjuvant gentiment invisible se mue en opposant
involontaire, trop visible et surtout audible, détective grotesque qui après
une rapide et fructueuse enquête expliquera l’énigmatique ruban, trace
laissée par un certain Adolphe ou Dodolphe15, « un grand bel homme, à
petites moustaches » que le lecteur aura, comme Emma, reconnu tout de
suite. Intervention burlesque*, marquée par un français populaire qui jure
avec le langage lyrique des vers précédents bien plus nettement que les
technicismes (discrets) du début du passage.
Le souvenir de Rodolphe détruit comme un château de cartes, pour
Emma, la reprise du scénario du Lac ; pour Léon, « se rapprochant d’elle
» en la voyant frissonner, la magie n’a pas été détruite puisqu’il ignore
tout de Rodolphe. Emma est obligée de mentir pour expliquer son
frémissement et c’est toute l’authenticité, tout le sublime qui s’en va pour
le lecteur : Emma n’a pas oublié Rodolphe. Deux chapitres plus loin,
lorsqu’elle évoquera son amant, Emma dira à Léon (tout en « protestant
sur la tête de sa fille qu’il ne s’était rien passé ») : « Il était capitaine de
vaisseau, mon ami. », indication où l’on a pu voir une allusion aux
Mémoires de Madame Ludovica, l’un des intertextes* du roman où
Louise Pradier entretient une relation avec un « capitaine de vaisseau »,
mais on peut penser aussi qu’à un autre niveau de genèse et
d’association, il s’agit d’une hyperbolisation de ce « grand bel homme »
moustachu qui était métaphoriquement le capitaine de vaisseau de la
compagnie évoquée par le batelier.
Conclusion

Les préceptes du Romantisme avaient été l’originalité, l’expression


sincère de la sensibilité de l’auteur, le refus de l’imitation. Ce que
Flaubert met en scène, ce n’est pas uniquement sa propre antipathie pour
Lamartine, partagée par beaucoup de poètes des années 1850 et 1860,
mais surtout la manière dont la mode du Romantisme a donné lieu au
travestissement systématique et sériel des principes de départ du
mouvement, le psittacisme succédant à l’expression individuelle et
personnalisée. Il fallait peut-être créer (selon l’expression de Sam
Goldwyn) de nouveaux clichés mais l’ambition de Flaubert est d’aider le
lecteur à détecter les clichés et idées reçues, pour se libérer de leur poids
inerte et débilitant. Ambition authentiquement romantique si l’on
considère qu’il s’agit de revenir ainsi à l’expression d’une subjectivité
réellement individuelle, son livre s’efforçant d’empêcher le lecteur d’être
une nouvelle victime du livre.
1 Professeur de Littérature française à l’Université Rennes II, fondateur de Parade sauvage et
de la Revue Verlaine et membre du CELAM (Rennes II), il est l’auteur de plusieurs livres (en
dernier lieu, aux éditions Champion : Marges du premier Verlaine, Logiques du dernier Baudelaire
et Stratégies de Rimbaud) ainsi que d’éditions critiques de Verlaine (Romances sans paroles) et de
Rimbaud (Œuvres complètes, les t. 1 et 4 ayant paru).
2 Voir en particulier Gérard Genette, Figures I, Le Seuil, coll. « Points », 1966, p. 223-243 («
Silences de Flaubert »).
3 Flaubert avait montré que la mélancolie d’Emma était largement inféodée à son amour-propre
comme dans l’évocation, truffée d’allusions à Lamartine, de son deuil : « Emma fut intérieurement
satisfaite de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences pâles, où ne
parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens,
écouta les harpes sur les lacs, tous les chants des cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les
vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l’Eternel discourant dans les vallons. »
4 Selon Jacques Neefs, « la composition la plus connue est celle de Niedermeyer (1802-1861) »
et il cite à ce propos le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse : « Récitatif, mélodie ont
un cachet de distinction, d’originalité, d’émotion chaste et contenue qui feront vivre éternellement
cette belle inspiration. » (éd. citée, p. 386 note 4).
5 Il s’agit de la strophe citée, dans un contexte parodique (sa récitation étant interrompue par
l’arrivée d’un requin qui s’intéresse de trop près à sa main plongée dans la mer), par le capitaine
Haddock dans Le Trésor de Rackham le Rouge, précisément parce qu’il s’agit de l’un des passages
les plus célèbres du poème, favorisant ainsi la reconnaissance non seulement du poème ciblé, mais
de la nature de la transmutation caustique opérée.
6 Comme l’ont fait remarquer J. Pommier et G. Leleu, Madame Bovary : nouvelle version
précédée des scénarios inédits, Corti, 1949, p. 107.
7 L'aspect technique du terme se révèle un peu dans le fait que Madame Bovary est la première
attestation littéraire couramment donnée par les dictionnaires pour ce mot qui désigne une « tige de
bois ou de fer enfoncée à mi-hauteur dans le plat-bord d’une embarcation pour le renfort appelé
toletière et qui sert à appuyer l’aviron pendant la nage » (TLF).
8 Une bauce ou plus généralement bosse est un « cordage fixé par une de ses extrémités à un
point solide et qui sert principalement à tenir tendu le câble, etc. autour duquel il s’enroule »
(TLF).
9 Voici en effet le dernier paragraphe du chapitre : « Et voilà comme elle s’y prit pour obtenir de
son époux la permission d’aller à la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva même, au
bout d’un mois, qu’elle avait fait des progrès considérables. »
10 GENETTE G., Figures III, Le Seuil, 1972, p. 112-114.
11 Nous pensons bien sûr au livre de Gérard Genette (Palimpsestes, Le Seuil, 1982) tout en
partant ici de la définition plus souple proposée par Daniel Sangsue (dans La Parodie, Hachette,
1994) suivant laquelle la parodie n’est pas forcément une transformation ludique, la transformation
satirique pouvant également être qualifiée de parodie (ou parodique).
12 Le mot roulades s’associe pour le chant humain aux trilles, exactement comme pour le chant
des oiseaux. Il s’agit d’un phénomène d’ornementation, d’embellissement, que l’on n’a pas
toujours loué (le TLF cite Berlioz : « Ne me parlez pas de votre classique rossignol […] qui
toujours vise à l’effet dans ses pompeuses cavatines avec trilles et roulades » (1859)). Et surtout,
une voix faible et inexpérimentée risquait de transformer le bel canto en son contraire.
13 La question « Lamartine fut-il un bon rameur ? » est posée également, implicitement, dans Le
Trésor de Virgule où l’on trouve ce dialogue émaillé d’allusions à Lamartine :
Achille Talon : « Embarquons, ô pétaradante Virgule, vers des rives lointaines et l’isolement
propice aux somptuosités que je médite ! Hop.
Virgule : Achiiille, je me meurs de curiosité ! Abrégez ce martyre !
Achille Talon : Tatata, seul le milieu du lac offre le romantisme adéquat à la situation ! Musclé,
mais poète ! »
14 Commentant un livre inutilement pudibond au sujet des relations sexuelles (« Et d’abord,
pour parler clair, la baise-t-il ou ne la baise-t-il pas ? »), Flaubert concluait : « Mais la vérité
demande des mâles plus velus que M. de Lamartine. » Dans sa parodie de La Nuit de mai de
Musset, « le poète » d’Albert Glatigny disait à peu près la même chose à « la Muse »… plus
crûment : « Aime à plein cœur ceux dont la verge clandestine / N’a rien d’un étalon ; / Va branler
ce projet de nœud que Lamartine / Cache en son pantalon ; » (Joyeusetés galantes et autres du
Vidame Bonaventure de la Braguette, Poulet-Malassis, 1866).
15 « Gémination hypocoristique typiquement flaubertienne », nous fait remarquer Georges
Kliebenstein.
Explication 11

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire


Par Michèle Aquien1

« Moesta et errabunda »
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
– Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l’animer encor d’une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal [1861],
section « Spleen et idéal », LXII, LGF, Le Livre de poche, 1999.

On a pu gloser à l’envi sur cette Agathe à qui s’adresse ce poème :


amie d’enfance rencontrée dans un château de la campagne lyonnaise,
figure effacée d’une petite Ève tenant une pomme dans un tableau de
Corot évoqué par le poète dans son Salon de 1845, et dont on a pu
retrouver la radiographie sous le repeint d’un autre tableau du même
maître (Le Concert). Reste le nom féminin qui plus tard inspirera Valéry,
et qui en grec est un adjectif signifiant « bonne et belle ».
Traditionnellement à ce féminin est associé le féminin latin du titre (ce
serait cette figure d’Agathe qui serait « triste et vagabonde » ; le v. 13
reprend d’ailleurs cette idée avec le syntagme le triste cœur d’Agathe) ;
mais on peut tout aussi bien lire ces formes en -a comme des neutres
pluriels, et donner une autre interprétation de ce titre : « choses (ou
pensées) tristes et vagabondes » – plus exactement « destinées à errer ».

Il s’agit en tout cas d’un poème nostalgique, plein du regret ou du désir


d’un ailleurs qui s’exprime selon deux dimensions différentes : dans
l’espace (et c’est le départ, sur l’océan, mais aussi avec le moyen récent
alors du chemin de fer), et dans le temps (et c’est l’évocation d’un passé
mythique lié à l’enfance). Le premier est prospectif et rappelle des
poèmes comme « L'Invitation au voyage » ou encore le début du dernier
poème de l’édition de 1861, « Le Voyage », le second est rétrospectif et
se place plutôt dans la lignée de « La Vie antérieure » ou de « Je n’ai pas
oublié… ». Ici, les deux dimensions, figurées principalement par la mer
et le « paradis des amours enfantines » sont réunies dans un
rapprochement à première vue paradoxal.
Malgré son titre et sa tonalité nostalgiques, ce n’est pas un poème
élégiaque, mais plutôt une chanson lyrique et harmonieuse, destinée à
dire un désir d’harmonie, d’où le plan de cette étude :
Lyrisme et variété
Ambivalence et images
Une berceuse

Lyrisme et variété

Le poème, composé de 6 quintils d’alexandrins, se divise en deux


parties égales et très nettes ne serait-ce que si l’on regarde les mots de
refrain : les trois premiers quintils sont voués à l’idée d’un déplacement
dans l’espace (s’envoler - la mer - wagon - frégate), et les trois derniers à
l’idée d’un paradis perdu (paradis parfumé - le vert paradis - l’innocent
paradis). Chacun de ces ensembles de 3 quintils est marqué, vers sa fin,
par un tiret qui, au v. 13, marque une sorte de clausule interne à cette
première partie. Par ailleurs, si Agathe est présente dans les strophes 1 et
3, elle n’est pas du tout citée dans le reste du poème, si ce n’est de
manière implicite et donc discutable dans l’évocation des amours
enfantines des 3 dernières strophes. On a donc, à la lecture de ce poème,
à la fois une impression d’unité à cause de la cohérence de son chant,
mais aussi le sentiment que le sens part dans différentes directions (dans
l’espace : air, mer, terre ; puis dans le temps) : l’idée de base est celle de
l’évasion loin d’une existence présente décevante par rapport à un passé
mythique.
La complexité du poème réside déjà dans la distance entre ces deux
tensions ; mais elle est aussi dans la variété de ses différentes tonalités, et
d’abord dans sa structure de détail.
Une structure complexe

Il s’agit en effet d’une structure à la fois cyclique et dynamique.


Elle est cyclique à l’intérieur de chaque quintil, puisqu’il s’agit de
quintils à antépiphore, c’est-à-dire qu’un même vers est répété en début
et en fin de strophe. On notera qu’à part dans la strophe 2 où les v. 6 et 10
forment une phrase exclamative isolée, dans chaque quintil la répétition
se fait avec variation :
- soit le premier vers de la strophe est lié syntaxiquement aux vers
qui suivent, et la reprise en revanche l’isole en une phrase
séparée (str. 1 et 4) ;
- soit les deux vers identiques ont des modalités différentes (str. 3)
- soit enfin il y a pure répétition syntaxique à l’intérieur d’une
même phrase (str. 5 et 6).
L'aspect dynamique de l’ensemble est dû au fait que, malgré la tension
entre les deux parties thématiques du texte, les liens entre les strophes,
pourtant asyndétiques du moins dans les 4 premières, sont ménagés
sémantiquement de manière très nette, d’une part avec l’isotopie* de
l’océan qui se retrouve aux 3 premières strophes (océan - mer - frégate),
puis la répétition de paradis aux 3 dernières ; mais le lien entre les 2
parties est souligné par la répétition de loin aux str. 1, 3 et 6.
Si chacune des 4 premières strophes est autonome syntaxiquement, les
deux dernières forment une seule phrase à relance avec des effets de
retardement, interrompue typographiquement par un tiret au début du v.
25, marquant, comme souvent dans les poèmes de Baudelaire, le début de
la clausule (on notera que le poète fait en sorte que la clausule ne
corresponde pas strictement avec une strophe). Cet ensemble de 2
quintils commence par un Mais qui l’oppose au reste. La phrase se
compose ainsi :
Strophe 5 : groupe sujet repris en antépiphore (Mais le vert paradis des
amours enfantines) qui encadre une série d’appositions qui se déroule sur
3 vers. On finit cette strophe uniquement nominale dans un suspens, qui
est ménagé par le Mais de début, car sinon on aurait l’impression d’une
simple phrase sans verbe.
Strophe 6 : effet de double segmentation. Le groupe sujet est repris par
le v. 26 qui en répète l’idée, mais on a là d’abord affaire à une
segmentation à gauche, et ce groupe est repris par le il de l’interrogative
du v. 27 (Est-il déjà plus loin) et le pronom régime conjoint le/l’des v. 28
et 29 (Peut-on le rappeler… Et l’animer…), mais ces pronoms sont
également cataphoriques par rapport à la segmentation à droite que
représente la répétition, au v. 30, du v. 26.
On voit donc que 2 structures au moins se superposent :
- une structure thématique : strophes 1 - 2 - 3// strophes 4 - 5 - 6
- une structure qui met en évidence un effet de clausule et isole les
2 derniers quintils.

Variété des postures énonciatives

Le poème est une parole adressée par un je anonyme et qui ne paraît au


singulier que dans le v. 11 (Emporte-moi - enlève-moi), puisque dans le v.
15, ces 2 moi renvoient à Agathe censée être l’auteur de l’énoncé : il
apparaît aussi dans une première personne du pluriel à la forme de
l’adjectif possessif (nos labeurs - nos pleurs). On ne sait si sont associés
au je dans ce nos la seule Agathe, ou plus globalement d’autres qui
partagent son sort. La situation d’énonciation est donc liée à un état de
mélancolie, et à un ici sans joie (v. 12).
La destination de cette parole varie ensuite et fait alterner différentes
apostrophes et des propos de portée générale :
Dans la strophe 1, qui commence par un impératif sur le ton de la
conversation, Dis-moi, c’est Agathe qui est le destinataire, avec
l’apostrophe rejetée à la fin des v. 1-5, et la question qui lui est posée à la
2e personne du singulier.
La strophe 2 a une portée atemporelle et n’a pas de destinataire
désigné.
La strophe 3 s’adresse métaphoriquement à des moyens de transports
personnifiés, puis cette même parole, d’abord attribuable au je
énonciateur anonyme du début, est attribuée ensuite à Agathe comme
signe répété de sa mélancolie (que parfois le triste cœur d’Agathe Dise).
Agathe apparaît alors comme un double féminin du je.
Nouvelle apostrophe métaphorique à la strophe 4, également rejetée en
fin de vers : paradis parfumé.
Disparition de l’apostrophe dans les 2 derniers quintils, au profit d’une
question qui a des allures d’interrogation rhétorique.

Style de l’émotion

Si le texte n’est pas élégiaque, il est en revanche profondément lyrique.


Ce lyrisme se marque par l’abondance des marques des modalités
exclamative et interrogative.
L'exclamation, présente dans les strophes 2, 3 et 4, est une des marques
privilégiées de la fonction émotive. Elle est ici le vecteur de différents
effets de sens :
• une constatation en forme d’espoir dans le vers répété qui encadre la
strophe 2 :
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Ce vers est aussi une réponse à la question posée dans la première
strophe.
• l’expression injonctive d’un désir à la strophe 3 :
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin !
• Dans la même strophe, elle souligne émotivement la raison de ce
désir, et qui est le désespoir :
Ici la boue est faite de nos pleurs !
• Ce n’est que dans la strophe 4 que l’exclamation est accompagnée
par un adverbe exclamatif : Comme, qui exprime le haut degré dans la
nostalgie
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
On voit combien il y a de variations à l’intérieur même de
l’exclamation dans ce poème.
Les 5 interrogations du texte, aux strophes 1 (ton cœur parfois
s’envole-t-il ?), 2 (Quel démon a doté la mer <…> De cette fonction
sublime de berceuse ?), 3 (Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise <…>) et 6 (Est-il déjà plus loin <…> ? Peut-on le rappeler…
et l’animer… ?) sont toutes des interrogations rhétoriques, c’est-à-dire
qu’elle n’appellent pas de réponse, de même d’ailleurs que le fait que le
texte soit adressé n’appelle pas non plus de réponse du destinataire. Elle
sont là pour dire le désir d’évasion (str. 1 et 3), l’effet apaisant du voyage
en mer (str. 2), et le regret nostalgique (str. 6).
=> Ce qui domine dans ce poème est la mise en avant d’une forte
émotion malgré la discrétion subjective, puisque le je reste très en retrait.
C'est un lyrisme à la fois très personnel, et qui puise cette émotion dans
l’expérience humaine de la sensibilité, une sensibilité qui trouve sa
source dans la nostalgie d’un bonheur enfantin perdu et mythique.

Ambivalence et images

La diversité et la complexité du poème n’en entravent pas l’unité dans


la mesure où les points de pivot sont ceux de l’ambiguïté.

Du sens propre au sens figuré

L'intrication des images est telle qu’elles rebondissent les unes sur les
autres au point qu’on ne sait plus où est le comparé et où est le
comparant. Le phénomène est particulièrement sensible dans le passage
de la strophe 1 à la strophe 2, et c’est cet exemple qui nous servira ici
d’illustration.
• Une métaphore* par « de » d’équivalence est lancée au v. 2,
Loin du noir océan de l’immonde cité
Le comparé est bien l’immonde cité, cet ici rejeté que l’on retrouvera
au v. 12 (ici la boue est faite de nos pleurs), avec le détail au v. 14 de ce
qui le rend immonde – et l’on va retrouver dans ces substantifs l’aspect
superlatif dans le mal qui affecte l’adjectif immonde, avec de plus la
démultiplication et la concrétisation par le pluriel (remords - crimes -
douleurs). L'idée de la douleur qui marque celui qui habite cet ici est
soulignée par des mots qui riment, de la str. 2 (labeurs) à la strophe 3
(pleurs/ douleurs), à quoi s’ajoute, toujours en fin de vers, le plaintifs du
v. 28.
• Le comparant, l’océan, a dans ce v. 2 un sens figuré, et l’épithète noir
a ici un double sens, puisqu’il renvoie d’une part à la couleur concrète
d’une mer menaçante et d’autre part, dans la logique du sens figuré, va
dans le même sens moral que immonde. Mais lorsque Baudelaire évoque,
au v. 3, un autre océan, il y a inversion* de l’expression : cet autre océan
n’est pas, comme on pourrait s’y attendre à cause de un autre, l’idée
figurée de l’océan, mais au contraire fait retour à son sens propre, avec de
plus une caractérisation diamétralement opposée, puisqu’à noir
correspondent des adjectifs qu’on pourrait dire « de nature » de cet
élément : d’une part l’éclat (où la splendeur éclate - clair), d’autre part la
couleur (bleu) et enfin l’adjectif profond descriptif pour le gouffre marin
(gouffre marin qui n’a jamais chez Baudelaire de connotation* négative).
• Sur ce sens propre de océan s’appuie une nouvelle image, qui est
cette fois-ci une comparaison, et une comparaison qui s’établit entre un
élément concret (la mer) et une abstraction, ainsi que la virginité. Cette
évocation de la virginité peut évidemment renvoyer à Agathe et prépare
l’évocation du vert paradis des amours enfantines, Où tout ce que l’on
aime est digne d’être aimé, mais on peut aussi y voir, à cause de la
couleur bleue, une allusion à la Vierge Marie et à la mère idéalisée. Or,
dans le passage à la strophe 2, où se poursuit le thème de la mer, ce n’est
plus l’océan qui est évoqué, avec le masculin, mais on bascule au
féminin, et il n’est plus question que de la mer. C'est là un des lieux de
l’équivoque dans ce poème.

Les lieux de l’équivoque

• Si le poète choisit ainsi le mot mer désormais, c’est qu’il va, dans la
strophe 2, exploiter l’équivoque avec « mère », équivoque amenée par
une nouvelle métaphore* qui personnifie la mer en une bonne mère,
douce et apaisante, et cela en 2 étapes :
V. 6-10 : La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
→ Métaphore* verbale ici. Labeurs signifie ici « peines » (les chagrins
et douleurs de l’ici sont ainsi comparés implicitement à des chagrins
d’enfant)

V. 7-8-9 : Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse


Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?

→ Métaphore* filée qui s’appuie sur une apposition, avec l’image de


la mère musicienne (rauque chanteuse), et qui compare les vents de la
tempête (une tempête, cette fois-ci, qui n’a rien d’effrayant mais remplit
une fonction qu’on pourrait dire paternelle avec grondeurs) à un orgue, à
quoi s’ajoute le mouvement qu’elle imprime pour accompagner son chant
(cette fonction sublime de berceuse).
Démon est ici à prendre non au sens diabolique mais au sens de génie
créateur.
Cette image de la mère tendre et consolatrice prépare ensuite
l’évocation du paradis perdu de l’enfance.
• Le mot loin est lui aussi le lieu d’une équivoque. Aux v. 2 (Loin du
noir océan), 12 (Loin ! loin ! s’oppose à ici, qui suit immédiatement les
deux exclamations), il a un sens nettement spatial, d’autant que les verbes
employés à l’appui sont des verbes de mouvement : s’envoler, emporter,
enlever. Au v. 14 (Loin des remords, des crimes, des douleurs), il y a un
glissement dans la mesure où les points d’origine du mouvement sont des
termes abstraits. En revanche, aux v. 16-20,
Comme vous êtes loin, paradis parfumé on peut hésiter entre sens
spatial (comme si le paradis était un lieu, tels ceux soit de « L'Invitation
au voyage » soit de « Parfum exotique ») et sens temporel que le mot va
prendre par la suite, puisqu’il s’agit du paradis de l’enfance.
Il y a même syllepse au v. 27,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,


Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?

puisque le mot s’applique d’abord au paradis de l’enfance et donc a un


sens temporel, mais que les termes comparatifs choisis sont des noms de
pays lointains, et donc confèrent a posteriori à loin un sens spatial.

Un paradis ambigu

Il est marqué à la fois de pureté et de sensualité.


La pureté est d’une part dans l’intégrité de l’être, avec l’idée de totalité
comprise dans tout n’est que, la relative substantive tout ce que l’on
aime, le verbe se noyer, l’adjectif plein de.
On y retrouve les qualités de l’océan comparé à la virginité dans la
strophe 1 :
Bleu, clair → sous un clair azur
Profond → le cœur se noie

Il est également marqué par l’excellence morale : amour et joie,


amours enfantines, adjectifs digne d’être aimé, pure, innocent.
La sensualité est marquée par des adjectifs liés à des sensations :
odorat (parfumé), couleur (vert) ; ou encore, dans l’énumération* de la
str. 5, l’ouïe (chansons, violons vibrants), le goût (les brocs de vin) ; mais
il est aussi marqué concrètement par le plaisir des sens : volupté, baisers,
plaisirs furtifs. L'énumération* de la str. 5, par son caractère très concret,
brosse un tableau qui n’a rien d’édénique ni de véritablement enfantin,
mais décrit plutôt une sorte de partie de campagne.
On voit que le poète maintient à plaisir l’équivoque, et que les deux
moitiés du poème, qui semblent partir dans des directions très différentes,
sont en fait extrêmement liées par les signifiants.

Une berceuse
Cette fonction sublime de berceuse du v. 9, où le poète évoquait avant
tout le mouvement, est aussi applicable au poème lui-même, mais dans le
sens de la chanson douce et légère, apaisante par sa légèreté, son rythme*
et son harmonie.

Recherche de la légèreté

Cette légèreté est avant tout la légèreté de la langue, une langue où se


multiplient les accents et donc les modulations.
Le premier vers est à cet égard exemplaire, avec le choix de
l’interrogation directe au lieu de l’interrogation indirecte qui aurait donné
une forme syntaxiquement plus lourde : *Dis-moi, Agathe, si parfois ton
cœur s’envole… Il n’y a pas alors de liberté dans le placement de
l’apostrophe, et la subordination pèse sur l’ensemble. Baudelaire fait le
choix de la parataxe, en optant pour un impératif détaché, qui se
transforme alors en simple appui du discours, et pour l’interrogation
directe qui permet de déplacer plus librement l’apostrophe. On a ainsi,
aux 2 extrémités du vers, des éléments d’invocation.
On citera aussi la multiplication des tournures détachées, apostrophes
(cf. ci-dessus), mais aussi appositions (v. 6-10 : La mer, la vaste mer ; v.
7 : la mer, rauque chanteuse ; v. 26-30 : L'innocent paradis, plein de
plaisirs furtifs) et segmentation qui orchestre la dernière strophe.
Les séries asyndétiques sont également nombreuses, sans jamais de et
conclusif :
- v. 3 : bleu, clair, profond
- v. 14 : Loin des remords, des crimes, des douleurs
- v. 17-18-19 : les trois relatives introduites par Où
- v. 22-23-24 : la série appositive
La fréquence des tournures exclamatives et interrogatives suspend la
mélodie des phrases et sert le caractère non-conclusif du poème.

Effets de berceuse
On notera la recherche de toutes sortes de symétries et de régularités.
Le choix du quintil à refrain en ABABA fait pivoter la strophe autour
de son vers central. C'est la strophe également du poème « Le Balcon »,
poème qui évoque aussi un passé heureux. Cette répétition dans les vers
qui encadrent le quintil contribue largement à faire de ce poème une sorte
de chanson.
Dans le rythme* des vers également, la recherche est très sensible, en
particulier dans les vers-refrains : tétramètre régulier dans le vers le plus
connu du poème :

À quoi s’ajoutent des effets de répétition :


- immédiate (épizeuxe) : v. 12 Loin ! loin !
- d’un vers à l’autre : v. 2-3 océan, str. 2 : la mer
- polyptote* : v. 18 on aime/être aimé chacun en fin d’hémistiche.

Harmonie des sonorités

Les rimes se font écho souvent à l’intérieur de la strophe, mais aussi


d’une strophe à l’autre.
Les rimes de la str. 1 sont toutes fondées sur une contre-assonance* en
[t] : Agathe – cité – éclate – virginité – Agathe
La rime en -ate trouve son écho dans la str. 3 avec frégate – Agathe –
frégate.
La str. 2 est fondée sur une alternance de sons ouverts/fermés sur des
voyelles très proches, [Ø] et [œ].
La rime en eurs (labeurs – grondeurs – labeurs) trouve son écho dans
la str. 3 avec pleurs-douleurs. Remarquons qu’un mot récurrent du
poème fait écho à cette rime : c’est le mot cœur (v. 1 – 5 – 13 – 19).
Ainsi les 2 premières strophes sont liées par une très forte cohérence
des homophonies finales, la strophe 3 rassemblant les rimes dominantes
des str. 1 et 2.
Dans la deuxième partie, les effets sont différents, on notera
simplement :
L'assonance* en [i] dans la dernière strophe (furtifs – Chine – plaintifs
– argentine – furtifs), déjà précédée par une rime elle-même en [in] dans
la str. 5 (enfantines – collines – enfantines). On notera que dans le vers de
refrain de cette même str. 5, il y a une assonance* interne également en
[i] (paradis/enfantines), ainsi que dans le vers-refrain de la str. 6
(paradis/furtifs).
De la str. 4, on soulignera la rime en [e] (parfumé – aimé – parfumé)
qui fait écho à la str. 1 où se trouve également une rime en [e] (cité –
virginité). On rappellera que ces deux strophes ont la même position
première par rapport au groupement structurel par 3.

À la césure*, les effets sont moins nets et moins fréquents. On citera :


Dans la str. 1, la répétition de parfois et de océan.
On retrouve parfois dans cette même position au v. 13.
Contre-assonance* en [r] en rime interne au v. 14 (remords/douleurs)
Rime batelée en [e] aux v. 18-19 (aimé/volupté)
Quelques effets de sonorités internes aux vers :
[rg]/ [gr] au 2e hémistiche du v. 8 : oRGUE des vents GRondeurs
[par] au début de PARadis PARfumé (v. 16-20)
dans les v. 22 à 24 :
On peut être sensible à la douceur qui émane de ce poème qui
commence par une évocation pleine de mélancolie et de tristesse pour
aboutir à une nostalgie que l’on peut dire « lumineuse », sans avoir peur
de l’oxymore*, puisque c’est la tension même qui habite l’ensemble, un
ensemble qui est une chanson douce, qui relève d’éléments lita-niques,
mais qui n’est pas sans allégresse
Alliance, donc, de la nostalgie et d’un bonheur à évoquer le bonheur,
même enfui : on passe ainsi des cris plaintifs à la voix argentine de la
chanson et de la poésie.
1 Professeur à l’université de Paris XII-Val de Marne. Spécialiste de poésie contemporaine, de
poétique, de versification et de psychanalyse, elle a donné de nombreuses conférences et publié
articles, traductions et ouvrages dont Saint-John Perse : l’être et le nom (Paris, 1985, Champ
Vallon, coll. « Champ poétique »), La Versification (Paris, 1990, Puf, coll. « Que sais-je ? »),
Dictionnaire de poétique (Paris, 1993, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, coll. « Les
usuels de Poche »), L'autre versant du langage (Paris, 1997, Librairie José Corti).
Explication 12

Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire


Par Nebil Radhouane1

Cette approche est à cheval sur le commentaire littéraire et la


description stylistique. Son intérêt est de donner à la sensibilité
esthétique, inévitable dans toute lecture poétique digne de ce nom, la
plausibilité d’une analyse. Nullement gratuites, les interprétations
proposées sont toujours étayées par des indices observables dans la forme
et à tous les niveaux de l’écriture.
Il s’agit donc d’une émotion, voire d’un lyrisme, très en prise avec le
texte. Mais nous entendons par « texte » à la fois le poème en question et
l’ensemble du recueil dont il constitue un maillon essentiel. L'attention
aux structures, voire aux microstructures linguistiques du seul poème «
Remords posthume », ne permet de percevoir utilement le charme et
l’originalité de la vision baudelairienne que si elle est appuyée par une
connaissance de tout le recueil, de son architecture globale et de son
mouvement de cycle en cycle. Aussi bien par ses thèmes que par les
procédés qui y sont mobilisés, « Remords posthume » est le résultat de
ses composantes internes, mais constitue à son tour une composante
indissociable de la cohérence globale, une « forme-sens » de tout
l’édifice que sont Les Fleurs du mal.
Le poème
« Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poëte),
Durant ces grandes nuits d’où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
– Et le ver rongera ta peau comme un remords. »
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal [1861],
section « Spleen et idéal », XXXIII, Le Livre de poche, 1972, LGF.

Introduction : morale d’outre-tombe

Le thème de la mort revient si souvent dans les Fleurs du mal qu’il


peut paraître rebattu et lassant. Élevé toutefois à la dignité d’une
symbolique, il est toujours traité d’une façon singulière. Omniprésente, la
mort est certes reprise avec insistance, souvent à travers les mêmes
motifs, sinon dans les mêmes termes. Mais cette récurrence est au service
d’une cohérence : elle confère à l’ensemble des poèmes, apparemment
disparates, une homogénéité qui ramasse le sens.
Nombreux sont en effet les poèmes qui s’inscrivent dans cette
thématique, d’abord ceux qui l’affichent dès le titre : « La mort des
amants », « La mort des pauvres », « La mort des artistes »… Mais,
ailleurs que dans le cycle de la mort proprement dite, on peut affirmer
qu’il n’est pas, jusque dans les pièces aux notes hédonistes et
voluptueuses, un seul poème qui ne soit, en profondeur, habité par la
mort.
Beaucoup trop conscientes de cette insistance, des fantaisies «
phonétistes » et « littéralistes » verraient volontiers dans le titre du poème
« Remords posthume », outre l’occurrence dérivée de l’épithète
(posthume = « après la mort »), une allusion phonétique inconsciente à
mort dans remords. On peut ne pas aimer cette finesse d’oreille et lui
préférer « une certaine surdité ». Mais il n’est pas sûr qu’un tel
entrechoquement lexical ne soit sans rapport avec cette « réverbération
des mots » qu’initie justement Baudelaire et que reprendra Mallarmé. À
ce propos, Baudelaire lui-même écrira dans L'Art romantique : « Il y a
dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en
faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue c’est pratiquer une
espèce de sorcellerie évocatoire. » (Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, p. 1035, c’est nous qui soulignons.).
Comme le thème de la mort peut paraître, à première vue, beaucoup
trop commun, son association au motif du sommeil peut paraître
beaucoup trop classique.

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !


Dans un sommeil aussi doux que la mort,

C'est ainsi que s’exprimait Baudelaire dans « Le léthé », qu’un seul


poème sépare de « Remords posthume ».
Cette allusion constante au décubitus funéraire est ainsi exprimée en
termes de lassitude ou de désir de repos. Image certes habituelle et
attendue si l’on se rappelle le Moïse de Vigny implorant Dieu :

Laisse-moi m’endormir du sommeil de la terre !

On retrouvera encore cette association classique de la mort au sommeil


dans Le Dormeur du val de Rimbaud, titre où, d’ailleurs, on a pu voir, à
la faveur des mêmes interprétations « phonétistes » évoquées plus haut,
un croisement sonore mimant l’alliance thématique et métaphorique :
dormeur = dort + meurt.
Si la récurrence du thème de la mort à travers les mêmes motifs
imaginaires sert à affermir l’architecture générale du recueil, à lui donner
du « corps », l’intention métaphorique diffère d’un poème à l’autre. Dans
« Remords posthume », cette intention procède d’un fonctionnement plus
complexe qu’il n’y paraît. Car au-delà de cette quête classique du
gouffre, de l’idéal dans le néant et du repos dans la mort, laquelle quête
demeure, à bien des égards, très baudelairienne, le passage dans ce
poème du « phore » au « thème » de la métaphore* générale, du « corps »
à « l’âme » de l’allégorie*, bref du comparant au comparé, se nourrit
d’une capacité vertigineuse de retournement et de « réversibilité » qui
enferme le sens, autant qu’il l’ouvre indéfiniment, dans sa propre
circularité. La question finale attribuée au tombeau et vers laquelle
converge tout le poème dans une montée suspensive et tendue, aggravera
paradoxalement le questionnement, creusera le mystère, non par la fuite
vers l’insondable cette fois mais par le retour en arrière, par le renvoi des
attributs de la mort à ceux de la vie : pas de réponse dans la mort mais
plutôt une question dont la réponse est à chercher dans la vie, laquelle, à
son tour, ne produit que des questions…
La bipolarité fondamentale de ce thème baudelairien est d’autant plus
complexe qu’elle s’exprime à travers, non pas les assertions du « je »,
mais les prémonitions et les reproches adressés à « tu ». La fonction
conative est un pas supplémentaire dans l’aggravation de la solitude et de
l’incommunicabilité ; c’est la marque d’une plus grande distanciation,
d’autant plus que « tu » est ici l’expression grammaticale du féminin :
une destinataire qui aurait pu (aurait dû) être une amante et une parfaite
confidente.
Le tombeau dans « Remords posthume » n’est donc pas ce « gouffre »
où trouver du « nouveau », ce n’est pas, non plus, le lieu amène où
trouver le repos, mais bien le lieu terrible où la sur-réalité nous renvoie,
encore une fois, à la réalité. Lieu des reproches et des remords, le
tombeau ne promet donc pas la paix éternelle, mais reconnaît que le réel,
aussi sordide qu’il soit, est peut-être meilleur que l’idéal.
La question qui clôt le poème, mais dans le même temps qui le laisse
béant, est tout entière orientée vers le thème de l’inutilité, de la vanité «
méta-physique » : Que vous sert ? C'est que, tiraillé entre le plaisir et le
néant, Baudelaire trahit, plus qu’une désillusion, un renversement de la
vision esthétique, éthique et religieuse, où la chasteté ne serait ni plus
avantageuse ni même plus morale que la volupté. L'inquiétude
métaphysique de Baudelaire, pour insoluble qu’elle soit, servirait au
moins à légitimer « l’abomination » du beau et la beauté du péché, par-
delà les promesses du néant.

Composition du poème : de la longue phrase complexe…

Hors le dernier vers, introduit par la ligature Et, le poème entier est
constitué d’une seule phrase complexe. Les deux premiers quatrains
forment la subordonnée temporelle introduite, anaphoriquement, par la
conjonction Lorsque (premier et troisième vers), puis par Quand
(cinquième vers).
La principale commence à l’attaque du premier tercet par l’irruption
du substantif Le tombeau, mot capital qui se produit à une place de choix,
à la charnière des deux parties de la métaphore* globale : le phore et le
thème. Sur toute l’étendue de la subordonnée dans les deux premières
strophes, est décrit un sommeil dont l’aspect inconfortable et opprimant
s’affirme de plus en plus, mais où le tombeau n’est pas encore désigné
nommément. L'accumulation anaphorique a, dès la subordonnée, une
fonction déceptive, puisque le poème commence sur une note détendue :
« Lorsque tu dormiras ». Mais, de proche en proche, se révèle
l’angoissante posture funéraire à travers les connotations* du tombeau :
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse, puis les termes exprimant
l’étouffement et l’immobilité : opprimant ta poitrine peureuse/empêchera
ton cœur de battre et de vouloir/Et tes pieds de courir…
Annoncé en tête du premier tercet, le « thème » de ce sommeil
métaphorique se condense dans le seul mot nucléaire, marqueur de
transition : Le tombeau. Mettant fin à la longue protase des deux strophes
initiales, ce mot amorce la chute conclusive (apodose) et l’information
attendue. La longueur de la protase en comparaison de l’apodose, plutôt
brève, est l’expression d’une cadence* dite « mineure ». Or, c’est dans la
partie brève de l’apodose que se trouve, paradoxalement, la question «
majeure ». On pourra dire aussi que, structuré de cette façon, le poème ne
s’étend longuement sur l’allusion et l’image que pour mieux nommer le
drame. Le mot cruel tombe comme un couperet pour réduire le poème à
son seul thème, et ramener la phrase à sa seule principale. Car c’est là,
justement, que se trouve le principal.
Le tombeau, aussi cyniquement révélé, est étouffant et angoissant (voir
l’étymologie de cet adjectif qui n’est pas sans rapport avec l’idée
d’étranglement) ; non seulement parce qu’il connote l’apnée et le cœur
qui cesse de battre, comme il a été suggéré dans les deux premiers
quatrains, mais aussi parce qu’il est porteur d’une interrogation. La
torture « principale » est dans cette parole promise, ultime et effrayante,
du tombeau : Te dira :… La question est d’ordre « essentiel »,
métaphysique mais à rebours, en retour et, pour ainsi dire, « en négatif » :
parce que du « méta-physique » (posthume) elle renvoie proprement au «
physique » (vivant) : « Que vous sert de n’avoir pas connu ce que
pleurent les morts ? »
Le poème aurait pu se terminer sur cette prosopopée* interrogative.
Mais la vraie conclusion est venue, ciselée et isolée comme une ultime
sentence, dans le tout dernier vers formant une phrase à part : « – Et le
ver rongera ta peau comme un remords. » Conséquence du reproche
tombal et peut-être du manquement au devoir charnel (un péché à
l’envers ! ?), la torture d’être la proie des vers de terre, comparés au
remords (plutôt que le remords comparé aux vers de terre), est certes un
châtiment. Mais c’est aussi, par conséquent, une morale, entendue au
sens large.
La composition du poème traduit donc parfaitement cette leçon qui
nous vient de la mort pour mieux nous renvoyer à la vie. Elle est certes
pleine d’effroi et de pessimisme car elle met la destinataire, le lecteur,
mais aussi le poète, devant un drame anticipé mais irréversible, alors
même que la question fondamentale ne trouve sa réponse que dans une
indépassable réversibilité. Le passage de l’aspect prospectif au début du
poème (utilisation du futur) vers l’aspect rétrospectif à la fin (utilisation
de l’accompli : de n’avoir pas connu), n’exprime pas que le regret
ordinaire, mais aussi et surtout l’impossibilité dramatique de trouver un
meilleur salut que dans le vécu.

Explication linéaire

Les deux quatrains : l’oxymore* de l’hyperpnée-dyspnée

La montée dans les deux quatrains tournés vers le futur, puis la chute
tournée vers le passé dans les deux tercets moins le vers final, miment
par leur cadence* le mouvement en deux temps de la respiration :
inspiration, puis expiration. Or, cette structure circonflexe est elle-même,
dans le détail de ses deux phases, toujours bipolaire. La protase, dans les
deux quatrains, est manifestement hyperpnéique par sa longueur et ses
accumulations suspensives. Or, c’est paradoxalement une hyperpnée à
vous couper le souffle, ce qui n’est pas sans rapport avec le contenu où
tout s’exprime dans le code de l’étouffement. Dans ce sens, les deux
quatrains forment à eux seuls un oxymore* global : hyperpnée-dyspnée.
L'option temporelle de la subordonnée introduite par lorsque déplace
d’emblée l’anticipation du cadre de l’hypothèse et de la supposition vers
celui de la certitude : tu dormiras, futur catégorique auquel le circonstant
temporel lorsque confère une fiabilité de la prémonition et une «
notoriété » de l’information. L'anticipation est donc posée plutôt que
supposée. Su d’avance, bien que son vrai sens relève toujours de
l’inconnu, le remords posthume prend ainsi les caractères d’une destinée.
Le début quelque peu rassurant, grâce à cette apparente promesse de
repos, gagne très tôt en ambiguïté. L'expression hypocoristique* ma belle
noie très vite son éclat dans l’univers des ombres : ténébreuse . Mais
c’est aussi une allusion à cette beauté ambivalente qui caractérise
l’imaginaire baudelairien. Les « ténèbres » sont en effet omniprésentes
dans Les Fleurs du mal, non pour alimenter un aspect unilatéral du code
chromatique, mais pour traduire cette indicible intrication du clair et du
sombre dans le seul mystère. Qu’il suffise de rappeler cette « ténébreuse
et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté » dont il est
question dans le poème « Correspondances » (voir aussi « Les
Bohémiens », « La chevelure », « Les Yeux de Berthe », « Les Aveugles
», « Le Guignon », « Les Ténèbres », etc.).
La même ambivalence et le même mystère caractérisent ainsi les
phantasmes tourmentés de Baudelaire lorsqu’il parle de la femme. Voilà
pourquoi on peut déjà percevoir, dans le deuxième hémistiche du premier
vers, une ironie* de l’entrée en matière, laquelle promet déjà une
revanche prise sur cette beauté « ténébreuse » et insouciante. Les germes
du reproche, et partant, du remords, sont donc déjà là.
L'antithèse en clair et ombre, qui s’amorçait au premier vers et dont la
binarité était marquée par les deux hémistiches nettement séparés à la
césure*, s’affirme autrement dans le deuxième vers. L'irruption de la
locution prépositive « au fond de » transforme l’horizontalité
réconfortante du décubitus en une verticalité souterraine. Le froid
marmoréen du monument-tombeau (qui est aussi celui de la mort), ajouté
à la couleur noire, met déjà dans le poème, sinon une note funèbre, du
moins une sensation de malaise : « Au fond d’un monument construit en
marbre noir. »
Un moment, on a pu croire à la coloration positive du mot monument,
placé en outre sous un accent fort. L'illusion méliorative continue avec le
participe construit qui connote le labeur et l’application. Mais l’ironie*
en est vite soulignée, en queue de vers, par l’expression inquiétante : en
marbre noir.
Avec la reprise anaphorique de la conjonction temporelle Et lorsque,
s’affirme plus nettement le rapport, encore in absentia il est vrai, entre le
monument et le tombeau. La négation restrictive ne… que réduit le
champ de la volonté posthume. Elle ne laisse pas à la destinataire la
liberté de choisir sa « propriété », comme en témoigne d’ailleurs l’emploi
du verbe avoir soumis à la contrainte restrictive du moule syntaxique
suivant : n’avoir pour SN que SN :

Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir


Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;
Les mots alcôve et manoir renchérissent, en plus intime, sur
monument. Lieu fermé et « imprenable » (voir son étymologie arabe),
l’alcôve évoque le mystère et le secret où la destinataire tenait sa vie
privée et ses plaisirs inavoués. Idem du manoir, ancien déverbal de
maneir signifiant « demeurer » et dont le sens sera plus tard « une
habitation importante entourée de terres ». La fosse funéraire, qui est
promise à la destinataire, le lui rendra bien, en substituant à un lieu de
plénitude fantasmée un lieu de viduité constatée, comme l’illustrent les
vocables caveau et creuse. À la clôture protégée de l’alcôve et du manoir
s’oppose, en outre, cette cavité découverte et livrée aux intempéries, ce
qui pourrait justifier l’emploi de l’épithète : pluvieux.
La conjonction Quand relaie la conjonction Lorsque à la dernière
articulation du souffle accumulé. La deuxième strophe commence par un
vers fortement allitérant :
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse.
Cette récurrence de la lettre p resserre tellement la tessiture phonique
dans ce vers qu’elle traduit bien, dans la prononciation constamment
labiale et « constrictive », l’atmosphère étouffante dont il est question.
De plus, la lettre p se produit toujours combinée à la lettre r, ce qui étend
les limites de l’allitération* en p à celles d’une paronomase* raboteuse en
pr : pierre, opprimant, poitrine, peureuse.
Au fur et à mesure que se resserre l’étau, paradoxalement, le souffle de
la subordonnée se déploie et ses propositions enchâssées s’allongent et se
coordonnent :

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse


Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

L'insertion de la séquence participiale s’attarde sur les détails


contrastés de l’ironie* du sort :
« Ta poitrine peureuse et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir »
Vs
« Opprimés par la pierre »

Mais il ne s’agit encore que d’une incidente, avant le procès


fondamental de la proposition, empêchera, qui « enjambe » le troisième
vers pour annuler deux autres procès vitaux :

« le battement et la volonté du cœur »


« la course aventureuse des pieds ».

Rappelons que la destinataire du poème n’est sujet grammatical (tu)


que dans la première strophe. Son seul verbe vraisemblablement actif est
dormiras, encore que le sémantisme statique de ce dernier le rapproche
déjà d’un procès subi et involontaire. Totalement absents lorsqu’ils
pouvaient être attribués à la destinataire-sujet, les verbes de mouvement
se rapporteront, dans la deuxième strophe, à la pierre tombale. La
destinataire cesse d’être sujet grammatical pour devenir, à travers ses
attributs vitaux, l’objet d’une annulation totale. En définitive, il y a deux
types de mouvements :
- ceux du cœur et du corps sont l’objet neutralisé ;
- ceux de la pierre tombale sont le sujet neutralisant.
Le cœur qui cesse de battre n’est pas à entendre uniquement au sens
physiologique (la mort est un cœur qui cesse de battre), mais aussi au
sens psychologique (le cœur bat pour l’être aimé et pour l’idéal auquel on
aspire). L'alliance de battre et de vouloir est effectivement zeugma-tique,
qui attelle l’abstrait au concret et fait passer, pour ainsi dire, du cœur-
organe au cœur-sentiment.
Le corps, dans sa mobilité vitale et ses emportements joyeux, est,
quant à lui, exprimé synecdochiquement par : Et tes pieds de courir leur
course aventureuse.
D’habitude intransitif, le verbe courir, placé sous l’accent d’intensité
(au cœur du vers tout comme le mot cœur au vers précédent), est
employé avec un complément interne : courir une course. Or, ce n’est
pas la reprise redondante des traits sémantiques du verbe courir par
course qui importe ici, mais l’adjonction de l’épithète aventureuse.
L'information attendue, et tout le prédicat, se déplacent de courir vers
aventureuse, comme s’il s’agissait, non pas d’une réponse à la question :
empêcher de faire quoi ? mais à la question : empêcher de courir quelle
course ? C'est donc là une allusion aux joies libres du corps, lesquelles
sont permises et manquées in vita, puis interdites et regrettées post
mortem. Et c’est surtout la persuasion que la seule « connaissance »
possible est offerte par la vie, même si l’entreprise demeure intransitive
et sans réponse. L'espace de la vie paraît, aux yeux du poète, infiniment
plus vaste que celui de la mort : il ne promet pas plus de nettes
destinations mais ouvre à l’« aventure » ; il ne garantit aucune « conquête
» de l’idéal mais en assure au moins la « quête ».

Les deux tercets : l’« inconnaissance » reprochée

À partir du premier tercet est nommé le sujet recteur de la longue


phrase complexe : Le tombeau. C'est en même temps le thème de la
métaphore* globale. Écrit sans majuscule initiale, il serait à entendre au
sens concret, pour mieux illustrer l’aspect abrupt et cynique de la
révélation. La chute vers le réalisme est cependant très vite relayée par un
second élan symbolique. Le refus initial de l’allégorie*, où le Tombeau
eût été écrit avec majuscule, est démenti maintenant par cette
personnification* qui lui accorde le statut de confident poétique et de
complice intellectuel, avant d’aller jusqu’à lui donner la parole.
Ainsi « rejeté » au début du neuvième vers, le mot tombeau est mis en
relief. L'isolement du syntagme en tête de vers, détaché comme il l’est
par la virgule, et le déplacement de l’accent sur sa dernière syllabe plutôt
qu’à la césure* (ici enjambante), introduisent un trébuchement
significatif du rythme*. La surprise n’est cependant pas due à la seule
dislocation rythmique ; elle vient aussi de cette première et seule
intervention du « moi » : confident de mon rêve infini. L'expression
exclusivement conative du poème est ainsi rompue par cette irruption,
inévitable et presque autoritaire, de l’expression lyrique. Mais cette
invasion du « moi » est vite expliquée, par parenthèse, dans une incidente
où elle paraît promue au rang de loi objective et d’analogie universelle :
du « moi » spécifique, on passe, comme si cela allait de soi, au « poëte »,
mot générique et notoire :

Le tombeau, confident de mon rêve infini (Car le tombeau toujours comprendra le


poète).

Ce n’est pas un passage du « je » à « il » mais au « poëte ». Or ce mot


n’exprime pas le « délocuté », ne renvoie pas à l’absent, mais plutôt
affirme une présence de nature supérieure. Le mot poëte renchérit sur
confident, rêve infini et comprendra pour compléter la thématique d’une
complicité d’ordre intellectuel. Le tombeau et le poète sont parents dans
la même foi (peut-être même religieuse : confident vient du latin cum
fidem), la même quête métaphysique et le même désir de « connaissance
».
Encore une fois s’exprime, à travers deux syntagmes qui riment
ensemble, cette réversibilité de la vision baudelairienne : rêve infini/
somme banni.
Le tombeau, métonymie* de la mort, est le compagnon du poète dans
son rêve constamment éveillé, rêve infini, mais aussi rêve d’infini, si l’on
admet avec Baudelaire que cette fosse du néant est en même temps « la
fosse de l’Idéal ». La complicité avec le tombeau est, au sens propre, une
entente. Et voilà que ce rêve assisté par la mort se transforme en
révélation partagée et que l’insomnie permanente se mue en vigilance
spirituelle :

Le tombeau, confident de mon rêve infini


(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d’où le somme est banni,
Le somme, ainsi qualifié par banni (et ainsi réduit dans le temps
puisqu’il est plus court que le sommeil), fait pendant à dormiras pour
former une antithèse à distance. Alors, l’ironie* se précise davantage, qui
éclaire le double sens de ce sommeil attribué à la destinataire au début du
poème : le sommeil de la femme indolente, indifférente à la quête
éveillée du poète durant la vie, sera terriblement puni par le sommeil que
lui promet le tombeau : Lorsque tu dormiras, non plus dans les alcôves et
les manoirs, mais au fond de…
La prosopopée* qui ouvre le deuxième tercet est une question oratoire.
Elle présuppose la réponse par le néant :

« Que vous sert, courtisane imparfaite,


De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »

« Rien » ou « à rien » devra répondre la destinataire. Mais il s’agit


encore d’une question à deux paliers ; elle comporte deux proformes* :
deux pronoms attendant des réponses partielles : Que (pronom
interrogatif) puis ce que (pronom relatif). Or la première proforme* sitôt
comblée (paradoxalement) par le « rien », voilà que la vraie question se
déplace vers le deuxième pronom pour porter sur le ce que : proforme*
sans réponse cette fois, ou dont la réponse reste ouverte.
Complément d’objet de connaître, la subordonnée ce que pleurent les
morts renvoie à quelque chose que le poète ne nomme pas. Il s’agit d’une
périphrase*, d’une circonlocution qui, au premier degré, référerait aux
plaisirs manqués (voir plus haut ce que nous avons appelé « manquement
charnel » et « péché à l’envers »). Mais il ne pourrait ne pas s’agir d’un
renvoi, au second degré, à cet objet de connaissance supérieure et de rêve
infini sur la voie desquels le poète s’est engagé en connivence avec le
tombeau et sans la participation « inquiète » de la femme. Même si le
plaisir charnel est consommé, il est demandé encore à la courtisane ce «
plus » spirituel qui la rendrait parfaite. Mais la « perfection » aux yeux
de Baudelaire ne réside pas dans les conceptions « positives » de la
connaissance. La sienne ne donne pas de réponses certaines, ne révèle
aucune vérité si ce n’est celle, hésitante et opaque, de l’effroi et de
l’inquiétude. Car cette connaissance revendiquée par le poète est elle-
même, plutôt qu’infinie, non finie : elle se traduit par ce lieu nébuleux,
indicible, du ce que, ce point aveugle d’une question à laquelle on n’aura
pas trouvé réponse (voir encore la fin du poème « Les Aveugles »). Ainsi
pourra-t-on dire que la question du tombeau trahit une opacité (une
cécité) à trois niveaux :
Le pronom interrogatif Que, proforme* de tout le procès voué à
l’inanité.
Toute la subordonnée relative ce que pleurent les morts, périphrase*
pour un objet de connaissance indéterminé.
Le pronom relatif ce que, objet, tout aussi indéterminé, de pleurer.
Le sujet de pleurer est, quant à lui, renvoyé en queue de vers : les
morts. Or sa pertinence positionnelle n’a d’égale que son « impertinence
prédicative ». Car d’habitude, les vivants pleurent les morts, non
l’inverse. Cette recatégorisation des éléments de la vie et de la mort, cette
redistribution des causes et des effets, seront exprimées, d’une façon
également extrême, dans la comparaison du vers final :
Et le ver rongera ta peau comme un remords.
La boucle est bouclée comme dans plusieurs poèmes de Baudelaire. Le
premier mot du titre remords est celui-là même qui clôt le sonnet. Or,
plutôt qu’une figure de la perfection, cette circularité traduit moins la
clôture que la béance. Cette dernière phrase, introduite par une
conjonction Et à valeur consécutive-conclusive, ne résout rien malgré son
laconisme péremptoire et ses allures de verdict. Au lieu de mettre un
terme au supplice promis, cette sentence inaugure le prolongement
in(dé)fini d’une torture dans la mort par les « questions » de la vie.
Cette torture, quoique posthume, est d’abord imaginée dans les termes
d’une douleur physique : rongera ta peau. D’ordinaire, on compare les
notions abstraites à des sensations concrètes, conformément à la logique
comparative qui tend à ramener l’inconnu vers le connu. Or, dans ce vers
ultime, le connu (le vécu) est abstrait : le remords ; l’inconnu (le
posthume) est concret (les vers de terre qui rongent la peau des morts).
S'y ajoute que l’emploi du mot remords, dans un tel contexte
linguistique, est une trouvaille étymologique, puisqu’il s’agit d’un
déverbal de l’ancien français « remordre », issu du latin remordere dont
le sens était concret : « mordre à son tour, en retour, ronger ».
Autre part, pourtant, Baudelaire a l’habitude d’employer cette
comparaison en maintenant la configuration inverse : le remords est
comparé et le ver est comparant. On trouvera cette comparaison classique
au début du poème « L'Irréparable » :

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,


Qui vit, s’agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
Comme du chêne la chenille ?
Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?

Le remords promis à la destinataire est dû à un reproche que ne se fera


pas le poète, lui qui semble avoir connu ce que pleurent les morts. Mais
l’obsession de la décomposition physique, l’effroi de la torture posthume
subsiste en filigrane, même lorsque le poète décide d’offrir
généreusement sa « carcasse » aux corbeaux et aux vers de terre. Dans le
poème intitulé justement « Le Mort joyeux », le tombeau, cette fois « haï
», est remplacé par une fosse découverte, exposée librement aux rapaces :

Ô vers ! noirs compagnons sans oreilles et sans yeux,


Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
À travers ma ruine, allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

Dans l’un et l’autre poèmes, l’angoisse promise à l’autre (« Remords


posthume »), ou allégrement niée (« Le Mort joyeux »), est en vérité la
sienne propre. Cette torture physico-morale (le vertige de la réversibilité
baudelairienne en fait une seule et même chose) dont est menacée la
courtisane imparfaite dans sa demeure posthume est aussi celle de
Baudelaire. Et le remords dont il est question ne serait peut-être que
l’expression du doute qui le tenaille, physiquement et métaphysiquement.

Conclusion : le supplice (d’)absolu

La figure du remords est celle de la torture infinie, mais surtout celle


de l’infini qui torture. Cela est manifeste dans cette circularité paradoxale
par laquelle, forme à la fois réflexive et intransitive, cette figure ronge
son objet et se ronge elle-même. La fin arythmique, et résolument
prosaïque du sonnet au dernier vers, s’inscrit dans ce refus baudelairien
de parfaire les réponses et de simuler la perfection. Tout comme sa «
morale » semble procéder d’une autre éthique, et son humanitarisme
d’une autre charité, son goût pour le dégoût procède d’une esthétique
singulière : le supplice posthume est éprouvé sur le mode tactile avec ce
goût sadique de l’horreur.
Sous l’apparence d’une métaphore* classique (sommeil/mort),
Baudelaire réussit à condenser en deux phrases l’histoire d’une destinée
qui enjambe la mort. Fosse de la fin ou fosse de l’infini, le tombeau
n’offre qu’un seul idéal : le remords. Or ce dernier est pire que le néant,
car il a mémoire du vivant.
Cette réversibilité est très bien traduite dans un sonnet où, conservant
d’abord leur sens propre, les mots passent, dans un tourbillon sans fin, de
symbole en symbole. Ce vertige sémantique figure une intrication
presque organique du charnel et du spirituel, du physique et du
métaphysique, du concret et de l’abstrait. Tellement qu’on n’arrive plus à
distinguer le connu de l’inconnu.
L'originalité de ce poème, mais aussi l’unité et la continuité
intertextuelles dans le même recueil, auront permis à Baudelaire de
confirmer certains des aspects de sa conception poétique et de sa vision
du monde. En parlant sans cesse de la mort, le poète refuse de la traiter
par la démystification et l’euphémisme. Il tient à la dépeindre dans cette
harmonie inhabituelle, mais néanmoins stylisatrice, de la laideur et de
l’esthétique du dégoût. Mais ce dégoût, souvent attribué chez lui à la «
multitude vile » dont il se démarque et se rapproche à la fois, n’est rien
de moins que le dégoût de sa propre condition d’homme. La hantise de la
torture physique, au-delà même de la vie, revient souvent dans Les Fleurs
du mal. Bien que décrite en termes de pourriture et de charogne, la
souffrance posthume migre vite de la bête dépecée vers la femme aimée
et, partant, revient vers le poète lui-même. Ainsi s’achève « Une
charogne » :

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


À cette horrible infection,
[…]
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Et dans Un Voyage à Cythère :
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

Enfin, ce prosaïsme de la mort, cette dissection du « méta-physique »,


proprement insécable, procède ouvertement d’une conception
antireligieuse. C'est que, le remords étant conventionnellement lié à la
morale et au péché, Baudelaire l’aura réinventé poétiquement dans un
goût (dégoût ?) d’absolu, c’est-à-dire sans cet espoir chrétien de rachat
ou de repentir.
1 Titulaire d’un doctorat d’État, professeur à la faculté des sciences humaines et sociales de
Tunis, et coopérant à l’Université Roi Saoud en Arabie Saoudite. Chroniqueur littéraire au journal
tunisien Le Temps. A publié La Syntaxe dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse (Tunis, FSHS)
et Dictionnaire de stylistique, rhétorique et poétique (Tunis, CPU). Il a traduit en français un traité
d’Avicenne sur la phonétique acoustique et articulatoire (Tunis, Beït EL Hikma).
Explication 13

« Les fleurs », Stéphane Mallarmé


Par Jean-Michel Gouvard1

Le poème qui suit s’analyse aisément comme symbolique, non


seulement au sens esthétique du terme, puisqu’il s’inscrit dans la
mouvance symboliste, qui marqua de son empreinte la poésie française
de la seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi d’un point de vue
herméneutique*, en ceci que, pour l’interpréter, il convient de considérer
les représentations qu’il véhicule comme dotées d’un sens caché ou
figuré.
Dans le cadre de ce collectif consacré à l’explication de texte, nous
essaierons de déterminer dans quelle mesure l’orientation sémantique de
ce poème – soit, en l’espèce, sa nature symbolique – est susceptible
d’infléchir la méthode suivie pour son explicitation.

Le poème
« Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier et de la neige éternelle des astres
Jadis tu détachas les grands calices pour
4 La terre jeune encore et vierge de désastres,
Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
8 Que rougit la pudeur des aurores foulées,
L'hyacinthe, le myrte à l'adorable éclair
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
12 Celle qu'un sang farouche et radieux arrose !
Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui roulant sur des mers de soupirs qu'elle effleure
À travers l'encens bleu des horizons pâlis
16 Monte rêveusement vers la lune qui pleure !
Hosannah sur le cistre et dans les encensoirs,
Notre dame, hosannah du jardin de nos limbes !
Et finisse l’écho par les célestes soirs,
20 Extase des regards, scintillement des nimbes !
Ô Mère, qui créas en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
24 Pour le poète las que la vie étiole. »
Stéphane Mallarmé, « Les fleurs »2 [1866],
Œuvres complètes, t. I, Flammarion, 1983, p. 162.

De l’interprétation des symboles

Une approche traditionnelle de ce type de texte consiste à décrypter les


symboles mis en œuvre par le poète.
Dans cette perspective, on notera d’emblée que le titre du poème, Les
Fleurs, renvoie à une métaphore* usuelle pour désigner les fruits de la
création poétique, laquelle, au XIXe siècle, est devenue un cliché – au
sens rhétorique du terme (voir Bordas, E. (éd.), 2002, Clichés et
clichages. Hommages à Madame le Professeur Perrin-Nattakh, Poitiers,
La Licorne). Le syntagme nominal minimal Les Fleurs sert de titre à un
recueil de Mollevaut (Paris, A. Bertrand, 1818) et à un autre de Saint-
Valry (Paris, Delangle, 1829), et il se retrouve chez d’autres
contemporains dans des titres plus développés : Denne-Baron publie en
1825 des Fleurs poétiques (Paris, Eymery), Tampucci Quelques fleurs
pour une couronne (Paris, Garnier, 1853), Montesquiou-Fezensac un
Tablier des Fleurs (Paris, Firmin-Didot, 1855), Lachambeaudie des
Fleurs de Villemomble (Villemomble, chez l’auteur, 1861), et Léon
Magnier composera des Fleurs des champs en 1840 (Paris, Gosselin) et
les fameuses Fleurs du bien de 1858 (Paris, Magnin, Blanchard et Cie), en
écho aux Fleurs du mal de Baudelaire, publié un an auparavant3.
Introduite sous cette bannière conventionnelle de la création poétique,
la première strophe évoque la quête du poète en elle-même, par le biais
d’une métaphore* tout aussi usuelle, tu détachas les grands calices
pour/La terre jeune encore et vierge de désastres, laquelle amorce un
parallèle entre le poète et le démiurge*. L'expression tu fis (la blancheur
des lys) lui fait écho au vers 13, achevant d’inscrire le travail du poète
dans une dimension prométhéenne, selon un stéréotype bien implanté,
hérité de la poésie romantique.
Cette quête est localisée dans un ailleurs aussi bien temporel (au
jour/Premier ; Jadis) que spatial (Des avalanches d’or du vieil azur ; de
la neige éternelle des astres). Cette caractéristique est sans aucun doute
un trait de modernité. Depuis Musset – voire certains passages de
Chénier –, les poètes avaient pris l’habitude d’écrire des textes portant
sur leur art et leur pratique poétique, au point que des auteurs comme
Baudelaire – puis Mallarmé – en feront un thème privilégié de leur
œuvre. Toutefois, au milieu du XIXe siècle, de tels poèmes restent en
général articulés par rapport à une situation du monde réel, comme cela
est très net chez Baudelaire. Dans ce texte, et contrairement à ce que
Mallarmé avait lui-même pratiqué auparavant dans L'Azur, Le Pitre
châtié, A un mendiant, Vere novo, Le Guignon, Les Fenêtres, etc., la
méditation sur la création poétique est détachée de tout référent réaliste,
qui eût été susceptible de constituer le comparant de l’analogie, de telle
sorte que le lecteur perçoit les représentations qui lui sont communiquées
comme des images, au sens psychologique du terme.
Les trois strophes qui suivent décrivent les grands calices : le glaïeul,
le laurier, l’hyacinthe, le myrte, la rose et le lys. Les cinq premières fleurs
sont énumérées au fil d’une longue apposition qui court sur les deuxième
et troisième strophes, tandis que la dernière apparaît dans l’expansion du
complément verbal de la proposition indépendante qui occupe, dans son
entier, la strophe quatre. Une lecture « symbolique » de ces neuf vers
consiste à relever certaines représentations ou propriétés communes à ce
bouquet de fleurs ou, pour le moins, à certaines d’entre elles. Sans
prétendre à l’exhaustivité, nous suggérerons ici quelques pistes :
La rose et le lys sont des fleurs usuellement convoquées par les poètes
pour parler de la femme en général, ou de l’un de ses attributs4. Le laurier
et l’hyacinthe sont, quant à eux, des clichés de la douleur en amour. Le
premier, le laurier, renvoie à la métamorphose de Daphné (dont le nom
signifie « laurier » en grec), laquelle demanda à son père de la
transformer afin d’échapper à Apollon qui la poursuivait de ses
assiduités. Celui-ci, dépité, fit alors du laurier sa plante favorite. Quant à
l’hyacinthe, elle évoque la mort de Hyacinthos : ce jeune homme, dont
Apollon était amoureux, fut mortellement blessé alors qu’il s’exerçait à
lancer le disque en compagnie de son amant, et de son sang répandu
surgit l’hyacinthe.
Les histoires de Daphné et d’Hyacinthos mettent toutes deux en scène
Apollon. Or, le dieu du soleil et de la beauté n’est pas évoqué dans le
texte par ce seul biais. Si la mention des cygnes au col fin, dans
l’expansion du nom glaïeul, s’explique en partie par l’analogie entre la
forme générale de cette fleur et celle du cou des cygnes, elle amorce
aussi le motif apollonien dans la mesure où, à la naissance du dieu, des
cygnes sacrés firent sept fois le tour de l’île aux Cailles où il venait de
voir le jour, et que son père, Zeus, lui offrit un char attelé de cygnes5.
Peut-être les cygnes sont-ils aussi, malgré leur pluriel, une évocation
de Cycnos (« le cygne » en grec), le fils d’Arès. Ce héros – au sens
mythologique du terme – s’attira la haine d’Apollon en rançonnant les
pèlerins qui se rendaient à Delphes pour rendre hommage au dieu, si bien
que celui-ci demanda à Héraclès de le tuer.
Qu’il s’agisse de l’histoire de Daphné, de celle d’Hyacinthe, ou de
celle de Cycnos, la violence constitue également l’un des points
communs à ces trois récits, une violence qui est plus ou moins liée à une
incarnation de la beauté féminine et au sentiment amoureux, voire au
désir, qui en découle. Le phénomène est particulièrement net lors de
l’association de la rose et d'Hérodiade6, dans la troisième strophe, mais le
motif est esquissé dès la seconde, avec la mention du glaïeul, qui vient du
latin giadolus, « le petit glaive » (gladius + diminutif). Il est ensuite filé
tout au long du texte, grâce à la dimension polysémique d’un certain
nombre de termes-clés, qui peuvent s’interpréter selon deux registres :
(tu) détachas peut signifier aussi bien « cueillir » qu’« arracher », avec
l’idée d’« éloigner » ; fauve est à la fois une couleur, un « jaune tirant sur
le roux », et un comportement « féroce » ou « farouche » ; le séraphin est
un « ange », mais il est lié au thème du « feu » par son étymon (< de
l’hébreu saraph, qui signie « brûler ») ; foulées dans les aurores foulées
exprime aussi bien l’image de « marcher en pressant du pied » que celle
de « piétiner violemment ».
La polysémie n’est pas toujours exploitée pour broder le thème de la
violence. Par exemple, les calices revêtent simultanément une
signification botanique, une signification métonymique usuelle (calice
dénommant la fleur dans son entier et non plus une partie de celle-ci) et
une signification liturgique, qui renvoie au vase sacré où se fait la
consécration du vin à l’église. De son côté, l’hyacinthe désigne la fleur
que nous appelons aujourd’hui la jacinthe, mais le terme était déjà
archaïque ou pour le moins désuet dans les années 1860. Ce choix lexical
s’explique si l’on postule que Mallarmé a cherché à faire entrevoir, à
travers la fleur, la pierre précieuse du même nom et la couleur jaune
rouge qui est sienne, non seulement parce que ce terme est à l’époque
encore souvent employé avec cette signification en poésie, mais aussi
parce que ce coloris s’accorde avec la tonalité générale du poème, dont
tous les termes qui expriment directement ou non une couleur oscillent
entre le blanc, le jaune et le rouge : or, neige, fauve, cygnes, vermeil,
rougit, aurores, éclair, chair de la femme, rose, sang, blancheur, pâlis,
lune – prolongeant ainsi à divers degrés les motifs solaire et «
sanguinaire » qui habitent le texte, et dont Apollon est une incarnation
presque idéale7. Terminons par un dernier exemple : l’adjectif adorable
dans le myrte à l’adorable éclair signifie aussi bien « digne d’être aimé »
que « digne d’être prié », en référence à son étymologie, ad orare, et est
ainsi lié aussi bien à l’évocation de la beauté qu’à celle de la spiritualité
(ce qui n’exclut pas, par ailleurs, une lecture hypocoristique* de
l’adjectif, lequel se paraphraserait alors par « si joli »).
La dimension spirituelle dont il vient d’être question transparaît à
plusieurs reprises dans les premières strophes, avec la représentation
d’une terre vierge encore et jeune de désastres (v. 4), qui n’est pas sans
évoquer le jardin d’Eden, le séraphin (v. 7), ou encore l’encens bleu des
horizons pâlis (v. 15), mais il culmine bien entendu dans les deux
dernières strophes. L'expression liminaire, en tête du cinquième quatrain,
reprise au vers suivant, Hosannah, soit, en hébreu, « sauve (-nous) de
grâce », réfère explicitement au jour des Rameaux, qui commémore
l’accueil triomphal fait à Jésus entrant dans Jérusalem8. Par ailleurs, les
apostrophes Notre dame et Mère évoquent la Vierge Marie, et l’on relève
dans tout ce passage un lexique qui a des connotations* spirituelles et/ou
liturgiques : encensoirs, limbes, célestes, extase, nimbes, qui créas en ton
sein, Calices.
L'ensemble de ce registre est bien entendu lui aussi « symbolique », au
sens où nous employons ce terme dans ce paragraphe, dans la mesure où
Mallarmé ne saurait être lu comme un poète catholique, au sens où
Claudel, Péguy, ou encore La Tour du Pin le sont. À l’instar des
références mythologiques dégagées ci-dessus, l’enthousiasme religieux
est à interpréter comme un analogue de cet appel vers l’idéal qui habite le
poète, mais qui ne saurait être satisfait en ce monde.

Des symboles au symbolisme

La lecture qui précède constitue une élucidation des symboles. Partant


de l’idée que le texte considéré ne saurait s’interpréter de manière
littérale, le lecteur cherche à le décrypter en prêtant aux termes ou aux
expressions linguistiques qui le composent des propriétés sémantiques
spécifiques, comme la polysémie, afin d’ouvrir le champ d’interprétation,
et en leur associant des représentations culturelles sur la base de
stéréotypes partagés – lesquels, en l’espèce, se sont révélés être de nature
mythologique et chrétienne.
Ce travail de « décodage » des symboles n’est jamais achevé. Par
exemple, Les Fleurs peut aussi s’interpréter dans une perspective
psychanalytique, qui se nourrirait des mêmes représentations que celles
évoquées supra, mais en les articulant différemment les unes avec les
autres – et sans exclure nécessairement la pertinence de la lecture que
nous avons proposée, que nous pourrions qualifier de métapoétique.
Qui plus est, notre approche du poème comme constituant une
réflexion poétique sur la poésie n’est pas elle-même épuisée, loin s’en
faut, par les pistes que nous avons suggérées. Par exemple,
l’intertextualité* joue également un rôle déterminant, non seulement par
le renvoi à divers clichés propres à la poésie de l’époque, comme nous
l’avons vu, mais aussi par la référence implicite au fameux pantoum de
Baudelaire, Harmonie du soir. Ce poème, qui fut publié pour la première
fois le 20 avril 1857 dans La Revue française, développe, tout comme
Les Fleurs, une suite de représentations à connotations* mystiques, la
plupart empruntées à l’imagerie romantique. Les convergences de motifs
avec le texte de Mallarmé sont surtout sensibles dans les strophes initiale
et finale :

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige


Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
[…]
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
[…]

« Les fleurs » de Mallarmé est toutefois recentré sur la seule


dimension métapoétique, au détriment du discours amoureux qui, chez
Baudelaire, occupe le premier plan.
Cette évocation d’un texte à travers un autre texte est considérée
comme un trait définitoire de la modernité littéraire, mais elle a surtout la
propriété d’être également « symbolique » au sens où nous avons
employé ce terme, c’est-à-dire de conférer à certaines représentations
véhiculées par Les Fleurs le pouvoir de faire naître le souvenir du texte
de Baudelaire dans l’esprit du lecteur, comme par exemple la référence
aux temps anciens, les mentions de l’encens et de l’encensoir, la palette
de couleurs crépusculaires, les termes larmoyants (sanglotante, soupirs,
pleure) ou encore les verbes de mouvement tels que Monte rêveusement
et balançant.
L'interprétation des symboles apparaît donc comme une opération
jamais achevée, à la fois parce que si elle l’est par un interprétant, un
autre pourra toujours la prolonger ou lui donner une autre orientation, et
aussi parce que les mêmes éléments ne seront pas nécessairement
organisés de la même manière selon les lecteurs : tout dépend des
connaissances encyclopédiques du sujet, et de la manière dont il les
évoque pour rendre pertinentes les représentations véhiculées par le texte
(voir Sperber, D., Du symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974 ; La
Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996 ; Dominicy, M., «
Description, définition, évocation. Réflexions préliminaires », dans
Mimésis. Théorie et pratique de la description littéraire, édité par D.
Acke, Louvain, Peeters, 1993, p. 43-55 ; « Du “style” en poésie », dans
Qu’est-ce que le style ?, édité par G. Molinié et P. Cahné, Paris, PUF,
1994, p. 115-137 ; « Rhétorique et cognition : vers une théorie du genre
épidictique », Logique et analyse, nos 150-151-152, 1995, p. 159-177 ; «
Pour une approche cognitive des genres : l’Espagne de Théophile Gautier
», Revue Belge de Philologie et d’Histoire, n° 75, 1997, p. 709-730 ; «
Pour une étude linguistique des variantes : l’exemple des Fleurs du mal
», dans Haben sich Sprachund Literaturwissenschaft noch etwas zu
sagen ?, édité par F.-R. Hausmann et al, Bonn, Romanistischer Verlag,
1998, p. 69-93 ; Gouvard, J.-M., L'Analyse de la poésie, Paris, PUF,
2001). Dans cette perspective, expliquer un poème ne saurait se réduire à
décrire les évocations qu’il suscite à la réception, pour chacun de ses
lecteurs. Il convient de chercher également à comprendre pourquoi il
suscite une telle modalité interprétative, ce qui suppose de dégager les
propriétés de son « dispositif symbolique ». C'est à mettre au jour l’une
d’entre elles que nous consacrerons le paragraphe qui suit.
De l’interprétation du symbolisme

Le mécanisme de l’insertion

Le poème de Mallarmé se caractérise, sur le plan syntaxique, par la


prédominance de l’insertion. Ce mécanisme, tel que défini par Joëlle
Gardes-Tamine, « consiste dans l’introduction au sein de l’unité textuelle
d’éléments qui, de quelque nature qu’ils soient, ne se rattachent à rien de
précis sur le plan syntaxique » (Gardes-Tamine, J., Pour une grammaire
de l’écrit, Paris, Belin, 2004, p. 97). Relèvent de ce mécanisme des
énoncés aussi divers que :

Pierre, ce matin, ne nous a pas dit toute la vérité.


Pierre, dans la rue, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, rue de la République, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, le seul témoin, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, témoin peu fiable, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, visiblement, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, préférant nous ménager, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, les circonstances l’en empêchant, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, je m’y attendais, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, comme je m’y attendais, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, quand il a raconté son accident, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, mes amis, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre, ô mes amis, ne nous a pas dit toute la vérité.

Dans chacune de ces phrases, sur le plan sémantique, les éléments sont
insérés avec une grande liberté syntaxique, comme le montre la
possibilité de les déplacer au sein de l’unité textuelle :

Ce matin, Pierre ne nous a pas dit toute la vérité.


Pierre, ce matin, ne nous a pas dit toute la vérité.
Pierre ne nous a pas, ce matin, dit toute la vérité.
Pierre ne nous a pas dit, ce matin, toute la vérité.
Pierre ne nous a pas dit toute la vérité, ce matin.

Cette liberté de placement peut être limitée pour certaines insertions,


mais cela tient à « des déterminations lexicales secondes, produisant des
effets sémantiques locaux » (id.), effets que reflètent les analyses en
termes de « compléments circonstanciels », d’« apostrophe », d’«
apposition de prédication seconde », etc. proposées par la grammaire
traditionnelle. Quelle que soit sa fonction, l’insertion apparaît dans tous
les cas comme un « ajout », un commentaire qui introduit ou développe
tel ou tel aspect sémantique ou énonciatif.

L'insertion dans Les Fleurs

Le phénomène de l’insertion est largement employé dans Les Fleurs.


Nous dégagerons ses propriétés en examinant dans le détail la première
phrase du poème. En effet, si celle-ci court sur douze vers, elle se réduit
en fait à un noyau propositionnel standard de type [Sujet + Verbe +
Objet], tu détachas les grands calices (v. 3), et tous ses autres
constituants sont des insertions, au sens défini ci-dessus.
• Les localisations
Devant le noyau propositionnel, on relève quatre compléments qui,
d’un point de vue sémantique, sont axés sur la localisation. Deux sont des
locatifs au sens spatial du terme, Des avalanches d’or du vieil azur (v. 1)
et de la neige éternelle des astres (v. 2), et les deux autres des temporels,
au jour/Premier (v. 1-2) et Jadis (v. 3). Ces syntagmes sont juxtaposés
deux à deux, avec à chaque fois un locatif suivi d’un temporel, soit,
d’une part, Des avalanches d’or du vieil azur, au jour/Premier, et, d’autre
part, de la neige éternelle des astres/Jadis. Les deux séquences ainsi
constituées sont cordonnées l’une à l’autre, ce qui donne l’impression
d’un premier parallélisme syntaxique, suivant le schéma 1 : [locatif +
temporel] ET [locatif + temporel]. Cette analyse peut être concurrencée
par une autre lecture, où la coordination médiane entre au jour/Premier et
de la neige éternelle des astres, soit la séquence [temporel ET locatif],
jouerait un rôle de pivot autour duquel seraient distribuées les deux autres
insertions, Des avalanches d’or du vieil azur et Jadis, ce qui donne
toujours l’impression d’un parallélisme syntaxique, mais cette fois-ci
suivant le schéma 2 : [locatif] + [temporel ET locatif] + [temporel]. La
superposition des deux schémas conduit à percevoir une identité entre les
syntagmes à valeur locative, d’une part, et ceux à valeur temporelle,
d’autre part, et une opposition entre les valeurs locatives et temporelles
de ces syntagmes, soit parce qu’ils reçoivent une place déterminée dans
les suites [locatif + temporel] ou [temporel ET locatif], soit parce qu’ils
occupent des positions démarcatives, respectivement initiale et finale,
dans le schéma 2.
Il ne s’agit pas ici de faire valoir que ces quatre syntagmes se
définissent avant tout par les relations qui sont les leurs, comme cela
aurait été le cas dans une perspective structuraliste, mais de souligner
que, du fait même de leur fonctionnement syntaxique très libre, et des
relations de complémentarité et d’opposition qui sont les leurs, ils sont au
contraire perçus non pas comme des entités nettement distinctes les unes
des autres, mais plutôt comme des constituants s’équivalant, susceptibles
d’être interchangés tant qu’ils préserveraient leur fonctionnalité propre9.
Les quatre insertions liminaires des Fleurs semblent ainsi instancier une
série de type « compléments de localisation », dont ils ne seraient que des
exemples – au sens rhétorique du terme –, et dont l’agencement sur l’axe
syntagmatique viserait plus à souligner cette similitude typologique que
leurs caractéristiques particulières.

• Les appositions nominales


Dans la même phrase typographique, les cinq appositions nominales
qui courent sur les strophes 2 et 3, et qui constituent également des
insertions au sens de Gardes-Tamine, ibid., présentent un fonctionnement
similaire.
Sans nécessairement constituer des prédications secondes10, les
appositions nominales fonctionnent néanmoins comme des commentaires
détachés de l’unité textuelle, avec laquelle elles entretiennent des
relations sémantiques et, parfois, morphologiques. Dans Les Fleurs, elles
apparaissent ainsi comme un long développement de cela que sont les
grands calices mentionnés dans le complément d’objet du noyau
propositionnel.
D’ores et déjà, on notera que la mise en série de ces cinq syntagmes
nominaux instaure un parallélisme syntaxique qui tend à les présenter
comme équivalents et interchangeables. Toutefois, si le parallélisme est
depuis longtemps considéré comme un procédé caractéristique de la
poésie, il n’est en soit qu’une figure de répétition parmi d’autres. Le
problème est plutôt de chercher à déterminer pourquoi les cinq
appositions nominales visées sont susceptibles de produire un effet «
poétique » grâce à un tel procédé. Pour répondre à cette question, on
commencera par relever que chaque syntagme diffère des autres quant à
son expansion. Si L'hyacinthe (v. 9) se réduit à un syntagme nominal
minimal, les quatre autres comportent soit une épithète (Le glaïeul fauve
v. 5 ; la rose/ Cruelle v. 10-11), soit un complément déterminatif (le
myrte à l’adorable éclair v. 9), soit les deux (ce divin laurier des âmes
exilées v. 6). Qui plus est, trois de ces insertions comptent elles-mêmes
une ou deux insertions : avec les cygnes au col fin (v. 5) pour le glaïeul11 ;

Vermeil comme le pur orteil du séraphin


Que rougit la pudeur des aurores foulées,

pour le laurier ; et pareille à la chair de la femme (v.10) et Hérodiade


en fleur du jardin clair (v. 11) pour la rose. Celle qu’un sang farouche et
radieux arrose ! (v. 12) peut s’analyser soit comme une troisième
insertion relativement à la rose, soit comme une insertion relativement à
Hérodiade en fleur du jardin clair, qui relèverait alors d’un troisième
niveau d’enchâssement. Mallarmé souhaitait probablement que l’on
conservât l’ambivalence, laquelle prolonge l’analogie entre la rose et
Hérodiade.
Les structures syntaxiques changeantes de ces syntagmes entrent en
corrélation avec l’identité de nature qui est la leur, en tant qu’insertions,
pour suggérer que les développements proposés dans les expansions ne
sont que des exemples parmi d’autres de ceux qu’il est possible de
dérouler à partir des représentations que chaque fleur est susceptible de
se voir associer.
Cette propriété est mise en évidence si, tout en préservant le
parallélisme, nous modifions les appositions de telle sorte que chacune
d’elle instancie le même moule syntaxique : tu détachas les grands
calices, le glaïeul fauve des étangs blancs, le laurier divin des âmes
exilées, l’hyacinthe rose des amants désunis, le myrte vert à l’adorable
éclair, et la rose cruelle du jardin en fleur. Toutes choses étant égales par
ailleurs, les descriptions définies constituent dans ce cas de figure une
liste plus fermement déterminée par des critères formels (le patron
[[[[Article défini] + [Nom]]+[Adjectif]]+[Syntagme prépositionnel]] y
est systématique), ce qui limite le jeu des associations possibles. Le
lecteur sera éventuellement enclin à ajouter d’autres descriptions définies
à celles produites par le texte – encore faudrait-il qu’il n’y ait pas un effet
de clausule, comme ici, avec le recours à la coordination au lieu de la
juxtaposition en fin de liste. En revanche, il est beaucoup moins probable
qu’il soit tenté de « développer » les représentations associées à telle ou
telle fleur, à cause de la récurrence de la matrice syntaxique
susmentionnée.
Dans cette perspective, le minimalisme du syntagme L'hyacinthe, dont
on notera qu’il apparaît en position centrale dans la série, n’est pas à
interpréter comme le reflet d’une quelconque vacuité ou d’un
insaisissable indicible. Compte tenu de son contexte d'emploi,
L'hyacinthe est perçu comme une dénomination qui, si elle ne
s’accompagne pas du déroulement des représentations qui lui sont
associées, serait susceptible de recevoir elle aussi une expansion qui les
expliciterait. En conséquence, il appartient au lecteur de retrouver, dans
ses propres connaissances encyclopédiques, les éléments susceptibles
d’être associés à l’hyacinthe, en lançant une procédure d’évocation. Et,
comme nous l’avons suggéré ci-dessus, cette invite ne vaut pas seulement
pour ce syntagme nominal minimal, mais pour l’ensemble des insertions
de la série, dont les expansions, par leur diversité, amorcent le processus
d’évocation sans pour autant le verrouiller.
Que l’on s’arrête aux compléments de localisation qui ouvrent la
phrase typographique, ou aux appositions qui en constituent la seconde
partie, l’effet recherché par le poète est le même. En inscrivant les
insertions de l’une et l’autre série dans une dynamique qui suggère à la
fois une identité fonctionnelle entre les constituants, et le caractère
inachevé de la série ainsi initiée, le lecteur perçoit le caractère
symbolique des représentations délivrées, « symbolique » étant à
comprendre comme « nécessitant une procédure d’évocation pour être
interprété ». Cette procédure, dont on signalera qu’elle est également à
l’œuvre pour les insertions qui apparaissent dans les deux dernières
strophes, montre bien que c’est en dégageant les propriétés formels du
dispositif symbolique employé par l’auteur, et pas simplement en le
faisant fonctionner pour ce qu’il est, ainsi que nous nous étions contentés
de le faire dans un premier temps, que l’on explique réellement un
poème, si l’on entend par expliquer chercher à comprendre non pas ce
que nous lisons, mais pourquoi nous le lisons comme nous le lisons.
1 Professeur à l’Université de Bordeaux III. Membre de l’UMR 5610, il est spécialiste de
poétique, de métrique et de stylistique. Il a publié entre autres La pragmatique. Outils pour
l’analyse littéraire (Paris, 1998, Armand Colin, coll. « Cursus »), La Versification (Paris, 1999,
Puf, coll. « 1er cycle »), L'Analyse de la poésie (Paris, 2001, Puf, coll. « Que sais-je ? ») et De la
langue au style (éd.) (Lyon, 2005, Pul).
2 La première version des Fleurs se trouve dans une lettre que Mallarmé adresse à Cazalis le 23
mars 1864. Nous la reproduisons telle qu’elle est donnée par Barbier et Millan dans le tome I des
Œuvres complètes. Les Fleurs apparaît ensuite dans plusieurs manuscrits autographes (voir
Barbier, C.P., et Millan, G., Stéphane Mallarmé. Œuvres complètes. Poésies, Paris, Flammarion,
1983, p. 163-164), avant d’être publié dans la onzième livraison du Parnasse contemporain, le 12
mai 1866. Il sera réimprimé avec de légères variantes dans La Légende du Parnasse contemporain,
édité en 1884 par Catulle Mendès (Bruxelles, A. Brancart, p. 290-291) ; dans le troisième volume
de l’Anthologie des poètes français du XIXe siècle édité chez Lemerre (Paris, 1888) ; dans l’édition
des Poésies de 1887 ; dans Vers et prose en 1893 ; dans l’édition des Poésies de 1894, chez
Deman ; et dans le n° 155 de La Plume, daté du 15 mars 1896.
3 Après 1864, la date de composition du poème de Mallarmé, seront encore publiés Une Chaîne
de fleurs de Charles Diguet (Paris, Vanier, 1865), les Fleurs de ruines d’Alphonse Baudoin (Parsi,
Dillet, 1867), les Fleurs de bitume d’Emile Goudeau (Paris, Lemerre, 1878), Les Fleurs boréales
de Louis Fréchette (Paris, Rouveyre, 1881), les Fleurs pâles de Jacques Le Lorrain (Paris, Vanier,
1894) et, à l’aube du XXe siècle, Les Fleurs d’hiver d’Armand Silvestre (Paris, Fasquelle, 1900).
4 Voir, entre autres, Weber, H., La Création poétique au XVIe siècle en France, Paris, Nizet,
1955, p. 33-356, pour l’association de la femme et de la rose dans la poésie antique et celle de la
Renaissance. À ma connaissance, il n’existe pas d’étude systématique sur le lys, mais on en relève
de nombreux exemples dans les textes comme, par exemple, dans le titre du roman de Balzac, Le
Lys dans la vallée, où la mention du lys ne s’explique que par référence à l’association
conventionnelle entre cette fleur et la beauté de la femme.
5 Le cygne est bien entendu aussi une métaphore du poète depuis Musset, mais la dimension
apollinienne ou solaire est essentielle dans ce texte, comme dans toute l’œuvre de Mallarmé (sur ce
point, voir les études pionnières de Davies, G., Mallarmé et le drame solaire, Paris, Corti, 1959 ;
Richard, J.-P., L'Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Le Seuil, 1961). Le motif solaire est
d’ailleurs filé, dans Les Fleurs, par les expressions suivantes : avalanches d’or, azur, jour, astres,
aurores, adorable éclair, jardin clair, radieux, horizons pâlis, lune, célestes soirs, scintillement des
nimbes.
6 Dont il s’agit ici de la première mention dans l’œuvre de Mallarmé ; voir Gouvard, J.-M.,
1998, « L'Alexandrin d’Hérodiade (1866-1898) », dans Poésies. Stéphane Mallarmé, édité par F.-
C. Gaudard, Paris, Ellipses, coll. « CAPES / Agrégation lettres », p. 170-187.
7 La seule exception est le bleu de l’encens, mais cette couleur s’inscrit dans un autre réseau
symbolique, qui est abordé plus loin, celui de la liturgie catholique.
8 Rappelons que le jour des Rameaux est aussi appelé Pâques fleuries, ce qui n’est sans doute
pas sans pertinence dans un poème intitulé Les Fleurs.
9 L'équivalence est également suggérée par les assonances en [a], [é] et [è], et les allitérations en
[l] et [j], communes aux quatre syntagmes visés.
10 Sur l’association entre apposition et prédication seconde, voir Gardes-Tamine, ibid., p. 158
sv. Pour deux approches complémentaires des fonctions sémantiques de l’apposition, consulter
Leeman, D., « Compléments circonstanciels ou apposition ? », Langue française, n° 125, 2000, p.
18-29 ; Fontvieille, A., « Figures d’apposition », dans De la langue au style, édité par J.-M.
Gouvard, Lyon, Pul, coll. « Textes et Langue », p. 99-126.
11 Le syntagme prépositionnel avec les cygnes au col fin n’est pas un complément déterminatif.
Par exemple, contrairement au complément de le myrte, à l’adorable éclair, avec les cygnes au col
fin peut s’antéposer (comparer *à l’adorable éclair le myrte et avec les cygnes au col fin, le divin
laurier). Et, dans une indépendante, il pourrait être séparé de sa base (ex. : Je vois le divin laurier,
avec les cygnes au col fin > avec les cygnes au col fin, je vois le divin laurier), contrairement à un
syntagme régi (ex. : Je vois le myrte à l’adorable éclair > * à l’adorable éclair, je vois le myrte.
Explication 14

Sagesse, Paul Verlaine


Par Seth Whidden1

Voici une lecture à la fois thématique et stylistique du poème «


Chevaux de bois » de Paul Verlaine, dans la version parue dans Sagesse.
Cette approche convient particulièrement à ce poème parce que, dans la
strophe du milieu – la strophe centrale pour plusieurs raisons –, nous
constatons que des irrégularités au niveau de la versification apparaissent
en même temps qu’apparaît sur scène la « révolution » sur le plan
thématique. Si la critique verlainienne prend toujours ce mot dans son
sens physique, rappelant ainsi le cycle du manège, il nous semble que
l’autre acception – politique – du mot n’est pas moins utile, puisque les
bouleversements stylistiques coïncident avec la mention de
bouleversements politiques.
Dans Sagesse2, Verlaine reprit le poème « Chevaux de bois » de son
recueil Romances sans paroles3. Poème lyrique présentant un manège
bruxellois, l’innocence de ce poème semble tromper la plupart de ses
lecteurs : la tranquillité et la simplicité d’une fête foraine étant un leurre
qui mène souvent les critiques à des analyses trop simples. Quoique
Jacques Robichez nie l’importance des variantes des « Chevaux de bois
», disant que celles-ci « [...] sont d'un faible intérêt »4, nous tenons
justement à regarder de près quelques-unes de ces divergences,
notamment dans les vers qui ne se trouvent que dans la version du poème
parue dans Sagesse. Sans supposer connaître chez Verlaine « le désir de
voiler tels éléments biographiques trop précis »5, nous constatons que
c’est dans ces vers, à l’intérieur d’un tableau si paisible, que se trouvent
suggérés de grands bouleversements – subtils, certes, mais présents tout
de même – qui semblent échapper à la critique verlainienne6.

Le poème
« Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
L'enfant tout rouge et la mère blanche,
Le gars en noir et la fille en rose,
L'une à la chose et l'autre à la pose,
Chacun se paie un sou de dimanche.
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur !
C'est étonnant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
Tournez au son de l’accordéon,
Du violon, du trombone fous,
Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.
Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.
Tournez, dadas, sans qu'il soit besoin
D'user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds :
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que sonne à la soupe
La nuit qui tombe et chasse la troupe
De gais buveurs que leur soif affame.
Tournez, tournez ! Le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
L'église tinte un glas tristement.
Tournez au son joyeux des tambours ! »
Paul Verlaine, Sagesse [1874], éd. J. Robichez,
Flammarion, coll. « Classiques Garnier », 1986.

Remarques stylistiques : régularité et irrégularité

Dans la version que l’on trouve dans Sagesse, le poème « carré, neuf
fois neuf » se compose de neuf quatrains ennéasyllabiques (la version
antérieure de Romances sans paroles ne compte que sept strophes) ; cette
petite répétition de « neuf » dans la forme du poème souligne déjà la
régularité suggérée dès les premiers mots.
À la première lecture, on note les éléments déjà remarqués maintes
fois par la critique, éléments qui se trouvent dès la première strophe de ce
poème supposé si régulier : l’anaphore* de l’impératif « Tournez » (et de
son cousin « tours » au deuxième vers), soulignant l’aspect cyclique de
cette scène de manège. On pourra aller plus loin en insistant sur les
répétitions de l’allitération* et de l’assonance*, même en dehors de leur
présence inhérente, et évidente, dans l’anaphore*. Ainsi trouve-t-on une
surabondance de la voyelle [u] dans le troisième vers : « Tournez souvent
et tournez toujours », reprise dans les mots « tout rouge » du vers 5 et
éparpillée dans les strophes suivantes : « tous vos tournois » (v. 10) ; «
filou sournois » (v. 11) ; « trombone fous, / Chevaux plus doux que des
moutons, doux » (v. 18-19). Cet écho suit une pareille répétition dans les
chevaux du manège, qui s’estompent sur le plan visuel qu’évoque le
poème7. Le vertige de la perte de clarté visuelle que font tous les chevaux
tournants se voit amplifié par les accroissements en nombre et en
fréquence dans la première strophe : « cent » devient « mille », « souvent
» devient « toujours ».
Les strophes suivantes témoignent des chiasmes*, liant ainsi les
couleurs dans la deuxième strophe (des couleurs voisines dans « L'enfant
tout rouge » avec « la fille en rose », des oppositions dans « la mère
blanche » avec « le gars en noir ») et les opposés du bien et du mal dans
la quatrième strophe (« Bien dans le ventre » avec « du bien en foule » et
« mal dans la tête » avec « Du mal en masse »). Dans le premier de ces
groupements (tous des groupements identiques de quatre syllabes,
notons-le), on voit des rapports personnels qui dépassent et compliquent
le typique : l’enfant et la mère se voient séparés, de même pour le gars et
la fille. Le résultat ne nous choque pas, mais il nous montre plutôt
comment plusieurs niveaux peuvent coexister dans un même mot ; aussi
la mère se retrouve avec le gars – ce qui arrive, après tout – et l’enfant
avec la fille. Que ces personnes soient capables de jouer plusieurs rôles
n’est pas complètement surprenant, et préfigure même un autre
dédoublement – cette fois lexical – qui s’avèrera important dans notre
discussion thématique du texte.
La régularité parfaite des syllabes – 4-5 dans les quatre premières
strophes, sans la moindre exception – et des rimes léonines (e.g. «
tournois » et « sournois ») souligne l’ordre de ce manège, la régularité de
la machine remplaçant l’inattendu de la nature et situant cette scène – «
Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872 » selon l’indication en bas de
la page de la version du poème dans Romances sans paroles – dans le
milieu rural où l’apprivoisement des chevaux est d’autant plus important.
L'ensemble des échos chiasmatiques, de la coupe 4-5 et de la richesse des
rimes – l’alternance classique des rimes masculines et féminines étant
respectée dans chaque strophe – donne à ce poème une stabilité
traditionnelle, voire une rigidité conservatrice, tant dans la forme que
dans l’image même du manège.
Si, au cœur de cette structure ordonnée et rigide – et, disons-le,
mécanique, comme le manège lui-même –, se trouve une machine qui
détermine tout ce qui concerne le mouvement, l’élan des chevaux
(vitesse, direction, fluidité), nous trouvons intéressant que le centre de ce
poème – fait de neuf strophes, le centre est en la cinquième – soit l’une
des strophes ajoutées pour la version plus tardive du poème, paraissant
dans Sagesse. La stabilité et la répétition dominant la première partie de
ce poème souffrent les premiers tremblements au troisième vers de cette
strophe, avec le contre-rejet accentué par la virgule avant le mot « doux
». L'enjambement* qui s’ensuit nous mène à la source de cette rupture,
au dernier mot de la strophe et au mot qui possède la clé de cette
soudaine irrégularité : « révolution ». Avant de considérer le poids de ce
mot, mentionnons qu’il bouscule le petit monde paisible établi dans la
première partie de ce poème tout d’abord au niveau de la rime : «
l’accordéon » et « révolution » est une des rimes les plus faibles du
poème.
Petite surprise qu’élude la critique verlainienne : cette « révolution »
nous donne une nouvelle optique à travers laquelle il convient de
considérer les quelques irrégularités dans la versification, toutes se
trouvant au centre du poème. Les premiers vers immédiatement après
l’arrivée sur scène de cette révolution – à laquelle on sera attentif dans un
instant – ont, eux aussi, des aspects qui refusent l’ordre du début du
poème ; encore une fois nous constatons des vers brisés par un rythme*
irrégulier, un rythme qui choque après les quatre strophes régulières
berçant le lecteur dès l’ouverture du poème. Violence au rythme,
violence au langage poétique : « Le vent, fouettant la tente, les verres »,
les coupes soulignées par une soudaine présence très forte de virgules et
donc d’hésitations. La paronomase* des mots « verres » et « vers » ne
suggère-t-elle pas le fouet du vent que reçoit ici le rythme ? Le vers
suivant témoigne d’un manque total de ponctuation qui, pourtant, ne nous
empêche pas de voir une structure toujours aussi boiteuse : « Les zincs et
le drapeau tricolore », les derniers mots accentuant la révolution sous-
entendue dans cette scène.
Et tout d’un coup, comme le manège qui quitte un village avec le
déménagement de la fête foraine vers sa destination suivante8, la
révolution s’affaisse, disparaît, et le poème semble retrouver, dans les
trois dernières strophes, les aspects formels qui caractérisent ses
premières strophes : un rythme très régulier, une coupe 4-5, une rime très
riche et la thématique paisible9. Ce retour à l’ordre s’annonce encore une
fois par la répétition, cette fois une répétition sur deux plans : d’abord la
reprise du mot « Tournez », lui-même répété au début et à la fin de la
septième strophe ; et dans le phonème répété du mot « dadas ». (Dans la
version du poème qui parut dans Romances sans paroles de 1887, ce mot
« dadas » fut remplacé par « tournez », amplifiant ainsi la répétition de ce
mot et le retour de l’ordre du poème que ce mot annonce.)

Remarques thématiques : de quelle(s) révolution(s) s’agit-il ?

Mais c’est sur le plan thématique que le mot « révolution » nous


intéresse particulièrement, reprenant, dans son acception mécanique,
l’aspect cyclique manifesté dès les premières répétitions du poème, et
dans son acception sociale – n’oublions pas qu’il s’agit ici d’« un peuple
en révolution » –, le rejet de l’ordre établi. Il ne faut pas oublier que les
chevaux sont en bois : aspect on ne peut plus traditionnel ; on dirait qu’il
n’y a rien de révolutionnaire dans ce manège. Si le manège possède une
profondeur mécanique et compliquée que cache son extérieur, le cheval
de bois peut, lui aussi, être porteur d’une profondeur qui échappe au
premier regard, tout comme le poème lui-même. C'est sur ce plan que la
présence de la révolution au sein de ce poème des chevaux de bois, après
la première faille dans la versification, suggère le fameux cheval de
Troie, selon la description d’Homère dans son Odyssée (VIII, 492-495)10.
Comme ce cheval de bois construit par Epéios, le poème qui nous
intéresse ici offre une façade paisible et attirante, tout en cachant un
aspect surprenant et violent, dans son cœur.
Que dire alors de cette révolution, qui fait une apparition si brève au
milieu du poème et dont les effets semblent se dissiper au bout de
quelques ennéasyllabes ? Puisqu’il s’agit d’un peuple en révolution, il
faut considérer la présence humaine dans le poème, notamment sur le
plan des sons que doivent suivre les chevaux de bois. Avant la révolution
du milieu, le sujet lyrique supplie les chevaux de tourner aux sons « des
hautbois », puis « de l’accordéon, / Du violon, du trombone fous » : tous
instruments de musique qui nécessitent une présence humaine
quelconque. Or, avec la disparition de la révolution, on constate, dans la
deuxième partie de la sixième strophe, que la source des bruits est passée
de l’être humain à la nature : « un fracas de cinq cents tonnerres ». Cette
perte de lyrisme – le son ne provenant plus d’une création humaine – est
sensible dans la huitième strophe : « Déjà voici que sonne à la soupe / La
nuit qui tombe […] » et, dans la dernière, l’absence de l’homme est
totale, quand « Le ciel […] se vêt lentement » et surtout à l’enterrement
qui clôt ce poème, le triste glas tinté à l’église ayant pour
accompagnement les tambours, joyeux mais sans doute aussi funèbres. Si
pour Zimmermann, « on est reconnaissant au poète de nous permettre
d’échapper au carrousel, de briser le cercle »11, on n’est reconnaissant que
d’échapper à la monotonie du manège, dans la mesure où cela nous
permet de participer à la révolution qui y est cachée : quitter la révolution
physique du manège pour transcender vers l’autre, plus profonde.
Mais revenons à nos moutons : les autres animaux de cette strophe
centrale nous aident à comprendre la situation du peuple, puisque les
chevaux et le peuple sont tous « plus doux que des moutons ». Si ceux-ci
sont toujours facilement menés de-ci, de-là par le berger et son fidèle ami
le chien, Verlaine suggère-t-il que le peuple résiste encore moins au
pouvoir ? Cette critique aiguë du peuple facilement aveuli est une
critique de la révolution républicaine, d’autant plus que le tricolore perd
sa valeur symbolique dans la strophe qui suit la révolution. Au vers 22, «
le drapeau tricolore » est réduit à un objet quelconque et se trouve
relégué au même niveau que les autre bibelots variés : « les verres, / Les
zincs […] / Et les jupons, et que sais-je encore ? ». Dans le milieu social
évoqué ici, le symbole politique n’est plus qu’une décoration, et la
révolution n’est plus qu’un niveau de signification dans cette scène : un
niveau parmi d’autres, ni plus ni moins. Pour un peuple plus docile que
des moutons, la révolution républicaine n’est ni prometteuse ni durable,
mais plutôt une petite interruption momentanée dans une existence
remplie de monotonie.

En guise de conclusion

Quant à la « révolution » au centre du poème, peut-il s’agir d’une


révolution historique particulière ? Ici, il faudrait essayer de comprendre
« Verlaine républicain »12 et de le resituer dans le contexte historico-
littéraire du Second Empire. Passant par Hugo et Baudelaire, sa méfiance
à l’égard de Napoléon III est claire. Il convient également de rappeler que
Verlaine participa à la Commune, une participation dont les résultats
s’observent tant dans la vie du poète que dans sa poésie, comme
l’affirment maints biographes et critiques13. Le poème « Tournez, tournez,
bons chevaux de bois… » est bien de l’époque de la IIIe République ;
Verlaine rédigea la première version après ses années de voyage avec
Rimbaud en Angleterre et en Belgique, et la deuxième bien plus tard,
quand les anciens communards ne craignaient plus de représailles venant
de leur ancienne participation politique.
Sans conclure de manière définitive que Verlaine fait ici référence à la
Commune, à l’un des autres bouleversements politiques du XIXe siècle
ou à la révolution au sens plus général, il est tout de même utile de noter
que la vie reprend son cours après la révolution, une fois que les échos ne
sont plus perceptibles (ainsi que dans la versification du poème, pour ce
qui nous intéresse ici). Peut-être est-ce une critique d’une révolution – ou
des révolutions – qui ne provoque(nt) pas de grands changements, après
laquelle la vie semble être pareille à celle d’avant. Si c’est le cas, il serait
tentant de dire que ce poème est anti-révolutionnaire, dans le sens où la
révolution évoquée au milieu du poème n’aboutit pas à une fin précise, à
un monde qui diffère autant de celui du début. On pourra « tourne[r] cent
tours, tourne[r] mille tours », comme nous le suggère la révolution qu’est
ce cheval de bois de Troie ; il y aura le potentiel pour l’inattendu même
dans le tableau le plus clichéique. Même si le poids transformateur du
cheval de Troie semble être passé, même si la vie semble avoir déjà
repris sa ronde, des échos de la révolution resteront persistants, même en
notre absence : même après que l’église ait lentement tinté le glas pour
nous.
1 Seth Widden est professeur de français à l’Université Villanova (États-Unis). Co-rédacteur en
chef de Parade sauvage : revue d’études rimbaldiennes, il travaille sur la poésie de la deuxième
moitié du XIXe siècle. Ses articles ont paru dans Histoires littéraires, Nineteenth-Century French
Studies, Parade sauvage et Revue Verlaine. Il a également publié une édition critique des Rythmes
pittoresques de Marie Krysinska (2003, University of Exeter Press) et a revu, corrigé et augmenté
la traduction de Wallace Fowlie des Œuvres complètes de Rimbaud (2005, University of Chicago
Press).
2 1881.
3 1874. Pour les nombreuses versions du poème, voir Paul Verlaine, Romances sans paroles,
édition de Steve Murphy, Paris, Champion, 2003, p. 196-206 et 387-392. Dans la présente étude,
toute citation de Verlaine renvoie à cette édition.
4 Paul Verlaine, Œuvres poétiques, édition de Jacques Robichez, Paris, Classiques Garnier,
1986, p. 755.
5 Ibid., p. 756.
6 Ainsi lit-on chez Robichez à propos de la première version du poème : « Verlaine rôde, le nez
en l’air sur le champ de foire, il s’enchante de la naïveté des plaisirs populaires et s’amuse à les
poétiser parodiquement dans les deux dernières strophes » (Op. cit., p. 590, n. 3).
7 Quoique Eléonore Zimmermann constate que « l’effet [du mot tournez] est savamment
renforcé par la multiplication des ou et même our qui lui font écho », nous ne partageons pas son
avis sur le fait que « cette répétition excessive et nue, ce rythme fatal, mènent à l’écœurement »
(Eléonore M. Zimmermann, Magies de Verlaine, Genève, Slatkine, 1981, p. 50 pour les deux
citations).
8 Le thème d’un départ est rendu plus évident dans la version de 1887, où on lit « Loin de la
foire et loin de madame » (v. 32) et « Voici partir l’amante et l’amant » (v. 35).
9 On note que le vers 35 dans la version de 1887 ajoute une répétition interne (« l’amante et
l’amant ») mais la rime en souffre, « lentement » / « amant » ajoutant au poème une source de
tension entre la rime pour l’oreille et la rime pour l’œil.
10 Nous basons cette brève discussion de l’Odyssée sur la traduction de Leconte de Lisle
(1867).
11 Op. cit., p. 50.
12 La formule est de Steve Murphy, pages 274-78 de son Marges du premier Verlaine, Paris,
Champion, 2004.
13 Citons entre autres Steve Murphy, Marges du premier Verlaine, op. cit., surtout la partie III :
« Parnasse et république » (273-395) ; Alain Buisine, Verlaine. Histoire d’un corps, Paris,
Tallandier, coll. « Figures de proue », 1995, surtout p. 154-161 ; Yves Reboul, « Verlaine militant ?
», in Revue Verlaine, 1, 1993, 88-90 ; et Jean Voellmy, « La métaphore militaire dans la poésie de
Paul Verlaine », in Revue Verlaine, 1, 1993, 49-58.
Explication 15

Les Chants de Maldoror, Lautréamont


Par Claire Stolz1

Ce texte est l’incipit des Chants de Maldoror de Lautréamont, publiés


en 1869. L'œuvre, vaste poème en prose, se réfère au genre de l’épopée*
avec sa disposition en chants, et au genre lyrique avec ses subdivisions en
strophes. Les surréalistes verront en Lautréamont, poète violent et
subversif, au verbe et aux images extraordinaires, un de leurs
précurseurs.
La méthode choisie pour aborder cet extrait est rhétorique et
stylistique : en effet, cet incipit en forme d’adresse au lecteur cherche à
persuader celui-ci en utilisant des moyens rhétoriques et stylistiques
remarquables. Pour bien faire comprendre notre démarche, rappelons que
la rhétorique depuis Aristote2 revendique l’espace de la discussion du
vraisemblable (et non de la vérité). Elle distingue trois genres oratoires :
le genre judiciaire qui porte sur un fait passé et cherche à convaincre de
l’innocence ou de la culpabilité d’un individu, le genre délibératif qui
porte sur l’avenir, qui conseille et qui cherche à convaincre l’auditoire de
prendre telle ou telle décision présentée comme utile pour lui, et enfin le
genre démonstratif (dit aussi épidictique) qui fait l’éloge ou le blâme
d’un individu, d’un objet ou d’une idée. La rhétorique assigne trois
tâches à l’orateur : instruire, informer (docere), tâche particulièrement
importante dans le judiciaire ; plaire, donner une bonne image de soi3
(placere) pour inspirer confiance et être crédible, chose essentielle dans
le délibératif ; toucher (movere) est plus spécialement utile dans le genre
épidictique. Enfin, l’art rhétorique comporte l’invention (les idées), la
disposition (le plan du discours), l’élocution (le style), la mémoire
(mnémotechnique) et l’action (la mise en scène oratoire).

Le texte
« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce
qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il
n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au
moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme
l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ;
quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide,
avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en
arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non
en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la
contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de
vue de grues frileuses méditant beaucoup qui, pendant l’hiver, vole puissamment à
travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où
tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus
vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas
contente (moi non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou,
dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en
ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus. Après avoir
de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment
l’expérience, prudemment, la première (car, c’est elle qui a le privilège de montrer les
plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant
de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité
la pointe de la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le
troisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage), soit à
bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui
ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu'elle n'est pas bête,
elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr !
Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement
de cet ouvrage ! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables
voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te
renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu
comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit
légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations ? Je t’assure, elles
réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu
t’appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de
l’Éternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable,
d’extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l’espace, devenu
embaumé comme de parfums et d’encens ; car, elles seront rassasiées d’un bonheur
complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables
cieux. »
Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror [1874],
Garnier Flammarion, 1969, I, 1-2.

Ce texte de Lautréamont constitue « l’incipit » des Chants de


Maldoror. Il s’agit d’un avis au lecteur paradoxal. En effet, ce passage
déconseille ou feint de déconseiller la lecture de l’ouvrage. Son enjeu
rhétorique explicite est donc d’ordre délibératif. Par ailleurs, il s’agit
d’un texte très fortement oratoire, avec un surmarquage rhétorique de
l’élocution, au point que le style paraît grandiloquent, « boursouflé »,
comme disent les Anciens, bref présente cet avatar dégénéré de style
élevé qui est dénoncé par la Rhétorique à Herennius4. Mais cette
boursouflure apparaît très vite comme étant au service d'une écriture
parodique de l'épopée*5, de l’écriture romantique (satire des topoï
romantiques du poète maudit), de l'avis au lecteur (lieu privilégié de
captatio benevolentiae6. L'enjeu rhétorique du texte paraît alors se
déplacer vers un épidictique complexe : l’éloge de l’œuvre et la satire de
la rhétorique.

Les marques du délibératif

Énonciation

Le texte se présente comme un avis (un avertissement) au lecteur qui


lui déconseille de lire l’œuvre : désigné à la 3e personne (ici enallage de
p. 2), le texte s’ouvre sur une invocation « plût au ciel » présentée
comme un regret grâce à l’imparfait du subjonctif (la phrase signifie : «
hélas, le lecteur sera forcément incapable de trouver son chemin… ») ; on
relève plusieurs marques d’actes de langage directifs grâce aux
modalisations de la volonté et de la nécessité (déontique*) : l. 5-6 « il
n’est pas bon que », impératifs (« écoute », « dirige » l. 8-9), futur («
imbiberont » l. 5, « savoureront » l. 7, « renifleras » l. 30, « voudras » l.
31, « réjouiront » l. 34, « demanderont » l. 38).

Preuves logiques

Les preuves logiques7 utilisées ici sont essentiellement fondées sur le


système de l’analogie qui est une variante de l’exemple et donc du
raisonnement inductif.
On a ainsi une comparaison – analogie à quatre termes : émanations
mortelles du livre/âme = eau/sucre (l. 5) ; on relève aussi la comparaison
homérique8 avec la grue (l. 11-28).
Le raisonnement déductif est aussi utilisé et fortement marqué l. 7 avec
le connecteur « par conséquent » : ce livre est fait pour les audacieux ; or,
tout le monde ne l’est pas ; donc les timides ne doivent pas le lire.
Enfin les métaphores*, fortement caractérisantes, ont aussi un rôle
argumentatif d’orientation appréciative : « les marécages désolés de ces
pages » (l. 2-3), métaphore* nominale in praesentia, « pages sombres et
pleines de poison » (l. 3), métaphore* adjectivale et nominale in
absentia, « émanations mortelles » (l. 5), métaphore* nominale in
absentia, « ce fruit amer » (l. 7), métaphore* nominale in absentia, «
landes inexplorées » (l. 8) métaphore* nominale in absentia

Ethos et auditoire

• L'ethos
Comme dans tout texte délibératif, la preuve ethique9 est très
importante. Mais ici, l’ethos est fort complexe, et même carrément
contradictoire entre le premier paragraphe et le second.
Dans le premier paragraphe, l’orateur se présente comme plus ou
moins un « vates » (prophète, oracle) avec l’invocation du début : il se
présente donc avec une image de compétence, de bienveillance et de
vertu.
Compétence puisqu’il connaît le texte et ses détours, comme le montre
les caractérisations qu’il exprime (« ces pages sombres et pleines de
poison », « ce fruit amer », « landes inexplorées ») ; compétence aussi
dans la restriction « à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance » (l. 3-4) ;
compétence dans l’écriture très travaillée et dans l’allusion à l’esthétique
antique dans la comparaison de la l. 10-11 ; compétence enfin dans la
connaissance affichée des mœurs des grues, par exemple dans la
parenthèse explicative de l. 21-22 et dans le scrupule de leur description
(voir l’épanorthose* « c’est peut-être… » dans la parenthèse des l. 24-
25).
Vertu, puisqu’il met en garde selon une appréciation éthique « il n’est
pas bon », et surtout par la comparaison qui met en scène la piété filiale
(l. 10-11).
Bienveillance enfin dans l’acte même de mise en garde qui se présente
comme destiné à protéger le lecteur, et dans l’espèce d’identification
humoristique au lecteur-grue dans la parenthèse de la l. 17.
Mais le deuxième paragraphe présente un tout autre ethos,
extrêmement agressif à l’égard du lecteur : de la compétence, de la vertu
et de la bienveillance, il ne reste plus guère que la compétence ; la voix
narrative est devenue menaçante et bien inquiétante : le lecteur est non
seulement apostrophé mais injurié, assimilé à un « monstre » bestial au «
museau hideux » (l. 35) ; le plaisir de la lecture, d’après ce second
paragraphe, ne peut être promis qu’à un monstre. On est donc ici dans la
pleine provocation d’un auditoire à qui le texte renvoie des images
contradictoires, mais toujours désagréables et peu flatteuses.
Or, ici l’ethos est aussi très paradoxal, car il construit plusieurs figures
de l'auditoire10, un auditoire « composite »11.

• L'auditoire construit par le texte


Formellement, le narrateur s’adresse deux fois, dans des apostrophes
rhétoriques, à son lecteur : l. 7 « âme timide », et l. 29 « lecteur» ; dans
les deux cas, il met en scène le lecteur au moyen de comparaisons : le
lecteur « timide » est comparé à un « fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle » (l.
10-11) (noter l’hypallage*), puis à un « vol de grues frileuses » (l. 11-
12) ; le lecteur du second paragraphe est comparé à « un requin » (l. 32),
traité de « monstre » (l. 35), et, pour finir dans une dernière pirouette, d’«
ange » l. 39.
Il est évidemment frappant de voir que toutes ces images de l’auditoire
sont provocantes et agressives, dévalorisant le lecteur, trop timoré ou au
contraire monstrueusement méchant.
Le lecteur timide est associé à la tradition (« la contemplation auguste
de la face maternelle ») et à l’âge (« la grue la plus vieille ») qui
aboutissent à la bêtise, la grue étant un des prototypes animaliers de la
bêtise (avec l’âne), mais aussi, autre vision dégradante de l’auditoire, la
grue est une métaphore* figée qui désigne les prostituées. Ainsi l’ethos
bienveillant que nous avions dégagé est plutôt ressenti comme un ethos
condescendant, moqueur et railleur, bref pas du tout bienveillant.
En opposition à cet ethos et à cet auditoire paradoxaux, se dessine
donc une autre figure d’auditoire qui serait à l’opposé de ce lecteur
timoré, un lecteur « enhardi et devenu momentanément féroce comme ce
qu’il lit » (l. 1) ; mais comme Baudelaire dénonçait un « hypocrite
lecteur, mon semblable, mon frère », Lautréamont, dans la deuxième
strophe, semble décrire son lecteur comme un monstre aux instincts
bestiaux cachés mais profonds, et non simplement « momentanément »
en empathie avec le texte.

Antiphrase et ironie*

Finalement, le moyen de persuasion utilisé par le texte est


essentiellement l’antiphrase et l’ironie* : l’auteur feint de vouloir
décourager le lecteur, voire de le provoquer pour le détourner de la
lecture de l’œuvre. Ce faisant, il opère une tension du pacte scripturaire
en ne répondant pas ou même en faisant exactement l’inverse de ce qui
constitue l’horizon d’attente* d’un avis au lecteur.
Ainsi, il crée une curiosité (comme pour un fruit défendu) de la part du
lecteur ; d’autre part, comme le texte renvoie au lecteur une image
caricaturale, celui-ci ne peut s’identifier avec cet auditoire construit par le
texte ; au contraire, il endosse la figure flatteuse – esquissée par le texte
pour être rejetée immédiatement – du lecteur explorateur (« sans se
désorienter » l. 2) et seulement « momentanément féroce » (l. 1). De
même l’adverbe « peut-être » à la l. 29 crée une litote qui permet au
lecteur de se distancier de ce lecteur monstre bestial ; adverbe de
commentaire phrastique, il modalise l’énoncé vers le doute, permettant
au lecteur de refuser cette figure.
Ainsi l’ironie* et la caricature du lecteur sont telles que le vrai lecteur,
tout en se sentant agressé, ne se reconnaît pas dans le portrait ; il ne reste
que la délicieuse prise de risque de la lecture. Ainsi, le pacte scripturaire
est-il tendu à la limite de la rupture.

Un texte oratoire : le surmarquage rhétorique de l’elocutio

Un style emphatique, boursouflé

Selon la Rhétorique à Herennius, IV, 15 (éd. Belles-Lettres p. 143-


144), « les ignorants prennent souvent un discours emphatique et
boursouflé pour un discours de style élevé – quand on parle en usant de
néologismes, d’archaïsmes, de métaphores* forcées ou de mots plus
pompeux que le sujet ne le réclame ».
Or le texte, dans cette « mise en garde » plus qu’avis au lecteur, utilise
des propos inappropriés puisqu’il met en garde contre un danger de mort
à la lecture de Maldoror. Le système d’images (comparaisons,
métaphores*, analogies) est aussi très frappant, par son hyperbolisme.
• L'affichage des figures
Figures d’allocution : exclamation oratoire en ouverture du texte, apostrophes
oratoires l. 7, 9, 29, interrogation oratoire l. 30-34, et à nouveau apostrophe oratoire l.
35-36. Les trois figures d’allocution exclamation, apostrophe et interrogation oratoires
s’enchaînent donc dans ce texte.
Comparaisons et métaphores*
Métaphores* filées des landes (« chemin abrupt et sauvage » (l. 2), « marécages
désolés » (l. 2-3), « landes inexplorées » (l. 8), de la grue, de l’armée (pour les grues :
« avant-garde » (l. 15), « vigilant », « sentinelle » (l. 22-23) et de la marine (« toutes
voiles tendues » l. 13, « vire » (l. 23), « soit à bâbord, soit à tribord », « comme un
habile capitaine » l. 26)
Les métaphores* et les comparaisons ont vocation argumentative lorsqu’elles
permettent de mieux faire comprendre une idée par une analogie avec un domaine
généralement concret et bien connu du lecteur ; ici, la particularité des images est
d’être inattendues, surprenantes, voire inadéquates, ou bien, à l’inverse, de ressortir
totalement au cliché, à l’image stéréotypée.
Images inattendues : l. 5 « les émanations mortelles de ce livre imbiberont son
âme comme l’eau le sucre » (décalage entre la métaphore* « émanations mortelles »
relevant du style élevé et le comparant prosaïque de l’eau et du sucre) ; la
comparaison « comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la
contemplation auguste de la face maternelle » ; incohérence du comparant : pourquoi
le fils ne regarderait-il pas la mère ? ; incohérence entre le comparé inanimé – le livre
– et le comparant animé (la mère) ; comparaison avec les grues (comparaison rendue
trop prosaïque par la lourdeur de l’adverbe « conséquemment », par l’évocation
caricaturale du « vieux cou, dégarni de plumes » (l. 17-18), par la périphrase*
grandiloquente « contemporain de trois générations de grues » (l. 18), par l’extension
de la comparaison (comparaison dite homérique) et dans laquelle s’emboîtent d’autres
métaphores*) ; comparaison du lecteur avec un requin et un monstre dans la 2e
strophe.
Clichés : à l’inverse, de nombreux clichés sont dénoncés : l’œuvre comparée à une
lande sauvage (penser au poème de Théophile Gautier « Le Pin des Landes », le
recours à un oiseau pour représenter le lecteur (la poésie romantique et symboliste
représente le poète par un oiseau : le pélican de Musset, l’albatros de Baudelaire, le
cygne de Mallarmé) ; imagerie chrétienne populaire (voir inspiration semblable chez
Rimbaud dans les Illuminations) : « comme les anges qui habitent dans la
magnificence et la paix des agréables cieux » (l. 40) ; le romantisme « frénétique » («
l’air beau et noir » l. 32, l’isotopie* de la monstruosité)
épanorthoses*12 : « ou, plutôt » (l. 11), « à moins que » (l. 3)
hypallages* (véritable « tic de style ») : l. 10-11 « contemplation auguste de la
face maternelle » (déplacement de « auguste »), l. 18-19 « se remue en ondulations
irritées » (déplacement de « irritées »), l. 22-23 « son cri vigilant de mélancolique
sentinelle » (déplacement de « vigilant » et de « mélancolique » + chiasme*)
zeugma* (« un autre chemin philosophique et plus sûr » l. 28),
oxymores* « larges et maigres » (l. 31), « extase immobile » (l. 37) ; « grues
frileuses méditant beaucoup » (l. 11-12).

• Structures et rythmes* phrastiques


Les phrases présentent des structures et des rythmes* très oratoires :
phrases longues, périodiques, organisées autour de rythmes* binaires (l.
1, 2, 3, 4 etc.) avec des retardements qui créent de longues protases et des
apodoses à peine plus brèves, avec travail de la clausule qui se termine en
maxime (chute de la phrase) : « elle prend ainsi un chemin philosophique
et plus sûr » (l. 28), « comme les anges qui habitent dans la magnificence
et la paix des agréables cieux » (l. 40).

• Vocabulaire
Le vocabulaire, souvent recherché, peut aussi par contraste, être très
prosaïque : « dirige tes talons en arrière et non en avant » (l. 8-9), «
conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer » (l. 16), « narines » (l.
31), « te renversant de ventre » (l. 31-32), « les deux trous de ton museau
». (l. 34-35).
Il est donc évident que l’on se situe dans un régime parodique.

Un style parodique

Finalement, c’est la figure macrostructurale de l’allusion qui domine,


avec des parodies :
- du style épique : invocation, hyperboles* (beaucoup d’adjectifs et
d’adverbes du haut degré : féroce (l. 1), abrupt (l. 2), pleines (l.
3), mortelles (l. 5), innombrables (l. 30), démesurément (l. 37),
ineffable (l. 37), magnificence (l. 40)…, comparaison homérique
(en forme d’hypotypose*), épithètes homériques « son vieux
cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de
grues » (l. 17-18), « des yeux qui renferment l’expérience » (l.
20-21) ;
- de l’écriture romantique ;
- description du vol des oiseaux, thème favori de Chateaubriand, et
de la nature en général ; écriture parfois impressionniste (« c’est
peut-être un triangle… ces curieux oiseaux de passage », l. 25) ;
- des avis aux lecteurs et de leur grandiloquence ou de leur fausse
modestie, en tout cas de leur hypocrisie.
Les marques de la parodie se trouvent dans la dérision et le sarcasme :
- dérision évidemment dans toute la comparaison des grues,
marquée notamment par les parenthèses où le narrateur se met à
la place des grues (l. 17) ou bien évoque par un euphémisme le
derrière de la plus vieille (« car c’est elle qui a le privilège de
montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en
intelligence », l. 21-22).
- sarcasme dans les apostrophes au lecteur particulièrement dans la
dernière strophe.
La présence de ces éléments parodiques réoriente l’interprétation
rhétorique vers l’épidictique.

Enjeux épidictiques

Cette réorientation argumentative vers l’épidictique se fait dans deux


directions rhétoriquement opposées : l’éloge de l’œuvre et le blâme de la
rhétorique.

Un éloge de l’œuvre

En fait le texte, destiné à donner envie de lire l’œuvre est donc un


éloge sous l’apparence d’un blâme ; il s’agit d’une forme d’ironie*
appelée astéisme. Aussi si l’on regarde le texte, on verra que, tout autant
qu’un raisonnement par l’exemple, on a une construction par
amplification* : les deux premières phrases sous couvert de discours
explicatif (« car » l. 3) sont des paraphrases* ; de même de la l. 7 à la l.
28, le texte procède par expolition13, recourant successivement à deux
comparaisons expressément signalées comme presque équivalentes par
l’épanorthose*.
De même, le second paragraphe ne fait que développer la figure du
lecteur monstre assoiffé de monstruosités.

La critique de la rhétorique

La critique de la rhétorique tient :


- dans la dénonciation de l’hypocrisie nécessaire à la preuve
éthique : on retrouve ici à la fois le reproche platonicien du
rapport de la rhétorique à la vérité et l’importance rousseauiste
accordée à la spécificité de chaque JE et à la sincérité.
- dans la dénonciation de l’adaptation à l’auditoire et dans la
construction hypocrite, artificielle de celui-ci par le discours : en
fait, c’est toujours la problématique de la sincérité et de
l’irréductible particularisme de l’individu et de la grandeur de ce
particularisme.
- dans la dénonciation de l’elocutio, comme ensemble de procédés
répertoriés, connus, et usés (rhétorique du cliché).

La question du sublime (longinien)14

Ce texte est évidemment un texte provocant et dérangeant ; pour


autant, c’est un texte qui met en branle très fortement le movere, la
preuve pathétique15, movere que, de façon réflexive, le texte met en scène
et en image dans la dernière strophe qui décrit la délectation du lecteur,
jouissive et en même temps répugnante parce qu’immorale (le temps du
procès de Flaubert pour Mme Bovary et du procès de Baudelaire pour Les
Fleurs du Mal n’est pas si loin) ; jouissance bien décrite selon les canons
du sublime longinien comme une extase, mais comme une extase
blasphématoire (« si toutefois tu t’appliques à respirer trois mille fois de
suite la conscience maudite de l’Eternel » l. 36- 37).
Conclusion

Texte extrêmement riche, aux enjeux rhétoriques très complexes et


fondé en fait sur des figures macrostructurales16 ; les unes reposent sur
des manipulations de la valeur de vérité de l’énoncé, avec l’ironie* (qui
dit une chose en faisant entendre une autre chose), avec l’hyperbole* (qui
exagère le référent), avec l’allusion (qui a un référent oblique, non
désigné) ; les autres reposent sur des manipulations de l’énonciation avec
les figures d’allocution (exclamations, apostrophes et interrogations
oratoires) ; d’autres enfin reposent sur des manipulations des relations
logiques avec l’utilisation massive de l’amplification*. Mais
conformément à la règle de l'enargeia17 essentielle à l’épidictique, les
objets de l’éloge et du blâme sont mis en évidence, mis en scène : d’un
côté une écriture frénétique, une œuvre révoltée et incendiaire, de l’autre
une rhétorique méthodique et bien ficelée !
1 Docteur en Langue et Littérature Françaises, elle est Maître de Conférences à l’Université
Paris-Sorbonne. Elle est l’auteur d’une thèse sur La Polyphonie dans Belle du Seigneur d’Albert
Cohen (Paris, 1998, Champion), d’une Initiation à la stylistique (Paris, 1999, Ellipses) et de
plusieurs articles de stylistique et de rhétorique. Elle est membre de l’Équipe d’Accueil 2568 «
Sens et texte » au sein de l’École doctorale « Concepts et langages » et de l’Association
Internationale de Stylistique.
2 Pour une présentation rapide des principes de le rhétorique, voir C. Stolz, Initiation à la
Stylistique, Ellipses, 1999, p. 16-21 ; pour une présentation plus complète, voir C. Reggiani,
Initiation à la Rhétorique, Hachette, coll. « Ancrages », 2001. On consultera aussi le Dictionnaire
de Rhétorique de G. Molinié, Livre de Poche, 1992. Les ouvrages théoriques les plus importants
sont, dans l’Antiquité, la Rhétorique d’Aristote, l’Institution Oratoire de Quintilien, Du Sublime
du Pseudo-Longin, et au XXe siècle, le Traité de l’Argumentation de Chaïm Perelman et de Lucie
Olbrechts-Tyteca. Pour ces derniers, créateurs de « la nouvelle rhétorique », c’est le degré
d’universalité des valeurs appuyant une argumentation qui permet d’évaluer le degré de validité
(voire de vérité) du raisonnement.
3 Cette image de l’orateur véhiculée par son propre discours s’appelle l’ethos ; elle comporte
trois aspects : la compétence ou le bon sens, la vertu, et la bienveillance à l’égard de l’auditoire.
4 Premier traité de rhétorique latin, dont on ne connaît pas l’auteur avec certitude (peut-être le
jeune Cicéron), datant du Ier siècle avant J.-C. ; c’est le premier traité à distinguer trois niveaux de
style : le style simple, utilisant un vocabulaire simple, des phrases assez courtes et peu de figures,
particulièrement adapté pour le docere, le discours informatif et narratif ; le style moyen, plus
complexe, plus adapté au placere, au discours argumentatif ; enfin, le style élevé, au vocabulaire et
aux figures riches, aux phrases longues et travaillées, plutôt destiné au movere, à la prose d’art ;
chacun de ces styles a sa version viciée : notamment, le style simple peut dégénérer en style sec,
aride, le style élevé en style enflé, boursouflé.
5 L'épopée est le lieu privilégié du style élevé : au Moyen Âge, les rhéteurs ont élaboré « la roue
de Virgile », qui élargit la notion de style aux sujets traités et qui prend comme exemples pour le
style simple les Bucoliques, pour le style moyen Les Géorgiques, et pour le style élevé L'Énéide.
6 Les rhétoriciens latins appellent ainsi les procédés par lesquels l’orateur cherche à capter la
bienveillance du public.
7 La rhétorique distingue deux types de preuves logiques : le raisonnement déductif, qui
applique un principe général à un cas particulier, dont la forme la plus courante est l’enthymème,
sorte de syllogisme dont les prémisses reprenant une doxa sont souvent sous-entendus ; et le
raisonnement inductif, qui tire un principe général d’un cas particulier, dont les formes les plus
courantes sont l’exemple et l’analogie.
8 Comparaison homérique : longue comparaison, telle que la pratiquait Homère, dans laquelle la
place donnée au comparant tend à supplanter et à faire oublier le comparé.
9 La preuve ethique est l’effet de persuasion obtenu par l’ethos de l’orateur. Pour Aristote,
l’ethos se limite à l’image de soi que donne l’orateur à travers son discours ; les recherches
modernes montrent qu’en fait il existe un ethos pré-discursif, c’est-à-dire que l’auditoire a une idée
préconçue plus ou moins précise sur la personnalité de l’orateur, avant même qu’il parle ; l’orateur
doit conforter, nier ou faire évoluer cet ethos prédiscursif (voir Ruth Amossy, L'Argumentation
dans le discours, Nathan, 2000).
10 Aristote faisait de l’adaptation du discours à son sujet et à son auditoire le principe même de
la rhétorique ; Perelman et Tyteca (op. cit.) insistent sur le fait que, de ce fait, le discours renvoie
une image de l’auditoire (qui peut être inexacte), et est capable de la faire évoluer ; bref, le
discours de l’orateur « construit » un auditoire ; ils voient dans une argumentation capable de
persuader un « auditoire universel » le signe fort de sa validité, voire de sa vérité.
11 Voir Ruth Amossy, op. cit., p. 34-57.
12 « Autocorrection par ajout d’un syntagme » (C. Fromilhague, op. cit., p. 37).
13 « Redondance d’une même information au moyen d’une reformulation en général plus
concrète » (C. Stolz, op. cit., p. 103).
14 Dans Du Sublime, le Pseudo-Longin développe une conception de l’écriture sublime comme
achèvement stylistique et oratoire provoquant l’extase du lecteur ou de l’auditeur : « Le sublime
est la résonance d’une grande âme ; il confère au discours un pouvoir, une force irrésistible qui
domine entièrement l’esprit de l’auditeur » (cité par G. Molinié, op. cit, p. 306) ; les moyens
stylistiques du sublime sont très variés et très fluctuants selon les circonstances, mais « le plus
important réside dans la force de la véhémence, dans l’énergie, dans l’enthousiasme qui, émanant
du discours réalisé et produit, emporte et ravit le cœur des auditeurs ou des lecteurs bien au-delà de
la sphère spirituelle qui normalement les englobe et les mesure » (G. Molinié, op. cit, p. 307).
15 La preuve pathétique est l’effet de persuasion obtenu par le pathos, c’est-à-dire par les
sentiments et les émotions que l’on suscite par son discours ; il s’agit, comme pour la preuve
éthique, d’une preuve dite subjective (par opposition aux preuves logiques).
16 « Les figures macrostructurales ne s’imposent pas d’emblée à réception pour que le discours
soit acceptable ; […] elles sont peu isolables sur des éléments formels précis ou, si elles sont
isolables, demeurent en cas de changement de ces éléments » (G. Molinié, op. cit., p. 208) ; elles
recouvrent à peu près ce que l’ancienne rhétorique appelle les figures de pensée.
17 Qualité essentielle de l’épidictique, appelée evidentia par les Latins et qui consiste à donner à
voir, à mettre sous les yeux.
Explication 16

Les Trophées, José Maria de Heredia


Par Mélika Golcem Ben Redjeb1

L'intérêt du choix du poème placé ci-dessous n’est point centré


seulement sur la qualité intrinsèque de sa facture ou sur la dimension de
son auteur. Il est en fait dicté par le désir légitime de livrer à l’attention
des étudiants encore profanes en la matière l’exemple insolite d’une
poésie qui, dans son esprit et dans sa forme, revendique l’appartenance
totale à un courant littéraire particulier, en l’occurrence le Parnasse, mais
dont l’étude va révéler en réalité des facettes tout à fait insoupçonnées.
Car, malgré sa structure conventionnelle et sa soumission aux règles de
l’art, le sonnet heredien « Pour le vaisseau de Virgile » s’écarte des
sentiers battus en portant bien haut le flambeau d’une connaissance
puisée tout autant dans les sources mêmes de la tradition antique que
dans la compréhension d’un univers doté d’une puissante aura de magie
et de mystère. Ainsi, préfigurant l’auteur des Fleurs du mal qui concevait
l’art poétique dans son essence comme une sorte de sorcellerie
évocatoire, le poète parnassien José Maria de Heredia, utilise lui aussi le
pouvoir incantatoire des mots dont l’agencement, l’ordonnance, l’impact
et la musicalité vont donner à ce texte l’apparence d’une symphonie
destinée à faire vibrer les cordes sensibles des âmes perméables aux
harmonies orphiques.
L'on conçoit donc qu'après un tel préambule, l'explication littéraire de
cette poésie ne répondra pas uniquement au schéma conventionnel
qu’une telle composition implique. En réalité, pour appréhender un tel
écrit, il serait peut-être préférable de progresser selon deux approches
complémentaires et incontournables, indissociables surtout du processus
de décodage de texte. Il faudrait bien sûr procéder à une analyse
approfondie qui étudierait les nombreuses ressources de cette poésie tout
en dégageant tout ce que ce poème véhicule dans son essence de rappels
de connaissances antiques et mythologiques ; mais en même temps, on
tâcherait de dévoiler les arcanes d’un univers dont l’évocation à portée
purement ésotérique soulignerait le caractère transcendant d’un écrit qui
se veut, à travers la haute figure de Virgile, un pur hommage à la Poésie
considérée dès lors comme un art sacré.
Naturellement des éclaircissements relatifs à la biographie du poète et
à sa source d’inspiration seront donnés au départ afin de mieux cerner le
contexte dans lequel le sonnet a été conçu et le profil même de l’auteur.

Le poème
« Que vos astres plus clairs gardent mieux du danger,
Dioscures brillants, divins frères d’Hélène,
Le poète latin qui veut, au ciel hellène,
Voir les Cyclades d’or de l’azur émerger.
Que des souffles de l’air, de tous le plus léger,
Que le doux Iapyx, redoublant son haleine,
D’une brise embaumée enfle la voile pleine
Et pousse le navire au rivage étranger.
À travers l’Archipel, où le dauphin se joue,
Guidez heureusement le chanteur de Mantoue ;
Prêtez-lui, fils du cygne, un fraternel rayon.
La moitié de mon âme est dans la nef fragile
Qui, sur la mer sacrée où chantait Arion,
Vers la terre des dieux porte le grand Virgile. »
José Maria de Heredia, Les Trophées [1893], éd. Alphonse Lemerre, 1952.
La source de cette composition

En réalité, selon la terminologie de G. Genette qui définit ainsi la


réécriture d’un texte-source ou hypotexte, « Pour le vaisseau de Virgile »
s’affirme comme un hypertexte*. Le sonnet s’inspire donc à l’origine
d’une ode composée au premier siècle de l’ère chrétienne par le grand
poète latin Horace, ami de Virgile et dont la première des dix strophes qui
la composent se présente d’emblée comme une invocation adressée aux
dieux marins destinés à protéger de toute mésaventure en mer le vaisseau
qui porte l’auteur de l’Énéide vers les côtes grecques. La suite de cette
poésie consiste en une réflexion sur la témérité et les malheurs des
hommes prêts à tout affronter ainsi qu’une mise en garde contre les
voyages périlleux. Le mérite de José Maria de Heredia réside, ici, dans
cet art particulier d’utiliser la trame même d’une simple ode poétique
pour la transformer en un sonnet dont les accents, le rythme*, l’harmonie
nous invitent nous aussi à remonter le temps, à participer à une traversée
en compagnie d’un homme qui fut l’une des figures latines les plus
brillantes du siècle d’Auguste et auquel la légende a voulu attribuer la
dimension d’Homère.
Voici la traduction française de la première strophe de l’ode initiale
d’Horace :

« Que la déesse puissante de Chypre, que les frères d’Hélène, astres lumineux, que
le père des vents te conduise en enchaînant tous les souffles, excepté l’Iapyx, navire
qui nous doit Virgile dont tu reçus le dépôt. Aux rivages de l’Attique remets-le sain et
sauf, je t’en conjure et garde la moitié de mon âme… »

Le mouvement du poème

Le sonnet obéit à une intention profonde, celle de marquer d’emblée la


trace d’un homme favorisé par les dieux, d’un grand poète latin prêt à
effectuer une traversée dont l’itinéraire et la destination appartiennent à
un univers privilégié. La singularité de ce poème réside dans le fait que
son auteur, José Maria de Heredia apparaît ici, masqué sous l’identité
d’un ami de Virgile, sans doute Horace, poète lui-même et qui se charge
de l’invocation nécessaire à la réussite du voyage. On pourrait donc
envisager deux mouvements qui régissent cette poésie et l’orientent vers
une interprétation teintée d’ésotérisme* :
- la prière de protection modulée par les deux quatrains ;
- l’itinéraire initiatique tracé par les deux tercets.

La prière de protection

Désirant adresser une prière de protection aux Dioscures, Castor et


Pollux, le poète a choisi pour une telle invocation la structure
conventionnelle du sonnet (alignement successif de deux quatrains et
deux tercets) jugée la plus adéquate car elle permet, dans un raccourci
saisissant, d’extraire la quintessence d’une pensée inspirée du modèle
latin.
S'inspirant en cela de Pétrarque, poète toscan du quatorzième siècle qui
composa les sonnets immortels consacrés à sa bien-aimée Laure, José
Maria de Heredia a tenté de discipliner son inspiration en l’enserrant dans
le moule qui fut également adopté jadis par les grands poètes de la
Renaissance, Ronsard et Du Bellay. Mais l’attrait de ce poème réside
moins dans l’esthétique de sa composition que dans le témoignage savant
d’un art réservé à quelques initiés, celui de réussir à ressusciter un décor,
une atmosphère, un climat propres à une époque déjà révolue.
Grâce à l’utilisation de la préposition pour, l’intitulé de ce sonnet, «
Pour le vaisseau de Virgile » révèle en fait le nom du véritable
bénéficiaire de cette prière. On connaît ainsi le genre d’embarcation qui
fait voile vers la Grèce ainsi que l’identité de son précieux passager. Il
serait peut-être pertinent d’affirmer qu’il existe dans l’écriture même de
ce titre la forme allongée du vaisseau dessiné déjà comme dans un
hologramme dans la graphie de la consonne /v/ puis étalé au frontispice
de cette poésie. Quatorze vers isométriques accordent au poème son
équilibre et sa symétrie, qualités nécessaires pour refléter la sérénité qui
doit accompagner le voyageur. Tout en participant à ces mêmes principes,
les alexandrins – nommés ainsi pour rappeler le poème médiéval
consacré à Alexandre le Grand, et comportant des vers de douze syllabes
– soulignent par leur longueur l’étendue de la distance de la traversée.
Car le sujet de ce sonnet concerne bien un événement ponctuel : celui du
voyage de Virgile en Grèce. Mais la stature du personnage justifie donc
le recours au rituel en vigueur chez les populations latines, celui de
demander, à la veille d’une traversée, la protection des divinités marines,
en l’occurrence les légendaires frères d’Hélène, les Dioscures Castor et
Pollux, fils du dieu grec de l’Olympe Zeus et d’une mortelle, Léda.
Le premier quatrain baigne donc dans une atmosphère de spiritualité
profonde, marquée par l’usage de l’adjectif qualificatif divins et
illuminée par le caractère mystérieux de ces astres brillants. La mention
de ces corps célestes procède d’un principe d’analogie : Virgile n’est-il
point lui aussi un astre dans la constellation poétique ? Et le comparatif
plus clairs ne donne-t-il pas une idée de l’éventuelle soumission de ces
Gémeaux à un être supérieur, à ce lumineux poète dont le rêve
ambitionne de contempler les splendeurs du ciel hellène. Le caractère
sacré de ce quatrain est rendu tant par la mention des Dioscures que par
l’emploi de l’adjectif divins. Les rimes embrassées, dont la richesse
justifie une fois de plus l’écriture parnassienne, concourent à marquer la
beauté du paysage nocturne ainsi que son caractère privilégié. Dans les
deux premiers quatrains, elles obéissent à l’agencement conventionnel
/abba/ mais l’on doit noter que José Maria de Heredia a introduit au vers
trois une rime équivoquée, c’est-à-dire fondée sur l’homonymie entre
deux mots différents :
À « Divins frères d’Hélène » au vers deux, il oppose dans la ligne
suivante le syntagme : au ciel hellène. La beauté de cette formulation
répond tout autant à l’esthétique de l’art parnassien qu’au désir de
démontrer, grâce à ce raccourci saisissant, l’attachement à la légende
antique : celle qui fait des Dioscures les frères de la célèbre Hélène dont
Homère a chanté le destin flamboyant (son enlèvement ne fut-il pas la
cause de la guerre de Troie ?). Par l’évocation du ciel hellène, José Maria
de Heredia introduit métaphoriquement l’image de l’univers grec, un
univers privilégié marqué par le rayonnement d’une civilisation qui a
enfanté Platon, Socrate, Aristote, et dont la réputation demeure
indestructible. N’était-ce pas à elle, d’ailleurs, qu’on doit le culte à Rome
de ces Dioscures, vénérés en Grande Grèce (Sicile) puis revénérés au
cœur du monde latin comme des protecteurs de la navigation ? La beauté
de leur nom est marquée par la diérèse dont l’accent mélodieux donne un
rythme* original à la prosodie. L'insistance du poète à mentionner le
caractère sacré de ceux que l’on appellera fils du cygne parce que Zeus
s’est transformé en cet oiseau mythique pour séduire Léda est bien
marquée par ces allitérations* en /d/ soulignant le caractère exceptionnel
de ces gardiens du ciel auxquels on demande de garder du danger le
poète latin. Cette dernière appellation ne met-elle pas l’accent sur la
singularité de cette aventure où le passager d’un vaisseau aspire à
incarner en quelque sorte la jonction entre les deux mondes qui
dominèrent le paysage antique et ceci sous l’égide de constellations dont
l’appartenance à l’univers hellénique accorde plus d’impact à la mission
civilisatrice du poète ?
On songe en lisant ce sonnet aux toiles lumineuses de certains peintres,
et on s’arrête sur ce tableau chargé de féerie et de lumière que Heredia a
ébauché en laissant son pinceau s’attarder sur les ors et les bleus,
couleurs privilégiées du poète. L'azur est la teinte la plus appropriée aux
princes de l’esprit. L'or ne ramène-t-il pas le descendant des grands
conquistadors à l’époque où des hommes, ivres d’un rêve héroïque et
brutal allaient conquérir le fabuleux métal ? Mais également, cela
n’obéit-il point chez l’auteur au désir inconscient de faire abstraction du
temps et de reconstituer au ciel grec une sorte de blason, rappelant dans
son dessin celui qui sera l’emblème de la royauté de France avec,
inscrites sur un fond azur, ses fleurs de lys d’or symbolisées ici par les
Cyclades ? Cette dernière appellation fait référence à l’archipel qui
s’inscrit au cœur du monde égéen et dont la civilisation fut jadis
florissante. Une autre connotation* est implicitement évoquée ici car au
sein des îles qui forment cet espace géographique figure Délos, en grec :
« la lumineuse ».
Ainsi tout le quatrain baigne dans une sorte de rayonnement
supraterrestre. Il s’agit avant tout de prière et qui dit prière, évoque
infailliblement le verbe, la parole, mais une parole digne d’accéder au
monde du divin. Et lorsqu’on évolue dans un domaine aussi protégé que
celui de la poésie, l’expression prend plus de poids, plus de densité,
traduisant ainsi la pensée formulée par le poète Charles Baudelaire : « Il
y a dans le mot, dans le verbe quelque chose de sacré qui nous défend
d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est
pratiquer une sorte de sorcellerie évocatoire. » Excellente définition du
langage poétique qui nous ramène aux sources d’une croyance reliée à la
tradition orphique et néo-platonicienne. Les Parnassiens en général et
José Maria de Heredia en particulier ont eu l’intuition profonde de cette
vérité grâce à laquelle tout écrit a sa résonance, son pouvoir. S'ils ont
soigné impeccablement la forme de leurs poèmes, ils se sont attachés
également à exprimer l’indicible.
« Pour le vaisseau de Virgile » répond parfaitement à cette optique.
S'agissant donc d’une prière de protection, le lexique utilisé dans le
premier quatrain réfère à un univers magique auréolé par l’évocation
lumineuse des Dioscures brillants et des Cyclades d’or. Le premier
quatrain s’affirme donc comme un appel à la protection des divinités
grecques et cet appel est scandé selon une métrique savante. Le rythme*
lui-même donne à cette strophe une harmonie profonde exprimée surtout
par une tonalité mélodieuse. L'alexandrin épouse la forme de l’invocation
rythmée rappelant par sa cadence* les temps immémoriaux où les
hommes formulaient des paroles incantatoires pour séduire les dieux.
L'inversion* utilisée dans le troisième vers accorde au syntagme « au ciel
hellène » une tonalité poétique exceptionnelle. L'hémistiche marqué au
second vers souligne bien le caractère fragmentaire de l’invocation dont
l’élément majeur d’ouverture est la conjonction « que », qui commence
habituellement les formules de prière et qui deviendra aux vers trois et
cinq une anaphore*. Elle est suivie d’un verbe au subjonctif soulignant
ainsi le vœu fervent formulé par l’auteur pour la réussite du voyage,
malgré le caractère aléatoire de toute traversée à cette époque antique.
Car le spectre des périls était présent. Pour conjurer ce dernier, un terme
mélioratif est lié au verbe « garder » : « mieux ».
Le deuxième quatrain évolue vers une sorte de libération, exactement
comme si le vaisseau avait largué les amarres et commençait sa
navigation. Mais pour une telle opération, un autre concours est requis :
celui des éléments de la nature. On note qu’à ce niveau, une nouvelle
atmosphère est créée, calme, pacifique garantissant au poète une sorte de
sérénité absolue. Un bémol est mis sur le ton, du fait qu’il s’agit à présent
d’invoquer les vents et le superlatif relatif le plus léger marque bien le
désir de transformer cette traversée en une aventure féerique. Le champ
lexical* de la légèreté, de la douceur est présent. Tout un univers
sensoriel condensé dans cette expression « brise embaumée » apparaît
dans ce quatrain pour indiquer que ce voyage est entouré d’une aura
protectrice et qu’il se poursuivra sans encombre jusqu’au « rivage
étranger ». On peut d’ailleurs noter que tout le champ lexical* de ce
quatrain étant concentré sur les éléments de la nature, le poète préfère, à
ce niveau-là, ôter à la Grèce son caractère de contrée sublime et lui
accorder sa dénomination prosaïque de « rivage étranger ». L'évocation
du souffle de l’air repris anaphoriquement par celle du « doux Iapyx »,
vent du nord-ouest propice au voyage en direction de la Grèce, confère
au quatrain une certaine harmonie rendue par l’usage des assonances* en
/ou/ et sous forme de /en/ et surtout de ce hiatus* créé par le nom
poétique du vent « Iapyx » succédant à l’adjectif « doux » dont la
dernière consonne graphique x n’est pas prononcée. Il suggère dans ses
sonorités un adoucissement profond de l’atmosphère, propice ainsi à une
progression paisible du navire. La personnification* du vent qui redouble
son haleine donne mieux la mesure du rôle joué par cet élément de la
nature, un rôle actif symbolisé par les verbes d’action enfler, pousser,
traduisant ainsi le désir de mener à bon port l’illustre voyageur, protégé
déjà par les dieux.
On peut donc affirmer que ce deuxième quatrain rappelle, d’une
certaine manière, la force et la puissance des vents chargés du destin des
hommes. Ainsi, dans le cadre de l’intertextualité* basée sur le principe de
l’immanence de l’écrit, Euridipe, auteur grec de l’antiquité s’inspirant
d’une légende empruntée à la mythologie, évoque dans sa pièce Iphigénie
à Aulis le drame malheureux d’Agamemnon, roi de Mycènes tenu à
sacrifier sa fille Iphigénie pour fléchir les vents qui lui permettront de
faire voile avec sa flotte et son armée vers Troie et Racine, au XVIIe
siècle, a créé à partir de cette source antique une tragédie émouvante :
Iphigénie.
Dans un tout autre contexte, comment ne pas évoquer cet élément
puissant qui accompagne de son souffle régénérateur l’expérience
poétique de Saint-John Perse, et auquel le poète, dans son recueil de
poèmes Vents, attribuera une dimension cosmique, « De très grands vents
en liesse par le monde… de très grands vents sur toutes faces du vivant »
tout en démontrant métaphoriquement la puissance des énergies utiles à
tout élan moteur ou créateur.

L'itinéraire initiatique du poète ou le dévoilement d’un univers


occulte

Les deux tercets qui, dans la structure conventionnelle du sonnet,


succèdent aux deux quatrains, nous introduisent dans un univers
différent, celui qui souligne métaphoriquement l’itinéraire initiatique du
poète latin embarqué dans une nef fragile voguant à destination de la
terre sacrée.
D’emblée, nous abordons une dimension inédite : celle où tout prendra
couleur d’insolite, où le sacré se conjuguera au profane, où l’aventure
prenant le relais de la traversée deviendra, de par son caractère
exceptionnel, élévation et transcendance.
L'invocation pressante adressée précédemment aux Dioscures et au
vent adoptera une nouvelle forme. Les dieux tout puissants évoqués pour
protéger le poète latin se transforment en guides bienveillants destinés à
accompagner le poète jusqu’au terme de son itinéraire, jusqu’au bout en
fait de lui-même, car la découverte de la Grèce ne peut signifier pour le
grand poète qu’une sorte d’épiphanie du moi tant il est vrai que tout
voyage est par essence initiatique et que, selon le poète Arthur Rimbaud,
son but essentiel revient à inspecter l’invisible et entendre l’inouï.
Ainsi sur une toile de fond mystérieuse vont apparaître en
surimpression des figures empruntées à l’univers spécifique de la
mythologie. Des appellations issues du creuset de légendes antiques
contribueront à réaliser la perfection plastique de ce sonnet parnassien
grâce à l’évocation des noms aux sonorités mélodieuses : Arion, fils du
cygne, chanteur de Mantoue.
Par cette démarche José Maria de Heredia va réaliser une sorte
d’opération magique et transformer de simples croyances en des signes
riches de symboles et d’allégories*.
Il introduit donc le voyageur dans une dimension nouvelle. L'espace
cosmique où le poète latin évoluait précédemment se rétrécit en espace
géographique et le vaisseau qui semblait appartenir à un monde mythique
s’aventure à présent dans un univers terrestre symbolisé par la mention
de l’archipel. Dans le sémantisme de ce dernier mot apparaissent des
notions de diversité profonde. Cité dans le premier quatrain, l’archipel
des Cyclades, ou groupement d’îles, annonce en réalité le terme du
voyage. L'itinéraire du poète rejoint une nouvelle dimension, celle de
l’insolite, du merveilleux symbolisé par la présence du dauphin.
L'intrusion de ce cétacé dans l’univers heredien n’est pas indifférent. Une
intention profonde dicte le besoin de prouver, qu’à l’époque où le monde
grec continuait encore à incarner aux yeux des hommes le mythe de l’âge
d’or, des forces occultes se manifestaient pour accorder aux mortels leur
protection ou leur faire subir des épreuves, le dauphin s’affirmant ici
comme un animal puissant doté d’un pouvoir de grâce et de salut.
Dans ce paysage ésotérique créé par le poète, le dauphin est placé sur
l’itinéraire du voyageur pour lui signifier la réussite de son voyage et lui
ouvrir les portes d’un avenir lumineux. Mais cette intrusion bienveillante
dans l’univers créateur d’un penseur se distingue aussi par sa singularité.
On le constate dans cette utilisation inappropriée et insolite du verbe
jouer employé dans une tournure pronominale et non suivi du
complément d’objet indirect qu’une telle construction nécessite. Le
dauphin se joue. Peut-on affirmer qu’il s’agit d’une ellipse voulue ?
L'ambiguïté demeure, bien qu’on ne retienne de cette évocation poétique
que l’idée d’une pureté intrinsèque liée à l’image rassurante et joyeuse
des mouvements ludiques de ce cétacé qui joue et se joue peut-être des
humains.
Le deuxième vers du tercet s’ouvre sur un impératif guidez adouci par
l’emploi d’un modalisateur*, l’adverbe heureusement. Il s’agit bien du
tracé d’un itinéraire secret suivi par le chanteur de Mantoue. Cette
dernière appellation, présentée sous forme de périphrase*, reprend
anaphoriquement la première désignation de poète latin mentionnée dans
le premier quatrain. En fait, Heredia entretient le mystère autour du
véritable nom encore occulté mais dont l’identité en réalité ne fait point
de doute, les romains vénérant dans l’homme originaire de Mantoue,
Virgile, le poète qui, à l’époque d’Auguste, a chanté la beauté de la vie
pastorale (Les Bucoliques) et l’épopée* de la fondation de Rome
(l’Énéide). Un second impératif plus pressant implique directement les
destinataires de cette injonction.
Prêtez-lui, fils du cygne un fraternel rayon.
Le poète s’incline à nouveau devant la toute-puissance des Dioscures
en leur rappelant leur véritable filiation car ils sont le fruit de l’amour de
Zeus transformé en cygne et de Léda. Mais dans cette périphrase*
poétique, fils du cygne, perce un sous-entendu. Si les célèbres jumeaux
participent également de l’humain et partagent avec le poète latin la
même identité (n’a-t-on point appelé l’auteur des Géorgiques le « cygne
de Mantoue » ?), il n’est donc point étonnant que par une sorte de
phénomène de réciprocité, Virgile revendique lui aussi sa part de divin et
par conséquent le droit de bénéficier également du fraternel rayon diffusé
par les divins frères d’Hélène. Il ne s’agit plus alors dans ce tercet de
prière de protection, mais de revendication d’une légitimité sacrée qui
place le poète dans une position transcendantale, l’élevant ainsi au rang
de hiérophante, de détenteur de connaissances cachées et de pouvoirs
occultes.
Ainsi, dans le premier tercet dont le caractère mélodieux est souligné
par des allitérations* frappantes en /f/ (« fraternel rayon fils du cygne »),
le rythme* marque en quelque sorte le pas, car le sacré se mêle au
profane et la légende au mystère. La beauté de l’évocation des Dioscures
baigne la strophe dans une atmosphère de merveilleux qui continuera à
exister dans le deuxième tercet : « La moitié de mon âme est dans la nef
fragile » s’affirme comme un vers qui s’insurge contre le critère
d’impassibilité propre aux parnassiens. L'élément personnel intervient
avec sa subjectivité, son caractère émotionnel habituellement absent des
poésies qui se réclament du Parnasse. Serait-ce que José Maria de
Heredia ait voulu démontrer l’impossibilité du poète d’obéir au principe
de neutralité qui correspondrait en fait à la pétrification du cœur ou à
l’amputation de la sensibilité de l’être sollicité par la recherche sacro-
sainte de l’idéal du Beau ?
Cet aveu si touchant qui figure au haut du second tercet trahit dans sa
mélancolie le sentiment d’amitié profonde éprouvé par l’auteur devenu,
le temps d’une traversée, l’illustre contemporain de Virgile, Horace,
auquel Heredia a prêté sa voix tout au long du sonnet. En fait, cette
appellation chargée d’une émouvante connotation* et relative à cette
notion de moitié de mon âme insiste sur cette fraternité d’esprit unissant
les deux grands poètes latins qui incarnaient l’honneur et la fierté de
Rome. Ils étaient tous les deux au service d’Auguste et les protégés de
Mécène. Et la légende s’est attachée à immortaliser leurs écrits dont
l’influence allait peser plus tard sur toute la latinité. Ainsi dans le sixième
chapitre du livre quatre des Confessions, Saint Augustin, l’évêque
d’Hippone, demeuré inconsolable dans sa jeunesse de la perte d’un ami
très aimé, évoque sa relation fusionnelle avec le disparu en se référant à
Horace sans citer son nom : « Avec un grand bonheur d’expression un
poète, parlant de son ami l’a nommé la moitié de mon âme. Pour moi, j’ai
senti que mon âme et la sienne ne faisaient qu’une âme en deux corps.
Aussi la vie m’était en horreur… »
Refusant donc à sa muse le temps d’un sonnet la contrainte du
cothurne étroit préconisée par Théophile Gautier, l’auteur des Trophées
lâche la bride à ses émotions et proclame à travers le temps son adhésion
totale au génie poétique de l’auteur latin dont la stature, à présent
amplifiée, agrandie sous l’effet du rayonnement divin, fragilise le
vaisseau réduit aux proportions de nef.
On remarque d’ailleurs qu’il existe dans ce sonnet trois occurrences
relatives aux embarcations. Il s’agit respectivement de vaisseau, du
navire, enfin de la nef. En fait, l’auteur a procédé à une réduction
progressive, démarche que l’on pourrait assimiler à un désir de créer un
rapport inversement proportionnel entre le voyageur mythique et le
bateau qui le conduit en Grèce. Tant qu’il s’agissait du simple poète latin,
il pouvait effectuer la traversée sur l’embarcation réservée au commun
des mortels, mais lorsqu’il prend une dimension occulte, la nef devient le
moyen de transport idéal. Elle possède également une connotation*
différente, car n’existe-t-il pas en fait une identité d’appellation entre
l’embarcation légendaire et ce qui deviendra, dans l’architecture
chrétienne, la nef de l’église ? Dans ce contexte, une telle homonymie
n’est point indifférente. Le religieux intervient au moment où l’aventure
va s’arrêter, conférant par là même à l’illustre voyageur une auréole
nouvelle.
Cette idée est renforcée par la suite grâce à l’évocation de la légende
d’Arion, poète grec du VIIe siècle avant Jésus-Christ. Semblable à
Orphée*, il possédait, grâce à sa musique, un talent d’enchanteur.
Revenant d’Italie, il fut jeté à la mer par ses compagnons avides de
s’emparer de ses richesses. Il demanda alors à jouer une dernière fois de
sa lyre et un dauphin attiré par ses accords le prit sur son dos et le déposa
au cap Terrare. Ainsi reparaissent implicitement, par le biais du nom
d’Arion, l’image emblématique de la lyre, associée à Apollon et la
présence salvatrice du dauphin ami de l’homme et déjà évoqué dans ce
sonnet.
Il existe donc toute une thématique du merveilleux qui augmente le
mystère de cette traversée maritime effectuée sur la mer sacrée. S'agit-il
donc de la mer Égée, berceau d’une civilisation florissante où, sous
l’égide des divinités de l’époque antique, la pensée a fleuri sur les
champs infinis de la philosophie, de la poésie et de l’art ?
La nostalgie d’un âge d’or hélas révolu habite Heredia et lui dicte les
éloges qui vont bientôt transformer ce poème en dithyrambe. Les
hyperboles* ne manquent donc point dans ce tercet où l’on passe du
terme sacré à celui de dieux avant que la clef du mystère ne soit livrée
grâce à cette révélation ultime : la nef fragile porte en réalité le grand
Virgile qui aspire à rejoindre la Grèce, terre des dieux, but ultime d’un
rêve bercé passionnément. La chute du poème survient donc au moment
où les données utiles à la glorification de l’auteur de l’Énéide ont été
rassemblées, canalisées dans une forme parfaite, ciselée avec art. L'aspect
mélodieux de ce tercet est rendu par le rythme* harmonieux des vers et la
beauté des périphrases* : mer sacrée, terre des dieux. Le nom d’Arion
exprime, par sa diérèse, le caractère incantatoire du pouvoir magique du
chant et les allitérations* en /r/ et en /v/ dans le dernier vers donnent au
tercet les accents d’une symphonie. Les deux dernières strophes révèlent
ainsi que, dans une traversée mythique, le poète latin a effectué son
parcours initiatique, guidé en cela par le rayonnement des Dioscures, la
présence ludique du dauphin, la vision pressentie de l’archipel et le chant
orphique d’Arion. Ainsi parvenu au seuil de l’indicible, il pourra achever
sa quête dans une épiphanie du moi, un moi conscient d’avoir réussi la
jonction entre le monde hellène et la grandeur latine.

Conclusion

La valeur intrinsèque de cet écrit tient tout autant à la reconstitution


magistrale de l’univers antique qu’à l’atmosphère mystérieuse créée
autour d’un événement légendaire. En retraçant la traversée mythique du
chanteur de Mantoue, l’auteur parnassien a prouvé que la perfection,
lorsqu’elle est dictée par un but noble, peut être atteinte. Dans cette
poésie, conçue au départ comme le désir légitime de créer fidèlement la
reconstitution d’un événement ponctuel, d’illustrer à travers l’évocation
de la traversée de Virgile, l’un des principes du Parnasse, l’auteur des
Trophées a assumé une autre tâche, bien plus exaltante, bien plus
personnelle. Il a voulu démontrer que le poète possède dans sa nature
même l’essence du divin, qu’il est porteur de la parole sacrée et que son
verbe, comme un flux éternel intarissable, échappe à la réalité
contraignante du temps, des âges de l’espace et qu’il peut, comme le
cygne de Mantoue, réaliser une jonction entre le profane et le sacré, le
monde céleste et le terrestre, aidé en cela par des forces occultes
invisibles qui, en l’initiant à leurs mystères, lui rendent sa dignité de
démiurge*. Pour affirmer cette idée, il a jugé nécessaire de cheminer par
le détour des mythes et des légendes et d’emprunter la voix d’Horace,
l’auteur célèbre des Odes. En composant son sonnet « Pour le vaisseau de
Virgile », il a suivi à sa manière cette affirmation de Mallarmé, le poète
de l’hermétisme : « Il doit y avoir toujours une énigme en poésie, et c’est
le but de la littérature. » Mais il existe aussi une autre compréhension de
la poésie, une autre approche, celle qui confère aux créateurs de tous les
temps une fraternité d’esprit, faisant de Heredia le contemporain de
Virgile, de Dante, de Pétrarque, dans une sorte de symbiose universelle
où l’intelligence est mise au service d’une conscience en action. « Nous
sommes en relation avec toutes les parties de l’univers ainsi qu’avec
l’avenir et le passé », affirmera le poète allemand Novalis dans ses
Fragments, justifiant ainsi l’idée d’intemporalité de l’Art et
d’immortalité de la Pensée. Principe généreux qui devint l’un des buts les
plus recherchés des parnassiens. L'esthétique sans faille qu’ils visaient
absolument devait en fait, sous la virtuosité du verbe, cacher une réalité
plus sensible, plus pure et en adéquation avec le monde de l’intériorité.
Le sonnet « Pour le vaisseau de Virgile », taillé comme un pur diamant,
trahit sous les feux scintillants d’une expression parfaite, la nostalgie
d’un âge d’or révolu où les poètes pouvaient accéder à l’indicible, au
divin, grâce à la grandeur de leurs écrits et à la protection de puissances
occultes et mystérieuses. En tentant de recréer ainsi l’atmosphère
enchanteresse d’une traversée mythique éclairée par les lueurs diffuses
des astres bienveillants, José Maria de Heredia pouvait donc aspirer lui
aussi à rayonner au sein de cette constellation poétique où évoluaient déjà
les maîtres de la pensée grecque et les poètes immortels comme le grand
Virgile.
1 Agrégée de lettres françaises et assistante à l’Institut supérieur de sciences humaines de Tunis.
Auteur de plusieurs articles et poèmes en français.
Explication 17

Les Trois Villes, Émile Zola


Par David Coward1

Zola est le grand peintre de la foule. Mais ses évocations de


mouvements de masse ne se limitent jamais à la simple description. Du
tableau descriptif se dégagent impressions, sensations, idées qui donnent
un contenu à cette super-réalité poétique qui est au cœur de l’ambition
naturaliste. Il s’agit donc ici de dégager la vérité tacite que Zola fait
passer, sa compassion pour les travailleurs et sa haine des forces qui les
oppriment. Pour y parvenir, l’approche adoptée commence par l’énoncé
de la thématique qui sera explicitée et justifiée par l’analyse qui suivra.
La structure du passage est ensuite exposée pour que la forme de
l’argument clarifie l’évolution de la pensée de Zola qui utilise la
description de faits et de mouvements observés pour suggérer une vérité
cachée. L'étude des éléments structurants montre comment il guide notre
lecture et nous oblige à voir et à sentir ce qu’il voit et sent. Cette manière
de diriger le lecteur est exposée dans le reste de l’analyse qui se
concentre sur les ressources du vocabulaire et les techniques stylistiques
qui sont exploitées à une seule et même fin : nous persuader de partager
sa vision du monde. L'explication de texte n’est autre qu’une lecture
attentive. C'est en évitant les généralités et en scrutant avec soin les mots,
les images, les rythmes* et toutes les leçons du texte qu’on parviendra à
en capter le sens et à apprécier tout l’art de l’écrivain.
Le texte
« Ce fut surtout lorsqu’ils débouchèrent sur le boulevard Ménilmontant, qu’ils
eurent la sensation de la grande descente des ouvriers dans Paris. Ils le suivirent de
leur pas de promenade, ils continuèrent par le boulevard de Belleville. Et, de toutes
parts, de toutes les misérables rues de faubourgs, le flot ruisselait, un exode sans fin de
travailleurs, levés à l’aube, allant reprendre la dure besogne dans le petit frisson du
matin. C'étaient des bourgerons, des blouses, des pantalons de velours ou de toile, de
gros souliers alourdissant la marche, des mains ballantes, déformées par l’outil. Les
faces dormaient encore à moitié, sans un sourire, grises et lasses, tendues là-bas, vers
la tâche éternelle, toujours recommencée, avec l’unique espoir de la recommencer
toujours. Et le troupeau ne cessait pas, l’armée innombrable des corps de métier, des
ouvriers sans cesse après des ouvriers, toute la chair à travail manuel que Paris
dévorait, dont il avait besoin pour vivre dans son luxe et dans sa jouissance.
Puis, boulevard de la Villette, boulevard de la Chapelle, et jusqu’à la butte
Montmartre, boulevard Rochechouart, le défilé continua, d’autres, encore d’autres
descendirent des chambres vides et froides, se noyèrent dans l’immense ville, d’où,
harassés, ils ne devaient rapporter le soir qu’un pain de rancune. À présent, c’était
aussi le flot des ouvrières, des jupes vives, des coups d’œil aux passants, les salaires si
dérisoires que les jolies parfois ne remontaient pas, tandis que les laides, ravagées,
vivaient d’eau claire. Et plus tard, c’étaient enfin les employés, la misère décente en
paletot, des messieurs qui achevaient un petit pain, marchant vite, tracassés par la
terreur de ne pouvoir payer leur terme et de ne savoir comment les enfants et la
femme mangeraient jusqu’à la fin du mois. Le soleil montait à l’horizon, toute la
fourmilière était dehors, la journée laborieuse recommençait, avec sa dépense
continue d’énergie, de courage et de souffrance. »
Émile Zola, Les Trois Villes [1898], Œuvres complètes, 1966-1969,
éd. Henri Mitterand, Cercle du livre précieux,
livre V, chap. 1, vol. 7, p. 1500-1501.

Introduction

Ce passage descriptif est tiré de Paris (1898), dernier volet de la


trilogie des Trois Villes de Zola, commencée en 1894 après la fin du
grand cycle des Rougon-Macquart. Dans ses ultimes ouvrages, Zola
rejeta les principes du naturalisme et donna, selon les uns, dans une
prolixité et une exaltation regrettables. Pourtant, en lisant ce passage, on
est conscient surtout de la qualité de l’écriture qui rappelle le Zola des
grands jours. Il y suit toujours sa méthode dite « scientifique » qu’il avait
développée pour montrer l’humanité souffrante. Elle consistait à placer
ce qui est particulier chez les gens et unique dans leur situation dans le
contexte des influences générales de « la race, du milieu et du moment »,
pour reprendre l’expression de Taine. On peut douter du bien-fondé de
cette théorie, mais elle convenait merveilleusement à l’évocation des
foules et des mouvements de masse. En se voulant universelle, elle avait
aussi tendance à dépasser la réalité immédiate et tournait volontiers au
symbolique, voire au mythique.

Énoncé de la thématique

Ces deux paragraphes suivent la « descente » des travailleurs venus


des faubourgs pour se rendre au centre de la capitale. La description reste
neutre et objective et ne contient aucune intervention directe de la part de
l’auteur. Pourtant, le passage offre indéniablement un commentaire
cinglant sur la situation précaire des travailleurs et les exigences
inhumaines de la ville moderne.

Structure du passage

Dès les premiers mots, le narrateur adopte le point de vue des


personnages du roman qui observent le passage des travailleurs. Pour
commencer, donc, sa posture est celle d’un observateur impersonnel qui,
face à une foule, n’en enregistre que des impressions disparates : il voit
une masse de vêtements (« des bourgerons, des blouses, des pantalons de
velours ») et des expressions passagères sur des visages anonymes («
sans un sourire, grises et lasses »). De ce moment d’impressionnisme, au
fur et à mesure que son œil s’accoutume au crépuscule du matin, il passe,
dans le second paragraphe, à des détails plus précis mais aussi à des
spéculations concernant des questions qui ne se sont pas posées jusque-
là. Il réfléchit aux « chambres vides et froides » dont sortent les
travailleurs, et aux « salaires si dérisoires » qui les motivent. Ainsi, on
sent une progression qui nous porte de la description de la surface des
choses contenue dans le premier paragraphe à celle plus spéculative et
pluridimensionnelle du second, le tout étant unifié par cette « sensation »
de la migration incessante de la population travailleuse.
Pourtant le développement du passage dépend d’éléments bien
autrement complexes que de ces différences élémentaires entre les deux
paragraphes. L'un et l’autre commencent en accumulant des références
topographiques en catalogue et finissent en haussant le ton par un grand
mouvement vers la métaphore*, ou plutôt vers l’allégorie*. Ainsi la
personnification* de Paris vorace qui clôt le premier trouve sa
contrepartie dans « la journée laborieuse » qui point à la fin du second.
Que chaque paragraphe passe ainsi de la réalité physique au symbolique
n’est pas une circonstance fortuite, mais exprime la centralité de la
pensée de Zola. Dans ce texte, il personnifie Paris et le Travail, comme il
dépersonnalise les travailleurs.
Au sein de chacune des deux parties, on voit, comme mise en abyme et
basée sur le même rythme* binaire, une construction habile qui conforte
cette tendance vers une sorte de mythologie urbaine qui dépasse la réalité
quotidienne. Les rappels du temps qui passe (« l’aube », « petit frisson du
matin ») du premier paragraphe sont suivis par « puis », « à présent » et «
plus tard » jusqu’au moment où, dans la dernière phrase, le soleil paraît à
l’horizon. Ces indications ajoutent à notre sens du mouvement d’une
descente dans l’espace celui d’une progression dans le temps. En plus,
elles permettent à Zola de structurer l’apparition des différentes
catégories de travailleurs, chacune à son heure, qui sortent dans la rue à
des intervalles qui sont le reflet de leur statut. D’abord c’est la masse des
ouvriers manuels, puis les femmes et enfin les petits clercs. Cette
progression à la fois spatiale et temporelle confère au texte une grande
unité ainsi qu’au spectacle qui se déroule sous nos yeux qui sont
maintenant les yeux du narrateur et des personnages observant cette
scène. Mais le fait que cette marche en avant semble si irrésistiblement
ennemie de la liberté d’action de ces victimes d’un système économique
cruel dont elles dépendent pour vivre, nous fait comprendre combien la
force commande ici et comment la ville moderne transforme l’existence
des gens ordinaires en impuissance et en esclavage. En d’autres mots, le
mouvement des idées développe le caractère inévitable de cette scène
quotidiennement répétée.
Car l’aspect le plus important du texte, celui que l’auteur cherche à
communiquer avant tout, c’est sa détermination, poursuivie d’une
manière constante, subtile et variée, à montrer la dépersonnalisation de
l’humain et, son corollaire, la personnification* de l’abstrait. Il exploite,
bien sûr, le caractère fondamentalement anonyme de la foule, surtout en
esquissant des impressions saisies au hasard et en suivant le mouvement
général de cette transhumance matinale. Mais il utilise de façon délibérée
des images et surtout des métaphores* qui ont pour fonction de refuser
l’individualité et de présenter le spectacle que nous voyons comme
l’opération d’un processus mécanique et impersonnel qui est la forme
moderne de la fatalité. Le mot « débouchèrent » de la première ligne
évoque l’idée d’un fleuve qui coule et cette image est répétée avec
variantes : « le flot ruisselait », « se noyèrent », « le flot des ouvrières ».
Cette thématique imagée réussit à deux niveaux : elle donne à notre «
sensation » du mouvement un sens précis, celui d’une descente, mais en
plus elle métamorphose les travailleurs (qui arrivent en groupes, comme
par vagues) en un corps collectif poussé à agir par un pouvoir aussi
puissant que les forces de la nature. D’autres métaphores*, d’ordres
différents, renforcent la même idée de subordination et de négation de la
volonté individuelle. Ainsi « l’armée […] des corps de métier » suggère
la soumission à une autorité supérieure aussi rigoureuse que l’autorité
militaire. « Le troupeau » réduit les êtres humains au rang d’animaux
commandés par un maître. « La fourmilière », la plus visuelle de toutes
ces images picturales, renforce l’idée centrale de l’état à peine humain
des travailleurs : de vaches et de moutons, ils sont devenus des insectes.
Mais en ôtant à l’homme son indépendance et toute notion de la
dignité de son travail, Zola prend le pas complémentaire de personnifier
les forces qu’il sert : Paris et le Travail. Quand Zola évoque « la dure
besogne » et « la tâche éternelle », l’emploi de l’article défini donne à
l’une et à l’autre une valeur symbolique et proclame que l’homme est
leur esclave. Le verbe « dévorait » joint à l’expression « chair à travail »
(qui rappelle « chair à canon ») identifie comme vrai maître – si exigeant,
si vorace – la grande ville de Paris qui surgit comme un monstre prêt à
soumettre les masses pour assurer la continuation de son « luxe » et sa «
jouissance ». Ces deux mots sont dotés d’une valeur abstraite et sont les
emblèmes de l’avidité qui fait marcher le système économique qui,
comme un dieu cruel et exigeant, demande tant de sacrifices. À force
d’employer de telles expressions, Zola nous prépare à accepter, à la fin
du texte, que la « journée laborieuse » qui commence n’est pas un jour
quelconque mais chaque jour « sans cesse » revenu. Et avant de quitter la
scène, il nous fait comprendre, par le moyen d’une nouvelle série de
substantifs abstraits, le vrai prix payé par les travailleurs : « énergie », «
courage », et « souffrance ». Ce sont les seules qualités (et ce sont les
vertus de l’impuissant, de la victime, de l’esclave) que le système, en leur
volant leur humanité, leur permet de garder.

Rythmes* et parallélismes

L'idée essentielle du texte est communiquée très clairement par la


tension entre ces deux mouvements opposés, l’un vers l’objectivation des
travailleurs, l’autre vers la personnification* de la grande ville et du
Labeur dont elle vit. Mais pour empêcher qu’il ne reste aucun doute, Zola
injecte des moments d’ironie* atroce qui indiquent, malgré sa neutralité
apparente, qu’il se range du côté des travailleurs et qu’il dénonce la vie
triste et morne que mènent ces automates. Ils se lancent dans un « exode
» qui n’est en effet qu’un déplacement, puisqu’il n’y a pas de terre
promise. Le mot « espoir » du premier paragraphe est un commentaire
amer sur l’absence d’espoir. On ne s’attarde pas sur les ouvrières (les
jolies et les laides), mais on devine leur sort, et la réflexion qu’il suscite
est aussi acerbe que sa personnification* de « la misère décente en
paletot » : la « terreur » des clercs, qui sont si souvent des objets de satire
dans la littérature de l’époque, est très réelle. Mais leur pain quotidien est
un « pain de rancune », expression qui contient à peine la grande colère
de Zola. On ne trouve ici aucun exemple de souffrance individuelle,
aucun cas particulier ou exemplaire. Mais en choisissant de montrer le
tout, de présenter des groupes qui constituent le tout, Zola réussit à
communiquer le désespoir des travailleurs et sa propre détestation
personnelle de l’injustice sociale qui le provoque.
Les leçons du vocabulaire

Maints petits détails laissent percer çà et là toute sa sympathie pour


l’humanité saignante. Les gens qui composent la foule sont visiblement «
harassés », leurs « faces » (« visages », c’est pour les riches) sont « grises
et lasses » et leurs mains sont déformées par un « outil » symbolique. Le
système produit des effets qui, à la fois physiques et spirituels, agissent
non seulement sur les individus mais aussi sur la collectivité entière :
comment la société peut-elle tolérer que le petit nombre vive de la
souffrance du grand ? Chose remarquable, cependant : Zola ne s’attaque
pas aux bourgeois cossus qui profitent du système et à cette heure sont
confortablement au lit, mais à Paris. Paris est le grand symbole d’un
ordre social qui exige de multiples servitudes. Ses esclaves sont ceux qui
sont voués à la souffrance par le besoin de travailler, mais les maîtres qui
ne sont pas moins pris dans son engrenage ne sont pas plus libres.
Ainsi, alors que le deuxième paragraphe marque une avance sur le
premier (le temps passe, d’autres catégories de travailleurs font leur
entrée, l’ironie* de Zola devient plus sensible), il y a un parallélisme clair
qui les relie l’un à l’autre et attache le fond à la forme. Ils se ressemblent
par la structure (chacun passe du concret à l’abstrait) et par le contraste
entre l’observation neutre et le commentaire indirect. Mais d’un bout à
l’autre, ce tableau plein de mouvement brossé par Zola exploite de façon
conséquente une riche diversité de ressources lexicales et de techniques
stylistiques. Les vêtements et les gestes des travailleurs dans le premier
paragraphe sont décrits en termes saccadés, sans consistance ni ordre : «
levés à l’aube, allant reprendre […] bourgerons […], souliers […], mains
». Alors que les boulevards sont nommés et donnent une direction au «
flot », les « misérables rues des faubourgs » restent anonymes, ne
remplissent pas une telle fonction et reflètent la réalité : les quartiers
populaires ne sont dignes d’aucune considération. Ailleurs, les répétitions
de mots renforcent l’idée de l’impuissance des travailleurs : « […]
toujours recommencée, avec l’unique espoir de la recommencer toujours
». Ici le rythme* de la phrase en souligne le sens et fait d’un triste espoir
un écho encore plus consternant. À d’autres moments, Zola exploite le
rythme* des mots pour évoquer l’inquiétude des travailleurs (« d’où,
harassés, ils ne devaient… »), l’espièglerie des ouvrières (« des jupes
vives, des coups d’œil aux passants »), et les soucis des clercs («
achevaient un petit pain, marchant vite, tracassés… »). Ces mots entassés
et leur rythme* irrégulier créent un contraste frappant avec la dernière
phrase de chaque paragraphe qui exprime, dans sa régularité grandiose et
équilibrée, toute la confiance du monstre tout-puissant qu’ils servent tous
en lui, faisant l’oblation de leur travail. On constate en plus l’emploi de
participes présents et passés (« allant reprendre », « levés à l’aube ») qui
ajoutent au sens du mouvement, du catalogue de substantifs (« des
bourgerons, des blouses… ») qui créent un effet pointilliste, et d’un
nombre plus restreint d’adjectifs simples (« petits », « misérables »). Ces
qualificatifs ne retiennent pas notre attention et sont presque aussi
imperceptibles que les adverbes. La rareté des uns et des autres fait que le
passage est dominé par des substantifs et des verbes et que, par
conséquent, son allure est subtilement accélérée et le ton rendu plus
urgent, plus dramatique. Car Zola cherche des effets directs. Il veut que
nous éprouvions « le petit frisson du matin », que nous entendions le son
des « gros souliers », que nous voyions le gris généralisé que percent
seules les « jupes vives ». Les accumulations d’objets, de gestes et de
mouvements, et les rythmes*, tantôt saccadés, tantôt expansifs, se
joignent pour reproduire la réaction des personnages du roman en voyant
la foule pour la première fois : c’est la « sensation » de ce mouvement de
masse que Zola veut recréer. Ce mot est la clef qui explique ce passage :
il ne s’agit aucunement d’un plaidoyer abstrait en faveur des pauvres et
des marginalisés, mais d’une stratégie impressionniste visant à
communiquer une réalité humaine et sociale par une attaque dirigée vers
les sens du lecteur.

Conclusion

Voici donc un passage qui cache sa passion sous une apparence


d’objectivité. Construit avec soin, il cherche à persuader et, à cette fin, il
mobilise de multiples techniques (accumulations, répétitions,
parallélismes) et des images et des figures allégoriques qui lui permettent
de nous faire voir ce qu’il veut que nous voyions. Les rythmes*
soulignent le mouvement du concret au symbolique, car d’irréguliers
quand ils évoquent la foule, ils ralentissent, deviennent plus généreux et
font que les abstractions (Paris, « la journée laborieuse ») qui nous
attendent à la fin de chaque paragraphe nous frappent avec une force
accrue. Zola ne vise pas à nous convaincre par le raisonnement mais par
un montage d’images graphiques qui frappent nos sens et mobilisent
notre émotion avec une force dont la raison n’est pas capable. Il ne s’agit
pas ici de principes et de généralités, donc, mais de la communication
directe d’une réalité sociale et son exploitation pour établir deux grandes
idées qui n’en font qu’une : la solidarité avec l’humain et le refus de la
tyrannie.
1 Professeur émérite à l’université de Leeds, Royaume-Uni. Il a publié de nombreux ouvrages
consacrés à l’histoire, à la littérature et à la culture françaises. Il a traduit différents auteurs
classiques dont Molière. Il est également l’auteur d’une Histoire de la littérature française, de la
chanson de geste au cinéma (2002).
Explication 18

Éloges, Saint-John Perse


Par Samia Kassab-Charfi1

Le type d’entrée choisi pour aborder ces deux suites de Pour fêter une
enfance consiste en une approche d’ordre thématico-stylistique, la
maîtrise et le déroulement du thème étant, chez Saint-John Perse,
fortement tributaires de son traitement stylistique et formel.
Particulièrement dans ces deux chants, l’appréciation du ton et du souffle
poétique, leur définition, est indissociable de l’armature phonétique,
rhétorique, lexicale, sémantique et syntaxique qui les génère et y dessine
une manière de génotype stylistique persien.

Le poème
I
« Palmes… !
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil
vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes
chaudes près de toi qui tremblais…
(Je parle d’une haute condition, alors, entre les robes, au règne de tournantes
clartés.)
Palmes ! et la douceur
D’une vieillesse des racines… ! La terre
Alors souhaita d’être plus sourde, et le ciel plus profond, où des arbres trop grands,
las d’un obscur dessein, nouaient un pacte inextricable…
(J’ai fait ce songe, dans l’estime : un sûr séjour entre les toiles enthousiastes.)
Et les hautes
racines courbes célébraient
l'en allée des voies prodigieuses, l'invention des voûtes et des nefs,
et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où
j'ai mené peut-être un corps sans ombre...
(Je parle d'une haute condition, jadis, entre des hommes et leurs filles, et qui
mâchaient de telle feuille.)
Alors, les hommes avaient
Une bouche plus grave, les femmes avaient des bras plus lents ;
Alors, de se nourrir comme nous de racines, de grandes bêtes taciturnes
s'ennoblissaient ;
Et plus longues sur plus d'ombre se levaient les paupières...
(J'ai fait ce songe, il nous a consumés sans reliques.)
II
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes... Et nos paupières fabuleuses...
Ô
Clartés ! ô faveurs !
Appelant toute chose, je récitai qu'elle était grande, appelant toute bête, qu'elle était
belle et bonne.
O mes plus grandes
fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux
insectes verts ! Les bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille. Et une très
petite sœur était morte : j’avais eu, qui sent bon, son cercueil d’acajou entre les glaces
de trois chambres. Et il ne fallait pas tuer l’oiseau-mouche d’un caillou… Mais la
terre se courbait dans nos jeux comme fait la servante,
celle qui a droit à une chaise si l’on se tient dans la maison.
…Végétales ferveurs, ô clartés ô faveurs !….
Et puis ces mouches, cette sorte de mouches, vers le dernier étage du jardin, qui
étaient comme si la lumière eût chanté !
… Je me souviens du sel, je me souviens du sel que la nourrice jaune dut essuyer à
l’angle de mes yeux.
Le sorcier noir sentenciait à l’office : « Le monde est comme une pirogue, qui,
tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire et pleurer… »
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre
Un monde balancé entre les eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la
hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de liane,
Où trop longues, les fleurs s’achevaient en des cris de perruches.
Saint-John Perse, Éloges [1925], section « Pour fêter une enfance »,
Gallimard, suites I et II, 1960.
Introduction

C'est en raison de leur similitude tant sur le plan des références


thématiques que du type d’écriture ainsi que des liens anaphoriques qui
les caractérisent que nous avons choisi d’associer les deux poèmes ci-
dessus dans une même perspective explicative. Suivant les méandres des
variations que ces chants modulent autour du thème de l’enfance, le
lecteur aura loisir d’évaluer en une première étape la teneur de cette
écriture de l’éloge ainsi que celle des modes rhétoriques de sublimation
qu’elle convoque. Le deuxième temps de l’approche interrogera les
figures textuelles de la subjectivité qui président à l’émergence du tracé
mémoriel, de la restitution, en marge du paysage réel de l’île, d’un
paysage rêvé, transfiguré, stylisé. Ce seront en définitive, et pour clore le
dernier volet de l’étude, ces modalités d’appropriation et de restitution
dont il faudra appréhender l’empreinte dans le poème, dans l’imbrication
fusionnelle des différents règnes en présence – du minéral à l’humain,
empreinte déterminant la dynamique d’ensemble des deux temps
poétiques.

L'écriture de l’éloge ; les modes stylistiques de la sublimation de


l’enfance

Dès l’incipit de la première suite, le ton est donné : ce sera celui de


l’éloge, lieu associant le poème à la fois à un hommage à l’enfance
perdue et à ce domaine rhétorique du haut-langage2 qu’est le genre
démonstratif ou épidictique. Ainsi, les deux apostrophes inaugurant les
deux premières laisses, « Palmes… ! », marquent par leur pure irruption,
simples noms dépourvus de tout déterminant, l’avènement conjoint du
lieu comme pays (ce topos géographique mais aussi textuel) et du lieu
comme topos rhétorique de l’éloge. La polysémie du terme « palmes »
n’est-elle pas d’ailleurs ici au service de cette double orientation, le
substantif renvoyant aussi bien au domaine végétal tropical qu’au
symbole de la victoire ? On retrouve encore dans la deuxième suite, et de
manière plus explicite, l’expression de cette intention laudative qui
préside au projet de toute la section, et plus généralement à l’ensemble du
recueil, garantissant ainsi sa cohérence rhétorique et stylistique :

« Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande, appelant toute bête, qu’elle
était belle et bonne. »

Ce projet d’invocation est au cœur même de l’énonciation poétique,


non seulement dans ces deux suites, mais il se prolonge aussi dans les
suites V et VI où le lecteur pourra soit retrouver les mêmes « Palmes »,
soit encore apprécier la modulation inaugurale et enthousiaste du projet
laudatif, ce stylème typiquement persien : « Ô ! j'ai lieu de louer ! » (suite
V). Or ce sont précisément ces battements anaphoriques rythmant le texte
et lui conférant ce tracé si typique du souffle poétique persien – ce
pneuma – que nous devons pointer aussi bien comme marqueurs de
l’architecture rythmique du chant que comme facteurs de la cohérence du
tissu isotopique des deux poèmes :

« Je parle d’une haute condition, […]/ Je parle d’une haute condition, […]. » (I)

L'anaphore*, cette figure syntaxique de répétition qui affecte ici les


places initiales des unités (phrastique, métrique, etc.), assume de fait une
fonction fondamentale : celle d’insinuer une lancinance de l’invocation,
un balisage du texte de l’ordre du refrain, par le marquage obsessionnel
des séquences rythmiques. L'anaphore* chez Saint-John Perse n’est
d’ailleurs jamais un cadre purement formel, réduit à une simple fonction
architectonique : toujours vivace, son contenu lexical ou morpholexical
évolue, passant d’un poème à l’autre, comme en témoignent ces
variations autour d’une même formule, de la première à la deuxième
suite :

« et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes


chaudes près de toi qui tremblais… » (I)
« Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes… » (II)
On perçoit aisément ici l’effet de ces imperceptibles remaniements :
celui d’une flexibilité alternative qui transmet sa vivacité phonique et
sémantique au poème, qui se faisant évolue, progresse par déplacements,
en une féconde dialectique du Même et de l’Autre. L'éloge procède alors
non seulement par la scansion anaphorique mais également par un autre
mode figural et scriptural qui assure en quelque sorte le tissage de la
matière initiale de l’éloge, de ces termes liminaires : l’amplification*.

L'assise rhétorique de l'invocation semble donc être, dans ces suites,


bipolaire : à la fois anaphorique et amplificatrice, scansionnelle et
dilatante, l’anaphore* intronisant pour sa part la répétition en tant que
dynamique interne et cohésive du poème, tandis que l’amplification*
instaure la variation autour du thème de l’enfance. Sur le plan textuel,
l’amplification*, qui s’actualise par des figures comme la périphrase* –
le « pacte inextricable » noué par les « arbres » renvoyant aux racines 3 –
ou dans l’abondance des développements dérivés d’un thème initial,
consiste précisément dans ces sortes de micro-scènes – autant de laisses
dans les deux suites – dont l’ensemble constitue ce kaléidoscope de
l’enfance dépeint par Saint-John Perse3 : scène du bain originel, de la
découverte de la luxuriance de la végétation tropicale, ou encore de
l’anecdote du cercueil de la petite sœur décédée. Car il est clair que
l’amplification*, par ces ramifications – « l’eau-de-feuilles-vertes » est
explicitée en « et l’eau encore était du soleil vert » 3 –, ces spirales
rétrospectives de la mémoire qu’elle cultive, participe activement à la
description sublimée de la matière même du référent poétique. Les
termes du ressassement nostalgique, ce rituel liturgique où la topique* de
l’enfance tient lieu désormais de sphère sacrée, sont pris dans le maillage
de ce modèle métrique hybride qu’est le verset, lequel permet le
dépassement souple, non traumatique, de l’unité phrastique. La cadence*
qu’il insuffle au poème est alors tributaire des élargissements ou des
rétractions que le thème détermine, dans la tradition revisitée de
l’abondance hyperbolique du style asian. C'est dans ce sens d’une
rythmique soumise à l’amplification* thématique qu’il faut d’ailleurs lire
les multiples « Et » qui ouvrent certains versets, instaurant dans le même
temps la phaticité et le caractère continuel de la séquence :
« Et les hautes
racines courbes célébraient »
« et la lumière alors, […] »3
« Et puis ces mouches, cette sorte de mouches […]
« Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre » (II)

Ce faisant, le tissage amplificateur de l’éloge prend particulièrement


appui sur un appareil lexical caractérisé par la laudation extrême,
renvoyant à une représentation superlative du réel, et où l’avènement du
style sublime emprunte la voie d’une figure essentielle de l’éloge
persien : l’hyperbole*.

Dans la logique de ce haut-langage mis au service de la grandeur de


l’invocation, le mouvement de l’éloge persien est tout d’élan vers le haut.
D’une suite à l’autre, se révèle au lecteur tout un lexique de la laudation
superlative qui détermine irréversiblement le style persien comme un des
meilleurs représentants, dans la poésie contemporaine, du grand style,
encore appelé style élevé ou sublime. Se déploient ainsi, outre les
caractérisations superlatives, les champs sémantiques de la beauté, de la
noblesse, de l’exceptionnelle qualité :
« je parle d’une haute condition/j’ai fait ce songe dans l’estime », « les
toiles enthousiastes », « les hautes racines […] célébraient », « l’en allée
des voies prodigieuses », « et la lumière, alors, en de plus purs exploits
féconde », « Alors, les hommes avaient une bouche plus grave, les
femmes avaient des bras plus lents », « de grandes bêtes taciturnes
s’ennoblissaient », « et plus longues sur plus d’ombre se levaient les
paupières » (I).
« Et nos paupières fabuleuses… », « ô faveurs ! », « Appelant toute
chose, je récitai qu’elle était grande, appelant toute bête, qu’elle était
belle et bonne », « O mes plus grandes fleurs voraces », « mes plus beaux
insectes verts ! » « Et puis ces mouches […] qui étaient comme si la
lumière eût chanté » (II).
Le texte se fait ainsi « table d’abondance », réalisant par ce
dénombrement émerveillé du divers le rêve de retrouver la totalité
perdue. Ici, cette célébration sublimée emprunte les voies d’un
avènement de l’hyperbole*, figure du débordement, de l’élévation
stylistique et esthétique, instrument d’un sublime mis au service d’une
vision transfigurée du monde de l’enfance.

La dynamique de transfiguration du paysage pour l’avènement du


lieu de l’enfance, ce locus amoenus

Cette écriture de l’éloge met en jeu dans les deux suites un mode
énonciatif qui les rattache à ce que l’on pourrait appeler une poésie
autobiographique. D’emblée, le Je de l’énonciateur fonde la subjectivité
de la démarche poético-narrative. Le texte est poème de la célébration
mais aussi récit constitué d’une constellation de scènes ordonnées comme
autant de touches. On notera la relative homogénéité énonciative de
l’ensemble, puisqu’à l’exception de la sentence du sorcier rapportée au
style direct à la fin de la suite II, la prise en charge énonciative est
exclusivement assurée par ce Je dont le regard et l’approche déterminent
la coloration fortement subjectivisée du chant. Dans cette optique,
l’insertion du sorcier apporte un décalage relativement à l’allure
d’ensemble, puisqu’elle possède en effet les caractéristiques temporelles
de la maxime. Son présent gnomique, les termes de facture générique qui
la constituent sont autant de moyens de valider son ancrage dans une
tradition de la parole sage et pérenne. En ce sens, elle contraste
particulièrement avec l’appareil personnel, possessif, qui inscrit tout
naturellement l’invocation nostalgique et le chant laudatif dans le champ
d’une subjectivité émotionnelle. Même si le Je parlant est toujours en
définitive un Autre en vertu du décalage attesté entre le vécu et le récit de
ce vécu, il n’en demeure pas moins que le regard du locuteur, de ce
récitant émerveillé est un regard aux « paupières fabuleuses » (II),
comme le dit explicitement le texte, nous invitant à saisir « fabuleuses »
ici dans son acception originelle : qui raconte une histoire. C'est donc par
le sémantisme de l'épithète « fabuleuses » que s’actualise l’isotopie* du
récit. Mais ce Je n’a-t-il pas aussi la capacité d’opérer une distanciation
par rapport à lui-même, se dédoublant – « toi », « on te baignait » – et se
posant par là même à la fois comme sujet et objet de l’énonciation ? On
voit bien là comment la complexité des opérations énonciatives redouble
celle de la densité générique, les textes appartenant à la fois au genre
poétique et à la narration, combinant les accents de l’ode pindarique au
souffle du conteur créole – « je récitai ». Et ce poème-récit n’est-il pas au
service d’une alchimie transfiguratrice du réel référentiel, d’un portrait
éminemment solaire de l’enfance antillaise ?

Les scènes et personnages du topos de l’enfance, ce locus amoenus,


introduisent quant à eux une manière de dramaturgie* dans l’élaboration
du poème. La mise en scène proposée par le locuteur-récitant met ainsi
en place un paysage à l’architecture complexe : y figurent des catégories
générales d’ordre cosmique, antipodales « ciel » et « terre », « ombre » et
« lumière », « racines » et « voûtes » (I), une profusion végétale
largement inspirée de la topique* antillaise, mais aussi imprégnée des
lectures botaniques du jeune Alexis Leger et enfin ce microcosme
familier (« hommes », « femmes », « filles », « servantes », la « très
petite sœur », « la nourrice jaune », « le sorcier noir ») accomplissant
dans le cercle de la sphère intime les rituels qui sacralisent définitivement
l’âge d’or révolu. On remarquera cependant que dans la suite II, les
personnages sont plus familiers que dans la première suite, comme si la
précision et l’acuité mémorielle intervenaient par la progression d’un
chant à l’autre, confirmant l’hypothèse que l’ensemble des suites formant
la section « Pour fêter une enfance » constitue un tout cohérent, relié par
des reprises anaphoriques internes et externes. Les poèmes successifs n’y
confluent-ils pas d’ailleurs vers cette même reconnaissance du manque
absolu, celui d’un « tempus amoenus », ère de l’enfant-roi, calqué sur le
modèle du « locus amoenus », nostalgie de l'enfance, superbement
formulée dans la suite III : « – Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y
a plus ? » ?
Au poète donc de restituer, en une symphonie picturale, les
éblouissements synesthésiques de cette expérience à la fois ontologique
et mémorielle, laquelle est, pour reprendre un terme du texte,
d’ennoblissement du réel.
Dans la suite II, la métaphore* de l’insecte transfigurant la perception
de la lumière – « Et puis ces mouches, cette sorte de mouches, [...], qui
étaient comme si la lumière eût chanté ! » – vient confirmer l’importance
de la perception sensitive, et plus particulièrement visuelle, comme point
crucial de l’esthétique du poème. Si en effet celui-ci est défini comme un
songe – « J’ai fait ce songe […] : un sûr séjour entre les toiles
enthousiastes » 4 – il est aussi donné à voir au lecteur comme un paysage-
tableau – réminiscences du Douanier Rousseau (1844-1910), des Fauves,
qui exposèrent pour la première fois en 1905. Il n’en demeure pas moins
que le projet de la reconstitution fantasmagorique combinant souvenir
réel et rêverie sublimante est clairement énoncé dans les deux chants : «
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre », reprenant ainsi l’antique
tradition de l'ut pictura poesis4, où poésie et peinture entrent en
correspondance heureuse. Tout un réseau d’impressions sensualistes et
visuelles traverse l’invocation poétique et lui fournit sa matière, laquelle
est toute d’explosions chromatiques (chatoiement de la lumière, «
végétales ferveurs », « eaux brillantes », II), de vibrations olfactives, («
qui sent bon », II), ou encore de plénitudes tactiles, comme le suggèrent
les « jambes chaudes »4, « le mât lisse des fûts » (II) mais surtout ce
baptême païen à l’ouverture du premier poème : « Alors on te baignait
dans l’eau-de-feuilles-vertes ». Le tremblement de l’enfant d’alors – « toi
qui tremblais » – restitue cet avènement de la concrétude des choses
surgissant par l’entremise de la nomination, de l’invocation – « appelant
toute chose/appelant toute bête » : autant d’impressions qui dérivent vers
une fusion de type quasi synesthésique de l’univers, où la luxuriance
végétale (« feuille », « racines », « arbre », I ; « fleurs voraces », « feuille
rouge », « bouquets au jardin », « les haubans de liane », II) constitue le
point d’orgue des deux chants.

L'imbrication des univers et des règnes : ode à l’enfance


fusionnelle

Figure symbolique de l’ordre insulaire, la métaphore* de l’arbre et de


ses extensions radicales, ces racines inextricables propres à la mangrove
tropicale, fonde le lien archétypal du poète à son île natale. Dans la
mesure où cette figure emblématique, fortement chargée de symbolisme
et sémantiquement décomposée en intension (feuilles, racines, fleurs,
liane, guis, bouquets) renvoie tout à la fois à l’enracinement chtonien et à
l’essor ouranien, elle permet de valider la double postulation qui siège au
cœur de toute démarche rétrospective : le retour régressif au lieu originel
d’une part, d’autre part le nécessaire travail de distanciation et de
réajustement qui en résulte. Figure phallique du jaillissement, de
l’élévation conquérante, l’arbre ne fonctionne-t-il pas ici comme une
représentation d’ordre masculin, conçue en contraste avec la forme
générale plutôt féminine de l'île, ce O dont Saint-John Perse lui-même
dira qu’il règne au cœur du mot d’Éloges, et dont les avatars ponctuent
l’ensemble des deux suites sous la forme du vocatif, décliné comme
autant de variations allusives, dans leur graphisme stylisé, à la circularité
originelle de l’île ?

Cette dynamique des formes microcosmiques et macrocosmiques, leur


interaction* féconde génère ainsi dans l’ordre poétique ce que l’on
pourrait désigner comme une cosmogonie persienne, elle-même fondée
sur une dialectique entre chaos et cosmos, ordre et fusion. Étudiant à
Bordeaux en 1904, le jeune Alexis découvre les ouvrages sur
l’astrobiologie et la cosmobiologie, conceptions du monde ayant
longtemps dominé en Asie et en Méditerranée orientale. Ces conceptions
étaient en particulier basées sur la pénétration réciproque de l’idée de loi
astronomique et de celle de la vie végétale et animale. Dans nos deux
suites, c’est l’ensemble des règnes (incluant également le minéral et
l’humain) qui sont en harmonie totale, tendus vers une représentation de
type édénique, celle d’un paradis terrestre d’avant la chute, d’avant « le
départ [en 1899, lorsque le jeune Alexis n’a que douze ans] définitif de
toute la famille pour la France, après plus de deux siècles d'établissement
aux Îles »5. Sur le plan morpholexical, le nom composé « oiseau-mouche
» (II) appuie et pointe cette confusion des règnes – là encore en « pacte
inextricable » –, tandis que l’image des « grandes bêtes taciturnes » qui «
s’ennobliss[ent] » 5 infère dans le même ordre d’idées la promotion
sublimante qui touche ici chaque élément du divers. Tableau de la fusion
originelle, du recommencement, d’une naissance et d’une réintégration
païennes au monde, le poème est en accord avec une vision proprement
immanentiste de l’univers.

Il n’y a donc pas de division, pas de fragmentation dans la


représentation qui est proposée par Saint-John Perse du monde de
l’enfance insulaire. Une des fonctions de l’image consiste précisément,
dans cette perspective associant les matières et les éléments les plus
hétérogènes, les plus incompatibles, à produire une conception
continuelle du mouvement des choses, comme dans l’exemple de la suite
I où la métaphore* « et l’eau encore était du soleil vert » vient concrétiser
l’absence de séparation étanche entre les domaines. Or il semblerait que
cet impressionnisme euphorique et jonctionnel de la représentation doive
être mis en relation avec un autre mode conceptuel, d’ordre
métaphysique : l’immanentisme. Cette conception retient précisément la
non-séparation des catégories. Elle est en relation étroite d’une part avec
une certaine forme de panthéisme à laquelle Saint-John Perse n’est pas
étranger et d’autre part avec cette recherche d’un équilibre universel idéal
où l’homme parviendrait avec une harmonie heureuse avec la nature.
Cette aspiration sera d’ailleurs magistralement et lapidairement formulée
à la fin d’un recueil qui sera publié pour la première fois en 1971, Chant
pour un équinoxe : « équinoxe d'une heure entre la Terre et l'homme6 ».
Mais déjà dans Éloges se perçoit l’influence du philosophe antique
Empédocle d'Agrigente ainsi que celle de Spinoza (XVIIe siècle), pour
lesquels le monde constitue un univers vivant, une sorte de maillage dans
lequel l’ensemble des règnes sont pris. Une telle vision rejoint aisément
la conception immanentiste de Saint-John Perse – ce en quoi il se
démarque en particulier du transcendantalisme d’un Claudel. Les deux
suites sont ainsi conçues sous le signe de ce bonheur d’être, jusqu’à
l’évocation du « cercueil » (II), cette forme thanatologique de l’arbre, qui
n’est cependant altérée dans sa référence à la mort par aucun accent
morbide, et où la pulsion de vie l’emporte décisivement sur la pulsion de
mort.
Conclusion

Nous avons choisi une approche de lecture conjointe de ces deux


suites, lesquelles à l’image du présent et du passé du locuteur, de son lieu
actuel et de son lieu perdu, sont prises dans une même orientation
thématique, rythmique et stylistique. Les traitements qu’elles font subir
au thème du souvenir, à celui de l’invocation élogieuse et nostalgique, les
transformations féeriques qu’elles impriment aux événements et aux
objets évoqués, tous ces éléments contribuent à la richesse sémantique du
poème ainsi qu’à sa densité émotionnelle. Remémoration et chant de
l’invocation transfigurent et subliment le référent antillais, en un hymne à
l’enfance où le récitant nous fait assister, par leur nomination
hyperbolique, à l’émergence d’une vision réconciliée des êtres et des
choses. L'éloge préside alors à l'ennoblissement du passé, à son paysage
magnifié, fécondé par la récurrence de la sollicitation mémorielle et par
le rituel baptismal de l’écriture.
1 Titulaire d’un doctorat d’État et maître de conférences à l’université de Tunis, elle est
spécialiste de Saint-John Perse. Elle a publié plusieurs articles dont « Amitiés du Prince ou la mise
à mal de l’éloge » (in Souffle de Perse, n° 10, nov. 2002, p. 59-67).
2 Nous reprenons ce terme à Jean Cohen (Le Haut-langage. Théorie de la poéticité,
Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque Scientifique », 1979, 292 p.).
3 Cf. notre deuxième partie pour l’exploration de cet aspect des poèmes.
4 Cette proposition, qui suggère l’analogie entre projet poétique et projet pictural, est due au
poète latin Horace (Epître aux pisons). Avant lui, le poète grec Simonide la formula en ces termes :
« La poésie est une peinture parlante, la peinture une poésie muette ».
5 Saint-John Perse, Œuvres complètes, Gallimard, NRF, 1972 (1982 pour Nocturne et
Sécheresse), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. XI. Saint-John Perse ne reviendra d’ailleurs
jamais aux Antilles.
6 Saint-John Perse, op. cit., p. 438.
Explication 19

L'Épicerie d'enfance, Jean Follain


Par Pierre Cahné1

L'explication du texte de Jean Follain présentée ici veut insister sur un


aspect essentiel du texte poétique, mis en relief non seulement par
Roman Jakobson, mais par toute une tradition herméneutique*, que ce
soit celle de la scolastique, qui distingue les sens littéral ou historique, du
sens symbolique et du sens anagogique, ou que ce soit celle que reprend
Pascal dans l’opposition du sens littéral au sens figuratif.
C'est donc dans l’horizon de cette tradition à l’écoute des différents
niveaux de signification, et des moyens linguistiques mobilisés pour les
créer, que se situe cette étude d’un poème exemplaire de la manière de
Jean Follain.
Attachons-nous à un poème du recueil L'Épicerie d’enfance, « Repas
».

Le texte
« Les avant-coureurs des repas étaient dans des gestes infimes : la femme en fichu
égalisait le sel dans la salière biseautée.
L'on mettait la table longtemps à l’avance.
Quand on soulevait le coquetier de dessus l’étagère du buffet, la place de sa base
restait marquée ronde et sertie par une fine poussière presque impalpable.
Tenue par une main experte et vigoureuse la cuiller à ragoûts, avec un bruit
particulier, avec un bruit qui restera sien dans les siècles des siècles, dessinait des
entrelacs dans le fond de farine blondie qui cuisait avec de petites crevaisons au fond
du poêlon. La cuisinière bientôt éteignait le roux, laissant tomber l’eau d’une petite
bouillotte noire. Il s’échappait alors des vapeurs âcres mais qui, répandues à distance,
affinaient confortablement l’air de la pièce toujours renouvelée par la cheminée
géante.
Dans les jours un peu froids, l’odeur des victuailles était magnifique ; à celle
franche des viandes rouges s’ajoutaient les effluves des légumes comme frileux d’être
séparés de la terre qui se collait encore à eux, le tout adouci par le remugle des robes
de laine où parfois s’accrochaient des fils blancs.
Je revois cette table bourgeoise, chargée d’une odeur de fruits civilisée et mourante
et d’une odeur de fleurs secrète et désuète qui rampait dans les membres jusqu’à la
pointe des pieds.
On avait à ouvrir souvent la porte basse du buffet, antre noir beurré de cire morte,
plein de blancheurs convexes et concaves et de reflets d’argent revivifiés. Le meuble
était gorgé de soupières bordées d’or, de raviers, d’huiliers à facettes, vases sacrés et
froids dans les mains chaudes des servantes ; des seaux à biscuits décorés de tulipes
conservaient de vieilles miettes.
Les commensaux qui s’asseyaient autour de la table écoutaient un instant battre leur
cœur, un rappel de cor de chasse très ancien, un lambeau de buisson pourpré occupait
un instant leur imagination du dimanche. »
Jean Follain2, L'Épicerie d’enfance [1938], II, Fata Morgana, 1976, p. 70.

Poétique du « presque rien »

Le texte de Follain est sous le signe de l’infime : poétique presque


laconique, en style simple, qui s’attache aux impressions liées au presque
rien, l’art du poète s’inscrit dans une tradition anti-lyrique, anti-oratoire,
aux antipodes de la tradition épique, de l’art de célébration. Les réalités
matérielles les plus « impalpables » – le sel, la poussière, le roux, la
bouillotte, les légumes, le fil, un lambeau de buisson pourpré – sont
évoquées. Seule la cheminée est « géante », parce que d’elle provient la
chaleur, une certaine lumière, parce qu’elle est assez vaste pour accueillir
les hommes, au cœur de l’hiver. L'essentiel est lié à ce qui a été vécu sans
la mobilisation de l’attention et de l’intelligence ; comme chez Proust,
c’est une mémoire non sollicitée qui offre la présence même du monde
réellement vécu où, aux yeux de l’enfant, un buffet ouvert est un « antre
», où la cire et le beurre échangent leurs attributs onctueux et gras, où les
« mains chaudes » des servantes sont éprouvées chaudes parce qu’elles
sont rouges des travaux ménagers.
Si le style simple du poème en prose s’est départi des fastes de la rime,
du rythme* régulier, des métaphores* brillantes, cela ne veut pas dire que
le travail sur le signe ait été abandonné. Un système discret, mais audible,
de récurrences phoniques parcourt le poème et lui donne sa couleur : la
chair des mots laisse sensible la chair du monde comme pour toujours
rappeler que la poésie est cette parole particulière qui ne veut jamais
laisser oublier, au sein du sens, les bruits du langage.
Tout commence par une assonance* en [5] qui court dans la première
partie du poème.
« L'on mettait la table longtemps à l’avance »
Comme dans une chanson populaire [15 15] la note est ensuite filée «
dans le fond de la farine blondie... avec de petites crevaisons au fond du
poêlon ».
Une allitération* prend le relais, en [f] :
« affinaient »,
« confortablement »,
« froids »,
« franche »,
« effluves »,
« frileux »,
« parfois »
et « fils ».
Cette poétique ne se veut donc pas insensible, mais elle est sans apprêt
et s’écarte ainsi de la poétique de l’attente comblée et attendue ; elle est à
la fois imprévisible, mais vécue, espèce de beauté simple et fruste à la
ressemblance de son objet. Il serait vain de chercher une signification à
ces sonorités récurrentes qui se contentent de scander la prose en lui
donnant une unité formelle sur un air que l’on découvre en le chantant.
Les échos formels ne sont pas les seuls qui organisent le poème : la «
salière biseautée » est rappelée par les « huiliers à facettes », le «
lambeau de buisson pourpré » reprend « les fils blancs », la « main
experte et vigoureuse » est reprise par « les mains chaudes des servantes
». Il faut signaler que la clausule sur le mot « dimanche » éclaire
rétrospectivement la traduction française d’« in saecula saeculorum ».

Poétique de la « présence »

« Parce que j’estime qu’on peut définir la poésie de la façon la plus spécifique et
fondamentale comme un ressouvenir, dans le discours, de la présence même que ce
discours abolit3. »

L'odeur de fruits est dite « civilisée et mourante », tandis que l’odeur


de fleurs est « secrète et désuète » : dans ces caractérisations
minutieusement exactes, Jean Follain est dans la veine de l’écriture
poétique de Baudelaire ou Proust, usant de raccourcis, de synesthésie, de
métonymies* plongeant dans l’histoire personnelle d’une sensibilité à la
recherche du « rendu » de l’impression ancienne et complexe qui
l’habite. Civilisée renvoie à l’idée d’une culture, d’un travail, d’un effort,
ce que porte en elle l’odeur des fruits cueillis après avoir été l’objet de
tous les soins du paysan qui a planté les arbres, traité contre les maladies,
cueilli à la bonne saison, « paré » les fruits choisis avant de les offrir sur
sa table. Mourante n’est pas un paradoxe : la saison des fruits est
l’automne, saison de l’achèvement, du mouvement vers la fin que dit la
forme de l’adjectif verbal ; le fruit cueilli n’est plus lié à sa terre qui l’a
nourri, il est littéralement en train de mourir, ce qui est le moment
privilégié de sa dégustation.
L'odeur secrète des fleurs exprime une présence discrète, qui tout en
s’affirmant ne donne pas son nom ; dans la mémoire des hommes qui
habitent ce pays depuis toujours, cette odeur a toujours été présente, d’où
un sentiment de désuétude lié à son ancienneté. La fleur a une existence
fugitive qui communique à son odeur ce sentiment de temps révolu,
fragile, ancien, porteur de nostalgie et parfois de regret. La rime qui unit
les deux adjectifs agit comme un élément formel qui situe les deux
significations sur un même plan sensible, l’un étant une variante de la
seconde dans une identité essentielle.
L'odeur qui « rampe » permet de transférer la sensation dans le monde
animé, animal, celui, presque invisible de la forme primitive, insinuante,
dangereuse et muette. Ces odeurs habitent tout le corps, littéralement de
la tête aux pieds, l’investissent en une union absolue du corps et de
l’esprit comme le serpent de la tentation.
L'odeur des nourritures passe aussi par une synesthésie et une
comparaison surchargée de sens. La synesthésie est celle que Follain crée
pour dire « franche » l’odeur des viandes rouges. La couleur rouge est
celle de la viande crue, c’est-à-dire immédiate, sans la médiation de la
cuisson qui masque le sang. La franchise est en quelque sorte la qualité
morale de cette immédiateté naturelle. Le rouge est la vérité de la vie, le
sang dans sa violence sans fard : les artifices de la cuisine qui cuit, qui
ajoute le sel et des herbes, qui ajoute les sauces, n’ont pas encore investi
la brutale évidence de la vie fraîchement détruite. Le parcours mental qui
restitue à la création poétique sa probable origine ne doit pas cacher la
tout aussi probable intuition immédiate qui associe l’idée de franchise à
l’odeur sure, acide, de la viande crue.
En revanche les « effluves des légumes » ne sont pas directement
caractérisés, sinon par une image qui redonne à la terre son rôle de
manteau qui protège du froid : les légumes déterrés, encore maculés de
terre humide, sont pensés comme des êtres arrachés à leur monde,
tremblants, que la cuisson va définitivement exiler de leur site.
Dernière odeur, celle du « remugle » des robes de laine des servantes,
odeur de moisi, de renfermé, odeur un peu rance qui annonce celle du
buffet, « antre noir beurré de cire morte » ; les vapeurs « âcres » de la
cuisine annonçaient cette évocation de sensations olfactives marquantes
et sans attrait, que seuls le temps encore froid et la puissante aération de
la « cheminée géante » compensaient.

Structure et signification
La structure devient évidente quand on replace le bref paragraphe au
présent, avec JE comme sujet, au centre du texte, encadré par les deux
ensembles à l’imparfait, dominés par la figure du ON. La poésie est faite
de cette clarté de l’ordre, de l’autonomie sémantique du texte bref offert
alors au lecteur soucieux à la fois d’écouter, de compléter le sens, comme
cela lui a été suggéré dès les premiers mots « les avant-coureurs des
repas… » où le mot signes a été éludé par le poète, comme pour faire
signe à son lecteur d’être attentif et actif dans la réception du poème.
La poésie est souvent caractérisée par l’ouverture sémantique, par la
recherche systématique d’une polysémie, soit par le jeu avec les mots,
soit par l’énigme ou l’hermétisme. Follain ne joue guère avec les mots, et
son art n’est pas hermétique. Et cependant la polysémie est bien présente,
mais au sens classique du commentateur de la parabole qui isole et sépare
le sens littéral ou historique, le sens allégorique et le sens anagogique. La
poésie de Jean Follain relève parfois de cette approche classique du
travail herméneutique* notamment à propos du texte qui nous
accompagne.
Une première approche lit le poème sur le mode de souvenirs
d’enfance ; l’imparfait de description, la scène de genre, le cérémonial «
bourgeois » du repas du dimanche. Cette approche est forte, exacte et
renvoie au sens littéral. L'exactitude minutieuse, la force de la
description, tout contribue à voir dans le poème comme une forme
littéraire des tableaux hollandais du XVIIe siècle, de Jean Steen, par
exemple. L'époque est le passé, le projet descriptif, le genre la miniature.
Proust a écrit des pages de même nature, par exemple dans Du côté de
chez Swann4 :
« L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si
succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise,
surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où
je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray…
»
L'intertexte* proustien est évident chez Follain ; mais c’est
précisément en comparant les deux écritures que l’on peut apercevoir
chez ce dernier un jeu de signification qui s’ajoute à ce que Proust avait
déjà très bien dit. Par fines touches, Follain peut fondre en une même
évocation la scène profane et la cérémonie religieuse de l’eucharistie.
Un échange se produit entre les objets du culte – les « vases sacrés » –
et ceux de la vaisselle domestique ; l’argenterie est dite « revivifiée »
parce qu’elle brille. L'or et l’argent chargent les objets de la vie
quotidienne d’une magie religieuse, celle du « dimanche ». Le bruit fait
par la cuisinière, qui restera « dans les siècles des siècles », est à la fois
l’évocation de l’absolue pérennité des activités fondatrices et l’inclusion
d’une liturgie dans la vie de la cuisine, de cette Cène toujours
recommencée dans « l’imagination du dimanche ».
Voir une chose dans une autre, telle est la définition de la métaphore* :
tout le poème devient une métaphore* discrète mettant en relation le
repas du dimanche et la Cène. Au sens où les peintres de la Renaissance
représentaient en costumes contemporains les personnages de l’Histoire
Sainte, le poète projette dans sa réalité vécue les personnages de la
liturgie religieuse. L'humilité immédiate des objets, les gestes, les
imaginations sensibles connaissent alors une métamorphose mystérieuse.
Le sens anagogique passe par une évocation de la temporalité que
quelques mots-clés décrivent. On peut retenir trois mots : le roux, le
remugle et les commensaux.
L'automne est la saison de la réminiscence, pour le lecteur évidente
grâce à l’intertexte* apollinarien :

Les souvenirs sont cor de chasse


Dont meurt le bruit parmi le vent

Au milieu, le Moi conscience et foyer actuel de la présence des choses


remémorées s’actualise au présent des « choses présentes ». Le roux et le
remugle, deux mots simples, anciens, germaniques, sont deux mots qui se
détachent et mettent en relief les commensaux, la racine latine, vieux mot
lui aussi du monde médiéval. Le poème parcourt ainsi les espaces et les
temps, le monde bourgeois actuel, le monde médiéval – cor de chasse,
commensaux –, et le monde ancien qui fonde la liturgie du dimanche. La
nourriture qui subit la transsubstantiation – le vin des vases sacrés et les
hosties en miettes – est comme la chair de cette Histoire où la chair se fait
monde par la grâce du poète. Ceci pour la signification allégorique du
texte.
Plusieurs mémoires animent le poème : celle de l’enfant en qui sont
restés des instants anciens, faits d’odeurs, de goûts, de rituels du
dimanche où se mêlent les sons de l’église, les bruits de la cuisine, les
paroles des invités ; la mémoire cultivée ensuite, celle qui a retenu des
pages d’Apollinaire et de Proust ; enfin, la mémoire primordiale, celle
qui décrit l’Histoire, et qui remonte ainsi des domestiques aux temps
médiévaux en passant par l’âge bourgeois. Les entrelacs dessinés par la
cuiller de bois, dans le roux préparé par la cuisinière, sont aussi les
entrelacs de toutes ces mémoires, maintenues ensemble par l’énergie
d’une parole poétique qui a su se défaire de l’émiettement analytique
inhérent à la parole conceptuelle.
L'analyse du poème a dû passer par la brisure de l’unité poétique :
l’exercice est nécessaire pour rendre claire à soi-même la puissance du
poème, mais il faut bien vite l’oublier pour être à nouveau uniquement
sensible à la qualité de présence que ce poème avait suscitée.
1 Professeur à l’université de Paris-Sorbonne où il est spécialiste des études littéraires et
stylistiques des XVIIe et XXe siècles. Il a publié notamment Littérature du XXe siècle (Paris, Puf),
Pascal au risque de l’espérance (Paris, Fayard), Le Philtre et le Venin (Paris, Nizet). Il a dirigé en
1991 avec Georges Molinié le colloque international sur Qu’est-ce que le style ? publié en 1994
aux éditions des Puf.
2 Né en 1903, mort en 1971 renversé par une voiture sur le quai des Tuileries, le poète,
magistrat de formation, fut un écrivain à la fois discret et très présent dans le monde des lettres.
Provincial attaché à son pays natal, le gros bourg de Canisy dans le Cotentin, il fut aussi un
mondain ami d’André Dhotel, de Paulhan de Frenaud, de Ponge ; il n’appartint à aucune chapelle
littéraire et sa poésie ne doit rien au surréalisme et aux recherches formelles de tout genre. Sa prose
poétique est au service de l’évidence des choses, proche de la sensibilité des miniaturistes, à l’affût
de l’essentiel paraissant, mais à peine, à travers ce qui « tombe sous le sens ». Parmi ses œuvres on
peut citer : Chants terrestres (1937), Exister (1947), Les choses données (1952), Tout instant
(1957), Des heures (1960), Appareil de la terre (1964) ; des récits-poèmes comme L'épicerie
d’enfance (1938), Canisy (1942), Collège (1973) sont sans doute parmi les œuvres les plus fortes
de Follain.
3 Y. Bonnefoy, texte inédit.
4 Gallimard, coll. « Folio », p. 49.
Explication 20

Le Roman inachevé, Louis Aragon


Par Béatrice Nguessan1

Ce poème du Roman inachevé nous confronte aux difficultés de


l'autobiographie poétique, simultanément analyse de vie et fiction de soi.
Poème-bilan, il appelle une lecture ouverte au contexte, attentive à
l’implicite, à l’écoute du sujet et de ses contradictions.

Le poème
« Je traîne après moi trop d’échecs et de mécomptes
J’ai la méchanceté d’un homme qui se noie
Toute l’amertume de la mer me remonte
Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi
Et tant pis qui j’écrase et tant pis qui je broie
Il me faut prendre ma revanche sur la honte
Ne puis-je donner de la douleur Tourmenter
N’ai-je pas à mon tour le droit d’être féroce
N’ai-je pas à mon tour droit à la cruauté
Ah faire mal pareil aux brisures de l’os
Ne puis-je avoir sur autrui ce pouvoir atroce
N’ai-je pas assez souffert assez sangloté
Je suis le prisonnier des choses interdites
Le fait qu’elles le soient me jette à leur marais
Toute ma liberté quand je vois ses limites
Tient à ce pas de plus qui la démontrerait
Et c'est comme à la guerre il faut que je sois prêt
D'aller où le défi de l'ennemi m'invite
Toute idée a besoin pour moi d'un contrepied
Je ne puis supporter les vérités admises
Je remets l'évidence elle-même en chantier
Je refuse midi quand il sonne à l'église
Et si j'entends en lui des paroles apprises
Je déchire mon cœur de mes mains sans pitié
Je ne sais plus dormir lorsque les autres dorment
Et tout ce que je pense est dans mon insomnie
Une ombre gigantesque au mur où se déforme
Le monde tel qu'il est que follement je nie
Mes rêves éveillés semblent des Saint Denis
Qui la tête à la main marchent contre la norme
Inexorablement je porte mon passé
Ce que je fus demeure à jamais mon partage
C'est comme si les mots pensés ou prononcés
Exerçaient pour toujours un pouvoir de chantage
Qui leur donne sur moi ce terrible avantage
Que je ne puisse pas de la main les chasser
Cette cage des mots il faudra que j’en sorte
Et j’ai le cœur en sang d’en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs qui m’ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte »
Louis Aragon, Le Roman inachevé [1956],
Gallimard, coll. « Poésie », 2002, p. 176-177.

Introduction
Une naissance et une enfance particulières, une existence faite de
rencontres et d’engagements multiples ont conduit Aragon à mêler sa vie
à ses écrits. Mais face aux multiples contraintes de l’écriture et de
l’Histoire, soumis aux aléas de sa propre vie sentimentale, et confronté
enfin à une célébrité consécutive aux légendes et mythes construits
autour de lui, le poète prend des risques à se dire. Ces défis, Le Roman
inachevé, œuvre que son auteur a lui-même qualifiée
d’autobiographique2, tente de les relever. Soucieux de la juste forme à
donner à son parcours, Aragon déclare en 1959, soit trois ans après Le
Roman inachevé, dans une préface à une anthologie de sa propre œuvre
poétique :

« Comment parler de soi quand le monde retentit du bruit des tragédies […] moi
qui ne suis pas un philosophe, et précisément pas du tout un individualiste, j’essaye de
comprendre ce qui me dépasse par moi-même, ne serait-ce que par cette image de
hasard que me renvoie un miroir quelconque, en passant dans la rue. L'Homme,
comment parler de l’Homme, si l’on ne sait pas d’abord critiquer, comprendre
l’homme qu’on est ? […] Ma vie n’est pas à la dimension d’une page. Je me demande
fort sérieusement si jamais l’on saura pourquoi j’ai écrit […] tel passage du Roman
inachevé qui était compréhensible au lendemain du XXe Congrès3. »

Le Roman inachevé est justement publié en 1956 (Aragon a 59 ans),


après le vingtième congrès du parti communiste de l’URSS, au moment
où bruissent toutes sortes de rumeurs sur le stalinisme ; mais s’agissait-il
encore pour Aragon de rumeurs, tout au moins depuis les procès de
1952 ? On peut donc aisément imaginer l’écartèlement d’un Aragon, à la
fois fidèle à ses positions politiques et soumis au terrible sentiment de
doute. Il s’agit d’un moment décisif qui fait du Roman inachevé un texte
pivot dans le long itinéraire de l’homme et de l’écrivain.
L'œuvre se compose de trois parties contenant chacune une prose et
organisées en sections4. La première partie relate, selon une relative
chronologie, l’enfance et la guerre de 14-18. Lui succède l’époque
surréaliste qui va jusqu’à la deuxième guerre mondiale. La dernière
partie, dominée par la figure d’Elsa, revient aux années 1930 pour
s’étendre jusqu’au moment de l’écriture en 1956. Ces trois grands
mouvements n’interdisent pas des retours en arrière, des projections dans
le futur qui pourraient se justifier, entre autres, par ce qu’Aragon nomme
« parlerie » pour qualifier le flux de son écrit. Confronté aux
débordements de la parole poétique, le lecteur devra composer avec
l’intertexte et les référents de type biographique, littéraire, historique.
Inclus dans la troisième partie du Roman inachevé, « Je traîne après
moi trop d’échecs et de mécomptes » occupe la troisième place dans la
section intitulée « L'amour qui n’est pas un mot » et crée deux types de
ruptures. L'une formelle, par la prose (dite du forcené) qui succède à
notre poème isométrique, l’autre thématique, relativement aux deux
poèmes précédents qui célèbrent l’amour d’Elsa, la salvatrice5. En
revanche, notre poème semble plus accordé avec « Le vieil homme »,
unique poème de la section située légèrement en amont qui dépeint
Aragon en homme vieillissant. Dans ce prolongement, « Je traîne après
moi trop d’échecs et de mécomptes » se présente comme un poème-bilan
à travers lequel se dessine un autoportrait tourmenté qui livre, pour finir,
un poète aliéné.

Caractérisations générales

Le poème-bilan

Le poème s’apparente à un bilan parce que le poète s’arrête dans la


narration pour faire le point sur son cheminement. Le récit de vie fait
place alors à l’analyse de vie qui conforte sa nature autobiographique
avec le « je » qui s’y fait entendre6. C'est Aragon qui parle, dans une
espèce de soliloque, ce qui ne signifie pas que toutes les images du texte
renvoyant à l’énonciateur soient « vraies ». On le constate dès l’ouverture
du poème. Si le premier vers relève du dénoté biographique, le second
relève déjà du langage figuré avec l’image du noyé, quand bien même
celle-ci pourrait être reliée à l’expérience de la noyade vécue par Aragon
en 1916 (et mentionnée bien plus tard dans La Mise à mort). Ce
désespéré dangereux dont les gestes incontrôlés peuvent se retourner
contre autrui, en l’occurrence contre son sauveur, rappelle un autre
moment terrible de la première partie du Roman inachevé. Il s’agit de
l’épisode de la pseudo-mort d’Aragon rapportée dans « La guerre et ce
qui s’en suivit » : en 1918 en effet, il s’est d’abord trouvé enterré à trois
reprises sous des bombardements et ensuite confondu avec un soldat
mort enterré sous son nom. Convoquée de façon répétitive, la mort
apparaît du reste comme un thème obsédant que l’auteur organise dans le
poème autobiographique selon des systèmes de correspondances,
l’associant tour à tour à la folie meurtrière de la guerre, à la rupture
sentimentale et à la renaissance, ou à d’autres menaces de disparition
comme ici la noyade. Ces différentes morts ont peut-être décidé de la
chute du poème : « Des mots des mots autour de ma jeunesse morte ».
Le poème lyrique oblige à faire la part de l’écriture poétique et celle
des fictions. Le lecteur n’a aucunement droit au récit rétrospectif limpide
de la vie de l’auteur. L'association poésie/autobiographie/fiction impose
de chercher ce qui se dissimule derrière les mots. Sans jouer au « sourcier
», on peut tout de même tenter de déceler l’implicite. Ainsi, par exemple,
quel visage donner à « autrui » dans le vers 11 ? Est-ce la famille à
laquelle on reproche ses mensonges ? En prenant le contre-pied du titre
de la section « L'amour qui n’est pas un mot » qui célèbre Elsa, doit-on y
voir Nancy Cunard, la femme pour qui l’amour n’est peut-être qu’un
mot7 ? Est-ce Elsa Triolet souvent chantée pour avoir sauvé l’homme et le
poète, mais dont l’autorité d’abord nécessaire à la reconstruction du poète
désaxé a pu paraître parfois pesante ? Sont-ce les amis, André Breton et
les autres ainsi que l’ont confirmé les écrits d’André Thirion8 ou, plus
anecdotiquement, les confidences de l’épouse de Breton et Aragon lui-
même ? On ne saurait oublier non plus les ennemis politiques, les
critiques littéraires qui lui ont reproché d’avoir mis son art au service de
la politique, autrement dit, d’avoir « soviétisé » son art. En cause
sûrement l’aspect marqué, « roman à thèse », de la production
immédiatement postérieure à la période surréaliste (c’est-à-dire les
premiers romans du Monde réel). Rappelons enfin la figure toute-
puissante d’Aragon qui a dominé Les Lettres françaises, mainmise qui
n’était certainement pas du goût de nombreux écrivains.
Aragon a souvent désigné ses textes poétiques comme le lieu où se
livrerait sa vie. Lire la vie consiste ici en une opération de décryptage9.
Le texte surprend donc par sa nature, le pacte généralement établi entre
l’autobiographe et le lecteur reposant en principe sur la lisibilité du texte,
si l’on s’en tient aux propositions du Pacte autobiographique de Philippe
Lejeune. Tel n’est pas le cas du langage poétique occupé à autre chose
qu’au seul référent. Plus surprenant encore avec Le Roman inachevé, la
fictionnalisation produite par la métaphorisation de certains éléments qui
tend à gommer la frontière entre le réel et l’imaginaire, comme en
témoignent les métaphores du carcéral (« Je suis le prisonnier », « les
marais », la « cage des mots »). On ne confondra cependant pas cette
déformation avec les altérations obligées de la vérité qui procèdent du
regard distancié de l’autobiographe et qu’on reconnaîtra dans l’hésitation
dénoncée dans tel vers de « Je ne récrirai pas ma vie » : « La lumière de
la mémoire hésite devant les plaies » (p. 95). Rétrospection et analyse au
présent tissent le texte autobiographique, l’une l’emportant parfois sur
l’autre.

Un texte au présent

À deux exceptions près (v. 31 et v. 37), tout le texte est au présent. Et


au vers 31, Aragon proclame clairement le lien entre le passé et le
présent : « Ce que je fus demeure ». Comme il l’a déjà fait dans ce vers
du premier poème de Parenthèse 56 : « Si j’avouais simplement ce que
pour moi fut aujourd’hui ». En revanche le vers 37 « Cette cage des mots
il faudra que j’en sorte » renvoie à un futur hypothétique, écho affaibli
du vers 6 du premier sixain, « Il me faut prendre ma revanche sur la
honte ». En ce vers 37 la réalisation semble plus indécise.
De quel présent s’agit-il ? On a affaire au même présent que celui de
Parenthèse 56, celui du temps de l’écriture récapitulant les expériences
passées. Cependant, l’écriture au présent, tout comme la parenthèse, peut
être relance et non simplement pause du récit, ce que manifeste
clairement cet autre poème au présent inclus dans la première partie : «
Allez Reprends en main ton cœur ton chant tu es vieux le temps
passe/[…] Reprends sans discuter ta strophe Avance/Avance je te dis »
(p. 60).
Si l’autobiographe jette un pont entre le passé et le présent, il n’y a
donc pas rupture, ce que marque aussi notre poème en nous faisant
connaître Aragon dans le temps. La rupture, d’ordre formel donc,
distingue deux niveaux temporels. Ainsi, les vers 17 « Et c’est comme à
la guerre il faut que je sois prêt » et 19 « Toute idée a besoin pour moi
d’un contrepied », apparaissent comme des tournures générales qui ne
renvoient pas qu’à l’ici-maintenant de l’écriture. Ils sont un présent de
portrait, d’autoportrait précisément. Celui-ci synthétise les moi successifs
de l’auteur à travers les traits saillants d’une personnalité, d’un moi en
état de crise. Parce que le poème fait la synthèse de plusieurs crises
graves traversées par Aragon, le récit fait place à l’analyse : la
reconnaissance des erreurs provoque une réaction de violence qui appelle
la vengeance entendue comme une revanche sur la honte. Cette dernière
est à chercher dans le passé (deuxième niveau temporel), recherche qui
incombe au lecteur. Le pacte autobiographique qui existe entre l’auto-
biographe et le lecteur est donc de tout autre nature ; il se fonde moins
sur un pacte de vérité que sur l’explication cohérente par le lecteur d’une
vie de type kaléidoscopique.

Un texte névralgique

Le texte est saturé de pronoms à la première personne. Cela est justifié


par le genre adopté. Sur les quarante-deux vers qui le composent, seuls
sept en sont exempts. Hormis la contrainte générique, il faut lire dans
cette profusion du « je » la marque d’une névralgie. Le poème s’attache
au mal, en disant la douleur, la honte, l’échec, l’impuissance. N’est-ce
pas ce que révélaient déjà les « lambeaux de vie », les « plaies » du
deuxième poème de la section « Le mot “vie” » qui disait plus crûment
ce qui dans notre texte reste implicite ?

Le monde qu’on se fait de tout Les perpétuelles blessures


Propos surpris Rires des gens Baisser les yeux sur ses chaussures
Se sentir une marchandise en solde une fin de série
Comme un interminable dimanche aux environs de Paris
Dans ces chemins sans fin bordés de murs
[…]
Même aujourd’hui d’y penser ça me tue (p. 95-98).
Dans notre poème, le négatif se lit dès le premier vers dans une sorte
d’aveu que l’auteur a par ailleurs fait dans « Je ne récrirai pas ma vie »
avec cette phrase lapidaire : « Ton histoire est celle de tes défaites » (p.
96). La honte boucle notre premier sixain, donnant à cette strophe
inaugurale une note dysphorique. La fin du deuxième sixain dit les
souffrances déjà énumérées par le poète dans « Je ne récrirai pas ma vie
». L'impuissance traduite par le thème carcéral suit, quant à elle, un
mouvement en crescendo, avec le dernier sixain comme point culminant
de cette impuissance doublée de souffrance (« prisonnier des choses
interdites », sortir de la « cage des mots », les « barreaux » du monde, «
je bats avec mes points ces murs »). Bourreau de lui-même, le poète
s’emploie à se faire mal. On constate des tendances sadomasochistes
dans les quatrième, cinquième, sixième et septième sixains qui rappellent
le Baudelaire de « L'Héautontimorouménos » des Fleurs du mal. Ce
caractère névralgique donne une singularité à l’autoportrait qui présente
le poète en homme violent, à l’encontre d’une certaine image reçue
d’Aragon. On pourrait ici songer à ce portrait des années 1920 livré par
Breton dans ses Entretiens : « Extrêmement chaleureux et se livrant sans
réserve dans l’amitié. Le seul danger qu'il court est son trop grand désir
de plaire. Étincelant...10 »
L'auteur a souvent été défini (et ce n’était pas souvent à son honneur)
comme un homme de liens et, précisément, Le Roman inachevé est
apparu en 1966 pour son préfacier Étiemble comme le lieu où Aragon se
défaisait des liens qui le rattachaient à ses différentes familles,
biologique, surréaliste, communiste. Dans ce poème, Aragon tente de se
défaire de sa propre image, de son propre moi, à moins que le « moi »
qu’on lui a toujours imposé ne soit pas le sien ; et il souffrirait d’une
image dans laquelle il ne se reconnaît pas, ce qu’accréditerait le motif si
prisé du miroir qui ouvre et parcourt l’ensemble du Roman inachevé.
On doit situer le contexte de ce texte névralgique. Plusieurs poèmes
composent la section « L'amour qui n’est pas un mot » de laquelle est
extrait notre poème. Le dernier vers « Ma vie est à partir de toi » du
premier poème de la section évoque la rencontre salvatrice d’Elsa. Ne
pourrait-on pas associer à cette image du sauveur celle du noyé et les
rapporter à une tentation suicidaire chez Aragon ? On remarquera aussi
qu’à la suite de notre extrait, le poète se dépeint en forcené. Or le thème
de la folie transparaît dans notre poème, au vers 28 : « Le monde tel qu’il
est que follement je nie ». Ce texte névralgique est par conséquent
encadré par des poèmes dysphoriques qui semblent prendre appui sur
l’Aragon d’une époque déterminée : 1928, celle des surréalistes donc.
L'auteur a maintes fois évoqué les crises de cette époque qui exigeaient
comme sortie une rupture. Le poète s’est trouvé à ce moment-là dans la «
cage des mots ». Il y a également un autre cercle vicieux dans lequel s’est
retrouvé Aragon, celui de l’amour impossible avec des femmes interdites
(Denise Naville, Eyre) avant qu’il n’éprouve les difficultés du couple en
temps de guerre. Itinéraire scriptural et itinéraire sentimental se
rejoindraient au plan de la dysphorie. Lorsqu’on observe cependant la
généralité des tournures et du portrait, on est forcé d’admettre que
finalement, ce n’est pas seulement l’Aragon de 1928 qui est ici
représenté, mais Aragon en plusieurs états de crise, jusques et y compris
dans le moment de l’écriture.

L'autoportrait

L'autoportrait participe du mouvement du texte qui lui donne son ton,


évidemment lyrique.

Strophes 1 et 2 : la victimisation

Un premier mouvement, avec les première et deuxième strophes dans


lesquelles Aragon se pose en victime, provoque chez lui un ressentiment.
Le premier sixain s’achève sur le mot « honte » que le poète articule sur
la deuxième strophe pour proclamer sur un mode violent, pathétique
même, le droit à la vengeance. Prise à témoin du lecteur à travers
l’interrogation anaphorique, ou plutôt soliloque qui revendique le pouvoir
atroce de faire mal aux autres, de se venger d’eux. La deuxième strophe a
des accents sadiques : « Ah faire un mal pareil aux brisures de l’os », v.
10. Mais peut-être faut-il observer des réserves quant à cette
revendication, les questions restant sans réponse, d’autant que le dernier
mot du sixain, « sangloté », propose une image pitoyable qui va dans le
sens de la victimisation. Cette image d’un homme sanglotant contredit
celle du bourreau, à moins que la faiblesse ne soit donnée comme la
première étape obligée d’une métamorphose du poète. Sans doute peut-
on ramener cette contradiction au thème du passage qui est au centre de
l’œuvre aragonienne.

Strophes 3, 4, 5 : le signe de l'aliénation

Il suffit de lire le premier vers de chaque strophe pour en connaître le


thème. En dépit du caractère général des vers qui ne nomment pas
précisément ce dont il s’agit, il apparaît clairement qu’Aragon entretient
un rapport malaisé avec les choses, les idées, les autres. Trois
contreparties avec lesquelles s’établit une relation aliénante et
paradoxale. Vis-à-vis des choses, il est subjugué par l’interdit. Allant au-
delà des limites fixées pour éprouver sa liberté, il est également celui qui
va au devant de l’ennemi. Aragon, au plan idéologique, est celui qui
compose avec chaque idée et son contraire, refuse les dogmes en une
attitude de révolté. Il est enfin celui qui remet en question ce qui n’a pas
lieu d’être mis en cause. Quant à son rapport aux autres, il est miné par
les « songeries ». Le poète se décrit comme un somnambule et expose le
mécanisme de son somnambulisme : l’état d’insomnie produit une
imagination débordante qui déforme les choses. Situation douloureuse du
poète en rêveur éveillé qui justifie l’aspect macabre de la comparaison au
martyr de la chrétienté qu’est Saint-Denis, traditionnellement représenté
avec l’attribut de son martyre, c’est-à-dire décapité et tenant sa tête dans
ses mains.
Ces trois contreparties sont données sous le signe de l’aliénation, le
sujet étant victime d’un trouble mental que produit une situation aux
antipodes des valeurs sociales. Il devient asocial dans cette sorte
d’aversion, de rejet des autres. On peut ici encore recourir à la biographie
et reconnaître dans ce portrait les multiples déviations d’une existence :
le choix d’une carrière littéraire au détriment de la médecine, l’attitude
contradictoire face aux dérèglements des sens qu’exigeaient le nihilisme
provocateur de dada et le surréalisme, le parti pris du réalisme socialiste,
l’adhésion indéfectible au parti communiste. Et encore, l’amour pour une
Russe, fille d’intellectuels juifs, que le poète lui-même commença à fuir
parce que considérée à tort par la police française comme « une espionne
» pour le compte de l’Union soviétique.

Strophes 6 et 7 : le poids des mots et du passé

Le pouvoir de chantage des mots (4e vers du sixième sixain), la cage


des mots (1er vers du sixième sixain) et la fin du poème (« des mots des
mots autour de ma jeunesse morte ») expriment également un rapport
douloureux avec le langage. Se posent dès lors pour Aragon ces
questions : comment dire le passé avec des mots ? comment faire de la
poésie avec son passé ? ou, peut-être encore, comment ne pas assumer les
mots « prononcés » ou écrits ? Au centre de ces interrogations se trouve
le rapport de l’écrivain à la création, de l’homme à ses engagements.
Cette relation douloureuse au langage interpelle le titre même du Roman
inachevé. L'inachèvement ne concerne pas le seul parcours biographique
(Aragon n’a que 59 ans au moment de la publication du Roman
Inachevé), il est aussi impossibilité de tout dire : le moi, la vie, le passé.
On a beau les ressasser, il est difficile de les extérioriser, de les exorciser.
Aussi éprouve-t-on une certaine amertume devant la souffrance des non-
dits : on en est prisonnier. Les mots qu’on pouvait croire salvateurs parce
que liés à la vie (Elsa la salvatrice ne sauvait-elle pas de facto la création
littéraire de l’écrivain ?), participent donc à cette aliénation, à ce trouble
qu’on observe chez le poète. Aliénation qui est le sujet du poème et qui
implique la révolte.
En somme, des mouvements et des thèmes différents (victimisation,
aliénation, poids des mots et du passé) s’intègrent à cet autoportrait
négatif du poète. On est frappé du ressassement que soulignent les
longues strophes du sixain, lui-même étiré par l’ampleur des alexandrins
et du fait de l’absence de ponctuation. Il n’existe pas de véritable issue
puisque le dernier futur du dernier sixain ne propose qu’une ouverture
hypothétique, douteuse lorsqu’on le confronte à l’avant-dernier vers : «
Cette cage des mots il faudra que j’en sorte/Je bats avec mes poings ces
murs qui m’ont menti ».
L'image de l'enfermement parcourt le texte, en particulier aux strophes
3 et 7 mais elle est présente de manière implicite dans les autres strophes.
Le schéma des rimes lui-même (de type ABABBA) resserre le lien
phonétique de vers à vers et permet de croiser contradictions vécues et
contradictions sémantiques, notamment entre vers encadrant la strophe.
Plusieurs rimes significatives sont à relever : mécomptes/ honte (strophe
1), Tourmenter/sangloté (strophe 2) qui disent le sadisme et la douleur
non comprimée, sorte/morte (strophe 7) exprimant, quant à elle, à la fois
l’issue et la non issue.
Aliénation et enfermement certes, mais le ton est celui de la violence et
de la révolte. On le note dans les tours négatifs et le lexique avec les
expressions « méchanceté » au vers 2 ou « je déchire » du vers 24, « le
cœur en sang » du vers 38, dans l’allitération appuyée à l’excès des vers
3 et 5 par exemple, ou encore dans l’accent sur « féroce » et « atroce »
qui riment avec « os » dans la strophe 2. Le rythme porte aussi la marque
de cette violence que l’on peut sentir dans le parallélisme du vers 5 (« Et
tant pis qui j’écrase et tant pis qui je broie »), les anaphores de la
deuxième strophe, la série des pronoms « je » de la quatrième strophe («
Je ne puis supporter… », « Je remets l’évidence… », « Je refuse midi…
», « Je déchire mon cœur… »), dans les locutions synonymes à valeur
d’insistance comme « pour toujours »/« à jamais » de la strophe 6, dans
le ton agressif (violence aveugle des vers 5 et 6 de la première strophe)
ou encore, dans l’accent polémique lié aux interrogations et à « l’ennemi
», à l’adversaire non-identifié. Jusque dans l’allitération en « -m » des
deux derniers vers résonne ce ton de révolte. Enfin, l’aliénation,
l’enfermement et la violence peuvent se lire également dans la
typographie. Est mis en exergue le verbe « Tourmenter » affecté de la
seule majuscule du poème : un tel écart donne ce vocable comme le mot-
clé du poème.

Aliénation et liberté

Le sentiment qui domine cet autoportrait est celui d’une souffrance


exacerbée qui se complique d’un autre sentiment, celui-là paradoxal, le
sentiment de la liberté.
Souffrance/ressentiment

Le premier vers du poème est à lui seul un résumé. Nous sommes face
à une somme de malheurs qui passe la mesure. Les « mécomptes » disent
les erreurs d’appréciation, les échecs sont ceux accumulés tant au plan
personnel (la dame des Buttes-Chaumont, l’acte désespéré de Venise)
qu’au plan littéraire (destruction d’une grande partie d’un texte de
jeunesse appelé La Défense de l’infini, le sentiment du livre mal écrit que
sont Les Cloches de Bâle, l’interruption des Communistes). Le Roman
inachevé lui-même réévalue le nihilisme provocateur de Dada et des
exercices de style surréalistes (voir toute la section « Les mots m'ont pris
par la main »). S'y ajoutent les erreurs et échecs au plan politique : long
compagnonnage avec les communistes qui ne va pas sans difficultés,
erreur d’appréciation dans « l’affaire Picasso », bruits avant-coureurs du
mensonge soviétique, invasion de la Hongrie, etc. Erreurs et échecs dont
l’auteur anticipe d’ailleurs la critique dans le recueil. Ne dira-t-il pas plus
loin, dans le deuxième poème de « La nuit de Moscou » : « On sourira de
nous comme de faux prophètes/Qui prirent l’horizon pour une immense
fête/Sans voir les clous perçant les paumes du Messie… » (p. 233). Il
s’agit pour l’autobiographe de faire ressortir toutes les colères rentrées.
Ce qui suppose un ressentiment, les non-dits étant restés longtemps
inexprimés. Le texte apparaît donc comme un poème exutoire.
L'image qui s’impose donc est celle d’un Aragon victime quasi
expiatoire de ses relations en amitié, en amour, en politique. Il apparaît
comme un être sur lequel autrui a prise, impuissant devant les caprices
d’une Nancy Cunard, devant l’autorité d’un Breton. L'image d’un être
utilisé par les communistes de France et de Russie est bien rendue dans
cet autre vers du poème précédemment cité : « On sourira de nous pour
notre dévouement ». Le portrait livre un personnage névrotique persuadé
d’être mal aimé. Conviction qui conclut d’ailleurs la prose suivante
appelée « prose du forcené » dans laquelle Aragon convoque le sens
ancien du verbe « forsener », signifiant « être hors de soi ».

« O toi qui tends ta paume mendiant perpétuel à des gens qui n’en veulent pas tes
semblables tes frères forcené forcené qui fais semblant de t’en tirer en ricanant en
blasphémant tu garderas pour toi l’histoire de tes humbles démarches prêt à tout
accepter tout donner tout détruire de toi s’il le faut tout détruire et qu’as-tu rencontré
quelle dérisoire exigence […] ils feront mine écoute-moi ce ne sera qu’une apparence
ils ne t’aimeront jamais ils ne t’accepteront jamais comme un des leurs et tu vivras
longtemps parmi eux le sachant le cachant… » (p. 178-179).

Dans cette nouvelle « Chanson du mal aimé » résonne la voix du poète


maudit, en haine de la famille. Submergé par ses malheurs, celui-ci
évoque la mer (vers 2 et 3, strophe 1) qui est aussi image d’une force
incontrôlable et expression de la petitesse du sujet humain, thème que
l’on retrouve à travers les grands projets dérisoires de l’auteur se
comparant finalement à Icare, toujours dans « la prose du forcené ». Au
demeurant, la mer et les marais permettent de rattacher la première
strophe à la troisième. Le motif de la noyade s’associe alors à ceux de
l’enlisement et de l’étouffement. La difficulté de se défaire des malheurs
explique les images de lourdeur, de poids, de boulet traduites par des
expressions comme « je traîne », « je porte mon passé », «
inexorablement » ou l’image plus angoissante et oppressante du «
chantage » des mots.

Souffrance/solitude

L'autoportrait présente un être isolé, en souffrance, déjà figuré sous les


traits de l’enfant solitaire de ces vers du début évoquant la pension
familiale : « On s’ennuie à cinq ans seul sur le macadam/Que je la
haïssais cette avenue Carnot ». Il réapparaît au mitan du Roman inachevé
avec l’image d’Aragon déambulant seul dans la foule des rues de
Londres. La singularité est ici à la limite de l’anormalité puisque l’être
n’est en accord avec rien, pas même avec lui-même. Désaxé, le poète
souffre d’une schizophrénie qui occasionne des visions insolites. Ainsi,
l’image du poète marchant « la tête à la main » ou les rêves de
l’insomniaque comparés à des martyrs de la chrétienté. On serait tenté de
voir dans ces procédés le retour à des pratiques surréalistes si le poème
lui-même n’était invitation à mettre en question ce moment du passé.
D’ailleurs, la réalité a entre-temps revendiqué ses droits à travers le cycle
du Monde réel. Reste que cette propension à déformer le réel, ce
dangereux abandon aux forces de l’imaginaire appartiennent en propre à
l’artiste, ce rêveur éveillé.

Aliénation : paradoxe de la liberté

Apparu précédemment en voleur de feu (p. 96), Aragon-Prométhée


aspire dans ce poème précisément à se défaire de ses liens. « Je suis le
prisonnier des choses interdites ». La formule prise comme telle peut
recouvrir de multiples significations. On pourrait songer à l’interdit qui,
au temps du surréalisme, a frappé le roman et dont Aragon a dû se
défaire ; on songe plus tard à la parole poétique censurée durant
l’Occupation. Mais dans le texte, ce vers d’abord énigmatique se précise
par la suite avec l’habitude du contre-pied. Le personnage est prisonnier
de son anticonformisme. À vouloir contrarier les normes, ce qui est
admis, le révolté s’enferme dans un piège et s’expose à l’inconséquence
comme le « refus de midi qui sonne à l’église » (v. 22). Cette caricature
de l’esprit de contradiction, ce dérèglement sans raison, ce vain combat
risquent de conduire à un autre type de folie. On assiste ainsi à
l’autocritique d’un esprit contestataire qui prétend remettre en chantier le
monde. Cette difficulté à se conformer aux normes dénonce un homme
toujours en porte-à-faux, en butte aux réalités, y compris politiques.
Celles du communisme renvoient à l’utopie du monde meilleur contredite
par le monde tel qu’il est. Le poème souligne le paradoxe de tous les
engagements avec ce qu’ils supposent d’aveuglement bien qu’ils aient
aussi été l’expression d’une liberté.
Autre forme de paradoxe lié à l’aliénation, celui de l’écrit. L'écriture
devait libérer le poète et donner à lire l’autobiographie comme un poème
exutoire. Et l’on songe à la réactualisation dans le titre trompeur du
Roman inachevé du vocable « roman » avec son sens médiéval, à la fois
vers et prose. Visiblement, Aragon se libère en jouant avec l’académisme
des formes littéraires. Or le poète assimile l’écriture à une « cage » de
mots. Semble encore visé le surréalisme qui proposait un monde de mots
interposé entre le monde réel et soi, la réalité vraie et le moi. De là le
passage à une autre conception du réalisme tel que l’entend Aragon, le
réalisme socialiste. Par ailleurs, l’auteur donne un sens plus général et
plus personnel aux mots. En écrivant « les mots prononcés », il ne précise
pas l’agent. S'agit-il des mots qui lui ont été dits ? Et l’on pense à la
naissance illégitime, au mensonge familial, à l’enfance, mais aussi aux
légendes édifiées autour de la figure de l’auteur. Ces mots sont-ils ceux
qu’il a prononcés ou écrits ? D’où « le poids des mots » dont il subit le «
chantage », l’écrit qu’il est difficile de nier à l’opposé d’un monde que la
schizophrénie permet de nier. On peut songer au poème Front rouge
d’Aragon faisant en 1931 l’apologie du communisme et qui apparaît en
1956, au regard du désastre communiste, comme un camouflet
qu’Aragon s’inflige. On comprend également l’interruption des
Communistes en 1951. Les mots écrits occasionnent alors une brûlure à
l’organe qui les a tracés : « Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux
orties » (v. 40). Il faut cependant faire la part des choses. S'il est difficile
de balayer du revers de la main les écrits, à moins de les détruire comme
ce fut le cas pour une grande partie de La Défense de l’infini, ou de ne
pas les assumer totalement à un moment de sa vie ainsi que ce fut le cas
pour des textes comme Le Con d’Irène, publié anonymement par Aragon
en 1928, ou Les Aventures de Jean-Foutre La Bite lu une seule fois au
cercle restreint des amis autour de 1930, puis « ressuscité » par Édouard
Ruiz en 1986, il est aussi possible de voir dans les mots, la source
assumée de mensonges multiples : celui des surréalistes, celui de la
littérature, celui de l’utopie politique. Enfin, si l’on prend littéralement le
mot et le déictique « cette cage », on peut y voir le poème même qui est
sous nos yeux et dont Aragon cherche à forcer les limites. Ainsi, en
dehors de cette fonction rythmique de scansion, la prose apparaît comme
ce qui rompt les limites du langage ainsi que l’a déjà signifié dans la
première prose l’image du poème « lâché comme un chien débridé » [au]
« bondissement déréglé dans sa cage d’os ».
À l’orée de ce travail, cette interrogation lancinante d’Aragon : «
Comment parler de soi ? », « Je traîne après moi trop d’échecs et de
mécomptes » apporte, à sa façon, des réponses à ce difficile rapport au
langage à travers la dénonciation des mensonges familial, surréaliste,
politique, à travers les insuffisances propres au cloisonnement
académique de l’écriture ainsi qu’à travers un autoportrait qui livre un
personnage « en plusieurs instantanés » échelonnés tout au long d’un
trajet comme le constate Olivier Barbarant11. Il en résulte une nature
contrastée, voire kaléidoscopique de l’homme. Nous revient alors la
question à l’accent philosophique du début : « Comment parler de
l’Homme, si l’on ne sait pas d’abord critiquer, comprendre l’homme
qu’on est ? » L'analyse de vie ici ressassée n’est donc pas pause,
digression. Le piétinement de la voix ne saurait être une parenthèse,
surtout quand on sait l’importance que l’auteur accorde à ce signe
typographique. L'analyse de vie est au contraire relancée avec les propres
termes du poème ; sortir de la « cage des mots », c’est s’ouvrir à autre
chose de moins réducteur. D’où la relance du récit de vie emprisonnée
dans la cage des vers isométriques de notre poème avec « la prose du
forcené » qui le suit immédiatement et l’ouverture, quelques pages plus
loin, à d’autres expériences, alors que l’écriture s’était, un moment,
focalisée sur la seule personne du poète.
1 Titulaire d’un doctorat sur Aragon sous la direction de H. Mitterand, elle est maître-assistante
à l’université d’Abidjan-Cocody, en Côte-d’Ivoire, après avoir été chargée de cours à l’université
de Toulouse-Le Mirail.
2 « La seule autobiographie que j’ai écrite, Le Roman inachevé », dit-il en 1965 dans la préface
aux Voyageurs de l’impériale. Pour la biographie, on renvoie à Pierre Daix, Aragon, éd. mise à
jour, Flammarion, 1994, ainsi qu’aux chronologies de l’édition de la Pléiade établie par Daniel
Bougnoux.
3 ARAGON, L'Œuvre poétique, t. V, Livre Club Diderot, 1990, p. 917-918.
4 Les titres de section sont entre guillemets en italique, tandis que les poèmes sont désignés par
le premier vers.
5 Il s’agit de « Mon Dieu jusqu’au dernier moment » et de « Tu m’as trouvé comme un caillou
».
6 Philippe Lejeune compte Le Roman inachevé parmi les « autobiographies en vers ». Voir Moi
aussi, Le Seuil, 1986, p. 27.
7 Ce procédé rhétorique s’explique aussi par la douleur qu’exprime la section « Le mot amour »
consacrée à Nancy Cunard et ne doit pas masquer l’intensité de ce grand amour d’avant Elsa
auquel on doit presque un tiers du Roman inachevé. Anglo-américaine, Nancy Cunard est née en
1896, elle s’installe à Paris en 1920. Poétesse, éditrice, grande voyageuse et collectionneuse d’art,
elle rencontre Aragon en 1926, c’est le début d’une grande passion tumultueuse qui s’achève en
septembre 1928 à Venise avec la tentative de suicide d’Aragon, incapable de faire face à
l’infidélité et à la vie luxueuse de son amante. Mais Aragon, malgré Elsa, continuera à la voir et se
rendra même en 1965 au chevet de la femme qu’il a aimée à mourir.
8 Thirion A., Révolutionnaires sans révolution, Laffont, 1972.
9 « Ma biographie, elle est dans mes poèmes, et à qui sait lire, autrement claire que dans les
romans. » (Préface des Cloches de Bâle, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p.
708.)
10 Cité par Daniel Bougnoux dans la notice de « Je te déteste, univers », in Aragon, Œuvres
romanesques complètes, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1232.
11 Olivier Barbarant, Aragon. La Mémoire et l’excès, Champ Vallon, coll. « Champ Poétique »,
1997.
Explication 21

Le Roman inachevé, Louis Aragon


Par Abdelkrim Saïd1

L'explication de texte est un exercice qui consiste à produire un


discours critique cohérent rendant compte d'un aspect fondamental ou
d'une dimension essentielle d'un texte précis.
Dans cette optique, l’explication suppose une relation critique à l’objet
d’étude se réalisant à travers un certain nombre d’attitudes mentales
spécifiques, de postures épistémologiques nettement distinguées. Elle
suppose aussi un horizon discursif qu’il importe de bien connaître.
Sans entrer dans le détail, on peut dire que les principaux définissants
de cet horizon sont le discernement, la minutie analytique, l’esprit
ordonnateur, le sens littéraire, etc.
Comprendre un texte veut d’abord dire prêter une attention minutieuse
à une organisation langagière, à un édifice verbal. Il veut ensuite dire,
discerner une ou plusieurs intentions, les plus importantes étant ce que la
tradition nomme « intention de l’œuvre » et « intention de l’auteur ». Il
veut enfin dire distinguer un ou plusieurs axes attentionnels : celui ou
ceux qui composent le champ attentionnel de l’auteur. Sans
l’intensification de l’attention – l’acuité du regard critique – la
compréhension du texte resterait aléatoire, inaccomplie, non analytique.
Le poème
« Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
D’où sort cette chanson lointaine
D’une péniche mal ancrée
Ou du métro Samaritaine
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Sans chien sans canne sans pancarte
Pitié pour les désespérés
Devant qui la foule s’écarte
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
L'ancienne image de moi-même
Qui n’avait d’yeux que pour pleurer
De bouche que pour le blasphème
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Cette pitoyable apparence
Ce mendiant accaparé
Du seul souci de sa souffrance
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Fumée aujourd’hui comme alors
Celui que je fus à l’orée
Celui que je fus à l’aurore
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Semblance d’avant que je naisse
Cet enfant toujours effaré
Le Fantôme de ma jeunesse
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Vingt ans l’empire des mensonges
L'espace d’un miséréré
Ce gamin qui n’était que songes
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Ce jeune homme et ses bras déserts
Ses lèvres de vent dévorées
Disant les airs qui le grisèrent
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Baladin du ciel et du cœur
Son front pur et ses goûts outrés
Dans le cri noir des remorqueurs
Sur le Pont-Neuf j'ai rencontré
Le joueur qui brûla son âme
Comme une colombe égarée
Entre les tours de Notre-Dame
Sur le Pont-Neuf j'ai rencontré
Ce spectre de moi qui commence
La ville à l'aval est dorée
A l'amont se meurt la romance
Sur le Pont-Neuf j'ai rencontré
Ce pauvre petit mon pareil
Il m'a sur la Seine montré
Au loin des taches de soleil
Sur le Pont-Neuf j'ai rencontré
Mon autre au loin ma mascarade
Et dans le jour décoloré
Il m'a dit tout bas Camarade
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Mon double ignorant et crédule
Et je suis longtemps demeuré
Dans ma propre ombre qui recule
Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré
Assis à l’usure des pierres
Le refrain que j’ai murmuré
Le rêve qui fut ma lumière
Aveugle aveugle rencontré
Passant avec tes regards veufs
O mon passé désemparé
Sur le Pont-Neuf
Louis Aragon, Le Roman inachevé [1956],
Gallimard, coll. « Poésie », 1978, p. 15-17.

Introduction
Dans le poème liminaire du Roman inachevé, Aragon focalise
l’attention sur le mystère de la création poétique et plus exactement sur le
processus d’engendrement du poème.
L'expérience du poème est, de part en part, fondée sur l’énigme. C'est
tout d’abord la rupture du silence antécédent2 qui est énigmatique. Non
moins énigmatique est la présence du sujet à lui-même, à sa trajectoire
vitale. Le mystère est encore plus grand quand on essaye de cerner la
spirale de connexions qui conjoint le travail intérieur, l’idée ouvrière ou
artisane et la poésie en acte.
Le poème naît, comme nous allons essayer de le montrer autant d’un «
souvenir de sons »3, que d’un vécu qui convoque, dans son sillage, des
mots et des idées.

L'énigme de la création

Pour Aragon, comme pour beaucoup de poètes, la naissance du poème


procède du mystère, l’intervention délibérée et l’activité consciente du
sujet poétique y jouent un rôle bien modeste, l’auteur du Roman inachevé
insiste de façon appuyée sur cet aspect essentiel du processus créatif : «
pour moi, le début d’écrire est un mystère »4, écrit-il dans Je n’ai jamais
appris à écrire ou les Incipit.
En vérité bien des facteurs peuvent inciter le poète à écrire, à composer
des poèmes. Dans le poème liminaire du Roman inachevé, la rupture du
silence antécédent, ce silence qui précède le déploiement de la voix, est
surtout due à la présence d’une source sonore tout ensemble obsédante et
inassignable. En tant qu’elle peut aussi bien venir « d’une péniche mal
ancrée », « du métro Samaritaine » ou d’un autre site, le poète est dans
l’incapacité de lui assigner un lieu précis.
Cette « chanson lointaine » est à proprement parler inassignable,
atopique, c’est-à-dire sans rapport avec une structure spatiale précise qui
en serait le site d’origine. Le premier quatrain souligne avec force le
caractère vague de cette source sonore :

Sur le Pont-Neuf j’ai rencontré


D’où vient cette chanson lointaine
D’une péniche mal ancrée
Ou du métro Samaritaine

Le caractère enveloppant, obsédant, de « cette chanson lointaine » est


signifié par le refrain. De fait, la reprise en refrain du vers initial, dans la
quasi-totalité du poème, montre que le poète est traversé par le chant.
Le « souvenir de son » dont nous avons parlé l’émeut et convoque,
dans son sillage, les mots, les idées et les images avec lesquels il va
construire le poème inaugural.
Dans cette perspective analytique, le poète serait le lieu d’une activité
mentale intense qui le contraint à chanter. Son poème serait une sorte de
contre-chant, de réponse active et nécessaire à la voix mélodieuse qui le
fait vibrer.
En dernière instance, l’acte créatif serait la conséquence ultime d’une
interaction* subtile entre deux pulsions fondamentales : la pulsion
auditive et la pulsion locutive. Le poète se met à chanter sous le charme
de la voix mélodieuse qui le traverse de part en part.
L'expérience du poème a donc d’abord partie liée avec l’attention aux
sons.

Expérience poétique et expérience de soi

Ivre de sons et de musique, ravi à lui-même, transporté pour ainsi dire,


le poète accède à un état modifié de conscience : le fameux E.M.C. dont
parlent les scientifiques. Cet état paranormal que les anciens appellent
furor ou « enthousiasme » est ce que l’on appelle dans une terminologie
plus simple « l’état lyrique ».
Bien des poètes ont détaillé les particularités de cet état de grâce. Pour
Hugo ou Rimbaud, il correspond à l’état de voyance. Pour Mallarmé, il a
partie liée avec le plan orphique5, c’est-à-dire le plan où s’élucide le sens
mystérieux de l’existence.
Dans le poème qui nous occupe, l’état lyrique semble tout à la fois
procéder de la voyance et de l’« orphisme* ». Aragon accède à l’extrême
lucidité et ce qu’il cherche à expliquer, à s’expliquer ce sont les aspects
profonds de son existence. Le souci autobiographique est nettement
évident dans le poème inaugural et il est exprimé dès le vers initial – qui
est également le vers terminal mais sous l’aspect de fragment.
Toutefois la prépondérance du pôle centré sur le moi ou pôle
autocentrique est surtout attestée par la présence massive des indices de
la première personne : « je », « moi-même », « celui que je fus », « mon
autre », « ma mascarade », « mon double », « ma propre ombre », etc.
Tous ces indices montrent que la quête du poète est essentiellement
orientée sur l’élucidation de sa propre carrière vitale, sur la
compréhension fine de son être-au-monde.

Écriture du moi et poésie en acte

Quand on examine d’assez près cette écriture du moi, cette


autobiographie, on remarque qu’elle s’articule sur les crises, sur les
dissonances ontologiques.
À ce niveau de l’analyse, il vaut peut-être mieux mettre en évidence le
lien qui existe entre les formes de la vie sociale et les formes de la
discursivité. Depuis Héraclite d’Ephèse et Empédocle d’Agrigente, les
philosophes ont remarqué que les formations discursives étaient
conditionnées par les formes de la socialité. La socialité pacifique et
amicale, régie par un principe baptisé « Eros philosophos » ou « Éros
sage » engendre des formations discursives douces qu’Héraclite nomme
« harmonie de la lyre ». La socialité conflictuelle et haineuse, régie par
un principe de type différent, baptisé « Eros tyrannos » ou « Éros
tyrannique », donne naissance à des formations discursives dures
qu’Héraclite nomme « harmonie de l’arc ».
L'expression « dissonances ontologiques » est, dans une certaine
mesure, l’équivalent moderne de l’expression héraclitéenne « harmonie
de l’arc ». Elles impliquent l’une et l’autre une vie sociale placée sous le
signe de la haine violente, de l’antagonisme.
La présence emphatique du poète, dans l’espace du texte, est selon
toute vraisemblance un effet de l’être-ensemble, le résultat d’un rapport
agonistique à l’autre, étant entendu que l’agôn est le combat, la lutte qui
met en relation les partenaires sociaux désaccordés.
Si Aragon explore son « passé désemparé » (avant-dernier vers), fixe
son attention sur les multiples versions de son moi, c’est sans doute parce
que l’autre, le partenaire existentiel et le partenaire énonciatif qui
composent une seule instance, l’accable de reproches, lui demande des
comptes, s’érige en juge.
C'est donc dans une intention de défense et de présence qu’Aragon
tente de déchiffrer, pour lui-même d’abord et pour l’autre ensuite, les
multiples dimensions de son être-au-monde. Il s’agit pour lui de défendre
ses choix politiques, ses choix existentiels, et de se recréer après la
débâcle. (La débâcle dont nous parlons concerne l’être intime du poète
ou « être intérieur ».)
Aragon ne désire ni sombrer dans le désespoir ni s’arrêter de chanter. Il
désire se reconquérir et reconquérir l’autre.
C'est dans cette intention complexe qu’il procède à son « auto-analyse
», à son « autocritique » :
La ligne de sens la plus importante qu’esquisse cette analyse des divers
prosôpa i. e.6 les rôles joués sous telle ou telle identité est, semble-t-il,
celle de la présence à soi, de la maintenance 7 au sens de Cynthia Fleury.
Il ne s’agit pas seulement de comprendre qui fut Aragon « à l’orée », «
à l’aurore » ou à d’autres moments décisifs de son devenir. Il s’agit plutôt
d’amorcer une metanoia, de créer les conditions de possibilité d’une
renaissance spirituelle du sujet pensant – c’est cela la metanoia : une
transformation de l’être intérieur qui n’affecte pas le corps. N’oublions
pas que la création poétique, dans ses aspects les plus importants, est une
tension vers la maintenance, un refus du dévalement, de la « recreance »8
comme eût dit Aragon.
En vérité cette tension vers la maintenance est une tension vers la «
vraie vie », vers la vie vivante en tant qu’elle s’oppose à la non-vie, à la
vie loin de soi.
Dans l’imaginaire aragonien, fortement marqué par la littérature
courtoise, l’homme digne de ce nom se caractérise par la bravoure ou
andreia, c’est-à-dire « ce qui est propre aux hommes » (andres).
En dernière analyse, la persévérance dans l’être, chez Aragon,
implique le combat viril pour la vie.
Grâce à l’amour, à la création poétique, la reconquête de soi et de
l’autre devient quelque chose de possible.

Conclusion

L'analyse que nous venons de faire du poème liminaire du Roman


inachevé nous a permis d’explorer quelques aspects essentiels de
l’expérience poétique.
L'opération artistique est surtout définie par la convenance réciproque,
l’articulation harmonieuse, de plusieurs lignes – les psychanalystes
parlent de « lignées »9 – dont les plus importantes sont celles de l’objet,
du sujet et du travail poétique (poïein).
1 Titulaire d’un doctorat ès lettres françaises et enseignant-chercheur à l’Université de Sousse
(Tunisie). Il a participé à différents colloques internationaux, tenus en Tunisie.
2 Le silence antécédent est le silence qui précède la parole. Il forme avec le silence conséquent
les deux bornes silencieuses qui environnent la voix. Nous empruntons ces expressions à Vladimir
Jankélévitch.
3 Pascal Quignard, Petits Traités II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, N° 2977, p. 17.
4 Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit, Paris, Flammarion, 1981, p. 139.
5 Il faut entendre par là le plan de la poésie toute-puissante telle que l’a incarnée Orphée, le rival
malheureux d’Apollon. Dans la pensée orphique, le poète est « prince par la main » (chiro anax).
6 Nous empruntons cette expression à Stomatios Tzitzis, Qu’est-ce que la personne ?, Paris,
Armand Colin, 1999, p. 39 : « Or l’anthropos est et s’exprime par une succession de prosôpa dont
la totalité, jusqu’à sa mort, compose le portrait en tant qu’acteur historique ».
7 Cynthia Fleury, Pretium doloris (l’accident comme souci de soi), Paris, Pauvert, 2002, p. 144.
8 Recreance ou recreantise : terme de l’éthique chevaleresque qui veut dire « lâcheté », «
inclination à la passivité ».
9 André Green, L'intrapsychique et l’intersubjectif en psychanalyse. Pulsions et/ou relations
d’objet, Québec, Lanctôt, 1998, p. 23.
Explication 22

Le Déluge, Le Clézio

Par Mohammed Benjelloun1

La perspective retenue dans ce travail est celle qui consistera à donner


un sens aux faits de style qui se rencontrent dans un texte littéraire2. Il ne
s'agit donc pas de décrire, à partir du relevé de ces faits, ce que l’on
identifie habituellement comme la composante formelle d’un texte. Bien
que parfois difficile à saisir, l’articulation fait/effet (de style) nous semble
être l’orientation à privilégier dans le cadre du commentaire ou de
l’explication stylistique. En outre, il est hors de question de cantonner
cette analyse à la simple reconnaissance des configurations textuelles
(linguistiques et/ou rhétoriques). L'interprétation les sollicitera en tant
qu’éléments nécessaires à l’élaboration du fait littéraire.
En nous laissant guider par ces quelques principes, nous privilégierons
l’unité de l’explication littéraire. Nous faisons nôtre la démarche qui
consiste à rechercher ce qui, dans l’organisation textuelle, souligne, met
en relief, accompagne ou simule la production du sens global. Pour ce
faire, nous nous appuyons sur un balayage préalable du texte suivant les
grilles d’analyse fournies par les ouvrages de stylistique mentionnés à la
fin de cet ouvrage. Notre objectif n’est pas de présenter un inventaire
complet des moyens d’expression. Nous tenterons plutôt d’interpréter les
faits pertinents, ceux qui nous semblent avoir quelque rapport avec
l’intention de l’auteur ou l’effet produit sur le lecteur. Quant à la
présentation de notre analyse, nous avons tenu à respecter les consignes
communes de l’élaboration synthétique du commentaire composé.
Le texte
« Quand Besson eut fini de lire les deux pages d’annonces, il releva la tête et
regarda ; dans la longue salle du café, les garçons allaient et venaient entre les tables.
Par chance, ils n’avaient pas remarqué Besson assis devant son journal ; mais ils
pouvaient s’apercevoir à chaque instant qu’il n’avait rien consommé. Ils viendraient
avec leurs airs inquisiteurs, et ils demanderaient d’une voix sonore : « Et pour
monsieur ? »
Afin de prévenir cet événement, Besson se leva, alla chercher un verre vide sur une
table voisine et le plaça devant lui. Mais il ne reprit pas la lecture du journal ; il le
laissa glisser doucement sur le sol, et posa ses pieds dessus.
Le verre était haut, encore taché des restes d’une boisson mousseuse et jaune, de la
bière probablement. Un peu de cendre avait collé sur les bords. L'homme qui avait bu
devait avoir fait un grand geste avec sa cigarette à la main. Sur la surface de la table
en matière plastique couleur canari, le verre trônait tout seul, très beau, parcouru des
fines dentelles de mousse. Besson regarda intensément la forme cylindrique,
transparente et les dessins où les reflets de néon brillaient sans bouger. C'était un verre
comme tous les autres, sans doute, le produit hâtif d’une usine qui en fabriquait des
milliers identiques. Et pourtant, à le voir, on sentait une sorte d’émotion vous
étreindre. C'était un objet, rien qu’un objet, un pur et superbe objet qui était là, posé
sur la table comme une tour, qui ne voyait pas, qui n’écorchait pas, qui ne voulait pas
parler. Si beau et si tranquille qu’on aurait voulu qu’il demeure à sa place pour
l’éternité, sans que personne le touche, le salisse ou le casse. Les hommes ne savaient
pas ce qu’ils faisaient en posant ces objets sur les tables nues ; ils ne savaient pas ce
qu’ils faisaient de leurs mains, ils ne se doutaient pas qu’ils posaient des pièges de
beauté et de mort, pour quiconque les apercevait dans toute leur éclatante insolence.
Ils ne savaient pas qu’ils ouvraient les portes de l’enfer, là, tout simplement, avec
leurs objets transparents, pour ceux qui, comme François Besson, étaient avides
d’immobilité et de silence.
Comment l’auraient-ils su ? Ce n’étaient pas eux, avec leurs mains rapides, avec
leurs langues volubiles, avec leurs membres tressautant d’impatience, qui auraient pu
se laisser enchaîner par le spectacle anodin et terrible d’un seul verre vide debout au
centre d’une table jaune.
Le temps passa encore. Besson, immobile, regardait toujours le verre. Au début, il
avait décidé de l’étudier complètement, jusqu’à ce qu’il le sût par cœur. Puis il
s’aperçut que le verre changeait continuellement de forme ; il s’allongeait, se gonflait
comme une bulle de savon, ou bien se rétractait ; il devenait pointu, il se renversait, il
se transformait en carré. Jamais Besson ne pourrait le savoir ; il fallait qu’il se
contente de le voir, de le voir à nouveau à chaque seconde, sans satiété. Le jaune de la
table. Le jaune. Le verre. La mousse. Les bulles minuscules qui explosent. La forme
du haut. Celle du bas. Le reflet de la lumière, à droite. L'image de la rue, à gauche. La
courbe. La ligne verticale. Le rebord poli, arrondi. Le cercle qui tourne, encore,
encore. Le haut, le bas. Le milieu. À droite, à gauche, en montant, en descendant. Le
jaune de la table.
C'était cela, la réalité ; inépuisable. Aucun mot, aucune idée, ni même aucune
sensation ne pouvaient en rendre compte. Car le verre était là, il échappait au temps et
au souvenir. Il était action, action propre de voir, action multiple et simultanée qui
entrait en soi, sans jamais en sortir. Triomphe. Triomphe.
Voir n'était pas suffisant ; il fallait toucher aussi. Il fallait palper la forme ronde,
creuse, froide, glissante. Il fallait l'étreindre, l'appliquer sur chaque partie du corps
pour bien la connaître. La main de Besson s’avança en hésitant au-dessus de la table.
Les doigts heurtèrent la paroi transparente, mais trop tard ; le verre bascula, roula sur
lui-même. Puis, tout à coup, sans qu’on sache vraiment pourquoi, il disparut dans le
vide et il y eut un bruit terrible d’écrasement. Besson ne regarda pas, mais il comprit
que le verre était cassé. Cela lui fit mal, mais peut-être était-ce mieux ainsi ; une telle
beauté, une telle immensité avait failli le rendre fou. »
Le Clézio, Le Déluge [1966], Gallimard, 1966, p. 83-84.

Introduction

Le regard définit un thème fondamental dans les premiers romans de


Le Clézio où les personnages « n’ont pas de métier, aucun projet » et
semblent comme des « êtres nus, tels quels, des espèces de prototypes »3,
bref, des sujets que tout prédispose à l’inaction et donc à l’observation du
monde. Suite de scènes où ces personnages deviennent des spectateurs
privilégiés, le récit leclézien ressemble souvent à une sorte de mosaïque
de passages descriptifs4. Ce sont ces occasions de « voir » que Le Déluge,
par exemple, multiplie tout au long des treize chapitres qui racontent
treize journées de la vie de François Besson. En fait, il faut rappeler que
ce roman s’organise presque entièrement autour de la prise de conscience
du personnage de la dangerosité du regard et du caractère inépuisable du
réel. Il développe ainsi le thème de la lucidité, conséquence fatale d’un «
désir de participation totale »5 au rythme* du monde et contrepartie de la
non-activité du personnage. Celui-ci s’offre en effet le luxe des
déambulations dans les espaces d’une ville assiégée par une pluie
diluvienne, regarde la vie autour de lui, découvre, va à la rencontre des
objets, s’arrête pour les contempler et joue parfois à disparaître en eux.
Avec ce roman, on se rapproche de l’état existentiel décrit, dans L'Extase
matérielle, comme une sorte de folie vécue au quotidien et conduisant à
se penser corps-réceptacle des sensations recueillies au contact de la
matière.
Nous tenterons de montrer, à travers cette étude, comment certains
faits de style explicitent cet aspect de la vision du monde de l’auteur.
Nous soulignerons en particulier le rôle que joue l’alternance des énoncés
narratifs, des énoncés descriptifs et des énoncés actualisant une pensée du
personnage dans la suggestion d’une prise de conscience, tragique et
progressive, de l’impossibilité du savoir total en tant que suite et somme
de perceptions, ponctuelles et fragmentées, activées par le contact avec
les objets du monde. Nous enrichirons aussi cette interprétation des
principales catégories narratologiques par l’examen de quelques procédés
stylistiques relevant des niveaux lexical, tropologique et syntaxique.

La structure du récit

Le texte consiste dans la relation de la découverte par le personnage de


ce qui risque, une fois de plus, de l’aliéner. Il s’agit d’une description
fortement subjective, débouchant sur une valorisation totale de l’objet qui
œuvre à le transformer en symbole. Cette description est ainsi ponctuée
de fragments qui actualisent et contextualisent la pensée du personnage.
Reposant pour l’essentiel sur des notations d’actions exprimées par des
verbes souvent au passé simple, « voir » et « regarder », la narration
dynamise cette description et sert parfois de transition aux différentes
étapes de la contemplation : « il releva la tête et regarda… », « Besson
regarda intensément… », « Besson regardait toujours le verre… », « il
fallait qu’il se contente de le voir… »
L'absence de marques formelles franches, susceptibles de délimiter ces
catégories (description, narration, pensée du personnage et/ou
commentaire du narrateur), crée l’impression d’un regard qui se déploie,
interprète le monde et les objets, puis en découvre et redéchiffre l’essence
première.
On glisse donc insensiblement vers le commentaire, espace textuel de
la pensée subjective par excellence. En effet, l’examen de la construction
du texte permet de remarquer que Le Clézio insère dans le récit,
directement et sans transition explicative, des séquences qui contiennent
les réflexions auxquelles se livre le personnage principal. Il abolit ainsi la
distance qui pourrait exister entre le regard objectif qui inventorie,
détaille et fixe la minutie des apparences et/ou des apparitions, et son
pendant subjectif qui traverse la matérialité des signes, passe de l’autre
côté du symbole pour en interpréter les manifestations. Cet accès à la
conscience du personnage est également discrètement suggéré par le
recours au pronom on sujet des verbes de pensée :

« on sentait une sorte d’émotion vous étreindre »


« on aurait voulu qu’il demeure… »

Un de scriptaire6 potentiel est même sollicité grâce à cette étonnante


incursion du pronom « vous ». Quant au verbe impersonnel « il faut »,
répété quatre fois dans le texte et suivi de l’infinitif ou du subjonctif, la
valeur didactique en est bien apparente. Un « savoir » et un « devoir faire
» sont ainsi partagés. Le commentaire se signale aussi par le
conditionnel, mode de l’éventuel, qui rend possible le passage du récit
d’événements et de la représentation d’objets au récit de pensées.
L'insuffisance du « voir » est ainsi manifestement mise en relief et la
participation affective du lecteur est nécessaire, ou du moins souhaitable.

Le lexique de la description

Comme on peut le voir, le texte passe régulièrement de la description «


objective » à une évocation plus passionnée. Le lexique concret des
formes et des couleurs, « haut », « taché de… », « boisson mousseuse et
jaune », « couleur canari », « fines dentelles de mousse », « forme
cylindrique, transparente », cède ainsi la place à des caractérisations plus
nettement subjectives et/ou abstraites supportées par les adjectifs de
jugements de valeur et par des figures laudatives, comme « beau », «
hâtif, « pur », « superbe », « tranquille », « trônait », « comme une tour »,
« piège de beauté et de mort », « portes de l’enfer », « éclatante insolence
», « anodin et terrible »… Ces expressions d’une affectivité intense
soulignent en réalité ce qui se laisse identifier comme une appréhension
passionnée, voire hallucinée, du réel. Cette appréhension apparaît en fin
de compte comme la conséquence attendue de la maîtrise par l’objet des
forces qui le protègent, « car le verre était là » : non plus seulement des
attributs, mais une existence, un « être-là » impossible à perturber, une «
action propre de voir ».
Du point de vue de la technique descriptive, Le Clézio semble avoir
choisi d’abord les termes qui permettent d’actualiser les « qualités
globales » du « thème-titre »7. C'est le rôle joué par les caractérisants
objectifs :
« Le verre était haut, encore taché des restes d’une boisson mousseuse
et jaune, de la bière probablement […]. Sur la surface de la table en
matière plastique couleur canari, le verre trônait tout seul, très beau,
parcouru des fines dentelles de mousse. Besson regarda intensément la
forme cylindrique, transparente et les dessins où les reflets de néon
brillaient sans bouger. »
Mais on découvre que l’auteur donne aussi à lire une conscience
passionnée du détail, de la scrutation microscopique intéressée, déclinée
même en une capacité d’identifier les traces d’une vie antérieure, tant est
efficace le regard attentif porté sur les formes et les dimensions :
« Un peu de cendre avait collé sur les bords. L'homme qui avait bu
devait avoir fait un grand geste avec sa cigarette à la main. »

Les figures de la connaissance fragmentée

Tout au long du roman, l’auteur nous présente le personnage comme


étant le héros infatigable des réincarnations dans les choses qu’il se
donne le temps de contempler patiemment et méthodiquement. Mais,
dans ce texte, cette aptitude à déchiffrer les signes du grand code du
monde moderne l’amène surtout à prendre progressivement conscience
de la fragilité et de la vanité du savoir concernant ce qui nous entoure. La
résistance de certains objets est causée par les états contradictoires du
regard et de la substance de ce qu’on regarde : le verre est immense
d’existence et changeant continuellement, tandis que Besson est
immobile et ne peut que voir. Le rôle des images, et elles sont
nombreuses dans ce texte, est de souligner que les objets, si futiles
soient-ils, si banals, sont des « pièges de beauté ». La métaphore* du
verre « spectacle anodin et terrible » enrichit celle de l’« enfer ». Le
lecteur y reconnaît une représentation du locus terribilis. Mais il convient
de signaler que la description met aussi en relief le thème du
morcellement caractéristique du monde. Le personnage ne voit pas une
simple somme de formes, de dessins et de matériaux, mais approche un
être doté d’une existence autre : « un pur et superbe objet ».
Cet objet est décrit comme comparable à des milliers d’autres objets,
mais finalement capable de s’emparer de la raison, doué d’autonomie et
apte à bousculer les schèmes de la connaissance. Le personnage s’avoue
l’impossibilité du savoir (« jamais Besson ne pourrait le savoir ») parce
que des changements multiples interviennent pour corroborer la
complexité dont l’existence du verre est protégée. Une cascade de verbes
de transformation : « Puis il s’aperçut que le verre changeait
continuellement de forme ; il s’allongeait, se gonflait comme une bulle
de savon, ou bien se rétractait ; il devenait pointu, il se renversait, il se
transformait en carré » servent à qualifier le verre comme le lieu d’une
créativité. Le texte parle aussi d’une « émotion » qui se saisit du
personnage, d’où la nécessité d’un acte de dévoilement qui s’appuie sur
l’opposition « être » vs « paraître » : « C'était un verre… et pourtant »
ainsi que sur l’opposition singulier vs pluriel, c’est-à-dire unique vs
multiple : « c’était un verre comme tous les autres […], un pur et superbe
objet ».
La frontière censée séparer ce qui vient des sens, « voir », de ce qui est
produit par l’affect, « émotion », est bien difficilement saisissable. C'est
elle cependant qui garantit une interprétation à laquelle n’ont pas accès
les autres humains. L'enchaînement de ces propositions, « les hommes ne
savaient pas… » est le signe d’une cogitation désabusée, l’expression
d’un regret bien profond, d’une conscience de l’ignorance collective.
On comprend dès lors que cette connaissance soit interdite au commun
des mortels. C'est à la fois une initiation, un apprentissage et le don
sacrificatoire de soi dans la reconnaissance humble de sa propre
ignorance. Le narrateur évoque une beauté qui éblouit et égare les sens et
construit ainsi la figure de l’initié pouvant appréhender les objets « dans
toute leur éclatante insolence », qui reçoit la parole du monde extérieur,
sait se faire muet et finit par appartenir à l’ordre des maudits « avides
d’immobilité et de silence ». Il met en scène un personnage qui comprend
que la connaissance totale n’est possible que lorsqu’on se laisse «
enchaîner » par le spectacle des choses futiles, nues, transparentes.
Mais, parallèlement à ce que Besson connaît du verre en l’étudiant, en
l’apprenant « par cœur », Le Clézio raconte l’histoire, tout aussi
passionnante, de cette initiation sanctionnée par un échec cuisant,
l’histoire d’un regard qui subit l’épreuve de ses contraintes. C'est cet
aspect que soulignent les cellules narratives qui jalonnent le texte et qui
font passer successivement du regard déployé « intensément » au regard
prolongé, « Besson, immobile, regardait toujours le verre », puis au
regard qui étudie « complètement », ensuite au regard-vision du dehors, «
il fallait qu’il se contente de le voir » et, enfin, au regard indigent, « voir
n’était pas suffisant ».

La syntaxe inhabituelle : vers la démission du langage

Cette caractéristique textuelle transparaît également dans le jeu sur


certains procédés de l’élaboration de la phrase. Aussi observe-t-on un
usage singulièrement fréquent de la reprise :

« C'était un objet, rien qu’un objet, un pur et superbe objet… »


« Il fallait qu’il se contente de le voir, de le voir à nouveau… »
« Il était action, action propre de voir, action multiple et simultanée… »
« Triomphe. Triomphe. »

Mais c’est surtout la répétition qui produit l’effet d’une pensée qui
hésite, se construit par parcelles de sens :

« Les hommes ne savaient pas ce qu’ils faisaient […], ils ne savaient pas ce qu’ils
faisaient […], ils ne se doutaient pas […]. Ils ne savaient pas qu’ils ouvraient […]. »
Cette pensée qui tente de s’articuler, d’être plus cohérente, va
d’ailleurs déboucher sur l’impasse de ce qui ne peut plus être vu
ensemble. Tout se passe comme si l’écriture était parvenue au point où
une représentation rudimentaire de l’objet avait atteint les limites du non-
descriptible ou comme si, l’état versatile du verre de bière aidant, les
mots devaient se contenter de désigner les fragments d’un réel
compliqué, de recoller les morceaux. L'élaboration de cette séquence
nominale* sur le mode de l’énumération* suggère fortement la démission
du langage :

« Le jaune de la table. Le jaune. Le verre. La mousse. Les bulles minuscules qui


explosent. La forme du haut. Celle du bas. Le reflet de la lumière, à droite. L'image de
la rue, à gauche. La courbe. La ligne verticale. Le rebord poli, arrondi. Le cercle qui
tourne, encore, encore. Le haut, le bas. Le milieu. À droite, à gauche, en montant, en
descendant. Le jaune de la table. »

Ainsi sont soulignées l’inutilité du langage et son incapacité à suivre le


mouvement vertigineux du réel ou, au moins, à fixer les changements
incessants des formes, à s’adapter à l’immensité des objets. C'est
l’écriture comme limite et obstacle :

« C'était cela, la réalité ; inépuisable. Aucun mot, aucune idée, ni même aucune
sensation ne pouvaient en rendre compte. »

Ce que n’auraient pas compris les hommes aux « mains rapides » aux
« langues volubiles » et aux « membres tressautant d’impatience », c’est
cette vie au sein de l’inerte, une vie décidément interactive :

« Il était action, action propre de voir. »

Ce savoir est supérieur, ineffable, mais dangereux et, ayant tenté cette
expérience extrême de la connaissance totale, Besson a toutes les raisons
du monde de se sentir soulagé, ou presque, quand le verre part en éclats,
car « une telle beauté, une telle immensité avait failli le rendre fou ».
Conclusion

Au terme de cette ébauche, il nous semble légitime de souligner que le


passage offre l’exemple parfait de ce qui apparaît comme le lieu
privilégié d’un foisonnement sensoriel. L'écriture y est, comme dans tout
le roman, déploiement métaphorique du réel. Besson est celui qui
justement cherche, et parvient peut-être à faire exploser en lui ce qu’il
est, et tente l’expérience impossible de la coïncidence avec le réel trop
immense et trop rapide. Il comprend, à ses dépens, qu’il est dangereux de
ne pas se contenter de voir et d’essayer de faire vivre en soi la vitalité de
l’objet. Le processus du surgissement est sa réponse à une philosophie
qui refuse de se projeter dans l’avenir, sinon pour en constater
l’inexistence. Il fallait alors probablement comprendre que la peau qui
empêche d’être écorché vif dans le monde est aussi celle qui nous relie au
monde, d’où l’idée d’un corps exposé, ouvert, perméable. Comme dans
la mythologie, la chasse au savoir se termine par une tragédie : Actéon
dévoré par ses propres chiens, dépecé car devenu cerf et donc cible. La
contemplation n’est-elle pas aussi une sorte d’interrogation ? N’est-elle
pas suffisante comme participation au monde ?
1 Docteur d’État ès lettres et professeur à l’Université d’El-Jadida (Maroc), où il enseigne la
littérature française, la stylistique et la rhétorique. Membre du Groupe de recherches sur
l’Interculturel et de l’Association Internationale de stylistique. Auteur de plusieurs articles
consacrés à l’œuvre de Le Clézio.
2 Voir GARDES-TAMINE J., La Stylistique, Paris, A. Colin, coll. « Cursus », 1992.
3 ONIMUS J., Pour lire Le Clézio, Paris, PUF, 1994, p. 17.
4 Cette remarque s’applique essentiellement aux récits de la période qui va de 1963 à 1975 et où
les critiques identifient une écriture marquée par les techniques préconisées par le Nouveau
Roman. Voir, à ce sujet, Ruth HOLZBERG, L'Œil du serpent. La dialectique du silence dans
l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio, Scherbrooke, éd. Naaman, 1981, chapitre 3 : « Le paradoxe du
déluge : synthèse et livre blanc », p. 76-121.
5 ONIMUS J., Op. cit., p. 25.
6 Personnage auquel est destinée la description.
7 Voir ADAM J.-M., Le récit, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 53.
Explication 23

Un bruit dans le bruit, Danielle Cohen-Levinas


Par Georges Molinié1

Que veut dire parler de poésie aujourd’hui, dans l’aire de langue


française ? Parmi d’autres projets possibles, j’en choisis deux : parler de
l’ultra-contemporain, et en parler relativement à des questionnements
d’ordre sémiostylistique.
Je sélectionne un texte, dans l’un des plus récents et des plus élégants
livres de poésie du tout début de ce siècle : Un bruit dans le bruit, de
Danielle Cohen-Levinas, et, au sein de ce recueil, le poème Deux elles II.

Le poème
« Il nous reste l’oreille
l’ouïe
Le lieu de la vision.
Si j’écoute
je te
vois.
Les doigts de l’absence
te fabriquent.
L'artisanat furieux du bruit plus jaloux que l'amour.
L'ouïe a déjà
tout
dit
prononcé
tous
les mots.
Une écoute mutique
pour accueillir
la musique ?
Peut-être
Je déchausserai ma voix
avant d'entrer
Dans la maison du désir
rien ne pleut.
Si tu es écorché
de langue
je te la donnerais
Je poserais ton
ouïe
contre
la mienne
Un voile d’ornement
pour les
bénir
Une nuque d’ombres
pour les
transcrire.
...
Ta bouche est blanche
Elle a frôlé le bruit de l’enfance
Son ouïe secrète
son antre
son visage de temps rempli. »
Danielle Cohen-Levinas, Un bruit dans le bruit [2004],
Mercure de France, 2004, p. 107-109.
Un tel texte peut être considéré comme emblématique de notre
contemporanéité poétique. En quoi ? C'est qu’il est à la fois simple et
sibyllin, de plain-pied et énigmatique.
Le lexique n’offre en effet aucune résistance particulière, sinon
l’impression d’un certain niveau soutenu (mutique – antre). On y est
donc sensible à une atmosphère, à la fois familière et étrange, comme
d’intimité et de lointain, ce qui forme un discret écho aux vers de
Hölderlin dans Mnemosyne… und haben fast/Die Sprache in der Fremde
verloren). Cela vient essentiellement de l’ambiguïté du titre, à prendre
sans doute, dans l’opération active de coproduction textuelle à la
réception, au sein même de l’indétermination de la sémantique sonore
(des ailes ? des lettres l ? des femmes ?)2 et du guidage obscur de la
sémantique graphique (deux phénoménologies* actoriales féminines). S'y
ajoutent quelques rassemblements micro-structuraux que la syntaxe
déploie en caractérisation non-pertinente : Le lieu de la vision – Une
écoute mutique – Je déchausserai ma voix – Si tu es écorché/de langue –
son visage de temps rempli. L'analyse n’en est pas évidente, et appelle
certainement toute une architecture de constructions métonymico-
métaphoriques, une quasi-herméneutique*, à bâtir et à unifier sur le
développement de processus de congruences* isotopiques dont la
plausibilité doit se réajuster sans cesse au fil des opérations, à la fois
progressives et régressives, de réaménagement interprétatif de ce
discours textuel. Il semble clair cependant que la ligne sémiotique
majeure de cette portée significative se dessine sur les arêtes d’un
système de fusion, ou d’interpénétration, ou d’échangeabilité des
aperceptions* ou des ressentiments corporo-sensoriels. On devrait relier à
ce schéma la construction Si j’écoute/je te/vois., bâtie selon un dispositif
actorial plus élaboré, et même, selon la même distribution actoriale, Les
doigts de l’absence/te fabriquent., en élargissant le montage et la
compréhension de ce stylème de littérarité singulière à la fois à un
ensemble de variables lexico-syntaxiques forgeant les lieux et les formes
de la caractérisation non-pertinente, et à un ensemble d’effets
sémantiques de la réversibilité et du renversement existentiels. Ce dernier
ensemble peut être pris, selon le niveau et le moment de l’opération
chrono-topique* de lecture, soit comme un ensemble stable, ce qui
produirait un stylème détermination, soit comme un ensemble variable,
ce qui produirait un stylème constellation. Une telle instabilité de l’acte
de lecture, à rapporter à l’impression d’intermittence du sens, pourrait
d’ailleurs bien harmonieusement constituer un élément macro-textuel de
modernité.
Et c’est à cet horizon que se révèle pleinement significatif, ici, le plan
de l’accrochage de la forme et de la substance de l’expression, selon un
mode qui contribue à brouiller, sur un schéma actantiel apparemment
simple, tout repérage actorial – même si on a bien l’impression, pour des
raisons et grammaticales et thématico-narratives, qu’il s’agit de broder
sur une relation érotique (exhibée et emphatisée dans la disposition
matérielle en vers isolé je te), voire sur de la nuptialité juive, avec les
fragments diatypotiques* sur le voile d’ornement – bénir et nuque ; mais
il y a d’ombres…).
Ce plan si prégnant de l’accrochage de la forme et de la substance de
l’expression (graphique) apparaît en l’espèce saturé d’indices de
déstabilisation à la lecture : aucune prévisibilité ni des suites de vers ni
des rassemblements topographiques ni des marques typographiques de la
syntaxe. Davantage ; on a parfois la sensation, au cours du processus
cognitif de l’opération de lecture, que la construction mélodivo-
informativo-syntaxique reste plastique, modifiable, recomposable, au fur
et à mesure qu’avance ou que se réitère l’acte réceptif. C'est
singulièrement net (si l’on peut dire) au milieu du poème Je déchausserai
ma voix/avant d’entrer – Dans la maison du désir – rien ne pleut. Il y a là
comme l’épure du geste d’amovibilité étalée de la systématique instable
des dépendances syntagmatiques.
Le tremblé de la position énonciative correspond de la sorte au projet
d’expression indirecte, allégorique eût expliqué Benjamin, d’un outre-
dire, d’une transitivité obstruée, qui seraient à la fois tropicisés et comme
fulguramment « flashés » dans Une nuque d’ombres – pour les –
transcrire. ; et, surtout, avec la suite topographiquement emphatique3.
Resterait alors, à part l’étude de détail que je ne fais pas, à réunir ces
humbles et partielles approches à la tension herméneutique* qui semble
porter et animer tout ce discours, mi-incantatoire, mi-mémorial : celle de
la fusion extatique et orgasmatique de l’articulation de l’intimité et de
l’altérité, du subjectif et du collectif, de soi et de l’autre, de soi comme et
dans et par l’autre (deux elles ?), par-delà la différenciation des sens, au
seuil de l’antre-pavillon que, dans Illuminations, Rimbaud déjà
fantasmait, comme corps orphique.
1 Professeur à l’université de Paris-Sorbonne dont il fut le président pendant quelques années. Il
a publié de nombreux articles et ouvrages dont notamment Éléments de stylistique française (Paris,
PUF, 1989), Vocabulaire de la stylistique (Paris, PUF, coll. « Grands dictionnaires », 1989, en
collaboration avec J. Mazaleyrat), La Stylistique (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991), Le
Français moderne (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991), Dictionnaire de rhétorique (Paris,
LGF, Le Livre de Poche, 1992), La Stylistique (Paris, PUF, coll. « 1er cycle », 1993), Approches de
la réception. Sémiostylistique et sociopoétique. Le Clézio (Paris, PUF en collaboration avec A.
Viala, 1993) et Sémiostylistique. L'effet de l’art (Paris, PUF, coll. « Formes sémiotiques », 1998).
2 Le II réfère à l’itération de la même structure de titre antérieurement apparue.
3 Il faudrait pouvoir mettre la citation des trois points de suspension, comme formant un vers, en
italique !
Glossaire
Abduction (l’) : processus méthodologique (défini par Ch. S. Peirce)
visant à contrôler la formation d’une hypothèse : un étonnement
primordial conduit l’observateur des faits à les expliquer en les reliant en
une classe ou en les rattachant à une cause.
Allégorie (l’) : « au sens étymologique, l’allégorie consiste à
s’exprimer (agoreuein) en d’autres termes (allos : « autre ») que ceux
attendus », Peyroutet, 1994.

Concrétisation d’une abstraction, d’un sentiment ou d’une passion.


La métaphore filée, la personnification et la prosopopée sont les trois procédés de
l’allégorie. Matérialisation d’une idée, d’une chose abstraite.
Ex : un squelette armé d’une faux = allégorie de la mort.
Mode de pensée et d’expression consistant à employer des personnifications à la
place de notions abstraites. Très utilisée au Moyen Âge (et en poésie jusqu’au XVIe
siècle chez Marot), on la retrouve dans les Fables de La Fontaine.

Allitération (l’) : répétition d’un même son consonantique.


Amplification (l’) : consiste « à étendre une unique information
centrale sous plusieurs expressions, des mots ou des groupes de mots à
un ensemble de phrases » (G. Molinié, op. cit., p. 46). Elle regroupe un
ensemble de figures comme la paraphrase, l’expolition, la gradation, la
conglobation.
Anaphore (l’) : répétition d’un mot en tête de plusieurs membres de
phrase, ou en tête de vers consécutifs.
Ancrage référentiel (l’) : cadre spatial et/ou temporel, culturel, etc.,
plus ou moins précis, où se situent les héros et les objets d’un récit.
Aperception (l’) : saisie par les sens et par l’esprit.
Assonance (l’) : répétition d’un même son vocalique.
Burlesque (le) : figure de pensée consistant en un décalage entre le
sujet traité et la forme ou le registre employés. Il peut s’agir d’une œuvre
de style noble dans laquelle le narrateur prête aux héros des actions et des
propos vulgaires ou bas ; plus rarement, le terme qualifie une œuvre de
registre a priori peu élevé pour laquelle le narrateur prête à ses
personnages des actions et des propos élevés ou nobles – dans ce cas, on
emploie aussi le terme plus précis d’« héroï-comique ».
Cadence (la) : le rythme d’une phrase peut se décrire en termes de
cadence. Celle-ci est déterminée par la place du point culminant ou acmé
et la longueur respective de l’inflexion montante (ou protase) et de
l’inflexion descendante (apodose). Dans la cadence majeure, l’apodose
est plus longue que la protase. C'est l’inverse dans la cadence mineure.
Caractérisant (le) : élément verbal servant à qualifier la notion
signifiée par un substantif, un verbe ou l’un de leurs équivalents.
Césure (la) : dans l’alexandrin, coupe entre la sixième et la septième
syllabe délimitant les deux hémistiches.
Champ lexical (le) : ensemble de mots que l’on associe à une notion
donnée. Voltaire dans le Poème sur le désastre de Lisbonne utilise le
champ lexical de l’affectivité douloureuse : « malheureux », « déplorable
», « douleurs », « infortunée », « lamentables », « horreur »…
Chiasme (le) : figure qui consiste en la reprise avec inversion de
termes couplés : AB/BA.

Inversion de l’ordre dans les parties symétriques de deux phrases. Reprise de deux
mots différents/de deux idées dans l’ordre inverse :
Ex : « Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu » (Hugo). « Il faut manger
pour vivre et non pas vivre pour manger ».

Chrono-topique : suivant à la fois le temps de la lecture et l’espace


sur la page.
Conglobation (la) : figure d’accumulation reposant sur l’entassement
de traits descriptifs ou argumentatifs, la conglation ne prend souvent sens
qu’à la lecture globale du texte et peut ainsi se révéler déceptive.
Congruences (les) : ensemble des déterminations, à la fois de l’objet
textuel étudié et des points de vue de l’analyse, qui vont dans le même
sens.
Connotation (la) : ensemble de sèmes (unités minimales de
signification) attachés à un mot de manière seconde suggérant le lien
avec un contexte ou un énonciateur et insinuant un jugement de valeur.
Déontique (la) : une des modalités logiques qui permet d’exprimer le
rapport à la loi. Cette modalité s’organise selon quatre pôles en
opposition : obligatoire, interdit, permis, facultatif.
Démiurge (le) : du grec démiourgos, « celui qui crée ». Sens
philosophique : c’est le Dieu créateur de l’univers. Sens littéraire :
personne qui crée ou anime quelque chose.
Déterminisme sociologique (le) : approche critique positiviste
affirmant que la production de l’œuvre est dépendante de la condition
sociale de l’auteur selon des lois de causalité nécessaires et universelles.
Diatypotique : formant diatypose, c’est-à-dire la figure d’un segment
textuel court dans lequel se lovent les fragments d’une sorte
d’hypotypose.
Diégétisation (la) : terme dérivé de la diégèse, le « récit » en
narratologie (issu de la diégèsis : la poésie narrative dans la Poétique
d’Aristote) qui se rapporte à l’animation narrative d’une description, à la
dynamique de présentation qui enchaîne les éléments constitutifs de
celle-ci.
Disjonction (la) : fonction narrative qui répond à une question
explicite ou dénoue, en en suggérant la portée, un problème plus ou
moins clairement ressenti.
Dramaturgie (la) : ensemble des techniques d’écriture propres à une
pièce de théâtre.
Ecphrasis (l’) : au sens large, l’ecphrasis désigne « toute description
poétique de personnes, d’objets ou de lieux ». Au sens restreint, le terme
d’ecphrasis est réservé à la description littéraire d’une œuvre d’art dont
le prototype est celle du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade.
Enclenchement (l’) : fonction narrative qui pose une question à
l’intérieur du récit, en faisant surgir, explicitement ou non, un problème
encore inaperçu.
Enjambement (l’) : un procédé rythmique consistant à reporter sur le
vers suivant un ou plusieurs mots nécessaires au sens du vers précédent.
Entrelacement (l’) : technique narrative consistant à suivre, dans un
même roman, les aventures parallèles et simultanées de divers héros
évoluant dans des lieux distincts ; le récit, se focalisant tantôt sur l’un,
tantôt sur l’autre de ces personnages voit ainsi se succéder des segments
narratifs recouvrant la même période avant d’enchaîner avec la suite.
Chrétien de Troyes en a déjà fait usage, notamment dans Le Conte du
Graal ; mais c’est avec les romans arthuriens en prose du XIIIe siècle que
ce procédé a atteint son apogée (voir notamment la Queste del Graal
anonyme ou Le Roman de Tristan en prose).
Énumération (l’) : répétition consistant en une série d’éléments
proches par le sens.
Épanorthose (l’) : figure qui consiste à revenir sur ce qu’on dit pour le
renforcer, le nuancer ou se rétracter. L'énonciateur n’apparaît jamais
satisfait de son expression et cherche à y apporter précisions ou retouches
correctives.
Épopée (l’) : poème de type narratif glorifiant un groupe social soudé
par des origines ou un idéal commun.
Ésotérisme (l’) : doctrine secrète qui prétend explorer l’inconnu,
l’insaisissable savoir paradoxal dont le langage est fait (mythes et
symboles). Par extension est qualifié d’ésotérique tout enseignement
comparable dans l’esprit et dans la forme à celui que le penseur grec de
Samos, Pythagore, dispensait dans son école de Crotone (Italie
méridionale) et qu’il ne réservait selon la tradition qu’à des initiés, seuls
habilités à saisir la portée des mystères et le caractère sacré des
connaissances inaccessibles aux profanes.
Herméneutique (l’) : c’est l’interprétation de la valeur culturelle et de
la portée de signification large des textes et des créations.
Hiatus (le) : rencontre sans élision de deux voyelles prononcées. Ainsi
le hiatus est à éviter entre une voyelle de fin de mot et celle qui
commence le mot suivant sauf si le premier mot se termine par une
consonne graphique non-prononcée ou par un e caduc et dans le cas où le
deuxième mot commencerait par un h aspiré.
Hypallage (l’) : déplacement syntaxique ou transfert de catégories.
Ex : « Ils allaient obscurs, sous la nuit solitaire », Virgile (au lieu de : les
personnes solitaires allaient sous la nuit obscure) ; « C'était pendant
l’horreur d’une profonde nuit », Racine (au lieu de « une profonde nuit
horrible »).
Attribution à un mot d’un qualificatif convenant à un autre mot. «
Trahissant la vertu sur un papier coupable » (Boileau, Satires).
Hypotaxe (l’) : désigne toutes les formes de subordination, par
opposition à la parataxe qui regroupe la juxtaposition et la coordination.
Hypozeuxe (l’) : reproduction du même patron morpho-syntaxique.
Parallélisme syntaxique.
Horizon d’attente (l’) : selon les travaux critiques allemands de H. R.
Hauss auteur de Pour une esthétique de la réception (1975), il est
difficile de considérer une œuvre indépendamment de sa réception
effective et de l’évolution de cette dernière dans le temps.
Hyperbole (l’) : figure consistant à exagérer ce dont on parle
(personne, objet ou idée). Elle peut être identifiée grâce à un contexte
comportant notamment des marques du haut degré.
Hypertexte (l’) : terme employé par Genette (Palimpsestes, 1982)
pour désigner, dans une relation d’intertextualité*, un texte greffé sur un
texte plus ancien (« hypotexte ») qu’il réécrit.
Hypocoristique (l’) : les hypocoriostiques ou hypocorismes sont les «
morphèmes ou expressions qui marquent la tendresse et l’affection ». On
les dit aussi « marqueurs d’affect ». Ils utilisent souvent le possessif «
mon, ma… » et le minoratif « petit… ».
Hypotypose (l’) : figure consistant à multiplier les notations
pittoresques, de telle sorte que la description soit très vivante et
dynamique.
Interaction (l’) : désigne la relation qu’établissent les participants
dans un échange conversationnel. Délimitée (par la rencontre et la
séparation des interlocuteurs, par un lieu), dotée d’une certaine unité
thématique, l’interaction obéit à des règles que décrivent les
conversationnalistes. Ces derniers voient en elle l’unité de rang supérieur
pouvant être décomposée en unités de rang inférieur comme la séquence
ou l’échange (la plus petite unité dialogale).
Intertexte (l’) : intrusion d’éléments allogènes en provenance de «
sources » textuelles ou non, perceptibles dans la rédaction et
l’organisation d’un texte.
Intertextualité (l’) : ensemble des relations qui peuvent unir plusieurs
textes littéraires. Celles-ci peuvent varier quant à leurs modalités, de la
citation (identifiée ou non) à la parodie en passant par l’allusion, etc.
Inversion (l’) : phénomène linguistique par lequel on substitue à un
ordre attendu, habituel ou considéré comme normal, un autre ordre.
- Inversion du sujet : vient-il, a-t-il dit, aussi ai-je pensé.
- Inversion du COD : Paris qu’il vient de quitter. Cette fleur, il la
veut.
- Inversion de l’attribut : rieuse est Yasmine.
Ironie (l’) : caractérisation d’un énoncé destiné à faire lire entre les
lignes tout autre chose que ce qui est exprimé.
Isotopie (l’) :
1 Vocabulaire de la stylistique (Mazaleyrat et Molinié, PUF, 1989) :
« […] Tout réseau sémantique marqué par un système de
redondances : ces redondances peuvent être explicitées par des
répétitions de signes ou des variations sur des mots apparentés ;
elles peuvent être marquées par la reprise de dénotations ou de
connotations* identiques ou analogues entre des mots différents ;
elles peuvent enfin se repérer aux divers stades du
développement des mécanismes sémantiques constituant des
figures continuées, que ces stades soient exprimés ou non dans
des signes occurrents. On parlera par exemple d’une isotopie de
l’oiseau, dans un texte bâti sur plusieurs métaphores évoquant,
par leurs comparants, les comportements et les formes de la vie
de cet animal, même si le mot oiseau n’apparaît jamais ».
2 Introduction à l’analyse stylistique (Fromilhague et Sancier,
Bordas, 1991) :
- « Dans son sens le plus extensif, l’isotopie désigne la
répétition de n’importe quel élément linguistique
(phonème, sème, lexie, structure phrastique, etc.).
- Dans une acception plus restreinte et plus
communément admise, l’isotopie sémantique désigne
la répétition de sèmes qui assure l’homogénéité
sémantique de la séquence textuelle envisagée. Ces
sèmes peuvent être dénotatifs ou connotatifs,
génériques ou spécifiques. », p. 63.
Métaphore (la) : trope qui permet d’établir un rapport de
ressemblance entre deux signifiés différents et d’y opérer une sélection
qui ne porte que sur les sèmes communs.
1 Métaphore in praesentia : c’est une métaphore où l’implication
est partielle et où la copule « être » désigne l’identité, mais
suggère l’analogie. Ex : Amirissa est une fleur.
2 Métaphore in absentia : l’implication dans cette métaphore est
totale, car il n’y a aucun indicateur de distance entre X (la
princesse) et Y (une fleur). Ex : (parlant d’Amirissa) Quelle
fleur ! La fleur qu’il a aimée. Cette fleur qui éclôt soudain dans
sa vie, etc.
D’après Fontanier, le domaine de la métaphore peut être aussi bien
le nom (un tigre = un homme féroce) que l’adjectif (une vie
orageuse), le participe (enflammé de colère), le verbe (il fume de
rage) et l’adverbe (répondre sèchement/recevoir froidement).
3 Métaphore filée : c’est une métaphore, qui, reprenant le noyau
sémique commun au signifié 1 et au signifié 2, le prolonge.
Métonymie (la) : figure qui consiste à désigner un objet par le nom
d’un autre objet, lié au premier par la logique ou par la pratique (une
bonne plume pour un bon écrivain).
Elle établit un rapport de contiguïté entre deux signifiés différents. Pour Fontanier,
c’est un trope par correspondance.
Ex : le contenant pour le contenu (la Terre pour les habitants de la Terre, le verre, le
pot, la coupe pour leur contenu) ; le lieu pour la chose (le bordeaux pour le vin de la
région de Bordeaux) ; le physique pour le moral (le coeur pour le courage, l’amour,
les sentiments nobles) ; l’effet pour la cause (je tremble = j’ai peur) ; la cause pour
l’effet (il a une plume brillante) ; le signe pour la chose signifiée (les chaînes/les
fers/le joug pour la servitude et l’esclavage) ; la chose pour le maître (200 chevaux
pour 200 cavaliers).

Modalisateur (le) : mot ou élément grammatical exprimant une


appréciation de l’énonciateur sur son énoncé (approbation, doute, rejet,
etc.). On distingue différents types d’expression de la subjectivité :
épistémique (qui portent sur le vrai, le faux ou l’incertain), axiologique
(le bien/le mal) ou affectif.
Objet de récit (l’) : but social, culturel ou mythique, recherché dans sa
quête par le sujet (ou héros) de la narration.
Onomaturge (l’) : autorité responsable de l’attribution d’un nom aux
personnes ou aux objets.
Orphée : être semi-divin, fils de la muse Calliope et du roi de Thrace,
Orphée était considéré comme un parfait guérisseur mais son véritable
talent fut celui d’exceller dans l’art de la musique. Charmant par la magie
de son don les hommes et les animaux sauvages, il osa s’aventurer aux
enfers pour tenter d’en ramener son épouse défunte Eurydice. Sa lyre
accomplit des prodiges mais il ne mena pas son projet à terme car,
désobéissant au conseil divin de ne pas se retourner pour contempler sa
compagne qu’il avait presque réussi à ramener au monde des vivants, il la
perdit alors définitivement.
Orphisme (l’) : courant initiatique de la spiritualité grecque,
l’orphisme répondait à une aspiration mystique profonde. Il fut considéré
comme une doctrine ésotérique se basant sur des rites et des mystères
s’appuyant sur le principe de l’immortalité de l’âme et du cycle des
réincarnations jusqu’à la purification finale.
Oxymore (l’) : alliance de mots dont le rapprochement est inattendu.
Combinaison de deux antonymes. « Cette obscure clarté qui tombe des
étoiles » (Corneille, Le Cid).
Paradigme (le) : dans une théorie des genres littéraires :
caractéristique formelle appartenant à un type idéal pris comme modèle.
Paralepse (la) : en narratologie, on désigne ainsi une anomalie relative
à la nature de l’information fournie par le récit et qui tient au fait que le
personnage en sait plus qu’il ne devrait en savoir compte tenu du régime
focal. Par exemple, en focalisation interne, il peut s’agir d’une chose que
le personnage ne peut pas avoir vue.
Paraphrase (la) : figure de style consistant à développer une même
idée par différents membres de phrases ou différentes phrases, sans
ajouter d’informations nouvelles dans ces développements.
Paronomase (la) : « on appelle paronomase la figure de rhétorique qui
consiste à rapprocher des mots qui présentent soit une similarité
phonique, soit une parenté étymologique ou formelle ». Ex : “qui se
ressemblent s’assemblent”, Dictionnaire de linguistique, J. Dubois,
Larousse.

Elle rapproche des mots de sonorités ressemblantes mais de sens différent : « Aux
arbres des forêts de marbre des forts est ».

Performance (la) : poursuite, malgré les obstacles, de l’objectif visé


par le sujet (ou héros) de la narration.
Performatif (le) : Austin appelle performatifs des termes qui visent à
réaliser l’action qu’ils expriment. Je jure, par exemple, est un énoncé
performatif.
Période (la) : ou phrase périodique « La rhétorique classique donne le
nom de période à une phrase de prose assez longue et de structure
complexe dont les constituants sont organisés de manière à donner une
impression d’équilibre et d’unité », Dictionnaire de linguistique, 1973,
Larousse.

Longue phrase formée de plusieurs propositions qui tendent vers une unité de sens ;
la dernière proposition d’une période s’appelle une clausule.
Périphrase (la) : désignation d’un être ou d’un objet par un syntagme
nominal mis à la place de la simple lexie.
Personnification (la) : l’attribution de la langue, des sentiments, du
physique de l’être humain à un objet non-humain ou abstrait.
Phatique (la fonction) : une des six fonctions du langage selon R.
Jakobson. La fonction phatique a pour but d’assurer le contact entre
l’émetteur et le récepteur. Des mots comme allô relèvent essentiellement
de cette fonction du langage.
Phénoménologie (la) : « Méthode philosophique qui se propose, par la
description des choses elles-mêmes, en dehors de toute construction
conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience
[…] et les essences », Le Petit Robert.
Polyptote (le) : « variantes morphologiques d’un terme unique, pour
les verbes : variation de modes, voix, temps, personnes », Fromilhague,
1999.
Proforme (la) : constituant sur lequel porte une question partielle. Elle
s’exprime donc, selon ses différentes fonctions grammaticales, par les
pronoms interrogatifs (qui ? que ? comment ? où ? quand ? etc.).
Prosopopée (la) : figure de pensée qui consiste à donner la parole à un
absent, et plus particulièrement à un mort.
Quiproquo (le) : du latin médiéval scolastique quid pro quod, «
prendre un quoi pour un ce que » : situation dans laquelle un personnage
confond un personnage avec un autre.
Rejet (le) : décalage, par un léger retard (ou par un procédé
d’anticipation quand il s’agit du contre-rejet), de l’articulation
grammaticale par rapport à l’articulation métrique.
Roman d’apprentissage (le) : roman consacré à l’évolution d’un
héros dont il relate les premières expériences de la vie.
Rythme (le) : à l’origine, la poésie était toujours accompagnée de
musique. Elle en a gardé l’essentiel, le rythme. C'est le rapport régulier,
perceptible par l’oreille, entre la répartition des accents dans un énoncé et
le nombre de syllabes séparant ces accents ; ce nombre constitue une
mesure. Les e muets en fin de vers ou devant un mot commençant par
une voyelle sont élidés : ils ne comptent pas pour une syllabe.
Le rythme* peut être :
- Régulier [3 + 3) + (3 +3)]…
- Croissant [2 + 4 + 2]…
- Décroissant [6 + 4 + 2]…
- Symétrique [3 + 2 + 2 + 3]…
- Réalité métrique et accentuelle. Il relève de la prosodie ou de ce
qu’on appelle les marques supra-segmentales. En poésie, en
isométrie comme en hétérométrie, le rythme est d’abord
métrique, c’est-à-dire fondé sur la constitution syllabique du
mètre du vers (mesure, hémistiche) et gouverné par les accents
toniques, fixes et mobiles, et les coupes.
« Le rythme naît du retour de temps forts à intervalles réguliers. La
rime, les parallélismes syntaxiques, les répétitions contribuent à
rythmer les vers, mais le rôle essentiel revient aux accents et aux
coupes », Peyroutet, 1994.
Semi-auxiliaire (le) : on appelle semi-auxiliaires des verbes qui ont la
capacité de rentrer partiellement en coalescence avec d’autres verbes,
employés à l’infinitif. Ils forment alors avec ces derniers une périphrase
verbale, comme dans je veux dormir, par exemple. La possibilité d’entrer
en coalescence avec un autre verbe repose sur la capacité du semi-
auxiliaire d’être subduit. La subduction est la perte d’une partie de la
matière notionnelle (du « sens »), perte compensée par l’apport notionnel
du second verbe.
Séquence nominale (la) : suite de substantifs (ou de parties de
discours employés substantivement) formant une unité syntaxique
caractérisée par l’absence de verbe.
Séquentialité (la) : organisation signifiante, causale ou narrative, à la
structure plus ou moins serrée ou souple, des différentes phases
composant un épisode.
Topique : de topos (le). « Au sens technique, le topos (ou « lieu »)
désigne un schéma d’argumentation, d’ordre logique, qui permet de
s’appliquer à différents types de développement », Lexique des termes
littéraires, 2001, LGF, Le Livre de poche.
Zeugma (ou Zeugme) (le) : tout par lequel, dans plusieurs énoncés
successifs de même organisation, l’un des termes n’est exprimé qu’une
fois.

Ex : l’un prit une bêche, l’autre une pioche et le troisième un râteau.


Ton visage m’a donné un asile, ton amour une patrie (T. Ben Jelloun, La fiancée de
l’eau). Dans un deuxième sens, le zeugma est la « figure microstructurale […] qui fait
associer au même terme deux caractérisants, hétérogènes : “Il est sorti avec son
chapeau et avec sa colère.” », Mazaleyrat et Molinié, Vocabulaire de la stylistique.
Conseils de lecture

Manuels

AQUIEN M. (1997), L'Autre Versant du langage, Paris, José Corti.


BARTHES R. (1973), Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, coll. « Tel
quel ».
BERGEZ D. (2000), L'Explication du texte littéraire, Paris, Nathan
Université, coll. « Lettres Sup ».
BOURKHIS R. (2003), Manuel de stylistique, Louvain-la-neuve,
Academia Bruylant, coll. « Pédasup ».
CALAS F. et CHARBONNEAU D.-R. (2000), Méthode du
commentaire stylistique, Paris, Nathan Université.
CAMPA L. (1989), La Poétique de la poésie, Paris, Sedes, coll. «
Campus ».
DELACROIX M. et HALLYN F. (1987), Introduction aux études
littéraires. Méthodes du texte, Paris, Cemblax.
GOUVARD J.-M. (1998), La Pragmatique. Outils pour l’analyse
littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus ».
HAMON Ph. (1993), Du descriptif, Paris, Hachette.
LAFARGE F. (1996), L'Explication de texte à l’oral, Paris, Nathan,
coll. « 128 ».
MOLINIÉ G. (1993), La Stylistique, Paris, PUF, coll. « 1er cycle ».
MOLINIÉ G. (1998), Sémiostylistique. L'effet de l’art, Paris, PUF.
MOLINIÉ G. (2005), Hermès mutilé. Vers une herméneutique
matérielle. Essai de philosophie du langage, Paris, Honoré Champion,
coll. « Bibliothèque de grammaire et de linguistique ».
RAVOUX RALLO E., GUICHARD S. (1998), L'Explication de texte
à l’oral des concours, Armand Colin, coll. « U ».
REGGIANI Ch. (2001), Initiation à la rhétorique, Paris, Hachette
Supérieur, coll. « Ancrages ».
RENARD P., BAUDELLE Y., LEROY CH. ET VIART D. (DIR.)
(1996), L'Explication de textes littéraires, Paris, Ellipses.
STOLZ C. (1999), Initiation à la stylistique, Paris, Ellipses, coll. «
Initiation à ».

Dictionnaires

AQUIEN M. (1993), Dictionnaire de poétique, Paris, LGF, Livre de


poche.
CHARAUDEAU P. et MAINGUENEAU D. (dir.) (2002),
Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Le Seuil.
JARRETY M. (dir.) (2001), Lexique des termes littéraires, Paris, LGF,
Livre de poche.
MAZALEYRAT J. ET MOLINIÉ G. (1989), Vocabulaire de la
stylistique, Paris, PUF, coll. « Grands dictionnaires ».
MOLINIÉ G. (1997), Dictionnaire de rhétorique, Paris, LGF, Livre de
poche.

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