Ridha Bourkhis - L'explication Littéraire - Jericho
Ridha Bourkhis - L'explication Littéraire - Jericho
Ridha Bourkhis - L'explication Littéraire - Jericho
Page de Titre
Page de Copyright
Epigraphe
Dédicace
Conclusion
La condition inhumaine
Éléments de conclusion
La défaillance
Éléments de conclusion
Les didascalies initiales : une déstructuration restructurante des règles (trois unités et bienséances)
Un dialogue à double destination. Le mélange des tons et des genres comme nouveau principe dramatique
Conclusion
Du grandissement à la défiguration
Conclusion
Conclusion
Ambivalence et images
Une berceuse
Explication linéaire
De l’interprétation du symbolisme
En guise de conclusion
Enjeux épidictiques
Conclusion
Le mouvement du poème
La prière de protection
Conclusion
Énoncé de la thématique
Structure du passage
Rythmes* et parallélismes
Conclusion
Conclusion
Poétique de la « présence »
Structure et signification
Caractérisations générales
L'autoportrait
Aliénation et liberté
L'énigme de la création
Conclusion
Explication 22
Introduction
La structure du récit
Le lexique de la description
Conclusion
Conseils de lecture
© Armand Colin, 2006
978-2-200-24560-3
Nos sincères remerciements s’adressent à tous les enseignants-
chercheurs de Tunisie, de France, du Maroc, de Côte-d’Ivoire, des
États-Unis et du Royaume-Uni qui ont cru, dès le départ, à l’utilité
de cet ouvrage et accepté d’y contribuer, malgré leurs
responsabilités et occupations.
À eux, pour leur compétence, pour leur bonne volonté et pour leur
si touchante humilité.
Le poème
« Ce fu el novel tans d’esté
que li rois Artus ot esté
tot le Quareme a Rouëlent
et vint a grant plenté de gent
a Pasques por sa cort tenir
a Carlïon, car maintenir
volt li rois la costume lors.
O lui fu li rois Engenors,
si i fu li rois Aguisait,
mais ja de prince qu’il i ait
ne vos tenrai en cest point conte.
Issi com la matere conte,
li rois tint cort a Carlïon.
Tuit li prince et tuit li baron
furent a la cort asamblé
si qu’al plus de gent a samblé
que mais n’i eut tans chevaliers.
Li rois Artus ert costumiers
que ja a feste ne manjast
devant ce qu’en sa cort entrast
novele d’aucune aventure.
Tels fu lors la mesaventure
que li jors passe et la nuis vint
c’onques nule n’en i avint,
s’en fu la cors torble et oscure.
Tant atendirent l’aventure
que l’ore del mangier passa.
Li rois fu mus et si pensa
a ce q’aventure n’avient.
Dedens son cuer tel corox tient
que poi s’en faut qu’il ne muert d’ire.
Et li baron li vinrent dire :
« Sire, por Deu, laiés ester !
Vos ne poés rien conquester
en duel faire ! Venés mengier !
Veés que vostre chevalier
vont tot baïf ça. X., ça. XX.
– Onques, dist li rois, ne m’avint
a si haut jor ne n’avendra
que je manjue, ançois vendra
aventure d’aucune part.
Dex, qui tot bien done et depart,
m’a la costume maintenue.
S’or ne velt que plus soit tenue,
donques perge ma dignité,
et s’il m’en a desireté,
bien vuel morir qant jo la pert.
Ce vos di a tos en aper. »
Qant li baron ço entendirent,
aprés ço grant piece atendirent
savoir s’aventure avenroit.
Qant li rois vit que ne vendroit
aventure, si a tel duel
que il morust illuec son vuel,
tant li poise de ce qu’il voit.
« Faites, fait il, metre orendroit
les tables, si alés mengier.
– Sire, dient li chevalier,
q’avés vos dit ? Que ferons nos ?
Ja certes, se Deu plaist, sans vos
ne mangerons a ceste fois.
– Segnor, dist li rois, si ferois,
car jel vuel et si vos em pri. »
Et messire Gavains isci
d’une cambre et vint la tot droit.
Qant ses oncles li rois le voit,
se li a dit : « Biax niés, alés,
par cele foit que moi devés,
mangier o aus de compagnie. »
Messire Gavains a oïe
la parole que li rois dist.
Onques de rien nel contredist,
ains dist : « Sire, molt volentiers. »
Messire Gavains tos premiers
s’asist as tables por mengier
et tuit li autre chevalier
s’asisent qui mangier voloient.
Mais li plusor s’i aseoient,
qui poi i mangierent et burent.
Servi furent si com il durent,
de més de car assés i ot.
Mais saciés bien qu’il lor desplot
ce que li rois o aus n’estoit
al mangier, si com il soloit.
Cascuns le cuer dolant en a.
Li rois s’en part et si monta
en une cambre lés la tor.
Illueques pensa tote jor
tant qu’il fu eure de colcier.
Onques cel jor ne volt mengier.
Qant il fu nuis, si se colca,
mais ne dormi ne repossa.
Sor costé se torne et adens ;
tant le tormente cil tormens
que il n’a bien ne bas ne haut.
Dormir cuide, rien ne li vaut,
ne dormist por nule aventure.
Des piés bote sa coverture,
si s’est drecié en son seant,
vest sa cemisse et cauce errant
uns sollers et prent un sorcot.
Au plus isnelement qu’il pot
est alés a une fenestre,
son cief met hors por veïr l’estre9. »
RAOUL DE HOUDENC, La Vengeance Raguidel [1200-1230]10, Genève, Droz
éd. Gilles Roussineau, 2004, p. 143-146, v. 1-104.
La scène qui suit brode autour de motifs similaires (v. 49-85)32 ; mais
elle se noue surtout autour de l’amorce de conflit qui naît entre le roi et
ses chevaliers concernant les moyens de s’adapter aux circonstances
imposées par le narrateur. Le rythme soutenu et le ton assez vif qui
caractérisent le dialogue des v. 56-63, est une représentation stylisée de
ce débat en train de s’envenimer33. Alors que le roi, qui manifeste une
nouvelle fois sa raideur en usant d’autorité plutôt que de diplomatie,
semble à bout d’arguments, le narrateur le tire de ce mauvais pas par un
micro-événement qu’il met en scène comme une sorte de deus ex
machina : l’arrivée de Gauvain (v. 64-65). Son entrée en scène marque un
double infléchissement par rapport aux romans de Chrétien : au lieu de
venir du monde extérieur, le nouvel arrivant émerge de l’intérieur du
château. En outre, au lieu de donner de la dynamique au récit en créant
une situation de crise34, l’arrivée du personnage résout le conflit qu’était
en train d’amorcer le narrateur. Grâce à Gauvain, la recherche d’un
nouveau type de roman suit son cours : la bonne grâce avec laquelle il
obéit à la consigne, soulignée par les v. 70-73, est significative,
puisqu’elle fait de ce personnage l’emblème du projet romanesque de
Raoul, à mi-chemin entre tradition et invention. Cohabitent en effet dans
ce personnage le prototype de la courtoisie qu’incarnait déjà Gauvain
dans les romans de Chrétien35 et la figure plus complexe qui se construit
dans La Vengeance Raguidel36. La souplesse avec laquelle il s’adapte aux
nouvelles conventions romanesques, qui contraste fortement avec la
résistance collective de la cour, en fait en outre l’allié des projets du
romancier. Le neveu du roi, investi par le narrateur de ce rôle de premier
plan, parvient à déclencher par l’exemple ce que son oncle n’avait pu
obtenir par l’autorité37. Toutefois, l’arrivée de Gauvain concédée par le
narrateur est un événement trop ténu pour suffire à inverser totalement la
situation : le festin a beau se conformer, dans sa composition, à son
étiquette38 sociale et romanesque, le cœur n’y est pas ; et le narrateur se
complaît à développer le motif de la cour oscure qu’il avait ébauché au v.
25. Sa rouerie va peut-être jusqu’à matérialiser ainsi la déception de ses
lecteurs qui, contrairement aux personnages de la cour, ne peuvent se
mettre sous la dent les bons morceaux qu’ils sont venus chercher dans un
roman qui s’annonçait « à la manière de Chrétien ».
Dans une première phase, intellectuelle, expliquer, c’est dominer un texte clarifié.
Le célèbre Prologue du Gargantua se déchiffre mieux si l’on considère que, d’un bout
à l’autre, il exprime la nécessité de comprendre avant d’interpréter.
Dans le cas notamment d’un fragment dramatique ou narratif, ce n’est pas pour un
simple souci de cohérence logique que de le posi-tionner dans le fil de l’œuvre : dans
l’organisation séquentielle, chaque péripétie a, certes, sa propre importance mais elle
ne prend sa propre signification que dans son rapport à une structure d’ensemble,
qu’elle contribue à définir. Il est classique que, dans le genre narratif ou dramatique,
cette séquence se caractérise par son « ouverture » sur la destinée d’un personnage.
À l’abordée du texte précis, la compétence linguistique ne se limite pas à
l’élucidation d’obscurités de tous ordres, connotations*, allusions, énoncés
ironiques… mais elle précise la saveur singulière, le mouvement de la langue, une
isotopie* qui définit le genre littéraire adopté ou renouvelé.
Comprendre comment le texte est structuré est capital pour son explication : en
mettant en balance un état initial et un bilan final, on détermine quel problème
situationnel le fragment résout, et à quel autre problème il introduit. Il est possible
qu’on détecte là une phase existentielle de l’évolution, continue ou chaotique, d’un ou
de plusieurs personnages.
Ainsi se définit un questionnement du texte, la perception confuse d’un sens, c’est-
à-dire d’une direction dans laquelle l’écriture et la lecture semblent être appelées à
s’engager de conserve. Pour cerner et développer cette intuition problématique, pour
la « vérifier » ou la « falsifier », on testera la pertinence d’approches variables et
complémentaires.
Éclairages externes
Éclairages de l’intérieur
Le texte
« Au lendemain après boire (comme entendez) prirent chemin, Gargantua son
précepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eux Eudémon le jeune page. Et parce que
c’était en temps serein et bien attrempé, son père lui fit faire des bottes fauves Babin
les nomme brodequins.
Ainsi joyeusement passèrent leur grand chemin : et toujours grand chère : jusques
au dessus de Orléans. Auquel lieu était une ample forêt de la longueur de trente et
cinq lieues et de largeur dix et sept ou environ. Icelle était horriblement fertile et
copieuse en mouches bovines et frelons, de sorte que c’était une vraie briganderie
pour les pauvres juments, ânes, et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea
honnêtement tous les outrages en icelle perpétrés sur les bêtes de son espèce, par un
tour, duquel ne se doutaient mie. Car soudain qu’ils furent entrez en ladite forêt : et
que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue : et si bien
s’escarmouchant, les émoucha, qu’elle en abattit tout le bois, à tord à travers, deçà,
delà, par ci, par là, de long, de large, dessus dessous, abattait bois comme un faucheur
fait d’herbes, En sorte que depuis n’y eut ni bois ni frelons. Mais fut tout le pays
réduit en campagne. Quoi voyant Gargantua y prit plaisir bien grand, sans autrement
s’en vanter. Et dit à ses gens. Je trouve beau ce. Dont fut depuis appelé ce pays la
Beauce, mais tout leur déjeuner fut par bâiller. En mémoire de quoi encore de présent
les gentilshommes de Beauce déjeunent de bâiller et s’en trouvent fort bien et n’en
crachent que mieux.
Finalement arrivèrent à Paris. Auquel lieu se refraîchit deux ou trois jours, faisant
chère lie avecques ses gens, et s’enquêtant quels gens savants étaient pour lors en la
ville : et quel vin on y buvait. [Seule l’orthographe a été modernisée]. »
François Rabelais, Gargantua [1534], chapitre 16, Seuil, 1995.
Éclairages externes
Conclusion
Elle présuppose l’existence d’un sens historique du texte – qui n’épuise assurément
pas ses autres significations possibles, passées, présentes ou futures – mais qui doit
avoir priorité sur elles.
Cette « vérité originelle » peut être approchée, de l’extérieur, par un certain nombre
de processus de contextualisation.
D’abord celui qui met en relation le destinateur et le destinataire du texte. En
l’occurrence, Fénelon, homme d’église, pris entre un engagement pastoral dans le
monde et une mystique de la dépossession de soi qui en détourne, et le Duc de
Bourgogne, future puissance de ce monde, puisque petit-fils de Louis XIV, à qui le
trône est promis un jour, mais aussi adolescent réputé sensible aux passions terrestres
opposées à l’anéantissement du moi.
Ensuite celui qui inscrit ce texte dans le cadre de la pédagogie fénelonienne, fondée
sur l’impact des images, des expériences vécues par procuration, comme l’attestent
ses autres œuvres (De l’éducation des filles, Fables et Contes, Dialogues des morts,
Examen de conscience sur les devoirs de la royauté), et dans le cadre des ouvrages
d’éducation du prince qui mettent particulièrement l’accent sur la nécessité, pour un
futur monarque, d’apprendre à se gouverner soi-même avant de prétendre gouverner
les autres.
Enfin celui qui replace la mission préceptrice de Fénelon dans le cadre, plus large,
d’une pensée politique chrétienne évangélique, qui ne se contente pas de demander la
soumission du roi, son « lieutenant » terrestre, à Dieu, mais qui exalte la figure
christique d’un prince sacrifiant sa personne à sa fonction royale.
Mais cette approche « extérieure » ne peut suffire, car la « vérité du texte » n’existe
pas en dehors de celui-ci : elle résulte de sa mise en forme. D’où la nécessité de cerner
encore, à plusieurs niveaux, ses conditions d’apparition, grâce à un certain nombre de
mises en situation.
D’abord celle qui envisage le texte comme un récit dans le cadre d’une fiction
narrative excédant la détermination traditionnelle des genres (épopée ou roman) ; dans
le cadre de la réécriture d’un hypotexte homérique (L'Odyssée) ; dans le cadre d’une
construction initiatique qui détermine le rôle de l’épisode considéré à l’intérieur d’un
itinéraire de formation dont il constitue l’une des premières étapes symboliques.
Ensuite celle qui envisage le texte comme une description enchâssée dans un récit
comportant des fragments de dialogues rapportés : en fonction de cette structuration
où la voix du narrateur et les voix des personnages annoncent puis commentent le
spectacle décrit ; en fonction de la nature particulière du passage central : un tableau
qu’il convient de considérer dans tous ses aspects (pause narrative, diégétisation*
interne, picturalisation, allégorisation etc.) ; en fonction de l’écriture qui le peint
(vocabulaire symbolique, temporalité révélatrice, structures phrastiques à effets,
figures expressives etc.). C'est donc en tant qu’elle essaye de combiner ce qui, de
l’extérieur, motive et explique le texte (contexte culturel), ce qui, autour de lui, le
détermine (sources, esthétique générique), ce qui, en lui, le façonne (narrativement et
stylistiquement), pour montrer que tout se répond pour construire son sens, sa valeur
et sa beauté « historiques », que cette méthode se veut « contextuelle ».
Le lecteur trouvera une séquence textuelle élargie, avec un résumé de ce qui
précède et de ce qui suit le texte commenté et avec la citation des éléments dont la
connaissance est nécessaire à l’explication.
Calypso dit à Télémaque, qui vient, comme son père Ulysse auparavant, de faire
naufrage, et d’aborder sur son île, en compagnie de Mentor, de se délasser de ses
travaux, et elle l’invite : « Venez dans ma demeure, où je vous recevrai comme mon
fils : venez ; vous serez ma consolation dans cette solitude ; et je ferai votre bonheur,
pourvu que vous sachiez en jouir. »
Le texte
« Télémaque suivait la déesse environnée d’une foule de jeunes nymphes, au-
dessus desquelles elle s’élevait de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt
élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l’environnent. Il admirait
l’éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe flottante, ses cheveux noués par
derrière négligemment mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui
tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait
Télémaque.
On arriva à la porte de la grotte de Calypso où Télémaque fut surpris de voir, avec
une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n’y voyait
ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues : cette grotte était taillée
dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles ; elle était tapissée d’une jeune
vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés. Les doux zéphyrs
conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des
fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d’amarantes et de
violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal ;
mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là on
trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d’or, et dont la fleur, qui
se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums. Ce bois
semblait couronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne
pouvaient percer. Là on n’entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d’un
ruisseau, qui, se précipitant du haut d’un rocher, tombait à gros bouillons pleins
d’écume et s’enfuyait au travers de la prairie.
La grotte de la déesse était sur le penchant d’une colline. De là on découvrait la
mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois mollement irritée contre
les rochers, où elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des
montagnes. D’un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de
tilleux fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les
nues. Les divers canaux qui formaient les îles semblaient se jouer dans la campagne :
les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d’autres avaient une eau paisible et
dormante ; d’autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour
remonter vers leurs sources, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On
apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont
la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes
voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait en festons : le raisin, plus
éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était
accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres arbres
couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin. »
François Fénelon, Les Aventures de Télémaque [1699], 1er livre,
éd. Jacques Le Brun, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 33-35.
Pris au piège des sens, comme son double, le Duc de Bourgogne, tout
lecteur superficiel bénéficie en effet des éclaircissements immédiats de
Mentor lui ouvrant les yeux sur les « trompeuses douceurs » de ce
tableau fallacieux. Mais il lui faudra encore accompagner le héros dans
d’autres épreuves des sens (charme d’Eucharis, sensualité de l’île de
Vénus), le voir, à deux reprises, sauvé in extremis par Mentor/Minerve de
ces perditions déguisées en béatitudes, avant de savoir reconquérir,
comme lui, cette maîtrise de soi qui permettra au fils d’Ulysse de
reprendre la quête de son père et au petit-fils de Louis XIV de gouverner
en Roi plus chrétien que son aïeul.
Le lecteur habile, qui aura su lire « hiéroglyphiquement » ce texte,
comme il convient pour un roman d’initiation, aura par contre déjà
anticipé la leçon, en comprenant que le « tableau derrière le tableau »
peint en creux sous la description de la grotte de Calypso, modifiait le
statut de celle-ci et enseignait quelque chose sur ce mode narratif : qu’il
ne faut pas l’analyser en termes de référentialité matérielle, mais en
termes de fonctionnalité symbolique, pas selon une logique de « lieu »
réel mais selon une logique de « lieu » rhétorique, figure d’un discours
judiciaire servant à instruire un procès, ici celui des séductions de la chair
et des sens.
Ainsi Fénelon, mystique du dépouillement, fait-il comprendre à son
élève, dans un texte suggérant, comme dans les peintures anamorphiques
des « Vanités », la présence du « serpent sous les fleurs », du mal sous la
beauté, que le risque pour l’homme est de se laisser charmer par elles, de
s’abandonner au plaisir de les contempler et à la tentation de s’y
enfermer.
Les pièges de l’écriture servent donc à déjouer les pièges de la grotte, à
détourner des pièges du monde. Encore faut-il échapper au piège d’une
lecture naïve, unilatérale, anachronique, de ce texte, en le replaçant dans
l’économie de l’œuvre, en fonction des motivations et de l’esprit de son
auteur, c’est-à-dire en s’aidant d’une méthode « contextuelle ». Celle-ci
permet en effet d’échapper aux anachronismes et aux erreurs
d’interprétation qu’impliqueraient d’autres approches. Ainsi une
approche thématique trop superficielle, ne retenant que la nature et la
beauté des composantes du tableau de la grotte brossé par Fénelon,
aboutirait à une exaltation à contresens de cette merveille apparente, et
une approche narratologique trop mécanique, ne retenant que
l’architecture brillante du même tableau échouerait à en saisir l’implicite
diabolisation. C'est du moins ce que s’est attaché à montrer cette
explication.
1 Docteur d’État et professeur à l’Université de Provence, il a travaillé sur les littératures
politiques, pamphlétaires, utopiques (L'Utopie hermaphrodite, 1982 ; édition de La Terre Australe
Connue de G. de Foigny, 1990) et a dirigé des numéros de Littératures Classiques sur L'Irrationnel
(1995), L'Imagination (2002) au XVIIe siècle. Il a édité La Bruyère (Livre de poche), La Princesse
de Clèves, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire (Textes et contextes, Magnard), publié des
« Parcours critiques » (Dom Juan, Britannicus, Le Cid, Les Mémoires du Cardinal de Retz) chez
Klincksieck. Actuellement il codirige un Dictionnaire des lieux mythiques, en préparation pour
2006 (coll. Bouquins, Robert Laffont).
Explication 4
Le texte
« IPHICRATE s’avance tristement sur le théâtre avec ARLEQUIN.
IPHICRATE, après avoir soupiré. Arlequin ?
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture. Mon patron.
IPHICRATE. Que deviendrons-nous dans cette île ?
ARLEQUIN. Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim : voilà mon
sentiment et notre histoire.
IPHICRATE. Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos camarades ont
péri, et j’envie maintenant leur sort.
ARLEQUIN. Hélas ! Ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même
commodité.
IPHICRATE. Dis-moi ; quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-
uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues
l’ont enveloppée, je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le
bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île, et je suis d’avis que nous les
cherchions.
ARLEQUIN. Cherchons, il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant
pour boire un petit coup d’eau-de-vie : j’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en
boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE. Eh, ne perdons point de temps, suis-moi, ne négligeons rien pour
nous tirer d’ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais Athènes, car
nous sommes dans l’île des Esclaves.
ARLEQUIN. Oh, Oh ! Qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui
depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici
sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de
tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
ARLEQUIN. Eh ! Chaque pays a sa coutume : ils tuent les maîtres, à la bonne
heure, je l’ai entendu dire aussi ; mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme
moi.
IPHICRATE. Cela est vrai.
ARLEQUIN. Eh ! Encore vit-on.
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie ;
Arlequin, cela ne suffit-il pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! Je vous plains de tout mon
cœur, cela est juste.
IPHICRATE. Suis-moi donc !
ARLEQUIN, siffle. Hu, hu, hu.
IPHICRATE. Comment donc, que veux-tu dire ?
ARLEQUIN distrait chante. Tala ta lara.
IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l’esprit, à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant. Ah, ah, ah, monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ; je vous
plains, par ma foi, mais je ne saurai m’empêcher d’en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots. (Le coquin abuse de ma situation, j’ai mal
fait de lui dire où nous sommes). Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos, marchons
de ce côté.
ARLEQUIN. J’ai les jambes si engourdies.
IPHICRATE. Avançons, je t’en prie.
ARLEQUIN. Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du
pays qui fait cela.
IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte
pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos
gens ; et en ce cas-là, nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUIN, en badinant. Badin, comme vous tournez cela. (Il chante :)
C'est une scène qui figure l’ouverture de L’Île des esclaves, œuvre de
Marivaux formant, avec L’Île de la raison (1727) et La nouvelle colonie
(1729), la « trilogie insulaire », ce cycle qu’il est convenu d’appeler « les
utopies sociales ». Cette situation privilégiée, toute marquée, confère à la
scène une grande importance dramatique : elle aura à charge, en effet,
d’initier le lecteur (le spectateur) à l’univers qu’évoquera la pièce durant
onze scènes2.
La scène pourrait être tenue pour un récit de naufrage3 fait par
Iphicrate, le maître, qui provoque les réactions inattendues et
imprévisibles d’Arlequin, l’esclave4 : elle ébauche les premiers
changements qui affectent les relations d’esclavage ayant prévalu
jusqu’alors entre ces nouveaux naufragés échoués sur une île baptisée «
l’île des Esclaves ».
La condition inhumaine
Le texte
Prenez donc garde, Vicomte, et ménagez davantage mon extrême timidité !
Comment voulez-vous que je supporte l’idée accablante d’encourir votre indignation,
et surtout que je ne succombe pas à la crainte de votre vengeance ? d’autant que,
comme vous savez, si vous me faisiez une noirceur, il me serait impossible de vous la
rendre. J’aurais beau parler, votre existence n’en serait ni moins brillante ni moins
paisible. Au fait, qu’auriez-vous à redouter ? d’être obligé de partir, si on vous en
laissait le temps. Mais ne vit-on pas chez l’Étranger comme ici ? à tout prendre,
pourvu que la Cour de France vous laissât tranquille à celle où vous vous fixeriez, ce
ne serait pour vous que changer le lieu de vos triomphes. Après avoir tenté de vous
rendre votre sang-froid par ces considérations morales, revenons à nos affaires.
Savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce n’est
assurément pas faute d’avoir trouvé assez de partis avantageux ; c’est uniquement
pour que personne n’ait le droit de trouver à redire à mes actions. Ce n’est même pas
que j’aie craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j’aurais bien toujours fini
par là ; mais c’est qu’il m’aurait gêné que quelqu’un eût eu seulement le droit de s’en
plaindre ; c’est qu’enfin je ne voulais tromper que pour mon plaisir, et non par
nécessité. Et voilà que vous m’écrivez la lettre la plus maritale qu’il soit possible de
voir ! Vous ne m’y parlez que de torts de mon côté, et de grâces du vôtre ! Mais,
comment peut-on manquer à celui à qui on ne doit rien ? je ne saurais le concevoir !
Voyons ; de quoi s’agit-il tant ? Vous avez trouvé Danceny chez moi, et cela vous a
déplu ? à la bonne heure : mais, qu’avez-vous pu en conclure ? ou que c’était l’effet
du hasard, comme je vous le disais, ou celui de ma volonté, comme je ne vous le
disais pas. Dans le premier cas, votre Lettre est injuste ; dans le second, elle est
ridicule : c’était bien la peine d’écrire ! Mais vous êtes jaloux, et la jalousie ne se
raisonne pas. Hé bien ! je vais raisonner pour vous.
Ou vous avez un rival, ou vous n’en avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour
lui être préféré ; si vous n’en avez pas, il faut encore plaire pour éviter d’en avoir.
Dans tous les cas, c’est la même conduite à tenir : ainsi pourquoi vous tourmenter ?
pourquoi, surtout, me tourmenter moi-même ? Ne savez-vous donc plus être le plus
aimable ? et n’êtes-vous plus sûr de vos succès ? Allons donc, Vicomte, vous vous
faites tort. Mais, ce n’est pas cela ; c’est qu’à vos yeux, je ne vaux pas que vous vous
donniez tant de peine. Vous désirez moins mes bontés que vous ne voulez abuser de
votre empire. Allez, vous êtes un ingrat. Voilà bien, je crois, du sentiment ! et pour
peu que je continuasse, cette Lettre pourrait devenir fort tendre ; mais vous ne le
méritez pas.
Vous ne méritez pas davantage que je me justifie. Pour vous punir de vos soupçons,
vous les garderez : ainsi, sur l’époque de mon retour, comme sur les visites de
Danceny, je ne vous dirai rien. Vous vous êtes donné bien de la peine pour vous en
instruire, n’est-il pas vrai ? Hé bien ! en êtes vous plus avancé ? Je souhaite que vous
y ayez trouvé beaucoup de plaisir ; quant à moi, cela n’a pas nui au mien.
Tout ce que je peux donc répondre à votre menaçante Lettre, c’est qu’elle n’a eu ni
le don de me plaire, ni le pouvoir de m’intimider ; et que pour le moment, je suis on
ne peut pas moins disposée à vous accorder vos demandes.
Au vrai, vous acceptez tel que vous vous montrez aujourd’hui, ce serait vous faire
une infidélité réelle. Ce ne serait pas là renouer avec mon ancien Amant ; ce serait en
prendre un nouveau, et qui ne vaut pas l’autre à beaucoup près. Je n’ai pas assez
oublié le premier pour m’y tromper ainsi. Le Valmont que j’aimais était charmant. Je
veux bien convenir même que je n’ai pas rencontré d’homme plus aimable. Ah ! je
vous en prie, Vicomte, si vous le retrouvez, amenez-le-moi ; celui-là sera toujours
bien reçu.
Prévenez-le cependant que, dans aucun cas, ce ne serait ni pour aujourd’hui ni pour
demain. Son Menechme lui a fait un peu tort ; et en me pressant trop, je craindrais de
m’y tromper ; ou bien, peut-être ai-je donné parole à Danceny pour ces deux jours-là ?
Et votre Lettre m’a appris que vous ne plaisantiez pas, quand on manquait de parole.
Vous voyez donc qu’il faut attendre.
Mais que vous importe ? vous vous vengerez toujours bien de votre rival. Il ne fera
pas pis à votre Maîtresse que vous ferez à la sienne, et après tout, une femme n'en
vaut-elle pas une autre ? ce sont vos principes. Celle même qui serait tendre et
sensible, qui n'existerait que pour vous et qui mourrait enfin d'amour et de regret, n'en
serait pas moins sacrifiée à la première fantaisie, à la crainte d'être plaisanté un
moment ; et vous voulez qu'on se gêne ? Ah ! cela n'est pas juste.
Adieu, Vicomte ; redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas mieux que de
vous trouver charmant ; et dès que j’en serai sûre, je m’engage à vous le prouver. En
vérité, je suis trop bonne. »
Paris, ce 4 décembre 17**
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses [1782],
Lettre CLII (La marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont), LGF, 1972.
La passion guerrière
• Saturation énonciative
Passion de la liberté
Avant la passion amoureuse, il semble que ce soit la passion de la liberté qui anime
la Marquise. Le second paragraphe constitue une apologie du veuvage comme statut
de la liberté féminine : « tromper pour son plaisir » ou « comment donc peut-on
manquer à celui à qui on ne doit rien ? » marquent nettement ce statut défendu de
haute lutte.
Passion amoureuse
Néanmoins, bien qu’aucune déclaration ne soit jamais faite entre Valmont et
Merteuil, l’ensemble du registre appartient à la passion amoureuse : « timidité », «
remariée », « tromper », « maritale », « jaloux », « jalousie », « rival », « aimable », «
infidélité », « amant »,
« charmant », « aimable ».
L'objet de la passion, Valmont, même s’il est en disgrâce, est placé sous le double
signe de l’aimable et du charmant, dans un chiasme* : « Le Valmont que j’aimais
était charmant. Je veux bien convenir même que je n’ai pas rencontré d’homme plus
aimable. /…/ Adieu Vicomte ; redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas
mieux que de vous trouver charmant. »
• Indifférence de Valmont
La première atteinte à ces nouvelles valeurs tient dans les principes de
Valmont, que la Marquise rappelle en ces termes : « après tout, une
femme n’en vaut-elle pas une autre ? ce sont vos principes ». Cette
équivalence, du point de vue de la valeur est vécue par la Marquise
comme une agression, dans la mesure où elle ne cesse d’afficher sa
propre différence (voir par exemple, lettre LXXXI) : « Mais ce n’est pas
cela ; c’est qu’à vos yeux, je ne vaux pas que vous vous donniez tant de
peine ».
• Indifférence de Merteuil vis-à-vis de Valmont
Merteuil réplique à cette agression par une agression équivalente. Au
lieu de distinguer Valmont des autres hommes, elle ne cesse d’en faire
l’égal de ses rivaux et de lui rappeler qu’il doit se conduire de la même
manière qu’eux, afin de retrouver grâce aux yeux de la Marquise. On se
doute que cette Indifférence ne va pas être acceptée et va engendrer une
violente réplique.
• Formes atténuées
La saturation par le raisonnable du champ de l’expérience se révèle
aussi à travers les formes atténuées du binaire, parallélisme et antithèse :
« Ce ne serait pas là renouer avec mon ancien amant ; ce serait en
prendre un nouveau »
ou encore structures comparatives qui mettent en jeu un univers duel :
« Il ne fera pas pis à votre maîtresse que vous ferez à la sienne »
L’univers psychologique de la Marquise est celui d’une raison
manichéenne où les valeurs et les faits se structurent par des systèmes
d’oppositions radicales selon deux axes : le bien s’oppose au mal, le pour
s’oppose au contre. La Marquise entend ainsi ne rien laisser échapper et
classer tout le réel selon la logique du libertin, visant à adopter ou à
rejeter les faits uniquement dans le cadre de leur conformité aux
principes. Sa colère vis-à-vis de Valmont s’établit donc sur la rupture de
l’homogénéité entre les actes et les principes du Vicomte.
Raison et Révolution
Éléments de conclusion
Le texte
« Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j’allai dans sa
cellule ; ma présence l’interdit d’abord : elle lut apparemment dans mes yeux, dans
toute ma personne, que le sentiment profond que je portais en moi était au-dessus de
ses forces ; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude d’être victorieuse. Cependant
elle m’entreprit, elle s’échauffa peu à peu ; à mesure que ma douleur tombait, son
enthousiasme croissait ; elle se jeta subitement à genoux, je l’imitai. Je crus que
j’allais partager son transport, je le souhaitais ; elle prononça quelques mots, puis tout
à coup elle se tut. J’attendis inutilement : elle ne parla plus ; elle se releva, elle fondait
en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras : « Ah ! chère enfant,
me dit-elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi ! Voilà qui est fait, l’esprit s’est
retiré, je le sens ; allez, que Dieu vous parle lui-même, puisqu’il ne lui plaît pas de se
faire entendre par ma bouche. » En effet, je ne sais ce qui s’était passé en elle, si je lui
avais inspiré une méfiance de ses forces qui ne s’est plus dissipée, si je l’avais rendue
timide, ou si j’avais vraiment rompu son commerce avec le ciel ; mais le talent de
consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, j’allai la voir : elle était d’une
mélancolie égale à la mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi ; je me jetai à ses pieds,
elle me bénit, elle me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant : « Je suis lasse
de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point voir ce jour, mais ce
n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre mère, je passerai la nuit en prière, priez
aussi ; mais couchez-vous, je vous l'ordonne.
– Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous.
– Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas davantage. A neuf heures
et demie je commencerai à prier et vous aussi ; mais à onze heures vous me laisserez
prier seule, et vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant Dieu le
reste de la nuit. »
Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais ; et cependant cette sainte
femme allait dans les corridors frappant à chaque porte, éveillait les religieuses et les
faisait descendre sans bruit dans l’église. Toutes s’y rendirent ; et lorsqu’elles y furent,
elle les invita à s’adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d’abord en silence ;
ensuite elle éteignit les lumières ; toutes récitèrent ensemble le Miserere, excepté la
supérieure qui, prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant : "O
Dieu ! si c’est par quelque faute que j’ai commise que vous vous êtes retiré de moi,
accordez-m’en le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous
m’avez ôté, mais que vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis
que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et
pardonnez-moi.” »
L’interaction*
Le dispositif scénique
« Mais ce qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix
rompues, quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel
murmure dans la gorge, entre les dents4 ».
« Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m’avez ôté, mais que
vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis que je vous invoque
ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et pardonnez-moi. »
Situation étrange dans la mesure où celle qui parle et prie pour autrui
(définition même de l’intercession) se pose à deux reprises, au début et à
la fin de cette phrase, comme l’objet même du discours. Désignant
Suzanne comme « innocente », elle se désigne implicitement elle-même
comme coupable. De quelle faute ? Pour résoudre cette espèce d’énigme,
il faut revenir à la défaillance même de celle qui est finalement devenue
l’actrice principale et malheureuse de ce passage.
La défaillance
La perte du don
Le point obscur
Au fond de la scène, se trouve donc l’effondrement d’une supérieure
attaquée au plus profond d’elle-même, dans sa foi même. Pour percer ce
mystère, on dispose d’un double point de vue : celui de la supérieure et
celui de l’héroïne-narratrice et il convient d’être attentif aux deux, sans
s’en laisser imposer par l’un ou l’autre (le roman-mémoires ayant
naturellement tendance à privilégier la perspective de celle qui conduit le
récit).
Mme de Moni fait ce constat navré : « Voilà qui est fait, l’esprit s’est
retiré, je le sens. » Son désarroi est donc celui d’une croyante
abandonnée de l’esprit saint et faisant l’expérience inhabituelle pour elle
du doute. Celui-ci n’a pourtant rien d’exceptionnel au regard de la
théologie. La foi la plus assurée n’est pas à l’abri du doute et de
l’interrogation. Même le saint auréolé par ses vertus, par les miracles
accomplis n’en est pas exempt. Or Mme de Moni, ici même, est désignée
par l’expression « cette sainte femme ». En considérant son désarroi il ne
serait pas déplacé de penser à la dernière parole du Christ sur la croix : «
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Plus étrange sans doute est l’origine attribuée à ce mal. Suzanne est en
effet nommément désignée : « Ah ! chère enfant, me dit-elle, quel effet
cruel vous avez opéré sur moi ! », sans que toutefois la nature de cet «
effet » soit précisée. D’où l’intérêt qu’il y a à écouter Suzanne elle-
même. Celle-ci, avec le recul qu’autorise la narration rétrospective,
formule un certain nombre d’hypothèses, mais qui ne viennent pas à bout
de l’incompréhensible.
« […] Je ne sais ce qui s’était passé en elle, si je lui avais inspiré une
méfiance de ses forces qui ne s’est plus dissipée, si je l’avais rendue
timide, ou si j’avais vraiment rompu son commerce avec le ciel […]. »
Comment on le voit, le « je » de Suzanne est en bonne place dans ce
raisonnement comme si celle-ci s’imputait la responsabilité de cette
défaillance. La gradation des raisons invoquées est révélatrice et,
significativement, la dernière interrogative indirecte s’arrête sur le plus
grave des effets, qui n’est plus d’ordre psychologique (méfiance de ses
forces, timidité) mais métaphysique. Le pouvoir perdu de Mme de Moni
aurait pour origine la trop grande force de l’héroïne. Cette force que
Suzanne s’attribue, c’est en partie celle-là même que l’on a pu éprouver
lors de la grande scène de rupture des vœux à Sainte-Marie. Face à
l’institution liguée contre elle, malgré toute la force contraignante du
rituel, Suzanne est parvenue à prononcer le « non » scandaleux. Sans
avoir été témoin de la scène, Mme de Moni en connaît la signification de
même qu’elle sait la capacité de résistance de la jeune sœur. Il y a plus, et
il est possible que « l’effet cruel » vienne de là, l’ensemble de La
Religieuse, à travers ses différents épisodes, démontre le pouvoir qu’a
l’héroïne de déstabiliser ce qui vient à son contact. À ce stade du roman,
on l’a vérifié dans le face-à-face tendu, et même violent, de la mère et de
la fille ; on en aura plus loin deux expressions très contrastées : dans
l’impitoyable affrontement avec la sœur Christine puis dans la relation
fatale avec la supérieure du couvent d’Arpajon. Il faudrait interroger cette
influence de Suzanne et la nature de l’effet produit sur celles qui
l’approchent, dont plusieurs connaissent la mort6.
N’excluant pas la précédente, une interprétation plus « naturelle » est
néanmoins induite par une autre formule employée dès le début par la
narratrice : « le sentiment que je portais en moi était au-dessus de ses
forces ». Ce sentiment, qui n’a rien de démoniaque même s’il produit des
effets cruels, nous le connaissons, et il est lui aussi continuellement
exprimé dans La Religieuse : c’est une antipathie absolue pour la vie
monacale et un irrépressible désir de liberté. Or, la supérieure a reconnu
cette aspiration profonde de tout l’être, et d’autant mieux que Suzanne est
pour elle à la fois une fille et une sœur. Comment pourrait-elle vouloir
pour elle un état qu’elle sait intolérable, impossible ? Un conflit
insurmontable naît entre cette compréhension de l’être aimé, qui va
jusqu’à l’identification, et ce destin religieux auquel elle est censée la
préparer. Pour être fidèle à son devoir, elle doit être infidèle à Suzanne, et
inversement, en étant fidèle à Suzanne elle manque à son devoir. La
prière bute sur cette contradiction : comment demander à Dieu ce qui est
profondément refusé par la meilleure de ses créatures ? Une Suzanne
qu’elle a, rappelons-le encore, élue. Cette position intenable de la
supérieure éclaire l’échec de la consolation et de la prière comme la
distance mise entre les deux femmes, trop proches pour être ensemble et
significativement disjointes dans l’espace à la fin (la cellule/l’église),
quoique rapprochées en discours dans la dernière invocation par laquelle
s’achève notre passage.
Ni le malaise des deux personnages ni le point obscur de cette
défaillance ne sont véritablement dissipés par la suite du récit. Dès le
lendemain de cette scène, Suzanne obéit à son sort, sans joie. Pire, sans
participation consciente à l’événement, en automate. La narratrice dit ne
conserver aucun souvenir de la cérémonie des vœux. Une étonnante
amnésie et une longue convalescence entourent l’événement. De même,
et cette concomitance est dans la logique de la défaillance que nous
venons de décrire, l’étrange mal de la supérieure se prolonge plusieurs
mois. C’est sur son lit de mort qu’elle retrouve et la parole et le don (« le
don qu’elle avait perdu lui revint »). Mme de Moni est donc sauvée in
extremis, au prix de sa mort. Pour être d’allure christique, ce dénouement
n’en demeure pas moins énigmatique. Comme demeure énigmatique
l’être au contact duquel s’est produite la défaillance, Suzanne Simonin
elle-même. C’est ainsi qu’au sein même du roman à thèse, univoque dans
son propos, se dessine autour de l’héroïne une zone d’incertitude qui
relance sans cesse l’interrogation et le désir du lecteur. Ce n’est pas le
moindre charme de cette œuvre souvent confondante.
1 Professeur à l’Université de Toulouse-le Mirail et à la Faculté de Lettres de Sousse (Tunisie).
Auteur notamment du Mot de la fin, Paris, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre » ; Le Réalisme,
Paris, Nathan, coll. « 128 » ; Critique et Théorie littéraire (1800-2000), Belin (en collaboration
avec Jean-Louis Cabanès).
2 Voir Figures III, Le Seuil, 1972, p. 211-213.
3 À ce sujet nous renvoyons à COUDREUSE A., Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, PUF, «
Écriture », 1999.
4 DIDEROT, Entretiens sur Le Fils naturel, in Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1951, p. 1220.
5 La Religieuse, Gallimard, coll. « Folio », p. 79-80.
6 Jean-Marie Apostolidès l’a relevé récemment : « Sainte ou sorcière, Suzanne a le don de
précipiter la circulation du désir jusqu’à la jouissance et à la mort. Mme Simonin, la mère de Moni,
la sœur Sainte-Ursule, la supérieure d’Arpajon meurent tour à tour d’avoir été à son contact, et
chacune d’elle est une image différente de la figure de la Mère. » (« La Religieuse et ses tableaux
», Poétique n° 137, février 2004, p. 80).
Explication 7
Le poème
« Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore,
Sur nos fronts languissants à peine il jette encore
Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit ;
L’ombre croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit !
5 - Qu’un autre à cet aspect frissonne ou s’attendrisse,
Qu’il recule en tremblant des bords du précipice,
Qu’il ne puisse de loin entendre sans frémir
Le triste chant des morts tout prêt à retentir,
Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère
10 - Suspendus sur les bords de son lit funéraire,
Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus !
Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste,
Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste
15 - Que t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ;
Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur,
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide,
Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ;
Tu n’anéantis pas, tu délivres ! Ta main,
20 - Céleste messager, porte un flambeau divin ;
Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière,
Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ;
Et l’espoir près de toi, rêvant sur un tombeau,
Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau !
25 - Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles,
Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes ;
Que tardes-tu ? Parais ; que je m’élance enfin
Vers cet être inconnu, mon principe et ma fin !
Qui m’en a détaché ? Qui suis-je, et que dois-je être ?
30 - Je meurs et je ne sais pas ce que c’est que de naître,
Toi, qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu,
Avant de m’animer, quel ciel habitais-tu ?
Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ?
Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ?
35 - Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports,
Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ?
Quel jour séparera l’âme de la matière ?
Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ?
As-tu tout oublié ? Par delà le tombeau,
40 - Vas-tu renaître encor dans un oubli nouveau ?
Vas-tu recommencer une semblable vie ?
Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie,
Affranchi pour jamais de tes liens mortels,
Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ?
45 - Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie 3 !
C'est par lui que déjà mon âme raffermie
A pu voir sans effroi sur tes traits enchanteurs
Se faner du printemps les brillantes couleurs ;
C'est par lui que, percé du trait qui me déchire,
50 - Jeune encore, en mourant vous me verrez sourire,
Et que des pleurs de joie à nos derniers adieux,
À ton dernier regard brilleront dans mes yeux.
Vain espoir ! s’écriera le troupeau d’Épicure4,
Et celui dont la main disséquant la nature,
55 - Dans un coin du cerveau nouvellement décrit ;
Voit penser la matière et végéter l'esprit ;
Insensé ! diront-ils, que trop d'orgueil abuse,
Regarde autour de toi : tout commence et tout s'use,
Tout marche vers un terme, et tout naît pour mourir ;
60 - Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir ;
Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe
Sous le poids de ses ans tomber, ramper sous l’herbe ;
Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir ;
Les cieux même, les cieux commencent à pâlir ;
65 - Cet astre dont le temps a caché la naissance,
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence,
Et dans les cieux déserts les mortels éperdus
Le chercheront un jour et ne le verront plus !
Tu vois autour de toi dans la nature entière
70 - Les siècles entasser poussière sur poussière,
Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,
De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.
Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,
75 - Et dans le tourbillon au néant emporté,
Abattu par le temps, rêve l’éternité ! »
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques [1820], méditation V
(« L’immortalité ») (extrait), France Loisirs, 1986, p. 17-19.
L’ouverture
Du lyrisme oratoire
La rhétorique de l’abondance
Dans la troisième phase de ce premier long mouvement, constituée par
les vers 45-76, Lamartine change soudain d’allocutaire : à la mort il
substitue l’âme-sœur mourante considérée par les romantiques comme
l’autre moitié de soi-même : « Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie
» (vers 45).
Dans ces vers, la maladie, qui a ruiné la beauté de l’aimée et son corps,
est évoquée à l’aide de l’image d’un printemps qui perd la brillance de
ses couleurs vives (vers 47-48).
La délicatesse du poète amoureux apparaît dans les vers 51, 52 et 53
où, plutôt que d’évoquer la mort certaine et proche de Julie, il évoque sa
propre mort encore incertaine. Mais l’ambiguïté de la syntaxe révèle tout
de même le fond de sa pensée.
Nous retrouvons ici quelques vocables du lexique romantique «
printemps », « couleur », « pleurs », « adieux », « regard », « yeux », «
âme », « espoir », que consolide l’apostrophe invocatoire du vers 45 : «
Ô moitié de ma vie ».
Dans les vers 54-76, en continuant à s’adresser à Julie, Lamartine
évoque les adeptes de la philosophie d’Épicure17 qu’il méprise en les
assimilant à un « troupeau » (vers 54) et dont il présente la philosophie
qui, contrairement à sa vision et à celle des romantiques et des croyants,
nie l’immortalité et croit que la mort cause la faillite définitive des êtres
et des choses.
On souligne dans ces vers la multiplication de la modalité assertive
(affirmative) qui reproduit le ton de la certitude sur lequel les
matérialistes énoncent leur philosophie.
Les multiples anaphores* aux vers 59, 60, 61, 62, 63, 64, 69 et 73
(Tout… Tout ; tu vois… tu vois ; et l’homme, et l’homme…) soutiennent
l’élan oratoire du poète et laissent voir sa vive émotion.
Au vers 73, l’apostrophe invocatoire « Ô sublime folie » qui occupe à
elle seule tout un hémistiche, dénonce l’ironie* de Lamartine et le mépris
qu’il éprouve pour les adeptes d’Épicure pensant que c’est vers le néant,
et non pas l’éternité, que l’homme est enfin emporté (vers 67 : « Et dans
les cieux déserts les mortels éperdus »).
On remarque aussi cette syntaxe marquée qui privilégie, outre les
répétitions, le renversement de l’ordre phrastique ordinaire, celui de la
séquence progressive :
- vers 61 : « Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe »
- vers 63 : « Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir »
- vers 67 : « Et dans les cieux déserts les mortels éperdus »
- vers 74 : « Au fond de son tombeau croit retrouver la vie »
- vers 75 : « Et dans le tourbillon au néant emporté »
L'abondance de la matière verbale (beaucoup de noms, de verbes,
d’adjectifs, de répétitions, etc. ; et beaucoup de vers) atteste la
redondance de l’évocation et de la description ainsi que la tonalité
oratoire de cette méditation lamartinienne plutôt transparente qui, en
réduisant au maximum l’opacité du langage, implique davantage le moi
souffrant dans le monde des choses.
///\
– vers 4 : « L'ombre croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit ! »
//\\
– vers 9 : « Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère »
\\\\
– vers 10 : « Suspendus sur les bords de son lit funéraire »
//\\
– vers 11 : « Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus »
//\\
– vers 54 : « Et celui dont la main disséquant la nature »
Éléments de conclusion
Le texte
« LE ROI
SARAGOSSE
Une chambre à coucher. La nuit. Une lampe sur une table.
SCENE PREMIERE
DONA JOSEFA DUARTE, vieille, en noir, avec le corps de sa jupe cousu de
jais, à la mode d’Isabelle la Catholique ; DON CARLOS.
DONA JOSEFA, seule.
Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre quelques fauteuils.
On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second
coup.
Serait-ce déjà lui ?
Un nouveau coup.
C'est bien à l’escalier
Dérobé.
Un quatrième coup.
Vite, ouvrons.
Elle ouvre la petite porte masquée. Entre Don Carlos, le manteau sur le nez et le
chapeau sur les yeux.
Bonjour, beau cavalier.
Elle l’introduit. Il écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours
et de soie, à la mode castillane de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule
étonnée.
Quoi, seigneur Hernani, ce n’est pas vous ! Main forte !
Au feu !
DON CARLOS, lui saisissant le bras.
Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte !
Il la regarde fixement. Elle se tait, effrayée.
Suis-je chez Dona Sol ? Fiancée au vieux duc
De Pastrana, son oncle, un bon seigneur, caduc,
Vénérable et jaloux ? Dites ? La belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore,
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.
Suis-je bien informé ?
Elle se tait. Il la secoue par le bras.
Vous répondrez peut-être ?
DONA JOSEFA
Vous m’avez défendu de dire deux mots, maître.
DON CARLOS
Aussi n’en veux-je qu’un. – Oui, – non. – Ta dame est bien
Dona Sol de Silva ? Parle.
DONA JOSEFA
Oui. – Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
Le duc, son vieux futur, est absent à cette heure ?
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Sans doute elle attend son jeune ?
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Que je meure !
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Duègne, c’est ici qu’aura lieu l’entretien ?
DONA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Cache-moi céans.
DONA JOSEFA
Vous !
DON CARLOS
Moi.
DONA JOSEFA
Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
DONA JOSEFA
Moi, vous cacher !
DON CARLOS
Ici.
DONA JOSEFA
Jamais !
DON CARLOS, tirant de sa ceinture un poignard et une bourse.
Daignez, madame,
Choisir de cette bourse, ou bien de cette lame.
DONA JOSEFA, prenant la bourse.
Vous êtes donc le diable ?
DON CARLOS
Oui, duègne.
DONA JOSEFA, ouvrant une armoire étroite dans le mur.
Entrez ici.
DON CARLOS, examinant l'armoire.
Cette boîte !
DONA JOSEFA, la refermant.
Va-t'en, si tu n'en veux pas.
DON CARLOS, rouvrant l'armoire.
Si.
L'examinant encore.
Serait-ce l'écurie où tu mets d'aventure
Le manche du balai qui te sert de monture ?
Il s'y blottit avec peine.
Ouf !
DONA JOSEFA, joignant les mains et scandalisée.
Un homme ici !
DON CARLOS, dans l’armoire restée ouverte.
C'est une femme, n’est-ce pas ?
Qu’attendait ta maîtresse ?
DONA JOSEFA
Ô ciel ! J’entends le pas
De Dona Sol.- Seigneur, fermez vite la porte.
Elle pousse la porte de l’armoire, qui se referme.
DON CARLOS, à l’intérieur de l’armoire.
Si vous dites un mot, duègne, vous êtes morte.
DONA JOSEFA, seule.
Qu’est cet homme ? Jésus mon Dieu ! Si j’appelais ?
Qui ? Hors madame et moi, tout dort dans le palais.
Bah, l’autre va venir. La chose le regarde.
Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde
De l’enfer !
Pesant la bourse.
Après tout, ce n’est pas un voleur.
Entre dona Sol, en blanc. Dona Josefa cache la bourse. »
Victor Hugo, Hernani [1830], acte I, scène 1,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 545-549.
Il y a, ici, exposition d’un mélange des tons, des genres, ce qui définit
le genre du drame selon Michel Lioure, mais aussi exposition de la
déconstruction rythmique du vers qui est distribué sur plusieurs
répliques, v. 16 à 19 par exemple. Cette nouveauté ne suit aucun principe
de régularité, puisqu’un même alexandrin peut être contenu dans quatre
répliques de longueur inégale (v. 16 : Oui.// Sans doute elle attend son
jeune ?// Oui.// Que je meure !), ce qui permet à la scène d’acquérir de la
rapidité, mais aussi de souligner le coup de force et d’envoi de «
l’escalier dérobé ». Rapidité accrue par un échange verbal du v. 18 : «
Oui.// Cache-moi céans.// Vous !// Moi.// Pourquoi ?// Pour rien » qui
manifeste la célérité de l’action et de la décision : ces dissimulations
rapprochent la scène d’une farce, d’une comédie puisque les personnages
en ont les caractères (la duègne est cupide), puisque la situation du
barbon amoureux est évoquée en filigrane avec l’un des sens possibles du
jeu de mot sur « barbe ». La comédie joue des dissimulations dans les
répliques qui passent pour de la provocation « vous !// moi » ; cette scène
de farce est alors soulignée par la répétition qui accentue la surprise («
cache-moi céans// […] moi, vous cacher ! »), par la réponse non moins
énigmatique, mais qui fait rire (« pourquoi ? pour rien »), par un échange
dont le premier mot est identique (pour). Ainsi le comique expose des
personnages comiques dans une sphère privée, dans le genre de la
comédie, alors que tout annonçait des personnages nobles allant évoluer
dans une sphère publique. Et ce, grâce également à l’hybridation des
genres.
Ce comique est entretenu par le jeu de scène qui insiste sur la surprise
provoquée par le décalage entre la fonction de la duègne et sa cupidité,
par le ton inapproprié du roi et de sa proposition (« choisir de cette
bourse ou bien de cette lame » v. 20). Le choix proposé sur un rythme*
binaire rétablit l’alexandrin dans ses droits au moment où le roi perd les
siens dans les convenances ; ce pied de nez aux règles expose les
nouvelles règles du théâtre hugolien, ce théâtre de la liberté dans l’art,
qui se veut surprenant : le drame romantique. Le jeu de scène sur
l'armoire11 reprend une tradition déjà ancienne12 de l’amant dans le placard
(une situation qui reprend la farce et qui annonce le vaudeville) ce qui
fait de cette scène une scène de comédie dans un décor de drame avec
des personnages à vocation de tragédie : un subtil mélange des genres
accompagne le mélange des registres. Le drame romantique est ici
exposé avec toute la force d’un coup d’éclat, dramaturgiquement
comique.
Conclusion
Le texte
« Les promontoires, les caps, les finisterres, les nases, les brisants, les récifs, sont,
insistons-y, de vraies constructions. La formation géologique est peu de chose,
comparée à la formation océanique. Les écueils, ces maisons de la vague, ces
pyramides et ces syringes de l’écume, appartiennent à un art mystérieux que l’auteur
de ce livre a nommé quelque part l’Art de la nature, et ont une sorte de style énorme.
Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multiformes. Elles ont
l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale, l’extravagance de la
pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou, l’horreur du sépulcre. Elles ont
des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une ménagerie, des tunnels
comme une taupinière, des cachots comme une bastille, des embuscades comme un
camp. Elles ont des portes mais barricadées, des colonnes, mais tronquées, des tours,
mais penchées, des ponts mais rompus. Leurs compartiments sont inexorables ; ceci
n’est que pour les oiseaux, ceci n’est que pour les poissons. On ne passe pas. Leur
figure architecturale se transforme, se déconcerte, affirme la statique, se brise, s'arrête,
court, commence en archivolte, finit en architrave ; bloc sur bloc ; Encelade est le
maçon. Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D'effrayants
pendentifs menacent, mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces bâtisses
vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-faux, des lacunes, des suspensions
insensées ; la loi de ce babélisme échappe ; l'Inconnu, immense architecte, ne calcule
rien, et réussit tout ; les rochers, bâtis pêle-mêle, composent un monument monstre ;
nulle logique, un vaste équilibre. C'est plus que de la solidité, c'est de l'éternité. En
même temps, c’est le désordre. Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le
granit. Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l’esprit
que cette farouche architecture, toujours croulante, toujours debout. Tout s’y entr’aide
et s’y contrarie. C'est un combat de lignes d’où résulte un édifice. On y reconnaît la
collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan. »
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer [1866], 1985,
in Œuvres complètes, Robert Laffont, II, I, 11, p. 218-219.
Tensions énonciatives
Une description-réflexion
• Généralisation
L'actualisation, tout d’abord, soutient une représentation généralisante.
C'est en particulier la valeur de l’article défini (« la cathédrale », « la
pagode », etc.). Dans le texte, il actualise surtout des noms abstraits (« la
formation géologique », « la formation océanique », « le fortuit », etc.).
L'utilisation de l’article défini pluriel (« Les promontoires, les caps, les
finisterres, les nases, les brisants, les récifs », etc.), qui renvoie à tous les
constituants de la classe considérée, ne propose pas le même degré de
généralisation. Constitué de façon hétérogène, « il débouche sur une
généricité moins complète qu’avec le singulier2 ». Moins nombreux, les
emplois de l’article indéfini (« un écueil », « un combat de lignes »)
rendent compte d’un élément exemplaire, typique, de la classe à laquelle
il appartient.
Les formes verbales viennent confirmer cette perspective. L'emploi du
présent, qui contraste fortement avec l’imparfait de description employé
dans les séquences suivantes, établit une temporalité synchronique, voire
panchronique lorsque les présents touchent à des procès statifs comme le
signale l’omniprésence du verbe d’état « sont » dans la première partie.
L'omnitemporel se combine à l’omnispatial soutenu en contexte par un
marquage adverbial (« partout ») visant à rendre compte d’une absence
totale de bornes.
Cette généralisation spatio-temporelle se prolonge dans une
généralisation actancielle, comme le signale l’emploi de pronoms
indéfinis marquant l’absolu de la quantification, qu’elle ait valeur
globalisante (« tout ») ou nulle (« rien »). On quitte alors l’alternative
entre références anaphorique ou déictique pour aller vers une
interprétation générique, « qui réduit la valeur référentielle du pronom à
ses seuls traits définitoires stables, sans autre limitation situationnelle ni
textuelle3 ».
• Particularisation
Derrière l’uniformité apparente, qu’elle soit temporelle, spatiale ou
actancielle, se distinguent un certain nombre de particularités qui créent
autant de divergences. Un principe de diversification analytique entre
alors en tension avec le mouvement premier de généralisation
synthétique.
Il repose tout d’abord sur une variété sémantique amenée par la
multiplication des modificateurs. Il peut s’agir d’épithètes (« mystérieux
», « énorme », « extraordinaire », « vertigineuse »), qui insistent sur la
singularité du phénomène. Par ailleurs, le recours répété à la conjonction
« mais » (« des portes, mais barricadées », « des colonnes, mais
tronquées », « des tours, mais penchées », « des ponts, mais rompus »)
met en perspective la propriété relativisante du modificateur. Les
appositions (« ces maisons de la vague », « ces pyramides », « ces
syringes de l’écume ») jouent un rôle plus complexe ; elles permettent de
préciser les différentes caractéristiques du référent tout en faisant appel
aux connaissances du lecteur. La détermination démonstrative conduit
alors à remplacer la saisie conceptuelle et abstraite par une représentation
fondée sur l’expérience personnelle, même si la construction sous-entend
qu’elle est partagée par tous. On retrouve un principe similaire dans
l’utilisation de groupes prépositionnels compléments du nom («
l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale », «
l’extravagance de la pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou,
l’horreur du sépulcre ») ; là encore, la classification du référent ne repose
pas sur la constitution d’une catégorie abstraite mais sur la collection de
différents champs de compétence encyclopédique qu’il faut énumérer.
Associé à un nom concret, l’article défini singulier présente la classe
comme le résultat d’un processus qui consiste à faire de l’abstrait à partir
du matériel, du général à partir du particulier.
La mise en scène de ce phénomène est soutenue en contexte par les
nombreuses métonymies* et comparaisons. Les métonymies* de
l’abstrait pour le concret (« l’enchevêtrement du polypier », « la
sublimité de la cathédrale », « l’extravagance de la pagode », «
l’amplitude du mont », etc.) indexent la relativité d’un état qui n’est en
fait que le résultat d’une configuration. Quant aux structures
comparatives (« des alvéoles comme un guêpier », « des tanières comme
une ménagerie », « des tunnels comme une taupinière », « des cachots
comme une bastille », « des embuscades comme un camp ») elles
prolongent le phénomène de parcellarisation qui touche l’identification
du référent à partir d’exemples divers.
Derrière l’actualité sans limites du présent, se dessine une temporalité
relative. Le sémantisme de certains verbes comme « se transforme » ; «
se déconcerte », « s’arrête », « court », « commence en archibloc, finit en
architrave » fait apparaître une isotopie* de la transformation, qui vient
nuancer la première impression de statisme, selon un mouvement
alternatif que thématise le texte dans l’expression « affirme la statique, la
nie ». Le lexique nuance la valeur omnitemporelle du présent en la
ramenant à l’idée d’un palier de stabilisation.
Plusieurs marqueurs de subjectivité signalent une perspective orientée
par le regard d’un sujet d’observation. La modalité aléthique, que signale
la sécheresse des « sont » et des « ont » au début du texte, fait place peu à
peu à une modalité épistémique, qui assigne aux propositions une valeur
de vérité relative. Elle repose sur des modalisateurs* verbaux (« semble
», « on ne sait comment ») ou des expressions comme « une sorte de ».
D’autres postures du sujet d’énonciation viennent compléter l’expression
de ces modalités. On peut citer des expressions évaluatives ou affectives
comme « extraordinaire », « immense », « monstre », « émouvant ». Ce
n’est pas en soi que le phénomène est défini mais « pour l’esprit »,
comme l’explique le narrateur dans les dernières lignes de la séquence,
signalant ainsi le jeu entre concept et percept qui préside ici à
l’identification du référent.
Du grandissement à la défiguration
Dilatation
Excès et défiguration
Le non-dit
Circonscrire le référent
Conclusion
1 857 a été l’année des procès de Madame Bovary et des Fleurs du mal
mais en même temps une année capitale dans le procès (ambivalent)
intenté au Romantisme par Flaubert et par Baudelaire. Chacun esquisse
dans son domaine une déconstruction d’aspects saillants du Romantisme,
que la cible soit les techniques narratives ou les postures lyriques
adoptées dans les œuvres prototypiques du mouvement. Mais ni l’un ni
l’autre n’abandonnent complètement le Romantisme ; Baudelaire reste à
maints égards dans l’orbite romantique et Flaubert ne choisit jamais
Homais contre Emma, l’utopisme romantique étant pour beaucoup dans
la poésie de son roman, quand bien même cette poésie aurait souvent un
arrière-goût amer. Flaubert ne se désintéresse guère de la poésie lyrique,
produit culturel par excellence du Romantisme : Emma et Léon sont des
lecteurs romantiques au sens culturel comme au sens sentimental et ils
sont chargés dans ce passage d’incarner des tropismes du lectorat
générique de la poésie lyrique. Lecteurs presque idéaux dans une certaine
optique romantique, ils manquent singulièrement de cet esprit critique
que Flaubert exige (ou espère) de ses lecteurs.
Le texte
« À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles. Ils restaient au fond,
tous les deux cachés par l’ombre, sans parler. Les avirons carrés sonnaient entre les
tolets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome,
tandis qu’à l’arrière la bauce qui traînait ne discontinuait pas son petit clapotement
doux dans l’eau.
Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant
l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter :
Léon, par terre, à côté d’elle, rencontra sous sa main un ruban de soie
ponceau. Le batelier l’examina et finit par dire :
« Moesta et errabunda »
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
– Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l’animer encor d’une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal [1861],
section « Spleen et idéal », LXII, LGF, Le Livre de poche, 1999.
Lyrisme et variété
Style de l’émotion
Ambivalence et images
L'intrication des images est telle qu’elles rebondissent les unes sur les
autres au point qu’on ne sait plus où est le comparé et où est le
comparant. Le phénomène est particulièrement sensible dans le passage
de la strophe 1 à la strophe 2, et c’est cet exemple qui nous servira ici
d’illustration.
• Une métaphore* par « de » d’équivalence est lancée au v. 2,
Loin du noir océan de l’immonde cité
Le comparé est bien l’immonde cité, cet ici rejeté que l’on retrouvera
au v. 12 (ici la boue est faite de nos pleurs), avec le détail au v. 14 de ce
qui le rend immonde – et l’on va retrouver dans ces substantifs l’aspect
superlatif dans le mal qui affecte l’adjectif immonde, avec de plus la
démultiplication et la concrétisation par le pluriel (remords - crimes -
douleurs). L'idée de la douleur qui marque celui qui habite cet ici est
soulignée par des mots qui riment, de la str. 2 (labeurs) à la strophe 3
(pleurs/ douleurs), à quoi s’ajoute, toujours en fin de vers, le plaintifs du
v. 28.
• Le comparant, l’océan, a dans ce v. 2 un sens figuré, et l’épithète noir
a ici un double sens, puisqu’il renvoie d’une part à la couleur concrète
d’une mer menaçante et d’autre part, dans la logique du sens figuré, va
dans le même sens moral que immonde. Mais lorsque Baudelaire évoque,
au v. 3, un autre océan, il y a inversion* de l’expression : cet autre océan
n’est pas, comme on pourrait s’y attendre à cause de un autre, l’idée
figurée de l’océan, mais au contraire fait retour à son sens propre, avec de
plus une caractérisation diamétralement opposée, puisqu’à noir
correspondent des adjectifs qu’on pourrait dire « de nature » de cet
élément : d’une part l’éclat (où la splendeur éclate - clair), d’autre part la
couleur (bleu) et enfin l’adjectif profond descriptif pour le gouffre marin
(gouffre marin qui n’a jamais chez Baudelaire de connotation* négative).
• Sur ce sens propre de océan s’appuie une nouvelle image, qui est
cette fois-ci une comparaison, et une comparaison qui s’établit entre un
élément concret (la mer) et une abstraction, ainsi que la virginité. Cette
évocation de la virginité peut évidemment renvoyer à Agathe et prépare
l’évocation du vert paradis des amours enfantines, Où tout ce que l’on
aime est digne d’être aimé, mais on peut aussi y voir, à cause de la
couleur bleue, une allusion à la Vierge Marie et à la mère idéalisée. Or,
dans le passage à la strophe 2, où se poursuit le thème de la mer, ce n’est
plus l’océan qui est évoqué, avec le masculin, mais on bascule au
féminin, et il n’est plus question que de la mer. C'est là un des lieux de
l’équivoque dans ce poème.
• Si le poète choisit ainsi le mot mer désormais, c’est qu’il va, dans la
strophe 2, exploiter l’équivoque avec « mère », équivoque amenée par
une nouvelle métaphore* qui personnifie la mer en une bonne mère,
douce et apaisante, et cela en 2 étapes :
V. 6-10 : La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
→ Métaphore* verbale ici. Labeurs signifie ici « peines » (les chagrins
et douleurs de l’ici sont ainsi comparés implicitement à des chagrins
d’enfant)
Un paradis ambigu
Une berceuse
Cette fonction sublime de berceuse du v. 9, où le poète évoquait avant
tout le mouvement, est aussi applicable au poème lui-même, mais dans le
sens de la chanson douce et légère, apaisante par sa légèreté, son rythme*
et son harmonie.
Recherche de la légèreté
Effets de berceuse
On notera la recherche de toutes sortes de symétries et de régularités.
Le choix du quintil à refrain en ABABA fait pivoter la strophe autour
de son vers central. C'est la strophe également du poème « Le Balcon »,
poème qui évoque aussi un passé heureux. Cette répétition dans les vers
qui encadrent le quintil contribue largement à faire de ce poème une sorte
de chanson.
Dans le rythme* des vers également, la recherche est très sensible, en
particulier dans les vers-refrains : tétramètre régulier dans le vers le plus
connu du poème :
Hors le dernier vers, introduit par la ligature Et, le poème entier est
constitué d’une seule phrase complexe. Les deux premiers quatrains
forment la subordonnée temporelle introduite, anaphoriquement, par la
conjonction Lorsque (premier et troisième vers), puis par Quand
(cinquième vers).
La principale commence à l’attaque du premier tercet par l’irruption
du substantif Le tombeau, mot capital qui se produit à une place de choix,
à la charnière des deux parties de la métaphore* globale : le phore et le
thème. Sur toute l’étendue de la subordonnée dans les deux premières
strophes, est décrit un sommeil dont l’aspect inconfortable et opprimant
s’affirme de plus en plus, mais où le tombeau n’est pas encore désigné
nommément. L'accumulation anaphorique a, dès la subordonnée, une
fonction déceptive, puisque le poème commence sur une note détendue :
« Lorsque tu dormiras ». Mais, de proche en proche, se révèle
l’angoissante posture funéraire à travers les connotations* du tombeau :
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse, puis les termes exprimant
l’étouffement et l’immobilité : opprimant ta poitrine peureuse/empêchera
ton cœur de battre et de vouloir/Et tes pieds de courir…
Annoncé en tête du premier tercet, le « thème » de ce sommeil
métaphorique se condense dans le seul mot nucléaire, marqueur de
transition : Le tombeau. Mettant fin à la longue protase des deux strophes
initiales, ce mot amorce la chute conclusive (apodose) et l’information
attendue. La longueur de la protase en comparaison de l’apodose, plutôt
brève, est l’expression d’une cadence* dite « mineure ». Or, c’est dans la
partie brève de l’apodose que se trouve, paradoxalement, la question «
majeure ». On pourra dire aussi que, structuré de cette façon, le poème ne
s’étend longuement sur l’allusion et l’image que pour mieux nommer le
drame. Le mot cruel tombe comme un couperet pour réduire le poème à
son seul thème, et ramener la phrase à sa seule principale. Car c’est là,
justement, que se trouve le principal.
Le tombeau, aussi cyniquement révélé, est étouffant et angoissant (voir
l’étymologie de cet adjectif qui n’est pas sans rapport avec l’idée
d’étranglement) ; non seulement parce qu’il connote l’apnée et le cœur
qui cesse de battre, comme il a été suggéré dans les deux premiers
quatrains, mais aussi parce qu’il est porteur d’une interrogation. La
torture « principale » est dans cette parole promise, ultime et effrayante,
du tombeau : Te dira :… La question est d’ordre « essentiel »,
métaphysique mais à rebours, en retour et, pour ainsi dire, « en négatif » :
parce que du « méta-physique » (posthume) elle renvoie proprement au «
physique » (vivant) : « Que vous sert de n’avoir pas connu ce que
pleurent les morts ? »
Le poème aurait pu se terminer sur cette prosopopée* interrogative.
Mais la vraie conclusion est venue, ciselée et isolée comme une ultime
sentence, dans le tout dernier vers formant une phrase à part : « – Et le
ver rongera ta peau comme un remords. » Conséquence du reproche
tombal et peut-être du manquement au devoir charnel (un péché à
l’envers ! ?), la torture d’être la proie des vers de terre, comparés au
remords (plutôt que le remords comparé aux vers de terre), est certes un
châtiment. Mais c’est aussi, par conséquent, une morale, entendue au
sens large.
La composition du poème traduit donc parfaitement cette leçon qui
nous vient de la mort pour mieux nous renvoyer à la vie. Elle est certes
pleine d’effroi et de pessimisme car elle met la destinataire, le lecteur,
mais aussi le poète, devant un drame anticipé mais irréversible, alors
même que la question fondamentale ne trouve sa réponse que dans une
indépassable réversibilité. Le passage de l’aspect prospectif au début du
poème (utilisation du futur) vers l’aspect rétrospectif à la fin (utilisation
de l’accompli : de n’avoir pas connu), n’exprime pas que le regret
ordinaire, mais aussi et surtout l’impossibilité dramatique de trouver un
meilleur salut que dans le vécu.
Explication linéaire
La montée dans les deux quatrains tournés vers le futur, puis la chute
tournée vers le passé dans les deux tercets moins le vers final, miment
par leur cadence* le mouvement en deux temps de la respiration :
inspiration, puis expiration. Or, cette structure circonflexe est elle-même,
dans le détail de ses deux phases, toujours bipolaire. La protase, dans les
deux quatrains, est manifestement hyperpnéique par sa longueur et ses
accumulations suspensives. Or, c’est paradoxalement une hyperpnée à
vous couper le souffle, ce qui n’est pas sans rapport avec le contenu où
tout s’exprime dans le code de l’étouffement. Dans ce sens, les deux
quatrains forment à eux seuls un oxymore* global : hyperpnée-dyspnée.
L'option temporelle de la subordonnée introduite par lorsque déplace
d’emblée l’anticipation du cadre de l’hypothèse et de la supposition vers
celui de la certitude : tu dormiras, futur catégorique auquel le circonstant
temporel lorsque confère une fiabilité de la prémonition et une «
notoriété » de l’information. L'anticipation est donc posée plutôt que
supposée. Su d’avance, bien que son vrai sens relève toujours de
l’inconnu, le remords posthume prend ainsi les caractères d’une destinée.
Le début quelque peu rassurant, grâce à cette apparente promesse de
repos, gagne très tôt en ambiguïté. L'expression hypocoristique* ma belle
noie très vite son éclat dans l’univers des ombres : ténébreuse . Mais
c’est aussi une allusion à cette beauté ambivalente qui caractérise
l’imaginaire baudelairien. Les « ténèbres » sont en effet omniprésentes
dans Les Fleurs du mal, non pour alimenter un aspect unilatéral du code
chromatique, mais pour traduire cette indicible intrication du clair et du
sombre dans le seul mystère. Qu’il suffise de rappeler cette « ténébreuse
et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté » dont il est
question dans le poème « Correspondances » (voir aussi « Les
Bohémiens », « La chevelure », « Les Yeux de Berthe », « Les Aveugles
», « Le Guignon », « Les Ténèbres », etc.).
La même ambivalence et le même mystère caractérisent ainsi les
phantasmes tourmentés de Baudelaire lorsqu’il parle de la femme. Voilà
pourquoi on peut déjà percevoir, dans le deuxième hémistiche du premier
vers, une ironie* de l’entrée en matière, laquelle promet déjà une
revanche prise sur cette beauté « ténébreuse » et insouciante. Les germes
du reproche, et partant, du remords, sont donc déjà là.
L'antithèse en clair et ombre, qui s’amorçait au premier vers et dont la
binarité était marquée par les deux hémistiches nettement séparés à la
césure*, s’affirme autrement dans le deuxième vers. L'irruption de la
locution prépositive « au fond de » transforme l’horizontalité
réconfortante du décubitus en une verticalité souterraine. Le froid
marmoréen du monument-tombeau (qui est aussi celui de la mort), ajouté
à la couleur noire, met déjà dans le poème, sinon une note funèbre, du
moins une sensation de malaise : « Au fond d’un monument construit en
marbre noir. »
Un moment, on a pu croire à la coloration positive du mot monument,
placé en outre sous un accent fort. L'illusion méliorative continue avec le
participe construit qui connote le labeur et l’application. Mais l’ironie*
en est vite soulignée, en queue de vers, par l’expression inquiétante : en
marbre noir.
Avec la reprise anaphorique de la conjonction temporelle Et lorsque,
s’affirme plus nettement le rapport, encore in absentia il est vrai, entre le
monument et le tombeau. La négation restrictive ne… que réduit le
champ de la volonté posthume. Elle ne laisse pas à la destinataire la
liberté de choisir sa « propriété », comme en témoigne d’ailleurs l’emploi
du verbe avoir soumis à la contrainte restrictive du moule syntaxique
suivant : n’avoir pour SN que SN :
Le poème
« Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier et de la neige éternelle des astres
Jadis tu détachas les grands calices pour
4 La terre jeune encore et vierge de désastres,
Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
8 Que rougit la pudeur des aurores foulées,
L'hyacinthe, le myrte à l'adorable éclair
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
12 Celle qu'un sang farouche et radieux arrose !
Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui roulant sur des mers de soupirs qu'elle effleure
À travers l'encens bleu des horizons pâlis
16 Monte rêveusement vers la lune qui pleure !
Hosannah sur le cistre et dans les encensoirs,
Notre dame, hosannah du jardin de nos limbes !
Et finisse l’écho par les célestes soirs,
20 Extase des regards, scintillement des nimbes !
Ô Mère, qui créas en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
24 Pour le poète las que la vie étiole. »
Stéphane Mallarmé, « Les fleurs »2 [1866],
Œuvres complètes, t. I, Flammarion, 1983, p. 162.
Le mécanisme de l’insertion
Dans chacune de ces phrases, sur le plan sémantique, les éléments sont
insérés avec une grande liberté syntaxique, comme le montre la
possibilité de les déplacer au sein de l’unité textuelle :
Le poème
« Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
L'enfant tout rouge et la mère blanche,
Le gars en noir et la fille en rose,
L'une à la chose et l'autre à la pose,
Chacun se paie un sou de dimanche.
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur !
C'est étonnant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
Tournez au son de l’accordéon,
Du violon, du trombone fous,
Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.
Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.
Tournez, dadas, sans qu'il soit besoin
D'user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds :
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que sonne à la soupe
La nuit qui tombe et chasse la troupe
De gais buveurs que leur soif affame.
Tournez, tournez ! Le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
L'église tinte un glas tristement.
Tournez au son joyeux des tambours ! »
Paul Verlaine, Sagesse [1874], éd. J. Robichez,
Flammarion, coll. « Classiques Garnier », 1986.
Dans la version que l’on trouve dans Sagesse, le poème « carré, neuf
fois neuf » se compose de neuf quatrains ennéasyllabiques (la version
antérieure de Romances sans paroles ne compte que sept strophes) ; cette
petite répétition de « neuf » dans la forme du poème souligne déjà la
régularité suggérée dès les premiers mots.
À la première lecture, on note les éléments déjà remarqués maintes
fois par la critique, éléments qui se trouvent dès la première strophe de ce
poème supposé si régulier : l’anaphore* de l’impératif « Tournez » (et de
son cousin « tours » au deuxième vers), soulignant l’aspect cyclique de
cette scène de manège. On pourra aller plus loin en insistant sur les
répétitions de l’allitération* et de l’assonance*, même en dehors de leur
présence inhérente, et évidente, dans l’anaphore*. Ainsi trouve-t-on une
surabondance de la voyelle [u] dans le troisième vers : « Tournez souvent
et tournez toujours », reprise dans les mots « tout rouge » du vers 5 et
éparpillée dans les strophes suivantes : « tous vos tournois » (v. 10) ; «
filou sournois » (v. 11) ; « trombone fous, / Chevaux plus doux que des
moutons, doux » (v. 18-19). Cet écho suit une pareille répétition dans les
chevaux du manège, qui s’estompent sur le plan visuel qu’évoque le
poème7. Le vertige de la perte de clarté visuelle que font tous les chevaux
tournants se voit amplifié par les accroissements en nombre et en
fréquence dans la première strophe : « cent » devient « mille », « souvent
» devient « toujours ».
Les strophes suivantes témoignent des chiasmes*, liant ainsi les
couleurs dans la deuxième strophe (des couleurs voisines dans « L'enfant
tout rouge » avec « la fille en rose », des oppositions dans « la mère
blanche » avec « le gars en noir ») et les opposés du bien et du mal dans
la quatrième strophe (« Bien dans le ventre » avec « du bien en foule » et
« mal dans la tête » avec « Du mal en masse »). Dans le premier de ces
groupements (tous des groupements identiques de quatre syllabes,
notons-le), on voit des rapports personnels qui dépassent et compliquent
le typique : l’enfant et la mère se voient séparés, de même pour le gars et
la fille. Le résultat ne nous choque pas, mais il nous montre plutôt
comment plusieurs niveaux peuvent coexister dans un même mot ; aussi
la mère se retrouve avec le gars – ce qui arrive, après tout – et l’enfant
avec la fille. Que ces personnes soient capables de jouer plusieurs rôles
n’est pas complètement surprenant, et préfigure même un autre
dédoublement – cette fois lexical – qui s’avèrera important dans notre
discussion thématique du texte.
La régularité parfaite des syllabes – 4-5 dans les quatre premières
strophes, sans la moindre exception – et des rimes léonines (e.g. «
tournois » et « sournois ») souligne l’ordre de ce manège, la régularité de
la machine remplaçant l’inattendu de la nature et situant cette scène – «
Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872 » selon l’indication en bas de
la page de la version du poème dans Romances sans paroles – dans le
milieu rural où l’apprivoisement des chevaux est d’autant plus important.
L'ensemble des échos chiasmatiques, de la coupe 4-5 et de la richesse des
rimes – l’alternance classique des rimes masculines et féminines étant
respectée dans chaque strophe – donne à ce poème une stabilité
traditionnelle, voire une rigidité conservatrice, tant dans la forme que
dans l’image même du manège.
Si, au cœur de cette structure ordonnée et rigide – et, disons-le,
mécanique, comme le manège lui-même –, se trouve une machine qui
détermine tout ce qui concerne le mouvement, l’élan des chevaux
(vitesse, direction, fluidité), nous trouvons intéressant que le centre de ce
poème – fait de neuf strophes, le centre est en la cinquième – soit l’une
des strophes ajoutées pour la version plus tardive du poème, paraissant
dans Sagesse. La stabilité et la répétition dominant la première partie de
ce poème souffrent les premiers tremblements au troisième vers de cette
strophe, avec le contre-rejet accentué par la virgule avant le mot « doux
». L'enjambement* qui s’ensuit nous mène à la source de cette rupture,
au dernier mot de la strophe et au mot qui possède la clé de cette
soudaine irrégularité : « révolution ». Avant de considérer le poids de ce
mot, mentionnons qu’il bouscule le petit monde paisible établi dans la
première partie de ce poème tout d’abord au niveau de la rime : «
l’accordéon » et « révolution » est une des rimes les plus faibles du
poème.
Petite surprise qu’élude la critique verlainienne : cette « révolution »
nous donne une nouvelle optique à travers laquelle il convient de
considérer les quelques irrégularités dans la versification, toutes se
trouvant au centre du poème. Les premiers vers immédiatement après
l’arrivée sur scène de cette révolution – à laquelle on sera attentif dans un
instant – ont, eux aussi, des aspects qui refusent l’ordre du début du
poème ; encore une fois nous constatons des vers brisés par un rythme*
irrégulier, un rythme qui choque après les quatre strophes régulières
berçant le lecteur dès l’ouverture du poème. Violence au rythme,
violence au langage poétique : « Le vent, fouettant la tente, les verres »,
les coupes soulignées par une soudaine présence très forte de virgules et
donc d’hésitations. La paronomase* des mots « verres » et « vers » ne
suggère-t-elle pas le fouet du vent que reçoit ici le rythme ? Le vers
suivant témoigne d’un manque total de ponctuation qui, pourtant, ne nous
empêche pas de voir une structure toujours aussi boiteuse : « Les zincs et
le drapeau tricolore », les derniers mots accentuant la révolution sous-
entendue dans cette scène.
Et tout d’un coup, comme le manège qui quitte un village avec le
déménagement de la fête foraine vers sa destination suivante8, la
révolution s’affaisse, disparaît, et le poème semble retrouver, dans les
trois dernières strophes, les aspects formels qui caractérisent ses
premières strophes : un rythme très régulier, une coupe 4-5, une rime très
riche et la thématique paisible9. Ce retour à l’ordre s’annonce encore une
fois par la répétition, cette fois une répétition sur deux plans : d’abord la
reprise du mot « Tournez », lui-même répété au début et à la fin de la
septième strophe ; et dans le phonème répété du mot « dadas ». (Dans la
version du poème qui parut dans Romances sans paroles de 1887, ce mot
« dadas » fut remplacé par « tournez », amplifiant ainsi la répétition de ce
mot et le retour de l’ordre du poème que ce mot annonce.)
En guise de conclusion
Le texte
« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce
qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il
n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au
moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme
l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ;
quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide,
avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en
arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non
en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la
contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de
vue de grues frileuses méditant beaucoup qui, pendant l’hiver, vole puissamment à
travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où
tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus
vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas
contente (moi non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou,
dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en
ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus. Après avoir
de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment
l’expérience, prudemment, la première (car, c’est elle qui a le privilège de montrer les
plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant
de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité
la pointe de la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le
troisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage), soit à
bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui
ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu'elle n'est pas bête,
elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr !
Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement
de cet ouvrage ! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables
voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te
renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu
comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit
légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations ? Je t’assure, elles
réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu
t’appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de
l’Éternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable,
d’extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l’espace, devenu
embaumé comme de parfums et d’encens ; car, elles seront rassasiées d’un bonheur
complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables
cieux. »
Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror [1874],
Garnier Flammarion, 1969, I, 1-2.
Énonciation
Preuves logiques
Ethos et auditoire
• L'ethos
Comme dans tout texte délibératif, la preuve ethique9 est très
importante. Mais ici, l’ethos est fort complexe, et même carrément
contradictoire entre le premier paragraphe et le second.
Dans le premier paragraphe, l’orateur se présente comme plus ou
moins un « vates » (prophète, oracle) avec l’invocation du début : il se
présente donc avec une image de compétence, de bienveillance et de
vertu.
Compétence puisqu’il connaît le texte et ses détours, comme le montre
les caractérisations qu’il exprime (« ces pages sombres et pleines de
poison », « ce fruit amer », « landes inexplorées ») ; compétence aussi
dans la restriction « à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance » (l. 3-4) ;
compétence dans l’écriture très travaillée et dans l’allusion à l’esthétique
antique dans la comparaison de la l. 10-11 ; compétence enfin dans la
connaissance affichée des mœurs des grues, par exemple dans la
parenthèse explicative de l. 21-22 et dans le scrupule de leur description
(voir l’épanorthose* « c’est peut-être… » dans la parenthèse des l. 24-
25).
Vertu, puisqu’il met en garde selon une appréciation éthique « il n’est
pas bon », et surtout par la comparaison qui met en scène la piété filiale
(l. 10-11).
Bienveillance enfin dans l’acte même de mise en garde qui se présente
comme destiné à protéger le lecteur, et dans l’espèce d’identification
humoristique au lecteur-grue dans la parenthèse de la l. 17.
Mais le deuxième paragraphe présente un tout autre ethos,
extrêmement agressif à l’égard du lecteur : de la compétence, de la vertu
et de la bienveillance, il ne reste plus guère que la compétence ; la voix
narrative est devenue menaçante et bien inquiétante : le lecteur est non
seulement apostrophé mais injurié, assimilé à un « monstre » bestial au «
museau hideux » (l. 35) ; le plaisir de la lecture, d’après ce second
paragraphe, ne peut être promis qu’à un monstre. On est donc ici dans la
pleine provocation d’un auditoire à qui le texte renvoie des images
contradictoires, mais toujours désagréables et peu flatteuses.
Or, ici l’ethos est aussi très paradoxal, car il construit plusieurs figures
de l'auditoire10, un auditoire « composite »11.
Antiphrase et ironie*
• Vocabulaire
Le vocabulaire, souvent recherché, peut aussi par contraste, être très
prosaïque : « dirige tes talons en arrière et non en avant » (l. 8-9), «
conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer » (l. 16), « narines » (l.
31), « te renversant de ventre » (l. 31-32), « les deux trous de ton museau
». (l. 34-35).
Il est donc évident que l’on se situe dans un régime parodique.
Un style parodique
Enjeux épidictiques
Un éloge de l’œuvre
La critique de la rhétorique
Le poème
« Que vos astres plus clairs gardent mieux du danger,
Dioscures brillants, divins frères d’Hélène,
Le poète latin qui veut, au ciel hellène,
Voir les Cyclades d’or de l’azur émerger.
Que des souffles de l’air, de tous le plus léger,
Que le doux Iapyx, redoublant son haleine,
D’une brise embaumée enfle la voile pleine
Et pousse le navire au rivage étranger.
À travers l’Archipel, où le dauphin se joue,
Guidez heureusement le chanteur de Mantoue ;
Prêtez-lui, fils du cygne, un fraternel rayon.
La moitié de mon âme est dans la nef fragile
Qui, sur la mer sacrée où chantait Arion,
Vers la terre des dieux porte le grand Virgile. »
José Maria de Heredia, Les Trophées [1893], éd. Alphonse Lemerre, 1952.
La source de cette composition
« Que la déesse puissante de Chypre, que les frères d’Hélène, astres lumineux, que
le père des vents te conduise en enchaînant tous les souffles, excepté l’Iapyx, navire
qui nous doit Virgile dont tu reçus le dépôt. Aux rivages de l’Attique remets-le sain et
sauf, je t’en conjure et garde la moitié de mon âme… »
Le mouvement du poème
La prière de protection
Conclusion
Introduction
Énoncé de la thématique
Structure du passage
Rythmes* et parallélismes
Conclusion
Le type d’entrée choisi pour aborder ces deux suites de Pour fêter une
enfance consiste en une approche d’ordre thématico-stylistique, la
maîtrise et le déroulement du thème étant, chez Saint-John Perse,
fortement tributaires de son traitement stylistique et formel.
Particulièrement dans ces deux chants, l’appréciation du ton et du souffle
poétique, leur définition, est indissociable de l’armature phonétique,
rhétorique, lexicale, sémantique et syntaxique qui les génère et y dessine
une manière de génotype stylistique persien.
Le poème
I
« Palmes… !
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil
vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes
chaudes près de toi qui tremblais…
(Je parle d’une haute condition, alors, entre les robes, au règne de tournantes
clartés.)
Palmes ! et la douceur
D’une vieillesse des racines… ! La terre
Alors souhaita d’être plus sourde, et le ciel plus profond, où des arbres trop grands,
las d’un obscur dessein, nouaient un pacte inextricable…
(J’ai fait ce songe, dans l’estime : un sûr séjour entre les toiles enthousiastes.)
Et les hautes
racines courbes célébraient
l'en allée des voies prodigieuses, l'invention des voûtes et des nefs,
et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où
j'ai mené peut-être un corps sans ombre...
(Je parle d'une haute condition, jadis, entre des hommes et leurs filles, et qui
mâchaient de telle feuille.)
Alors, les hommes avaient
Une bouche plus grave, les femmes avaient des bras plus lents ;
Alors, de se nourrir comme nous de racines, de grandes bêtes taciturnes
s'ennoblissaient ;
Et plus longues sur plus d'ombre se levaient les paupières...
(J'ai fait ce songe, il nous a consumés sans reliques.)
II
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes... Et nos paupières fabuleuses...
Ô
Clartés ! ô faveurs !
Appelant toute chose, je récitai qu'elle était grande, appelant toute bête, qu'elle était
belle et bonne.
O mes plus grandes
fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux
insectes verts ! Les bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille. Et une très
petite sœur était morte : j’avais eu, qui sent bon, son cercueil d’acajou entre les glaces
de trois chambres. Et il ne fallait pas tuer l’oiseau-mouche d’un caillou… Mais la
terre se courbait dans nos jeux comme fait la servante,
celle qui a droit à une chaise si l’on se tient dans la maison.
…Végétales ferveurs, ô clartés ô faveurs !….
Et puis ces mouches, cette sorte de mouches, vers le dernier étage du jardin, qui
étaient comme si la lumière eût chanté !
… Je me souviens du sel, je me souviens du sel que la nourrice jaune dut essuyer à
l’angle de mes yeux.
Le sorcier noir sentenciait à l’office : « Le monde est comme une pirogue, qui,
tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire et pleurer… »
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre
Un monde balancé entre les eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la
hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de liane,
Où trop longues, les fleurs s’achevaient en des cris de perruches.
Saint-John Perse, Éloges [1925], section « Pour fêter une enfance »,
Gallimard, suites I et II, 1960.
Introduction
« Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande, appelant toute bête, qu’elle
était belle et bonne. »
« Je parle d’une haute condition, […]/ Je parle d’une haute condition, […]. » (I)
Cette écriture de l’éloge met en jeu dans les deux suites un mode
énonciatif qui les rattache à ce que l’on pourrait appeler une poésie
autobiographique. D’emblée, le Je de l’énonciateur fonde la subjectivité
de la démarche poético-narrative. Le texte est poème de la célébration
mais aussi récit constitué d’une constellation de scènes ordonnées comme
autant de touches. On notera la relative homogénéité énonciative de
l’ensemble, puisqu’à l’exception de la sentence du sorcier rapportée au
style direct à la fin de la suite II, la prise en charge énonciative est
exclusivement assurée par ce Je dont le regard et l’approche déterminent
la coloration fortement subjectivisée du chant. Dans cette optique,
l’insertion du sorcier apporte un décalage relativement à l’allure
d’ensemble, puisqu’elle possède en effet les caractéristiques temporelles
de la maxime. Son présent gnomique, les termes de facture générique qui
la constituent sont autant de moyens de valider son ancrage dans une
tradition de la parole sage et pérenne. En ce sens, elle contraste
particulièrement avec l’appareil personnel, possessif, qui inscrit tout
naturellement l’invocation nostalgique et le chant laudatif dans le champ
d’une subjectivité émotionnelle. Même si le Je parlant est toujours en
définitive un Autre en vertu du décalage attesté entre le vécu et le récit de
ce vécu, il n’en demeure pas moins que le regard du locuteur, de ce
récitant émerveillé est un regard aux « paupières fabuleuses » (II),
comme le dit explicitement le texte, nous invitant à saisir « fabuleuses »
ici dans son acception originelle : qui raconte une histoire. C'est donc par
le sémantisme de l'épithète « fabuleuses » que s’actualise l’isotopie* du
récit. Mais ce Je n’a-t-il pas aussi la capacité d’opérer une distanciation
par rapport à lui-même, se dédoublant – « toi », « on te baignait » – et se
posant par là même à la fois comme sujet et objet de l’énonciation ? On
voit bien là comment la complexité des opérations énonciatives redouble
celle de la densité générique, les textes appartenant à la fois au genre
poétique et à la narration, combinant les accents de l’ode pindarique au
souffle du conteur créole – « je récitai ». Et ce poème-récit n’est-il pas au
service d’une alchimie transfiguratrice du réel référentiel, d’un portrait
éminemment solaire de l’enfance antillaise ?
Le texte
« Les avant-coureurs des repas étaient dans des gestes infimes : la femme en fichu
égalisait le sel dans la salière biseautée.
L'on mettait la table longtemps à l’avance.
Quand on soulevait le coquetier de dessus l’étagère du buffet, la place de sa base
restait marquée ronde et sertie par une fine poussière presque impalpable.
Tenue par une main experte et vigoureuse la cuiller à ragoûts, avec un bruit
particulier, avec un bruit qui restera sien dans les siècles des siècles, dessinait des
entrelacs dans le fond de farine blondie qui cuisait avec de petites crevaisons au fond
du poêlon. La cuisinière bientôt éteignait le roux, laissant tomber l’eau d’une petite
bouillotte noire. Il s’échappait alors des vapeurs âcres mais qui, répandues à distance,
affinaient confortablement l’air de la pièce toujours renouvelée par la cheminée
géante.
Dans les jours un peu froids, l’odeur des victuailles était magnifique ; à celle
franche des viandes rouges s’ajoutaient les effluves des légumes comme frileux d’être
séparés de la terre qui se collait encore à eux, le tout adouci par le remugle des robes
de laine où parfois s’accrochaient des fils blancs.
Je revois cette table bourgeoise, chargée d’une odeur de fruits civilisée et mourante
et d’une odeur de fleurs secrète et désuète qui rampait dans les membres jusqu’à la
pointe des pieds.
On avait à ouvrir souvent la porte basse du buffet, antre noir beurré de cire morte,
plein de blancheurs convexes et concaves et de reflets d’argent revivifiés. Le meuble
était gorgé de soupières bordées d’or, de raviers, d’huiliers à facettes, vases sacrés et
froids dans les mains chaudes des servantes ; des seaux à biscuits décorés de tulipes
conservaient de vieilles miettes.
Les commensaux qui s’asseyaient autour de la table écoutaient un instant battre leur
cœur, un rappel de cor de chasse très ancien, un lambeau de buisson pourpré occupait
un instant leur imagination du dimanche. »
Jean Follain2, L'Épicerie d’enfance [1938], II, Fata Morgana, 1976, p. 70.
Poétique de la « présence »
« Parce que j’estime qu’on peut définir la poésie de la façon la plus spécifique et
fondamentale comme un ressouvenir, dans le discours, de la présence même que ce
discours abolit3. »
Structure et signification
La structure devient évidente quand on replace le bref paragraphe au
présent, avec JE comme sujet, au centre du texte, encadré par les deux
ensembles à l’imparfait, dominés par la figure du ON. La poésie est faite
de cette clarté de l’ordre, de l’autonomie sémantique du texte bref offert
alors au lecteur soucieux à la fois d’écouter, de compléter le sens, comme
cela lui a été suggéré dès les premiers mots « les avant-coureurs des
repas… » où le mot signes a été éludé par le poète, comme pour faire
signe à son lecteur d’être attentif et actif dans la réception du poème.
La poésie est souvent caractérisée par l’ouverture sémantique, par la
recherche systématique d’une polysémie, soit par le jeu avec les mots,
soit par l’énigme ou l’hermétisme. Follain ne joue guère avec les mots, et
son art n’est pas hermétique. Et cependant la polysémie est bien présente,
mais au sens classique du commentateur de la parabole qui isole et sépare
le sens littéral ou historique, le sens allégorique et le sens anagogique. La
poésie de Jean Follain relève parfois de cette approche classique du
travail herméneutique* notamment à propos du texte qui nous
accompagne.
Une première approche lit le poème sur le mode de souvenirs
d’enfance ; l’imparfait de description, la scène de genre, le cérémonial «
bourgeois » du repas du dimanche. Cette approche est forte, exacte et
renvoie au sens littéral. L'exactitude minutieuse, la force de la
description, tout contribue à voir dans le poème comme une forme
littéraire des tableaux hollandais du XVIIe siècle, de Jean Steen, par
exemple. L'époque est le passé, le projet descriptif, le genre la miniature.
Proust a écrit des pages de même nature, par exemple dans Du côté de
chez Swann4 :
« L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si
succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise,
surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où
je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray…
»
L'intertexte* proustien est évident chez Follain ; mais c’est
précisément en comparant les deux écritures que l’on peut apercevoir
chez ce dernier un jeu de signification qui s’ajoute à ce que Proust avait
déjà très bien dit. Par fines touches, Follain peut fondre en une même
évocation la scène profane et la cérémonie religieuse de l’eucharistie.
Un échange se produit entre les objets du culte – les « vases sacrés » –
et ceux de la vaisselle domestique ; l’argenterie est dite « revivifiée »
parce qu’elle brille. L'or et l’argent chargent les objets de la vie
quotidienne d’une magie religieuse, celle du « dimanche ». Le bruit fait
par la cuisinière, qui restera « dans les siècles des siècles », est à la fois
l’évocation de l’absolue pérennité des activités fondatrices et l’inclusion
d’une liturgie dans la vie de la cuisine, de cette Cène toujours
recommencée dans « l’imagination du dimanche ».
Voir une chose dans une autre, telle est la définition de la métaphore* :
tout le poème devient une métaphore* discrète mettant en relation le
repas du dimanche et la Cène. Au sens où les peintres de la Renaissance
représentaient en costumes contemporains les personnages de l’Histoire
Sainte, le poète projette dans sa réalité vécue les personnages de la
liturgie religieuse. L'humilité immédiate des objets, les gestes, les
imaginations sensibles connaissent alors une métamorphose mystérieuse.
Le sens anagogique passe par une évocation de la temporalité que
quelques mots-clés décrivent. On peut retenir trois mots : le roux, le
remugle et les commensaux.
L'automne est la saison de la réminiscence, pour le lecteur évidente
grâce à l’intertexte* apollinarien :
Le poème
« Je traîne après moi trop d’échecs et de mécomptes
J’ai la méchanceté d’un homme qui se noie
Toute l’amertume de la mer me remonte
Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi
Et tant pis qui j’écrase et tant pis qui je broie
Il me faut prendre ma revanche sur la honte
Ne puis-je donner de la douleur Tourmenter
N’ai-je pas à mon tour le droit d’être féroce
N’ai-je pas à mon tour droit à la cruauté
Ah faire mal pareil aux brisures de l’os
Ne puis-je avoir sur autrui ce pouvoir atroce
N’ai-je pas assez souffert assez sangloté
Je suis le prisonnier des choses interdites
Le fait qu’elles le soient me jette à leur marais
Toute ma liberté quand je vois ses limites
Tient à ce pas de plus qui la démontrerait
Et c'est comme à la guerre il faut que je sois prêt
D'aller où le défi de l'ennemi m'invite
Toute idée a besoin pour moi d'un contrepied
Je ne puis supporter les vérités admises
Je remets l'évidence elle-même en chantier
Je refuse midi quand il sonne à l'église
Et si j'entends en lui des paroles apprises
Je déchire mon cœur de mes mains sans pitié
Je ne sais plus dormir lorsque les autres dorment
Et tout ce que je pense est dans mon insomnie
Une ombre gigantesque au mur où se déforme
Le monde tel qu'il est que follement je nie
Mes rêves éveillés semblent des Saint Denis
Qui la tête à la main marchent contre la norme
Inexorablement je porte mon passé
Ce que je fus demeure à jamais mon partage
C'est comme si les mots pensés ou prononcés
Exerçaient pour toujours un pouvoir de chantage
Qui leur donne sur moi ce terrible avantage
Que je ne puisse pas de la main les chasser
Cette cage des mots il faudra que j’en sorte
Et j’ai le cœur en sang d’en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs qui m’ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte »
Louis Aragon, Le Roman inachevé [1956],
Gallimard, coll. « Poésie », 2002, p. 176-177.
Introduction
Une naissance et une enfance particulières, une existence faite de
rencontres et d’engagements multiples ont conduit Aragon à mêler sa vie
à ses écrits. Mais face aux multiples contraintes de l’écriture et de
l’Histoire, soumis aux aléas de sa propre vie sentimentale, et confronté
enfin à une célébrité consécutive aux légendes et mythes construits
autour de lui, le poète prend des risques à se dire. Ces défis, Le Roman
inachevé, œuvre que son auteur a lui-même qualifiée
d’autobiographique2, tente de les relever. Soucieux de la juste forme à
donner à son parcours, Aragon déclare en 1959, soit trois ans après Le
Roman inachevé, dans une préface à une anthologie de sa propre œuvre
poétique :
« Comment parler de soi quand le monde retentit du bruit des tragédies […] moi
qui ne suis pas un philosophe, et précisément pas du tout un individualiste, j’essaye de
comprendre ce qui me dépasse par moi-même, ne serait-ce que par cette image de
hasard que me renvoie un miroir quelconque, en passant dans la rue. L'Homme,
comment parler de l’Homme, si l’on ne sait pas d’abord critiquer, comprendre
l’homme qu’on est ? […] Ma vie n’est pas à la dimension d’une page. Je me demande
fort sérieusement si jamais l’on saura pourquoi j’ai écrit […] tel passage du Roman
inachevé qui était compréhensible au lendemain du XXe Congrès3. »
Caractérisations générales
Le poème-bilan
Un texte au présent
Un texte névralgique
L'autoportrait
Strophes 1 et 2 : la victimisation
Aliénation et liberté
Le premier vers du poème est à lui seul un résumé. Nous sommes face
à une somme de malheurs qui passe la mesure. Les « mécomptes » disent
les erreurs d’appréciation, les échecs sont ceux accumulés tant au plan
personnel (la dame des Buttes-Chaumont, l’acte désespéré de Venise)
qu’au plan littéraire (destruction d’une grande partie d’un texte de
jeunesse appelé La Défense de l’infini, le sentiment du livre mal écrit que
sont Les Cloches de Bâle, l’interruption des Communistes). Le Roman
inachevé lui-même réévalue le nihilisme provocateur de Dada et des
exercices de style surréalistes (voir toute la section « Les mots m'ont pris
par la main »). S'y ajoutent les erreurs et échecs au plan politique : long
compagnonnage avec les communistes qui ne va pas sans difficultés,
erreur d’appréciation dans « l’affaire Picasso », bruits avant-coureurs du
mensonge soviétique, invasion de la Hongrie, etc. Erreurs et échecs dont
l’auteur anticipe d’ailleurs la critique dans le recueil. Ne dira-t-il pas plus
loin, dans le deuxième poème de « La nuit de Moscou » : « On sourira de
nous comme de faux prophètes/Qui prirent l’horizon pour une immense
fête/Sans voir les clous perçant les paumes du Messie… » (p. 233). Il
s’agit pour l’autobiographe de faire ressortir toutes les colères rentrées.
Ce qui suppose un ressentiment, les non-dits étant restés longtemps
inexprimés. Le texte apparaît donc comme un poème exutoire.
L'image qui s’impose donc est celle d’un Aragon victime quasi
expiatoire de ses relations en amitié, en amour, en politique. Il apparaît
comme un être sur lequel autrui a prise, impuissant devant les caprices
d’une Nancy Cunard, devant l’autorité d’un Breton. L'image d’un être
utilisé par les communistes de France et de Russie est bien rendue dans
cet autre vers du poème précédemment cité : « On sourira de nous pour
notre dévouement ». Le portrait livre un personnage névrotique persuadé
d’être mal aimé. Conviction qui conclut d’ailleurs la prose suivante
appelée « prose du forcené » dans laquelle Aragon convoque le sens
ancien du verbe « forsener », signifiant « être hors de soi ».
« O toi qui tends ta paume mendiant perpétuel à des gens qui n’en veulent pas tes
semblables tes frères forcené forcené qui fais semblant de t’en tirer en ricanant en
blasphémant tu garderas pour toi l’histoire de tes humbles démarches prêt à tout
accepter tout donner tout détruire de toi s’il le faut tout détruire et qu’as-tu rencontré
quelle dérisoire exigence […] ils feront mine écoute-moi ce ne sera qu’une apparence
ils ne t’aimeront jamais ils ne t’accepteront jamais comme un des leurs et tu vivras
longtemps parmi eux le sachant le cachant… » (p. 178-179).
Souffrance/solitude
Introduction
Dans le poème liminaire du Roman inachevé, Aragon focalise
l’attention sur le mystère de la création poétique et plus exactement sur le
processus d’engendrement du poème.
L'expérience du poème est, de part en part, fondée sur l’énigme. C'est
tout d’abord la rupture du silence antécédent2 qui est énigmatique. Non
moins énigmatique est la présence du sujet à lui-même, à sa trajectoire
vitale. Le mystère est encore plus grand quand on essaye de cerner la
spirale de connexions qui conjoint le travail intérieur, l’idée ouvrière ou
artisane et la poésie en acte.
Le poème naît, comme nous allons essayer de le montrer autant d’un «
souvenir de sons »3, que d’un vécu qui convoque, dans son sillage, des
mots et des idées.
L'énigme de la création
Conclusion
Le Déluge, Le Clézio
Introduction
La structure du récit
Le lexique de la description
Mais c’est surtout la répétition qui produit l’effet d’une pensée qui
hésite, se construit par parcelles de sens :
« Les hommes ne savaient pas ce qu’ils faisaient […], ils ne savaient pas ce qu’ils
faisaient […], ils ne se doutaient pas […]. Ils ne savaient pas qu’ils ouvraient […]. »
Cette pensée qui tente de s’articuler, d’être plus cohérente, va
d’ailleurs déboucher sur l’impasse de ce qui ne peut plus être vu
ensemble. Tout se passe comme si l’écriture était parvenue au point où
une représentation rudimentaire de l’objet avait atteint les limites du non-
descriptible ou comme si, l’état versatile du verre de bière aidant, les
mots devaient se contenter de désigner les fragments d’un réel
compliqué, de recoller les morceaux. L'élaboration de cette séquence
nominale* sur le mode de l’énumération* suggère fortement la démission
du langage :
« C'était cela, la réalité ; inépuisable. Aucun mot, aucune idée, ni même aucune
sensation ne pouvaient en rendre compte. »
Ce que n’auraient pas compris les hommes aux « mains rapides » aux
« langues volubiles » et aux « membres tressautant d’impatience », c’est
cette vie au sein de l’inerte, une vie décidément interactive :
Ce savoir est supérieur, ineffable, mais dangereux et, ayant tenté cette
expérience extrême de la connaissance totale, Besson a toutes les raisons
du monde de se sentir soulagé, ou presque, quand le verre part en éclats,
car « une telle beauté, une telle immensité avait failli le rendre fou ».
Conclusion
Le poème
« Il nous reste l’oreille
l’ouïe
Le lieu de la vision.
Si j’écoute
je te
vois.
Les doigts de l’absence
te fabriquent.
L'artisanat furieux du bruit plus jaloux que l'amour.
L'ouïe a déjà
tout
dit
prononcé
tous
les mots.
Une écoute mutique
pour accueillir
la musique ?
Peut-être
Je déchausserai ma voix
avant d'entrer
Dans la maison du désir
rien ne pleut.
Si tu es écorché
de langue
je te la donnerais
Je poserais ton
ouïe
contre
la mienne
Un voile d’ornement
pour les
bénir
Une nuque d’ombres
pour les
transcrire.
...
Ta bouche est blanche
Elle a frôlé le bruit de l’enfance
Son ouïe secrète
son antre
son visage de temps rempli. »
Danielle Cohen-Levinas, Un bruit dans le bruit [2004],
Mercure de France, 2004, p. 107-109.
Un tel texte peut être considéré comme emblématique de notre
contemporanéité poétique. En quoi ? C'est qu’il est à la fois simple et
sibyllin, de plain-pied et énigmatique.
Le lexique n’offre en effet aucune résistance particulière, sinon
l’impression d’un certain niveau soutenu (mutique – antre). On y est
donc sensible à une atmosphère, à la fois familière et étrange, comme
d’intimité et de lointain, ce qui forme un discret écho aux vers de
Hölderlin dans Mnemosyne… und haben fast/Die Sprache in der Fremde
verloren). Cela vient essentiellement de l’ambiguïté du titre, à prendre
sans doute, dans l’opération active de coproduction textuelle à la
réception, au sein même de l’indétermination de la sémantique sonore
(des ailes ? des lettres l ? des femmes ?)2 et du guidage obscur de la
sémantique graphique (deux phénoménologies* actoriales féminines). S'y
ajoutent quelques rassemblements micro-structuraux que la syntaxe
déploie en caractérisation non-pertinente : Le lieu de la vision – Une
écoute mutique – Je déchausserai ma voix – Si tu es écorché/de langue –
son visage de temps rempli. L'analyse n’en est pas évidente, et appelle
certainement toute une architecture de constructions métonymico-
métaphoriques, une quasi-herméneutique*, à bâtir et à unifier sur le
développement de processus de congruences* isotopiques dont la
plausibilité doit se réajuster sans cesse au fil des opérations, à la fois
progressives et régressives, de réaménagement interprétatif de ce
discours textuel. Il semble clair cependant que la ligne sémiotique
majeure de cette portée significative se dessine sur les arêtes d’un
système de fusion, ou d’interpénétration, ou d’échangeabilité des
aperceptions* ou des ressentiments corporo-sensoriels. On devrait relier à
ce schéma la construction Si j’écoute/je te/vois., bâtie selon un dispositif
actorial plus élaboré, et même, selon la même distribution actoriale, Les
doigts de l’absence/te fabriquent., en élargissant le montage et la
compréhension de ce stylème de littérarité singulière à la fois à un
ensemble de variables lexico-syntaxiques forgeant les lieux et les formes
de la caractérisation non-pertinente, et à un ensemble d’effets
sémantiques de la réversibilité et du renversement existentiels. Ce dernier
ensemble peut être pris, selon le niveau et le moment de l’opération
chrono-topique* de lecture, soit comme un ensemble stable, ce qui
produirait un stylème détermination, soit comme un ensemble variable,
ce qui produirait un stylème constellation. Une telle instabilité de l’acte
de lecture, à rapporter à l’impression d’intermittence du sens, pourrait
d’ailleurs bien harmonieusement constituer un élément macro-textuel de
modernité.
Et c’est à cet horizon que se révèle pleinement significatif, ici, le plan
de l’accrochage de la forme et de la substance de l’expression, selon un
mode qui contribue à brouiller, sur un schéma actantiel apparemment
simple, tout repérage actorial – même si on a bien l’impression, pour des
raisons et grammaticales et thématico-narratives, qu’il s’agit de broder
sur une relation érotique (exhibée et emphatisée dans la disposition
matérielle en vers isolé je te), voire sur de la nuptialité juive, avec les
fragments diatypotiques* sur le voile d’ornement – bénir et nuque ; mais
il y a d’ombres…).
Ce plan si prégnant de l’accrochage de la forme et de la substance de
l’expression (graphique) apparaît en l’espèce saturé d’indices de
déstabilisation à la lecture : aucune prévisibilité ni des suites de vers ni
des rassemblements topographiques ni des marques typographiques de la
syntaxe. Davantage ; on a parfois la sensation, au cours du processus
cognitif de l’opération de lecture, que la construction mélodivo-
informativo-syntaxique reste plastique, modifiable, recomposable, au fur
et à mesure qu’avance ou que se réitère l’acte réceptif. C'est
singulièrement net (si l’on peut dire) au milieu du poème Je déchausserai
ma voix/avant d’entrer – Dans la maison du désir – rien ne pleut. Il y a là
comme l’épure du geste d’amovibilité étalée de la systématique instable
des dépendances syntagmatiques.
Le tremblé de la position énonciative correspond de la sorte au projet
d’expression indirecte, allégorique eût expliqué Benjamin, d’un outre-
dire, d’une transitivité obstruée, qui seraient à la fois tropicisés et comme
fulguramment « flashés » dans Une nuque d’ombres – pour les –
transcrire. ; et, surtout, avec la suite topographiquement emphatique3.
Resterait alors, à part l’étude de détail que je ne fais pas, à réunir ces
humbles et partielles approches à la tension herméneutique* qui semble
porter et animer tout ce discours, mi-incantatoire, mi-mémorial : celle de
la fusion extatique et orgasmatique de l’articulation de l’intimité et de
l’altérité, du subjectif et du collectif, de soi et de l’autre, de soi comme et
dans et par l’autre (deux elles ?), par-delà la différenciation des sens, au
seuil de l’antre-pavillon que, dans Illuminations, Rimbaud déjà
fantasmait, comme corps orphique.
1 Professeur à l’université de Paris-Sorbonne dont il fut le président pendant quelques années. Il
a publié de nombreux articles et ouvrages dont notamment Éléments de stylistique française (Paris,
PUF, 1989), Vocabulaire de la stylistique (Paris, PUF, coll. « Grands dictionnaires », 1989, en
collaboration avec J. Mazaleyrat), La Stylistique (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991), Le
Français moderne (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991), Dictionnaire de rhétorique (Paris,
LGF, Le Livre de Poche, 1992), La Stylistique (Paris, PUF, coll. « 1er cycle », 1993), Approches de
la réception. Sémiostylistique et sociopoétique. Le Clézio (Paris, PUF en collaboration avec A.
Viala, 1993) et Sémiostylistique. L'effet de l’art (Paris, PUF, coll. « Formes sémiotiques », 1998).
2 Le II réfère à l’itération de la même structure de titre antérieurement apparue.
3 Il faudrait pouvoir mettre la citation des trois points de suspension, comme formant un vers, en
italique !
Glossaire
Abduction (l’) : processus méthodologique (défini par Ch. S. Peirce)
visant à contrôler la formation d’une hypothèse : un étonnement
primordial conduit l’observateur des faits à les expliquer en les reliant en
une classe ou en les rattachant à une cause.
Allégorie (l’) : « au sens étymologique, l’allégorie consiste à
s’exprimer (agoreuein) en d’autres termes (allos : « autre ») que ceux
attendus », Peyroutet, 1994.
Inversion de l’ordre dans les parties symétriques de deux phrases. Reprise de deux
mots différents/de deux idées dans l’ordre inverse :
Ex : « Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu » (Hugo). « Il faut manger
pour vivre et non pas vivre pour manger ».
Elle rapproche des mots de sonorités ressemblantes mais de sens différent : « Aux
arbres des forêts de marbre des forts est ».
Longue phrase formée de plusieurs propositions qui tendent vers une unité de sens ;
la dernière proposition d’une période s’appelle une clausule.
Périphrase (la) : désignation d’un être ou d’un objet par un syntagme
nominal mis à la place de la simple lexie.
Personnification (la) : l’attribution de la langue, des sentiments, du
physique de l’être humain à un objet non-humain ou abstrait.
Phatique (la fonction) : une des six fonctions du langage selon R.
Jakobson. La fonction phatique a pour but d’assurer le contact entre
l’émetteur et le récepteur. Des mots comme allô relèvent essentiellement
de cette fonction du langage.
Phénoménologie (la) : « Méthode philosophique qui se propose, par la
description des choses elles-mêmes, en dehors de toute construction
conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience
[…] et les essences », Le Petit Robert.
Polyptote (le) : « variantes morphologiques d’un terme unique, pour
les verbes : variation de modes, voix, temps, personnes », Fromilhague,
1999.
Proforme (la) : constituant sur lequel porte une question partielle. Elle
s’exprime donc, selon ses différentes fonctions grammaticales, par les
pronoms interrogatifs (qui ? que ? comment ? où ? quand ? etc.).
Prosopopée (la) : figure de pensée qui consiste à donner la parole à un
absent, et plus particulièrement à un mort.
Quiproquo (le) : du latin médiéval scolastique quid pro quod, «
prendre un quoi pour un ce que » : situation dans laquelle un personnage
confond un personnage avec un autre.
Rejet (le) : décalage, par un léger retard (ou par un procédé
d’anticipation quand il s’agit du contre-rejet), de l’articulation
grammaticale par rapport à l’articulation métrique.
Roman d’apprentissage (le) : roman consacré à l’évolution d’un
héros dont il relate les premières expériences de la vie.
Rythme (le) : à l’origine, la poésie était toujours accompagnée de
musique. Elle en a gardé l’essentiel, le rythme. C'est le rapport régulier,
perceptible par l’oreille, entre la répartition des accents dans un énoncé et
le nombre de syllabes séparant ces accents ; ce nombre constitue une
mesure. Les e muets en fin de vers ou devant un mot commençant par
une voyelle sont élidés : ils ne comptent pas pour une syllabe.
Le rythme* peut être :
- Régulier [3 + 3) + (3 +3)]…
- Croissant [2 + 4 + 2]…
- Décroissant [6 + 4 + 2]…
- Symétrique [3 + 2 + 2 + 3]…
- Réalité métrique et accentuelle. Il relève de la prosodie ou de ce
qu’on appelle les marques supra-segmentales. En poésie, en
isométrie comme en hétérométrie, le rythme est d’abord
métrique, c’est-à-dire fondé sur la constitution syllabique du
mètre du vers (mesure, hémistiche) et gouverné par les accents
toniques, fixes et mobiles, et les coupes.
« Le rythme naît du retour de temps forts à intervalles réguliers. La
rime, les parallélismes syntaxiques, les répétitions contribuent à
rythmer les vers, mais le rôle essentiel revient aux accents et aux
coupes », Peyroutet, 1994.
Semi-auxiliaire (le) : on appelle semi-auxiliaires des verbes qui ont la
capacité de rentrer partiellement en coalescence avec d’autres verbes,
employés à l’infinitif. Ils forment alors avec ces derniers une périphrase
verbale, comme dans je veux dormir, par exemple. La possibilité d’entrer
en coalescence avec un autre verbe repose sur la capacité du semi-
auxiliaire d’être subduit. La subduction est la perte d’une partie de la
matière notionnelle (du « sens »), perte compensée par l’apport notionnel
du second verbe.
Séquence nominale (la) : suite de substantifs (ou de parties de
discours employés substantivement) formant une unité syntaxique
caractérisée par l’absence de verbe.
Séquentialité (la) : organisation signifiante, causale ou narrative, à la
structure plus ou moins serrée ou souple, des différentes phases
composant un épisode.
Topique : de topos (le). « Au sens technique, le topos (ou « lieu »)
désigne un schéma d’argumentation, d’ordre logique, qui permet de
s’appliquer à différents types de développement », Lexique des termes
littéraires, 2001, LGF, Le Livre de poche.
Zeugma (ou Zeugme) (le) : tout par lequel, dans plusieurs énoncés
successifs de même organisation, l’un des termes n’est exprimé qu’une
fois.
Manuels
Dictionnaires