Bain de Lune - Lahens Yanick
Bain de Lune - Lahens Yanick
Bain de Lune - Lahens Yanick
BAIN DE LUNE
roman
www.swediteur.com
DU MÊME AUTEUR
LA PETITE CORRUPTION
nouvelles, Éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1999 ; Mémoire d’encrier,
Montréal, 2003
LA COULEUR DE L’AUBE
roman, Sabine Wespieser éditeur, 2008 Prix RFO 2009
FAILLES
récit, Sabine Wespieser éditeur, 2010
GUILLAUME ET NATHALIE
roman, Sabine Wespieser éditeur, 2013
Je suis Atibon-Legba
Mon chapeau vient de la Guinée
De même que ma canne de bambou
De même que ma vieille douleur
De même que mes vieux os [...]
Je suis Legba-Bois Legba-Cayes
Je suis Legba-Signangnon [...]
Je veux pour ma faim des ignames
Des malangas et des giraumonts
Des bananes et des patates douces
RENÉ DEPESTRE
Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien
[...] il a détruit cette beauté qui m’exposait aux rechutes sur les lits du désir [...] ;
je ressemble à la Mort, cette vieille maîtresse de Dieu.
MARGUERITE YOURCENAR
Feux
Le lecteur trouvera en fin d’ouvrage un arbre généalogique ainsi qu’un
glossaire donnant la définition des mots suivis d’un astérisque à la première
occurrence.
1
APRÈS UNE FOLLE ÉQUIPÉE de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d’un
homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures
boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. Au
point de me faire oublier cet étau de douleur autour du cou, et la
meurtrissure entre les cuisses. Difficile de me retourner. De remonter les
jambes. De poser un pied par terre avant que l’autre suive. Pour franchir la
distance qui me sépare d’Anse Bleue. Si seulement je pouvais prendre mes
jambes à mon cou. Si seulement je pouvais m’enfuir jusqu’à Anse Bleue. Pas
une fois je ne me retournerais. Pas une seule fois.
Mais je ne le peux pas. Je ne le peux plus...
Quelque chose s’est passé dans le crépuscule du premier jour de
l’ouragan. Quelque chose que je ne m’explique pas encore. Quelque chose
qui m’a rompue.
Malgré mes yeux figés et ma joue gauche posée à même le sable mouillé,
j’arrive quand même, et j’en suis quelque peu soulagée, à balayer du regard
ce village bâti comme Anse Bleue. Les mêmes cases étroites. Toutes portes et
toutes fenêtres closes. Les mêmes murs lépreux. Des deux côtés d’une même
voie boueuse menant à la mer.
J’ai envie de faire monter un cri de mon ventre à ma gorge et de le faire
gicler de ma bouche. Fort et haut. Très haut et très fort jusqu’à déchirer ces
gros nuages sombres au-dessus de ma tête. Crier pour appeler le Grand
Maître*, Lasirenn* et tous les saints. Que j’aimerais que Lasirenn m’emmène
loin, très loin, sur sa longue et soyeuse chevelure, reposer mes muscles
endoloris, mes plaies béantes, ma peau toute ridée par tant d’eau et de sel.
Mais avant qu’elle n’entende mes appels, je ne peux que meubler le temps. Et
rien d’autre...
De tout ce que je vois.
De tout ce que j’entends.
De tout ce que mes narines hument.
De chaque pensée, fugace, ample, entêtante. En attendant de comprendre
ce qui m’est arrivé.
L’inconnu a sorti son téléphone portable de sa poche droite : un Nokia bas
de gamme comme on en voit de plus en plus au All Stars Supermarket à
Baudelet. Mais il n’a pas pu s’en servir. Il tremblait de tous ses membres.
Tant et si bien que le téléphone lui a échappé des mains et est tombé tout
contre ma tempe gauche. Encore un peu et le Nokia aurait achevé de
m’enfoncer l’œil...
L’homme a reculé d’un mouvement brusque, le regard épouvanté. Puis,
prenant son courage à deux mains, a plié lentement le torse et allongé le
bras. D’un geste rapide, il a attrapé le téléphone en prenant un soin inouï à
ne pas me toucher.
Je l’ai entendu répéter tout bas, trois fois de suite, d’une voix étouffée par
l’émotion : « Grâce la Miséricorde, grâce la Miséricorde, grâce la
Miséricorde. » J’entends encore sa voix... Elle se confond avec la mer qui
s’agite en gerbes folles dans mon dos.
TERTULIEN, TENANT LES RÊNES de son bel alezan gris cendre, abaissa le torse
pour lui caresser à nouveau la crinière. Mais au bout d’un moment, n’y tenant
plus, il claqua les mains d’un geste d’autorité en direction d’Olmène. Le bruit
résonna à nos oreilles à tous comme un fouet. Olmène Dorival ne crut pas
que cet ordre lui était adressé. Nous non plus. Elle avait, comme nous tous,
aperçu quelquefois ce cavalier dans la poussière des chemins ou sur la galerie
des Frétillon, juste à côté de leur grand magasin, à Baudelet. Mais elle n’avait
jamais fait que l’apercevoir, avec la distance due. Il faisait partie des autres –
vainqueurs, nantis, conquérants –, non des vaincus, des défaits comme elle.
Comme nous. Pauvres comme sel, maléré, infortunés.
Olmène se retourna mais ne vit derrière elle que la vieille Man Came qui
vendait des herbes médicinales, Altéma le cul-de-jatte somnolant à même le
sol, et un jeune garçon tenant la bride d’un âne. Elle comprit alors qu’elle
devrait affronter seule le regard de cet homme dont la seule évocation
recouvrait les yeux de son père, Orvil Clémestal, d’un voile noir et gonflait sa
bouche d’une épaisse salive qu’il crachait d’un grand jet dans la poussière.
Elle se dit qu’elle ferait semblant de n’avoir rien vu. Rien entendu. Elle
baissa légèrement la tête et retint ses nattes désordonnées sous son foulard.
Puis feignit de ranger les quelques poissons – sardes, thazards, paroquettes –
pêchés la veille par son père et ses frères, et les patates douces, ignames,
haricots rouges et le petit mil, dans le panier qu’Ermancia, sa mère, et elle
avaient posé à leurs pieds. En soulevant la tête, elle porta le regard loin
derrière l’homme à cheval qui, lui, commençait à tout vouloir : les poignets,
la bouche, les seins, la fleur et la source. Et, tandis qu’elle scrutait chaque
trait du visage de Tertulien Mésidor derrière les cercles enfumés qui
s’élevaient de sa pipe, Ermancia acheva de ranger avec sa fille tout ce qu’elle
avait apporté de son jardin*.
L’un des deux cavaliers à la suite de Tertulien s’approcha d’Olmène et lui
indiqua son maître. Tertulien ôta son chapeau et, avec un rictus qui était tout
à la fois un sourire et une menace, demanda à Olmène de lui vendre du
poisson. Il acheta tout. Lui qui, au dire de plusieurs, ne mangeait pourtant
plus de poisson depuis longtemps. Depuis qu’un thazard en court-bouillon
avait failli le faire passer de vie à trépas, il y avait quelques années déjà.
Mais Tertulien aurait ce jour-là acheté n’importe quoi. Ce qu’il fit. Il ne
rechigna point comme à son habitude sur le prix de la marchandise, et paya
aux pêcheurs et aux paysans leur dû. Il acheta à Ermancia du petit mil, des
patates douces, des haricots rouges et quelques ignames, que les deux autres
cavaliers charrièrent à l’arrière de leurs chevaux.
Comme nous tous, Olmène avait quelquefois vu un camion, des chevaux ou
des ânes pliant sous le poids de marchandises de toutes sortes, traverser les
terres salines, bifurquer derrière la rivière Mayonne au loin et gravir la pente
jusqu’à disparaître, en direction de la propriété muette de Tertulien Mésidor.
Comme nous tous, elle imaginait sans mot dire, dans un mélange de curiosité
et d’envie, ce que cachaient ces cargaisons. Des choses connues d’elle comme
des choses inconnues, au-delà de ce qu’elle était à même d’imaginer. Au-delà
de ce que nous étions nous aussi à même d’inventer. Si un sourire déformait
nos lèvres ou exhibait nos gencives édentées dans ces moments-là, impossible,
pour elle comme pour nous, de ne pas en vouloir au monde l’espace de
quelques secondes. De ne pas en vouloir à quelques-uns qui nous ressemblent
comme deux gouttes d’eau, faute de pouvoir nous en prendre aux Mésidor et
à ceux qui leur ressemblaient.
Les domestiques qui se hasardaient une fois par semaine jusqu’au marché
de Ti Pistache, de Roseaux ou de Baudelet, laissaient parfois tomber une
phrase qui aiguisait notre curiosité pour ce monde. Monde que nous, les
hommes et les femmes d’Anse Bleue et de tous les bourgs et villages
alentour, nous évitions pourtant. Avec un acharnement égal à celui qu’il
mettait à nous tenir à distance.
Un jeu qui nous liait tous aux Mésidor et qui les enchaînait à nous malgré
eux. Un jeu dans lequel, vainqueurs et captifs, nous étions passés maîtres
depuis longtemps. Très longtemps.
C’est dire qu’entre les Mésidor, le vent, la terre, l’eau et nous couve une
histoire ancienne. Non point de commencement du monde ou d’une
quelconque nuit des temps.
Juste une histoire qui est celle des hommes quand les dieux se sont à peine
éloignés... Quand la mer et le vent soufflent encore tout bas ou à pleins
poumons leurs noms d’écume, de feu et de poussière. Quand les eaux ont
tracé une bordure franche à la lisière du ciel et aveuglent d’éclats bleutés. Et
que le soleil lévite comme un don ou écrase comme une fatalité.
Une histoire de tumultes et d’événements très ordinaires. Quelquefois de
fureurs et de faims. Par moments, de corps qui exultent et s’enchantent. Par
d’autres, de sang et de silence.
Et parfois de joie pure. Si pure...
Une histoire où un monde nouveau chevauche pourtant déjà l’ancien. Par à-
coups et secousses, comme on dit des dieux qu’ils montent un chrétien-
vivant*...
Toujours est-il que, dans ce jour naissant, à Ti Pistache, non loin d’Anse
Bleue, village de tuf, de sel et d’eau adossé au pied de hautes montagnes
d’Haïti, Tertulien Mésidor, seigneur de son état, eut le sang fouetté à vif à la
vue d’Olmène Dorival, paysanne nonchalamment accroupie à même les talons
face à un panier de poissons, de légumes et vivres, dans un lointain marché
de campagne.
4
LES MÉSIDOR, TOUT À L’EST, de l’autre côté des montagnes surplombant Anse
Bleue, avaient depuis toujours convoité la terre, les femmes et les biens. Leur
destin avait croisé celui des Lafleur et de leurs descendants, les Clémestal et
les Dorival, quarante ans plus tôt. Un jour de l’année 1920 où Anastase
Mésidor, père de Tertulien Mésidor, avait dépouillé Bonal Lafleur, aïeul
d’Olmène Dorival, des derniers carreaux* d’une habitation* où poussait, sous
le couvert ombragé d’ormes, d’acajous et de mombins, le café des maquis.
Bonal Lafleur tenait cette propriété de sa mère, qui n’était pas du village
d’Anse Bleue mais de Nan Campêche, une localité à six kilomètres des
montagnes au sud d’Anse Bleue.
Anastase Mésidor s’était déjà approprié les meilleures terres du plateau.
Mais il en lorgnait d’autres pour les vendre à prix d’or aux aventuriers et
francs-tireurs venus d’ailleurs, comme ceux de la United West Indies
Corporation, qui, avec l’arrivée des Marines, s’étaient abattus sur l’île.
Persuadés qu’ils étaient que les grandes propriétés, comme les fincas de Saint-
Domingue ou les haciendas de Cuba, feraient leur fortune et, du même coup,
nous transformeraient enfin en paysans civilisés : chrétiens aux cheveux
propres et peignés et portant chaussures. Apprivoisés mais sans terres.
« Jamais », un mot que Solanèle Lafleur, la mère de Bonal, avait répété des
dizaines de fois à son fils en traçant une croix sur le sol et en lui indiquant,
d’un mouvement vif et ample du bras, les pentes escarpées des montagnes.
Là-haut, dans les dokos* où soufflait encore l’esprit des Ancêtres marrons.
« La terre, mon fils, c’est ton sang, ta chair, tes os, tu m’entends ! »
Anastase Mésidor avait fait un mauvais sort à deux frères de Roseaux,
Pauléus et Clévil, qui pensaient pouvoir lui tenir tête et jouer les récalcitrants.
Ils avaient disparu dans la brume des premières heures du jour, sur le chemin
qui les menait à leur jardin. On retrouva l’un du côté du morne Peletier,
suspendu à un manguier comme une poupée disloquée, l’autre à moitié dévoré
par des porcs sur le bord de la route menant de Ti Pistache à la localité de
Roseaux.
Nous, les Lafleur, avions la réputation d’être inatteignables et porteurs de
points* puissants, redoutables même. À des kilomètres à la ronde, beaucoup
nous enviaient ce pouvoir qu’ils croyaient inouï. Sans limites. Cette solide
réputation ne fit pourtant pas le poids face à l’offre insistante d’Anastase
Mésidor : Bonal Lafleur fut tout de même acculé à se défaire de ses terres en
grinçant des dents un matin, en présence d’un arpenteur à chapeau de laine
noir et d’un notaire en costume trois-pièces gris foncé bien trop ajusté au
corps.
Après une lecture qui débuta par les mots « Liberté, égalité, fraternité,
République d’Haïti » et se termina par « ici collationné », Anastase Mésidor,
le notaire et l’arpenteur signifièrent à Bonal qu’il n’était plus propriétaire.
Son pouce imbibé d’encre à peine apposé sur le papier en guise de
signature, Bonal Lafleur réclama à Anastase Mésidor son dû. Il lui avait tout
de même vendu, le cœur serré, la plus belle portion des terres des héritiers
Lafleur, dans les grandes plaines fertiles encerclées des montagnes qui
dominaient Anse Bleue vers le sud. Des montagnes aux flancs encore verts,
très verts, même si quelques fines lignes claires striaient déjà leur épaisse
chevelure.
Anastase Mésidor, à l’immense surprise de Bonal, paya argent comptant, un
grand sourire aux lèvres. Une pitance que Bonal devrait partager avec une
cohorte de prétendants dont les titres étaient loin d’être les plus clairs qui
soient. En regardant son pouce taché d’encre, Bonal se rappela les démêlés
avec la longue liste des frères et sœurs, cousins et cousines, les premiers lits,
les seconds, les troisièmes, et les autres. Sans oublier tous ceux qui ne
manqueraient pas de surgir des terres environnantes à l’annonce de cette
vente. Un jour, il avait voulu arrêter de compter les ayants droit, après qu’un
affrontement entre branches rivales avait failli s’achever dans le sang des
machettes. Chacun rappelant du tranchant de sa lame l’événement qui avait
fixé les bornes et les lisières. Si Bonal avait tenté d’arrêter de compter, le
morcellement des terres n’avait guère cessé pour autant. Tandis qu’il quittait
l’étude du notaire, Bonal, se remémorant l’incident, secoua la tête de droite à
gauche sous son chapeau de paille avachi, effiloché aux bords, tout en tâtant
les billets dans la poche droite de son pantalon.
Tous ces souvenirs finirent par tisser dans sa tête un écheveau de sentiers
sombres ne menant nulle part. Il fut pris d’un léger vertige. Et puis il y avait
surtout ce sourire d’Anastase Mésidor. Pas net. Trop beau pour être vrai. Un
sourire qui lui donnait froid dans le dos. Un sourire qui ne laissait rien
présager de bon. Il s’en remit un instant au Grand Maître tout là-haut, en
soupirant, la gorge sèche. Mais Dieu, le Grand Maître, était bien trop loin
pour étancher sa soif, et Bonal, tâtant à nouveau ses billets, se décida pour
quelques bonnes rasades de clairin*. Pas un de ces trempés* dans lequel
auraient macéré herbes, épices et écorces. Non. Un bon clairin sans mélange,
qui lui saisirait la langue, lui brûlerait la gorge et réveillerait son âme au
milieu de belles flammes afin que, l’espace de quelques heures, sa vie lui
apparût comme une route lumineuse. Sans ronces. Sans halliers. Sans
bayahondes. Sans Anastase Mésidor. Sans famille encombrante. Fluet sur des
jambes aux muscles saillants, menton légèrement en avant, il avança d’un pas
décidé en direction de Baudelet.
« Que de rejetons pour tous ces hommes ! Que de rejetons ! Dix, quinze,
vingt et même davantage ! » soupira Bonal. Pourtant, cette idée de rester vert
jusqu’à la tombe le ragaillardit, et il eut une pensée douce et fugace pour une
jeune femme-jardin* de Nan Campêche, travailleuse, caressante, aux cuisses
puissantes, et qui lui avait donné deux fils. Il sourit en passant légèrement la
main sur sa barbe épaisse et accéléra le pas, comme pour courir après ces
visions, malgré le pian* qui lui mangeait le talon gauche.
Mais, de peur d’être roué de coups par les Marines et soumis de force à
l’une de leurs redoutables corvées ou, pire, d’être abattu sans sommation pour
peu qu’on le confondît avec un des rebelles cacos*, Bonal se ravisa. La peur
au ventre mais agile comme un chat sauvage, il préféra emprunter les sentiers
abrupts. Cette peur à tordre les boyaux, qu’il fallait dompter, apaiser, il ne la
connaissait que trop bien. Peur acide et douloureuse. Peur qui ne desserrait
jamais son étreinte. Attachée à nous comme une seconde peau. Plantée en
nous comme un cœur. La peur, un cœur à elle toute seule. À côté de celui
pour aimer, partager, rire, pleurer ou se mettre en colère. Alors, aux grands
chemins, Bonal choisit l’avancée en solitude. Dans les fourrés et les
bayahondes. L’avancée jusqu’à l’invisible. Là où personne ne vient nous
chercher. Là où sont les ombres : dans le regard des bêtes, sous l’écorce des
arbres, dans le sifflement du vent, sous les feuillages, dans la pierre sous
l’humus. Il toucha la petite boursouflure sous son bras gauche et s’en alla
marcher dans cette lumière étrange des sous-bois. Là où il pouvait se
confondre avec le souffle, la rumeur des éléments. Là où il pouvait être tout
et rien à la fois. Là où Gran Bwa* veille sur ses enfants et terrasse la peur.
Où il la réduit au silence. Bonal fredonna tout bas, plusieurs fois de suite,
sans même s’en apercevoir :
UNE FOIS SUR LE CHEMIN DE BAUDELET, Bonal ralentit le pas pour n’éveiller
aucun soupçon et revêtit notre visage des villes, celui du paysan toutes dents
dehors, abruti par la faim et des divinités obscures. Qui ne sait rien, ne voit
rien, rit et ne dit jamais non.
Bonal s’arrêta, comme toutes les rares fois où il se rendait à Baudelet, au
grand magasin des Frétillon, non loin du marché. « Le paysan haïtien est un
enfant, je vous dis. Un enfant ! » aimait répéter Albert Frétillon en tirant sur
son épaisse moustache. Et nous acquiescions toujours d’un mouvement répété
de la tête, penchée vers le sol. Ce qui rassurait Albert Frétillon, qui plaçait les
pouces derrière ses bretelles et, pour mieux nous observer de haut, portait son
cou légèrement allongé en avant, puis rajustait ses lunettes.
Les deux fils Frétillon, François et Lucien, et leur unique sœur Églantine,
gantée et chapeautée, étaient partis en France sur un des grands paquebots qui
régulièrement accostaient au port de Baudelet pour faire la fortune des
comptoirs des deux côtés de l’Atlantique. Celle d’Albert Frétillon datait de
deux générations, depuis qu’un aïeul originaire de La Rochelle s’était installé
à Baudelet et avait engendré dans cette ville portuaire une lignée de mulâtres,
bourgeois de province. Outre son négoce de café, Albert Frétillon préparait
dans une guildive* à l’entrée de la ville le meilleur clairin qui soit. Une fois
l’eau-de-vie tirée, il passait le plus clair de son temps sur la galerie de sa
demeure, contiguë à la boutique tenue par sa femme. Le commandant de la
place, le juge du tribunal civil et le directeur de l’unique école de Baudelet
s’y réunissaient, avec d’autres, pour se répandre en envolées lyriques et
professions de foi.
Ce midi-là, Anastase Mésidor, après l’achat des terres de Bonal les avait
déjà rejoints dans leurs diatribes enflammées. Les événements de ces derniers
mois ne les lâchaient pas. Le directeur de l’école de Baudelet évoqua une fois
de plus les villes bombardées par l’aviation américaine, la sanglante débâcle
des chefs cacos : Charlemagne Péralte assassiné, attaché torse nu à une porte
en bois et exposé sur une place publique, et Benoît Batraville, tué quelques
mois plus tard. Le ton monta. Certains, comme le juge du tribunal civil, y
allant de leur sens de l’honneur et, tout en se frappant le torse porté en avant,
de leur amour débordant pour la patrie. D’autres, comme le commandant de la
place et Anastase Mésidor, vantant les bienfaits de cette présence civilisatrice
qui allait enfin mettre un terme aux luttes fratricides des sauvages que nous
étions. « Oui, tous, nous sommes des sauvages ! » En prononçant le mot
« sauvage », Anastase aperçut Bonal debout devant la boutique et le désigna
du doigt avec une insistance qui ne rassura pas ce dernier. Albert Frétillon,
lui, avait acquiescé à toutes les opinions. Absolument toutes. La prospérité et
la pérennité de ses affaires dépendaient de cette absence totale d’états d’âme
et de cette conviction plantée en lui que, nous les paysans, nous ne
grandirions jamais.
Bonal souleva son vieux chapeau de paille et leur offrit son plus large
sourire. Il se serait même laissé comme d’habitude bercer jusqu’au vertige par
les imparfaits du subjonctif et les mots en latin de ces messieurs si, depuis
qu’il avait quitté l’étude du notaire, il n’avait ressenti une étrange prémonition
que confirmait ce doigt pointé sur lui. Alors, cette inquiétude, il décida de la
noyer elle aussi dans le clairin dont il rêvait depuis la vente des terres. Un
vrai clairin.
À la première gorgée, juste à la sortie de Baudelet, Bonal se rappela bien
sûr l’offrande à faire à Legba* pour ouvrir le passage aux divinités de la
famille, celle à Agwé* pour que la mer les nourrisse encore longtemps, et
celle à Zaka* pour que les jardins soient plus généreux. La terre lui parut
déjà plus légère, à croire que le soleil au zénith avait dessiné un monde pur,
net, dépeuplé. Il se dirigea d’un pas alerte vers le sous-bois, en direction
d’Anse Bleue.
Bonal disparut le jour même. Sans Zaka, sans Agwé, sans Legba. Ceux
parmi nous qui ne cherchaient pas noise aux puissants mirent au compte de
l’ébriété son inexplicable disparition. D’autres affirmèrent avoir vu un groupe
d’hommes à dos d’âne qui avaient sans doute dépouillé Bonal de son argent
en lui faisant la peau après. Certains évoquèrent la présence d’une chèvre
postée au bord du chemin et qui parlait distinctement en laissant apparaître
deux dents en or. Quelques-uns jurèrent avoir vu une vieille qui, après avoir
esquissé des pas étranges avec l’agilité d’une jeune fille, aurait disparu dans
la gorge au fond de la ravine. Le tout sous l’œil indifférent de deux Marines
debout, avec leur imposant fusil en travers de l’épaule.
Et chacun de nous en rajouta, en rajouta...
Pour tenter de lui ôter tout soupçon, Anastase Mésidor envoya un messager
à cheval rencontrer Dieula Clémestal, la mère des quatre enfants de Bonal :
Orvil, Philogène, Nélius et Ilménèse. Mais la colère lui serrait déjà tellement
la mâchoire que Dieula ne prononça pas un mot. Pas un seul, de tout le temps
que le messager se tint debout sur le seuil de sa maison, roulant gauchement
son chapeau entre les mains.
« Honneur, madame Bonal ! C’est Anastase Mésidor qui m’envoie vous
dire... »
Pour toute réponse, Dieula alluma sa pipe lentement. Très lentement. Aspira
fort trois fois de suite sans jamais lever la tête. Puis cracha si bruyamment et
si ostensiblement que l’homme prit congé sur-le-champ. Il n’osa même pas se
retourner avant de disparaître sur son cheval au bout du sentier.
Cette scène, comme Orvil, le père d’Olmène, devait souvent le répéter plus
tard, lui avait laissé sa première impression forte et indélébile sur ce qu’il
était et ce que représentait ce messager. Sur ce qui était grand et ce qui ne
l’était pas. Ce qui était fort et ce qui était faible. Sur le chasseur et la proie.
Sur celui qui écrase et celui qui est broyé. Orvil Clémestal avait juste douze
ans. Il se blottit, ainsi que sa jeune sœur Ilménèse, dans les jupes de sa mère.
Le soir même, Bonal apparut en songe à Dieula – « comme je te vois là »,
avait-elle affirmé à ses enfants et à nous tous. Et Bonal lui avait tout raconté.
Absolument tout : la vente des terres, les sentiers cachés jusqu’à Baudelet, le
doigt pointé sur lui, l’achat du clairin et, sur le chemin, une douleur aiguë au
dos. Infligée par la pointe d’un coutelas. Et puis rien. Plus rien.
Le lendemain, avec Orvil, son fils aîné, elle se rendit à l’aube, et sans
l’ombre d’une hésitation, à l’endroit exact où se trouvait le corps de Bonal :
au fond d’un ravin, au milieu de ronces et de bayahondes. Les poches de
Bonal étaient vides et, autour du corps qui commençait à gonfler, s’agitaient
une nuée de mouches. Nous étions médusés, choqués, mais pas le moins du
monde surpris. Dieula ne fit que nous confirmer la puissance des rêves, la
force et la solidité des mailles qui nous reliaient aux Invisibles. Nous avons
hurlé notre douleur, puis nous nous sommes tus. Retournant à notre placidité.
À notre retenue. À notre silence paysan.
Le service pour Bonal se déroula sans tambours. Sans pleureuses. Larmes
ravalées. Sans cris tirés des entrailles des femmes. Sans réminiscences
tapageuses des événements saillants de la vie du défunt. Juste des
gémissements et des murmures dans le balancement saccadé des corps d’avant
en arrière. Prêtres, gendarmes et Marines n’en surent rien. Un service lugubre
et triste avec l’unique son de l’asson*, les prières, le chagrin et les chants
coincés entre la gorge et la bouche. Malgré les trois mots sacrés murmurés à
l’oreille de Bonal et toute l’habileté de Dieula, mambo* réputée, le défunt ne
désigna aucun d’entre nous pour accueillir son mèt tèt* et maintenir l’héritage
et le sang. Le désounin* avait échoué, et Bonal était parti en emportant ses
Esprits avec lui. Ceux qui le gouvernaient, gouvernaient sa maison et
protégeaient le lakou*. Et nous n’étions pas certains qu’il avait entendu tous
nos messages à nos Morts, à nos lwas* et tous nos Invisibles. Alors nous
avons tous craint pour la protection et la vie du lakou. Nous avons craint pour
chacun de nous.
Une fois Bonal mis en terre non loin de sa case, Dieula invoqua une
journée et une nuit entières tous ses Invisibles. Tous. Ses dieux et ses Esprits.
Les Invisibles du côté paternel et ceux du côté maternel. Les vaillants, les
aimants, les sages, les compatissants, les redoutables : Ogou Kolokosso,
Marinette Pyé-Chèch, Grann Batala Méji, Bossou Trois Cornes, Ti-Jean Pétro,
Erzuli Dantò et tous les autres...
Le surlendemain, sa chaise basse adossée à la porte de sa case, Dieula
entama une psalmodie étrange qui semblait venir de loin. Non point de ses
entrailles mais de plus loin. Du cœur même de la terre. Et qui traversait ses
jambes, retournait ses viscères. Et de sa gorge montait comme un fil dans les
aigus jusqu’au-delà du firmament. Aucun d’entre nous n’osa la déranger de
peur de casser ce fil. Elle fredonna sans jamais s’arrêter :
Et puis, lentement, Dieula se leva, revêtit une robe de grossier coton bleu,
serra un mouchoir rouge autour de sa tête et un autre à sa ceinture, auquel
elle accrocha un gobelet en émail, la moitié d’une petite calebasse vide et un
sac, contenant sa pipe et un peu de tabac. Elle convoqua Orvil, son fils aîné,
et lui dit qu’elle avait à faire et qu’elle reviendrait bientôt. Nous l’avons vue
disparaître de l’autre côté du morne Peletier. Sans un sou, sans pain, sans eau,
elle marcha dans les fourrés, les bayahondes et les halliers, quémandant
nourriture et gîte pour faire pénitence et implorer ses divinités de l’exaucer.
Dieula revint l’après-midi d’une veille d’ouragan, sous un cortège de
nuages menaçants. Elle ne voulait pas être emportée par la crue de la
redoutable rivière Mayonne, nous dit-elle. La pénitence avait duré un long
mois. Pour preuve, ses pieds rudement mis à mal et cette douleur au bas des
reins. Nous avons crié, pleuré, dansé et ri, en la voyant revenir. Nous l’avions
tous attendue, confiants et inquiets à la fois. Dieula était épuisée, mais avec
des yeux clairs comme un ciel d’après la pluie. À croire que tout le temps où
nous ne l’avions pas vue, ses yeux avaient trempé dans la lumière. Ou le feu.
Ou les deux.
Elle s’assit avec difficulté sur sa chaise basse paillée au seuil de sa case,
les pieds ensanglantés et couverts d’ampoules dans ses sandales dont le mince
cuir avait été fortement malmené par la poussière des sentiers et l’eau des
rivières et des ruisseaux. Elle se déchaussa et demanda à Orvil de remplir une
bassine d’eau pour qu’elle y soulageât ses pieds, puis réclama à boire et à
manger. Elle avala une pleine gamelle de maïs aux haricots noirs et des
bananes musquées, Orvil et Philogène debout derrière elle, et les deux petits
chacun à ses côtés.
Quatre jours après son retour, le quatrième fils d’Anastase Mésidor, qui
était né deux années après Tertulien, mourut contre toute attente. Typhoïde,
empoisonnement, méningite fulgurante ? Les Mésidor ne l’ont jamais su.
Nous, à Anse Bleue, Ti Pistache et Roseaux, sans rien en dire, nous avons cru
dur comme fer, et nous le croyons encore, que Dieula Clémestal avait pris la
mort par la main pour la conduire en toute docilité chez les Mésidor.
Après la mort de Bonal, notre danti* d’alors, la vie du lakou fut faite de
prudences et de vigilances. Nous vacillions, et nous avons eu peur de tomber
jusqu’au jour où Bonal apparut en songe à son frère, Présumé Lafleur. Ce
dernier nous réunit tous au petit matin à l’entrée de sa case pour nous
raconter l’étrange rêve : « J’ai vu Bonal se diriger vers moi, droit comme un
piquet. Dieula marchait devant lui mais c’était comme si elle avait rapetissé,
et c’est Orvil, avec un poitrail immense, qui les menait tous les deux. » À
mesure que Présumé Lafleur racontait son rêve, des larmes coulaient sur les
joues de Dieula. Elle était soulagée et dans un grand contentement. Présumé
poursuivit : « Je suis resté debout, raide de saisissement. Et, au moment où
j’ai soulevé le pied pour avancer vers mon frère, il a disparu au-dessus des
eaux en m’indiquant Orvil du doigt. Et Dieula pleurait, pleurait, comme elle
le fait là devant nous. » Nous avons tous cru Présumé sur parole et nous nous
sommes inclinés devant la volonté de Bonal de faire d’Orvil son héritier, et le
nouveau danti du lakou.
Dieula assura quelques services aux divinités, attendant qu’Orvil eût franchi
toutes les étapes de son initiation jusqu’à la prise de l’asson. Celle-ci s’acheva
quelques semaines avant le départ de son frère Philogène pour Cuba, une
année avant la mort de Dieula et trois mois après le départ des Américains de
l’île.
Orvil devint notre danti et veilla à tout, à la pêche, aux travaux dans les
jardins, aux châtiments, aux services aux divinités, à notre protection contre
les plus puissants que nous comme les Mésidor, les Frétillon, le commandant
de la place. Notre protection contre tous ceux qui nous ressemblent comme
deux gouttes d’eau, mais qui ne sont pas nous. Qui ne sont pas du lakou. Il
veilla à ce que l’ambition ne fît jamais son nid dans aucun des cœurs du
lakou. Aucun. Nous étions les branches d’un même arbre, soudées au même
tronc, et nous devions le rester.
Mais Orvil, tout danti fût-il, ne put rien contre les premières blessures
ouvertes d’où fusa le sang de la terre. Contre les premières cicatrices qui
saillirent des flancs des mornes. Contre les rivières exsangues qui
maigrissaient, maigrissaient. Contre la terre et la rocaille qui encombraient les
pieds des versants à mesure que nous les défrichions. Contre la montée en
puissance des ouragans. Contre la sécheresse chaque fois plus dévastatrice qui
leur succédait. Contre ceux qui partaient, se détachant de l’arbre pour une
raison qui n’était pas l’ambition, mais qui lui ressemblait beaucoup. Orvil ne
put rien contre ces événements qui ne semblaient vouloir tracer, droit, tout
droit, que le chemin à sens unique et sans retour de la fatalité.
6
Mon sang bat hors de moi dans ce vent où j’entends ce halètement sourd,
le cliquetis d’une boucle qui se défait... Et le membre froid, dressé comme un
bâton... Ma nuque heurte le sable. La déchirure. Mon corps est soulevé de
terre. La douleur autour du cou... Et puis la nuit... La mer... Encore la nuit.
Liquide. Noire.
De toute façon, dans cette histoire, il faudra tenir compte du vent, de son
souffle salin sur nos lèvres, de la lune, de la mer, d’Olmène absente... De la
terre qui ne donne plus. De la mer avare. Et des étrangers venus d’ailleurs
avec leurs coutumes pas d’ici. Leurs habits, leurs cigarettes américaines,
leurs corps, leurs odeurs et leurs chaussures qui nous font de l’œil...
Et moi qui ne voulais plus être de ce lieu, me voilà poudrée de sable,
couronnée d’algues et languissant après Anse Bleue.
« Osékou, anmwé. » Là maintenant, les cris de l’inconnu cognent fort dans
ma poitrine. Se confondent étrangement avec ceux de mon frère il y a trois
jours dans la nuit.
Mon frère s’arrête sur chacune des syllabes de mon nom. Il a dû mettre les
mains en porte-voix pour les faire voyager. Loin, très loin. Et puis les cris
des autres qui avec lui bravent la nuit, le vent et l’eau pour crier mon nom.
« Koté ou yé ? Où es-tu ? Réponds ! »
Les habitants d’Anse Bleue trouaient la nuit et l’eau, les yeux ouverts
comme des baleines.
8
BIEN QU’IL NE LEUR RESTÂT pas grand-chose à vendre – Tertulien Mésidor leur
ayant beaucoup acheté dans les premières heures du matin –, Olmène et
Ermancia décidèrent de rejoindre les autres femmes au marché de Baudelet,
plus grand et plus achalandé que celui de Ti Pistache. La chaleur pesait déjà
sur les sentiers menant au morne Peletier, engourdissant chrétiens-vivants,
bêtes et plantes. Faisant gémir jusqu’à la rocaille sur les chemins. Rien
pourtant ne freina leur course sur ces sentiers battus par les pieds, durcis et
polis par le soleil et le vent comme la brique.
Les jours de marché, Olmène ressentait davantage le poids de la fatigue
pour avoir devancé l’aube avec les enfants du lakou, puis escaladé et dévalé
la colline, une calebasse sur la tête, une autre dans une main, à la recherche
d’eau. Mais elle avait déjà oublié ses jambes douloureuses, ses pieds meurtris,
et marchait droite comme un cierge à la suite d’Ermancia. Elle accéléra le pas
vers les bourgs de l’intérieur, laissant la mer s’alanguir dans son dos. Ce
monde étale derrière elle, ce grand pays liquide, pouvait pourtant à tout
instant l’avaler dans son ventre immense, silencieux, féroce. Tantôt végétal,
clair et si rassurant, le monde vers lequel elle s’acheminait pouvait aussi sans
crier gare la tourner, la figer et la retourner dans ses descentes d’eau, ses
orages et ses falaises. Ces mondes nous avaient déjà pris un père, une
cousine, un frère ou un oncle. Entre les premières percées de lumière du
devant-jour et les soudaines chutes d’ombre de l’après-midi, Olmène posait un
pied après l’autre, agile et tranquille, dans l’arrogance, l’extravagance et la
puissance de ces mondes.
La route parut plus longue ce jour-là à Olmène à cause du silence de sa
mère, qui jamais ne mentionna l’insistance de Tertulien Mésidor à vouloir
acheter leurs marchandises. Ermancia faisait celle qui n’avait rien vu. Rien
entendu. Olmène se laissa glisser dans ce même rond de silence, suivant sa
mère à la trace. Pourtant Ermancia ne pouvait s’empêcher de penser à
Tertulien Mésidor, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père,
Anastase Mésidor, qui avait couvert sans ménagement et sans retenue, au gré
de ses déplacements, tant de femelles dont il avait oublié le nom une fois
eues. Peuplant ainsi la côte entière sur des kilomètres à la ronde, et les
montagnes alentour, d’enfants dont il ignorait le prénom, dont il ne
connaissait pas le visage. Même les femmes qu’il épargnait de sa convoitise
d’ogre, si elles se signaient après son passage, étaient intriguées par tant de
puissance. Olmène et Ermancia le furent aussi ce matin-là.
Elles gravirent la montagne, sentant à peine le calcaire rugueux leur
meurtrir la plante des pieds, leur couper les talons. Olmène avait fini par
oublier ces douleurs, sa mère lui ayant tant de fois répété que des pieds
incapables d’affronter les pierres et la rocaille ne servaient à rien, étaient
inutiles : « Dieu t’a donné des pieds pour que tu t’en serves ! » Elles étaient
parties très tard ce jour-là et accélérèrent le pas pour ne pas être surprises par
un soleil trop ardent. Il était déjà à peine soutenable à cause de la barre étale
de la mer. À perte de vue. Qui renvoyait la lumière comme pour condamner
la terre au feu.
Au premier tournant tout en haut du morne, Olmène retrouva les premiers
arbres d’un vert sombre, qui ne poussaient pas dru mais échappaient déjà à la
sauvage aridité de la terre d’Anse Bleue. À l’entrée de Roseaux, Ermancia et
elle marquèrent une pause, le temps de s’essuyer le visage, de se soulager la
vessie, d’attraper chacune deux mangues fil et d’y planter les dents. Le temps
aussi de bavarder quelques minutes devant l’établi de Mme Yvenot, qui leur
offrit la moitié d’un avocat et une kasav*. Olmène ne put s’empêcher de
regarder les nouvelles chaussures de Mme Yvenot, noires avec une boucle sur
le côté. Cela faisait deux mois qu’elle en rêvait toutes les fois qu’elle la
croisait.
Récemment revenue de la République dominicaine, Mme Yvenot leur vanta
les gains juteux réalisés là-bas sur la vente de vivres et de pois Congo. Ce
qu’Ermancia savait de la République dominicaine avait commencé au moment
des repas partagés avec Joséphina, une commère de sa mère à Duverger ; puis
il y avait eu les échanges de denrées avec Pedro, Rafael et Julio à Bani ; et
ça s’était arrêté avec une mort, du sang, une cicatrice à son avant-bras gauche
et une incisive en moins. Elle avait échappé au massacre de Trujillo parce que
sa mère l’avait recouverte de son corps et avait rendu le dernier soupir sous
les coups répétés des machettes et le son haineux des voix qui criaient :
« Malditos Haitianos, malditos ». Des événements qui quelquefois
défiguraient ses joies ou peuplaient ses insomnies malgré la fatigue des jours.
Ermancia ne voulait même pas prononcer le nom de cette partie de l’île, et se
contenta d’écouter Mme Yvenot en silence.
Au détour d’une phrase, celle-ci, l’œil insinueux et perfide, leur demanda
les raisons de leur retard. Rien de tel pour précipiter le pouls de Mme Yvenot,
médisante, mal parlante, que d’exhiber le linge des autres afin de se vautrer
dans le sel des larmes, le rouge du sang ou le poisseux des semences. Et
renifler en jubilant l’odeur du malheur. Ermancia lui répondit qu’Orvil avait
eu du mal à se lever le matin à cause d’une douleur au bas des reins. Mme
Yvenot, satisfaite de ce début de confidence, lui rappela qu’elle finirait par
tuer son vieillard de mari : « Tu vas l’achever, Ermancia ! » Elles rirent
toutes les deux à s’en tenir les côtes. Ermancia enchaîna avec l’histoire d’une
femme qu’elle avait connue dans son village natal et qui un jour... Elle
chuchota la suite à l’oreille de Mme Yvenot. Et, quand elles rirent à nouveau,
Olmène se joignit à elles, non point à cause de leurs mots, qui avaient été
murmurés et dont elle n’avait pas tout saisi, mais à cause des seins énormes
de Mme Yvenot qui étaient secoués dans tous les sens comme deux chevaux
fous, chaque fois qu’elle s’esclaffait. Ce qui ne fit pas oublier à Olmène le
mensonge d’Ermancia, et aiguisa un peu plus sa curiosité pour cet homme
d’âge mûr surgi de la brume et qui avait pu faire mentir sa mère.
Au marché de Baudelet, elles s’assirent à leur place habituelle, sous le
feuillage d’un des rares acacias qui se dressaient dans ce vaste espace où
s’échangeaient ce que les terres produisaient – mangues, avocats, bananes
plantains, patates douces, fruits à pain, légumes, petit mil et maïs – contre ce
que la ville offrait – des allumettes, du tissu dans un épais coton bleu, du
savon et des ustensiles en émail. Ce coin où elle s’était installée avec sa fille,
Ermancia l’avait gagné au terme d’une lutte acharnée. Elle en avait pris
possession le lendemain du jour où Grann Méphise, une vendeuse plus âgée
qui la tenait sous sa protection, était morte sans laisser de fille, de nièce ni de
filleule pour hériter de l’emplacement. L’imprudente qui y avait placé ses
pieux juste après ce décès devait encore s’en souvenir. Ermancia s’était
plantée devant elle, les mains sur les hanches, la jupe légèrement remontée
sur le côté, et l’avait mise au défi : « Tu restes à cette place une seconde de
plus et je ne réponds plus de moi ! » Après les jurons d’usage, nous avions
empêché les deux femmes d’en venir aux mains, et la question fut tranchée
par un tribunal improvisé qui reconnut sur-le-champ les droits d’Ermancia.
Olmène aimait cette obstination de sa mère, qui défiait tout : le jour, la
nuit, les chrétiens-vivants et les animaux. La terre pouvait s’enflammer, les
eaux quitter leur lit, elle ne cédait pas. Elle avançait. Elle allait jusqu’au bout.
Ermancia rongea, chaque jour de marché, un petit bout de terre
supplémentaire. Ce qui lui permit au bout de trois mois de pouvoir étaler sa
marchandise en toute tranquillité dans un des coins les plus convoités du
marché de Baudelet.
Mais Ermancia ne se contenta pas du marché. Elle s’arrangea pour faire la
conquête de Mme Frétillon, en lui proposant ses plus belles aubergines, ses
ignames, ses haricots, sans compter ses feuilles de tabac aussi longues qu’un
bras d’homme. Très vite, elle devint la pourvoyeuse favorite de Mme Frétillon,
qui allait même jusqu’à lui réserver une tasse de café les jours de marché.
Lucien, un des fils d’Albert Frétillon, contrairement à sa sœur Églantine,
restée en France, et à son frère François, installé à Port-au-Prince, aimait
l’avidité de ce comptoir de province qui avait fait la fortune de ses ancêtres.
Il avait épousé Fatme Békri, une Syro-Libanaise. C’était déroger en ce temps-
là, pour un bourgeois, fût-il de province, que d’épouser une Syro-Libanaise.
Mais Lucien savait qu’elle n’aurait pas sa pareille pour transformer les
marchandises en espèces sonnantes. Il plaça Fatme Békri Frétillon sous une
caricature montrant un homme amaigri, en guenilles, face à un autre ventru,
vêtu de riches habits. Sous la première image, on pouvait lire : Je vendais à
crédit, et sous la seconde : Je vendais au comptant. À toute demande de
rabais ou de crédit, Mme Frétillon, hypocrite caressante, pointait du doigt la
caricature et la traduisait, à grand renfort de gestes pour les paysans, dans un
créole doucereux teinté d’arabe : « Ti chérrrie, mafifrouz, je ne peux pas,
mwen pa kapab. »
Olmène, debout derrière sa mère, aimait, comme son aïeul Bonal Lafleur
quelque quarante ans plus tôt, observer les hommes assis sur la véranda des
Frétillon. Toujours les mêmes : le directeur du lycée, un noir de jais ; le
commandant de la place, un mulâtre de Jacmel ; et le juge du tribunal civil,
un quarteron de Jérémie. Elle regardait tout, écoutait tout, et se souvint des
rares fois où elle avait vu Tertulien Mésidor rejoindre ces messieurs pour
deviser de questions qui dépassaient son entendement. De même qu’elles
avaient dépassé l’entendement de son père ou de son aïeul Bonal Lafleur.
Nous étions en 1960 et, pas plus que nous, Olmène ne savait qu’ils
évoquaient l’homme au pouvoir, un médecin de campagne qui parlait tête
baissée, d’une voix nasillarde de zombi, et portait un chapeau noir et
d’épaisses lunettes. Parce qu’il avait soigné des paysans dans les campagnes
et traité le pian, certains, comme le directeur du lycée, croyaient en son
humilité, en sa charité, en sa compassion infinie. Quelques-uns, à l’instar du
commandant et du juge, sentant que leur ancien monde de caste à peaux
claires était menacé, se méfiaient de sa tête de paysan noir qui ne leur disait
rien qui vaille. Mais vraiment rien qui vaille ! « Bakoulou, rusé », répétaient-
ils à souhait. Tertulien, lui, se mordait les doigts de s’être laissé mener en
bateau par le juge et le commandant, et d’avoir soutenu le rival de l’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses. D’autres, dont on ne saura jamais le nombre
exact, eurent raison de croire qu’il serait désormais difficile dans cette île de
se tenir à hauteur d’homme et de femme.
Comme nous tous, Olmène se demandait souvent si Dieu, le Grand Maître,
dans sa grande sagesse, les avait créés, elle et les siens, avec la même glaise
qu’eux tous. Et s’il avait mis autant de soin à sa création à elle qu’à la leur.
Aussi bien ceux qui aimaient l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses que
ceux qui ne l’aimaient pas. Elle regarda ses pieds nus, l’auguste assemblée de
ces hommes, la peau claire de Mme Frétillon et la voiture neuve de son
époux. Il lui sembla que non. À nous aussi.
Olmène y pensa encore aux premières ombres du crépuscule, après s’être
lavé le visage plusieurs fois, laissant les gouttelettes lui faire une peau de
nacre. Et juste après s’être frotté, frotté les pieds jusqu’à leur enlever toute
trace de boue. Elle y pensa encore à la tombée de la nuit, sur la galerie du
marché, quand les femmes, visage et pieds propres, se réunirent toutes autour
des lampes bobèches* et de l’unique réchaud de Man Nosélia pour siroter des
tisanes et parler. Parler pour arracher à la nuit ces mots qui n’appartiennent
qu’à elle. Des mots qu’elles tiraient de la clarté des jours, comme s’il fallait
un peu d’obscur pour les saisir. Olmène aimait ces voix qui semblaient sortir
d’un seul grand corps d’ombre. D’une unique bouche. Les flammes dansaient
sur ces paroles brûlées, nues, de la nuit. Olmène distinguait un profil rongé
par les ténèbres chaque fois que l’une des femmes se penchait pour raviver le
feu ou se servir un peu de tisane de cannelle, d’anis ou de gingembre dans
son gobelet d’émail. Ou quand le visage de l’une d’entre elles surgissait des
volutes presque bleues de la fumée d’une pipe.
Elles se relayèrent sans faiblir, enchaînant une histoire après l’autre. Celles
des percepteurs et des soldats, toujours prêts à leur extorquer quelque chose.
Les frasques des concubins, l’impertinence des matelotes*, les soucis des
enfants. Celles des jardins, où elles s’esquintaient à faire pousser légumes,
petit mil et maïs. Celles du jardin le plus précieux, qu’elles, les femmes,
gardaient là, lové entre leurs hanches, et qui n’appartenait qu’à elles. Et des
hommes qui y avaient fait une halte pour raviver des sources et allumer des
feux. Paroles de femmes qui disaient la grâce de Dieu, la force des Mystères,
les tribulations et les contentements des chrétiens-vivants. Elle aurait écouté
des heures durant cette parole arrachée à l’épaisseur des jours. Parce que le
temps passé à se parler ainsi n’est pas du temps, c’est de la lumière. Le temps
passé à se parler ainsi, c’est de l’eau qui lave l’âme, le bon ange.
Man Nosélia ne se sépara de sa pipe que quand elle ressentit les premières
brûlures dans la bouche et des picotements dans les yeux. Elle rit une dernière
fois avant de soulager les plaies sur sa langue, l’intérieur de ses joues et son
palais avec une décoction de laitue et de miel. Elle le fit bruyamment puis
cracha un grand jet de salive, se gratta les pieds, l’entrejambe et les aisselles
dans un bruit de cancrelat, et s’endormit, un sourire oublié sur les lèvres.
Ermancia arrangea les quelques chiffons sur lesquels elle allait dormir avec
sa fille. Elles refirent les comptes de la journée une dernière fois et passèrent
en revue les projets pour l’avenir : une fois engraissé, le plus gros des deux
porcs serait vendu pour permettre d’en acheter deux autres plus jeunes qui
seraient engraissés à leur tour, et de nouvelles terres de l’État seraient
colonisées pour les vivres.
« Même si, entre toi et moi, Olmène, la terre pour les vivres ne donne plus
autant et que, si je m’écoutais, j’irais tout là-haut. Là où, dans une grande
clémence, pousse le café. Là où les veines de la terre sont si fragiles, mais où
le sol est encore généreux. » Et puis Ermancia soupira : « Mais c’est comme
ça. »
Olmène l’écoutait avec attention tout en tentant de rattacher la mère à la
vendeuse du marché, à la femme qu’elle découvrait. Ermancia s’en rendit
compte et, juste avant de fermer les yeux, elle susurra à Olmène que l’on ne
devait pas tout dire. Surtout pas aux hommes. « Même s’il t’offre un toit et
prend soin de tes enfants. » Que le silence est l’ami le plus sûr. Le seul qui
ne trahit jamais. « Jamais, tu m’entends », insista-t-elle. Olmène se blottit tout
contre sa mère et posa la tête contre son ventre. Pour traverser avec elle ces
terres silencieuses où l’homme n’a jamais pénétré qu’avec l’ignorance du
vainqueur. Là où, tout conquérant qu’il soit, il ne sait pas s’aventurer.
Olmène entra dans la grande plaine de la nuit balayée par des vents
contraires, pensant à la rencontre au lever du jour, au mystère qu’Ermancia
semblait entretenir depuis, à la conversation du soir entre les femmes du
marché et à ces derniers mots de sa mère. Elle sourit à l’idée de ce premier
secret de femmes. De cette première complicité entre mère et fille.
Olmène regarda les étoiles dehors, semblables à des clous plantés dans le
ciel. Comme nous, elle savait que Dieu les y avait enfoncées et pouvait en
détacher une quand bon lui semblait pour envoyer des messages à des
hougans* ou à des mambos puissants. Ou pour les poser dans leurs paumes
ouvertes.
D’autres pensées lui venaient, claires parce que sans bruit, sans paroles. Ne
réclamant rien. De ses lèvres s’échappa un soupir qui n’était pas que de
fatigue. Un soupir que soulevait le souvenir du regard d’un homme. Le
souvenir des yeux de cet homme posés sur elle comme des mains. Un plaisir
diffus monta d’un point humide et chaud tout à l’intérieur. Elle se
recroquevilla pour retenir cette onde inconnue. Un soupir s’échappa à
nouveau, que personne ne devait entendre. Personne. Pas même Ermancia.
9
LA PÊCHE DU JOUR avait été moins bonne que celle de la veille, à cause des
nasses qui ne tenaient plus la route. Orvil était parti dès le lever du jour avec
ses fils, Léosthène et Fénelon, et ils avaient dû se battre deux heures durant
avec une bonite qu’ils n’avaient finalement pas réussi à prendre, laissant tout
autour d’eux une mer rouge de sang. Le bois-fouillé* avait pris l’eau et ils
avaient bien cru qu’il se retournerait avec eux et les quelques poissons qu’ils
avaient pu attraper plus tôt. De retour à Anse Bleue, Léosthène et Fénelon
grattèrent les écailles et firent sauter les entrailles avec leur coutelas, puis
mirent les poissons à sécher dans du sel.
Mais, après cette pêche difficile au petit jour, Orvil était épuisé. « Vivre et
souffrir sont une même chose. » Il l’avait toujours su. « Avec nos vies tout
entières à traverser nos souffrances, talons fichés en terre pour ne pas vaciller.
Et quand nous voulons lui lancer de féroces obscénités, à la vie, nous
appelons les Mystères et les Invisibles, et nous la caressons, la vie, comme on
dompte un cheval qui se cabre. »
À peine Orvil eut-il franchi le seuil de sa case qu’il dut intervenir pour
soigner Yvnel, le fils de son jeune frère Nélius. Il mit son mouchoir bleu
autour du cou. Bleu, la couleur d’Agwé, son mèt tèt. Il le portait toutes les
fois qu’il devait travailler à la guérison de quelqu’un, aider à un
accouchement difficile ou enlever un mauvais sort jeté sur un chrétien-vivant,
une maison ou un jardin. Yvnel tremblait de la tête aux pieds, terrassé par
une mauvaise fièvre. Orvil se dirigea vers l’arrière de sa case, dans le bosquet
familial. Et là il arracha racines, écorces et herbes, qu’il broya, mélangea,
malaxa dans un bol en émail en chantant dans un murmure :
L’INCONNU A MIS LES MAINS EN VISIÈRE comme pour se protéger d’un soleil
aveuglant et tenté, en fouillant dans la brume, de scruter l’horizon. Après
avoir trébuché à reculons, il est parti dans une sorte d’épouvante, courant
difficilement à cause du sable mouillé où s’enfonçaient ses chaussures. Il s’est
retourné plusieurs fois dans ma direction, comme s’il voulait se persuader de
ce qu’il voyait.
Il est maintenant à hauteur des premières cases du hameau, hurlant
toujours les mêmes prénoms : Estinvil, Istania, Ménélas. Hurlant à s’en
déchirer les poumons.
Mère, invoque Dieu, la Vierge et tous les saints. Et tous les Invisibles.
Tous. Invoque-les fort ! Demande à Ogou* de poser sa machette sacrée sur
moi. Fais-le, je t’en prie, tanpri.
Il ne me reste plus qu’à ne pas trop en faire et garder toutes mes forces
pour ce qui va venir... Ce qui va venir que je ne connais pas. Faire la morte.
Pour qu’ils me laissent tranquille. Pour qu’ils ne viennent pas me retourner
dans tous les sens et m’abîmer encore davantage.
Jimmy est arrivé de loin. De très loin. De la grande ville. Dans ses
vêtements de magazine, avec ses deux bagues dont une à tête de lion, et son
parfum comme nous n’en avions jamais senti... Et puis de vraies bottes de
cinéma.
Du coup, je me souviens : j’ai versé en acompte à une commerçante, au
marché de Baudelet, quelques gourdes* pour des sandales à lanières. Rouges.
Hauts talons. Pour des pieds de reine. Et je me suis offert une pédicure à
même le trottoir. Parce que, rien à faire, un paysan, une paysanne, tu les
reconnais à leurs pieds. Même pas la peine de regarder avec insistance. Ceux
de mon père sont plats, pleins, les orteils contractés, tordus, déformés. Pas
d’ongle du tout sur les deux petits doigts.
La première fois, je ne voulais pas que ce soit avec oncle Yvnel. Je déteste
oncle Yvnel. À cause de ce qu’il a tenté de faire. Sous prétexte de poser sur
nous des yeux d’adulte avisé, oncle Yvnel avait pris l’habitude de nous suivre
dans les champs, sur la route menant à l’école. Et puis, un jour que je m’en
allais avec Cocotte et Yveline sur le chemin de Roseaux, nous avons entendu
des pas dans les halliers. Des pas lourds et précautionneux. Des pas comme
ceux d’une bête à l’affût dans les fourrés. Mais, à cause de la respiration de
plus en plus oppressée, j’ai fini par me dire qu’il s’agissait bien d’un homme.
Le temps pour moi de le penser que deux mains écartent les branches. Les
filles prennent leurs jambes à leur cou. Et soudain une voix autoritaire et
chevrotante à la fois murmure mon prénom. Je me plante devant lui. Il
s’avance, m’attrape par les bras, je résiste. Il me frappe. Je hurle si fort que
les filles reviennent sur leurs pas, et oncle Yvnel me traite de tous les noms :
« Jeunesse*, Ti bouzin ». Et je ris, gorge ouverte, et je me moque de lui ! Je
le défie !
La première fois, je ne voulais pas que ce soit avec oncle Yvnel, mais avec
un homme qui arriverait en voiture pour m’enlever de ce village de paysans
et m’emmener loin. Très loin. Un homme comme Jimmy... Avec son corps
entier, beau comme une contrée lointaine, étiré comme une flamme haute !
ORVIL N’AURAIT PAS SUPPORTÉ un nouveau signe de Bonal, ni une des visites si
particulières de l’aïeul franginen, encore moins un quatrième avertissement
d’Agwé. Et puis il lui fallait chasser toutes les visions qui l’assaillaient, ces
noires messagères. Plus question de remettre à plus tard sous prétexte que la
terre ne donnait plus. Que la mer hésitait à les nourrir, ou même que les
percepteurs au marché de Baudelet ou le choukèt larouzé* les harcelaient. La
décision du service s’imposa d’elle-même à Orvil. D’autant plus qu’il fallait
profiter de ce moment entre deux ouragans. Il se mit au travail des jours
durant. Nous aussi.
Ermancia eut vite défait le pincement qu’elle ressentit dans la poitrine
quand Orvil choisit de vendre le plus gros des deux porcs. Une semaine avant
le jour fixé, Orvil laissa Léosthène et Fénelon se rendre seuls en mer et,
précédant Olmène, Ermancia et Cilianise sa nièce, la fille d’Ilménèse, il prit le
chemin du marché de Baudelet où il vendit le porc et se procura du tissu
blanc pour refaire à neuf les robes des hounsis*. Orvil misait gros, très gros.
Presque tout. Comme nous. Et, comme nous, il le fit sans remords. Sans
qu’aucune pensée le retînt. Sans souci de garder par-devers lui quelque chose
qui revenait de droit aux Invisibles, aux Esprits de la famille. Malgré l’image
du cavalier qui ne la lâchait pas, Olmène aida Orvil, Ermancia et Cilianise à
acheter de quoi nourrir les divinités et les honorer toutes. Celles qui réclament
des condiments humides – sirop d’orgeat, rhum, bouillon –, comme celles qui
ont une prédilection pour les denrées sèches – maïs, farine de manioc, griot*
de porc et bananes. Et, bien sûr, les mets préférés d’Agwé, l’invité d’honneur.
Nous avons enlevé les mauvaises herbes tout autour du démembré*, balayé
et nettoyé le badji*. Et Nélius, avec sa scie, son marteau et ses clous,
construisit l’embarcation d’Agwé. Orvil parla à peine cette semaine durant,
dormit à même le sol, l’oreille contre la poitrine de la terre battue comme
pour écouter le chuchotement de son cœur. Se garda de toucher Ermancia et,
trois jours avant la date, jeûna. Comme si cette abstinence et ce retrait du
monde devaient frayer un passage plus sûr aux dieux, aux Ancêtres et aux
divinités. Avant tous les grands services aux Ancêtres, il repensait à Ilménèse,
pendant la période des persécutions, l’aidant à enfouir sous terre tous les
objets de culte, l’asson, la machette sacrée d’Ogou, les paquets wanga*, le
mouchoir bleu d’Agwé et les tambours. La nuit, ils honoraient les lwas, les
Invisibles et les Mystères dans des rituels discrets, secrets. Danseurs
hallucinés bravant tous ensemble les édits du diocèse pour passer de l’autre
côté du monde. Il pensait au crucifix qu’il avait planté au-dessus de l’unique
porte de sa case. Les prêtres bretons, aidés du commandant de la place et du
juge, les distribuaient en veux-tu en voilà dans tous les lakous. Orvil s’était
construit son aura de grand danti pour avoir traversé ces épreuves sans
broncher. Sans faillir. Sans renoncer...
Au soir du service, ceux des descendants des Lafleur qui n’habitaient pas le
village arrivèrent à la tombée de la nuit par le sentier cahoteux qui serpente
du haut des collines jusqu’à Anse Bleue, portant chacun une offrande. Érilien
les précédait. Le chapeau sombre du sacristain contrastait avec la robe
blanche des femmes qui l’entouraient. Un chapeau de feutre noir que la
poussière et le temps avaient décoloré et qui lui mangeait la moitié du visage.
Les tambours n’avaient pas encore commencé à résonner, mais soudain ils
accélérèrent le pas, impatients de nous retrouver dans le démembré des
Lafleur. Ils allaient nous porter main-forte, alléger le poids de nos dettes
envers les dieux, et conjurer leurs propres malheurs. Dieu étant trop loin et
trop occupé, c’était une affaire entre les Invisibles et nous.
À leur arrivée, Orvil interrompit le récit d’un extraordinaire combat de coqs
à la gaguère* de Roseaux pour les saluer. Cilianise se déchaussa et tapa sur
les jambes et les fesses de son petit garçon, qui venait de renverser un seau
d’eau à force de nous courir entre les jambes. Son nouveau-né avait fini de
lui téter le sein et roulait sa tête endormie sur son épaule. Une mangue entre
les dents, elle referma rapidement son corsage et dévora goulûment le fruit.
Olmène en profita pour demander à Léosthène s’il avait vraiment eu maille à
partir avec Dorcélien, le chef de section, qui avait triché à la gaguère.
Quelqu’un le lui avait rapporté. Depuis quelques mois, nous observions tous
Léosthène piaffer comme un jeune poulain. Il regarda son père. Celui-ci lui fit
signe de se taire et lui tendit la bouteille de trempé. Olmène se pencha vers
Yvnel, qu’Orvil avait soigné quelques jours auparavant, et lui caressa les
cheveux. Un nourrisson braillait dans ses langes et les femmes se le passaient
de mains en mains. Les conversations naissaient et mouraient au milieu des
claquements des tambourineurs qui frappaient sur les peaux tendues et tiraient
sur les cordes pour les ajuster à la tonalité voulue. Nous étions tous là. Toutes
les branches du grand arbre des Lafleur. Et nous étions heureux. Heureux de
nous soustraire à la dureté des jours pour danser avec les dieux dans la
poussière et la nuit.
Le blanc des robes faisait ressortir l’ébène des peaux, la joie savante,
antique, de ces visages, comme leur profondeur de nuit. Et puis nous étions
déjà dans l’attente de cette obscurité du dehors, cette masse sombre des arbres
appuyés contre les ténèbres qui bientôt s’accorderaient avec les silences
dormant au fond de nous. Et tout se réveillerait, nos peines, nos joies, nos
faims, nos colères.
Au cœur d’Anse Bleue, dans la nudité d’un hameau, un autel était dressé.
Par-dessus, une nappe blanche. Des lampes tremblaient aux quatre coins du
péristyle, jetant des ombres sur la petite foule assemblée là et venue demander
aux dieux de laisser loin le malheur, de le pétrifier, et de les approcher, eux,
de les habiter. Les hounsis ne cessaient d’aller et de venir, chargées de
paniers et de jattes de fleurs, de gâteaux, de pigeons, de bananes, de patates
douces, d’oranges et de riz, de toutes sortes de nourritures et de bouteilles
d’alcool, anis, trempé, de sirop d’orgeat, qu’elles plaçaient devant l’autel
central tout près du caisson en bois – la barque d’Agwé – fabriqué par Nélius.
Orvil acheva de tracer un vèvè* au pied du poto-mitan* et, sans nous faire
signe, s’assit sur la chaise au pied de l’autel d’Agwé. Érilien commença les
prières catholiques en versant aux dieux, dans la poussière, de l’eau bénite
subtilisée à la barbe du père Bonin. Il sonna la cloche tout au long de la priyé
deyò*.
Après Érilien, nous avons tour à tour scandé les mots Seigneur, Marie,
Saint-Esprit, dans les aigus et les graves du français, dans les sonorités
sacrées d’une litanie chrétienne. Orvil ne comprenait pas tous les mots, nous
non plus. Mais cela importait peu pour un Dieu aussi lointain et aussi
inaccessible aux chrétiens-vivants. Après tout, Lui et ses saints nous avaient
fait échouer sur cette terre, et nous voulions juste qu’Ils nous ouvrent le
chemin vers la Guinée.
Olmène ne lâchait pas son père du regard, sentant chez lui la volonté, cette
nuit-là, de braver le monde et, avec l’aide des dieux, de tenir son destin au
bout de ses doigts. Orvil se retourna et croisa les yeux de sa fille posés sur
lui. Il l’interpella exprès. Question d’exiger obéissance. D’asseoir son
autorité : « Chante mieux les couplets. Tu devrais les connaître depuis tout ce
temps. » Olmène tourna son regard de l’autre côté de la salle et poursuivit de
toute la force de ses poumons.
Sainte Philomène, vierge martyre
Accordez-nous miséricorde
Érilien sonna la cloche de plus belle comme pour appeler les aigus et les
graves plus nasillards de la langue créole. À mesure que d’autres hommes et
femmes se joignaient à la mélopée, la voix d’Orvil se métamorphosait
lentement. Elle se faisait sourde par moments, comme tirée de l’arrière-gorge
par d’autres.
Onè la mézon é
Onè la mézon é
Papa Legba louvri baryè a antré
Honneur la maison
Honneur la maison
Papa Legba ouvre la barrière et entre
Avec l’arrivée de Legba, qui chevaucha Ilménèse, nous savions que les
ombres avaient été apprivoisées, et que la nuit s’était mise à genoux pour
nous accueillir. Il nous sembla que, tout autour dans la clairière, des centaines
de tambours résonnaient. Fendaient l’air pour ouvrir le passage à nos lwas, à
nos Mystères, à nos anges, à nos saints. Nos Invisibles allaient brûler les
portes, abattre les murs, ouvrir les fenêtres et tout faire entrer avec eux, le
jour, la nuit, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, la lune et le soleil, les
châtiments et le pardon, la raison et la folie.
Tous, l’un après l’autre, répondirent à notre appel. Loko monta Léosthène
par surprise et souffla par sa bouche. Fort. De plus en plus fort. Les yeux
exorbités roulant de droite à gauche, Léosthène vit son départ sur un voilier
porté par Loko Dewazé, Agazon Loko et Boloko. Tous les Loko nègres-vents
le chevauchèrent avec brutalité pour s’accorder à l’éclat des rages qui
l’habitaient. Pour arroser l’impatience qui se lovait en ses yeux. Tandis que
Loko l’emportait sur les eaux, Léosthène voulut boire la nuit et s’abreuver
d’étoiles. Il aperçut au loin le sourire d’une femme et avança, aimanté par le
firmament, poussé par un souffle puissant. Loko le possédait comme on
possède une âme perdue et le sella solidement pour cette chevauchée dans les
grandes plaines du ciel. Les tambours et les chants entêtants le poussaient
chaque fois plus fort, plus loin. Il vit des images folles de pays inconnus. Là
où le soleil giclait et le choisissait lui, Léosthène. Là où il pourrait dire à la
vie qu’il l’aimait.
Orvil tituba en voulant entourer Léosthène de ses bras pour calmer la
tempête. Ermancia avait envie de confier son fils taciturne et grave au ciel.
Mais, ce soir-là, Léosthène avait la force d’un géant. Il semblait tenir le
monde au bout de ses doigts. Encore chevauché par les nègres-vents, il s’assit
sur une chaise paillée au milieu du péristyle et demanda à être nourri. Bien
nourri. Il mangea à en être repu. Nous aussi. Alors, lentement, Loko allégea
le regard de Léosthène et délia son sang du feu qui le brûlait.
Olmène, somnolant non loin, ne pouvait s’empêcher de penser que, dans
une maison posée au centre d’une vaste habitation derrière le morne
Lavandou, un homme avait faim d’elle. Un homme pour lequel elle était
rongée de curiosité. Rongée d’un désir qui par moments fendait la terre et en
faisait sortir des tourbillons de flammes.
Alors, après que Zaka et Erzuli Dantò* eurent chevauché Érilien et
Ermancia, c’est toute la personne d’Olmène qui fut happée par la grande
houle des Esprits qui disent depuis toujours la folie des hommes et la morsure
des femmes. Avec les yeux mi-clos d’une courtisane, Erzuli Fréda Dahomey
murmura par la bouche d’Olmène des mots-basilic, des syllabes ralé min nin
vini*, des voyelles parfumées d’eau Florida. Fréda poussa de petits cris à
moitié étouffés, fit la belle, et surtout se mit à geindre comme une femme en
amour. Si fort qu’en avançant avec sa démarche chaloupée, ses hanches aux
rondeurs orgueilleuses, Olmène trébucha sur une grande bassine d’eau à
l’entrée du péristyle. Erzuli Fréda la reine se releva sans s’émouvoir, sa robe
lui collant à la peau comme une algue. Orvil s’approcha d’elle, agitant l’asson
tout près de son visage. Olmène vit alors des cercles aux couleurs étincelantes
sortir un à un de la bouche, des yeux, des oreilles de son père. Et, derrière
Orvil arc-en-ciel, se tenait debout l’homme de la grande habitation, l’homme
que seule Olmène voyait... L’homme-chance, l’homme-plaisir, l’homme-
pouvoir.
Les tambours résonnèrent plus fort encore. Les minutes s’étiraient, infinies,
mais cela importait peu car les rêves que nous faisions avaient besoin de
longues et patientes enjambées pour nous traverser et nous habiter. Les
bougies et les lampes à pétrole jetaient des ombres irréelles, bibliques. Des
ombres de fables de forêts profondes. Des ombres de fables de grandes
savanes.
Quand Gédé monta Nélius, nous n’avons été qu’à moitié surpris. Parce que
c’est dans les habitudes de Gédé de surgir de nulle part. Sans même être
invité. Et, lubrique, extravagant, dévergondé, de rire de nos malheurs. Comme
pour nous rappeler qu’entre la naissance et la mort tout passe vite. Très vite.
Les plaisirs plus vite que les malheurs, mais que tout passe. Et qu’il nous faut
tout prendre, la jouissance et l’effroi, la souffrance et le plaisir. Les joies et
les peines. Tout. Parce que la vie et la mort se donnent la main. Parce que la
mort et la jouissance sont sœurs. Gédé, c’est sa façon, à Dieu, au Grand
Maître, de rire. Et à nous, de rire avec lui.
On tendit un bâton à Nélius qui, transfiguré par Gédé, devint aussi vieux
que la mort, marchant avec difficulté et faisant saillir des genoux pointus de
vieillard, mais se déhanchant avec des grouillades* en veux-tu en voilà.
Mouvements secs, espiègles, lascifs, sexuels, et qui disaient que Gédé était
aussi dans le vert de la vie. É yan é yan scandait, à chaque coup de reins, la
petite foule réunie là. Gédé accorda ses mouvements aux tambours qui
cassaient, et cassaient encore, abruptement, le rythme. Gédé réclama du
clairin, sept piments-bouc, trois piments-oiseau trempés dans du jus d’orange
amère et égrena grivoiseries après grivoiseries, évoquant des verges dures
comme du bois d’orme et des foufounes en feu. Enhardi par nos rires, Gédé
se déchaîna et en remit. Encore et encore. Olmène posa sur lui un regard
comme jamais auparavant. Sa curiosité pour l’homme de l’habitation
n’arrêtait pas d’enfler. Et puis, tous, nous avons chassé Gédé avec de grands
gestes de la main. Alors l’intrus est parti comme il était venu, laissant Nélius
à bout de souffle.
Orvil et les hounsis fendirent la foule, donnant des ordres, faisant résonner
l’asson près de nos visages. Nous n’étions plus des hommes et des femmes
séparés, dispersés, mais un unique corps qui tournait, tournait et tournait
encore. Comme si la scansion régulière et inaltérée du tambour assòtòr nous
avait fait un même cœur et que les autres tambours nous avaient confondus
dans un même corps. L’émotion était à son paroxysme. Orvil décrivait des
cercles de plus en plus rapides et nous le suivions, et nous enveloppions le
monde avec lui. Nous enveloppions le monde de toutes nos interrogations, de
toutes nos souffrances, de toutes nos attentes. Et puis, à force de tourner, il
nous sembla que nos pieds ne touchaient plus terre. Que la poussière qu’ils
soulevaient était un duvet de lumière. Que les dieux s’étaient réveillés dans
cette lumière et que nous nous y baignions avec eux.
La vie nous prive de ce que nous rendons au centuple aux dieux. La vie te
prend et tient ses mains serrées dur autour de ton cou et, quand elle pense
t’asphyxier, voilà que tu respires plus fort, encore plus fort. Que tu te dégages
de son étreinte sans même qu’elle s’en aperçoive et que tu lui fais un pied de
nez, à la vie. Un pied de nez magnifique. Dans une joie-délivrance. Une joie
d’enfant sauvage.
Nous étions plus que jamais tenus ensemble les uns avec les autres. Contre
les dangers venant des plus forts que nous. Contre les menaces de tous ceux
qui sont comme nous des vaincus, qui nous ressemblent comme deux gouttes
d’eau, mais ne sont pas les enfants du démembré.
Sur les sentiers nous glissions, silencieux comme des pèlerins encore
habités par le mystère d’un voyage savant, joyeux et lointain. Nos rêves nous
avaient portés si loin, dans une lumière si ancienne, que nous titubions un peu
dans les ombres roses et bleutées de cette aube.
Nous avons rencontré le père Bonin qui faisait sa promenade matinale.
Toute la nuit il avait prié au son de nos tambours, intercédant auprès de Dieu
afin que nous renoncions à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Quand il
nous croisa, l’envie de nous parler d’enfer et de paradis le saisit, mais père
Bonin n’osa pas. Non, il n’osa pas. Le seul lieu pour reposer nos vieux os
s’appelait la Guinée et, après la dure vie que nous avions menée sur terre,
aucune divinité n’aurait l’idée de nous envoyer ailleurs brûler ces os-là. Pour
sûr que nos yeux disaient tout cela, et même davantage. Alors, l’espace de
quelques secondes, père Bonin eut du mal à nous reconnaître, nous, les brebis
de sa paroisse. À cause de toute cette cohorte de divinités lâchées dans nos
veines. À cause de nos yeux de grande cavale, luisants comme des lampes
bobèches dans le petit matin.
14
AUCUNE COUMBITE* NE FUT ORGANISÉ pour sarcler ce lopin de terre sur le flanc
du morne Lavandou et y poser les pieux d’une maison en dur. La première
d’un descendant des Lafleur. Tertulien convoqua plutôt des manœuvres qui
arrivèrent de Baudelet, et à qui Léosthène, Fénelon et même Nélius prêtèrent
main-forte pour construire deux pièces agrémentées d’une galerie à l’avant.
Manœuvres, frères, mère, père, tous, nous étions subjugués par la
métamorphose d’Olmène en quelque chose qui était encore nous et qui ne
l’était déjà plus tout à fait. Olmène nous subjuguait et nous en étions fiers,
certains qu’elle n’oublierait aucun d’entre-nous. Aucun.
Mais, mieux que la case, la qualité de la terre argileuse tout autour, les
trois robes, la vache, et les meubles, c’étaient les chaussures achetées à Port-
au-Prince qui achevèrent de combler Olmène. Elle en avait parlé plusieurs
fois à Ermancia, à Ilménèse sa tante et aux autres femmes du lakou. « Plus
belles que celles de Mme Yvenot ? » demanda une Ermancia dubitative. Les
chaussures ne l’avaient jamais vraiment impressionnée. « Oui », répondit
Olmène. Ermancia se contenta d’observer sa fille qui basculait dans un autre
monde, en s’assurant que son regard la retenait encore auprès d’elle.
Avant de porter ses chaussures la toute première fois, Olmène se lava les
pieds avec insistance. Elle avait pris soin, pour ne pas se ridiculiser, de ne pas
les porter en présence de Tertulien, continuant à vaquer pieds nus à ses tâches
quotidiennes. Une fois que Tertulien eut le dos tourné, Olmène se mit debout
avec précaution et osa quelques pas timides qui mirent ses pieds à rude
épreuve. Quand elle enleva ses chaussures, ce fut pour frotter vigoureusement
ses orteils, l’un après l’autre, la plante et le cou de ses deux pieds qui jusque-
là avaient poussé sans entraves et s’étaient étendus à leur aise. En toute
fantaisie. Au bout du troisième jour, elle se risqua jusque sur le sentier qui
descendait vers la route. Après avoir évité de justesse trois chutes, Olmène
rebroussa rapidement chemin, les chaussures dans les mains, avançant comme
quelqu’un qui aurait marché sur des braises. Se prépara une cuvette d’eau
avec des feuilles de papayer et y trempa longuement ses pieds jusqu’à
s’assoupir. Malgré ses souffrances, elle décida ce jour-là de se chausser toutes
les fois qu’elle entendrait le galop du cheval gris de Tertulien en bas du
sentier. Elle ne voulait plus être une femme aux pieds nus et tenait à le
prouver à Tertulien, à Dorcélien avec ses airs de chef accompli, aux dames de
Roseaux et de Baudelet, Mme Yvenot et Mme Frétillon. Et, à force de
douleurs, d’ampoules et d’égratignures, elle finit par apprivoiser ces corps
étrangers qui, en bridant une liberté de seize ans, firent d’elle une femme à
chaussures.
Sur le chemin menant à Anse Bleue, elle rencontra une fois le père Bonin
accompagné d’Érilien, qui souvent faisait office de traducteur. Le père Bonin
regarda les pieds d’Olmène avant de lui rappeler que Dieu ne voulait pas du
péché.
« Tu es bien Olmène, la fille d’Ermancia et d’Orvil ? »
Olmène fit oui de la tête.
« Je te rappelle que la femme ne doit pas séparer ce que Dieu a uni. Et que
les fidèles doivent baptiser leurs enfants dans Son église. Qu’un péché mortel
est bien plus grave qu’un péché véniel. »
Érilien traduisait des mots auxquels ni lui ni Olmène ne croyaient. Olmène
baissa les yeux et répondit de ce « oui » soumis qui nous monte si vite à la
bouche quand nous voulons confondre les autres. Elle observa elle aussi ses
pieds, puis son ventre, et se dit que, de toute façon, Dieu, le Grand Maître,
était bien trop occupé pour s’attarder sur les pieds épais d’une paysanne
perdue entre Ti Pistache, Roseaux et Baudelet, qui portait dans son sein
l’enfant d’un homme qu’Erzuli Fréda Dahomey avait placé sur son chemin. Et
qu’elle n’avait rien séparé du tout. Et que Dieu l’aimerait quand même. Elle
s’en alla en demandant à Erzuli de ne pas l’abandonner : « Erzuli, protège-
moi. Je suis ton enfant, pitite ou. Et tu le sais. »
Quand, quelques semaines plus tard, Olmène croisa Pamphile et Horace,
deux des fils les plus âgés de Tertulien. Ils la dévisagèrent longuement. Elle
marchait déjà avec plus d’aisance, chaussures aux pieds. Sa démarche
n’expliquait donc pas qu’ils la dévisagent un si long moment. Elle comprit à
leur regard qu’ils savaient. Comme elle, Olmène, savait que Marie-Elda, leur
mère, feignait d’ignorer les fredaines et les frasques de son époux. Ils
regardèrent Olmène avec insistance, et elle soutint leur regard comme elle
l’avait fait face à leur père au marché de Ti Pistache. Le sentier était étroit.
Ils s’arrêtèrent pour la laisser passer. Aucune parole ne fut échangée. Aucune.
Mais il s’étaient tout dit.
Pour sûr qu’Olmène, aussi bien que leur mère, n’aurait pas autant tenu à
Tertulien Mésidor s’il n’avait pas dompté autant d’autres femelles. Si leur
nombre imposant faisait de lui un homme toujours prêt à se débraguetter, il
avait aussi scellé son règne sur des kilomètres de collines, de vallons et de
plaines. Olmène était une paysanne, Marie-Elda une dame respectable. Ce qui
n’empêchait pas Olmène de recevoir la semence du mari fornicateur et
puissant de la dame respectable. Mais à aucun moment Olmène n’avait songé
à occuper la place de Marie-Elda. Un tel acte eût relevé de l’impensable, et le
monde s’accommode mal de l’impensable. Chacune le savait. Les autres
femmes ne l’ignoraient pas non plus. Toutes étaient en ce sens quittes dans le
partage de ce même homme, sous lequel elles avaient poussé le même petit
cri de plaisir qui brouillait toute frontière entre la dame respectable et les
paysannes.
Olmène nous avoua qu’elle y avait pensé en regardant Pamphile et Horace.
Mais elle savait qu’elle était à ce moment-là la plus forte, la plus nouvelle et
la plus jeune. Et voulait tout simplement jouir de cette victoire avant qu’une
autre, plus jeune et nouvelle à son tour, ne vînt inévitablement la remplacer.
Sans jamais se parler, Olmène et les fils de Tertulien s’étaient dit toutes ces
choses et bien d’autres encore. Chacun regagna son monde. Olmène ne se
retourna pas pour les voir disparaître au bas du sentier.
16
LES CHARMES D’UNE ADOLESCENTE de seize ans avaient, dans les fourrés,
halliers et hautes herbes, décuplé pendant quelques mois les ardeurs d’un
homme qui voyait approcher avec frayeur ses soixante ans. Il la prenait
quelquefois avec douceur et fermeté. D’autres fois avec gourmandise ou
voracité. C’était selon. Quelquefois sans dire un mot. Parfois en l’insultant
pour ce plaisir auquel il ne s’attendait pas. Il l’avait prise comme son père
Orvil prenait Ermancia sa mère dans l’unique pièce de la case. Par surprise,
au moment même où elle s’assoupissait. Mais, une fois qu’il l’eut
définitivement installée dans cette maison, Tertulien prit Olmène comme un
propriétaire. Tous les accouplements se déroulaient selon un ordre immuable.
À vouloir garder son muscle tendu le plus longtemps possible sans vraiment
se soucier d’Olmène, Tertulien finissait toujours par se fatiguer et sombrer
dans le sommeil. Si un long grognement indiquait que pour lui quelque chose
avait dû se passer, ce n’étaient pour Olmène que d’interminables minutes,
toutes semblables et sans tension, sans début, sans milieu et sans fin. Sans
plaisir à faire chavirer son bon ange, à lui faire éclater l’âme. Sans la
lassitude d’un corps rassasié, repu. Alors, dans ces moments-là, forcément, les
pensées d’Olmène flottaient vers d’autres préoccupations bien terre à terre :
les légumes de soleil qu’elle ferait pousser avec l’aide de ses frères, les deux
chèvres, le porc et la volaille qu’en plus de la vache elle garderait dans un bel
enclos derrière la maison, le four à pain qu’elle ferait construire, et puis le
commerce qu’elle développerait entre Saint-Domingue et les villages d’ici
comme Mme Yvenot. Tertulien s’arrêtait par épuisement et les deux restaient
là, figés, silencieux.
Très vite Olmène ne goûta plus à aucune volupté, mais se contenta
d’apprendre à laisser exulter son corps à la douceur des choses et au souffle
épris, quoique déjà fatigué, d’un homme mûr. Ce qui n’empêchait pas Olmène
de lui préparer les mets dont il raffolait, un tchaka*, du petit mil ou du
poisson séché. De lui frotter les pieds dans la bassine d’eau quand il le
réclamait et, penchée au-dessus de sa tête, de lui enlever quelques cheveux
blancs tandis qu’il s’abandonnait à une douce somnolence.
Tertulien avait des bras robustes, le poitrail d’un homme qui avait toujours
mangé à sa faim et au-delà, le regard et la démarche d’un homme puissant.
Olmène, le port, le regard et la démarche d’une jeune femme soumise à un
homme puissant. Tous ceux qui la croisaient en étaient convaincus, sans
imaginer une seule fois qu’entre les quatre murs de la nouvelle maison, elle
avait retourné cette certitude en un doute qui ravageait secrètement Tertulien.
Lui laissant, après chaque visite d’amour, l’obscur sentiment de sa virilité
remise en question. Et Ermancia s’assurait avec vigilance qu’Olmène
renouvelait ses offrandes à Erzuli afin que Tertulien ne connût jamais la paix
de l’esprit. Jamais.
Le petit Dieudonné, fruit de son ventre, naquit cinq mois après l’installation
d’Olmène dans sa nouvelle demeure. Elle accoucha avec l’aide de sa mère et
d’Ilménèse, celle-ci ayant pris soin de chasser tous les mauvais esprits errants
qui auraient pu rôder autour de la maison ou sur le toit et dévorer le nouveau-
né. Olmène posa fermement ses mains sur une chaise attachée au lit par
Ilménèse, matrone, fanm saj, et hurla : « Tertulien, je te hais. Plus jamais je
ne te laisserai me toucher. » Elle cria plusieurs fois de suite au milieu de
douloureuses contractions qui lui raclaient le fond du ventre au couteau.
Quand l’enfant apparut entre ses cuisses, elle l’appela Dieudonné. Parce
qu’elle aimait l’idée que ce fils soit un cadeau de Dieu, qui sait tout, voit
tout, entend tout, donne tout. Dieudonné serait un roi. Son roi. Appelé à être
l’étoile filante d’un lakou. « Dieudonné nous sauvera tous. Il ira à l’école et
sera, pourquoi pas, arpenteur, médecin ou, qui sait, président. Oui, président,
et pour nous, à Anse Bleue, il retournera le malheur comme un gant. »
Ilménèse lui massa le ventre avec un mélange de feuilles de papayer,
d’avocatier et de quenepier. Et, un mois durant, Olmène et son nouveau-né ne
quittèrent pas leur maison. Olmène se régénéra, ivre de bains parfumés pour
rester ferme et femme, réécouta les conseils des entremetteuses et toutes les
recettes de femmes prêtes à courtiser et à être prises. Dieudonné, quant à lui,
puisa dans le sein de sa mère et sous les caresses de ses mains les premières
forces d’ici et d’ailleurs, celles visibles, celles invisibles, pour s’engager dans
la grande occupation de vivre, de croître et de vouloir, dans un lieu où tout
est défi et victoire.
Quatre mois après la naissance de Dieudonné, Tertulien fit tuer deux cabris
et deux porcs pour une fête dont nous nous souvenons encore à Anse Bleue.
Toutes les branches de l’arbre des Lafleur étaient là. Les femmes avaient
revêtu une robe de carabella* sortie de dessous leur lit comme pour toutes les
grandes occasions, les hommes leur grande chasuble. Les enfants riaient et
couraient dans la forêt de jambes des adultes. Ermancia, Ilménèse, Cilianise et
Olmène mirent la dernière main aux préparatifs pour le repas. Les odeurs
nous arrivaient, dorées, joyeuses. Orvil s’assit à l’écart un instant, silencieux,
regardant tous ceux qu’il aimait réunis là. Toutes les branches du grand arbre
des Lafleur. Au loin, la mer faisait la belle et la douce. Un léger vent venu
des montagnes agitait les arbres. Orvil ferma les yeux et respira de
contentement. Comme on le fait pour saisir un don rare.
C’est la seule et unique fois où nous avons mangé en laissant même des
restes. Preuve irréfutable, s’il en est, que la fête avait été grandiose. Que nous
en avions eu pour notre grand goût. Tertulien Mésidor n’avait lésiné sur rien :
le tchaka, le boudin de cabri, le cabri grillé, le griot de porc, le riz au lalo*,
les poules à la sauce créole, les bananes pesées*, les ciriques, le riz aux djon-
djon*.
Nous avons mangé comme s’il s’agissait de notre dernier repas. Comme si
la famine était à nos trousses et menaçait de nous rattraper. Là, tout de suite.
Comme si toute la nourriture du monde allait disparaître à jamais. Comme si
la mort nous tendait déjà la main. Nous avons mangé avec avidité. À en être
repus. Nous avons mangé avec un plaisir où se mêlaient la panique et l’effroi
de manquer à jamais. Notre plaisir en fut décuplé. Les hommes avaient défait
les premiers boutons de leur chasuble et les femmes desserré leur ceinture.
Nous avons mangé à en être ivres, désounin.
Avec nos robes et nos chasubles tachées de sauce et nos mains graisseuses,
tout l’après-midi, cavaliers et cavalières, nous avons dansé le quadrille, le
menuet, comme au temps où nos ancêtres imitaient derrière leurs cases la
cour des rois de France. Des musiciens venus à la demande de Tertulien de
l’autre côté du morne Lavandou nous ont fait danser au son du tambour, de la
flûte et du tambourin : « Kwazé les pas. »
Le malheur allait pourtant bientôt fissurer nos vies, mais nous ne le savions
pas encore. Nous ne savions pas encore que c’était la dernière fois que les
descendants des Lafleur se retrouvaient au grand complet. Tous. Nous ne nous
doutions pas que les événements, dans une course de plus en plus folle,
allaient sceller et consacrer des séparations, des départs et des morts dont
nous n’allions jamais nous remettre. Jamais.
Nous avons laissé les lieux à la tombée de la nuit avec la douceur d’un
contentement sans limites. Tertulien Mésidor regarda la foule s’éloigner dans
ses derniers rires, certains hommes titubant dans la pénombre, et les femmes
tranquilles dans leur démarche chaloupée. Il se retourna et apprécia un long
moment la croupe fondante d’Olmène, ses yeux qui l’avaient foudroyé au
marché de Ti Pistache, son silence insondable où il aimait tant s’oublier. Et
Tertulien se dit qu’il était un homme puissant, et qu’il avait bien de la
chance.
17
NI L’INCONNU QUI S’EST ÉLOIGNÉ, ni ceux qu’il aura bientôt ameutés, hommes,
femmes, vieillards et enfants, ne pourront plus grand-chose contre moi. Je ne
peux malgré tout m’empêcher de me méfier de tous ces étrangers qui ne
manqueront pas de surgir pour m’examiner sous toutes mes coutures.
Après avoir fait trois jours durant se retourner les bêtes, s’envoler les
branches des arbres, soufflé les toits, le nordé* a perdu de sa violence.
J’entends le souffle de la mer dans mon dos. À droite, une soudaine
rumeur, à peine perceptible, se mélange aux couleurs incertaines. Une rumeur
bruissant d’odeurs et des premiers appels des chrétiens-vivants.
Je reviens d’une longue nuit.
À force d’eau, de sel et d’iode, mon corps s’est fait animal marin, et voilà
que, dans ma légèreté, j’ai suivi la crête des vagues qui s’étirent avant de se
retirer loin, très loin, jusqu’au plus profond de l’épaisseur des eaux. Et la
masse énorme a fermenté et grondé, remontant à nouveau vers l’écume
moutonneuse pour se briser sur les rochers.
Dans les premières heures du matin, d’autres hommes, emmitouflés dans
leurs vêtements, sortent des cases malgré le vent et les eaux, et crient mon
nom à tue-tête. Tous dehors. Arrachés à leur couche. Lâchés dans la nature.
Ce sont les dernières voix que j’ai entendues avant celle de l’inconnu et
des deux hommes sortis des maisonnettes les plus proches de la grève. Ils ont
très vite rejoint l’inconnu à mi-chemin. Les voilà qui s’approchent. Après ces
trois jours d’ouragan, on dirait des Lazare tout frais sortis de leur tombe,
mais sans aucun Jésus, comme dans la bible du pasteur Fortuné, pour
expliquer quoi que ce soit. Aussi perdus que nous l’avons été le premier soir
où l’avion a survolé Anse Bleue. Que de confusion depuis ces dernières
semaines. Que de confusion !
Je pense à Cocotte et Yvelyne. Il a suffi d’un seul regard posé sur moi
pour que rien ne soit plus pareil. Jimmy, fais-moi écouter une nouvelle
chanson...
Sur le chemin, Yvelyne, Cocotte et moi avons croisé Jimmy, le seul
étranger des cinq villages et hameaux alentour. Le seul. Pas si étranger que
ça de toute façon. Arrivé il y a quelques semaines. Pour reprendre ses droits
et possessions sur ses terres. Les terres des Mésidor. Et moi, je le suis à la
trace. Petite bête à l’affût dans l’herbe sauvage. Je m’accroche à ses talons.
De sa 4 × 4 flambant neuve, la voix de Wyclef Jean à plein tube appelait
le 911 – « Someone please call 911 » – et Mary J. Blidge lui répondait :
« This is the kind of love my mother used to warn me about ». La sono à
crever les tympans. Et Cocotte, Yvelyne et moi, nous ne tenions plus en place.
Nous avons avancé en cadence, des fourmis dans les jambes, du cool dans
tout le corps. Rien à voir avec Les Invincibles, l’orchestre de Roseaux.
Minable. Nul. Deux guitares, trois tambours, un keyboard. Et c’est tout. Un
chanteur à la voix fluette, une pomme d’Adam proéminente, et myope comme
ce n’est pas permis. Sans ce goût d’inconnu. Sans ce goût de grande ville.
Sans menace et sans danger sur le grand galop de la vie.
Encore un peu et nous aurions dansé sur la route cahoteuse comme dans
une vraie discothèque. Comme au Blue Moon de Baudelet où, Cocotte,
Yveline et moi, nous rêvions d’être emmenées un jour. Un jour... Alors nous
avons juste ri sous cape en accélérant le pas. Curieuse comme pas une, j’ai
été la seule à me retourner.
Jimmy a descendu la vitre et montré un visage qui n’était ni beau ni bon.
Et moi, ni belle ni bonne, j’ai voulu l’allumer comme une torche. Pour voir...
Rien que pour voir.
Je l’ai appelé « monsieur » et cela lui a plu, alors que tout au fond je
voulais lui crier : « Oh, Jimmy, mon amour ! Je fais semblant de ne pas te
voir alors que, depuis des semaines, je ne vois que toi. »
Quand, trois jours plus tard, Tertulien revint la visiter, Olmène s’ouvrit à
lui avec un mélange de résignation, de peur et de dégoût, persuadée que
jusqu’à l’odeur de Tertulien n’était plus la même. Qu’il sentait la pourriture et
le souffre. Oui, le souffre. Et, après qu’il se fut retiré de son ventre, elle crut
bien avoir forniqué avec le diable en personne. À cet instant précis, Olmène
prit la décision de partir. Pour n’importe où, mais partir. Elle pensa fortement
à Léosthène. Nous l’avons sentie chaque jour un peu plus loin dans sa tête et
savions qu’elle finirait par nous quitter elle aussi. Qu’un jour, ce serait son
corps qui nous abandonnerait. Rien qu’à la regarder ou à l’approcher on
pouvait entendre les mots qu’elle se répétait, se répétait : « Je finirai par
mettre un pied devant l’autre. Je finirai par le faire. Sauvée. Je vais me sauver
et je serai sauvée. »
Tertulien sentit son emprise sur Olmène se relâcher malgré les galons qu’il
gagnait chez les bleus, malgré l’argent qu’il accumulait. Il doutait de lui-
même parce qu’il voulait tout, l’argent, les galons et Olmène. Il commença à
lui reprocher ses retards au marché, ses visites trop longues chez Ermancia et
Orvil, et ses repas fades comme son corps qui ne répondait plus. Alors un
jour il la frappa. Puis un autre jour. Mais il revenait chaque fois sans rien
dire, telle une bête prise en faute. Gauche dans ses gestes et ses mots, qu’il
semblait chercher tout en parlant très fort. Se demandant ce qui l’aiderait à
franchir le mur qu’avait dressé Olmène. N’y tenant plus, un après-midi, il la
prit de force, maintenant ses poignets contre le matelas et lui demandant à
chaque coup de boutoir si c’était aussi bien qu’avec les petits jeunes
inexpérimentés. Olmène, les cuisses meurtries, ne répondit pas. Ne répondit
jamais lors de toutes les autres visites. Elle ne répondit à personne. Même
quand, un matin qu’il était venu l’aider pour les semailles, Fénelon lui
demanda en voyant sa paupière tuméfiée si elle s’était fait mal en tombant.
Dans sa tête, elle était déjà dans le voyage. Léosthène n’avait pas voulu que
le malheur lui fît plier les genoux. Olmène ne voulait pas qu’un homme l’usât
jusqu’à la corde.
La veille de son départ, elle passa la nuit chez Ermancia et Orvil, et
demanda à Fénelon de faire le guet. Ermancia lui rappela toutes les leçons sur
la vie, les hommes, les femmes, sur la terre, sur les dieux. Orvil fit avec elle
le tour du démembré et Olmène alluma une bougie sous chacun des arbres où
reposaient les dieux de la famille, s’attardant devant celui où avait été enfoui
son cordon ombilical. Nous les avons suivis en silence, les larmes aux yeux,
la colère au fond de la gorge. Fénelon, contrairement à nous, ne pleurait pas.
Il ramassait sa propre colère pour en faire autre chose que de la résignation,
de la soumission ou de la ruse. Quelque chose que nous aurions tous voulu
connaître mais qu’il nous cachait bien.
Orvil passa toute la nuit à préparer une protection pour sa fille. Une petite
statuette avec un morceau de miroir brisé sur la poitrine, qu’il plaça dans une
bouteille d’eau. Question d’alerter les anges sous les eaux, Damballa*, Aida
Wèdo, Agwé, Simbi et Lasirenn, que sa fille se trouvait dans une mauvaise
passe et qu’ils devaient la protéger. À l’aube, au moment du départ, Orvil
l’implora de revenir. Même dans très longtemps. Mais de revenir. De ne pas
se mettre en danger. La bataille des Lafleur devait se jouer ici et nulle part
ailleurs.
Olmène embrassa Dieudonné, qui dormait tout contre Ermancia, sans le
réveiller. Tout ce que possédait Olmène tenait désormais dans un baluchon
qu’elle cacha sous quelques légumes dans un panier. Histoire de ne pas
susciter de soupçons. De ne pas délier les langues.
Laisser son passé derrière elle était une expérience qu’Olmène vivait
comme un cadeau. Comme un don. Elle ne voulait pas être défaite. Elle
reviendrait de l’autre côté de la résignation, de la peur, de la colère. Elle
reviendrait. Mais il fallait d’abord s’arracher par la fuite à un avenir noir.
Olmène avait à peine dix-huit ans et voulait convoquer la vie. Brûler les
jours. Tout Anse Bleue s’était réuni devant la case d’Orvil et d’Ermancia.
Olmène se détacha de nous et avança jusqu’au bout du chemin à pas légers,
comme si elle allait danser.
Quatre jours après le départ d’Olmène, Tertulien, pris entre rage et chagrin,
se présenta chez Orvil et lui intima l’ordre de la ramener à la raison et chez
elle, et fixa même un délai : « Si dans une semaine... » Dans la voix de
Tertulien, on entendait que l’homme avait repris de la puissance. À l’arrivée
de son père, Dieudonné avait couru vers lui en riant, sur ses petites jambes
peu sûres, et s’était accroché à son pantalon. Tertulien se contenta de poser la
main sur ses cheveux et parla d’autorité à Orvil, qui jamais ne répondit. Il
s’en alla sans se retourner, au milieu des pleurs et des cris de son fils qui le
réclamait. Olmène partie, Dieudonné était devenu tout à fait insignifiant.
Négligeable. Un enfant naturel, illégitime.
« VOUS N’ÊTES QUE DES LÂCHES. Bande de poltrons... Vous vous laissez
malmener sans rien dire, sans aucune protestation. On vous piétine et, au lieu
de vous défendre en enlevant le pied, vous tendez tout le corps, le dos, le
ventre, la tête, pour que l’on vous marche dessus. Pour que l’on vous écrase
comme des vers de terre. Oui, c’est ce que vous êtes, des vers de terre. »
Père Bonin avait, ce dimanche-là, choisi la colère pour nous parler. Sa peau
avait viré à un rouge que nous n’avions jamais vu. Déchaîné, il prononçait
son sermon dans une grande exaltation. Avait-il bu plus de vin que
d’habitude ? Nous n’en savions rien. Mais sa voix était éraillée comme celle
d’un vieil ivrogne. De toute façon, c’était par cette voix abîmée que passait la
parole de Dieu. Et, à en croire ce que disait père Bonin, Dieu ne nous aimait
pas beaucoup ce dimanche-là.
Nous nous sommes dit que peut-être un redoutable lwa Pétro* dansait dans
la tête de père Bonin. Il était vraiment très en colère contre nous. Contre ceux
qui quittaient villages et hameaux à bord des camions. Contre ceux qui les
emmenaient. Contre ceux qui les faisaient chercher. Contre nous qui les
laissions partir. « Et la terre, dites-moi, qui va se battre pour elle ? »
Pris par surprise, nous n’avons pas bronché, certains d’entre nous le cou
ceint d’un scapulaire, d’autres d’un chapelet, et quelques-uns des deux.
Cachant bien notre stupéfaction, nous n’avons pas non plus fait entre nous le
moindre commentaire. Pas un. Nous ne bronchions pas. Plus que jamais
engoncés dans notre unique vêtement du dimanche. Dans notre impassibilité.
Dans notre silence paysan. Visiblement, père Bonin était au courant
d’événements et de choses que nous ignorions. Des affaires de gens plus
puissants que nous, des affaires de grands Nègres et de grands Blancs. Des
affaires sur lesquelles nous n’avions aucune prise et desquelles nous voulions
nous tenir éloignés.
Dorcélien quitta l’église en furie, menaçant du doigt père Bonin qui fit une
pause de quelques secondes en le regardant droit dans les yeux. Dorcélien et
père Bonin semblaient avoir entamé une conversation par-dessus nos têtes et
s’être compris. Contrairement à nous, qui sommes restés raides comme des
statues, silencieux, serrés épaule contre épaule, transpirant un peu plus que
d’habitude. Cette scène ne faisait que nous confirmer au plus fort de nous
qu’il s’agissait bien d’une histoire entre des gens plus grands que nous.
Au départ de Dorcélien, père Bonin continua de plus belle : « Un enfant de
Dieu est aussi un enfant qui relève la tête et qui chasse les mécréants comme
Jésus l’a fait avec les marchands du Temple. Vous n’avez pas à tout accepter,
à tout avaler sans mot dire, sans opposer la moindre résistance. On vous
anéantirait jusqu’au dernier que je n’entendrais rien de vos lèvres. Que vous
ne soulèveriez pas un bâton pour frapper l’ennemi. »
Nous nous sommes mis à hocher légèrement la tête. À notre insu peut-être,
car aucun d’entre nous ne voulait avoir affaire avec Dorcélien.
Est-ce à cause de ce léger remous que père Bonin put lire sur nos visages
que nous étions soulagés du départ de Dorcélien ? Difficile de le savoir.
Toujours est-il qu’il se fit plus conciliant quand il ajouta, dans un créole qu’il
commençait à maîtriser :
« Et puis je vous connais. Si vous croyez que je ne sais pas que vous
fréquentez l’église, que vous vous agenouillez, que vous recevez le corps du
Christ et, une fois rentrés chez vous, que vous vous adonnez à des rites de
sauvages ! Oui, de sauvages ! Alors je vais vous dire, moi, ce qu’il adviendra
de vous : la nuit ne cédera plus la place au jour, les plantes deviendront des
pierres, eh oui. Les poissons ne seront que des souvenirs dans vos filets secs.
Et vos bêtes n’accoucheront plus. Telle sera la volonté de Dieu. Amen. »
Et nous avons répondu : « Amen. »
Puis père Bonin appela d’autorité Yvnel, qui s’avança dans ses habits tout
blancs d’enfant de chœur. Sa voix était toujours aussi méconnaissable quand
il attaqua son chant en latin. Un de ces chants dont nous avions fini par
connaître les sonorités à force de les entendre. Alors nous avons répété avec
lui, mais plus fort que d’habitude, comme pour nous soulager d’un poids sur
la poitrine :
Agnus Dei
Qui tollis peccata mundi
Les chants se levèrent en nous comme un soleil, nous gratifiant d’un peu
de répit. Quelques-uns, bras ouverts et tendus vers le ciel, se balancèrent de
droite à gauche. Appelant à la fois Dieu, les saints et les lwas à notre
rescousse.
Une fois la messe achevée, Ermancia se glissa parmi les fidèles, encore
sous l’effet des paroles de père Bonin. Elle avait à parler à la Vierge, dont la
statue trônait à l’entrée, à droite de l’église, juste en face de celle de saint
Antoine de Padoue. Elle ouvrit les deux bras et hocha la tête pour lui dire, à
la Vierge, qu’elle attendait encore les miracles mais ne les voyait pas venir.
Que sa patience était à bout. Qu’elle lui avait demandé que Léosthène et
Olmène lui fissent signe. Au moins une fois. Qu’elle se tournerait bientôt vers
d’autres plus puissants qu’elle : saint Jacques, l’archange Gabriel ou saint
Patrick. Oui, absolument. Ermancia, déçue, en colère, frappa la statue de sa
paume et invectiva la Vierge : « Tu es là, debout, à ne rien faire, à ne pas
lever le petit doigt pour tes enfants. Depuis le temps que je te demande de me
faire avoir des nouvelles d’Olmène et de Léosthène. Mais je ne reçois rien.
Absolument rien. » Ermancia n’entendit pas père Bonin s’approcher. Quand
en se retournant elle le vit, elle changea rapidement les coups en douces
caresses. Le père Bonin la regarda du coin de l’œil, dubitatif, sachant
qu’Ermancia ne parlait pas à la Vierge au Christ mourant sur ses genoux,
mais bien à Erzuli Dantò avec sa cicatrice sur la joue, protégeant son enfant
contre les vents, la faim, le soleil et les mauvais airs. Ermancia ferma
pieusement les yeux, fit le signe de la croix et s’en alla, tête baissée, après
avoir salué père Bonin.
« C’est ça, madame Orvil, c’est ça. »
Père Bonin avait fini par nous aimer tels que nous étions. Nous avions fini
par aimer sa tendresse rugueuse. Pourtant il ne nous a jamais vraiment
compris. Nous ne l’avons jamais vraiment compris non plus. Jamais. Mais
était-ce le plus important ? Nous n’aurions jamais laissé quiconque toucher un
seul de ses cheveux, et lui nous aurait défendu contre une armée entière.
Dans l’indolence des journées claires, Dieudonné nageait loin, très loin,
avec Oxéna, les autres cousins et Osias, un ami qui venait de Ti Pistache. Ils
nageaient parfois jusqu’au large. Avec pour unique bouée un tronc d’arbre ou
un grand seau en plastique. Ils ne revenaient que quand les silhouettes sur la
plage étaient devenues aussi minuscules que des mouches, leur rappelant que
des voiliers étaient partis que l’on n’avait jamais revus. Et tous nageaient
alors lentement pour rejoindre le rivage, en pensant à la fessée qui les
attendait et aux remontrances – « Vagabonds, sans aveu » – qui pleuvraient
en même temps que les coups de rigoise*. Mais les souffrances étaient bien
plus éphémères que l’envoûtement de la mer. Jamais Dieudonné n’avait
regretté de l’aimer autant.
Souvent il pêchait des têtards ou des anguilles dans la vase et s’amusait à
observer les flamants roses dans les marais. Les filles avançaient avec lui et
les autres garçons du hameau jusque dans les fourrés et les aidaient à préparer
des pièges à oiseaux pour les tourterelles et les ortolans.
Le reste du temps, Dieudonné courait après un gros noyau d’avocat ou de
mangue, ou une miraculeuse boîte de conserve entourée de bouts de tissu, en
guise de balle. Puis, plus tard, il donna des coups de pied dans un vrai ballon,
sur le terrain de foot aménagé derrière la chapelle Saint-Antoine-de-Padoue
par le père Bonin, juste à côté de l’école que Dieudonné n’avait fréquentée
que trois années. « Un enfant à l’école, avait clamé Ermancia au père Bonin,
ce sont deux bras en moins à la maison et dans les jardins, et deux bras en
moins pour la pêche. »
Du plus loin qu’il se souvînt, Dieudonné avait toujours entendu les
quelques inconnus qui se hasardaient jusqu’à Roseaux demander à voir
Fénelon avec ces mêmes mots : « Le chef est-il là ? », et lui laisser un sac de
riz, deux poules, une pintade ou des légumes. En sa présence, ils y allaient du
même « Oui, chef mwouin, oui, mon chef », même après avoir attendu deux
heures sous un soleil à leur brûler le crâne, une mouche posée sur la salive de
la faim aux commissures de leurs lèvres. Dieudonné reliait la puissance de
Fénelon à celle du danti d’un lakou, comme son grand-père Orvil, ou à celle
d’un chef encore plus fort que tous les chefs et qui portait un chapeau noir et
des lunettes épaisses.
Grâce aux largesses de Fénelon, Ermancia dressa son premier établi – une
table taillée par Nélius dans un bois grossier – à l’entrée du lakou. Construisit
à Anse Bleue la première case en dur. À l’établi, elle remplissait de sucre des
petits sachets bruns, vendait des tablettes au roroli*, des gingembrettes, du
rapadou*, des kasavs et, en saison, des avocats ou des mangues. Quand elle
reçut les premières bouteilles de kola de Fénelon, elle consacra une boîte de
conserve à l’argent destiné à régler chaque fournisseur.
Nous mangions mieux que beaucoup, et la peur des hommes et de leurs
maléfices se tenait à distance. Nous apaisions celle des dieux par des
offrandes. Plus nombreuses. Plus généreuses. Mais nous n’avons jamais posé
de questions à Fénelon. Ni pourquoi ? Ni pour qui ? Ni comment ? Peut-être
ne tenions-nous pas à savoir. La misère est une porte basse. Nous n’avions
pas la force de l’enjamber. Alors nous avons courbé l’échine et fermé les
yeux.
Dieudonné n’avait pas connu la première peau de Fénelon, celle qui le
recouvrait avant l’uniforme bleu. Il était trop jeune. Il ignorait ses yeux
d’antan, avant qu’ils ne soient durcis par la peur et le sang. Aussi, Dieudonné
tirait un orgueil certain de la puissance de son oncle. Comme nous, il aimait
que la misère relâchât son étreinte. Mais, contrairement à nous, Dieudonné
n’avait aucun élément de comparaison et avait grandi sans confusion aucune.
Dans cette connaissance unique qui, tout compte fait, était un gouffre
d’ignorance.
22
QUAND L’ÉTRANGER ARRIVA SEUL, un matin, Dieudonné, assis aux côtés de son
grand-père, avait tout juste dix ans. Il riait en écoutant Orvil lui conter le
temps d’avant, d’il y a longtemps, et ne devinait pas à son regard qu’il
pensait à Léosthène et à Olmène. Pour la terre et la mer, Orvil s’en remettait
à sa persévérance et à la bienveillance des dieux. Tout cela le préoccupait,
comme le préoccupait la montée en puissance de son fils Fénelon. Orvil et
Dieudonné réparaient un filet, et se retournèrent d’un seul mouvement quand
une voix inconnue les salua dans un créole des villes : « Honneur ». Ils
n’avaient pas entendu les pas de cet homme, venu non par l’avant de la case,
mais du sentier longeant la côte. Un homme arrivé comme un rôdeur. Orvil
répondit : « Respect », comme le veut l’usage, mais ne lui demanda pas s’il
pouvait lui être utile.
Cela faisait trois jours que sa présence avait été signalée à Orvil, et à nous
tous. Nous feignions de ne pas le savoir, de ne pas l’avoir vu, mais nous
l’avions pourtant suivi à la trace, yeux inquiets, nez à l’affût, oreilles aux
aguets. Nous nous interrogions au plus fort de nous-mêmes sur les raisons qui
avaient pu pousser un tel homme à se retrouver là, dans un tel lieu. Chez
nous. Se retrouver à ce point étranger sur ce chemin du bout du monde. Si
Dieudonné regarda l’inconnu en chuchotant : « Qui est-ce ? » et en
s’accrochant plus fort à son grand-père, rien qu’à le regarder nous savions,
nous, que les dés plombés du hasard, comme au domino, avaient déjà tranché.
Que nous allions devoir choisir entre le malheur de l’étranger et le nôtre.
Il faisait chaud. Très chaud. De cette chaleur lourde et poisseuse. Sans
aucune traversée de vent. Aucune. Nous en avions l’habitude, quelquefois elle
abolissait jusqu’aux couleurs. L’inconnu demanda de l’eau et, malgré la faim
qui lui faisait des yeux exorbités, des joues creuses, la faim qui hurlait aux
commissures de sa bouche, il n’osa pas réclamer à manger – sa retenue
d’homme qui avait toujours mangé à sa faim l’en empêchait encore. Se
contentant de regarder Orvil et de chasser les mouches qui venaient se poser
sur ses lèvres sèches. Il n’était pas rasé, et ses éraflures et coupures au visage,
sur les bras, racontaient sans qu’il le sût ses routes clandestines, ses peurs, le
maquis. Sa face émaciée, pas lavée, disait ce que sa langue taisait : « Je n’ai
pas mangé depuis deux ou trois jours. J’ai peur. » Nous, nous connaissions ce
langage mieux que quiconque, mais ceux qui n’ont jamais eu faim ne peuvent
pas le connaître. Nous avions cette longueur d’avance sur l’étranger. Qui ne
soupçonnait pas à quel point il était étranger. Il le soupçonnait d’autant moins
que la peur, n’en pouvant plus de faire corps avec lui, l’avait lâché un
moment. La peur se permettait une pause. Le temps pour Orvil de lui
proposer un morceau de kasav et la moitié d’un avocat. L’étranger mangea
avec un tel appétit qu’il en salivait et s’essuyait les lèvres du revers, tantôt de
la manche droite, tantôt de la manche gauche, de sa chemise. Une chemise
qui n’était pas propre. Pas pour un homme comme lui. Ses chaussures non
plus. Trouées par endroits et qui laissaient voir des ongles de pieds noirs de
crasse. Des chaussures en trop mauvais état pour un homme qui avait
visiblement dû en porter des propres et des neuves depuis ses premiers jours,
depuis ses premiers pas dans la vie. Il avait sans aucun doute marché
longtemps avec la peur, la peur dans le ventre, la peur aux talons, la
transpiration de la peur. Dieu, qu’il avait eu peur ! Et qu’il avait besoin d’être
réconforté dans cette bourgade perdue au milieu de nulle part. Il ne réclamait
pas le contact de nos mains ni la chaleur de nos bras. Il demandait à ces
inconnus que nous étions pour lui d’être simplement là. À le regarder manger
et puis boire, et puis manger à nouveau. Pour lui rappeler qu’il appartenait
encore à la race des chrétiens-vivants. Il avait besoin de baisser la garde un
moment. De ne pas avoir à soupçonner chaque geste, chaque regard, chaque
sourire. Il avait besoin de cette pause pour oublier les cris du camarade
attrapé à quelques mètres de lui. Sous ses yeux. Quelques semaines
auparavant. Il n’avait rien pu faire. Alors oui, il avait besoin de ces présences
pour faire taire sa propre peur. Dieu, qu’il avait peur !
L’observant du coin de l’œil tout en vaquant à nos occupations, nous nous
posions tous la même question. Et Orvil, plus que nous tous, se la posait :
qu’allait faire Fénelon de cette présence encombrante ? Yvnel, voulant
toujours jouer au plus malin d’entre nous, alla même jusqu’à dire à Nélius,
son père : « Heureusement pour lui que Fénelon n’est pas là. » Et s’arrêta net
quand Ilménèse posa un doigt réprobateur sur sa bouche. Parce que la peur de
l’étranger ne troublerait pas Fénelon. Elle lui ferait même du bien. Lui
donnerait envie de jouer avec sa proie, comme les fauves, avant de la dévorer.
Même que cette peur réchaufferait sa vanité de sous-fifre galonné.
Orvil versa à l’étranger un peu d’eau dans une gourde et lui donna
quelques kasavs qu’il s’empressa de mettre dans une vieille sacoche
suspendue à son épaule. Pas une seule question ne lui fut posée. Pas une. À
le regarder nous avions tous compris qu’il retenait, enfermée en lui, une chose
qu’il ne savait pas nous dire. Peut-être que lui-même croyait la connaître,
mais en réalité elle lui échappait. Orvil lui indiqua le chemin le moins
fréquenté par Dorcélien, Tertulien, Fénelon et tous les autres. Il lui
recommanda d’être prudent, de ne pas suivre la route vers Ti Pistache et de
marcher de préférence la nuit : « On ne sait jamais. » L’étranger le remercia.
Il voulut dire quelque chose mais se retint. Contrairement à nous, il ne savait
pas comment jouer avec la peur. C’était tout nouveau pour lui. L’étranger
était un novice de la peur. Nous l’avons tous regardé partir en sachant que,
sous peu, il serait mort.
Deux jours plus tard, Fénelon nous appela tous autour de la maison d’Orvil
et d’Ermancia pour nous annoncer qu’un étranger, un kamoken*, avait été tué,
et que sa tête coupée avait été envoyée à Port-au-Prince dans un sac de jute à
l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Sous le commandement de
Toufik Békri, Fénelon, Dorcélien, son adjoint et deux autres hommes avaient
cerné l’étranger, puis l’avaient obligé à se mettre à quatre pattes. L’un d’eux
lui avait alors tiré la tête en arrière, lui creusant le bas du dos, tandis que
l’adjoint lui maintenait les bras en avant. Un autre avait ensuite saisi la
machette et, d’un seul coup, séparé la tête de l’étranger de son corps. Le
paysan qui accompagnait l’étranger au bout du chemin où il avait été capturé
avait subi le même sort. Lui qui n’avait fait que lui montrer la route. Lui que
le hasard avait placé là en ce jour, en ce lieu, à cette heure. Nous avons
écouté, médusés, effrayés, silencieux. Et puisque nous ne disions rien, Fénelon
pensa que nous l’approuvions. Que nous lui donnions ce droit. Nous ne
pouvions pas approuver quelque chose que nous ne comprenions pas, mais
nous ne le lui avons pas dit. Et puis, il y avait cet étranger, venu d’on ne sait
où chercher la mort dans nos bayahondes. Nous ne le comprenions pas non
plus. Mais, tandis que Fénelon faisait le récit de la mort de ce prisonnier et
du paysan, Ermancia, Cilianise et toutes les femmes d’Anse Bleue, sans
même se parler, eurent une pensée pour ces deux mères qui n’avaient même
pas pu s’agenouiller pour écouter la vie s’échapper de la gorge de leur fils en
un ultime hoquet. Comme l’eau du goulot trop étroit d’une bouteille. Ces
mères qui n’avaient pas pu les entourer jusqu’à avoir les mains rouges du
sang de leur cœur.
Yvnel crut bon de rompre le silence en félicitant Fénelon pour son courage
de vrai chef :
« Tu es vraiment fort, Fénelon ! »
Ce dernier ne manqua pas de bomber légèrement le torse et d’arranger plus
ostensiblement son revolver sur sa hanche. Il saisit sa machette, la tourna au
bout de son poignet, et répondit avec l’assurance de qui connaît son
importance :
« Ou bien tu es chef, ou bien tu ne l’es pas. »
Des voix parmi nous renchérirent. Parce que, quand tu commences avec la
lâcheté, tu ne sais pas où tu t’arrêteras.
Nous n’avons pas osé regarder Orvil, qui ne bronchait pas, ne prononça
aucune parole. Fénelon, peut-être pour l’amadouer, lui tendit, comme un butin
de guerre, une lettre pliée en quatre, trouvée dans l’une des pochettes de la
sacoche de l’étranger. Orvil s’en empara d’un geste brusque, sans doute pour
éviter que cet ultime souvenir de l’étranger ne fût souillé. Puis, s’approchant
de Fénelon, il lui demanda de quitter Anse Bleue et d’aller s’installer dans la
maison d’Olmène. Malgré son envie, Fénelon n’osa pas s’opposer à son père.
Ermancia, Ilménèse et les autres furent prises de convulsions et poussèrent
un seul grand cri. Un cri de bête qu’on égorge. Elles répétaient
inlassablement : « Manman pitit, la douleur d’une mère est
incommensurable. » Cilianise tenait son dernier-né entre ses bras et balançait
son torse d’avant en arrière en gémissant. Elle comprenait combien cet enfant
serait désormais sa douceur, sa fatigue et sa désespérance. À regarder son fils
Fénelon, Ermancia sentit dans l’air comme un orage qui s’avançait et la
brûlerait. À son départ, elle hurla. Pour lui, pour les mères, pour elle.
Chez Olmène, Fénelon ouvrit une gaguère que tous fréquentaient par peur
des représailles, et où Fénelon était le seul autorisé à parler haut et fort. Il
acheta des points* et des lwas qui n’étaient pas ceux du lakou des Lafleur, et
se forgea une réputation de guérisseur. Il se commanda une enseigne sur
laquelle on pouvait lire : Fénelon Dorival, guérisseur de maladies naturelles
et surnaturelles.
Ermancia, un soir, vit en rêve Fénelon qui se débattait au milieu d’un
immense paysage en flammes. Et aucun de nous, malgré nos efforts, ne
pouvait le tirer de là.
Abner, mon frère, est le plus fort d’entre nous. Le plus fort parmi les
hommes. Le premier à avoir battu la campagne autour d’Anse Bleue dans la
nuit naissante il y a trois jours. Le premier à avoir crié mon nom, les mains
en porte voix, jusqu’à se déchirer les poumons.
C’est sa voix, la dernière, que j’ai entendue avant celle de l’inconnu sur la
plage, qui a crié les noms de ces gens que je ne connais pas et qui
s’approchent. S’approchent.
QUELQUES SEMAINES après la mort de l’étranger, père Bonin ferma les portes
de son église et partit à Port-au-Prince pour un long mois. Il devait rencontrer
ses supérieurs de l’épiscopat à la capitale. Nous le connaissions déjà assez
pour savoir qu’il n’était pas non plus mécontent de nous punir en nous
privant d’école, de dispensaire et de réconfort pendant un certain temps. À
son retour, il nous fit attendre une bonne quinzaine de jours malgré tous nos
« Bonjour, mon père ». En réponse à nos salutations, il laissait tomber une
phrase bien sèche et bien courte : « Pas plus mal », passait son chemin ou
vaquait à ses occupations. Et puis, à la veille de la fête de l’Assomption, à
notre grande surprise à tous, il ouvrit les portes de l’église et du presbytère, et
fit annoncer par Érilien que la messe serait chantée le lendemain. Debout au
seuil de l’église, il attendit que la foule des fidèles fût assez compacte pour
nous dire de sa voix légèrement éraillée : « Je ne vais tout de même pas
punir les enfants innocents des cinq villages alentour parce que leurs parents
sont à jamais perdus. » Après ces mots d’introduction, il nous regarda avec
insistance, puis acheva son discours de bienvenue en ajoutant : « Mon devoir
est de les sauver. »
Notre réconciliation fut chaleureuse. Nous lui avons offert un beau coq, du
cresson, des malangas pour un bouillon, du maïs, du riz, des bananes et des
haricots rouges. Père Bonin célébra une messe comme nous les aimions.
Traversée de prières et de chants à Maman Marie, et d’un sermon hallucinant
sur sa montée au ciel. De quoi nourrir longtemps nos songes et alimenter une
semaine entière nos conversations, au cours desquelles Marie serait tantôt
Dantò, tantôt Fréda, tantôt Lasirenn. Il le savait, mais avait décidé de nous
laisser à nos simagrées, convaincu que Dieu finirait par y reconnaître les
siens. Ces simagrées étaient somme toute nos croyances. Illégitimes certes,
mais elles étaient les nôtres.
Un après-midi, père Bonin vint jusqu’à Anse Bleue nous parler des travaux
qu’il comptait entreprendre pour agrandir l’école. Travaux pour lesquels il
sollicitait notre concours. Il avait pris place aux côtés d’Orvil sur une chaise
paillée, et réclama un café. Orvil le rassura sur l’aide que tous les hommes
vaillants d’Anse Bleue lui apporteraient. Elle allait de soi. Mais, contre toute
attente, Orvil lui demanda un service à son tour. Il avait baissé la voix, et
père Bonin se pressa de boire le fond de sa tasse pour écouter ce que son
vieil ami voulait lui dire :
« Père Bonin, tu vas me rendre un service.
– Orvil, tu sais que je suis ici pour aider les enfants de Dieu.
– Père Bonin, te souviens-tu du jeune homme qui est mort à l’entrée de
Roseaux ? »
Père Bonin regarda Orvil. Il ne tenait pas à raviver sa colère contre Anse
Bleue en remuant des cendres encore tièdes, et acquiesça juste de la tête.
Orvil, sentant qu’il pouvait aller plus loin et faire confiance au père Bonin, lui
demanda de l’attendre. Il entra dans sa case et, en ressortant, lui tendit la
lettre que Fénelon avait rapportée à Orvil comme un butin de guerre.
« Père Bonin, tu sais lire. Dis-nous ce que cet homme a écrit dans cette
lettre. Mwen vlé, je veux savoir. »
Puis Orvil appela Ermancia, Yvnel, Cilianise, Ilménèse et tous les autres.
Tous s’assirent en cercle autour du père Bonin.
Celui-ci demanda un verre de trempé, s’essuya le visage, puis déplia
fébrilement les feuilles légèrement froissées. Dès les premières secondes de sa
lecture, père Bonin se mit à frissonner. Nous sentions qu’il avait besoin de
pleurer et qu’il luttait de toutes ses forces contre cette envie. Il nous traduisit
la lettre en créole au fur et à mesure, et acheva sa lecture les lèvres
tremblantes.
Chers parents,
Je ne sais pas si cette lettre arrivera jusqu’à vous. Je ne sais pas si
vous me reverrez un jour. Mais sachez que je n’ai jusque-là trahi aucun
des rendez-vous avec mon destin. Aucun. Le sentier se fait chaque jour
plus étroit, mais mon courage, loin de flancher, s’aiguise. Je vous
remercie de m’avoir aidé à être l’homme que je suis aujourd’hui.
Le pays est entré dans une longue saison de deuil. À la catastrophe
politique qu’a représenté l’avènement de l’homme à chapeau noir et
lunettes épaisses, sont venus s’ajouter les ravages de Flora, ouragan
dévastateur s’il en est et qui nous a laissés exsangues. Je n’ai de cesse
de penser à mes frères et sœurs que cette calamité a touchés : les
paysans et les laissés-pour-compte des villes. Et, pour couronner le tout,
voilà que notre vigilance doit aussi s’étendre au-delà de nos frontières,
puisque les Yankees ont envahi la République dominicaine. J’admire
profondément le courage des résistants de l’autre côté de l’île. Et nous
devons, nous aussi, être prêts à affronter toute ingérence sur cette terre
laissée en héritage par nos glorieux ancêtres. L’occupation du début du
siècle était déjà une humiliation affligeante, un affront de trop. Et,
comme le dit le proverbe de chez nous, « Jodi pa demen », nous devons
nous préparer au pire pour tracer la voie d’un meilleur lumineux.
Vous comprendrez mieux un jour. Si la faucheuse me laisse un répit,
je vous ferai moi-même les récits de mon long combat. Autrement, les
camarades qui me survivront vous diront que, jusqu’au bout, j’aurai
tenté de vivre à hauteur d’homme.
Je vous ai causé bien des inquiétudes par mon long silence de six
mois, auquel s’est ajoutée la confusion de ma lettre postée de Bruxelles,
et non de Strasbourg où je suis censé suivre des cours. Mais sachez que
l’ardeur que j’ai toujours mise aux études, je l’emploie à vivre chaque
seconde avec l’intime conviction que la bonté peut être de ce monde et
que certains sont appelés à pétrir la pâte qui fera lever le pain de
demain. Aucun sacrifice n’est trop grand pour un tel rêve. Ce rêve, je le
partage avec d’autres hommes et d’autres femmes qui se battent dans la
cordillère des Andes et aux quatre coins du monde. Je reviendrai aux
études avec une foi décuplée. Je vous le promets. Et vous me reverrez
quelquefois, je l’espère, autour de la table familiale. À confronter des
idées avec toi, père, ou à écouter mère jouer la sonate de Ludovic
Lamothe qu’elle aime tant, en dégustant son délicieux flan à la vanille.
Je ne cours pas au-devant de la mort. Rassurez-vous. Je ne suis pas
un adepte du malheur. Je pars tout simplement comme tant d’autres,
comme le Che dont vous avez certainement entendu parler, à la
recherche d’une étoile qui n’est pas aux antipodes de la raison mais qui
est la raison même.
Je vous surprendrai certainement si je vous dis que je vous ai croisés,
ainsi que mes frères et sœurs, cousins, cousines et amis, plusieurs fois
dans les rues de Port-au-Prince, mais que je ne pouvais en aucun cas
laisser mon amour et mon affection pour vous me trahir. La tâche m’a
été facilitée parce que vous ne pouviez pas me reconnaître. J’ai laissé
pousser ma barbe et je porte d’épaisses lunettes de myope. Je suis
encore quelque part dans ce pays que j’aime profondément. Mais
n’essayez surtout pas de savoir où je me cache. Ce serait vous mettre
dans une situation de danger extrême.
Je ne suis pas seul. Il m’est arrivé de passer avec mes camarades des
moments difficiles mais jamais je ne flancherai.
Ces derniers temps, je vous l’avouerai, un étau semble se resserrer.
Depuis que deux de mes camarades ont été appréhendés à Plaisance,
deux autres ruelle Chrétien à Port-au-Prince, certains à Martissant,
d’autres à Fermathe ou au Cap-Haïtien. Frantz, arrêté à Martissant, est
mort fusillé une nuit dans la cour d’une prison face à la mer. Et, avant
de rendre l’âme, il a, semble-t-il, eu le temps de dire « Maman » et de
lever les yeux vers la lune qui veillait sur cette terre qu’il avait tant
aimée.
Je vous aime tant moi aussi,
Michel
Père Bonin acheva la lecture et garda la tête baissée un long moment. Et,
nous, nous avions envie de consoler père Bonin. Il releva la tête après
quelques minutes, et nous parla de choses semblables qui avaient eu lieu chez
lui près de trente ans auparavant, raconta comment son père avait été tué dans
le maquis. Il fredonna le couplet d’une chanson qui fit à nouveau briller ses
yeux :
Malgré la tristesse de père Bonin, là devant nous, l’étranger nous laissa tout
de même à notre étonnement. À notre incompréhension. À nos interrogations.
Il parlait d’un pays que nous ignorions. De gens qui nous étaient lointains. De
rêves que nous n’avions jamais caressés. Ermancia et Ilménèse, et toutes les
femmes du lakou, pensèrent à sa mère. Nos interrogations enjambèrent la
peine, le courage et les larmes, nous laissant face à un gouffre.
Décidément, cet inconnu ne soupçonnait pas à quel point il était étranger.
Plus étranger que les Frétillon, plus étranger que Toufik Békri, plus étranger
que le père Bonin qui avait bu dans nos gobelets en émail, mangé dans nos
gamelles et fait bien d’autres choses encore que nous allions découvrir...
25
DIEUDONNÉ AVAIT DOUZE ANS quand Orvil jugea qu’il était assez grand pour
l’accompagner en haute mer. Là-bas, au large. Là où il faut avancer avec le
dernier courage, celui qui reste lorsque la respiration elle-même, l’espace de
quelques secondes, vous abandonne. Il allait lui apprendre, à son petit-fils, à
tenir avec la force de la pensée. Et celle des Invisibles – Agwé le premier,
Lasirenn son épouse, Damballa, et Aida Wèdo. Jamais il ne laissait la terre
ferme sans les prévenir qu’il arrivait. Vulnérable, mais tenace et sans peur.
Les jardins ne donnaient pas beaucoup, la mer non plus. Mais Orvil aimait
les départs dans la nuit sur la frêle embarcation, après avoir minutieusement
tout préparé, le harpon, les appâts, et vérifié les avirons, les nasses et les
voiles. Il aimait aussi rappeler à son petit-fils : « La chance, tu dois l’espérer,
mais compte d’abord sur toi-même. » Ils devançaient le jour et quittaient tous
les deux le rivage sur une mer qui agitait encore ses petits miroirs sous l’effet
de la lune. Ils n’apercevaient d’abord des autres voiliers que des mâts dévorés
par les nuages, et ne les découvraient dans leur totalité qu’à mesure qu’ils
s’éloignaient des côtes et que le soleil avalait à son tour les nuages. Chaque
embarcation s’en allant vers sa chance ou sa perte, c’était selon. Au bout d’un
moment, Orvil embrassait la mer de ce regard qui apprit à Dieudonné le goût
de la solitude. Dans ces moments-là, il observait les épaules puissantes de son
grand-père, les muscles saillants du cou et sa peau brûlée, tannée par le soleil.
Si noire qu’il en était invisible. Avec cet homme taciturne et têtu, il apprit à
ne jamais lâcher une bonite, un sarde, un poisson nègre ou un thazard, même
après des heures de lutte acharnée. À ne pas avoir peur du grand large tant
qu’on pouvait lire la carte du ciel dans les nuages, le vent et les étoiles. Il
entendit souvent Orvil, sur le chemin du retour, évoquer le temps où la mer
était généreuse : « Je pêchais des poissons deux fois plus gros que toi. »
Dieudonné préférait la pêche aux travaux dans les jardins, qu’il abandonnait
volontiers à Ermancia, à Cilianise et ses enfants, à Nélius et les siens.
Dieudonné regrettait l’école. Surtout les jours où il voyait passer Osias, son
complice de la mer, avec son uniforme et ses livres sous le bras. À regarder
son ami, il lui semblait qu’à sa façon Osias ne restait pas en rade. Qu’il avait
lui aussi embarqué vers un immense océan. Un horizon aussi infini que celui
que lui avait ouvert son grand-père Orvil. Il se promit que ses enfants ne
renonceraient pas à la mer, ne renonceraient pas aux jardins, mais qu’ils
iraient à l’école. Il leur offrirait ce voyage qu’il n’avait jamais fait.
Et puis Dieudonné poussa sans que nous nous en apercevions. Des jambes
longues, tout en muscles. Si longues que ses vêtements ne lui allaient plus.
Fénelon lui avait cédé deux de ses anciennes chemises, et Ermancia lui
commanda deux pantalons chez un tailleur de Roseaux. Sa voix s’érailla et de
légères touffes de poils recouvrirent ses aisselles et son pubis. Quand il
transpirait, il dégageait une odeur d’homme, de fauve prêt à chasser. Ne
voulant plus seulement tenir dur et fort entre ses deux mains cet oiseau tendre
et doux au milieu de son ventre de garçon.
Quand Dieudonné fut initié, il avait déjà une protection faite d’herbes
frottées dans une incision au bras gauche. Il savait que les Invisibles, les lwas,
sont plus grands que la vie, mais pas différents de la vie. Et que c’est parce
qu’ils ont vécu leurs propres drames qu’ils sont si proches de nous. Qu’ils ont
soif et faim, et même davantage que nous, et qu’il faut les nourrir. Qu’ils sont
notre miroir pour le présent et l’étoile qui nous guide vers notre futur. Il
franchit toutes les étapes, le lavé tèt, le kouche – l’isolement dans l’une des
chambres du péristyle –, et le kanzo*, jusqu’à la prise de l’asson. Et répondit
avec soumission et ravissement au premier appel d’Agwé.
Dieudonné entendait parler des absents, Léosthène son oncle, Faustin,
l’homme de Cilianise, et de la plus absente parmi les absents, Olmène, sa
mère. Un jour, un homme revenu de Port-au-Prince nous avait dit avoir vu
Léosthène au détour d’une rue tout près du Champ-de-Mars. Un autre avait
affirmé lui avoir parlé dans le corridor d’une maison au Bas-Peu-de-Chose, et
qu’il lui avait confié son projet de revenir, riche et généreux envers nous tous.
C’était le temps où nous attendions encore un signe de Léosthène, mais
Léosthène ne revenait pas.
Durant des années, Olmène, elle non plus, ne donna aucun signe de vie.
Ermancia évoquait souvent son unique fille, et Dieudonné essaya de lui frayer
une place au milieu des histoires de mort, de mer, de créatures étranges,
d’ouragans, de jardins et de faim. Dieudonné rêvait quelquefois de cette
inconnue qui avait laissé un grand trou vide entre l’éternité et lui. Un trou qui
l’empêchait de s’adosser à quelque chose de tangible, de solide. Il rêvait
souvent d’une dame grande et belle, vêtue de blanc, qui descendait d’une
échelle pour venir lui parler. Et, toutes les fois qu’il s’apprêtait à la toucher,
elle remontait l’échelle, agile comme un ange.
Un jour, un homme de Pointe Sable revenant de la République dominicaine
nous apporta de l’argent dans une enveloppe, quelques provisions et une
cassette, de la part de Mme Alfonso. Si Olmène n’avait pas glissé la cassette
dans l’enveloppe, aucun d’entre nous n’aurait fait le lien entre elle et Mme
Alfonso. Ermancia s’évanouit en écoutant, dans l’appareil de Fénelon, les
premiers mots d’Olmène, qui nous parlait d’une voix toute pleine d’inconnu :
« Maman, Dieudonné, pitite mwen. » À dater de ce jour, Dieudonné ne fut
plus le même. Il attendit Mme Alfonso jour après jour. Nous aussi, mais
moins que lui. Moins qu’Orvil et Ermancia.
26
DANS LE CAMION CAHOTANT sur la pierraille et loué rien que pour lui et ses
bagages, Léosthène se sentit soudain envahi par la peur. Cette peur qui le
rongeait à l’approche d’Anse Bleue, c’était celle, intime, qui fait virer la joie
en un parfum acide et saisit sur le chemin du retour ceux partis il y a trop
longtemps. Ermancia, Orvil, Olmène, Fénelon... Les reverrait-il ? Étaient-ils
encore vivants ? Ce remords de les avoir abandonnés le taraudait depuis
quinze ans. Quinze longues années. Au fond de son sac, il serra fort entre ses
doigts la protection que lui avait fabriquée Orvil, et pensa aux dernières
paroles d’Ermancia dans la nuit : « Reviens, mon fils, ne nous oublie pas...
Tanpri, je t’en prie. »
Midi avait sonné depuis une demi-heure et la terre flambait sous les feux
de juillet. Léosthène regardait tantôt la plaine, tantôt la mer. Elle renvoyait
toute la lumière en longs faisceaux sur une terre-squelette. Il n’en croyait pas
ses yeux : toute la campagne semblait avoir souffert d’une longue maladie
dévastatrice. À croire qu’une main maudite avait pris soin de tout taillader,
tout pilonner, tout saccager. « Jésus, Marie, Joseph, répéta-t-il. Jésus, Marie,
Joseph... »
Le camion avalait péniblement les kilomètres, bringuebalant sur la rocaille
pointue. Léosthène avait quitté Port-au-Prince à l’aube. Quand il atteignit le
morne Lavandou, Anse Bleue se montra à lui dans sa totalité. Le chauffeur
déchargea le camion et réquisitionna deux ânes pour la suite du voyage. Ils
descendirent la pente avec la persévérance qu’on attendait d’eux. À peine
s’étaient-il arrêtés aux portes d’Anse Bleue à l’ombre du calebassier qu’une
petite foule s’agglutina autour d’eux.
Les plus jeunes n’avaient jamais vu Léosthène. Cilianise fut la première à
le reconnaître et à ameuter son monde. Elle hurla le nom de Léosthène à
Ermancia, qui se leva comme un automate et laissa tomber les pois France
qu’elle écossait dans le creux de sa jupe. Ermancia poussa un long cri tiré du
ventre. Elle accouchait. Elle mettait au monde son fils Léosthène une seconde
fois. Et puis les cris fusèrent de partout. Les femmes relevèrent leurs jupes et
coururent jusqu’à l’entrée du lakou. Les hommes avancèrent plus lentement,
un sourire dubitatif sur les lèvres. Ermancia n’avança ni ne recula, elle
s’évanouit à l’endroit même où elle s’était mise debout. Et nous avons dû la
frotter avec de l’alcool pour lui faire reprendre ses esprits.
Quand Léosthène demanda des nouvelles d’Orvil, on lui dit qu’il était assis
devant sa case. Qu’il marchait avec difficulté, appuyé sur son bâton, boitillait
de la jambe gauche à cause du genou qui refusait d’obéir et de temps en
temps regimbait, le clouant sur place. À l’approche de Léosthène, Orvil mit
les mains en visière, cligna des yeux et, quand il reconnut son fils, ne bougea
pas, laissant les larmes couler sur ses joues. Léosthène s’agenouilla à ses
pieds et pleura chaudement lui aussi. Il attira son père tout contre lui et sentit,
à l’ombre de la peau d’Orvil, la mort qui travaillait à faire saillir les os. À
dévorer la chair. Jour après jour. Les uns après les autres. Son père était déjà
léger comme un ange. Léosthène se dit qu’un jour prochain la mort mordrait
Orvil pour de bon et s’accrocherait à lui jusqu’à ce qu’ils fassent ensemble un
tas de poussière et d’os, laissant son âme rejoindre la Guinée. Mais, pour
l’instant, la mort semblait sommeiller. Et l’avoir oublié. Elle ne s’était pas
encore montrée. Orvil était vivant. L’idée lui plaisait par-dessus tout. L’idée
de la vie par-dessus tout lui plaisait. Léosthène rit aux éclats.
Tous, hommes, femmes et enfants du lakou, entourèrent la case. Le grand
arbre des Lafleur déployait ses branches, et Léosthène les touchait toutes,
sentant même celle absente d’Olmène. Au-delà des candélabres et des piquets
de clôture, les enfants de retour de l’école, les marchandes, tous s’arrêtaient
un moment pour regarder cet homme habillé comme pour un mariage ou un
baptême, avec des chaussures vernies et un chapeau de feutre marron. Les
parents s’enhardirent et se mirent à rôder autour des valises, pour deviner ce
qui s’y cachait.
Par prudence, Léosthène fit descendre ses bagages et ne les lâcha pas de
l’œil. Quand par malheur il ouvrit une première boîte, tous, oncles, tantes,
cousins et cousines, les yeux acérés comme des griffes, furent prêts à prendre,
à recevoir, à tirer, à pousser : « Elle est belle cette chemise », « Ce savon,
qu’il sent bon ! », « Je veux ce dentifrice », « Ce pantalon m’irait
parfaitement. » Léosthène comprit très vite qu’il serait dépassé par les
événements. Il installa sa valise et ses boîtes entourées de trois couches de
papier collant et de ficelle chez Ermancia, et demanda à Dieudonné de monter
la garde autour de ce que la tribu considérait comme un butin de guerre à
partager.
On envoya Fanol et Ézéchiel, les fils de Cilianise, prévenir Fénelon, qui
arriva juste à la tombée de la nuit.
Devant la case d’Orvil et d’Ermancia, chacun y alla de son histoire pour
raconter ces quinze ans en quelques minutes. Les naissances, les morts et les
départs. La terre vidée de son sang, de sa chair, montrant ses zo genoux, la
mer avare, l’éradication des porcs, la mort des petits métiers, la maladie du
café, celle des palmistes et des citronniers, les vêtements venus d’ailleurs, les
robes de chambre élimées des femmes du Minnesota qui réchauffaient les
vieux os dans les campagnes, les bottes usagées des cow-boys du Texas pour
travailler dans les jardins, comme celles que portaient Yvnel et son jeune fils
Oxéna, Fanol et Ézéchiel, les jeans, les tee-shirts et les baskets des cinquante
États des USA. On évoqua à voix basse la mauvaise influence de Port-au-
Prince, de la paille*, celle qui fait baigner sans fin les yeux des adolescents
des villes dans un faux paradis.
Léosthène voulut rencontrer tous ceux nés pendant son absence, comme
pour rappeler combien la vie était têtue, et il eut la sensation que l’arbre avait
encore des pousses généreuses.
Lorsqu’il demanda ce qu’il était advenu de père Bonin, on lui raconta son
départ précipité d’Anse Bleue pour des raisons politiques, et notre surprise de
découvrir à Roseaux un petit bâtard mulâtre au même visage grassouillet que
père Bonin. Léosthène s’esclaffa en se tapant sur les cuisses :
« Non ? Père Bonin ! »
Et chacun voulut raconter la suite à sa façon. Finalement, Cilianise se mit
debout, réclama le silence et précisa que le petit se nommait Pierre, mais que
tout le monde le surnommait « Véniel », comme le péché. Les rires de
Léosthène redoublèrent. Les nôtres aussi.
« Et pourquoi ? demanda Léosthène.
– Parce que nous ne croyons pas que père Bonin mérite d’aller croupir en
enfer pour avoir succombé aux charmes d’une négresse de Roseaux. »
Et puis jusqu’à fort tard, à la lueur des lampes bobèches et des bougies
baleines*, Léosthène laissa les heures heureuses le traverser et la soirée se
prolonger ainsi, buvant l’eau fraîche des cruches, un trempé à l’anis ou un thé
de mélisse dans des gobelets en émail.
Pour ne pas tuer les mythes, Léosthène évoqua une Port-au-Prince et une
Floride de rêve et laissa ceux du cauchemar pour plus tard. Quand, loin de
toutes ces oreilles, il pourrait parler à Fénelon et à Nélius. Seuls. D’homme à
homme. Il évoqua les circonstances de son départ. Il avait rencontré Roselène,
une jeune femme originaire du Môle et qui avait des parents à Miami. Il
s’était mis en ménage avec elle et c’était elle qui lui avait facilité le voyage
vers l’autre rive.
« Miami ? avait répété en chœur toute l’assemblée. Tu veux dire que tu
reviens de Miami ? »
La famille de Roselène lui avait permis de trouver son premier travail au
noir dans la cuisine d’un hôtel à Tampa. Puis ses papiers avaient assez vite
été régularisés par le patron, qui avait fini par apprécier son ardeur au travail.
« Des hommes comme celui-ci, il t’arrive d’en rencontrer une fois dans ta
vie. J’ai eu cette chance-là. J’ai vraiment eu de la chance... », insista-t-il, et il
donna des détails sur ce Miami de rêve : les autoroutes, les réfrigérateurs,
l’électricité, les immeubles bien plus hauts que trois palmistes mis l’un au-
dessus de l’autre... « Et la nourriture en veux-tu en voilà ! »
Il s’arrêta un moment et, à regarder tous ces yeux encore suspendus à ses
lèvres, mesura l’effet de ses paroles. Il décida de terminer en force :
« Et je suis revenu dans un avion. »
« Dans un avion ! » Nous étions médusés. Ce fut donc un Léosthène
satisfait qui cette fois s’arrêta net et de sa poche sortit un paquet de cigarettes
Marlboro. Il en alluma une, avec la conscience que ce geste venait de
marquer une nouvelle distance, puis raconta tout, les sièges avec un numéro,
les hôtesses – des femmes bien belles, bien poudrées –, les espaces toujours
trop étroits pour mettre les bagages au-dessus de sa tête ou devant ses pieds, à
croire que ceux qui ont construit ces engins n’ont ni parents ni amis, les
formulaires que tu ne peux pas remplir parce que tu ne sais ni lire ni écrire et
qu’un voisin à qui tu n’as pas envie de donner ton adresse, ta date de
naissance ou le numéro de ton passeport remplit à ta place.
« Tu es né coiffé », laissa tomber Yvnel, les yeux accrochés aux premières
étoiles dans le ciel.
Tandis que les femmes regagnaient les cases dans la douce couverture de la
nuit, les hommes s’attardèrent auprès de Léosthène. Et quand ils furent seuls,
Léosthène raconta l’autre histoire, le cauchemar.
« Le départ vers Miami a été très dur. Très dur. J’ai payé un passeur. Le
capitaine, cet homme à qui j’avais donné deux mille dollars, ne nous a rien
dit lorsque nous sommes montés à bord. Se contentant d’indiquer la cale d’un
mouvement de la main. Comme les autres, j’ai descendu l’échelle et plongé
directement dans le noir. Quand il a vu que nous avions compris, il est parti
vers l’arrière et a attendu les mécaniciens qui faisaient les dernières
vérifications. La cale était pleine de sacs de sel et une eau sale stagnait au
fond. Une fois tous les passagers en bas, le capitaine a refermé la chape, et
nous nous sommes retrouvés dans les ténèbres profondes. Dans une tombe,
croyez-moi. Ensuite nous avons entendu le moteur gémir et démarrer. Et puis,
comme il y avait des femmes, le capitaine et deux de ses adjoints se sont
soulagés avec elles tout au long de la traversée. Ils se contorsionnaient pour
juste défaire leur ceinturon et baisser leur pantalon, et grognaient en
s’enfonçant en elles. Après, ils remontaient, et on entendait la respiration
haletante et rauque de la jeune femme, comme si elle venait d’échapper à une
rafale de mitraillette et cherchait à reprendre son souffle. Au bout de quelques
jours, la cale puait l’eau de mer croupie, le jute, la sueur, la semence,
l’entrejambe. Nous urinions et déféquions dans l’eau entre les lattes. Et
l’odeur onctueuse et chaude de nos excréments nous revenait lentement aux
narines. »
Léosthène s’arrêta un moment, posa les mains à plat sur ses jambes : « Et
puis tu as peur de mourir dans ce linceul quand le vent fait se cabrer et
plonger le bateau. Que les vagues frappent violemment la proue et que le
bateau se dresse presque à la verticale sur les flots comme pour gravir une
montagne, avant de piquer du nez et de se précipiter à toute vitesse au fond
du trou. Là, tu as franchement envie de reposer la tête, comme quand tu étais
enfant, sur les paumes pleines d’étoiles et de rêves doux de ta mère et de
pleurer à chaudes larmes, mais tu te retiens. Parce que tu es un homme. Alors
tu appelles Agwé, Damballa, Ogou. Tu les appelles tous. Et puis il arrive un
moment où tu parviens à un endroit qui est au-delà de la peur. Au-delà de la
honte. Et tu te dis que, si tu es passé à travers ça, tu ne peux plus ni avoir
peur, ni avoir honte. Jamais. Tu es courage, tu es persévérance. Une fois cette
épreuve traversée, tu ressens une forme de pouvoir. À cause de cette
connaissance des choses que d’autres n’ont pas et n’auront jamais. Oui, c’est
bien cela, du pouvoir. »
Léosthène avait prononcé ces derniers mots comme s’il ne nous parlait pas
mais voulait les ravaler tout de suite et les enfoncer en lui-même.
Léosthène interrompit son récit parce qu’il ne voulait pas faire remonter
trop d’images, et conclut à voix haute : « Mais, au moins, je n’ai pas échoué
sur une beach de Blancs à moitié nu avec ma photo dans le journal à côté
d’hommes et de femmes effrayés. Ah ça, non ! »
Nous avons regardé Léosthène, pensifs. Fiers aussi. Léosthène avait
prospéré ailleurs, à la force de son poignet, sans léser aucun d’entre nous.
L’arbre ne saignait pas. Une branche avait grandi plus que les autres. C’est
tout. Léosthène revenait, mais à sa place.
Tombant de fatigue, il voulut dormir dans la case réaménagée d’Orvil et
d’Ermancia et non dans la maison d’Olmène, comme le lui avait proposé
Fénelon. Léosthène voulait revenir à son enfance intacte. S’endormir dans une
case enveloppée par le crissement des insectes comme une couverture.
Respirer l’air de cette unique pièce où sommeillait son innocence. Il dormit
d’un sommeil de plomb. Quand le lendemain la porte grinça et que le crochet
tomba, il regarda au loin l’écume monter. Éclater en gerbes blanches.
Fracassées. Puis, derrière lui, la montagne qui semblait toujours vouloir
avancer pour nous engloutir.
27
LE COLOSSE A SAISI son téléphone portable. Il répète chacune des paroles qu’il
entend. L’homme à l’unique chaussure demande de ne pas ébruiter la
nouvelle. Surtout pas. Sous peine d’attirer juge de paix, policiers et
journalistes qui ne manqueront pas de fourrer le nez dans nos affaires :
« Qui l’a vue le premier ? Qui la connaît ? Qui l’a touchée ? » Ils parlent
tous ensemble. Fort. Ils ne s’entendent plus. Ne se comprennent plus. Pour la
petite foule assemblée là, la question de mon destin reste entière jusqu’à ce
qu’une femme surgie de je ne sais où, s’écrie, après deux « Jésus, Marie,
Joseph », trois « Grâce la Miséricorde » : « Elle vient d’Anse Bleue. C’est la
fille de... »
L’inconnue est allée chercher un drap. Pour me recouvrir. En
s’approchant, elle n’a pas voulu me regarder. Elle a juste tendu le drap à
l’homme au cardigan rouge et s’est retournée. L’homme saisit le drap. Il est
fier de mener les opérations comme un chef. Il pose le drap sur le sable et
demande à deux autres hommes de l’aider. Ils se sont mis à trois pour me
soulever et me poser dessus. Nous voilà partis en direction d’Anse Bleue.
Je traîne dans mon sillage une vingtaine d’hommes et de femmes aussi
agités que s’ils partaient en croisade comme les charismatiques ou les
pentecôtistes. Il ne manque plus qu’un pasteur ou un prêtre pour entamer un
chant œcuménique : « Dieu tout puissant, que Tu es grand ! »
À peine avons-nous quitté Pointe Sable qu’au loin je vois arriver, dans sa
chemise marron avec des auréoles sous les aisselles que je connais si bien,
Émile, le maître d’école. Il accélère le pas, poussé par la curiosité. Il arrête
le cortège et tous se mettent à parler en même temps. Impatient, le maître
demande à voir. S’avance et se penche. Son œil touche presque mon visage.
La stupéfaction le glace. Il se signe trois fois puis se met à hurler, retourne
sur ses pas et court en direction d’Anse Bleue. Je ne peux rien lui expliquer.
Rien. Je ne peux plus. Je ne veux plus.
Je me souviendrai toujours de la première fois que maître Émile a parlé en
long et en large de la Terre, qui était ronde. Une orange à la main, il m’a
demandé comment je la voyais. Je lui ai répondu que l’orange était ronde
mais que, derrière l’horizon, il y avait un grand trou dans lequel on tombait
inexorablement. Il a baissé les bras en riant à se tordre. Puis il m’a demandé
de bien regarder l’orange et a recommencé à la tourner, à la pencher d’un
côté puis de l’autre pour nous expliquer à nouveau la rotation, la révolution,
les équinoxes et les solstices. S’épuisant à nouveau dans ses explications
laborieuses. Je l’ai écouté, balançant mes jambes sur le banc en bois, les
coudes sur la table, le visage posé sur mes deux paumes, rassurée de n’avoir
jamais senti la terre se pencher ou tourner. Imaginant Agwé, Labalenn* et
Lasirenn*, tranquilles dans leurs îles sous les eaux. Alors l’instituteur, je l’ai
cru et je ne l’ai pas cru. Comme je ne l’ai pas cru quand il a dit à Cocotte,
Yveline et moi de rentrer car le vent allait se lever et qu’il fallait nous méfier
des étrangers venus des villes. Je ne l’ai pas cru.
29
AYANT CONCLU qu’il avait eu sa part de joie et de peine, Orvil décida que le
plus simple pour lui était de partir. C’est ce qu’il fit un matin de mai 1982,
entre la petite et la grande saison des pluies. Il se sentait à présent insignifiant
dans un monde face auquel il s’était toujours su impuissant. Impuissant mais
un fils des dieux. Aveugle, mais confiant sur les eaux déchaînées, la
tourmente et le grand ouragan de la vie. Son impuissance s’était transformée
depuis quelques temps en lassitude. Il n’avait plus la force d’attendre ses deux
enfants partis Dieu seul sait où. Il n’avait plus désormais la force d’appeler
les dieux. De cela il était certain. Il voulait les rejoindre. Là où ils étaient.
Être à leurs côtés. S’endormir à leurs pieds. Sentir leurs mains sur ses
blessures. Retourner en Guinée. Dans le premier âge de la mer. Dans les
lumières, celles du devant-jour qu’on voit, celles des orages de nuit qu’on ne
voit pas, celles au cœur des arbres et des plantes, celle intacte du bon ange, la
même, toujours, la seule.
Il était perclus de douleurs et ne pouvait plus s’adonner aux travaux dont
rudesse et la répétition lui apportaient pourtant une forme de paix et le
sentiment d’être encore planté dans ce sol ou de glisser au fil de l’eau. Il
avançait à pas lents, têtu comme les ânes qui s’acquittent d’une tâche avec
peine et précaution. Sa mâchoire tombait à cause des gencives déchaussées au
fil des ans, et il n’avait plus que la peau et les os, comme si la mort voulait
l’emporter léger comme un enfant, dépouillé comme un ange.
La veille du jour où il avait choisi de s’en aller, Orvil s’était endormi en
toute sérénité et au réveil avait appelé Ermancia pour ce café qu’il buvait
épais et sucré au rapadou. Il le sirotait assis sur le seuil de sa case, attendant
les salutations de tous : « Comment a été la nuit ? Figi a fré papa ? Tu as
l’air en pleine forme ? Kouman kò a yé ? » La ronde des salutations était à
peine terminée qu’Orvil demanda à Ermancia, avec autorité et tendresse, de
lui préparer un bain. Ermancia plaça au soleil la bassine en émail blanc
cerclée de bleu et y fit macérer des feuilles d’orangers, de ti baume et de
corossol. Emmitouflé dans un lainage tout élimé, Orvil attendit en sirotant les
dernières gouttes de café qui lui emplissait la bouche d’une douceur tiède.
Une fois l’eau du bain chaude à souhait, Ermancia l’aida à enlever ses
vêtements, à s’asseoir dans la bassine et, vigoureusement, de la main droite,
elle lui frotta avec du savon le dos, la poitrine, le ventre, puis plia la paume
de la main gauche pour recueillir l’eau qu’elle versa sur la poitrine, le ventre
et le dos d’Orvil en le rinçant lentement. Doucement. Avec une tendresse
infinie. En entamant une chanson qu’il aimait. Et lui, de vingt ans son aîné,
lui qui aurait pu être son père, eut envie de l’appeler maman. Comme le font
les hommes d’ici quand ils s’abandonnent vraiment. C’était la seule façon
pour lui de lui dire qu’il avait vécu quelque chose de bon, de doux, de fort à
ses côtés. « Tu sais, je m’en vais aujourd’hui. Mwen pralé. » Et, quand elle
lui répondit d’arrêter de dire des bêtises, elle lui disait en réalité que, même si
l’une de ses femmes était venue jusqu’à la barrière un jour pour l’insulter,
cela n’avait pas d’importance. Lui la remerciait sans le dire pour les deux fils
qui n’étaient pas les siens et à qui Ermancia envoyait régulièrement du riz,
des légumes et quelques sous comme s’ils étaient sortis de sa propre chair.
Quand il répéta pour la troisième fois : « Je m’en vais, Sia. Mwen pralé »,
Ermancia lui dit que, franchement, il déparlait à cause de tous ces soucis, de
la mer avare, de la terre abandonnée. À cause d’Olmène qui n’était jamais
revenue. À cause de Léosthène si loin. À cause de Fénelon aussi. Mais que,
même si la terre ne donnait plus autant et la mer non plus, ils s’en tiraient,
Dieudonné et elle, avec le four à pain et le petit commerce de l’établi. Orvil
ne répondit pas.
Après le bain, il partit en promenade pieds nus à pas lents et mesurés,
avaler des paysages, son corps craquant sous le vent. Apaisé de n’avoir rien
d’autre à faire dans ces instants que de contempler le monde et se laisser
envahir par sa lumière. Il avait subi les brûlures du soleil sur le bleu dur de la
mer, sa morsure intraitable dans les sentiers noueux de morne Lavandou et de
morne Peletier. Il avait fait son temps. Il fredonna tout bas un chant enseigné
par Bonal, son père, qui le tenait de son propre père, et qui remontait à
Dieunor, l’aïeul franginen, qui disait qu’il fallait transmettre et s’alléger avant
de partir. Mais transmettre à qui ?
Orvil interrompit sa marche difficile et se surprit à dire à haute voix :
« J’ai fait mon devoir. J’ai conduit ce lakou d’une main ferme et juste. Je ne
sais pas jusqu’où j’ai protégé chacun des chrétiens-vivants de ce lakou contre
les nuits, les mauvais airs et les ombres en nous. Pourtant, quelqu’un doit
continuer. Maintenir le sang. Tant que les lwas sont là, il y aura quelque
chose à donner. À nous-mêmes, aux autres. Tout ce que je sais, je l’ai appris
en nourrissant les uns et les autres, en donnant. Léosthène ne reviendra pas,
Fénelon ne peut pas. Non, il ne peut pas et ne doit pas. Dieudonné, le
moment venu, prendra la relève. C’est tout. Il est temps pour moi de
partir... » Et Orvil poursuivit sa promenade. Il avait toujours accepté ce temps
sur les sentiers. Jamais perdu. Soudain, sous la faiblesse du corps, une force
imprévisible avait cheminé, délestant ses pas.
Au sortir de sa promenade, il adossa sa chaise à l’imposant mapou et se
remit à chanter. Il ne répondit pas aux salutations d’usage des hommes
revenus de la pêche. De ceux revenus des terres. Des femmes qui préparaient
le repas. De celles qui s’en allaient laver le linge à la rivière. Nous nous
sommes dit qu’Orvil commençait à perdre la raison. Sur le coup de trois
heures, Ermancia poussa un hurlement en le découvrant la tête penchée sur le
torse, les bras ballants, le chapeau par terre. Orvil n’était déjà qu’une loque
molle, à peine tiède.
Cilianise assise dans le camion Dieu très haut, sur l’un des huit bancs
occupés par cinquante-six chrétiens-vivants qui allaient faire route vers
Baudelet, prêtait une oreille distraite à la radio communautaire. Le chauffeur
hurlait, en glissant, entre trois cabris et six coqs attachés par les pieds, deux
autres cabris au haut du véhicule, que le ciel portait son masque de nuages et
qu’il fallait faire vite, pressé, pressé. L’équipage se mit en branle dans son
tohu bohu familier. Et entre le bruit du moteur, les bavardages et les cris des
animaux, la radio égrena sa longue liste de messages : « Roselène, qui habite
à Périchon, pas bliyé, n’oublie pas, Macéna t’attend au Carrefour de Ti
Pistache pour la commission », « André, Ismena a une forte fièvre et ne
viendra pas au marché aujourd’hui, mais demain, si Dieu veut », « Cilianise,
qui habite Anse Bleue, rentre vite, pa mizé, Orvil malade grave. » Cilianise
eut du mal à faire tout de suite le lien entre son nom, qui sortait de l’avant du
camion, et elle-même. Quand enfin elle comprit qu’il s’agissait d’elle, elle
poussa un cri strident et fut prise de convulsions. Les cinquante-six passagers
l’aidèrent à porter son chagrin jusqu’à destination.
Avec Cilianise, Ermancia et Dieudonné, nous avons aidé l’âme d’Orvil à
partir entière. Nous l’avons aidée à ne pas se disséminer partout. À ne laisser
aucune trace. Dans sa case, sur les arbres, dans les jardins ou les rivières
alentour. À s’en aller intacte vers sa vraie mort. Nous avons fait tout ce qu’il
fallait, pour qu’Orvil s’y acheminât tranquille et serein. Un hougan, amené
par Érilien, aida Agwé, son mèt tèt, à se détacher de lui. Ermancia lui coupa
les ongles et les cheveux qu’elle conserva dans deux fioles et lui confia des
messages pour les Invisibles : « Demande-les de t’indiquer où se trouve
Olmène, tanpri. Quand tu l’auras trouvée, dis-lui en rêve que je l’aime. Que
je ne l’ai jamais oubliée. Et puis, toi, veille sur nous. Sur nos jardins. Sur nos
bêtes. Sur notre commerce. Sur nos embarcations. »
Ce fut le père André, celui qui avait succédé au père Bonin, qui chanta les
funérailles. L’homme à chapeau noir et lunettes épaisses, voulant indigéniser
le clergé, nous avait envoyé le père André, qui quelquefois nettoyait son arme
juste devant le presbytère. Histoire de nous rappeler qu’il nous avait à l’œil et
soumettait à d’autres prêtres plus puissants que lui – qui, eux, les soumettaient
à l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses – des rapports sur nos
éventuelles indocilités. C’était la seule chose qui lui importait. Jamais nous ne
lui avons donné l’occasion de faire de tels rapports. Ni de tuer l’un d’entre
nous. Pourquoi était-il entré dans les ordres ? Nous ne l’avons jamais su.
Peut-être voulait-il juste manger à sa faim, sans souci du lendemain et être
au-dessus de quelques créatures terrestres comme nous. Aucune de ces
interrogations ne nous empêcha de lui sourire, de le gratifier des produits de
nos jardins et de quelques volailles de nos poulaillers, et de l’observer sous
cape.
Père André ne fut point surpris de nous croiser sur les chemins vers Anse
Bleue, zigzaguant, retournant sur nos pas, allant d’un côté puis de l’autre avec
le cercueil d’Orvil, pour le perdre en chemin. Pour lui enlever toute envie de
revenir nous visiter avant d’avoir achevé son voyage. En zigzaguant, en
retournant surnos pas, en allant d’un côté puis de l’autre, nous avions gommé
nos propres pas et nous étions aussi incapables qu’Orvil de revenir en arrière.
Ilménèse et Cilianise prirent la relève et cajolèrent les Invisibles, attendant
leurs appels, leurs messages et leur enseignement. Dieudonné n’était pas
encore prêt.
Avec la mort d’Orvil, tout Anse Bleue eut le sentiment que c’était un
monde qui s’effaçait. Le vieux monde. Qu’Orvil nous laissait dans une
confusion encore plus grande et un désordre rampant comme une couleuvre
madelaine, se répandant comme une maladie contagieuse.
30
QUELQU’UN M’A TUÉE. J’en suis certaine. C’est à cause de cette douleur qui
persiste autour de mon cou. J’en suis certaine, je ne doute plus. Quelqu’un
m’a tuée avant de s’échapper vers les bayahondes au loin sur la colline. Je
suis Cétoute Olmène Thérèse, la benjamine de Philomène Florival et
Dieudonné Dorival.
Olmène parce que Dieudonné, mon père, voulait que sa mère revive en
moi. Il l’avait vue en songe trois jours avant ma naissance. On dit que j’ai
ses yeux et son sourire. Dieudonné mon père voulait que je remplace la
femme du rêve qui descendait le long escalier accroché aux nuages. J’ai
toujours senti le manque de ce maillon dans la chaîne. Une faille entre moi et
l’éternité. J’ai toujours senti que toute ma vie je m’étais tenue au bord d’un
précipice. Que dans mon dos un vent lugubre et noir soufflait.
Thérèse parce que ma mère, Philomène, n’avait jamais oublié l’histoire de
la vie de Thérèse d’Avila, folle de Dieu, qu’on lui avait lue au catéchisme.
Elle ne me voulait pas folle, mais traversée des lueurs vives qu’elle avait
éteintes en échouant à Anse Bleue.
Cétoute parce que ma mère Philomène voulait aussi par-dessus tout que je
sois la toute dernière. Pour ne plus tenir la promesse des dix ou quinze
enfants qui se niche tout au fond du ventre des femmes d’ici.
On m’appelle juste Cétoute. Celle que les gens ont pris l’habitude de ne
pas voir. Trop tard venue. Dans un ventre fatigué, déjà promis à une stérilité
certaine. Dans cet oubli, je m’étais fait une vie sauvage et farouche, confiant
toute ma folie à la mer. C’était avant Jimmy. Avant l’école. Avant l’avion et
l’incendie.
Et me voilà rejetée là, sur le sable. Livrée à la vigilance de tout un village.
Quatre hommes me transportent sur ce drap blanc. Chacun en tient un bout.
Et me voilà balancée au hasard de leurs pas, d’un côté puis de l’autre.
Tôt le matin, une fois son café bu, ma mère posait tranquillement ses pieds
le long de la dentelle noire des algues, poussait un soupir puis s’asseyait, les
jambes écartées comme une vache pleine, et attendait. Qu’attendait-elle ? Je
ne le saurai jamais. Mais, comme elle, je me suis promis de garder les yeux
bien ouverts. Pour surprendre ce que la mer cache sous sa robe de sel et
d’eau. Ses mystères d’écume et les rêves moites et violets de Philomène ma
mère. Et c’est en scrutant le ciel, en interrogeant l’océan, l’âme torturée par
leur étrangeté, que j’ai appris à aimer les extravagances, les turbulences et la
beauté du monde.
Avec Altagrâce, ma sœur, Éliphète, mon frère, a commencé très tôt ce goût
de l’eau. Entre les travaux de la maison et ceux des champs, nous tentons de
nager en imitant les mouvements précipités des chiens se débattant dans
l’eau. Nous pétrissons le sable dans nos mains pour faire du pain gris, des
cases de boue. Même quand nos doigts sont engourdis et que nous claquons
des dents, nous réclamons encore ces images d’étincelles et de miroirs de la
mer. Souvent nous nous étendons sur le sable, la mer nous lèche les pieds et
nous rions avec des arcs-en-ciel dans les yeux et de grands oiseaux posés sur
les mains. Le soir, nous nous endormons, le corps, le visage et les mains
givrés de sel.
Abner n’a peur de rien. Un soir, il a décidé de me faire voir la nuit malgré
les protestations de mon père et de ma mère qui le suppliaient de rentrer.
Dehors, le crissement des insectes se déchaînait. J’ai aimé voir les
coucouyes* voleter comme de petites étoiles. J’ai aimé la voluptueuse
couverture de la nuit. Je suis dans la nuit comme dans la chair de Philomène.
Et puis un jour, j’ai senti le froid de la lune sur mon ventre de fille comme
un bain. Je ne l’ai jamais oublié.
Abner est bien plus grand que nous tous. Il est le seul à m’accompagner
dans la nuit. À prendre avec moi ces bains de lune. À gouter la sauvage
beauté, le violent mystère de la nuit.
32
PÈRE LUCIEN était un natif des Cayes. Il remplaça le père André un matin de
juillet. Père Lucien appartenait à la Petite Église, celle qui ne voulait plus
recevoir d’ordres de la Grande Église ni du Palais. Arpentant avec foi et
obstination toute la région, il rencontra les fidèles chez eux, dans leurs
jardins, leur boutique ou leur borlette. Une manière pour lui d’étendre, dans
les cinq villages à la ronde, les tentacules du parti des Démunis qui
commençait à prendre forme. Et, démunis comme nous l’étions, nous
formions une cible de choix.
Un samedi du mois de décembre, comme père Lucien s’apprêtait à recevoir
des militants de Port-au-Prince en vue d’une importante réunion. Fanol et
Ézéchiel étaient allés à leur rencontre, en empruntant des chemins à travers
les champs pour éviter Roseaux, et surtout Fénelon. Nous l’avons su après
coup, mais nous n’avons guère été surpris. Nous avions tous noté comment
les yeux de Fanol et d’Ézéchiel brillaient, depuis quelques mois, de
l’exaltation des enfants qui contemplent leurs rêves. Cette montée soudaine de
fièvre n’avait pas non plus échappé à Cilianise, leur mère. Nous les
observions et ils le savaient.
Une fois cette mission achevée, Fanol et Ézéchiel avaient déployé toutes
leurs batteries pour convaincre Dieudonné, Oxéna et Cilianise de les
accompagner à une rencontre au presbytère. Yvnel, quant à lui, avait
catégoriquement refusé.
« Qui veut nous voir ? demanda Dieudonné, sceptique.
– Oui, qui ? renchérit Yvnel.
– Des hommes et des femmes honnêtes. »
Dieudonné et Oxéna pouffèrent de rire.
« Vous avez déjà rencontré des politiciens honnêtes, vous ?
– Oui. Ceux-là.
– C’est ça, c’est ça. Pour nous donner du clairin et nous faire crier en nous
déhanchant au son de la musique. « Le pays est à toi, péyi a sé pou ou, fais-
en ce que tu veux ! É yan é yan... »
Mais leurs arguments avaient fini par faire fondre notre épaisse carapace de
méfiance. Dieudonné, Oxéna et Cilianise avaient capitulé et accepté de se
joindre à Fanol et Ézéchiel qui, à écouter père Lucien depuis bientôt trois ans,
avaient appris à ne plus vouloir de cette vie qui était la nôtre, à nous qui
sommes pauvres depuis le commencement du monde. Aidé de deux
coopérants allemands, père Lucien avait construit deux fontaines entre
Roseaux et Anse Bleue, agrandi l’école et le dispensaire, et aménagé un
terrain de football. Nous tenions aux fontaines, à l’école et au dispensaire,
nous tenions au terrain de football, et du même coup au père Lucien qui fut
définitivement des nôtres. Nous avons donc convenu de garder le silence, afin
que la nouvelle ne parvienne pas jusqu’aux oreilles de Fénelon ou de Toufik
Békri.
Et puis, les sermons de père Lucien aidant, les radios de même, nous
avions tous fini par en vouloir à l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses.
À ses amis, à ses hommes en uniforme bleu, à ses complices, à des gens que,
somme toute, nous ne connaissions pas. Dans une salle attenante au
presbytère, père Lucien salua tous ceux présents, d’autres religieux et
religieuses de la Petite Église, des agronomes et des gens avec des cahiers
sous le bras, des magnétophones et des lunettes qui en disaient long sur leur
volonté de nous connaître mieux que nous-mêmes. Rien de ce que nous
sommes ne devait leur échapper. Ils étaient attentifs et se faisaient
exagérément humbles. Alors nous avons joué le jeu de ceux qui étaient
observés et feignaient de ne pas l’être. Père Lucien nous invita tous à nous
asseoir en cercle, et les nouveaux venus s’assirent parmi nous. Dieudonné,
Oxéna et Cilianise crurent à un stratagème. Un de plus. Nous étions prêts à
nous prémunir contre ce nouvel assaut. À feindre de nous y prêter pour mieux
nous dérober. Faire semblant de les écouter, mais n’entendre qu’une
ritournelle lointaine. À ce jeu, il n’y a pas plus fort que nous. Et père Lucien
le savait. Alors il prodigua des efforts inouïs pour parler créole lentement
avec un accent paysan, des inflexions qui sont les nôtres. Il en rajouta. Tant et
si bien qu’il en devint à la fois crédible et affecté, brouillant notre méfiance
d’un grand nuage opaque.
Agglutinés les uns aux autres, nous avons bu une bonne part des paroles
des militants du parti des Démunis qui, avec leurs notes et leurs cahiers, leur
grande foi et leurs pieds nus dans des sandales poussiéreuses, nous
décrivaient, derrière leurs lunettes, un bonheur d’une rare extravagance. Celui
que les Mésidor ou les Frétillon, ou tous ceux qui leur ressemblent, ne nous
avaient jamais laissé entrevoir. Ils se lancèrent dans des critiques enflammées
contre ceux qui avaient exterminé nos porcs pour nous en vendre d’autres
fragiles et coûteux, des princes blonds arrivés des États-Unis. Contre ceux qui
nous avait asphyxiés de taxes et de redevances de toutes sortes. Ceux qui
avaient tué tous les petits métiers, qui ne nous laissaient aucun autre choix
que de couper les arbres.
Les mots puissants, magiques, firent fondre notre épaisse carapace de
doutes. Quand ils nous annoncèrent que des événements étaient en marche et
que bientôt la douleur ne disparaîtrait pas seulement, mais ferait place au
levain de l’espoir, nous y avons cru. Quelques secondes. Des semaines, voire
des mois. Nous y avons cru. Allez savoir pourquoi, mais nous y avons cru.
Surtout que, pendant des jours, des semaines et des mois, Fanol et Ézéchiel
nous avaient répété, répété, qu’avec le parti des Démunis nous pouvions enfin
choisir notre destin. Emportés comme eux sur une route dont nous croyions
prévoir les virages et les détours, nous n’avons pourtant avancé qu’à reculons.
Le tracé ne nous apparaîtrait qu’après. Une fois les dés jetés. Bien après.
Quelques semaines plus tard, sous le couvert d’une grande réunion publique
de prières, il y eut un meeting en pleine place de Baudelet, à la barbe des
militaires et des hommes en bleu. Et, cette fois, la description du bonheur à
venir fut décuplée par un porte-voix. Les chants à Jésus, à Dieu, à Marie et à
tous les saints résonnaient fort à nos oreilles et nous étions électrisés. Jamais
Cilianise n’avait autant donné de la voix. La petite Altagrâce, la cadette de
Dieudonné et de Philomène, non plus. Et les voix des prêtres, enhardies par
l’enthousiasme grandissant de la foule, lançaient des promesses dans des
rugissements de taureaux. Mme Frétillon nous regardait, atterrée, et fit venir
son frère pour assister à cet événement inédit : le réveil des paysans. À son
arrivée, Toufik Békri ne broncha pas, sachant que la parade contre le parti des
Démunis était déjà fin prête. Et la rassura : « Attends un peu et tu verras ! »
Ce même jour en effet, le parti des Riches avait décidé de tenir un meeting
à une rue de là en vue de distribuer de la nourriture. Bon nombre d’entre
nous ne résistèrent pas à l’attrait des sacs de riz Miami, de farine France et
des grandes boîtes de lait en poudre. Les magasins de Baudelet ainsi que les
maisons fermèrent rapidement leurs portes. De mémoire d’homme ou de
femme, on n’avait jamais vu un tel déferlement sur la ville. Ceux qui nous
regardaient, derrière les jalousies ou leurs rideaux tirés, le firent avec
stupéfaction, comme s’ils nous voyaient pour la première fois. À cause des
années de méfiance et de misère qui s’étaient incrustées sur nos visages. Et
qui faisaient que nous scrutions le monde avec une curiosité aiguë. Et qui
faisaient que nous le dévisagions quelquefois avec une méchanceté égale à
notre faim. Ils ne nous reconnaissaient pas.
Les badauds, les marchands ambulants ou à l’étal, les portefaix, tous
s’étaient joints à nous. Des femmes hurlèrent dans la bousculade en tentant
d’attraper un sac de riz. Fanol et Ézéchiel s’en tirèrent avec un sac chacun,
Cilianise une grande boîte de lait en poudre. Altagrâce et d’autres enfants
furent piétinés alors qu’ils ouvraient les mains pour recueillir la farine qui
sortait de sacs déchirés par la foule déchaînée. Tout devint frénésie. La
distribution tourna à l’émeute. Des bagarres éclatèrent... La vague des affamés
que nous étions déferla tout autour des camions. Et, bientôt, les femmes
eurent leur foulard arraché et les hommes leur chemise déchirée, les cheveux
saupoudrés de riz, le visage blanc de poudre de lait.
Dépassés par les événements, effrayés, les miliciens tirèrent à hauteur
d’homme. Une. Deux. Trois rafales. Deux hommes et un enfant furent tués
sur le coup par les projectiles. Des femmes s’évanouirent dans la bousculade
qui suivit. Alors nous avons surgi sur la route nationale, pour la première fois
sans que ce fût pour un rara*. Sans roi. Sans drapeaux*. Sans majò jon*.
Sans vaccines* et sans tambours. Juste nous. Les mains nues. Les pieds nus.
Les yeux terrifiants. Comme une horde d’outre-tombe. Les derniers taps-taps*
accélérèrent, leurs passagers agglutinés sur les banquettes. Nous avons avancé
jusqu’à l’endroit où la nuit, comme une grande bouche, dévore la route. Nous
avons pillé les boutiques et avons dévalisé les rares passants qui s’étaient
attardés. Nous avons mis le feu et tout brûlé sur notre passage.
Et puis nous sommes rentrés chez nous tard dans la nuit, au milieu des
ombres, pour écouter, l’oreille contre le transistor, les chroniqueurs de radio
de Port-au-Prince crier que la terre n’avait pas son plein et sa suffisance, et
que les dieux avaient encore soif. Et qu’à Baudelet il y avait eu des dérapages
et des événements sanglants. Pour la première fois, on parla de nous à Port-
au-Prince, comme bientôt d’une dizaine d’autres villes.
Alors, très vite, en une nuit, ce fut fait. Parce qu’il fallait bien que vole en
éclats cette immobilité. Que soit ouverte d’un coup brutal la porte des
attentes. De nouvelles forces s’étaient mêlées à la nuit et l’avaient convertie à
la cause des Démunis et de ceux qui se voulaient innocents. Port-au-Prince, la
grande ville, brûla dans un déferlement tranquille. Les flammes hautes,
rouges, s’élevèrent en panache comme des fleurs s’épanouissent. Les
machettes flamboyèrent. Les chants faiblirent et se muèrent en un brouhaha
de syllabes. Le malheur semblait vouloir se briser contre les dents de la nuit.
Et ceux qui l’avaient enfanté se heurtaient à leurs propres ombres. Nous les
avons entendu hurler le nom de leur mère, tandis que les innocents leur
fracassaient des bouteilles sur la tête, les poursuivaient, et qu’ils tombaient
sous la fureur de coutelas au tranchant émoussé. Des corps furent brûlés vifs
avec des pneus solidement attachés autour du cou, et des vieilles femmes
accusées de sorcellerie, lynchées ça et là. La nuit avait été longue, trouée
d’appels de conques de lambi* criblée de rafales sourdes. Et le tout avait
inondé les poitrines comme un rhum chaud.
À Anse Bleue, nous nous sommes réveillés, ce matin de février 1986, dans
le même miroitement des premiers rayons de soleil au-dessus de l’eau, le
même éveil chantant des coqs, la même rudesse des jours ordinaires. Juste un
peu plus attentifs à l’attente du bonheur promis. Mais nous n’espérions pas
pour autant. Ermancia fit ce même rêve de flammes entourant son fils
Fénelon. Dieudonné décida d’illuminer, de liminin pour les lwas.
33
DEBOUT DEVANT LA BOUTIQUE aux battants fermés des Frétillon, Fénelon ouvrit
grand les yeux quand un ami lui annonça que la descendance de l’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses était partie dans la nuit. Fénelon avait laissé
Roseaux tôt le matin et s’acheminait vers la grande caserne à Baudelet pour
recevoir des instructions du chef de la milice, ne sachant pas que Toufik
Békri avait traversé la frontière dans la nuit. Et que Tertulien Mésidor était
déjà dans la clandestinité et que, déguisé en femme, il s’apprêtait à tout
moment à suivre le même chemin dans la nuit. Aucun des deux ne l’avait
prévenu. Aucun.
« Ce n’est pas vrai ! », avait crié Fénelon à cet ami qui discrètement lui
avait annoncé la nouvelle pour qu’il se mît à couvert. « C’est impossible »,
avait renchéri un Fénelon incrédule, qui ne se doutait pas un seul instant que
la foule l’avait déjà à l’œil.
Voici quelques semaines que la nouvelle de la débâcle faisait son chemin et
était parvenue à Baudelet. Fénelon avait tout bonnement décidé de ne pas
écouter les radios. De ne pas prêter l’oreille à cette propagande mensongère.
À ces paroles subversives, irréalistes de surcroît. Même qu’il avait tabassé
jusqu’au sang et mis sous les verrous deux tenanciers de borlette qui, sous
prétexte d’écouter les numéros gagnants de la loterie, s’émoustillaient, là
devant lui, au vu et au su de tout le monde, à entendre parler de chute, de
débâcle. En se rappelant l’incident, Fénelon alla jusqu’à se murmurer à lui-
même : « Exactement. Je les ai battus jusqu’au sang. Une leçon pour
décourager tous ceux qui se mettraient en tête de faire comme eux. » Peut-
être se parlait-il à lui-même pour couvrir la rumeur qui grossissait dans son
dos. Autour de lui. Celle de la foule silencieuse qui, bientôt, lui fit cortège.
Les hommes plus jeunes étaient déjà ivres des effluves magnétisés de ce
matin d’orage. Les lèvres d’un jeune garagiste frémissaient. C’était un militant
du parti des Démunis. Venu de Port-au-Prince, il n’avait jamais mangé à sa
faim. Sa violence était coulée dans un métal sans mélange. Il était de ceux
qui voulaient qu’on liquidât quelques milliers de sales têtes sur les places
publiques. Et voilà qu’une sale tête se présentait devant lui. Une vraie sale
tête. À ce moment précis, dans le parti des Démunis, on n’avait pas le temps
de pardonner. Pardonner là, tout de suite, séance tenante, avec la haine chaude
comme un cœur dans la main ? Non, ils ne pouvaient pas. Parce que la haine,
elle, faisait du bien tout à l’intérieur. Elle consolait comme une foi en Dieu.
On n’avait pas non plus le temps de juger. On tuait.
Quelqu’un dans la foule appelle Fénelon par son nom. Et, pour la première
fois, ce nom qu’il a toujours connu prend une sonorité nouvelle. Ce nom
envahit lentement sa poitrine, son corps tout entier, pénètre dans les
profondeurs de sa vie et lui donne un poids qu’il ne connaissait pas jusque-là.
Comme si toute sa vie tenait, subitement, dans cet instant et dans ces syllabes.
La voix ajoute :
« Fénelon, tu vas mourir ! »
Un groupe d’hommes surgit du marché et lui barre le passage. La foule
avait grossi en colère et en nombre parce que les prix avaient grimpé depuis
quelque temps, parce que la sécheresse avait été rude. Parce que des enfants
étaient morts de la fièvre dengue, faute de soins. Et que cela faisait des
années que Fénelon leur avait planté la peur au ventre. Une colère immense
qui attendait en chacun de ces hommes, chacune de ces femmes les a
submergés. Ils voulaient extirper cette colère comme on arrache une dent
malade.
Père Lucien, sentant grossir la bête dans chaque homme, chaque femme,
jusqu’à faire de la foule une unique bête, s’interposa et cria : « Que celui qui
n’a rien à se reprocher lui lance la première pierre ! » La première pierre est
partie d’un étal sur le côté gauche et a atteint Fénelon en pleine poitrine. Un
coup capable d’assommer un âne. Sous le choc, Fénelon a perdu l’équilibre.
En tentant de se relever, un second coup l’a maintenu par terre. Les insultes
pleuvaient de tous les côtés en même temps que les pierres. Dans la foule, il
y en a même qui riaient. Un rire indécent, cruel, capable de faire reculer le
soleil. Mais il était encore là, le soleil, et Fénelon ne pouvait plus tout à fait
le voir à travers le sang qui collait à ses cils.
Fénelon est hagard. Il ne comprend pas. On le tire de tous les côtés. À
droite. À gauche. En avant. En arrière. Sa chemise de gros bleu est déchirée.
Deux boutons ont déjà sauté. Fénelon essuie le sang sur son visage, sa
poitrine. Fénelon tremble. Il a peur. Quand il reçoit un second coup en plein
visage, sa vue se brouille. Il sent que le compte à rebours a commencé. Il va
à sa mort. La douleur est atroce. Le sang qui coule se mélange à la sueur et
l’aveugle. Des gens arrivent de tous les côtés. Quelqu’un a frappé sur un
tambour, alors un chant improvisé monte des poitrines et se mélange aux cris,
aux chants des camionneurs, des portefaix, des paysannes à peine arrivées des
jardins, des marchandes aux étals. Le sang donne envie de frapper encore plus
fort. Des gens jouent des coudes pour être au premier rang. Et puis les coups
tombent dru. Tout ce monde s’agglutine autour de Fénelon et tous voudraient
être de cette grande fête et assener un coup. Il en reçoit un si fort qu’il croit
que son crâne va éclater. Alors, rassemblant toutes ses dernières forces,
Fénelon prit une décision étrange, celle de se relever et d’avancer. Le crâne
entaillé et le sang coulant sur la nuque. Vers où ? Il ne le savait pas lui-
même. Il avait depuis longtemps déjà renoncé à lancer une invocation qui lui
permettrait de franchir indemne les sept cercles des armées redoutables et
terribles. Ou d’appeler Toufik Békri à la rescousse. Non, il ne fuirait pas. Il
marquerait un pas après l’autre, une façon de ne pas mourir à genoux, lui qui
avait humilié tant et tant d’hommes et de femmes à des kilomètres à la ronde.
Une tache sombre se dessine à l’entrejambe de son pantalon. La foule rit,
se bouche le nez et l’insulte de plus belle. Fénelon bafouille et parle comme
un enfant. De la morve et du sang lui coulent du nez. On lui dit qu’il n’a
encore rien vu.
Et puis quelqu’un arrive avec une corde. On le ligote comme les porcs que
l’on suspend au haut des camions. Quand la machette sectionne l’épaule
droite, plus moyen d’avancer. Fénelon tombe et dans sa chute heurte les pieds
d’un jeune paysan qui, d’un coup de botte, lui enfonce l’omoplate. Sa vue se
brouille complètement. Fénelon a juste eu le temps de voir scintiller la lame
de la machette qui fait sauter son pied. Sa chair, ses os, son crâne et son cœur
ne forment plus qu’un tas sanglant dans la boue. La terre elle-même semble
s’abreuver de son sang.
« Qu’on l’achève. »
Alors trois hommes courent chercher un pneu. Le mécanicien se saisit d’un
bloc de ciment qu’il laisse tomber négligemment sur le crâne de Fénelon.
La foule s’est resserrée autour du cadavre et, à défaut de pouvoir terminer
le saccage, elle insulte Fénelon. Le mécanicien fait glisser un pneu usagé
autour de son corps. L’odeur de l’essence monte et bientôt celle du corps et
du pneu qui brûlent.
La nouvelle parvint à Ermancia quelques heures plus tard. Ermancia
s’écroula des jours durant pour pleurer ce fils, s’abandonnant comme une
noyée dans une eau gorgée du sel de ses larmes. Se laissant ronger par la
vermine des souvenirs doux et terrifiants de ce fils. Oui terrifiants. Qui se
mélangeaient, se mélangeaient sans fin... Elle s’immobilisait des heures,
comme pour ressembler au cadavre du fils aimé envers et contre tout et tous.
De cet amour aveugle et injuste des mères. Pourquoi Fénelon, se répétait-
elle ? Pourquoi lui et pas Toufik et pas Tertulien ? Pourquoi mon fils ? Et
seulement mon fils ? La mort de Dorcélien, quelques jours plus tard, brûlé vif
avec son collier de pneu solidement attaché au cou, renforça son amertume et
sa rage contre le monde tel qu’il était.
Ermancia se serait effacée, comme un dessin que l’on gomme, si
Dieudonné ne lui avait pas donné quatre petits-enfants : deux fils et deux
filles. Elle mourut soulagée quelques années après la naissance de Cétoute, la
toute dernière. Cétoute ressemblait à Olmène comme deux gouttes d’eau. La
ressemblance ne remplaça pas l’absence d’Olmène ou la mort de Fénelon. La
ressemblance la consola.
34
SOUVENT, POUR OUBLIER qu’à Anse Bleue, la vie a deux ancres aux pieds, je
venais sur la grève regarder les vagues se faire et se défaire, respirer par
tous les pores et m’imprégner d’iode et de varech, de ces senteurs âcres de la
mer qui laissent à l’âme comme une étrange morsure.
Même quand la mer devenait cette plaque luisante, étale, à perte horizon,
je désertais les terres brûlées pour la regarder jusqu’à cligner des yeux,
jusqu’à en être aveuglée.
Même quand le nordé grondait des jours et des nuits d’affilée, j’écoutais à
en être toute retournée, sa voix qui fracasse les rochers, je goûtais encore et
encore son haleine salée sur mon visage.
Et puis une année, octobre toucha à sa fin, mon enfance avec. Je le sus
aussi quand une plaie, inconnue de moi jusque-là, saigna dans l’après-midi
d’une veille d’ouragan. Je me suis sentie toute drôle. J’avais chaud. J’avais
froid. À la vue du sang coulant le long de mes cuisses, je me suis penchée
pour voir d’où fusait cette blessure. À dater de ce jour, mes rêves de mer se
troublèrent du bruit lointain de talons aiguille, bien belle, bien poudrée,
comme les femmes à la télévision du directeur de l’école, maître Émile. Je
sais désormais comment sont faits les garçons. Je connais aussi la chose
proéminente plantée au beau milieu de leur corps. Je sais que j’ai un corps à
leur mesure...
J’aime la mer, son mystère. À tant examiner la mer, j’ai toujours cru que
je finirais un jour par faire surgir au-dessus de l’écume toute la cohorte de
ceux et celles qui dorment au creux de son ventre sur des lits d’algues et de
coraux. Ceux et celles dans les chemins d’eau, leur route océane vers la
lointaine Guinée avec Agwé, Simbi et Lasirenn qui les escortent.
Mon père disait que toutes les voix des Ancêtres et des Morts, même de
ceux venus dans les cales des navires il y a longtemps, soufflent encore dans
la végétation marine, remontent parfois jusqu’à la surface des eaux comme
des rumeurs mêlées à la nuit. Dans les cales, on ne distinguait pas le jour de
la nuit. Aucun des nôtres ne savait si le navire se dirigeait vers l’horizon ou
s’apprêtait à s’enfoncer dans les profondeurs de l’eau. Nous ne nous pincions
plus le nez à cause des vomissures et n’évitions même plus les défécations.
Un cri, une chanson, des larmes, venaient trouer le murmure ininterrompu de
centaines d’hommes, épaule contre épaule.
Mon père disait que des marins, ne sachant pas bien faire la part du rêve
et celle de l’épuisement, perdaient l’esprit. Il racontait souvent que des
embarcations mettaient le cap sur la mort en croyant le mettre sur l’horizon.
Point ballotté dans le déchaînement des vagues, brûlé par le sel, ébloui de
soleil jusqu’au vertige. Les hommes voyaient passer une meute dans le ciel et
croyaient entendre dans leurs cris les voix de Lasirenn, d’Agwé et de
Labalenn. Alors ils allaient mourir avec le soleil dans l’autre moitié du ciel.
À force d’interroger Mère et Cilianise, elles crurent dur comme fer que je
pouvais voir ce que les autres ne voyaient pas. Que j’avais le don des yeux.
Alors que je ne cherchais que le visage d’Olmène, ma grand-mère, pour
combler le vide entre moi et l’espace noir du monde. Et j’ai cru à son
apparition, et j’y crois encore. Comme je crois au mystère de l’Immaculée
Conception de Mère, aux sept visages d’Ogou de tante Cilianise ou au fait
que tout corps plongé dans l’eau subit une poussée de bas en haut... À
l’école, maître Émile a mis trois longs jours à nous l’expliquer. Je crois à
tout cela et à bien d’autres choses encore.
Dieudonné a voulu qu’Abner, Éliphète, Altagrâce et moi allions à la petite
école de Roseaux et, plus tard, à la grande école de Baudelet. Lui n’avait pas
eu cette chance-là. Moi, la dernière, j’ai bien profité de leur avancée et suis
restée plus longtemps qu’eux tous à la grande école. Mais Abner demeure
malgré tout le plus grand d’entre nous. Je me souviens qu’un jour, il est
même revenu de cours du soir donnés par des gens bienveillants dont il ne
nous a pas dit le nom. Deux mois plus tard, il proposait à Dieudonné notre
père de l’inscrire à un cours d’alphabétisation.
Un après-midi, mon père est rentré avec un crayon, un livre, un cahier
sous le bras, et a appelé Altagrâce d’autorité. Des mois durant on a entendu
Altagrâce qui le faisait répéter devant la case : « M-A-N, MAN, G-O, GO,
MANGO ». Malgré le rire des enfants qui, les premiers jours, formaient une
ronde joyeuse et curieuse autour de la case en reprenant en chœur l’alphabet
avec lui, Abner a aidé notre père à tenir bon. Et mon père a ainsi appris à
déchiffrer la belle nuit des mots. Je l’ai même surpris une ou deux fois à
vouloir aller plus vite que la lumière, et inventer, comme les enfants devant
des mots nouveaux. Il m’a paru si fragile qu’une nuit, dans mon amour pour
lui, j’en ai pleuré. Mais j’étais déjà sur l’autre rive. J’étais en terre
étrangère.
Abner est debout dans sa tête. Son intelligence, Abner l’exerce à dire au
plus vite, avant nous tous, ce qu’il faut faire. En toutes circonstances. Peut-
être qu’il ne formule même plus les réponses dans sa tête. Elles sont là, dans
son sang, en attente.
35
LES ÉPOUSAILLES DE TANTE CILIANISE avec Ogou furent la plus belle fête de mon
enfance. Cela faisait longtemps que tante Cilianise couvait cet amour pour
Ogou. Très longtemps. Tout contre sa couche, elle avait fait encadrer une
image de saint Jacques le Majeur, droit sur son cheval blanc, sabre en main,
donnant l’assaut. Elle aimait l’image de cet homme. Vaillant. Courageux.
Fort.
Faustin, le père de Fanol et d’Ézéchiel, était venu mourir tout contre sa
concubine à son retour de Miami. Il était épuisé et avait donné toutes ses
économies à Cilianise, qui avait su l’attendre. Alors, à sa mort, tante
Cilianise ne voulut plus d’un homme de chair et de sang. Dans l’attente de
Faustin, elle avait nourri le goût de l’absence. Et Ogou s’était installé à cette
place-là.
Tante Cilianise avait investi gros pour cette union : sa robe rouge était
magnifique et l’autel d’Ogou somptueux en nourriture, boissons et mouchoirs
d’un rouge vif entourant des machettes. Le service traîna en longueur parce
qu’Ogou jouait avec la patience de tante Cilianise qui, trois heures durant,
ne bougea pas de sa chaise placée devant l’autel juste à côté d’une chaise
vide. Sa patience était pure. Tante Cilianise savait qu’un dieu est un amant
capricieux. Alors elle attendait. Ce serait là même sa fonction. Attendre. Sa
raison l’avait déjà quittée comme un vêtement trop étroit. Elle allait, folle et
nue, sur un chemin connu d’elle seule. Je ne l’ai compris que tard. Trop tard.
Et à mes dépens.
Dieudonné fut secoué plusieurs fois par un léger tremblement. La
possession le prenait de court et il résistait à chaque fois en fermant les yeux,
en tapant sur son front avec sa paume comme pour se réveiller. Remonter à
la surface de sa propre conscience. Il perdit pied, tituba, reprit pied avec
l’aide de Fanol puis d’Yvnel et tint bon. Tout autour, les chants et les
tambours avaient déjà entamé les couplets pour appeler l’époux. Il réclama la
bouteille de clairin. Il s’assit et raviva la flamme. Les tremblements se firent
si violents que Dieudonné fut comme propulsé, jambes et bras dans les airs.
Et puis, dans un mouvement tout opposé, il se tint droit comme un palmiste,
les yeux fixant le vide. Les chants redoublèrent d’intensité :
Ogou sé ou min m
Ki min nin m isit
Pran ka m, pran kam
Ogou, c’est toi
Qui m’a amenée ici
Prends soin de toi, prends soin de toi
De mon œil droit, je vois la mer. Je la regarde à loisir. D’autant plus que
les quatre hommes se sont arrêtés en chemin. Malgré la brise matinale, ils
transpirent. S’essuient le front. Le trapu enlève son cardigan rouge. Pourvu
qu’un chien errant ne vienne pas poser son museau humide tout près de mon
visage. Pour me renifler.
QUAND IL FUT ASSEZ GRAND, Abner voulut lui aussi nous attirer vers un monde
qui n’existait pas. Un monde que lui avaient fait miroiter de nouveaux
vendeurs de miracles. Un monde dont il commençait à esquisser les contours
dans sa tête. Abner n’a que le mot développement à la bouche.
Développement par-ci. Développement par-là. « Si vous coupez les arbres, pas
de développement. Si vous plantez dans les terres de café des haricots, la
terre va s’en aller et pas de développement. Si vous déféquez dans les
rivières, pas de développement. » Nous avons planté les haricots sur les terres
de café tout là-haut, coupé les arbres et déféqué dans les eaux. Il a cru que
l’arrivée du prophète, chef du parti des Démunis au pouvoir, changerait tout
et nous avec ce tout-là.
La colère d’Abner fut à la hauteur de sa déception. Mais un jour, il cessa
de regarder le monde avec amertume. Nous ne savions pas où il avait puisé
ce courage, mais il l’avait trouvé. Il creusa un puits, essaya des semences et
organisa une coopérative. Toute une agitation à laquelle Éliphète son frère ne
croyait pas. Éliphète ne croyait pas à grand-chose. Avec Abner, il y a eu des
explications, encore des explications, toujours des explications, pour nous
décrire ce monde enfin développé, extravagant de bonheur.
Jean-Paul, un descendant des Mésidor, et François, un neveu de Mme
Frétillon, étaient arrivés à la tête d’une équipe qui devait entamer un
ambitieux programme d’irrigation des terres et de mise sur pied de la
coopérative. Ils étaient arrivés avec les mêmes sandales des hommes et des
femmes du parti des Démunis, et le même chapeau de paille. Jean-Paul
marchait nu-pieds quelquefois, rien que pour offrir à ses plantes douillettes et
lisses une chance d’être blessées. François a posé des questions sur ce que
nous mangions, comment nous organisions nos familles, quelles étaient nos
méthodes de culture. L’autre n’arrêtait pas d’arpenter les cinq villages
alentour en vue d’organiser la coopérative. Ou bien il faisait le tour des
plaines et des collines pour comprendre d’où pouvait venir l’eau et s’il était
encore possible d’en trouver pas trop en profondeur. Il y eut des réunions, des
rassemblements dans la zone et certaines fois à Port-au-Prince. Abner en
revenait plus transformé à chaque fois. Il s’était vraiment senti l’âme d’un
leader le jour où, après une réunion où il avait pris la parole, il fut invité à la
résidence de Jean-Paul à Laboule. Là, il but du whisky, un rhum pour riches,
et écouté une musique douce comme le murmure d’une femme.
Les années passèrent, se ressemblant. Entre deux résultats de tirage de la
loterie, tous les jours, Dieudonné nous faisait part de ce qu’il apprenait par les
radios. Le prophète avait transformé des crève-la-faim, pauvres et maléré
comme nous, en bandes organisées armées jusqu’aux dents auxquelles il ne
faisait pas bon se frotter. Des Blancs venaient les voir, ils les prenaient pour
des héros de western, des guerriers, et raffolaient de leurs noms de nuit :
Jojo-mort-aux-rats, Hervé-piment-piké ou Chuck Norris. Des noms qui
donnaient froid dans le dos. Des noms qui suggéraient que ces hommes
pourraient faire d’eux leur prochain repas. Mais ces Blancs aimaient les
sensations fortes. Alors ils écrivaient des articles pour les journaux et les
filmaient pour faire peur à d’autres Blancs très loin qui les regarderaient à la
télévision. Nous aussi, nous les voyions dans des télévisions à Baudelet entre
deux matches de foot. L’espace de quelques secondes, nous nous disions qu’il
faisait encore bon vivre à Anse Bleue, Roseaux ou même Baudelet. Et non à
Port-au-Prince.
Un jour où Fanol était venu en visite à Anse Bleue, Abner et lui s’étaient
vivement disputés. Fanol défendait son emploi de quatrième zone dans une
administration et niait que ce qui restait du maigre gâteau se partageait au vu
et au su de tout le monde. Que l’appétit de tous avait été ouvert, mais qu’au
passage on emportait la crème et les trois-quarts du gâteau. Que des gens
disparaissaient aussi à jamais. Que d’autres mouraient criblés de balles par des
inconnus. Toujours des inconnus. Que certains de ceux qui disparaissaient
réapparaissaient parce que leurs parents avaient payé. Fanol niait tout. Oxéna
et Yvnel l’encourageaient à nier pour ne pas s’attirer d’ennuis.
Mais on parlait aussi à voix basse d’une nouvelle manne miraculeuse.
Blanche comme la farine de la multiplication des pains de Jésus. Des avions
atterrissaient la nuit pour livrer cette manne. Ou la lâchaient du ciel par
paquets. Des terres entières avaient été défrichées pour cette seule récolte.
Dans son camion loué à un homme de Roseaux, Éliphète avait vu bien du
pays et entendu une flopée de paroles entre Anse Bleue, Roseaux, Baudelet et
Port-au-Prince. Il avait affirmé un jour de grande inspiration que les miracles
n’auraient pas lieu. « Le seul miracle viendra du ciel et il sera empoisonné.
Parce que c’est le diable qui nous l’enverra sur des ailes métalliques. Les
ailes métalliques sillonneront le ciel. Et cette manne-là, on la mangera assis
sur des pierres en feu, sous un ciel sec, au milieu des derniers cactus et
bayahondes, entre des discothèques, des 4 X 4 rutilantes, des malfrats, des
traînées de salon et des AK47. » Il avait fait un geste de ses deux bras contre
sa poitrine pour nous montrer qu’il s’agissait d’armes à tuer. Éliphète avait vu
juste.
« Le monde est un lieu difficile. Tu ruses ou tu meurs », avait-il conclu.
« Je ne veux pas mourir », s’était écriée Cétoute. Elle avait à peine douze
ans. Nous ne savions pas d’où ce cri était sorti. Il l’avait prise de court. Et
nous avions tous ri. Et Cétoute était alors allée rejoindre sa mère et les sœurs
charismatiques sur l’étroite galerie devant sa maison. Elle avait récité trois
« Je vous salue Marie » avec elles pour oublier un moment les prodigieuses
et terribles surprises que réservait la vie en ce temps, en ce lieu.
38
QUAND TERTULIEN VIT ce petit-fils qui était venu de si loin, il ne laissa pas le
souvenir de Mérien remonter à la surface et lui gâcher sa joie.
Marie-Elda, l’épouse de Tertulien Mésidor, était d’une fragilité qui
contrastait avec le bouillonnement ininterrompu de son époux. Aucun
serviteur ne se souvenait l’avoir entendue prononcer un mot de trop, un mot
trop haut, un mot de travers. Marie-Elda Mésidor semblait regarder de l’autre
côté de la vie sans prêter attention à ce qui se passait là, à vue d’œil. Sous
son nez. Nous ne sous sommes jamais expliqué sa présence dans un tel lieu,
sa présence sur une couche aux côtés d’un tel homme.
Si chaque nouvelle naissance l’avait laissée plus frêle que la précédente,
cela ne l’avait pas pour autant empêchée, sans une larme, sans un cri, de
mettre dix enfants au monde selon le bon vouloir de son mari : Osias,
Boileau, Pamphile, Candelon, Théophile, Joséphine, Horace, Ermite, Madrine
et Mérien. Tous, à l’instar de Marie-Elda, obéissaient à leur père au doigt et à
l’œil. Tous à l’exception de Mérien, le benjamin, qui était venu au monde
avec un aiguillon empoisonné dans la poitrine. Comme pour les âmes bien
nées, le petit du tigre avait commencé très tôt à ressembler à son géniteur.
La dernière fois que Tertulien avait frappé Mérien, tous avaient cru qu’il
allait le tuer. Avec un nerf de bœuf en guise de fouet, il lui avait lacéré la
peau, puis avait cogné, cogné de ses mains nues sur son torse, son visage, ses
bras. À croire qu’il voulait faire sortir de son fils quelque esprit malin.
Mérien accepta les coups jusqu’au moment où une colère sortie du fond de
ses entrailles le fit bondir, la tête en avant, comme un jeune taureau et cogner
à son tour de toutes ses forces. Tertulien Mésidor tomba à la renverse. Le fils
cloua le père au sol, posant les mains autour de son cou, prêtes à se resserrer,
dures, sur sa pomme d’Adam. N’étaient les cris de sa mère, l’interposition
d’Osias, l’aîné des frères, et les cris des domestiques, peut-être Mérien aurait-
il commis l’irréparable. Tertulien, en se relevant, avait saisi une machette et
menacé Mérien qui recula en soutenant le regard de son père. Aucun
domestique, aucun des autres frères ne put le rattraper. Il partit en courant et
entendit dans son dos Tertulien, son père, le maudire jusqu’à la cinquième
génération. Mérien Mésidor, quelques jours plus tard, nous l’avions su par les
domestiques les plus bavards, avait rejoint une de ses tantes en Amérique.
C’était il y a bien des années déjà.
Tertulien était ému. Ce qui desserra la main de cette douleur qui dessinait
sur son visage d’horribles grimaces. Sa bouche semblait vouloir happer tout
l’air autour de lui. Un murmure inaudible sortit du fond de sa gorge. Il eut
seulement la force de caresser la main de son petit-fils, de poser une main sur
ses cheveux et de lui tendre un papier. Il lui demanda d’inscrire le nom des
hommes et des femmes sur lesquels il pouvait compter. Pour n’importe quoi.
Pour tout. « Note, mon fils ! »
Tertulien Mésidor, dans un ultime sursaut, se dressa sur son lit et concentra
ses dernières forces pour faire sortir de sa bouche comme d’un lance-flamme :
« Mon fils, je n’ai aucun remords et je n’implorerai pas la clémence de
Dieu. À force de compromissions et de bassesses, j’ai accumulé une petite
fortune, des biens, des biens, encore des biens. Je suis plus fortuné que tous
les habitants de ces cinq villages réunis. Rien n’a jamais arrêté mon bras
quand je voulais tuer, voler, violer. Rien. Il faisait très beau les jours où
j’avais du sang sur les mains. On dirait que Dieu m’a cédé le pas chaque fois
que j’avançais. »
Il s’arrêta pour rire à gorge déployée, les yeux brillants de démence.
« J’ai tout vu dans cette île. Jusqu’à sa deuxième occupation par les
Marines. Je dis bien deuxième occupation, mon fils, parce qu’il y en aura
d’autres. Et je n’ai toujours rencontré que ce même respect de tous, tu
m’entends ? »
Jimmy acquiesça : « Oui, oui. »
Et Tertulien s’agrippa à sa chemise :
« Oui, respect pour l’or et le pouvoir. Rien d’autre, mon petit-fils, rien
d’autre. »
Tertulien voulait parler avant de mourir pour avoir le plaisir d’évoquer ses
crimes. Il prononça ses derniers mots en se renversant sur son lit. Il mourut
les yeux grands ouverts.
La nouvelle du retour de Jimmy se répandit sur les sentiers, d’une case à
l’autre, au détour des marchés. D’un jardin à l’autre. Alors il nous sembla
une fois de plus que rien ne s’était passé. Que le parti des Démunis n’avait
pas existé. Certains d’entre nous se mirent à se méfier de leurs souvenirs.
Allant jusqu’à croire que nos fièvres n’étaient que le fruit d’une hallucination
collective. Que le malheur d’avant, celui de l’homme à chapeau noir et
lunettes épaisses, était peut-être mieux que celui qui plantait ses crocs dans
nos vies d’aujourd’hui.
Jimmy décida de tout reprendre, et même plus que ce qui lui revenait. Il
serait un fléau. Lui aussi.
« Je suis de retour et vous allez le sentir. »
40
C’EST JIMMY QUI M’A TUÉE. Et tout a commencé avec l’avion. C’était un
vendredi et j’avais laissé Baudelet comme tous les vendredis pour revenir à
Anse Bleue.
C’est vrai que la première fois que l’avion a survolé Anse Bleue, en pleine
nuit, nous avons été réveillés en sursaut. Et mon père, encore endormi, nous
a appelés les uns après les autres à voix basse, avec des mots que la peur
déformait, comme s’il avait dans la bouche un morceau de patate encore
fumante. Il nous a appelés pour nous demander si nous n’entendions pas ce
bruit étrange au-dessus de nos têtes. Tout hébétés de sommeil, les yeux mi-
clos, nous avons nous aussi prêté l’oreille à ce grondement sourd qui venait
de faire un grand trou dans la nuit. Nous avons d’abord cru à un signe du
ciel ou du pays sous les eaux.
Après trois tours au-dessus d’Anse Bleue, le bruit de l’avion s’est atténué,
comme si le silence l’avalait à mesure qu’il se dirigeait vers le morne
Lavandou. Et, au bout d’un moment qui nous a paru fort long, nous n’avons
plus rien entendu.
Réveillés bien plus tôt qu’à l’accoutumée, mon père, tante Cilianise, Yvnel,
les enfants, tous parlaient devant leur case à voix basse. Les enfants
couraient entre nos jambes et mêlaient leurs braillements aux chants du coq,
aux aboiements du chien qui tournait un peu dans tous les sens. Nous avons
parlé avec des phrases qui disaient et qui ne disaient pas. Un vrai jeu de
cachecache avec nous-mêmes. Les secondes étaient toutes pleines de mots et
pourtant encombrées de silence. Mais nous nous comprenions, comme toutes
les fois où une parole muette telle une présence obscure venait prendre la
place entre nous. Toute cette agitation nous retournait dans un grand
charivari. Alors tantôt nous regardions la mer, tantôt le ciel ouaté de bleu et
de rose posé sur la pente des collines. Et moi, Cétoute Florival, j’ai entendu
le temps nous ronger comme une armée de rats.
Altagrâce indiqua ce qui avait été la trajectoire de l’avion juste au-dessus
de notre case, avant qu’oncle Yvnel ne vienne rectifier ses propos en
avançant un argument imparable qui sembla faire autorité : il savait comment
était fait un avion, parce que Léosthène le lui avait décrit en long et en
large – les sièges de l’avion, la ceinture que l’on attache autour de la taille,
les trous d’air qui vous chavirent l’estomac, les hôtesses qui remplissent les
formulaires de cette cohorte d’illettrés que nous sommes et qui tous les jours
forcent les portes de l’Amérique.
Abner évita la question de la trajectoire, qui avait déjà fait couler trop de
salive, mais prit cet air renfrogné et interrogateur de qui en savait assez pour
être inquiet et pas assez pour partager cette inquiétude avec nous. Il tordait
dans tous les sens les poils de sa barbe de quelques jours et se contenta d’un
« Je n’aime pas cet avion. Je n’aime pas ce qu’il va nous apporter ». Quand
on lui demanda ce qu’il entendait par ces mots, il se contenta de conclure
qu’à son avis, l’appareil avait atterri sur les terres des Mésidor.
Abner rangea l’événement dans la longue liste de ceux qui, depuis quelques
mois, venaient bouleverser la vie tranquille d’Anse Bleue, après avoir
bousculé celle de l’île. Cilianise renchérit en parlant de mâchoire gonflée
d’une parole trop lourde.
Oxéna s’apprêtait à donner son avis, quand Dieudonné mon père lui
ordonna d’un geste de la main de se taire. Puis, regardant le ciel quatre fois
de suite, il parla d’une voix qui signifiait que le débat était une fois pour
toutes clos. Alors, sans avoir à le mentionner, il était aussi clair pour
Dieudonné que pour nous tous que nous jurerions à tous ceux qui n’étaient
pas d’Anse Bleue que nous n’avions rien vu, rien entendu, cette nuit-là.
Remontant le col de son chandail effrangé, il conclut que cela faisait trop
longtemps que les Esprits n’avaient pas été nourris, et que tous ces
événements étaient là pour nous le rappeler.
Le cortège s’est arrêté et voilà que les quatre bonshommes me posent sur
le sable. C’est leur deuxième pause. Ils ont soif et réclament de l’eau à deux
femmes qui ont laissé leurs occupations du petit matin pour venir grossir la
petite foule qui m’accompagne.
Ce matin, le monde est beau, le ciel sera bientôt comme lavé, après les
pluies. Je pense à Abner qui ne se laisse jamais convertir au malheur. Qui
refuse toujours d’emprunter ses corridors noirs. Tandis que, moi, aspirée
depuis longtemps par le vide, je m’engouffre sur les traces d’Olmène.
41
LE SOLEIL AVAIT DÉJÀ DÉFAIT les derniers lambeaux de nuages quand Abner vit
un étrange cortège venant de Pointe Sable arriver du côté nord de la plage
d’Anse Bleue. Le cri de sa mère Philomène déchira l’air, mit le ciel en
lambeaux... Dieudonné, beuglant sa douleur, la soutenait comme il pouvait.
Abner se sentit bien seul. Seul. Désespéré. Il attendit un moment et déglutit
malgré lui. Ses lèvres se mirent à trembler et sa vue se troubla. Il sentit qu’il
avait envie de pleurer et lutta contre cette envie en se frottant les yeux d’un
geste rapide dans le repli de son coude. Il alla au-devant du cortège. Nous
l’avons vu partir et nous l’avons suivi. Il a saisi son portable et composé le
numéro du commissariat de Roseaux. Pour la première fois, des hommes de
l’ordre et de la justice fouleraient la terre d’Anse Bleue.
Après leur avoir parlé, il nous dit qu’il avait retrouvé ce courage dont il
pensait qu’il l’avait abandonné pour toujours. Il pensa à la récolte qui serait
plus généreuse cette année grâce aux travaux d’irrigation de Jean-Paul et de
François, grâce à la construction du dispensaire des pentecôtes qui s’achevait,
grâce à la coopérative qui s’était mise en place. Tout cela lui mit un peu de
clémence au cœur. L’espace de quelques secondes. Rien que quelques
secondes. Il ne renonçait pas... Il avançait. Il en tituba presque.
Alors, nous avons suivi Abner, tellement à son aise dans les bayahondes
qui brouillaient la route devant nous. La route de demain. Ces halliers où
nous ne voyions s’ouvrir aucune issue. Contrairement à nous, Abner, d’une
machette invisible, semblait arracher les broussailles et avançait. Nous avons
réglé notre pas sur le sien.
43
Asson : calebasse évidée remplie de petits os, sorte de hochet, qui sert de
sceptre rituel à l’officiant lors des cérémonies vaudou.
Bain de chance : bain spécialement préparé pour attirer les faveurs des dieux.
Batouelle : battoir.
Borlette : loterie.
Cacos : rebelles qui se sont soulevés entre 1915 et 1920 contre l’occupation
américaine.
Candélabre : variété de plante avec laquelle on construit des clôtures à la
campagne.
Cher maître, chère maîtresse : qui fait acte de propriété et n’a de comptes à
rendre à personne.
Choukèt larouzé : adjoint du chef de section qui, avant 1986, assurait l’ordre
et la sécurité dans les campagnes.
Coucouye : luciole.
Damballa : dieu serpent qui est souvent représenté avec son épouse Aida
Wèdo.
Démembré : partie qui n’ira pas dans l’indivision et qui recèle les attributs
spirituels de la lignée.
Désounin : cérémonie qui a lieu après la mort pour préparer le passage vers
l’au-delà. Peut être également employé comme un adjectif signifiant
« décontenancé ».
Divinòr : devin.
Djon-djon : champignon noir qui colore le riz ou les viandes et leur donne un
goût particulier.
Doko : lieu éloigné et clandestin qui servait de refuge aux insurgés après
l’indépendance.
Grouillades : déhanchements.
Guayabelle : chemise typique de la grande Caraïbe (guayabera).
Kamoken : opposant aux dictatures des Duvalier père et fils, de 1957 à 1986.
Kanzo : initiation qui permet à une personne de ne pas être brûlé par le feu.
Lasirenn : divinité qui tire les mourants sous l’eau pour les emmener en
Afrique.
Legba : divinité qui ouvre les chemins et que l’on invoque au début des
services religieux pour ouvrir la route aux autres divinités.
Majò jon : celui qui, dans le rara, jongle avec un bâton ou une croix à quatre
branches d’égale longueur.
Mantègue : saindoux.
Mapou : arbre reposoir sacré au large tronc et aux racines profondes, dont la
fonction est la même que celle du baobab en Afrique.
Massisi : homosexuel.
Matelote : maîtresse.
Paquet wanga : paquet avec des ingrédients qui contiendrait des forces.
Priyé deyò : toutes les prières qui précèdent le service religieux proprement
dit.
Rara : carnaval qui commence après le mercredi des Cendres dans les
campagnes.
Roi : celui qui préside la bande et qui est en général le chef du lakou.
Tchaka : mets très riche préparé avec du petit mil, des haricots et d’autres
légumes.
ISBN 9782848051291
Table des matières
Prière d’insérer
Titre
Copyright
Du même auteur
Exergue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
GLOSSAIRE
Achevé de numériser