Bain de Lune - Lahens Yanick

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BAIN DE LUNE.

Après trois jours de tempête, un pêcheur découvre,


échouée sur la grève, une jeune fille qui semble avoir réchappé à une grande
violence. La voix de la naufragée s’élève, qui en appelle à tous les dieux du
vaudou et à ses ancêtres, pour tenter de comprendre comment et pourquoi elle
s’est retrouvée là. Cette voix expirante viendra scander l’ample roman familial
que déploie Yanick Lahens, convoquant les trois générations qui ont précédé
la jeune femme afin d’élucider le double mystère de son agression et de son
identité.
Les Lafleur ont toujours vécu à Anse Bleue, un village d’Haïti où la terre
et les eaux se confondent. Entre eux et les Mésidor, devenus les seigneurs des
lieux, les liens sont anciens, et le ressentiment aussi. Il date du temps où les
Mésidor ont fait main basse sur toutes les bonnes terres de la région.
Quand, au marché, Tertulien Mésidor s’arrête comme foudroyé devant l’étal
d’Olmène (une Lafleur), l’attirance est réciproque. L’histoire de ces deux-là
va s’écrire à rebours des idées reçues sur les femmes soumises et les hommes
prédateurs.
Mais, dans cette île également balayée par les ouragans politiques, des
rumeurs de terreur et de mort ne tardent pas à s’élever. Un voile sombre
s’abat pour longtemps sur Anse Bleue.
Pour dire le monde nouveau, celui des fratries déchirées, des déprédations,
de l’opportunisme politique, Yanick Lahens s’en remet au chœur immémorial
des paysans : eux ne sont pas dupes, qui se fient aux seules puissances
souterraines.
Leurs mots puissants, magiques, donnent à ce roman magistral une violente
beauté.

YANICK LAHENS vit en Haïti. Depuis la parution de La Couleur de l’aube


(2008 ; prix RFO 2009), elle porte en elle le grand roman de la terre
haïtienne qu’est Bain de lune. Failles (2010) et Guillaume et Nathalie (2013)
ont également paru chez Sabine Wespieser éditeur.
YANICK LAHENS

BAIN DE LUNE

roman

SABINE WESPIESER ÉDITEUR


13, RUE SÉGUIER, PARIS VI
2014
© Sabine Wespieser éditeur, 2014, pour l’édition papier

© Sabine Wespieser éditeur, 2014, pour la présente édition numérique

www.swediteur.com
DU MÊME AUTEUR

L’EXIL, ENTRE L’ANCRAGE ET LA FUITE : L’ÉCRIVAIN HAÏTIEN


essai, Éditions Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1990

TANTE RÉSIA ET LES DIEUX


nouvelles, L’Harmattan, Paris, 1994

LA PETITE CORRUPTION
nouvelles, Éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1999 ; Mémoire d’encrier,
Montréal, 2003

DANS LA MAISON DU PÈRE


roman, Le Serpent à plumes, Paris, 2000

LA FOLIE ÉTAIT VENUE AVEC LA PLUIE


nouvelles, Presses nationales d’Haïti, Port-au-Prince, 2006

LA COULEUR DE L’AUBE
roman, Sabine Wespieser éditeur, 2008 Prix RFO 2009

FAILLES
récit, Sabine Wespieser éditeur, 2010

GUILLAUME ET NATHALIE
roman, Sabine Wespieser éditeur, 2013
Je suis Atibon-Legba
Mon chapeau vient de la Guinée
De même que ma canne de bambou
De même que ma vieille douleur
De même que mes vieux os [...]
Je suis Legba-Bois Legba-Cayes
Je suis Legba-Signangnon [...]
Je veux pour ma faim des ignames
Des malangas et des giraumonts
Des bananes et des patates douces

RENÉ DEPESTRE
Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien

[...] il a détruit cette beauté qui m’exposait aux rechutes sur les lits du désir [...] ;
je ressemble à la Mort, cette vieille maîtresse de Dieu.

MARGUERITE YOURCENAR
Feux
Le lecteur trouvera en fin d’ouvrage un arbre généalogique ainsi qu’un
glossaire donnant la définition des mots suivis d’un astérisque à la première
occurrence.
1

APRÈS UNE FOLLE ÉQUIPÉE de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d’un
homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures
boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. Au
point de me faire oublier cet étau de douleur autour du cou, et la
meurtrissure entre les cuisses. Difficile de me retourner. De remonter les
jambes. De poser un pied par terre avant que l’autre suive. Pour franchir la
distance qui me sépare d’Anse Bleue. Si seulement je pouvais prendre mes
jambes à mon cou. Si seulement je pouvais m’enfuir jusqu’à Anse Bleue. Pas
une fois je ne me retournerais. Pas une seule fois.
Mais je ne le peux pas. Je ne le peux plus...
Quelque chose s’est passé dans le crépuscule du premier jour de
l’ouragan. Quelque chose que je ne m’explique pas encore. Quelque chose
qui m’a rompue.
Malgré mes yeux figés et ma joue gauche posée à même le sable mouillé,
j’arrive quand même, et j’en suis quelque peu soulagée, à balayer du regard
ce village bâti comme Anse Bleue. Les mêmes cases étroites. Toutes portes et
toutes fenêtres closes. Les mêmes murs lépreux. Des deux côtés d’une même
voie boueuse menant à la mer.
J’ai envie de faire monter un cri de mon ventre à ma gorge et de le faire
gicler de ma bouche. Fort et haut. Très haut et très fort jusqu’à déchirer ces
gros nuages sombres au-dessus de ma tête. Crier pour appeler le Grand
Maître*, Lasirenn* et tous les saints. Que j’aimerais que Lasirenn m’emmène
loin, très loin, sur sa longue et soyeuse chevelure, reposer mes muscles
endoloris, mes plaies béantes, ma peau toute ridée par tant d’eau et de sel.
Mais avant qu’elle n’entende mes appels, je ne peux que meubler le temps. Et
rien d’autre...
De tout ce que je vois.
De tout ce que j’entends.
De tout ce que mes narines hument.
De chaque pensée, fugace, ample, entêtante. En attendant de comprendre
ce qui m’est arrivé.
L’inconnu a sorti son téléphone portable de sa poche droite : un Nokia bas
de gamme comme on en voit de plus en plus au All Stars Supermarket à
Baudelet. Mais il n’a pas pu s’en servir. Il tremblait de tous ses membres.
Tant et si bien que le téléphone lui a échappé des mains et est tombé tout
contre ma tempe gauche. Encore un peu et le Nokia aurait achevé de
m’enfoncer l’œil...
L’homme a reculé d’un mouvement brusque, le regard épouvanté. Puis,
prenant son courage à deux mains, a plié lentement le torse et allongé le
bras. D’un geste rapide, il a attrapé le téléphone en prenant un soin inouï à
ne pas me toucher.
Je l’ai entendu répéter tout bas, trois fois de suite, d’une voix étouffée par
l’émotion : « Grâce la Miséricorde, grâce la Miséricorde, grâce la
Miséricorde. » J’entends encore sa voix... Elle se confond avec la mer qui
s’agite en gerbes folles dans mon dos.

Dans ma tête des images se bousculent. S’entrechoquent. Ma mémoire est


pareille à ces guirlandes d’algues détachées de tout et qui dansent, affolées
sur l’écume des vagues. Je voudrais pouvoir recoller ces morceaux épars, les
raccrocher un à un et tout reconstituer. Tout. Le temps d’avant. Le temps d’il
y a longtemps comme celui d’hier. Comme celui d’il y a trois jours.
Année après année.
Heure après heure.
Seconde par seconde.
Refaire dans ma tête un parcours d’écolière. Sans ronces, sans
bayahondes*, sans avion dans la nuit, sans incendie. Refaire ce parcours
jusqu’au vent qui, ce soir d’ouragan, m’enchante, m’enivre. Et ces mains qui
me font perdre pied. Trébucher.
Remonter toute la chaîne de mon existence pour comprendre une fois pour
toutes... Remettre au monde un à un mes aïeuls et aïeules. Jusqu’à l’aïeul
franginen*, jusqu’à Bonal Lafleur, jusqu’à Tertulien Mésidor et Anastase, son
père. Jusqu’à Ermancia, Orvil et Olmène, au regard d’eau et de feu. Olmène
dont je ne connais pas le visage. Olmène qui m’a toujours manqué et me
manque encore.
Quel ouragan ! Quel tumulte ! Dans toute cette histoire, il faudra tenir
compte du vent, du sel, de l’eau, et pas seulement des hommes et des femmes.
Le sable a été tourné et retourné dans le plus grand désordre. On dirait une
terre attendant d’être ensemencée. Loko* a soufflé trois jours d’affilée et a
avalé le soleil. Trois longs jours. Le ciel tourne enfin en un gris de plus en
plus clair. Laiteux par endroits.
« Ne fais pas ce que tu pourrais regretter, martèle ma mère. Ne le fais
pas. »
Je radote comme une vieille. Je divague comme une folle. Ma voix se casse
tout au fond de ma gorge. C’est encore à cause du vent, du sel et de l’eau.
2

LE REGARD FUYANT DES HOMMES, celui légèrement effaré des femmes à


l’arrivée de ce cavalier, tout laissait croire qu’il s’agissait d’un être redoutable
et redouté. Et c’est vrai que nous redoutions tous Tertulien Mésidor.
Tertulien Mésidor aimait traverser tous les villages jusqu’aux plus lointains
lieux-dits pour mesurer sa force. Évaluer le courage des hommes. Soupeser la
vertu des femmes. Et vérifier l’innocence des enfants.
Il avait surgi des couleurs cotonneuses du devant-jour. À cette heure où,
derrière les montagnes, un rose vif défait des lambeaux de nuages pour
déferler à bride abattue sur la campagne. Assis sur son cheval gris cendre, il
était comme toujours coiffé d’un chapeau de belle paille à large bord, rabattu
sur deux yeux proéminents. Il portait un coutelas suspendu à sa ceinture et
traînait à sa suite deux autres cavaliers, qui avançaient du même pas lent et
décidé que leur maître.
Tertulien Mésidor se dirigea vers l’étal aux poissons empestant les tripes et
la chair en décomposition. À son approche, nous nous étions mis à parler très
fort. Bien plus fort qu’à l’accoutumée, vantant la variété des poissons, la
qualité des légumes et des vivres, mais sans lâcher des yeux le cavalier. Plus
nous le guettions et plus nous parlions fort. Notre vacarme dans cette aube
n’était qu’un masque, un de plus, de notre vigilance aiguë. Quand sa monture
se cabra, le cortège se figea en même temps que lui. Tertulien Mésidor se
baissa pour parler à l’oreille du cheval et caresser sa crinière. « Otan, Otan »,
murmura-t-il doucement. L’animal piaffait sur place en agitant la queue.
L’homme au chapeau à large bord voulait, lui, avancer sur le chemin pierreux
entre les étals. D’un geste d’autorité, il frappa les flancs du cheval de ses
talons et, tenant serrée la bride, força l’animal à trotter dans cette direction.
À peine eut-il avancé de quelques mètres qu’il tira cette fois sur les rênes
pour s’arrêter à nouveau. Le mouvement fut si brusque que les deux autres
cavaliers eurent du mal à retenir leurs chevaux qui piaffaient eux aussi.
Tertulien Mésidor venait d’entrevoir, assise entre toutes les femmes, Olmène
Dorival, fille d’Orvil Clémestal, dont le sourire fendait le jour en deux comme
un soleil et qui, d’un geste nonchalant, avait torsadé le bas de sa jupe pour la
glisser entre ses cuisses. Deux yeux la déshabillaient déjà et elle n’en avait
pas le moindre soupçon.
Au léger frémissement de ses narines, les deux autres cavaliers surent à
quoi s’en tenir. Tertulien Mésidor garda les yeux fixés quelques secondes sur
cette bande de tissu qui cachait la source et la fleur d’Olmène Dorival. Il en
eut le souffle coupé. Quelques secondes. Rien que quelques secondes. Mais
assez pour être tout retourné. Prisonnier d’un sortilège sans explication.
Le désir de Tertulien Mésidor pour Olmène Dorival fut immédiat et brutal,
et fit monter en lui des envies de jambes emmêlées, de doigts furtifs, de
croupe tenue à même les paumes, de senteurs de fougères et d’herbe mouillée.
Tertulien Mésidor devait avoir dans les cinquante-cinq ans. Olmène Dorival
en avait à peine seize.
Il possédait les trois quarts des terres de l’autre côté des montagnes. Il était
un don*. Un grand don.
Elle allait le plus souvent nu-pieds et n’avait jamais chaussé que des
sandales taillées dans un cuir grossier.
Il avait fait plusieurs séjours à Port-au-Prince, et même voyagé au-delà des
mers et dansé le son* avec des mulâtresses à La Havane.
Elle n’avait franchi les limites d’Anse Bleue que pour accompagner sa
mère au marché aux poissons de Ti Pistache, qui sentait la pourriture et les
tripes et où dansaient les mouches dans des sarabandes folles. Ou, depuis peu,
un peu plus loin, au grand marché de la ville de Baudelet.
Sous ce nom de Tertulien, couvaient des légendes invérifiables et des
vérités tenaces. On disait qu’il avait volé, tué. Qu’il avait couvert autant de
femelles que celles que comptait notre village de paysans-pêcheurs. Et bien
d’autres choses encore...
À la monotonie des jours très ordinaires, Olmène Dorival n’avait échappé
que par les dieux, qui quelquefois la chevauchaient de songes, d’humeurs, de
couleurs et de mots.
3

TERTULIEN, TENANT LES RÊNES de son bel alezan gris cendre, abaissa le torse
pour lui caresser à nouveau la crinière. Mais au bout d’un moment, n’y tenant
plus, il claqua les mains d’un geste d’autorité en direction d’Olmène. Le bruit
résonna à nos oreilles à tous comme un fouet. Olmène Dorival ne crut pas
que cet ordre lui était adressé. Nous non plus. Elle avait, comme nous tous,
aperçu quelquefois ce cavalier dans la poussière des chemins ou sur la galerie
des Frétillon, juste à côté de leur grand magasin, à Baudelet. Mais elle n’avait
jamais fait que l’apercevoir, avec la distance due. Il faisait partie des autres –
vainqueurs, nantis, conquérants –, non des vaincus, des défaits comme elle.
Comme nous. Pauvres comme sel, maléré, infortunés.
Olmène se retourna mais ne vit derrière elle que la vieille Man Came qui
vendait des herbes médicinales, Altéma le cul-de-jatte somnolant à même le
sol, et un jeune garçon tenant la bride d’un âne. Elle comprit alors qu’elle
devrait affronter seule le regard de cet homme dont la seule évocation
recouvrait les yeux de son père, Orvil Clémestal, d’un voile noir et gonflait sa
bouche d’une épaisse salive qu’il crachait d’un grand jet dans la poussière.
Elle se dit qu’elle ferait semblant de n’avoir rien vu. Rien entendu. Elle
baissa légèrement la tête et retint ses nattes désordonnées sous son foulard.
Puis feignit de ranger les quelques poissons – sardes, thazards, paroquettes –
pêchés la veille par son père et ses frères, et les patates douces, ignames,
haricots rouges et le petit mil, dans le panier qu’Ermancia, sa mère, et elle
avaient posé à leurs pieds. En soulevant la tête, elle porta le regard loin
derrière l’homme à cheval qui, lui, commençait à tout vouloir : les poignets,
la bouche, les seins, la fleur et la source. Et, tandis qu’elle scrutait chaque
trait du visage de Tertulien Mésidor derrière les cercles enfumés qui
s’élevaient de sa pipe, Ermancia acheva de ranger avec sa fille tout ce qu’elle
avait apporté de son jardin*.
L’un des deux cavaliers à la suite de Tertulien s’approcha d’Olmène et lui
indiqua son maître. Tertulien ôta son chapeau et, avec un rictus qui était tout
à la fois un sourire et une menace, demanda à Olmène de lui vendre du
poisson. Il acheta tout. Lui qui, au dire de plusieurs, ne mangeait pourtant
plus de poisson depuis longtemps. Depuis qu’un thazard en court-bouillon
avait failli le faire passer de vie à trépas, il y avait quelques années déjà.
Mais Tertulien aurait ce jour-là acheté n’importe quoi. Ce qu’il fit. Il ne
rechigna point comme à son habitude sur le prix de la marchandise, et paya
aux pêcheurs et aux paysans leur dû. Il acheta à Ermancia du petit mil, des
patates douces, des haricots rouges et quelques ignames, que les deux autres
cavaliers charrièrent à l’arrière de leurs chevaux.
Comme nous tous, Olmène avait quelquefois vu un camion, des chevaux ou
des ânes pliant sous le poids de marchandises de toutes sortes, traverser les
terres salines, bifurquer derrière la rivière Mayonne au loin et gravir la pente
jusqu’à disparaître, en direction de la propriété muette de Tertulien Mésidor.
Comme nous tous, elle imaginait sans mot dire, dans un mélange de curiosité
et d’envie, ce que cachaient ces cargaisons. Des choses connues d’elle comme
des choses inconnues, au-delà de ce qu’elle était à même d’imaginer. Au-delà
de ce que nous étions nous aussi à même d’inventer. Si un sourire déformait
nos lèvres ou exhibait nos gencives édentées dans ces moments-là, impossible,
pour elle comme pour nous, de ne pas en vouloir au monde l’espace de
quelques secondes. De ne pas en vouloir à quelques-uns qui nous ressemblent
comme deux gouttes d’eau, faute de pouvoir nous en prendre aux Mésidor et
à ceux qui leur ressemblaient.
Les domestiques qui se hasardaient une fois par semaine jusqu’au marché
de Ti Pistache, de Roseaux ou de Baudelet, laissaient parfois tomber une
phrase qui aiguisait notre curiosité pour ce monde. Monde que nous, les
hommes et les femmes d’Anse Bleue et de tous les bourgs et villages
alentour, nous évitions pourtant. Avec un acharnement égal à celui qu’il
mettait à nous tenir à distance.
Un jeu qui nous liait tous aux Mésidor et qui les enchaînait à nous malgré
eux. Un jeu dans lequel, vainqueurs et captifs, nous étions passés maîtres
depuis longtemps. Très longtemps.
C’est dire qu’entre les Mésidor, le vent, la terre, l’eau et nous couve une
histoire ancienne. Non point de commencement du monde ou d’une
quelconque nuit des temps.
Juste une histoire qui est celle des hommes quand les dieux se sont à peine
éloignés... Quand la mer et le vent soufflent encore tout bas ou à pleins
poumons leurs noms d’écume, de feu et de poussière. Quand les eaux ont
tracé une bordure franche à la lisière du ciel et aveuglent d’éclats bleutés. Et
que le soleil lévite comme un don ou écrase comme une fatalité.
Une histoire de tumultes et d’événements très ordinaires. Quelquefois de
fureurs et de faims. Par moments, de corps qui exultent et s’enchantent. Par
d’autres, de sang et de silence.
Et parfois de joie pure. Si pure...
Une histoire où un monde nouveau chevauche pourtant déjà l’ancien. Par à-
coups et secousses, comme on dit des dieux qu’ils montent un chrétien-
vivant*...
Toujours est-il que, dans ce jour naissant, à Ti Pistache, non loin d’Anse
Bleue, village de tuf, de sel et d’eau adossé au pied de hautes montagnes
d’Haïti, Tertulien Mésidor, seigneur de son état, eut le sang fouetté à vif à la
vue d’Olmène Dorival, paysanne nonchalamment accroupie à même les talons
face à un panier de poissons, de légumes et vivres, dans un lointain marché
de campagne.
4

LES MÉSIDOR, TOUT À L’EST, de l’autre côté des montagnes surplombant Anse
Bleue, avaient depuis toujours convoité la terre, les femmes et les biens. Leur
destin avait croisé celui des Lafleur et de leurs descendants, les Clémestal et
les Dorival, quarante ans plus tôt. Un jour de l’année 1920 où Anastase
Mésidor, père de Tertulien Mésidor, avait dépouillé Bonal Lafleur, aïeul
d’Olmène Dorival, des derniers carreaux* d’une habitation* où poussait, sous
le couvert ombragé d’ormes, d’acajous et de mombins, le café des maquis.
Bonal Lafleur tenait cette propriété de sa mère, qui n’était pas du village
d’Anse Bleue mais de Nan Campêche, une localité à six kilomètres des
montagnes au sud d’Anse Bleue.
Anastase Mésidor s’était déjà approprié les meilleures terres du plateau.
Mais il en lorgnait d’autres pour les vendre à prix d’or aux aventuriers et
francs-tireurs venus d’ailleurs, comme ceux de la United West Indies
Corporation, qui, avec l’arrivée des Marines, s’étaient abattus sur l’île.
Persuadés qu’ils étaient que les grandes propriétés, comme les fincas de Saint-
Domingue ou les haciendas de Cuba, feraient leur fortune et, du même coup,
nous transformeraient enfin en paysans civilisés : chrétiens aux cheveux
propres et peignés et portant chaussures. Apprivoisés mais sans terres.
« Jamais », un mot que Solanèle Lafleur, la mère de Bonal, avait répété des
dizaines de fois à son fils en traçant une croix sur le sol et en lui indiquant,
d’un mouvement vif et ample du bras, les pentes escarpées des montagnes.
Là-haut, dans les dokos* où soufflait encore l’esprit des Ancêtres marrons.
« La terre, mon fils, c’est ton sang, ta chair, tes os, tu m’entends ! »
Anastase Mésidor avait fait un mauvais sort à deux frères de Roseaux,
Pauléus et Clévil, qui pensaient pouvoir lui tenir tête et jouer les récalcitrants.
Ils avaient disparu dans la brume des premières heures du jour, sur le chemin
qui les menait à leur jardin. On retrouva l’un du côté du morne Peletier,
suspendu à un manguier comme une poupée disloquée, l’autre à moitié dévoré
par des porcs sur le bord de la route menant de Ti Pistache à la localité de
Roseaux.
Nous, les Lafleur, avions la réputation d’être inatteignables et porteurs de
points* puissants, redoutables même. À des kilomètres à la ronde, beaucoup
nous enviaient ce pouvoir qu’ils croyaient inouï. Sans limites. Cette solide
réputation ne fit pourtant pas le poids face à l’offre insistante d’Anastase
Mésidor : Bonal Lafleur fut tout de même acculé à se défaire de ses terres en
grinçant des dents un matin, en présence d’un arpenteur à chapeau de laine
noir et d’un notaire en costume trois-pièces gris foncé bien trop ajusté au
corps.
Après une lecture qui débuta par les mots « Liberté, égalité, fraternité,
République d’Haïti » et se termina par « ici collationné », Anastase Mésidor,
le notaire et l’arpenteur signifièrent à Bonal qu’il n’était plus propriétaire.
Son pouce imbibé d’encre à peine apposé sur le papier en guise de
signature, Bonal Lafleur réclama à Anastase Mésidor son dû. Il lui avait tout
de même vendu, le cœur serré, la plus belle portion des terres des héritiers
Lafleur, dans les grandes plaines fertiles encerclées des montagnes qui
dominaient Anse Bleue vers le sud. Des montagnes aux flancs encore verts,
très verts, même si quelques fines lignes claires striaient déjà leur épaisse
chevelure.
Anastase Mésidor, à l’immense surprise de Bonal, paya argent comptant, un
grand sourire aux lèvres. Une pitance que Bonal devrait partager avec une
cohorte de prétendants dont les titres étaient loin d’être les plus clairs qui
soient. En regardant son pouce taché d’encre, Bonal se rappela les démêlés
avec la longue liste des frères et sœurs, cousins et cousines, les premiers lits,
les seconds, les troisièmes, et les autres. Sans oublier tous ceux qui ne
manqueraient pas de surgir des terres environnantes à l’annonce de cette
vente. Un jour, il avait voulu arrêter de compter les ayants droit, après qu’un
affrontement entre branches rivales avait failli s’achever dans le sang des
machettes. Chacun rappelant du tranchant de sa lame l’événement qui avait
fixé les bornes et les lisières. Si Bonal avait tenté d’arrêter de compter, le
morcellement des terres n’avait guère cessé pour autant. Tandis qu’il quittait
l’étude du notaire, Bonal, se remémorant l’incident, secoua la tête de droite à
gauche sous son chapeau de paille avachi, effiloché aux bords, tout en tâtant
les billets dans la poche droite de son pantalon.
Tous ces souvenirs finirent par tisser dans sa tête un écheveau de sentiers
sombres ne menant nulle part. Il fut pris d’un léger vertige. Et puis il y avait
surtout ce sourire d’Anastase Mésidor. Pas net. Trop beau pour être vrai. Un
sourire qui lui donnait froid dans le dos. Un sourire qui ne laissait rien
présager de bon. Il s’en remit un instant au Grand Maître tout là-haut, en
soupirant, la gorge sèche. Mais Dieu, le Grand Maître, était bien trop loin
pour étancher sa soif, et Bonal, tâtant à nouveau ses billets, se décida pour
quelques bonnes rasades de clairin*. Pas un de ces trempés* dans lequel
auraient macéré herbes, épices et écorces. Non. Un bon clairin sans mélange,
qui lui saisirait la langue, lui brûlerait la gorge et réveillerait son âme au
milieu de belles flammes afin que, l’espace de quelques heures, sa vie lui
apparût comme une route lumineuse. Sans ronces. Sans halliers. Sans
bayahondes. Sans Anastase Mésidor. Sans famille encombrante. Fluet sur des
jambes aux muscles saillants, menton légèrement en avant, il avança d’un pas
décidé en direction de Baudelet.
« Que de rejetons pour tous ces hommes ! Que de rejetons ! Dix, quinze,
vingt et même davantage ! » soupira Bonal. Pourtant, cette idée de rester vert
jusqu’à la tombe le ragaillardit, et il eut une pensée douce et fugace pour une
jeune femme-jardin* de Nan Campêche, travailleuse, caressante, aux cuisses
puissantes, et qui lui avait donné deux fils. Il sourit en passant légèrement la
main sur sa barbe épaisse et accéléra le pas, comme pour courir après ces
visions, malgré le pian* qui lui mangeait le talon gauche.
Mais, de peur d’être roué de coups par les Marines et soumis de force à
l’une de leurs redoutables corvées ou, pire, d’être abattu sans sommation pour
peu qu’on le confondît avec un des rebelles cacos*, Bonal se ravisa. La peur
au ventre mais agile comme un chat sauvage, il préféra emprunter les sentiers
abrupts. Cette peur à tordre les boyaux, qu’il fallait dompter, apaiser, il ne la
connaissait que trop bien. Peur acide et douloureuse. Peur qui ne desserrait
jamais son étreinte. Attachée à nous comme une seconde peau. Plantée en
nous comme un cœur. La peur, un cœur à elle toute seule. À côté de celui
pour aimer, partager, rire, pleurer ou se mettre en colère. Alors, aux grands
chemins, Bonal choisit l’avancée en solitude. Dans les fourrés et les
bayahondes. L’avancée jusqu’à l’invisible. Là où personne ne vient nous
chercher. Là où sont les ombres : dans le regard des bêtes, sous l’écorce des
arbres, dans le sifflement du vent, sous les feuillages, dans la pierre sous
l’humus. Il toucha la petite boursouflure sous son bras gauche et s’en alla
marcher dans cette lumière étrange des sous-bois. Là où il pouvait se
confondre avec le souffle, la rumeur des éléments. Là où il pouvait être tout
et rien à la fois. Là où Gran Bwa* veille sur ses enfants et terrasse la peur.
Où il la réduit au silence. Bonal fredonna tout bas, plusieurs fois de suite,
sans même s’en apercevoir :

Gran Bwa o sa w té di m nan ?


Mèt Gran Bwa koté ou yé ?
Grand Bois que m’avais-tu dit ?
Grand Bois où es-tu ?

Et avança d’un pas léger, léger...


5

UNE FOIS SUR LE CHEMIN DE BAUDELET, Bonal ralentit le pas pour n’éveiller
aucun soupçon et revêtit notre visage des villes, celui du paysan toutes dents
dehors, abruti par la faim et des divinités obscures. Qui ne sait rien, ne voit
rien, rit et ne dit jamais non.
Bonal s’arrêta, comme toutes les rares fois où il se rendait à Baudelet, au
grand magasin des Frétillon, non loin du marché. « Le paysan haïtien est un
enfant, je vous dis. Un enfant ! » aimait répéter Albert Frétillon en tirant sur
son épaisse moustache. Et nous acquiescions toujours d’un mouvement répété
de la tête, penchée vers le sol. Ce qui rassurait Albert Frétillon, qui plaçait les
pouces derrière ses bretelles et, pour mieux nous observer de haut, portait son
cou légèrement allongé en avant, puis rajustait ses lunettes.
Les deux fils Frétillon, François et Lucien, et leur unique sœur Églantine,
gantée et chapeautée, étaient partis en France sur un des grands paquebots qui
régulièrement accostaient au port de Baudelet pour faire la fortune des
comptoirs des deux côtés de l’Atlantique. Celle d’Albert Frétillon datait de
deux générations, depuis qu’un aïeul originaire de La Rochelle s’était installé
à Baudelet et avait engendré dans cette ville portuaire une lignée de mulâtres,
bourgeois de province. Outre son négoce de café, Albert Frétillon préparait
dans une guildive* à l’entrée de la ville le meilleur clairin qui soit. Une fois
l’eau-de-vie tirée, il passait le plus clair de son temps sur la galerie de sa
demeure, contiguë à la boutique tenue par sa femme. Le commandant de la
place, le juge du tribunal civil et le directeur de l’unique école de Baudelet
s’y réunissaient, avec d’autres, pour se répandre en envolées lyriques et
professions de foi.
Ce midi-là, Anastase Mésidor, après l’achat des terres de Bonal les avait
déjà rejoints dans leurs diatribes enflammées. Les événements de ces derniers
mois ne les lâchaient pas. Le directeur de l’école de Baudelet évoqua une fois
de plus les villes bombardées par l’aviation américaine, la sanglante débâcle
des chefs cacos : Charlemagne Péralte assassiné, attaché torse nu à une porte
en bois et exposé sur une place publique, et Benoît Batraville, tué quelques
mois plus tard. Le ton monta. Certains, comme le juge du tribunal civil, y
allant de leur sens de l’honneur et, tout en se frappant le torse porté en avant,
de leur amour débordant pour la patrie. D’autres, comme le commandant de la
place et Anastase Mésidor, vantant les bienfaits de cette présence civilisatrice
qui allait enfin mettre un terme aux luttes fratricides des sauvages que nous
étions. « Oui, tous, nous sommes des sauvages ! » En prononçant le mot
« sauvage », Anastase aperçut Bonal debout devant la boutique et le désigna
du doigt avec une insistance qui ne rassura pas ce dernier. Albert Frétillon,
lui, avait acquiescé à toutes les opinions. Absolument toutes. La prospérité et
la pérennité de ses affaires dépendaient de cette absence totale d’états d’âme
et de cette conviction plantée en lui que, nous les paysans, nous ne
grandirions jamais.
Bonal souleva son vieux chapeau de paille et leur offrit son plus large
sourire. Il se serait même laissé comme d’habitude bercer jusqu’au vertige par
les imparfaits du subjonctif et les mots en latin de ces messieurs si, depuis
qu’il avait quitté l’étude du notaire, il n’avait ressenti une étrange prémonition
que confirmait ce doigt pointé sur lui. Alors, cette inquiétude, il décida de la
noyer elle aussi dans le clairin dont il rêvait depuis la vente des terres. Un
vrai clairin.
À la première gorgée, juste à la sortie de Baudelet, Bonal se rappela bien
sûr l’offrande à faire à Legba* pour ouvrir le passage aux divinités de la
famille, celle à Agwé* pour que la mer les nourrisse encore longtemps, et
celle à Zaka* pour que les jardins soient plus généreux. La terre lui parut
déjà plus légère, à croire que le soleil au zénith avait dessiné un monde pur,
net, dépeuplé. Il se dirigea d’un pas alerte vers le sous-bois, en direction
d’Anse Bleue.
Bonal disparut le jour même. Sans Zaka, sans Agwé, sans Legba. Ceux
parmi nous qui ne cherchaient pas noise aux puissants mirent au compte de
l’ébriété son inexplicable disparition. D’autres affirmèrent avoir vu un groupe
d’hommes à dos d’âne qui avaient sans doute dépouillé Bonal de son argent
en lui faisant la peau après. Certains évoquèrent la présence d’une chèvre
postée au bord du chemin et qui parlait distinctement en laissant apparaître
deux dents en or. Quelques-uns jurèrent avoir vu une vieille qui, après avoir
esquissé des pas étranges avec l’agilité d’une jeune fille, aurait disparu dans
la gorge au fond de la ravine. Le tout sous l’œil indifférent de deux Marines
debout, avec leur imposant fusil en travers de l’épaule.
Et chacun de nous en rajouta, en rajouta...

Pour tenter de lui ôter tout soupçon, Anastase Mésidor envoya un messager
à cheval rencontrer Dieula Clémestal, la mère des quatre enfants de Bonal :
Orvil, Philogène, Nélius et Ilménèse. Mais la colère lui serrait déjà tellement
la mâchoire que Dieula ne prononça pas un mot. Pas un seul, de tout le temps
que le messager se tint debout sur le seuil de sa maison, roulant gauchement
son chapeau entre les mains.
« Honneur, madame Bonal ! C’est Anastase Mésidor qui m’envoie vous
dire... »
Pour toute réponse, Dieula alluma sa pipe lentement. Très lentement. Aspira
fort trois fois de suite sans jamais lever la tête. Puis cracha si bruyamment et
si ostensiblement que l’homme prit congé sur-le-champ. Il n’osa même pas se
retourner avant de disparaître sur son cheval au bout du sentier.
Cette scène, comme Orvil, le père d’Olmène, devait souvent le répéter plus
tard, lui avait laissé sa première impression forte et indélébile sur ce qu’il
était et ce que représentait ce messager. Sur ce qui était grand et ce qui ne
l’était pas. Ce qui était fort et ce qui était faible. Sur le chasseur et la proie.
Sur celui qui écrase et celui qui est broyé. Orvil Clémestal avait juste douze
ans. Il se blottit, ainsi que sa jeune sœur Ilménèse, dans les jupes de sa mère.
Le soir même, Bonal apparut en songe à Dieula – « comme je te vois là »,
avait-elle affirmé à ses enfants et à nous tous. Et Bonal lui avait tout raconté.
Absolument tout : la vente des terres, les sentiers cachés jusqu’à Baudelet, le
doigt pointé sur lui, l’achat du clairin et, sur le chemin, une douleur aiguë au
dos. Infligée par la pointe d’un coutelas. Et puis rien. Plus rien.
Le lendemain, avec Orvil, son fils aîné, elle se rendit à l’aube, et sans
l’ombre d’une hésitation, à l’endroit exact où se trouvait le corps de Bonal :
au fond d’un ravin, au milieu de ronces et de bayahondes. Les poches de
Bonal étaient vides et, autour du corps qui commençait à gonfler, s’agitaient
une nuée de mouches. Nous étions médusés, choqués, mais pas le moins du
monde surpris. Dieula ne fit que nous confirmer la puissance des rêves, la
force et la solidité des mailles qui nous reliaient aux Invisibles. Nous avons
hurlé notre douleur, puis nous nous sommes tus. Retournant à notre placidité.
À notre retenue. À notre silence paysan.
Le service pour Bonal se déroula sans tambours. Sans pleureuses. Larmes
ravalées. Sans cris tirés des entrailles des femmes. Sans réminiscences
tapageuses des événements saillants de la vie du défunt. Juste des
gémissements et des murmures dans le balancement saccadé des corps d’avant
en arrière. Prêtres, gendarmes et Marines n’en surent rien. Un service lugubre
et triste avec l’unique son de l’asson*, les prières, le chagrin et les chants
coincés entre la gorge et la bouche. Malgré les trois mots sacrés murmurés à
l’oreille de Bonal et toute l’habileté de Dieula, mambo* réputée, le défunt ne
désigna aucun d’entre nous pour accueillir son mèt tèt* et maintenir l’héritage
et le sang. Le désounin* avait échoué, et Bonal était parti en emportant ses
Esprits avec lui. Ceux qui le gouvernaient, gouvernaient sa maison et
protégeaient le lakou*. Et nous n’étions pas certains qu’il avait entendu tous
nos messages à nos Morts, à nos lwas* et tous nos Invisibles. Alors nous
avons tous craint pour la protection et la vie du lakou. Nous avons craint pour
chacun de nous.
Une fois Bonal mis en terre non loin de sa case, Dieula invoqua une
journée et une nuit entières tous ses Invisibles. Tous. Ses dieux et ses Esprits.
Les Invisibles du côté paternel et ceux du côté maternel. Les vaillants, les
aimants, les sages, les compatissants, les redoutables : Ogou Kolokosso,
Marinette Pyé-Chèch, Grann Batala Méji, Bossou Trois Cornes, Ti-Jean Pétro,
Erzuli Dantò et tous les autres...
Le surlendemain, sa chaise basse adossée à la porte de sa case, Dieula
entama une psalmodie étrange qui semblait venir de loin. Non point de ses
entrailles mais de plus loin. Du cœur même de la terre. Et qui traversait ses
jambes, retournait ses viscères. Et de sa gorge montait comme un fil dans les
aigus jusqu’au-delà du firmament. Aucun d’entre nous n’osa la déranger de
peur de casser ce fil. Elle fredonna sans jamais s’arrêter :

Yo ban mwen kou a


Kou a fè mwen mal o !
M ap paré tann yo
Ils m’ont frappée
Le coup m’a fait très mal !
Je les attends au tournant

Et puis, lentement, Dieula se leva, revêtit une robe de grossier coton bleu,
serra un mouchoir rouge autour de sa tête et un autre à sa ceinture, auquel
elle accrocha un gobelet en émail, la moitié d’une petite calebasse vide et un
sac, contenant sa pipe et un peu de tabac. Elle convoqua Orvil, son fils aîné,
et lui dit qu’elle avait à faire et qu’elle reviendrait bientôt. Nous l’avons vue
disparaître de l’autre côté du morne Peletier. Sans un sou, sans pain, sans eau,
elle marcha dans les fourrés, les bayahondes et les halliers, quémandant
nourriture et gîte pour faire pénitence et implorer ses divinités de l’exaucer.
Dieula revint l’après-midi d’une veille d’ouragan, sous un cortège de
nuages menaçants. Elle ne voulait pas être emportée par la crue de la
redoutable rivière Mayonne, nous dit-elle. La pénitence avait duré un long
mois. Pour preuve, ses pieds rudement mis à mal et cette douleur au bas des
reins. Nous avons crié, pleuré, dansé et ri, en la voyant revenir. Nous l’avions
tous attendue, confiants et inquiets à la fois. Dieula était épuisée, mais avec
des yeux clairs comme un ciel d’après la pluie. À croire que tout le temps où
nous ne l’avions pas vue, ses yeux avaient trempé dans la lumière. Ou le feu.
Ou les deux.
Elle s’assit avec difficulté sur sa chaise basse paillée au seuil de sa case,
les pieds ensanglantés et couverts d’ampoules dans ses sandales dont le mince
cuir avait été fortement malmené par la poussière des sentiers et l’eau des
rivières et des ruisseaux. Elle se déchaussa et demanda à Orvil de remplir une
bassine d’eau pour qu’elle y soulageât ses pieds, puis réclama à boire et à
manger. Elle avala une pleine gamelle de maïs aux haricots noirs et des
bananes musquées, Orvil et Philogène debout derrière elle, et les deux petits
chacun à ses côtés.
Quatre jours après son retour, le quatrième fils d’Anastase Mésidor, qui
était né deux années après Tertulien, mourut contre toute attente. Typhoïde,
empoisonnement, méningite fulgurante ? Les Mésidor ne l’ont jamais su.
Nous, à Anse Bleue, Ti Pistache et Roseaux, sans rien en dire, nous avons cru
dur comme fer, et nous le croyons encore, que Dieula Clémestal avait pris la
mort par la main pour la conduire en toute docilité chez les Mésidor.
Après la mort de Bonal, notre danti* d’alors, la vie du lakou fut faite de
prudences et de vigilances. Nous vacillions, et nous avons eu peur de tomber
jusqu’au jour où Bonal apparut en songe à son frère, Présumé Lafleur. Ce
dernier nous réunit tous au petit matin à l’entrée de sa case pour nous
raconter l’étrange rêve : « J’ai vu Bonal se diriger vers moi, droit comme un
piquet. Dieula marchait devant lui mais c’était comme si elle avait rapetissé,
et c’est Orvil, avec un poitrail immense, qui les menait tous les deux. » À
mesure que Présumé Lafleur racontait son rêve, des larmes coulaient sur les
joues de Dieula. Elle était soulagée et dans un grand contentement. Présumé
poursuivit : « Je suis resté debout, raide de saisissement. Et, au moment où
j’ai soulevé le pied pour avancer vers mon frère, il a disparu au-dessus des
eaux en m’indiquant Orvil du doigt. Et Dieula pleurait, pleurait, comme elle
le fait là devant nous. » Nous avons tous cru Présumé sur parole et nous nous
sommes inclinés devant la volonté de Bonal de faire d’Orvil son héritier, et le
nouveau danti du lakou.
Dieula assura quelques services aux divinités, attendant qu’Orvil eût franchi
toutes les étapes de son initiation jusqu’à la prise de l’asson. Celle-ci s’acheva
quelques semaines avant le départ de son frère Philogène pour Cuba, une
année avant la mort de Dieula et trois mois après le départ des Américains de
l’île.
Orvil devint notre danti et veilla à tout, à la pêche, aux travaux dans les
jardins, aux châtiments, aux services aux divinités, à notre protection contre
les plus puissants que nous comme les Mésidor, les Frétillon, le commandant
de la place. Notre protection contre tous ceux qui nous ressemblent comme
deux gouttes d’eau, mais qui ne sont pas nous. Qui ne sont pas du lakou. Il
veilla à ce que l’ambition ne fît jamais son nid dans aucun des cœurs du
lakou. Aucun. Nous étions les branches d’un même arbre, soudées au même
tronc, et nous devions le rester.
Mais Orvil, tout danti fût-il, ne put rien contre les premières blessures
ouvertes d’où fusa le sang de la terre. Contre les premières cicatrices qui
saillirent des flancs des mornes. Contre les rivières exsangues qui
maigrissaient, maigrissaient. Contre la terre et la rocaille qui encombraient les
pieds des versants à mesure que nous les défrichions. Contre la montée en
puissance des ouragans. Contre la sécheresse chaque fois plus dévastatrice qui
leur succédait. Contre ceux qui partaient, se détachant de l’arbre pour une
raison qui n’était pas l’ambition, mais qui lui ressemblait beaucoup. Orvil ne
put rien contre ces événements qui ne semblaient vouloir tracer, droit, tout
droit, que le chemin à sens unique et sans retour de la fatalité.
6

RIEN NE BOULEVERSAIT DAVANTAGE Olmène que ces faits de haine, de larmes et


de sang entre les Lafleur et les Mésidor. Orvil, son père, les ravivait
quelquefois comme s’ils avaient eu lieu la veille et non quarante années plus
tôt. Pourtant, rien ne la troubla autant dans cette aurore que le regard de
seigneur et de voyou de Tertulien Mésidor. Un vent venant des montagnes
agitait les vagues. Olmène regarda la mer, qui lui sembla respirer pareillement
à une bête étendue sur le dos, agitée par le flux et le reflux du sang de toutes
les créatures et des âmes, là, dans son flanc. Nan zilé anba dlo, dans l’île
sous les eaux. Elle salua secrètement les Morts, les Ancêtres et les Mystères.
Décidément, le passage fugace et extravagant de Tertulien Mésidor l’avait
plongée dans un désordre étrange. Étrange mais si bienfaisant... Nous étions
troublés, nous aussi, par cette apparition rapide et fantasque, mais nous avons
laissé Olmène s’abandonner... Pour goûter à ses premiers émois de femme.
On prétendait que Tertulien Mésidor tenait son pouvoir et son argent d’un
pacte avec le diable. Qu’il cachait dans la poche droite de son pantalon un
laissez-passer à l’encre forte délivré en bonne et due forme par l’une de ces
sociétés secrètes, Zobop, Vlingbinding ou Bizango, qui surprennent les
innocents aux carrefours des chemins la nuit. On disait même qu’il régnait en
empereur sur l’une d’elles. On disait que dans la pièce à l’étage, tout au fond
côté sud, aux portes toujours fermées, il cachait une créature hideuse avec
deux cornes au-dessus de la tête et une queue en tire-bouchon. Sans l’avoir
jamais vue, plusieurs d’entre nous juraient l’avoir entendue hurler certains
soirs de pleine lune. On avait raconté à la mort de son quatrième fils,
Candelon, qu’il l’avait livré en échange de cette richesse et de cette puissance
à un dieu avide de sang, Linglinsou ou Bossou Trois Cornes.
« Mais on dit tant et tant de choses », pensa Olmène. Elle chassa le sang
qui lui montait au visage et, avec ce sang, toutes ces choses dites et redites,
répétées et rabâchées, laissant l’étonnement s’engouffrer en elle comme un
orage d’août.
Et puis, comme pour Dieu, si nous craignions Tertulien, son pouvoir nous
fascinait malgré nous. Malgré les souffrances qu’il nous infligeait, il nous
fascinait. Comme nous avait fascinés son père, Anastase Mésidor. Malgré les
plaies, la soif, les douleurs et la faim. Et, puisque Dieu fait trembler la terre,
déborder les eaux et s’écrouler des montagnes, au fond de lui Tertulien s’était
peut-être mis en tête de lui ressembler. Peut-être voulait-il le surpasser en
faisant saigner même les étoiles et les pierres. Il était entouré de cette aura
que la puissance confère aux plus forts et qui fait que, nous les conquis, nous
baissons si souvent la tête et, nez contre terre, respirons dans le noir.
Quand, quelques années avant sa mort, un litige avait opposé son père,
Anastase Mésidor, à des hommes arrivés de la grande ville, cinq hameaux et
villages des environs, dont Anse Bleue, s’étaient armés de machettes, de
coutelas et de bâtons gaïacs*. Et, le clairin aidant, avaient repoussé l’assaut.
Les Mésidor avaient subi un affront de conquérants venus d’ailleurs et, à
travers eux, nous nous étions tous sentis insultés. Tous. Sans exception. Allez
comprendre ! Mais nous sommes ainsi faits. Cette bataille rangée, qui mit en
déroute les assaillants, scella un pacte étrange, encore un, entre les Mésidor,
Anse Bleue, Ti Pistache, Morne Lavandou, Pointe Sable et Roseaux. Tout
redoutables et cruels qu’ils fussent, les Mésidor étaient des nôtres. Nous en
étions même fiers. Mais qu’on ne s’y méprenne pas pour autant. Sous
l’insulte partagée, sous la fierté fouettée, sommeillaient la méfiance et la peur.
Celles de toujours. Qui soufflaient des terres intérieures comme un léger vent
noir, balayant l’herbe des collines, traversant les âmes et dévalant les pentes
arides jusqu’à la mer. Pour de nouveau remonter vers les terres intérieures et
redescendre encore les collines. La méfiance et la peur, pour nous, d’une
cruauté nouvelle, insoupçonnée des Mésidor, et, pour eux, celle d’une
vengeance imprévisible de notre part. Qui sait ?
Lorsque Tertulien Mésidor rentra chez lui après son passage au marché de
Ti Pistache ce matin-là, contrairement aux autres jours il ne pensa ni à son
commerce de denrées ni à ses accointances politiques, encore moins à sa
femme, Marie-Elda. L’image d’Olmène avait déjà pris ses droits sur son être
entier et tout balayé. Absolument tout. En lui s’aiguisait une appétence
d’homme, qui faisait briller ses yeux dans la chaude lumière de ce début
d’après-midi. Il goûta à peine ce que les domestiques lui présentèrent à table
et ne s’aperçut même pas de la présence de son épouse. « Ça va, je n’ai plus
faim. J’ai assez mangé. » À ce moment précis, Tertulien Mésidor avait envie
d’une toute jeune femme. D’une seule. D’une paysanne comme il les aimait.
Et non d’un repas.
C’est le regard de cet homme-là qu’Olmène avait soutenu au marché de Ti
Pistache. Elle avait gardé les yeux levés un long moment, mais avait fini par
les baisser face à ce cavalier qui aurait pu être son père et qui avait enlevé
son chapeau pour lui parler à elle, la fille d’un pêcheur et d’une paysanne.
Elle lui avait trouvé le front haut et serein d’un homme qui, contrairement
aux légendes, contrairement à ce que tout Anse Bleue marmonnait en grinçant
des dents, semblait avoir la conscience tranquille. De cette même tranquillité
avec laquelle il s’en était allé à l’intérieur des terres vers sa grande maison
aux larges portes et sa kyrielle de domestiques.
Ermancia, comme les autres femmes du marché, comme nous tous, était
prise entre crainte et enchantement. L’enchantement que provoque l’attention
d’un homme aussi puissant, et la crainte des conséquences souvent néfastes
d’un tel pouvoir sur nos vies.
7

LE PREMIER MOMENT DE STUPEUR PASSÉ, l’homme que je ne connais pas, après


avoir reculé, s’est de nouveau avancé vers moi. Il s’est encore penché, les
yeux écarquillés. Et j’ai vu son visage se déformer lentement en une étrange
grimace, ses mâchoires s’affaisser, sa bouche s’ouvrir tandis que ses lèvres
tremblaient. C’est alors que, tout à coup, ce visage s’est ramassé sur lui-
même et que l’homme s’est mis à crier de toute la force de ses poumons des
noms que je ne connaissais pas : « Estinvil, Istania, Ménélas, anmwé, osékou,
à moi, au secours. » Il hurlait par moments des mots que l’effroi cassait,
rallongeait, déformait, mélangeait. À croire qu’une digue avait lâché. Et qu’il
ne pouvait plus arrêter le flot qui giclait de sa bouche.
Moi, je voulais lui demander d’arrêter. Lui dire que je lui expliquerais. Et
comme je ne pouvais pas le faire, il a bien sûr continué à crier de plus belle.
C’était terrible !
Et puis il a comme pris son courage à deux mains et s’est avancé encore
plus près de moi, la tête penchée en avant, et a ouvert toute grande sa
bouche édentée. Pas moyen de reculer ni d’échapper à son haleine de nuit.
Pas moyen. Une haleine à vous retourner l’estomac.
Envie de me noyer dans le sommeil. Juste quelques minutes. Genoux contre
le menton. Yeux fermés. Close dans le sommeil comme dans un œuf.
Laisser la nuit glisser sur ma peau. Avec le souvenir du froid de la lune.
De l’eau ridée qui étincelle en paillettes.
À la lisière du village, un coq s’égosille. Un autre lui répond. Tous deux
appellent un jour qui a du mal à se faire voir.
« Ne fais pas ce que tu pourrais regretter, martèle ma mère. Ne le fais
pas ! »

Mon sang bat hors de moi dans ce vent où j’entends ce halètement sourd,
le cliquetis d’une boucle qui se défait... Et le membre froid, dressé comme un
bâton... Ma nuque heurte le sable. La déchirure. Mon corps est soulevé de
terre. La douleur autour du cou... Et puis la nuit... La mer... Encore la nuit.
Liquide. Noire.
De toute façon, dans cette histoire, il faudra tenir compte du vent, de son
souffle salin sur nos lèvres, de la lune, de la mer, d’Olmène absente... De la
terre qui ne donne plus. De la mer avare. Et des étrangers venus d’ailleurs
avec leurs coutumes pas d’ici. Leurs habits, leurs cigarettes américaines,
leurs corps, leurs odeurs et leurs chaussures qui nous font de l’œil...
Et moi qui ne voulais plus être de ce lieu, me voilà poudrée de sable,
couronnée d’algues et languissant après Anse Bleue.
« Osékou, anmwé. » Là maintenant, les cris de l’inconnu cognent fort dans
ma poitrine. Se confondent étrangement avec ceux de mon frère il y a trois
jours dans la nuit.

Mon frère s’arrête sur chacune des syllabes de mon nom. Il a dû mettre les
mains en porte-voix pour les faire voyager. Loin, très loin. Et puis les cris
des autres qui avec lui bravent la nuit, le vent et l’eau pour crier mon nom.
« Koté ou yé ? Où es-tu ? Réponds ! »
Les habitants d’Anse Bleue trouaient la nuit et l’eau, les yeux ouverts
comme des baleines.
8

BIEN QU’IL NE LEUR RESTÂT pas grand-chose à vendre – Tertulien Mésidor leur
ayant beaucoup acheté dans les premières heures du matin –, Olmène et
Ermancia décidèrent de rejoindre les autres femmes au marché de Baudelet,
plus grand et plus achalandé que celui de Ti Pistache. La chaleur pesait déjà
sur les sentiers menant au morne Peletier, engourdissant chrétiens-vivants,
bêtes et plantes. Faisant gémir jusqu’à la rocaille sur les chemins. Rien
pourtant ne freina leur course sur ces sentiers battus par les pieds, durcis et
polis par le soleil et le vent comme la brique.
Les jours de marché, Olmène ressentait davantage le poids de la fatigue
pour avoir devancé l’aube avec les enfants du lakou, puis escaladé et dévalé
la colline, une calebasse sur la tête, une autre dans une main, à la recherche
d’eau. Mais elle avait déjà oublié ses jambes douloureuses, ses pieds meurtris,
et marchait droite comme un cierge à la suite d’Ermancia. Elle accéléra le pas
vers les bourgs de l’intérieur, laissant la mer s’alanguir dans son dos. Ce
monde étale derrière elle, ce grand pays liquide, pouvait pourtant à tout
instant l’avaler dans son ventre immense, silencieux, féroce. Tantôt végétal,
clair et si rassurant, le monde vers lequel elle s’acheminait pouvait aussi sans
crier gare la tourner, la figer et la retourner dans ses descentes d’eau, ses
orages et ses falaises. Ces mondes nous avaient déjà pris un père, une
cousine, un frère ou un oncle. Entre les premières percées de lumière du
devant-jour et les soudaines chutes d’ombre de l’après-midi, Olmène posait un
pied après l’autre, agile et tranquille, dans l’arrogance, l’extravagance et la
puissance de ces mondes.
La route parut plus longue ce jour-là à Olmène à cause du silence de sa
mère, qui jamais ne mentionna l’insistance de Tertulien Mésidor à vouloir
acheter leurs marchandises. Ermancia faisait celle qui n’avait rien vu. Rien
entendu. Olmène se laissa glisser dans ce même rond de silence, suivant sa
mère à la trace. Pourtant Ermancia ne pouvait s’empêcher de penser à
Tertulien Mésidor, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père,
Anastase Mésidor, qui avait couvert sans ménagement et sans retenue, au gré
de ses déplacements, tant de femelles dont il avait oublié le nom une fois
eues. Peuplant ainsi la côte entière sur des kilomètres à la ronde, et les
montagnes alentour, d’enfants dont il ignorait le prénom, dont il ne
connaissait pas le visage. Même les femmes qu’il épargnait de sa convoitise
d’ogre, si elles se signaient après son passage, étaient intriguées par tant de
puissance. Olmène et Ermancia le furent aussi ce matin-là.
Elles gravirent la montagne, sentant à peine le calcaire rugueux leur
meurtrir la plante des pieds, leur couper les talons. Olmène avait fini par
oublier ces douleurs, sa mère lui ayant tant de fois répété que des pieds
incapables d’affronter les pierres et la rocaille ne servaient à rien, étaient
inutiles : « Dieu t’a donné des pieds pour que tu t’en serves ! » Elles étaient
parties très tard ce jour-là et accélérèrent le pas pour ne pas être surprises par
un soleil trop ardent. Il était déjà à peine soutenable à cause de la barre étale
de la mer. À perte de vue. Qui renvoyait la lumière comme pour condamner
la terre au feu.
Au premier tournant tout en haut du morne, Olmène retrouva les premiers
arbres d’un vert sombre, qui ne poussaient pas dru mais échappaient déjà à la
sauvage aridité de la terre d’Anse Bleue. À l’entrée de Roseaux, Ermancia et
elle marquèrent une pause, le temps de s’essuyer le visage, de se soulager la
vessie, d’attraper chacune deux mangues fil et d’y planter les dents. Le temps
aussi de bavarder quelques minutes devant l’établi de Mme Yvenot, qui leur
offrit la moitié d’un avocat et une kasav*. Olmène ne put s’empêcher de
regarder les nouvelles chaussures de Mme Yvenot, noires avec une boucle sur
le côté. Cela faisait deux mois qu’elle en rêvait toutes les fois qu’elle la
croisait.
Récemment revenue de la République dominicaine, Mme Yvenot leur vanta
les gains juteux réalisés là-bas sur la vente de vivres et de pois Congo. Ce
qu’Ermancia savait de la République dominicaine avait commencé au moment
des repas partagés avec Joséphina, une commère de sa mère à Duverger ; puis
il y avait eu les échanges de denrées avec Pedro, Rafael et Julio à Bani ; et
ça s’était arrêté avec une mort, du sang, une cicatrice à son avant-bras gauche
et une incisive en moins. Elle avait échappé au massacre de Trujillo parce que
sa mère l’avait recouverte de son corps et avait rendu le dernier soupir sous
les coups répétés des machettes et le son haineux des voix qui criaient :
« Malditos Haitianos, malditos ». Des événements qui quelquefois
défiguraient ses joies ou peuplaient ses insomnies malgré la fatigue des jours.
Ermancia ne voulait même pas prononcer le nom de cette partie de l’île, et se
contenta d’écouter Mme Yvenot en silence.
Au détour d’une phrase, celle-ci, l’œil insinueux et perfide, leur demanda
les raisons de leur retard. Rien de tel pour précipiter le pouls de Mme Yvenot,
médisante, mal parlante, que d’exhiber le linge des autres afin de se vautrer
dans le sel des larmes, le rouge du sang ou le poisseux des semences. Et
renifler en jubilant l’odeur du malheur. Ermancia lui répondit qu’Orvil avait
eu du mal à se lever le matin à cause d’une douleur au bas des reins. Mme
Yvenot, satisfaite de ce début de confidence, lui rappela qu’elle finirait par
tuer son vieillard de mari : « Tu vas l’achever, Ermancia ! » Elles rirent
toutes les deux à s’en tenir les côtes. Ermancia enchaîna avec l’histoire d’une
femme qu’elle avait connue dans son village natal et qui un jour... Elle
chuchota la suite à l’oreille de Mme Yvenot. Et, quand elles rirent à nouveau,
Olmène se joignit à elles, non point à cause de leurs mots, qui avaient été
murmurés et dont elle n’avait pas tout saisi, mais à cause des seins énormes
de Mme Yvenot qui étaient secoués dans tous les sens comme deux chevaux
fous, chaque fois qu’elle s’esclaffait. Ce qui ne fit pas oublier à Olmène le
mensonge d’Ermancia, et aiguisa un peu plus sa curiosité pour cet homme
d’âge mûr surgi de la brume et qui avait pu faire mentir sa mère.
Au marché de Baudelet, elles s’assirent à leur place habituelle, sous le
feuillage d’un des rares acacias qui se dressaient dans ce vaste espace où
s’échangeaient ce que les terres produisaient – mangues, avocats, bananes
plantains, patates douces, fruits à pain, légumes, petit mil et maïs – contre ce
que la ville offrait – des allumettes, du tissu dans un épais coton bleu, du
savon et des ustensiles en émail. Ce coin où elle s’était installée avec sa fille,
Ermancia l’avait gagné au terme d’une lutte acharnée. Elle en avait pris
possession le lendemain du jour où Grann Méphise, une vendeuse plus âgée
qui la tenait sous sa protection, était morte sans laisser de fille, de nièce ni de
filleule pour hériter de l’emplacement. L’imprudente qui y avait placé ses
pieux juste après ce décès devait encore s’en souvenir. Ermancia s’était
plantée devant elle, les mains sur les hanches, la jupe légèrement remontée
sur le côté, et l’avait mise au défi : « Tu restes à cette place une seconde de
plus et je ne réponds plus de moi ! » Après les jurons d’usage, nous avions
empêché les deux femmes d’en venir aux mains, et la question fut tranchée
par un tribunal improvisé qui reconnut sur-le-champ les droits d’Ermancia.
Olmène aimait cette obstination de sa mère, qui défiait tout : le jour, la
nuit, les chrétiens-vivants et les animaux. La terre pouvait s’enflammer, les
eaux quitter leur lit, elle ne cédait pas. Elle avançait. Elle allait jusqu’au bout.
Ermancia rongea, chaque jour de marché, un petit bout de terre
supplémentaire. Ce qui lui permit au bout de trois mois de pouvoir étaler sa
marchandise en toute tranquillité dans un des coins les plus convoités du
marché de Baudelet.
Mais Ermancia ne se contenta pas du marché. Elle s’arrangea pour faire la
conquête de Mme Frétillon, en lui proposant ses plus belles aubergines, ses
ignames, ses haricots, sans compter ses feuilles de tabac aussi longues qu’un
bras d’homme. Très vite, elle devint la pourvoyeuse favorite de Mme Frétillon,
qui allait même jusqu’à lui réserver une tasse de café les jours de marché.
Lucien, un des fils d’Albert Frétillon, contrairement à sa sœur Églantine,
restée en France, et à son frère François, installé à Port-au-Prince, aimait
l’avidité de ce comptoir de province qui avait fait la fortune de ses ancêtres.
Il avait épousé Fatme Békri, une Syro-Libanaise. C’était déroger en ce temps-
là, pour un bourgeois, fût-il de province, que d’épouser une Syro-Libanaise.
Mais Lucien savait qu’elle n’aurait pas sa pareille pour transformer les
marchandises en espèces sonnantes. Il plaça Fatme Békri Frétillon sous une
caricature montrant un homme amaigri, en guenilles, face à un autre ventru,
vêtu de riches habits. Sous la première image, on pouvait lire : Je vendais à
crédit, et sous la seconde : Je vendais au comptant. À toute demande de
rabais ou de crédit, Mme Frétillon, hypocrite caressante, pointait du doigt la
caricature et la traduisait, à grand renfort de gestes pour les paysans, dans un
créole doucereux teinté d’arabe : « Ti chérrrie, mafifrouz, je ne peux pas,
mwen pa kapab. »
Olmène, debout derrière sa mère, aimait, comme son aïeul Bonal Lafleur
quelque quarante ans plus tôt, observer les hommes assis sur la véranda des
Frétillon. Toujours les mêmes : le directeur du lycée, un noir de jais ; le
commandant de la place, un mulâtre de Jacmel ; et le juge du tribunal civil,
un quarteron de Jérémie. Elle regardait tout, écoutait tout, et se souvint des
rares fois où elle avait vu Tertulien Mésidor rejoindre ces messieurs pour
deviser de questions qui dépassaient son entendement. De même qu’elles
avaient dépassé l’entendement de son père ou de son aïeul Bonal Lafleur.
Nous étions en 1960 et, pas plus que nous, Olmène ne savait qu’ils
évoquaient l’homme au pouvoir, un médecin de campagne qui parlait tête
baissée, d’une voix nasillarde de zombi, et portait un chapeau noir et
d’épaisses lunettes. Parce qu’il avait soigné des paysans dans les campagnes
et traité le pian, certains, comme le directeur du lycée, croyaient en son
humilité, en sa charité, en sa compassion infinie. Quelques-uns, à l’instar du
commandant et du juge, sentant que leur ancien monde de caste à peaux
claires était menacé, se méfiaient de sa tête de paysan noir qui ne leur disait
rien qui vaille. Mais vraiment rien qui vaille ! « Bakoulou, rusé », répétaient-
ils à souhait. Tertulien, lui, se mordait les doigts de s’être laissé mener en
bateau par le juge et le commandant, et d’avoir soutenu le rival de l’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses. D’autres, dont on ne saura jamais le nombre
exact, eurent raison de croire qu’il serait désormais difficile dans cette île de
se tenir à hauteur d’homme et de femme.
Comme nous tous, Olmène se demandait souvent si Dieu, le Grand Maître,
dans sa grande sagesse, les avait créés, elle et les siens, avec la même glaise
qu’eux tous. Et s’il avait mis autant de soin à sa création à elle qu’à la leur.
Aussi bien ceux qui aimaient l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses que
ceux qui ne l’aimaient pas. Elle regarda ses pieds nus, l’auguste assemblée de
ces hommes, la peau claire de Mme Frétillon et la voiture neuve de son
époux. Il lui sembla que non. À nous aussi.
Olmène y pensa encore aux premières ombres du crépuscule, après s’être
lavé le visage plusieurs fois, laissant les gouttelettes lui faire une peau de
nacre. Et juste après s’être frotté, frotté les pieds jusqu’à leur enlever toute
trace de boue. Elle y pensa encore à la tombée de la nuit, sur la galerie du
marché, quand les femmes, visage et pieds propres, se réunirent toutes autour
des lampes bobèches* et de l’unique réchaud de Man Nosélia pour siroter des
tisanes et parler. Parler pour arracher à la nuit ces mots qui n’appartiennent
qu’à elle. Des mots qu’elles tiraient de la clarté des jours, comme s’il fallait
un peu d’obscur pour les saisir. Olmène aimait ces voix qui semblaient sortir
d’un seul grand corps d’ombre. D’une unique bouche. Les flammes dansaient
sur ces paroles brûlées, nues, de la nuit. Olmène distinguait un profil rongé
par les ténèbres chaque fois que l’une des femmes se penchait pour raviver le
feu ou se servir un peu de tisane de cannelle, d’anis ou de gingembre dans
son gobelet d’émail. Ou quand le visage de l’une d’entre elles surgissait des
volutes presque bleues de la fumée d’une pipe.
Elles se relayèrent sans faiblir, enchaînant une histoire après l’autre. Celles
des percepteurs et des soldats, toujours prêts à leur extorquer quelque chose.
Les frasques des concubins, l’impertinence des matelotes*, les soucis des
enfants. Celles des jardins, où elles s’esquintaient à faire pousser légumes,
petit mil et maïs. Celles du jardin le plus précieux, qu’elles, les femmes,
gardaient là, lové entre leurs hanches, et qui n’appartenait qu’à elles. Et des
hommes qui y avaient fait une halte pour raviver des sources et allumer des
feux. Paroles de femmes qui disaient la grâce de Dieu, la force des Mystères,
les tribulations et les contentements des chrétiens-vivants. Elle aurait écouté
des heures durant cette parole arrachée à l’épaisseur des jours. Parce que le
temps passé à se parler ainsi n’est pas du temps, c’est de la lumière. Le temps
passé à se parler ainsi, c’est de l’eau qui lave l’âme, le bon ange.
Man Nosélia ne se sépara de sa pipe que quand elle ressentit les premières
brûlures dans la bouche et des picotements dans les yeux. Elle rit une dernière
fois avant de soulager les plaies sur sa langue, l’intérieur de ses joues et son
palais avec une décoction de laitue et de miel. Elle le fit bruyamment puis
cracha un grand jet de salive, se gratta les pieds, l’entrejambe et les aisselles
dans un bruit de cancrelat, et s’endormit, un sourire oublié sur les lèvres.
Ermancia arrangea les quelques chiffons sur lesquels elle allait dormir avec
sa fille. Elles refirent les comptes de la journée une dernière fois et passèrent
en revue les projets pour l’avenir : une fois engraissé, le plus gros des deux
porcs serait vendu pour permettre d’en acheter deux autres plus jeunes qui
seraient engraissés à leur tour, et de nouvelles terres de l’État seraient
colonisées pour les vivres.
« Même si, entre toi et moi, Olmène, la terre pour les vivres ne donne plus
autant et que, si je m’écoutais, j’irais tout là-haut. Là où, dans une grande
clémence, pousse le café. Là où les veines de la terre sont si fragiles, mais où
le sol est encore généreux. » Et puis Ermancia soupira : « Mais c’est comme
ça. »
Olmène l’écoutait avec attention tout en tentant de rattacher la mère à la
vendeuse du marché, à la femme qu’elle découvrait. Ermancia s’en rendit
compte et, juste avant de fermer les yeux, elle susurra à Olmène que l’on ne
devait pas tout dire. Surtout pas aux hommes. « Même s’il t’offre un toit et
prend soin de tes enfants. » Que le silence est l’ami le plus sûr. Le seul qui
ne trahit jamais. « Jamais, tu m’entends », insista-t-elle. Olmène se blottit tout
contre sa mère et posa la tête contre son ventre. Pour traverser avec elle ces
terres silencieuses où l’homme n’a jamais pénétré qu’avec l’ignorance du
vainqueur. Là où, tout conquérant qu’il soit, il ne sait pas s’aventurer.
Olmène entra dans la grande plaine de la nuit balayée par des vents
contraires, pensant à la rencontre au lever du jour, au mystère qu’Ermancia
semblait entretenir depuis, à la conversation du soir entre les femmes du
marché et à ces derniers mots de sa mère. Elle sourit à l’idée de ce premier
secret de femmes. De cette première complicité entre mère et fille.
Olmène regarda les étoiles dehors, semblables à des clous plantés dans le
ciel. Comme nous, elle savait que Dieu les y avait enfoncées et pouvait en
détacher une quand bon lui semblait pour envoyer des messages à des
hougans* ou à des mambos puissants. Ou pour les poser dans leurs paumes
ouvertes.
D’autres pensées lui venaient, claires parce que sans bruit, sans paroles. Ne
réclamant rien. De ses lèvres s’échappa un soupir qui n’était pas que de
fatigue. Un soupir que soulevait le souvenir du regard d’un homme. Le
souvenir des yeux de cet homme posés sur elle comme des mains. Un plaisir
diffus monta d’un point humide et chaud tout à l’intérieur. Elle se
recroquevilla pour retenir cette onde inconnue. Un soupir s’échappa à
nouveau, que personne ne devait entendre. Personne. Pas même Ermancia.
9

AVEC QUELQUES AUTRES FEMMES, deux de Roseaux, une de Pointe Sable et


deux de Ti Pistache, Olmène et Ermancia reprirent en début d’après-midi la
route vers Anse Bleue. Se suivant, se regroupant, se suivant à nouveau. En
meute comme des oiseaux migrateurs. Tache mouvante, jamais la même, sur
les sentiers serpentant sous le ciel et le soleil. Olmène se sentit plus que
jamais appartenir à ces femmes des quatre chemins. Ouvertes à tous les vents.
Femmes à la même robe délavée, rapiécée. Femmes à la parole en lambeaux.
Une force est endormie dans le balancement de leurs hanches, dans leurs voix
aussi. Comme par-dessous l’humus, une nappe d’eau vive, une source de feu.
Il était à peine trois heures quand, sur le chemin entre Roseaux et Ti
Pistache, elles croisèrent un jeune prêtre, de grandes plaques rouges sur une
peau déjà passablement mise à mal par le soleil. Il avançait sur un âne tiré
par Érilien, le sacristain de la chapelle de Roseaux, et qui transportait aussi un
ensemble d’objets hétéroclites – une théière, deux gobelets en émail, des
livres, une couverture. La sueur ruisselait de son front, le forçant presque par
moments à fermer les yeux, et marquait sa soutane blanche de grandes
auréoles sous les aisselles, dans le dos et au-dessus du ventre. Le prêtre
soufflait comme un taureau. De son visage rondelet saillaient des yeux
globuleux. Volontaires et naïfs. Naïfs au point de croire que son entrée dans
le monde de Ti Pistache, de Baudelet et d’Anse Bleue était une évidence et
une nécessité, et que cette évidence et cette nécessité seraient irrémédiables.
« C’est le nouveau prêtre, murmura Ermancia à Olmène. Il va à la chapelle
Saint-Antoine-de-Padoue de Roseaux. »
Le jeune prêtre, qui portait une trentaine grassouillette mais fatiguée, enleva
son casque à leur approche pour les saluer, s’essuyer le visage et le cou, se
présenter et leur annoncer qu’il était le nouveau curé de Roseaux. Qu’il y
construirait une belle église. « Je vous y attends pour écouter la parole de
Dieu ». Ermancia sourit et acquiesça par un « Oui, mon pè » soumis. À peine
audible. Les yeux fixant le sol. Érilien surenchérit sur la piété de ces femmes
qu’il affirma connaître depuis longtemps. Olmène sourit à son tour, examinant
l’homme sous cape avec une attention aiguë. Leur sourire avait élevé un mur
invisible auquel père Bonin – c’était son nom – se heurta sans même s’en
rendre compte. Un mur que le sacristain les avait aidées à dresser avec ses
mots. Ermancia et Olmène, debout derrière ce mur, regardèrent un moment le
prêtre s’éloigner vers Roseaux. Érilien, ne voulant éveiller aucun soupçon
chez le nouveau venu, n’échangea pas un seul regard avec les deux femmes et
s’éloigna sans se retourner, la main tenant fermement la bride de l’âne. Le
père Bonin poursuivit son chemin, épuisé par le voyage mais le cœur à
l’ouvrage, l’âme plus légère, persuadé d’avoir admis deux nouvelles brebis
dans son troupeau en marche sur le chemin du salut.
Entre Roseaux et le morne Peletier, Olmène, Ermancia et les autres femmes
longèrent la rivière Mayonne, bordée de malangas aux larges feuilles violettes
et de cressons comme des tignasses crépues, avec la même crainte au cœur,
celle de voir Simbi* surgir entre deux galets et les entraîner vers une retraite
dont elles ne reviendraient pas indemnes, comme la fille de Mme Rodrigue,
une femme de Pointe Sable, qui avait disparu un midi et qu’on n’avait
retrouvée que trois jours plus tard, errant à dix kilomètres de là, hagarde, à
moitié nue et muette. Abandonnée par son bon ange au milieu des vents. Et,
parce que la surface des eaux pouvait être un miroir imprévisible, quelquefois
implacable, Ermancia se retourna pour s’assurer qu’Olmène la suivait et ne se
penchait pas vers la rivière, tentant de surprendre ce qui pouvait la perdre.
Elles reprirent la route. À chaque montée succédait une descente qui ne
conduisait pas à une plaine mais juste à une bande de terre qui préparait une
nouvelle montée vers un étroit sentier bordant un dangereux abîme. Sentant
qu’elles approchaient d’Anse Bleue, elles accélérèrent le pas en silence et
gravirent la dernière colline.
Olmène et Ermancia aperçurent enfin Anse Bleue. Derrière elles, les
perroquets venus des montagnes lointaines criaillaient, annonçant l’imminence
de pluies. À l’horizon, le globe rouge du soleil déclinait dans les piaillements
d’oiseaux aquatiques. Le vent brisait la crête des vagues en giclées d’écume
qui venaient mourir sur le sable. Anse Bleue somnolait déjà. Elles
descendirent la colline le pas léger, en courant presque, aimantées par le
village. Olmène avait hâte de revoir Orvil son père, ses deux frères Léosthène
et Fénelon, et toute la cohorte des tantes, oncles, cousins et cousines. Tous.
La route jusqu’à Anse Bleue avait été longue. Très longue. Elle menait à
notre monde. Un monde sans école, sans juge, sans prêtre et sans médecin.
Sans ces hommes que l’on dit de l’ordre, de la science, de la justice et de la
foi.
Un monde livré à nous-mêmes, des hommes et des femmes qui en savent
assez sur l’humaine condition pour parler seuls aux Esprits, aux Mystères et
aux Invisibles.
10

LA PÊCHE DU JOUR avait été moins bonne que celle de la veille, à cause des
nasses qui ne tenaient plus la route. Orvil était parti dès le lever du jour avec
ses fils, Léosthène et Fénelon, et ils avaient dû se battre deux heures durant
avec une bonite qu’ils n’avaient finalement pas réussi à prendre, laissant tout
autour d’eux une mer rouge de sang. Le bois-fouillé* avait pris l’eau et ils
avaient bien cru qu’il se retournerait avec eux et les quelques poissons qu’ils
avaient pu attraper plus tôt. De retour à Anse Bleue, Léosthène et Fénelon
grattèrent les écailles et firent sauter les entrailles avec leur coutelas, puis
mirent les poissons à sécher dans du sel.
Mais, après cette pêche difficile au petit jour, Orvil était épuisé. « Vivre et
souffrir sont une même chose. » Il l’avait toujours su. « Avec nos vies tout
entières à traverser nos souffrances, talons fichés en terre pour ne pas vaciller.
Et quand nous voulons lui lancer de féroces obscénités, à la vie, nous
appelons les Mystères et les Invisibles, et nous la caressons, la vie, comme on
dompte un cheval qui se cabre. »
À peine Orvil eut-il franchi le seuil de sa case qu’il dut intervenir pour
soigner Yvnel, le fils de son jeune frère Nélius. Il mit son mouchoir bleu
autour du cou. Bleu, la couleur d’Agwé, son mèt tèt. Il le portait toutes les
fois qu’il devait travailler à la guérison de quelqu’un, aider à un
accouchement difficile ou enlever un mauvais sort jeté sur un chrétien-vivant,
une maison ou un jardin. Yvnel tremblait de la tête aux pieds, terrassé par
une mauvaise fièvre. Orvil se dirigea vers l’arrière de sa case, dans le bosquet
familial. Et là il arracha racines, écorces et herbes, qu’il broya, mélangea,
malaxa dans un bol en émail en chantant dans un murmure :

Mèt Gran Bwa Îlé


Zanfan yo malad
Bezwen twa fèy sakré
Pou m bouyi te
Maître Grand Bois Île
Tes enfants sont malades
Il me faut trois feuilles sacrées
Pour préparer du thé

Le garçon avala en grimaçant trois gorgées d’un liquide verdâtre et


visqueux dont seul Orvil détenait le secret. Quand il rejoignit la mère
d’Yvnel, ce fut pour la rassurer.
Orvil s’assit enfin au seuil de sa case, saisit sa bouteille de trempé et versa
trois gouttes dans la poussière pour les Morts avant de la porter à ses lèvres.
Une fois. Deux fois. Plusieurs fois. La tombe de son père Bonal juste à côté
de la case, entre pierraille et herbes sauvages, se détacha derrière les volutes
de fumée bleue de sa pipe. Il se rappela le cavalier qui avait rendu visite à sa
mère, Dieula, et la pénitence d’un mois. Il glissa dans une douce somnolence,
nan dòmi, attendant que les Invisibles et les Morts viennent le visiter derrière
ses paupières.
Et Bonal Lafleur ne tarda pas à lui faire un signe au-dessus de sa tombe.
Un Bonal sobre, pensif, inquiet même, dans sa chemise d’épais coton bleu,
trop large pour ses maigres épaules. Et, derrière Bonal, Orvil aperçut l’ombre
furtive de Dieunor, l’aïeul franginen. Longue silhouette évanescente, front
haut, visage émacié. Mais qu’il aurait reconnu entre tous, à cause de la
cicatrice à la joue droite. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’il ne pensât à
Dieunor, sans qu’il ne se souvînt des enseignements de l’aïeul franginen dont
Bonal, son père, s’était fait le passeur.

À l’arrivée d’Ermancia et d’Olmène, Orvil, la tête légèrement penchée en


avant, somnolait encore sur sa chaise adossée au mur, à l’entrée de la case.
Olmène observa les mouvements amples de son thorax comme ceux d’un
animal au repos. Son visage immobile exprimait une profonde fatigue, qui se
confondait étrangement avec un sourire oublié sur sa bouche. Orvil résista un
moment à la main qui lui secouait doucement l’épaule. Ni Ermancia ni
Olmène ne mentionnèrent l’apparition intempestive et inattendue de Tertulien
Mésidor à la sécherie aux poissons du marché de Ti Pistache.
Orvil s’étira longuement et demanda machinalement si la vente avait été
bonne. Ermancia fit une légère moue et lâcha un « Pas plus mal » routinier,
alors qu’elles avaient tout vendu, et au prix fort. Elle tendit une partie, juste
une partie de l’argent des ventes à Orvil, ainsi que le savon, l’huile et le carré
de tissu qu’elle avait achetés chez Mme Frétillon. Ermancia lui promit qu’elle
lui ferait confectionner une chemise neuve à Roseaux. Il acquiesça.
Quand elle lui demanda des nouvelles de ses fils, Orvil lui répondit que
Léosthène venait encore de lui faire part de son désir de quitter Anse Bleue et
de s’en aller en République dominicaine ou à Cuba. N’importe où, mais s’en
aller. Comme Saint-Ange, le père des enfants d’Ilménèse. Comme Dérisca, cet
homme de Ti Pistache parti vers la grande île et qui avait ramené, avec ses
mots chantants comme des grelots – « caramba, porqué no, si señor » –,
« des guayabelles* comme tu n’en as jamais vu et deux dents en or qui en
disent long sur ce qu’un homme peut amasser là-bas à Cuba ». Philogène, le
frère d’Orvil, avant sa mort, avait pu acheter un four à pain à la mère de ses
enfants, entre Roseaux et Baudelet. « Rien qu’à couper la canne, oncle
Philogène l’a fait », répétait Léosthène.
« Pour Fénelon, on ne peut jamais savoir, ajouta Orvil. Jamais. » Autant
Léosthène avait le cœur du côté du soleil et laissait tout voir : la joie, la
peine, le tourment ou le contentement ; autant celui de Fénelon aimait
l’ombre et le silence. Personne ne pouvait dire s’il voulait rester ou partir, s’il
ouvrirait la main pour attraper un rêve, ou s’il cachait une colère noire ou une
résignation dans son poing fermé. Personne.
Léosthène, lui, voulait s’en aller vers ces terres où la fortune caresse
quelquefois les rêves des hommes comme lui. Des images tournaient à
l’intérieur de sa tête dans une sarabande folle et il se répétait sans cesse :
« Mwen pralé, je m’en irai. Mwen pralé. » Il avait enfoui sa rage de vivre
tout au fond, et ne voulait la sortir que pour mordre à l’espoir. Orvil n’y avait
pas prêté attention les premières fois où Léosthène avait prononcé ces mots,
mais avait fini par accepter qu’ils le blessent comme des coups de machette.
Le sang ne giclait pas mais c’était tout comme. Il y avait déjà eu tant de gens
à partir. Trop de gens. Orvil, tous les jours, se disait qu’il traverserait aussi
cette souffrance.
Tandis que la menace du départ de Léosthène planait dans la case, Olmène
était encore sous l’effet de sa rencontre de la veille au matin. Fénelon, le fils
cadet, ne disait rien, le regard perdu en chemin. C’est vrai que la mer ne
donnait plus autant, et les jardins où poussaient les légumes de soleil
rechignaient à en produire davantage. Orvil et Ermancia voulaient coloniser
des terres de l’État laissées à l’abandon non loin d’Anse Bleue. « Ces terres
donneront quelque temps. Et après ? martelait Léosthène. Vous en prendrez
d’autres. Et après ? » Il le disait comme pour nous réveiller, nous sortir d’un
rêve. Nous feignions de ne pas l’entendre. Craignant de sa part un refus
d’hériter, un désir de nous échapper. De ne plus tenir sur les marches de notre
sang. Lui, Léosthène, ne voulait simplement plus attendre et avait perdu
toutes les raisons qui faisaient que nous avions toujours été non point dans
l’attente, mais au-delà. Lui ne voulait pas. Ne voulait plus. L’impatience le
tenaillait trop fort. Et nous n’avons pas pu le retenir.
C’est certainement ce soir-là qu’Orvil sentit que, même si vivre et souffrir
étaient une même chose, il y avait dans la main rugueuse du vent, dans la
morsure du soleil, dans le ventre des eaux, comme un orage qui s’annonçait.
Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait pas appelé les divinités de la famille
et il en éprouva profondément le besoin. Il implorerait leur pardon pour les
avoir négligées durant de longs mois. Même si les temps étaient difficiles.
Parce que les lwas ont faim et soif, et même davantage que nous. Et qu’il
faut pour cela les nourrir. Pour qu’ils nous protègent. Pour qu’ils veillent sur
nous tous et ferment la porte au malheur.
Cilianise et Ilménèse, sa mère, avaient préparé pour tout le lakou des
bananes pougnac, des haricots rouges et du petit mil, qui mirent un léger
baume sur la faim. Et nous assurèrent que manger ensemble était une chose
bonne et chaude. Que, dans ce cercle, la faim nous tenait comme le partage.
Orvil chassa plus tard les humeurs tristes en racontant une énième fois,
debout et à grand renfort de gestes, l’histoire de Dieunor, l’aïeul franginen
disparu de l’autre côté des montagnes au début d’un après-midi, un mois de
février. « Quand il ne tirait pas sur sa pipe, il buvait au goulot d’une bouteille
dans laquelle il avait fait macérer épices, écorces et herbes dans du clairin et
il ne mangeait que du kabich*, du manioc, de la canne à sucre et des
mangues. Rien d’autre. Les Invisibles étaient avec lui tout le temps. Tout le
temps. Point besoin pour lui de les appeler longtemps et fort. Ils étaient là.
Dieunor régnait au centre de ce lakou comme un grand danti. Comme un
roi*. »
« Alors un jour... » Olmène, assise contre la chaise d’Orvil, son père, s’y
accrocha comme pour retenir le temps. Et tourner le dos à la grisaille de l’âge
qui s’annonçait déjà. Elle rejoignit dans la liberté des rêves, l’espace de
quelques instants, la ronde des enfants qu’elle avait à peine quittée, là où
prenaient place des nuages d’or, des rois des forêts, des ogres insatiables et
Thésée, le poisson amoureux. Leurs rires fusaient chaque fois qu’Orvil imitait
la voix puissante de l’aïeul. Qui aimait par-dessus tout se tenir au sommet de
l’imposante cascade surplombant alors le morne Peletier. Olmène imagina
l’ancêtre franginen debout comme au temps où Anse Bleue et le monde
étaient encore une idée dans le ventre de la Genèse. Les mots prirent une
couleur malicieuse et folle, et le contentement alluma des étoiles dans les
yeux et fit coucher les premiers rayons de lune sur les toits.

Les nattes qui accueillirent Léosthène et Fénelon s’effilochaient aux


bordures et regorgeaient de punaises. Malgré la paille piquante, ils ne
tardèrent pas à s’endormir. La journée avait été rude. Le sifflement agaçant
des maringouins leur passait sur le visage, les bras, les jambes. Tous avaient
la peau criblée de piqûres.
Ermancia, Orvil et leurs enfants allaient dormir dans l’unique pièce de cette
case. Dans l’odeur puissante, génésique, des pauvres, celle têtue d’Orvil et
d’Ermancia, celle plus acide des enfants et celle, âcre, des adolescents aux
hormones en bataille. Qui se mélangeaient aux relents de pelures et de feuilles
croupies, à la pestilence du trou au-dessus duquel nous nous accroupissions
loin pourtant derrière la case, aux exhalaisons fauves des bêtes – les deux
porcs, la truie, les deux poules et le cabri.
Nous étions au mois de juillet, dans les chaleurs qui annoncent les
ouragans. Les premières gouttelettes de pluie, lentes, épaisses, espacées,
toquaient avec régularité, pareilles à des pas nus, et se confondaient avec le
couinement des rats dans le chaume. L’obscurité était descendue et nous
submergeait avec ses secrets, ses créatures étranges, ses mauvais airs. Chacun
dans sa case entama en silence les prières pour stupéfier les bakas* : « Vade
retro Satanas », et se rappela les simples pour éloigner les diables.
Dans la case il n’y avait qu’un lit, celui d’Orvil et d’Ermancia. Un matelas
fait de bosses et de crevasses qu’on aurait bien pris de loin pour de grosses
roches. Ermancia reçut Orvil sur ce matelas. Sans un gémissement. Sans une
plainte. Sans un mot. Jusqu’à ce que, dans un grognement, il se retournât
contre le mur et s’endormît. Olmène avait gardé les yeux grands ouverts, les
oreilles aussi. Elle pensait à certains soirs où les gémissements étouffés, les
soupirs et les halètements d’Orvil et d’Ermancia, secoués de la tête aux pieds,
rappelaient un lointain tumulte de chats.
Olmène se tourna et se retourna sur sa natte posée à même le sol, et finit
par enfouir la tête dans les fripes rangées en tas comme dans le ventre d’une
bête odorante. À cause de ce qu’Ermancia et Orvil venaient de faire, le
souvenir de Tertulien troublait encore davantage Olmène. Un souvenir où se
mélangeaient la curiosité, la crainte et les spéculations de toutes sortes. Elle
serra ses mains entre ses cuisses comme pour contenir ce qui remuait déjà en
elle. Douleur. Calcul. Douceur. Et qui, si elle s’était écoutée, l’aurait emportée
à nouveau au marché de Ti Pistache. Elle entendit le bois gémir sous l’effet
du vent et des gouttelettes de pluie. À croire que la case se décomposait à
mesure sous les effets cumulés de l’eau, du sel et du vent. La fatigue finit par
l’emporter dans un sommeil léger, très léger. Un sommeil sans rêve. Du
moins traversé d’images fugaces. Des images de l’aïeul franginen, de la
cascade, des rois magiciens, de l’oranger bravant les nuages pour monter au
ciel, et celles de l’homme mûr les surmontant toutes. Des images dont elle ne
se souviendrait pas au réveil.
Pour la troisième fois en quinze jours, Agwé apparut à Orvil dans son
sommeil.

Le lendemain, l’ouragan ne nous laissa aucun répit. Il plut trois jours


d’affilée, comme si une muraille d’eau poussée par la montagne nous
emprisonnait. Pour une réclusion dans un grand pays liquide. Les copeaux de
bois-pin* pour cuire la nourriture furent mouillés et nous avons dû rester à
dormir tard dans nos cases, ne nous réveillant que pour partager quelques
morceaux de kasav, parler à voix basse, regarder par les interstices dans le
bois le craquement des arbres sous le rugissement du vent et de la pluie ou
prêter l’oreille au bruit des bêtes dans l’enclos. Puis, le dernier jour, la pluie
fine et la terre pleine d’ornières et de flaques. Ce furent trois longues journées
ennuyeuses d’attente, à gronder les enfants qui se chamaillaient et ne tenaient
plus en place, à faire des nattes aux filles, aux femmes, à les défaire et à les
refaire à nouveau. À raconter les rêves, à leur trouver un sens. À ressasser le
temps d’avant, le temps-longtemps, et à raviver les commérages. Trois longues
journées de palabres traversées de silences pour parler aux dieux. De rires à
nous faire plier en deux pour tromper le grondement de la faim dans nos
flancs. Trois longues journées où Léosthène rêva de départ, Orvil d’un service
à Agwé, Fénelon et Ermancia à la monotonie des jours. Trois longues
journées où Olmène pensa à Tertulien, qui pensa à elle.
11

LES OCCASIONS DE RENCONTRE n’arrivaient pas très vite au goût de Tertulien


Mésidor et d’Olmène. Mais assez pour qu’ils se revoient trois fois de suite au
marché de Ti Pistache, une fois sur le chemin vers Baudelet, et qu’elle en
fasse une ritournelle qui l’obsédait. Et, à chaque fois, des pensées insidieuses
comme autant de grains de sable s’incrustaient en Olmène. Tertulien se mit à
désirer Olmène non point comme un fruit défendu – il régnait en maître et
seigneur des vies et des biens à des kilomètres à la ronde –, mais comme un
voyou désire l’innocence d’une pucelle. Elle n’avait pas d’avis, si ce n’est
qu’il était venu le temps pour elle d’être une femme. Et que cet événement et
ce savoir lui viendraient de Tertulien Mésidor, un homme puissant.
Alors, la quatrième fois qu’ils se rencontrèrent, contrairement à ses
habitudes, Tertulien se montra plus volubile et raconta des histoires en faisant
de grands gestes arrondis de ses mains. Il était surpris par ces mots sortant
d’une bouche comme la sienne, lui qui avait mordu, craché des jurons et
prononcé des sentences de mort. Olmène vit en Tertulien un magicien. Elle se
dit que la maîtresse, la reine Erzuli Fréda*, avait mis sur son chemin un
homme qui lui construirait une case solide et lui donnerait de quoi nourrir ses
enfants. Elle n’avait que sa jeunesse à offrir à un homme qui vivait sous le
même toit que son épouse et qui avait déjà essaimé sa giclée dans tant de
fleurs de femmes. Olmène n’était pas dupe. Mais Tertulien n’en était à ses
yeux que plus puissant.
Malgré son impatience, Tertulien attendit le jour où Olmène fut envoyée
seule au marché. Ermancia était clouée au lit par une forte fièvre. Il la suivit
dans les chemins de halliers et de bayahondes qui menaient vers les collines.
Il laissa loin son cheval et lui prit la main. Elle le suivit et, au mitan de la
clairière, Tertulien mentionna des chaussures, trois robes, une case, un lit à
baldaquin, un lopin de terre et une vache. Elle ne dit rien, mais l’un et l’autre
savaient qu’un marché venait d’être conclu. Elle s’arrêta brusquement. Sur
son visage on ne pouvait lire ni désir ni haine. Rien. Même ses yeux, qu’elle
tint un moment baissés, n’exprimaient ni soumission ni crainte. Elle fit
craquer sous ses dents la gingembrette que jusque-là elle avait tournée et
retournée sur sa langue. Avançant légèrement la jambe droite, elle traça sur
l’herbe un demi-cercle de son pied nu. Le désir faisait briller les yeux de
Tertulien. Il s’était déjà mis en tête de la posséder. « Si elle résiste, je la
prends de force. Je la viole. » Mais Olmène avait aussi compris qu’elle
pouvait gagner à ce change-là et joua un jeu convenu.
Alors, quand il feignit d’insister, elle feignit l’innocence et releva les yeux
pour dire à Tertulien : « Tu peux avoir ce que tu veux. » Le feuillage d’un
vieil acajou leur fit de l’ombre et, malgré la forte chaleur, Tertulien ressentit
comme la caresse d’une brise.
Olmène garda un moment les yeux posés sur lui, comme pour mesurer ce
qui allait advenir qu’elle ne connaissait pas. Qu’elle n’avait fait que deviner
au chuchotement des femmes ou à leurs rires quand elles se retrouvaient
seules au marché. Tertulien voulut sentir – caprice ultime d’homme – une
opposition, fût-elle légère, pour avoir la sensation de la prendre de force. À
deviner le corps sous la robe grossière, retenue à la taille par un grand
mouchoir torsadé, il la mangeait déjà des yeux. En elle il n’y avait ni crainte
ni désir ni haine, mais l’attente d’une jeune paysanne de seize ans à qui un
homme allait offrir un toit qui ne laisserait pas passer l’eau, des enfants dont
il s’occuperait, et qui la ferait manger tous les jours.
Malgré son désir violent, Tertulien prit soin de ne pas déchirer la robe
d’Olmène. Il en ouvrit le haut et posa une bouche éperdue de sa chance sur
deux tétons dressés dur. Olmène fut couverte par cet homme essoufflé qui la
pénétra sans même ôter son pantalon, dont il avait juste défait la braguette. Il
la pénétra avec la force gourmande et vorace, inévitable, d’une première fois,
et l’appétit d’un homme mûr à qui une toute jeune fille donnait l’illusion que
la mort n’existait pas. « Que tu es douce Olmène ! Avec ta peau de mangue
mûre, ta chafoune de canne à sucre », murmura-t-il, ivre d’un corps qui vira
en ces parfums forts qu’il aimait tant. Oui, qu’il aimait les paysannes ! Qu’il
les aimait !
Plusieurs fois de suite, Olmène retint un cri dans sa poitrine, jusqu’à ce que
le plaisir engloutisse la douleur dans un vaste soupir. Tertulien avait le geste
expert du voyou, mais il fallait la prendre vite, très vite, avant qu’un œil
indiscret ne vînt se poser sur cette jouissance. Celle de Tertulien fut hâtive,
trop hâtive à son goût, et rattrapa celle fraîche, voluptueuse et étonnée
d’Olmène. Un léger vertige lui fit croire un moment que son bon ange l’avait
menée au lit d’une rivière dans les bras de Simbi, ou juste dans la bouche du
vent, la bouche de Loko. Loin, très loin. Là où l’on entrevoit la mort. La
mort douce.
Tertulien garda sur la langue la saveur de la gingembrette qu’Olmène
venait juste de croquer. Il en était tout étonné, retourné même, et se promit la
prochaine fois de caresser ce corps offert à même l’herbe des chemins. De le
caresser du talon calleux jusqu’aux cheveux de charbon et de le secouer de
lames déchaînées comme la mer quand elle est en colère. Il se promit tout ce
que sa vanité d’homme inventait déjà sur place. Olmène, elle aussi, savourait
une douceur, juste celle de se fondre lentement dans son destin.
Elle essuya, curieuse, cette salive poisseuse qui s’écoulait d’elle, rajusta sa
robe, secoua les brins de paille et la terre sèche qui s’y étaient attachés, et
quitta Tertulien sans se retourner. Sur le chemin vers la case, sa peau lui
sembla plus douce, comme si elle avait été enduite d’huile de palma christi.
Son dos lui faisait mal d’avoir supporté le poids d’un homme si corpulent. La
chose entre ses cuisses était toute meurtrie, ses seins scellés par la bouche
d’un homme. Elle toucha ses poignets, que Tertulien avait maintenus au sol.
Et c’est à travers toutes ces parties de son corps qui lui faisaient mal qu’elle
connut les premières douleurs du plaisir.
Lorsque Tertulien croisa Dorcélien, le chef de section, un peu plus tard, il
se rebraguetta ostensiblement par vantardise de mâle. Tant et si bien que,
quand Olmène le croisa à son tour, il lui sembla que Dorcélien lui souriait
d’un air satisfait. Son sourire avait quelque chose de grivois et de chanson-
pointe*. Pour sûr qu’elle, Olmène, ne regarderait plus les hommes se baignant
nus à la rivière Mayonne de la même façon. Pour sûr qu’elle penserait
autrement aux chuchotements et aux sourires entendus des femmes, aux
déhanchements de Gédé*. Pour sûr qu’elle était devenue une femme elle
aussi.
Une lignée naîtra de cet après-midi brûlant. D’un seigneur que le désir
obligeait à plier les genoux et d’une paysanne qui s’ouvrait à un homme pour
la première fois.
12

L’INCONNU A MIS LES MAINS EN VISIÈRE comme pour se protéger d’un soleil
aveuglant et tenté, en fouillant dans la brume, de scruter l’horizon. Après
avoir trébuché à reculons, il est parti dans une sorte d’épouvante, courant
difficilement à cause du sable mouillé où s’enfonçaient ses chaussures. Il s’est
retourné plusieurs fois dans ma direction, comme s’il voulait se persuader de
ce qu’il voyait.
Il est maintenant à hauteur des premières cases du hameau, hurlant
toujours les mêmes prénoms : Estinvil, Istania, Ménélas. Hurlant à s’en
déchirer les poumons.
Mère, invoque Dieu, la Vierge et tous les saints. Et tous les Invisibles.
Tous. Invoque-les fort ! Demande à Ogou* de poser sa machette sacrée sur
moi. Fais-le, je t’en prie, tanpri.
Il ne me reste plus qu’à ne pas trop en faire et garder toutes mes forces
pour ce qui va venir... Ce qui va venir que je ne connais pas. Faire la morte.
Pour qu’ils me laissent tranquille. Pour qu’ils ne viennent pas me retourner
dans tous les sens et m’abîmer encore davantage.

Jimmy est arrivé de loin. De très loin. De la grande ville. Dans ses
vêtements de magazine, avec ses deux bagues dont une à tête de lion, et son
parfum comme nous n’en avions jamais senti... Et puis de vraies bottes de
cinéma.
Du coup, je me souviens : j’ai versé en acompte à une commerçante, au
marché de Baudelet, quelques gourdes* pour des sandales à lanières. Rouges.
Hauts talons. Pour des pieds de reine. Et je me suis offert une pédicure à
même le trottoir. Parce que, rien à faire, un paysan, une paysanne, tu les
reconnais à leurs pieds. Même pas la peine de regarder avec insistance. Ceux
de mon père sont plats, pleins, les orteils contractés, tordus, déformés. Pas
d’ongle du tout sur les deux petits doigts.

La première fois, je ne voulais pas que ce soit avec oncle Yvnel. Je déteste
oncle Yvnel. À cause de ce qu’il a tenté de faire. Sous prétexte de poser sur
nous des yeux d’adulte avisé, oncle Yvnel avait pris l’habitude de nous suivre
dans les champs, sur la route menant à l’école. Et puis, un jour que je m’en
allais avec Cocotte et Yveline sur le chemin de Roseaux, nous avons entendu
des pas dans les halliers. Des pas lourds et précautionneux. Des pas comme
ceux d’une bête à l’affût dans les fourrés. Mais, à cause de la respiration de
plus en plus oppressée, j’ai fini par me dire qu’il s’agissait bien d’un homme.
Le temps pour moi de le penser que deux mains écartent les branches. Les
filles prennent leurs jambes à leur cou. Et soudain une voix autoritaire et
chevrotante à la fois murmure mon prénom. Je me plante devant lui. Il
s’avance, m’attrape par les bras, je résiste. Il me frappe. Je hurle si fort que
les filles reviennent sur leurs pas, et oncle Yvnel me traite de tous les noms :
« Jeunesse*, Ti bouzin ». Et je ris, gorge ouverte, et je me moque de lui ! Je
le défie !
La première fois, je ne voulais pas que ce soit avec oncle Yvnel, mais avec
un homme qui arriverait en voiture pour m’enlever de ce village de paysans
et m’emmener loin. Très loin. Un homme comme Jimmy... Avec son corps
entier, beau comme une contrée lointaine, étiré comme une flamme haute !

Mais revenons à ces hommes et à ces femmes qui ne manqueront pas de


m’encercler. À cet ouragan dans la nuit. À ma curiosité aiguë pour cet
homme comme jamais auparavant.
La brume tarde à se dissiper. Je suis encore dans ce brouillard de fable.
Les cris de l’inconnu se sont éloignés mais me troublent encore.
Quelque chose a dû tout de même se passer dans le crépuscule du premier
jour de l’ouragan et expliquer ma présence ici, un rictus figé sur ce sable
froid. Attendant l’arrivée de tout un village qui se posera bientôt les mêmes
questions que moi.
J’ai mal, et je suis épuisée.
L’aube dissout lentement les lourds nuages, sombres comme un deuil, qui
noyaient le ciel depuis bientôt trois jours. Une très douce lumière voile enfin
le monde. Reflets de nacre rosée, presqu’orange par endroits, qui effleurent
ma peau lacérée, mes plaies ouvertes, et m’atteignent jusqu’aux os.
13

ORVIL N’AURAIT PAS SUPPORTÉ un nouveau signe de Bonal, ni une des visites si
particulières de l’aïeul franginen, encore moins un quatrième avertissement
d’Agwé. Et puis il lui fallait chasser toutes les visions qui l’assaillaient, ces
noires messagères. Plus question de remettre à plus tard sous prétexte que la
terre ne donnait plus. Que la mer hésitait à les nourrir, ou même que les
percepteurs au marché de Baudelet ou le choukèt larouzé* les harcelaient. La
décision du service s’imposa d’elle-même à Orvil. D’autant plus qu’il fallait
profiter de ce moment entre deux ouragans. Il se mit au travail des jours
durant. Nous aussi.
Ermancia eut vite défait le pincement qu’elle ressentit dans la poitrine
quand Orvil choisit de vendre le plus gros des deux porcs. Une semaine avant
le jour fixé, Orvil laissa Léosthène et Fénelon se rendre seuls en mer et,
précédant Olmène, Ermancia et Cilianise sa nièce, la fille d’Ilménèse, il prit le
chemin du marché de Baudelet où il vendit le porc et se procura du tissu
blanc pour refaire à neuf les robes des hounsis*. Orvil misait gros, très gros.
Presque tout. Comme nous. Et, comme nous, il le fit sans remords. Sans
qu’aucune pensée le retînt. Sans souci de garder par-devers lui quelque chose
qui revenait de droit aux Invisibles, aux Esprits de la famille. Malgré l’image
du cavalier qui ne la lâchait pas, Olmène aida Orvil, Ermancia et Cilianise à
acheter de quoi nourrir les divinités et les honorer toutes. Celles qui réclament
des condiments humides – sirop d’orgeat, rhum, bouillon –, comme celles qui
ont une prédilection pour les denrées sèches – maïs, farine de manioc, griot*
de porc et bananes. Et, bien sûr, les mets préférés d’Agwé, l’invité d’honneur.
Nous avons enlevé les mauvaises herbes tout autour du démembré*, balayé
et nettoyé le badji*. Et Nélius, avec sa scie, son marteau et ses clous,
construisit l’embarcation d’Agwé. Orvil parla à peine cette semaine durant,
dormit à même le sol, l’oreille contre la poitrine de la terre battue comme
pour écouter le chuchotement de son cœur. Se garda de toucher Ermancia et,
trois jours avant la date, jeûna. Comme si cette abstinence et ce retrait du
monde devaient frayer un passage plus sûr aux dieux, aux Ancêtres et aux
divinités. Avant tous les grands services aux Ancêtres, il repensait à Ilménèse,
pendant la période des persécutions, l’aidant à enfouir sous terre tous les
objets de culte, l’asson, la machette sacrée d’Ogou, les paquets wanga*, le
mouchoir bleu d’Agwé et les tambours. La nuit, ils honoraient les lwas, les
Invisibles et les Mystères dans des rituels discrets, secrets. Danseurs
hallucinés bravant tous ensemble les édits du diocèse pour passer de l’autre
côté du monde. Il pensait au crucifix qu’il avait planté au-dessus de l’unique
porte de sa case. Les prêtres bretons, aidés du commandant de la place et du
juge, les distribuaient en veux-tu en voilà dans tous les lakous. Orvil s’était
construit son aura de grand danti pour avoir traversé ces épreuves sans
broncher. Sans faillir. Sans renoncer...

Au soir du service, ceux des descendants des Lafleur qui n’habitaient pas le
village arrivèrent à la tombée de la nuit par le sentier cahoteux qui serpente
du haut des collines jusqu’à Anse Bleue, portant chacun une offrande. Érilien
les précédait. Le chapeau sombre du sacristain contrastait avec la robe
blanche des femmes qui l’entouraient. Un chapeau de feutre noir que la
poussière et le temps avaient décoloré et qui lui mangeait la moitié du visage.
Les tambours n’avaient pas encore commencé à résonner, mais soudain ils
accélérèrent le pas, impatients de nous retrouver dans le démembré des
Lafleur. Ils allaient nous porter main-forte, alléger le poids de nos dettes
envers les dieux, et conjurer leurs propres malheurs. Dieu étant trop loin et
trop occupé, c’était une affaire entre les Invisibles et nous.
À leur arrivée, Orvil interrompit le récit d’un extraordinaire combat de coqs
à la gaguère* de Roseaux pour les saluer. Cilianise se déchaussa et tapa sur
les jambes et les fesses de son petit garçon, qui venait de renverser un seau
d’eau à force de nous courir entre les jambes. Son nouveau-né avait fini de
lui téter le sein et roulait sa tête endormie sur son épaule. Une mangue entre
les dents, elle referma rapidement son corsage et dévora goulûment le fruit.
Olmène en profita pour demander à Léosthène s’il avait vraiment eu maille à
partir avec Dorcélien, le chef de section, qui avait triché à la gaguère.
Quelqu’un le lui avait rapporté. Depuis quelques mois, nous observions tous
Léosthène piaffer comme un jeune poulain. Il regarda son père. Celui-ci lui fit
signe de se taire et lui tendit la bouteille de trempé. Olmène se pencha vers
Yvnel, qu’Orvil avait soigné quelques jours auparavant, et lui caressa les
cheveux. Un nourrisson braillait dans ses langes et les femmes se le passaient
de mains en mains. Les conversations naissaient et mouraient au milieu des
claquements des tambourineurs qui frappaient sur les peaux tendues et tiraient
sur les cordes pour les ajuster à la tonalité voulue. Nous étions tous là. Toutes
les branches du grand arbre des Lafleur. Et nous étions heureux. Heureux de
nous soustraire à la dureté des jours pour danser avec les dieux dans la
poussière et la nuit.
Le blanc des robes faisait ressortir l’ébène des peaux, la joie savante,
antique, de ces visages, comme leur profondeur de nuit. Et puis nous étions
déjà dans l’attente de cette obscurité du dehors, cette masse sombre des arbres
appuyés contre les ténèbres qui bientôt s’accorderaient avec les silences
dormant au fond de nous. Et tout se réveillerait, nos peines, nos joies, nos
faims, nos colères.
Au cœur d’Anse Bleue, dans la nudité d’un hameau, un autel était dressé.
Par-dessus, une nappe blanche. Des lampes tremblaient aux quatre coins du
péristyle, jetant des ombres sur la petite foule assemblée là et venue demander
aux dieux de laisser loin le malheur, de le pétrifier, et de les approcher, eux,
de les habiter. Les hounsis ne cessaient d’aller et de venir, chargées de
paniers et de jattes de fleurs, de gâteaux, de pigeons, de bananes, de patates
douces, d’oranges et de riz, de toutes sortes de nourritures et de bouteilles
d’alcool, anis, trempé, de sirop d’orgeat, qu’elles plaçaient devant l’autel
central tout près du caisson en bois – la barque d’Agwé – fabriqué par Nélius.
Orvil acheva de tracer un vèvè* au pied du poto-mitan* et, sans nous faire
signe, s’assit sur la chaise au pied de l’autel d’Agwé. Érilien commença les
prières catholiques en versant aux dieux, dans la poussière, de l’eau bénite
subtilisée à la barbe du père Bonin. Il sonna la cloche tout au long de la priyé
deyò*.

L’ange du Seigneur dit à Marie


Qu’elle concevra un Jésus-Christ

Après Érilien, nous avons tour à tour scandé les mots Seigneur, Marie,
Saint-Esprit, dans les aigus et les graves du français, dans les sonorités
sacrées d’une litanie chrétienne. Orvil ne comprenait pas tous les mots, nous
non plus. Mais cela importait peu pour un Dieu aussi lointain et aussi
inaccessible aux chrétiens-vivants. Après tout, Lui et ses saints nous avaient
fait échouer sur cette terre, et nous voulions juste qu’Ils nous ouvrent le
chemin vers la Guinée.
Olmène ne lâchait pas son père du regard, sentant chez lui la volonté, cette
nuit-là, de braver le monde et, avec l’aide des dieux, de tenir son destin au
bout de ses doigts. Orvil se retourna et croisa les yeux de sa fille posés sur
lui. Il l’interpella exprès. Question d’exiger obéissance. D’asseoir son
autorité : « Chante mieux les couplets. Tu devrais les connaître depuis tout ce
temps. » Olmène tourna son regard de l’autre côté de la salle et poursuivit de
toute la force de ses poumons.
Sainte Philomène, vierge martyre
Accordez-nous miséricorde

Érilien sonna la cloche de plus belle comme pour appeler les aigus et les
graves plus nasillards de la langue créole. À mesure que d’autres hommes et
femmes se joignaient à la mélopée, la voix d’Orvil se métamorphosait
lentement. Elle se faisait sourde par moments, comme tirée de l’arrière-gorge
par d’autres.

Trois Pater, trois Ave Maria


Je crois en Dieu
Napé lapriyè pou Sin yo
Napé lapriyè pou lwa yo
Nous prions pour les saints
Nous prions pour les lwas

Orvil avait saisi l’asson et l’agitait, faisant taire la cloche du sacristain et


entamant les sonorités gutturales, nasales du créole. Il chanta, et nous aussi,
jusqu’à ce que les voix passent de l’ombre à la lumière, de la chair à l’esprit.
Jusqu’à ce que la nuit elle-même se penche pour livrer passage aux dieux
africains, qui ne tardèrent pas à faire leur apparition.

Anonsé zanj nan dlo


La dosou miwa, law’é, law’é
Annoncez que les anges sont sous l’eau
En dessous du miroir, vous verrez, vous verrez

Orélien et Fleurinor, les fils de Philogène, se mirent à frapper sans


discontinuer sur le tambour assòtòr*. La musique nous courut bientôt sous la
peau, réveillant chaque tendon, chaque muscle. Les chants, de plus en plus
forts, de plus en plus profonds, suppliaient les dieux. De nous pardonner. De
nous comprendre. De nous aimer. De nous châtier même. Mais d’être là. De
la bouteille, que nous nous passions de bouche en bouche, coulait un liquide
brunâtre aux effluves salins d’algues, à la saveur âcre de la terre, au goût de
l’endurance des femmes et de la sueur des hommes. Il coulait dans nos veines
en tressaillements, en souffles, en éclats, en mille feux. Une force s’éveilla au
creux de nos corps pour nous faire traverser, âme et pieds nus, la cloison des
Mystères.
Quand il nous sentit mûrs à point pour le voyage, Orvil saisit un gobelet en
émail et salua les quatre points qui ordonnent le monde. À l’Est, À Table ; à
l’Ouest, D’abord ; au Nord, Olande ; et au Sud, Adonai. Ermancia, une
bougie à la main droite et une bouteille à la main gauche, salua elle aussi
quatre fois en faisant des génuflexions. Puis Orvil demanda à Legba d’ouvrir
tous les chemins aux Invisibles.

Onè la mézon é
Onè la mézon é
Papa Legba louvri baryè a antré
Honneur la maison
Honneur la maison
Papa Legba ouvre la barrière et entre

Avec l’arrivée de Legba, qui chevaucha Ilménèse, nous savions que les
ombres avaient été apprivoisées, et que la nuit s’était mise à genoux pour
nous accueillir. Il nous sembla que, tout autour dans la clairière, des centaines
de tambours résonnaient. Fendaient l’air pour ouvrir le passage à nos lwas, à
nos Mystères, à nos anges, à nos saints. Nos Invisibles allaient brûler les
portes, abattre les murs, ouvrir les fenêtres et tout faire entrer avec eux, le
jour, la nuit, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, la lune et le soleil, les
châtiments et le pardon, la raison et la folie.
Tous, l’un après l’autre, répondirent à notre appel. Loko monta Léosthène
par surprise et souffla par sa bouche. Fort. De plus en plus fort. Les yeux
exorbités roulant de droite à gauche, Léosthène vit son départ sur un voilier
porté par Loko Dewazé, Agazon Loko et Boloko. Tous les Loko nègres-vents
le chevauchèrent avec brutalité pour s’accorder à l’éclat des rages qui
l’habitaient. Pour arroser l’impatience qui se lovait en ses yeux. Tandis que
Loko l’emportait sur les eaux, Léosthène voulut boire la nuit et s’abreuver
d’étoiles. Il aperçut au loin le sourire d’une femme et avança, aimanté par le
firmament, poussé par un souffle puissant. Loko le possédait comme on
possède une âme perdue et le sella solidement pour cette chevauchée dans les
grandes plaines du ciel. Les tambours et les chants entêtants le poussaient
chaque fois plus fort, plus loin. Il vit des images folles de pays inconnus. Là
où le soleil giclait et le choisissait lui, Léosthène. Là où il pourrait dire à la
vie qu’il l’aimait.
Orvil tituba en voulant entourer Léosthène de ses bras pour calmer la
tempête. Ermancia avait envie de confier son fils taciturne et grave au ciel.
Mais, ce soir-là, Léosthène avait la force d’un géant. Il semblait tenir le
monde au bout de ses doigts. Encore chevauché par les nègres-vents, il s’assit
sur une chaise paillée au milieu du péristyle et demanda à être nourri. Bien
nourri. Il mangea à en être repu. Nous aussi. Alors, lentement, Loko allégea
le regard de Léosthène et délia son sang du feu qui le brûlait.
Olmène, somnolant non loin, ne pouvait s’empêcher de penser que, dans
une maison posée au centre d’une vaste habitation derrière le morne
Lavandou, un homme avait faim d’elle. Un homme pour lequel elle était
rongée de curiosité. Rongée d’un désir qui par moments fendait la terre et en
faisait sortir des tourbillons de flammes.
Alors, après que Zaka et Erzuli Dantò* eurent chevauché Érilien et
Ermancia, c’est toute la personne d’Olmène qui fut happée par la grande
houle des Esprits qui disent depuis toujours la folie des hommes et la morsure
des femmes. Avec les yeux mi-clos d’une courtisane, Erzuli Fréda Dahomey
murmura par la bouche d’Olmène des mots-basilic, des syllabes ralé min nin
vini*, des voyelles parfumées d’eau Florida. Fréda poussa de petits cris à
moitié étouffés, fit la belle, et surtout se mit à geindre comme une femme en
amour. Si fort qu’en avançant avec sa démarche chaloupée, ses hanches aux
rondeurs orgueilleuses, Olmène trébucha sur une grande bassine d’eau à
l’entrée du péristyle. Erzuli Fréda la reine se releva sans s’émouvoir, sa robe
lui collant à la peau comme une algue. Orvil s’approcha d’elle, agitant l’asson
tout près de son visage. Olmène vit alors des cercles aux couleurs étincelantes
sortir un à un de la bouche, des yeux, des oreilles de son père. Et, derrière
Orvil arc-en-ciel, se tenait debout l’homme de la grande habitation, l’homme
que seule Olmène voyait... L’homme-chance, l’homme-plaisir, l’homme-
pouvoir.
Les tambours résonnèrent plus fort encore. Les minutes s’étiraient, infinies,
mais cela importait peu car les rêves que nous faisions avaient besoin de
longues et patientes enjambées pour nous traverser et nous habiter. Les
bougies et les lampes à pétrole jetaient des ombres irréelles, bibliques. Des
ombres de fables de forêts profondes. Des ombres de fables de grandes
savanes.
Quand Gédé monta Nélius, nous n’avons été qu’à moitié surpris. Parce que
c’est dans les habitudes de Gédé de surgir de nulle part. Sans même être
invité. Et, lubrique, extravagant, dévergondé, de rire de nos malheurs. Comme
pour nous rappeler qu’entre la naissance et la mort tout passe vite. Très vite.
Les plaisirs plus vite que les malheurs, mais que tout passe. Et qu’il nous faut
tout prendre, la jouissance et l’effroi, la souffrance et le plaisir. Les joies et
les peines. Tout. Parce que la vie et la mort se donnent la main. Parce que la
mort et la jouissance sont sœurs. Gédé, c’est sa façon, à Dieu, au Grand
Maître, de rire. Et à nous, de rire avec lui.
On tendit un bâton à Nélius qui, transfiguré par Gédé, devint aussi vieux
que la mort, marchant avec difficulté et faisant saillir des genoux pointus de
vieillard, mais se déhanchant avec des grouillades* en veux-tu en voilà.
Mouvements secs, espiègles, lascifs, sexuels, et qui disaient que Gédé était
aussi dans le vert de la vie. É yan é yan scandait, à chaque coup de reins, la
petite foule réunie là. Gédé accorda ses mouvements aux tambours qui
cassaient, et cassaient encore, abruptement, le rythme. Gédé réclama du
clairin, sept piments-bouc, trois piments-oiseau trempés dans du jus d’orange
amère et égrena grivoiseries après grivoiseries, évoquant des verges dures
comme du bois d’orme et des foufounes en feu. Enhardi par nos rires, Gédé
se déchaîna et en remit. Encore et encore. Olmène posa sur lui un regard
comme jamais auparavant. Sa curiosité pour l’homme de l’habitation
n’arrêtait pas d’enfler. Et puis, tous, nous avons chassé Gédé avec de grands
gestes de la main. Alors l’intrus est parti comme il était venu, laissant Nélius
à bout de souffle.
Orvil et les hounsis fendirent la foule, donnant des ordres, faisant résonner
l’asson près de nos visages. Nous n’étions plus des hommes et des femmes
séparés, dispersés, mais un unique corps qui tournait, tournait et tournait
encore. Comme si la scansion régulière et inaltérée du tambour assòtòr nous
avait fait un même cœur et que les autres tambours nous avaient confondus
dans un même corps. L’émotion était à son paroxysme. Orvil décrivait des
cercles de plus en plus rapides et nous le suivions, et nous enveloppions le
monde avec lui. Nous enveloppions le monde de toutes nos interrogations, de
toutes nos souffrances, de toutes nos attentes. Et puis, à force de tourner, il
nous sembla que nos pieds ne touchaient plus terre. Que la poussière qu’ils
soulevaient était un duvet de lumière. Que les dieux s’étaient réveillés dans
cette lumière et que nous nous y baignions avec eux.

Agwè e ou siyin lòd


Jou m angajé
Ma rélé Agwé o
Agwé tu as signé un engagement
Quand je serai coincé
Quand je serai coincé
Je t’appellerai

C’était la voix d’Orvil qui entonnait un chant. Et Agwé, l’invité d’honneur


que nous attendions tous, ne tarda pas à le chevaucher. On le revêtit d’une
chemise blanche et on lui ceignit la tête du mouchoir bleu d’Agwé. Par la
bouche d’Orvil, Agwé nous parla à tous. Par la bouche d’Orvil, Agwé envoya
des messages, en consola certains, en réprimanda d’autres à cause de leur
négligence. Marchanda avec quelques-uns qui n’avaient point senti sa
bienfaisance espérée. Et, contre toute attente, Orvil, notre capitaine Agwé,
pleura longuement. Et nous l’avons laissé faire.
À la fin de la nuit, on mit la dernière main au caisson de bois derrière le
péristyle. Nous l’avions chargé jusqu’au bord de toutes les victuailles pour le
voyage d’Agwé. Dix hommes hissèrent comme un seul cette barque sur leurs
épaules, tandis que quatre autres portaient un bouc par les pattes. Un étrange
cortège se forma, semblable à ceux des routes mystérieuses de Guinée, à ceux
des rives ensablées de l’Ancien Testament. La frêle embarcation s’éloigna en
silence au fil de l’eau, dansant sur des paillettes étincelantes sous la lune. Et
puis là, sous nos yeux, sombra brusquement comme si Agwé, nous prenant de
court, l’avait happée d’une main forte nan zilé anba dlo, dans son île sous les
eaux. Orvil s’attarda un moment à regarder l’horizon. Sur son visage, nous
avons tous vu le masque d’Agwé. Puissant. Austère. Le masque de celui qui
en sait long, si long sur les départs... Et puis le masque se défit lentement au
lever du jour. Très lentement.

La vie nous prive de ce que nous rendons au centuple aux dieux. La vie te
prend et tient ses mains serrées dur autour de ton cou et, quand elle pense
t’asphyxier, voilà que tu respires plus fort, encore plus fort. Que tu te dégages
de son étreinte sans même qu’elle s’en aperçoive et que tu lui fais un pied de
nez, à la vie. Un pied de nez magnifique. Dans une joie-délivrance. Une joie
d’enfant sauvage.
Nous étions plus que jamais tenus ensemble les uns avec les autres. Contre
les dangers venant des plus forts que nous. Contre les menaces de tous ceux
qui sont comme nous des vaincus, qui nous ressemblent comme deux gouttes
d’eau, mais ne sont pas les enfants du démembré.
Sur les sentiers nous glissions, silencieux comme des pèlerins encore
habités par le mystère d’un voyage savant, joyeux et lointain. Nos rêves nous
avaient portés si loin, dans une lumière si ancienne, que nous titubions un peu
dans les ombres roses et bleutées de cette aube.
Nous avons rencontré le père Bonin qui faisait sa promenade matinale.
Toute la nuit il avait prié au son de nos tambours, intercédant auprès de Dieu
afin que nous renoncions à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Quand il
nous croisa, l’envie de nous parler d’enfer et de paradis le saisit, mais père
Bonin n’osa pas. Non, il n’osa pas. Le seul lieu pour reposer nos vieux os
s’appelait la Guinée et, après la dure vie que nous avions menée sur terre,
aucune divinité n’aurait l’idée de nous envoyer ailleurs brûler ces os-là. Pour
sûr que nos yeux disaient tout cela, et même davantage. Alors, l’espace de
quelques secondes, père Bonin eut du mal à nous reconnaître, nous, les brebis
de sa paroisse. À cause de toute cette cohorte de divinités lâchées dans nos
veines. À cause de nos yeux de grande cavale, luisants comme des lampes
bobèches dans le petit matin.
14

À MESURE QUE S’ÉPANOUISSAIT OLMÈNE, le vent sournois et rageur de la


rumeur enflait tout autour d’Anse Bleue. Il enfla tant et si bien qu’il finit par
traverser en sifflant les deux fenêtres de la case d’Orvil et d’Ermancia, et par
en ouvrir toute grande l’unique porte. Et, un après-midi qu’il ramenait les
bêtes à l’enclos, Orvil dut se rendre à l’évidence en regardant sa fille se tenir
le bas du dos, grimaçant de douleur : si rien ne venait contrarier le cours des
choses, Olmène allait bientôt être mère.
Ce fut donc sans surprise aucune qu’Orvil reçut un matin la visite de
Tertulien Mésidor. Un matin où Olmène et Ermancia étaient parties au
marché de Baudelet. Après le salut d’usage – « Honneur » – et la réponse
convenue d’Orvil – « Respect » –, Tertulien ôta son chapeau et le posa sur sa
poitrine en se penchant en avant. Orvil se leva dans l’impassibilité toute feinte
d’un traqueur à l’affût et lui indiqua la chaise à côté de lui, celle sur laquelle
s’asseyaient Ermancia ou Olmène pour écosser les pois France, enlever la
paille du riz ou empiler les kasavs une fois cuites à point. Puis Orvil se
dirigea vers le calebassier tout au fond du lakou.
Tertulien Mésidor chercha longtemps ses mots, guettant le meilleur moment
pour les sortir sans qu’ils ne le livrent pieds et mains liés à Orvil. Celui-ci
restait muré dans son silence, avec la certitude que le premier qui parlerait
trahirait sa faiblesse. Il n’entendait pas être celui-là. Surtout pas. Les secondes
s’écoulèrent, lentes, lourdes, se traînant avec prudence, jusqu’à ce qu’un
Tertulien crispé lâchât, d’une voix qui simulait sans conviction l’assurance du
conquérant : « Orvil, nous devons nous parler. » Tertulien ne s’est jamais
souvenu quand et comment ces mots avaient franchi ses lèvres. Se frayant de
force un passage.
Savourant sa première victoire sans qu’aucune expression du visage ne vînt
le trahir, Orvil, pour toute réponse, lui offrit du café, attrapa la bouteille de
trempé qu’il porta à ses lèvres, et proposa à Tertulien de l’accompagner sous
le vieux mapou* en pointant l’index en direction du ciel. Le soleil était raide
comme la mort et allait bientôt rendre toute conversation impossible. « Allons
à l’ombre », ajouta Orvil. Une manière pour lui de faire monter les enchères.
De glisser tranquille et serein au fil des secondes comme sur une mer étale. Il
en avait vu, des choses, dans sa vie d’homme. Ce qu’il en avait vu ! Le vent
sec du malheur, la mort des naufragés, une inoubliable récolte de haricots
rouges l’année de ses vingt ans, la main forte des dieux, l’usure des jardins,
les hanches douces si douces des femmes. Et tant, tant d’autres choses !
Vers midi, nous, sur l’habitation, observions déjà du coin de l’œil Orvil et
Tertulien assis sous le mapou, l’un une bouteille de trempé à la main, l’autre
une tasse de café. Deux hommes adossés à un arbre vénérable, qui s’abritaient
du soleil et apprivoisaient le temps. Les vrais mots ne furent pas échangés.
Ceux de la conversation secrète dont ils avaient les clés et le sens. Une autre
s’était superposée à elle. Alors, comme pour l’enfouir plus loin encore et faire
de grands trous dans le silence qui les enveloppait à l’ombre de cet arbre,
Orvil et Tertulien évoquèrent les difficultés avec le bétail, le café qui jamais
ne s’était remis des derniers ouragans dévastateurs, la maladie de la volaille,
et la terre si amaigrie qu’elle commençait à montrer ses zo genoux. À croire
que leurs problèmes étaient du même ordre et qu’ils étaient du même monde.
Pourtant l’un, Tertulien, croyait qu’à court terme tout avait de l’importance
et qu’à long terme rien n’en avait, et accumulait des biens, des biens, encore
des biens, par des moyens – vols, meurtres et mensonges – qui, très vite,
allaient être relégués dans l’oubli. L’autre, Orvil, était convaincu que, malgré
la puissance et l’argent des Mésidor, les Invisibles et les dieux les tenaient,
lui et tous ceux qui nous ressemblent, hors de la prise de Tertulien et des
siens.
Tertulien jouait avec Orvil. Il lui parlait comme à un enfant. Orvil jouait à
l’enfant et affectait la soumission. L’un et l’autre en étaient conscients. Parce
que, malgré son rire jovial ce matin-là, Tertulien n’était pas bon. Comme
nous, Orvil savait que, derrière ce rire, se dissimulait un homme qui savait
acheter à bas prix et revendre cher et qui, pour une fois, était contraint de lui
parler comme à un homme à qui il n’avait rien à offrir en échange. Du moins,
pas tout de suite. Ce n’était pas qu’Orvil fût bon pour autant. Orvil était
seulement l’un des nôtres, un chrétien-vivant d’Anse Bleue, un village perdu
entre tuf, soleil, mer et pluie, et il tenait Tertulien, un seigneur des lieux, par
quelque chose qui valait son pesant d’or, sa fille de seize ans.
Alors, malgré les mondes qui les séparaient, malgré les souvenirs qui
avaient plombé les premières minutes de leur rencontre, un étrange marché fut
conclu. Olmène, maîtresse des sources et des lunes, et dont le sourire fendait
le jour en deux comme un soleil, venait de retourner l’ordre de l’univers.
Au début de l’après-midi, Orvil et Tertulien burent au goulot de la même
bouteille de trempé. À petites gorgées. Claquant la langue, les yeux mi-clos.
Posant chacun son tour la bouteille au sol. Se la passant par moments.
Nous étions en septembre. Ensemble ils regardèrent le jour se défaire. Plus
court que la veille en cette saison. Plus long que ceux à venir.
15

AUCUNE COUMBITE* NE FUT ORGANISÉ pour sarcler ce lopin de terre sur le flanc
du morne Lavandou et y poser les pieux d’une maison en dur. La première
d’un descendant des Lafleur. Tertulien convoqua plutôt des manœuvres qui
arrivèrent de Baudelet, et à qui Léosthène, Fénelon et même Nélius prêtèrent
main-forte pour construire deux pièces agrémentées d’une galerie à l’avant.
Manœuvres, frères, mère, père, tous, nous étions subjugués par la
métamorphose d’Olmène en quelque chose qui était encore nous et qui ne
l’était déjà plus tout à fait. Olmène nous subjuguait et nous en étions fiers,
certains qu’elle n’oublierait aucun d’entre-nous. Aucun.
Mais, mieux que la case, la qualité de la terre argileuse tout autour, les
trois robes, la vache, et les meubles, c’étaient les chaussures achetées à Port-
au-Prince qui achevèrent de combler Olmène. Elle en avait parlé plusieurs
fois à Ermancia, à Ilménèse sa tante et aux autres femmes du lakou. « Plus
belles que celles de Mme Yvenot ? » demanda une Ermancia dubitative. Les
chaussures ne l’avaient jamais vraiment impressionnée. « Oui », répondit
Olmène. Ermancia se contenta d’observer sa fille qui basculait dans un autre
monde, en s’assurant que son regard la retenait encore auprès d’elle.
Avant de porter ses chaussures la toute première fois, Olmène se lava les
pieds avec insistance. Elle avait pris soin, pour ne pas se ridiculiser, de ne pas
les porter en présence de Tertulien, continuant à vaquer pieds nus à ses tâches
quotidiennes. Une fois que Tertulien eut le dos tourné, Olmène se mit debout
avec précaution et osa quelques pas timides qui mirent ses pieds à rude
épreuve. Quand elle enleva ses chaussures, ce fut pour frotter vigoureusement
ses orteils, l’un après l’autre, la plante et le cou de ses deux pieds qui jusque-
là avaient poussé sans entraves et s’étaient étendus à leur aise. En toute
fantaisie. Au bout du troisième jour, elle se risqua jusque sur le sentier qui
descendait vers la route. Après avoir évité de justesse trois chutes, Olmène
rebroussa rapidement chemin, les chaussures dans les mains, avançant comme
quelqu’un qui aurait marché sur des braises. Se prépara une cuvette d’eau
avec des feuilles de papayer et y trempa longuement ses pieds jusqu’à
s’assoupir. Malgré ses souffrances, elle décida ce jour-là de se chausser toutes
les fois qu’elle entendrait le galop du cheval gris de Tertulien en bas du
sentier. Elle ne voulait plus être une femme aux pieds nus et tenait à le
prouver à Tertulien, à Dorcélien avec ses airs de chef accompli, aux dames de
Roseaux et de Baudelet, Mme Yvenot et Mme Frétillon. Et, à force de
douleurs, d’ampoules et d’égratignures, elle finit par apprivoiser ces corps
étrangers qui, en bridant une liberté de seize ans, firent d’elle une femme à
chaussures.
Sur le chemin menant à Anse Bleue, elle rencontra une fois le père Bonin
accompagné d’Érilien, qui souvent faisait office de traducteur. Le père Bonin
regarda les pieds d’Olmène avant de lui rappeler que Dieu ne voulait pas du
péché.
« Tu es bien Olmène, la fille d’Ermancia et d’Orvil ? »
Olmène fit oui de la tête.
« Je te rappelle que la femme ne doit pas séparer ce que Dieu a uni. Et que
les fidèles doivent baptiser leurs enfants dans Son église. Qu’un péché mortel
est bien plus grave qu’un péché véniel. »
Érilien traduisait des mots auxquels ni lui ni Olmène ne croyaient. Olmène
baissa les yeux et répondit de ce « oui » soumis qui nous monte si vite à la
bouche quand nous voulons confondre les autres. Elle observa elle aussi ses
pieds, puis son ventre, et se dit que, de toute façon, Dieu, le Grand Maître,
était bien trop occupé pour s’attarder sur les pieds épais d’une paysanne
perdue entre Ti Pistache, Roseaux et Baudelet, qui portait dans son sein
l’enfant d’un homme qu’Erzuli Fréda Dahomey avait placé sur son chemin. Et
qu’elle n’avait rien séparé du tout. Et que Dieu l’aimerait quand même. Elle
s’en alla en demandant à Erzuli de ne pas l’abandonner : « Erzuli, protège-
moi. Je suis ton enfant, pitite ou. Et tu le sais. »
Quand, quelques semaines plus tard, Olmène croisa Pamphile et Horace,
deux des fils les plus âgés de Tertulien. Ils la dévisagèrent longuement. Elle
marchait déjà avec plus d’aisance, chaussures aux pieds. Sa démarche
n’expliquait donc pas qu’ils la dévisagent un si long moment. Elle comprit à
leur regard qu’ils savaient. Comme elle, Olmène, savait que Marie-Elda, leur
mère, feignait d’ignorer les fredaines et les frasques de son époux. Ils
regardèrent Olmène avec insistance, et elle soutint leur regard comme elle
l’avait fait face à leur père au marché de Ti Pistache. Le sentier était étroit.
Ils s’arrêtèrent pour la laisser passer. Aucune parole ne fut échangée. Aucune.
Mais il s’étaient tout dit.
Pour sûr qu’Olmène, aussi bien que leur mère, n’aurait pas autant tenu à
Tertulien Mésidor s’il n’avait pas dompté autant d’autres femelles. Si leur
nombre imposant faisait de lui un homme toujours prêt à se débraguetter, il
avait aussi scellé son règne sur des kilomètres de collines, de vallons et de
plaines. Olmène était une paysanne, Marie-Elda une dame respectable. Ce qui
n’empêchait pas Olmène de recevoir la semence du mari fornicateur et
puissant de la dame respectable. Mais à aucun moment Olmène n’avait songé
à occuper la place de Marie-Elda. Un tel acte eût relevé de l’impensable, et le
monde s’accommode mal de l’impensable. Chacune le savait. Les autres
femmes ne l’ignoraient pas non plus. Toutes étaient en ce sens quittes dans le
partage de ce même homme, sous lequel elles avaient poussé le même petit
cri de plaisir qui brouillait toute frontière entre la dame respectable et les
paysannes.
Olmène nous avoua qu’elle y avait pensé en regardant Pamphile et Horace.
Mais elle savait qu’elle était à ce moment-là la plus forte, la plus nouvelle et
la plus jeune. Et voulait tout simplement jouir de cette victoire avant qu’une
autre, plus jeune et nouvelle à son tour, ne vînt inévitablement la remplacer.
Sans jamais se parler, Olmène et les fils de Tertulien s’étaient dit toutes ces
choses et bien d’autres encore. Chacun regagna son monde. Olmène ne se
retourna pas pour les voir disparaître au bas du sentier.
16

LES CHARMES D’UNE ADOLESCENTE de seize ans avaient, dans les fourrés,
halliers et hautes herbes, décuplé pendant quelques mois les ardeurs d’un
homme qui voyait approcher avec frayeur ses soixante ans. Il la prenait
quelquefois avec douceur et fermeté. D’autres fois avec gourmandise ou
voracité. C’était selon. Quelquefois sans dire un mot. Parfois en l’insultant
pour ce plaisir auquel il ne s’attendait pas. Il l’avait prise comme son père
Orvil prenait Ermancia sa mère dans l’unique pièce de la case. Par surprise,
au moment même où elle s’assoupissait. Mais, une fois qu’il l’eut
définitivement installée dans cette maison, Tertulien prit Olmène comme un
propriétaire. Tous les accouplements se déroulaient selon un ordre immuable.
À vouloir garder son muscle tendu le plus longtemps possible sans vraiment
se soucier d’Olmène, Tertulien finissait toujours par se fatiguer et sombrer
dans le sommeil. Si un long grognement indiquait que pour lui quelque chose
avait dû se passer, ce n’étaient pour Olmène que d’interminables minutes,
toutes semblables et sans tension, sans début, sans milieu et sans fin. Sans
plaisir à faire chavirer son bon ange, à lui faire éclater l’âme. Sans la
lassitude d’un corps rassasié, repu. Alors, dans ces moments-là, forcément, les
pensées d’Olmène flottaient vers d’autres préoccupations bien terre à terre :
les légumes de soleil qu’elle ferait pousser avec l’aide de ses frères, les deux
chèvres, le porc et la volaille qu’en plus de la vache elle garderait dans un bel
enclos derrière la maison, le four à pain qu’elle ferait construire, et puis le
commerce qu’elle développerait entre Saint-Domingue et les villages d’ici
comme Mme Yvenot. Tertulien s’arrêtait par épuisement et les deux restaient
là, figés, silencieux.
Très vite Olmène ne goûta plus à aucune volupté, mais se contenta
d’apprendre à laisser exulter son corps à la douceur des choses et au souffle
épris, quoique déjà fatigué, d’un homme mûr. Ce qui n’empêchait pas Olmène
de lui préparer les mets dont il raffolait, un tchaka*, du petit mil ou du
poisson séché. De lui frotter les pieds dans la bassine d’eau quand il le
réclamait et, penchée au-dessus de sa tête, de lui enlever quelques cheveux
blancs tandis qu’il s’abandonnait à une douce somnolence.
Tertulien avait des bras robustes, le poitrail d’un homme qui avait toujours
mangé à sa faim et au-delà, le regard et la démarche d’un homme puissant.
Olmène, le port, le regard et la démarche d’une jeune femme soumise à un
homme puissant. Tous ceux qui la croisaient en étaient convaincus, sans
imaginer une seule fois qu’entre les quatre murs de la nouvelle maison, elle
avait retourné cette certitude en un doute qui ravageait secrètement Tertulien.
Lui laissant, après chaque visite d’amour, l’obscur sentiment de sa virilité
remise en question. Et Ermancia s’assurait avec vigilance qu’Olmène
renouvelait ses offrandes à Erzuli afin que Tertulien ne connût jamais la paix
de l’esprit. Jamais.

Le petit Dieudonné, fruit de son ventre, naquit cinq mois après l’installation
d’Olmène dans sa nouvelle demeure. Elle accoucha avec l’aide de sa mère et
d’Ilménèse, celle-ci ayant pris soin de chasser tous les mauvais esprits errants
qui auraient pu rôder autour de la maison ou sur le toit et dévorer le nouveau-
né. Olmène posa fermement ses mains sur une chaise attachée au lit par
Ilménèse, matrone, fanm saj, et hurla : « Tertulien, je te hais. Plus jamais je
ne te laisserai me toucher. » Elle cria plusieurs fois de suite au milieu de
douloureuses contractions qui lui raclaient le fond du ventre au couteau.
Quand l’enfant apparut entre ses cuisses, elle l’appela Dieudonné. Parce
qu’elle aimait l’idée que ce fils soit un cadeau de Dieu, qui sait tout, voit
tout, entend tout, donne tout. Dieudonné serait un roi. Son roi. Appelé à être
l’étoile filante d’un lakou. « Dieudonné nous sauvera tous. Il ira à l’école et
sera, pourquoi pas, arpenteur, médecin ou, qui sait, président. Oui, président,
et pour nous, à Anse Bleue, il retournera le malheur comme un gant. »
Ilménèse lui massa le ventre avec un mélange de feuilles de papayer,
d’avocatier et de quenepier. Et, un mois durant, Olmène et son nouveau-né ne
quittèrent pas leur maison. Olmène se régénéra, ivre de bains parfumés pour
rester ferme et femme, réécouta les conseils des entremetteuses et toutes les
recettes de femmes prêtes à courtiser et à être prises. Dieudonné, quant à lui,
puisa dans le sein de sa mère et sous les caresses de ses mains les premières
forces d’ici et d’ailleurs, celles visibles, celles invisibles, pour s’engager dans
la grande occupation de vivre, de croître et de vouloir, dans un lieu où tout
est défi et victoire.

Quatre mois après la naissance de Dieudonné, Tertulien fit tuer deux cabris
et deux porcs pour une fête dont nous nous souvenons encore à Anse Bleue.
Toutes les branches de l’arbre des Lafleur étaient là. Les femmes avaient
revêtu une robe de carabella* sortie de dessous leur lit comme pour toutes les
grandes occasions, les hommes leur grande chasuble. Les enfants riaient et
couraient dans la forêt de jambes des adultes. Ermancia, Ilménèse, Cilianise et
Olmène mirent la dernière main aux préparatifs pour le repas. Les odeurs
nous arrivaient, dorées, joyeuses. Orvil s’assit à l’écart un instant, silencieux,
regardant tous ceux qu’il aimait réunis là. Toutes les branches du grand arbre
des Lafleur. Au loin, la mer faisait la belle et la douce. Un léger vent venu
des montagnes agitait les arbres. Orvil ferma les yeux et respira de
contentement. Comme on le fait pour saisir un don rare.
C’est la seule et unique fois où nous avons mangé en laissant même des
restes. Preuve irréfutable, s’il en est, que la fête avait été grandiose. Que nous
en avions eu pour notre grand goût. Tertulien Mésidor n’avait lésiné sur rien :
le tchaka, le boudin de cabri, le cabri grillé, le griot de porc, le riz au lalo*,
les poules à la sauce créole, les bananes pesées*, les ciriques, le riz aux djon-
djon*.
Nous avons mangé comme s’il s’agissait de notre dernier repas. Comme si
la famine était à nos trousses et menaçait de nous rattraper. Là, tout de suite.
Comme si toute la nourriture du monde allait disparaître à jamais. Comme si
la mort nous tendait déjà la main. Nous avons mangé avec avidité. À en être
repus. Nous avons mangé avec un plaisir où se mêlaient la panique et l’effroi
de manquer à jamais. Notre plaisir en fut décuplé. Les hommes avaient défait
les premiers boutons de leur chasuble et les femmes desserré leur ceinture.
Nous avons mangé à en être ivres, désounin.
Avec nos robes et nos chasubles tachées de sauce et nos mains graisseuses,
tout l’après-midi, cavaliers et cavalières, nous avons dansé le quadrille, le
menuet, comme au temps où nos ancêtres imitaient derrière leurs cases la
cour des rois de France. Des musiciens venus à la demande de Tertulien de
l’autre côté du morne Lavandou nous ont fait danser au son du tambour, de la
flûte et du tambourin : « Kwazé les pas. »
Le malheur allait pourtant bientôt fissurer nos vies, mais nous ne le savions
pas encore. Nous ne savions pas encore que c’était la dernière fois que les
descendants des Lafleur se retrouvaient au grand complet. Tous. Nous ne nous
doutions pas que les événements, dans une course de plus en plus folle,
allaient sceller et consacrer des séparations, des départs et des morts dont
nous n’allions jamais nous remettre. Jamais.
Nous avons laissé les lieux à la tombée de la nuit avec la douceur d’un
contentement sans limites. Tertulien Mésidor regarda la foule s’éloigner dans
ses derniers rires, certains hommes titubant dans la pénombre, et les femmes
tranquilles dans leur démarche chaloupée. Il se retourna et apprécia un long
moment la croupe fondante d’Olmène, ses yeux qui l’avaient foudroyé au
marché de Ti Pistache, son silence insondable où il aimait tant s’oublier. Et
Tertulien se dit qu’il était un homme puissant, et qu’il avait bien de la
chance.
17

EN SEPTEMBRE DE L’ANNÉE 1963, le malheur allait creuser des entailles


profondes dans la vie de milliers d’hommes et de femmes. Des silhouettes
furtives rasaient les murs dans la nuit de Port-au-Prince pour éviter les phares
des DKW. Avec leurs casques, leurs fusils, les ombres bleues des miliciens
avançaient dans les DKW, fouillant les entrailles de la ville. Ils défilaient dans
les ténèbres, formant la horde de la haine, pourchassant les ombres fiévreuses,
tremblantes, qui se glissaient entre les arbres, se précipitaient dans des
corridors obscurs, tentant de se confondre avec les portes, les palissades, les
fenêtres. C’étaient la cadence de leur propre cœur et le souffle de leur propre
voix qui maintenaient encore debout ces frêles silhouettes et les faisaient
avancer, aveugles, affolées. Et tous ces chuchotements, ces souffles, ces cris,
ces crissements de pneus éveillaient les esprits cruels de la nuit. Alors, les
ombres tremblantes guettaient les pas sur l’asphalte, le sang figé d’effroi dans
leurs veines, jusqu’à ce qu’ils fussent fusillés par les phares des DKW, comme
un prélude à leur deuxième mort, la vraie. Jusqu’à ce qu’un cri, longue lame
aiguisée, ne tailladât la nuit.
En septembre 1963, l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses recouvrit
la ville d’un grand voile noir. Port-au-Prince aveugle, affaissée, à genoux, ne
vit même pas son malheur et baissa la nuque au milieu des hurlements de
chiens fous. La mort saigna aux portes et le crépitement de la mitraille fit de
grands yeux dans les murs. Jamais ces événements ne firent la une des
journaux.
À Anse Bleue, nous n’avons su qu’après. Par la bouche prudente et apeurée
des rares voyageurs qui revenaient de la grande ville. Nous n’avons pas vu les
ombres foncer sur nous à folle allure. Nous étions loin. Bien trop loin.
Pourtant notre vie n’allait pas tarder elle aussi à se flétrir, le sol à se fissurer
sous nos pieds, et les robes claires des femmes à se noircir de la teinte du
deuil. Nous n’avons vu que plus tard la mort se déployer au-dessus de nous
comme un affreux soleil.

Au tout début du mois de septembre 1962, Dorcélien était passé de village


en village annoncer que des camions viendraient chercher des hommes et les
emmèneraient à Port-au-Prince. Pour des rassemblements en l’honneur de
l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Il le répétait à chaque fois avec
la voix solennelle d’une autorité des lieux et l’exaltation fiévreuse d’un
divinòr*. La confusion n’en fut que plus grande pour nous tous, et le vertige
des hommes jeunes comme Léosthène plus profond.
Dorcélien arriva un midi à Anse Bleue. Après les salutations d’usage, il
vanta en long et en large les mérites d’un tel voyage, qui allait enfin éloigner
la main du malheur. « Port-au-Prince a donc un tel pouvoir », pensa
Léosthène qui, intrigué, s’approcha de Dorcélien. Des images s’éveillaient
déjà derrière ses paupières. Dorcélien devinant sa proie prête à mordre à
l’hameçon, enchaîna : « Et qui sait, par chance, si certains ne porteront pas
bientôt l’uniforme bleu ? Qui sait ? » Il avait prononçé ces mots lentement,
en s’appesantissant sur les consonnes et en prolongeant les voyelles, faisant
résonner ses paroles comme s’il s’agissait du nom d’un lwa puissant et
bénéfique. Dans les yeux de Léosthène s’allumèrent des feux qui disaient tout.
Que cette vie qui avait traîné ses pas tout le long de ses années venait frapper
enfin à sa porte. Que cette porte, il l’ouvrirait toute grande pour la laisser
s’engouffrer et l’emporter sur ses ailes. Que personne ne l’arrêterait. Personne.
Les yeux d’Orvil disaient au contraire que Port-au-Prince était trop loin et
qu’on ne pouvait pas, sans conséquences et sans regrets, faire fi du passé. De
la terre. Du sang. Pour creuser sa propre loi. Ailleurs. Non, on ne le pouvait
pas ! Dorcélien, sentant Léosthène mûr à point et acquis à sa cause, n’hésita
pas à lui préciser : « Léosthène, je t’attends demain à Baudelet, en face de la
boutique des Frétillon. » Et de rajouter, en évitant le regard d’Orvil :
« J’attends les hommes vaillants comme toi. Les vrais. Ceux qui sont sans
peur. » Pour enfoncer le clou et creuser à jamais la distance entre le père et le
fils, il conclut : « Des hommes qui ne portent pas leur pantalon juste pour la
beauté du tissu. »
Léosthène se rendit l’après-midi même chez Olmène.
« Ma sœur, il y a de quoi faire à Port-au-Prince.
– Pourquoi Port-au-Prince, et pas Saint-Domingue, où tu pourrais couper la
canne, ou même Nassau, ou Turk and Caicos comme Fleurinor, et revenir
avec des billets et des billets en poche ? » lui rétorqua Olmène, qui ne
comprenait pas cette précipitation soudaine de Léosthène.
Saint-Domingue dont elle lui avait tant parlé et qui, par moments, faisait
briller son regard. Mais l’attente avait rongé la patience de Léosthène jusqu’à
l’os. Et, de même qu’il n’avait pas trouvé les mots pour dire l’impatience,
ceux pour dire le départ s’embrouillèrent dans sa bouche. Il se contenta
d’entourer Olmène de ses bras et s’en alla annoncer sa décision à son père.
Léosthène se réveilla dans la nuit, résolu désormais à mettre fin à sa lutte
contre la terre, les eaux et le soleil. Il embrassa Orvil, Ermancia et Fénelon, et
partit. Rien n’aurait pu venir à bout de son obstination. Rien. Orvil respira
l’haleine fraîche de la nuit et mit du temps à fermer cette porte que son fils
avait ouverte sur le silence et les ombres.
Devant la boutique des Frétillon, Léosthène se laissa pousser à l’arrière
d’un camion avec d’autres hommes comme du bétail. Entassés. Serrés les uns
contre les autres. Flanc contre flanc. Nez contre nez. Ne manquaient plus que
les cris des porcs, des ânes ou des bœufs. Mais rien ne pouvait arrêter
Léosthène. Rien. Ni l’air brûlant. Ni l’odeur de transpiration qui le suffoquait
presque. Ni la rocaille et la poussière sur lesquelles le camion avançait à
grand-peine. Ni les pentes dangereuses du morne Lavandou. Qui pouvaient à
tout moment les envoyer dans le précipice de l’éternité. Qui en avaient déjà
envoyé quelques-uns ad patres.

Ce fut donc par un après-midi du mois de septembre 1962 que Léosthène


Dorival, fils d’Orvil et d’Ermancia, s’en alla dans la grande bouche dévoreuse
de Port-au-Prince. Allions-nous jamais le revoir ? Nous espérions et nous
n’espérions pas. Nous nous sommes posé des questions jour après jour,
semaine après semaine, et puis un jour nous avons perdu tout courage de lui
entrevoir un avenir. Nous ne nous sommes plus posé de questions. Lui seul
savait, et il était parti sans nous livrer son secret. Celui qui fait que certains
partent et que d’autres restent. Liés les uns aux autres. Pour le meilleur et
pour le pire. Jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que sonnent les trompettes du
Jugement dernier...
Anse Bleue, Pointe Sable, Ti Pistache et tous les hameaux, bourgs et
villages des environs furent ainsi dépouillés de quelques-uns de leurs hommes
les plus vaillants. Parmi ceux qui restèrent, certains s’acharnèrent en silence à
amadouer une terre qui se rebiffait, en chassant le souvenir des camions. Ceux
qui ne se taisaient pas furent pris dans la fièvre bleue des milices et parlèrent
haut et fort. Chez nous, dans le lakou, il y eut, comme partout ailleurs, des
silencieux et des bavards.
Le père Bonin, sentant notre ébranlement, s’évertua à rappeler à notre
entendement la nature des péchés et la différence entre eux, les véniels
comme les petits mensonges, les capitaux – sauf la gourmandise qu’il enleva
de sa liste parce que nous mangions à peine à notre faim. Pour les mortels, il
insista sur l’horreur du plaçage* : « Un homme et une femme doivent être
unis devant Dieu ». Puis il passa de case en case pour parler du sang de Jésus
sacrifié sur la Croix, du baptême des enfants de Dieu, et du courage à
montrer face aux épreuves d’où qu’elles viennent, à l’exemple du Christ. Il
baptisa à tour de bras, unit de force dans son église deux ou trois couples qui
acceptèrent de bénir le péché, et apprit à lire à quelques enfants d’Anse Bleue
dans son école, sous la tôle brûlante à côté du presbytère.
18

NI L’INCONNU QUI S’EST ÉLOIGNÉ, ni ceux qu’il aura bientôt ameutés, hommes,
femmes, vieillards et enfants, ne pourront plus grand-chose contre moi. Je ne
peux malgré tout m’empêcher de me méfier de tous ces étrangers qui ne
manqueront pas de surgir pour m’examiner sous toutes mes coutures.
Après avoir fait trois jours durant se retourner les bêtes, s’envoler les
branches des arbres, soufflé les toits, le nordé* a perdu de sa violence.
J’entends le souffle de la mer dans mon dos. À droite, une soudaine
rumeur, à peine perceptible, se mélange aux couleurs incertaines. Une rumeur
bruissant d’odeurs et des premiers appels des chrétiens-vivants.
Je reviens d’une longue nuit.
À force d’eau, de sel et d’iode, mon corps s’est fait animal marin, et voilà
que, dans ma légèreté, j’ai suivi la crête des vagues qui s’étirent avant de se
retirer loin, très loin, jusqu’au plus profond de l’épaisseur des eaux. Et la
masse énorme a fermenté et grondé, remontant à nouveau vers l’écume
moutonneuse pour se briser sur les rochers.
Dans les premières heures du matin, d’autres hommes, emmitouflés dans
leurs vêtements, sortent des cases malgré le vent et les eaux, et crient mon
nom à tue-tête. Tous dehors. Arrachés à leur couche. Lâchés dans la nature.
Ce sont les dernières voix que j’ai entendues avant celle de l’inconnu et
des deux hommes sortis des maisonnettes les plus proches de la grève. Ils ont
très vite rejoint l’inconnu à mi-chemin. Les voilà qui s’approchent. Après ces
trois jours d’ouragan, on dirait des Lazare tout frais sortis de leur tombe,
mais sans aucun Jésus, comme dans la bible du pasteur Fortuné, pour
expliquer quoi que ce soit. Aussi perdus que nous l’avons été le premier soir
où l’avion a survolé Anse Bleue. Que de confusion depuis ces dernières
semaines. Que de confusion !

Je pense à Cocotte et Yvelyne. Il a suffi d’un seul regard posé sur moi
pour que rien ne soit plus pareil. Jimmy, fais-moi écouter une nouvelle
chanson...
Sur le chemin, Yvelyne, Cocotte et moi avons croisé Jimmy, le seul
étranger des cinq villages et hameaux alentour. Le seul. Pas si étranger que
ça de toute façon. Arrivé il y a quelques semaines. Pour reprendre ses droits
et possessions sur ses terres. Les terres des Mésidor. Et moi, je le suis à la
trace. Petite bête à l’affût dans l’herbe sauvage. Je m’accroche à ses talons.
De sa 4 × 4 flambant neuve, la voix de Wyclef Jean à plein tube appelait
le 911 – « Someone please call 911 » – et Mary J. Blidge lui répondait :
« This is the kind of love my mother used to warn me about ». La sono à
crever les tympans. Et Cocotte, Yvelyne et moi, nous ne tenions plus en place.
Nous avons avancé en cadence, des fourmis dans les jambes, du cool dans
tout le corps. Rien à voir avec Les Invincibles, l’orchestre de Roseaux.
Minable. Nul. Deux guitares, trois tambours, un keyboard. Et c’est tout. Un
chanteur à la voix fluette, une pomme d’Adam proéminente, et myope comme
ce n’est pas permis. Sans ce goût d’inconnu. Sans ce goût de grande ville.
Sans menace et sans danger sur le grand galop de la vie.
Encore un peu et nous aurions dansé sur la route cahoteuse comme dans
une vraie discothèque. Comme au Blue Moon de Baudelet où, Cocotte,
Yveline et moi, nous rêvions d’être emmenées un jour. Un jour... Alors nous
avons juste ri sous cape en accélérant le pas. Curieuse comme pas une, j’ai
été la seule à me retourner.
Jimmy a descendu la vitre et montré un visage qui n’était ni beau ni bon.
Et moi, ni belle ni bonne, j’ai voulu l’allumer comme une torche. Pour voir...
Rien que pour voir.
Je l’ai appelé « monsieur » et cela lui a plu, alors que tout au fond je
voulais lui crier : « Oh, Jimmy, mon amour ! Je fais semblant de ne pas te
voir alors que, depuis des semaines, je ne vois que toi. »

Nous commençons à bien connaître Baudelet. Nous y passons la semaine


chez des cousins. La grande école est à quelques maisons du Blue Moon. Pas
moyen pour Cocotte, Yvelyne et moi de l’éviter. Et puis, au sortir de l’école,
nous avions convenu de troquer nos chaussures fermées d’écolières pour des
sandales d’aguicheuses. Et, le matin même, que deux d’entre nous laisseraient
le champ libre à celle que Jimmy regarderait la première. Je m’étais juré que
ce serait moi. Je lui avais parlé silencieusement tant et tant de fois. Plus
clairement que si j’avais crié de toutes mes forces. Lui voulait nous laisser
macérer dans notre jus. Moi plus que toutes les autres. Dans cette affaire,
Jimmy avait un trop beau rôle. Il le savait. Arrivé de la ville. Ayant comme
unique activité d’écumer la campagne, pour des raisons que nous ignorions.
Et, à ses heures d’oisiveté, de faire le beau et le coq.
Alors nous passons devant le Blue Moon, le cœur sous nos pas. Et là, sans
qu’on s’y attende, il allonge la jambe et nous manquons de tomber face
contre terre, et il rit. Un rire d’homme ivre qui cherche le chemin d’une nuit
canaille. Nous accélérons le pas. Mais, moi, il m’attrape par le bras, se
penche à mon oreille : « Tu me cherches, tu me trouveras. » Jimmy me l’a
murmuré en se penchant jusqu’à me toucher l’oreille.
Je ne dis rien. Je ne prononce pas un seul mot, mais Jimmy lit dans mes
pensées comme s’il avait bu dans mon verre : « Viens mon amour, viens mon
amour. Ma bouche salive de mots pour toi. »
Jimmy m’a prise par le bras et m’a conduite à l’étage du Blue Moon. Que
dire de l’endroit si ce n’est que la lumière tamisée me rappelait la lune. Une
lune en plein jour, me suis-je dit.
Jimmy m’a prise sous l’emprise de l’alcool. Par terre. Sur le sol nu. Il a
défait sa braguette qui s’est ouverte sur un sexe déjà droit et menaçant. A
enlevé son pantalon en se contorsionnant. Et sans la moindre considération,
en se moquant bien de me faire mal, il m’a écarté les jambes et pénétré dans
un déchirement atroce. J’ai bien cru que mon vagin allait exploser. Quand
j’ai poussé mon premier cri sous lui, il a juste dit dans des mots que je
voulais rassurants mais qui ne l’étaient pas : « Tu finiras par aimer ça. »
Cocotte et Yvelyne m’ont attendue une demi-heure non loin du Blue Moon.
Yvelyne a jugé bon de me rappeler que je regardais trop les garçons dans les
yeux. Que cela faisait naître chez eux de drôles de pensées. Cocotte, elle, m’a
dit plus tard que c’était à cause de la couleur de mes sandales. Rouges. Que
ce n’était pas une couleur que l’on portait pour aller travailler ni en plein
jour. Je lui ai dit que c’était l’exacte couleur de mon humeur, rouge passion,
rouge hibiscus. Toutes les deux m’ont dit que je le regretterais. Sur-le-champ,
j’ai pensé qu’elles étaient jalouses. Et j’ai gardé le silence comme une reine.

Voudrais revenir à ce corps d’antan, ma prison traversée de chants, de


faims, du soleil d’Anse Bleue, de mon enfance qui y sommeille encore.
Mère, mère, où es-tu ? Altagrâce... Tante Cilianise.
19

NORMIL EXILIEN, à qui Tertulien vendait du café, du bois précieux et des


terres prises de force à des habitants des cinq villages sur lesquels il régnait,
était devenu un homme puissant. Avant qu’il ne devînt cet homme puissant,
Tertulien avait toujours vu en Normil un ami. Pourtant, lorsqu’il lui rendit
visite juste après que Dorcélien eut envoyé à Port-au-Prince son premier
convoi d’hommes, Normil Exilien salua Tertulien sans la chaleur et la
connivence d’antan. Pire, il lui sembla tout à coup que le ton de Normil était
celui d’un supérieur envers un subalterne. Non, il ne se trompait pas...
Tertulien regretta à nouveau de n’avoir pas fait montre de plus de déférence
pour l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Il avait un moment hésité
entre celui-ci et son rival malheureux aux élections, un agronome, un
bourgeois, mulâtre de surcroît. « Mais qu’est-ce qui m’a pris, bon sang,
qu’est-ce qui m’a pris ? » se dit Tertulien. Ce n’était pas qu’il fît davantage
confiance à ce candidat, il avait juste mis tous ses œufs dans le panier de ce
dernier, et aujourd’hui payait cher son erreur de jugement. L’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses l’avait certainement su, car tout se sait dans
cette île. Et le chef suprême lui en voulait. De cela, Tertulien était certain. Il
lui gardait une rancune tenace pour lui avoir préféré ce mulâtre, ce bellâtre, à
lui, le petit médecin de campagne qui voulait tant représenter le peuple noir.
Dorcélien fit son apparition tandis que ces pensées travaillaient Tertulien.
Au moment où il imaginait comment inverser le sort en sa faveur. Quand
Normil lui demanda de l’attendre un moment et reçut Dorcélien avant lui,
toutes ses appréhensions se confirmèrent. Il sentit son pouls s’accélérer. Il
transpirait plus que d’habitude. « Je me suis mis dans une drôle de
situation. » Il lui fallait coûte que coûte trouver un moyen de clamer son
attachement indéfectible à l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses.
Trouver une manière quelconque de faire allégeance. Il s’assit et commença
sa rumination d’homme conscient qu’en terre haïtienne il fallait savoir
retourner sa veste. Vite. Très vite. Il s’exerça mentalement à ses prochaines
figures d’acrobatie.
Tertulien attendit ainsi une bonne demi-heure. Il avait pensé frapper à la
porte du salon de Normil ou même s’en aller. Mais s’était ravisé. Se disant
que seul un pouvoir nouvellement acquis par Dorcélien avait pu pousser
Normil à lui infliger un tel affront. Il n’avait pas le choix. C’était cet homme,
Normil Exilien, qui avait ses entrées au Palais national et non lui, Tertulien
Mésidor. Cet homme qui l’avait pris de court et qui maintenant susurrait des
choses à l’oreille de l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Cet homme,
que Tertulien appelait volontiers jusqu’à ce matin-là « mon ami », n’en était
pas un, plutôt un complice avec qui il avait déjà commis quelques crimes
occasionnels par le passé et, avec le temps, des forfaits sur une base plus
constante. L’occasion venait de se présenter à Normil Exilien d’oublier
Tertulien Mésidor et les souvenirs de leurs rapines, escroqueries et rires
grivois. Il n’avait pas hésité à la saisir comme l’aurait sans aucun doute fait
Tertulien à sa place. Tertulien, qui s’était toujours cru un homme puissant, ne
l’était déjà plus tout à fait. Il se surprit à murmurer tout seul : « L’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses est en train de rendre encore plus glissante
qu’elle ne l’était déjà la terre de cette île. Où on se casse tout, les os, les
dents, la colonne vertébrale, et l’âme, quand il en reste encore une. »
Lorsque Dorcélien quitta le salon de Normil, Tertulien ne sut pas
exactement comment le saluer. Devait-il une quelconque déférence à
Dorcélien ou maintiendrait-il sa supériorité d’antan ? Il choisit l’entre-deux,
prudence oblige. L’homme à chapeau noir et lunettes épaisses avait renversé
toutes les hiérarchies. Tertulien affichait un vrai malaise. Normil et Dorcélien,
eux, jubilaient à l’idée de ce jeu de chaises musicales. Et en voulaient encore.
Encore.

Deux semaines plus tard, Dorcélien longeait le sentier devant la maison


d’Olmène en traînant au bout d’une corde, derrière lui, un paysan ligoté.
Pieds nus. Le visage tuméfié. Fénelon, à qui Olmène avait demandé de venir
l’aider à planter de nouveaux candélabres* autour de la maison, s’arrêta net.
Tertulien s’empressa de saisir son arme et de l’accrocher ostensiblement à son
ceinturon. Olmène attrapa Dieudonné et le serra tout contre elle. Dorcélien
regarda Fénelon, Olmène, et de nouveau Fénelon, puis, se penchant vers
Tertulien, lui chuchota des mots accompagnés de gestes nerveux et rapides de
conspirateur. Tertulien demanda alors à Olmène de rentrer, et à Fénelon de
repartir vers Anse Bleue.
De l’intérieur de la maison, Olmène prêta l’oreille au bruit d’une pioche
qui retournait la terre. Était-ce parce que ces coups l’atteignaient tout au fond
de son ventre, mais elle aurait juré sur ce qu’elle avait de plus cher, sur
Dieudonné, que la terre geignait. Et elle, Olmène, entendait ses plaintes. Elle
chanta tout bas une berceuse à son fils :

Ti zwézo koté ou pralé ?


Mwen pralé kay fiyèt Lalo
Petit oiseau, où vas-tu ?
Je vais chez mam’zelle Lalo

Olmène le fit pour ne plus entendre ces gémissements, et saisir au passage


un peu de cet air qui semblait soudain se raréfier entre les murs de la maison.
Mais questions et suppositions l’assaillaient sans répit. On ne retournait pas
cette terre pour planter. Pas du tout. Cela faisait trop longtemps qu’on
piochait. Non, ce n’était pas pour planter. Peut-être qu’on y creusait un trou ?
Rien qu’un trou. Mais, vu le nombre et la vigueur des coups de pioche, ce
devait être un grand trou. Et pour quoi faire ? Tandis que l’adjoint de
Dorcélien creusait encore et encore, les pensées entremêlaient leurs fils dans
la tête d’Olmène. Alors elle se dit que, décidément, ce trou serait assez grand
pour contenir quelque chose sur quoi elle ne pouvait, ne voulait pas encore
mettre de nom. « Grâce la Miséricorde, grâce la Miséricorde ! » Olmène
chanta de plus belle.
Elle chanta pour ne plus entendre le vacarme des pioches. Se refusant
encore à faire le lien entre l’homme qu’elle venait de voir passer et le trou.
Quand l’adjoint s’arrêta de creuser, elle arrêta net de chanter, retint son
souffle, et posa la main droite sur sa bouche pour ne pas hurler et effrayer
Dieudonné. Pour ne pas attirer non plus l’attention de Dorcélien ni déplaire à
Tertulien. Elle serra Dieudonné dans ses bras encore plus fort, pour que le
souffle maléfique qui balayait la colline ne l’atteignît pas.
Le paysan fut enterré quelque part au bas de cette pente, au fond de la
ravine, non loin d’un arbre véritable*. On avait dû lui mettre un bâillon pour
qu’il ne criât pas comme une bête hurle à la mort. L’adjoint de Dorcélien
retourna le sang avec la terre. Une fois leur tâche accomplie, Tertulien,
Dorcélien et son adjoint se frottèrent les mains avec des plantes arrachées sur
leur passage. Dorcélien et son adjoint disparurent derrière la maison en
escaladant l’autre côté de la ravine.
Tertulien ouvrit la porte quelques minutes plus tard et demanda à Olmène
de l’eau pour se laver les mains. Malgré sa difficulté à respirer, malgré son
effroi et sa stupeur, Olmène ne laissa rien paraître. Elle regarda fixement la
couleur de l’eau, hypnotisée. Elle ne servit pas à Tertulien sa tasse de café.
Elle ne l’entendit pas lui dire qu’il reviendrait dans trois jours. Elle ne le vit
pas partir. Ses yeux avaient précédé son jugement, aveugles déjà à cet
homme.
Olmène était déjà loin. Très loin. À l’intérieur d’elle et ailleurs. Longtemps
l’eau aurait le goût saumâtre du sang. L’image de l’homme, un bâillon sur la
bouche, les mains ligotées, les yeux grandis par l’effroi, rongerait longtemps
ses nuits. Les nôtres aussi, une fois qu’Olmène nous eut fait le récit de cet
après-midi maudit.

Quand, trois jours plus tard, Tertulien revint la visiter, Olmène s’ouvrit à
lui avec un mélange de résignation, de peur et de dégoût, persuadée que
jusqu’à l’odeur de Tertulien n’était plus la même. Qu’il sentait la pourriture et
le souffre. Oui, le souffre. Et, après qu’il se fut retiré de son ventre, elle crut
bien avoir forniqué avec le diable en personne. À cet instant précis, Olmène
prit la décision de partir. Pour n’importe où, mais partir. Elle pensa fortement
à Léosthène. Nous l’avons sentie chaque jour un peu plus loin dans sa tête et
savions qu’elle finirait par nous quitter elle aussi. Qu’un jour, ce serait son
corps qui nous abandonnerait. Rien qu’à la regarder ou à l’approcher on
pouvait entendre les mots qu’elle se répétait, se répétait : « Je finirai par
mettre un pied devant l’autre. Je finirai par le faire. Sauvée. Je vais me sauver
et je serai sauvée. »
Tertulien sentit son emprise sur Olmène se relâcher malgré les galons qu’il
gagnait chez les bleus, malgré l’argent qu’il accumulait. Il doutait de lui-
même parce qu’il voulait tout, l’argent, les galons et Olmène. Il commença à
lui reprocher ses retards au marché, ses visites trop longues chez Ermancia et
Orvil, et ses repas fades comme son corps qui ne répondait plus. Alors un
jour il la frappa. Puis un autre jour. Mais il revenait chaque fois sans rien
dire, telle une bête prise en faute. Gauche dans ses gestes et ses mots, qu’il
semblait chercher tout en parlant très fort. Se demandant ce qui l’aiderait à
franchir le mur qu’avait dressé Olmène. N’y tenant plus, un après-midi, il la
prit de force, maintenant ses poignets contre le matelas et lui demandant à
chaque coup de boutoir si c’était aussi bien qu’avec les petits jeunes
inexpérimentés. Olmène, les cuisses meurtries, ne répondit pas. Ne répondit
jamais lors de toutes les autres visites. Elle ne répondit à personne. Même
quand, un matin qu’il était venu l’aider pour les semailles, Fénelon lui
demanda en voyant sa paupière tuméfiée si elle s’était fait mal en tombant.
Dans sa tête, elle était déjà dans le voyage. Léosthène n’avait pas voulu que
le malheur lui fît plier les genoux. Olmène ne voulait pas qu’un homme l’usât
jusqu’à la corde.
La veille de son départ, elle passa la nuit chez Ermancia et Orvil, et
demanda à Fénelon de faire le guet. Ermancia lui rappela toutes les leçons sur
la vie, les hommes, les femmes, sur la terre, sur les dieux. Orvil fit avec elle
le tour du démembré et Olmène alluma une bougie sous chacun des arbres où
reposaient les dieux de la famille, s’attardant devant celui où avait été enfoui
son cordon ombilical. Nous les avons suivis en silence, les larmes aux yeux,
la colère au fond de la gorge. Fénelon, contrairement à nous, ne pleurait pas.
Il ramassait sa propre colère pour en faire autre chose que de la résignation,
de la soumission ou de la ruse. Quelque chose que nous aurions tous voulu
connaître mais qu’il nous cachait bien.
Orvil passa toute la nuit à préparer une protection pour sa fille. Une petite
statuette avec un morceau de miroir brisé sur la poitrine, qu’il plaça dans une
bouteille d’eau. Question d’alerter les anges sous les eaux, Damballa*, Aida
Wèdo, Agwé, Simbi et Lasirenn, que sa fille se trouvait dans une mauvaise
passe et qu’ils devaient la protéger. À l’aube, au moment du départ, Orvil
l’implora de revenir. Même dans très longtemps. Mais de revenir. De ne pas
se mettre en danger. La bataille des Lafleur devait se jouer ici et nulle part
ailleurs.
Olmène embrassa Dieudonné, qui dormait tout contre Ermancia, sans le
réveiller. Tout ce que possédait Olmène tenait désormais dans un baluchon
qu’elle cacha sous quelques légumes dans un panier. Histoire de ne pas
susciter de soupçons. De ne pas délier les langues.
Laisser son passé derrière elle était une expérience qu’Olmène vivait
comme un cadeau. Comme un don. Elle ne voulait pas être défaite. Elle
reviendrait de l’autre côté de la résignation, de la peur, de la colère. Elle
reviendrait. Mais il fallait d’abord s’arracher par la fuite à un avenir noir.
Olmène avait à peine dix-huit ans et voulait convoquer la vie. Brûler les
jours. Tout Anse Bleue s’était réuni devant la case d’Orvil et d’Ermancia.
Olmène se détacha de nous et avança jusqu’au bout du chemin à pas légers,
comme si elle allait danser.
Quatre jours après le départ d’Olmène, Tertulien, pris entre rage et chagrin,
se présenta chez Orvil et lui intima l’ordre de la ramener à la raison et chez
elle, et fixa même un délai : « Si dans une semaine... » Dans la voix de
Tertulien, on entendait que l’homme avait repris de la puissance. À l’arrivée
de son père, Dieudonné avait couru vers lui en riant, sur ses petites jambes
peu sûres, et s’était accroché à son pantalon. Tertulien se contenta de poser la
main sur ses cheveux et parla d’autorité à Orvil, qui jamais ne répondit. Il
s’en alla sans se retourner, au milieu des pleurs et des cris de son fils qui le
réclamait. Olmène partie, Dieudonné était devenu tout à fait insignifiant.
Négligeable. Un enfant naturel, illégitime.

Après le départ de Léosthène, la mort du paysan et la fuite d’Olmène, nous


serions désormais tous, à Anse Bleue, encore plus qu’avant, devancés par des
événements venus d’ailleurs. Et puis nous traînerions les pieds à cause du
poids de ceux que nous allions nous-mêmes engendrer.
20

« VOUS N’ÊTES QUE DES LÂCHES. Bande de poltrons... Vous vous laissez
malmener sans rien dire, sans aucune protestation. On vous piétine et, au lieu
de vous défendre en enlevant le pied, vous tendez tout le corps, le dos, le
ventre, la tête, pour que l’on vous marche dessus. Pour que l’on vous écrase
comme des vers de terre. Oui, c’est ce que vous êtes, des vers de terre. »
Père Bonin avait, ce dimanche-là, choisi la colère pour nous parler. Sa peau
avait viré à un rouge que nous n’avions jamais vu. Déchaîné, il prononçait
son sermon dans une grande exaltation. Avait-il bu plus de vin que
d’habitude ? Nous n’en savions rien. Mais sa voix était éraillée comme celle
d’un vieil ivrogne. De toute façon, c’était par cette voix abîmée que passait la
parole de Dieu. Et, à en croire ce que disait père Bonin, Dieu ne nous aimait
pas beaucoup ce dimanche-là.
Nous nous sommes dit que peut-être un redoutable lwa Pétro* dansait dans
la tête de père Bonin. Il était vraiment très en colère contre nous. Contre ceux
qui quittaient villages et hameaux à bord des camions. Contre ceux qui les
emmenaient. Contre ceux qui les faisaient chercher. Contre nous qui les
laissions partir. « Et la terre, dites-moi, qui va se battre pour elle ? »
Pris par surprise, nous n’avons pas bronché, certains d’entre nous le cou
ceint d’un scapulaire, d’autres d’un chapelet, et quelques-uns des deux.
Cachant bien notre stupéfaction, nous n’avons pas non plus fait entre nous le
moindre commentaire. Pas un. Nous ne bronchions pas. Plus que jamais
engoncés dans notre unique vêtement du dimanche. Dans notre impassibilité.
Dans notre silence paysan. Visiblement, père Bonin était au courant
d’événements et de choses que nous ignorions. Des affaires de gens plus
puissants que nous, des affaires de grands Nègres et de grands Blancs. Des
affaires sur lesquelles nous n’avions aucune prise et desquelles nous voulions
nous tenir éloignés.
Dorcélien quitta l’église en furie, menaçant du doigt père Bonin qui fit une
pause de quelques secondes en le regardant droit dans les yeux. Dorcélien et
père Bonin semblaient avoir entamé une conversation par-dessus nos têtes et
s’être compris. Contrairement à nous, qui sommes restés raides comme des
statues, silencieux, serrés épaule contre épaule, transpirant un peu plus que
d’habitude. Cette scène ne faisait que nous confirmer au plus fort de nous
qu’il s’agissait bien d’une histoire entre des gens plus grands que nous.
Au départ de Dorcélien, père Bonin continua de plus belle : « Un enfant de
Dieu est aussi un enfant qui relève la tête et qui chasse les mécréants comme
Jésus l’a fait avec les marchands du Temple. Vous n’avez pas à tout accepter,
à tout avaler sans mot dire, sans opposer la moindre résistance. On vous
anéantirait jusqu’au dernier que je n’entendrais rien de vos lèvres. Que vous
ne soulèveriez pas un bâton pour frapper l’ennemi. »
Nous nous sommes mis à hocher légèrement la tête. À notre insu peut-être,
car aucun d’entre nous ne voulait avoir affaire avec Dorcélien.
Est-ce à cause de ce léger remous que père Bonin put lire sur nos visages
que nous étions soulagés du départ de Dorcélien ? Difficile de le savoir.
Toujours est-il qu’il se fit plus conciliant quand il ajouta, dans un créole qu’il
commençait à maîtriser :
« Et puis je vous connais. Si vous croyez que je ne sais pas que vous
fréquentez l’église, que vous vous agenouillez, que vous recevez le corps du
Christ et, une fois rentrés chez vous, que vous vous adonnez à des rites de
sauvages ! Oui, de sauvages ! Alors je vais vous dire, moi, ce qu’il adviendra
de vous : la nuit ne cédera plus la place au jour, les plantes deviendront des
pierres, eh oui. Les poissons ne seront que des souvenirs dans vos filets secs.
Et vos bêtes n’accoucheront plus. Telle sera la volonté de Dieu. Amen. »
Et nous avons répondu : « Amen. »
Puis père Bonin appela d’autorité Yvnel, qui s’avança dans ses habits tout
blancs d’enfant de chœur. Sa voix était toujours aussi méconnaissable quand
il attaqua son chant en latin. Un de ces chants dont nous avions fini par
connaître les sonorités à force de les entendre. Alors nous avons répété avec
lui, mais plus fort que d’habitude, comme pour nous soulager d’un poids sur
la poitrine :

Agnus Dei
Qui tollis peccata mundi

Les chants se levèrent en nous comme un soleil, nous gratifiant d’un peu
de répit. Quelques-uns, bras ouverts et tendus vers le ciel, se balancèrent de
droite à gauche. Appelant à la fois Dieu, les saints et les lwas à notre
rescousse.

Dona eis requiem sempiternam

Une fois la messe achevée, Ermancia se glissa parmi les fidèles, encore
sous l’effet des paroles de père Bonin. Elle avait à parler à la Vierge, dont la
statue trônait à l’entrée, à droite de l’église, juste en face de celle de saint
Antoine de Padoue. Elle ouvrit les deux bras et hocha la tête pour lui dire, à
la Vierge, qu’elle attendait encore les miracles mais ne les voyait pas venir.
Que sa patience était à bout. Qu’elle lui avait demandé que Léosthène et
Olmène lui fissent signe. Au moins une fois. Qu’elle se tournerait bientôt vers
d’autres plus puissants qu’elle : saint Jacques, l’archange Gabriel ou saint
Patrick. Oui, absolument. Ermancia, déçue, en colère, frappa la statue de sa
paume et invectiva la Vierge : « Tu es là, debout, à ne rien faire, à ne pas
lever le petit doigt pour tes enfants. Depuis le temps que je te demande de me
faire avoir des nouvelles d’Olmène et de Léosthène. Mais je ne reçois rien.
Absolument rien. » Ermancia n’entendit pas père Bonin s’approcher. Quand
en se retournant elle le vit, elle changea rapidement les coups en douces
caresses. Le père Bonin la regarda du coin de l’œil, dubitatif, sachant
qu’Ermancia ne parlait pas à la Vierge au Christ mourant sur ses genoux,
mais bien à Erzuli Dantò avec sa cicatrice sur la joue, protégeant son enfant
contre les vents, la faim, le soleil et les mauvais airs. Ermancia ferma
pieusement les yeux, fit le signe de la croix et s’en alla, tête baissée, après
avoir salué père Bonin.
« C’est ça, madame Orvil, c’est ça. »
Père Bonin avait fini par nous aimer tels que nous étions. Nous avions fini
par aimer sa tendresse rugueuse. Pourtant il ne nous a jamais vraiment
compris. Nous ne l’avons jamais vraiment compris non plus. Jamais. Mais
était-ce le plus important ? Nous n’aurions jamais laissé quiconque toucher un
seul de ses cheveux, et lui nous aurait défendu contre une armée entière.

Le sermon du père Bonin n’empêcha pas Fénelon de s’engager deux


semaines plus tard dans la milice bleue. Le père Bonin pouvait à n’importe
quel moment repartir chez lui. Là où il n’aurait pas peur. Là où personne ne
viendrait lui ravir ses terres, lui voler ses bêtes ou lui arracher sa sœur. Nous
n’avions nulle part où aller. Et, puisque la peur gagnait du terrain chez nous,
à Anse Bleue, Fénelon choisit d’être du côté de ceux qui la disséminaient. Du
côté des porteurs de lunettes noires, de machette, de foulard rouge et de
revolver. Non de l’autre côté, celui qui la subissait. En l’absence de loi pour
barrer la route à la peur, il choisit d’être la seule loi, et d’engendrer lui-même
la peur.
Fénelon s’enrôla dès qu’un homme qui lui achetait du poisson à bas prix à
Ti Pistache, pour le revendre au prix fort à Baudelet et jusqu’à Port-au-Prince,
lui en fit la proposition. L’homme le présenta à Toufik Békri, le frère de Mme
Frétillon, qui avait transformé l’une des maisons des Békri en quartier général
des hommes en bleu. Toufik Békri en était le commandant en chef.
Alors, la deuxième fois que Tertulien se présenta chez Orvil, il fut reçu par
Fénelon vêtu de son uniforme bleu et qui avait mis bien en évidence son
mouchoir rouge autour de son cou, le revolver à la ceinture et la machette à
la main. De sa surprise pourtant grande, Tertulien ne laissa rien transparaître.
Rien. Se contentant de lâcher : « Olmène est-elle revenue ? » Sans insister.
Au moment de prendre congé, Fénelon et Tertulien se saluèrent comme deux
taureaux mesurant leurs cornes, grattant le sol de leurs pattes avant une lutte
qui n’aurait pas lieu.
À dater de cet événement, Fénelon inspira crainte et effroi dans les cinq
villages alentour. Aux marchandes. Aux paysans. Aux représentants de l’ordre
et de la justice. À tous. À chaque passage de Fénelon, quelqu’un devenait
plus pauvre, perdait quelque chose ou se sentait soudainement plus petit. Et,
en présence de ceux qui jadis le dédaignaient, le regardaient de haut, comme
le juge, le commandant de la place ou les quelques bourgeois de Baudelet,
son plaisir était décuplé. Il se grisait d’exister rien que pour les menacer et
sourire. Pour les faire souffrir et jubiler. Quelquefois seul, parfois en
compagnie tapageuse, avec Toufik, Dorcélien et son adjoint. À ceux qui,
comme lui, étaient pauvres comme Job, il distilla d’abord de petits malheurs.
Goutte après goutte. En attendant de leur en causer de plus grands quand
l’occasion se présenterait.
21

DIEUDONNÉ GRANDIT entre la mer et la terre chaude et rocailleuse d’Anse


Bleue. Apprenant aux côtés d’Orvil et de Fénelon à déchiffrer les signes du
ciel. À comprendre le langage des eaux, l’alphabet des vents. À distinguer un
temps demoiselle, capricieux, d’un temps franchement masqué. À se rappeler
qu’aller en mer, c’est connaître l’heure du départ, mais jamais celle du retour,
car seuls Agwé et Dieu savent. À sortir les bêtes de l’enclos et les emmener
boire. À courber le dos, à se briser les reins sous ce soleil qui poisse la peau,
sous ces ciels secs qui font, jour après jour, se fermer le ventre de la terre et
pousser la pierraille par-dessus. À caresser le ventre de cette même terre pour
qu’elle enfante à nouveau. Vert. Dru. Doux. À réduire quotidiennement le
petit mil en farine, dans le grand mortier au milieu du lakou, pour l’unique
repas du jour. À distinguer les travaux des femmes de ceux des hommes et se
faire servir par elles. À savoir laisser les femmes s’envoler comme des hordes
d’oiseaux au petit matin, et les attendre en silence dans la douceur des
crépuscules. À crouler dans le sommeil avec une densité de pierre et une
légèreté d’ange pour attendre les visiteurs des songes.
Dieudonné s’était fait à l’idée d’avoir trois pères et trois mères. Un père
proche, Orvil, un autre plus lointain, Fénelon, et un père dont on ne lui parlait
jamais. Trois mères : Ermancia, Cilianise et une absente, Olmène, dont il
rêvait quelquefois. Elle arrivait de la mer ou des terres derrière les montagnes
vêtue de blanc, et descendait une échelle pour s’approcher de lui qui tendait
les bras, puis elle s’évanouissait dans un grand nuage blanc.
Dieudonné surprenait souvent sa grand-mère Ermancia en train de lancer un
dernier coup d’œil à l’horizon avant de fermer la porte de la case à la tombée
de la nuit. À croire qu’elle attendait quelqu’un. À croire qu’Olmène ou
Léosthène allaient revenir comme ils étaient partis. Sans prévenir. Sans biens
à transporter. Avec pour seul bagage des pieds assez solides pour marcher
jusqu’aux rêves qui les avaient appelés. Elle imaginait ces mêmes pieds,
robustes comme elle les aimait, les ramenant vers l’enfance, les ramenant
dans le lakou.
Dieudonné grandit avec les mêmes peurs que nous, celles des esprits
errants, des mauvais sorts, des paquets rangés* à la croisée des chemins, et
apprit les incantations pour convoquer les Invisibles, les simples pour pétrifier
les diables et les psaumes pour affronter toutes les menaces. « Le Seigneur est
mon berger, s’il est avec moi, qui sera contre moi ? » Et Dieudonné ne
lâchait jamais des yeux son grand-père Orvil quand il tournait, broyait,
malaxait et amalgamait des herbes étranges, des écorces rares et des débris
obscurs, jusqu’à les réduire en un onguent lisse et clair ou en une potion
épaisse et grasse. Ni quand il préparait les bains de chance* avec des fleurs,
des fruits, des épices et de l’eau Florida, pour des promesses qui faisaient
briller les yeux des visiteurs. Dieudonné tissa des liens dans le partage de tout
avec tous. Partage toujours inégal, comme les doigts, mais qui faisait que
nous tenions ensemble comme une seule main. Comme nous, il partagea
jusqu’à ses rêves au réveil et écouta chacun y aller de son interprétation.
À mesure qu’il affrontait le monde, tous, pères, mères, oncles et tantes du
lakou, nous lui apprenions à maîtriser l’art d’être invisible. Pauvre, maléré, et
par-dessus tout invisible. Invisible aux dangers qui guettent, à toute prise des
plus puissants et de tous ceux qui ne sont pas du lakou. « On doit croire,
Dieudonné, que tu n’existes pas. Tu dois te faire plus petit que tu ne l’es
déjà. Invisible comme une lampe dans l’incendie de l’enfer. »
Nou se lafimin o
N ap pasé nan mitan yo n alé
Nous sommes comme la fumée
Nous passerons au milieu d’eux sans qu’ils nous voient

Dans l’indolence des journées claires, Dieudonné nageait loin, très loin,
avec Oxéna, les autres cousins et Osias, un ami qui venait de Ti Pistache. Ils
nageaient parfois jusqu’au large. Avec pour unique bouée un tronc d’arbre ou
un grand seau en plastique. Ils ne revenaient que quand les silhouettes sur la
plage étaient devenues aussi minuscules que des mouches, leur rappelant que
des voiliers étaient partis que l’on n’avait jamais revus. Et tous nageaient
alors lentement pour rejoindre le rivage, en pensant à la fessée qui les
attendait et aux remontrances – « Vagabonds, sans aveu » – qui pleuvraient
en même temps que les coups de rigoise*. Mais les souffrances étaient bien
plus éphémères que l’envoûtement de la mer. Jamais Dieudonné n’avait
regretté de l’aimer autant.
Souvent il pêchait des têtards ou des anguilles dans la vase et s’amusait à
observer les flamants roses dans les marais. Les filles avançaient avec lui et
les autres garçons du hameau jusque dans les fourrés et les aidaient à préparer
des pièges à oiseaux pour les tourterelles et les ortolans.
Le reste du temps, Dieudonné courait après un gros noyau d’avocat ou de
mangue, ou une miraculeuse boîte de conserve entourée de bouts de tissu, en
guise de balle. Puis, plus tard, il donna des coups de pied dans un vrai ballon,
sur le terrain de foot aménagé derrière la chapelle Saint-Antoine-de-Padoue
par le père Bonin, juste à côté de l’école que Dieudonné n’avait fréquentée
que trois années. « Un enfant à l’école, avait clamé Ermancia au père Bonin,
ce sont deux bras en moins à la maison et dans les jardins, et deux bras en
moins pour la pêche. »
Du plus loin qu’il se souvînt, Dieudonné avait toujours entendu les
quelques inconnus qui se hasardaient jusqu’à Roseaux demander à voir
Fénelon avec ces mêmes mots : « Le chef est-il là ? », et lui laisser un sac de
riz, deux poules, une pintade ou des légumes. En sa présence, ils y allaient du
même « Oui, chef mwouin, oui, mon chef », même après avoir attendu deux
heures sous un soleil à leur brûler le crâne, une mouche posée sur la salive de
la faim aux commissures de leurs lèvres. Dieudonné reliait la puissance de
Fénelon à celle du danti d’un lakou, comme son grand-père Orvil, ou à celle
d’un chef encore plus fort que tous les chefs et qui portait un chapeau noir et
des lunettes épaisses.
Grâce aux largesses de Fénelon, Ermancia dressa son premier établi – une
table taillée par Nélius dans un bois grossier – à l’entrée du lakou. Construisit
à Anse Bleue la première case en dur. À l’établi, elle remplissait de sucre des
petits sachets bruns, vendait des tablettes au roroli*, des gingembrettes, du
rapadou*, des kasavs et, en saison, des avocats ou des mangues. Quand elle
reçut les premières bouteilles de kola de Fénelon, elle consacra une boîte de
conserve à l’argent destiné à régler chaque fournisseur.
Nous mangions mieux que beaucoup, et la peur des hommes et de leurs
maléfices se tenait à distance. Nous apaisions celle des dieux par des
offrandes. Plus nombreuses. Plus généreuses. Mais nous n’avons jamais posé
de questions à Fénelon. Ni pourquoi ? Ni pour qui ? Ni comment ? Peut-être
ne tenions-nous pas à savoir. La misère est une porte basse. Nous n’avions
pas la force de l’enjamber. Alors nous avons courbé l’échine et fermé les
yeux.
Dieudonné n’avait pas connu la première peau de Fénelon, celle qui le
recouvrait avant l’uniforme bleu. Il était trop jeune. Il ignorait ses yeux
d’antan, avant qu’ils ne soient durcis par la peur et le sang. Aussi, Dieudonné
tirait un orgueil certain de la puissance de son oncle. Comme nous, il aimait
que la misère relâchât son étreinte. Mais, contrairement à nous, Dieudonné
n’avait aucun élément de comparaison et avait grandi sans confusion aucune.
Dans cette connaissance unique qui, tout compte fait, était un gouffre
d’ignorance.
22

QUAND L’ÉTRANGER ARRIVA SEUL, un matin, Dieudonné, assis aux côtés de son
grand-père, avait tout juste dix ans. Il riait en écoutant Orvil lui conter le
temps d’avant, d’il y a longtemps, et ne devinait pas à son regard qu’il
pensait à Léosthène et à Olmène. Pour la terre et la mer, Orvil s’en remettait
à sa persévérance et à la bienveillance des dieux. Tout cela le préoccupait,
comme le préoccupait la montée en puissance de son fils Fénelon. Orvil et
Dieudonné réparaient un filet, et se retournèrent d’un seul mouvement quand
une voix inconnue les salua dans un créole des villes : « Honneur ». Ils
n’avaient pas entendu les pas de cet homme, venu non par l’avant de la case,
mais du sentier longeant la côte. Un homme arrivé comme un rôdeur. Orvil
répondit : « Respect », comme le veut l’usage, mais ne lui demanda pas s’il
pouvait lui être utile.
Cela faisait trois jours que sa présence avait été signalée à Orvil, et à nous
tous. Nous feignions de ne pas le savoir, de ne pas l’avoir vu, mais nous
l’avions pourtant suivi à la trace, yeux inquiets, nez à l’affût, oreilles aux
aguets. Nous nous interrogions au plus fort de nous-mêmes sur les raisons qui
avaient pu pousser un tel homme à se retrouver là, dans un tel lieu. Chez
nous. Se retrouver à ce point étranger sur ce chemin du bout du monde. Si
Dieudonné regarda l’inconnu en chuchotant : « Qui est-ce ? » et en
s’accrochant plus fort à son grand-père, rien qu’à le regarder nous savions,
nous, que les dés plombés du hasard, comme au domino, avaient déjà tranché.
Que nous allions devoir choisir entre le malheur de l’étranger et le nôtre.
Il faisait chaud. Très chaud. De cette chaleur lourde et poisseuse. Sans
aucune traversée de vent. Aucune. Nous en avions l’habitude, quelquefois elle
abolissait jusqu’aux couleurs. L’inconnu demanda de l’eau et, malgré la faim
qui lui faisait des yeux exorbités, des joues creuses, la faim qui hurlait aux
commissures de sa bouche, il n’osa pas réclamer à manger – sa retenue
d’homme qui avait toujours mangé à sa faim l’en empêchait encore. Se
contentant de regarder Orvil et de chasser les mouches qui venaient se poser
sur ses lèvres sèches. Il n’était pas rasé, et ses éraflures et coupures au visage,
sur les bras, racontaient sans qu’il le sût ses routes clandestines, ses peurs, le
maquis. Sa face émaciée, pas lavée, disait ce que sa langue taisait : « Je n’ai
pas mangé depuis deux ou trois jours. J’ai peur. » Nous, nous connaissions ce
langage mieux que quiconque, mais ceux qui n’ont jamais eu faim ne peuvent
pas le connaître. Nous avions cette longueur d’avance sur l’étranger. Qui ne
soupçonnait pas à quel point il était étranger. Il le soupçonnait d’autant moins
que la peur, n’en pouvant plus de faire corps avec lui, l’avait lâché un
moment. La peur se permettait une pause. Le temps pour Orvil de lui
proposer un morceau de kasav et la moitié d’un avocat. L’étranger mangea
avec un tel appétit qu’il en salivait et s’essuyait les lèvres du revers, tantôt de
la manche droite, tantôt de la manche gauche, de sa chemise. Une chemise
qui n’était pas propre. Pas pour un homme comme lui. Ses chaussures non
plus. Trouées par endroits et qui laissaient voir des ongles de pieds noirs de
crasse. Des chaussures en trop mauvais état pour un homme qui avait
visiblement dû en porter des propres et des neuves depuis ses premiers jours,
depuis ses premiers pas dans la vie. Il avait sans aucun doute marché
longtemps avec la peur, la peur dans le ventre, la peur aux talons, la
transpiration de la peur. Dieu, qu’il avait eu peur ! Et qu’il avait besoin d’être
réconforté dans cette bourgade perdue au milieu de nulle part. Il ne réclamait
pas le contact de nos mains ni la chaleur de nos bras. Il demandait à ces
inconnus que nous étions pour lui d’être simplement là. À le regarder manger
et puis boire, et puis manger à nouveau. Pour lui rappeler qu’il appartenait
encore à la race des chrétiens-vivants. Il avait besoin de baisser la garde un
moment. De ne pas avoir à soupçonner chaque geste, chaque regard, chaque
sourire. Il avait besoin de cette pause pour oublier les cris du camarade
attrapé à quelques mètres de lui. Sous ses yeux. Quelques semaines
auparavant. Il n’avait rien pu faire. Alors oui, il avait besoin de ces présences
pour faire taire sa propre peur. Dieu, qu’il avait peur !
L’observant du coin de l’œil tout en vaquant à nos occupations, nous nous
posions tous la même question. Et Orvil, plus que nous tous, se la posait :
qu’allait faire Fénelon de cette présence encombrante ? Yvnel, voulant
toujours jouer au plus malin d’entre nous, alla même jusqu’à dire à Nélius,
son père : « Heureusement pour lui que Fénelon n’est pas là. » Et s’arrêta net
quand Ilménèse posa un doigt réprobateur sur sa bouche. Parce que la peur de
l’étranger ne troublerait pas Fénelon. Elle lui ferait même du bien. Lui
donnerait envie de jouer avec sa proie, comme les fauves, avant de la dévorer.
Même que cette peur réchaufferait sa vanité de sous-fifre galonné.
Orvil versa à l’étranger un peu d’eau dans une gourde et lui donna
quelques kasavs qu’il s’empressa de mettre dans une vieille sacoche
suspendue à son épaule. Pas une seule question ne lui fut posée. Pas une. À
le regarder nous avions tous compris qu’il retenait, enfermée en lui, une chose
qu’il ne savait pas nous dire. Peut-être que lui-même croyait la connaître,
mais en réalité elle lui échappait. Orvil lui indiqua le chemin le moins
fréquenté par Dorcélien, Tertulien, Fénelon et tous les autres. Il lui
recommanda d’être prudent, de ne pas suivre la route vers Ti Pistache et de
marcher de préférence la nuit : « On ne sait jamais. » L’étranger le remercia.
Il voulut dire quelque chose mais se retint. Contrairement à nous, il ne savait
pas comment jouer avec la peur. C’était tout nouveau pour lui. L’étranger
était un novice de la peur. Nous l’avons tous regardé partir en sachant que,
sous peu, il serait mort.
Deux jours plus tard, Fénelon nous appela tous autour de la maison d’Orvil
et d’Ermancia pour nous annoncer qu’un étranger, un kamoken*, avait été tué,
et que sa tête coupée avait été envoyée à Port-au-Prince dans un sac de jute à
l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Sous le commandement de
Toufik Békri, Fénelon, Dorcélien, son adjoint et deux autres hommes avaient
cerné l’étranger, puis l’avaient obligé à se mettre à quatre pattes. L’un d’eux
lui avait alors tiré la tête en arrière, lui creusant le bas du dos, tandis que
l’adjoint lui maintenait les bras en avant. Un autre avait ensuite saisi la
machette et, d’un seul coup, séparé la tête de l’étranger de son corps. Le
paysan qui accompagnait l’étranger au bout du chemin où il avait été capturé
avait subi le même sort. Lui qui n’avait fait que lui montrer la route. Lui que
le hasard avait placé là en ce jour, en ce lieu, à cette heure. Nous avons
écouté, médusés, effrayés, silencieux. Et puisque nous ne disions rien, Fénelon
pensa que nous l’approuvions. Que nous lui donnions ce droit. Nous ne
pouvions pas approuver quelque chose que nous ne comprenions pas, mais
nous ne le lui avons pas dit. Et puis, il y avait cet étranger, venu d’on ne sait
où chercher la mort dans nos bayahondes. Nous ne le comprenions pas non
plus. Mais, tandis que Fénelon faisait le récit de la mort de ce prisonnier et
du paysan, Ermancia, Cilianise et toutes les femmes d’Anse Bleue, sans
même se parler, eurent une pensée pour ces deux mères qui n’avaient même
pas pu s’agenouiller pour écouter la vie s’échapper de la gorge de leur fils en
un ultime hoquet. Comme l’eau du goulot trop étroit d’une bouteille. Ces
mères qui n’avaient pas pu les entourer jusqu’à avoir les mains rouges du
sang de leur cœur.
Yvnel crut bon de rompre le silence en félicitant Fénelon pour son courage
de vrai chef :
« Tu es vraiment fort, Fénelon ! »
Ce dernier ne manqua pas de bomber légèrement le torse et d’arranger plus
ostensiblement son revolver sur sa hanche. Il saisit sa machette, la tourna au
bout de son poignet, et répondit avec l’assurance de qui connaît son
importance :
« Ou bien tu es chef, ou bien tu ne l’es pas. »
Des voix parmi nous renchérirent. Parce que, quand tu commences avec la
lâcheté, tu ne sais pas où tu t’arrêteras.
Nous n’avons pas osé regarder Orvil, qui ne bronchait pas, ne prononça
aucune parole. Fénelon, peut-être pour l’amadouer, lui tendit, comme un butin
de guerre, une lettre pliée en quatre, trouvée dans l’une des pochettes de la
sacoche de l’étranger. Orvil s’en empara d’un geste brusque, sans doute pour
éviter que cet ultime souvenir de l’étranger ne fût souillé. Puis, s’approchant
de Fénelon, il lui demanda de quitter Anse Bleue et d’aller s’installer dans la
maison d’Olmène. Malgré son envie, Fénelon n’osa pas s’opposer à son père.
Ermancia, Ilménèse et les autres furent prises de convulsions et poussèrent
un seul grand cri. Un cri de bête qu’on égorge. Elles répétaient
inlassablement : « Manman pitit, la douleur d’une mère est
incommensurable. » Cilianise tenait son dernier-né entre ses bras et balançait
son torse d’avant en arrière en gémissant. Elle comprenait combien cet enfant
serait désormais sa douceur, sa fatigue et sa désespérance. À regarder son fils
Fénelon, Ermancia sentit dans l’air comme un orage qui s’avançait et la
brûlerait. À son départ, elle hurla. Pour lui, pour les mères, pour elle.

Chez Olmène, Fénelon ouvrit une gaguère que tous fréquentaient par peur
des représailles, et où Fénelon était le seul autorisé à parler haut et fort. Il
acheta des points* et des lwas qui n’étaient pas ceux du lakou des Lafleur, et
se forgea une réputation de guérisseur. Il se commanda une enseigne sur
laquelle on pouvait lire : Fénelon Dorival, guérisseur de maladies naturelles
et surnaturelles.
Ermancia, un soir, vit en rêve Fénelon qui se débattait au milieu d’un
immense paysage en flammes. Et aucun de nous, malgré nos efforts, ne
pouvait le tirer de là.

Orvil se demanda, après la mort du paysan et de l’étranger, après les


métamorphoses de Fénelon, s’il aurait la force nécessaire pour livrer les
combats qui s’annonçaient. « Pas sûr, se répétait-il. Pas sûr. » Il pensait à
Léosthène, à Olmène, et dit à Ermancia bien plus souvent qu’avant cet
événement qu’il se sentait fatigué.
Orvil était le danti de l’habitation, le patriarche, le maître spirituel des
lieux. Son malaise et sa confusion furent les nôtres. Et il devint encore plus
impuissant contre la terre et la rocaille qui encombraient le pied des versants
à mesure que nous les défrichions. Contre la montée en puissance des
ouragans. Contre la sécheresse chaque fois plus dévastatrice qui lui succédait.
Contre le désamour de nos jardins à mesure qu’on nous abandonnait. Contre
la grande scirie de Toufik Békri qui accéléra l’abattage des arbres et détruisit
les barrières naturelles. Contre la vente de nos terres qui rapetissaient, jusqu’à
faire de nous des chers maîtres et chères maîtresses* de peaux de chagrin.
23

LA MER BRILLE. Chaque vague comme autant de petits miroirs doucement


agités sous la lune. Mon père nous met en garde. Il prend la nuit très au
sérieux. Mère aussi. Mais Abner les rassure.
La première fois que je brave la nuit, c’est avec mon frère Abner. Un soir
de pleine lune. Nous allons jusqu’au flanc du morne Peletier. Une partie
essouchée et déboisée. La lune, haute, éclaire jusqu’au fond du ravin. Sème
des taches blanches, à croire que quelqu’un a lancé des pelletées de chaux.
Abner sait déjà des choses qui font qu’il n’a plus peur de la nuit. Et je
voudrais les connaître moi aussi.
La fascination de la lune, mon amour, rien que cela. Tu me plais. Je ne
connais aucun autre visage auquel te comparer.
Je respire l’air de la nuit, en couches claires à cause de la lune. Je goûte
la nuit sur mon visage. Certains mots n’auraient jamais dû sortir de ma nuit
à moi. Celle tout à l’intérieur. Connue de moi seule.
Il a fallu forcer cet homme à me remarquer, forcer la porte de sa chair.
Les sandales rouges. Les filles ont raison. On ne porte pas de telles sandales
en plein jour, mais, moi, je le fais, malgré les regards sur mon passage. Je le
fais à cause de Jimmy.
Il devait m’arriver quelque chose. J’attendais que surgisse un jour un
événement qui me guérirait de mon désir de quitter Anse Bleue. Je le voulais,
mais pas de cette façon-là. Non, pas de cette façon-là.
À peine quelques mots échangés, un doigt pointé dans ma direction, et les
voilà qui se mettent eux aussi à hurler en s’approchant. L’inconnu a ramené
avec lui un homme trapu, emmitouflé dans un cardigan rouge grenat, troué
aux deux coudes. Un troisième homme les suit. Il a dû les tirer du lit. Chacun
y va déjà, j’en suis certaine, de son savoir, de sa sagesse, de ses explications.
Une fois tout près de moi, l’homme au cardigan rouge a sorti une main
potelée pour me toucher. Me voir gisant avec cette expression figée dans le
sable ne lui suffisait pas. Il lui fallait me toucher. L’autre, un vrai colosse,
semble avoir choisi d’assister à l’événement comme à un spectacle, s’assurant
une place debout derrière les deux autres. Ils se sont penchés sur moi pour
me regarder sous toutes mes coutures. Mais l’inconnu, n’y tenant plus, m’a
retournée d’un violent coup de pied dans le dos. Ils ont reculé tous les trois,
et l’homme trapu s’est à nouveau rapproché jusqu’à vouloir me renifler, en
abaissant la tête tantôt à droite, tantôt à gauche. Puis il a soulevé le seul
bras intact qui me reste et l’a laissé tomber dans la boue et les
éclaboussures.
Des oiseaux survolent la mer, blanche d’écume. Je la regarde monter en
gerbes laiteuses. Folles. Chaque vague épiée, surveillée. Je la regarde avant
l’arrivée de la meute. Mon secret viendra se fracasser lui aussi. S’étendre là,
sur le sable couleur d’huître. Contre mon ventre. Je le sens. Serai la seule à
le connaître jusqu’à la fin des temps...
Les trois inconnus me tournent et me retournent. Dans un sens. Puis dans
l’autre. Ils veulent m’examiner sous toutes mes coutures. Toutes. Pour bien se
convaincre de ce qu’ils voient.
Leur petit jeu dure depuis quelques bonnes minutes. J’aurais préféré qu’ils
me laissent seule une dernière fois. Seule avec mes pensées qui filent vers un
lopin de terre où mon enfance sommeille.
Je vais rassembler mes pensées. Toutes mes pensées avant que le village
entier ne me tombe dessus. Le trapu monte la garde pendant que les deux
autres se dirigent à nouveau vers les cases, ils veulent ameuter tout le monde.
J’entends des cris au loin. Pour sûr que cette fois tout le village va se
retrouver autour de moi. Pourvu qu’un ou deux chiens errants ne viennent
pas eux aussi me renifler. Poser leur museau humide sur ma peau, ma chair.
La foule grossit. Je dois veiller à ne pas me disperser en cogitations
inutiles. À rassembler mes dernières forces. Je dois veiller à tout écouter. À
tout voir.

Abner, mon frère, est le plus fort d’entre nous. Le plus fort parmi les
hommes. Le premier à avoir battu la campagne autour d’Anse Bleue dans la
nuit naissante il y a trois jours. Le premier à avoir crié mon nom, les mains
en porte voix, jusqu’à se déchirer les poumons.
C’est sa voix, la dernière, que j’ai entendue avant celle de l’inconnu sur la
plage, qui a crié les noms de ces gens que je ne connais pas et qui
s’approchent. S’approchent.

J’ai mal et je suis épuisée. L’aube dissout lentement de lourds nuages,


sombres comme un deuil, qui noyaient le ciel depuis bientôt trois jours. Une
très douce lumière voile enfin le monde. Reflets de nacre rosé, presqu’orange
par endroits, qui effleurent ma peau lacérée, mes plaises ouvertes et
m’atteignent jusqu’aux os.
Le village entier m’entourera bientôt. Tous emmitouflés dans leurs bonnets
fripés, leurs cardigans délavés, leurs vêtements mis les uns au-dessus des
autres pour ne pas avoir froid, leurs habits et leur haleine de nuit. Même
qu’un homme est arrivé avec une seule chaussure. Trop pressé de voir cette
apparition sortie du ventre de la mer. Juste à côté d’une femme âgée, la tête
nue dans la fraîcheur du matin. La discussion s’anime à mesure que grossit
la foule.
Quand quelqu’un demande si je ne devrais pas être rejetée à la mer avec
de solides poids attachés aux pieds, une voix, vieille et chevrotante, dit :
« Non ». Et tous se tournent dans sa direction. Elle a assez d’autorité pour
être entendue. La même autorité qui lui fait s’opposer à la suggestion que je
sois brûlée. Ni vu. Ni connu. « Vous voulez attirer encore plus de déveine ?
Vous n’en avez pas votre lot déjà ? Vous voulez en rajouter ? Bande de
mécréants, de sans aveu. »
24

QUELQUES SEMAINES après la mort de l’étranger, père Bonin ferma les portes
de son église et partit à Port-au-Prince pour un long mois. Il devait rencontrer
ses supérieurs de l’épiscopat à la capitale. Nous le connaissions déjà assez
pour savoir qu’il n’était pas non plus mécontent de nous punir en nous
privant d’école, de dispensaire et de réconfort pendant un certain temps. À
son retour, il nous fit attendre une bonne quinzaine de jours malgré tous nos
« Bonjour, mon père ». En réponse à nos salutations, il laissait tomber une
phrase bien sèche et bien courte : « Pas plus mal », passait son chemin ou
vaquait à ses occupations. Et puis, à la veille de la fête de l’Assomption, à
notre grande surprise à tous, il ouvrit les portes de l’église et du presbytère, et
fit annoncer par Érilien que la messe serait chantée le lendemain. Debout au
seuil de l’église, il attendit que la foule des fidèles fût assez compacte pour
nous dire de sa voix légèrement éraillée : « Je ne vais tout de même pas
punir les enfants innocents des cinq villages alentour parce que leurs parents
sont à jamais perdus. » Après ces mots d’introduction, il nous regarda avec
insistance, puis acheva son discours de bienvenue en ajoutant : « Mon devoir
est de les sauver. »
Notre réconciliation fut chaleureuse. Nous lui avons offert un beau coq, du
cresson, des malangas pour un bouillon, du maïs, du riz, des bananes et des
haricots rouges. Père Bonin célébra une messe comme nous les aimions.
Traversée de prières et de chants à Maman Marie, et d’un sermon hallucinant
sur sa montée au ciel. De quoi nourrir longtemps nos songes et alimenter une
semaine entière nos conversations, au cours desquelles Marie serait tantôt
Dantò, tantôt Fréda, tantôt Lasirenn. Il le savait, mais avait décidé de nous
laisser à nos simagrées, convaincu que Dieu finirait par y reconnaître les
siens. Ces simagrées étaient somme toute nos croyances. Illégitimes certes,
mais elles étaient les nôtres.
Un après-midi, père Bonin vint jusqu’à Anse Bleue nous parler des travaux
qu’il comptait entreprendre pour agrandir l’école. Travaux pour lesquels il
sollicitait notre concours. Il avait pris place aux côtés d’Orvil sur une chaise
paillée, et réclama un café. Orvil le rassura sur l’aide que tous les hommes
vaillants d’Anse Bleue lui apporteraient. Elle allait de soi. Mais, contre toute
attente, Orvil lui demanda un service à son tour. Il avait baissé la voix, et
père Bonin se pressa de boire le fond de sa tasse pour écouter ce que son
vieil ami voulait lui dire :
« Père Bonin, tu vas me rendre un service.
– Orvil, tu sais que je suis ici pour aider les enfants de Dieu.
– Père Bonin, te souviens-tu du jeune homme qui est mort à l’entrée de
Roseaux ? »
Père Bonin regarda Orvil. Il ne tenait pas à raviver sa colère contre Anse
Bleue en remuant des cendres encore tièdes, et acquiesça juste de la tête.
Orvil, sentant qu’il pouvait aller plus loin et faire confiance au père Bonin, lui
demanda de l’attendre. Il entra dans sa case et, en ressortant, lui tendit la
lettre que Fénelon avait rapportée à Orvil comme un butin de guerre.
« Père Bonin, tu sais lire. Dis-nous ce que cet homme a écrit dans cette
lettre. Mwen vlé, je veux savoir. »
Puis Orvil appela Ermancia, Yvnel, Cilianise, Ilménèse et tous les autres.
Tous s’assirent en cercle autour du père Bonin.
Celui-ci demanda un verre de trempé, s’essuya le visage, puis déplia
fébrilement les feuilles légèrement froissées. Dès les premières secondes de sa
lecture, père Bonin se mit à frissonner. Nous sentions qu’il avait besoin de
pleurer et qu’il luttait de toutes ses forces contre cette envie. Il nous traduisit
la lettre en créole au fur et à mesure, et acheva sa lecture les lèvres
tremblantes.

Chers parents,
Je ne sais pas si cette lettre arrivera jusqu’à vous. Je ne sais pas si
vous me reverrez un jour. Mais sachez que je n’ai jusque-là trahi aucun
des rendez-vous avec mon destin. Aucun. Le sentier se fait chaque jour
plus étroit, mais mon courage, loin de flancher, s’aiguise. Je vous
remercie de m’avoir aidé à être l’homme que je suis aujourd’hui.
Le pays est entré dans une longue saison de deuil. À la catastrophe
politique qu’a représenté l’avènement de l’homme à chapeau noir et
lunettes épaisses, sont venus s’ajouter les ravages de Flora, ouragan
dévastateur s’il en est et qui nous a laissés exsangues. Je n’ai de cesse
de penser à mes frères et sœurs que cette calamité a touchés : les
paysans et les laissés-pour-compte des villes. Et, pour couronner le tout,
voilà que notre vigilance doit aussi s’étendre au-delà de nos frontières,
puisque les Yankees ont envahi la République dominicaine. J’admire
profondément le courage des résistants de l’autre côté de l’île. Et nous
devons, nous aussi, être prêts à affronter toute ingérence sur cette terre
laissée en héritage par nos glorieux ancêtres. L’occupation du début du
siècle était déjà une humiliation affligeante, un affront de trop. Et,
comme le dit le proverbe de chez nous, « Jodi pa demen », nous devons
nous préparer au pire pour tracer la voie d’un meilleur lumineux.
Vous comprendrez mieux un jour. Si la faucheuse me laisse un répit,
je vous ferai moi-même les récits de mon long combat. Autrement, les
camarades qui me survivront vous diront que, jusqu’au bout, j’aurai
tenté de vivre à hauteur d’homme.
Je vous ai causé bien des inquiétudes par mon long silence de six
mois, auquel s’est ajoutée la confusion de ma lettre postée de Bruxelles,
et non de Strasbourg où je suis censé suivre des cours. Mais sachez que
l’ardeur que j’ai toujours mise aux études, je l’emploie à vivre chaque
seconde avec l’intime conviction que la bonté peut être de ce monde et
que certains sont appelés à pétrir la pâte qui fera lever le pain de
demain. Aucun sacrifice n’est trop grand pour un tel rêve. Ce rêve, je le
partage avec d’autres hommes et d’autres femmes qui se battent dans la
cordillère des Andes et aux quatre coins du monde. Je reviendrai aux
études avec une foi décuplée. Je vous le promets. Et vous me reverrez
quelquefois, je l’espère, autour de la table familiale. À confronter des
idées avec toi, père, ou à écouter mère jouer la sonate de Ludovic
Lamothe qu’elle aime tant, en dégustant son délicieux flan à la vanille.
Je ne cours pas au-devant de la mort. Rassurez-vous. Je ne suis pas
un adepte du malheur. Je pars tout simplement comme tant d’autres,
comme le Che dont vous avez certainement entendu parler, à la
recherche d’une étoile qui n’est pas aux antipodes de la raison mais qui
est la raison même.
Je vous surprendrai certainement si je vous dis que je vous ai croisés,
ainsi que mes frères et sœurs, cousins, cousines et amis, plusieurs fois
dans les rues de Port-au-Prince, mais que je ne pouvais en aucun cas
laisser mon amour et mon affection pour vous me trahir. La tâche m’a
été facilitée parce que vous ne pouviez pas me reconnaître. J’ai laissé
pousser ma barbe et je porte d’épaisses lunettes de myope. Je suis
encore quelque part dans ce pays que j’aime profondément. Mais
n’essayez surtout pas de savoir où je me cache. Ce serait vous mettre
dans une situation de danger extrême.
Je ne suis pas seul. Il m’est arrivé de passer avec mes camarades des
moments difficiles mais jamais je ne flancherai.
Ces derniers temps, je vous l’avouerai, un étau semble se resserrer.
Depuis que deux de mes camarades ont été appréhendés à Plaisance,
deux autres ruelle Chrétien à Port-au-Prince, certains à Martissant,
d’autres à Fermathe ou au Cap-Haïtien. Frantz, arrêté à Martissant, est
mort fusillé une nuit dans la cour d’une prison face à la mer. Et, avant
de rendre l’âme, il a, semble-t-il, eu le temps de dire « Maman » et de
lever les yeux vers la lune qui veillait sur cette terre qu’il avait tant
aimée.
Je vous aime tant moi aussi,
Michel

Père Bonin acheva la lecture et garda la tête baissée un long moment. Et,
nous, nous avions envie de consoler père Bonin. Il releva la tête après
quelques minutes, et nous parla de choses semblables qui avaient eu lieu chez
lui près de trente ans auparavant, raconta comment son père avait été tué dans
le maquis. Il fredonna le couplet d’une chanson qui fit à nouveau briller ses
yeux :

Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades


Ohé, les tueurs, à la balle et au couteau, tuez vite
Ohé, saboteur, attention à ton fardeau : dynamite !
C’est nous qui brisons les barreaux des prisons pour nos frères
La haine à nos trousses...

Son chant s’acheva dans un sanglot retenu :

Et la faim qui nous pousse, la misère

Malgré la tristesse de père Bonin, là devant nous, l’étranger nous laissa tout
de même à notre étonnement. À notre incompréhension. À nos interrogations.
Il parlait d’un pays que nous ignorions. De gens qui nous étaient lointains. De
rêves que nous n’avions jamais caressés. Ermancia et Ilménèse, et toutes les
femmes du lakou, pensèrent à sa mère. Nos interrogations enjambèrent la
peine, le courage et les larmes, nous laissant face à un gouffre.
Décidément, cet inconnu ne soupçonnait pas à quel point il était étranger.
Plus étranger que les Frétillon, plus étranger que Toufik Békri, plus étranger
que le père Bonin qui avait bu dans nos gobelets en émail, mangé dans nos
gamelles et fait bien d’autres choses encore que nous allions découvrir...
25

DIEUDONNÉ AVAIT DOUZE ANS quand Orvil jugea qu’il était assez grand pour
l’accompagner en haute mer. Là-bas, au large. Là où il faut avancer avec le
dernier courage, celui qui reste lorsque la respiration elle-même, l’espace de
quelques secondes, vous abandonne. Il allait lui apprendre, à son petit-fils, à
tenir avec la force de la pensée. Et celle des Invisibles – Agwé le premier,
Lasirenn son épouse, Damballa, et Aida Wèdo. Jamais il ne laissait la terre
ferme sans les prévenir qu’il arrivait. Vulnérable, mais tenace et sans peur.
Les jardins ne donnaient pas beaucoup, la mer non plus. Mais Orvil aimait
les départs dans la nuit sur la frêle embarcation, après avoir minutieusement
tout préparé, le harpon, les appâts, et vérifié les avirons, les nasses et les
voiles. Il aimait aussi rappeler à son petit-fils : « La chance, tu dois l’espérer,
mais compte d’abord sur toi-même. » Ils devançaient le jour et quittaient tous
les deux le rivage sur une mer qui agitait encore ses petits miroirs sous l’effet
de la lune. Ils n’apercevaient d’abord des autres voiliers que des mâts dévorés
par les nuages, et ne les découvraient dans leur totalité qu’à mesure qu’ils
s’éloignaient des côtes et que le soleil avalait à son tour les nuages. Chaque
embarcation s’en allant vers sa chance ou sa perte, c’était selon. Au bout d’un
moment, Orvil embrassait la mer de ce regard qui apprit à Dieudonné le goût
de la solitude. Dans ces moments-là, il observait les épaules puissantes de son
grand-père, les muscles saillants du cou et sa peau brûlée, tannée par le soleil.
Si noire qu’il en était invisible. Avec cet homme taciturne et têtu, il apprit à
ne jamais lâcher une bonite, un sarde, un poisson nègre ou un thazard, même
après des heures de lutte acharnée. À ne pas avoir peur du grand large tant
qu’on pouvait lire la carte du ciel dans les nuages, le vent et les étoiles. Il
entendit souvent Orvil, sur le chemin du retour, évoquer le temps où la mer
était généreuse : « Je pêchais des poissons deux fois plus gros que toi. »
Dieudonné préférait la pêche aux travaux dans les jardins, qu’il abandonnait
volontiers à Ermancia, à Cilianise et ses enfants, à Nélius et les siens.
Dieudonné regrettait l’école. Surtout les jours où il voyait passer Osias, son
complice de la mer, avec son uniforme et ses livres sous le bras. À regarder
son ami, il lui semblait qu’à sa façon Osias ne restait pas en rade. Qu’il avait
lui aussi embarqué vers un immense océan. Un horizon aussi infini que celui
que lui avait ouvert son grand-père Orvil. Il se promit que ses enfants ne
renonceraient pas à la mer, ne renonceraient pas aux jardins, mais qu’ils
iraient à l’école. Il leur offrirait ce voyage qu’il n’avait jamais fait.
Et puis Dieudonné poussa sans que nous nous en apercevions. Des jambes
longues, tout en muscles. Si longues que ses vêtements ne lui allaient plus.
Fénelon lui avait cédé deux de ses anciennes chemises, et Ermancia lui
commanda deux pantalons chez un tailleur de Roseaux. Sa voix s’érailla et de
légères touffes de poils recouvrirent ses aisselles et son pubis. Quand il
transpirait, il dégageait une odeur d’homme, de fauve prêt à chasser. Ne
voulant plus seulement tenir dur et fort entre ses deux mains cet oiseau tendre
et doux au milieu de son ventre de garçon.

L’année de ses quinze ans, les récoltes brûlèrent. La rivière Mayonne se


réduisit à un maigre filet d’eau. Toute la campagne alentour fut dévastée par
une sécheresse inattendue. La faim taraudait les plus pauvres, ceux qui
n’avaient ni parents ni connaissances dans tous ces pays de l’autre côté de
l’eau, ni de proches ayant revêtu l’uniforme bleu. Ce fut donc sans surprise
aucune que la détresse fit échouer dans le lakou une jeune nièce de Faustin,
le père des enfants de Cilianise.
Louiséna, bien menue pour ses seize ans – on lui en aurait donné douze –,
avait débarqué dans les bagages de Cilianise quand Faustin avait quitté Morne
Sapotille, à quelques kilomètres au nord-ouest d’Anse Bleue, pour faire voile
vers Miami, caché dans la cale d’un cargo. Louiséna posa une petite boîte en
carton devant la case d’Ilménèse. Ermancia et toutes les femmes du lakou
accueillirent Louiséna avec soulagement à l’idée que les plus vieilles d’entre
elles allaient pouvoir reposer leurs vieux os. Quant aux plus jeunes, elles
virent déjà avec enchantement leurs tâches s’alléger considérablement. Entre
la préparation des repas, la lessive, le repassage et les injures, Louiséna ne
s’arrêtait que pour s’écrouler sur les haillons qui lui servaient de couche juste
à l’entrée de la case.
Louiséna avait un visage mutin, des cheveux en étoupe, deux grands yeux
toujours prêts à s’étonner et que tous ces malheurs n’avaient ni atteints ni
éteints. Un jour qu’elle se rendait à la rivière Mayonne pour laver le linge,
Dieudonné la suivit. Et s’abrita derrière un arbuste plus loin pour la regarder
disposer le linge au bord de l’eau, placer la batouelle* à ses côtés et enduire
de savon une pierre qui tenait juste dans sa paume. Elle s’assit et, sans perdre
une minute, s’activa à cette corvée qui l’éloignait d’Anse Bleue et des
remontrances de toutes ces femmes. Dieudonné lorgna plusieurs fois et
fébrilement la faille qu’il devinait sous le tissu. Il surgit devant elle et, à son
expression, Louiséna comprit. Elle ne baissa pas les yeux.
Aiguillonné par ce regard, Dieudonné lui demanda de voir : « Une fois.
Rien qu’une fois ta foufoune. » Les mots de la ruse et du désir sortaient
rugueux et doux de la bouche de Dieudonné. Aussi doux et rugueux que le
chant qui dansait dans ses veines et le faisait enfler. Louiséna répondit par un
sourire canaille et le traita de puceau, d’enfant, de timoun : « Je ne laisserai
pas un pisse-en-lit comme toi gambader dans mon jardin. » Dieudonné ne
supporta pas la provocation, s’enhardit, et l’entraîna derrière les bayahondes à
l’est de la rivière Mayonne. Louiséna n’opposa aucune résistance. C’est elle
qui lui saisit la nuque et l’attira contre lui. Quand, surpris et heureux, il entra
dans sa tiédeur, il se délecta de ses ardeurs de pouliche, mais, très vite, fut
pris de court par une jouissance qui leur arracha un feulement. Le tout
premier pour Dieudonné.
Dieudonné prit goût à ce jeu de grands auquel il joua plusieurs fois de
suite, jusqu’à ce qu’un jour Cilianise, soupçonnant le manège, décidât que
Louiséna avait fait son temps à Anse Bleue et la renvoyât sans explication
vers sa faim et son dénuement à Morne Sapotille.

Quand Dieudonné fut initié, il avait déjà une protection faite d’herbes
frottées dans une incision au bras gauche. Il savait que les Invisibles, les lwas,
sont plus grands que la vie, mais pas différents de la vie. Et que c’est parce
qu’ils ont vécu leurs propres drames qu’ils sont si proches de nous. Qu’ils ont
soif et faim, et même davantage que nous, et qu’il faut les nourrir. Qu’ils sont
notre miroir pour le présent et l’étoile qui nous guide vers notre futur. Il
franchit toutes les étapes, le lavé tèt, le kouche – l’isolement dans l’une des
chambres du péristyle –, et le kanzo*, jusqu’à la prise de l’asson. Et répondit
avec soumission et ravissement au premier appel d’Agwé.
Dieudonné entendait parler des absents, Léosthène son oncle, Faustin,
l’homme de Cilianise, et de la plus absente parmi les absents, Olmène, sa
mère. Un jour, un homme revenu de Port-au-Prince nous avait dit avoir vu
Léosthène au détour d’une rue tout près du Champ-de-Mars. Un autre avait
affirmé lui avoir parlé dans le corridor d’une maison au Bas-Peu-de-Chose, et
qu’il lui avait confié son projet de revenir, riche et généreux envers nous tous.
C’était le temps où nous attendions encore un signe de Léosthène, mais
Léosthène ne revenait pas.
Durant des années, Olmène, elle non plus, ne donna aucun signe de vie.
Ermancia évoquait souvent son unique fille, et Dieudonné essaya de lui frayer
une place au milieu des histoires de mort, de mer, de créatures étranges,
d’ouragans, de jardins et de faim. Dieudonné rêvait quelquefois de cette
inconnue qui avait laissé un grand trou vide entre l’éternité et lui. Un trou qui
l’empêchait de s’adosser à quelque chose de tangible, de solide. Il rêvait
souvent d’une dame grande et belle, vêtue de blanc, qui descendait d’une
échelle pour venir lui parler. Et, toutes les fois qu’il s’apprêtait à la toucher,
elle remontait l’échelle, agile comme un ange.
Un jour, un homme de Pointe Sable revenant de la République dominicaine
nous apporta de l’argent dans une enveloppe, quelques provisions et une
cassette, de la part de Mme Alfonso. Si Olmène n’avait pas glissé la cassette
dans l’enveloppe, aucun d’entre nous n’aurait fait le lien entre elle et Mme
Alfonso. Ermancia s’évanouit en écoutant, dans l’appareil de Fénelon, les
premiers mots d’Olmène, qui nous parlait d’une voix toute pleine d’inconnu :
« Maman, Dieudonné, pitite mwen. » À dater de ce jour, Dieudonné ne fut
plus le même. Il attendit Mme Alfonso jour après jour. Nous aussi, mais
moins que lui. Moins qu’Orvil et Ermancia.
26

DANS LE CAMION CAHOTANT sur la pierraille et loué rien que pour lui et ses
bagages, Léosthène se sentit soudain envahi par la peur. Cette peur qui le
rongeait à l’approche d’Anse Bleue, c’était celle, intime, qui fait virer la joie
en un parfum acide et saisit sur le chemin du retour ceux partis il y a trop
longtemps. Ermancia, Orvil, Olmène, Fénelon... Les reverrait-il ? Étaient-ils
encore vivants ? Ce remords de les avoir abandonnés le taraudait depuis
quinze ans. Quinze longues années. Au fond de son sac, il serra fort entre ses
doigts la protection que lui avait fabriquée Orvil, et pensa aux dernières
paroles d’Ermancia dans la nuit : « Reviens, mon fils, ne nous oublie pas...
Tanpri, je t’en prie. »
Midi avait sonné depuis une demi-heure et la terre flambait sous les feux
de juillet. Léosthène regardait tantôt la plaine, tantôt la mer. Elle renvoyait
toute la lumière en longs faisceaux sur une terre-squelette. Il n’en croyait pas
ses yeux : toute la campagne semblait avoir souffert d’une longue maladie
dévastatrice. À croire qu’une main maudite avait pris soin de tout taillader,
tout pilonner, tout saccager. « Jésus, Marie, Joseph, répéta-t-il. Jésus, Marie,
Joseph... »
Le camion avalait péniblement les kilomètres, bringuebalant sur la rocaille
pointue. Léosthène avait quitté Port-au-Prince à l’aube. Quand il atteignit le
morne Lavandou, Anse Bleue se montra à lui dans sa totalité. Le chauffeur
déchargea le camion et réquisitionna deux ânes pour la suite du voyage. Ils
descendirent la pente avec la persévérance qu’on attendait d’eux. À peine
s’étaient-il arrêtés aux portes d’Anse Bleue à l’ombre du calebassier qu’une
petite foule s’agglutina autour d’eux.
Les plus jeunes n’avaient jamais vu Léosthène. Cilianise fut la première à
le reconnaître et à ameuter son monde. Elle hurla le nom de Léosthène à
Ermancia, qui se leva comme un automate et laissa tomber les pois France
qu’elle écossait dans le creux de sa jupe. Ermancia poussa un long cri tiré du
ventre. Elle accouchait. Elle mettait au monde son fils Léosthène une seconde
fois. Et puis les cris fusèrent de partout. Les femmes relevèrent leurs jupes et
coururent jusqu’à l’entrée du lakou. Les hommes avancèrent plus lentement,
un sourire dubitatif sur les lèvres. Ermancia n’avança ni ne recula, elle
s’évanouit à l’endroit même où elle s’était mise debout. Et nous avons dû la
frotter avec de l’alcool pour lui faire reprendre ses esprits.
Quand Léosthène demanda des nouvelles d’Orvil, on lui dit qu’il était assis
devant sa case. Qu’il marchait avec difficulté, appuyé sur son bâton, boitillait
de la jambe gauche à cause du genou qui refusait d’obéir et de temps en
temps regimbait, le clouant sur place. À l’approche de Léosthène, Orvil mit
les mains en visière, cligna des yeux et, quand il reconnut son fils, ne bougea
pas, laissant les larmes couler sur ses joues. Léosthène s’agenouilla à ses
pieds et pleura chaudement lui aussi. Il attira son père tout contre lui et sentit,
à l’ombre de la peau d’Orvil, la mort qui travaillait à faire saillir les os. À
dévorer la chair. Jour après jour. Les uns après les autres. Son père était déjà
léger comme un ange. Léosthène se dit qu’un jour prochain la mort mordrait
Orvil pour de bon et s’accrocherait à lui jusqu’à ce qu’ils fassent ensemble un
tas de poussière et d’os, laissant son âme rejoindre la Guinée. Mais, pour
l’instant, la mort semblait sommeiller. Et l’avoir oublié. Elle ne s’était pas
encore montrée. Orvil était vivant. L’idée lui plaisait par-dessus tout. L’idée
de la vie par-dessus tout lui plaisait. Léosthène rit aux éclats.
Tous, hommes, femmes et enfants du lakou, entourèrent la case. Le grand
arbre des Lafleur déployait ses branches, et Léosthène les touchait toutes,
sentant même celle absente d’Olmène. Au-delà des candélabres et des piquets
de clôture, les enfants de retour de l’école, les marchandes, tous s’arrêtaient
un moment pour regarder cet homme habillé comme pour un mariage ou un
baptême, avec des chaussures vernies et un chapeau de feutre marron. Les
parents s’enhardirent et se mirent à rôder autour des valises, pour deviner ce
qui s’y cachait.
Par prudence, Léosthène fit descendre ses bagages et ne les lâcha pas de
l’œil. Quand par malheur il ouvrit une première boîte, tous, oncles, tantes,
cousins et cousines, les yeux acérés comme des griffes, furent prêts à prendre,
à recevoir, à tirer, à pousser : « Elle est belle cette chemise », « Ce savon,
qu’il sent bon ! », « Je veux ce dentifrice », « Ce pantalon m’irait
parfaitement. » Léosthène comprit très vite qu’il serait dépassé par les
événements. Il installa sa valise et ses boîtes entourées de trois couches de
papier collant et de ficelle chez Ermancia, et demanda à Dieudonné de monter
la garde autour de ce que la tribu considérait comme un butin de guerre à
partager.
On envoya Fanol et Ézéchiel, les fils de Cilianise, prévenir Fénelon, qui
arriva juste à la tombée de la nuit.
Devant la case d’Orvil et d’Ermancia, chacun y alla de son histoire pour
raconter ces quinze ans en quelques minutes. Les naissances, les morts et les
départs. La terre vidée de son sang, de sa chair, montrant ses zo genoux, la
mer avare, l’éradication des porcs, la mort des petits métiers, la maladie du
café, celle des palmistes et des citronniers, les vêtements venus d’ailleurs, les
robes de chambre élimées des femmes du Minnesota qui réchauffaient les
vieux os dans les campagnes, les bottes usagées des cow-boys du Texas pour
travailler dans les jardins, comme celles que portaient Yvnel et son jeune fils
Oxéna, Fanol et Ézéchiel, les jeans, les tee-shirts et les baskets des cinquante
États des USA. On évoqua à voix basse la mauvaise influence de Port-au-
Prince, de la paille*, celle qui fait baigner sans fin les yeux des adolescents
des villes dans un faux paradis.
Léosthène voulut rencontrer tous ceux nés pendant son absence, comme
pour rappeler combien la vie était têtue, et il eut la sensation que l’arbre avait
encore des pousses généreuses.
Lorsqu’il demanda ce qu’il était advenu de père Bonin, on lui raconta son
départ précipité d’Anse Bleue pour des raisons politiques, et notre surprise de
découvrir à Roseaux un petit bâtard mulâtre au même visage grassouillet que
père Bonin. Léosthène s’esclaffa en se tapant sur les cuisses :
« Non ? Père Bonin ! »
Et chacun voulut raconter la suite à sa façon. Finalement, Cilianise se mit
debout, réclama le silence et précisa que le petit se nommait Pierre, mais que
tout le monde le surnommait « Véniel », comme le péché. Les rires de
Léosthène redoublèrent. Les nôtres aussi.
« Et pourquoi ? demanda Léosthène.
– Parce que nous ne croyons pas que père Bonin mérite d’aller croupir en
enfer pour avoir succombé aux charmes d’une négresse de Roseaux. »
Et puis jusqu’à fort tard, à la lueur des lampes bobèches et des bougies
baleines*, Léosthène laissa les heures heureuses le traverser et la soirée se
prolonger ainsi, buvant l’eau fraîche des cruches, un trempé à l’anis ou un thé
de mélisse dans des gobelets en émail.
Pour ne pas tuer les mythes, Léosthène évoqua une Port-au-Prince et une
Floride de rêve et laissa ceux du cauchemar pour plus tard. Quand, loin de
toutes ces oreilles, il pourrait parler à Fénelon et à Nélius. Seuls. D’homme à
homme. Il évoqua les circonstances de son départ. Il avait rencontré Roselène,
une jeune femme originaire du Môle et qui avait des parents à Miami. Il
s’était mis en ménage avec elle et c’était elle qui lui avait facilité le voyage
vers l’autre rive.
« Miami ? avait répété en chœur toute l’assemblée. Tu veux dire que tu
reviens de Miami ? »
La famille de Roselène lui avait permis de trouver son premier travail au
noir dans la cuisine d’un hôtel à Tampa. Puis ses papiers avaient assez vite
été régularisés par le patron, qui avait fini par apprécier son ardeur au travail.
« Des hommes comme celui-ci, il t’arrive d’en rencontrer une fois dans ta
vie. J’ai eu cette chance-là. J’ai vraiment eu de la chance... », insista-t-il, et il
donna des détails sur ce Miami de rêve : les autoroutes, les réfrigérateurs,
l’électricité, les immeubles bien plus hauts que trois palmistes mis l’un au-
dessus de l’autre... « Et la nourriture en veux-tu en voilà ! »
Il s’arrêta un moment et, à regarder tous ces yeux encore suspendus à ses
lèvres, mesura l’effet de ses paroles. Il décida de terminer en force :
« Et je suis revenu dans un avion. »
« Dans un avion ! » Nous étions médusés. Ce fut donc un Léosthène
satisfait qui cette fois s’arrêta net et de sa poche sortit un paquet de cigarettes
Marlboro. Il en alluma une, avec la conscience que ce geste venait de
marquer une nouvelle distance, puis raconta tout, les sièges avec un numéro,
les hôtesses – des femmes bien belles, bien poudrées –, les espaces toujours
trop étroits pour mettre les bagages au-dessus de sa tête ou devant ses pieds, à
croire que ceux qui ont construit ces engins n’ont ni parents ni amis, les
formulaires que tu ne peux pas remplir parce que tu ne sais ni lire ni écrire et
qu’un voisin à qui tu n’as pas envie de donner ton adresse, ta date de
naissance ou le numéro de ton passeport remplit à ta place.
« Tu es né coiffé », laissa tomber Yvnel, les yeux accrochés aux premières
étoiles dans le ciel.
Tandis que les femmes regagnaient les cases dans la douce couverture de la
nuit, les hommes s’attardèrent auprès de Léosthène. Et quand ils furent seuls,
Léosthène raconta l’autre histoire, le cauchemar.
« Le départ vers Miami a été très dur. Très dur. J’ai payé un passeur. Le
capitaine, cet homme à qui j’avais donné deux mille dollars, ne nous a rien
dit lorsque nous sommes montés à bord. Se contentant d’indiquer la cale d’un
mouvement de la main. Comme les autres, j’ai descendu l’échelle et plongé
directement dans le noir. Quand il a vu que nous avions compris, il est parti
vers l’arrière et a attendu les mécaniciens qui faisaient les dernières
vérifications. La cale était pleine de sacs de sel et une eau sale stagnait au
fond. Une fois tous les passagers en bas, le capitaine a refermé la chape, et
nous nous sommes retrouvés dans les ténèbres profondes. Dans une tombe,
croyez-moi. Ensuite nous avons entendu le moteur gémir et démarrer. Et puis,
comme il y avait des femmes, le capitaine et deux de ses adjoints se sont
soulagés avec elles tout au long de la traversée. Ils se contorsionnaient pour
juste défaire leur ceinturon et baisser leur pantalon, et grognaient en
s’enfonçant en elles. Après, ils remontaient, et on entendait la respiration
haletante et rauque de la jeune femme, comme si elle venait d’échapper à une
rafale de mitraillette et cherchait à reprendre son souffle. Au bout de quelques
jours, la cale puait l’eau de mer croupie, le jute, la sueur, la semence,
l’entrejambe. Nous urinions et déféquions dans l’eau entre les lattes. Et
l’odeur onctueuse et chaude de nos excréments nous revenait lentement aux
narines. »
Léosthène s’arrêta un moment, posa les mains à plat sur ses jambes : « Et
puis tu as peur de mourir dans ce linceul quand le vent fait se cabrer et
plonger le bateau. Que les vagues frappent violemment la proue et que le
bateau se dresse presque à la verticale sur les flots comme pour gravir une
montagne, avant de piquer du nez et de se précipiter à toute vitesse au fond
du trou. Là, tu as franchement envie de reposer la tête, comme quand tu étais
enfant, sur les paumes pleines d’étoiles et de rêves doux de ta mère et de
pleurer à chaudes larmes, mais tu te retiens. Parce que tu es un homme. Alors
tu appelles Agwé, Damballa, Ogou. Tu les appelles tous. Et puis il arrive un
moment où tu parviens à un endroit qui est au-delà de la peur. Au-delà de la
honte. Et tu te dis que, si tu es passé à travers ça, tu ne peux plus ni avoir
peur, ni avoir honte. Jamais. Tu es courage, tu es persévérance. Une fois cette
épreuve traversée, tu ressens une forme de pouvoir. À cause de cette
connaissance des choses que d’autres n’ont pas et n’auront jamais. Oui, c’est
bien cela, du pouvoir. »
Léosthène avait prononcé ces derniers mots comme s’il ne nous parlait pas
mais voulait les ravaler tout de suite et les enfoncer en lui-même.
Léosthène interrompit son récit parce qu’il ne voulait pas faire remonter
trop d’images, et conclut à voix haute : « Mais, au moins, je n’ai pas échoué
sur une beach de Blancs à moitié nu avec ma photo dans le journal à côté
d’hommes et de femmes effrayés. Ah ça, non ! »
Nous avons regardé Léosthène, pensifs. Fiers aussi. Léosthène avait
prospéré ailleurs, à la force de son poignet, sans léser aucun d’entre nous.
L’arbre ne saignait pas. Une branche avait grandi plus que les autres. C’est
tout. Léosthène revenait, mais à sa place.
Tombant de fatigue, il voulut dormir dans la case réaménagée d’Orvil et
d’Ermancia et non dans la maison d’Olmène, comme le lui avait proposé
Fénelon. Léosthène voulait revenir à son enfance intacte. S’endormir dans une
case enveloppée par le crissement des insectes comme une couverture.
Respirer l’air de cette unique pièce où sommeillait son innocence. Il dormit
d’un sommeil de plomb. Quand le lendemain la porte grinça et que le crochet
tomba, il regarda au loin l’écume monter. Éclater en gerbes blanches.
Fracassées. Puis, derrière lui, la montagne qui semblait toujours vouloir
avancer pour nous engloutir.
27

QUELQUES JOURS PLUS TARD, Léosthène retrouva en Baudelet une ville en


déclin. Baudelet n’était plus ce qu’elle avait été. La main du malheur s’était
aussi posée sur elle. Mais il évalua le chemin parcouru par lui, Léosthène
Dorival, paysan, fils d’Orvil Clémestal et d’Ermancia Dorival, lorsqu’il paya
comptant tous ses achats, en regimbant pour le principe mais sans
marchander, l’œil fixé sur la caricature jaunie qui dominait encore le
comptoir, juste à côté d’une photographie de l’homme à chapeau noir et
lunettes épaisses. Mme Frétillon l’accueillit avec un large sourire. La nouvelle
de son retour s’était répandue dès le lendemain de son arrivée comme une
traînée de poudre. Un descendant des Lafleur avait pris l’avion. Ermancia,
fière de son fils, s’était chargée de l’ébruiter et l’avait fait connaître d’abord à
Mme Frétillon.
Le déclin de Baudelet avait débuté quand, sur ordre de l’homme à chapeau
noir et lunettes épaisses, on avait fermé son port. Par peur des assauts
incessants de tous ceux qui lui en voulaient pour avoir perdu un fils, un père,
une femme, des amis.
Ceux qui ne s’installaient pas à Port-au-Prince rejoignirent, aux quatre coins
du monde, des oncles et tantes qui avaient déjà compris que leur salut ne se
trouvait plus dans cette île.
Des milliers d’hommes et de femmes des villages, bourgs et lieux-dits des
environs abandonnèrent des jardins accablés, des squelettes d’arbres calcinés
et des rivières qui étaient devenues des veines exsangues pour venir
s’agglutiner là et gonfler le ventre de la ville. La concurrence ayant baissé les
bras et fui la province, les Frétillon s’engouffrèrent dans ce vide et trouvèrent
dans l’exode des campagnes des clients qui firent d’eux des nouveaux riches.
Aux achats de quelques gourdes de mantègue, de trois gourdes de savon ou
de sucre et de deux aunes de tissu, les Frétillon additionnèrent les grandes
combines semi-légales, illicites ou franchement criminelles qui leur permirent
d’amasser une vraie fortune. Les conversations sur la véranda avaient perdu
leur sel et leur piment. Mais cela importait peu à Mme Frétillon qui ne voulait
pas d’histoires et aimait l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses. Celui-ci
ou n’importe quel autre, mais celui-ci plus que les autres parce qu’elle sentait
qu’il en avait fait voir aux bourgeois qui jadis l’avaient regardée de haut, elle,
l’Arabe, l’immigrée arrivée avec son baluchon sur le dos. Elle jubilait
doublement en comptant chaque sou dans sa cagnotte le soir.
Léosthène jeta un rapide coup d’œil vers le poste de télévision installé juste
en face de son comptoir avide. La toute première télévision de Baudelet. Le
couple Frétillon avait provoqué une vraie émeute quand les passants, pour la
plupart des paysans fraîchement arrivés de la campagne, découvrirent ébahis
pour la première fois ce carré lumineux, grésillant et qui crachait des images.
Au bout d’une heure, la foule avait tellement grossi que Mme Frétillon dut
faire appel aux services de son commandant de frère, Toufik Békri, qui avait
rapidement fait place nette à coups de rigoise pour les plus dociles et de
crosse de fusil pour les plus récalcitrants, médusés par les images qui
tressautaient dans le carré lumineux. Et, pour que les choses fussent plus
claires qu’elles ne l’étaient déjà, Fatmé Békri Frétillon augmentait le volume
toutes les fois qu’un orchestre, sourire aux lèvres et en cadence, jouait les
chansons enflammées à la gloire de son chef : « Écrase-les, Duvalier, écrase-
les. Maché pran yo Divalyé, maché pran yo. »
Fénelon s’empressa de présenter Léosthène à Toufik Békri, dans le bureau
de ce dernier au quartier général des hommes en bleu. Un milicien somnolait,
les mains posées sur un fusil passablement rouillé qui devait dater de
l’occupation américaine quarante ans auparavant. Il sursauta à l’arrivée de
Fénelon et de Léosthène et s’empressa de les annoncer au commandant.
Toufik Békri, sans lever la tête de son journal, murmura entre ses dents :
« Entrez, entrez. » Puis d’un geste brusque, il posa le journal sur la table
branlante qui lui servait de bureau, mit ses lunettes noires et examina
Léosthène de la tête aux pieds. Après quelques secondes d’observation, il lui
demanda sur un ton d’interrogatoire de police s’il n’était pas un de ces
renégats apatrides qui, une fois à l’étranger, disaient du mal de leur pays et de
leur président. « Oh non, jamais, jamais ! » s’écria Fénelon. Léosthène ne
répondit pas. Son silence ne plut pas beaucoup à Toufik, qui se tourna vers
Fénelon : « Ton frère, le diaspora, il a oublié de parler créole ou quoi ? »
Léosthène coupa court à la conversation en disant qu’il était fatigué et pressé.
Toufik lui jeta un regard furieux et meurtrier. Il en émanait tout ce qui s’était
accumulé au cour de ce bref échange et qui n’avait été dit ni par l’un ni par
l’autre. Toufik reprit la lecture de son journal et fit une remarque qui ne
laissait aucun doute sur ses pensées : « Tu as de la chance d’être le frère de
Fénelon. »
Fénelon n’était pas content de Léosthène et le lui fit savoir une fois
dehors : « Tu as perdu la tête ou quoi ? Ou fou ? Toi tu pars, moi je reste. »
Pour toute réponse, Léosthène lui dit qu’il sentait dans l’air qu’il respirait
dans les rues de la ville, autour du marché, que lui, Fénelon, et ses amis
commençaient à être honnis. Il y avait là les germes d’une agitation, le
ferment de soubresauts. Il avait de noirs pressentiments et entrevoyait de
franches menaces. Fénelon ne le crut pas et lui répondit qu’il serait ravi de
voir arriver le jour de son départ.
Sur le chemin du retour, Léosthène pensa à Bonal son grand-père, à l’aïeul
franginen, à Olmène. Il se dit qu’il était en effet temps pour lui de repartir
mais qu’avant de le faire, il honorerait tous les Esprits et les Morts du lakou.
Trois jours avant son départ, Léosthène se leva dans les éclats orange et
roses du devant-jour. Dans le bruit azur et rauque de la mer au loin. La
brume reposait encore entre les cases. Accroupi, il remplit une quinzaine de
moitiés de noix de coco de coton qu’il imbiba d’huile de palma christi, et les
alluma toutes. Ceux qui formaient encore les branches du bel arbre des
Lafleur avaient fait le déplacement. Même Orvil, dont la nuque était raide, le
buste voûté et dont les jambes ne pliaient plus. Lui, la plus belle branche
encore vivante, honorait l’assemblée de sa présence.
Érilien, vieux et ratatiné, appelé pour la circonstance, bénit les offrandes.
Cilianise, Ermancia et Léosthène saluèrent les quatre points cardinaux et
remuèrent doucement les lèvres, les yeux fermés, une bougie à la main, pour
invoquer les dieux protecteurs, les Disparus et tous les Invisibles de la
famille. Les larmes ne tardèrent pas à couler sur nos joues. Et Léosthène eut
du mal à articuler les derniers mots. Un léger vent frais lui entra par tous les
pores, et sa chair et cette terre ne firent qu’un. Ce vent qui tourmentait les
branches nous disait qu’elles avaient comme nous résisté à tout. Exposées à la
poussière des saisons, à la corrosion du sel, au passage des ouragans, à la
lente fermentation végétale, à la fureur des hommes, aux pluies torrentielles.
Elles avaient résisté à tout.
Accompagné d’Ermancia, d’Ilménèse et de Cilianise, de Nélius et d’Yvnel,
Léosthène, aux côtés de son père Orvil, salua tous les arbres où dormaient les
Esprits de l’habitation, en plaçant à leur pied une moitié de noix de coco
avec sa flamme dansant sur l’huile de palma christi. Le calebassier, l’oranger,
le manguier, le bois d’orme, le sablier et l’amandier... Il les salua tous.
Dans la soirée, Léosthène s’assit dans la case face à Orvil, Ermancia et
Dieudonné à ses côtés. Il ouvrit une enveloppe et en tira une liasse de billets
qu’il posa dans les paumes de sa mère : « Tiens, voilà. Il faut faire autre
chose puisque la terre ne donne plus autant, la mer non plus. Alors vous allez
construire un four à pain. Le pain, les hommes en mangent tous les jours. »
Ce four à pain fit de nous les nouveaux fossoyeurs des mornes et des terres
alentour.
Le matin de son départ, Léosthène réunit toute la parenté et distribua le
contenu de ses valises et de ses boîtes. Il fut dépouillé de tout. Encore un peu
et nous lui aurions pris la chemise qu’il portait ce jour-là. Il laissa trois
transistors, l’un à Ermancia et Dieudonné, le deuxième à Cilianise et à ses
enfants et le troisième à Nélius et aux siens. Les radios communautaires
diffusaient toutes sortes d’informations sur l’hygiène et la santé, l’agriculture
et l’éducation, et faisaient passer des messages d’une commune à l’autre, d’un
hameau à l’autre, rompant l’isolement des pauvres qui existait ici depuis le
commencement des choses. Les transistors étaient des bombes à retardement
qui distillaient les nouvelles à qui savait les comprendre. Les voix qui
sortaient des radios de Port-au-Prince parlaient de l’île tout entière et de pays
de l’autre côté des eaux. Et ces voix avaient des accents d’impatience, de
liberté, de rage contenue et de feu qui couve.
Une fois installé dans le camion qui devait le ramener à Port-au-Prince,
Léosthène se retourna une dernière fois et se dit que, peut-être, à l’avenir, les
journées pour Ermancia et tous les autres n’auraient plus jamais le poids
éreintant de la servitude. Du moins l’espérait-il.
Le jour était beau. Léosthène, revenu au regard neuf de l’enfance, tourna le
dos un moment aux blessures de la terre, à ses cicatrices profondes, et
contempla Anse Bleue baignée de lumière liquide, le ciel et l’eau rayonnant à
perte de vue. Chaque vague qui s’affaissait écumante sur le sable allait mourir
en un luisant filet d’eau. Les oiseaux frôlaient la crête des vagues, sortaient
de la mer et prenaient leur vol sur le ciel essoré.
28

LE COLOSSE A SAISI son téléphone portable. Il répète chacune des paroles qu’il
entend. L’homme à l’unique chaussure demande de ne pas ébruiter la
nouvelle. Surtout pas. Sous peine d’attirer juge de paix, policiers et
journalistes qui ne manqueront pas de fourrer le nez dans nos affaires :
« Qui l’a vue le premier ? Qui la connaît ? Qui l’a touchée ? » Ils parlent
tous ensemble. Fort. Ils ne s’entendent plus. Ne se comprennent plus. Pour la
petite foule assemblée là, la question de mon destin reste entière jusqu’à ce
qu’une femme surgie de je ne sais où, s’écrie, après deux « Jésus, Marie,
Joseph », trois « Grâce la Miséricorde » : « Elle vient d’Anse Bleue. C’est la
fille de... »
L’inconnue est allée chercher un drap. Pour me recouvrir. En
s’approchant, elle n’a pas voulu me regarder. Elle a juste tendu le drap à
l’homme au cardigan rouge et s’est retournée. L’homme saisit le drap. Il est
fier de mener les opérations comme un chef. Il pose le drap sur le sable et
demande à deux autres hommes de l’aider. Ils se sont mis à trois pour me
soulever et me poser dessus. Nous voilà partis en direction d’Anse Bleue.
Je traîne dans mon sillage une vingtaine d’hommes et de femmes aussi
agités que s’ils partaient en croisade comme les charismatiques ou les
pentecôtistes. Il ne manque plus qu’un pasteur ou un prêtre pour entamer un
chant œcuménique : « Dieu tout puissant, que Tu es grand ! »
À peine avons-nous quitté Pointe Sable qu’au loin je vois arriver, dans sa
chemise marron avec des auréoles sous les aisselles que je connais si bien,
Émile, le maître d’école. Il accélère le pas, poussé par la curiosité. Il arrête
le cortège et tous se mettent à parler en même temps. Impatient, le maître
demande à voir. S’avance et se penche. Son œil touche presque mon visage.
La stupéfaction le glace. Il se signe trois fois puis se met à hurler, retourne
sur ses pas et court en direction d’Anse Bleue. Je ne peux rien lui expliquer.
Rien. Je ne peux plus. Je ne veux plus.
Je me souviendrai toujours de la première fois que maître Émile a parlé en
long et en large de la Terre, qui était ronde. Une orange à la main, il m’a
demandé comment je la voyais. Je lui ai répondu que l’orange était ronde
mais que, derrière l’horizon, il y avait un grand trou dans lequel on tombait
inexorablement. Il a baissé les bras en riant à se tordre. Puis il m’a demandé
de bien regarder l’orange et a recommencé à la tourner, à la pencher d’un
côté puis de l’autre pour nous expliquer à nouveau la rotation, la révolution,
les équinoxes et les solstices. S’épuisant à nouveau dans ses explications
laborieuses. Je l’ai écouté, balançant mes jambes sur le banc en bois, les
coudes sur la table, le visage posé sur mes deux paumes, rassurée de n’avoir
jamais senti la terre se pencher ou tourner. Imaginant Agwé, Labalenn* et
Lasirenn*, tranquilles dans leurs îles sous les eaux. Alors l’instituteur, je l’ai
cru et je ne l’ai pas cru. Comme je ne l’ai pas cru quand il a dit à Cocotte,
Yveline et moi de rentrer car le vent allait se lever et qu’il fallait nous méfier
des étrangers venus des villes. Je ne l’ai pas cru.
29

AYANT CONCLU qu’il avait eu sa part de joie et de peine, Orvil décida que le
plus simple pour lui était de partir. C’est ce qu’il fit un matin de mai 1982,
entre la petite et la grande saison des pluies. Il se sentait à présent insignifiant
dans un monde face auquel il s’était toujours su impuissant. Impuissant mais
un fils des dieux. Aveugle, mais confiant sur les eaux déchaînées, la
tourmente et le grand ouragan de la vie. Son impuissance s’était transformée
depuis quelques temps en lassitude. Il n’avait plus la force d’attendre ses deux
enfants partis Dieu seul sait où. Il n’avait plus désormais la force d’appeler
les dieux. De cela il était certain. Il voulait les rejoindre. Là où ils étaient.
Être à leurs côtés. S’endormir à leurs pieds. Sentir leurs mains sur ses
blessures. Retourner en Guinée. Dans le premier âge de la mer. Dans les
lumières, celles du devant-jour qu’on voit, celles des orages de nuit qu’on ne
voit pas, celles au cœur des arbres et des plantes, celle intacte du bon ange, la
même, toujours, la seule.
Il était perclus de douleurs et ne pouvait plus s’adonner aux travaux dont
rudesse et la répétition lui apportaient pourtant une forme de paix et le
sentiment d’être encore planté dans ce sol ou de glisser au fil de l’eau. Il
avançait à pas lents, têtu comme les ânes qui s’acquittent d’une tâche avec
peine et précaution. Sa mâchoire tombait à cause des gencives déchaussées au
fil des ans, et il n’avait plus que la peau et les os, comme si la mort voulait
l’emporter léger comme un enfant, dépouillé comme un ange.
La veille du jour où il avait choisi de s’en aller, Orvil s’était endormi en
toute sérénité et au réveil avait appelé Ermancia pour ce café qu’il buvait
épais et sucré au rapadou. Il le sirotait assis sur le seuil de sa case, attendant
les salutations de tous : « Comment a été la nuit ? Figi a fré papa ? Tu as
l’air en pleine forme ? Kouman kò a yé ? » La ronde des salutations était à
peine terminée qu’Orvil demanda à Ermancia, avec autorité et tendresse, de
lui préparer un bain. Ermancia plaça au soleil la bassine en émail blanc
cerclée de bleu et y fit macérer des feuilles d’orangers, de ti baume et de
corossol. Emmitouflé dans un lainage tout élimé, Orvil attendit en sirotant les
dernières gouttes de café qui lui emplissait la bouche d’une douceur tiède.
Une fois l’eau du bain chaude à souhait, Ermancia l’aida à enlever ses
vêtements, à s’asseoir dans la bassine et, vigoureusement, de la main droite,
elle lui frotta avec du savon le dos, la poitrine, le ventre, puis plia la paume
de la main gauche pour recueillir l’eau qu’elle versa sur la poitrine, le ventre
et le dos d’Orvil en le rinçant lentement. Doucement. Avec une tendresse
infinie. En entamant une chanson qu’il aimait. Et lui, de vingt ans son aîné,
lui qui aurait pu être son père, eut envie de l’appeler maman. Comme le font
les hommes d’ici quand ils s’abandonnent vraiment. C’était la seule façon
pour lui de lui dire qu’il avait vécu quelque chose de bon, de doux, de fort à
ses côtés. « Tu sais, je m’en vais aujourd’hui. Mwen pralé. » Et, quand elle
lui répondit d’arrêter de dire des bêtises, elle lui disait en réalité que, même si
l’une de ses femmes était venue jusqu’à la barrière un jour pour l’insulter,
cela n’avait pas d’importance. Lui la remerciait sans le dire pour les deux fils
qui n’étaient pas les siens et à qui Ermancia envoyait régulièrement du riz,
des légumes et quelques sous comme s’ils étaient sortis de sa propre chair.
Quand il répéta pour la troisième fois : « Je m’en vais, Sia. Mwen pralé »,
Ermancia lui dit que, franchement, il déparlait à cause de tous ces soucis, de
la mer avare, de la terre abandonnée. À cause d’Olmène qui n’était jamais
revenue. À cause de Léosthène si loin. À cause de Fénelon aussi. Mais que,
même si la terre ne donnait plus autant et la mer non plus, ils s’en tiraient,
Dieudonné et elle, avec le four à pain et le petit commerce de l’établi. Orvil
ne répondit pas.
Après le bain, il partit en promenade pieds nus à pas lents et mesurés,
avaler des paysages, son corps craquant sous le vent. Apaisé de n’avoir rien
d’autre à faire dans ces instants que de contempler le monde et se laisser
envahir par sa lumière. Il avait subi les brûlures du soleil sur le bleu dur de la
mer, sa morsure intraitable dans les sentiers noueux de morne Lavandou et de
morne Peletier. Il avait fait son temps. Il fredonna tout bas un chant enseigné
par Bonal, son père, qui le tenait de son propre père, et qui remontait à
Dieunor, l’aïeul franginen, qui disait qu’il fallait transmettre et s’alléger avant
de partir. Mais transmettre à qui ?
Orvil interrompit sa marche difficile et se surprit à dire à haute voix :
« J’ai fait mon devoir. J’ai conduit ce lakou d’une main ferme et juste. Je ne
sais pas jusqu’où j’ai protégé chacun des chrétiens-vivants de ce lakou contre
les nuits, les mauvais airs et les ombres en nous. Pourtant, quelqu’un doit
continuer. Maintenir le sang. Tant que les lwas sont là, il y aura quelque
chose à donner. À nous-mêmes, aux autres. Tout ce que je sais, je l’ai appris
en nourrissant les uns et les autres, en donnant. Léosthène ne reviendra pas,
Fénelon ne peut pas. Non, il ne peut pas et ne doit pas. Dieudonné, le
moment venu, prendra la relève. C’est tout. Il est temps pour moi de
partir... » Et Orvil poursuivit sa promenade. Il avait toujours accepté ce temps
sur les sentiers. Jamais perdu. Soudain, sous la faiblesse du corps, une force
imprévisible avait cheminé, délestant ses pas.
Au sortir de sa promenade, il adossa sa chaise à l’imposant mapou et se
remit à chanter. Il ne répondit pas aux salutations d’usage des hommes
revenus de la pêche. De ceux revenus des terres. Des femmes qui préparaient
le repas. De celles qui s’en allaient laver le linge à la rivière. Nous nous
sommes dit qu’Orvil commençait à perdre la raison. Sur le coup de trois
heures, Ermancia poussa un hurlement en le découvrant la tête penchée sur le
torse, les bras ballants, le chapeau par terre. Orvil n’était déjà qu’une loque
molle, à peine tiède.
Cilianise assise dans le camion Dieu très haut, sur l’un des huit bancs
occupés par cinquante-six chrétiens-vivants qui allaient faire route vers
Baudelet, prêtait une oreille distraite à la radio communautaire. Le chauffeur
hurlait, en glissant, entre trois cabris et six coqs attachés par les pieds, deux
autres cabris au haut du véhicule, que le ciel portait son masque de nuages et
qu’il fallait faire vite, pressé, pressé. L’équipage se mit en branle dans son
tohu bohu familier. Et entre le bruit du moteur, les bavardages et les cris des
animaux, la radio égrena sa longue liste de messages : « Roselène, qui habite
à Périchon, pas bliyé, n’oublie pas, Macéna t’attend au Carrefour de Ti
Pistache pour la commission », « André, Ismena a une forte fièvre et ne
viendra pas au marché aujourd’hui, mais demain, si Dieu veut », « Cilianise,
qui habite Anse Bleue, rentre vite, pa mizé, Orvil malade grave. » Cilianise
eut du mal à faire tout de suite le lien entre son nom, qui sortait de l’avant du
camion, et elle-même. Quand enfin elle comprit qu’il s’agissait d’elle, elle
poussa un cri strident et fut prise de convulsions. Les cinquante-six passagers
l’aidèrent à porter son chagrin jusqu’à destination.
Avec Cilianise, Ermancia et Dieudonné, nous avons aidé l’âme d’Orvil à
partir entière. Nous l’avons aidée à ne pas se disséminer partout. À ne laisser
aucune trace. Dans sa case, sur les arbres, dans les jardins ou les rivières
alentour. À s’en aller intacte vers sa vraie mort. Nous avons fait tout ce qu’il
fallait, pour qu’Orvil s’y acheminât tranquille et serein. Un hougan, amené
par Érilien, aida Agwé, son mèt tèt, à se détacher de lui. Ermancia lui coupa
les ongles et les cheveux qu’elle conserva dans deux fioles et lui confia des
messages pour les Invisibles : « Demande-les de t’indiquer où se trouve
Olmène, tanpri. Quand tu l’auras trouvée, dis-lui en rêve que je l’aime. Que
je ne l’ai jamais oubliée. Et puis, toi, veille sur nous. Sur nos jardins. Sur nos
bêtes. Sur notre commerce. Sur nos embarcations. »
Ce fut le père André, celui qui avait succédé au père Bonin, qui chanta les
funérailles. L’homme à chapeau noir et lunettes épaisses, voulant indigéniser
le clergé, nous avait envoyé le père André, qui quelquefois nettoyait son arme
juste devant le presbytère. Histoire de nous rappeler qu’il nous avait à l’œil et
soumettait à d’autres prêtres plus puissants que lui – qui, eux, les soumettaient
à l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses – des rapports sur nos
éventuelles indocilités. C’était la seule chose qui lui importait. Jamais nous ne
lui avons donné l’occasion de faire de tels rapports. Ni de tuer l’un d’entre
nous. Pourquoi était-il entré dans les ordres ? Nous ne l’avons jamais su.
Peut-être voulait-il juste manger à sa faim, sans souci du lendemain et être
au-dessus de quelques créatures terrestres comme nous. Aucune de ces
interrogations ne nous empêcha de lui sourire, de le gratifier des produits de
nos jardins et de quelques volailles de nos poulaillers, et de l’observer sous
cape.
Père André ne fut point surpris de nous croiser sur les chemins vers Anse
Bleue, zigzaguant, retournant sur nos pas, allant d’un côté puis de l’autre avec
le cercueil d’Orvil, pour le perdre en chemin. Pour lui enlever toute envie de
revenir nous visiter avant d’avoir achevé son voyage. En zigzaguant, en
retournant surnos pas, en allant d’un côté puis de l’autre, nous avions gommé
nos propres pas et nous étions aussi incapables qu’Orvil de revenir en arrière.
Ilménèse et Cilianise prirent la relève et cajolèrent les Invisibles, attendant
leurs appels, leurs messages et leur enseignement. Dieudonné n’était pas
encore prêt.
Avec la mort d’Orvil, tout Anse Bleue eut le sentiment que c’était un
monde qui s’effaçait. Le vieux monde. Qu’Orvil nous laissait dans une
confusion encore plus grande et un désordre rampant comme une couleuvre
madelaine, se répandant comme une maladie contagieuse.
30

DIEUDONNÉ RENCONTRA Philomène Florival une première fois à la sortie de


Roseaux, un jour qu’il allait vers les épaisses broussailles de Nan Pikan
vendre à un hougan, malgré l’interdiction des autorités sanitaires, l’un des
derniers porcelets indigènes d’Anse Bleue. Dieudonné ne remarqua pas
Philomène tout de suite, mais quand elle fut sur le point de le croiser tout
près du marché aux bestiaux. Et, malgré sa démarche tranquille et ses
vêtements sages aux côtés de sa mère, Dieudonné remarqua son corps de
jeune pouliche. À l’observer du coin de l’œil, il aurait parié sur ce qu’il avait
de plus cher qu’Erzuli Fréda en personne sommeillait dans les yeux de
Philomène. Elle somnolait mais elle était là, sensuelle et capricieuse.
Dieudonné en était certain.
Il la croisa une deuxième fois à la boutique des Frétillon à Baudelet. Elle
choisissait dans des bocaux en verre des boutons de toutes les couleurs pour
les robes que sa mère cousait du réveil au coucher en pédalant sur une vieille
machine Singer : « Une douzaine de grands boutons jaunes, tanpri, deux
douzaines de petits boutons blancs, six boutons bleus, six boutons rouges,
mèsi. » Quand elle se retourna pour sortir de la boutique, Philomène sourit à
Dieudonné et s’en alla comme si elle ondulait dans la mélasse. Pourtant elle
n’était pas comme ces jeunes femmes qui, à Baudelet, portaient maintenant
des talons kikites si hauts qu’elles pouvaient à peine marcher. Non, Philomène
avait choisi de rester telle que le bon Dieu l’avait faite, ronde et juteuse
comme une mangue. Elle ne se mettait ni poudre sur le visage ni vernis sur
les ongles ni rouge sur les lèvres, et aucune de ces robes au-dessus du genou
qui font des filles d’aujourd’hui de vraies jeunesses. Mais, sans même s’en
apercevoir, elle avait, par le seul pouvoir de sa présence, fait entrer et sortir le
soleil avec elle dans la boutique et laissé Dieudonné, éberlué, planté là
comme un piquet de clôture.
La troisième fois, il aperçut Philomène un Vendredi saint, toute de blanc
vêtue, un missel à la main, un foulard noué autour de la tête, alors qu’elle
revenait, fatiguée d’avoir gravi les quatorze stations du Christ de Calvaire
Miracle. Malgré ses vêtements amples, Dieudonné remarqua ses fesses et ses
tétons à faire se dresser les anges les plus sages dans le voisinage de Dieu.
Alors il fut persuadé que, sous ses airs de sainte, toujours aux côtés de sa
mère, toujours à répondre : « Bonjour, oui », « Plaît-il », « À demain si Dieu
veut », les yeux baissés, elle le narguait. Pas comme une jeunesse, oh non,
mais comme une coquine, une riseuse. Oui, tout à fait, elle le narguait, lui
Dieudonné Dorival. Il jura à Fanol et à Ézéchiel qu’il l’aurait et qu’elle serait
sa femme. Ils lui assurèrent qu’il se trompait et qu’une telle fille était trop
fine pour sa bouche de paysan.
Nous avons vu Dieudonné emprunter de l’argent à Fénelon, acheter un
grand sac de riz qu’il vendit au détail à côté de l’établi d’Ermancia, couper
des arbres sur des terres laissées à l’abandon pour en faire du charbon et,
grâce aux bénéfices sur toutes ces ventes et aux dollars envoyés par
Léosthène, ouvrir la première borlette* entre Ti Pistache, Anse Bleue et
Roseaux. Dieudonné passait désormais une bonne partie de la journée l’oreille
collée au poste pour entendre les numéros sortants. Il avait fini par connaître
sur le bout des doigts le Tchala, le grand livre d’interprétation des rêves, qui
accole à chacun d’eux un numéro. Cette expertise fit sa réputation bien au-
delà d’Anse Bleue. Il suffisait au client de raconter ce qu’il avait vu derrière
ses paupières la nuit précédente : « Je courais, poursuivi par un bœuf à trois
cornes, et je suis tombé en me cassant le petit orteil. » Dieudonné, sans
l’ombre d’une hésitation, répondait « quatorze pour le bœuf à trois cornes,
vingt-deux pour la chute et cinquante-trois pour l’orteil cassé ». Entre deux
clients, il jouait aux dominos sur la table dressée à cet effet devant sa
borlette. Là où le rejoignaient les hommes qui, fatigués de la terre et déçus de
la mer, attendaient des enveloppes de Miami, des Bahamas, de la Guadeloupe
ou de Turk and Caicos, et le grisant et merveilleux hasard des chiffres avant
de s’endormir vers de nouveaux rêves.
Dieudonné amassa des économies tant et si bien qu’un matin, il arrêta
Philomène sur la route de Ti Pistache et lui offrit trois menthes qu’elle
accepta en riant. Et, à la tombée d’un après-midi sans lumière de septembre,
il lui demanda la permission pour une petite effronterie. Alors elle le prit par
la main jusqu’à une case isolée non loin de Ti Pistache. Elle le guida de
l’autre main errante entre ses cuisses puissantes et potelées. Elle s’agrippa à
sa nuque, à son dos et Dieudonné planta profond en elle, lui arrachant un
long gémissement. Dieudonné ne savait pas d’où venait cette douce fureur de
Philomène. Non, il ne savait pas. Mais il en profita comme un affamé
ramasse des miettes sous une table. Toutes les miettes.
Dieudonné construisit à la vitesse d’un forcené une case juste à côté de
celle de sa grand-mère et, une fois la porte et les fenêtres installées, Ermancia
et Cilianise virent arriver une jeune femme qui en était déjà à son troisième
mois de grossesse.
Dieudonné prendrait souvent Philomène, volontaire et silencieuse, dans un
même vertige incandescent. En Philomène il trouvait plusieurs femmes, toutes
les femmes, la douce, la courageuse et la sereine. Et Dieudonné les voulait
toutes. Le contentement était alors partout dans la case. Partout. Et puis les
enfants naquirent et les jours s’écoulèrent, semblables en apparence, l’ennui
les rongeant de l’intérieur. Alors Philomène finit par passer le plus clair de
ses jours à enfiler une aiguille, puis plus tard à pédaler sur la vieille machine
Singer héritée de sa mère. La nuit, elle s’ouvrait docilement à la semence de
Dieudonné. Semence qu’il distribuait aussi à quelques jeunes négresses, dans
les villages à l’intérieur des terres. Philomène, la première d’entre ses
femmes, n’éleva pas moins de deux garçons et deux filles. Son cadet mourut
à la naissance et sa seconde fille d’une malaria mal soignée. Personne ne sut
exactement la couleur et la forme de ceux que les autres ventres avaient
laissés pousser.
Certaines femmes en voulurent à Philomène. D’autres souhaitèrent même sa
mort. Sous la forme d’un accident ou d’une maladie. L’une, à qui Dieudonné
avait fait deux enfants, l’avait agressée non loin du marché, vociférant des
menaces contre celle qui lui avait enlevé le pain de la bouche. Dans un
mouvement de rage, Philomène avait empoigné sa robe et tiré dessus avec
une telle brutalité que le tissu s’était déchiré, exposant son cou et ses deux
seins aux clameurs des femmes et des badauds.
Une autre, plus audacieuse que toutes les autres, s’avisa de venir jusqu’à
Anse Bleue. Cilianise aida Philomène à venir à bout de l’intruse. Elle
empoigna l’épaisse poche qu’était son ventre et avança comme un ouragan
dans son corsage, dont la couleur et les motifs juraient avec sa jupe et ses
cheveux qu’elle n’avait pas peignés. L’intruse prit ses jambes à son cou et la
cause fut entendue à jamais.
Constatant qu’aucune injure, qu’aucun incident ni aucune maladie ne
venaient à bout de Philomène, une autre femme, qui se disait puissante,
voulut prêter main-forte au destin en aspergeant un des chemins régulièrement
empruntés par Philomène, juste avant le passage de celle-ci, d’une poudre
censée faire enfler ses jambes jusqu’à ce qu’elle mourût dans d’atroces
souffrances. La matelote abandonna la lutte quand Philomène, debout sur des
jambes longues comme des palmiers, se trouva à nouveau enceinte des
œuvres de Dieudonné et mit au monde Éliphète et, onze mois plus tard,
Cétoute Olmène Thérèse.
31

QUELQU’UN M’A TUÉE. J’en suis certaine. C’est à cause de cette douleur qui
persiste autour de mon cou. J’en suis certaine, je ne doute plus. Quelqu’un
m’a tuée avant de s’échapper vers les bayahondes au loin sur la colline. Je
suis Cétoute Olmène Thérèse, la benjamine de Philomène Florival et
Dieudonné Dorival.
Olmène parce que Dieudonné, mon père, voulait que sa mère revive en
moi. Il l’avait vue en songe trois jours avant ma naissance. On dit que j’ai
ses yeux et son sourire. Dieudonné mon père voulait que je remplace la
femme du rêve qui descendait le long escalier accroché aux nuages. J’ai
toujours senti le manque de ce maillon dans la chaîne. Une faille entre moi et
l’éternité. J’ai toujours senti que toute ma vie je m’étais tenue au bord d’un
précipice. Que dans mon dos un vent lugubre et noir soufflait.
Thérèse parce que ma mère, Philomène, n’avait jamais oublié l’histoire de
la vie de Thérèse d’Avila, folle de Dieu, qu’on lui avait lue au catéchisme.
Elle ne me voulait pas folle, mais traversée des lueurs vives qu’elle avait
éteintes en échouant à Anse Bleue.
Cétoute parce que ma mère Philomène voulait aussi par-dessus tout que je
sois la toute dernière. Pour ne plus tenir la promesse des dix ou quinze
enfants qui se niche tout au fond du ventre des femmes d’ici.
On m’appelle juste Cétoute. Celle que les gens ont pris l’habitude de ne
pas voir. Trop tard venue. Dans un ventre fatigué, déjà promis à une stérilité
certaine. Dans cet oubli, je m’étais fait une vie sauvage et farouche, confiant
toute ma folie à la mer. C’était avant Jimmy. Avant l’école. Avant l’avion et
l’incendie.
Et me voilà rejetée là, sur le sable. Livrée à la vigilance de tout un village.
Quatre hommes me transportent sur ce drap blanc. Chacun en tient un bout.
Et me voilà balancée au hasard de leurs pas, d’un côté puis de l’autre.

Tôt le matin, une fois son café bu, ma mère posait tranquillement ses pieds
le long de la dentelle noire des algues, poussait un soupir puis s’asseyait, les
jambes écartées comme une vache pleine, et attendait. Qu’attendait-elle ? Je
ne le saurai jamais. Mais, comme elle, je me suis promis de garder les yeux
bien ouverts. Pour surprendre ce que la mer cache sous sa robe de sel et
d’eau. Ses mystères d’écume et les rêves moites et violets de Philomène ma
mère. Et c’est en scrutant le ciel, en interrogeant l’océan, l’âme torturée par
leur étrangeté, que j’ai appris à aimer les extravagances, les turbulences et la
beauté du monde.
Avec Altagrâce, ma sœur, Éliphète, mon frère, a commencé très tôt ce goût
de l’eau. Entre les travaux de la maison et ceux des champs, nous tentons de
nager en imitant les mouvements précipités des chiens se débattant dans
l’eau. Nous pétrissons le sable dans nos mains pour faire du pain gris, des
cases de boue. Même quand nos doigts sont engourdis et que nous claquons
des dents, nous réclamons encore ces images d’étincelles et de miroirs de la
mer. Souvent nous nous étendons sur le sable, la mer nous lèche les pieds et
nous rions avec des arcs-en-ciel dans les yeux et de grands oiseaux posés sur
les mains. Le soir, nous nous endormons, le corps, le visage et les mains
givrés de sel.
Abner n’a peur de rien. Un soir, il a décidé de me faire voir la nuit malgré
les protestations de mon père et de ma mère qui le suppliaient de rentrer.
Dehors, le crissement des insectes se déchaînait. J’ai aimé voir les
coucouyes* voleter comme de petites étoiles. J’ai aimé la voluptueuse
couverture de la nuit. Je suis dans la nuit comme dans la chair de Philomène.
Et puis un jour, j’ai senti le froid de la lune sur mon ventre de fille comme
un bain. Je ne l’ai jamais oublié.
Abner est bien plus grand que nous tous. Il est le seul à m’accompagner
dans la nuit. À prendre avec moi ces bains de lune. À gouter la sauvage
beauté, le violent mystère de la nuit.
32

PÈRE LUCIEN était un natif des Cayes. Il remplaça le père André un matin de
juillet. Père Lucien appartenait à la Petite Église, celle qui ne voulait plus
recevoir d’ordres de la Grande Église ni du Palais. Arpentant avec foi et
obstination toute la région, il rencontra les fidèles chez eux, dans leurs
jardins, leur boutique ou leur borlette. Une manière pour lui d’étendre, dans
les cinq villages à la ronde, les tentacules du parti des Démunis qui
commençait à prendre forme. Et, démunis comme nous l’étions, nous
formions une cible de choix.
Un samedi du mois de décembre, comme père Lucien s’apprêtait à recevoir
des militants de Port-au-Prince en vue d’une importante réunion. Fanol et
Ézéchiel étaient allés à leur rencontre, en empruntant des chemins à travers
les champs pour éviter Roseaux, et surtout Fénelon. Nous l’avons su après
coup, mais nous n’avons guère été surpris. Nous avions tous noté comment
les yeux de Fanol et d’Ézéchiel brillaient, depuis quelques mois, de
l’exaltation des enfants qui contemplent leurs rêves. Cette montée soudaine de
fièvre n’avait pas non plus échappé à Cilianise, leur mère. Nous les
observions et ils le savaient.
Une fois cette mission achevée, Fanol et Ézéchiel avaient déployé toutes
leurs batteries pour convaincre Dieudonné, Oxéna et Cilianise de les
accompagner à une rencontre au presbytère. Yvnel, quant à lui, avait
catégoriquement refusé.
« Qui veut nous voir ? demanda Dieudonné, sceptique.
– Oui, qui ? renchérit Yvnel.
– Des hommes et des femmes honnêtes. »
Dieudonné et Oxéna pouffèrent de rire.
« Vous avez déjà rencontré des politiciens honnêtes, vous ?
– Oui. Ceux-là.
– C’est ça, c’est ça. Pour nous donner du clairin et nous faire crier en nous
déhanchant au son de la musique. « Le pays est à toi, péyi a sé pou ou, fais-
en ce que tu veux ! É yan é yan... »
Mais leurs arguments avaient fini par faire fondre notre épaisse carapace de
méfiance. Dieudonné, Oxéna et Cilianise avaient capitulé et accepté de se
joindre à Fanol et Ézéchiel qui, à écouter père Lucien depuis bientôt trois ans,
avaient appris à ne plus vouloir de cette vie qui était la nôtre, à nous qui
sommes pauvres depuis le commencement du monde. Aidé de deux
coopérants allemands, père Lucien avait construit deux fontaines entre
Roseaux et Anse Bleue, agrandi l’école et le dispensaire, et aménagé un
terrain de football. Nous tenions aux fontaines, à l’école et au dispensaire,
nous tenions au terrain de football, et du même coup au père Lucien qui fut
définitivement des nôtres. Nous avons donc convenu de garder le silence, afin
que la nouvelle ne parvienne pas jusqu’aux oreilles de Fénelon ou de Toufik
Békri.
Et puis, les sermons de père Lucien aidant, les radios de même, nous
avions tous fini par en vouloir à l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses.
À ses amis, à ses hommes en uniforme bleu, à ses complices, à des gens que,
somme toute, nous ne connaissions pas. Dans une salle attenante au
presbytère, père Lucien salua tous ceux présents, d’autres religieux et
religieuses de la Petite Église, des agronomes et des gens avec des cahiers
sous le bras, des magnétophones et des lunettes qui en disaient long sur leur
volonté de nous connaître mieux que nous-mêmes. Rien de ce que nous
sommes ne devait leur échapper. Ils étaient attentifs et se faisaient
exagérément humbles. Alors nous avons joué le jeu de ceux qui étaient
observés et feignaient de ne pas l’être. Père Lucien nous invita tous à nous
asseoir en cercle, et les nouveaux venus s’assirent parmi nous. Dieudonné,
Oxéna et Cilianise crurent à un stratagème. Un de plus. Nous étions prêts à
nous prémunir contre ce nouvel assaut. À feindre de nous y prêter pour mieux
nous dérober. Faire semblant de les écouter, mais n’entendre qu’une
ritournelle lointaine. À ce jeu, il n’y a pas plus fort que nous. Et père Lucien
le savait. Alors il prodigua des efforts inouïs pour parler créole lentement
avec un accent paysan, des inflexions qui sont les nôtres. Il en rajouta. Tant et
si bien qu’il en devint à la fois crédible et affecté, brouillant notre méfiance
d’un grand nuage opaque.
Agglutinés les uns aux autres, nous avons bu une bonne part des paroles
des militants du parti des Démunis qui, avec leurs notes et leurs cahiers, leur
grande foi et leurs pieds nus dans des sandales poussiéreuses, nous
décrivaient, derrière leurs lunettes, un bonheur d’une rare extravagance. Celui
que les Mésidor ou les Frétillon, ou tous ceux qui leur ressemblent, ne nous
avaient jamais laissé entrevoir. Ils se lancèrent dans des critiques enflammées
contre ceux qui avaient exterminé nos porcs pour nous en vendre d’autres
fragiles et coûteux, des princes blonds arrivés des États-Unis. Contre ceux qui
nous avait asphyxiés de taxes et de redevances de toutes sortes. Ceux qui
avaient tué tous les petits métiers, qui ne nous laissaient aucun autre choix
que de couper les arbres.
Les mots puissants, magiques, firent fondre notre épaisse carapace de
doutes. Quand ils nous annoncèrent que des événements étaient en marche et
que bientôt la douleur ne disparaîtrait pas seulement, mais ferait place au
levain de l’espoir, nous y avons cru. Quelques secondes. Des semaines, voire
des mois. Nous y avons cru. Allez savoir pourquoi, mais nous y avons cru.
Surtout que, pendant des jours, des semaines et des mois, Fanol et Ézéchiel
nous avaient répété, répété, qu’avec le parti des Démunis nous pouvions enfin
choisir notre destin. Emportés comme eux sur une route dont nous croyions
prévoir les virages et les détours, nous n’avons pourtant avancé qu’à reculons.
Le tracé ne nous apparaîtrait qu’après. Une fois les dés jetés. Bien après.
Quelques semaines plus tard, sous le couvert d’une grande réunion publique
de prières, il y eut un meeting en pleine place de Baudelet, à la barbe des
militaires et des hommes en bleu. Et, cette fois, la description du bonheur à
venir fut décuplée par un porte-voix. Les chants à Jésus, à Dieu, à Marie et à
tous les saints résonnaient fort à nos oreilles et nous étions électrisés. Jamais
Cilianise n’avait autant donné de la voix. La petite Altagrâce, la cadette de
Dieudonné et de Philomène, non plus. Et les voix des prêtres, enhardies par
l’enthousiasme grandissant de la foule, lançaient des promesses dans des
rugissements de taureaux. Mme Frétillon nous regardait, atterrée, et fit venir
son frère pour assister à cet événement inédit : le réveil des paysans. À son
arrivée, Toufik Békri ne broncha pas, sachant que la parade contre le parti des
Démunis était déjà fin prête. Et la rassura : « Attends un peu et tu verras ! »
Ce même jour en effet, le parti des Riches avait décidé de tenir un meeting
à une rue de là en vue de distribuer de la nourriture. Bon nombre d’entre
nous ne résistèrent pas à l’attrait des sacs de riz Miami, de farine France et
des grandes boîtes de lait en poudre. Les magasins de Baudelet ainsi que les
maisons fermèrent rapidement leurs portes. De mémoire d’homme ou de
femme, on n’avait jamais vu un tel déferlement sur la ville. Ceux qui nous
regardaient, derrière les jalousies ou leurs rideaux tirés, le firent avec
stupéfaction, comme s’ils nous voyaient pour la première fois. À cause des
années de méfiance et de misère qui s’étaient incrustées sur nos visages. Et
qui faisaient que nous scrutions le monde avec une curiosité aiguë. Et qui
faisaient que nous le dévisagions quelquefois avec une méchanceté égale à
notre faim. Ils ne nous reconnaissaient pas.
Les badauds, les marchands ambulants ou à l’étal, les portefaix, tous
s’étaient joints à nous. Des femmes hurlèrent dans la bousculade en tentant
d’attraper un sac de riz. Fanol et Ézéchiel s’en tirèrent avec un sac chacun,
Cilianise une grande boîte de lait en poudre. Altagrâce et d’autres enfants
furent piétinés alors qu’ils ouvraient les mains pour recueillir la farine qui
sortait de sacs déchirés par la foule déchaînée. Tout devint frénésie. La
distribution tourna à l’émeute. Des bagarres éclatèrent... La vague des affamés
que nous étions déferla tout autour des camions. Et, bientôt, les femmes
eurent leur foulard arraché et les hommes leur chemise déchirée, les cheveux
saupoudrés de riz, le visage blanc de poudre de lait.
Dépassés par les événements, effrayés, les miliciens tirèrent à hauteur
d’homme. Une. Deux. Trois rafales. Deux hommes et un enfant furent tués
sur le coup par les projectiles. Des femmes s’évanouirent dans la bousculade
qui suivit. Alors nous avons surgi sur la route nationale, pour la première fois
sans que ce fût pour un rara*. Sans roi. Sans drapeaux*. Sans majò jon*.
Sans vaccines* et sans tambours. Juste nous. Les mains nues. Les pieds nus.
Les yeux terrifiants. Comme une horde d’outre-tombe. Les derniers taps-taps*
accélérèrent, leurs passagers agglutinés sur les banquettes. Nous avons avancé
jusqu’à l’endroit où la nuit, comme une grande bouche, dévore la route. Nous
avons pillé les boutiques et avons dévalisé les rares passants qui s’étaient
attardés. Nous avons mis le feu et tout brûlé sur notre passage.
Et puis nous sommes rentrés chez nous tard dans la nuit, au milieu des
ombres, pour écouter, l’oreille contre le transistor, les chroniqueurs de radio
de Port-au-Prince crier que la terre n’avait pas son plein et sa suffisance, et
que les dieux avaient encore soif. Et qu’à Baudelet il y avait eu des dérapages
et des événements sanglants. Pour la première fois, on parla de nous à Port-
au-Prince, comme bientôt d’une dizaine d’autres villes.
Alors, très vite, en une nuit, ce fut fait. Parce qu’il fallait bien que vole en
éclats cette immobilité. Que soit ouverte d’un coup brutal la porte des
attentes. De nouvelles forces s’étaient mêlées à la nuit et l’avaient convertie à
la cause des Démunis et de ceux qui se voulaient innocents. Port-au-Prince, la
grande ville, brûla dans un déferlement tranquille. Les flammes hautes,
rouges, s’élevèrent en panache comme des fleurs s’épanouissent. Les
machettes flamboyèrent. Les chants faiblirent et se muèrent en un brouhaha
de syllabes. Le malheur semblait vouloir se briser contre les dents de la nuit.
Et ceux qui l’avaient enfanté se heurtaient à leurs propres ombres. Nous les
avons entendu hurler le nom de leur mère, tandis que les innocents leur
fracassaient des bouteilles sur la tête, les poursuivaient, et qu’ils tombaient
sous la fureur de coutelas au tranchant émoussé. Des corps furent brûlés vifs
avec des pneus solidement attachés autour du cou, et des vieilles femmes
accusées de sorcellerie, lynchées ça et là. La nuit avait été longue, trouée
d’appels de conques de lambi* criblée de rafales sourdes. Et le tout avait
inondé les poitrines comme un rhum chaud.
À Anse Bleue, nous nous sommes réveillés, ce matin de février 1986, dans
le même miroitement des premiers rayons de soleil au-dessus de l’eau, le
même éveil chantant des coqs, la même rudesse des jours ordinaires. Juste un
peu plus attentifs à l’attente du bonheur promis. Mais nous n’espérions pas
pour autant. Ermancia fit ce même rêve de flammes entourant son fils
Fénelon. Dieudonné décida d’illuminer, de liminin pour les lwas.
33

DEBOUT DEVANT LA BOUTIQUE aux battants fermés des Frétillon, Fénelon ouvrit
grand les yeux quand un ami lui annonça que la descendance de l’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses était partie dans la nuit. Fénelon avait laissé
Roseaux tôt le matin et s’acheminait vers la grande caserne à Baudelet pour
recevoir des instructions du chef de la milice, ne sachant pas que Toufik
Békri avait traversé la frontière dans la nuit. Et que Tertulien Mésidor était
déjà dans la clandestinité et que, déguisé en femme, il s’apprêtait à tout
moment à suivre le même chemin dans la nuit. Aucun des deux ne l’avait
prévenu. Aucun.
« Ce n’est pas vrai ! », avait crié Fénelon à cet ami qui discrètement lui
avait annoncé la nouvelle pour qu’il se mît à couvert. « C’est impossible »,
avait renchéri un Fénelon incrédule, qui ne se doutait pas un seul instant que
la foule l’avait déjà à l’œil.
Voici quelques semaines que la nouvelle de la débâcle faisait son chemin et
était parvenue à Baudelet. Fénelon avait tout bonnement décidé de ne pas
écouter les radios. De ne pas prêter l’oreille à cette propagande mensongère.
À ces paroles subversives, irréalistes de surcroît. Même qu’il avait tabassé
jusqu’au sang et mis sous les verrous deux tenanciers de borlette qui, sous
prétexte d’écouter les numéros gagnants de la loterie, s’émoustillaient, là
devant lui, au vu et au su de tout le monde, à entendre parler de chute, de
débâcle. En se rappelant l’incident, Fénelon alla jusqu’à se murmurer à lui-
même : « Exactement. Je les ai battus jusqu’au sang. Une leçon pour
décourager tous ceux qui se mettraient en tête de faire comme eux. » Peut-
être se parlait-il à lui-même pour couvrir la rumeur qui grossissait dans son
dos. Autour de lui. Celle de la foule silencieuse qui, bientôt, lui fit cortège.
Les hommes plus jeunes étaient déjà ivres des effluves magnétisés de ce
matin d’orage. Les lèvres d’un jeune garagiste frémissaient. C’était un militant
du parti des Démunis. Venu de Port-au-Prince, il n’avait jamais mangé à sa
faim. Sa violence était coulée dans un métal sans mélange. Il était de ceux
qui voulaient qu’on liquidât quelques milliers de sales têtes sur les places
publiques. Et voilà qu’une sale tête se présentait devant lui. Une vraie sale
tête. À ce moment précis, dans le parti des Démunis, on n’avait pas le temps
de pardonner. Pardonner là, tout de suite, séance tenante, avec la haine chaude
comme un cœur dans la main ? Non, ils ne pouvaient pas. Parce que la haine,
elle, faisait du bien tout à l’intérieur. Elle consolait comme une foi en Dieu.
On n’avait pas non plus le temps de juger. On tuait.
Quelqu’un dans la foule appelle Fénelon par son nom. Et, pour la première
fois, ce nom qu’il a toujours connu prend une sonorité nouvelle. Ce nom
envahit lentement sa poitrine, son corps tout entier, pénètre dans les
profondeurs de sa vie et lui donne un poids qu’il ne connaissait pas jusque-là.
Comme si toute sa vie tenait, subitement, dans cet instant et dans ces syllabes.
La voix ajoute :
« Fénelon, tu vas mourir ! »
Un groupe d’hommes surgit du marché et lui barre le passage. La foule
avait grossi en colère et en nombre parce que les prix avaient grimpé depuis
quelque temps, parce que la sécheresse avait été rude. Parce que des enfants
étaient morts de la fièvre dengue, faute de soins. Et que cela faisait des
années que Fénelon leur avait planté la peur au ventre. Une colère immense
qui attendait en chacun de ces hommes, chacune de ces femmes les a
submergés. Ils voulaient extirper cette colère comme on arrache une dent
malade.
Père Lucien, sentant grossir la bête dans chaque homme, chaque femme,
jusqu’à faire de la foule une unique bête, s’interposa et cria : « Que celui qui
n’a rien à se reprocher lui lance la première pierre ! » La première pierre est
partie d’un étal sur le côté gauche et a atteint Fénelon en pleine poitrine. Un
coup capable d’assommer un âne. Sous le choc, Fénelon a perdu l’équilibre.
En tentant de se relever, un second coup l’a maintenu par terre. Les insultes
pleuvaient de tous les côtés en même temps que les pierres. Dans la foule, il
y en a même qui riaient. Un rire indécent, cruel, capable de faire reculer le
soleil. Mais il était encore là, le soleil, et Fénelon ne pouvait plus tout à fait
le voir à travers le sang qui collait à ses cils.
Fénelon est hagard. Il ne comprend pas. On le tire de tous les côtés. À
droite. À gauche. En avant. En arrière. Sa chemise de gros bleu est déchirée.
Deux boutons ont déjà sauté. Fénelon essuie le sang sur son visage, sa
poitrine. Fénelon tremble. Il a peur. Quand il reçoit un second coup en plein
visage, sa vue se brouille. Il sent que le compte à rebours a commencé. Il va
à sa mort. La douleur est atroce. Le sang qui coule se mélange à la sueur et
l’aveugle. Des gens arrivent de tous les côtés. Quelqu’un a frappé sur un
tambour, alors un chant improvisé monte des poitrines et se mélange aux cris,
aux chants des camionneurs, des portefaix, des paysannes à peine arrivées des
jardins, des marchandes aux étals. Le sang donne envie de frapper encore plus
fort. Des gens jouent des coudes pour être au premier rang. Et puis les coups
tombent dru. Tout ce monde s’agglutine autour de Fénelon et tous voudraient
être de cette grande fête et assener un coup. Il en reçoit un si fort qu’il croit
que son crâne va éclater. Alors, rassemblant toutes ses dernières forces,
Fénelon prit une décision étrange, celle de se relever et d’avancer. Le crâne
entaillé et le sang coulant sur la nuque. Vers où ? Il ne le savait pas lui-
même. Il avait depuis longtemps déjà renoncé à lancer une invocation qui lui
permettrait de franchir indemne les sept cercles des armées redoutables et
terribles. Ou d’appeler Toufik Békri à la rescousse. Non, il ne fuirait pas. Il
marquerait un pas après l’autre, une façon de ne pas mourir à genoux, lui qui
avait humilié tant et tant d’hommes et de femmes à des kilomètres à la ronde.
Une tache sombre se dessine à l’entrejambe de son pantalon. La foule rit,
se bouche le nez et l’insulte de plus belle. Fénelon bafouille et parle comme
un enfant. De la morve et du sang lui coulent du nez. On lui dit qu’il n’a
encore rien vu.
Et puis quelqu’un arrive avec une corde. On le ligote comme les porcs que
l’on suspend au haut des camions. Quand la machette sectionne l’épaule
droite, plus moyen d’avancer. Fénelon tombe et dans sa chute heurte les pieds
d’un jeune paysan qui, d’un coup de botte, lui enfonce l’omoplate. Sa vue se
brouille complètement. Fénelon a juste eu le temps de voir scintiller la lame
de la machette qui fait sauter son pied. Sa chair, ses os, son crâne et son cœur
ne forment plus qu’un tas sanglant dans la boue. La terre elle-même semble
s’abreuver de son sang.
« Qu’on l’achève. »
Alors trois hommes courent chercher un pneu. Le mécanicien se saisit d’un
bloc de ciment qu’il laisse tomber négligemment sur le crâne de Fénelon.
La foule s’est resserrée autour du cadavre et, à défaut de pouvoir terminer
le saccage, elle insulte Fénelon. Le mécanicien fait glisser un pneu usagé
autour de son corps. L’odeur de l’essence monte et bientôt celle du corps et
du pneu qui brûlent.
La nouvelle parvint à Ermancia quelques heures plus tard. Ermancia
s’écroula des jours durant pour pleurer ce fils, s’abandonnant comme une
noyée dans une eau gorgée du sel de ses larmes. Se laissant ronger par la
vermine des souvenirs doux et terrifiants de ce fils. Oui terrifiants. Qui se
mélangeaient, se mélangeaient sans fin... Elle s’immobilisait des heures,
comme pour ressembler au cadavre du fils aimé envers et contre tout et tous.
De cet amour aveugle et injuste des mères. Pourquoi Fénelon, se répétait-
elle ? Pourquoi lui et pas Toufik et pas Tertulien ? Pourquoi mon fils ? Et
seulement mon fils ? La mort de Dorcélien, quelques jours plus tard, brûlé vif
avec son collier de pneu solidement attaché au cou, renforça son amertume et
sa rage contre le monde tel qu’il était.
Ermancia se serait effacée, comme un dessin que l’on gomme, si
Dieudonné ne lui avait pas donné quatre petits-enfants : deux fils et deux
filles. Elle mourut soulagée quelques années après la naissance de Cétoute, la
toute dernière. Cétoute ressemblait à Olmène comme deux gouttes d’eau. La
ressemblance ne remplaça pas l’absence d’Olmène ou la mort de Fénelon. La
ressemblance la consola.
34

SOUVENT, POUR OUBLIER qu’à Anse Bleue, la vie a deux ancres aux pieds, je
venais sur la grève regarder les vagues se faire et se défaire, respirer par
tous les pores et m’imprégner d’iode et de varech, de ces senteurs âcres de la
mer qui laissent à l’âme comme une étrange morsure.
Même quand la mer devenait cette plaque luisante, étale, à perte horizon,
je désertais les terres brûlées pour la regarder jusqu’à cligner des yeux,
jusqu’à en être aveuglée.
Même quand le nordé grondait des jours et des nuits d’affilée, j’écoutais à
en être toute retournée, sa voix qui fracasse les rochers, je goûtais encore et
encore son haleine salée sur mon visage.
Et puis une année, octobre toucha à sa fin, mon enfance avec. Je le sus
aussi quand une plaie, inconnue de moi jusque-là, saigna dans l’après-midi
d’une veille d’ouragan. Je me suis sentie toute drôle. J’avais chaud. J’avais
froid. À la vue du sang coulant le long de mes cuisses, je me suis penchée
pour voir d’où fusait cette blessure. À dater de ce jour, mes rêves de mer se
troublèrent du bruit lointain de talons aiguille, bien belle, bien poudrée,
comme les femmes à la télévision du directeur de l’école, maître Émile. Je
sais désormais comment sont faits les garçons. Je connais aussi la chose
proéminente plantée au beau milieu de leur corps. Je sais que j’ai un corps à
leur mesure...
J’aime la mer, son mystère. À tant examiner la mer, j’ai toujours cru que
je finirais un jour par faire surgir au-dessus de l’écume toute la cohorte de
ceux et celles qui dorment au creux de son ventre sur des lits d’algues et de
coraux. Ceux et celles dans les chemins d’eau, leur route océane vers la
lointaine Guinée avec Agwé, Simbi et Lasirenn qui les escortent.
Mon père disait que toutes les voix des Ancêtres et des Morts, même de
ceux venus dans les cales des navires il y a longtemps, soufflent encore dans
la végétation marine, remontent parfois jusqu’à la surface des eaux comme
des rumeurs mêlées à la nuit. Dans les cales, on ne distinguait pas le jour de
la nuit. Aucun des nôtres ne savait si le navire se dirigeait vers l’horizon ou
s’apprêtait à s’enfoncer dans les profondeurs de l’eau. Nous ne nous pincions
plus le nez à cause des vomissures et n’évitions même plus les défécations.
Un cri, une chanson, des larmes, venaient trouer le murmure ininterrompu de
centaines d’hommes, épaule contre épaule.
Mon père disait que des marins, ne sachant pas bien faire la part du rêve
et celle de l’épuisement, perdaient l’esprit. Il racontait souvent que des
embarcations mettaient le cap sur la mort en croyant le mettre sur l’horizon.
Point ballotté dans le déchaînement des vagues, brûlé par le sel, ébloui de
soleil jusqu’au vertige. Les hommes voyaient passer une meute dans le ciel et
croyaient entendre dans leurs cris les voix de Lasirenn, d’Agwé et de
Labalenn. Alors ils allaient mourir avec le soleil dans l’autre moitié du ciel.
À force d’interroger Mère et Cilianise, elles crurent dur comme fer que je
pouvais voir ce que les autres ne voyaient pas. Que j’avais le don des yeux.
Alors que je ne cherchais que le visage d’Olmène, ma grand-mère, pour
combler le vide entre moi et l’espace noir du monde. Et j’ai cru à son
apparition, et j’y crois encore. Comme je crois au mystère de l’Immaculée
Conception de Mère, aux sept visages d’Ogou de tante Cilianise ou au fait
que tout corps plongé dans l’eau subit une poussée de bas en haut... À
l’école, maître Émile a mis trois longs jours à nous l’expliquer. Je crois à
tout cela et à bien d’autres choses encore.
Dieudonné a voulu qu’Abner, Éliphète, Altagrâce et moi allions à la petite
école de Roseaux et, plus tard, à la grande école de Baudelet. Lui n’avait pas
eu cette chance-là. Moi, la dernière, j’ai bien profité de leur avancée et suis
restée plus longtemps qu’eux tous à la grande école. Mais Abner demeure
malgré tout le plus grand d’entre nous. Je me souviens qu’un jour, il est
même revenu de cours du soir donnés par des gens bienveillants dont il ne
nous a pas dit le nom. Deux mois plus tard, il proposait à Dieudonné notre
père de l’inscrire à un cours d’alphabétisation.
Un après-midi, mon père est rentré avec un crayon, un livre, un cahier
sous le bras, et a appelé Altagrâce d’autorité. Des mois durant on a entendu
Altagrâce qui le faisait répéter devant la case : « M-A-N, MAN, G-O, GO,

MANGO ». Malgré le rire des enfants qui, les premiers jours, formaient une
ronde joyeuse et curieuse autour de la case en reprenant en chœur l’alphabet
avec lui, Abner a aidé notre père à tenir bon. Et mon père a ainsi appris à
déchiffrer la belle nuit des mots. Je l’ai même surpris une ou deux fois à
vouloir aller plus vite que la lumière, et inventer, comme les enfants devant
des mots nouveaux. Il m’a paru si fragile qu’une nuit, dans mon amour pour
lui, j’en ai pleuré. Mais j’étais déjà sur l’autre rive. J’étais en terre
étrangère.
Abner est debout dans sa tête. Son intelligence, Abner l’exerce à dire au
plus vite, avant nous tous, ce qu’il faut faire. En toutes circonstances. Peut-
être qu’il ne formule même plus les réponses dans sa tête. Elles sont là, dans
son sang, en attente.
35

APRÈS TOUTES CES ANNÉES DE LUTTE, d’acharnement, de résistance, le parti des


Démunis avait fini par avoir le vent en poupe. Tant et si bien que, le jour où
le prophète, chef du parti, devait visiter Baudelet, nous nous sommes levés en
pleine nuit et avons parcouru aux flambeaux le chemin, le cœur battant. Nous
étions tenus par une curiosité toute nouvelle pour nous. Nous voulions pour
une fois savoir.
Nous sommes arrivés parmi les premiers et nous sommes placés aux
rangées proches de l’estrade. Si les plus empressés étaient des militants de la
Petite Église, les plus nombreux furent les gueux, les désœuvrés, et surtout les
jeunes, qui ne voulaient pour rien au monde rater cet événement. Nous avions
la chair de poule, nos yeux brillaient, nos lèvres frémissaient. Les autres, ceux
qui n’avaient pas été touchés par la grâce, se disaient qu’à défaut de pouvoir
se vêtir, se chausser convenablement ou manger à leur faim, au moins ils
pourraient se payer un spectacle exceptionnel, gratuit par-dessus le marché, et
qui risquait, qui sait, d’offrir des surprises. La foule était fascinée et criait le
nom du prophète, et nous avons crié avec elle de toute la force de nos
poumons « Profèt, papa, chef nou. ». Cilianise avait collé une photo du
prophète sur sa poitrine, comme ses deux fils Fanol et Ézéchiel. Oxéna et
Dieudonné se contentaient de soulever les bras au ciel à chaque parole du
prophète, qui mélangeait habilement le miel au piment-bouc, la lame
tranchante du couteau au duvet le plus doux. Nous avalions goulûment les
mots sortant de cette bouche qui, comme les nôtres, disait tout en ne disant
pas. Qu’est-ce qu’il était fort, le prophète ! La parabole de la roche qui se la
coulait douce dans l’eau et qui allait devoir connaître les douleurs et la
souffrance de celle qui brûle au soleil termina la rencontre en apothéose.
Après le meeting, la foule se dispersa sans hâte. Quelques-uns comme
Cilianise hurlaient leur joie seuls ou en groupe. Des jeunes improvisèrent un
groupe musical avec tambours et vaccines et chacun se mit à danser comme
au carnaval. D’autres avançaient en silence comme Oxéna. Certains, comme
Dieudonné, tentaient avec difficulté de se dégriser un peu plus à chaque pas
pour reprendre leurs esprits. Beaucoup, comme Fanol et Ézéchiel, ne voulaient
pas se libérer de l’ensorcellement où les avait jetés le prophète. Tous nous
avions du mal à retourner à la mesquinerie et à la monotonie de notre vie
quotidienne. Quelque chose avait allégé notre regard. Brûlé notre sang.
Et nous voulions garder cette chose le plus longtemps possible. Et nous
l’avons nourrie, malgré les morts et les blessés, jusqu’à installer le prophète
au Palais National. Mais une fois au Palais national, le prophète s’était
transformé en quelque chose qui ressemblait étrangement à l’homme à
chapeau noir et lunettes épaisses. La légende qui voulait que le fauteuil soit
maudit s’avérait juste. Il suffisait de s’asseoir dessus pour être monté par une
divinité sans foi ni loi. Au fil des mois, la ressemblance devint encore plus
frappante. Le masque ne cachait plus le visage de l’homme à chapeau noir et
lunettes épaisses. Le prophète s’en alla et revint sous escorte américaine.
Avec la deuxième occupation, la paix qui n’en était pas une se confondit avec
une guerre qui n’arrivait pas à éclore. Nous n’avions plus de dokos où nous
réfugier. Même les dokos dans nos têtes avaient reculé. Nous étions plus nus
que notre ancêtre Bonal. Gran Bwa Îlé semblait impuissant à guider nos pas.
Le désastre devint banal.
Comme beaucoup de ceux qui avaient fait fortune avec l’homme à chapeau
noir et lunettes épaisses, Mme Frétillon devint intouchable et se fit une place
de conseillère incontournable auprès du prophète. Allez comprendre ! La
puissante Mme Frétillon multiplia à nouveau ses gains, tandis que son frère,
Toufik Békri, assurait la sécurité secrète au Palais. Ils s’approchèrent de la
grande table des festins et nous laissèrent avec nos rêves de galets qui se
prélasseraient dans la fraîcheur de rivières courant dans des verts bosquets.
Quand Mme Frétillon revint à Baudelet sous couvert de l’Église des pauvres,
organiser une immense réunion de prières, nous nous sommes posé les mêmes
questions qu’Orvil à la mort de Bonal, les mêmes questions qu’Ermancia à la
mort de Fénelon. Des questions sur le chasseur et la proie, ceux qui écrasent
et ceux qui sont écrasés. Sur ceux qui sont pauvres depuis le commencement
et le resteront jusqu’à ce que résonnent les trompettes du Jugement dernier.
Mais nous avons fermé les yeux et avons quand même prié et chanté dans
une ferveur qui stupéfia les autorités qui, tout en étant nouvelles, étaient aussi
anciennes. Nous avons prié avec un os au travers de la gorge et le goût du
rêve dans la bouche, une gingembrette qui refusait de fondre.
Dieudonné reprit avec une énergie redoublée le four à pain, faisant chercher
ce bois qui chaque jour laissait des squelettes calcinés d’arbres au haut des
mornes. Il abandonna la terre et ses sorties en mer se firent plus rares. Yvnel
devint grincheux à l’image de cette terre ingrate sur laquelle il s’échinait sous
un soleil qui cinglait ses reins de ses lanières de feu. Philomène, quant à elle,
ne cousait plus, elle aimait s’agenouiller, les doigts douloureux à force
d’égrener les chapelets avec les sœurs charismatiques implorant l’aide de
Notre-Dame du Perpétuel Secours, patronne d’Haïti.
Altagrâce aida Cilianise à la boutique et, ensemble comme deux complices,
elles prirent soin de chaque détail pour préparer les épousailles de Cilianise
avec Ogou. Comme il l’avait appris de son père, qui l’avait appris de l’aïeul
Bonal, Dieudonné jeûna, se coucha à même le sol afin d’entendre battre le
cœur de la terre et fit abstinence de parole et de chair afin de préparer la
venue d’Ogou pour des épousailles grandioses.
36

LES ÉPOUSAILLES DE TANTE CILIANISE avec Ogou furent la plus belle fête de mon
enfance. Cela faisait longtemps que tante Cilianise couvait cet amour pour
Ogou. Très longtemps. Tout contre sa couche, elle avait fait encadrer une
image de saint Jacques le Majeur, droit sur son cheval blanc, sabre en main,
donnant l’assaut. Elle aimait l’image de cet homme. Vaillant. Courageux.
Fort.
Faustin, le père de Fanol et d’Ézéchiel, était venu mourir tout contre sa
concubine à son retour de Miami. Il était épuisé et avait donné toutes ses
économies à Cilianise, qui avait su l’attendre. Alors, à sa mort, tante
Cilianise ne voulut plus d’un homme de chair et de sang. Dans l’attente de
Faustin, elle avait nourri le goût de l’absence. Et Ogou s’était installé à cette
place-là.
Tante Cilianise avait investi gros pour cette union : sa robe rouge était
magnifique et l’autel d’Ogou somptueux en nourriture, boissons et mouchoirs
d’un rouge vif entourant des machettes. Le service traîna en longueur parce
qu’Ogou jouait avec la patience de tante Cilianise qui, trois heures durant,
ne bougea pas de sa chaise placée devant l’autel juste à côté d’une chaise
vide. Sa patience était pure. Tante Cilianise savait qu’un dieu est un amant
capricieux. Alors elle attendait. Ce serait là même sa fonction. Attendre. Sa
raison l’avait déjà quittée comme un vêtement trop étroit. Elle allait, folle et
nue, sur un chemin connu d’elle seule. Je ne l’ai compris que tard. Trop tard.
Et à mes dépens.
Dieudonné fut secoué plusieurs fois par un léger tremblement. La
possession le prenait de court et il résistait à chaque fois en fermant les yeux,
en tapant sur son front avec sa paume comme pour se réveiller. Remonter à
la surface de sa propre conscience. Il perdit pied, tituba, reprit pied avec
l’aide de Fanol puis d’Yvnel et tint bon. Tout autour, les chants et les
tambours avaient déjà entamé les couplets pour appeler l’époux. Il réclama la
bouteille de clairin. Il s’assit et raviva la flamme. Les tremblements se firent
si violents que Dieudonné fut comme propulsé, jambes et bras dans les airs.
Et puis, dans un mouvement tout opposé, il se tint droit comme un palmiste,
les yeux fixant le vide. Les chants redoublèrent d’intensité :

M’achté yon bèl manchèt pou Papa Ogou o


Yon boutèy rhum pou Ogou Féray o
Yon mouchwa rouj pou Papa Ogou o
J’ai acheté une belle machette pour Ogou
Une bouteille de rhum pour Ogou Féray
Un foulard rouge pour papa Ogou

Ogou prit la posture du guerrier marchant au pas avec de grands gestes


des bras. Une jeune hounsi lui tendit sa machette sacrée et lui noua son
foulard rouge autour du cou. Il réclama du clairin sec et un cigare. Puis il
arpenta la salle en faisant tourner sa machette dans tous les sens, bravant un
danger invisible et des dizaines d’adversaires. Et puis, contre toute attente, il
s’arrêta net, se rappelant ce pourquoi il était là. Visiblement il cherchait la
promise. Quelqu’un dans la foule lui lança : « Papa Ogou, ta promise elle
est là. Tout près. Retourne-toi. »

Ogou sé ou min m
Ki min nin m isit
Pran ka m, pran kam
Ogou, c’est toi
Qui m’a amenée ici
Prends soin de toi, prends soin de toi

Ogou rejoignit Cilianise sur la chaise devant l’autel et Julio, le Pè Savann


qui avait succédé à Érilien, officia en toute solennité. Cilianise promit de le
recevoir comme une femme reçoit un amant et se fit passer une bague au
doigt.
Les épousailles de tante Cilianise réconcilièrent Anse Bleue avec ses rêves
anciens. Ceux de toujours. Ces rêves dans lesquels les promesses d’eau
fraîche des rivières se déversaient dans des fleuves qui, eux, se jetaient de
toute leur puissance dans la mer jusqu’en Guinée.
Depuis, Ogou occupait le centre de la vie de tante Cilianise. « Ogou gason
solid oh », aimait-elle dire. Il lui arrivait de sourire seule à l’absent, son seul
compagnon, son ami, son amant. Le plus fidèle, le plus doux, le plus vaillant.
Elle souriait à ce buste de brume qu’elle préférait à tout homme de chair.
Elle ne marchandait plus qu’avec le Mystérieux, l’Invisible, l’Ange, le Saint.
Elle l’attendait certains soirs, s’habillant comme pour un bal, se parfumant
comme pour un lit. Elle l’attendait dans le violent bonheur de recevoir
l’époux. Ogou la laissait après chaque retrouvaille, avec son absence comme
une couverture voluptueuse. Tante Cilianise n’a jamais su en parler. Elle ne
disait rien. Elle riait. Ogou avait enchaîné sa langue. Avait pris possession de
tous ses mots sur la jouissance. Ses mots passés, présents et à venir.
Je me suis demandé plus tard si, à le nommer tout simplement, elle
n’appelait pas la jouissance. Et moi, Cétoute Olmène Thérèse, j’aimais cet
élan de tante Cilianise vers un homme absent cent fois plus présent que tous
les autres. C’est peut-être parce que personne d’aussi parfait que Jimmy ne
s’était présenté à elle qu’elle avait choisi Ogou. La première fois que j’ai vu
Jimmy, je l’ai cru.
Mère et Altagrâce boudaient tous les services et avaient choisi la porte
étroite de la vertu chez les sœurs charismatiques, se faisant des ampoules aux
doigts et s’écorchant les genoux sur les marches des églises. Moi, je me suis
écorchée toute vive à vouloir Jimmy. J’ai joué à feindre de le refuser avec
autant de véhémence qu’il me cherchait. Son regard me palpait comme un
fruit mûr. Je l’ai soumis à un jeûne de carême. Un long Vendredi saint. Au
pain sec et à l’eau. Qui de nous deux est la proie ? Qui de nous deux est le
chasseur ? Je ne sais pas. Je m’essaie à un jeu que je ne connais pas. Un jeu
qui m’enchante. Assis à l’entrée du Blue Moon, Jimmy regarde le monde les
yeux mi-clos sur sa chaise renversée en arrière. Et démarre toujours en
trombe dans un tourbillon de poussière.
Peut-être que Jimmy ne m’a donné que des restes que j’ai mangés dans sa
main. Jimmy m’a jeté des miettes. Il m’a fait jouer avec le feu. J’ai passé des
jours et des nuits à espérer le regard d’un homme indifférent. Pourquoi, à un
moment de notre vie, éprouvons-nous ce besoin de jouer avec le feu ? De
frotter notre raison à la folie ? Pourquoi donc ? J’ai joué avec le feu. J’ai
frotté ma raison à la folie moi aussi. À ma façon.

De mon œil droit, je vois la mer. Je la regarde à loisir. D’autant plus que
les quatre hommes se sont arrêtés en chemin. Malgré la brise matinale, ils
transpirent. S’essuient le front. Le trapu enlève son cardigan rouge. Pourvu
qu’un chien errant ne vienne pas poser son museau humide tout près de mon
visage. Pour me renifler.

La nuit de l’ouragan, personne n’a osé regarder du côté de la mer.


Personne. Ils auraient eu trop peur. Tout un village marchant dans l’effroi et
la pluie. Même quand le soleil a commencé à poindre timidement, ils ont
préféré regarder du côté des collines surplombant Anse Bleue. Personne sauf
Abner. Abner est le plus brave d’entre nous tous. De toute façon, ils ne m’ont
pas vue m’en aller, ni la mer se refermer sur moi comme le couvercle d’une
tombe.
37

QUAND IL FUT ASSEZ GRAND, Abner voulut lui aussi nous attirer vers un monde
qui n’existait pas. Un monde que lui avaient fait miroiter de nouveaux
vendeurs de miracles. Un monde dont il commençait à esquisser les contours
dans sa tête. Abner n’a que le mot développement à la bouche.
Développement par-ci. Développement par-là. « Si vous coupez les arbres, pas
de développement. Si vous plantez dans les terres de café des haricots, la
terre va s’en aller et pas de développement. Si vous déféquez dans les
rivières, pas de développement. » Nous avons planté les haricots sur les terres
de café tout là-haut, coupé les arbres et déféqué dans les eaux. Il a cru que
l’arrivée du prophète, chef du parti des Démunis au pouvoir, changerait tout
et nous avec ce tout-là.
La colère d’Abner fut à la hauteur de sa déception. Mais un jour, il cessa
de regarder le monde avec amertume. Nous ne savions pas où il avait puisé
ce courage, mais il l’avait trouvé. Il creusa un puits, essaya des semences et
organisa une coopérative. Toute une agitation à laquelle Éliphète son frère ne
croyait pas. Éliphète ne croyait pas à grand-chose. Avec Abner, il y a eu des
explications, encore des explications, toujours des explications, pour nous
décrire ce monde enfin développé, extravagant de bonheur.
Jean-Paul, un descendant des Mésidor, et François, un neveu de Mme
Frétillon, étaient arrivés à la tête d’une équipe qui devait entamer un
ambitieux programme d’irrigation des terres et de mise sur pied de la
coopérative. Ils étaient arrivés avec les mêmes sandales des hommes et des
femmes du parti des Démunis, et le même chapeau de paille. Jean-Paul
marchait nu-pieds quelquefois, rien que pour offrir à ses plantes douillettes et
lisses une chance d’être blessées. François a posé des questions sur ce que
nous mangions, comment nous organisions nos familles, quelles étaient nos
méthodes de culture. L’autre n’arrêtait pas d’arpenter les cinq villages
alentour en vue d’organiser la coopérative. Ou bien il faisait le tour des
plaines et des collines pour comprendre d’où pouvait venir l’eau et s’il était
encore possible d’en trouver pas trop en profondeur. Il y eut des réunions, des
rassemblements dans la zone et certaines fois à Port-au-Prince. Abner en
revenait plus transformé à chaque fois. Il s’était vraiment senti l’âme d’un
leader le jour où, après une réunion où il avait pris la parole, il fut invité à la
résidence de Jean-Paul à Laboule. Là, il but du whisky, un rhum pour riches,
et écouté une musique douce comme le murmure d’une femme.
Les années passèrent, se ressemblant. Entre deux résultats de tirage de la
loterie, tous les jours, Dieudonné nous faisait part de ce qu’il apprenait par les
radios. Le prophète avait transformé des crève-la-faim, pauvres et maléré
comme nous, en bandes organisées armées jusqu’aux dents auxquelles il ne
faisait pas bon se frotter. Des Blancs venaient les voir, ils les prenaient pour
des héros de western, des guerriers, et raffolaient de leurs noms de nuit :
Jojo-mort-aux-rats, Hervé-piment-piké ou Chuck Norris. Des noms qui
donnaient froid dans le dos. Des noms qui suggéraient que ces hommes
pourraient faire d’eux leur prochain repas. Mais ces Blancs aimaient les
sensations fortes. Alors ils écrivaient des articles pour les journaux et les
filmaient pour faire peur à d’autres Blancs très loin qui les regarderaient à la
télévision. Nous aussi, nous les voyions dans des télévisions à Baudelet entre
deux matches de foot. L’espace de quelques secondes, nous nous disions qu’il
faisait encore bon vivre à Anse Bleue, Roseaux ou même Baudelet. Et non à
Port-au-Prince.
Un jour où Fanol était venu en visite à Anse Bleue, Abner et lui s’étaient
vivement disputés. Fanol défendait son emploi de quatrième zone dans une
administration et niait que ce qui restait du maigre gâteau se partageait au vu
et au su de tout le monde. Que l’appétit de tous avait été ouvert, mais qu’au
passage on emportait la crème et les trois-quarts du gâteau. Que des gens
disparaissaient aussi à jamais. Que d’autres mouraient criblés de balles par des
inconnus. Toujours des inconnus. Que certains de ceux qui disparaissaient
réapparaissaient parce que leurs parents avaient payé. Fanol niait tout. Oxéna
et Yvnel l’encourageaient à nier pour ne pas s’attirer d’ennuis.
Mais on parlait aussi à voix basse d’une nouvelle manne miraculeuse.
Blanche comme la farine de la multiplication des pains de Jésus. Des avions
atterrissaient la nuit pour livrer cette manne. Ou la lâchaient du ciel par
paquets. Des terres entières avaient été défrichées pour cette seule récolte.
Dans son camion loué à un homme de Roseaux, Éliphète avait vu bien du
pays et entendu une flopée de paroles entre Anse Bleue, Roseaux, Baudelet et
Port-au-Prince. Il avait affirmé un jour de grande inspiration que les miracles
n’auraient pas lieu. « Le seul miracle viendra du ciel et il sera empoisonné.
Parce que c’est le diable qui nous l’enverra sur des ailes métalliques. Les
ailes métalliques sillonneront le ciel. Et cette manne-là, on la mangera assis
sur des pierres en feu, sous un ciel sec, au milieu des derniers cactus et
bayahondes, entre des discothèques, des 4 X 4 rutilantes, des malfrats, des
traînées de salon et des AK47. » Il avait fait un geste de ses deux bras contre
sa poitrine pour nous montrer qu’il s’agissait d’armes à tuer. Éliphète avait vu
juste.
« Le monde est un lieu difficile. Tu ruses ou tu meurs », avait-il conclu.
« Je ne veux pas mourir », s’était écriée Cétoute. Elle avait à peine douze
ans. Nous ne savions pas d’où ce cri était sorti. Il l’avait prise de court. Et
nous avions tous ri. Et Cétoute était alors allée rejoindre sa mère et les sœurs
charismatiques sur l’étroite galerie devant sa maison. Elle avait récité trois
« Je vous salue Marie » avec elles pour oublier un moment les prodigieuses
et terribles surprises que réservait la vie en ce temps, en ce lieu.
38

PAR UN MATIN D’AVRIL, une 4 X 4 neuve engloutissait kilomètre après


kilomètre, faisant se retourner sur son passage les passants depuis Port-au-
Prince. Dans les bourgs et villages, nos yeux la saisissaient comme des
griffes. Quand la 4 X 4 atteignit le sommet de ce qui semblait être le dernier
sommet du monde, Anse Bleue s’offrit au regard de Jimmy dans sa totalité.
La mer était une plaque luisante à perte de vue, posée là pour renvoyer toute
la puissance du soleil, comme si la terre condamnée était prise entre deux
fatalités, brûler ou être engloutie. Il balaya du regard ces hameaux comme des
petites boursouflures sur le sable. Purulentes. Nauséabondes. Le chauffeur
s’était lancé dans une longue déploration sur cette terre qui, sans pudeur,
montrait ses tripes et ses cicatrices. Abandonnée par tous. Jimmy restait sourd
et indifférent à cette ritournelle pleurnicharde et ennuyeuse du chauffeur, à
qui il demanda au bout d’un moment de se taire parce qu’il avait chaud.
Jimmy voulait penser seul. Sans les béquilles d’un homme dont l’opinion ne
comptait pas. Le désordre était encore plus grand que ce qu’il avait imaginé
et ce n’était pas pour lui déplaire. Mais pas du tout. Le désordre, c’était son
élément, sa respiration, son eau et son ciel. Il se frotta les mains, un large
sourire sur les lèvres. Au grand étonnement du chauffeur, qui avait vu la
reddition de l’homme à chapeau noir et lunettes épaisses et de ses uniformes
bleus, la montée du parti des Démunis avec son prophète, ses hommes et ses
femmes de bonne parole, devenus en quelques années plus riches que ceux du
parti des Riches et qui avaient fait affûter les mêmes machettes et crépiter les
uzis.
Le chauffeur se demanda ce qui pouvait faire sourire son passager :
« Monsieur Jimmy, c’est comme dans la Bible, il est devenu difficile
aujourd’hui de démêler le bon grain de l’ivraie. »
« Je laisse ce travail à Dieu », avait rétorqué Jimmy. Sur ce, le chauffeur
prit la résolution de parler de la pluie et du beau temps, et de ne même pas
mentionner la cherté de la vie et surtout pas la désolation des campagnes. Il
n’allait ni prêcher ni se faire des ennemis et remettait le peu d’âme qui lui
restait à Dieu tous les dimanches et tous les mardis au jeûne de l’église
rénovée des pentecôtistes.
« Elles sont comment, les autorités de la zone ? »
Le chauffeur lâcha presque avec emphase :
« Des gens très sérieux. »
Et après avoir répété trois fois et avec insistance le « très sérieux », il
vanta les qualités des uns et des autres, du commissaire, du maire et de ses
assesseurs, des députés et du sénateur. Jimmy n’en croyait pas un mot et dans
sa tête se disait : « Il me ment, mais cette bande de pouilleux ne mérite pas
mieux. » Il lui tardait d’arriver jusqu’à la colline Morin après Baudelet. « Ce
n’est pas possible, Baudelet, où es-tu ? Peut-être que, sentant mon arrivée, tu
es rentrée sous terre ? » À cette seule pensée, il rit à gorge déployée. Et ses
yeux brillèrent de cet éclat dément qu’ont ceux des hommes dont l’enfer est
l’état d’esprit préféré.
Jimmy murmura quelque chose entre ses dents qui échappa au chauffeur.
Quand ce dernier lui demanda de reprendre ce qu’il venait de dire, il lui
répondit que ce n’était rien d’important, juste le baragouin d’un homme saisi
par l’émotion. Le chauffeur n’en crut pas un mot et, bien sûr, n’insista pas.
Le chauffeur avait du mal à avancer sur cette route rocailleuse. La jeep
flambant neuve, une SUV jaune, faisait sensation auprès des piétons et
automobilistes, puis des paysans tout au long de la route.
Lorsqu’il atteignirent enfin le marché de Roseaux, Jimmy murmura : « Je
suis de retour et vous allez le sentir. Un Mésidor est de retour et ce n’est pas
rien. » Cette fois, il avait prononcé ses mots assez fort pour que le chauffeur
l’entendît et ravalât sa salive. Jimmy était du parti des Riches, mais il avait
ses entrées au parti des Démunis et s’apprêtait avec ses complices des deux
camps à prêter main-forte au désordre.
Il lui fallait faire vite, très vite. Son grand-père, Tertulien Mésidor, était à
l’agonie et lui, le fils de Mérien Mésidor répudié quelques années auparavant,
voulait se faire accepter par ce grand-père qu’il ne connaissait pas. Se faire
accepter pour racheter son père. Mais aussi pour prendre, s’accaparer.
Tertulien, poursuivi à cause de ses démêlés avec les hommes en bleu, s’était
réfugié en République dominicaine puis était revenu en catimini. Attendant
que la roue tourne. Dans un pays où l’arme la plus sûre est l’effacement ; la
défense la plus payante, l’évitement. Pour laisser passer l’orage, avant de
déployer à nouveau les ailes et hurler avec les loups du moment.
Le chauffeur de la SUV jaune raconta, le dimanche suivant, sur le parvis de
l’église pentecôtiste de Roseaux, l’arrivée de Jimmy, et les domestiques de
Tertulien nous firent, au marché de Baudelet, un récit de la dernière
conversation du mourant avec son petit-fils. À force de les recevoir jusque
dans nos campagnes, nous savions que les loups du moment, avec ou sans
uniforme des armées du monde, venaient de tous les coins pour chasser ou
dépecer ce cadavre trop encombrant que nous étions devenus. Haïti, yon chaj
twò lou, une épine au pied de l’Amérique.
Nous, à Anse bleue et dans les autres villages, nous étions comme un
cheval récalcitrant qu’on ne pouvait décidément brider ni par la ruse, ni par la
force. Alors on nous a circonscrits dans un enclos. Et nous fredonnons encore
à l’intérieur de nous-mêmes :

Chèn ki chèn, nou krazé li


Ki diré pou kòd o ?
Nous avons pu briser des chaînes
Que dire d’une petite corde ?
39

QUAND TERTULIEN VIT ce petit-fils qui était venu de si loin, il ne laissa pas le
souvenir de Mérien remonter à la surface et lui gâcher sa joie.
Marie-Elda, l’épouse de Tertulien Mésidor, était d’une fragilité qui
contrastait avec le bouillonnement ininterrompu de son époux. Aucun
serviteur ne se souvenait l’avoir entendue prononcer un mot de trop, un mot
trop haut, un mot de travers. Marie-Elda Mésidor semblait regarder de l’autre
côté de la vie sans prêter attention à ce qui se passait là, à vue d’œil. Sous
son nez. Nous ne sous sommes jamais expliqué sa présence dans un tel lieu,
sa présence sur une couche aux côtés d’un tel homme.
Si chaque nouvelle naissance l’avait laissée plus frêle que la précédente,
cela ne l’avait pas pour autant empêchée, sans une larme, sans un cri, de
mettre dix enfants au monde selon le bon vouloir de son mari : Osias,
Boileau, Pamphile, Candelon, Théophile, Joséphine, Horace, Ermite, Madrine
et Mérien. Tous, à l’instar de Marie-Elda, obéissaient à leur père au doigt et à
l’œil. Tous à l’exception de Mérien, le benjamin, qui était venu au monde
avec un aiguillon empoisonné dans la poitrine. Comme pour les âmes bien
nées, le petit du tigre avait commencé très tôt à ressembler à son géniteur.
La dernière fois que Tertulien avait frappé Mérien, tous avaient cru qu’il
allait le tuer. Avec un nerf de bœuf en guise de fouet, il lui avait lacéré la
peau, puis avait cogné, cogné de ses mains nues sur son torse, son visage, ses
bras. À croire qu’il voulait faire sortir de son fils quelque esprit malin.
Mérien accepta les coups jusqu’au moment où une colère sortie du fond de
ses entrailles le fit bondir, la tête en avant, comme un jeune taureau et cogner
à son tour de toutes ses forces. Tertulien Mésidor tomba à la renverse. Le fils
cloua le père au sol, posant les mains autour de son cou, prêtes à se resserrer,
dures, sur sa pomme d’Adam. N’étaient les cris de sa mère, l’interposition
d’Osias, l’aîné des frères, et les cris des domestiques, peut-être Mérien aurait-
il commis l’irréparable. Tertulien, en se relevant, avait saisi une machette et
menacé Mérien qui recula en soutenant le regard de son père. Aucun
domestique, aucun des autres frères ne put le rattraper. Il partit en courant et
entendit dans son dos Tertulien, son père, le maudire jusqu’à la cinquième
génération. Mérien Mésidor, quelques jours plus tard, nous l’avions su par les
domestiques les plus bavards, avait rejoint une de ses tantes en Amérique.
C’était il y a bien des années déjà.
Tertulien était ému. Ce qui desserra la main de cette douleur qui dessinait
sur son visage d’horribles grimaces. Sa bouche semblait vouloir happer tout
l’air autour de lui. Un murmure inaudible sortit du fond de sa gorge. Il eut
seulement la force de caresser la main de son petit-fils, de poser une main sur
ses cheveux et de lui tendre un papier. Il lui demanda d’inscrire le nom des
hommes et des femmes sur lesquels il pouvait compter. Pour n’importe quoi.
Pour tout. « Note, mon fils ! »
Tertulien Mésidor, dans un ultime sursaut, se dressa sur son lit et concentra
ses dernières forces pour faire sortir de sa bouche comme d’un lance-flamme :
« Mon fils, je n’ai aucun remords et je n’implorerai pas la clémence de
Dieu. À force de compromissions et de bassesses, j’ai accumulé une petite
fortune, des biens, des biens, encore des biens. Je suis plus fortuné que tous
les habitants de ces cinq villages réunis. Rien n’a jamais arrêté mon bras
quand je voulais tuer, voler, violer. Rien. Il faisait très beau les jours où
j’avais du sang sur les mains. On dirait que Dieu m’a cédé le pas chaque fois
que j’avançais. »
Il s’arrêta pour rire à gorge déployée, les yeux brillants de démence.
« J’ai tout vu dans cette île. Jusqu’à sa deuxième occupation par les
Marines. Je dis bien deuxième occupation, mon fils, parce qu’il y en aura
d’autres. Et je n’ai toujours rencontré que ce même respect de tous, tu
m’entends ? »
Jimmy acquiesça : « Oui, oui. »
Et Tertulien s’agrippa à sa chemise :
« Oui, respect pour l’or et le pouvoir. Rien d’autre, mon petit-fils, rien
d’autre. »
Tertulien voulait parler avant de mourir pour avoir le plaisir d’évoquer ses
crimes. Il prononça ses derniers mots en se renversant sur son lit. Il mourut
les yeux grands ouverts.
La nouvelle du retour de Jimmy se répandit sur les sentiers, d’une case à
l’autre, au détour des marchés. D’un jardin à l’autre. Alors il nous sembla
une fois de plus que rien ne s’était passé. Que le parti des Démunis n’avait
pas existé. Certains d’entre nous se mirent à se méfier de leurs souvenirs.
Allant jusqu’à croire que nos fièvres n’étaient que le fruit d’une hallucination
collective. Que le malheur d’avant, celui de l’homme à chapeau noir et
lunettes épaisses, était peut-être mieux que celui qui plantait ses crocs dans
nos vies d’aujourd’hui.
Jimmy décida de tout reprendre, et même plus que ce qui lui revenait. Il
serait un fléau. Lui aussi.
« Je suis de retour et vous allez le sentir. »
40

C’EST JIMMY QUI M’A TUÉE. Et tout a commencé avec l’avion. C’était un
vendredi et j’avais laissé Baudelet comme tous les vendredis pour revenir à
Anse Bleue.
C’est vrai que la première fois que l’avion a survolé Anse Bleue, en pleine
nuit, nous avons été réveillés en sursaut. Et mon père, encore endormi, nous
a appelés les uns après les autres à voix basse, avec des mots que la peur
déformait, comme s’il avait dans la bouche un morceau de patate encore
fumante. Il nous a appelés pour nous demander si nous n’entendions pas ce
bruit étrange au-dessus de nos têtes. Tout hébétés de sommeil, les yeux mi-
clos, nous avons nous aussi prêté l’oreille à ce grondement sourd qui venait
de faire un grand trou dans la nuit. Nous avons d’abord cru à un signe du
ciel ou du pays sous les eaux.
Après trois tours au-dessus d’Anse Bleue, le bruit de l’avion s’est atténué,
comme si le silence l’avalait à mesure qu’il se dirigeait vers le morne
Lavandou. Et, au bout d’un moment qui nous a paru fort long, nous n’avons
plus rien entendu.
Réveillés bien plus tôt qu’à l’accoutumée, mon père, tante Cilianise, Yvnel,
les enfants, tous parlaient devant leur case à voix basse. Les enfants
couraient entre nos jambes et mêlaient leurs braillements aux chants du coq,
aux aboiements du chien qui tournait un peu dans tous les sens. Nous avons
parlé avec des phrases qui disaient et qui ne disaient pas. Un vrai jeu de
cachecache avec nous-mêmes. Les secondes étaient toutes pleines de mots et
pourtant encombrées de silence. Mais nous nous comprenions, comme toutes
les fois où une parole muette telle une présence obscure venait prendre la
place entre nous. Toute cette agitation nous retournait dans un grand
charivari. Alors tantôt nous regardions la mer, tantôt le ciel ouaté de bleu et
de rose posé sur la pente des collines. Et moi, Cétoute Florival, j’ai entendu
le temps nous ronger comme une armée de rats.
Altagrâce indiqua ce qui avait été la trajectoire de l’avion juste au-dessus
de notre case, avant qu’oncle Yvnel ne vienne rectifier ses propos en
avançant un argument imparable qui sembla faire autorité : il savait comment
était fait un avion, parce que Léosthène le lui avait décrit en long et en
large – les sièges de l’avion, la ceinture que l’on attache autour de la taille,
les trous d’air qui vous chavirent l’estomac, les hôtesses qui remplissent les
formulaires de cette cohorte d’illettrés que nous sommes et qui tous les jours
forcent les portes de l’Amérique.
Abner évita la question de la trajectoire, qui avait déjà fait couler trop de
salive, mais prit cet air renfrogné et interrogateur de qui en savait assez pour
être inquiet et pas assez pour partager cette inquiétude avec nous. Il tordait
dans tous les sens les poils de sa barbe de quelques jours et se contenta d’un
« Je n’aime pas cet avion. Je n’aime pas ce qu’il va nous apporter ». Quand
on lui demanda ce qu’il entendait par ces mots, il se contenta de conclure
qu’à son avis, l’appareil avait atterri sur les terres des Mésidor.
Abner rangea l’événement dans la longue liste de ceux qui, depuis quelques
mois, venaient bouleverser la vie tranquille d’Anse Bleue, après avoir
bousculé celle de l’île. Cilianise renchérit en parlant de mâchoire gonflée
d’une parole trop lourde.
Oxéna s’apprêtait à donner son avis, quand Dieudonné mon père lui
ordonna d’un geste de la main de se taire. Puis, regardant le ciel quatre fois
de suite, il parla d’une voix qui signifiait que le débat était une fois pour
toutes clos. Alors, sans avoir à le mentionner, il était aussi clair pour
Dieudonné que pour nous tous que nous jurerions à tous ceux qui n’étaient
pas d’Anse Bleue que nous n’avions rien vu, rien entendu, cette nuit-là.
Remontant le col de son chandail effrangé, il conclut que cela faisait trop
longtemps que les Esprits n’avaient pas été nourris, et que tous ces
événements étaient là pour nous le rappeler.

Je refais le parcours à l’envers. Une dernière fois. Allant vers ma seconde


mort. La vraie.

« Tu me cherches, tu me trouveras. » Pourquoi cette phrase me hante-t-


elle ?
La deuxième fois que je rencontre Jimmy, je suis déjà une mendiante
d’amour.
J’ai oublié bien des choses dont je voulais me souvenir et me souviens de
choses que je devrais oublier. Mais c’est ainsi. Mon bon ange, pas
m’abandonner. Je divague. Je divague...
J’ai hanté le village trois nuits durant. Me faufilant entre les interstices.
Sans chair ni os. Chair et os déjà passablement dissous par le sel et l’eau.
Fendant les ombres comme l’étrave d’un bateau.
Je ne voulais pas quitter Anse Bleue. Pas de cette façon-là. Heureusement
que, comme il arrive souvent, la direction du vent a brusquement changé
dans la nuit : je ne suis pas allée vers la haute mer, mais j’ai rebroussé
chemin. J’ai longé la côte. À croire que Loko, Agwé, Aida Wèdo et tous les
autres ne voulaient pas non plus que je quitte Anse Bleue et ses alentours.
Pas si tôt, pas si vite...
Alors, toute la nuit, j’ai hanté le village. Jusqu’au petit matin. Ma senteur
forte d’animal marin a pénétré partout sans soulever le moindre haut-le-cœur.
J’ai eu beau me faufiler entre les murs des cases du village, soulever les
rares rideaux effilochés aux fenêtres branlantes, ouvrir avec fracas comme un
vent contraire les portes mal rabotées et hurler leurs prénoms, personne ne
semblait me voir. Personne ne semblait m’entendre. Personne. On n’évoquait
plus mon nom que dans des sanglots étouffés.

Le cortège s’est arrêté et voilà que les quatre bonshommes me posent sur
le sable. C’est leur deuxième pause. Ils ont soif et réclament de l’eau à deux
femmes qui ont laissé leurs occupations du petit matin pour venir grossir la
petite foule qui m’accompagne.
Ce matin, le monde est beau, le ciel sera bientôt comme lavé, après les
pluies. Je pense à Abner qui ne se laisse jamais convertir au malheur. Qui
refuse toujours d’emprunter ses corridors noirs. Tandis que, moi, aspirée
depuis longtemps par le vide, je m’engouffre sur les traces d’Olmène.
41

ALTAGRÂCE A JURÉ avoir vu Jimmy sur la route entre Ti Pistache et Roseaux


dans le pick-up décrit par Octavius, un homme de Roseaux. C’est aussi lui
qui a raconté l’incendie.
Alors qu’ils venaient à peine de s’endormir, lui qui a le sommeil léger,
avait perçu un remous, des murmures au-dehors. L’œil dans un trou de la
fenêtre, Octavius avait vu distinctement les contours d’un gros pick-up neuf
de couleur verte. « Deux hommes en sont descendus, avait-il affirmé. J’ai
reconnu l’homme petit et massif qui ne parle qu’espagnol, il avait une
bouteille à la main. L’autre homme, probablement celui qui conduisait, avait
poursuivi Octavius, a allumé un briquet. Ils savent y faire, je vous dis. Des
spécialistes. Et j’ai vu la flamme s’approcher du chiffon. J’ai frémi en me
disant : ‘‘Ils ne vont quand même pas faire ça’’, et j’ai crié. Et j’ai réveillé
mon frère Brignol. J’ai réveillé ma mère. Le bras de l’homme trapu s’est
détendu et la flamme a décrit un arc de cercle venant droit sur nous. La
bouteille a heurté le bois de la fenêtre et je me suis écarté. Le souffle a bien
failli m’éclater le tympan. Les flammes ont couru sur le plancher, craquant,
crépitant, les crépitements ont envahi tout partout. Nous sommes sortis
précipitamment pour échapper au brasier et à l’odeur asphyxiante de
l’essence. Et nous avons tous entendu le chauffeur lancer distinctement : ‘‘La
prochaine fois, on te tue, Octavius. C’est un avertissement.’’ Je me suis
retenu pour ne pas faire dans mon pantalon. Parce que ces hommes-là sont
terribles. »
Alors, à voix basse, il avait précisé à Altagrâce que, deux jours plus tard,
Jimmy lui avait fait une menace encore plus grave : « La prochaine fois, je te
fais tailler petit massisi* avant de te liquider. » Il l’avait dit appuyé contre sa
voiture, un cure-dent entre les lèvres. Je voulais demander à Altagrâce de se
taire. D’arrêter de colporter des ragots. Mais je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit
non plus à Cocotte et à Yveline.
« Où as-tu connu l’homme trapu ? » « Comment as-tu connu Jimmy ? »
Octavius s’était empêtré dans des explications embrouillées. En réalité,
Octavius travaillait pour Jimmy. À sa mère, aux voisins, à tout le monde.
Mais personne ne l’avait cru. Le lendemain, j’ai croisé Octavius et je l’ai
détesté avec sa tête de mouchard et de...
« Jaloux, va ! » me suis-je répété en moi-même plusieurs fois de suite.
Alors, quand l’avion a survolé Anse Bleue une deuxième fois, nous étions
déjà des gens avertis. Éliphète avait vu juste. Plus juste qu’Abner. Moi je
voulais en savoir davantage. Alors je suis partie en chasse. En chasse d’un
homme voyou.
Le lendemain, j’ai surpris Jimmy, non loin du Blue Moon, tendant un
paquet à Octavius. Jimmy m’a vue et m’a couru après pour me rattraper. En
rentrant, je n’ai rien dit. J’aurais eu trop peur de me trahir en expliquant
tout. J’ai préféré épaissir la couche de silence qui enferme tout dans la tombe
de l’oubli. J’ai cédé au sommeil comme on s’abandonne à la mort. Ne suis-je
pas née dans un temps sans vergogne ?
Malgré les recommandations et les mises en garde de l’instituteur, de la
radio et des membres du CASEC* qui sont passés nous prévenir qu’un gros
ouragan allait frapper la côte, je me suis attardée en chemin. Allez savoir
pourquoi.
Il y a ces larges lampées de sel et d’écume sur le sable.
Mais, dans ce crépuscule d’il y a trois jours, je n’ai rien vu. Rien. Trop
occupée à tenter de respirer. Trop occupée à tenter de ne pas voir venir tout
ce qui allait suivre.
« Ne fais pas ce que tu pourrais regretter, martèle ma mère. Ne le fais
pas. »
Plus tard, le vent a soufflé sans s’arrêter. Détachant les branches des
arbres. Soulevant les feuilles en bourrasques. J’ai pensé aux sermons du
pasteur Fortuné que nous racontaient Ézéchiel et Oxéna à l’église des
pentecôtes. À l’arche de Noé. Et j’ai imaginé que la mer s’était mise à la
place du ciel et nous déversait toute son eau. Vraiment je l’ai cru. Et que
bientôt hommes, femmes, bêtes et enfants...
Des trombes d’eau du ciel noir se sont déversées sur Anse Bleue et sur la
mer violette. Le vent, dans toute cette eau, s’est déchaîné, creusant des
tourbillons d’air et de pluie, dressant des vagues géantes à l’assaut des
rochers, déracinant les arbres, emportant des tôles, défaisant des chaumes.
Très vite, des éclairs ont lacéré le ciel comme une vieille calebasse. J’ai
feint d’écouter les conseils. De rentrer. En réalité je me suis cachée derrière
les bayahondes au haut de la butte.

Je racle et je perds pied. Je ne recrache plus l’eau en gargouillis sonores


à la surface de l’eau. Mon cœur brusquement arrête sa course libre.
Loko, dans la voix du vent, a soufflé tout l’après-midi jusqu’à me faire
tituber, jusqu’à me faire plier les genoux. C’est un de ces ouragans avec le
vent qui enchante et qui rend fou. Il s’est élevé dans un fracas cognant contre
mes tempes. Soudain une joie nue m’a assaillie. Je garde le souvenir d’une
sorte d’ivresse s’emparant de moi. J’étais libre dans le vent. Dans la mer.
Accordée au grand cœur sauvage. Traversée des mêmes violents remous. Ai
eu envie de crier : « Mon amour, où es-tu ? N’aie aucune crainte. Ce n’est
que la fascination de la lune. Rien que ça, mon amour. »
Et puis, au-dessus de ma tête et contre ma nuque, deux mains qui
m’obligent à m’enfoncer dans les vagues. Malgré moi. Malgré le souffle qui
commence à me manquer, je m’agite dans tous les sens. Mes gestes sont aussi
brusques que désespérés. Je me débats de toute la force de mes bras, de toute
la force de mes jambes. Je me débats jusqu’à épuisement. Jusqu’à ce que le
souffle m’abandonne.
Mais voilà que je perds pied. Je bois l’eau jusqu’à l’asphyxie. Je m’écroule
comme une bête qu’on assomme. Entre mes cuisses, une main, une chair qui
me déchire. Je me retourne. Mon regard incrédule se révulse. Et, soudain,
l’obscurité liquide. De plus en plus froide. Dans cette nuit de vent et d’eau, il
m’a saisie par les épaules et m’a maintenu la tête sous l’eau avant de
s’engouffrer dans les ronces.
À l’approche d’Anse Bleue, malgré leur grande fatigue, les quatre hommes
ont accéléré le pas. Je perçois au loin notre case en dur et toutes les autres,
encore enveloppées dans une brume de fable. Tous les visages sont tournés
vers le nord. En direction du cortège qui avance. Les hommes transpirent à
grosses gouttes. Leurs bras, quoique robustes, tremblent. Une morte, ça pèse
lourd.
J’entends une espèce de son incontrôlable, comme quelque chose qui
sortirait du ventre d’un animal qu’on égorge. Et qui, après avoir creusé son
trou noir dans les os au plus profond de la chair, monte dans la poitrine,
serre la gorge et gicle de la bouche à l’air libre. Ma mère crie mon nom très
distinctement dans des aigus assourdissants : « Cétouuuuuute,
Cétouuuuuute. »
Anse Bleue pleure, mais bientôt Anse Bleue fera tout pour que je ne rôde
plus dans les alentours. Pour que tous puissent très vite penser à moi sans
être aspirés de l’autre côté. Je ne reviendrai que pour leur faire du bien. Il y
a le côté du chagrin, qui appartient encore à la vie, et il y a la barrière de la
mort.
42

LE SOLEIL AVAIT DÉJÀ DÉFAIT les derniers lambeaux de nuages quand Abner vit
un étrange cortège venant de Pointe Sable arriver du côté nord de la plage
d’Anse Bleue. Le cri de sa mère Philomène déchira l’air, mit le ciel en
lambeaux... Dieudonné, beuglant sa douleur, la soutenait comme il pouvait.
Abner se sentit bien seul. Seul. Désespéré. Il attendit un moment et déglutit
malgré lui. Ses lèvres se mirent à trembler et sa vue se troubla. Il sentit qu’il
avait envie de pleurer et lutta contre cette envie en se frottant les yeux d’un
geste rapide dans le repli de son coude. Il alla au-devant du cortège. Nous
l’avons vu partir et nous l’avons suivi. Il a saisi son portable et composé le
numéro du commissariat de Roseaux. Pour la première fois, des hommes de
l’ordre et de la justice fouleraient la terre d’Anse Bleue.
Après leur avoir parlé, il nous dit qu’il avait retrouvé ce courage dont il
pensait qu’il l’avait abandonné pour toujours. Il pensa à la récolte qui serait
plus généreuse cette année grâce aux travaux d’irrigation de Jean-Paul et de
François, grâce à la construction du dispensaire des pentecôtes qui s’achevait,
grâce à la coopérative qui s’était mise en place. Tout cela lui mit un peu de
clémence au cœur. L’espace de quelques secondes. Rien que quelques
secondes. Il ne renonçait pas... Il avançait. Il en tituba presque.
Alors, nous avons suivi Abner, tellement à son aise dans les bayahondes
qui brouillaient la route devant nous. La route de demain. Ces halliers où
nous ne voyions s’ouvrir aucune issue. Contrairement à nous, Abner, d’une
machette invisible, semblait arracher les broussailles et avançait. Nous avons
réglé notre pas sur le sien.
43

MA VRAIE MORT COMMENCERA quand on me lavera, qu’on me coupera les ongles


et quelques mèches de cheveux, qui seront soigneusement conservés dans une
fiole. Et Dieudonné mon père, Cilianise, Fanol et tous les autres me
confieront des messages pour ceux et celles que je verrai ou reverrai avant
eux. Dieudonné murmurera les trois phrases sacrées à mes oreilles. J’irai
seule sous les eaux, laissant mes dieux protecteurs dans l’eau de la calebasse
tout a côté de moi.
Quand, après quarante jours, on me sortira de l’eau, je tournerai enfin les
yeux vers la lumière, et ce sera pour les miens le début d’un compagnonnage
avec eux. Ma mort ne sera plus un tourment. Je panserai des plaies.
J’adoucirai l’amertume. J’intercéderai auprès des lwas, des Invisibles.
Je demanderais bien à Altagrâce et à ma mère, si je le pouvais, de me
vêtir de ma robe blanche pareille à celle d’Erica dans le feuilleton « All My
Children » et de me chausser de mes sandales rouges à talons hauts.
Altagrâce, ma sœur, sait exactement où elles se trouvent, dans une malle sous
mon lit.
J’aimerais arriver en Guinée ou près du Grand Maître avec une robe de
reine et des pieds rouge feu. Je suis ainsi faite. Je suis fille de Fréda.
GLOSSAIRE*

Agwé : divinité de la mer, des océans.

Arbre véritable : nom haïtien de l’arbre à pain.

Asson : calebasse évidée remplie de petits os, sorte de hochet, qui sert de
sceptre rituel à l’officiant lors des cérémonies vaudou.

Badji : sanctuaire proprement dit du temple vaudou.

Baka : créature maléfique.

Bain de chance : bain spécialement préparé pour attirer les faveurs des dieux.

Banane pesée : banane plantain frite.

Bâton gaïac : bâton en bois de gaïac, particulièrement solide.

Batouelle : battoir.

Bayahonde : arbuste sauvage.

Bois-fouillé : bateau fabriqué dans le tronc d’un arbre.

Borlette : loterie.

Bougie baleine : bougie rudimentaire, à l’origine fabriquée avec de la graisse


de baleine.

Cacos : rebelles qui se sont soulevés entre 1915 et 1920 contre l’occupation
américaine.
Candélabre : variété de plante avec laquelle on construit des clôtures à la
campagne.

Carabella : tissu dans un coton grossier.

Carreaux : unité traditionnelle haïtienne de mesure des superficies,


correspondant à 1,29 hectare de terre.

CASEC : conseil d’administration de section communale.

Chanson-pointe : chanson qui recèle des sous-entendus sur un événement qui


a eu lieu dans la communauté ou sur une question politique.

Cher maître, chère maîtresse : qui fait acte de propriété et n’a de comptes à
rendre à personne.

Choukèt larouzé : adjoint du chef de section qui, avant 1986, assurait l’ordre
et la sécurité dans les campagnes.

Chrétien-vivant : être humain.

Clairin : eau-de-vie de canne à sucre de première distillation.

Coucouye : luciole.

Coumbite : forme de travail collectif, d’entraide.

Damballa : dieu serpent qui est souvent représenté avec son épouse Aida
Wèdo.

Danti : chef d’un lakou, qui a un grand pouvoir de décision.

Démembré : partie qui n’ira pas dans l’indivision et qui recèle les attributs
spirituels de la lignée.

Désounin : cérémonie qui a lieu après la mort pour préparer le passage vers
l’au-delà. Peut être également employé comme un adjectif signifiant
« décontenancé ».

Divinòr : devin.

Djon-djon : champignon noir qui colore le riz ou les viandes et leur donne un
goût particulier.

Doko : lieu éloigné et clandestin qui servait de refuge aux insurgés après
l’indépendance.

Don : grand propriétaire terrien.

Drapeau : étendard fait de paillettes de couleurs vives et symbolisant les


divinités protectrices du lakou.

Erzuli Dantò : autre pendant d’Erzuli qui symbolise l’endurance et la force.

Erzuli Fréda : divinité de l’amour, belle, coquette, sensuelle et dépensière ;


une des trois grandes figures des divinités féminines.

Femme-jardin : concubine chargée de cultiver une parcelle de terrain pour un


propriétaire.

Franginen : individu né en Afrique et ayant survécu à la révolution de 1804.

Gaguère : espace aménagé pour les combats de coqs, très prisés.

Gédé : divinité qui symbolise la vie et la mort.

Gourde : monnaie haïtienne.

Gran Bwa : divinité des arbres et des forêts.

Grand Maître : appellation du Dieu unique dans la religion vaudou.

Griot : porc frit.

Grouillades : déhanchements.
Guayabelle : chemise typique de la grande Caraïbe (guayabera).

Guildive : distillerie artisanale.

Habitation : grande propriété.

Hougan : prêtre vaudou.

Hounsi : initié dans le vaudou.

Jardin : équivalent du champ ou de la propriété appartenant à un cultivateur.

Jeunesse : fille de mauvaise vie, prostituée.

Kabich : pain sans levain.

Kamoken : opposant aux dictatures des Duvalier père et fils, de 1957 à 1986.

Kanzo : initiation qui permet à une personne de ne pas être brûlé par le feu.

Kasav : galette de farine de manioc.

Labalenn : divinité vaudou de l’eau.

Lakou : espace d’habitation de la famille élargie.

Lalo : épinard sauvage.

Lambi : conque marine utilisée comme un cor par les paysans.

Lampe bobèche : récipient où brûle une mèche trempée dans de l’huile.

Lasirenn : divinité qui tire les mourants sous l’eau pour les emmener en
Afrique.

Legba : divinité qui ouvre les chemins et que l’on invoque au début des
services religieux pour ouvrir la route aux autres divinités.

Loko : divinité du vent.


Lwa : divinité dans la religion vaudou.

Majò jon : celui qui, dans le rara, jongle avec un bâton ou une croix à quatre
branches d’égale longueur.

Mambo : prêtresse vaudou.

Mantègue : saindoux.

Mapou : arbre reposoir sacré au large tronc et aux racines profondes, dont la
fonction est la même que celle du baobab en Afrique.

Massisi : homosexuel.

Matelote : maîtresse.

Mèt tèt : divinité la plus importante pour soi.

Nordé : vent du Nord.

Ogou : divinité de la guerre et du feu, dont le doublet catholique est saint


Jacques le Majeur.

Paille : nom donné à la marijuana.

Paquet wanga : paquet avec des ingrédients qui contiendrait des forces.

Pétro : divinité créole, et non d’origine africaine, réputée violente.

Pian : maladie infectieuse endémique dans la paysannerie dans les années


quarante.

Plaçage : le type de relation matrimoniale le plus répandu et qui est une


forme de concubinage.

Point : puissance conférée à quelqu’un par un hougan ou une mambo.


Poto-mitan : pillier central du péristyle vaudou et par où descendent les
divinités.

Priyé deyò : toutes les prières qui précèdent le service religieux proprement
dit.

Ralé min nin vini : artifice magique pour attirer à soi.

Rangé : aménagé pour faire du mal.

Rapadou : sucre brun artisanal.

Rara : carnaval qui commence après le mercredi des Cendres dans les
campagnes.

Rigoise : fouet fabriqué avec du nerf de bœuf.

Roi : celui qui préside la bande et qui est en général le chef du lakou.

Simbi : une des divinités de la mer.

Son : rythme cubain du début du XXe siècle.

Tambour assòtòr : le plus grand des tambours.

Tap-tap : véhicule de transport en commun.

Tchaka : mets très riche préparé avec du petit mil, des haricots et d’autres
légumes.

Trempé : préparation à base d’alcool de première distillation dans laquelle on


fait macérer herbes et épices.

Vaccine : instrument à vent fabriqué avec du bambou.

Vèvè : dessin représentant une divinité.

Zaka : divinité de la terre, des jardins et des paysans.


* L’orthographe du créole a été simplifiée pour le rendre plus accessible à tout lecteur francophone.
Cette édition numérique du livre Bain de lune de Yanick Lahens a été réalisée le 16 juin 2014 pour
Sabine Wespieser éditeur à partir de l’édition papier du même ouvrage (ISBN 9782848051178, n°
d’éditeur 112, dépôt légal septembre 2014), achevé d’imprimer sur papier Centaure naturel en mai 2014
sur les presses de l’imprimerie F. Paillart à Abbeville.

Le format ePub a été préparé par ePagine.


www.epagine.fr

ISBN 9782848051291
Table des matières

Prière d’insérer

Titre

Copyright

Du même auteur

Exergue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14
Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35
Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

GLOSSAIRE

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