Jean-Noël Aletti, Le Christ Raconté
Jean-Noël Aletti, Le Christ Raconté
Jean-Noël Aletti, Le Christ Raconté
Jean-Noel Aletti
quel type de recit avons-nous affaire? On le sait, nombreux sonc !es recit, celui en fonccion duquel !es aucres acteurs ec les evenements sont
exegetes pour qui les Evangiles n'apparciennenc a aucun genre connu mencionnes. Un survol rapide des Bioi (Vies) de l'epoque du Nouveau
alors : selon eux, coute tentative de comparaison avec la litteracure Testament moncre a !'evidence que jamais !es narrateurs ne visent a
ambiance resce infruccueuse et inutile, car en realite les Evangiles sont l'exhaustivite, car, declare Plutarque clans le prologue a sa vie
le produit direct de la foi de l'Eglise primitive 1 • On en est ainsi tout d'Alexandre, lorsqu'il s'explique sur le choix des themes, des episodes,
nacurellement venu a parler de « genre evangelique », comme on die mais aussi sur ses omissions : << Nous n'ecrivons pas des Hisroires
d'un ecre ou d'une chose qu'ils sonc sui generis, ce genitif indiquanc [ i.cr.opiat], mais des biographies, et ce n' est pas surcout dans !es
pudiquemenc qu'on n'est pas cres au clair avec le genre en question. actions les plus eclatances que se manifeste la vertu ou le vice » (1,2) 6•
Dernierement, ii est vrai, ceux qui rangent Jes Evangiles parmi les Meme s'il faut a la vertu et au vice uncertain nombre d'accions par les
biographies sonc plus nombreux2• Mais, cette prise de position ne fair quelles ils se donnenc a reconnaitre, !es biographes refusent d'accu
en rien avancer la recherche, si l'on n'ajouce aussitot, avec Burridge, muler !es episodes, preferanc recenir seulemenc ceux qu'ils jugenc !es
qu'il importe de savoir exactemenc ce que recouvre le genre biographie\ plus representatifs. Ce que la declaration de Plurarque indique egale
Certains qualifienc les Evangiles de biographies populaires, en !es dif menc, c'est que !es biographies de l'epoque ne decrivent pas un itine·
ferencianc des biographies historiques; d'aucres distinguenr entre bio raire politique, social, psychologique ou spirituel, mais un personnage
graphies ec histoires (en grec i.mopiat), classant les Evangiles parmi !es en qui se manifestent vices ou vercus. La composante morale est ainsi
premieres et !es Acres des Apotres parmi !es secondes. Mais pour eviter premiere, coutes !es aurres lui sonc subordonnees, et sa raison d'etre elle
de caracceriser anachroniquemenc le genre en question, ii fauc absolu aussi varie selon !es besoins : eloge, imitation, conversion, vie inspiree
menc parrir des traits que presencenc !es biographies (plus ou moins) par des valeurs superieures, etc. Bref, !es biographies d'alors s'interes·
contemporaines des recits neorescamentaires4 • sent moins au personnage qu'a ce qu'il represente.
Ces biographies one touces en commun de raconcer la vie d'un Quant au cadre chronologique, ii ne conscicue pas une composance
homme5 du passe, proche ou loincain, qui est l'acreur principal du obligee, car si certaines biographies suivenc de pres I' ordre des grands
evenements, Jes autres procedent davancage par themes OU topoi, en
veillanc a ce que I' ordonnancemenc soic climactique, c'est-a-dire crois
l. Le reprc!sentam le plus marquant de ce point de vue esr sans aucun doure sant OU moncant7. Bref, les biographies one en general une trame epi
R. BULTMANN (dans son Histoire de la tradition syno ptiq11e er sa Thiologie du
Nouveau ustammt). sodique, OU !es differents micro-recits servent plus a illuscrer une these
2. Deja C. W VOTAW, • The Gospels and Contemporary Biographies », dans ou un projec d'ensemble qu'a faire progresser une intrigue continue.
Americanjo11rnal of Theology, 19, 1915, pp. 45-73; mais l'idee a vraimenr pris Ce qu'a bien moncre Burridge, c'est que !es biographies anciennes
racine apres les annees '60, avec M. HADAS, M. SMITH, Heroes and Gods; Spiritual
Biographies in Antiquity, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1965: C.
touchenc a de nombreux genres: certaines insistent en effec sur !es eve
H. TALBERT, What is a Gospel? The Gmre of the Canonical Gospels, Missoula, nemencs ayant eu lieu ec sur leur deroulemenc, d'autres sont plus I
Montana, 1978: P. L. SHULER, A Gmrefar the Gospels: The Biographical Character proches de I' encomium (eloge)8. Outre I' encomium, elles peuvenc
of Mauhew, Philadelphia, Fortress Press, 1982; l'idee s'impose de plus en plus; d'ailleurs integrer plusieurs aurres genres : l'histoire - au besoin
voir a ce propos l'hisroire de la recherche en R. A. BURRIDGE, What are the
Gospels? A Comparison with Graeco-Roman Biography, Cambridge, Cambridge
Universiry Press, 1992.
3. R. A. BURRIDGE, What are the Gospels?, p. 6, c!galemenc pp. 38-54. 6. PLUTARQUE, Vies, come IX, Akxandre-Cisar, ed. R. Flaceliere, E. Chamb ry, Paris,
4. Ibid, pp. 70-81. Les Belles Lemes (coll. des Universicc!s de France), 1975.
5. Au premier siecle de nacre ere, ii n'y a pas, auranc que je sache, de rc!cic racontant 7. Ou anriclimactique (decroissanr), comme dans les vies de Cesar et d'Alexandre.
la vie d'une femme. 8. Tel l'Evagoras d'lsocrare.
JEAN-NO�L ALE.TI! LE. CHRIST RACONT� 33
32
romancee -, I'exemple (moral)9, I' apologie, I' enseignement philoso verru; ceux de la premiere criade renvoienc a des attitudes spirituelles :
phique et religieux, le dialogue, le discours, ec la polemique 10 • On ne Enos a l'esperance, Enoch au repentir et a la conversion, Noe a la jus
s'econnera done pas, en lisant une biographie ancienne, d'y rencontrer tice; quanc a la seconde, composee d'Abraham, Isaac et Jacob, elle
des discours, des enseignements, des disputes d'ecole, etc. Le genre bio represente allegoriquemenr, on vient de le voir, Jes qualices qui sont !es
graphique est done assez souple pour en englober d'autres, sans perdre fruits de l'etude, de la nature et de l'exercice. Pour Philon une biogra
son identite. Burridge l'a montre a !'aide de quelques exemples signifi phic permet de montrer concrecement comment un personnage a vecu
cacifs, qu'il est, pour cecte raison, inutile de reprendre. Mais bien en conformite avec Jes ideaux d'alors, celui du Juif, qui a pour cache
d'autres biographies verifieraient ses conclusions. Concencons-nous de d'obeir a la Torah, et celui du Gree, pour qui la raison doic dominer les
relever ici plusieurs traits caracceristiques des Bioi ecrics par un juif, passions. Le meme passage du De Abrahamo resume idoinemenc ces
Philon, et par deux pa'iens, Suecone et Plucarque, miles pour repondre deux ideaux, lorsqu'il declare que !es patriarches sont « des lois vivances
a nos propres interrogations. ct pleines de raison » (5) 12•
La Vita Mosis, qui est aussi une biographie, comme Philon le note
au debut du premier livre - ii va i< ecrire la vie de Moi'se » ( l, l) -,
II. LES BIOGRAPHIES DE I..:EPOQUE moncre a l'envi que, meme s'il est suivi g,-osso modo, l'ordre chronolo
gique n'en devienc pas necessairement un cadre englobant. Philon
A. Philon et ses heros semble vouloir le respecter, puisque, des Jes premiers developpemencs,
ii declare peremptoirement : « Je commencerai par ou ii fauc com
Que Philon soit I'auteur de biographies, lui-meme le die, dans le De mencer » 1 3 , c' est-a-dire avec le debut de la vie de Mo'ise. Le resume qu'il
losep ho, l, oi.t ii renvoie ainsi aux patriarches Abraham, Isaac et Jacob : fair du premier livre dans le prologue du second 14 confirme la presence
« J'ai eerie leurs vies, cdle de celui qui a res:u un enseignement d'un fil conducteur chronologique, puisqu'il dit y avoir raconce la nais
[Abraham}, de celui qui sair de lui-meme [Isaac], et de cdui qui sance, la premiere enfance, l'education, !'action de Mo"ise, en E gypte,
s'exerce Uacob] » 11. Si !es vies d'Isaac et de Jacob Ont ere rres tot per lors du passage de la Mer Rouge et au desert (2,1). Mais ce cadre n'est
dues, ii nous reste celles d' Abraham, de Joseph et de Mo'ise. ni le seul ni le plus important, puisque l'auteur indique aussi que la
I..:enonce de Philon, a peine cite, indique aussi que, pour cec auteur, division en deux livres a des raisons principalemenc chematiques (voir
l'interec biographique est ordonne a la description de modeles, c'est-a. 1,334, et 2,3-7): le premier raconte ce que Mo'ise a fair comme roi, et
dire de personnages moralemenc ou religieusement represemacifs. Sa le second traite de ses charges de legislateur (2,8-65), de grand pretre
vie de Joseph (le De losepho) le confirme, qui est une reflexion sur (2,66-186) et de prophete (2,187-292). Ordonnancemencs chronolo
l'homme policique, cdui qui doit gerer !es inrerets de la cite. Le debut gique et logique se completent done plus qu'ils ne s'opposenc. Sur ce
du De Abrahamo est tout aussi inscructif, car s'y donne a lire, comme point, les ressemblances avec !es recits evangeliques sonc nettes.
souvenr au commencement de ces reuvres anciennes, le projet de !'au
teur. En classant !es patriarches trois par trois, ii les associe cous a une 12. En grec £µ1j1uxo1 1mi. AOyt1rni. voµot. PHILON. De Abrahamo, dans Les rruvm tk
Phi/on d'Alrxandrie, vol. 20, 1966.
f
9. Le choix des actions et paroles a toujours ou presque une flnalite morale, ou les 13. De vita Mosis, 1.5 (apE,oµm o' ac ou1tep· avay,mtov apE,ao6at). La traduction
vertus du personnage sonc presenrees plus ou moins exhaustivement. frarn;:aise suivie ici est celle de R. Arnaldez, C. Mondesen, J. Pouilloux et
10. R. A. BURRIDGE, What a" the Gospeb?, p. 66 et pp. 149-152. P. Savine! (Les 1r11vm tk Phi/on d'Akxandrie, vol. 22, Paris, Cerf, 1967).
11. PHILON, De loupho, dans Les rruvm tk Phi/on d'Akxandrie, vol. 21. Paris, Cerf, 14. Noter l'analogie avec Ac l,l-5, qui consticue le prologue du deuxieme livre de
1964. Luc.
34 JEAN·NOl:.L ALETil LE CHRIST RACONT£
35
Si Mo'ise est un modele moral, ii a aussi des qualices physiques, montre aussi beaucoup d'humanire 17 pour ceux done ii a la charge, ce
incelleccuelles excepcionnelles: ii est le plus beau (I.9) 15 , le plus intel peuple qui murmure dans le desert, car ii sait qu'une foule est chose
ligent (1.21), et sa formation est complete, sciencifique et philoso narurellemenc inconstance (I,197). Une humanite qui est allee jusqu'a
phique (par les Grecs; voir 1,23), mais il rec;:oit aussi l'edu�ati� n d'un l'excreme, puisqu'elle s'exerce meme en faveur de ceux envers lesquels
_ _
roi (1,8; 1,20); son temperament est tout auss1 noble, pmsqu 11 ne se elle n'etait pas requise, a savoir Jes ennemis de son peuple (1,245;
plait pas aux faceties, aux rires et aux jeux, et ne prete attention �u'aux 1,249) : (( Notre bonce doit l'emporter Sur leur malice», declare+il a
propos et aux spectacles devanc profiter a l'ame (1,20). Mais sans ceux de sa race (1,245). Loin d'oppresser ceux done ii a la charge, ii n'a
aucun doute, c'est sur !es traits moraux que Philon insiste : Mo'ise de cesse que de promouvoir leur <lignite, celle qu'ils tiennenc de leur
rejette le mensonge pour ne s'attacher qu'a la verite (1,24), et en vienc election : (( Yous etes tous egaux, une meme race, YOUS avez les memes
a dominer parfaitement toutes Jes passions et ses desirs (1,26 ; 1, 29). peres, vous eres une seule maison, vous avez les memes courumes, vous
Son comportemenc est tel que cous se demandenc si l'esprit (vouc;) avez en commun les memes lois, et d'innombrables autres choses »
enchasse en un eel corps est humain ou divin (1,27). (1,324)18.
I.:excellence morale de Mo'ise n'esr d'ailleurs pas soulignee pour elle Par tous ces traits, Mo'ise allie les qualites requises chez les Grecs et
meme, mais en relation a son role de guide d'un peuple ayanc lui chez les Juifs. En d'autres cermes, c'est un homme accompli, parfait.
meme une vocation inou'ie: « Dieu qui dirige par sa providence l'uni Qu'il y ait des analogies entre le Jesus des Synoptiques et le Mo·ise de
vers jugea bon de lui [Mo'ise] donner la royaute d'une nation [Israel] Philon, cela sauce aux yeux. De part et d'autre, la bonce et l'humanite,
plus nombreuse et plus forte qui, entre coutes, devait exercer le sacer qui s'ecendenc meme aux ennemis. La difference majeure vienc cepen
doce 16 pour prier sans cesse en faveur du genre humain, pour ecarter le danc du peu d'acrencion porte par !es Synoptiques aux qualices phy
mal, pour communiquer le bien 1, (1,149). De plus, Philon met sur siques et a la formation incelleccuelle de Jesus. C'est plutot le conrraire
tout en valeur !es modalites par lesquelles Mo'ise a accompli sa cache de qui est souligne, puisque cous, ceux qui l'ont connu duranc sa jeunesse,
roi, par exemple, en ne voulanc que servir: « Un seul but se proposaic les foules qui le suivenr et les doctes du peuple se demandenr comment
a Jui, le plus necessaire : servir les hommes dont ii etait le chef, tout un homme a !'education somme route rudimentaire peut enseigner I
)
faire en vue de leur etre utile, par l'action er par la parole, sans laisser comme ii le faic 19• II nous faudra determiner pourquoi Jes Evangiles
passer en aucune occasion ce qui pouvait conduire la communaute a sonc aussi peu loquaces sur !'aspect physique de Jesus, sur sa formation
_
bien agir » (1,151). Ce service royal, Mo'ise l'a rendu sans ostencanon, inrelleccuelle et religieuse; s'agic-il la d'un element specifique?
bien plutot clans une pauvrete et une humilite extremes: « II est le seul
de tous ceux qui ont jamais gouverne, qui n'ait amasse ni or ni argent,
qui n'ait pas leve d'impors, qui n'ait possede ni maisons ni domaines, B. Les hommes illustres des biographies pa'iennes
ni croupeaux, ni personnel domestique, ni revenus, ni rien de ce qui
fair la magnificence er le luxe superflu; et pourtant ii pouvait tout avoir Si Philon ecrit, c'est aussi pour remedier a un manque, a savoir
en abondance » (1,153). Ce qu'on exige d'un roi, c'est qu'il soit juste, l'oubli clans lequel !es ecrivains grecs Ont laisse Mo'ise, qui meritait
fasse droit a rous, avec impartialice; impartial, Mo'ise l'est, mais ii
17. En grec, ct,1)..av9pro1tia.
18. En grec, mivte; to-ct iacmµot, yevo� ev, oiamoi. 1tatepe
am<i, KOtvrovia voµrov, c'iUa µupia.
� obda µia, £9Ti-ra
15. Tout comme Hb 11,23 et Ac 7,20, Philen reprend ici Ex 2,2. 19. Voir, entre ;meres, Mt 13,53·58 er aralleles; Mt
p 21,23-27 et paralleles;
16. En grec, iepoaBat. Mt 22, 15-37 er paralleles.
JEAN-NOEL ALETII
LE CHRIST RACONT� 37
36
En quoi la synkrisis nous aide-t-elle a comprendre les recits evange Le I0,38-42, entre Jes interrogatoircs respcccifs de Jesus er de Pierre
liques? C'est qu'en ces derniers aussi on peut reperer sa presence diver durant la Passion, bien mis en contigu"ire par Mc pour souligner les
siflee25 . D'abord dans routes les parabolcs qui metcent en scene deux reponses conrrascees des deux acreurs34 • Quant aux ressemblances, ce
groupes d'hommes pour les opposer : !es terrains qui re<;:oivent 1'1:.van sonc surrout celles etablies par le narraceur lucanien cntre Pierre et Paul
gile et le font ou non fructificr26, Jes serviteurs qui se voient confier des (Ac), mais surrour entre Jesus et ses disciples, qui doivent etre retenues,
talents et les font ou non rapporter 27, les voyageurs qui, rrouvanr en tanc elles souligncnt la place importance de la synkrisis dans le diptyque
chemin un homme mal en point, s'cn vont leur chemin sans s'arrerer Lc-Ac3 5 • Sans revenir sur les raisons pour lesquelles Luc a fair ressem
ou le soignent de !cur mieux28, le pharisien et le publicain en prierc29, bler !es disciples, surtouc Paul, a leur maitre3G , ii importe de se
ou encore le richc et le pauvrc aux descins conrraires 30 • • . La synkrisis est demander maincenant si la synkrisis des recirs evangeliques vicnt de
aussi reperable en d'aurres paraboles, ccttc fois pour souligner des res !'influence hellenistique. La reponse doir ecre nuancee. Car, s'il est
semblances, commc en Le 15,3-10, oil la reaction du pasceur et de la impossible de le prouver pour les paraboles, en particulier celles qui
femme sont identiques. Er, malgre Jes apparences, ii en est de meme presencent deux groupes d'acceurs (trois opposes a un dernier) et qui
avec la parabole subsequente, celle du Pere et des deux fils 31 , car, semblent en rea!ire calquer un type de recic plus ancicn, donc I' exemple
commc je l'ai montre ailleurs32, si l'aine et le cadet one eu des icineraires le plus caracteristique est l'apologue de Yotam en Jg 9,7-1537, en
totalemenc differents, le premier rcstant sagement pres de son pere et revanche, pour le recit lucanien, !'influence helleniscique semble
le second jecant sa gourme le plus loin possible de la maison familiale, acquise. Suffit-elle neanrnoins a expliquer le type de rapport existanc
ils raisonnent selon Jes memes principes, ceux de la justice retributive, entre Jesus et ses disciples? La reponse doit ctre negative. J'ai deja
dont le narrateur montre !es limites er qu'il invice a quieter pour enrrer montre ail!eurs38 , sans qu'il faille y revenir, que la synkrisis erablie par
Luc encre Jesus et ses disciples est inseparable des modeles vecerotesta-
>
dans la logique folle du Dieu Pere.
En plus des paraboles, la synkrisis structure encore plusieurs episodes
du recit prirnaire evangelique, en mettant en valeur les ressemblances
ou Jes differences entre les actcurs, leurs attitudes ou reactions, etc. plus longuemenr; notons seulcmenr qu'au-dela des ressemblanccs entre Jean cc
Jesus, la 1y11kriJis a pour finalire de monuer le s!atuc supcrieur de Jesus.
Qu'il suffise de signaler ici quelques differences : entre Jean-Baptiste et
34. Voir �c 14.53-72 et parallelcs. Cme synk,isiJ cnrre Jesus er Pierre a ere analysee
Jesus en Le 1-233, entre Jes reactions de Marthe et de Marie en n:irrauvcmcnr par A. BORRELL. The Good NewJ flj Peters Denial, Atlanta, GA,
1998.
35. Sur l'ccendue cc la fonction de la synkrisiJ en Le-Ac, voir J .-N. ALETII, Quand Luc
racont,, chap. II, pp. 69-1 I 2.
25. Pour le procede en LcJAc, voir J.-N. AUTII, Quand Luc raconte, Paris, Cerf.
1998, p a11im. 36. L1 synkrisi1 enrrc Jesus ct Paul avair deja etc signalt!c de maniere presque exhaus
26. Voir Mr I 3,1-9 er les parallcles Mc 4,2·9; Le 8,4-8. tive par A. J. MATIILL, • The Paul-Jesus Parallels and the Purpose of Luke-Acts •.
27. Voir Mc 25,14-20; Le 19.12-26. dans Nov11m Testammtum, 17, 1975. pp. 15-46, et W. RADL, Pa11/1111mdjm11 im
l11kani1chm Doppdwe,k, Berne - Francforc, Peter Lang, 1975, mais sa foncrion
28. Le I 0,29-37.
29. Le 18,9-14. ulcimc rcscait a determiner, ce quc j'ai prccisemenc fair clans Q11a11d L 11c raconre,
pp. 100-103 et 103-1 I I.
30. Le 16.19-31. Pour une parabolc soulignanc plus un contraste (ou une difference
d'incensite) qu'unc franchc opposirion, voir la parabolc des deux debireurs en 37. Avcc les commenraceurs, relcvons la composition bipartite du passage, avec un nee
Le 7.41-42. concraste cntre un premier groupe (l'olivier, le figuicr, la vigne) er un deuxieme,
31. Le 15.11-32. constitue par le buisson d'epine. Sur cc type de division, couranr dans la Bible
32. Pour une approche narrative de la parabole, J.-N. ALETII, Quand Luc raconu, hcbra1que, voir les analyses de S. BAR.-EFRAT, Narrative Art in the Bible, Sheffield.
chap. v, pp. 219-267. The Almond Press, 1989.
33. Ces parallelcs etant signal es par rous !es commentateurs, ii est inurile de s'y arri:ter 38. J.-N. ALETII, Q11and Luc raconu, pp. 103 111.
40 JEAN-NO!;L ALETI! LE CHRIST RACONTI:. 41
39. • Proleptique" ; qui anticipe ou annonce. « Analeptiquc �; qui reprend le passe, 40. II a vecu au I" siede av. J.C. et a eerie le De excellrntibtis d11cibus, ou /'encomium
le mentionne ou y fuit allusion. Un passage comme Le 4,18-27 (!:lie et fliscc a
affieure chaque page.
a
envoycs des pa'iens) n'ctablit pas seulemcnt un rapport entre les prophet es du 41. Les deux ouvrages de Suetonc ici mentionnes one respectivement ece ecrics en 113
passc et Jesus, ii annonce deja le miniscere et le destin de Paul, lumii:re tks nations, er environ 120 de notre ere.
comme son maiue Jesus (comparer Le 2.32 et Ac 13,47). Pour une demonstra 42. Su�TONE, Vie d'A11gmte, dans Io., Vie tUJ douu Clsars, livre 11, Paris, Les Belles
tion, voir J.-N. ALE'ITI, Q!1and Luc raconu, pp. 100-103 et 108. Lemes (coll. des Universites de France), 1931.
42 JEAN-NO�L ALETTI LE CH RIST RACONT�
dccrire sa vie domcsciquc ec familiale, en cxposanc quels furenc sa des informations que, selon lui, on peut mieux voir se dessiner une per
conduicc cc son sore, dans sa maison et au milieu des siens, depuis sa jeu
ncssc jusqu'au dcmicr jour de sa vie (61). sonnalite, en sa complexite et sa vcrice. Cerces, le projet veridictionnel .t{__
n'est jamais absent chez les autres biographes anceneurs ou contempo-
Suetone ne diflcre pas davamage des biographes d'alors dans sa
maniere de traiter le merveilleux. II n'hesite aucunement a rapporcer
rains de Suecone, mais ceux-la procedent par selection drascique; n'ou-
blions pas !'observation de Plucarque mencionnee p� selon
z
des visions, comme le moncre un episode emblematique, celui du pas laquelle ii ne faut pas rout dire, mais choisir !cs actions qui manifestcnt
sage du Rubicon le mieux le vice ou la vercu"4. Avec Suetone, c'est la description qui
Comme ii [Cesar] hesitait, ii rei;uc un signe d'cn hauc. Un homme devient a elle-meme sa proprc finalire.
d'une caillc ct d'unc beaurc extraordinaires apparuc soudain, assis couc Les recits evangeliques SC trouvenc a egale distance de ceux de I
pres de la et jouanc du chalumeau; des bergcrs etanc accourus pour l'cn Plucarque et de Suecone. S'ils ne cherchent a relater ni tout ce qu'a fair
cendre ainsi qu'une foule de soldats des postcs voisins, ec parmi cux cga mrout ce qu'a die Jesus, leur projet n'est pas d'abord moralisanc; mais,
lemcnc des crompetces, cec homme pric a l'un d'cncre eux son instru d'aucre pare, ils n'en rescent pas seulemenc a unc presentation exte
ment, s'elan'ra vers la rivicre cc, sonnanc la marche avec une puissance
rieure er puremenc objective de l'agir de Jesus : en choisissanc cerrains
formidable, passa sur l'autre rive. Alors Cesar die : « Allons ou nous
appellenc lcs signcs des dicux et l'injuscice de nos ennemis. Le sore en est episodes de son ministere ils ne visent pas d'abord a convaincre le lee·
jece [Iacta a/ea est] »o . teur qu'iJs disent vrai, bien pJutOt a SUSCiter Sa foi OU a Ja confirmer45.
On recorqucra sans douce qu'en s'accompagnant d'un changemenc
Suecone mentionne la vision en cant qu'e!le est signe divin : sa fina radical de vie, !'adhesion de foi a laquelle invicenc !es recics evange
lice est ainsi soulignee; quanc a sa realite, elle est indirectement signalee liques rcjoinc fondamencalemenc le projet moral d'un Plucarque. Il I
par les nombreux bergers et soldacs qui en sont les destinacaires, en plus n'en est pas ainsi, car Jes Evangiles insistent bicn sur le fair que c'est la
de Cesar. C'est sans douce ici que poince l'atcicudc objective de foi en Jesus qui fair encrer dans la vie. Le changemenc moral y est decrit
Suetone, qui, meme lorsqu'il relate !'intervention du divin, du numi comme l'effct de l'accueil de l'enseignement du Maicre et de la force
neux, cherchc une information objective - ici le nombre de ceux qui re�ue d'en hauc. Jesus est moins l'exemple d'une vertu qu'il faut suivre
Ont assiste a l'evencment. Car, a la difference de Plutarque et d'autres ou imiter que celui-la seul par qui nous recevons le saluc et les bene
biographes, Suetone nc veut pas former le jugemenc moral de son lec dictions divines. C'est done sur la reconnaissance de ce qu'il est, Christ
ceur, orienter ses choix en lui presencant des personnages imiter ou a et Fils de Dieu, autremenc die sur la foi en lui, que !es recits insistent.
non, sans douce parce que les Cesars dont ii eerie la vie sont des cas Ces observations nous indiquent ou ii faut chercher la difference la
excepcionnels; mais ii ya plus: ce qui l'inceresse. cc n'esc pas la finalice plus importance existanc encre les recics evangeliques et les biographies
morale, bien plucot faire reuvre vraie, en raconcanr tout sur un indi pa'iennes. Car, Cornelius Nepos, Plucarque ou Suetone raconcenc les
vidu. le bon ec le mauvais, pour que le portrait colle a la rea1ite. A cet
egard, on a voulu taxer Suetone d'immoralisme, car ii relate un certain
nombre d'cpisodes pour le moins epiccs : en realice, ce n'est ni pour 44. Voir PLUTARQVE, Alex,mdrt', dans Io., Viu. 1,2.
heurcer les prudes ni pour faire se delecter !es vicieux, mais pour qu'on <f5. Mr 28,20 sigllalc implicitemem que, pour observer ce qu'a prcscrit Jesus et ainsi
sache ce qui s'est exactemenc passc. Le projet de Suecone est amoral, au devcnir soil disciple, ii fuur lire le rccit qui precede ec a collsigne cec ellseigncmcnt.
sens ou ii est hors morale, er veridiccionnel : c'est dans l'accumulacion De la meme fa�on, Jn 20.30-31 (les siglles ecrics dans le livre l'onc etc .. pour que
vous croyicz que Jesus esc le Christ, le Fils de Dieu, ec pour qu'c:ll croyanr vous
ayez la vie en soil nom •). Si Mc et Le n'onr pas les mcmes formules, l'incemion
43. Su�TONE, Cisar, dalls lo., Vie d,s do11u Clsan, livrc 1, 32. du recit y est evidemmenr du meme ordre.
44 JEAN-NOEL ALETII LE CHRIST RACONT� 45
vies d'hommes connus de taus, qu'ils soient ou non des parangons de phiques - n'oublions pas les Evangiles excra-canoniques46 - ant ere
vertu. Or, a l'epoque OU les recits evangeliques sont rediges, Jesus n'est ecrics en si peu de temps sur le meme heros. Mais Jesus n'a pas ere, a
reconnu comme un grand homme ni dans le monde pa"ien - ii n'y est l'epoque, le seul dont on a ecrit plusieurs fois la vie : qu'il suffise de
meme pas connu -, ni surtout en Israel, sinon par un pecit groupe mentionner Cesar et Alexandre47 • Cette multiplication des biographies
d'hommes qui disent etre ses disciples. Le projet des evangelistes d'un meme homme signifie a sa maniere que ce n'est pas pour repeter
rejoint-il done celui de la Vita Mosis, ou est longuement montree la les precedences que leurs auteurs respectifs ont eerie, ni seulement pour
grandeur inou°ie de celui qui guida !es Israelites d'Egypce vers Canaan? ajourer des actions ou des evenements omis par les autres, mais parce
J Non, car la grandeur de Moi'se reste indiscutee aux yeux des Israelites que le projet de chacun etait different. En voulanc faire reconnaitre le
0, · • de rous les temps, alors qu'ils contestent encore celle de Jesus. Si !'on statue et la fonction de Jesus, et ainsi amener !es lecteurs a croire en lui,
{,, v, _ doic done admeme qu'il y a de l'apologie chez Philon et !es evange- Jes evangelisces n'ont certes pas le meme projer que celui des biogra
r ·? lisces, ces derniers n'ont-ils pas du en rajouter, comme on dit familie- phies d'alors, ou sont narres !es faits et gestes d'hommes connus de tous
\ rement, pour donner au portrait de Jesus un relief susceptible de et illuscres; neanmoins, cela ne fair pas echapper leurs recits au genre
Z changer l'image qu'en avaient les Juifs de leur temps? Or, tel est bien
le paradoxe, nous l'avons deja note plus haut : Jes recics evangeliques
biographique, qui laisse ouverte la question de la finalice de chaque
Bios (Vie). Ce qu'il importe de determiner, c'est en quoi le projet des
ne disent rien de l'apparence physique, de la cultur�, de la formation evangelistes determine un certain type de biographic.
. ,
scientifique et philosophique, ou encore des vertus msignes de Jesus. Que le public vise par les Evangiles n'ait pas ete l'homme cultive de
C'est moins !'excellence morale, intellectuelle et religieuse de l'homme l'epoque, un bon connaisseur de l'hellenisme le pen;oit immediace
qui est en jeu, que sa fonccion et la raison pour laquelle elle ne fut pas ment. Car, pour ecre reconnus comme a:uvres litteraires, les ecrics
�P�- mort par ses coreligionnaires . I.es recits d'alors devaient foisonner de references explicites ou implicites a des
� VJSent done a foumir une grille de lecture, grace a JaquelJe J'identite sources non bibliques. Meme Philon ne fair pas exception a la regle :
veritable de Jesus puisse etre admise, mieux : confessee. bien que craitant exclusivement ou presque du passe biblique, ii n'en
Mais cette finalite n'est pas du tout incompatible avec le genre bio fait pas mains allusion aux philosophes et dramaturges grecs48 , car telle
graphique, au contraire : les differences vies ecrites a l'epoque indi- ecait la condition sine qua non pour ecre lu. En ne citant ni ne ren
quent bien que le genre en question est suffisamment souple pour voyant jamais aux grands auteurs de la lircerature grecque, les Evangiles
autoriser, nous l'avons vu plus haur, des projets differencs. La vraie renoncent immediatement a touce pretention licteraire. Voila sans
question est aurre : Jes Evangiles peuvent-ils etre simplemenc nommes doure aussi pourquoi on les a catalogues comme Kleinliteratur. A les
Vitae Jesu, aucremenc die, le genre biographique suffit-il a expliquer le
projet evangelique? Cerres non, mais ii lui donne un cadre commode.
46. Assez nombreux, comme on le sait; voir celui des Hebreux, de Pierre, de Thomas,
de Pilate, de Nicodeme, etc.
47. Pour Cesar, voir par ex. Plucarque et Suecone qui reprennenc des sources biogra
Ill. LES CARACTERISTIQUES LITTERAIRES DES IIBCITS phiques ancerieures. Sur Alexandre le Grand, on possede encore plusieurs biogra
phies plus ou moins completes. Voir R. PENNA, « Kerugma e storia alle origini dcl
EVANGELIQUES criscianesimo. Nouve considerazioni su di un annoso problema �. dans Annali di
Scim:u Rrligiose, 2. 1997, pp. 239-256 (en parriculier pp. 248-251).
Admetrons sans plus de reserve, avec beaucoup d'exegetes, en parri a
48. Vair la Vita MosiJ, I, 135 (au cercains voienc une allusion a EtJR!PIDE, lphigini(
culier Burridge, que !es Evangiles appartiennent au genre biogra Aulis, 122), 2,2 (qui renvoie a PLATON, Ripubliq11(, v, 473d); D( los(pho, 125-
148, ou Philon developpe une argumentation influencee par le scepcicisme (tour
phique. Sans doute est-ce la premiere fois qu'autant de recits biogra- comme dans le D( (briuatt:, 155-205). On pourraic multiplier les exemples.
JEAN-NOtL ALE1Tl LE CHRIST RACONTt 47
46
lire, on esr pourtant frappe des differences qui soulignent la qualire de teurs ils omettent ou evitenc de dire qui est Jesus; ii leur arrive en effec
leur ecrirure narrative er biographique, et l'on doic se demander si ce de le signaler sans equivoque a leurs lecteurs5° , mais, clans la grande
n'est pas cela meme qui en fait des ceuvres lirceraires. majorite des cas, ils laissenr aux differents acteurs le soin de proclamer
cecre identite : anges, demons, Jean-Baptiste, disciples, Juifs et etran
gers, Jesus et Dieu lui-meme51 . Car les recits evangeliques devaient
A. Quel type de heros pour les Evangiles? repondre a des questions touchanr le rapport entre acteurs et lecteurs :
s'ils s'adressaient a des lecteurs croyanrs, leur suffisait-il de notifier
A la difference des heros de Plurarque ou Suerone, le Jesus des recirs l'enseignemenr et les actions de Jesus, pour !es faire mieux connahre
evangeliques n'est pas un homme qui a voulu conquerir ou modifier et comprendre, ou encore pour faire de lui le modele de l'agir du
politiquement, socialement et culturellement sa nation, a fortiori l'oi disciple, ou meme pour que le parcours des disciples - !es acteurs
koumeni, le monde habite d'alors. Meme religieusement, ii n'est pas du recit primaire -, devienne celui de tout lecteur croyant?
presence comme un legislateur nouveau ou comme le fondateur d'une ne leur fallait-il pas egalemenc indiquer et expliquer les raisons de la
a
nouvelle religion, mais comme une figure reperable l'interieur de la non foi de nombreux Juifs en Jesus? Car si Jesus avait effectivemenc
religion de son peuple, er dont la stature s'est imposee grace a ses dis enseigne et agi comme un prophete a la stature inouYe, pourquoi
ciples, qui l'ont fair connaicre par leur temoignage, consigne dans leurs son peuple, a commencer par !es autorites religieuses, l'avaic-il
ecrits. rejete? Pourquoi Jesus avait-il meme fini sur une croix, meprise et
Si, d'autre part, Jes biographies conremporaines des Evangiles decri deconsidere?
venr le caractere des heros et enumerenr leurs verrus (er/ou leurs vices),
!es Evangiles ne font pas de meme. Car, si la pitie et la bonce sonr plu
sieurs fois signalees voire suggerees49 , ce n' est pas sur elles que l'insis B. La typologie evangelique et sa mise en reuvre. Le 17,11-19
tance est mise, mais sur le statue religieux de Jesus. De meme, si les
recits de la Passion sont aussi longs, ce n'est pas pour mettre en relief Sans minimiser ni taire le rejet donr Jesus fur l'objet, les recits evan
la patience, la resistance ou le courage de Jesus dans l'epreuve - ii n'y geliques onr voulu moncrer qu'il avait parle et agi en prophete meriranc
est pas presence comme le type du heros, sro'icien ou autre -, bien d'etre cru et suivi. Er c' est la qu'ils nous surprennenc, car si le lecteur 52
plutot pour montrer que sa more est directement liee a son identite de
prophete, messie et Fils de Dieu. Disons meme que la longueur des
50. Jesus csc Christ (Mt I.I; 1,18; Mc 1,1; Jn 1.17; 20,31), Fils de Dieu (Mc 1,1),
recits de la Passion vient de ce que !es disciples de Jesus ne pouvaient le Seigneur (Le 7,13.19; 10,1.41; I 1,39; 12.42; 13,15; 17,6; 18,6; 22,31.61;
se conrenrer d'annoncer la resurrection de leur maitre : " Vous l'avez Jn 6,23; 11,2; 20,20; 21,7.12.
injustement crucifie, mais Dieu I'a ressuscite »; ii leur fallait aussi 51. Quelqucs exemples suffiront a verifier le propos. Les anges: Le 1,31-32.35; 2,11.
fournir une grille de lecture moncrant la coherence paradoxale d'un iti Les demons: Mc 1,24 ec paralleles. Jean-Baptiste : Jn 1,29.34.36. Les disciples :
en plus des cirrcs " maicre • ec " Seigneur •, voir Mc 8,29 ec paralleles;
neraire passant par une mort ignominieuse. Jn 1,38.41.49; 6,69; 20,28. Les Ju ifs: oucre le titre• maitre • ou • rabbi », voir
Ce qui frappe le lecceur un cant soit peu attentif, c' est la discretion Le 2,30; Mc 6,15; 10,17 er paralleles; Le 7,16; 9,19 et paralleles. Les etrangers:
\..., des narraceurs evangeliques, en tout opposee a !'intervention massive et Mt 2,2; Le 7,6 cc paralleles; Jn 4,29. Jesus : outre l'emploi massif du titre « Fils
de l'Homme » et les nombrcux titres enonces cnJn Ue suis la voie, la verite, la vie,
pesanre de leurs homologues juifs et pa'iens. Non que comme narra- la vigne, la pone, le bon pai.teur, etc.), voir Mt 12,41-42 et paralleles; Le 13,33;
Jn 13, I3. Dieu : voir les episodes du bapteme ec de la transfiguracion.
49. Voir, par ex., Lc7,13; Le 17,13-14; Le 18,38 ec parallclcs; etc. 52. Au moins en Mc (voir I, I) et Jn (voir 1,1-18). Ajoutons qu'au bapteme de Jesus,
48 JEAN-NOEL ALEITI LE CHRIST RACONT�
est des le commencement averti de l'identite de Jesus, le reperage des ment pu Jui retorquer : « Ils sont alles se presenter aux pretres, comme
allusions cypologiques resce presque toujours difficile, au point qu'en tu le leur as toi-meme demande ». Si la foi des dix n' est pas a mettre en
un certain nombre d'episodes, determiner 3. quels evenements OU 3. dome, c'est dans la coloration christique de celle du Samaritain que
quelle(s) figure(s) veterotestamentaire(s) renvoie le cexte tient de la s'indique la difference; ce dernier a juge plus important de revenir
gageure, et il imporce de se demander pourquoi il en est ain�i. A cet louer Oieu aux pieds de Jesus, sans que celui-ci I'air meme suggere. En
_ .
egard, les sous-entendus typologiques des Evang1les sont auss1 hab1les agissant de la sorte, le Samaritain veut signifier que, pour Jui, louer
(sinon plus) que Jes allusions aux auteurs grecs faites par Philon, Tacite Dieu er rendre graces Jesus sont desormais inseparables. II y a done
a
> ou Suetone; ce n'est pas par manque de finesse, on va maintenant le
I verifier, que les recits bibliques pourraient se voir refuser l'appellation
« Jitterature».
un <( plus»: si les dix ont eu totalement confiance en la parole de Jesus,
la foi du Samaritain s'exprime desormais chriscologiquement, en ce
qu'elle associe Dieu er Jesus, par qui le salur de Oieu advient. C'esr ce
Un episode comme celui des dix lepreux, en Le 17, 11-19, va nous « plus » que Jesus met en valeur, er sur ce « plus » qu'il interroge ses
permettre de montrer pourquoi la cypologie evangelique reste et devait coreligionnaires, les Juifs : pourront-ils ou voudronc-ils faire la meme
) rester discrete, et pourquoi, en consequence, elle touche au sublime53 •
demarche, louer Dieu en et par Jesus, reconnaitre en lui leur sauveur?
Je ne presenterai pas en detail le passage, par ailleurs connu, et me En demandant aux foules, qui assisrent a I'action de graces du
contenterai d'insister sur les rapports entre !'episode et son correspon- Samaritain, OU sont les neuf autres lepreux gueris, Jesus souleve impli
dant veterotestamentaire. citement la question de son identite, er ce, a son propre peuple : seul
Le passage semble mener le lecteur vers une enigme. On ne peut un Samaricain, un homme considere comme barard et schismatique
dire en effet que les neuf hommes qui ne reviennent pas n'ont pas la par !es Juifs d'alors, a compris (i) qu'il lui etait desormais impossible de
foi. Car, lorsque Jesus les envoie cous les dix aux pretres alors qu'ils ne separer la louange Dieu et !'action de graces Jesus, (ii) que cela
a a
sont pas encore gueris, ils auraient pu lui crier:« Gueris-nous d'abord! ». meme devait preceder route autre demarche, fut-elle celle de la reinte
Son injonccion (« Allez vous montrer aux pretres ») suppose que ces gration par un pretre! Aussi incongrue soir-elle, la question posee par
hommes ne soot plus lepreux, alors qu'ils le sont encore54 - on allait Jesus au v. 18 ne concerne son identite qu'indirectement, signe qu'elle
voir le precre, non pour se faire guerir par lui, mais pour Jui faire resre discrete, qu'elle s'offre a une liberre qui peut !'ignorer, la refuser.
constater une guerison deja effectuee et Jui demander de celebrer le rite A dire vrai, parce que la question de la reconnaissance de Jesus reste
de purificacion55. Bref, en obeissant et en s'en remettant a une parole oblique, !es connotations qui en dependent sont elles aussi allusives. Le
apparemment folle, les dix lepreux montrent leur entiere confiance. narrateur signale en effet que le Samaricain, aux pieds de Jesus,« romba
On voit done mal pourquoi, en fin d'episode, Jesus semble scigmaciser sur la face » 56. Erant donne le contexte, cette derniere expression
le manque de foi de ceux qui ne sont pas revenus rendre graces en sa (« tomber sur la face») indique un profond respect, et n'est pas sans
presence; mais ii ne Jeur a pas signifie de revenir, et l'on aurait facile- rappeler certains passages veterotestamenraires ou une telle prostration
ii n'esc pas die que la voix celeste ait ete entendue par d'aucres acreurs que Jesus:
se fair devant le roi57 • Qu'en Le 17, 16, la connotation soir royale, ii
le lecteur est ainsi en position privilegiee, puisque le message ccleste lui est n otific.
53. Je prends ce rerme au sens ou l'entendair le Pseudo-Longin, pour qui les 56. Ou, plus ilegamment, « romba la face contre tcrre • (en grec : EltEcrEv £1tl
meilleures techniques liueraires er rhetoriques sont celles qui resrent pracique· 1tp6mmcov). Noter que le syncagmc est un hapnx neocestamcnr:1ire. ll nc s'agit pas
ment indecelables. d'un gcstc d'adorarion, car pour indiquer cda, le narrateur lucanien utilise uni
54. Comparer avec Le 5, 13-14 er paralll:les, ou c' est seulement apres la guerison que formcment le verbc proskynein; voir Le 4,7.8; 24,52; Ac 7,43; 8,27; I0,2S;
a
Jesus envoie l'homme auprl:s du prerre pour celebrer son retour la vie normale. 24, 11.
55. Voir Lv 14. 57. Voir en particulicr 2 S 9,6; 14,4 33; 19.19; Jdc 10,23. Obadiah fair le meme
50 JEAN-NOEL ALElTI LE CHRIST RACONT� SI
n' est pas question de le moncrer ici dans le detail, mais le lecceur de Le exemple defoi veritable et parfaite! De 2 R 5 a Le 17,11-19 s'indique
ne peut pas ne pas noter quc c'est a partir de cct episode du voyage vers d'autre part le« plus» typologiquc, puisque c'est aux pieds de Jesus et
Jerusalem que la chematique de la royaute de Jesus sc developpe : en lui rendant graces qu'on peut desormais pleinement louer Dieu
l'aveugle de Jericho nomme Jesus•< Fils de David », titre royal et mes pour le salut re\'.u.
sianique (Le 18,39), Jesus lui-mcme fait allusion a son role de pasteur Rappelons qu'en plus de sa nature typologique, !'episode des dix
en Le 19, I Q58, ii raconte ensuite la parabole du roi (Le 19, 11-28), et la lepreux fair, avec la meme discretion, allusion au discours de Nazareth,
foule des disciples l'accueille enfin en roi (Le 19,38) 59. De la recon OU Jesus avait declare a ses compatriotes : (( II y avait bcaucoup de
naissance gestuelle par le Samaritain, en Le 17, 16, a la proclamation lepreux en Israel au temps du prophete Elisee; pourtanc aucun d'entre
explicitc par les disciples, en Le 19,38, la progression est patente, et si eux ne fut purifie, mais bien Naaman le Syrien » (Le 4,27). S'accomplit
I' on suit la thematiquc royale en cette section du voyage, on verra que done ainsi la prophetie de Jesus relative au type de ministere auquel ii
lcs differents episodes enoncent, chacun a sa maniere, quelques-unes se savait appele, en meme temps que se dessine la composition du reeit
des composantes de la royaute de Jesus. lucanien, ou le discours de Nazareth a unc fonction proleptique qui
Les connotations royales du passage ne sont pas !es seules. 11 est couvre le ministere de Jesus et s'etend jusqu'a la Passion de Paul en
aujourd'hui admis que l'episodc renvoie aussi a la guerison de Naaman Ac 21-2861 • Pour le seul Evangilc, signalons sculemcnt Jes episodes
le Syrien par le prophcce Elisee60. Outre la maladie, la lepre, qui est la concernes:
meme, on peut en effec noter un certain nombre de paralleles. Elisee 1 R 17 Le 4,25-26 Le 7,11-17
fair dire a Naaman d'aller se plonger dans le Jourdain, et le Syrien 2R5 Le 4,27 Le 17,11-19
retrouve Ia same a distance, de meme les dix lepreux sont envoyes aux
pretres et se voienc gueris aloes qu'ils sont en chemin; Naaman est un Sans plus nous attarder sur les paralleles subtils existant entre Le 17
etranger, et le Samaritain est declare tel par Jesus; Naaman revienr et 2 R 5, retenons seulement ici la discretion avec laquelle le narrateur
rendrc graces et louer le vrai Dieu, celui d'Israel, devant t.lisee, et le lucanien fair allusion a 2 R 5. Pourquoi l'cxegese n'a+elle que tout
Samaritain fait de meme aux pieds de Jesus. Sans aucun douce, 2 R 5 recemment identifie et tenu pour certaines Jes reprises de 2 R 5 en
insiste sur le fair qu'un paten en vient a confesscr et adorer le vrai Le 17? Cela vient sans doucc de ce qu'a I' epoque ii etait de bonne
Dieu : « Maintenant je sais qu'il n'y a pas de Dieu sur toutc la terre si coquetterie litteraire de laisser deviner au lecteur l'ucilisation qu' on fai
sait des auteurs anciens. Mais cecte raison n'esc ni la seule ni la princi
cc n'est en Israel» (v. 15); de la meme fa\'.on, le passage lucanien met
pale; comme nous l'avons deja suggere, la finale du passage, en forme
en valeur la foi christologisee du Samaritain, pour qui loucr Dieu et
de question (Le l 7, l 7-18), indique bien que la reconnaissance du role
rendre graces a Jesus sont inseparables, puisque le salut de Dieu advient soteriologique de Jesus s' offre au discernement et a la liberce des acteurs
par Jesus. Les deux passages soulignent bien qu'un etranger, considere du recit primaire. Si Jes correspondances entre evcnemcnts sont reelles,
par Jes Israelites commc un mal croyant, leur donne pourtant un elles ne s'imposent pas comme une evidence a laquelle ne se soustrai
raient que Jes imbeciles. C'esc a un long va-ec-vient qu'est ainsi convie
geste lorsqu'il renconcre le prophere t.lie, l R 18.7. le lecteur; ii lui fauc mcditer sur Jes correspondances elles-memes et
58. Ce verser reprend manifestement Ez 34, 16. Comme on le sait, la mecaphore du leur pertinence, et sur ce que les foules qui suivaient Jesus ont pu en
berger en Ez 34 a des connotarions royales (le lien est expliciremcnt fair en perccvoir.
Ez 34.23).
59. On sait que, dans !'acclamation « Bc!ni soit celui qui vient, le roi, au nom du
Seigneur •, le titre royal est propre a la recension lucanienne. 61. Sur le hen entre Ac 21 - 28 er Le 4, voir J.-N. ALElTI, Quand Luc raconte,
60. Voir 2 R 5. pp. 149-153.
JEAN-NOEL ALElTl LE CHRIST RACONTt
53
52
n est pas u n echan en passant le paradoxe auquel nous sommes arrives : nous avons com
Cercains objecteronc peuc-etre que Le 17 11_19 '
. ,
nllon represencattf, . car les c onnocauo · ns rypo I ogi.ques des Evangiles
'
.
mence notre expose en declaranc que !'intention des recits evangeliques
'l.t. et do ne p I us facile ment ide nn- n'ecait en rien litteraire, et nous constatons que I'originalite litteraire
.
sont presque to uJours moms vo1 . c s
, des anciennes et recentes
e
. . des Evangiles a des raisons n o n liuerairesl
fiables. Admettons-I e pr ov1souem ent. Les etu ' les exegetes
. e1.11 eu rs criteres
,
montrent neanmoms que, meme, avec les m enc d'u ne
.
relation
. l'eca bl' 1 sse m
les plus chevronnes , errent souvent · .t e, res les meilleurs ne consu- .
CONCLUSION: LES EVANGILES, CEUVRES LITTERAIRES?
.
typolog1que .
est touJours d"1ffi1c1·1 e, et Ies cn
. .
tuent Jama1s une garanue . absoIue62 Nous pouvons ainsi conclure.
1 - Les Evangiles n' Ont pas immediatement ete consideres comme
des
ceuvres litteraires dignes de ce nom : ils n'en avaienc pas la pre
C. Les narrateurs et leur point de vue tention, et leur langue n'avait pas !es joliesses requises pour etre,
a
ns evangeliques ren- J'epoque, reconnue par Jes lecteurs cuJtives OU lectres.
Comme les recits de leur temps , ! es narratio 2 - Pourtant, on peut aujourd'hui, au-dela des ressemblances avec
. ctement , aux auceurs
voient done, sou venc obl.1quemen t ec ,nd"1re les
rofane mais ceux de la bi ographies de I'epoque, voir clans les Evangiles un renouvelle
anciens, non pas ceux de la licceracure grecque p menc reel du genre biographique et de la verediction propre a
Bible ce
. . ,.
M a1s 1 opte nt pour une typo logi. e d1sc
s Is . rct � e, allusiv e, qu i en appelle .
type de recit, Ce changement etant principalemenc du a Ja maniere
, es le ct eurs, c, e st parce qu'1.1s su1- dont la typologie fut mise en ceuvre. Une nouvelle hermeneutique
a, I,.mtelhgence
. et a I a culcure b'bJ' 1 1que .d ,
enoncer pu bhque- naissait avec eux.
vent 1•exemp Ie de J esus ,
I .
m-meme,, qui n a pas vou1 u
. ns. En refusant une 3 - Beaucoup se sonc demande et se demandenc encore si Jes
ment les roles ec done !es utres . , ient Ies s1e
q ui. eta recits
rs evangeliques evangeliques appartiennenc a la Hochliteratur ou a la Kleinlite
typolog1e . crop appuyee , ou trop exp!'c 1 ite Ies narrateu
· en re1·1e f� : us, ac reu r pri ncipal de leurs ratur. Pareille question est de peu d'inceret. Nous l'avons vu, ce
one done mts I" nni'nt cfe vue� deJes
, . , . Ia differenc e encre ces n'est pas le manque d'ambirion licteraire (explicite ou non) qui
rec1ts. Et c est sans doute 1c1. que sauce aux yeux
, . et les b1ograph1es
. . t on a parle plus haur, determine l'appellati o n, mais la maniere dont a ete mene le par
rec1ts profanes de I "epoque don
. h m· que narrative a une cours relarif a l'identite de Jesus, et qui confine, r epetons-le.
ou !es narrateurs sont st d"1serts. B ref• cecte rec au
finalue . ev1.dente : Ia que'te de l'"d , enn't.t.c de Jes us n' est pas sublime6-\
. chnstolog1que .
lecceurs, qui dot-
seulement le fa1t . des acteurs d es ree , .1ts, die s, e, rend aux
dans l'i cineraire d es dis-
vent a leur tour dec1 , . d. er de s• embarquer o u non
Iect eur au recit ' autre-
ciples, cel ui de la fo,. C , est done Ie rapport du ·
. onv1 e,' q ui a determine
ment die le cheminemenc d e c 101. auqueI ti est c
. vre dans Ies �vangiles. Nocons
en partie !es teeh mques . 1·m e,raires a, l' ceu
a relire !es belles analyses d'E. AUERBACH,
63. Soit dir en passam, le lccceur esr invice
hie de O. C ALLISON Jr, The Mimtsi1. La reprt1entation de la rtalitl dam la littlramre occitkntak (Paris,
62. On pourra s'en rendre compte en lis�nt la mtori C ark. J 993. . ou les reglcs
T l Gallimard, 1968), en parriculier la postface, qui a magnifiquement monrre que
Nnu Mom. A Matthean Typology, Minneapo IS, faire d'c!normes
, p as !'auteur de Jes recits evangeliques, avec leur melange radical de rc!alite quoridienne et de tra·
formulees, excellentes par a1·11 eurs, n, e mpechenc . des
vet cro tesc amcnta ires auxquelI es les ,,p1so gique sublime, furem les premiers a battre en breche la regle dassique des styles
fautes pour l'identificarion des figures
et, par la, des niveaux de litterarure (hoch ou k!ein).
evangc!liques sont censes faire allusion.