Train D'enfer Pour Ange Rouge Franck Tillier
Train D'enfer Pour Ange Rouge Franck Tillier
Train D'enfer Pour Ange Rouge Franck Tillier
THILLIEZ
Cher lecteur,
L'écriture part souvent d'une envie. Celle de raconter une histoire, de mettre à
plat des images fortes, d'enflammer des personnages nés de notre imaginaire et
de les porter vers de riches destinées. On dit que le romancier écrit les histoires
qu'il aurait aimé lire, et je crois que c'est ce qui m'a poussé à prendre une
première fois la plume, en 2002. Après la rédaction d'un coup d'essai, un
premier roman publié sur Internet, Conscience animale, je me suis attaché à un
récit qui, je crois, restera celui qui m'aura le plus marqué, de par sa noirceur et le
peu de place qu'il laisse à l'espoir. Train d'enfer pour Ange rouge, publié en 2003
dans une petite collection, « Rail noir », a été le travail d'une année de
recherche, de documentation, et d'écriture éprouvante. Ce roman traite de sujets
dont je ne soupçonnais même pas l'existence et qui, pourtant, existent bel et
bien, en arrière-plan de notre société. Des milieux dans lesquels il est préférable
de ne pas s'aventurer... Les difficultés rencontrées pour que cette histoire
devienne un vrai livre ne m'ont pas freiné, bien au contraire. La fièvre de
l'écriture était désormais si brûlante que, quatorze mois plus tard, je terminais La
chambre des morts. Une histoire serrée, dure, sociale, un hommage à ma région
aussi, le Nord. L'ouvrage qui m'a définitivement fait prendre conscience que,
plus jamais, je ne lâcherai l'écriture. Le virus m'habitait.
Plus d'un an et demi après sa naissance, Sharko, personnage tourmenté de
Train d'enfer pour Ange rouge, ne m'avait pas vraiment laissé en paix. Je le
sentais là, au fond de moi, il me réclamait, un peu comme ces fantômes qui
viennent hanter leurs vivants. Alors je me suis dit : « Allons-y ! » Sharko est un
dur, très humain mais très dur, il lui fallait une histoire à la hauteur, une trame
diabolique qui mettrait à l'épreuve ses qualités les plus solides. Et les plus
vulnérables. Ainsi ai-je écrit Deuils de miel, déjà publié chez « Rail noir » en
2006 et qui paraîtra aux éditions Pocket en 2008.
Voilà qui situe un peu le contexte de l'ouvrage que vous tenez entre les mains.
Avant que vous ne plongiez entre ses pages, que les crissements de ses feuilles
vous apportent le frisson, je voudrais vous mettre en garde contre ceci : bien
souvent, la réalité dépasse la fiction.
Franck THILLIEZ
Prologue
La pluie chaude d'un orage d'été attaque avec caractère les pavés glissants du
Vieux Lille. Plutôt que de chercher un abri, je préfère contempler les traits d'eau
qui s'engagent dans les sillons des tuiles ocre, s'accrochent aux gouttières en
perles d'argent pour ensuite venir danser au creux de mes oreilles. J'aime humer
ces odeurs de briques anciennes, de greniers et de fourre-tout. Ici, dans ce
silence de bulle d'eau, tout me rappelle Suzanne, cette ruelle que je remonte,
forme le couloir du temps qui me mène à elle. Je tourne rue des Solitaires et,
juste après l'angle, m'engouffre dans le Némo où je commande une bière blanche
de Brugges. Des braises de feu mal éteint brillent au fond des yeux du patron,
une lueur de celles qui remuent les souvenirs, les mettent en branle jusqu'à faire
émerger des instants de vie que l'on croyait morts. Sa bouche se serre, on dirait
que cette gymnastique intellectuelle le brûle intérieurement. Je crois qu'il m'a
reconnu.
Il est vingt-trois heures, ce soir-là. Je me tourne et me retourne dans mon lit,
les yeux rivés vers les chiffres blessants du radio-réveil. La place de Suzanne,
trop vide, me contraint à me lever et à appeler sur son téléphone portable. Une
voix douce me répond, celle d'une femme, un robot qui distribue les messages
standard d'absence. Je compose le numéro du laboratoire expérimental où elle
travaille, le poing serré contre mes lèvres. Le veilleur de nuit me répond qu'elle
a terminé voilà presque une heure. Dix minutes suffisent pourtant pour aller de
L'Hay-les-Roses à notre cinq pièces de Villejuif...
« Je vous connais ? » me demande le patron en perdant un regard dans mon
bouc.
« Non », lui réponds-je platement en emmenant ma bière sur une table
tranquille, dans un recoin du café où l'obscurité chasse la lumière.
Dehors, deux amoureux se serrent l'un contre l'autre sous une tonnelle de la
terrasse. Les longs cheveux auburn de la fille vibrent dans le vent comme les
franges accrochées parfois aux poignées des vélos et tous deux écoutent la pluie
tomber, silencieux, bavards dans leurs gestes attentionnés. Je devine en la jeune
fille la Suzanne d'il y a vingt ans, mais, à bien y réfléchir, je crois que je vois
Suzanne partout, quelle que soit la fille, quel que soit son âge...
La peur me serre la gorge comme un lasso de barbelé. Je sais qu'ils traînent
partout, les sadiques au long couteau, les violeurs de vieilles dames et d'enfants.
Dans les bureaux de la PJ au 36, j'en ai vu défiler des centaines, brushings
impeccables, tous plus cravatés les uns que les autres. Ils se déversent dans les
rues comme la vermine, se confondent si bien avec la nuit qu 'il devient presque
impossible de sentir leur odeur. Je les hais, je les haïrai toute ma vie.
Au sous-sol, dans le parking, l'estomac manque de me passer par la bouche
lorsque je découvre les minuscules éclats de verre éparpillés sur le sol. La
caméra de surveillance est brisée. Elle pend au bout de son fil, immobile,
témoin muet du pire. Je me précipite vers le box trente-neuf, accompagné par le
seul bruit de mes pas résonnant dans ce cercueil de béton... Un petit morceau de
métal m 'arrache le cœur comme une balle explosive : une pince à cheveux, de
celles que Suzanne glisse d'ordinaire au niveau des tempes, gît contre le mur. Je
cours le long du parking souterrain, m'essouffle à monter, dévaler les différentes
cages d'escaliers, frappe aux portes des locataires comme un dernier rempart à
ce que je crains. Lorsque je saisis mon téléphone pour appeler le patron de
l'OCDIP - l'Office Central pour la Disparition Inquiétante de Personnes - une
voix mauvaise me dit qu 'il est déjà trop tard...
J'ai connu Suzanne ici, dans ce café, au milieu des arabesques de fumée et du
brouhaha incessant des militaires attachés au quarante-troisième régiment
d'infanterie. Nous étions tous deux des gens du bassin minier, avec nos
vêtements à l'odeur des corons et nos chaussettes sales de poudre de charbon.
Nos parents nous ont élevés dans la douleur du trop peu, sous la grisaille, riches
dans leurs cœurs des plus beaux trésors. J'adore ces terres brunes, leurs gens
simples et généreux, et je crois que je les aime encore plus maintenant que
Suzanne ne dort plus à mes côtés.
Quelque part, au fond de moi, un brin de conscience, immuable, me murmure
sans cesse qu'elle est morte, qu'il ne peut en être autrement après tant de mois et
de si douloureuses journées...
Six mois plus tard, je recherche toujours ma femme. Elle vient souvent me
rendre visite, dans mes rêves. Elle descend de tout là-haut, devancée par son
parfum qui caresse mes cheveux comme le feraient des mains d'enfant. Mais à
chaque fois, lorsque son regard embrasse le mien, des lames de rasoir coulent
de ses yeux, des serpents aussi fins que des pailles tombent de sa bouche et de
son nez et, de Vorifice béant qui troue sa poitrine, jaillit l'odeur pestilentielle de
la mort.
Je reprends mon sac, sors mon téléphone cellulaire d'une pochette et me décide
à l'ouvrir, avec l'espoir qu'aucun message ne m'y attende et me prive de mon
avant-dernier jour de congé.
Chapitre un
* * *
Chapitre deux
* * *
Thomas Serpetti avait surfé sur la vague Internet avec le glisser digne d'un
dieu hawaïen. Début 2000, dans le sillage de l'effet start-up, il avait quitté son
poste de responsable sécurité-réseau chez IBM, à la Défense, pour lever un
million d'euros au premier tour de table avec des investisseurs séduits par ses
idées novatrices et son business-plan en béton. A l'époque, il changeait deux fois
de cravate par jour, serrait des dizaines de mains, s'affichait dans toutes les
conférences où il fallait se montrer. Il avait loué des bureaux-placards du côté de
l'Opéra de Paris, embauché à tour de bras des informaticiens nourris au
hamburger et laissé le business ainsi que l'euphorie générale lui enfler les
poches. Dans la foulée, il s'était acheté une vieille ferme au sud de Paris, à
Boissy-le-Sec, un Yearling, Reine de Romance, aux Ventes de Deauville, puis
s'était retiré des affaires, plein aux as, lorsque les châtaignes avaient commencé
à se fendre sous les feux ardents de la Bourse. Depuis ce temps, il coulait des
jours tranquilles sur les champs de courses, ou bien grillait des heures, des
journées, à peaufiner son réseau de trains miniatures, bijou de patience, de joies
d'enfants, de plaisirs du rail. Sa passion du modélisme ferroviaire m'avait même
contaminé, enflammé... jusqu'à la disparition brutale de Suzanne...
Cet éternel adolescent avait le jeu dans la peau et je crois qu'il aurait tué frères
et sœurs pour avoir le dernier mot face à une roulette. Je l'ai vu un jour
s'acharner sur le numéro dix-huit, au casino d'En- ghien-les-Bains, jusqu'à la
fermeture des portes et y perdre une fortune. Mais peu importait. Il avait laissé
en ces lieux une empreinte indélébile et, depuis ce jour, on l'appelait Monsieur
chaque fois qu'il en franchissait le seuil. Voilà ce qui plaisait à Thomas Ser-
petti.
Notre première rencontre avait eu lieu virtuellement sur un forum Internet
traitant de la schizophrénie. Le frère de ma femme, tout comme celui de Thomas
Ser- petti, était ce que l'on appelle un schizoïde paranoïaque.
Je me souviendrai toute ma vie des explications que mon beau-frère, Karl,
m'avait données sur cette fracture de l'esprit, un soir d'automne où il allait déjà
très, très mal : L'Hydre se niche dans les sinuosités de mon intestin grêle. Sa tête
plonge parfois dans mon estomac, où elle aime se repaître de longs moments.
Elle se nourrit de ce dont je me nourris et évacue ses selles par ma bouche.
C'est un serpent grotesque et venimeux dont je dois me débarrasser à tout prix.
À vingt-deux ans, Karl se scarifiait l'abdomen de seize coups de cutter,
trouvant dans l'automutilation le seul moyen de chasser l'Hydre en lui. À
présent, il survivait dans une dimension parallèle, étranger à son propre corps,
chargé comme une bombe biologique de Largactil, d'Haldol et de Droleptan, à
l'hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord...
J'accueillis Thomas Serpetti avec la mine d'un croque-mort qui aurait assisté à
son propre enterrement.
« C'est ici que ça se passe, Thomas. Je veux ton avis avant de mettre le SEFTI
dessus. Comme je te l'ai dit au téléphone, je n'ai touché à rien. Il y a la photo de
ce fermier et cette horrible lettre dessous. Dis-moi si on peut retrouver
l'expéditeur. »
Cet ancien expert en sécurité informatique, ne supportant pas la délinquance
ou la criminalité, menait une traque sans merci contre les pirates des temps
modernes et travaillait en collaboration avec les ingénieurs du SEFTI, le Service
d'Enquête des Fraudes aux Technologies de l'Information. Régulièrement,
Serpetti transmettait à mes collègues scientifiques des adresses de hackers, des
bandits de l'informatique qui volaient des fichiers de cartes bleues ou qui
déposaient, par simple provocation, des messages à caractère pornographique
sur des sites comme Les Échos ou le Times.
Sa main fondit sur la souris de mon ordinateur. Il remonta ses petites lunettes
rondes en acier sur l'arête de son nez, passa une main dans sa coupe en brosse
comme s'il s'apprêtait à accomplir un quelconque exploit sportif avant de se
coller à l'écran. « Je... je peux lire ?
— Vas-y... Je compte sur toi pour l'aspect confidentiel de cette affaire...
— Tu sais que tu peux me faire confiance... »
Sa bouche s'ouvrait au fur et à mesure qu'il lisait. « Sacré bon sang ! » Il ôta
ses lunettes et se frotta les yeux. « J'en ai déjà vu de belles sur Internet, mais là,
on atteint un summum ! C'est... c'est réellement ce qui s'est passé ?
— Malheureusement oui », soupirai-je.
« Mais il s'adresse directement à toi ! Il te tutoie ! C'est quelqu'un qui te
connaît ! Comment pourrait-il savoir que l'on t'a confié l'enquête ?
— Je n'en sais rien... Les nouvelles vont très vite dans ces villages, sans
oublier les médias. L'information est peut-être d'une manière ou d'une autre,
remontée jusqu'à lui. Cela reste flou. Mais nous allons enquêter, ne t'en fais pas
pour ça. Alors, le mail ? »
Clics de souris, profusion de fenêtres sur l'écran. Serpetti ouvrit des fichiers
aux noms barbares, se promenant dans mon ordinateur avec l'aisance d'une
particule chargée dans un courant électrique, animé par la passion de la
connaissance universelle, cette volonté d'arracher la solution à l'insoluble,
comme un défi à lui-même et aux machines.
« Cette adresse e-mail est bien entendu bidon. Tu vas sur un site spécialisé,
donnes un nom, n'importe lequel, et le site t'autorise alors à envoyer des e-mails
avec une adresse que tu choisis toi-même, genre JacquesChirac@elysees.fr.
Même pas besoin de logiciel spécial pour gérer les e-mails, le site s'occupe de
tout. Parfaitement anonyme. Ou presque... »
Le détail qui différenciait le Serpetti de la masse grouillante des
informaticiens, le ou presque...
« Ou presque ? Est-ce qu'il y a un moyen de mettre la main sur l'expéditeur ?
— Ça dépend ! Si le type s'y connaît, tu n'y arriveras pas. Sinon, les
probabilités sont assez faibles et, crois-moi, le travail fastidieux pour y parvenir.
— Explique-moi ! Et vas-y doucement, s'il te plaît... »
Ses fossettes tranchantes reflétaient la lumière métallique de l'écran quand il se
tourna vers moi. À presque trente ans, se creusaient encore sur son visage les
stigmates de son acné d'adolescent.
« OK. Je vais simplifier au maximum », répondit-il d'un ton serein. « Tu
imagines une gigantesque toile d'araignée, très complexe, de la taille d'une ville.
Tu répands, à une extrémité de la toile, des milliers, des millions de petites
araignées, toutes semblables. La plupart des araignées sont myopes, elles
n'entendent ni ne sentent rien, mais elles savent, grâce aux vibrations, se diriger
vers n'importe quel point sur la toile. Par contre, elles demeurent incapables de
juger du chemin le plus court et, par conséquent, elles vont toutes emprunter une
voie différente pour aller au même endroit. Tu me suis ?
— Oui. Ce n'est pas très compliqué...
— Alors écoute bien la suite ! Tu dois suivre des yeux l'une de ces araignées
jusqu'à sa destination, puis me retracer son trajet entre les différentes
intersections et fils de la toile, de mémoire. En serais-tu capable ? »
J'imaginai un immense territoire de soie orbiculaire, accroché aux plus hauts
édifices de Paris sous un ciel de désolation, comme dans un film fantastique. «
Ça me semble difficile », répliquai-je. « Les araignées interfèrent les unes avec
les autres, se croisent et se ressemblent, je pourrais très bien à un moment donné
suivre un autre individu sans m'en apercevoir. De plus, il faudrait une sacrée
mémoire visuelle pour se rappeler le chemin dans un tel labyrinthe. »
Thomas agita sa paire de lunettes par l'une des branches, comme l'homme
politique qui s'apprête à exposer un argument de poids.
« Tu as parfaitement cerné le problème ! Eh bien, pour Internet, c'est pareil.
Remplace les croisements par des ordinateurs, et le fil lui-même par du câble
électrique. Étends la toile à la dimension planétaire. Tu imagines la scène ?
— Parfaitement.
— Quand tu reçois un mail, même en provenance de ton voisin, ce courrier a
transité par des dizaines, voire des centaines de relais différents répartis à travers
le monde. Pour retrouver son berceau d'émission, il faut remonter la chaîne,
maillon par maillon. Cela implique des coups de fil aux propriétaires des
machines, des recherches dans les fichiers de traces des serveurs pour espérer
passer au maillon précédent. Si un seul ordino est éteint entre-temps, ou si les
traces du passage ont été effacées, c'est fichu, un peu comme si tu coupais un fil
de la toile d'araignée. Contacte immédiatement les ingénieurs du SEFTI. Plus ils
agiront tôt, plus la chance de remonter la filière sera importante. »
Identifier l'émetteur allait relever de la magie. Je demandai quand même : « Et
si le gars s'y connaît ?
— Il aura utilisé un anonymiser. C'est un site particulier qui se charge pour toi
de rendre l'origine de ton mail totalement anonyme. De plus, s'il est vraiment
prudent, il aura transité par des milliers d'autres ordinateurs de particuliers,
connectés à Internet en même temps que lui. Dans ce cas, la chance de le
localiser est strictement nulle. »
Je nous servis un pur guatemala tassé, presque solide.
« Comment a-t-il récupéré mon adresse e-mail ?
— Tu ne peux pas savoir avec quelle facilité l'on peut glaner des informations
sur toi, lorsque tu surfes sur Internet ! On connaît tes sites favoris, les heures de
tes connexions, tu laisses des traces partout où tu vas. Il suffit que tu aies posté
une fois un message sur un forum ou un groupe de discussion et ton e-mail peut
alors être récupéré par un anonyme, des boîtes de pub ou d'autres colporteurs qui
vendent ces adresses à des tiers. Tu te trouves certainement dans le carnet
d'adresses de milliers de personnes sans le savoir... D'ailleurs, tu peux mesurer
l'ampleur du phénomène rien qu'à regarder ces spams qui emplissent ta boîte aux
lettres.
— En effet... Autre chose ? »
Je vis poindre dans son regard un rayon d'espoir. « La photo de ce fermier
m'intrigue », me confia-t-il en écrasant son doigt sur l'écran. « D'une part, je ne
vois pas bien le lien avec cette lettre et, d'autre part, la taille qu'elle occupe sur
ton disque dur me paraît un peu élevée... Plus de trois cents kilos-octets. Il me
semble que... Tu possèdes un logiciel de traitement d'images, genre Photoshop
ou Paint Shop Pro ?
— Non, je ne crois pas.
— Aurais-tu une loupe ?
— Non plus... Mais je peux démonter l'une des lentilles externes de mes
jumelles.
— Parfait. »
Je devinais les chiffres, les opérateurs logiques qui s'acheminaient vers le
cerveau de Thomas pour y tourbillonner en une gigantesque soupe
mathématique. Je me rappelai l'une de ses remarques, un soir où nous étions
réunis autour d'une bonne table, avec Suzanne. Toute matière, toute information
est composée de zéros et de uns. La tôle de ta voiture est faite de zéros et de uns,
ce couteau est fait de zéros et de uns et même le cul d'une vache est fait de zéros
et de uns. Souvent, pour passer d'un problème à une solution, il suffit d'inverser
quelques zéros et quelques uns... Suzanne avait explosé de rire et, depuis ce
temps-là, elle ne voyait plus les ruminants de la même façon.
Je tendis à Thomas l'un des oculaires de ma Zeiss 8. La lentille concave
disséqua les pixels de l'écran au fur et à mesure qu'il la déplaçait, en plissant les
yeux. « Je n'y mettrais pas ma main au feu, mais on dirait que certains points
sont plus clairs que les autres. C'est quasiment invisible, mais je connais ce
genre de technique... Regarde un peu cet endroit du ciel, sur la photo. »
Je plaquai ma rétine contre la lentille. Rien de spécial, juste du bleu au milieu
du bleu. Il constata : « Tu n'as pas l'œil de l'expert ! Stéganographie, ça te dit
quelque chose ?
— Une technique de codage ancienne ? Un moyen de passer des messages,
comme le faisait César ?
— Presque. Tu confonds avec la cryptographie. Le vicieux, dans la
stéganographie, c'est que l'information cachée est véhiculée de façon
transparente dans de l'information non cryptée, claire et significative,
contrairement à la cryptographie où le message reçu est illisible. Les pirates
informatiques, les terroristes, appliquent cette technique pour s'échanger des
données sensibles en échappant aux divers systèmes de surveillance et d'écoute,
comme Sémaphore ou Échelon chez les Américains. Ils cachent leurs messages,
images ou fichiers sonores, dans d'autres médias en utilisant des logiciels
téléchargeables sur Internet. Le destinataire qui possède la clé de déchiffrement
reconstruit alors l'information originale. Un système très prisé par les
pédophiles. Tu arrives sur un site d'apparence sobre, tu visualises des photos de
vacances, de plages et de ciel bleu. Mais, si tu appliques la clé à ces images,
qu'est-ce que tu découvres ?
— Des photos d'enfants... Bien vu, Thomas ! Tu vas pouvoir décrypter?» En
proie à l'excitation, je lampai mon café et me brûlai le bout de la langue.
« Ne t'emballe surtout pas ! » ajouta-t-il d'une voix qui incitait au calme. « Il
faut que je vérifie au préalable si la photo contient effectivement des données
cachées. Et, sans clé de déchiffrement, il risque de falloir plusieurs semaines
avant d'arriver au résultat. Les techniques de cryptanalyse, pour casser les codes
cryptographiques, ne sont pas très performantes en la matière, car la puissance
des algorithmes rend le déchiffrement extrêmement délicat, voire impossible si
la clé est trop longue... Ce qui est, somme toute, logique. Sinon, à quoi bon
crypter ? »
Je détournai mon regard de l'écran, l'orientai vers mon portable. « Bon... Je
vais mettre les gars du SEFTI immédiatement sur le coup, en parallèle à ton
travail.
— Laisse-moi sur ta bécane pour que je fouille encore un peu. Je vais
t'enregistrer ce qu'il faut sur un CD et tu le transmettras au SEFTI. Autre chose.
Tu devrais te faire installer une ligne haut débit sur laquelle pourraient se
brancher les ingénieurs du SEFTI. On appelle cela du sniffage : ils surveillent à
distance tout ce qui transite sur ta ligne et peuvent ainsi réagir ultra rapidement.
Si tu veux, j'en fais la demande et demain, tu as ton modem ADSL installé. J'ai
des relations pour accélérer le processus !
— Bonne idée. De toute façon, je comptais en faire poser un. Si tu pouvais
t'en occuper, ça m'arrangerait...
— Pas de problème ! »
Son sourire me fit réaliser à quel point l'emprise des affaires criminelles me
coupait du reste du monde, un peu comme Dead Alive avec ses macchabées.
J'avais dérangé Serpetti tôt dans la matinée, l'avais arraché à ses draps sans
même lui demander comment il allait.
« Tu portes sur toi le teint safrané des vacances », me déridai-je, humant
l'arôme décapant d'une nouvelle tasse.
« Je rentre d'Italie, hier justement. Tu as eu de la chance de pouvoir me
joindre.
— Et Reine de Romance ? Toujours aussi performante ? »
Thomas avala son café bouillant d'une traite, sans ciller.
« Elle est en pension au cercle hippique de Chantilly. Prise en main par John
Mohx, la pointure des entraîneurs. On la prépare pour les grandes courses et
derbys de l'année prochaine. » Une mimique évoca- trice lui étira les lèvres. « Je
ne suis plus célibataire, tu sais ? Yennia et moi, on ne se quitte plus. Unis
comme Terre et Lune. Je l'ai connue, devine ? Dans un train pour Londres ! Elle
est d'origine roumaine, hôtesse de bord dans l'Eurostar Paris-Londres. Il faudrait
que tu passes à la ferme nous rendre une petite visite.
— Je n'y manquerai pas...
— Et puis, tu verras mon réseau ferroviaire ! Je suis passé en échelle HO
1/87, celle des pros ! Je m'éclate comme un fou ! Bouge pas ! »
Il se leva, se jeta sur son sac à dos, en sortit une locomotive en laiton Hornby,
à la cabine magenta et au chariot noir.
« C'est pour toi, Franck. Une vapeur vive Basset Lowke 1959 ! En parfait état
! Elle m'appartenait, mais elle ne roule plus sur mon nouveau réseau, alors je te
l'offre. Je l'ai appelée Poupette. »
Il s'étonna devant mon absence de réaction. La passion du rail qu'il m'avait
transmise, comme le reste, m'avait abandonné depuis que le vide, le silence, la
douleur régnaient en maîtres dans mon appartement. « Désolé, Thomas, mais je
ne suis plus trop dans le coup. Les trains et moi, c'est de l'histoire ancienne pour
le moment. Tu sais, je n'ai plus goût à grand- chose.
— Avec Poupette, tout est différent ! Cette loco a quelque chose de magique,
tu dois l'essayer ! J'ai déjà rempli le réservoir de butane, pour le brûleur. Tu
rajouteras un peu d'eau et d'huile dans le tender et elle est partie pour une heure.
Tu verras comme son chant est apaisant, sa compagnie charmante. Elle te
remontera le moral dans les moments difficiles... » Il posa le modèle réduit sur le
bureau.
« Toujours rien pour Suzanne ? » Il me prit la main comme à un vieux frère.
« Aucune piste, que dalle. Pas la moindre manifestation de l'agresseur. Si
seulement je pouvais avoir un signe, un indice qui me dirait si elle est morte ou
pas ! Quelle torture que de rester dans le doute, avec la crainte permanente de
tomber sur le cadavre de ma femme comme ça, au détour d'un sentier... Mon
avenir me fait horriblement peur, tellement dépendant de données qui ne
m'appartiennent pas... Mon sort se trouve presque entre les mains de ce salopard
qui l'a enlevée...
— Tu sauras la vérité, un jour ou l'autre.
— Je l'espère de tout mon cœur. » Je fis mine de penser à autre chose en
esquissant le squelette d'un sourire. « Écoute ! Reste ici, fais de ton mieux avec
mon ordinateur. Je dois y aller. Déjeunons ensemble ce midi, si tu veux. Rejoins-
moi devant le 36, nous irons au Vert-Galant. Tu n'as pas d'obligations avec ta
Yennia ?
— Yennia ? Je tue mes journées à l'attendre ! Elle disparaît le matin pour ne
réapparaître que le soir, telle une aurore boréale. OK pour ce midi... Je t'y
rejoindrai... » Il se racla la gorge. « Franck... Tu crois que ce pourrait être quoi,
ce message caché ? S'il cherche à nous dire quelque chose, pourquoi ne pas le
signaler ouvertement ?
— Thomas... Toi qui es riche à millions, pourquoi vas-tu encore au casino
sachant que tu risques d'y perdre une fortune ?
— Pour... l'excitation que m'apporte le jeu ?
— Tu as la réponse à ta question... »
* * *
* * *
Chapitre trois
Le père de Rosance Gad n'était pas le genre de type à croiser le soir au détour
d'une rue un peu trop sombre.
Quand il m'ouvrit, le globe du ventre à l'air et les poils du torse luisants, il
serrait dans la main une machette ensanglantée et j'entendais, jaillissant de
l'arrière-cour, les gloussements désespérés des volatiles pris de terreur. Le type
mesurait au minimum un mètre quatre-vingt-dix et l'instrument tranchant
paraissait bien ridicule dans sa main de la taille d'une bûche.
« C'est une heure pour déranger les gens ? » me balança-t-il au visage en
essaimant ses postillons sur mon costume. Il puait le calvados artisanal, cette
espèce d'alcool à brûler sorti des entrailles d'un vieil alambic rouillé.
« Je suis le commissaire Sharko. J'ai quelques questions à vous poser, à propos
de votre fille.
— Ma fille ? Elle est morte. Qu'est-ce que vous lui voulez ?
— Je peux entrer ? Et je serais extrêmement rassuré si vous posiez votre
machette... »
Il se mit à rire comme un ogre, une main sur l'estomac.
« Ah ouais, la machette ! C'est pour les poules. C'est ce soir qu'elles passent à
la casserole ! »
Il s'écarta et me laissa pénétrer dans ce qu'il aurait été déplacé, voire
outrageant, d'appeler une maison. Même à grand renfort de Kârcher industriel,
se lancer dans le nettoyage du carrelage aurait relevé de la folie. Quant à la
tapisserie, elle rappelait, en moins neuf, les lambeaux de rubans autour des
momies.
« J'aimerais savoir, monsieur Gad, comment votre fille occupait son temps
libre et ses soirées. »
Il s'envoya une rasade de tord-boyau. « Z'en voulez ?
— Non, merci, possible que je reprenne la route bientôt...
— Ah ouais, vous êtes flic, j'oubliais... Jamais d'alcool, c'est bien ça ? Savez
pas c'que vous perdez. Mon père disait qu'il valait mieux la compagnie d'une
bonne bouteille que celle d'une femme. Parce que la bouteille, elle, elle se plaint
jamais... Pas comme les grosses... »
Nouvelle gorgée. « Rosance n'était pas souvent ici. Je la voyais jamais le soir,
parce que moi, je travaille de nuit. Et les week-ends, elle partait sur Paris. Elle
cramait la moitié de sa paie là-bas et dans le TGV.
— Que faisait-elle sur Paris ?
— J'en sais fichtre rien, ce qu'elle foutait là-bas. Elle voulait jamais en parler.
Vous savez, moi, j'suis assez libéral. À la mort de ma femme, c'est moi qui
m'suis occupé de la p'tite. J'ai fait c'que j'ai pu, mais j'ai pas ça dans les tripes,
moi, vous savez, les choses maternelles, les bonnes manières et tout le tintouin.
J'ia laissais faire c'qu'elle voulait, tant qu'elle gagnait sa croûte... Mais j'suppose
que vous êtes là parce qu'elle avait fait des conneries sur Paris, non ?
— C'est ce que j'essaie justement de savoir. Quelles étaient ses fréquentations
?
— J'sais pas... » Nouvelle lampée d'alcool, puis silence.
« Vous n'avez jamais rien constaté d'anormal, chez elle ? Pas de... choses
bizarres ? »
Des larmes lui montèrent aux yeux. « C'était ma p'tite fille, et elle est morte...
J'veux pas avoir à me rappeler... C'est trop dur ! Laissez-moi tranquille ! »
Seul, comme un naufragé au milieu de l'océan. Livré à la solitude la plus
blessante, au chant cinglant du vide et de l'abandon.
Une seule alternative s'offrait à moi : la technique du sacrifice rentable. «
Dites-moi, si on buvait un verre, avant d'aller tordre le cou à ces fichus poulets ?
Entre nous, j'ai la main. Mon père tenait une ferme. »
Je perdis plus d'une heure à observer et participer à un spectacle aux
dominantes rouge vif, où les têtes volaient comme des bouchons de Champagne
sous le coup de la hache, mais j'obtins l'autorisation d'aller jeter un œil dans la
chambre de la fille.
Le père n'avait jamais trouvé le courage d'y fourrer les pieds. Nous le fîmes
ensemble... La chambre paraissait propre par rapport au chaos général qui
régnait dans la maison. Si la fille avait dissimulé des secrets, ce serait forcément
ici... Je ne découvris rien. Pas une revue, pas un agenda, aucun numéro de
téléphone gribouillé sur un coin de feuille. Nulle trace de ce matériel sadomaso
dont m'avait parlé l'ingénieur de carrière. Que des vêtements sobres empilés, un
lit bien fait, des armoires rangées avec soin, à peine couvertes d'un film de
poussière. « Vous ne veniez jamais ici, même quand elle était en vie ?
— Nan. J'respectais son intimité, quoi qu'on en pense. J'ia laissais faire ce
qu'elle voulait. Y a qu'une fois où elle m'a foutu en rogne, c'est quand elle est
rentrée de Paris avec un piercing sur la langue. Les tatouages, je m'en tapais,
mais les piercings, j'pouvais pas admettre. Ça me dégoûtait.
— Des tatouages qu'elle se faisait faire à Paris ?
— Ouais.
— Vous savez dans quel quartier ?
— Ben nan. J'suis jamais allé à Paris. Comment voulez-vous que je sache ?
En tout cas, ça ressemblait à pas grand-chose, ces trucs qu'elle se faisait graver
sur le corps.
— C'est-à-dire ?
— Ben... J'me souviens plus trop... Des figurines bizarres, comme des
diables...
— Quelle sorte de diables ?
— J'me rappelle plus. Et puis y avait aussi des mélanges de chiffres et de
lettres. Elle a jamais voulu me dire ce que ça signifiait. »
Parfois, lorsque l'on marche en bordure d'océan où le temps paraît clément, il
arrive qu'une bourrasque surgie de nulle part nous percute en pleine figure. Je
ressentis exactement la même chose à ce moment-là.
Je lançai à Barrique-de-calvados : « Vous vous souvenez de ces inscriptions ?
— Z'êtes fou ? J'me souviens même plus du nom de mon clébard, mort y a
cinq ans. J'sais pas. Ça doit être une espèce de maladie. Des trous de mémoire,
comme ça. Un jour, j'oublierai de respirer ou de pas péter en public.
— Vous permettez, je donne un coup de fil rapide...
— Allez-y. Tant que c'est pas avec mon téléphone... »
Sibersky décrocha.
« Sharko à l'appareil. Dis-moi, as-tu la lettre de l'assassin sous les yeux ?
— Je... J'allais partir... Attendez, je retourne à mon bureau... Voilà, je l'ai.
— Peux-tu me relire le passage où il parle de son scalpel ? Des meurtrissures
qu'il lui inflige ?
— Euh... J'y vais : Sa peau s'écartait d'une façon presque artistique lorsque
j'enfonçais ma lame sur ses petits seins fermes, ses épaules, son nombril A la
lecture si méticuleuse de son corps, je trouvais toutes les réponses à mes
interrogations...
— Arrête ! J'ai la réponse !
— Mais ? Mais quelle réponse ? »
Gad portait sur elle le code qui allait permettre de décrypter la photographie du
fermier. Tout prenait un sens. Je briefai rapidement Sibersky avant de
raccrocher, puis m'engageai dans le fond de la chambre. « Je peux regarder sur
l'ordinateur ? »
Le père était scotché à sa bouteille, sa compagne de virée, sa peluche de verre
qui l'accompagnait dans ses longues embardées solitaires. « Faites », cracha-t-il.
« J'ai jamais su utiliser ces saloperies. Pour moi, c'est de la merde en boîte. »
En appuyant sur le bouton, j'entendis le crissement de la pointe de diamant sur
la surface du disque dur, puis plus rien. Écran noir. Données effacées. Disque
formaté. Quelqu'un était passé ici avant moi...
« Vous travaillez la nuit, vous dites ?
— Ouais. Trois fois sur quatre, j'rentre que le matin, à 6 h 00.
— Pensez-vous que quelqu'un aurait pu pénétrer ici en votre absence ?
— Vous êtes pas bien ? Pour quelle raison il aurait fait ça ?
— Regardez vous-même. Il n'y a rien ici, à part des vêtements ! Rien qui
rappelle la présence de votre fille. Les données de l'ordinateur ont été effacées.
Pas une photo, pas une seule revue, que dalle ! Monsieur, je vais demander à ce
que la police ouvre une enquête sur les circonstances de la mort de votre fille.
Ce n'était peut-être pas un accident... »
Il me regarda d'un air de poule au riz, le visage fulminant de colère. « Qu'est-
ce que vous voulez dire ?
— Qu'elle a peut-être été assassinée par le même tueur que celui d'une autre
femme, sur Paris. Monsieur Gad, si vous voulez connaître la vérité, il va falloir
que j'exhume le corps de votre fille.
— Quoi ?
— Je vais demander à ce qu'on déterre votre fille. Elle portait une inscription
sur le corps, un indice très important qui a toutes les chances de nous rapprocher
du tueur. »
Il fracassa sa bouteille contre la tapisserie avec la violence d'un batteur de
base-bail. Joli geste.
« Tu vas laisser ma fille où elle repose ! Fous-lui la paix, bordel de Dieu ! »
Il s'approchait de moi, les contreforts de son torse bombés comme des barils à
poudre, me dardant des yeux à cailler le lait. Je me glissai sur le côté sans
chercher à le provoquer et osai, en me retranchant dans l'escalier : « La paix, elle
ne la trouvera que lorsque j'aurai mis la main sur le pourri qui l'a assassinée... »
* * *
* * *
Chapitre quatre
* * *
* * *
* * *
* * *
Les lueurs essoufflées de la ville ne laissaient plus paraître qu'une aurore diffuse,
étalée au ras des longues étendues rectangulaires des champs. De plus en plus,
l'obscurité s'immisçait dans les interstices feuillus des arbres, coulait lentement
sur la tôle de mon véhicule, voilait parfois la lumière oblique de mes phares de
ses fins serpents de brume. Devant, plus au nord, le halo orangé de Pacy-sur-
Eure écaillait l'horizon à la manière d'un coucher de soleil flamboyant. Comme
me l'avait indiqué Barbe-à-Mousse, je trouvai, après le croisement de deux
départementales, la communale Cl5 que j'empruntai sur trois kilomètres, avant
de m'engager sur une route moins large, signalisée comme impasse. Une vieille
grille rouillée, fermée de plusieurs cadenas, se découpa dans le pinceau de mes
feux. Je me garai sur le bas-côté, enfonçai les roues de la berline au cœur d'une
végétation de jardin sale et, une fois le contact coupé, m'emparai de la lourde
lampe-torche et de mon Glock 21. Le rail des puissants lampadaires qui
encadraient l'autoroute Al3, à quelques encablures du bâtiment, dressait un
portrait sépia, tout en jeu d'ombres, de l'endroit de désolation aux larges allées
vides envahies d'une friche abondante d'orties et d'herbes sauvages. Sous mes
pieds, l'eau stagnante abandonnée par les pluies de la semaine dernière,
croupissait en flaques peu profondes, nuancées par le gris mercure des reflets de
la lune. Je me glissai dans l'un des nombreux trous éventant le grillage, comme
avaient dû le faire, malgré les risques de poursuites clairement signalés, des
dizaines de curieux avides de toucher du doigt la matérialisation sanglante de
leurs terreurs.
Le bloc massif du bâtiment de brique, d'acier et de catelles, ombre dans
l'ombre, s'étirait sur l'étendue craquelée de l'asphalte noir, tel un paquebot en
perdition au milieu d'un océan de solitude. Quelque chose, un mélange subtil
d'angoisse et de peurs d'enfant, de souvenirs resurgis du néant, forma une boule
dans ma gorge, ralentit subtilement ma progression, me délesta de mon
assurance. J'hésitai à appeler l'officier de garde à la brigade, à déranger Sibersky
pour qu'il me rejoignît, mais trop de doutes m'assaillaient encore. Je décidai de
faire un premier tour d'inspection en solo...
Je longeai les enclos d'attente avant l'abattage et les aires d'étourdissement, la
main serrée sur la crosse de mon arme, le corps noyé dans la pénombre des
tubulures de métal inoxydable et des cloisons hermétiques.
Un froid intense chuintait des briques, un courant à peine perceptible qui
rappelait le murmure d'un mourant. J'entendis le souffle saccadé des voitures qui
filaient sur l'autoroute et, en un sens, cette façon de rompre ce calme polaire,
cette coulée de silence, me rassura. Un cirrus effilé en forme de couteau voila la
lune, fit danser des ombres sur les tôles froissées des toits dans un ballet
déchirant.
L'endroit avait tout d'un cauchemar vivant, répugnant de puanteur suggérée...
La façade du bâtiment ne révéla aucune entrée praticable, une épaisseur de
soudure à arc solidarisait chaque porte à son châssis, rendant l'intrusion
impossible. Sur le côté, fort heureusement, une myriade de brèches, provoquées
par des coups de masse ou de clés à molette, trouaient les volets roulants des
aires de déchargement et me permirent, au prix d'une contorsion douloureuse, de
me faufiler dans l'œil noir. S'ouvrirent à moi les portes scellées de l'inconnu...
Dès lors, je me guidai au seul pinceau pâle et cru soufflé par la Maglite. Je
sentis les artères de mon cou gonfler sous l'afflux de pression sanguine, devinant
les manifestations cyniques de la peur à la sueur qui m'enduisait le front. La
pièce dans laquelle j'évoluais me parut immense, si creuse et vide que mes pas
claquèrent vers des confins de noirceur que je ne discernais pas. La faune des
ténèbres, ces ouvriers du désespoir, œuvrait avec acharnement dans l'anonymat
de la nuit et de l'isolement. Des araignées tendaient leurs toiles, des mites
agitaient leurs membranes en d'inquiétants frémissements et j'aperçus même un
rat transpercer le faisceau jaune de ma lampe, courir sur une poutre branlante et
se glisser entre les pales immobiles d'un ventilateur dont la taille dépassait mon
imagination.
Je marchai sur des débris de verre, chevauchai des palettes de bois mort,
longeai des mangeoires et des abreuvoirs gercés de pourriture avant de palper un
rail de saignée qui, suivant toute logique, devait me mener dans le poumon
rouge de la salle d'abattage. L'enfer du règne animal puait la tripe et l'abandon...
Je me faufilai, dos voûté, sous une porte basse barrée de lanières de
caoutchouc noir, là où, quelques années auparavant, s'entassaient dans un calme
électrique les bêtes paniquées, offertes aux appétits insatiables de la Mort. Le
béton pisseux des murs laissa place aux catelles couleur dent gâtée, du sol au
plafond, de l'arrière vers l'avant. L'atroce confinement de ce corridor aux allures
de coupe-gorge me fit presser mon arme avec la vigueur d'un soldat.
Au ras de ma tête, des néons éclatés, dont les fines particules de verre
tapissaient le sol comme une couche de neige croûteuse. Je progressai avec
prudence, l'oreille attentive aux soubresauts des tuyaux craquants, à la course
invisible de petits animaux qui me hérissaient tous les poils. Le rail me jeta dans
une pièce gigantesque, aux murs si lointains que le pinceau de ma torche
s'épuisa presque avant de les atteindre.
Des dizaines de boxes d'étourdissement, alignés de part et d'autre du rail de
saignée, croupissaient dans l'obscurité, comme des employés de l'ombre parés à
reprendre le cours de leur macabre mission. Je balayai avec ma torche toutes les
directions, le regard aux aguets. La fraîcheur rouge de la viande congelée n'avait
jamais quitté cet endroit humide, caverneux, effrayant dans sa monochromie
blessante. Les tubes d'aération et d'évacuation me décochèrent des reflets bleutés
sous les assauts photoniques, tels des clins d'œil mortels. Plus j'avançais au
hasard de mes intuitions, plus la salle s'étendait, comme écartelée. Je devinais,
là, juste devant moi, les carcasses du passé, suspendues, éviscérées puis sciées
en deux du groin à la queue. J'imaginais ces saigneurs en blouses maculées de
glaires, de sang, d'acide stomacal, plonger les bêtes dans les bacs d'échaudage,
les ébouillanter jusqu'à ce qu'elles en ressortissent nues comme au jour de leur
naissance, je flairais ces odeurs de têtes de porcs entassées par kilos dans les
salles d'habillage et de désossement, puis broyées jusqu'à être réduites à l'état de
jus de cadavres. Le parvis de la peur me déployait son tapis rouge ; j'évoluais
dans la machinerie parfaitement huilée d'une bête démoniaque, une entreprise
assassine dont le cœur battait encore...
Aucune trace des chiens ni de la femme. Rampes et couloirs vides, stalles
d'étourdissement et plates- formes vierges... Je commençai à désespérer, hésitai
un instant et me forçai à poursuivre l'inspection, malgré ma frayeur grandissante
et ma certitude d'éprouver toutes les peines du monde pour regagner la sortie. A
ma gauche, je découvris un cadran brisé de balance, des réchauffeurs hors
d'usage, des prises d'eau éclatées, un mont d'étiquettes à oreilles, de fiches ante
mortem abandonnées sur le sol. Au-dessus, des supports à crochets et à rails en
surplomb, éven- traient le plafond en une longue ligne, jusqu'à une bouilloire
percée par le gel des tuyaux intérieurs. Il faisait noir... si noir que le poids de
l'obscurité m'écrasait le dos...
D'insoutenables effluves de putréfaction me surprirent, me brûlant les narines.
Réels, prenants au point de me compresser l'estomac. J'effectuai trois pas en
arrière, glissai le bas de mon visage dans le col de ma veste et avançai à
nouveau, tête baissée. Mais l'infection s'imprégnait dans le tissu, pénétrait en
moi avec sauvagerie comme un gaz mortel. Je tentai bien de respirer le moins
possible, mais, à chaque nouvelle bouffée d'air, je sentais que tous mes organes
allaient me passer par la bouche. Je vomis un filet de bile jaunâtre, me ressaisis
et me traînai jusqu'à la lourde porte de métal entrouverte d'une salle réfrigérée.
L'odeur, devenue atroce, me redressa, me comprimant la poitrine et les côtes
dans une étreinte douloureuse.
Devant moi, dévoilés crûment par le faisceau lumineux, six chiens gisaient,
entassés, têtes emmêlées, poitrines craquées, dos lardés de plaies béantes.
L'éclairage puissant de la Maglite révéla les tendons agrippés à l'os, tiraillés à
leur maximum au travers de la chair noircie et pourrissante. Les cavités des yeux
rendaient des globes desséchés à peine retenus par les tresses des nerfs optiques,
et les gueules suppliantes, figées dans un ultime cri de douleur, s'imprimèrent sur
le tableau blanc de ma mémoire. Une crise plus farouche de mon estomac me
plia en deux.
La porte aux gonds rouillés, derrière moi, se mit à grincer en se rabattant
lentement. Je frôlai la crise cardiaque, mon cœur stoppa puis accéléra enfin,
déréglé et perdu tout autant que moi. Je me ruai hors de la pièce, tournai sur la
droite au lieu de rebrousser chemin et m'engouffrai dans un corridor en pente,
affolé, écœuré. Des rigoles couraient de chaque côté, enduites de sang séché,
presque évaporé, pour se perdre dans les profondeurs inexplorées de l'abattoir.
Ce sanctuaire de carrelages blancs, tachés de peaux mortes, d'éclats d'os,
d'empreintes poussiéreuses, me tourna la tête. Les vitres en plexiglas des postes
d'inspection des viscères me renvoyèrent l'éclat de ma propre torche en pleine
figure, comme un coup de scalpel sur mes rétines. Je progressai toujours, coûte
que coûte, accroché aux derniers soubresauts de courage qui m'animaient
encore.
Les canaux transverses d'évacuation bifurquèrent à droite dans une très forte
déclinaison, se jetant dans une fosse profonde. Je me penchai, promenai en
gestes tremblants l'œil curieux de ma torche au fond du puits. Une échelle
métallique permettait de descendre et, apparemment, d'emprunter un tunnel de
béton menant probablement au cœur du système de ventilation et d'évacuation.
Un groupement de tuyaux aux diamètres divers s'y enfonçait aussi, alors je
décidai de m'aventurer sous terre, dans le poumon de l'enfer. Je longeai les tubes
métalliques du bout des doigts, m'écorchant les phalanges sur des canalisations
jadis explosées par la force brute de la glace. Le sang gicla, se mêla à la
poussière en gouttes épaisses qui craquèrent en percutant le sol. Je remarquai
alors la présence d'empreintes de pas. Des marques fraîches, vierges de
salissures, aux contours propres et définis. Des allers et retours dans l'ombre,
sous terre, à l'abri des regards, dans l'entrepôt du diable. Les marques du tueur...
Les tuyaux et les pas me conduisirent dans une ouverture latérale d'où
chuintait un bruit sourd, à peine perceptible, comme celui d'un moteur lointain.
Là, au fond, un rai de lumière blanche rampait sous une porte. Je m'éloignai à
reculons, retournai au pied de l'échelle pour y sortir le cellulaire de ma veste et
composer le numéro de la permanence à la Criminelle. Pas de réseau,
communication refusée. Tout ce métal et ce béton agissaient comme un tissu
opaque, un filet à ondes infranchissable. Je ne pris pas le temps de ressortir,
résolu à agir seul. J'avais en ma possession l'effet de surprise...
Retour dans la bouche hurlante du tunnel au plafond bas et écrasant. Je pensai
au tueur, l'imaginant derrière cette porte, les traits du visage ciselés par une
lampe à huile, martyrisant la jeune femme, la privant de nourriture et plongeant
ces pointes soigneusement taillées dans le velours de son corps...
Je m'avançai, torche éteinte, léger sur mes pieds autant que ma corpulence
d'homme mûr me le permettait. Un cadenas enserrait la porte de l'extérieur,
preuve de l'absence du tueur, ce qui me rassura et me déçut en même temps. Le
ronflement provenait vraisemblablement d'un petit groupe électrogène portatif.
Je pointai le canon de mon Glock devant moi, inclinai la tête et tirai sur l'anse
cémentée du cadenas. Un feu de poudre illumina un bref instant le couloir
comme le souffle d'un dragon et un cri déchirant, qui tourna en râle abject,
inonda les abords du tunnel. Chassant la porte du pied, je me plaquai contre le
mur crasseux alors que des jets de lumière volaient dans la pénombre comme
des lames étincelantes. Ce qui se jeta sur mes rétines, me creva les yeux...
Le visage était tourné vers moi. Les pommettes tendaient la peau à en percer la
surface et, des lèvres encroûtées de fièvre, se détachaient des boursouflures de
peau morte. Les yeux vitreux aux pupilles devenues translucides, roulaient
difficilement, comme arrachés de leurs nerfs. La céramique du corps, fêlée de
côtes saillantes, fragilisée par les coups et les plaies ouvertes, semblait toute
proche de se rompre en mille éclats d'os et de chairs ; les seins cloués à la table,
gonflés par l'infection, étaient grêlés de marbrures olivâtres, de veinules rosées,
de lésions noircissant autour de la tête des clous.
Malgré l'appareil stéréotaxique lui immobilisant les mâchoires, la fille remua
les lèvres, en chassa la mousse blanchâtre de la pointe de la langue avant
d'émettre une plainte étouffée. Je ne sus pas si elle réalisait qui j'étais, elle
essayait de pleurer mais ne trouvait pas les forces nécessaires pour qu'affluassent
les larmes.
Au-dessus, l'objectif incliné vers le bas, une caméra numérique filmait... «
Seigneur ! Je suis de la police ! Je vais vous sortir de là ! »
Je m'approchai d'elle et lui passai une main légère contre le méplat de sa joue
presque aspirée de l'intérieur. Elle hurla une nouvelle fois, par réflexe. Je
dévissai l'étau des tempes, ôtai les tiges de métal lui maintenant la bouche
ouverte. Sa tête, trop lourde pour les muscles épuisés de son cou, tomba au creux
de ma main. Comment la détacher sans la blesser davantage ? La corde usée lui
pénétrait la grande voile blanche de la peau, les échardes de bois menaçaient de
s'enfoncer au plus profond de sa chair à chaque mouvement indélicat. Piégé !
Incapable de la libérer, de lui lâcher la tête sans que la masse du crâne ne la fit
basculer sur le côté, lui arrachant les seins. Elle avait la force d'un oisillon tombé
de son nid...
« Vous êtes sauvée, on va s'occuper de vous. Vous pouvez parler ? »
Sa respiration bruyante, comme celle d'un taureau étalé sur le sable chaud
d'une arène, s'accéléra. Ses lèvres s'écartèrent, ses cordes vocales écorchées
vomirent un son monocorde, incompréhensible. J'eus peur qu'elle me quittât,
qu'un faux mouvement, même infime, la brisât en morceaux. Je n'entrevis
aucune solution pour libérer ses chairs de l'emprise meurtrière des clous
industriels. Les épaisseurs de sang séché et l'infection propagée jusqu'à la pointe
des mamelons, interdisaient de lui effleurer même la peau sans la tuer de
douleur. Il me fallait de l'aide, absolument. « Je vais ôter ma main. Essayez de
maintenir votre tête droite. »
Je retirai le bout des doigts, mais la tête chancela, à peine retenue au corps par
la charpente délabrée du cou. Le choix qui m'incombait me répugna. « Écoutez,
je vais revenir. Il faut une ambulance. Je vais vous bloquer la tête avec l'appareil,
sans serrer trop fort. »
Ses yeux chassieux montèrent vers moi. J'y déchiffrai l'exécration, l'envie de
mourir surpassant celle de vivre. Elle me suppliait sans parler de rester auprès
d'elle, de lui réchauffer le cœur d'une manière ou d'une autre. Déchiré
intérieurement, je serrai l'étau d'une seule main, toujours en soutenant la tête
presque démantelée de son totem de chair. Pourquoi cette escapade solitaire ?
Quelles saugrenues prétentions m'avaient empêché d'appeler les renforts bien
avant, dès que le doute m'avait traversé l'esprit ?
« Je reviens, je vous le promets ! Je vais sortir, remonter pour téléphoner, avec
ceci », lui montrant mon portable, « les secours arriveront, on va vous libérer,
vous m'entendez ? Vous libérer ! Tenez bon. Je vous en supplie, tenez bon ! »
Je glissai des doigts tremblants dans sa chevelure rance sans soutenir son
regard et m'enfuis, me ruant dans le corridor, le souffle court, suffocant,
téléphone et revolver pressés contre moi comme les derniers biens d'un
naufragé. Il fallait que je la sauve pour me sauver moi-même. Rien d'autre ne
comptait, à présent : la sauver ! Qu'elle vive !
Je m'aventurai dans le tunnel avec prudence. Ma voiture garée devant l'entrée,
le roulement du coup de feu dans la gueule de l'abattoir, étaient les preuves
tangibles de ma présence. Au moment où j'empoignai l'échelle menant à l'étage
des salles d'abattage, un faisceau lumineux s'accrocha à mon épaule et un
picotement vif investit mon deltoïde gauche. Je basculai contre le mur, pointai le
pinceau de ma lampe-torche en direction de mon col pour y découvrir un petit
tube d'étain terminé par un bouquet de plumes rouges... une fléchette
anesthésiante. Je l'arrachai de la veste, levai le canon de mon Glock vers le haut
du puits et tirai jusqu'à ce que mon doigt ne trouvât plus la force de plaquer la
queue de détente contre le pontet. Une pression m'écrasa les poumons, une main
invisible me serra la gorge, rendant le passage d'air difficile. Mon bras et mon
épaule gauches semblèrent se décrocher de mon corps, et le liquide froid fila en
direction des membres inférieurs à une vitesse saisissante. Je me renversai dans
le corridor au prix d'un effort surhumain, alors que, d'un coup, mes pieds
s'enracinaient dans une mer de roche. Les muscles jambiers fanèrent et me
lâchèrent. Accroupi puis couché, incapable de remuer le tronc, j'enfonçai mes
doigts dans le verre pilé des néons éclatés pour combattre les effets de
l'anesthésique. Je ne perçus qu'une infime partie du trait de douleur, preuve que
l'afflux massif de produit terminait sa fulgurante digestion de mes sensations.
Ma main s'ouvrit d'elle-même, la paume en sang, les doigts repliés, puis
détendus, hors de contrôle. Paupières figées. Bouche ouverte. Incapable de
déglutir. Mais parfaitement conscient. Un poisson dans une bourriche... Mes
membres s'allongèrent puis rétrécirent ; les tuyaux, au ras du sol, se ramollirent,
se tordirent dans l'espace en une lenteur exagérée. De la poussière soulevée par
ma chute vint se coller sur mes rétines, provoquant une sécrétion lacrymale
impossible à maîtriser.
J'eus l'impression de ne plus rien entendre. Ni le bruit de ses pas, ni sa
respiration et pourtant, je sus qu'il s'approchait de moi, je le sentis comme on
devine l'haleine d'un feu sans en voir les flammes. Il venait m'achever, tel un
messie du mal, un messager de l'au-delà chargé d'une mission de destruction. Je
ne suis pas prêt à mourir, je veux vivre ! Mais ce choix ne m'appartenait plus
désormais. Mes yeux restèrent fixes. Je voulus parler, crier, les mots se
bloquèrent à la porte de ma conscience ou restèrent accrochés aux cordes
vocales. Où était-il ? J'entendis mon sang affluer, bouillonner, gonfler mes
artères. Les sons intérieurs de mon organisme s'amplifièrent, ceux de l'extérieur
diminuèrent. On me glissa un bandeau devant les yeux, mais je n'aperçus ni bras,
ni main. Noir complet. Je sentis une force me traîner sur plusieurs mètres, une
force d'aimant invisible et pourtant phénoménale. Quelque chose, quelqu'un me
ramenait probablement à l'endroit d'où je sortais. Longue plainte de désespoir,
interminable. La fille hurla à s'en déchirer la poitrine. Je devinais les soubresauts
d'espoir qui se brisaient en elle comme les dernières vagues d'une mer prise par
le gel. Plus de mouvement. On m'avait abandonné sur le sol. Les hurlements
devinrent gloussements, les gloussements des râles d'agonie, puis, plus rien... Je
sombrai, sombrai, sombrai...
Je me réveillai lentement, avec l'impression d'avaler du papier de verre à
chaque déglutition. J'ôtai le bandeau de mes yeux, les doigts gourds. Je me levai,
les membres encore alourdis par les restes d'anesthé- sique, me retournai et
découvris, soudain, qu'il n'y avait plus rien à faire pour la fille...
Chapitre cinq
* * *
Chapitre six
Sonnerie stridente, une épine dans la brume printa- nière du sommeil. Au bout
du fil, un bouledogue enragé, un clairon de chasse, un pétard de mariage. Le
divisionnaire me roua de questions avant de m'ordonner de le rejoindre au 36
pour un point précis sur l'enquête. J'allais avoir des comptes à rendre...
À présent, grâce au modem ADSL que m'avait fait installer Thomas, je restais
connecté à Internet jour et nuit, ce qui permettait aux ingénieurs du SEFTI de
décortiquer les flux binaires voguant entre mon PC et le reste du monde. Un
regard coutumier sur le contenu de ma boîte aux lettres électronique me révéla
la présence d'un unique message, envoyé par Serpetti.
Franck,
Ton histoire de tatouage relevé sur le corps de la fille de Bretagne m 'a
tracassé au plus haut point. Une partie du sigle me disait vaguement quelque
chose et, en creusant une bonne partie de la nuit, je pense avoir découvert des
détails qui pourraient t 'intéresser. Apparemment, le monde dans lequel semble
évoluer ce malade est un monde d'allumés, de personnes dangereuses assoiffées
de vice et de tout ce qu 'il y a de pire ici-bas. Je préfère t'en parler en tête à tête.
Je suis au champ de courses une bonne partie de la journée, puis je passe au
FFMF (mon club de modélisme) en fin d'après-midi. Tu peux essayer de me
joindre si tu le souhaites, mais la plupart du temps j'éteins mon portable quand
je suis dans les tribunes de l'hippodrome. Brouhaha oblige... Passe à la ferme à
19 h 00, je t'y attendrai. Par la même occasion, nous dînerons ensemble. Je suis
seul, Yennia est encore sur le Paris- Londres. J'espère de tout cœur que vous
allez sauver la malheureuse des photos... J'ai l'impression que ton tueur n 'a
rien d'humain.
P-S : Il faudra que tu penses à me laisser ton numéro de portable. Tu es
injoignable... Amicalement, Thomas S.
* * *
Chapitre sept
Un rideau sombre de pluie se mit à marteler mon pare-brise avec la rage des
mauvais jours au moment où je sortais de la berline. Sous les traits inclinés,
j'enfilai mon imperméable plié dans le coffre et courus jusqu'à une petite
enseigne discrète, plantée sur un vieux mur de briques effritées. L'antre de
Fripette, l'exhibitionniste reconverti en propriétaire de sexshop, m'ouvrait ses
mâchoires.
Parmi un échantillon de cinq mille individus déjà particulièrement laids, vous
prenez celui qui a un nez comme un brise-glace, un autre avec des chicots à
donner à son dentiste l'envie de se suicider et finalement, un dernier aux yeux de
merlan frit. Vous fusionnez les trois, vous obtenez une espèce de tête à laquelle
vous ôtez les cheveux, vous la déposez sur un corps chétif et cela vous donne
Fripette. Une tronche à effrayer un calamar géant...
Lorsqu'il m'aperçut, ses petits yeux de jais brillants semblèrent s'échapper de
leurs orbites sous l'effet de la surprise. Il se terrait derrière son guichet,
recroquevillé comme un rat, à trier des cassettes de pornographie. L'inlandsis de
son crâne luisait sous la lumière bleue d'un néon.
« Salut, Fripette ! Je vois que tu ne chômes pas. Une reconversion digne de ta
personne, tout en finesse. »
Il disparut derrière une pile de cassettes. « Qu'est-ce que tu veux,
commissaire? Alors qu'est-ce que j'ai pour toi... Un coffret de six doigts chinois
? Un kit orgasmique duo ? Attends... Du Bois-bandé, ta femme devrait apprécier
! »
J'ignorai la remarque... ou plutôt la mis de côté. Encore une comme ça et je lui
enfilerais un gode- miché au travers de la bouche. Je demandai d'une voix dure :
« Tu fréquentes encore les milieux SM ?
— Non. »
Je saisis le manche d'un fouet et le claquai contre le guichet. La bouteille de
stimulant sexuel se brisa sur le sol alors que de petits sexes mécaniques se
mettaient à bondir et à avancer tout seuls, comme des pingouins sur une
banquise. Fripette pesta : « Putain, tu vas payer mec ! Tu sais combien ça coûte,
le Bois-bandé ?
— Je réitère ma question, tête de nœud. Tu fréquentes encore les milieux SM
? »
Il glissa sur le côté et s'engagea dans une allée sans me répondre, des DVD
encore emballés dans les mains. Le sang me monta aux tempes. J'arrachai
l'insecte chauve du sol, le plaquai contre une étagère qui bascula lourdement.
« Arrête ! » hurla-t-il. « Tu vas tout me saccager. Je vais...
— Tu vas quoi ? » Je renforçai mon étreinte et obtins en retour un gargouillis
aigu.
« Lâche-moi, c'est bon ! » Il se dégagea d'un geste sec comme s'il avait eu le
dessus. « Oui, je fréquente ! Et tu sais quoi ? Plus que jamais ! Je m'éclate
comme un fou !
— Tu connais le Bar-Bar, le Pleasure & Pain ?
— Pas trop mon style. C'est du hard de chez hard. J'y suis allé une fois ou
deux. Je suis plutôt branché latex et bondage.
— Qu'est-ce que tu appelles du hard de chez hard ?
— Bondage avec torture des seins ou du pénis. Ventes aux enchères pour
fessées. Domination extrême, avec esclavagisme poussé, pissing, caning. Un
beau petit monde.
— Qui fréquente ces milieux ?
— Tu trouves de tout. Ça va de l'avocat au sadique pur et dur qui passe ses
journées de chômage à se branler.
— Il y a des femmes ?
— Je veux, mon neveu ! Et je pourrais même te dire qu'elles sont carrément
plus cruelles que les hommes. De belles chiennes ! La dernière fois que je suis
allé au Pleasure & Pain, une salope s'est amusée à presser les testicules d'un
type avec un casse-noisettes. Le gars est reparti avec les couilles enflées comme
des œufs de poule. »
Un type trempé entra et fit demi-tour immédiatement. La peur d'être reconnu,
dévisagé...
« BDSM4Y, ça te dit quelque chose ? »
D'un coup, son teint bleuit. « D'où tiens-tu ce nom ?
— Peu importe. Dis-moi ce que tu sais d'eux. »
Il se cala entre des ensembles de latex et de vinyle noir.
« C'est une légende urbaine, une rumeur. Un fantasme de sado, comme il en
existe tant dans le milieu. Ce groupe n'a jamais existé.
— J'ai retrouvé une fille avec ce tatouage sur le corps.
— Et alors ? Il y en a bien qui ont des tatouages de Jésus sur la fesse, qu'est-
ce que ça prouve ? Qu'ils en sont la réincarnation ?
— Ils existent. J'en ai la preuve. Crache ! Qu'est-ce qui se dit sur eux ? »
Mon poing serré à deux doigts de son nez le fit parler.
« Il paraîtrait que le groupe est constitué d'intellos mêlés aux pires espèces de
malades. Les intellos organisent, les malades exécutent les actes obscènes. Ils
sont puissants, influents, vifs et furtifs comme le vent. On dit qu'ils jouent avec
la mort, ils en approchent les frontières du plus près qu'ils peuvent. Mais
toujours des on-dit. Personne ne sait s'ils existent.
— Explique ! Qu'entends-tu par jouer avec la mort?
— Ils feraient des expériences sur des animaux... Il paraîtrait aussi qu'ils ou
elles recueillent des clochards ou des prostituées dans différentes villes de
France, pour les emmener avec leur consentement dans des endroits isolés. Ils
leur offrent de grosses sommes d'argent en échange de leur silence et de leur
totale soumission le temps d'une soirée. Apparemment, ces types inspirent
confiance, puisque les victimes, si on peut parler de victimes, les suivent sans
broncher.
— Et après ?
— Ils disposent de tout ce qui peut exister en matériel de torture, en gadgets
sexuels, ils sont équipés de médicaments pour calmer leurs victimes, sédatifs,
drogues, anesthésiques. Une véritable organisation, disent les rumeurs. Ensuite,
ils vont au bout de la douleur, ils se régalent de la souffrance de leurs cobayes. Il
paraît que certains n'en sont jamais revenus.
— Et les autres ? Ceux qui survivent ?
— Ils se taisent. S'ils parlent, ils sont morts. Et puis, l'argent leur est
réellement versé.
— Tu as l'air d'en connaître un rayon.
— Je te répète juste ce qu'on m'a raconté.
— Qui t'a raconté ça ?
— Quelqu'un à qui on a raconté la même chose... Et ainsi de suite... »
La porte grinça. Un couple entra.
Une femme d'une centaine de kilos, cintrée dans un ensemble de cuir comme
si elle avait gonflé à l'intérieur, et un type aussi petit qu'elle était large, au regard
de fouine.
Fripette les chassa en un tour de main. « Privé ! Je suis fermé. Revenez plus
tard ! »
Je m'approchai de lui avec un visage de glace. Il gardait ses distances, de peur
que mes doigts agiles lui caressent la joue.
« Ce soir, tu vas m'accompagner au Pleasure & Pain. »
Dans un brusque mouvement de recul, il renversa une pile de revues. « T'es un
givré, mec ! Je mets pas les pieds là-dedans, encore moins avec un flic !
— N'oublie pas que tu es en conditionnelle. On peut venir fourrer le nez dans
tes petites affaires, si tu veux. »
Je m'avançai dans le rayon hard des cassettes vidéo. « Gang-band, sodomies,
intéressant... Tu vends ça combien ? Cinquante euros ? Faut pas se gêner ! Les
inspecteurs risquent de s'y retrouver difficilement dans tes comptes. On peut
éplucher ça aussi, si tu veux. D'ordinaire, le petit recel n'est pas bien grave, mais,
pour un gars en conditionnelle...
— Tu ne ferais pas ça quand même ? Je suis clean, je n'ai rien à me reprocher
! C'est pas de ma faute s'il y a des tarés qui mettent des fortunes pour ces
cochonneries ! »
Mon œil glissa sur un mot qui me gifla l'esprit, VIOL. « Bon sang ! Mais qu'est-
ce que c'est que ça ? » Je m'emparai du DVD intitulé Viol pour quatre. Un seul
nom au bas de la cassette, Torpinelli. Le magnat du sexe. Au dos de la pochette,
des scènes d'une extrême cruauté m'éclaboussèrent les rétines.
Fripette me l'arracha des mains. Il cracha : « Ce n'est pas pour de vrai, il n'y a
que des acteurs là- dedans ! L'une des dernières nouveautés de Torpinelli. Une
espèce de viol filmé en direct dans des conditions qui rappellent la réalité. Ça
plaît énormément, tu sais ? J'en ai déjà maté et c'est extrêmement troublant. On
dirait carrément du réel... Y a pas mal de types qui se branlent là-dessus... Ça
leur évite de passer à l'acte, tu vois ce que je veux dire ?
— Espèce d'enfoiré ! Demain, t'as le fisc derrière ton sale cul. »
Je pris la direction de la sortie, mais il se glissa devant moi. « C'est bon ! C'est
bon ! Je vais t'emme- ner là-bas ! Mais si tes découvertes sur le BDSM4Y s'avèrent
exactes, tu nous conduis direct à l'abattoir !
— À moi de juger.
— Si tu y vas fringué en pingouin, tu ne franchiras même pas la porte
d'entrée. Enfile des fringues banales, genre jean et pull-over. Les SM portent
toujours un sac avec leur matos. Les soirées au Pleasure & Pain sont dressées, ça
signifie que tu dois te changer avant d'entrer dans les donjons de soumission ou
les salles de vente ; latex, cuir, masque, cravache. Bref, l'équipement qui te
transpose dans le monde du bizarre, leur monde. De ce côté-là, je peux te
fournir. Tu souhaites toujours y aller ?
— Le masque m'arrange... Continue.
— Dans ces backrooms, trois catégories de personnages ; les soumis, les
dominants et les mateurs. Dans notre cas, le mieux est de se positionner dans les
mateurs, à moins que tu aies d'autres préférences ? »
Il me décocha une espèce de sourire. Ses dents ressemblaient à des runes
vieilles de plusieurs siècles. « Mais dans ce type de jeu, même les mateurs ont
un rôle. Ils provoquent l'excitation chez le dominant, ils l'encouragent. Prends
garde à tes mimiques. Le moindre trait froissé et tu provoqueras la méfiance du
groupe. Il faut que tu donnes l'air de prendre ton pied. Tu pourras passer le
masque, justement pour éviter qu'on te mate trop. Heu... Faut que je te
familiarise avec le vocabulaire SM et les comportements à adopter... Mais, au
fait, qu'est-ce que tu cherches là-bas ?
— Ne pose pas de questions, il vaut mieux... »
Sorti de chez Fripette, j'eus l'impression d'être mentalement sali. J'allais devoir
me prêter à des actes qui me répugnaient, entrer dans un monde parallèle de
créatures étranges, à la face humaine mais aux pensées démoniaques. Des
centaures bouillonnant de fantasmes, des maîtres d'ouvrage capables de
transformer l'homme en objet par le biais du cuir et du latex, dans des pièces
sombres, enterrées dans des sous-sols purulents de déchéance.
Comme la fleur a besoin de la fraîcheur secrète de la terre pour accumuler la
force qui éclatera à la lumière du jour, les membres de BDSM4Y se nourrissaient
de la substance de leurs victimes pour s'épanouir, pour ressentir leur espèce de
gloire sur la vie, sur la douleur, sur Dieu. Je ne réussissais pas à leur donner un
visage. Qui étaient-ils ? Comment imaginer des avocats, des professeurs, des
ingénieurs, des défenseurs de principes, mêlés par le biais du vice à la
décadence, aux bas-fonds de la morale, brassant le mal jusqu'à en récolter les
fondements nourriciers ?
En plongeant dans la marmite du Diable, j'espérais quelque chose. Je ne savais
pas quoi exactement. Peut- être sentir la présence de l'Homme sans visage, cette
étrange sensation qui m'avait ébranlé quand j'étais à sa merci au fin fond de
l'abattoir.
Par le biais d'Internet, de cette Toile merveilleuse aux yeux de l'ignorant, de
l'utilisateur lambda, j'allais m'immerger dans les milieux les plus sordides du
Paris nocturne.
* * *
Opéra de Paris, au dôme lustré par les pluies, le bronze doré de ses statues
érigé vers un ciel de mercure. Élisabeth Williams s'était réfugiée sous l'une des
arcades de la façade, à proximité de quelques touristes japonais regroupés entre
les colonnes monolithiques. Je traversai en oblique l'avenue de l'Opéra,
l'imperméable levé au-dessus de ma tête, les épaules serrées. La nuée écarlate
des feux-stop des automobiles trouait la grisaille comme des signaux de
détresse, dans un fracas de coups de klaxon.
Élisabeth parla la première. « Je vous ai donné rendezvous ici en espérant que
nous pourrions discuter dans ce magnifique monument, mais je n'ai pas pris
garde aux travaux de restauration. Une belle erreur, parce qu'à présent, nous
voici tous deux piégés dans un étau de pluie !
— Vous êtes parée pour un sprint d'une centaine de mètres ? Il y a un pub sur
le côté. »
Je haussai les épaules. « Désolé, mais je n'ai pas de parapluie.
— Moi non plus », répliqua-t-elle avec un sourire. « La pluie m'a eue par
surprise. »
Nous battîmes l'asphalte du boulevard Haussmann à pas pressés, serrés sous
mon imperméable-parapluie. Les passants s'étaient amassés sous les enseignes,
les tonnelles ou au bord des terrasses, visages levés vers un ciel résolument noir.
Une fois installés à l'intérieur du Pub Louis XVI, je nous commandai deux
chocolats chauds.
« Thornton ne vous colle pas trop aux baskets ? » m'enquis-je alors qu'elle se
secouait les cheveux.
« Il faut bien faire avec... Je n'ai pas trop l'habitude que l'on remette en
question mes capacités. De ce côté, les gendarmes sont bien plus disciplinés que
vous, les policiers. »
Elle me glissa sous les yeux une photocopie couleur, sortie d'une pochette à
élastiques. « Ça vous dit quelque chose ? »
Le cliché représentait un buste de sainte. Des étoffes souples et glissantes se
tordaient dans leur abondance sur l'arc de sa tête jusqu'au vallon de ses épaules.
Le mouvement violent de torsion imprimé à l'ovale du visage rendait une aura de
souffrance indescriptible qui allait bien au-delà de la simple photographie. La
bouche ouverte implorait, les yeux adressaient une supplique agonisante au ciel.
Les entailles creusées par le temps et l'usure fendaient le visage sculptural de
chaque côté des joues.
« Où avez-vous trouvé ça ? On dirait... l'expression infligée au visage de
Martine Prieur ! Les étoffes sur la tête, les yeux levés au ciel, les entailles
joignant les lèvres aux tempes ! C'est... C'est identique !
— Exactement. Mon théologien, Paul Fournier, a déniché des pistes très
intéressantes. Les propos, la manière d'agir du tueur, sont axés autour du thème
de la douleur, au sens réel du terme, mais aussi au sens religieux, comme je le
pensais. La photo du phare fouetté par la mer en fiirie qu'il a accrochée chez
Prieur, ce cliché de fermier envoyé par courrier électronique, représentent des
symboles profonds de souffrance à connotation biblique. Connaissez-vous le
Livre de Job ?
— Pas plus que ça.
— Il a été rédigé avant ceux de Moïse. Job y raconte l'histoire d'un homme
mis à l'épreuve par Dieu, en sept points principaux axés sur des concepts de
souffrance, de Bien et de Mal. Dans certaines épîtres, nous sommes les fermiers
de Dieu. Nous ne pouvons être glorifiés aux yeux du Seigneur qu'en subissant
l'épreuve, le fermier représente celui que la longévité et la rudesse de l'épreuve
n'altèrent pas, un symbole de courage ; il endure la souffrance en silence.
— Et le phare ?
— Prenez un phare en pleine mer. Par une nuit calme, pouvons-nous affirmer
que l'édifice est ferme ? Non. Par contre, si la tempête se déchaîne sur lui, alors
nous saurons s'il tient bon. L'épreuve reflète la nature profonde des choses, c'est
le miroir de la personnalité ! »
Elle me présenta la lettre rédigée par l'assassin, ponctuée de notes
désordonnées, et poursuivit d'un ton neutre.
« Regardez, les phrases soulignées sont extraites en partie du Livre de Job, à
laquelle l'auteur a ajouté sa petite touche personnelle. Le tueur parle d'armures
abîmées, de ce soldat qui subit les épreuves sans ciller, de ce dieu qui essuie les
larmes. Citations du Livre, presque mot pour mot. »
Je me serrai la tête entre les mains. « Vous allez me prendre pour un attardé,
mais je ne vois pas bien ce que le tueur cherche à prouver.
— J'y viens. Selon les écrits de Job, l'expérience de la douleur n'est pas une
fin en soi, mais une étape qui rapproche de Dieu. La souffrance, sous une forme
ou une autre, est la destinée de tous ceux qui veulent mener une vie pieuse et
doivent s'absoudre de leurs péchés. En ce sens, le pardon de Dieu s'obtient par
l'épreuve, et l'épreuve uniquement. Assurément, ces femmes torturées ont péché.
»
À présent, la pluie violentait les vitres de la brasserie avec caractère. Des gens
se tassaient devant l'entrée, d'autres s'engouffraient dans la bouche de métro
Opéra ou cavalaient en direction des Galeries Lafayette.
Élisabeth me questionna. «Avez-vous un moyen quelconque de dépister les
personnes qui empruntent tel ou tel ouvrage dans les bibliothèques ? Un fichier
centralisé, comme celui du FBI ?
— Non, non, bien sûr que non. En matière de tueurs en série et de
centralisation de fichiers, nous avons un retard phénoménal sur l'Amérique. Et
on ne peut pas dire que ce type d'assassins coure les rues en France.
— Nous en avons pourtant un sérieux sur les bras », répliqua-t-elle.
« En effet... Mais rien ne nous empêche de nous passer d'un fichier central et
d'écumer une à une les bibliothèques, de vérifier quel abonné a emprunté le livre
recherché...
— Cela risque de prendre du temps, mais vous allez devoir vous y coller... »
Je bus une gorgée de chocolat. « Comment donc êtes-vous remontée jusqu'à la
photographie de cette sculpture ?
— Je me suis rendue à la bibliothèque François- Mitterrand dans la matinée.
J'ai toujours pensé que la scène était empreinte d'un caractère religieux. La tête
tranchée dans ses froissures d'étoffes, ce regard implorant le ciel, la pièce dans
sa bouche. Je me suis donc penchée sur les représentations célèbres de la
souffrance dans l'art pictural et sculptural, le tout sur fond de religion. Je suis
assez vite tombée sur Juan de Juni, un sculpteur du XVIe siècle. Il évoque
clairement que la douleur, l'affliction et la souffrance sont les seuls chemins
ouvrant les voies divines. Pour transmettre ses sentiments, il utilise un
mouvement puissant de torsion qui secoue ses figures et dénonce l'angoisse
suprême. Ce que vous avez sous les yeux représente le buste de sœur Clémence,
une œuvre longtemps interdite, très peu connue. »
Elle se laissa un instant distraire par une altercation qui explosait devant le
café. Une histoire de coup de parapluie...
« À l'aube du XVe siècle, Madeleine Clémence, fuyant son village, s'est réfugiée
dans les ordres religieux pour expier ses péchés, notamment l'adultère. Elle a
totalement changé de vie, espérant ainsi adoucir sur son sort le regard de Dieu,
être^ protégée de ses dénonciateurs potentiels. Au Moyen Âge, la répression des
crimes par le pouvoir laïc est légitime, surtout pour les cas d'adultères qui
peuvent conduire à la peine de mort. Cinq années plus tard, on captura sœur
Clémence dans un couvent. Sous les ordres de l'inquisiteur d'Avignon, elle fut
torturée à mort pour donner l'exemple. Un modèle de discipline véhiculé dans de
nombreux écrits de l'époque... »
La pécheresse reconvertie en bonne sœur. Martine Prieur, aux cheveux couleur
aile de corbeau, à l'allure macabre, transformée en fille au style clinquant,
menant une vie tranquille, oubliée. Pouvait-il y avoir un quelconque rapport ?
Sur le frontispice de mon esprit tambourinaient maladivement deux mots,
toujours les mêmes, Jeckyll, Hyde... La lumière, les ténèbres. « Quel est le rôle
du tueur si vos constatations sont avérées ? Agit-il comme un envoyé de Dieu ?
Un justicier, un censeur ?
— Les tueurs qui accomplissent leur office au nom de Dieu prolifèrent aux
États-Unis. Ils se disent poussés par des voix célestes. Cependant, très peu
prennent la peine de maquiller leur crime de cette façon. Soit ils le déclarent
ouvertement, par exemple en l'écrivant sur les murs avec le sang de leur victime
; soit ils le revendiquent lorsqu'ils se font appréhender. Ici, tout se joue dans la
subtilité.
— Si on peut parler de subtilité...
— Je suis persuadée que vous m'avez comprise. Rappelez-vous le cadre du
phare ou cette photo du fermier. Ces indices recelaient une double signification ;
l'une religieuse, l'autre purement factuelle. Il fait preuve d'une intelligence
troublante. Cependant la partie des fantasmes, cette volonté d'appliquer la
douleur, non pas dans le but de punir mais dans celui de prendre son pied,
domine chaque fois qu'il martyrise ses victimes.
— Pour quelle raison ?
— Mais... parce qu'il les filme, il divulgue ses sentiments par ses lettres, ou
ce coup de fil que vous avez reçu. Là, il exulte.
— Justement, que pensez-vous de cet appel téléphonique ?
— Vous avez noté, entre autres : Crois-moi, la fille ne naîtra pas, parce que
je l'ai retrouvée. L'étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai
leurs fautes... Vous avez une idée de la signification de cette phrase ?
— Absolument pas. On aurait dit, malgré la voix truquée, qu'il divaguait
complètement. Ce pan de monologue n'a rien à voir avec ce qu'il a dit avant, ni
après. Je ne sais pas, ça tombait comme un cheveu sur la soupe... Vous avez pu
découvrir quelque chose, vous ?
— Non, le sens de cet avertissement demeure malheureusement trop flou.
Mais, lorsqu'il dit parce que je l'ai retrouvée, je pense qu'il parle plutôt de la
mère. Il a peut-être retrouvé une future mère. Auquel cas cette femme doit se
trouver en danger...
— Mais comment savoir, bon sang ! » Je bouillais intérieurement. « Dites-
moi, avec la deuxième fille, celle de l'abattoir, où voulait-il aller? Cette façon
dont il l'a positionnée a-t-elle un équivalent religieux, genre sculpture ou
peinture ? »
Son attention se focalisa soudain sur un éclair qui craquela le plafond du ciel.
Ses lèvres se mirent à remuer, faiblement mais distinctement. Elle comptait, les
secondes s'égrenaient sur le rebord de sa bouche.
« Mais qu'est-ce que vous faites ? » questionnai-je en posant ma tasse dans sa
soucoupe.
Sans détourner son regard de la vitre, elle agita une main qui m'invitait à me
taire. Quand l'éternue- ment de Zeus ébranla le ciel, elle se tourna à nouveau vers
moi et s'interrogea. « Obtiendrai-je un jour la réponse ?
— À quoi donc ? Vous semblez perplexe ! »
Elle se colla un doigt sur la tempe, comme pour focaliser les ondes.
« Depuis toute petite, chaque fois que je vois le premier éclair d'un orage, je
compte pour savoir à quelle distance Forage se situe. Et, chaque fois,
irrémédiablement, je tombe sur sept. Jamais six ni huit, mais sept. C'est
systématique... »
Le velours de sa voix charriait de l'intensité, de la franche émotion. Je
l'imaginais, petite, penchée à sa fenêtre, mesurant mentalement la distance la
séparant de l'orage. Et à tomber irrémédiablement sur ce nombre, sept... « Peut-
être provoquez-vous inconsciemment ce phénomène ? Sans vous en rendre
compte, vous rallongez ou raccourcissez les secondes pour arriver à sept...
— Peut-être bien, peut-être bien... »
Ses yeux l'emmenèrent ailleurs. Je nous replongeai dans le vif du sujet. « À
votre avis, où voulait-il aller avec la deuxième victime, celle de l'abattoir?
— Difficile à dire, son travail ayant été interrompu. Mais, encore une fois, on
peut déceler un certain symbolisme. Les échardes représentent des symboles
souvent cités dans la Bible. Elles matérialisent la souffrance du croyant. » Elle
chassa ses cheveux légèrement mouillés vers l'arrière.
« Les victimes, comme je l'ai déjà signalé, n'offrent pas de points communs
particuliers en ce qui concerne leur physique. Ce rapport doit se cacher ailleurs,
certainement dans le passé de ces femmes. À l'évidence, Prieur a cherché à
dissimuler un terrible secret, tout comme sœur Clémence avec son adultère.
L'assassin agit alors comme un messager, un juge ou un bourreau, il est celui qui
punit mais aussi celui qui absout ses victimes. Il les lave de leurs péchés en les
soumettant au calice de douleur absolue. Rappelez-vous l'état de propreté des
corps et surtout, le fait qu'il ne les viole pas ; je crois que, dans les tous derniers
instants, il les respecte... » Elle fit courir sa main sur la table, comme une
caresse. « Puis, il y a la deuxième personnalité, celle qui prend du plaisir dans
l'acte, celle qui torture pour matérialiser ses fantasmes, celle qui filme pour les
prolonger. Cette face-là de l'être est certainement la plus noire, la plus sadique.
Je soupçonne que nous avons affaire à, non pas un, mais bien deux meurtriers en
série, unis dans le même corps sous l'égide d'une terrible intelligence ! »
Un coup de tonnerre fit trembler les vitres. Les nuages cavalaient dans le ciel
et le filet de l'obscurité s'abattit sur la capitale comme une gigantesque tache de
pétrole.
« Nous sommes coincés ici un bon bout de temps ! » lançai-je en m'accoudant
à la table. « Il tombe des briques ! »
Elle ne releva pas. Je sentais une onde froide en elle, une puissance crue qui lui
durcissait le sang... J'imaginais le tueur tel un dragon à deux têtes, une Hydre de
l'Heine écumant des rouleaux de feu, vomissant les charognes digérées de ses
précédents repas. Je me souvins de cette force qui m'avait tiré dans l'abattoir, qui
avait exécuté son châtiment dans les cris, la rage, tout en m'épargnant.
Je voyais la femme en face de moi distante, ailleurs, et je songeai à Suzanne.
Des phrases, des mots féminins résonnèrent dans ma tête, comme des coups de
feu. Ma femme vivait, quelque part, j'en étais persuadé. Une autre partie de moi
aurait préféré qu'elle fut morte, au chaud et à l'abri dans l'éclat des étoiles... À
présent, sans comprendre pourquoi, j'apercevais des marécages nauséabonds, des
canaux tortueux de pourriture et de saletés, je la devinais, là, au milieu de cet
enfer d'eau et de mort. Pourquoi ?
« Vous souhaitez me parler de votre femme ? » devina Élisabeth en
entrecroisant ses doigts sous son menton. Ses joues avaient recouvré la couleur
de la vie. Avait-elle fouillé dans mes pensées inconsciemment ? Possédait-elle
réellement un don, comme l'affirmait Doudou Camélia ?
Nous discutâmes de Suzanne longtemps, très longtemps. Je me vidai de tout ce
qui me pesait sur le cœur, comme quand on crache une bonne toux. L'orage
s'épuisa, la pluie cessa, le calme d'un souffle apaisé balaya le café tel un petit
vent tiède. Je me sentis bien, soulagé, rassuré aussi. Nous avions parlé comme
deux vieux amis... Nous nous quittâmes dans le ronflement lointain de l'orage
passé ; elle, du côté du Louvre, moi, du côté de la place Vendôme...
Monsieur Clément Lanoo, le professeur d'anatomie de la faculté de médecine
de Créteil, dégageait une impression de puissance, de maîtrise absolue. Ses
mains assurées lançaient des doigts habiles, démonstratifs, qui couraient sur les
planches anatomiques pour en absorber la consistance et les retransmettre à un
public captivé. Je m'installai au fond de l'amphithéâtre, attirant sur moi quelques
regards de futurs médecins et deux ou trois chuchotements.
Lorsque sortirent les étudiants, je m'avançai vers le pupitre. L'homme
déchaussa ses lunettes et les rangea dans un porte-lunettes en velours.
« Puis-je vous aider ? » s'enquit-il en enfournant ses fiches dans une pochette
noire en cuir.
« Commissaire Sharko, de la police judiciaire. Je souhaiterais vous poser
quelques questions concernant une étudiante qui a fréquenté votre faculté, voilà
de cela cinq ans. Elle se prénommait Martine Prieur. »
Le calme coulait comme un souffle dans le vaste amphi et nos voix
s'envolaient par les travées de sièges vides jusqu'aux murs du fond.
« Ah oui, Prieur... Je me souviens... Une brillante étudiante... Remarquable de
rigueur et d'intelligence. Un problème avec elle ?
— Oui, un léger problème. Elle a été assassinée. »
Il posa sa pochette sur le pupitre, les deux mains regroupées sur la poignée.
« Seigneur ! Que puis-je faire pour vous ?
— Répondre à mes questions. Vous brassez énormément d'étudiants par
année, non ?
— Plus de mille huit cents par an. Les structures vont bientôt nous permettre
d'en accueillir sept cents de plus.
— Et vous les connaissez tous personnellement ?
— Non, à l'évidence non. Je suis amené, au cours de deux entretiens
annuels, à tous les rencontrer, mais ça s'arrête là pour certains. Le suivi se fait
surtout par les résultats obtenus aux devoirs. »
La porte du fond battit, une tête passa avant de disparaître. Je continuai : «
Comment Martine Prieur s'est-elle distinguée de la masse pour qu'après cinq ans,
vous vous souveniez d'elle ?
— Vous ne pouvez pas savoir combien les connaissances anatomiques des
internes de chirurgie sont misérables. Je suis conférencier et professeur
d'anatomie, monsieur Sharko, et c'est avec une immense désolation que
j'appréhende le progrès. Les jeunes de maintenant sont rompus à l'informatique,
l'ordinateur est devenu l'outil incontournable. Les films remplacent les
manipulations. Cependant, vous pourrez regarder autant de vidéos que vous
voudrez, vous ne saurez jamais comment palper un foie, tant que vous n'aurez
pas un interne, un chef de clinique ou un patron qui vous dira tes mains, il faut
les placer comme cela, sur un vrai ventre, d'un vrai malade. Mettez-leur un
cadavre bien réel sous les yeux, la moitié d'entre eux s'enfuit en vomissant.
Prieur ne faisait pas partie de cette catégorie. Elle avait le sens de la précision,
de l'exactitude du dessin, elle vous disséquait un cadavre en un tour de main.
Très vite, je l'ai nommée chef de travaux d'anatomie. Une place chère,
privilégiée, vous savez ?
— En quoi cela consistait-il ?
— Donner des cours de dissection, tous les jours, aux étudiants de première
année.
— Martine Prieur tuait ses journées à explorer les cadavres, si je comprends
bien ?
— On peut dire ça comme ça. Mais tuer n'est pas le terme exact...
— Comment se comportait-elle avec ses camarades ? Quel ressenti aviez-
vous sur sa personnalité en dehors du cadre médical ? »
Un nuage traversa son regard. « Je ne suis pas très au courant de la vie privée
de mes étudiants. Leurs sauces personnelles ne m'intéressent pas. Seuls les
résultats comptent. Les meilleurs restent, les autres partent. »
Je le sentis soudain se replier comme une feuille que l'on froisse. « Pourquoi a-
t-elle brutalement tout plaqué ? »
Il descendit prudemment de l'estrade et s'avança dans la large rangée centrale.
« Je l'ignore. Il arrive que certains se découragent, quelle que soit la motivation,
quelle que soit l'année. Je ne sais pas ce qui se trame dans la tête des gens, je ne
le saurai jamais, même si je disséquais un à un leurs neurones... J'ai une réunion
importante dans peu de temps, monsieur le commissaire. Alors, si vous
permettez... »
Je bondis de l'estrade, alpaguai sa veste d'une poigne qui indiquait clairement
ma détermination. « Je n'ai pas fini mes questions, monsieur le professeur.
Veuillez rester encore un peu, s'il vous plaît. »
Il bascula l'épaule pour se dégager de mon étreinte avec un geste de
désinvolture. « Allez-y », cracha-t-il. « Et vite ! — Vous n'avez pas l'air de bien
saisir, alors je vais vous expliquer. Prieur a été découverte la tête tranchée, les
yeux arrachés puis remis dans leurs orbites. Elle a subi des mutilations pendant
de longues heures, suspendue à des crochets d'acier. Et ceci tourne peut- être
autour du personnage qu'elle était en dehors des apparences. Un Docteur Jeckyll
et Mister Hyde, si vous voulez. Alors, maintenant, je souhaiterais que vous me
disiez pourquoi elle a arrêté ses études brutalement ! »
Il me tourna à nouveau le dos, buste droit, épaules carrées. Un totem... «
Suivez-moi, commissaire... Sharko... »
Nous descendîmes un couloir en pente s'enfonçant dans les entrailles cachées
de la faculté. Au fond, une porte épaisse. Il chercha la bonne clé, déverrouilla et
nous entrâmes.
Trois halogènes chassèrent l'obscurité, dévoilant un peuple silencieux qui
évoluait dans du liquide transparent. Des êtres dépigmentés aux visages
boursouflés, aux orbites vides, aux bouches freinées dans leur cri, flottaient
verticalement. Des hommes, des femmes, même des enfants, nus, suspendus
dans les cuves de formol... Des accidentés, des suicidés, propres et sales à la
fois, poupées de chiffon à la merci de la science... Le professeur trancha le
silence : « Voici le monde dans lequel évoluait Martine Prieur. De toute ma
carrière, je n'avais jamais vu une élève passionnée à ce point par la dissection.
L'approche de la mort est une étape très difficile à franchir pour nos étudiants.
Elle, rien ne l'intimidait. Elle pouvait passer des heures, des nuits, ici, à
réceptionner les corps de la morgue,, leur injecter du formol et les préparer pour
la dissection.
— Pas mal, pour quelqu'un qui ne supportait pas les cadavres...
— Comment ?
— C'est le motif fourni à sa mère quant à son départ de la faculté. Dites-moi,
ne devait-elle pas se contenter d'assurer les travaux pratiques auprès des élèves
de première année ?
— D'ordinaire, nos étudiants se relaient pour faire ce qu'ils appellent le sale
boulot. Prieur insistait pour gérer ces tâches toute seule. Après tout, cela faisait
aussi partie de ses responsabilités.
— Pourquoi m'avez-vous amené dans cet endroit épouvantable, professeur ?
— Les corps, une fois autopsiés, sont conduits à l'incinérateur, dans une autre
pièce. À l'époque, monsieur Tallion, un employé de la fac, s'occupait de la
crémation. Prieur lui déposait le corps après la dissection. Le rôle de Tallion
consistait à arracher l'étiquette du pied du cadavre, la consigner dans un registre,
puis plonger le corps dans le four une fois la chauffe effectuée. Un soir de ce
fameux hiver 1995, il a fait si froid que les canalisations extérieures ont gelé.
Une nuit sans chauffage dans l'internat. Bien entendu, le four n'a pas fonctionné.
Tallion, pris de panique, a dissimulé le cadavre dans la chambre froide où nous
conservons les corps avant de les traiter au formol.
— Je ne saisis pas bien... »
Il s'appuya contre une cuve comme on le fait banalement dans la rue contre un
mur. La chose baignant dans le liquide ne le dérangeait^absolument pas.
« Prieur et lui cachaient un lourd secret...
— Quel secret, bon sang ? On n'est pas dans un film à suspense, monsieur
Lanoo !
— Prieur mutilait les cadavres... » Il avait parlé à voix basse, comme si nos
spectateurs allaient casser, de colère, leurs vitres de plexiglas pour nous serrer la
gorge. « Elle leur tranchait le pénis, leur entaillait les parties anatomiques non
disséquées, leur coupait la langue...
— Leur ôtait-elle aussi les yeux ?
— Oui... Oui, elle leur arrachait les yeux... »
Les aquariums à humains se mirent à tourner autour de moi...
Ces corps déchirés par la mort, comme suspendus dans l'air, cette odeur de
formol flottant dans la lumière tranchante, blanche, blessante, m'obligeaient à
sortir...
« Excusez-moi, monsieur le professeur... Je n'ai pas beaucoup dormi, et j'ai
juste pris un café... »
Il ferma la porte à double tour. « Il n'y a pas de honte à avoir. Ce n'est pas le
genre de musée que l'on paierait pour visiter, n'est-ce pas ? Quoique... » Petit rire
cynique.
« Pourquoi l'employé, ce Tallion, n'a-t-il jamais rien dit ? » tentai-je avec
quelques trouées sonores dans la voix.
« Elle couchait avec lui... Quand nous avons découvert ce cadavre mutilé,
Tallion a tout déballé dans l'espoir de préserver son poste.
— Que faisait Prieur des organes qu'elle prélevait ?
— Rien du tout. Elle les faisait brûler aussi.
— La suite de l'histoire ?
— Nous avons demandé à Prieur de quitter la faculté...
— La solution de facilité... Pas d'enquête, pas de fuites, pas de mauvaise
publicité, n'est-ce pas ? »
Il stoppa devant une photo de Sir Arthur Keith, les mains dans les poches, la
tête levée comme pour contempler la voûte du ciel qui tapissait le toit de verre,
et avoua : « La solution la moins pénible pour tous, en effet...
— Pour quelle raison réalisait-elle ces actes odieux ?
— Attrait immodéré pour le morbide. Besoin d'explorer si intense qu'il menait
à la mutilation, peut-être face à l'incompréhension de certains phénomènes. Que
cherchait-elle dans les toiles mortes de ces corps ? Nous ne l'avons jamais su.
Nécrophilie, fétichisme ? L'anatomiste veut toujours aller au-delà des
apparences, il se sent tout-puissant s'il ne contrôle pas ses sensations... Facile,
lorsqu'on a un scalpel en main et un cadavre devant soi, de se prendre pour
Dieu...
— Tallion vous a-t-il parlé de sa relation avec Prieur ?
— C'est-à-dire ?
— Était-ce une relation sexuelle classique ? Sadomaso ? »
Il plissa le visage. « Mais comment voulez-vous que je le sache ? Vous me
prenez pour sœur Teresa ? Nous avons réglé cette histoire rapidement...
— Où puis-je rencontrer ce Tallion ? »
Une inspiration leva sa poitrine. « Mort avec sa femme et ses deux enfants
dans un accident de voiture, voilà trois ans... »
L'univers de Prieur s'évanouissait comme une brume dans l'aube. Les cadavres
jonchaient sa vie, sa mort, tout ce qu'elle avait été... J'ajoutai, d'une voix qui
trahissait un dépit évident : « Avait-elle des amis privilégiés parmi les étudiants
? Des personnes susceptibles d'être au courant de ses penchants nécrophiles ?
— Comme je vous l'ai dit, je ne m'immisce pas dans la vie de mes étudiants.
— Pouvez-vous me sortir le listing de vos élèves de 1994 à 1996?
— Il risque d'y en avoir un sacré nombre. Je vais demander à la secrétaire...
Je vous laisse, commissaire. Le temps est mon pire ennemi et l'âge n'arrange
rien.
— Il se pourrait que je passe à nouveau.
— Dans ce cas, prenez rendez-vous... »
La vérité avait éclaté. Prieur avait baigné dans l'obscène, emmurée dans les
recoins obscurs de la faculté à mutiler davantage ce qui l'était déjà. Elle avait
laissé l'horreur derrière elle en quittant l'école, changeant d'apparence, de vie,
plaquant ce côté morbide, le terrant dans les profondeurs enténébrées de son
âme. Cherchait-elle alors à se guérir d'une espèce de maladie qui lui
empoisonnait l'existence et la contraignait à vivre dans le secret de l'inavouable
?
Le tueur avait découvert son jeu. Il avait agi, cinq années plus tard, alors
qu'elle se sentait protégée dans le cadre de sa petite vie rangée. Il lui avait rendu
la monnaie de sa pièce, une souffrance volontaire, provoquée, odieuse. Œil pour
œil, dent pour dent. L'analyse d'Élisabeth Williams se tenait, tout concordait ; le
tueur jouait sur deux terrains différents.
Tout concordait, mais rien ne me rapprochait de lui. Il errait dans le crépuscule
parisien en toute liberté, tel un aigle dominant un large terrain de chasse. Il
traquait, jouait, frappait en un éclair, puis disparaissait dans l'ombre du sang. Il
maîtrisait la mort, il maîtrisait la vie, il maîtrisait la croisée de nos destins...
* * *
L'heure d'entrer dans le monde de la douleur vint avec les vapeurs suaves de la
nuit. Le Tout-Paris nocturne s'illuminait comme un fourmillement de lucioles.
Proximité du métro Sébastopol. Un couloir de bitume ouvert au sexe, quelques
voitures garées sur les trottoirs, une lignée de lampadaires usés qui trouaient à
peine la nuit. Des ombres circulant à pas pressés dans les mailles du deuxième
arrondissement, dos voûtés dans des imperméables, les mains dans les poches,
regards braqués au sol. Deux, trois filles, appuyées contre les murs, un talon
aiguille enfoncé dans les vieilles briques des façades.
Alors que nous marchions, Fripette me dicta les dernières recommandations.
« Ne parle pas, surtout pas de questions, je m'occupe de tout. Si on vient à
savoir qu'on met le nez dans les affaires de ces gens-là, on recevra plus de
coups en un quart d'heure qu'en quinze rounds contre Tyson. Tu n'as pas ton feu
sur toi, j'espère ? Ni ta carte de police ? On va être fouillés.
— Non, c'est bon.
— Et tes papiers ?
— Je les garderai sur moi.
— Très bien. Tu n'as rien à faire, sauf à mater et à la fermer. Tu te colleras
le masque de cuir sur le visage, comme le pire des sadiques sexuels. Ni vu, ni
connu, OK ?
— OK.
— Nous allons entrer dans les backrooms les plus hards du Tout-Paris,
toujours partant ?
— Plus que jamais... »
Il me posa une main sur l'épaule. « Dis-moi, commissaire, pourquoi t'envoies
pas tes larbins, tes sbires au casse-pipe ? Pourquoi tu veux tout faire toi- même
?
— Raisons personnelles.
— T'es pas du genre bavard, toi, quand il s'agit de parler de ta vie perso... »
Quarante-huit, rue Greneta. Une porte de métal. Une petite trappe qui s'ouvre.
Un masque de cuir troué de deux yeux qui apparaît. « Fripette. Qu'est-ce que tu
veux, sale enfoiré ?
— Charmant accueil. On veut entrer. On a envie de s'éclater un peu.
— Ça fait un bail qu'on t'a pas vu.
— Je remets ça.
— T'as du pognon ?
— Mon pote est plein aux as. »
Un nez renifla par la trappe. Une langue courut sur le cuir. « Y veut quoi, ton
pote ?
— C'est un putain de mateur. Un comme t'en as jamais vu. Laisse-nous
entrer, maintenant !
— Il ne sait pas parler ? Il a pas la gueule de l'emploi, je l'aime pas...
— Laisse-nous, j'te dis. Y a pas de lézard.
— Vaudrait mieux pour ton petit cul. Tu connais le dress code de ce soir ?
— Uniformes. On a ce qu'il faut. »
La porte s'ouvrit dans un splendide grincement. Fripette fourra deux cents
euros dans la paluche de Face- de-Cuir. Pressé dans une blouse d'infirmier et des
bottes de cuir blanc montant jusqu'aux genoux, l'homme puait le vice à plein
nez. Pour trouver l'endroit accueillant, il fallait beaucoup, mais vraiment
beaucoup d'imagination ; à côté de ça, une cave aurait fait office de palace. Une
grande femme sexy, moulée dans une pièce unique de vinyle violet, se dressait
comme une chatte derrière une espèce de bar, d'où jaillissait la lumière
d'ampoules rouges qui réussissaient à peine à éclairer un long couloir. La Chatte
nous tendit des jetons en plastique de différentes valeurs. « Soirée fessées au
tribunal, si vous voulez », lança-t-elle d'une voix de disque rayé. « Vestiaires à
droite. Allez vous changer, esclaves ! » ordonna-t-elle en crachant un long rire
cynique.
Autre pièce, autre lieu de désolation, murs briquetés et bancs en métal. Nous
nous changeâmes en silence sans nous regarder. L'étrange sensation que l'on
nous surveillait depuis notre entrée m'écrasa. J'enfilai ma blouse d'infirmier, les
bottes généreusement fournies par Fripette et le masque de cuir noir, qu'il m'aida
à lacer à l'arrière de mon crâne. J'avais honte et je remerciai le ciel de ne trouver
nul miroir dans ce cloaque.
« T'es une vraie beauté ! » me lança Fripette.
« Ferme-la ! »
Il coiffa son crâne d'albâtre d'une perruque de juge et endossa sa toge d'homme
de droit. Il cacha ses yeux derrière un loup de cuir, me marmonnant : « C'est
parti. Nous allons nous balader dans les différents donjons. Essaie de dégotter ce
que tu recherches, et vite. Suis-moi et n'oublie pas, tu peux ouvrir les oreilles,
mais tu fermes ta grande gueule ! »
Je n'aimais pas son ton et me promis de lui envoyer mon poing dans la figure
en sortant d'ici. Si nous sortions...
Le long du sombre couloir pendaient toutes sortes d'affiches, du genre Ludy et
Mister Freak se marient. Venez assister nombreux à la cérémonie organisée par
maître S'ADO. Fessées à volonté. Le claquement sec du fouet, des cris étouffés
de peine et de plaisir filtraient au travers des différentes portes entrouvertes.
Première salle, salle médecine. Fripette me tira par le bras ; nous nous fîmes
une place contre l'un des murs, dans le clair-obscur de la lampe pendue au-
dessus d'une table d'opération fabriquée maison. Au centre, un homme
bedonnant, riche en poils, sanglé sur la table tel un porc bien rose. Quatre
femmes masquées, déguisées en infirmières, lui flagellaient avec tact les parties
sensibles, lui arrachant à chaque fois un râle de douleur. Ses bourses enflèrent et
son sexe se tendit comme une matraque de CRS. Les officiants disposaient de
divers instruments, genre rouleaux à ramollir les pâtes à pizza et,
éventuellement, le sexe, des martinets, des sortes d'étaux à seins, ou encore, des
vibromasseurs.
Autour de nous, ça chuchotait. Les langues tournaient sur les lèvres, les mains
fondaient sous les costumes en vue d'une probable masturbation. Je fouillai du
regard mes voisins, devinant en ceux non masqués, des personnes à qui l'on
aurait pu confier ses enfants avant d'aller au cinéma.
D'autres observateurs dégageaient une impression de rigidité, se régalant de la
souffrance de l'homme attaché, comme d'un gâteau à la chantilly. Certains se
parlaient à l'oreille puis disparaissaient dans une autre pièce.
À présent, le patient sexuel hurlait. Un bourreau lui envoya des échardes de
lumière dans les yeux alors qu'une autre lui lâchait des pinces crocodile sur la
membrane nervurée des bourses. Le spectacle s'équilibrait de lui-même ; ceux
qui sortaient étaient remplacés par de nouveaux mateurs ou guignols en costume.
Les mots me brûlaient au bord des lèvres ; quelqu'un, parmi cette cohorte
d'obsédés, appartenait forcément à BDSM4Y, probabilité oblige. D'un coup, mon
regard se bloqua. Je reconnus Face-de-Cuir à l'entrée de la salle. Il me
dévisageait, pénétrait en moi comme une lame dans la chair, ses poings serrés
dans ses gants. Je braquai à nouveau mon regard vers la scène de violence, fis
mine d'apprécier le spectacle... Aussi facile que d'avaler une boule de pétanque...
Puis, une femme de l'assemblée remplaça l'homme meurtri, se laissa sangler et
le show reprit de plus belle. Nous nous frayâmes un chemin pour quitter la pièce.
Changement de décor, tableau identique ; pièce médiévale, croix à sangler,
maîtres, dominés, mateurs. Pas de lampe, juste des torches qui éclaboussaient
des parties de membres, des peaux humides, des visages pétris de douleur. De
nouveaux arrivants se serrèrent tout contre nous. Chaleur des corps, mélange des
sueurs, noir complet, traits de lumière parfois. Nous ne faisions qu'un. Je me
penchai vers mon voisin, sans savoir s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme.
« Quel pied... » lui murmurai-je à l'oreille. Pas de réponse. Fripette me pressa
l'épaule et, protégé par le noir, je lui collai un coup de coude dans les flancs. «
Tu viens souvent ? » continuai-je à susurrer. La forme s'éloigna et disparut,
laissant la place à un autre paquet de chair, plus corpulent, puant le dessous de
bras.
Mes yeux commençaient à s'accoutumer à l'obscurité. Je distinguais à présent
les courbes des corps des mateurs, tassés contre les murs, comme nous. Je
percevais l'odeur âpre de leurs chairs en ébullition, de leurs sens retournés par le
spectacle. Deux types en treillis attachèrent une femme à la croix, lui
enfoncèrent un anneau de métal dans la bouche et lui bandèrent les yeux. Après
lui avoir arraché l'uniforme, ils lui collèrent sur les seins et le clitoris des
pastilles conductrices reliées à une batterie douze volts, du genre de celles que
l'on trouve sous les capots des voitures. Lorsqu'ils envoyèrent le jus, la fille
hurla, puis la fille jouit, puis la fille en redemanda...
Subitement, Fripette me tira avec fermeté par la blouse. Nous sortîmes par une
autre porte, tombâmes dans la salle du tribunal où un juge tapait du marteau sur
les fesses d'une femme accroupie, longeâmes les murs avant de retrouver le
couloir. A l'autre bout, devant la salle de médecine, des carcasses d'hommes
balèzes s'agitèrent.
« Laisse tes fringues dans l'vestiaire ! On s'casse ! Ils se doutent de quelque
chose ! »
Nous remontâmes le couloir et prîmes la forme de courants d'air devant le bar.
Des courants d'air dans des uniformes...
« Arrêtez-les ! » cria une voix qui se voulait tout sauf rassurante. La Chatte
lança une bouteille de whisky pleine qui me frôla le sommet du crâne. Un sosie
de Face-de-Cuir s'interposa devant la porte de sortie, brandissant une lame. Je lui
allongeai sans réfléchir un coup de botte sur la poitrine, lui ravalant son nez
d'une manchette serrée. Fripette ouvrit le loquet et nous nous élançâmes dans la
rue. La meute s'agglutina aux abords du donjon avant de rentrer, après quelques
échanges à voix basse et des doigts tendus bien haut.
« Putain, mais t'es con, bordel à chiotte ! » Fripette envoya un magistral coup
de semelle dans une poubelle de métal avant de crier de douleur.
« Putain, bordel ! J'me suis fait mal ! Chiotte ! » Il versait des torrents de
larmes. « J'suis grillé à cause de toi ! Foutu ! J'suis déjà mort ! Ils vont me faire
la peau, putain ! Je t'avais dit de fermer ta grande gueule !!! »
Je jetai la blouse d'infirmier sur le sol. Un couple, nous découvrant accoutrés
de la sorte, moi avec mes bottes et Fripette dans sa tenue de juge, préféra
changer de trottoir. Un doute m'assaillit. Je plongeai ma main dans la poche
arrière de mon jean et, à ce moment, sentis mon aorte se dilater comme si elle
allait éclater à l'intérieur de mon corps.
« Ils m'ont volé mes papiers ! Ces enfoirés m'ont volé mes papiers ! » m'écriai-
je.
Ces ombres, serrées contre moi dans la salle médiévale... Face-de-Cuir avait
dû se douter de quelque chose, alors il avait envoyé un sbire pour me tirer mon
portefeuille. Fripette décocha un sourire triste. « T'es dans la même merde que
moi, mon gars. Attends-toi à avoir une petite visite un de ces quatre. Et s'ils
apprennent que t'es flic, ils te feront bouffer ton uniforme. Ils sont puissants et
organisés. Ce que tu as vu ce soir n'est que la face visible de l'iceberg. Il y a une
mafia dans le domaine du hard, comme dans la drogue ou la prostitution.
Seulement vous, les flics, vous êtes bien trop beaufs pour fourrer votre
moustache là- dedans ! »
La moutarde me monta au nez. Je me ruai sur lui, levai la main pour lui
fracasser la mâchoire mais me retins au dernier moment ; ce type d'une laideur
extraordinaire n'avait rien demandé et il risquait de payer les pots cassés à ma
place.
« Casse-toi, Fripette », lui lançai-je en baissant finalement le poing.
« Qu... quoi ? Tu ne vas pas m'envoyer des flics pour qu'ils me protègent ?
Putain, mais t'es cruel, mec ! Qu'est-ce que tu crois que je vais devenir
maintenant ? »
Je m'avançai vers lui, dents pointues, yeux fulminants d'éclairs. Il corrigea : «
OK, OK mec ! » Ses pas se mirent à claquer dans la nuit. « Putain ! T'es le pire
des cons que je connaisse ! Va te faire foutre ! Allez tous vous faire foutre ! »
Dans le métro presque vide où n'aurait pas traîné un fantôme, deux jeunes
embarquèrent à Châtelet et vinrent m'encadrer. « Pas mal tes bottes, mec ! T'as
vu ça ? Il sort d'où ce gars ? Sale PD ! File-nous tes bottes !
— Qu'est-ce que tu vas faire avec ça ?
— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? J'te demande juste tes bottes. Puis ton
fric, tant que tu y es ! Ouais, mec ! Allonge ta thune ! »
J'enlevai les lacets lentement, empreint d'une tristesse profonde. J'avais brisé
une piste sérieuse. Avec mes papiers, ils découvriraient mon identité. L'affaire
remonterait jusqu'à l'organisation BDSM4Y et ces tarés disparaîtraient dans la
nature, essayant peut-être de me faire la peau avant.
« Tes bottes, connard ! Magne-toi ! »
J'enlevai la botte et, d'un mouvement circulaire, envoyai le talon en pleine
figure de l'abruti qui gesticulait à ma gauche. Un arc épais de sang gicla,
accompagné d'une petite dent, une canine, qui bondit sous les sièges libres.
Avant que le second dégainât son cran d'arrêt, je lui pliai mes doigts sur la
mâchoire. Des os craquèrent, probablement ceux de mes phalanges, mais aussi
et surtout, ceux de son maxillaire. Il se pressa le visage dans les mains et gémit
comme un suppliant. Je me levai, m'accrochai à une barre métallique et sortis à
la station suivante pour continuer à pied. J'avais la main en sang et j'étais
anéanti.
En rentrant, malgré le poids de la fatigue, une motivation étrange me poussa à
démarrer Poupette. Sans succès. Les réservoirs étaient pourtant pleins, la
pression grimpait dans la chaudière, mais la loco ne me rendit qu'un couinement
désespéré, un gargouillis de vapeur, une plainte chevrotante. Comme un être
humain agonisant... Souffrait-elle autant que moi, sous sa carapace de métal ?
Impossible d'invoquer les visions si belles de ma femme, cette fois. Partout,
l'odeur de la mort... Je m'endormis mal à l'aise, tremblant et trempé de sueur,
mon Glock couché sur la table de nuit...
Chapitre huit
Devant moi, le Maroni bouillonne et les pans d'eau qui se brisent sur les
rochers émoussés par la force vive du courant grondent à l'unisson. Sur l'autre
berge, en face, le sang ruisselle d'une femme nue allongée dans la boue, se mêle
à l'onde du fleuve jusqu'à le rendre soudainement rouge. Elle tourne un regard
dévasté de tristesse vers moi, tend ses mains, brandit ses doigts implorants dans
ma direction comme pour m'attirer à elle. Le sein qui lui a été arraché baigne à
ses côtés dans une petite flaque devenue rouge, elle aussi. Le long de son bassin,
une entaille écarte cuirs et chairs pour laisser apparaître la pellicule translucide
de l'utérus. Au-dessus de moi, le ciel s'assombrit, l'air se charge d'une chaude
humidité, les nuages s'enroulent dans le vent d'altitude ; l'orage tropical s'apprête
à faire trembler la terre.
Au loin, un zodiac défie les eaux, moteur hurlant, et combat le courant en
direction de la rive opposée. À son bord, une silhouette agite les bras, crie à tue-
tête des phrases en créole dont le sens m'échappe. L'engin range ses flancs de
caoutchouc à proximité de la femme et son pilote se jette sur la berge,
abandonnant le bateau aux appétits du fleuve, avant de partir brutalement se
camoufler dans la flore avoisinante.
Dans mon axe de vision, deux fentes jaunes cerclées de noir, surgies des
entrailles du fleuve, fendent l'eau, palpitent, sondent le terrain et pressentent la
chaleur humaine. Très régulièrement, le voile transparent de la paupière s'abat
sur l'œil avant de disparaître avec la même férocité. De larges narines, des
volcans, soufflent un tourbillon d'eau et s'orientent vers la fille dont le sang
s'épanche à n'en plus finir. Les crocs s'aiguisent, la mâchoire claque, les narines
battent et hument les douceâtres effluves d'un repas exceptionnel. Là-bas, en
Guyane, on m'a appris à deviner la taille d'un caïman en mesurant mentalement
la distance qui sépare ses yeux et, au jugé, celui-là doit approcher trois mètres de
férocité, de puissance, de cruauté absolue. La fille hurle, roule sur le côté dans
un effort vain. Les arceaux de ses côtes lui transpercent la peau chaque fois
qu'elle essaie de bouger. Je dois agir et, bien que le courant risque de
m'emporter, m'élance dans les bras du Maroni. Le caïman tendu comme une
flèche fonce vers elle et, avec une exquise lenteur devant l'impuissance de sa
proie, remonte la berge, patte après patte, crocs flambant neufs.
L'eau s'écrase sur mon torse en jets de furie. La colère folle de l'onde me
décale vers l'aval, mais je progresse, accroché aux rochers, aux branches de
palétuviers qui flagellent l'eau ensanglantée chaque fois que le vent tord leurs
ramures. La femme s'épuise les cordes vocales, gémit et, dans les intonations
brasil- lantes de peine, prend le timbre de voix de Suzanne. Son visage revêt à
présent les traits de ma femme. Et elle hurle, hurle à me crever les tympans. Des
coups de feu font décoller une nichée de toucans. Le crâne trapézoïdal du
caïman explose, la bête roule sur le côté, dévale la berge et se laisse avaler par le
fleuve comme un tronc mort. La lisière de la jungle accouche d'une forme, d'une
silhouette râblée, enveloppée d'une cape noire à l'intérieur rouge. Une capuche
lui couvre la tête, mais il n'y a pas de tête, pas de visage, juste cette capuche
appuyée sur des courbes qui n'existent pas. L'Homme sans visage se dresse
devant moi...
Il se penche sur Suzanne, sort d'une de ses manches un coupe-coupe aiguisé. Il
tire le sein restant par le téton et le tranche à la base d'un coup net de lame.
Quelques mètres seulement me séparent d'elle, mais le courant me plaque
contre un rocher en forme de crâne, me broie la poitrine à presque m'empêcher
de respirer. Si je bouge, les flots tumultueux m'emporteront vers les cascades
écrasantes de puissance.
L'homme décoche un rire au moment où des trombes d'eau se mettent à
dépouiller les arbres de leurs feuilles. Du talon, il chasse Suzanne le long de la
pente. Le corps mutilé de ma femme glisse sur l'eau, se fait chahuter par la
gueule du fleuve, dévale entre les rochers contre lesquels il se fracasse. Suzanne
s'approche, avale des gorgées de boue et de sang, régurgite, sombre vers le fond
puis surgit devant moi.
Je tends le bras, ses doigts m'écorchent la peau des mains. Elle se cramponne,
le cou gonflé d'eau, mais le Maroni déchaîne ses rapides et me l'arrache,
l'entraîne dans ses vapeurs avant de la précipiter au cœur des cataractes.
L'homme ricane inlassablement, devant. Comment réussit-il à rire, privé de
visage ? D'où s'échappent les sons ? Son cri me brûle sans fin.
Je quitte mon rocher et permets aux flots démontés de me ramener dans les
bras de ma Suzanne...
Mon réveil sonnait depuis un quart d'heure lorsque j'émergeai au milieu du lac
de ma sueur, mes os cli- quêtant les uns contre les autres sous l'effet de la peur.
J'éprouvai un mal horrible à comprendre que je venais d'ajouter, à l'épais
catalogue de mes cauchemars, le pire de tous...
D'ordinaire, même en plein sommeil, j'étais capable d'entendre une mouche
voler, de percevoir la respiration de Suzanne tout contre moi lorsque je la serrais
dans mes bras. J'hallucinai, quinze minutes de sonnerie stridente et je n'avais
rien entendu... La puissance du cauchemar avait-elle pu m'emprisonner à ce
point ? Étrangement, je me souvenais de chaque détail, comme si la scène venait
de se dérouler à l'instant devant mes yeux. Je sentais encore les effluves
nauséabonds du fleuve, cette pluie tiède, ces nuages noirs en forme d'animaux.
Je voyais l'eau jaillir des naseaux du caïman, j'avais sur les lèvres le goût du
sang de Suzanne. Tout... Tout semblait... si réel !
Je jetai un œil à Poupette, noyée au milieu d'un mélange d'eau et d'huile. Pour
elle aussi, la nuit avait été difficile. Je ressentis de la culpabilité, un sentiment de
frustration de la voir en cet état. De son métal sans vie, filtrait une aura tiède,
une chaleur qui me touchait le cœur, qui me rapprochait de Suzanne sans que je
pusse expliquer pourquoi. Je me promis d'essayer de la réparer dans la soirée.
En buvant mon café, je laissai courir mes yeux sur le listing répertoriant les
élèves de la faculté de médecine, de 1994 à 1996.
Des noms qui, comme j'aurais dû m'en douter, ne me disaient absolument rien.
Je parcourus rapidement l'e-mail de l'ingénieur d'Écully concernant les photos
décryptées, puis me dirigeai vers la salle de bains. Un mont de linge y traînait.
Des chemises que je n'avais pas encore eu le temps de repasser, des langues de
cravates suspendues sur le rebord de la baignoire, des pantalons chiffonnés,
voire déchirés. Je transportai l'ensemble dans un coin de notre chambre, donnai
un coup sur le sol de la salle d'eau avant de faire ma toilette. Les noms
d'étudiants continuaient à défiler dans ma tête, comme un film sans fin. Garçons,
filles, Français ou étrangers, éparpillés dans tous le pays ou ailleurs...
Comment mettre la main sur ceux qui avaient côtoyé de près Martine Prieur, de
si près au point de connaître son macabre secret ?
Sur une soudaine impulsion, à moitié dévêtu, je bondis sur le cellulaire.
Après une longue attente au secrétariat, on transféra enfin mon appel sur le
poste du professeur Lanoo. Un sang chaud affluait déjà à mes joues. « Monsieur
Clément Lanoo ? Commissaire Sharko !
— Monsieur Sharko ? Je vous ai déjà dit de...
— Ça va être très court, monsieur Lanoo. Martine Prieur est bien restée trois
années à l'internat de la faculté ?
— Euh... Oui, en effet. Et alors ?
— Les chambres sont prévues pour deux personnes, n'est-ce pas ?
— Oui, surtout pour des raisons financières.
— Dites-moi avec qui Prieur a vécu durant ces trois années.
— Attendez une minute, je consulte mon ordinateur... »
L'attente fut horrible.
La voix à forte prestance trancha le silence. « Un seul nom, Jasmine Marival.
Oui, ces deux filles ne se sont pas quittées pendant trois ans...
— Bon sang ! Vous n'auriez pas pu me dire ça hier?
— Comment vouliez-vous que j'y pense ? Vous m'avez demandé si je
connaissais la vie privée des élèves, je vous ai répondu non. Je ne vois...
— Est-elle allée au terme de ses études ?
— Euh... Non... Elle a encore continué un an après le départ de Prieur, puis
elle s'est arrêtée. Ses notes étaient devenues catastrophiques...
— Merci, monsieur le professeur. »
J'appelai au 36 et, dix minutes plus tard, après avoir enfilé mon trois-pièces, le
lieutenant Crombez me contacta en retour. Il s'exclama : « On tient l'adresse de
Jasmine Marival, commissaire ! C'est peu commun. La fille vit dans une vieille
bâtisse, en pleine forêt de Compiègne !
— Et quelle est sa profession ?
— Elle est garde-champêtre.
— Elle était...
— Pardon?
— Elle ÉTAIT garde-champêtre. Parce qu'il est fort probable que cette fille et
celle de l'abattoir ne fassent qu'une... Où se cache le lieutenant Sibersky ?
— A la maternité, je crois. Il avait prévenu qu'il arriverait plus tard au bureau...
»
* * *
Forêt de Compiègne. Près de quinze mille hectares érigés vers le ciel en harpons
de chênes, hêtres et charmes. Un poumon naturel sillonné de veines d'eau, troué
d'étangs, embelli par les tons ocre de l'automne naissant... Le village de Saint-
Jean-aux-Bois traversé, nous nous engageâmes sur des routes de moins en
moins larges, où l'asphalte en certains endroits devenait terre et la terre, boue.
Le lieutenant Crombez rangea le véhicule dans un chemin transverse à l'axe
principal avant de poser pied à terre. Une flaque fangeuse accueillit l'une de mes
toutes nouvelles chaussures en cuir véritable. Dans le silence blanc de la forêt, la
clameur de ma colère ressembla à une déchirure.
Le lieutenant Crombez tourna sur lui-même, le regard au ciel, comme perdu
loin de ses catacombes de béton et de verre. « J'adore la forêt, mais pas au point
d'y vivre. Ça me ficherait presque la chair de poule d'habiter ici, au milieu de
nulle part...
— Tu es sûr que c'est dans le coin ?
- D'après la carte, la baraque se situe à quatre cents mètres vers l'ouest.
— Tu as certainement manqué une route. On va devoir traverser ce bourbier.
Avec la quantité de flotte tombée ces derniers jours, ça ne va pas être triste.
Bon... Allons-y... »
Des murs de sureaux, de viornes et de ronces, se dressaient devant nous,
encadrés de troncs rugueux envahis par les mousses et le lierre. Les épines ainsi
que les branches nues des buissons s'acharnaient à entailler mes chaussures, ce
qui fit allègrement monter ma tension nerveuse à la limite du supportable.
Les murailles serrées d'écorces et de feuilles ramenaient l'horizon au bout de
notre nez. Je pestai : « Tu es sûr que tu ne t'es pas planté ? Maintenant, c'est mon
pantalon qui est mort ! Dévoré par les ronces ! Tu veux ma ruine ou quoi ?
— On devrait arriver...
— Oui, on devrait... »
Un cri de linotte troua le limbe matinal, relayé dans son élan par d'autres cris
qui roulèrent loin dans les chevelures des arbres.
Nous rejoignîmes, ô divine providence, une voie plus large où réussit enfin à
surgir le front carné du soleil. La densité arboricole s'affaiblit et, sur la gauche,
légèrement en contrebas, s'alanguissaient sept étangs éparpillés dans le fouillis
ordonné de la nature, au gré de leurs eaux dormantes.
« Voilà, on y arrive. Les étangs Warin. La bâtisse se tient certainement
derrière les arbustes, au fond. Vachette ! C'est rudement sinistre comme coin !
On se croirait dans la forêt de Blair Witch !
— Quoi ?
— Laissez tomber... Un truc de jeunes...
— Je connais Blair Witch. Ne me prends pas pour une croûte. »
Le long des plans d'eau se miraient les frondaisons des ormes enracinés avec
toute la force de l'âge dans la terre. La faune et la flore s'épanouissaient dans
l'harmonie des terres oubliées, loin, très loin de la marée humaine où le
lieutenant et moi survivions.
La grande bâtisse, construite en 1668 par une communauté de célestins, perça
la bande continue des arbres, avec ses toits en pointe élancés vers le ciel,
semblant même égratigner le plafond bas des nuages, ses trois étages
puissamment ancrés en pierre jaune, ses fenêtres barlongues figeant la maison
dans une expression de colère. Devant la façade, s'étirait un if aux branches
arquées par le poids des aiguilles humides, imprégnées de l'odeur des époques
passées. L'arbre, paraît-il, avait traversé les temps ancestraux. Je n'avais pas vu
Le Projet Blair Witch, mais suffisamment de fois Amytiville, la maison du
Diable pour affirmer que cette baraque lui ressemblait comme deux gouttes
d'eau.
« Elle vivait là-dedans ?
— Dans une partie seulement. Selon l'Office des forêts, le rôle de Jasmine
Marival consistait à habiter et entretenir les lieux pour éviter tout vandalisme ou
le squat. Drôle de reconversion pour une fille qui a fait médecine, habituée à la
grande ville et au contact !
— Elle aimait peut-être le lugubre. Comment a-t-elle obtenu cette place ?
— Rien de plus simple. Elle a remplacé son grand- père. Il a bousillé sa vie
ici... »
Les étangs, sur notre gauche, dégageaient une odeur d'eau croupie, lézardée en
surface par le chaos des têtards.
« Possible qu'elle ait pu disparaître plus d'un mois sans que les gars de l'Office
des forêts s'en aperçoivent ?
— Vous savez, je crois qu'ils ne se seraient même pas aperçus de la
disparition de la maison.
— Bon... On y va. Reste sur tes gardes... On ne sait jamais... »
Sur le seuil usé aux pierres éclatées par les gelures hivernales, nous nous
plaquâmes contre les meneaux, arme contre joue. La porte bâillait légèrement,
comme une mâchoire de piège à loup. Nulle lumière ne filtrait par l'embrasure.
Je murmurai : « J'entre. Prends le champ gauche, je couvre à droite. »
À l'intérieur, l'immobilité des choses mortes nous assaillit. Le roucoulement
épuisé d'un pigeon me hérissa les poils. Le couloir étranglé du hall d'entrée nous
amena dans un salon gorgé de ténèbres, aux fresques écaillées, aux meubles
engourdis.
Nous épousâmes les murs, furtifs, mêlés aux éléments comme des fluides. Les
rayons du soleil éclatés par les branches des hêtres, étouffés par les vitres
crasseuses, filtraient à peine, comme si la demeure refusait l'incursion de la
lumière, le souffle de la vie. Dans le séjour, place à la fusion des couleurs
morbides, des noirs nuancés, des gris passés. En face, les escaliers à vis en pierre
s'envolaient vers l'obscurité plus épaisse des étages.
« On fouille le rez-de-chaussée... Suis-moi », mar- monnai-je. Nous
parcourûmes les pièces une à une, lorsqu'une petite caméra reliée à un
ordinateur, dans la salle de bains, attira l'attention de Crombez.
« Vous avez vu, commissaire ? Une webcam, orientée en direction de la
baignoire ! »
Nous en découvrîmes dans la cuisine, le salon, la montée d'escalier. Le
lieutenant explicita : « Cette femme dévoilait sa vie sur Internet ! Vingt-quatre
heures sur vingt-quatre ! Le moindre moment d'intimité retranscrit à des milliers
de mateurs !
— C'est peut-être la raison pour laquelle il l'a punie. Tout du moins, cette vie
mise à nu lui a facilité la tâche... » Je m'approchai d'un PC. « Les ordinateurs
sont éteints... L'électricité doit être coupée... Tu as vu l'interrupteur général ?
— Non... »
Retournant dans la cuisine, j'ouvris quelques tiroirs et finis par dégotter une
lampe de poche en état de marche.
« J'aurais dû prendre ma Maglite, bordel ! Bon... Vérifions la cave et nous
nous chargerons ensuite des étages. »
Un escalier d'une vingtaine de marches plongeait dans une cave voûtée. Le
faisceau de ma pauvre lampe n'éclairait qu'illusoirement et l'obscurité reprenait
ses droits derrière nous au fur et à mesure de notre progression. Le plafond
extrêmement bas nous contraignit à nous baisser. Une humidité verte, chargée
d'odeur de champignons, exsudait des briques sombres et semblait se déverser
sur nos épaules. J'évitai de justesse un nid d'araignées d'une flexion de jambes,
mais Crombez n'eut pas le même réflexe et se prit le visage dans la toile
grouillante de minuscules insectes.
« Putain de bordel de merde ! » grogna-t-il en se secouant les cheveux avec
dégoût. « Cet endroit me répugne ! »
Au bas des marches, nos dents grincèrent lorsque ma loupiote croisa le regard
perçant d'un renard à l'air offensif, museau braqué vers nous. Je faillis décocher
une balle mais l'animal ne bougeait pas.
Il était empaillé.
« Qu'est-ce que c'est que ce foutoir ? » chuchota Crombez en chassant de son
front les araignées rebelles.
Derrière le renard, plus au fond, des tribus muettes d'animaux de la forêt
souffraient en silence sur des socles en bois, piégées à jamais dans l'immobilité
de paille imposée par leur bourreau. Furets, lapins, chouettes, marcassins
imploraient presque. Les billes de leurs yeux s'illuminaient sous le feu de ma
lampe comme des lucioles, les crocs lustrés brillaient, comme s'ils cherchaient à
mordre quand même.
En éclairant sur la gauche du renard, je crus me trouver dans le laboratoire
expérimental du docteur Frankenstein. Sur une table métallique, étincelaient
toutes sortes d'instruments de chirurgie utilisés pour le dépouillage, pincettes,
scalpels, ciseaux, scies chirurgicales, couteaux de différentes tailles... Sous la
table, une autre série d'outils qui, à l'évidence, avaient aussi leur utilité dans le
funeste ouvrage, perceuse, presses, râpes mécaniques, toupies de menuisier...
« À droite », glissa Crombez «... dirigez votre lampe à droite... ».
Je m'exécutai. Le pinceau bloqua sur une webcam.
« Mon Dieu ! » m'exclamai-je dans un murmure. « Elle filmait ça aussi !
— Remontons ! » souffla mon lieutenant d'une voix grelottante. « C'est un vrai
repaire de saloperies, ici... »
En nous retournant, des cages de différentes tailles plaquées contre le mur
porteur se découpèrent dans le cône de lumière. Des prisons destinées à
enfermer des animaux vivants... Et, juste au-dessus, une seconde webcam...
Quelle espèce d'être maléfique avait germé en Jasmine Mari val ? Quelle
jouissance avait-elle ressenti en se livrant au regard des caméras ? Quels étaient
les pires ? Ceux qui se régalaient de ces images de torture, de taxidermie en
direct, ou elle, Marival, qui leur offrait un spectacle ignoble à regarder ?
Comme Prieur, elle se délectait dans le vice. Comme Prieur, l'horreur, la
souffrance infligée lui procuraient du plaisir. Et, comme Prieur, elle avait été
sanctionnée...
Direction les étages. Nous grimpâmes les volées de marches côte à côte,
martelés par le son creux du silence et de nos propres pas claquant sur la pierre.
Des rideaux ténébreux s'abattaient sur nous comme des capes tranchantes ; nous
évoluions au toucher, le long d'un couloir troué de lourdes portes de bois. Nous
attendant au pire...
« Je ne peux pas croire qu'elle vivait là-dedans », frissonna Crombez. « On
dirait un train fantôme, un manoir hanté. Vous croyez au Diable ?
— Occupe-toi de cet étage. Je vais voir au-dessus... Gueule s'il y a un
problème.
— Vous pouvez compter sur moi... pour gueuler... Je tremble dans mes
fringues comme un poulet dans une rôtisserie... »
J'avais l'impression d'errer dans l'intestin d'un monstre endormi, qu'un simple
faux pas réveillerait. Je devinais des cadres accrochés aux murs, les visages
peints piégés dans l'éternité, sentant ces regards me disséquer, m'épier,
j'entendais presque les yeux cireux rouler dans les orbites.
Nouvelle volée de marches. Couloir identique un étage au-dessus. Pas de
webcam. Elle ne se rendait probablement jamais ici.
J'ouvris une porte collée à sa feuillure par les toiles d'araignée et un élan vif de
lumière embrasa la pièce au travers de l'arc cintré de la fenêtre. Des meubles
disparus sous des draps blancs, du lit désossé, ravagé par l'abandon, s'exhalait la
lourde odeur du passé, de ce qui fut, de ce qui ne serait plus. Je m'approchai de
la fenêtre, caressai des yeux les cimes des arbres dressés juste devant moi, à
l'extérieur.
Au travers des feuillages, j'entrevis les nappes ver- dâtres des étangs et un
coup d'œil circulaire me révéla un point brillant, noyé dans la touffe serrée de la
forêt, plus à l'est. Le mélange de tôle et de verre poli que je découvris, me
fouetta le visage ; les reflets provenaient d'une voiture dont je n'arrivais pas à
distinguer la couleur précise.
Cascade d'adrénaline, turbulences acides au fond de la gorge. Quelqu'un se
terrait dans la maison, piégé par la pierre, acculé par notre présence dans un
recoin inexploré de la bâtisse assassinée...
Je m'éjectai de la pièce, glissai le long des murs et des lambris, évoluai comme
un souffle intime dans l'âme boisée de la demeure. Je regagnai l'escalier, dévorai
les marches, m'élançai dans le couloir presque infini du premier étage.
Craquement soudain, grincement de porte, ombre trapue arrachée à l'obscurité,
vomie par une pièce latérale. In extremis, gâchette mi-enfoncée, je reconnus la
solide charpente de Crombez.
« Commissaire ? Je...
— Tais-toi... » Je courus vers lui, me penchai vers son oreille. « Quelqu'un est
ici ! Il y a une voiture dehors ! »
Une tension nerveuse arqua mon lieutenant.
« Seigneur... Je... Je n'ai rien relevé à cet étage... Toutes les pièces sont vides,
les meubles de certaines d'entre elles se cachent sous des draps, comme des
fantômes...
— Rien au deuxième non plus... »
Nous murmurâmes d'une seule voix : « Il est au troisième ! »
L'étau rêche de l'angoisse me serra la gorge. Au fur et à mesure de notre
avancée dans le lugubre, les mauvais souvenirs de l'abattoir m'assaillaient, me
trouaient l'estomac comme des stylets de métal. Une puissance lourde flottait
dans l'atmosphère, une force surprenante qui semblait émaner des murs oubliés
de ce couloir. A présent, je subodorais une présence perchée derrière l'une de ces
portes, prête à frapper. Je demandai à Crombez de redoubler de prudence...
Porte après porte, ouverture après ouverture, le soufflet de la tension gonflait
puis crevait devant l'immobilité flagrante renvoyée par les pièces. Nos nerfs
nous effleuraient la peau. Le plus insignifiant grincement des boiseries renforçait
l'étreinte de nos phalanges sur la gâchette de nos armes.
Dans ces moments d'attention extrême, mon corps communiait avec ce qui
l'entourait, comme si chaque objet, chaque son, analysé par mon ouïe ou ma
rétine, était décomposé à l'infini avant d'atteindre la machinerie affairée du
cerveau.
L'odeur infecte émanant de la dernière porte, au fond du couloir, nous assaillit.
Un mélange âcre de gasoil, de sang et de chair grillée me leva le cœur et
contraignit Crombez à enfouir son nez dans l'encolure de son trois-quarts. Nous
nous plaquâmes de chaque côté du bâti, lèvres cousues, sueurs froides. Crombez
poussa, j'entrai, il talonna, je basculai, il couvrit. Puis, le lieutenant s'écroula à
genoux sur le sol, l'arme suspendue à l'index, la bouche ouverte. Je compris alors
qu'il s'était mis à prier...
Une masse sombre se détachait dans la pénombre de la pièce. Des persiennes
tirées des fenêtres, ne filtraient que des lames de clarté essoufflées par les
feuillages fournis des arbres, cependant, le sang généreusement répandu sur le
parquet mosaïque réfléchissait quand même un éclat rouge tendre, cerclé de noir
sur les bords des flaques.
Le corps nu s'affalait sur une solide chaise de bois, saucissonné de cordes qui
disparaissaient dans les bourrelets enroulés des cuisses et de la poitrine. Sur le
grand lac charnu du ventre et aux abords des membres, la peau brûlée par
endroits craquait, se repliait, s'enroulait jusqu'à laisser transparaître la chair rosie
des muscles et la coulée grisâtre des graisses.
Une aube de sang couvrait le large front de Doudou Camélia, comme suintant
du crâne lui-même.
Dans la lueur ocrée d'un trait de lumière, sur la table, j'aperçus la bulle molle
du cerveau, cette blancheur virginale mêlée aux pourpres, qui rayonnait comme
une aura divine. Le crâne avait été découpé, le cerveau ôté et disséqué ; puis,
soigneusement, le couvercle osseux avait été reposé à sa place, vidé de sa
substance pensante, de ce qui rend humain.
Derrière, sur le mur à la tapisserie gonflée d'humidité, s'inscrivaient ces mots
en lettres de sang : les raccourcis qui mènent à Dieu n 'existent pas.
Je m'apprêtai à me laisser succomber aux flagellations insipides du désespoir,
mais le hurlement âpre de la vengeance me gorgea de haine, d'envie de tuer à
mon tour. J'enjambai le corps plié de Crombez et m'élançai dans les escaliers
avec l'espoir d'arriver avant l'assassin à la voiture camouflée dans les fourrés.
Une puissante vague de gasoil m'agressa les narines au moment où mes pieds
s'enfonçaient dans une immense mare irisée, entre le premier et le deuxième
étage. J'eus à peine le temps de faire demitour, qu'un embrasement furieux
dévasta tout le bas de la cage d'escalier et s'appropria le couloir du premier
étage, dans un roulement sourd. Les dents carnassières des flammes dévoraient
déjà les solives et les poutres du plafond, dansant sur le plancher en crépitant de
colère et de joie mêlées. La fuite par le bas devenait impossible.
Je grimpai à nouveau, me ruai dans la chambre de l'horreur, foudroyé par la
panique. L'esprit de Crombez semblait flotter dans la pièce, même si la carcasse
de l'homme, recroquevillée dans un coin, oscillait d'avant en arrière comme un
carillon déréglé. Le jeune lieutenant venait d'entrer par la grande porte dans le
monde de l'Homme sans visage. Je hurlai : « Il faut sortir d'ici ! Il a mis le feu au
premier. Impossible de descendre ! »
Crombez se jeta dans le couloir, où des rouleaux de fumée rampaient le long
du plafond comme des milliards d'insectes minuscules. « Seigneur !
— Va vite me chercher des draps dans les autres pièces ! Magne-toi ! »
Je ressentis tout le mal du monde à me faufiler le long du corps prostré de
Doudou Camélia. Son regard de cendre suppliait, ses lèvres gonflées
s'encroûtaient déjà de rigidité, de froideur, et j'eus l'impression en la frôlant
qu'une petite main, une main d'enfant, me tirait l'arrière de la veste.
Au-dessus de ma tête, les premières nuées grises de fumée envahissaient la
salle mortuaire, en chassaient l'air vicié pour le remplacer par pire encore. Je
poussai les persiennes avec des mouvements saccadés, abrupts, ouvris la fenêtre
puis récoltai un maximum des draps qui couvraient les vieux meubles et le lit à
baldaquin. Crombez réapparut.
« Allez ! Noue les bouts ensemble ! Et serre de toutes tes forces ! » m'écriai-je
en rassemblant les linges en bordure de fenêtre.
Sous nos pieds, le plancher craquait sous les assauts répétés de l'intense
chaleur qui se propageait à l'étage inférieur. L'haleine du feu se rapprochait
dangereusement et la fumée roulait désormais teintée de rouge et d'orange. Le
feu flairait l'humain, le feu progressait, le feu jouait, avec cette volonté affirmée
d'anéantir tout ce qui se dresserait sur son passage, mort ou vif.
Je jetai le cordage de fortune par la fenêtre, en attachai l'extrémité autour du
tuyau d'un radiateur et poussai Crombez devant moi. « Vas-y le premier !
Grouille ! »J'entendis des fenêtres exploser, des poutres s'effondrer, un
grognement ignoble se répandre dans les murs comme un navire qui va se
rompre en deux. Crombez enjamba la croisée, s'agrippa au tissu. Les fibres de
lin se tendirent sous l'action de la masse de son corps. L'ensemble tenait mais ne
supporterait jamais le poids de deux hommes.
À mi-course, Crombez hurla. Le bas de la corde flambait et, autour, à
l'extérieur, les flammes louvoyaient dans l'air par la gueule béante des fenêtres
éventrées.
« Descendez, commissaire ! »
Sans attendre, je chevauchai l'appui, m'accrochai à ce qui me retenait encore à
la vie et me suspendis dans le vide. Le tissu couina, éprouvé à l'extrême, frôlant
la rupture. Je vis Crombez se propulser comme un homme-araignée et s'écraser
dans la boue cinq mètres plus bas. Un craquement atroce parvint jusqu'à mes
oreilles, s'ensuivit un hurlement de douleur qui me laissa peu optimiste sur l'état
de ses chevilles. Sous mes semelles, des flammes s'accrochaient à la corde et
entamaient leur repas. Des geysers rougeoyants jaillissaient de partout, comme
attirés par la verdure avoisi- nante. Le feu était affamé.
Les six mètres me séparant du sol me parurent plus profonds que le Grand
Canyon. D'ici, j'allais m'apla- tir comme un œuf frais. Le choix me paraissait
pourtant assez restreint, mais, quitte à tomber, je préférai abandonner la corde et
engager mes doigts dans les larges fissures des pierres qui offraient de bonnes
prises d'escalade. Je gagnai ainsi quelques mètres avant de finalement me lâcher,
les extrémités des doigts en sang, les genoux et les coudes éraflés.
La chute s'avéra raide mais supportable, sauf qu'au moment de l'impact je crus
que le totem ivoire de la colonne vertébrale allait me transpercer l'arrière du
crâne.
Crombez gémissait, les mains enlacées autour de sa cheville qui décrivait un
angle impossible avec le reste de la jambe. Il avait atterri sur la seule pierre du
jardin.
La folie meurtrière du feu avait gagné les artères centenaires de la demeure,
ravageant les trois étages jusqu'à la moelle de la pierre. Des torsades braisées de
cendres s'enroulaient et dansaient haut dans le ciel, entraînées ensuite par un
farouche vent d'ouest. Je tirai Crombez par les bras au travers du tapis de boue,
le déposai à l'abri loin du déluge et appelai les pompiers. Puis je me laissai choir,
le dos contre un hêtre, la tête entre mes mains ouvertes au désespoir. Encore une
fois, mon chemin venait de croiser celui du tueur. Encore une fois, j'étais arrivé
trop tard et Doudou Camélia avait récolté les fruits de mon incompétence. Par
quel incompréhensible moyen l'assassin était-il remonté jusqu'à elle ? Je voyais
encore cette phrase, ces lettres de sang, les raccourcis qui mènent à Dieu n
'existent pas.
Avait-il deviné le don de voyance de la vieille Noire, pressentant qu'elle
pourrait remonter jusqu'à lui ? Après avoir franchi les parvis sacrés de son âme,
il l'avait éliminée sans un poinçon de pitié, avec le luxe de la tramer jusqu'ici
pour profiter pleinement de ses cris d'agonie dans le cimetière vert de la forêt.
Pendant combien de temps l'avait-il ligotée sur la chaise ? Combien de
brûlures, de tortures morales lui avait-il infligées ? Etait-elle encore consciente
au moment où il s'apprêtait à lui prélever le cerveau ?
Devant moi, dans cette pluie incandescente de flammèches, le monde de la
Guyanaise, de cette force généreuse, périssait dans un tourment de fumée. La
matière même qui symbolisait son passage sur Terre s'envolait en spirales grises,
loin du regard du monde, loin de la cruauté de l'Homme sans visage, peut-être à
l'abri quelque part à l'orée du ciel...
Tout s'effondrait, s'évanouissait. Les indices, les données précieuses enfermées
dans les ordinateurs, les empreintes. J'étais maudit... J'étais vraiment maudit...
L'Homme sans visage... Un rapiéçage de cruauté démesurée, un souffle de feu
qui se déplaçait de corps en corps, de victime en victime, abandonnant dans son
sillage mort et désolation. Un esprit voué au Diable, aux pires horreurs de ce
monde, transformant même ce pire en inconcevable, par le biais d'une seule
couleur, le pourpre.
Il se perfectionnait, jour après jour, enrichi de ses atrocités, peaufinant ses
techniques de chasse, plongeant un peu plus à chaque fois dans une démesure
indescriptible. Il jouait avec la mort, bafouait les lois, l'humanité, la vie et toutes
les choses qui donnaient un sens à l'existence. Il était celui par qui le Mal se
répandait. N'était-il pas lui-même le Mal ? Je me posais sérieusement, très
sérieusement la question...
* * *
Chapitre neuf
* * *
Chapitre dix
Chapitre onze
À présent, il me fallait des réponses. Et vite. Au 36, je fonçai dans le bureau de
Delhaie, l'inspecteur à qui j'avais demandé de disséquer le listing des étudiants
de l'enseignante agressée. De toute évidence, il n'avait, lui non plus, pas fermé
l'œil de la nuit. Suite à ma requête, Rémi Foulon, le patron de l'OCDIP, lui avait
laissé libre accès au fichier des abonnés téléphoniques. «Commissaire, j'ai fini il
y a à peine une demi-heure. Quatre cent soixante-dix élèves, quatre cent
soixante-dix recherches dans le fichier...
— Et alors, qu'est-ce que ça a donné ?
— Sur les quatre cent soixante-dix élèves, deux cent soixante-douze
possèdent une ligne Internet classique ; cent cinq, une ligne haut débit. On aurait
dû s'en douter, puisque l'école dispense les nouvelles technologies.
— Bon sang ! Si l'on ne compte que les garçons, ça nous ramène à combien ?
— Il n'y a que cinquante-quatre filles en tout et pour tout, à l'ESMP. Je n'ai
pas fait la distinction, mais ça ne doit pas enlever grand-chose... Nous ne
sommes pas très avancés, n'est-ce pas ?
— Tu as regardé aussi par rapport à la localisation géographique ? Quels
sont ceux qui habitent dans le coin de Violaine ?
— Je n'ai pas eu le temps...
— Continue, alors ! Il faut en éliminer le plus possible, ou on ne s'en sortira
pas... Après, tu passeras à la piscine de Villeneuve-Saint-Georges. Interroge le
personnel, vois s'ils ont la liste de leurs abonnés stockée informatiquement
quelque part. Et recoupe les informations. L'agresseur fait forcément partie de
l'environnement quotidien de Violaine... Ah ! Autre chose... Tu photocopies le
listing des étudiants et tu le distribues à Jumont, Picard et Flament. Tu me sors la
liste des bibliothèques situées dans le quartier de l'école d'électronique et tu y
envoies les inspecteurs. Qu'ils vérifient si ces étudiants n'y disposent pas de carte
d'abonnement et, au cas où, qu'ils épluchent leurs lectures... Comme dit
Williams, l'agresseur a forcément puisé son inspiration quelque part... Bien
compris ?
— OK, commissaire... Mais pour ce genre de boulot, mieux vaudrait le listing
informatique plutôt que le listing papier. J'ai un logiciel de comparaison de
fichiers ; comme les bibliothèques sont équipées informatiquement, ce serait
quasiment instantané pour la comparaison et pour savoir qui emprunte quoi...
— Très bien, je vais donner un coup de fil à l'école pour qu'ils t'envoient le
fichier par mail...
— Dites, je peux quand même rentrer chez moi me changer ? Je sens le
merlan pas frais.
— Fais d'abord ce que je te dis et après, tu auras tout le loisir de rentrer chez
toi... »
Le gérant de l'agence de location s'emplissait la panse de chips au moment où
j'arrivai. Il dissimula maladroitement le paquet sous son bureau, comme un
gosse. Je posai ma carte devant moi, entre ses mains grasses.
« J'ai de petites questions à vous poser. Quelqu'un a loué chez vous une voiture
immatriculée 2186 AYG 92. J'aimerais que vous me disiez de qui il s'agit.
— Une minute... » Clic de souris, battement du disque dur, résultat. « Un
certain Jean Moulin.
— Ben voyons... Vous demandez une pièce d'identité lorsque vous louez
une voiture ?
— Bien entendu ! Le permis de conduire ! C'est la moindre des choses pour
conduire une voiture, non ? Je fais toujours une photocopie...
— Montrez-la-moi. »
Il fouilla dans une bannette. « Le client a souhaité reprendre sa photocopie une
fois qu'il m'a restitué le véhicule. J'ai l'habitude de ce genre de demande, alors,
par prudence, je fais toujours deux photocopies. J'aime garder une trace de mes
clients. Ça trouve toujours son utilité... »
Il me tendit la photocopie couleur, puis picora du bout des doigts les miettes de
chips semées sur son pull.
« Quand vous a-t-il rapporté la voiture ?
— Ce matin...
— Attendez... Je passe un coup de fil... »
Après avoir raccroché, je balançai la photocopie sur la table. « Il vous a montré
un faux permis de conduire !
— Comment ça ?
— Le numéro sur douze chiffres, indiqué au bas du permis, n'existe pas
dans le fichier.
— Merde !
— Comme vous dites...
— Le permis est peut-être faux, mais la photo, c'est bien la sienne, et récente
en plus. C'est la seule chose que je regarde quand on me présente un permis et
j'ai l'œil.
— Oui. Vous avez un sacré œil... Il vous a réglé de quelle façon ?
— En liquide.
— Évidemment... Je peux voir la voiture ?
— Ça va être difficile, un client vient de la louer il y a tout juste une heure...
Retour du véhicule à la fin de la semaine. »
Les forces de la malchance s'étaient liguées contre moi. Un jour sans, comme
on dit... Pas tout à fait... Je possédais la photo, mon arme dans son holster et je
savais à qui aller rendre une petite visite...
Des élans rageurs me faisaient avancer à l'intuition, reléguant la réflexion au
second plan. Si Suzanne s'accrochait encore à la vie, son temps était compté et je
devais donc agir vite, même au prix du sang.
Lorsque la trappe du Pleasure & Pain grinça, je fourrai le bras dans
l'encadrement, attrapai la nuque de Face-de-Cuir d'une main, lui collant, de
l'autre, le canon de mon Glock dans la narine droite. Sans son masque, j'avais,
devant moi, le regard chargé de surprise d'un monsieur Tout-le-Monde.
« Fais le malin, face de pet, et je t'explose la cervelle ! Tu ouvres maintenant et
ne bouge pas la tête ! »
Il s'exécuta et, dès que le verrou fut ôté, j'envoyai un coup de pied monumental
dans la porte, dont le battant lui percuta d'abord le nez, puis le front.
La Chatte, qui rangeait des bouteilles derrière son bar, leva les mains. Elle
miaula : « Qu'est-ce que tu nous veux, coco ? On n'est pas ouvert, tu sais ?
— Tu fermes ta gueule ! »
J'attrapai Face-de-Cuir par l'encolure de son pullover et lui plaquai la joue
contre le bar. « Qui a envoyé ces types ?
— Va te faire foutre ! »
Je lui levai la tête par les cheveux et la fracassai contre le zinc deux fois de
suite. L'arcade sourcilière s'ouvrit comme un fruit trop mûr. « Je dois répéter ? »
La Chatte tenta de me casser une bouteille sur le crâne, mais avant qu'elle
n'abattît son bras, j'explosai le litre de gin d'une balle. Elle tressaillit lorsque je
pointai le canon contre son front. Je jetai la photocopie du permis de conduire
sur le comptoir devant les yeux hagards et désormais franchement moins malins
de Face-de-Cuir. « J'te laisse dix secondes pour me dire de qui il s'agit. Après,
j'flingue la pute !
— Tu le f ras pas ! Tu le f ras pas ! »
Mon coup de crosse lui cassa deux dents. « Putain, t'es un taré ! » hurla la fille.
« Cinq secondes !
— Fous-lui la paix ! Laisse mon mec, enculé !
— Trois secondes...
— C'est bon ! » céda-t-elle d'une voix sertie de colère.
« Ferme ta gueule ! Il le f ra pas, j'te dis ! » beugla le gros tas en postillonnant
des gouttes de sang. Elle gloussa : « Je ne connais pas le nom de ce type, mais je
sais qu'il vient ici presque tous les soirs. Alors maintenant, tu te casses, OK ?
— À quelle heure ?
— J'sais pas moi, bordel ! Il se pointe vers 23 h 00 ! »
Je renforçai mon étreinte sur le cou de Face-de- Cuir. Il respirait comme un
taureau. Tout en maintenant ma clé d'immobilisation, je dis : « Parle-moi de
BDSM4Y... »
Son teint de lait caillé devint blanc-cadavre. Je lui passai les menottes et
flanquai sa charpente graisseuse dans un coin. Dans son mouvement de chute, il
se cogna la tête contre un mur. « Fils de pute ! » crachat-il.
« Parle ! » lançai-je à Miss Latex.
« Connais pas... »
Je me dirigeai vers Face-de-Cuir.
« On recommence le jeu ?
— C'est la vérité ! Personne ne les connaît ! Ils n'existent pas !
— Les types qui ont agressé mon collègue étaient pourtant bien réels !
— On n'est pas mêlés à ça ! » bava-t-il. « On veut pas d'emmerdes. Ces tarés-
là, moins on en parle, mieux on se porte...
— Il ne te ment pas », ajouta la Chatte. « Il ne faut pas jouer avec eux. Ils sont
puissants, nulle part et partout à la fois... On ne sait absolument rien... On a un
commerce nous, ici. Alors, nous fous pas dans la merde !
— Mets-toi à poil et toi aussi ! » ordonnai-je en assistant mes propos de
rapides mouvements de Glock.
« Je fais comment avec les menottes, tête de nœud ? »
Je lui ôtai ses entraves. Ils obtempérèrent, trouvant encore le moyen de prendre
du plaisir dans l'acte. La Chatte éprouva toutes les difficultés pour se débarrasser
de sa seconde peau. Pire qu'un serpent qui mue. Les deux corps dénudés
présentaient des tatouages sur le corps, mais pas de traces de BDSM4Y.
« C'est bon, rhabillez-vous ! »
Je m'adressai à Face-de-Cuir. « Dis-moi, c'est bien toi qui nous as poursuivis
Fripette et moi, l'autre nuit?
— Exact. Mais il fallait pas paniquer comme ça ! C'était juste pour te faire
peur. On n'aime pas les intrus ici, encore moins ceux qui fouinent.
— Rends-moi mes papiers.
— Quels papiers ? »
Je brandis ma crosse. Il hurla, les deux mains devant le visage : « J'te promets !
J'ai pas tes papiers ! »
Il se replia en boule sur le sol. « J'ies ai pas tes papiers, bordel !
— Lève-toi... C'est bon... »
Il me parut sincère. Après tout, ces deux-là n'étaient que des commerçants du
sexe. Par pure curiosité, je leur posai la question : « Pourquoi vous faites ça ? Ce
bar ? Ces backrooms sordides ? »
La fille vint poser une serviette humide sur l'arcade de celui qui semblait être
son compagnon. « Mais pour le fric, mon gars ! Tu peux pas imaginer le blé
qu'on se fait avec tous ces tarés ! Nous, on joue le jeu, c'est tout, mais ça reste
uniquement une question de blé. Eux, ils prennent un pied fou quand ils viennent
ici, tous autant qu'ils sont, maîtres et esclaves. Où est le problème ?
— Je risque de venir faire un petit tour cette nuit. Pas d'embrouilles, surtout.
J'espère que notre ami commun sera là, parce que, dans le cas contraire, je crois
que je vais vraiment m'énerver !
— Faudra que tu règles tes affaires dehors », répliqua la femme. « T'entres
pas ici, on ne veut pas d'emmerdes. Alors planque-toi dans la rue, fais ce que tu
veux, mais t'entres plus ici. OK, on ferme notre gueule. Le type viendra ce soir.
T'as la photo, tu lui tombes dessus avant qu'il n'entre, mais tu nous mets pas le
boxon ? Ça te va comme deal ?
— Ça me paraît honnête... Ne me mettez pas de bâtons dans les roues... Ou
alors je reviendrai et ça pourrait faire très mal... » Je disparus en claquant la
porte derrière moi.
* * *
Je le vis rappliquer, rue Greneta, à 22 h 35. Le type au faux permis, celui qui
m'avait filé alors que Sibersky se faisait démolir le portrait... Il portait un sac à
dos, un pull à col roulé et un pantalon de flanelle avec des souliers vernis. Les
pinceaux lumineux des lampadaires découpaient les traits de son visage en frois-
sures de papier, mais je le reconnus à sa coupe de cheveux ou, plutôt, à l'absence
de coupe, puisqu'il avait rassemblé ses longs cheveux vers l'arrière avec un
élastique, comme sur la photo du permis de conduire.
A ce moment, rien ni personne n'aurait pu m'empê- cher de lui tomber dessus,
de lui envoyer un coup de crosse sur l'arrière du crâne et de le compresser dans
le coffre de ma voiture. Donc je m'exécutai, puis démarrai en trombe, pneus
crissant, et l'emmenai au fond du parking sous-terrain de mon immeuble. Je
l'arrachai du coffre par sa queue-de-cheval et, lorsqu'il hurla de douleur, lui
allongeai mon poing sur le nez. Je le projetai contre le mur et le choc entre sa
colonne vertébrale et le béton le cloua au sol. Le faisceau de ma lampe fit luire
le sang qui perlait de ses narines et venait mourir sur ses lèvres.
« Mais... Qu'est... Qui êtes-vous ?
— Pourquoi tu m'as suivi hier ? »
Il frotta la généreuse coulée sanguine avec la manche de son pull-over. « Vous...
Vous êtes cinglé... Je... ne vous connais pas... »
Je lui envoyai un revers de main dont l'écho rappela un claquement de pétard.
«Arrêtez! Je... vous préviens... Je suis... avocat... Vous... allez avoir de gros
problèmes...
— T'es avocat ? T'es avocat, fils de pute ? »
Je pressai le canon de mon Glock contre sa tempe, tout en lui serrant la gorge
jusqu'à l'empêcher de respirer. Un râle fade s'évada de sa bouche.
« Tu parles ! Ou je t'explose la tête ! Parle ! Parle !!!
— Je... Je ne sais rien... C'est la vérité ! Arrêtez, je vous en prie ! On
m'ajuste demandé de vous suivre !
— Qui ? »
Il gloussait. Le sang n'arrêtait plus de pisser. Un fleuve...
« J'en sais rien ! Je vous le jure ! Ce sont eux qui prennent contact avec moi
chaque fois ! Je ne les ai jamais vus !
— Qui ça, eux ? Accouche !
— Les maîtres du groupe... Ceux qui ordonnent, ceux qui organisent...
— J'attends !
— Je ne suis qu'un initié... Ils m'ont accepté dans leur société parce que je
fréquente depuis plusieurs années les milieux SM...
— Avec un penchant particulier pour la douleur, n'est-ce pas, fumier ? »
L'intensité du rayon lumineux le contraignit à tourner la tête. « Oui... Mais il n'y
a rien de mal... Les femmes sont consentantes... Nous le sommes tous...
— Et tuer des animaux ? Torturer des prostituées ou des clochards et leur
filer du pognon pour qu'ils la ferment, tu appelles ça comment ?
— Je... Je ne suis pas au courant... »
Quand il constata la hargne avec laquelle je brandissais le bras, il lâcha prise. «
Je n'ai assisté qu'une fois à ce genre de réunion... Il y a un mois... ça s'est déroulé
dans un centre de vacances fermé... En pleine forêt d'Olhain, dans le nord de la
France, à deux cents kilomètres d'ici... Ils... Ils avaient ramené un vagabond...
Un pauvre type, une épave ramassée quelque part, prête à tout pour gagner du
fric... Le rendez-vous était fixé dans les bois, en pleine nuit... Nous... nous ne
nous connaissons quasiment pas les uns les autres... Nous restons toujours
masqués, seuls certains prennent la parole... Je.. Je n'ai fait qu'assister... ! Pitié...
Laissez-moi partir...
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? »
Il se mit à gémir. « Réponds !
— Ils l'ont sédaté pour le calmer, puis ils l'ont sanglé à une table. Ils lui ont
administré un anesthé- sique local, au niveau de la gorge, pour l'empêcher de
crier ou d'émettre des sons. Puis ils ont commencé à lui entailler la chair... Ils...
Il doit y avoir des médecins, des chirurgiens, des infirmiers dans le groupe... Ce
n'est pas possible autrement... Ils avaient tout le matériel, les médicaments pour
éviter les saignements... Chaque fois qu'ils entaillaient, ils recousaient derrière, à
vif... Le... le clochard hurlait, mais rien ne pouvait sortir de sa bouche...
— Et tu as joui, espèce d'enculé ! Hein, raconte- moi ! Tu t'es branlé pendant
que ce type se faisait torturer !
— No... Non... »
Je lui envoyai un coup de semelle dans le thorax. Sa respiration se bloqua
longtemps - une messe de Pâques - et il finit par bleuir de façon inquiétante. Je
le décollai de terre et lui frappai dans le dos du plat de la main. Son torse se
gonfla soudain, comme si, d'un coup, il avait aspiré l'atmosphère tout entière. Il
cracha à s'arracher des morceaux de larynx avant de reprendre un teint de
circonstance.
« Vous... Vous... êtes... un... taré... » s'étrangla-t-il.
« Pourquoi ? Pourquoi tu fais ça ? J'ai besoin de comprendre ! Explique !
— Vous... allez encore me frapper si je vous dis la vérité...
— Si tu mens, ce sera pire... Sois sincère et j'aviserai. »
Il ouvrait ses mains sur sa poitrine comme s'il venait de disputer un cent
mètres et cherchait à récupérer.
« Vous voulez la vérité ? L'être humain... a besoin de zones d'ombre... pour
développer sa vie intérieure... C'est comme ça... Toutes les sociétés, quelle que
soit l'époque... ont sécrété dans leurs franges... des confréries, des ordres, des
associations... Nous... », haleta-t-il, «... cherchons tous le Diable... Nous
éprouvons tous... une attirance pour le mystère, le surnaturel... bien au-delà des
raisons... ou de la matière... Vous croyez que je pourrais me satisfaire... de ma
robe de pauvre avocat minable ? Métro, boulot, dodo ? Non, non... Bien sûr que
non... Nous vivons dans un monde de faux-semblants, tout n'est qu'illusion...
Oui, je prends mon pied à infliger la douleur à mes semblables... Oui, je ne vis
que quand je me tiens au sein de la confrérie... Oui, j'aime le vice, le mal, tout ce
qui peut blesser, heurter le commun des mortels... Et rien ni personne ne pourra
bouleverser l'ordre des choses... »
Je perdis les forces qui m'animaient, qui entretenaient ma soif de vengeance,
ma hargne, mon envie de sauver ce qui pouvait l'être. Combien étaient-ils, tapis
derrière les apparences de monsieur Tout-le-Monde, à prôner le mal, à
encourager la déchéance ?
« Comment te contactent-ils ?
— Je reçois dans ma boîte aux lettres électronique des adresses de sites, sur
lesquels je me connecte avec un identifiant et un mot de passe qu'ils me donnent.
Là, ils me disent ce que je dois faire, et quand. Ils fixent les rendez-vous,
dirigent tout, ils sont hors d'atteinte. Lorsqu'il y a des soirées, nous sommes
toujours en comité restreint, une quinzaine de personnes maximum... C'est par
mail qu'ils m'ont ordonné de vous suivre, de vous surveiller... C'est tout. Je leur
renvoyais les informations par Internet, sur une boîte aux lettres qui change
d'adresse presque tous les jours... Mon rôle vous concernant s'arrêtait là... Je
devais vous suivre... juste vous suivre...
— Et les deux types qui ont agressé mon collègue ? »
Ses yeux s'écarquillèrent. « Personne n'a agressé votre collègue !
— Ne te fous pas de ma gueule !
— Je... Je vous le jure... Je n'étais pas au courant ! »
Je me penchai sur lui et chiffonnai son col de pullover.
« Maintenant tu vas m'écouter, avocat de mes deux ! Je vais te laisser rentrer
chez toi, bien tranquillement. Si je te vois encore traîner dans les parages, je te
tue. »
Je fouillai dans la poche arrière de son pantalon et m'emparai de sa carte
d'identité. « J'ai ton adresse. S'ils essaient de te contacter, tu as intérêt à me
prévenir. Je pense que tu sais où j'habite... Si je n'ai pas de tes nouvelles sous dix
jours, je viendrai te rendre une petite visite que tu ne risqueras pas d'oublier.
Continue à faire ce qu'ils t'ordonnent, mais tiens-moi informé. Si tu bluffes, si tu
essaies de m'arnaquer, t'es mort... J'ai déjà trop perdu dans l'histoire et je ne suis
plus à un cadavre près. As-tu bien compris le message ou faut-il que je répète ?
— Non... Je vous raconterai tout... Tout... Tout ce que vous voudrez...
— Casse-toi. »
Il disparut plus vite qu'une étoile filante. Je notai intérieurement qu'il faudrait
dès le lendemain placer une équipe de surveillance sur lui...
Je remontai d'un pas de pénitent jusqu'à mon appartement. Devant la porte
fermée de Doudou Camélia, l'odeur des acras de morue avait fini par s'estomper
et je sentis, comme pour la première fois, une immense vague de vide et de
solitude se briser sur mon âme.
Je piochai une bouteille de whisky - du Chivas quinze ans d'âge - derrière le
petit bar en rotin et m'expédiai un premier verre bien serré sans même
réellement apprécier le goût antique des terres vieillies. Je renouvelai l'opération
plusieurs fois, jusqu'à ce que mes pensées prissent envol autour de moi, comme
des mouettes qui chahuteraient au vent.
D'étranges formes s'esquissaient dans ma tête, des ombres indéfinissables, des
silhouettes difformes, diaboliques, recroquevillées sur elles-mêmes dans un coin
de mon esprit. J'essayais de songer à des choses belles, mais n'y arrivais pas,
comme si la beauté elle- même avait revêtu le visage de la mort. Je voyais ces
filles qui déclenchaient le vice en s'exhibant sur Internet, je me rappelais la
cassette des Torpinelli chez Fripette, Viol pour quatre, et ces listes infinies de
sites pédophiles crachées par les imprimantes de Serpetti. Je savais que le Mal se
déployait sur le monde dans une gigantesque marée noire.
Poupette la capricieuse refusa sa promenade nocturne. Ce soir plus que jamais,
il me fallait son réconfort, son doux chant enjoué, l'alchimie secrète de son
parfum. J'eus beau m'acharner sur la manette, les essieux ne bronchèrent pas.
Nouvelles gorgées d'alcool, plus généreuses. Non, je refusai la solitude, cette
nuit. J'appelai Élisabeth, tombai sur le répondeur et téléphonai ensuite chez
Thomas. Encore un répondeur. Sûrement était-il occupé avec son amie Yennia...
Je finis par m'endormir, ivre, loin, très loin de ce que j'avais un jour été, un
commissaire de police respectable qui aimait son métier...
Chapitre douze
* * *
* * *
Le disque dur était relié à un PC par une nappe de fils grise. L'ingénieur
Bloomberg avait branché un rétroprojecteur. « Voilà le topo, commissaire. Nous
avons mis la main sur deux fichiers vidéo compressés en technologie MPEG. Un
format qui réduit considérablement leur taille, afin de les stocker plus facilement
ou de les faire circuler plus rapidement via Internet.
— Et que montrent ces fichiers ?
— Regardez... »
Il appuya sur la combinaison ALT + F8 de son clavier et un logiciel de lecture
vidéo apparut sur l'écran. Puis il enclencha le bouton marche.
La silhouette charnue de Manchini se découpait dans le champ de l'objectif. La
caméra tenait probablement fixée sur un trépied, car filmant en hauteur sans
aucun tremblement. Derrière, une femme inconsciente sur un lit. Son visage,
tourné vers la caméra, me permit d'identifier sur-le-champ Julie Violaine,
l'enseignante. L'apprenti acteur s'approcha d'elle, sortit d'un sac au pied du lit,
des liens, un bâillon, des pinces crocodile ainsi qu'un bandeau pour les yeux. Et
il entama son méticuleux ouvrage de cordes...
L'ingénieur diffusa la majeure partie du film en accéléré, mais, d'après
l'indication temporelle au bas du logiciel, la scène de ligotage avait duré une
bonne heure. La suivante, pendant laquelle il s'était filmé en train de la torturer
et de se masturber, s'étalait sur une durée de temps équivalente. Bloomberg
appuya sur stop. « Même chose sur la deuxième vidéo, sauf qu'il a coupé les
scènes où on le voit à l'écran, rendant ainsi le film totalement anonyme. Ce
Manchini était un sacré pervers ! »
Des papillons noirs volaient dans ma tête. À quoi cette foire à la décadence
pouvait-elle bien rimer ? Une image me revint à l'esprit. Celle du DVD chez
Fripette. Cette jaquette de Viol pour quatre, où une fille, d'après le résumé de
l'histoire, se faisait violer dans des conditions réelles. Une œuvre signée Torpi-
nelli... Je demandai à l'ingénieur : « Vous pensez que ce genre de vidéos circule
sur Internet ? Des types en train de violer des femmes pour de vrai, ou, comme
dans le cas de Manchini, une agression grandeur nature ?
— Ma foi, nous sommes déjà tombés sur ces films et nous les stockons sur
CD ROM, conservés dans nos armoires, avec des CD de MP3 piratés, des
adresses de sites illégaux et des fichiers dangereux qui polluent Internet. Vous
connaissez les snuff movies ?
— J'en ai déjà entendu parler... des vidéos de meurtres filmés ?
— En effet. Ces dernières années, des cassettes ont été retrouvées par le FBI,
dans les milieux glauques comme des marchés sados nocturnes, où les
enregistrements pirates circulent de main en main. Le phénomène s'est propagé
aussi en Afrique et dans une bonne partie des pays occidentaux... On découvre
sur ces vidéos des hommes masqués en train de violer puis tuer des femmes, à
coups de couteau... Les scènes de snuff restent extrêmement courtes, concentrées
dans quelques minutes de visionnage uniquement. On pense que ce sont des
comédiens qui jouent et, même si les scènes de violence sont bien réelles, le
meurtre, lui, ne l'est pas. Avec le développement de la technologie, le flux vidéo
a été réorienté sur Internet. Jusqu'à présent, la véracité de ces images a toujours
pu être démentie, même si les techniques se perfectionnent et rendent les
analyses délicates. Concernant les viols, idem... Des sites pirates proposent ce
genre de fantasmes, mais pas à n'importe quel prix... Des gens paient des
fortunes pour mater ces saloperies.
— Et vous ne pensez pas que Manchini voulait en arriver là ? Diffuser sa
vidéo par pur plaisir ? Par provocation ? Pour satisfaire d'autres tarés comme lui
? Peut-être s'échangeaient-ils ce genre de films ?
— C'est bien possible. Internet est une pépinière d'emmerdements et nous
donne vraiment du fil à retordre ; pour les initiés, c'est un endroit ouvert à tous
types d'abus, même les plus inimaginables. La dernière mode ? La vente de
bébés... Des mères avides de gain se font mettre enceinte et fourguent leur enfant
à des couples stériles par l'intermédiaire d'enchères... Le tout de façon illégale,
bien entendu.
— Hum... Cela ne nous donne toujours pas la raison du probable assassinat de
Manchini... Bon, reprenons depuis le début. Manchini agresse ce professeur,
filme la scène et se confectionne un petit montage vidéo. D'une manière ou d'une
autre, quelqu'un en est informé. Soit Manchini lui a envoyé la vidéo de ses
exploits. Soit il lui a parlé de son projet et lorsque l'assassin s'aperçoit que
Manchini est passé effectivement à l'acte, il prend peur pour une raison que,
malheureusement, nous ignorons encore. Il s'arrange alors pour se débarrasser de
lui, maquillant l'assassinat en accident, revient chez Manchini en pleine nuit et
efface le contenu de son ordinateur.
— Ce quelqu'un pourrait-il être le tueur que nous recherchons ?
— Non. Notre tueur aurait, d'une part, formaté le disque dur et, d'autre part, je
crois qu'il s'y serait pris autrement pour éliminer Manchini, avec sa méthode
bien à lui. » Je me levai de ma chaise. « Des points essentiels m'échappent
encore...
— Lesquels ?
— Quelle sombre relation se tisse entre Manchini et le tueur ? Comment
Manchini a-t-il pu imiter la technique de l'assassin concernant la façon de ligoter
et de bâillonner sa victime ?
— Et s'il n'y avait aucune relation ?
— Il y en a forcément une !
— Pourquoi ?
— Parce que je le sens... »
Mon regard s'attarda sur l'écran perlé déployé sur le mur du fond. Je réfléchis à
haute voix : « Et si Manchini était tombé sur un véritable snuff movie ?
— Comment ça ?
— Celui de l'assassin en train de torturer puis d'éliminer ses victimes? Quand
j'ai découvert Mari- val dans l'abattoir, une caméra filmait la scène. D'après
Élisabeth Williams, il conserve ainsi un souvenir impérissable de ses victimes,
pour prolonger l'acte de torture et s'emparer à jamais de leur conscience. Mais si
son but se résumait à celui de réaliser un snuff ? »
Bloomberg enroula le câble du rétroprojecteur avant de me lancer : « Si c'est
vraiment le cas, alors il y a en ce moment des personnes tranquillement
installées dans leur fauteuil, en Australie ou au fin fond de l'Amérique, qui se
branlent devant la mort de ces pauvres femmes... »
Je sortais à peine des locaux du SEFTI que Leclerc me convoquait dans son
bureau. Sans connaître la raison officielle de notre tête-à-tête, j'avais tout de
même une bonne idée de ce qui allait se produire...
« Assieds-toi, Shark. » Je m'exécutai alors qu'il agitait son stylo entre ses
doigts, comme une vieille habitude dont il était incapable de se débarrasser. Il
poursuivit avec toute la délicatesse du monde. « Tu vas prendre quinze jours de
congé. Ça te fera le plus grand bien. Tu es allé trop loin cette fois... Tu empiètes
sur le territoire des gendarmes, tu casses la gueule à tous ceux qui te tombent
sous la main. Le type d'un bar SM a porté plainte contre toi. Il paraît que tu lui
as démoli le portrait.
— Cet enfoiré vou...
— Laisse-moi terminer ! Écoute, je sais que le tueur tient ta femme, j'ai
écouté l'enregistrement... Je... j'en suis désolé... Tu ne peux pas continuer comme
ça, cette histoire te touche de trop près.
— Mais...
— Le commissaire général Lallain va reprendre le dossier, le temps de
débroussailler ce merdier monumental. Tu n'as plus les idées très claires en ce
moment, ça ne peut que porter préjudice à l'équipe tout entière. Tu risques de
faire des conneries. Prends le large, retourne à Lille dans ta famille !
— Ne me déchargez pas de l'affaire ! »
Son stylo partit en vrille à travers la pièce. « Je fais ce qu'il y a de mieux pour
nous tous ! Nous piétinons et j'ai même l'impression que, parfois, nous
régressons. Il faut que tu me remettes ton insigne et ton arme.
— Il est trop tard... » lui envoyai-je dans l'intonation du désespoir. « Je ne
peux plus repartir en arrière ! Vous ne comprenez pas que c'est moi que le tueur
cherche ? Comment voulez-vous que je laisse tomber ? Ne me démettez pas de
l'enquête ! Pas comme ça ! Ma femme m'attend, enfermée quelque part... Je...
C'est moi... C'est moi qui dois la retrouver ! Personne... ne peut faire ça à ma
place ! Je... sens des choses... C'est mon affaire... Je vous en prie ! »
Leclerc se plaqua au fond de son siège. « Ne rends pas mon rôle plus difficile
qu'il ne l'est déjà. Ton arme, ta carte... »
Je posai le Glock sur son bureau.
« Ta carte », ajouta-t-il.
« Elle est chez moi... Je l'ai oubliée... »
Je sortis sans répondre, peu fier de ce que j'étais devenu. On m'avait dérobé
une partie de moi-même, un peu comme à une mère à qui l'on arracherait son
nouveau-né des bras dans le moment merveilleux de la naissance.
Chapitre treize
* * *
Chapitre quatorze
* * *
* * *
* * *
Chapitre quinze
* * *
La brusque impulsion des yeux se reliait au frère de Suzanne, mais j'avais beau
me griller les neurones, je ne comprenais pas. Dès lors, je me convainquis que le
seul moyen de découvrir la vérité était d'aller à la rencontre de Karl, son frère.
Je me lançai sur l'A3 puis l'Ai, la pédale plaquée au plancher de ma berline.
Mais la vérité m'attendait- elle vraiment à l'autre bout de ces voies d'asphalte ?
L'hôpital psychiatrique retenait Karl depuis plus de six mois. Je débarquerais là-
bas, et ensuite, quoi ? Je lui montrerais le film ? Je le perturberais plus qu'il ne
l'était déjà ?
Après une trentaine de kilomètres, je bifurquai sur la première aire de repos
que je croisai et partis me rafraîchir le visage sous un robinet d'eau.
Devant mes yeux, au-delà du ballet de tôle et de métal des camions, se dressait
le regard implorant de ma femme, cette expression destinée à me mener quelque
part, nulle part.
Quel rapport pouvait bien se nouer entre l'Ange rouge et Karl ? Pourquoi
insister sur cette maladie nerveuse des yeux ? Pourquoi cherchait-elle à me
rapprocher de la schizophrénie ? Et cette croix retournée, positionnée à l'envers,
puis à l'endroit? Cette dualité... Envers, endroit... Pile, face... Rouge, noir... Zéro,
un... Zéro... Un... Zéro... Un... Des zéros et des uns...
Souvent, pour passer d'un problème à une solution, il suffit d'inverser quelques
zéros et quelques uns...
L'idée me fiilgura l'esprit comme un déchirement du ciel. La solution se
décocha du fond de mon âme en lettres de feu. Dire qu'elle se cachait en moi
depuis le début...
Je regagnai l'autoroute à toute allure, la quittai à la sortie suivante pour m'y
réengager sur la voie opposée, explosant la limite de vitesse autorisée.
Chapitre seize
Chapitre dix-sept
Épilogue
L'air est extrêmement chaud pour un mois de mai. Un vent venu du Sahara,
affirment-ils à la radio. Ma fille s'élance devant moi d'une démarche peu assurée,
bringuebalante, et ses petites mains s'enfoncent dans le sable lorsqu'elle se prend
le pied dans un château abattu par la marée montante. Ses éclats de rire font fuir
une colonie de mouettes qui se repaît dans de l'eau tiédie par le soleil de
printemps et les oiseaux, dans un ballet aérien grandiose, chantent et dansent au-
dessus de nos têtes.
Suzanne se tient à mes côtés.
Elle fixe l'œil bleu de la mer, indifférente à tout ce qui se produit autour d'elle,
comme si quelqu'un, à l'intérieur de sa tête, avait construit un mur qui lui voile
les choses belles de la vie. A son regard, s'accrochent encore les blessures du
passé et je crois qu'elles s'y agripperont jusqu'à la fin de nos vies.
Avant notre grande aventure au bord de la mer du Nord, je lui ai donné ses
gélules ainsi que son sirop. Les médecins affirment qu'il n'existe pas d'autre
moyen pour taire les longues plaintes qui gémissent en elle de jour comme de
nuit. Les médicaments la portent loin de nous, mais je sais que lorsque notre
petite fille se glisse dans le creux de ses bras, elle se sent bien, réchauffée
quelque part au fond de son cœur. Parfois, je la surprends à tendre un sourire à
notre bout de chou et, alors, je sens que tout n'est pas perdu, qu'un jour, je
redécouvrirai ma Suzanne d'autrefois.
J'ai tout plaqué. Paris, mon métier, mon cercle restreint d'amis et cette vie de
dingue. Nous résidons tous trois au bord de la mer dans les embruns froids du
nord de la France, loin de ces territoires de sang. J'ai retapé un vieux commerce.
Je vends des jouets à une cinquantaine de mètres d'où nous habitons. La pension
d'invalidité de Suzanne me permet de payer les services d'une infirmière à
domicile et une nourrice pour notre bébé. Quant à Poupette, ma petite
locomotive magique, je n'ai pas eu le courage de la garder avec moi. Elle fait
partie désormais des choses mortes, d'un passé trop douloureux à supporter.
Je ne suis jamais bien loin de mes chéries. À chaque fois que j'en ai l'occasion,
je cours les rejoindre, pose la tête de ma femme sur mes cuisses et caresse ma
fille de l'autre main. Je ne suis plus commissaire de police à la Criminelle. Je
suis redevenu un homme comme les autres...
Hier soir, ils ont découvert deux cadavres nus, allongés dans une barque au
bord d'un lac. Un garçon et une fille, avec chacun une pièce dans la bouche. Je
l'ai vu à la télévision... J'ai éteint et suis monté me coucher.
J'ai rêvé d'un immense champ de blé où dansaient deux femmes que j'avais
jadis connues...