Milan Kundera - Les Testaments Trahis Essai
Milan Kundera - Les Testaments Trahis Essai
Milan Kundera - Les Testaments Trahis Essai
de
Milan Kundera
L’invention de l'humour
Madame Grandgousier, enceinte, mangea trop de tripes, si bien qu’on dut lui
administrer un astringent; il était si fort que les lobes placentaires se relâchèrent, le
fœtus Gargantua glissa dans une veine, monta et sortit par l’oreille de sa maman. Dès
les premières phrases, le livre abat ses cartes : ce qu’on raconte ici n’est pas sérieux :
ce qui veut dire : ici, on n’affirme pas des vérités (scientifiques ou mythiques); on ne
s’engage pas à donner une description des faits tels qu’ils sont en réalité.
Heureux temps de Rabelais : le papillon du roman s’envole en emportant sur son
corps les lambeaux de la chrysalide. Pantagruel avec son apparence de géant
appartient encore au passé des contes fantastiques, tandis que Panurge arrive de
l’avenir alors inconnu du roman. Le moment exceptionnel de la naissance d’un art
nouveau donne au livre de Rabelais une incroyable richesse; tout y est : le
vraisemblable et l’invraisemblable, l’allégorie, la satire, les géants et les hommes
normaux, les anecdotes, les méditations, les voyages réels et fantastiques, les disputes
savantes, les digressions de pure virtuosité verbale. Le romancier d’aujourd’hui, héritier
du XIXe siècle, éprouve une envieuse nostalgie de cet univers superbement hétéroclite
des premiers romanciers et de la liberté joyeuse avec laquelle ils l’habitent.
De même que Rabelais dans les premières pages de son livre fait tomber
Gargantua sur les planches du monde par l’oreille de sa maman, de même dans Les
Versets sataniques, après l’explosion d’un avion en vol, les deux héros de Salman
Rushdie tombent en bavardant, en chantant, et se comportent d’une façon comique et
improbable. Tandis qu’« au-dessus, derrière, en dessous, dans le vide » flottaient des
sièges à dossier inclinable, des gobelets en carton, des masques à oxygène et des
passagers, l’un, Gibreel Farishta, nageait « dans l’air, en brasse papillon, en brasse, il
se roulait en boule, tendant bras et jambes dans la quasi-infinité de cette quasi-aube »
et l’autre, Saladin Chamcha, comme « une ombre délicate […] tombait la tête la
première, en costume gris dont tous les boutons étaient boutonnés, les bras collés au
corps […] un chapeau melon sur sa tête ». C’est par cette scène que le roman s’ouvre,
car, tel Rabelais, Rushdie sait que le contrat entre le romancier et le lecteur doit être
établi dès le début; il faut que cela soit clair : ce qu’on raconte ici n’est pas sérieux
même s’il s’agit de choses on ne peut plus terribles.
Le mariage du non-sérieux et du terrible : voici une scène du Quart Livre : le
bateau de Pantagruel rencontre en pleine mer un navire avec des marchands de
moutons; un marchand voyant Panurge sans braguette, les lunettes attachées à son
bonnet, se croit autorisé à faire le mariolle et le traite de cocu. Panurge aussitôt se
venge : il lui achète un mouton qu’il jette à la mer; habitués à suivre le premier, tous les
autres moutons se mettent à sauter à l’eau. Les marchands s’affolent, les saisissent par
la toison, par les cornes et sont entraînés dans la mer eux aussi. Panurge tient un
Profanation
Le puits du passé
Qu’est-ce qu’un individu ? où réside son identité ? Tous les romans cherchent
une réponse à ces questions. En effet, par quoi un moi se définit-il ? Par ce qu’un
personnage fait, par ses actions ? Mais l’action échappe à son auteur, se retourne
presque toujours contre lui. Par sa vie intérieure donc, par les pensées, par les
sentiments cachés ? Mais un homme est-il capable de se comprendre lui-même ? Ses
pensées cachées peuvent-elles servir de clé pour son identité ? Ou bien l’homme est-il
défini par sa vision du monde, par ses idées, par sa Weltanschauung ? C’est
l’esthétique de Dostoïevski : ses personnages sont enracinés dans une idéologie
Improvisation et composition
La liberté par laquelle Rabelais, Cervantes, Diderot, Sterne nous envoûtent était
liée à l’improvisation. L’art de la composition complexe et rigoureuse n’est devenu
nécessité impérative que dans la première moitié du XIX e siècle. La forme du roman
telle qu’elle est née alors, avec l’action concentrée sur un espace de temps très réduit,
à un carrefour où plusieurs histoires de plusieurs personnages se croisent, exigeait un
plan minutieusement calculé des actions et des scènes : avant de commencer à écrire,
le romancier traçait donc et retraçait le plan du roman, le calculait et le recalculait,
dessinait et redessinait comme cela ne s’était jamais fait auparavant. Il suffit de
feuilleter les notes que Dostoïevski écrivait pour Les Démons : dans les sept cahiers de
notes qui, dans l’édition de la Pléiade, occupent 400 pages (tout le roman en occupe
750), les motifs sont à la recherche des personnages, les personnages à la recherche
des motifs, les personnages se disputent longtemps la place de protagoniste;
Stavroguine devrait être marié, mais « avec qui ? » se demande Dostoïevski, et il
essaie de le marier successivement avec trois femmes; etc. (Paradoxe qui n’est
qu’apparent : plus cette machine de construction est calculée, plus les personnages
sont vrais et naturels. Le préjugé contre la raison constructrice en tant qu’élément
« non-artistique » et qui mutile le caractère « vivant » des personnages n’est que la
naïveté sentimentale de ceux qui n’ont jamais rien compris à l’art.)
Le romancier de notre siècle, nostalgique de l’art des anciens maîtres du roman,
ne peut renouer le fil là où il a été coupé; il ne peut sauter par-dessus l’immense
expérience du XIXe siècle; s’il veut rejoindre la liberté désinvolte de Rabelais ou de
Sterne il doit la réconcilier avec les exigences de la composition.
Je me rappelle ma première lecture de Jacques le Fataliste; enchanté de cette
richesse audacieusement hétéroclite où la réflexion côtoie l’anecdote, où un récit en
encadre un autre, enchanté de cette liberté de composition qui se moque de la règle de
l’unité de l’action, je me demandais : Ce superbe désordre est-il dû à une admirable
construction, calculée avec raffinement, ou est-il dû à l’euphorie d’une pure
improvisation ? Sans aucun doute, c’est l’improvisation qui prévaut ici; mais la question
que, spontanément, je me suis posée m’a fait comprendre qu’une prodigieuse
possibilité architecturale est contenue dans cette improvisation enivrée, la possibilité
d’une construction complexe, riche, et qui, en même temps, serait parfaitement
calculée, mesurée et préméditée comme était nécessairement préméditée même la
plus exubérante fantaisie architecturale d’une cathédrale. Une telle intention
architecturale ferait-elle perdre au roman son charme de liberté ? Son caractère de
jeu ? Mais le jeu, qu’est-ce que c’est, en fait ? Tout jeu est fondé sur des règles, et plus
les règles sont sévères plus le jeu est jeu. Contrairement au joueur d’échecs, l’artiste
invente ses règles lui-même pour lui-même; en improvisant sans règles il n’est donc
pas plus libre qu’en s’inventant son propre système de règles.
Depuis ses Enfants de minuit qui éveillèrent à son époque (en 1980) une
unanime admiration, personne dans le monde littéraire anglo-saxon ne conteste que
Rushdie soit l’un des romanciers les plus doués d’aujourd’hui. Les Versets sataniques,
parus en anglais en septembre 1988, furent accueillis avec l’attention que l’on doit à un
grand auteur. Le livre reçut ces hommages sans que personne ait prévu la tempête qui
allait éclater quelques mois plus tard quand le maître de l’Iran, l’Imam Khomeiny,
condamna Rushdie à mort pour blasphème et envoya des tueurs à gages à ses
trousses pour une curée dont personne ne voit la fin.
Cela se passa avant que le roman ait pu être traduit. Partout, hors du monde
anglo-saxon, le scandale a donc devancé le livre. En France la presse a donné
immédiatement des extraits du roman encore inédit pour faire connaître les raisons du
verdict. Comportement on ne peut plus normal, mais mortel pour un roman. En le
présentant exclusivement par les passages incriminés, on a, dès le début, transformé
une œuvre d’art en simple corps du délit.
Je ne médirai jamais de la critique littéraire. Car rien n’est pire pour un écrivain
que de se heurter à son absence. Je parle de la critique littéraire en tant que méditation,
en tant qu’analyse; de la critique littéraire qui sait lire plusieurs fois le livre dont elle veut
parler (comme une grande musique qu’on peut réécouter sans fin, les grands romans
eux aussi sont faits pour des lectures répétées); de la critique littéraire qui, sourde à
l’implacable horloge de l’actualité, est prête à discuter les œuvres nées il y a un an,
trente ans, trois cents ans; de la critique littéraire qui essaie de saisir la nouveauté
Situation unique dans l’Histoire : par son origine, Rushdie appartient à la société
musulmane qui, en grande partie, est encore en train de vivre l’époque d’avant les
Temps modernes. Il écrit son livre en Europe, à l’époque des Temps modernes ou, plus
exactement, à la fin de cette époque.
De même que l’Islam iranien s’éloignait à ce moment de la modération religieuse
vers une théocratie combative, de même l’histoire du roman, avec Rushdie, passait du
sourire gentil et professoral de Thomas Mann à l’imagination débridée puisée à la
source redécouverte de l’humour rabelaisien. Les antithèses se rencontrèrent,
poussées à l’extrême.
De ce point de vue, la condamnation de Rushdie apparaît non pas comme un
hasard, une folie, mais comme un conflit on ne peut plus profond entre deux époques :
la théocratie s’en prend aux Temps modernes et a pour cible leur création la plus
Roman européen
Pour délimiter avec exactitude l’art dont je parle, je l’appelle roman européen. Je
ne veux pas dire par là : romans créés en Europe par des Européens, mais : romans
faisant partie d’une histoire qui a commencé à l’aube des Temps modernes en Europe.
Il y a bien sûr d’autres romans : le roman chinois, japonais, le roman de l’Antiquité
grecque, mais ces romans-là ne sont reliés par aucune continuité d’évolution à
l’entreprise historique née avec Rabelais et Cervantes.
Je parle du roman européen non seulement pour le distinguer du roman (par
exemple) chinois, mais aussi pour dire que son histoire est transnationale; que le roman
français, le roman anglais ou le roman hongrois ne sont pas en mesure de créer leur
propre histoire autonome, mais qu’ils participent tous à une histoire commune,
supranationale, laquelle crée le seul contexte où peuvent se révéler et le sens de
l’évolution du roman et la valeur des œuvres particulières.
Lors des différentes phases du roman, différentes nations reprirent l’initiative
comme dans une course de relais : d’abord l’Italie avec Boccace, le grand précurseur;
puis la France de Rabelais; puis l’Espagne de Cervantes et du roman picaresque; le
XVIIIe siècle du grand roman anglais avec, vers la fin, l’intervention allemande de
Goethe; le XIXe siècle qui, tout entier, appartient à la France, avec, dans le dernier tiers,
l’entrée du roman russe et, tout de suite après, l’apparition du roman Scandinave. Puis,
le XXe siècle et son aventure centre-européenne avec Kafka, Musil, Broch et
Gombrowicz…
Si l’Europe n’était qu’une seule nation, je ne crois pas que l’histoire de son roman
aurait pu durer avec une telle vitalité, une telle force et une telle diversité pendant
quatre siècles. Ce sont les situations historiques toujours nouvelles (avec leur contenu
existentiel nouveau) surgissant une fois en France, une fois en Russie, puis ailleurs et
encore ailleurs, qui remirent en marche l’art du roman, lui apportèrent de nouvelles
inspirations, lui suggérèrent de nouvelles solutions esthétiques. Comme si l’histoire du
roman pendant son trajet éveillait l’une après l’autre les différentes parties de l’Europe,
les confirmant dans leur spécificité et les intégrant en même temps à une conscience
européenne commune.
C’est dans notre siècle que, pour la première fois, les grandes initiatives de
l’histoire du roman européen naissent hors de l’Europe : d’abord en Amérique du Nord,
dans les années vingt et trente, puis, avec les années soixante, en Amérique latine.
Après le plaisir que m’ont procuré l’art de Patrick Chamoiseau, le romancier des
Antilles, et puis celui de Rushdie, je préfère parler plus généralement du roman d’au-
Ce qui me fait revenir une dernière fois à Panurge. Dans Pantagruel, il tombe
amoureux d’une dame et à tout prix veut l’avoir. Dans l’église, pendant la messe (n’est-
ce pas un sacré sacrilège ?), il lui adresse d’ébouriffantes obscénités (qui, dans
l’Amérique d’aujourd’hui, lui coûteraient cent treize ans de prison pour harcèlement
sexuel) et, quand elle ne veut pas entendre, il se venge en dispersant sur ses
vêtements le sexe d’une chienne en chaleur. Sortant de l’église, tous les chiens des
environs (six cent mille et quatorze, dit Rabelais) courent après elle et pissent sur elle.
Je me rappelle mes vingt ans, un dortoir d’ouvriers, mon Rabelais tchèque sous mon lit.
Aux ouvriers curieux de ce gros livre, maintes fois j’ai dû lire cette histoire que, bientôt,
ils ont connue par cœur. Bien qu’ils fussent des gens d’une morale paysanne plutôt
conservatrice, il n’y avait, dans leur rire, pas la moindre condamnation du harceleur
verbal et urinaire; ils ont adoré Panurge, et à tel point qu’ils ont donné son nom à l’un de
nos compagnons; ah non, pas à un coureur de femmes, mais à un jeune homme connu
1.
À la base de l’image de Kafka, partagée aujourd’hui plus ou moins par tout le
monde, il y a un roman. Max Brod l’a écrit immédiatement après la mort de Kafka, et l’a
édité en 1926. Savourez le titre : Le Royaume enchanté de l’amour. Ce roman-clé est
un roman à clé. On reconnaît dans son protagoniste, l’écrivain allemand de Prague
nommé Nowy, l’autoportrait flatteur de Brod (adoré des femmes, jalousé des
littérateurs). Nowy-Brod cocufie un homme qui, par de méchantes intrigues très
tarabiscotées, réussit à le mettre ensuite pour quatre ans en prison. On se trouve
d’emblée dans une histoire cousue des coïncidences les plus invraisemblables (les
personnages, par pur hasard, se rencontrent au milieu de la mer sur un paquebot, dans
une rue de Haïfa, dans une rue de Vienne), on assiste à la lutte entre les bons (Nowy,
sa maîtresse) et les méchants (le cocufié, si vulgaire qu’il mérite bien ses cornes, et un
critique littéraire qui éreinte systématiquement les beaux livres de Nowy), on est ému
par des retournements mélodramatiques (l’héroïne se suicide parce qu’elle ne peut plus
supporter la vie entre le cocufié et le cocufiant), on admire la sensibilité de l’âme de
Nowy-Brod qui s’évanouit en toute occasion.
Ce roman aurait été oublié avant d’avoir été écrit s’il n’y avait le personnage de
Garta. Car Garta, ami intime de Nowy, est un portrait de Kafka. Sans cette clé, ce
personnage serait le plus inintéressant de toute l’histoire des lettres; il est caractérisé
comme un « saint de notre temps », mais même sur le ministère de sa sainteté on
n’apprend pas grand-chose, sauf que, de temps en temps, Nowy-Brod, dans ses
difficultés amoureuses, cherche auprès de son ami un conseil que celui-ci est incapable
de lui donner, n’ayant en tant que saint aucune expérience de ce genre.
Quel admirable paradoxe : toute l’image de Kafka et tout le destin posthume de
son œuvre sont pour la première fois conçus et dessinés dans ce roman naïf, dans ce
navet, dans cette affabulation caricaturalement romanesque, qui, esthétiquement, se
situe exactement au pôle opposé de l’art de Kafka.
2.
Quelques citations du roman : Garta « était un saint de notre temps, un véritable
saint ». « Une de ses supériorités était de rester toujours indépendant, libre et si
saintement raisonnable en face de toutes les mythologies, bien qu’au fond il leur fût
apparenté. » « Il voulait la pureté absolue, il ne pouvait vouloir autre chose… »
Les mots saint, saintement, mythologie, pureté ne relèvent pas d’une rhétorique;
il faut les prendre au pied de la lettre : « De tous les sages et les prophètes qui ont foulé
cette terre, il a été le plus silencieux […] Peut-être ne lui aurait-il fallu que la confiance
en lui-même pour être le guide de l’humanité ! Non, ce n’était pas un guide, il ne parlait
pas au peuple, ni à des disciples comme les autres chefs spirituels des hommes. Il
gardait le silence; était-ce parce qu’il a pénétré plus avant dans le grand mystère ? Ce
qu’il entreprit était sans doute plus difficile encore que ce que voulait Bouddha, car s’il
3.
Sans Brod, aujourd’hui nous ne connaîtrions même pas le nom de Kafka. Tout
de suite après la mort de son ami, Brod a fait éditer ses trois romans. Sans écho. Alors
il a compris que, pour imposer l’œuvre de Kafka, il devait entreprendre une vraie et
longue guerre. Imposer une œuvre, cela veut dire la présenter, l’interpréter. C’était de la
part de Brod une véritable offensive d’artilleur : les préfaces : pour Le Procès (1925),
pour Le Château (1926), pour L’Amérique (1927), pour Description d’un combat (1936),
pour le journal et les lettres (1937), pour les nouvelles (1946); pour les Conversations
de Janouch (1952); puis, les dramatisations : du Château (1953) et de L’Amérique
(1957); mais surtout quatre importants livres d’interprétation (remarquez bien les
titres !) : Franz Kafka, biographie (1937), La Foi et l’Enseignement de Franz Kafka
(1946), Franz Kafka, celui qui indique le chemin (1951), et Le Désespoir et le Salut
dans l’œuvre de Franz Kafka (1959).
Par tous ces textes, l’image esquissée dans Le Royaume enchanté de l’amour
est confirmée et développée : Kafka est avant tout un penseur religieux, der religiöse
Denker. Il est vrai qu’il « n’a jamais donné une explication systématique de sa
philosophie et de sa conception religieuse du monde. Malgré cela, on peut déduire sa
philosophie de son œuvre, notamment de ses aphorismes, mais aussi de sa poésie, de
ses lettres, de ses journaux, ensuite aussi de sa façon de vivre (surtout d’elle) ».
Plus loin : « On ne peut pas comprendre la vraie importance de Kafka si on ne
distingue pas deux courants dans son œuvre :
1) ses aphorismes,
2) ses textes narratifs (les romans, les nouvelles).
« Dans ses aphorismes Kafka expose “das positive Wort”, la parole positive, sa
foi, son appel sévère à changer la vie personnelle de chaque individu. »
Dans ses romans et ses nouvelles, « il décrit d’horribles punitions destinées à
ceux qui ne veulent pas entendre la parole (das Wort) et ne suivent pas le bon
chemin ».
Notez bien la hiérarchie : en haut : la vie de Kafka en tant qu’exemple à suivre;
4.
Max Brod a créé l’image de Kafka et celle de son œuvre; il a créé en même
temps la kafkologie. Même si les kafkologues aiment se distancier de leur père, ils ne
sortent jamais du terrain que celui-ci leur a délimité. Malgré la quantité astronomique de
ses textes, la kafkologie développe, en variantes infinies, toujours le même discours, la
même spéculation qui, de plus en plus indépendante de l’œuvre de Kafka, ne se nourrit
que d’elle-même. Par d’innombrables préfaces, postfaces, notes, biographies et
monographies, conférences universitaires et thèses, elle produit et entretient son image
de Kafka, si bien que l’auteur que le public connaît sous le nom de Kafka n’est plus
Kafka mais le Kafka kafkologisé.
Tout ce qu’on écrit sur Kafka n’est pas de la kafkologie. Comment donc définir la
kafkologie ? Par une tautologie : La kafkologie est le discours destiné à kafkologiser
Kafka. À substituer à Kafka le Kafka kafkologisé :
1) À l’instar de Brod, la kafkologie examine les livres de Kafka non pas dans le
grand contexte de l’histoire littéraire (de l’histoire du roman européen), mais presque
exclusivement dans le microcontexte biographique. Dans leur monographie, Boisdefïre
et Albérès se réclament de Proust refusant l’explication biographique de l’art, mais
seulement pour dire que Kafka exige une exception à la règle, ses livres n’étant pas
« séparables de sa personne. Qu’il s’appelle Joseph K, Rohan, Samsa, l’arpenteur,
Bendemann, Joséphine la cantatrice, le Jeûneur ou le Trapéziste, le héros de ses livres
n’est autre que Kafka lui-même ». La biographie est la clé principale pour la
compréhension du sens de l’œuvre. Pis : le seul sens de l’œuvre est d’être une clé pour
comprendre la biographie.
2) À l’instar de Brod, sous la plume des kafkologues, la biographie de Kafka
devient hagiographie; l’inoubliable emphase avec laquelle Roman Karst a terminé son
discours au colloque de Liblice en 1963 : « Franz Kafka a vécu et a souffert pour
nous ! » Différentes sortes d’hagiographies : religieuses; laïques : Kafka, martyr de sa
solitude; gauchistes : Kafka qui fréquentait « assidûment » les réunions des anarchistes
(selon un témoignage mythomaniaque, toujours cité, jamais vérifié) et était « très
5.
« Garta était un saint de notre temps, un véritable saint. » Mais un saint peut-il
fréquenter des bordels ? Brod a édité le journal de Kafka en le censurant un peu; il en a
éliminé non seulement les allusions aux putains mais tout ce qui concernait la sexualité.
La kafkologie a toujours émis des doutes sur la virilité de son auteur et se complaît à
discourir à propos du martyre de son impuissance. Ainsi, depuis longtemps, Kafka est-il
devenu le saint patron des névrosés, des déprimés, des anorexiques, des chétifs, le
saint patron des tordus, des précieuses ridicules et des hystériques (chez Orson
Welles, K. hurle hystériquement, alors que les romans de Kafka sont les moins
hystériques de toute l’histoire de la littérature).
Les biographes ne connaissent pas la vie sexuelle de leur propre épouse, mais
ils croient connaître celle de Stendhal ou de Faulkner. Je n’oserais dire sur celle de
Kafka que ceci : la vie érotique (pas trop aisée) de son époque ressemblait peu à la
6.
Le jeune Karl Rossmann (protagoniste de L’Amérique) est chassé du foyer
paternel et envoyé en Amérique à cause de son malheureux accident sexuel avec une
bonne qui « l’avait rendu père ». Avant le coït : « Karl, ô mon Karl ! » s’exclamait la
bonne, « tandis que lui ne voyait rien du tout et se sentait mal dans toute cette literie
chaude qu’elle semblait avoir entassée spécialement pour lui… ». Puis, elle « le
secoua, écouta son cœur, lui tendit sa poitrine pour qu’il écoute le sien de la même
façon ». Ensuite, elle « fouilla entre ses jambes, d’une manière si dégoûtante que Karl
émergea de la tête et du cou hors des oreillers en se débattant ». Enfin, « elle poussa
un certain nombre de fois son ventre contre lui, il avait l’impression qu’elle était une
partie de lui-même et c’est peut-être pourquoi il avait été envahi d’une détresse
affreuse ».
Cette modeste copulation est la cause de tout ce qui, dans le roman, va suivre.
Prendre conscience que notre destin a pour cause quelque chose de tout à fait
insignifiant est déprimant. Mais toute révélation d’une insignifiance inattendue est en
même temps source de comique. Post coïtum omne animal triste. Kafka fut le premier à
7.
La plus belle scène érotique que Kafka ait écrite se trouve au troisième chapitre
du Château : l’acte d’amour entre K. et Frieda. À peine une heure après avoir vu pour la
première fois cette « petite blonde insignifiante », K. l’étreint derrière le comptoir « dans
les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert ». La saleté : elle est
inséparable de la sexualité, de son essence.
Mais, immédiatement après, dans le même paragraphe, Kafka nous fait entendre
la poésie de la sexualité : « Là, s’en allaient des heures, des heures d’haleines
communes, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. avait
8.
André Breton dans son Manifeste du surréalisme se montre sévère à l’égard de
l’art du roman. Il lui reproche d’être incurablement encombré de médiocrité, de banalité,
de tout ce qui est contraire à la poésie. Il se moque de ses descriptions ainsi que de sa
psychologie ennuyeuse. Cette critique du roman est immédiatement suivie par l’éloge
des rêves. Ensuite, il résume : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en
apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité
absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. »
Paradoxe : cette « résolution du rêve et de la réalité », que les surréalistes ont
proclamée sans savoir la réaliser vraiment dans une grande œuvre littéraire, avait déjà
eu lieu et précisément dans ce genre qu’ils décriaient : dans les romans de Kafka écrits
au cours de la décennie précédente.
Il est très difficile de décrire, de définir, de nommer cette sorte d’imagination avec
laquelle Kafka nous envoûte. Fusion du rêve et de la réalité, cette formule que Kafka,
bien sûr, n’a pas connue me paraît éclairante. De même qu’une autre phrase chère aux
surréalistes, celle de Lautréamont sur la beauté de la rencontre fortuite d’un parapluie
et d’une machine à coudre : plus les choses sont étrangères l’une à l’autre, et plus
magique est la lumière qui jaillit de leur contact. J’aimerais parler d’une poétique de la
surprise; ou de la beauté en tant que perpétuel étonnement. Ou bien utiliser, comme
critère de valeur, la notion de densité : densité de l’imagination, densité des rencontres
inattendues. La scène, que j’ai citée, du coït de K. et de Frieda est un exemple de cette
vertigineuse densité : le court passage, à peine une page, embrasse trois découvertes
existentielles toutes différentes (le triangle existentiel de la sexualité) qui nous étonnent
dans leur succession immédiate : la saleté; l’enivrante beauté noire de l’étrangeté; et
l’émouvante et anxieuse nostalgie.
Tout le troisième chapitre est un tourbillon de l’inattendu : sur un espace
relativement serré se succèdent : la première rencontre de K. et de Frieda dans
l’auberge; le dialogue extraordinairement réaliste de la séduction déguisée à cause de
la présence de la troisième personne (Olga); le motif d’un trou dans la porte (motif banal
mais qui sort de la vraisemblance empirique) par où K. voit Klamm dormir derrière le
bureau; la foule de domestiques qui dansent avec Olga; la surprenante cruauté de
Frieda qui les chasse avec un fouet et la surprenante peur avec laquelle ils obéissent;
9.
Les deux aides du château sont probablement la plus grande trouvaille poétique
de Kafka, la merveille de sa fantaisie; non seulement leur existence est infiniment
étonnante, elle est, en plus, bourrée de significations : ce sont de pauvres maîtres
chanteurs, des emmerdeurs; mais ils représentent aussi toute la menaçante
« modernité » du monde du château : ils sont flics, reporters, photographes : agents de
la destruction totale de la vie privée; ils sont les clowns innocents traversant la scène du
drame; mais ils sont aussi des voyeurs lubriques dont la présence insuffle à tout le
roman le parfum sexuel d’une promiscuité malpropre et kafkaesquement comique.
Mais surtout : l’invention de ces deux aides est comme un levier qui hisse
l’histoire dans ce domaine où tout est à la fois étrangement réel et irréel, possible et
impossible. Chapitre douze : K., Frieda et leurs deux aides campent dans une classe
d’école primaire qu’ils ont transformée en chambre à coucher. L’institutrice et les
écoliers y entrent au moment où l’incroyable ménage à quatre commence à faire sa
toilette matinale; derrière les couvertures suspendues sur les barres parallèles, ils se
rhabillent, tandis que les enfants, amusés, intrigués, curieux (eux aussi voyeurs) les
observent. C’est plus que la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre. C’est
la rencontre superbement incongrue de deux espaces : une classe d’école primaire et
une suspecte chambre à coucher.
Cette scène d’une immense poésie comique (qui devrait figurer en tête d’une
anthologie de la modernité romanesque) est impensable à l’époque d’avant Kafka.
Totalement impensable. Si j’insiste c’est pour dire toute la radicalité de la révolution
esthétique de Kafka. Je me rappelle une conversation, il y a vingt ans déjà, avec
Gabriel Garcia Marquez qui m’a dit : « C’est Kafka qui m’a fait comprendre qu’on peut
écrire autrement. » Autrement, cela voulait dire : en franchissant la frontière du
vraisemblable. Non pas pour s’évader du monde réel (à la manière des romantiques)
mais pour mieux le saisir.
Car, saisir le monde réel fait partie de la définition même du roman; mais
comment le saisir et s’adonner en même temps à un ensorcelant jeu de fantaisie ?
Comment être rigoureux dans l’analyse du monde et en même temps
irresponsablement libre dans les rêveries ludiques ? Comment unir ces deux fins
incompatibles ? Kafka a su résoudre cette immense énigme. Il a ouvert la brèche dans
le mur du vraisemblable; la brèche par laquelle l’ont suivi beaucoup d’autres, chacun à
sa manière : Fellini, Garcia Marquez, Fuentes, Rushdie. Et d’autres, et d’autres.
Au diable saint Garta ! Son ombre castratrice a rendu invisible l’un des plus
grands poètes du roman de tous les temps.
L’appel du passé
Vingt-trois ans plus tard, quand Roland Manuel demande à Stravinski : « Quelles
sont aujourd’hui vos préoccupations majeures ? », celui-ci répond : « Guillaume de
Machaut, Heinrich Isaak, Dufay, Pérotin et Webern. » C’est la première fois qu’un
compositeur proclame si nettement l’immense importance de la musique du XII e, du
XIVe et du XVe siècle et la rapproche de la musique moderne (de celle de Webern).
Quelques années après, Glenn Gould donne à Moscou un concert pour les
étudiants du conservatoire; après avoir joué Webern, Schönberg et Krenek, il s’adresse
à ses auditeurs par un petit commentaire et il dit : « Le plus beau compliment que je
puisse faire à cette musique c’est de dire que les principes qu’on peut y trouver ne sont
pas neufs, qu’ils ont au moins cinq cents ans »; puis, il poursuit avec trois fugues de
Bach. C’était une provocation bien réfléchie : le réalisme socialiste, doctrine alors
officielle en Russie, combattait le modernisme au nom de la musique traditionnelle;
Glenn Gould a voulu montrer que les racines de la musique moderne (interdite en
Russie communiste) vont beaucoup plus profond que celles de la musique officielle du
réalisme socialiste (qui n’était, en effet, qu’une conservation artificielle du romantisme
musical).
Au lieu de parler de l’oubli de Bach, je pourrais retourner mon idée et dire : Bach
est le premier grand compositeur qui, par l’immense poids de son œuvre, a obligé le
public à prendre en considération sa musique bien qu’elle appartînt déjà au passé.
Événement sans précédent car, jusqu’au XIX e siècle, la société vivait presque
exclusivement avec la seule musique contemporaine. Elle n’avait pas de contact vivant
avec le passé musical : même si les musiciens avaient étudié (rarement) la musique
des époques précédentes, ils n’avaient pas l’habitude de l’exécuter publiquement. C’est
durant le XIXe siècle que la musique du passé commence à revivre à côté de la
musique contemporaine et à prendre progressivement de plus en plus de place, si bien
qu’au XXe siècle le rapport entre le présent et le passé se renverse : on écoute la
musique des époques anciennes beaucoup plus qu’on n’écoute la musique
contemporaine qui, aujourd’hui, a fini par quitter presque complètement les salles de
concert.
Bach fut donc le premier compositeur qui s’imposa à la mémoire de la postérité;
avec lui, l’Europe du XIXe siècle a alors découvert non seulement une partie importante
du passé de la musique, elle a découvert l’histoire de la musique. Car Bach n’était pas
pour elle un passé quelconque, mais un passé radicalement distinct du présent; ainsi le
temps de la musique s’est-il révélé d’emblée (et pour la première fois) non pas comme
une simple succession d’œuvres, mais comme une succession de changements,
d’époques, d’esthétiques différentes.
Je l’imagine souvent, l’année de sa mort, exactement au milieu du XVIII e siècle,
penché, sa vue s’opacifiant, sur L’Art de la fugue, une musique dont l’orientation
esthétique représente dans son œuvre (qui comporte des orientations multiples) la
tendance la plus archaïque, étrangère à son époque laquelle s’est déjà complètement
détournée de la polyphonie vers un style simple, voire simpliste, qui frise souvent la
Musique et bruit
Mélodie
est ce noyau à partir duquel (comme l’a dit Schönberg) le tout est créé; mais là
n’est pas le trésor mélodique de L’Art de la fugue, il est dans toutes ces mélodies qui
s’élèvent de ce thème, et font son contrepoint. J’aime beaucoup l’orchestration et
l’interprétation de Hermann Scherchen; par exemple, la quatrième fugue simple, il la fait
jouer deux fois plus lentement qu’il n’est coutume (Bach n’a pas prescrit les tempi);
d’emblée, dans cette lenteur, toute l’insoupçonnée beauté mélodique se dévoile. Cette
remélodisation de Bach n’a rien à voir avec une romantisation (pas de rubato, pas
d’accords ajoutés, chez Scherchen); ce que j’entends, c’est la mélodie authentique de
la première mi-temps, insaisissable, immémorisable, irréductible à une courte formule,
une mélodie (un enchevêtrement de mélodies) qui m’ensorcelle par son ineffable
sérénité. Impossible de l’entendre sans grande émotion. Mais c’est une émotion
essentiellement différente de celle éveillée par un nocturne de Chopin.
Comme si, derrière l’art de la mélodie, deux intentionnalités possibles, opposées
l’une à l’autre, se cachaient : comme si une fugue de Bach, en nous faisant contempler
une beauté extrasubjective de l’être, voulait nous faire oublier nos états d’âme, nos
passions et chagrins, nous-mêmes; et, au contraire, comme si la mélodie romantique
voulait nous faire plonger dans nous-mêmes, nous faire ressentir notre moi avec une
terrible intensité et nous faire oublier tout ce qui se trouve en dehors.
Le troisième temps
Mais que signifie, chez Stravinski, cette volonté d’embrasser le temps entier de la
musique ? Quel en est le sens ?
Jeune homme, je n’hésitais pas à répondre : Stravinski était pour moi l’un de
ceux qui ont ouvert les portes vers des lointains que je croyais sans fin. Je pensais que,
pour ce voyage infini qu’est l’art moderne, il avait voulu convoquer et mobiliser toutes
les forces, tous les moyens dont l’histoire de la musique dispose.
Voyage infini qu’est l’art moderne ? Entre-temps, j’ai perdu ce sentiment. Le
voyage fut court. C’est pourquoi, dans ma métaphore des deux mi-temps pendant
lesquelles s’est déroulée l’histoire de la musique, j’ai imaginé la musique moderne
Transcription ludique
Bien sûr, on ne peut pas dire que la musique (toute la musique) est incapable
d’exprimer les sentiments; celle de l’époque du romantisme est authentiquement et
légitimement expressive; mais même à propos de cette musique on peut dire : sa
valeur n’a rien de commun avec l’intensité des sentiments qu’elle provoque. Car la
musique est capable d’éveiller puissamment des sentiments sans aucun art musical. Je
me rappelle mon enfance : assis au piano je m’adonnais aux improvisations
passionnées pour lesquelles me suffisaient un accord ut mineur et la sous-dominante fa
mineur, joués fortissimo et sans fin. Les deux accords et le motif mélodique primitif
perpétuellement répétés m’ont fait vivre une intense émotion qu’aucun Chopin,
qu’aucun Beethoven ne m’a jamais procurée. (Une fois, mon père, musicien, tout
furieux - je ne l’ai jamais vu furieux ni avant ni après -, accourut dans ma chambre, me
souleva du tabouret et me porta dans la salle à manger pour me déposer, avec un
dégoût à peine dominé, sous la table.)
Ce que je vivais alors, pendant mes improvisations, était une extase. Qu’est-ce
que l’extase ? Le garçon battant le clavier ressent un enthousiasme (un chagrin, une
gaieté) et l’émotion s’élève à un tel degré d’intensité qu’elle devient insoutenable : le
garçon s’enfuit dans un état d’aveuglement et d’assourdissement où tout est oublié, où
On est habitué à lier la notion d’extase aux grands moments mystiques. Mais il y
a l’extase quotidienne, banale, vulgaire : l’extase de la colère, l’extase de la vitesse au
volant, l’extase de l’assourdissement par le bruit, l’extase dans les stades de football.
Vivre, c’est un lourd effort perpétuel pour ne pas se perdre soi-même de vue, pour être
toujours solidement présent dans soi-même, dans sa stasis. Il suffit de sortir un petit
instant de soi-même et on touche au domaine de la mort.
Ce qui m’irrite chez Adorno, c’est la méthode du court-circuit qui relie avec une
redoutable facilité les œuvres d’art à des causes, à des conséquences ou à des
significations politiques (sociologiques); les réflexions extrêmement nuancées (les
connaissances musicologiques d’Adorno sont admirables) conduisent ainsi à des
conclusions extrêmement pauvres; en effet, vu que les tendances politiques d’une
époque sont toujours réductibles à deux seules tendances opposées, on finit fatalement
par classer une œuvre d’art ou du côté du progrès ou du côté de la réaction; et parce
que la réaction c’est le mal, l’inquisition peut ouvrir ses procès.
Le Sacre du printemps : un ballet qui se termine par le sacrifice d’une jeune fille
qui doit mourir pour que le printemps ressuscite. Adorno : Stravinski est du côté de la
L’arithmétique de l'émigration
La vie d’un émigré, voilà une question arithmétique : Jozef Konrad Korzeniowski
(célèbre sous le nom de Joseph Conrad) a vécu dix-sept ans en Pologne
(éventuellement en Russie avec sa famille bannie), le reste de sa vie, cinquante ans, en
Angleterre (ou sur des bateaux anglais). Il a pu ainsi adopter l’anglais comme sa langue
d’écrivain et aussi la thématique anglaise. Seule son allergie antirusse (ah, pauvre Gide
incapable de comprendre l’énigmatique aversion de Conrad pour Dostoïevski !) garde la
trace de sa polonité.
Bohuslav Martinu a vécu jusqu’à ses trente-deux ans en Bohême, ensuite,
Le chez-soi de Stravinski
La vie de Stravinski est divisée en trois parties de longueur à peu près égale :
Russie : vingt-sept ans; France et Suisse francophone : vingt-neuf ans; Amérique :
trente-deux ans.
L’adieu à la Russie est passé par plusieurs stades : Stravinski est d’abord en
France (à partir de 1910) comme pour un long voyage d’études. Ces années sont
d’ailleurs les plus russes dans sa création : Petrouchka, Zvezdoliki (d’après la poésie
d’un poète russe, Balmont), Le Sacre du printemps, Pribaoutki, le commencement des
Noces. Puis survient la guerre, les contacts avec la Russie deviennent difficiles;
pourtant, il reste toujours compositeur russe avec Renard et Histoire du soldat, inspirés
par la poésie populaire de sa patrie; c’est seulement après la révolution qu’il comprend
que son pays natal est perdu pour lui probablement à jamais : la vraie émigration
commence.
Émigration : un séjour forcé à l’étranger pour celui qui considère son pays natal
comme sa seule patrie. Mais l’émigration se prolonge et une nouvelle fidélité est en
train de naître, celle au pays adopté; vient alors le moment de la rupture. Peu à peu,
Stravinski abandonne la thématique russe. Il écrit encore en 1922 Mavra (opéra bouffe
d’après Pouchkine), ensuite, en 1928, Le Baiser de la fée, ce souvenir de Tchaïkovski,
et puis, à part quelques exceptions marginales, il n’y revient plus. Quand il meurt, en
1971, sa femme Vera, obéissant à sa volonté, refuse la proposition du gouvernement
soviétique de l’enterrer en Russie et le fait transférer au cimetière de Venise.
Sans aucun doute, Stravinski portait en lui la blessure de son émigration comme
tous les autres; sans aucun doute, son évolution artistique aurait pris un chemin
différent s’il avait pu rester là où il était né. En effet, le commencement de son voyage à
travers l’histoire de la musique coïncide à peu près avec le moment où son pays natal
n’existe plus pour lui; ayant compris qu’aucun autre pays ne peut le remplacer, il trouve
sa seule patrie en musique; ce n’est pas de ma part une jolie tournure lyrique, je le
pense on ne peut plus concrètement : sa seule patrie, son seul chez-soi, c’était la
musique, toute la musique de tous les musiciens, l’histoire de la musique; c’est là qu’il a
décidé de s’installer, de s’enraciner, d’habiter; c’est là qu’il a fini par trouver ses seuls
compatriotes, ses seuls proches, ses seuls voisins, de Pérotin à Webern; c’est avec eux
qu’il a engagé une longue conversation qui ne s’est arrêtée qu’avec sa mort.
Il a tout fait pour s’y sentir chez lui : il s’est arrêté dans toutes les pièces de cette
maison, a touché tous les coins, a caressé tous les meubles; il est passé de la musique
de l’ancien folklore à Pergolèse qui lui a procuré Pulcinella (1919), aux autres maîtres
du baroque sans lesquels son Apollon Musagète (1928) serait impensable, à
Tchaïkovski dont il transcrit les mélodies dans Le Baiser de la fée (1928), à Bach qui
parraine son Concerto pour piano et instruments à vent (1924), son Concerto pour
violon (1931) et dont il réécrit Choral Variationen über Vom Himmel hoch (1956), au
jazz qu’il célèbre dans Ragtime pour onze instruments (1918), dans Pianorag music
(1919), dans Preludium pour Jazz Ensemble (1937) et dans Ebony Concerto (1945), à
Pérotin et autres vieux polyphonistes qui inspirent sa Symphonie des Psaumes (1930)
et surtout son admirable Messe (1948), à Monteverdi qu’il étudie en 1957, à Gesualdo
Une phrase
Dans « L’ombre castratrice de saint Garta », j’ai cité une phrase de Kafka, une
de celles où toute l’originalité de sa poésie romanesque me paraissait condensée : la
phrase du troisième chapitre du Château où Kafka décrit le coït de K. et de Frieda. Pour
montrer avec exactitude la beauté spécifique de l’art de Kafka, au lieu d’utiliser les
traductions existantes j’ai préféré improviser moi-même une traduction le plus fidèle
possible. Les différences entre une phrase de Kafka et ses reflets dans le miroir des
traductions m’ont conduit ensuite aux quelques réflexions que voici :
Traductions
Métaphore
Toute la phrase n’est qu’une longue métaphore. Rien n’exige, de la part d’un
traducteur, plus d’exactitude que la traduction d’une métaphore. C’est là que l’on touche
le cœur de l’originalité poétique d’un auteur. Le mot par lequel Vialatte a fauté est
d’abord le verbe « s’enfoncer » : « il s’était enfoncé si loin ». Chez Kafka, K. ne
s’enfonce pas, il « est ». Le mot « s’enfoncer » déforme la métaphore : il la lie trop
visuellement à l’action réelle (celui qui fait l’amour s’enfonce) et la prive ainsi de son
degré d’abstraction (le caractère existentiel de la métaphore de Kafka ne prétend pas à
l’évocation matérielle, visuelle, du mouvement amoureux). David qui corrige Vialatte
garde le même verbe : « s’enfoncer ». Et même Lortholary (le plus fidèle) évite le mot
« être » et le remplace par « s’avancer dans ».
Chez Kafka, K. faisant l’amour se trouve « in der Fremde », « à l’étranger »;
Kafka répète deux fois le mot, et la troisième fois il utilise son dérivé « die Fremdheit »
(l’étrangeté) : dans l’air de l’étranger on étouffe d’étrangeté. Tous les traducteurs se
sentent gênés par cette triple répétition : c’est pourquoi Vialatte utilise une fois
seulement le mot « étranger » et, au lieu d’« étrangeté », choisit un autre mot : « où l’on
devait étouffer d’exil ». Mais chez Kafka on ne parle nulle part d’exil. Exil et étrangeté
sont des notions différentes. K. faisant l’amour n’est pas chassé de quelque chez-soi, il
n’est pas banni (il n’est donc pas à plaindre); il est là où il est par sa propre volonté, il
est là parce qu’il a osé y être. Le mot « exil » donne à la métaphore une aura de
martyre, de souffrance, il la sentimentalise, la mélodramatise.
Le mot « die Fremde » est le seul qui ne supporte pas une simple traduction mot
à mot. En effet, en allemand, « die Fremde » signifie non seulement « un pays
étranger » mais aussi, plus généralement, plus abstraitement, tout « ce qui est
étranger », « une réalité étrangère, un monde étranger ». Si on traduisait « in der
Fremde » par « à l’étranger », ce serait comme s’il y avait chez Kafka le mot
« Ausland » (= un autre pays que le mien). La tentation de traduire, pour plus
d’exactitude sémantique, le mot « die Fremde » par une périphrase de deux mots
Il faut corriger l’idée affirmant que Kafka n’aimait pas les métaphores; il n’aimait
pas les métaphores d’un certain genre, mais il est un des grands créateurs de la
métaphore que je qualifie d’existentielle ou phénoménologique. Quand Verlaine dit :
« L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable », c’est une superbe imagination
lyrique. Elle est toutefois impensable dans la prose de Kafka. Car ce que, certainement,
Kafka n’aimait pas, c’était la lyrisation de la prose romanesque.
L’imagination métaphorique de Kafka n’était pas moins riche que celle de
Verlaine ou de Rilke, mais elle n’était pas lyrique, à savoir : elle était animée
exclusivement par la volonté de déchiffrer, de comprendre, de saisir le sens de l’action
des personnages, le sens des situations où ils se trouvent.
Rappelons une autre scène de coït, entre Mme Hentjen et Esch, dans Les
Somnambules de Broch : « Voici qu’elle presse sa bouche contre la sienne comme la
trompe d’un animal sur une vitre et Esch frémit de colère en voyant que, pour la lui
dérober, elle gardait son âme prisonnière derrière ses dents serrées. »
Les mots « trompe d’un animal », « vitre » sont ici non pas pour évoquer par une
comparaison une image visuelle de la scène, mais pour saisir la situation existentielle
d’Esch qui, même pendant l’étreinte amoureuse, reste inexplicablement séparé (comme
par une vitre) de sa maîtresse et incapable de s’emparer de son âme (prisonnière
derrière les dents serrées). Situation difficilement saisissable, ou bien qui n’est
saisissable que par une métaphore.
Au commencement du chapitre IV du Château, il y a le deuxième coït de K. et de
Frieda; lui aussi exprimé par une seule phrase (phrase-métaphore) dont j’improvise, le
plus fidèlement possible, la traduction : « Elle cherchait quelque chose et il cherchait
quelque chose, enragés, grimaçants, la tête enfoncée dans la poitrine de l’autre ils
cherchaient, et leurs étreintes et leurs corps cabrés ne leur faisaient pas oublier mais
leur rappelaient le devoir de chercher, comme des chiens désespérés fouillent la terre
ils fouillaient leurs corps, et irrémédiablement déçus, pour prendre encore un dernier
bonheur, ils se passaient parfois largement la langue sur le visage. »
De même que les mots-clés de la métaphore du premier coït étaient
« étranger », « étrangeté », ici les mots-clés sont « chercher », « fouiller ». Ces mots
n’expriment pas une image visuelle de ce qui se passe, mais une ineffable situation
existentielle. Quand David traduit : « comme des chiens enfoncent désespérément
leurs griffes dans le sol, ils enfonçaient leurs ongles dans leurs corps », il est non
seulement infidèle (Kafka ne parle ni de griffes ni d’ongles qui s’enfoncent), mais il
transfère la métaphore du domaine existentiel au domaine de la description visuelle; il
se place ainsi dans une autre esthétique que celle de Kafka.
(Ce décalage esthétique est encore plus évident dans le dernier fragment de la
phrase : Kafka dit : « [sie] fuhren manchmal ihre Zungen breit iiber des anderen
Richesse du vocabulaire
Répétition
Die Stunden (des heures) trois fois - répétition gardée dans toutes les
traductions ; gemeinsamen (communs) deux fois - répétition éliminée dans toutes les
traductions ; sich verirren (s’égarer) deux fois - répétition gardée dans toutes les
traductions ; die Fremde (l’étranger) deux fois, puis une fois die Fremdheit (l’étrangeté) -
chez Vialatte : « étranger » une seule fois, « étrangeté » remplacé par « exil »; chez
David et chez Lortholary : une fois « étranger » (adjectif), une fois « étrangeté » ; die
Luft (l’air) deux fois - répétition gardée chez tous les traducteurs ; haben (avoir) deux
fois - la répétition n’existe dans aucune traduction ; weiter (plus loin) deux fois - cette
répétition est remplacée chez Vialatte par la répétition du mot « continuer »; chez David
par la répétition (de faible résonance) du mot « toujours »; chez Lortholary, la répétition
a disparu ; gehen, vergehen (aller, passer) - cette répétition (d’ailleurs difficile à garder)
a disparu chez tous les traducteurs.
En général, on constate que les traducteurs (obéissant aux professeurs de lycée) ont
tendance à limiter les répétitions.
Deux fois die Fremde, une fois die Fremdheit : par cette répétition l’auteur
introduit dans son texte un mot qui a le caractère d’une notion-clé, d’un concept. Si
l’auteur, à partir de ce mot, développe une longue réflexion, la répétition du même mot
est nécessaire du point de vue sémantique et logique. Imaginons que le traducteur de
Heidegger, pour éviter les répétitions, utilise à la place du mot « das Sein » une fois
« l’être », ensuite « l’existence », puis « la vie », puis encore « la vie humaine » et, à la
fin, « l’être-là ». Ne sachant jamais si Heidegger parle d’une seule chose différemment
dénommée ou de choses différentes on aura, à la place d’un texte scrupuleusement
logique, un gâchis. La prose du roman (je parle, bien sûr, des romans dignes de ce
mot) exige la même rigueur (surtout dans les passages qui ont un caractère réflexif ou
métaphorique).
Un peu plus loin dans la même page du Château : « … Stimme nach Frieda
gerufen wurde. “Frieda”, sagte K. in Friedas Ohr und gab so den Ruf weiter. »
Ce qui veut dire mot à mot : « … une voix a appelé Frieda. “Frieda”, dit K. à
l’oreille de Frieda, transmettant ainsi l’appel. »
Les traducteurs veulent éviter la triple répétition du nom Frieda :
Vialatte : « “Frieda !” dit-il à l’oreille de la bonne, transmettant ainsi… »
Et David : « “Frieda”, dit K. à l’oreille de sa compagne, en lui transmettant… »
Comme les mots remplaçant le nom Frieda sonnent faux ! Remarquez bien que
K., dans le texte du Château, n’est jamais que K. Dans le dialogue, les autres peuvent
Savoir-faire de la répétition
La très petite nouvelle (deux pages) de Hemingway, Une lectrice écrit, est
divisée en trois parties : 1) un court paragraphe qui décrit une femme écrivant une lettre
Le souffle
Image typographique
Et pour finir, une remarque sur les petits et les grands caractères
Kafka insistait pour que ses livres soient imprimés en très grands caractères. On
le rappelle aujourd’hui avec la souriante indulgence que provoquent les caprices des
grands hommes. Pourtant, il n’y a rien là-dedans qui mérite un sourire; le souhait de
Kafka était justifié, logique, sérieux, lié à son esthétique, ou, plus concrètement, à sa
façon d’articuler la prose.
L’auteur qui divise son texte en de nombreux petits paragraphes n’insistera pas
tellement sur les grands caractères : une page richement articulée peut se lire assez
facilement.
Par contre, le texte qui s’écoule en un paragraphe infini est très peu lisible. L’œil
ne trouve pas d’endroits où s’arrêter, où se reposer, les lignes « se perdent »
facilement. Un tel texte, pour être lu avec plaisir (c’est-à-dire sans fatigue oculaire),
exige des lettres relativement grandes qui rendent la lecture aisée et permettent de
1.
Au milieu de l’Espagne, quelque part entre Barcelone et Madrid, deux personnes
sont assises à la buvette d’une petite gare : un Américain et une jeune fille. Nous ne
savons rien d’eux sauf qu’ils attendent le train pour Madrid où la jeune fille va subir une
opération, certainement (le mot n’est jamais prononcé) un avortement. Nous ne savons
pas qui ils sont, quel âge ils ont, s’ils s’aiment ou non, nous ne savons pas quelles sont
les raisons qui les ont conduits à leur décision. Leur entretien, même s’il est reproduit
avec une extraordinaire précision, ne nous donne rien à comprendre de leurs
motivations ni de leur passé.
La jeune fille est tendue et l’homme tâche de la calmer : « C’est une opération
simplement impressionnante, Jig. Ce n’est même pas vraiment une opération. » Et
puis : « J’irai avec toi et je resterai tout le temps avec toi… » Et puis : « On sera très
bien après. Exactement comme on était avant. » Quand il sent le moindre agacement
de la part de la jeune fille, il dit : « Bon. Si tu ne veux pas, tu ne dois pas le faire. Je ne
voudrais pas que tu le fasses si tu ne veux pas. » Et à la fin, de nouveau : « Tu dois
comprendre que je ne veux pas que tu le fasses si tu ne veux pas. Je peux parfaitement
passer là-dessus si ça signifie quelque chose pour toi. »
Derrière les répliques de la jeune fille, on devine ses scrupules moraux. Elle dit
en regardant le paysage : « Et dire qu’on pourrait avoir tout ça. On pourrait tout avoir et
on le rend plus impossible chaque jour. »
L’homme veut l’apaiser : « On peut tout avoir. […]
- Non. Et une fois qu’on vous l’a pris, cela ne revient jamais. »
Et quand l’homme l’assure de nouveau que l’opération est sans danger, elle dit :
« Pourrais-tu faire quelque chose pour moi ?
- Je ferais n’importe quoi pour toi.
- Veux-tu s’il te plaît s’il te plaît s’il te plaît s’il te plaît s’il te plaît s’il te plaît s’il te
plaît te taire ? »
Et l’homme : « Mais je ne veux pas que tu le fasses. Ça m’est complètement
égal.
- Je vais crier », dit la jeune fille.
C’est alors que la tension atteint son sommet. L’homme se lève pour transporter
les bagages de l’autre côté de la gare et, quand il revient : « Tu te sens mieux ?
demande-t-il.
- Je me sens bien. Pas de problème. Je me sens bien. » Et ce sont les derniers
mots de la célèbre nouvelle d’Ernest Hemingway Hills Like White Elephants - Collines
comme des éléphants blancs 1.
1
Toutes les citations de Collines comme des éléphants blancs sont extraites de la
traduction de Philippe Sollers, parue dans L’Infini (printemps 1992).
3.
Même si la nouvelle est extrêmement abstraite, décrivant une situation quasi
archétypique, elle est en même temps extrêmement concrète, essayant de capter la
surface visuelle et acoustique d’une situation, notamment du dialogue.
Essayez de reconstruire un dialogue de votre vie, le dialogue d’une querelle ou
un dialogue d’amour. Les situations les plus chères, les plus importantes, sont perdues
à jamais. Ce qu’il en reste c’est leur sens abstrait (j’ai défendu ce point de vue, lui tel
autre, j’ai été agressif, lui défensif), éventuellement un ou deux détails, mais le concret
acoustico-visuel de la situation dans toute sa continuité est perdu.
Et non seulement il est perdu mais on ne s’étonne même pas de cette perte. On
s’est résigné à la perte du concret du temps présent. On transforme le moment présent
immédiatement en son abstraction. Il suffit de raconter un épisode qu’on a vécu il y a
quelques heures : le dialogue se raccourcit en un bref résumé, le décor en quelques
données générales. Cela est valable même pour les souvenirs les plus forts qui, comme
un traumatisme, s’imposent à l’esprit : on est tellement ébloui par leur force qu’on ne se
rend pas compte à quel point leur contenu est schématique et pauvre.
Si l’on étudie, discute, analyse une réalité, on l’analyse telle qu’elle apparaît dans
notre esprit, dans notre mémoire. On ne connaît la réalité qu’au temps passé. On ne la
connaît pas telle qu’elle est dans le moment présent, dans le moment où elle se passe,
où elle est. Or le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n’est
pas la négation de l’oubli. Le souvenir est une forme de l’oubli.
Nous pouvons tenir assidûment un journal et noter tous les événements. Un jour,
en relisant les notes, nous comprendrons qu’elles ne sont pas en mesure d’évoquer
une seule image concrète. Et encore pis : que l’imagination n’est pas capable de venir
4.
Le besoin de s’opposer à la perte de la réalité fuyante du présent, le roman ne le
connaît, me semble-t-il, qu’à partir d’un certain moment de son évolution. La nouvelle
boccacienne est l’exemple de cette abstraction en laquelle se transforme le passé dès
qu’on le raconte : c’est une narration qui, sans aucune scène concrète, presque sans
dialogues, telle une sorte de résumé, nous communique l’essentiel d’un événement, la
logique causale d’une histoire.
Les romanciers venus après Boccace étaient d’excellents conteurs, mais capter
le concret du temps présent, ce n’était ni leur problème ni leur ambition. Ils racontaient
une histoire, sans nécessairement l’imaginer dans des scènes concrètes.
La scène devient l’élément fondamental de la composition du roman (le lieu de la
virtuosité du romancier) au commencement du XIX e siècle. Chez Scott, chez Balzac,
chez Dostoïevski, le roman est composé comme une suite de scènes minutieusement
décrites avec leur décor, leur dialogue, leur action; tout ce qui n’est pas lié à cette suite
de scènes, tout ce qui n’est pas scène, est considéré et ressenti comme secondaire,
voire superflu. Le roman ressemble à un très riche scénario.
Dès que la scène devient élément fondamental du roman, la question de la
réalité telle qu’elle se montre dans le moment présent est virtuellement posée. Je dis
« virtuellement » car, chez Balzac ou chez Dostoïevski, c’est plutôt une passion du
dramatique qu’une passion du concret, plutôt le théâtre que la réalité qui inspirent l’art
de la scène. En effet, la nouvelle esthétique du roman née alors (esthétique du
« deuxième temps » de l’histoire du roman) s’est manifestée par le caractère théâtral de
la composition : cela veut dire, par une composition concentrée a) sur une seule intrigue
(contrairement à la pratique de la composition « picaresque » qui est une suite
d’intrigues différentes); b) sur les mêmes personnages (laisser les personnages quitter
le roman au milieu de la route, ce qui était normal pour Cervantes, est considéré
comme un défaut); c) sur un espace de temps étroit (même si entre le début et la fin du
roman s’écoule beaucoup de temps, l’action ne se déroule que sur quelques jours
choisis; ainsi, par exemple, Les Démons s’étalent sur quelques mois, mais toute leur
action extrêmement complexe est distribuée en deux, puis en trois, puis en deux et
enfin en cinq jours).
Dans cette composition balzacienne ou dostoïevskienne du roman, c’est
exclusivement par les scènes que toute la complexité de l’intrigue, toute la richesse de
la pensée (les grands dialogues d’idées chez Dostoïevski), toute la psychologie des
personnages doivent s’exprimer avec clarté; c’est pourquoi une scène, comme c’est le
cas dans une pièce de théâtre, devient artificiellement concentrée, dense (les
rencontres multiples dans une seule scène) et développée avec une improbable rigueur
logique (pour rendre clair le conflit des intérêts et des passions); afin d’exprimer tout ce
qui est essentiel (essentiel pour l’intelligibilité de l’action et de son sens), elle doit
renoncer à tout ce qui est « inessentiel », c’est-à-dire à tout ce qui est banal, ordinaire,
quotidien, à ce qui est hasard ou simple atmosphère.
5.
Dans l’art épique et dans l’art dramatique, la passion du concret se manifeste
avec une force différente; leur rapport inégal à la prose en témoigne. L’art épique
abandonne les vers au XVIe, au XVIIe siècle, et devient ainsi un art nouveau : le roman.
La littérature dramatique passe du vers à la prose plus tard et beaucoup plus lentement.
L’opéra encore plus tard, au tournant des XIX e et XXe siècles, avec Charpentier (Louise,
1900), avec Debussy (Pelléas et Mélisande, 1902, qui, pourtant, est écrit sur une prose
poétique très stylisée), et avec Janacek (Jenufa, composé entre 1896 et 1902). Ce
dernier est le créateur de l’esthétique de l’opéra la plus importante, selon moi, de
l’époque de l’art moderne. Je dis « selon moi », parce que je ne veux pas cacher ma
passion personnelle pour lui. Pourtant, je ne crois pas me tromper car l’exploit de
Janacek fut énorme : il a découvert pour l’opéra un nouveau monde, le monde de la
prose. Je ne veux pas dire qu’il était seul à le faire (le Berg de Wozzeck, 1925, qu’il a
d’ailleurs passionnément défendu, et même le Poulenc de La Voix humaine, 1959, sont
proches de lui) mais il a poursuivi son but d’une façon particulièrement conséquente,
pendant trente ans, en créant cinq œuvres majeures qui resteront : Jenufa; Katia
Kabanova, 1921; La Renarde rusée, 1924; L’Affaire Makropoulos, 1926; De la maison
des morts, 1928.
J’ai dit qu’il a découvert le monde de la prose car la prose n’est pas seulement
une forme de discours distincte des vers mais une face de la réalité, sa face
quotidienne, concrète, momentanée, et qui se trouve à l’opposé du mythe. Là, on
touche à la conviction la plus profonde de tout romancier : rien n’est plus dissimulé que
la prose de la vie; tout homme tente perpétuellement de transformer sa vie en mythe,
tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voiler avec des vers (avec de
6.
Dessin célèbre : un petit homme moustachu, aux épais cheveux blancs, se
promène, un carnet ouvert à la main, et écrit en notes de musique les propos qu’il
entend dans la rue. C’était sa passion : mettre la parole vivante en notation musicale; il
a laissé une centaine de ces « intonations du langage parlé ». Cette activité curieuse l’a
classé aux yeux de ses contemporains, dans le meilleur des cas parmi les originaux,
dans le pire des cas parmi les naïfs qui n’ont pas compris que la musique est création
et non pas imitation naturaliste de la vie.
Mais la question n’est pas : faut-il ou non imiter la vie ? la question est : un
musicien doit-il admettre l’existence du monde sonore en dehors de la musique et
l’étudier ? Les études du langage parlé peuvent éclairer deux aspects fondamentaux de
toute la musique de Janacek :
1) son originalité mélodique : vers la fin du romantisme, le trésor mélodique de la
musique européenne semble s’épuiser (en effet, le nombre de permutations de sept ou
douze notes est arithmétiquement limité); la connaissance familière des intonations qui
ne proviennent pas de la musique mais du monde objectif des paroles permet à
Janacek d’accéder à une autre inspiration, à une autre source de l’imagination
mélodique; ses mélodies (peut-être est-il le dernier grand mélodiste de l’histoire de la
musique) ont par conséquent un caractère très spécifique et sont reconnaissables
immédiatement :
a) contrairement à la maxime de Stravinski (« soyez économes de vos
intervalles, traitez-les comme des dollars »), elles contiennent de nombreux intervalles
de grandeur inhabituelle, jusqu’alors impensables dans une « belle » mélodie ;
b) elles sont très succinctes, condensées, et presque impossibles à développer,
7.
Qu’est-ce qu’une conversation, dans la réalité, dans le concret du temps
présent ? Nous ne le savons pas. Nous savons seulement que les conversations au
théâtre, dans un roman, ou même à la radio ne ressemblent pas à une conversation
réelle. Ce fut certainement l’une des obsessions artistiques de Hemingway : saisir la
structure de la conversation réelle. Essayons de définir cette structure en la comparant
avec celle du dialogue théâtral :
a) au théâtre : l’histoire dramatique se réalise dans et par le dialogue; celui-ci est
donc concentré entièrement sur l’action, sur son sens, son contenu; dans la réalité : le
dialogue est entouré par la quotidienneté qui l’interrompt, le retarde, infléchit son
développement, le détourne, le rend asystématique et alogique ;
b) au théâtre : le dialogue doit procurer au spectateur l’idée la plus intelligible, la
plus claire du conflit dramatique et des personnages; dans la réalité : les personnages
qui conversent se connaissent l’un l’autre et connaissent le sujet de leur conversation;
ainsi, pour un tiers, leur dialogue n’est jamais entièrement compréhensible; il reste
énigmatique, telle une mince surface du dit au-dessus de l’immensité du non-dit ;
c) au théâtre : le temps limité de la représentation implique une économie
maximale de mots dans le dialogue; dans la réalité : les personnages reviennent vers le
sujet déjà discuté, se répètent, corrigent ce qu’ils viennent de dire, etc.; ces répétitions
et maladresses trahissent les idées fixes des personnages et dotent la conversation
d’une mélodie spécifique.
Hemingway a su non seulement saisir la structure du dialogue réel mais aussi, à
partir d’elle, créer une forme, forme simple, transparente, limpide, belle, telle qu’elle
apparaît dans Collines comme des éléphants blancs : la conversation entre l’Américain
et la jeune fille commence piano, par des propos insignifiants; les répétitions des
mêmes mots, des mêmes tournures traversent tout le récit et lui donnent une unité
mélodique (c’est cette mélodisation d’un dialogue qui, chez Hemingway, est si
8.
« Le 15 février vers le soir. Le crépuscule de dix-huit heures, près de la gare.
Deux jeunes femmes attendent.
Sur le trottoir, la plus grande, les joues roses, habillée d’un manteau d’hiver
rouge, frémit.
Elle se mit à parler avec brusquerie :
Résumons le résumé :
1) Dans l’interprétation du professeur américain, la nouvelle est transformée en
une leçon de morale : les personnages sont jugés selon leurs rapports à l’avortement
qui est considéré a priori comme un mal : ainsi la femme (« imaginative », « émue par
le paysage ») représente le naturel, le vivant, l’instinctif, la réflexion; l’homme
(« égocentrique », « terre à terre ») représente l’artificiel, le rationnel, le bavardage, le
morbide (notons au passage que dans le discours moderne de la morale le rationnel
C’est ainsi que l’interprétation kitschifiante met des œuvres d’art à mort. Quelque
quarante ans avant que le professeur américain n’ait imposé à la nouvelle cette
signification moralisatrice, on a traduit en France Collines comme des éléphants blancs
sous le titre Paradis perdu, un titre qui n’est pas de Hemingway (dans aucune langue
au monde la nouvelle ne porte ce titre) et qui suggère la même signification (paradis
perdu : innocence de l’avant-avortement, bonheur de la maternité promise, etc., etc.).
L’interprétation kitschifiante, en effet, ce n’est pas la tare personnelle d’un
professeur américain ou d’un chef d’orchestre praguois du début du siècle (après lui,
d’autres et d’autres chefs d’orchestre ont entériné ses retouches de Jenufa); c’est une
séduction venue de l’inconscient collectif; une injonction du souffleur métaphysique; une
exigence sociale permanente; une force. Cette force ne vise pas seulement l’art, elle
vise avant tout la réalité même. Elle fait le contraire de ce que faisaient Flaubert,
Janacek, Joyce, Hemingway. Sur l’instant présent, elle jette le voile des lieux communs
afin que disparaisse le visage du réel.
Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu.
Œuvres et araignées
« Je pense. » Nietzsche met en doute cette affirmation dictée par une convention
grammaticale exigeant que tout verbe ait un sujet. En fait, dit-il, « une pensée vient
quand “elle” veut, de telle sorte que c’est falsifier les faits que de dire que le sujet “je”
est la détermination du verbe “pense” ». Une pensée vient au philosophe « du dehors,
d’en haut ou d’en bas, comme des événements ou des coups de foudre à lui destinés ».
Elle vient d’un pas rapide. Car Nietzsche aime « une intellectualité hardie et
exubérante, qui court presto » et se moque des savants auxquels la pensée semble
« une activité lente, hésitante, quelque chose comme un dur labeur, assez souvent
digne de la sueur des héroïques savants, mais nullement cette chose légère, divine, si
proche parente de la danse et de l’exubérante gaieté ».
Selon Nietzsche, le philosophe « ne doit pas falsifier, par un faux arrangement de
déduction et de dialectique, les choses et les pensées auxquelles il est parvenu par un
autre chemin […] On ne devrait ni dissimuler ni dénaturer la façon effective dont nos
pensées nous sont venues. Les livres les plus profonds et les plus inépuisables auront
sans doute toujours quelque chose du caractère aphoristique et soudain des Pensées
de Pascal ».
« Ne pas dénaturer la façon effective dont nos pensées nous sont venues » : je
trouve extraordinaire cet impératif; et je remarque que, à partir d’Aurore, dans tous ses
livres, tous les chapitres sont écrits en un seul paragraphe : c’est pour qu’une pensée
soit dite d’une seule haleine; c’est pour qu’elle soit fixée telle qu’elle se montra quand
elle accourait vers le philosophe, rapide et dansante.
Après 1948, pendant les années de la révolution communiste dans mon pays
natal, j’ai compris le rôle éminent que joue l’aveuglement lyrique au temps de la Terreur
qui, pour moi, était l’époque où « le poète régnait avec le bourreau » (La vie est
ailleurs). J’ai pensé alors à Maïakovski; pour la révolution russe, son génie avait été
L’art moderne : une révolte contre l’imitation de la réalité au nom des lois
autonomes de l’art. L’une des premières exigences pratiques de cette autonomie : que
tous les moments, toutes les parcelles d’une œuvre aient une égale importance
esthétique.
L’impressionnisme : le paysage conçu comme simple phénomène optique, de
sorte que l’homme qui s’y trouve n’a pas plus de valeur qu’un buisson. Les peintres
cubistes et abstraits sont allés encore plus loin en supprimant la troisième dimension
qui, inévitablement, scindait le tableau en des plans d’importance différente.
En musique, même tendance vers l’égalité esthétique de tous les moments d’une
composition : Satie, dont la simplicité n’est qu’un refus provocateur de la rhétorique
musicale héritée. Debussy, l’enchanteur, le persécuteur des araignées savantes.
Janacek supprimant toute note qui n’est pas indispensable. Stravinski qui se détourne
de l’héritage du romantisme et du classicisme et cherche ses précurseurs parmi les
maîtres du premier temps de l’histoire de la musique. Webern qui revient à un
monothématisme sui generis (c’est-à-dire dodécaphonique) et atteint un dépouillement
qu’avant lui personne ne pouvait imaginer.
Et le roman : la mise en doute de la fameuse devise de Balzac « le roman doit
concurrencer l’état civil »; cette mise en doute n’a rien d’une bravade d’avant-gardistes
se plaisant à exhiber leur modernité pour qu’elle soit perceptible aux sots; elle ne fait
que rendre (discrètement) inutile (ou quasi inutile, facultatif, non-important) l’appareil à
fabriquer l’illusion du réel. À ce propos cette petite observation :
Si un personnage doit concurrencer l’état civil, il faut qu’il ait d’abord un vrai nom.
De Balzac à Proust, un personnage sans nom est impensable. Mais le Jacques de
Diderot n’a aucun patronyme et son maître n’a ni nom ni prénom. Panurge, est-ce un
nom ou un prénom ? Les prénoms sans patronymes, les patronymes sans prénoms ne
sont plus des noms mais des signes. Le protagoniste du Procès n’est pas un Joseph
Kaufmann ou Krammer ou Kohi, mais Joseph K. Celui du Château perdra jusqu’à son
prénom pour se contenter d’une seule lettre. Les Schuldlosen de Broch : un des
protagonistes est désigné par la lettre A. Dans Les Somnambules, Esch et Huguenau
n’ont pas de prénoms. Le protagoniste de L’Homme sans qualités, Ulrich, n’a pas de
patronyme. Dès mes premières nouvelles, instinctivement, j’ai évité de donner des
noms aux personnages. Dans La vie est ailleurs, le héros n’a qu’un prénom, sa mère
n’est désignée que par le mot « maman », sa petite amie comme « la rousse » et
l’amant de celle-ci comme « le quadragénaire ». Était-ce du maniérisme ? J’agissais
alors dans une totale spontanéité dont plus tard seulement j’ai compris le sens :
j’obéissais à l’esthétique du troisième temps : je ne voulais pas faire croire que mes
personnages sont réels et possèdent un livret de famille.
Après avoir terminé La Valse aux adieux, au tout début des années 70, j’ai
considéré ma carrière d’écrivain comme achevée. C’était sous l’occupation russe et
nous avions, ma femme et moi, d’autres soucis. Ce n’est qu’un an après notre arrivée
en France (et grâce à la France) que, au bout de six ans d’une interruption totale, je me
suis remis, sans passion, à écrire. Intimidé, et pour que je sente à nouveau le sol sous
mes pieds, j’ai voulu continuer à faire ce que j’avais déjà fait : une sorte de deuxième
tome de Risibles amours. Quelle régression ! C’est par ces nouvelles que, vingt ans
avant, j’avais commencé mon itinéraire de prosateur. Heureusement, après avoir
esquissé deux ou trois de ces « risibles amours bis », j’ai compris que j’étais en train de
faire quelque chose de tout différent : non pas un recueil de nouvelles mais un roman
(intitulé ensuite Le Livre du rire et de l’oubli), un roman en sept parties indépendantes
mais à tel point unies que chacune d’elles, lue isolément, perdrait une grande partie de
son sens.
D’emblée, tout ce qui restait encore en moi de méfiant à l’égard de l’art du roman
disparut : en donnant à chaque partie le caractère d’une nouvelle j’ai rendu inutile toute
la technique apparemment inévitable de la grande composition romanesque. J’ai
rencontré dans mon entreprise la vieille stratégie de Chopin, la stratégie de la petite
composition qui n’a pas besoin de passages a-thématiques. (Est-ce que cela veut dire
que la nouvelle est la petite forme du roman ? Oui. Il n’y a pas de différence ontologique
entre nouvelle et roman, alors qu’il y en a entre roman et poésie, roman et théâtre.
Victimes des contingences du vocabulaire, nous n’avons pas un terme unique pour
embrasser ces deux formes, grande et petite, du même art.)
Dans les six livres qui représentent sa maturité (Aurore, Humain, trop humain, Le
Gai Savoir, Par-delà le bien et le mal, La Généalogie de la morale, Le Crépuscule des
idoles), Nietzsche poursuit, développe, élabore, affirme, affine un seul et même
archétype compositionnel. Principes : l’unité élémentaire du livre est le chapitre; sa
longueur va d’une seule phrase à plusieurs pages; sans exception, les chapitres ne
consistent qu’en un seul paragraphe; ils sont toujours numérotés; dans Humain, trop
humain et dans Le Gai Savoir numérotés et pourvus en plus d’un titre. Un certain
nombre de chapitres forment une partie, et un certain nombre de parties, un livre. Le
livre est bâti sur un thème principal, défini par le titre (par-delà le bien et le mal, le gai
savoir, la généalogie de la morale, etc.); les différentes parties traitent de thèmes
dérivés du thème principal (ayant elles aussi des titres, comme c’est le cas dans
Humain, trop humain, Par-delà le bien et le mal, Le Crépuscule des idoles, ou bien
étant seulement numérotées). Certains de ces thèmes dérivés sont répartis
verticalement (c’est-à-dire : chaque partie traite de préférence du thème déterminé par
le titre de la partie) tandis que d’autres traversent tout le livre. Ainsi une composition est
née qui est à la fois maximalement articulée (divisée en nombreuses unités
relativement autonomes) et maximalement unie (les mêmes thèmes reviennent
constamment). Voilà en même temps une composition pourvue d’un extraordinaire sens
La sonate opus 111; elle n’a que deux mouvements : le premier, dramatique, est
élaboré d’une façon plus ou moins classique en forme sonate; le deuxième, au
caractère méditatif, est écrit en forme de variations (forme, avant Beethoven, plutôt
inhabituelle dans une sonate) : pas de jeu de contrastes et de diversités, seulement une
gradation continue qui ajoute toujours une nouvelle nuance à la variation précédente et
donne à ce long mouvement une exceptionnelle unité de ton.
Plus chacun des mouvements est parfait dans son unité, plus il s’oppose à
l’autre. Disproportion de la durée : le premier mouvement (dans l’exécution de
Schnabel) : 8 minutes 14; le deuxième, 17 minutes 42. La seconde moitié de la sonate
est donc plus de deux fois plus longue que la première (cas sans précédent dans
l’histoire de la sonate) ! En outre : le premier mouvement est dramatique, le deuxième
calme, réflexif. Or, commencer dramatiquement et finir par une si longue méditation,
cela semble contredire tous les principes architecturaux et condamner la sonate à la
perte de toute tension dramatique si chère, auparavant, à Beethoven.
Mais c’est précisément le voisinage inattendu de ces deux mouvements qui est
éloquent, qui parle, qui devient le geste sémantique de la sonate, sa signification
métaphorique évoquant l’image d’une vie dure, courte, et du chant nostalgique qui la
suit, sans fin. Cette signification métaphorique, insaisissable par des mots et pourtant
forte et insistante, donne à ces deux mouvements une unité. Unité inimitable. (On
pouvait à l’infini imiter la composition impersonnelle de la sonate mozartienne; la
composition de la sonate opus 111 est à tel point personnelle que son imitation serait
une contrefaçon.)
La sonate opus 111 me fait penser aux Palmiers sauvages de Faulkner. Là,
alternent un récit d’amour et celui d’un prisonnier évadé, récits qui n’ont rien en
commun, aucun personnage et même aucune parenté perceptible de motifs ou de
thèmes. Composition qui ne peut servir de modèle pour aucun autre romancier; qui ne
peut exister qu’une seule fois; qui est arbitraire, non-recommandable, injustifiable;
injustifiable car derrière elle on entend un es muss sein qui rend toute justification
superflue.
Quand j’avais treize, quatorze ans, j’allais prendre des leçons de composition
musicale. Non pas que je fusse un enfant prodige mais en raison de la délicatesse
pudique de mon père. C’était la guerre et son ami, un compositeur juif, a dû porter
l’étoile jaune; les gens ont commencé à l’éviter. Mon père, ne sachant comment lui dire
sa solidarité, a eu l’idée de lui demander, à ce moment précis, de me donner des
leçons. On confisquait alors aux juifs leur appartement, et le compositeur devait
déménager sans cesse vers un nouvel endroit, de plus en plus petit, pour finir, avant
son départ pour Terezin, dans un petit logement où dans chaque pièce campaient,
entassées, plusieurs personnes. Il avait chaque fois gardé son petit piano sur lequel je
jouais mes exercices d’harmonie ou de polyphonie tandis que des inconnus autour de
nous s’adonnaient à leurs occupations.
Il ne me reste de tout cela que mon admiration pour lui et trois ou quatre images.
Surtout celle-ci : en m’accompagnant après la leçon, il s’arrête près de la porte et me dit
soudain : « Il y a beaucoup de passages étonnamment faibles chez Beethoven. Mais ce
sont ces passages faibles qui mettent en valeur les passages forts. C’est comme une
pelouse sans laquelle nous ne pourrions pas prendre plaisir au bel arbre qui pousse sur
elle. »
Idée curieuse. Qu’elle me soit restée en mémoire, c’est encore plus curieux.
Peut-être me suis-je senti honoré de pouvoir entendre un aveu confidentiel du maître,
un secret, une grande ruse que seuls les initiés avaient le droit de connaître.
Quoi qu’il en soit, cette courte réflexion de mon maître d’alors m’a poursuivi toute
ma vie (je l’ai défendue, j’ai fini par la combattre, mais je n’ai jamais douté de son
importance); sans elle, ce texte, très certainement, n’aurait pas été écrit.
Mais plus chère que cette réflexion en elle-même m’est chère l’image d’un
homme qui, quelque temps avant son atroce voyage, réfléchit, à haute voix, devant un
enfant, sur le problème de la composition de l’œuvre d’art.
Le mal-aimé de la famille
Je trouve tout de suite Tarass Boulba (1918) et Sinfonietta (1926) : les œuvres
orchestrales de sa grande période; en tant qu’œuvres les plus populaires (les plus
accessibles pour un mélomane moyen) on les met presque régulièrement sur le même
disque.
Suite pour orchestre à cordes (1877), Idylle pour orchestre à cordes (1878), Les
danses lachiques (1890). Pièces appartenant à la préhistoire de sa création et qui, par
leur insignifiance, surprennent ceux qui cherchent sous la signature de Janacek une
grande musique.
Je m’arrête sur les mots « préhistoire » et « grande période » :
Janacek est né en 1854. Tout le paradoxe est là. Ce grand personnage de la
musique moderne est l’aîné des derniers grands romantiques : il a quatre ans de plus
que Puccini, six ans de plus que Mahler, dix de plus que Richard Strauss. Pendant
longtemps il écrit des compositions qui, en raison de son allergie aux excès du
romantisme, ne se distinguent que par leur traditionalisme accusé. Toujours insatisfait,
il jalonne sa vie de partitions déchirées; c’est seulement au tournant du siècle qu’il en
arrive à son propre style. Dans les années vingt, ses compositions prennent place aux
programmes des concerts de musique moderne, à côté de Stravinski, Bartók,
Hindemith; mais il est de trente, de quarante ans plus âgé qu’eux. Conservateur
solitaire dans sa jeunesse, il est devenu novateur quand il est vieux. Mais il est toujours
seul. Car, bien que solidaire des grands modernistes, il est différent d’eux. Il est
parvenu à son style sans eux, son modernisme a un autre caractère, une autre genèse,
d’autres racines.
Je trouve la belle Sonate pour violon et piano (1921), le Conte pour violoncelle et
piano (1910), Journal d’un disparu, pour piano, ténor, alto et trois voix de femmes
(1919). Puis, les compositions de ses toutes dernières années; c’est l’explosion de sa
créativité; jamais il n’a été aussi libre que septuagénaire, regorgeant alors d’humour et
d’invention; La Messe glagolitique (1926), elle ne ressemble à aucune autre; c’est plutôt
une orgie qu’une messe; et c’est fascinant. De la même époque, Sextuor pour
instruments à vent (1924), Rimes enfantines (1927) et deux œuvres pour piano et
différents instruments que j’aime particulièrement mais dont l’exécution me satisfait
rarement : Capriccio (1926) et Concertino (1925).
Je compte cinq enregistrements des compositions pour piano solo : la Sonate
(1905) et deux cycles : Sur le sentier recouvert (1902) et Dans les brumes (1912); ces
belles compositions sont toujours regroupées sur un seul disque et presque toujours
complétées (malencontreusement) par d’autres morceaux mineurs, appartenant à sa
« préhistoire ». Ce sont d’ailleurs plus particulièrement les pianistes qui se trompent, et
sur l’esprit et sur la structure de la musique de Janacek; ils succombent, presque tous,
à une romantisation miévrisée : en adoucissant le côté brutal de cette musique, en
snobant ses forte et en s’adonnant au délire du rubato quasi systématique. (Les
compositions pour piano sont particulièrement désarmées contre le rubato. Il est en
effet difficile d’organiser une inexactitude rythmique avec un orchestre. Mais le pianiste
est seul. Son âme redoutable peut sévir sans contrôle et sans contrainte.)
Je m’arrête sur le mot « romantisation » :
L’expressionnisme janacékien n’est pas une prolongation exacerbée du
sentimentalisme romantique. C’est, au contraire, l’une des possibilités historiques pour
sortir du romantisme. Possibilité opposée à celle choisie par Stravinski : contrairement à
lui, Janacek ne reproche pas aux romantiques d’avoir parlé des sentiments; il leur
reproche de les avoir falsifiés; d’avoir substitué une gesticulation sentimentale (« un
mensonge romantique », dirait René Girard 1) à la vérité immédiate des émotions. Il est
passionné par les passions, mais plus encore par la précision avec laquelle il veut les
exprimer. Stendhal, pas Hugo. Ce qui implique la rupture avec la musique du
romantisme, avec son esprit, avec sa sonorité hypertrophiée (l’économie sonore de
Janacek a choqué tout le monde à son époque), avec sa structure.
Le motif forte de six doubles croches dans la quatrième mesure fait encore partie
du thème mélodique développé dans les mesures précédentes (il est composé avec les
mêmes intervalles), mais il forme en même temps sa stricte opposition émotionnelle.
Quelques mesures plus tard, on voit à quel point ce motif « scissionniste » contredit par
sa brutalité la mélodie élégiaque dont il provient :
Le bilan n’est donc pas tout à fait mauvais, mais il n’est pas bon non plus. Avec
Janacek, il en a été ainsi dès le début. Jenufa entre sur les scènes du monde vingt ans
après sa création. Trop tard. Car au bout de vingt ans le caractère polémique d’une
esthétique se perd et alors sa nouveauté n’est plus perceptible. C’est pourquoi la
musique de Janacek est si souvent mal comprise, et si mal exécutée; son sens
Les petites nations. Ce concept n’est pas quantitatif : il désigne une situation; un
destin : les petites nations ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis
toujours et à jamais; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par
l’antichambre de la mort; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles
voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question; car leur existence
est question.
Dans leur majorité, les petites nations européennes se sont émancipées et sont
arrivées à leur indépendance au cours des XIX e et XXe siècles. Leur rythme d’évolution
est donc spécifique. Pour l’art, cette asynchronie historique a souvent été fertile en
permettant l’étrange télescopage d’époques différentes : ainsi Janacek et Bartok
participèrent-ils avec ardeur à la lutte nationale de leurs peuples; c’est leur côté XIX e
siècle : un sens extraordinaire du réel, un attachement aux classes populaires, à l’art
populaire, un rapport plus spontané au public; ces qualités, alors disparues de l’art des
grands pays, se lièrent avec l’esthétique du modernisme en un mariage surprenant,
inimitable, heureux.
Les petites nations forment une « autre Europe » dont l’évolution est en
contrepoint à celle des grandes. Un observateur peut être fasciné par l’intensité souvent
étonnante de leur vie culturelle. Là, se manifeste l’avantage de la petitesse : la richesse
en événements culturels est à la « mesure humaine »; tout le monde est capable
d’embrasser cette richesse, de participer à la totalité de la vie culturelle; c’est pourquoi,
dans ses meilleurs moments, une petite nation peut évoquer la vie d’une cité grecque
antique.
Cette participation possible de tous à tout peut évoquer autre chose : la famille;
une petite nation ressemble à une grande famille et elle aime se désigner ainsi. Dans la
langue du plus petit peuple européen, en islandais, la famille se dit : fjöl-skylda;
l’étymologie est éloquente : skylda veut dire : obligation ;fjöl veut dire : multiple. La
famille est donc une obligation multiple. Les Islandais ont un seul mot pour dire : les
liens familiaux : fjöl-skyldubönd : les ficelles (bond) des obligations multiples. Dans la
grande famille d’une petite nation, l’artiste est donc ligoté de multiples façons, par de
multiples ficelles. Quand Nietzsche malmène bruyamment le caractère allemand, quand
Stendhal proclame qu’il préfère l’Italie à sa patrie, aucun Allemand, aucun Français ne
s’en offense; si un Grec ou un Tchèque osait dire la même chose, sa famille
l’anathématiserait comme un détestable traître.
Dissimulées derrière leurs langues inaccessibles, les petites nations
européennes (leur vie, leur histoire, leur culture) sont très mal connues; on pense, tout
naturellement, que là réside le handicap principal pour la reconnaissance internationale
de leur art. Or, c’est le contraire : cet art est handicapé parce que tout le monde (la
critique, l’historiographie, les compatriotes comme les étrangers) le colle sur la grande
1
Lakis Proguidis : Un écrivain malgré la critique, Gallimard, 1989.
2
Jaroslav Vogel : Janacek (Prague, 1963; traduit en anglais chez W.W. Norton and
Company, 1981), une monographie détaillée, honnête mais, dans ses jugements,
bornée par son horizon national et nationaliste. Bartók et Berg, les deux compositeurs
les plus proches de Janacek sur la scène internationale : le premier n’est pas du tout
mentionné, l’autre à peine. Et comment situer Janacek sur la carte de la musique
moderne sans ces deux références ?
K. se réveille le matin et, encore au lit, sonne pour qu’on lui apporte son petit
déjeuner. À la place de la bonne arrivent des inconnus, des hommes normaux,
normalement habillés, mais qui immédiatement se comportent avec une telle
souveraineté que K. ne peut pas ne pas ressentir leur force, leur pouvoir. Bien
qu’excédé, il n’est donc pas capable de les chasser et leur demande plutôt poliment :
« Qui êtes-vous ? »
Dès le commencement, le comportement de K. oscille entre sa faiblesse prête à
s’incliner devant l’incroyable effronterie des intrus (ils sont venus lui notifier qu’il est
arrêté) et sa crainte de paraître ridicule. Il dit, par exemple, fermement : « Je ne veux ni
rester ici ni que vous m’adressiez la parole sans vous être présentés. » Il suffirait
d’arracher ces mots à leurs rapports ironiques, de les prendre au pied de la lettre
(comme mon lecteur a pris les mots de Banaka) et K. serait pour nous (comme il l’était
pour Orson Welles qui a transcrit Le Procès en film) un homme-qui-se-révolte-contre-la-
violence. Pourtant, il suffit de lire attentivement le texte pour voir que cet homme
prétendu révolté continue d’obéir aux intrus qui non seulement ne daignent pas se
présenter mais lui mangent son petit déjeuner et le font rester debout, en chemise de
nuit, pendant tout ce temps.
À la fin de cette scène d’étrange humiliation (il leur tend la main et ils refusent de
la saisir), un des hommes dit à K. : « Je suppose que vous voulez vous rendre à votre
banque ? - À ma banque ? dit K. Je croyais que j’étais arrêté ! »
Voilà de nouveau l’homme-qui-se-révolte-contre-la-violence ! Il est sarcastique !
Il provoque ! Comme d’ailleurs le commentaire de Kafka l’explicite :
« K. mettait dans sa question une sorte de défi, car bien qu’on eût refusé sa
poignée de main, il se sentait, surtout depuis que le surveillant s’était levé, de plus en
plus indépendant de tous ces gens. Il jouait avec eux. Il avait l’intention, au cas où ils
partiraient, de leur courir après jusqu’à l’entrée de; l’immeuble et de leur offrir de
l’arrêter. »
Voilà une très subtile ironie : K. capitule mais ! veut se voir lui-même comme
quelqu’un de fort qui « joue avec eux », qui se moque d’eux en faisant semblant, par
dérision, de prendre son arrestation au sérieux; il capitule mais interprète aussitôt sa
capitulation de façon qu’il puisse garder, à ses propres yeux, sa dignité.
On avait d’abord lu Kafka, le visage empreint d’expression tragique. Ensuite on a
appris que Kafka, quand il a lu le premier chapitre du Procès à ses amis, les a tous fait
rire. Alors on a commencé à se forcer à rire aussi mais sans savoir exactement
pourquoi. En effet qu’est-ce qui est si drôle dans ce chapitre ? Le comportement de K.
Mais en quoi ce comportement est-il comique ?
Cette question me rappelle les années que j’ai passées à la faculté de cinéma à
Culpabilisation
Il n’y a qu’une seule méthode pour comprendre les romans de Kafka. Les lire
comme on lit des romans. Au lieu de chercher dans le personnage de K. le portrait de
l’auteur et dans les paroles de K. un mystérieux message chiffré, suivre attentivement le
comportement des personnages, leurs propos, leur pensée, et essayer de les imaginer
devant ses yeux. Si on lit ainsi Le Procès, on est, dès le début, intrigué par l’étrange
réaction de K. à l’accusation : sans avoir rien fait de mal (ou sans savoir ce qu’il a fait
de mal), K. commence aussitôt à se comporter comme s’il était coupable. Il se sent
coupable. On l’a rendu coupable. On l’a culpabilisé.
Autrefois, entre « être coupable » et « se sentir coupable » on ne voyait qu’un
rapport tout simple : se sent coupable qui est coupable. Le mot « culpabiliser », en effet,
est relativement récent; en français il fut utilisé pour la première fois en 1966 grâce à la
psychanalyse et à ses innovations terminologiques; le substantif dérivé de ce verbe
(« culpabilisation ») fut créé deux ans plus tard, en 1968. Or, longtemps avant, la
situation jusqu’alors inexplorée de la culpabilisation a été exposée, décrite, développée
dans le roman de Kafka, sur le personnage de K. et ce aux différents stades de son
évolution :
Pendant combien de temps l'homme peut-il être considéré comme identique à lui-
même ?
Seul le roman peut, in concreto, scruter ce mystère, l’un des plus grands que
l’homme connaisse; et c’est probablement Tolstoï qui l’a fait le premier.
Des fenêtres
On ne peut pas aller plus loin que Kafka dans Le Procès, il a créé l’image
extrêmement poétique du monde extrêmement a-poétique. Par « le monde
extrêmement a-poétique » je veux dire : le monde où il n’y a plus de place pour une
liberté individuelle, pour l’originalité d’un individu, où l’homme n’est qu’un instrument
des forces extra-humaines : de la bureaucratie, de la technique, de l’Histoire. Par
« l’image extrêmement poétique » je veux dire : sans changer son essence et son
caractère a-poétiques, Kafka a transformé, remodelé ce monde par son immense
fantaisie de poète.
K. est complètement absorbé par la situation du procès qui lui a été imposée; il
n’a pas le moindre temps de penser à rien d’autre. Et pourtant, même dans cette
situation sans issue il y a des fenêtres qui, subitement, pour un court moment,
s’ouvrent. Il ne peut se sauver par ces fenêtres; elles s’entrouvrent et se referment
aussitôt; mais il peut au moins voir, l’espace d’un éclair, la poésie du monde qui est
dehors, la poésie qui, en dépit de tout, existe comme une possibilité toujours présente
et qui envoie dans sa vie d’homme traqué un petit reflet argenté.
Ces courtes ouvertures, ce sont par exemple les regards de K. : il arrive dans la
rue du faubourg où on l’a convoqué pour son premier interrogatoire. Un moment avant,
il a encore couru pour arriver à temps. Maintenant il s’arrête. Il est debout dans la rue
et, oubliant pour quelques secondes le procès, il regarde autour de lui : « Il y avait du
monde à presque toutes les fenêtres, des hommes en bras de chemise y étaient
accoudés et fumaient, ou bien tenaient de petits enfants contre les appuis de fenêtres,
avec prudence et tendresse. À d’autres fenêtres s’élevaient des piles de draps, de
couvertures et d’édredons au-dessus desquelles passait parfois la tête d’une femme
échevelée. » Puis, il entra dans la cour. « Non loin de lui, assis sur une caisse, un
homme pieds nus lisait un journal. Deux garçons se balançaient aux deux bouts d’une
charrette à bras. Devant une pompe une jeune fille frêle en camisole de nuit se tenait et
regardait K. pendant que sa cruche s’emplissait d’eau. »
Ces phrases me font penser aux descriptions de Flaubert : concision; plénitude
visuelle; sens des détails dont aucun n’est cliché. Cette force de la description fait sentir
à quel point K. est assoiffé de réel, avec quelle avidité il boit le monde qui, un moment
Tribunal et procès
Depuis à peu près soixante-dix ans l’Europe vit sous un régime de procès. Parmi
les grands artistes du siècle, combien d’accusés… Je ne vais parler que de ceux qui
représentaient quelque chose pour moi. Il y eut, à partir des années vingt, les traqués
du tribunal de la morale révolutionnaire : Bounine, Andreïev, Meyerhold, Pilniak, Veprik
(musicien juif russe, martyr oublié de l’art moderne; il osa, contre Staline, défendre
l’opéra condamné de Chostakovitch; on le fourra dans un camp; je me souviens de ses
compositions pour piano qu’aimait jouer mon père), Mandelstam, Halas (poète adoré du
Ludvik de La Plaisanterie; traqué post mortem pour sa tristesse jugée contre-
révolutionnaire). Puis, il y eut les traqués du tribunal nazi : Broch (sa photo est sur ma
table de travail d’où il me regarde, la pipe à la bouche), Schônberg, Werfel, Brecht,
Thomas et Heinrich Mann, Musil, Vancura (le prosateur tchèque que j’aime le plus),
Bruno Schulz. Les empires totalitaires ont disparu avec leurs procès sanglants mais
l’esprit du procès est resté comme héritage, et c’est lui qui règle les comptes. Ainsi sont
frappés de procès : les accusés de sympathies pro-nazies :
Hamsun, Heidegger (toute la pensée de la dissidence tchèque lui est redevable,
Patocka en tête), Richard Strauss, Gottfried Benn, von Doderer, Drieu la Rochelle,
Céline (en 1992, un demi-siècle après la guerre, un préfet indigné refuse de classer sa
maison comme monument historique); les partisans de Mussolini : Pirandello,
Malaparte, Marinetti, Ezra Pound (pendant des mois l’armée américaine l’a tenu dans
une cage, sous le soleil brûlant d’Italie, comme une bête; dans son atelier à Reykjavik,
Kristjân Davidsson me montre une grande photo de lui : « Depuis cinquante ans, il
Vers la fin de sa vie, Stravinski a décidé de rassembler toute son œuvre en une
grande édition discographique dans sa propre exécution, comme pianiste ou chef
d’orchestre, afin qu’existe une version sonore autorisée de toute sa musique. Cette
volonté d’assumer lui-même le rôle de l’exécutant a souvent provoqué une réaction
irritée : avec quel acharnement, dans son livre édité en 1961, Ernest Ansermet a-t-il
voulu se moquer de lui : quand Stravinski dirige l’orchestre, il est saisi « d’une telle
panique qu’il serre son pupitre contre le podium de peur de tomber, qu’il ne peut quitter
du regard une partition qu’il connaît pourtant par cœur, et qu’il compte les temps ! »; il
interprète sa musique « littéralement et en esclave »; « en tant qu’exécutant toute joie
l’abandonne ».
Pourquoi ce sarcasme ?
J’ouvre la correspondance de Stravinski : l’échange épistolaire avec Ansermet
commence en 1914; cent quarante-six lettres de Stravinski : mon cher Ansermet, mon
cher, mon cher ami, bien cher, mon cher Ernest; pas l’ombre d’une tension; puis,
comme un coup de tonnerre :
« Paris, le 14 octobre 1937 :
En toute hâte, mon cher, il n’y a aucune raison de faire ces coupures dans Jeu
de cartes joué au concert […] Les pièces de ce genre sont des suites de danses dont la
forme est rigoureusement symphonique et qui ne demandent aucune explication à
donner au public, car il ne s’y trouve point d’éléments descriptifs, illustrant l’action
scénique, qui puissent entraver l’évolution symphonique des morceaux qui se suivent.
S’il vous est venu par la tête cette idée étrange de me demander d’y faire des
coupures, c’est que l’enchaînement des morceaux composant Jeu de cartes vous paraît
personnellement un peu ennuyeux. Je n’y peux vraiment rien. Mais ce qui m’étonne
surtout, c’est que vous tâchiez de me convaincre, moi, d’y faire des coupures, moi qui
viens de diriger cette pièce à Venise et qui vous ai raconté avec quelle joie le public l’a
accueillie. Ou bien vous avez oublié ce que je vous ai raconté, ou bien vous n’attachez
pas grande importance à mes observations et à mon sens critique. D’autre part, je ne
crois vraiment pas que votre public soit moins intelligent que celui de Venise.
Et penser que c’est vous qui me proposez de découper ma composition, avec
toutes les chances de la déformer, afin que celle-ci soit mieux comprise du public, -
vous qui n’avez pas eu peur de ce public en lui jouant une œuvre aussi risquée au point
de vue succès et compréhension de vos auditeurs que la Symphonie d’instruments à
vent !
Je ne peux donc pas vous laisser faire des coupures dans Jeu de cartes; je crois
qu’il vaut mieux ne pas le jouer du tout qu’à contrecœur.
Je n’ai plus rien à ajouter, et là-dessus je mets un point. »
Le 15 octobre, réponse d’Ansermet :
« Je vous demanderai seulement si vous me pardonneriez la petite coupure dans
la marche de la seconde mesure de 45 jusqu’à la seconde mesure de 58. »
votre lettre m’a touché. Nous sommes tous les deux assez âgés pour ne pas
penser à la fin de nos jours; et je ne voudrais pas finir ces jours avec le poids pénible
d’une inimitié. »
Formule archétypale dans une situation archétypale : c’est ainsi que souvent, à
la fin de leur vie, des amis qui se sont trahis font un trait sur leur hostilité, froidement,
sans pour autant redevenir amis.
L’enjeu de la dispute qui a fait exploser l’amitié est clair : les droits d’auteur de
Stravinski, droits d’auteur dits moraux; la colère de l’auteur qui ne supporte pas qu’on
touche à son œuvre; et, de l’autre côté, la vexation d’un interprète qui ne tolère pas
l’orgueil de l’auteur et essaie de tracer des limites à son pouvoir.
Ce « comme moi autrefois », allusion à son amour pour Steva, est dit très
rapidement, comme un petit cri, sur les notes aiguës qui montent et s’interrompent;
comme si Jenufa évoquait quelque chose qu’elle voudrait oublier immédiatement.
Kovarovic élargit la mélodie de ce passage (il « la fait s’épanouir », comme le dit Vogel)
en la transformant ainsi :
Tel était aussi, j’en ai déjà parlé, le cas de Janacek. Max Brod se mit à son
service comme au service de Kafka : avec une ardeur désintéressée. Rendons-lui cette
gloire : il s’est mis au service des deux plus grands artistes qui ont jamais vécu dans le
pays où je suis né. Kafka et Janacek : tous les deux mésestimés; tous les deux avec
une esthétique difficile à saisir; tous les deux victimes de la petitesse de leur milieu.
Prague représentait pour Kafka un énorme handicap. Il y était isolé du monde littéraire
et éditorial allemand, et cela lui a été fatal. Ses éditeurs se sont très peu occupés de cet
auteur que, en personne, ils connaissaient à peine. Joachim Unseld, fils d’un grand
éditeur allemand, consacre un livre à ce problème et démontre que c’était là la raison la
plus probable (je trouve cette idée très réaliste) pour laquelle Kafka n’achevait pas des
romans que personne ne lui réclamait. Car si un auteur n’a pas la perspective concrète
d’éditer son manuscrit, rien ne le pousse à y mettre la dernière touche, rien ne
l’empêche de ne pas l’écarter provisoirement de sa table et de passer à autre chose.
Pour les Allemands, Prague n’était qu’une ville de province, de même que Brno
pour les Tchèques. Tous les deux, Kafka et Janacek, étaient donc des provinciaux.
Tandis que Kafka était quasi inconnu dans un pays dont la population lui était
étrangère, Janacek, dans le même pays, était bagatellisé par les siens.
Qui veut comprendre l’incompétence esthétique du fondateur de la kafkologie
devrait lire sa monographie de Janacek. Monographie enthousiaste qui, certainement, a
beaucoup aidé le maître mésestimé. Mais qu’elle est faible, qu’elle est naïve ! Avec de
grands mots, cosmos, amour, compassion, humiliés et offensés, musique divine, âme
hypersensible, âme tendre, âme d’un rêveur, et sans la moindre analyse structurale,
sans la moindre tentative pour saisir l’esthétique concrète de la musique janacékienne.
Connaissant la haine de la musicologie praguoise envers le compositeur de province,
Brod a voulu prouver que Janacek faisait partie de la tradition nationale et qu’il était
parfaitement digne du très-grand Smetana, l’idole de l’idéologie nationale tchèque. Il
s’est à tel point laissé obnubiler par cette polémique tchèque, provinciale, bornée, que
toute la musique du monde s’est enfuie de son livre, et que de tous les compositeurs de
tous les temps n’y restait mentionné que le seul Smetana.
Ah, Max, Max ! Il ne faut jamais se précipiter sur le terrain de l’adversaire ! Là, tu
ne trouveras que foule hostile, arbitres vendus ! Brod n’a pas profité de sa position de
non-Tchèque pour déplacer Janacek dans le grand contexte, le contexte cosmopolite
de la musique européenne, le seul où il pouvait être défendu et compris; il le réenferma
dans son horizon national, le coupa de la musique moderne, et scella son isolement.
Les premières interprétations collent à une œuvre, elle ne s’en débarrassera pas. De
même que la pensée de Brod restera à jamais perceptible dans toute la littérature sur
Kafka, de même Janacek souffrira à jamais de la provincialisation que lui ont infligée
ses compatriotes et que Brod a confirmée.
Énigmatique Brod. Il aimait Janacek; aucune arrière-pensée ne le guidait, seul
l’esprit de justice; il l’a aimé pour l’essentiel, pour son art. Mais cet art, il ne le
comprenait pas.
Il n’y a presque pas d’arbres en Islande, et ceux qui y sont se trouvent tous dans
des cimetières; comme s’il n’y avait pas de morts sans arbres, comme s’il n’y avait pas
d’arbres sans morts. On les plante non pas à côté de la tombe, comme dans l’idyllique
Europe centrale, mais au milieu pour que celui qui passe soit forcé d’imaginer les
racines qui, en bas, transpercent le corps. Je me promène avec Elvar D. dans le
cimetière de Reykjavik; il s’arrête devant une tombe où l’arbre est encore tout petit; il y
a à peine un an, on a enterré son ami; il se met à se souvenir de lui à haute voix : sa vie
privée était marquée d’un secret, d’ordre sexuel, probablement. « Comme les secrets
provoquent une curiosité irritée, ma femme, mes filles, les gens autour de moi ont
insisté pour que je leur en parle. À un point tel que mes rapports avec ma femme, dès
lors, se sont gâchés. Je ne pouvais pas lui pardonner sa curiosité agressive, elle ne m’a
pas pardonné mon silence, preuve pour elle du peu de confiance que je lui faisais. »
Puis, il sourit et : « Je n’ai rien trahi, dit-il. Car je n’avais rien à trahir. Je me suis interdit
de vouloir connaître les secrets de mon ami et je ne les connais pas. » Je l’écoute
fasciné : depuis mon enfance j’entends dire que l’ami est celui avec qui tu partages tes
secrets et qui a même le droit, au nom de l’amitié, d’insister pour les connaître. Pour
mon Islandais, l’amitié c’est autre chose : c’est être un gardien devant la porte où l’ami
cache sa vie privée; c’est être celui qui n’ouvrira jamais cette porte; qui à personne ne
permettra de l’ouvrir.
Il y a une différence d’essence entre, d’un côté, le roman, et, de l’autre, les
Mémoires, la biographie, l’autobiographie. La valeur d’une biographie consiste dans la
nouveauté et l’exactitude des faits réels révélés. La valeur d’un roman, dans la
révélation des possibilités jusqu’alors occultées de l’existence en tant que telle;
autrement dit, le roman découvre ce qui est caché en chacun de nous. Un des éloges
courants à l’adresse du roman est de dire : je me retrouve dans le personnage du livre;
j’ai l’impression que l’auteur a parlé de moi et me connaît; ou en forme de grief : je me
sens attaqué, dénudé, humilié par ce roman. Il ne faut jamais se moquer de cette sorte
de jugements, apparemment naïfs : ils sont la preuve que le roman a été lu en tant que
roman.
C’est pourquoi le roman à clés (qui parle de personnes réelles avec l’intention de
les faire reconnaître sous des noms fictifs) est un faux roman, chose esthétiquement
équivoque, moralement malpropre. Kafka caché sous le nom de Garta ! Vous objectez
à l’auteur : C’est inexact ! L’auteur : Je n’ai pas écrit des Mémoires, Garta est un
personnage imaginaire ! Et vous : En tant que personnage imaginaire, il est
invraisemblable, mal fichu, écrit sans talent ! L’auteur : Ce n’est pourtant pas un
personnage comme les autres, il m’a permis de faire des révélations inédites sur mon
ami Kafka ! Vous : Révélations inexactes ! L’auteur : Je n’ai pas écrit des Mémoires,
Garta est un personnage imaginaire !… Etc.
Bien sûr, tout romancier puise bon gré mal gré dans sa vie; il y a des
personnages entièrement inventés, nés de sa pure rêverie, il y en a qui sont inspirés
par un modèle, quelquefois directement, plus souvent indirectement, il y en a qui sont
nés d’un seul détail observé sur quelqu’un, et tous doivent beaucoup à l’introspection
de l’auteur, à sa connaissance de lui-même. Le travail de l’imagination transforme ces
inspirations et observations à un point tel que le romancier les oublie. Pourtant, avant
d’éditer son livre, il devrait penser à rendre introuvables les clés qui pourraient les faire
Les Temps modernes ont fait de l’homme, de l’individu, d’un ego pensant, le
fondement de tout. De cette nouvelle conception du monde résulte aussi la nouvelle
conception de l’œuvre d’art. Elle devient l’expression originale d’un individu unique.
C’est dans l’art que l’individualisme des Temps modernes se réalisait, se confirmait,
trouvait son expression, sa consécration, sa gloire, son monument.
Si une œuvre d’art est l’émanation d’un individu et de son unicité, il est logique
que cet être unique, l’auteur, possède tous les droits sur ce qui est émanation exclusive
de lui. Après un long processus qui dure depuis des siècles, ces droits prennent leur
forme juridiquement définitive pendant la Révolution française, laquelle reconnut la
propriété littéraire comme « la plus sacrée, la plus personnelle de toutes les
propriétés ».
Je me rappelle le temps où j’étais envoûté par la musique populaire morave : la
beauté des formules mélodiques; l’originalité des métaphores. Comment sont-elles
nées, ces chansons ? Collectivement ? Non; cet art a eu ses créateurs individuels, ses
poètes et ses compositeurs de village, mais qui, une fois leur invention lâchée de par le
monde, n’ont eu aucune possibilité de la suivre et de la protéger contre les
changements, les déformations, les éternelles métamorphoses. J’étais alors très près
de ceux qui voyaient dans ce monde sans propriété artistique une sorte de paradis; un
En ce qui concerne les nouvelles et les romans non achevés, j’admets volontiers
qu’ils devraient mettre tout exécuteur testamentaire dans une situation bien
embarrassante. Car parmi ces écrits d’importance inégale se trouvent les trois romans;
et Kafka n’a rien écrit de plus grand. Il n’est pourtant nullement anormal qu’à cause de
leur inachèvement il les ait rangés dans la colonne des échecs; un auteur peut
difficilement croire que la valeur de l’œuvre qu’il n’a pas menée jusqu’au bout soit déjà
perceptible, avant son achèvement, dans presque toute sa netteté. Mais ce qu’un
auteur est dans l’impossibilité de voir peut apparaître clairement aux yeux d’un tiers.
Qu’aurais-je fait moi-même dans la situation de Brod ? Le souhait d’un ami mort est
pour moi une loi; d’un autre côté, comment détruire trois romans que j’admire infiniment,
sans lesquels je ne saurais imaginer l’art de notre siècle ? Non, je n’aurais pas pu obéir,
dogmatiquement et à la lettre, aux instructions de Kafka. Je n’aurais pas détruit ces
romans. J’aurais tout fait pour qu’ils soient édités. J’aurais agi avec la certitude que,
dans l’au-delà, je finirais par persuader leur auteur que je n’avais trahi ni lui ni son
œuvre dont la perfection lui tenait tant à cœur. Mais j’aurais considéré ma
désobéissance (désobéissance strictement limitée à ces trois romans) comme une
exception que j’avais faite sous ma propre responsabilité, à mes propres risques
moraux, que j’avais faite en tant que celui qui transgresse une loi, non pas en tant que
celui qui la dénie et l’annule. C’est pourquoi, à part cette exception, j’aurais réalisé tous
les souhaits du « testament » de Kafka, fidèlement, discrètement et intégralement.
Fin