Sophie Calle
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Sophie Calle
Études françaises
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isabelle décarie
Depuis la fin des années 1970, Sophie Calle produit des œuvres où sont
associées deux pratiques artistiques distinctes, photographie et littéra-
ture. Ses travaux ont fait l’objet d’analyses tant du côté de la critique
d’art que des études littéraires. Bien que Calle emploie le terme
« artiste » pour désigner sa profession1 et non « écrivain », Christine
Macel, commissaire de l’exposition des œuvres de Sophie Calle intitu-
lée M’as-tu vue2, n’hésite pas à retracer, dans le catalogue de l’exposi-
tion, l’histoire de la notion d’auteur en littérature depuis la fin des
années 1960 afin de montrer en quoi « Sophie Calle apparaît aujourd’hui,
avec près de vingt-cinq ans de développement, comme une infirmation
absolue de tous ces présupposés3 ». Ces « présupposés », on le sait, ren-
voient à la mort de l’auteur annoncée par Roland Barthes et au désir
d’effacer toute trace du sujet qui écrit en faveur d’une importance
1. Sophie Calle, « Évaluation psychologique », dans Sophie Calle. M’as-tu vue, catalogue
de l’exposition, Paris, Éditions du Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2003, p. 230.
2. L’exposition a eu lieu au Centre Pompidou à Paris du 19 novembre 2003 au 15 mars
2004.
3. Christine Macel, « La question de l’auteur dans l’œuvre de Sophie Calle. Unfinished »,
dans Sophie Calle. M’as-tu vue, op. cit., p. 20.
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4. Ibid., p. 27.
5. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ; Serge Doubrovsky,
Fils, Paris, Galilée, 1977.
6. Je pense ici au roman Scrapbook de Nadine Bismuth (Montréal, Éditions du Boréal,
2004) qui s’affiche comme une parodie de l’autofiction.
7. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil,
coll. « Cahiers du cinéma », 1980 ; Marguerite Duras, L’amant, Éditions de Minuit, 1984 ;
Hélène Cixous, avec Mireille Calle-Gruber, Photos de racines, Éditions des femmes, 1994.
8. Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’autobiographie, Paris, Armand Colin,
1997, p. 253-262.
9. Description de la vocation de la collection qui se trouve sur le site Web du Mercure
de France.
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10. Annie Ernaux et Marc Marie, L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.
11. Je détourne ici l’expression qu’emploie Johnnie Gratton dans le titre de son article
« Experiment and Experience in the Phototextual Projects of Sophie Calle », dans Gill Rye
et Michael Worton (dir.), Women’s Writing in Contemporary France : New Writers, New
Literatures in the 1990s, Manchester, Manchester University Press, 2002.
12. Christine Macel, loc. cit., p. 21.
13. Ibid., p. 20.
14. Ces projets ont été publiés sous forme de livre dans le coffret Doubles-jeux, Arles,
Actes Sud, 1998.
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15. Yve-Alain Bois, « Contre l’image », dans Sophie Calle, À suivre…, catalogue de l’ex-
position du Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1991, Éditions Les Amis du Musée
d’Art moderne de la ville de Paris, sans pagination, cité par Régine Robin, Le golem de
l’écriture. De l’autofiction au cybersoi, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Théorie et littérature »,
1997, p. 218. Dorénavant, le catalogue sera désigné à l’aide des lettres (AS) suivies du
numéro de la page.
16. Magali Nachtergael, « Les images de Sophie Calle », dans Évelyne Grossman (dir.),
Le corps de l’informe, Paris, Éditions Universitaires Denis-Diderot, coll. « Textuel », 2002,
p. 105.
17. Denis Roche, Photolalies (Doubles, doublets, et redoublés), Paris, Agraphie, coll. « Carnets »,
1988, p. 5, cité par Gilles Mora, dans Denis Roche. Les preuves du temps, Paris, Seuil, 2001,
p. 15, n. 22.
18. Gilles Mora, ibid., p. 14.
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La femme-plume
19. Christine Macel, « Interview-biographie de Sophie Calle », dans Sophie Calle. M’as-
tu vue, op. cit., p. 76.
20. Sophie Calle, « Journaux intimes », dans Sophie Calle. M’as-tu vue, ibid., p. 52.
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des gens qu’elle commence à suivre dans les rues de Paris puis de
Venise, comme si c’était une manière pour elle d’écrire que de se
lancer dans la rue pour y vivre et imiter son nom. Calle propose avec
son projet À suivre… une nouvelle manière d’envisager l’écriture et le
métier d’écrivain. En effet, on peut penser qu’il y a chez Calle quelque
chose d’un écrivain21 qui n’a jamais désiré ou réussi à inventer des his-
toires et des personnages à mettre en scène. Au lieu de se représenter
la vie d’une femme aperçue dans la rue, elle choisit de la suivre, et
plutôt que d’imaginer ce qu’on peut trouver dans une chambre d’hôtel
à Venise, elle se fait engager comme femme de chambre pour aller
voir, décrire et photographier ce qu’elle trouve (dans L’hôtel). Sophie
Calle, en ce sens, ne croit pas aux métaphores : elle sort littéralement
du cadre, du livre ou de l’écran pour plonger dans le réel et y produire
ce que d’autres réalisent sur le papier ou le canevas. C’est sans doute
aussi la raison pour laquelle Calle a choisi la photographie plutôt que
le dessin ou la peinture : ce sont deux pratiques artistiques qui ne sont
pas assez ancrées dans le référentiel et l’indiciel pour elle. Dans Le rituel
d’anniversaire 22, elle montre les photographies prises des cadeaux
qu’elle a reçus à son anniversaire sur une période de treize années. Sur
le côté gauche du livre, on peut voir la photographie des cadeaux et sur
la page de droite, l’énumération de ceux-ci. Elle devait exposer les
photographies des objets avec les listes. Mais elle avoue dans une entre-
vue qu’elle a trouvé que les « photographies étaient pauvres, qu’elles
ne reflétaient pas la frustration liée au fait de ne pas pouvoir toucher
ces objets… j’ai donc choisi, poursuit-elle, de les montrer dans des
vitrines23 ». Il lui fallait donc, d’une certaine façon, et pour parler
comme la grand-mère du narrateur d’À la recherche du temps perdu, non
pas ajouter mais enlever une épaisseur d’art à ses photographies pour les
matérialiser. Elle voulait une immédiateté pour l’objet, ou, du moins, un
médium non plus virtuel mais transparent et palpable pour pouvoir
transmettre cette frustration. « Retournement du symbolique au réel
[…], de l’œuvre à l’objet24 », le projet est passé d’une photographie à
21. Dans « Évaluation psychologique », elle écrit qu’à treize ans, elle voulait devenir
écrivain pour dédicacer son premier livre à son professeur de sciences naturelles et lui
avouer son amour (loc. cit., p. 235).
22. Sophie Calle, Le rituel d’anniversaire, dans le coffret Doubles-jeux, op. cit. Dorénavant
désigné par les lettres (RA) suivies du numéro de la page.
23. Christine Macel, « Interview-biographie de Sophie Calle », loc. cit., p. 79.
24. Jean Clair, De immundo, Paris, Galilée, coll. « Incises », p. 89.
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25. Marina van Zuylen, Monomania. The Flight from Everyday Life in Literature and Art,
Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2005, p. 189-190 (« C’est comme si Calle avait
lu les lettres de Flaubert, avait été séduite par la déification du processus d’écriture, mais
avait été frustrée par les limites de la page. Pourquoi ne pas transcender les pourtours de
la page ou de la toile, et faire en sorte que l’art altère violemment la marche du monde ? »)
(Nous traduisons.)
26. Gilles Mora, op. cit., p. 13.
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27. D’ailleurs, Régine Robin raconte que l’homme en question s’est opposé à la publi-
cation des photographies et Calle a donc dû se rendre à nouveau à Venise et refaire toutes
les photographies avec quelqu’un d’autre (op. cit., p. 223).
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33. Sophie Calle, Appointment with Sigmund Freud, Londres, Thames & Hudson/
Violette Editions, 2005.
34. Sophie Calle et Fabio Balducci, En finir, Arles, Actes Sud, 2005, p. 55. Dorénavant
désigné par les lettres (EF) suivies du numéro de la page.
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La peinture aveugle
Une scène primitive que Calle raconte à plusieurs reprises dans ses
livres pourrait servir d’exergue à ce qui suit et peut-être nous mettre
sur la piste d’un étrange rapport que l’artiste entretient avec l’art pic-
tural. Le recueil (soi-disant) autobiographique intitulé Des histoires
vraies publié en 1994, réédité et augmenté en 2002 (Des histoires vraies +
10), s’ouvre sur l’histoire d’un portrait peint. À gauche, on peut voir la
photographie du tableau, à droite, ce récit :
J’avais neuf ans. En fouillant dans le courrier de ma mère, j’ai trouvé une
lettre qui lui était adressée et qui commençait ainsi : « Chérie, j’espère que
tu songes sérieusement à mettre notre Sophie en pension… » La lettre était
signée du nom d’un ami de ma mère. J’en ai conclu que c’était lui mon vrai
père. Lorsqu’il nous rendait visite, je m’asseyais sur ses genoux et, mes
yeux dans les siens, j’attendais des aveux. Devant son indifférence et son
mutisme il m’arrivait de douter. Alors je relisais la lettre volée. Je l’avais
cachée derrière le tableau de la salle à manger, une peinture de l’école
flamande, datant de la fin du xvie siècle, intitulée Luce de Montfort, représen-
tant une jeune femme en buste, légèrement de profil à gauche, le regard
de face, le visage pris dans une coiffe blanche et empesée, vêtue d’un
pourpoint rose36.
Le tableau refait surface en 1998 dans Le rituel d’anniversaire. À la page
où se trouve la liste des cadeaux pour les quarante ans de Sophie Calle,
le tout dernier objet est le portrait de Luce de Montfort37. Dans la photo-
graphie de la vitrine qui renferme les cadeaux de cette année-là, le
tableau trône tout au fond. Juste avant le mot « Fin » on peut lire :
35. Sophie Calle, Le carnet d’adresses, dans le coffret Doubles-jeux, op. cit., p. 19.
36. Sophie Calle, Des histoires vraies + 10, Arles, Actes Sud, 2002, p. 7.
37. Le portrait se trouve aussi dans le projet dont il a été question plus haut, Appoint-
ment with Sigmund Freud. Il fait partie des objets que Calle place au milieu des effets de
Freud (op. cit., p. 72).
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38. Sophie Calle, Fantômes, dans le coffret L’absence, Arles, Actes Sud, 2000, p. 5.
Dorénavant désigné par la lettre (F) suivie du numéro de la page. Dans la deuxième partie
du livre, elle retrace la même expérience réalisée avec cinq tableaux absents au Musée
d’Art Moderne de New York.
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39. Christine Macel, « La question de l’auteur dans l’œuvre de Sophie Calle. Unfinished »,
loc. cit., p. 27.
40. Pour Yve-Alain Bois, la procuration est un « thème-stratégie » chez Calle (« La
tigresse de papier », loc. cit., p. 31).
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41. Sophie Calle, Disparitions, dans le coffret L’absence, op. cit., p. 61. Dorénavant dési-
gné par la lettre (D) suivie du numéro de la page.
42. Hervé Guibert et Sophie Calle sont devenus amis après que Guibert a publié
un portrait de l’artiste dans Le Monde. Pour le récit de cette amitié, voir Hervé Guibert,
À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990, p. 122 et Sophie Calle, Douleur
exquise, Arles, Actes Sud, 2003, p. 72. Pour le portrait publié dans Le Monde, voir Hervé
Guibert, « Deux livres de Sophie Calle. Les tribulations de Sophie Calle en enfance », dans
La photo, inéluctablement. Recueil d’articles sur la photographie 1977-1985, Paris, Gallimard,
p. 423.
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43. Jean-Marie Touratier, La belle déception du regard, Paris, Galilée, coll. « Écritures/
Figures », 2001. La thèse de Touratier à propos de l’art contemporain suit de près l’expé-
rience du par cœur que fait subir Calle à ses interrogés : « Je partirai de la proposition
suivante : une part quasi essentielle, sinon fondatrice, de l’art du XXe siècle repose sur des
œuvres que l’on peut qualifier d’absentes, de secrètes, jamais ou si peu vues, à ne fonction-
ner, en somme que par et pour mémoire » (p. 9, l’auteur souligne).
44. Sophie Calle, La couleur aveugle, dans Sophie Calle. M’as-tu vue, op. cit., p. 385.
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45. Sophie Calle, Douleur exquise, Arles, Actes Sud, 2003, p. 203-204. Dorénavant dési-
gné par les lettres (DE) suivies du numéro de la page.
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46. Shirley Jordan, « Exhibiting Pain : Sophie Calle’s Douleur exquise », French Studies, à
paraître.
47. Raymond Queneau, Exercices de style, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982 [1947].
Marina van Zuylen emploie l’expression « exercice de style » au singulier pour désigner ce
qui se joue dans Le carnet d’adresses, op. cit., p. 189.
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Inachevé. C’est ainsi que tout a commencé. Ça m’a porté la poisse. J’aurais
dû me méfier. (EF, 23)
Puis, désireux de l’aider, le détective de la banque lui remet des rap-
ports de vols à l’étalage : « Le sujet a été vu… a été vu. J’aimais bien le
style. Mais pour quelle raison associer ces visages à ceux des clients de
la banque ? » (EF, 36)
Ce style de regard et de vision, d’observation et surveillance, nous
renvoie au « Je n’ai rien vu » des Disparitions et au « M’as-tu vue » de
l’exposition à Beaubourg. Yeux et mains, photographie et écriture : les
deux motifs et les deux façons de raconter l’échec sont en confronta-
tion dans En finir et Calle n’a pas réussi à les conjuguer dans un seul et
même projet. C’est pourquoi En finir, dans son sujet, l’argent, ne lui
ressemble pas comme le lui fait remarquer un de ses amis (EF, 106) : ce
qui lui ressemble, par contre, ce qui reste, c’est son style, c’est la tenta-
tive de liquider son sujet, comme ce fut aussi le cas dans Douleur exquise
où elle a choisi pour son texte l’effacement et l’effilochage jusqu’au
bout. La photographie, contrairement à l’écriture (et à la peinture qui
est un art de la main plus que de l’œil), est dans la finitude : elle traque
un instant précis qu’elle délimite dans le temps. En ce sens, Gilles Mora
a raison de dire qu’on « commence un texte, un tableau, une partition
musicale ; on ne commence pas une photographie48 ». L’écriture, quant
à elle, parce qu’elle se travaille dans le temps, a toujours à faire avec
l’inachèvement, un inachèvement qui ne profite pas aux projets de
Calle : l’inachèvement lui porte malchance, comme elle le souligne
dans En finir. Son désir de rentabiliser l’œuvre de la banque est bien à
l’opposé de ce que l’écriture demande et c’est pourquoi ses projets
démontrent une lutte perpétuelle entre écriture et image (laquelle des
deux prendra le dessus ?), entre inachèvement et rentabilisation, entre
dépense et épargne.
C’est aussi la raison pour laquelle l’artiste s’intéresse aux paroles
rapportées, aux inventaires et aux listes, aux exercices de style, aux
descriptions, aux constats, autant de manières d’envisager la langue
dans sa technicité « normopathe49 », sa mécanique, sa rigidité, où la
figure, qui fait désordre et qui donne son épaisseur à la langue, inter-
vient rarement. Le rapport texte/photographie est bâti sur un aplanis-
sement où métaphore et fiction sont prises au pied de la lettre, où les