EBOOK Pearl Buck - Imperatrice de Chine
EBOOK Pearl Buck - Imperatrice de Chine
EBOOK Pearl Buck - Imperatrice de Chine
Buck
Impératrice de Chine
Préface de Danielle Elisseeff
Titre original : Imperial Woman 1956
Traduction de Lola Tranec
omnibus
É
Danielle Elisseeff (Paris, École des hautes études
en sciences sociales, avril 1997.)
I
Yehonala
Pendant son premier mois, de par la tradition, son fils fut tout à
elle. Nul, pas même une nourrice, ne pouvait le sortir du palais dans
ses bras. Dans les pièces qui encerclaient la cour remplie de pivoines
écarlates, Yehonala passait ses jours et ses nuits. Ce fut un mois de
bonheur et de joie, un mois où, adulée et honorée en tant que
favorite de l’empereur, on la nommait aussi Bienheureuse Mère.
Tous venaient contempler l’enfant et s’exclamer sur son poids, son
teint coloré, son beau visage, la vigueur de ses membres. Tous, sauf
Sakota. C’était la seule épine dans le cœur de la jeune mère. La
princesse consort aurait dû être la première à venir voir l’enfant et à
le reconnaître comme l’héritier, mais elle ne venait pas. Elle fit
envoyer ses excuses, prétextant que, d’après les étoiles, son propre
mois de naissance était hostile à celui de l’enfant : comment, en ce
cas, oserait-elle pénétrer dans le palais qui l’abritait ?
Yehonala reçut ce message sans mot dire, elle dissimula sa colère
au fond de son cœur et l’y entretint jusqu’à la fin du mois de
naissance. Mais, trois jours avant la fin de ce mois, elle envoya, à
Sakota, Li Lien-ying porteur de la lettre suivante :
Cousine, puisque tu n’es pas venue me rendre visite, c’est moi qui
irai te voir afin de solliciter pour mon fils ta faveur et ta protection,
car, selon les lois et les traditions, il nous appartient à toutes deux.
Il était exact que la princesse consort avait pour devoir de protéger
l’héritier comme son propre enfant, mais Yehonala craignait toujours
quelque jalousie secrète ou quelque rumeur malfaisante implantées
par des eunuques et des princes rivaux dans le cœur simple de
Sakota. De telles querelles infestaient la Ville interdite et, quand les
courtisans d’un rang inférieur complotaient les uns contre les autres,
ils cherchaient d’abord à diviser les grands afin de leur faire prendre
part à l’interminable lutte pour le pouvoir. Mais, dans l’intérêt de son
fils, Yehonala était résolue à ne pas laisser Sakota s’écarter d’elle ;
bon gré mal gré, elle s’assurerait son alliance.
C’est pourquoi, ce jour-là, elle se prépara à quitter le palais pour
aller voir Sakota.
Auparavant, elle avait pris toutes les précautions nécessaires pour
l’enfant. Elle avait ordonné à Li Lien-ying d’acheter chez le meilleur
orfèvre de la ville une petite chaîne en or très solide, munie d’un
cadenas également en or, qu’elle suspendit au cou de son fils. À son
propre cou, elle mit une chaîne où était fixée la clé et dont elle ne se
dépouillait jamais. Son fils avait beau être ainsi symboliquement
enchaîné à la Terre, cela ne suffisait pas. Symboliquement aussi, elle
devait offrir l’enfant comme fils adoptif aux puissantes familles de
son clan. Mais elle n’avait toujours pas d’amis. À force de réflexion,
elle élabora un plan. Elle exigea des cent familles les plus nobles de
l’Empire qu’elles lui fassent don d’une pièce de la soie la plus pure.
Elle ordonna au tailleur du palais d’y découper cent petits morceaux
et de les assembler pour faire une robe destinée à son fils. Celui-ci
appartint ainsi symboliquement à cent familles nobles et puissantes
dont les dieux craindraient de violer la protection. Car il est bien
connu que les dieux sont jaloux des beaux enfants mâles et qu’ils
s’acharnent sur eux par la maladie ou l’accident afin de les détruire
avant qu’ils ne deviennent des hommes capables de rivaliser avec
eux.
Le troisième jour avant la fin du premier mois lunaire de son fils,
Yehonala se rendit au palais de Sakota. Elle portait une robe neuve,
faite de soie jaune impérial brodée de petites fleurs rouges de
grenadiers, et avait sur la tête une tiare de satin noir ornée de perles.
Elle s’était fait enduire le visage de graisse de mouton fondue avant
de se parfumer et de se farder. Ses fins sourcils étaient soulignés d’un
coup de pinceau trempé dans de l’encre huileuse. Une couche de
peinture rouge recouvrait sa jolie bouche dont les lèvres tendres et
charnues trahissaient un cœur affectueux. Elle portait des bagues à
tous les doigts, au pouce, un anneau de jade massif ; ses longs ongles
vernis étaient protégés par des étuis d’or mince sertis de pierres
précieuses. À ses oreilles pendaient des boucles d’oreilles de jade et
de perles. Ses chaussures à hauts talons et sa tiare la faisaient
paraître plus grande qu’en réalité. Ainsi parée, elle était d’une telle
beauté que même ses dames d’honneur l’applaudirent.
Elle prit dans ses bras son fils entièrement vêtu de satin écarlate
brodé de petits dragons d’or, s’installa dans son palanquin, et le
cortège se dirigea vers le palais de la princesse consort : les eunuques
marchaient en avant pour annoncer son arrivée, cependant que les
dames suivaient. Lorsqu’elle arriva à destination, Yehonala descendit
du palanquin et franchit le seuil. Dans la salle de réceptions, elle vit
Sakota, la mine plus pâle et plus défaite que jamais, car elle ne s’était
pas remise de la naissance de sa fille. Sa peau était desséchée et ses
mains, encore plus petites qu’avant, évoquaient celles d’un enfant
malade.
Devant cette créature timide et menue, Yehonala se dressait,
vigoureuse et belle comme un jeune cèdre.
« Je viens te voir, cousine, dit-elle après les salutations d’usage, je
viens te voir au sujet de notre fils. À la vérité, c’est moi qui lui ai
donné le jour, mais ton devoir envers lui, cousine, est encore plus
grand que le mien, car il est le fils du Fils du Ciel qui est ton seigneur
avant d’être le mien. Je te demande donc ta protection pour notre
fils. »
Sakota se souleva sur son fauteuil et se tint à demi inclinée.
« Assieds-toi, cousine, dit-elle d’une voix plaintive, c’est la première
fois que tu sors de ta demeure depuis un mois, assieds-toi et repose-
toi.
— Je ne me reposerai pas avant d’avoir ta promesse pour notre
fils », répliqua Yehonala.
Elle restait debout, le regard planté dans celui de Sakota, et ses
yeux devenaient de plus en plus noirs et brillants.
Sakota se laissa retomber sur son fauteuil. « Mais… mais
pourquoi ? bégaya-t-elle. Mais pourquoi parles-tu ainsi ? Ne
sommes-nous pas déjà unies par les liens du sang ? L’empereur
n’est-il pas notre maître à toutes les deux ?
— C’est pour notre fils que je te demande ta faveur et pas pour
moi-même. Moi, je n’ai besoin de personne. Mais il me faut
l’assurance que tu es dans le camp de mon fils et non contre lui. »
Chacune comprenait très bien les pensées de l’autre : Yehonala
voulait obtenir de Sakota la promesse de ne pas comploter contre
l’héritier du trône du Dragon ; par son silence, Sakota reconnaissait
l’existence d’un complot et refusait d’octroyer sa promesse.
Yehonala tendit son fils à une suivante : « Donne-moi ta main,
cousine. » Elle parlait d’une voix unie, mais résolue. « Promets-moi
que personne ne pourra nous séparer. Nous sommes destinées à
passer notre existence ensemble dans cette enceinte, soyons amies et
non ennemies. » Elle attendit : Sakota hésitait à tendre ses mains.
Soudain, la fureur étincelant dans ses grands yeux, Yehonala se
pencha, saisit ces deux petites mains si douces et les serra dans une
étreinte qui fit monter les larmes aux yeux de Sakota. Yehonala
reprenait là une vieille habitude d’enfance ; chaque fois que Sakota
boudait ou se révoltait, elle lui écrasait les mains jusqu’à ce qu’elle
pleure.
« Je… Je promets, balbutia Sakota d’une voix brisée.
— Moi aussi je promets », affirma Yehonala.
Elle replaça les deux petites mains de Sakota sur ses genoux et vit
ce que les dames d’honneur virent également : les étuis d’or fins de
ses ongles avaient imprimé de sillons rouges la peau tendre. Sakota
joignit ses mains et laissa couler des larmes de souffrance.
Mais Yehonala ne s’excusa pas. Elle s’inclina et refusa le bol de thé
que lui offrait une suivante.
« Je ne veux pas rester, cousine. » Elle avait repris sa douce voix
ordinaire. « Je suis venue pour obtenir ta promesse, et maintenant je
l’ai. Elle m’appartient et restera mienne durant toute ma vie et celle
de mon fils. Je n’oublierai pas que moi aussi j’ai donné ma
promesse. »
Cette femme altière à l’orgueil démesuré fit du regard le tour de
l’assistance. Puis elle se retira et, balayant le sol de ses robes de
brocart, reprit son fils et s’éloigna.
Ce soir-là, une fois que l’enfant, après avoir été nourri, se fut
endormi dans les bras de sa nourrice, elle fit appeler Li Lien-ying. Il
n’était jamais bien loin ; elle lui ordonna de lui amener le chef des
eunuques An Teh-hai.
« Dis-lui que quelque chose me tourmente », ordonna-t-elle. Au
bout d’une heure ou deux, Li Lien-ying ramena le chef des eunuques
qui s’excusa : « Pardonnez-moi, Vénérable, j’étais aux ordres de
l’empereur, dans sa chambre.
— Tu es pardonné. » De l’index, Yehonala lui désigna une chaise et
s’installa dans son fauteuil, semblable à un trône, près d’une grande
table sculptée. Elle renvoya ses dames d’honneur, ne gardant près
d’elle que Li Lien-ying et sa suivante.
Li Lien-ying fit mine de se retirer, mais Yehonala lui ordonna de
rester.
« Ce que j’ai à dire s’adresse à vous deux, car je dois compter sur
vous comme sur ma main gauche et ma main droite. »
Elle commença par s’enquérir des intrigues dont ses suivantes lui
avaient chuchoté quelques bribes.
« Tout cela est-il vrai ? demanda-t-elle au chef des eunuques, ai-je
des ennemis qui complotent d’enlever le trône à mon fils si… » Elle
s’interrompit, car, en parlant de l’empereur, personne n’a le droit de
prononcer le mot « mort ».
« Dame, tout ceci est vrai. » Le chef des eunuques inclina sa belle
tête massive.
« Continue, ordonna-t-elle.
— Vénérable, vous devez savoir que nul parmi les clans puissants
ne croyait l’empereur capable d’engendrer un fils en bonne santé.
Lorsque la princesse consort donna le jour à une fille chétive,
certains princes reprirent courage et décidèrent de voler le sceau
impérial dès que l’empereur retournerait aux Sources Jaunes. Hélas !
hélas ! nous ne pouvons pas compter sur un règne de longue durée.
L’empereur est jeune, mais l’impératrice douairière l’a trop gâté. Elle
l’a nourri de sucreries dans son enfance, et a soigné à l’opium ses
maux d’estomac. Il n’avait pas douze ans qu’il était déjà débauché
par les eunuques. À seize, il était épuisé par les femmes. Voilà, j’ai dit
la vérité. »
Là-dessus, le chef des eunuques posa ses larges paumes à plat sur
ses genoux et baissa tant la voix que Li Lien-ying dut se pencher pour
l’entendre.
« En toute sagesse, chuchota-t-il avec une expression solennelle, il
nous faut maintenant dénombrer nos amis et nos ennemis. »
Yehonala demeurait immobile pendant qu’il parlait. Elle était
capable de garder son maintien gracieux tout en restant sans bouger
pendant des heures, droite et majestueuse. Elle regarda le chef des
eunuques sans manifester de crainte.
« Qui sont nos ennemis ?
— D’abord, le grand conseiller, Su Shun.
— Lui ? Et moi qui ai pris sa fille parmi mes dames d’honneur !
— Oui, lui-même, et puis aussi le propre neveu de l’empereur, Yi,
et encore le prince Cheng. Ces trois-là, Vénérable, sont vos
principaux ennemis parce que vous nous avez donné un héritier. »
Elle inclina la tête. Le danger était bien tel qu’elle se l’imaginait :
d’un côté, des princes puissants apparentés par le sang à l’empereur ;
de l’autre, elle seule, une simple femme !
Elle leva la tête fièrement. « Et qui sont nos amis ? »
Le chef des eunuques s’éclaircit la voix. « Le premier de tous,
Vénérable, c’est le prince Kung, le jeune frère du Fils du Ciel.
— Est-il vraiment mon ami ? À lui seul, il vaut tous les autres. »
Elle était encore si jeune qu’elle se raccrochait au moindre espoir, et
ses joues s’empourprèrent.
« Quand le prince Kung vous a vue, déclara le chef des eunuques,
il a dit à un ami de son clan, qui me l’a répété, que votre beauté et
votre intelligence exceptionnelles apporteraient au royaume soit la
prospérité, soit la ruine. »
Yehonala l’écoutait avec attention. Elle soupesa chacune de ces
paroles et resta silencieuse un long moment. Puis elle poussa un
grand soupir.
« Si je dois apporter la prospérité au royaume, il me faut des
armes.
— Cela est exact, Vénérable.
— Mon arme principale sera la puissance que donne le rang.
— Cela est vrai, Vénérable.
— Retourne voir l’empereur et suggère-lui que l’héritier est en
danger ! Fais-lui comprendre que moi seule peux protéger notre
enfant. Souffle-lui de m’élever à un rang égal à celui de la princesse
consort, de sorte qu’elle ne puisse exercer aucun pouvoir sur
l’héritier, ni servir d’instrument à ceux qui désirent le pouvoir. »
Le chef des eunuques fut ravi de tant d’habileté, et Li Lien-ying se
mit à rire en faisant craquer ses jointures pour témoigner sa
satisfaction.
« Dame, dit le chef des eunuques, je vais influencer l’empereur
pour qu’il vous donne cette récompense le jour où l’on célébrera le
premier mois de l’héritier. Quel jour serait plus propice ?
— Aucun autre, en effet », acquiesça-t-elle.
Elle plongea son regard dans les petits yeux noirs profondément
enfoncés sous le front lisse. Des fossettes se creusèrent dans le visage
de la jeune femme qu’un sourire éclaira, tandis que ses grands yeux
pétillaient de malice, de joie et de triomphe.
Son fils parvenait au terme de son premier mois. La lune était
pleine de nouveau. Certains dangers étaient écartés, tels que la
maladie du dixième jour qui fait mourir les nourrissons avant leur
dixième jour d’existence, la maladie du flux, qui liquéfie les entrailles
d’un enfant, le danger du vomissement continuel, les toux, les
rhumes et la fièvre. À la fin de ce premier mois, l’héritier était potelé
et bien portant, déjà volontaire, et toujours affamé, de sorte que jour
et nuit sa nourrice restait à sa disposition. Cette nourrice, Yehonala
l’avait choisie elle-même ; c’était une jeune paysanne chinoise qui
avait aussi un fils premier-né et dont le lait devait par conséquent
convenir à l’enfant royal. Mais Yehonala ne s’était pas contentée de
faire contrôler la santé de la femme par les médecins de la cour. Elle
avait tenu à l’examiner elle-même, à goûter son lait et à respirer son
haleine pour en déceler la moindre aigreur. Elle lui avait elle-même
établi un régime à partir des meilleurs mets. Le jeune prince
prospérait à l’instar d’un petit paysan.
Pour fêter le premier mois de son fils, l’empereur avait ordonné
des réjouissances dans la nation tout entière. Dans la Ville interdite,
la journée devait se dérouler en festivités et en banquets. Lorsque
l’empereur envoya le chef des eunuques demander à Yehonala ce qui
lui ferait plaisir en ce jour béni, elle exprima librement son désir.
« Je meurs d’envie de voir une pièce de théâtre, confia-t-elle à An
Teh-hai ; depuis que j’habite sous ce toit doré, je n’ai pas été une fois
au spectacle. L’impératrice douairière n’aimait pas les acteurs et je
n’ai pas exprimé mon vœu de son vivant, pas plus que pendant les
mois de deuil consécutifs à sa mort. Mais maintenant… Le Fils du
Ciel me ferait-il ce plaisir ? »
An Teh-hai ne put que sourire devant ce visage rose et ardent
comme celui d’un enfant, aux grands yeux pleins d’espoir.
« Le Fils du Ciel ne vous refusera rien maintenant, dame. » Il lui
fit un clin d’œil, inclina la tête à plusieurs reprises pour lui faire
comprendre qu’elle recevrait une récompense bien plus importante
qu’une pièce de théâtre, puis il se hâta de se retirer pour transmettre
son message.
Ainsi, le jour des festivités, Yehonala vit-elle exaucer tous ses
désirs, du plus petit jusqu’à son vœu le plus cher. Tout d’abord eut
lieu la cérémonie de présentation des cadeaux. Pour ce rite,
l’empereur avait choisi le palais des Grandes Splendeurs. Dès l’aube
s’y pressaient des hommes venus de tous les coins du royaume ;
parmi eux circulaient des eunuques qui s’occupaient des énormes
lanternes de corne suspendues aux poutres et décorées de dragons à
cinq griffes. Leur lumière faisait ressortir les broderies d’or des
vêtements et les joyaux incrustés dans le trône. Dans une gamme de
couleurs chatoyantes, le cramoisi s’y mêlait à la pourpre, à l’écarlate,
au bleu roi ; l’or et l’argent rivalisaient d’éclat.
Tous attendaient en silence l’arrivée du Fils du Ciel. À l’aube, la
procession impériale fit son apparition, étendards en tête, encadrée
de gardiens en tenue écarlate. Les princes venaient d’abord, puis les
eunuques marchant d’un pas lent, deux par deux, vêtus d’une robe
pourpre, à ceinture d’or. Au milieu, douze porteurs ployaient sous le
palanquin sacré, laqué de jaune, où trônait le Fils du Ciel en
personne. Dans la salle d’apparat, toute l’assistance tomba à genoux
et neuf fois chacun frappa le sol du front en criant : « Dix mille
années… dix mille années… dix mille années ! »
L’empereur descendit de son palanquin ; s’appuyant à droite sur
son frère et à gauche sur le grand conseiller Su Shun, il monta sur le
trône d’or. Là, assis dans une pose très digne, les paumes à plat sur
les genoux, il reçut par ordre de préséance les princes et les eunuques
qui apportaient leurs offrandes à l’héritier. Ils ne les touchaient pas
de leurs mains, car elles étaient placées sur des plateaux d’argent
tenus par des porteurs. Le prince lisait à haute voix la liste des
cadeaux, indiquait leur provenance (province, port, ville ou région),
et le chef des eunuques, armé d’un parchemin et d’un pinceau,
consignait le nom du donateur, la nature du cadeau et sa valeur ; les
donateurs l’avaient soudoyé au préalable pour surestimer la valeur
de leurs cadeaux. Derrière le trône se trouvait, comme d’habitude, un
vaste écran de bois parfumé, très habilement ajouré de dragons à
cinq griffes : il dérobait à la vue Yehonala, la princesse consort et
leurs suivantes. Une fois tous les cadeaux acceptés, l’empereur fit
appeler Yehonala pour qu’elle reçoive le sien. Le chef des eunuques
se rendit devant elle pour lui communiquer cette convocation et il la
conduisit devant le trône du Dragon. Elle se tint debout un instant,
grande et majestueuse, la tête haute, ne regardant ni d’un côté ni de
l’autre. Puis, lentement, elle se laissa tomber à genoux, posa ses
mains jointes sur les dalles du sol et y inclina son front.
L’empereur prit la parole : « En ce jour, nous déclarons que la
mère de l’héritier Impérial, agenouillée devant nous, sera élevée au
rang de princesse consort à égalité entière avec l’autre princesse
consort. Afin que nulle confusion ne s’établisse, la première
princesse consort se nommera Tzu-An, ou impératrice du palais
oriental, et la bienheureuse mère prendra le nom de Tzu-Hsi, ou
impératrice du palais occidental. Telle est notre volonté. Elle sera
À
proclamée dans le royaume tout entier, afin que nul n’en ignore. » À
ces mots, le cœur de Yehonala se gonfla de joie. Qui pouvait lui nuire,
désormais ? Elle était élevée par la main même de l’empereur. Trois
fois et trois fois encore et encore trois fois, elle inclina son front sur
ses mains. Puis elle se redressa, attendant que le chef des eunuques
lui tendît son bras pour qu’elle s’y appuie en allant reprendre sa place
derrière l’écran du Dragon. Une fois réinstallée, elle ne tourna pas la
tête vers Sakota, et cette dernière n’eut pas un mot pour elle.
Pendant cette cérémonie, la vaste multitude qui remplissait la
salle d’apparat avait gardé le silence. Seule avait résonné la voix de
l’empereur. À dater de ce jour, Yehonala devint Tzu-Hsi, nom
impérial de la mère sacrée.
Le matin se leva clair et beau, sur un jour sans vent, rafraîchi par
quelque lointaine averse survenue dans le nord, et Tzu-Hsi passa les
heures absorbée comme une enfant dans ses merveilleuses
découvertes. Elle voulait tout voir à la fois : les palais, les lacs, les
cours, les terrasses, les jardins et les pavillons ; mais il resterait
encore les collections de trésors, tous les palais où s’entassaient les
présents reçus depuis deux cents ans par les empereurs de la
dynastie : des milliers de pièces de soieries, des ballots de fourrure de
Sibérie, des curiosités de tous les pays d’Europe, des cadeaux du
Tibet, du Turkestan, de Corée et du Japon, et de toutes les petites
nations qui, bien qu’indépendantes, reconnaissaient le Fils du Ciel
pour leur guide et leur chef. On y trouvait aussi des meubles
superbes et des produits précieux des provinces du Sud : des bibelots
de jade et d’argent, des vases d’or sertis de pierres précieuses venues
des Indes.
Elle fixa une date très proche pour le mariage. Plus tôt
l’irrévocable serait accompli, mieux cela vaudrait ! Un problème se
posait : Lady Mei n’avait pas de famille et il lui fallait un autre
domicile de jeune fille que le palais impérial.
L’impératrice douairière fit venir le chef des eunuques. Celui-ci,
dans ses appartements, absorbait avec délices son repas de onze
heures. Il se consolait de la mort de son souverain dans les plaisirs de
la table.
L’impératrice douairière leva les yeux de son livre, quand il se
présenta devant elle, et lui dit avec dégoût :
« An Teh-hai ! Comment oses-tu te laisser aller ainsi ? Tu grossis
tous les jours ! »
Il essaya de prendre un air triste : « Vénérable, je suis une outre
pleine d’eau : qu’on me pique, et il en sortira du liquide. Ce n’est pas
de la graisse, Majesté, je suis malade. » Elle l’écouta avec l’air sévère
qu’elle prenait pour réprimander ses inférieurs. Aucun détail ne lui
échappait et, malgré les préoccupations de son esprit et de son cœur,
elle savait accorder son attention aux moindres petites choses.
« Je sais que tu te laisses aller à trop boire et trop manger,
affirma-t-elle. Et puis tu t’enrichis. Prends garde de ne pas devenir
trop riche. Et n’oublie pas que j’ai l’œil sur toi. »
Le chef des eunuques répondit humblement : « Majesté, nous
savons que vous voyez tout. »
Elle continuait à fixer sur lui le regard sévère de ses grands yeux
brûlants. Les convenances interdisaient à An Teh-hai de lever les
yeux sur sa souveraine, mais il sentait son regard sur lui et il se mit à
transpirer. Alors, elle sourit.
« Tu es trop beau pour te laisser envahir par la graisse, reprit-elle,
tu ne pourras plus jouer les rôles de jeune premier au théâtre si tu
n’arrives pas à fermer ta ceinture ! » Il rit. Il aimait en effet jouer ce
genre de rôle.
« Majesté, promit-il, je vais me rationner pour vous faire plaisir. »
Mise de bonne humeur, elle reprit : « Je ne t’ai pas appelé ici pour
parler de toi, mais pour t’ordonner de t’occuper du mariage de Lady
Mei avec Jung Lu, le commandant de la garde. Tu sais qu’il doit
l’épouser ?
— Oui, Majesté. »
Il savait tout ce qui se passait dans l’enceinte du palais. De Li Lien-
ying au dernier des eunuques et à la plus jeune des servantes, tous lui
rapportaient ce qu’ils savaient. L’impératrice douairière ne l’ignorait
pas.
« Cette jeune fille n’a pas de parents, il faut donc que tu lui tiennes
lieu de famille. Mais, en tant que régente, je représente aussi le jeune
empereur et il ne serait pas séant de lui octroyer des prérogatives de
princesse en me rendant à son mariage. C’est donc toi qui
l’emmèneras dans la maison de mon neveu, le duc de Hui. Qu’elle
soit escortée avec tous les honneurs possibles. C’est dans cette
maison que mon cousin la recevra.
— Majesté, quel jour avez-vous fixé ?
— Demain, tu l’escorteras chez le duc. Aujourd’hui même, tu iras
avertir mon neveu de préparer sa maison. Il a deux vieilles tantes qui
représenteront les compagnes du côté maternel. Ensuite, tu iras chez
le commandant pour lui annoncer que j’ai fixé à après-demain la
date du mariage. La cérémonie terminée, tu viendras m’en rendre
compte. Ne me dérange pas avant que tout soit accompli.
— Majesté, je suis votre serviteur. » Il s’inclina et se retira. Mais,
déjà replongée dans sa lecture, elle ne leva pas la tête.
Pendant les deux jours qui suivirent, elle sembla uniquement
absorbée par ses livres. Tard dans la nuit, alors que les eunuques
remplaçaient les bougies en bâillant derrière leur manche, elle lisait
lentement, avec attention. Décidée à tout savoir, elle choisissait des
ouvrages qui traitaient de sujets inconnus pour elle non seulement
par soif de connaissances, mais aussi par besoin d’en savoir plus que
tout son entourage. C’est ainsi que, pendant les deux jours où se
déroulaient les cérémonies du mariage ordonnées par elle,
l’impératrice étouffait son imagination en étudiant un traité de
médecine légale.
Elle apprit que le corps humain est fait de trois cent soixante-cinq
os, nombre égal à celui des jours de l’année solaire ; les hommes ont
douze côtes de chaque côté, huit longues et quatre courtes, alors que
les femmes en possèdent quatorze. Elle apprit que si des parents et
leurs enfants, ou un mari et sa femme, laissent couler leur sang dans
un récipient, le mélange se fait intégralement, mais que le sang de
deux personnes étrangères l’une à l’autre ne se mêle jamais. Elle
apprit aussi les secrets des poisons.
Pendant deux jours, elle ne quitta la bibliothèque impériale que
pour dormir et se nourrir. Le matin du troisième jour, l’eunuque Li
Lien-ying s’annonça de loin par une toux. Elle leva la tête et
demanda :
« Que veux-tu ?
— Majesté, le chef des eunuques est de retour. »
Elle ferma son livre et prit son mouchoir de soie, retenu à son
épaule par un bouton de jade.
« Qu’il approche ! »
Le chef des eunuques s’approcha et salua.
« Tiens-toi derrière moi pour me dire ce que tu as à me dire. »
Il se posta derrière elle. Elle l’écouta, contemplant par les portes
ouvertes la grande cour où les chrysanthèmes flamboyaient, écarlates
et or, sous le brillant soleil de ce jour d’automne.
« Majesté, tout a été accompli selon les usages et avec beaucoup de
décorum. Le commandant a envoyé la chaise à porteurs nuptiale au
palais du duc de Hui et les porteurs se sont retirés. Les deux tantes
âgées du duc, obéissant aux ordres de Votre Majesté, ont
accompagné l’épousée, l’ont installée dans la chaise à porteurs et en
ont fermé la porte à clef, après avoir tiré le rideau. Les porteurs sont
revenus et ils se sont rendus au palais du commandant ; les deux
dames âgées suivaient dans une autre chaise à porteurs. Au palais du
commandant, deux autres dames âgées, cousines du père du
commandant, sont venues à la rencontre du cortège nuptial, et les
quatre dames ont accompagné l’épousée dans le palais. Le
commandant l’y attendait, entouré des parents de sa propre
génération, son père et sa mère étant défunts.
— N’a-t-on pas mis de la poudre de riz sur le visage de
l’épousée ? »
Le chef des eunuques se hâta de répondre : « Si, Majesté ; on a
couvert l’épousée de son voile virginal de soie rouge, on l’a fait passer
au-dessus d’une selle, ainsi que l’exige le rite – c’était la selle
mongole que le commandant a héritée de ses ancêtres –, ensuite elle
a enjambé des tisons de charbons de bois, et enfin elle est entrée au
palais, entourée des dames âgées. Là, un chanteur de noces a fait
agenouiller le couple pour rendre grâces au Ciel et à la Terre. Pour
finir, les dames âgées ont accompagné les époux dans la chambre
nuptiale pour les faire asseoir ensemble sur le lit.
— À qui appartenait la robe du dessus ?
— Au commandant, répondit le chef des eunuques avec un rire.
C’est lui, Majesté, qui gouvernera dans sa maison.
— Je le sais bien ! Il a toujours été obstiné. Continue !
— On a donné au couple deux bols de vin chaud couverts de satin
rouge ; ils ont bu, échangé leurs bols, et ont bu de nouveau. Ensuite,
ils ont mangé des gâteaux de riz. Après quoi tout le monde s’est
installé pour le repas de noce.
— Était-ce un grand festin ?
— Juste ce qui convenait, répondit prudemment le chef des
eunuques. Ni trop ni trop peu.
— Et naturellement ils ont terminé avec des beignets et du
bouillon de poule, symbole de longue vie. »
Le chef des eunuques attendait la question qui ne manquerait pas
de venir, la plus importante, celle qui se posait dans tout le pays, au
lendemain des mariages. Elle vint après une longue pause.
« Le mariage a-t-il été… consommé ? » L’impératrice parlait d’une
voix menue et changée.
« Oui. Je suis resté toute la nuit et, à l’aube, la servante de
l’épousée est venue se rendre compte. À minuit, le commandant a
soulevé le voile nuptial avec un couteau de fléau de balance, selon les
rites. La servante s’est retirée et, une heure avant l’aube, les cousines
âgées lui ont remis le drap taché. L’épousée était vierge. »
L’impératrice douairière gardait le silence. Le chef des eunuques
toussa pour indiquer qu’il attendait. Elle tressaillit, comme si elle
avait oublié.
« Va, lui dit-elle, tu as fait ce qu’il fallait. Je te récompenserai
demain.
— Majesté, vous êtes trop bonne. »
Elle resta immobile, le regard fixé sur les fleurs baignées de soleil.
Un papillon s’attardait en frémissant sur un pétale cramoisi : ses
ailes étaient d’un jaune impérial. Un présage ? Elle le demanderait au
Conseil des Astrologues ; ce ne pouvait être qu’un bon présage pour
paraître au moment où son cœur se brisait. Mais elle refusait de se
laisser aller. Elle souffrait, mais d’une blessure qu’elle s’était infligée.
Elle se leva, referma son livre et, suivie de loin par ses fidèles
eunuques, elle retourna dans son palais.
Elle s’éveilla dans un grand silence, le soleil était déjà haut dans le
ciel, l’air frais et embaumé. En dépit des craintes et des conseils des
médecins de la cour qui déclaraient nocif l’air de la nuit, l’impératrice
dormait toujours les fenêtres ouvertes et ne fermait même pas les
rideaux de son lit. Deux dames d’honneur montaient la garde dans sa
chambre et, à sa porte, une vingtaine d’eunuques, ni plus ni moins
nombreux que les autres jours. Elle ne changea rien à ses habitudes
si ce n’est qu’elle mit peut-être un peu plus longtemps à choisir ses
bijoux. Ce jour-là, elle prit des améthystes, une pierre sombre et
triste qu’elle ne portait pas souvent. Elle choisit également une robe
de couleur foncée et refusa de porter des orchidées dans ses cheveux,
pour paraître encore plus majestueuse.
Elle déjeuna de bon appétit, joua avec ses petits chiens et taquina
un oiseau en imitant son chant jusqu’à ce que la petite bête lui
répondît à pleine gorge. Elle appela enfin Li Lien-ying, qui l’attendait
dans le vestibule.
Les jours suivants, ses espions lui racontèrent que les dames
étrangères avaient fait à leurs maris un récit enthousiaste de leur
réception, affirmant qu’une femme aussi belle et aussi généreuse ne
pouvait se montrer cruelle ou malfaisante. Très satisfaite,
l’impératrice se persuada qu’elles disaient la vérité. Ayant conquis
l’estime générale, elle s’appliqua à débarrasser la Chine de ses
rebelles et ses réformateurs afin de réunir le peuple entier sous sa
domination et consolider sa popularité. Plus elle réfléchissait à cette
question, plus elle s’apercevait que la présence de l’empereur rendait
sa tâche impossible. Sa mélancolie, ses manières pensives, sa docilité
elle-même lui avaient gagné le cœur de son entourage. Une fois de
plus, elle s’obligea à agir dans l’intérêt général, tandis que Li Lien-
ying lui murmurait des conseils à l’oreille.
« Tant qu’il vivra, majesté, la nation restera divisée ; elle sera
amenée à choisir entre vous et lui. Les Chinois sont factieux de
naissance et se complaisent dans la division des intrigues. Les
meneurs passent leur vie à comploter dans la clandestinité. Ils
rappellent constamment au peuple que c’est un Mandchou et non un
Chinois qui les gouverne. Vous seule saurez conserver la paix, bien
que vous soyez Mandchoue, parce que le peuple vous connaît et fait
confiance à votre sagesse.
— Si seulement mon neveu était un homme fort, soupira-t-elle,
comme je lui confierais volontiers le destin du peuple !
— Mais il n’est pas fort, majesté, murmura l’eunuque. C’est un être
faible et capricieux. Il écoute les rebelles chinois et se méprend sur
leurs motifs. Il nuit à la dynastie sans s’en rendre compte. »
Elle ne pouvait que l’approuver, mais ne se laissait pas arracher
l’ordre qu’il attendait avidement.
Ce jour-là, elle arpenta longuement la terrasse du palais, en
contemplant l’île où son neveu vivait prisonnier, au milieu des eaux
couvertes de lotus. Mais comment pouvait-on appeler prison ce
palais confortablement meublé, situé dans un cadre agréable ! Elle
voyait son neveu se promener dans l’île exiguë, suivi, à distance, par
les eunuques vigilants.
Il était temps de changer ses gardiens qui se prenaient vite de
sympathie pour leur jeune prisonnier. Jusqu’à présent, aucune
trahison ne s’était produite parmi eux. Chaque soir, l’impératrice
recevait la copie du journal de son neveu ; ainsi connaissait-elle ses
pensées les plus intimes. Un seul d’entre les eunuques, un nommé
Huang, lui inspirait des soupçons, car il envoyait toujours des
rapports trop favorables : « L’empereur passe son temps à lire des
ouvrages de valeur ; lorsqu’il est fatigué, il peint ou compose des
poèmes. »
En réfléchissant aux paroles de son eunuque, l’impératrice décida
brusquement que le moment n’était pas venu de tuer son neveu.
Après l’avoir choisi pour occuper le trône, elle ne voulait pas porter la
responsabilité de ce crime. Elle désirait sa mort, mais elle préférait
laisser agir le Ciel.
Lorsqu’elle revit Li Lien-ying, elle le traita avec froideur et lui
intima d’un ton sans réplique : « Ne me parle plus du voyage de
l’empereur aux Sources Jaunes ; ce que le Ciel veut, le Ciel le fera. »
L’eunuque s’inclina en signe d’obéissance.
Néanmoins, quelques jours plus tard, elle le fit venir, prête à lui
reprocher les actes dont l’accusaient ses espions.
« Eh bien ? » dit-elle dès qu’il parut. Malgré l’heure tardive, elle ne
lui avait pas laissé le loisir de dîner. Son repas pouvait attendre.
« Qu’ai-je fait, majesté ? »
Pour la première fois, elle lui trouva l’air vieux et fatigué.
« J’apprends que tu as laissé les ministres étrangers doubler leurs
troupes de protection.
— J’y ai été obligé. Il semble qu’ils aient, eux aussi, leurs espions et
ils ont appris que vous, majesté, vous écoutez les conseils de Kang Yi
et que vous protégez les bandes clandestines de rebelles chinois
acharnés, comme chacun sait, à supprimer tous les étrangers du
pays. Majesté, j’ai dit que je ne vous croyais pas capable d’approuver
une telle folie. Vous vous estimez donc assez forte pour vous dresser
contre le monde entier ? Il nous faut négocier, apaiser, jusqu’à ce que
nous soyons assez puissants pour remporter la victoire.
— Il paraît que le peuple a proféré des malédictions à l’entrée des
troupes étrangères. Kans Yi, après son voyage à Chu-chou, rapporte
que la province est maintenant organisée pour combattre l’ennemi. Il
m’a amené quelques Boxers pour me montrer leurs prouesses. Ils
ont, paraît-il, un pouvoir surnaturel qui les rend invulnérables. Les
armes à feu elles-mêmes n’arrivent pas à les blesser. »
Saisi d’angoisse, Jung Lu s’écria : « Oh ! Majesté, comment
pouvez-vous croire à de telles sottises ?
— C’est toi qui dis des sottises, rétorqua l’impératrice. As-tu oublié
qu’à la fin de la dynastie Han, il y a plus de mille ans, Chang Chou
mena les rebelles du Turban Jaune à l’attaque du trône et prit de
nombreuses villes avec seulement un demi-million d’hommes ? Eux
aussi connaissaient des tours surnaturels pour éviter les blessures et
la mort. Kang Yi affirme que certains de ses amis ont vu accomplir
les mêmes tours de magie, il y a longtemps, dans la province de
Shensi. Quand on a le bon droit pour soi, certains esprits vous
protègent, je te le dis ! »
Jung Lu jeta son chapeau par terre dans un accès de fureur et
s’arracha les cheveux à poignées.
« Je n’oublie pas votre rang, gronda-t-il entre ses dents serrées.
Mais vous restez ma cousine, celle à qui j’ai depuis longtemps fait
don de ma vie. Au moins ai-je le droit de qualifier vos actes de
stupides. Votre beauté et votre puissance ne vous empêchent pas de
commettre des sottises. Je vous avertis : si vous écoutez Kang Yi, qui
s’obstine à ignorer le présent et à vivre dans les siècles passés ; si
vous croyez votre chef des eunuques et ses pareils, et même le prince
Tuan qui vit dans un rêve absurde, alors je peux vous dire que vous
provoquerez votre propre perte et celle de la dynastie. Oh ! écoutez-
moi… Oh ! écoutez-moi… »
Il joignit les mains pour la supplier et regarda bien en face ce
visage adoré. Leurs regards se rencontrèrent et s’unirent ; il la vit
ébranlée et n’osa plus prononcer une parole, de peur de perdre
l’avantage acquis. Elle reprit d’une voix humble : « J’ai demandé au
prince Ch’ing ce qu’il en pense et il m’a répondu que les bandes de
Boxers pouvaient se rendre utiles.
— Moi seul vous dis la vérité ! » s’exclama-t-il. Il fit un pas en
avant, les mains passées dans sa ceinture pour ne pas les tendre vers
elle. « En votre présence, le prince Ch’ing n’ose pas dire ce qu’il me
raconte dans le privé : ces Boxers sont des imposteurs et des
simulateurs, des brigands ignorants qui cherchent à s’élever au
pouvoir grâce à votre protection. Est-il un homme qui vous révère
plus que moi ? » Sa voix sombra, et il prononça ces derniers mots
dans un murmure hésitant.
Elle baissa la tête. Il exerçait toujours sur elle l’ancienne emprise.
Toute sa vie, l’amour de Jung Lu l’avait guidée.
« Promettez-moi au moins de ne rien faire sans m’en parler,
insista-t-il. Ce n’est qu’une petite promesse, une récompense… la
seule que je demande. »
Il attendit un moment, les yeux fixés sur sa tête courbée.
Elle releva le front. « Je te le promets. »
« Majesté, affirma Kang Yi, vous avez tort. La vieillesse vous rend
trop indulgente. Vous ne permettez pas qu’on se débarrasse des
étrangers. Pourtant il suffirait d’un mot de vous pour qu’ils
disparaissent jusqu’au dernier, avec leurs chiens et leurs volailles, et
qu’il ne reste pas une pierre de leurs habitations. »
Averti par ses espions que Jung Lu combattait son influence, il
s’était hâté de demander une audience.
Elle détourna la tête. « Vous me fatiguez, tous.
— Mais, majesté, insista Kang Yi, le moment est mal choisi pour la
fatigue. C’est l’heure de la victoire ! Avez-vous seulement besoin de
lever le petit doigt ? Non, il vous suffit de parler et d’autres agiront.
Nous n’attendons que votre ordre… rien que votre ordre, majesté. »
Elle secoua la tête. « Je ne peux vous le donner. »
[1]
Cf. Frank Dikotter, « Racial Identities in China : Context and
Meaning ». The China Quarterly, 1994, p. 404-412.
[2]
En français, lire, par exemple, Mo Yan, Le Clan du sorgho,
Arles, Actes Sud, 1990.153 p. (traduit par Pascale Guinot et Sylvie
Gentil ; éd. originale chinoise, 1986) ; ou, toujours de Mo Yan, La
Mélopée de l’ail paradisiaque. Paris, Messidor, 1990.376 p. (traduit
par Chantal Chen-Andro).
[3]
Voir par exemple, en français, Li Ang, La Femme du boucher.
Paris, Flammarion, 1992, 200 p. (traduit par Alain Peyraube et Hua-
fang Vizcarra ; 1re éd. : Taiwan, 1983).