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REVUE D’ÉTUDES MAÇONNIQUES ET SYMBOLIQUES

Renaissance
Traditionnelle

WHARTON,
CAGLIOSTRO,
LENAIN…
TROIS MAÇONS HORS DU COMMUN

N° 195-196
JUILLET-OCTOBRE 2019
49e ANNÉE
Numéro gratuit
“spécial confinement” Renaissance
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196
Traditionnelle
sous l’égide de l’Institut maçonnique de France

Directeur-Fondateur : René DÉSAGULIERS † (1970-1992)


Directeur : Roger DACHEZ
Rédacteur en chef : Pierre MOLLIER
Secrétaire de Rédaction : Paul PAOLONI

S O M M A I R E
NUMÉRO 195-196 JUILLET-OCTOBRE 2019

167
Avant-propos

168
Le premier Grand Maître des francs-maçons en France ?
L’énigme de Philip, Marquis puis Ier duc de Wharton
par Bernard Homery

211
Dans le viseur des francs-maçons : la première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
par Reinhard Markner

224
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité répandues devant le nouveau thaumaturge (1781)
Édition établie et traduite de l’allemand
par Reinhard Markner et Lionel Duvoy

244
Lazare Lenain, mage de génie
par Benjamin Barret

260
Les âges du Monde et la franc-maçonnerie
par Jacob Perlman

288
L’Abbé Rambaud, un personnage énigmatique…
par Hugues Berton et Christelle Imbert

308
Notes de lecture
par Pierre Lachkareff

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Numéro gratuit
“spécial confinement” 
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196

AVANT-PROPOS

Ce numéro 195-196 clôt l’année 2019 de Renaissance Traditionnelle. Nous avons certes toujours
été un peu en dehors du temps profane mais nous espérons que la qualité des articles – et la richesse de
la matière – compensera aux yeux de nos fidèles lecteurs ce retard de quelques mois. Nous vous propo-
sons ici des contributions sur trois Maçons hors du commun : deux relativement célèbres, Wharton et
Cagliostro ; le troisième, Lenain, n’est connu que des spécialistes mais se révèle tout aussi passionnant.
Le duc de Wharton a été Grand Maître de la Première Grande Loge à Londres en 1723 – d’où
sa présence sur le frontispice des Constitutions d’Anderson – mais il aurait aussi été le premier Grand
Maître des francs-maçons français à Paris en 1728. C’est dire son importance dans l’histoire de la
franc-maçonnerie, et notamment dans sa période la plus ancienne et la plus obscure. Bernard Homery
puise aux meilleures sources pour nous brosser le portrait de cette personnalité complexe, tiraillée
entre idéaux et mauvais penchants, fidélités et inconstances… et qui, en dépit d’indiscutables talents,
gâchera finalement cette vie qui semblait si prometteuse. L’auteur s’attache aussi à discuter la ques-
tion de la réalité de son rôle à la tête des francs-maçons français. Elle ne va pas de soi au regard du
peu d’éléments factuels dont on dispose. Mais, après avoir pesé le pour et le contre, Bernard Homery
penche pour la réalité de cette première Grande Maîtrise ; certes éphémère, certes surtout symbolique,
mais sans doute bien réelle.
Figure paradoxale, mais aussi notable, du xviiie siècle maçonnique, Cagliostro ne cesse d’inter-
roger sur la nature de la franc-maçonnerie du Siècle des lumières. Reinhard Markner et Lionel Duvoy
nous procurent ici l’un des premiers témoignages approfondis sur le Grand Cophte. Témoignage émi-
nemment critique, mais qui recèle de nombreuses informations de première main sur la manière
d’être et les façons de faire de Guiseppe Balsamo.
Lazare-Républicain Lenain ! auteur de La Science Cabalistique et candidat « démocrate ouvrier »
aux élections législatives d’avril 1848, quand les méditations d’un « homme de désir » rejoignent le
romantisme du xixe siècle. Benjamin Barret nous introduit à la personne et à l’œuvre de ce Maçon
atypique – et très attachant – qui a publié ce qui deviendra, bien des années après, un classique de la
tradition occultiste française.
Dans un article très stimulant, Jacob Perlman croise érudition et approche symbolique pour
essayer de mieux cerner la dimension initiatique que peuvent avoir les références aux périodes histo-
riques dans lesquelles s’inscrivent les différents grades de la franc-maçonnerie.
Comme à intervalles réguliers depuis ses origines, RT vous propose quelques éléments d’his-
toire du compagnonnage. Aujourd’hui Hugues Berton et Christelle Imbert lèvent un voile sur un per-
sonnage énigmatique, l’Abbé Rambaud, qui joua un rôle important dans la fondation de l’Association
Ouvrière des Compagnons du Devoir en… 1941 !
Enfin, grâce aux notes de lectures de Pierre Lachkareff, vous pourrez découvrir les ouvrages
importants récemment publiés dans notre domaine.
Bonne lecture… et n’oubliez pas de renouveler votre abonnement pour 2020, Renaissance
Traditionnelle ne vit que grâce au soutien de ses abonnés.

Pierre Mollier

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


Numéro gratuit
“spécial confinement”
 https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196

LE PREMIER GRAND MAÎTRE


DES FRANCS-MAÇONS EN FRANCE ?
L’ÉNIGME DE PHILIP,
MARQUIS PUIS 1er DUC DE WHARTON…
par Bernard Homery1

P
hilip (1613-1696), 4e baron de Wharton, puritain et
partisan de Cromwell, fut un opposant actif et constant des rois
Charles II puis Jacques II Stuart. Son fils, Thomas (1648-1715),
5e baron, marié en secondes noces en 1692 avec Lucy Loftus (1670-
1717), fille d’Adam Loftus 1er vicomte de Lisburne, femme de lettres,
adhérente au Kit Kat Club et opposante comme son père, fut de ceux
qui appelleront le prince d’Orange, futur Guillaume III, et participe-
ront à la Glorieuse Révolution. Le baron, écarté du Conseil privé par la
reine Anne, retrouvera sa position en 1706. Cette même année, ayant
très activement contribué au traité d’Union avec l’Écosse, il est créé par
1er vicomte de Winchenden et 1er comte de Wharton, sera Lieutenant
général d’Irlande de 1708 à 1710 puis, en 1714, 1er marquis de Wharton
et de Malmesbury, pairie d’Irlande. Réformateur orangiste, excellent
orateur, il est un des fondateurs du parti whig et sera député pendant
dix-sept ans à la Chambre des Lords, Lord du Sceau privé, et deviendra
grand propriétaire terrien irlandais. Cible de Jonathan Swift, le couple
Wharton représentait assez l’image de la haute société d’alors, riche,
cultivée et parfois libertine. Il aura trois enfants, Lucy (?-1739)2, Philip
(1698-1731) puis Jane (1706-1761)3 et décidera que l’enseignement de
leur fils et héritier, dont le parrain n’était autre que le roi Guillaume III
et la marraine la princesse Anne de Danemark, serait exceptionnel et
exclusivement réalisé par des tuteurs privés.

I. Un jeune homme prometteur


L’enfant est brillant, grâce à un certain « art de la mémoire » il sait
par cœur Virgile et Horace. Ses larges connaissances couvrent tant l’his-
toire des Anciens, la Grèce et Rome, que celle de l’Angleterre. À treize
ans, déjà orateur accompli, il l’emporte bien souvent sur ses adversaires

1. Nous remercions Michel Duchein dans l’aide qu’il nous a apporté dans la traduction des nombreux
documents utilisés dans cette étude.
2. Lucy Wharton, l’aînée, se marie à William Morice (1707-1750), 3e baronnet, dont elle divorcera en
1738, année précédant son décès, sans succession.
3. Jane Wharton (1706-1761), se marie à John Holt en 1728 qui décédera l’année suivante, sans
descendance. Mariée en 1733 à Sir Robert Coke, elle mourut sans descendance.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Portrait de Philip, duc de


Wharton par Charles Jervas
ou Jarvis (1675-1739), artiste
irlandais, gravure de George
Vertue (1684-1752), 1732,
British Museum.

d’âge mûr lors de controverses. Adolescent de très grande culture plus


historique, politique et littéraire que scientifique, quoique…, il s’adonne
aussi à la poésie. Quelles qu’aient été ses vies privée et sentimentale qui
furent fort mouvementées dès son adolescence, il hérite, mineur, de
toute la fortune parentale au décès de sa mère à l’âge de dix-neuf ans.
Suite à un mariage très précoce du temps de son père et à une séparation
de corps tout aussi rapide avant le décès maternel, en plein désordre

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

affectif, il est conduit par ses tuteurs en 1715 à réaliser un voyage sur
le Continent accompagné par un précepteur huguenot français, mon-
sieur Dussoul, dont le but est de rejoindre Genève et ses stricts principes
éducatifs. Au regard de sa très haute position, pendant ce Grand Tour,
il est reçu avec bienveillance, voire chaleur par les Provinces-Unies,
par la cour de Hanovre puis par celle de Hesse-Cassel, sur la route de
Genève. Une lettre de James Clavering (1680-1748) écrite de Hanovre à
sa cousine Lady Mary Clavering (1685-1723), comtesse Cowper4, datée
du 7 juin 1716 raconte à son sujet les faits suivants :
« Sa Majesté Czarienne nous a fait l’honneur de passer
à Hanovre par deux fois et de rester deux ou trois jours à
Herren-hausen, une maison de campagne du Roi à un mile
anglais de la ville ; ainsi j’ai eu l’honneur de manger à sa
table plusieurs fois. […] Il est accompagné d’un Gentleman
écossais, cousin de l’Ex-Lord Mar5, qui est à la fois son
Chancelier et son médecin (tenant un rang jacobite) [Sir
Robert Erskine (1674-1719)], qui m’a dit que Lord Wharton
avait promis au Tsar de l’accompagner comme Volontaire
lorsqu’il fera la descente sur Schonen6 […]. »7
Ce courrier nous apprend que le tsar, pendant son voyage en
Europe occidentale en 1716-1717, échangea avec Philip, encore 2e mar-
quis de Wharton, qui n’avait alors que dix-huit ans. Cette rencontre fut
d’importance car Wharton fera référence ultérieurement en différentes
occasions au tsar Pierre 1er (1672-1725) et à la Russie.

II. Un ralliement inattendu aux Stuarts


1715 est une mauvaise année pour les Jacobites, celle du décès
de Louis XIV, leur plus fidèle et puissant soutien, et celle de l’échec
de la deuxième révolte écossaise soldée par la défaite de Sheriffmuir8.
L’arrivée du roi George 1er sur le trône britannique entraîne un chan-
gement de gouvernement qui des Tories passe aux Whigs, ces derniers
reprochant aux premiers la signature du traité d’Utrecht de 1713 trop
défavorable, pensaient-ils, à l’Angleterre. C’est ainsi que Henry St John
(1678-1751), 1er vicomte de Bolingbroke, alors ministre des Affaires

4. Lady Clavering (1685-1723), comtesse de Cowper, mariée à William Cowper (1665-1723), 1er
comte de Cowper, est la « Lady of the Bedchamber » de 1714 à 1720 de Caroline d’Ansbach (1683-
1737), princesse de Galles, épouse du futur George II de Hanovre.
5. John Erskine, 6e comte de Mar, déchu de ses titres après la défaite jacobite de Sheriffmuir en
1715.
6. Le comté de Shonen ou Scania est la partie sud de la Suède dont la capitale est Malmö, juste en
face de Copenhague, côté mer Baltique. L’évocation de cette campagne est à inclure dans la conduite
de la Grande guerre du nord entre principalement la Suède et la Russie de 1700 à 1721.
7. Diary of Mary, Countess Cowper, J. Murray, Londres, 1864, p. 194 in Lewis Melville, The Life and
Writings of Philip, Duke of Wharton, Londres, 1913, chap. III, p. 26.
8. Selon l’histoire traditionnelle de la rébellion de 1715, l’étendard du prétendant, Jacques III, était
« De soie verte à la frange chamois, au pélican nourrissant ses petits au naturel. » devise : « Tantum
Valet Amor Regis et Patriae. » [« Seul vaut l’amour du Roi et de la Patrie »]. In AQC, John Yarker, The
Rose Croix Jewel and the Stuarts, Londres, 1888, Volume 1, notes p. 150.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

étrangères du Royaume-Uni, doit s’exiler en France où il reprendra cette


même fonction auprès du prétendant, Jacques III, qui le titre Ier comte
de Bolingbroke. Des divergences apparaîtront assez rapidement entre
les deux hommes et la volonté du récent comte jacobite de ne pas laisser
le champ libre au pays à son adversaire Robert Walpole et de reconqué-
rir les faveurs du roi George qu’il obtiendra en 1723 l’écarta du souve-
rain en exil. C’est à ce moment que Philip Wharton apporte à Jacques
III sa jeunesse, son éclat et son intelligence, malgré ses frasques, avec la
caution de l’encadrement jacobite parisien, celle de John Erskine (1675-
1732), ex-6e comte de Mar, et celle de James Butler (1665-1745), 2e duc
d’Ormonde.
Se séparant de son tuteur à Genève, Philip Wharton rejoint Paris
d’où il approche le cercle des partisans du « Roi au-delà des Mers » et
rend visite à Marie de Modène, veuve de feu Jacques II, à Saint-Germain
en Laye qui lui offre une belle somme en bijoux pour « la Cause » qu’il
distribuera et dépensera tout de suite à Paris. Par un courrier du 21 août
1716 il écrit au comte de Mar pour lui dire qu’il adresse le jour même au
roi [Jacques III] une lettre de soumission. En voici une traduction :
La miséricorde que Votre Majesté a montrée à ceux de
mes compatriotes qui ont reconnu depuis longtemps
votre juste et incontestable titre aux couronnes de vos
ancêtres royaux, et la tendresse avec laquelle ils ont été re-
çus par vous depuis leur retour à leur devoir, m’encourage
à m’incliner humblement à vos pieds royaux pour implo-
rer votre pardon pour mes offenses passées et celles de ma
famille, et pour vous assurer que mon comportement futur
donnera une preuve convaincante de mon repentir sincère
et chaleureux
En premier lieu, vous pouvez compter sur mon obéissance en
tout ce que votre Majesté me commandera, autant qu’est com-
patible avec un Anglais né libre, qui fait des lois du pays les règles
de sa loyauté, et, chaque fois qu’il plaira à Dieu de préserver
ces lois en plaçant Votre Majesté sur le trône, personne ne se
réjouira plus que moi d’un changement si béni, et, jusqu’à cet
heureux moment venu, personne ne s’y aventurera davantage,
car ma vie et ma fortune seront à votre disposition. Comme j’ai
été éduqué dans la religion protestante, je suis donc per-
suadé que Votre Majesté protégera toujours l’Église d’An-
gleterre, et j’ose dire qu’aucun catholique de vos sujets
ne servira son roi et son pays plus fidèlement que moi.
J’ai quitté mon gouverneur en Suisse et, à la place d’aller à
Genève comme prévu par mes amis, je suis venu ici pour
faire ma soumission à Votre Majesté et attendre ici pour sa-
voir ce que vous voudriez que je fasse. Si c’est pour me décla-
rer ouvertement pour vous, comme je l’espère, je me rendrai
immédiatement à Avignon et me soumettrai comme vous
l’indiquerez. Sinon, je suis prêt pour tout. J’espère pouvoir,

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

si vous m’honorez d’une commission, pouvoir joindre Votre


Majesté avec un nombre considérable d’hommes.9
Cette lettre est d’importance car elle marque la revendication
d’homme libre et l’engagement profond de Wharton pour la dynastie
jacobite en exil10. D’Avignon, du 29 août, le prétendant lui répond :
Ce fut pour moi une sensible satisfaction de recevoir votre
lettre de fidélité que la Reine [Marie de Modène, sa mère] a
envoyée et de me voir confirmer par vous-même ce qu’elle a
écrit de votre part.
Vos sentiments sont reçus par moi comme vous le souhaitez
et méritent bien non seulement un ample pardon de ce qui
est passé, mais un oubli total de toutes les erreurs de votre
famille. Vous êtes assez jeune pour avoir le temps de les ré-
parer, et je suis persuadé que vous ferez de votre mieux pour
réussir. Si les lois du pays sont les règles de votre loyauté,
vous pouvez être assuré qu’elles le seront également de la
part de mon gouvernement, et la sécurité de la religion pro-
testante devrait être très manifeste pour tous les hommes
qui y croient, surtout lorsqu’ils considèrent toutes les assu-
rances que je leur ai données, et celles que je suis résolu à
rendre inviolables. […].11
Outre le fait que le prétendant demande à Wharton de rester, il
lui conseille de reprendre son Grand Tour qui passerait, après Orléans
et Bordeaux, à Avignon où il le recevra. Dès 1716 Jacques III affirme un
certain œcuménisme cherchant par là à se rapprocher d’un plus grand
nombre de ses sujets en levant la barrière de la religion exclusive, le ca-
tholicisme romain, qui lui était jusqu’alors reprochée. Pour Jacques III,
Philip Wharton est une belle prise car le marquis est le fils d’un opposant
sévère à son père feu Jacques II. Il est intéressant de noter que le même
James Clavering, de Paris en date du 10 septembre 1716, écrit une lettre
au sujet du choix de nouveaux tuteurs de Wharton à John Montagu
(1690-1749), 2e duc, futur membre de la Royal Society le 13 mars 1718,
de l’Ordre de la Jarretière en 1719 puis 1er Grand Maître noble de la
Franc-maçonnerie londonienne en 1721 et son principal financeur,
prédécesseur de Wharton à ladite charge, membre du Conseil privé de
Grande Bretagne et l’une des plus importantes fortunes du royaume.

9. Stuart Papers at Windsor Castle, ii, 360-1, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op.
cit., pp. 30-31.
10. Guillaume II d’Orange Nassau qui deviendra Guillaume III du Royaume-Uni est le gendre et le neveu
de Jacques II puisque marié à Mary, la fille aînée de son premier mariage avec Anne Hyde (1638-
1671). Lui succède la reine Anne, la sœur cadette de Mary. Décédée sans enfant vivant lui succède,
selon la nouvelle loi britannique, son plus proche cousin non catholique romain, descendant d’une fille
de Jacques VI-1er, Elisabeth (1596-1662) qui, mariée à Frédéric V de Palatinat, aura treize enfants dont
Sophie (1630-1714) qui épousera Ernest Auguste (1629-1698), électeur de Hanovre, dont elle aura
George, futur George 1er de Grande Bretagne. Ce renversement de royauté ne peut pas être qualifié de
dynastique puisque coule dans leurs veines le sang Stuart.
11. Stuart Papers at Windsor Castle, ii, 390, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
pp. 32.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Wharton retourne à Genève, y retrouve son tuteur Dussoul et pro-


bablement quelques fonds. Il l’abandonne définitivement en compagnie
d’un ours qu’il lui offrira pour solde de sa collaboration et part pour
Lyon. De là, il adresse, en date du 25 septembre 1716, une longue lettre
au comte de Mar, John Erskine, en tant que secrétaire d’État de Jacques
III à Avignon mais aussi comme ami, pour lui dire que si sa famille
a fauté, ce n’est pas une raison pour qu’il continue cette hypocrisie et
s’engage solennellement envers le roi et le comte comme suit :
Cependant, pour vous satisfaire tous les deux, je proteste
solennellement et déclare, et amène Dieu Tout-Puissant à
témoigner, que je servirai toujours et que je ne connaîtrai
pas d’autre roi d’Angleterre que Jacques III et ses héritiers
légitimes. Chaque fois que je m’éloignerai de ses intérêts qui
sont maintenant et, je l’espère, seront toujours inséparables
de ceux de mon pays, que le même Dieu tout-puissant verse
sur moi et les miens les malédictions les plus choisies. Je
vous prie de garder cette lettre avec soin, afin que, si jamais
je m’éloigne le moins du monde de mes sentiments actuels,
elle puisse porter un jugement contre moi et me montrer
comme le moindre des hommes.12
Suivent d’autres informations parmi lesquelles Wharton avait don-
né ses instructions à ses émissaires en Angleterre qui serviront à décou-
vrir les sentiments de tous ses amis. S’il est mis en situation dans l’armée
jacobite où il revendique le grade de colonel, il s’engage à fournir sous un
délai d’une semaine un régiment de cheval à ses propres frais et affirme
qu’il a assez de bras dans le comté de Buckingham qu’il confirme le suivre
totalement en plus de son influence dans le Westmorland, le Wiltshire et
une partie du Yorkshire. Si un autre Parlement est appelé, il est sûr que
quatorze de ses amis y seront élus… Suit la contrepartie demandée :
Maintenant que j’ai désobligé mes amis, mis en colère mes
parents et me suis jeté dans votre parti, j’espère que vous par-
donnerez l’ambition d’un jeune homme qui souhaite qu’un
monument de sa loyauté puisse être transmis à sa famille, et
pour cela, que je puisse être honoré de l’Ordre de la Jarretière,
un honneur que j’aurais dû recevoir si j’avais maintenu mon
intérêt avec l’usurpateur, que je suis sûr que le roi ne se re-
pentira jamais de me donner, que je promets à Sa Majesté
de ne jamais déclarer ni porter publiquement jusqu’à ce que
ce soit pour son intérêt, je suis le plus désireux de l’avoir à
ce moment-là, car j’estime qu’il bénéficie d’une bien plus
grande faveur maintenant qu’après la restauration.13
La réponse du comte de Mar est la proposition d’une rencontre avec
Jacques III, dit le chevalier de St George, à Villeneuve [les Avignon] sous

12. D°, ii, 471.3, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 34-36.
13. D°. p. 36.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

un faux nom mais surtout l’envoi à Lyon du frère de David Erskine (1672-
1745), 9e comte de Buchan, William Erskine (1676-1739) comme agent de
liaison. On apprend que cette rencontre eut lieu par une lettre du comte
de Mar à la reine Marie de Modène14 du 7 octobre 1716 expédiée d’Avi-
gnon. Wharton se sera entretenu longuement avec Jacques III, moment
suivi d’un échange de qualité avec le duc d’Ormonde et le comte de Mar.
Le prétendant rendra sa réponse le 11 octobre 171615 missionnant
le marquis à rendre visite à la cour de Hesse-Cassel où il est apprécié. Le
landgrave Charles 1er (1654-1730), marié à Amélie de Courlande (1654-
1730) dont il avait eu dix-sept enfants, était un des voisins de Hanovre
mais, lui, en bons termes avec la Suède. En 1715 leur fils aîné survivant
Frédéric (1676-1751) avait épousé en secondes noces Ulrique Eléonore de
Suède (1688-1741), sœur et héritière de Charles XII16. De plus Frédéric
avait trois sœurs disponibles au mariage et si ce sujet devait être abordé
pour une princesse de Hesse, le marquis devrait mener les négociations
pour le prétendant. Mais la relation de ce dernier et du marquis devait
rester secrète afin de laisser croire au gouvernement anglais et à son
roi que les fréquentations du marquis n’étaient dues qu’à sa propre per-
sonnalité revendiquant sa totale liberté mais pas à un changement fon-
damental de convictions. Cette pensée n’était en fait qu’illusion. Cette
revendication l’amènera à écrire en date du 10 octobre 1716 une Lettre
circulaire aux Propriétaires libres, c’est-à-dire potentiellement aux élec-
teurs du Royaume-Uni, décrivant les reproches profonds qu’il faisait au
pouvoir en place dont un en particulier qui sera dupliqué lors de son
désaccord au sein de la franc-maçonnerie naissante à Londres puis à
Paris à savoir son exigence du respect de la tradition :
Une autre chose, on m’accuse d’avoir paru préoc-
cupé par la façon dont la Pairie anglaise s’est prosti-
tuée. Il me semble très étrange que ceux qui accusent un
ministre d’avoir conseillé la création de douze pairs, puissent
justifier cette erreur en en créant plus que ce nombre depuis.
C’est très sensé pour moi qui dois avoir l’honneur de siéger
dans cette Maison, et je suis vraiment désolé de la voir se
remplir de personnes dont les pères n’étaient pas des gent-
lemen. Je n’aurais pas pensé que cela refléterait ces derniers
temps la manière de créer des pairs, mais seulement celle
des ministres qui ont conseillé leur création.17
Dans cette longue lettre circulaire, il prend aussi la défense de la
Suède contre l’adhésion tardive de la Grande Bretagne à la ligue anti-

14. D°, iii.37, p. 40.


15. Stuart Papers at Windsor Castle, ii, 471.3, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op.
cit., iii.37, p. 40.
16. Elle succéda à son frère en 1718. Pour ce faire elle accepta l’abolition de la monarchie absolue au
profit d’une monarchie partagée entre le sénat et les états. Elle abdiquera en faveur de son mari en
1720, le landgrave de Hesse-Cassel devenant ainsi roi de Suède sous le nom de Frederik 1er.
17. Stuart Papers, Windsor Castle, iii 547-8, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op.
cit., pp. 52-53.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

suédoise conduite par la Russie, la Norvège et la Saxe-Pologne-Lituanie


dans le contexte de la Grande guerre du nord (1700-1721) pour le profit
personnel de George 1er et de son électorat de Hanovre, s’étant appro-
prié les duchés suédois de Brême et de Verden, privant sa population de
leur propre liberté. De Lyon, Wharton arrive à Paris dans la dernière
semaine d’octobre. Un intense échange de courriers s’opère entre le
marquis de Wharton, le comte de Mar et le prétendant. Parmi ceux-ci,
celui du marquis au prétendant de Paris du 4 novembre 1716 :
Il est bien certain que le duc de Hanovre ne reviendra pas
avant le printemps en Angleterre, les affaires du Nord étant
dans une grande confusion à la suite de cette divergence ré-
cente entre le tsar et le roi de Danemark, je pensais qu’il ne
fallait pas perdre de temps en faisant une demande à la Cour
de Cassel, et à cette fin j’ai préparé une lettre au Landgrave
que j’ai jointe au duc de Mar, et que (si votre Majesté l’ap-
prouve), je pense à envoyer dans le paquet de monsieur
Sparre, l’ambassadeur de Suède. J’aurai un bon prétexte
pour lui donner ce souci, car je connaissais particulière-
ment son frère, qui, je pense, est toujours à Cassel. […]18
Ce courrier informe d’une dissension entre la Russie et la Norvège.
Il marque l’entrée du personnage de l’ambassadeur de Suède à la cour de
Hesse-Cassel, le comte Eric Magnus Sparre qui sera de 1714 à 1719 en
poste en Autriche, en France puis en Angleterre après avoir été militaire
pour la France de 1696 à 1714, colonel du Royal Suédois dès 1696 puis
lieutenant général en 1707, moment où Louis XIV l’autorisa à retourner
en son pays. Sa sœur épousera le comte Charles Gustave de Tessin (1695-
1770), qui fréquentera Ramsay à Paris et sera initié à Berlin en 1743. Le comte Eric Magnus Sparre
Une lettre du 6 novembre 1716 de Paris au comte de Mar de (1665-1726). Nationalmuseum,
l’Écossais James Carnegie (1692-1730), 5e comte de Southesk, déchu de Stockholm.
ses titres en 1716 pour son jacobitisme et exilé en France, raconte à pro-
pos du marquis :
Je l’ai eu hier avec beaucoup de peine pour aller voir Stair,
qui l’a laissé attendre une demi-heure parmi ses gens, puis
lui a dit qu’il était endormi.
Lord Stair, cependant, se repentit de sa conduite, sans
doute, arrivant à la conclusion qu’il ne serait pas sage de
perdre toute possibilité d’extraire le marquis de ses relations
avec le prétendant.19

18. Stuart Papers, Windsor Castle, iii 172-3, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
pp. 52-53.
19. D°, iii 185, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 55-56. Il s’agit de l’am-
bassadeur du Royaume-Uni, Lord John Dalrymple (1673-1747), 2e comte de Stair. Il est le fils de John
Dalrymple (1648-1707), pair d’Écosse, parlementaire whig ayant fortement contribué à l’accession de
Guillaume II d’Orange-Nassau en 1689, devenu Guillaume III d’Angleterre, en remerciement de quoi il
sera nommé en 1691 secrétaire d’État à l’Écosse. Il est principalement connu pour son organisation
du massacre de Glencoe du 13 février 1692 visant le clan McDonald, catholique, et réglant une vieille
rivalité entre les Low- et Highlands écossaises.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Reçu à nouveau par l’ambassadeur, le marquis portera une santé


au prétendant ! Fréquentant entre autres les cafés parisiens il rencontre
des émigrés britanniques stuartistes à qui il distribue volontiers des se-
cours. Dans cette intense correspondance on peut lire entre les lignes
l’idée du départ de Philip Wharton au Royaume-Uni. Une des raisons de
ce retour au bercail est probablement le respect du rappel de ses tuteurs
— il n’a encore que dix-huit ans et sa mère est toujours vivante — qui
contrôlaient ses biens, donc ses revenus disponibles, mais pas seulement
comme le montre son courrier au comte de Mar du 26 novembre 1716 :
« Juste au moment où je montais dans ma chaise-poste, j’ai
reçu le courrier de votre Grâce du 17 courant. J’ai remer-
cié le roi par la pièce jointe et je ne m’éloignerai jamais des
assurances qui lui ont été données. Je m’efforcerai de cor-
respondre constamment avec vous d’Angleterre par chiffre,
et vos lettres doivent m’être adressées comme d’habitude à
Gordon.
Quant aux noms et lieux à mettre dans le mandat [warrant
= lettre patente], j’espère que le roi le laissera se remplir
comme mentionné au verso. Le titre de Northumberland
étant éteint, et ayant un domaine dans le comté, je pense,
si le roi n’a pas d’objection, que ce sera très convenable. Si
c’est le cas, j’espère qu’il me le fera savoir et que je le [le titre]
changerai.
Les titres. Philip Wharton, baron Wharton de Wharton.
co. Westmorland (un honneur rendu à Monsieur Thomas
Wharton, alors seigneur gardien des marches par Henri
VIII) ; vicomte Winchendon, par les mâles ; comte de
Malmesbury, marquis de Wooburn, par les mâles ; duc de
Northumberland. »20
Ce courrier nous apprend que c’est Wharton qui a proposé au pré-
tendant ses titres dont celui de duc de Northumberland et non pas le
contraire. Par ailleurs, le marquis s’engage à entretenir une correspon-
dance chiffrée pendant son séjour avec le comte de Mar.

III. Notable rallié ou agent jacobite ?


À partir de cet instant on peut envisager le marquis comme
agent jacobite au Royaume-Uni et, dans ses correspondances codées,
désormais James III sera Mr. Ross, le comte de Mar : Mr. Clerc, Wharton
lui-même : Worsley ou Windram, Lord Stair : Buchanan, Lord Southesk :
Mrs. Smith… Le marquis quitte Calais le 4 décembre et arrive le lende-
main à Londres, non sans provoquer quelques inquiétudes sur sa fia-
bilité à Jacques III. Pendant les deux premiers mois de son retour au
pays les correspondances avec le comte de Mar s’échangent pour cesser

20. Stuart Papers, Windsor Castle, iii 259-9, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op.
cit., pp. 62-63.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

à partir de début février 1717. Son cousin George Lockhart de Carnwath


(1673-1731), homme politique écossais, écrivain et agent jacobite qui
devra s’exiler en France en 1727 mais protégé par John Campbell (1680-
1743), 2e duc d’Argyll, fervent hanovrien tout juste vainqueur du comte
de Mar à la bataille de Sheriffmuir en 1715, écrit le 31 juillet 1717 au
major Simon Fraser (1667-1747), 11e Lord Lovat, chef du clan highlander
Fraser, que, malgré ses courriers, il n’avait aucun retour de Wharton.
Dès le 27 août 1717, malgré sa jeunesse, Philip Wharton entre à la
Chambre des Lords irlandaise avec les titres de comte de Rathfarnham,
lui revenant de son père, et de marquis de Catherlough, nouvellement
acquis, ce marquisat étant le seul existant alors en Irlande, marque sup-
plémentaire d’intérêt du roi George en recherche de l’ancrage de son
rattachement. Dès lors toute relation cesse avec Avignon. C’est pendant
cette période qu’il se rapproche de Jonathan Swift (1667-1745), cet écri-
vain satirique irlandais proche de la franc-maçonnerie sinon franc-ma-
çon lui-même, d’Edward Young (1681-1765), poète anglais qui aura été
de ses seize ans à son mariage son confesseur et tuteur, et du Molesworth
Circle composé à son origine de Robert Molesworth (1636-1725), 1er vi-
comte Molesworth, introducteur des lois pénales en Irlande, pair d’Ir-
lande le 1er juillet 1719, d’Anthony Ashley Cooper (1671-1713), 3e comte
de Shaftesbury, philosophe et écrivain anglais, de Francis Hutcheson
(1694-1746), père du Scottish Enlightenment, de James Arbuckle (1670-
1742), poète irlandais, de John Toland (1670-1722), créateur irlandais en
1717 du Druid Order, continuateur de Spinoza et premier utilisateur du
mot « panthéisme » dans son Panthéisticon de 1720…
Le comportement de Philip à la Chambre fut si brillant et loyal
envers le roi George que celui-ci, en souvenir des bons et loyaux services
de son père, le crée duc le 20 janvier 1718. Il prend alors sa place à la
Chambre des Lords anglaise. Il a tout juste vingt ans et il est rare qu’un
tel titre soit attribué à un mineur… Même, si quelques mois avant, en
août 1717, bien qu’âgé seulement de quinze ans, Richard Parsons (1702-
1741), 2e vicomte de Rosse en 1703 au décès de son père, entrait à la
Chambre des Lords irlandaise et sera créé 1er comte le 16 juin 1718.
Nous reviendrons sur ce personnage.
Cette année sera faste pour Wharton. C’est celle de son retour en
Irlande. C’est à ce moment, que le nouveau duc se retourne contre son
parti sans toutefois revenir vers les Jacobites. Il reprend la vie commune
avec sa femme et le 7 mars 1719 lui naissait Thomas qui mourut dans
l’année. Il tint pour responsable sa femme créant avec elle une rupture
définitive. Ce deuil et cette rupture l’entraînèrent vers des dissipations
consolatrices.
Bien qu’il s’en défendît en 1721 devant la Chambre des Lords, Philip
Wharton fonde à Londres en 1718 le premier Hell Fire Club, le club du
Feu de l’Enfer, dans le courant de la sociabilité anglaise du moment. Ce
club de gentlemen repose tout d’abord sur ses amis proches. L’intérêt des
réunions tournait autour de la poésie, de la philosophie, de la politique, du
vin, des chevaux et du beau sexe. Le club se plaisait à ridiculiser la religion
ce qui était considéré à l’époque comme blasphématoire. Très vite il fut

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

The Diabolical Maskquerade,


or the Dragons-Feast as Acted
considéré comme « Non-conformist »21 voire « libertin ». Les membres
by the Hell-Fire-Club, at
Somerset House in the Strand. s’attribuaient les noms de patriarches, de prophètes ou de martyrs, et se
1721, British Museum. moquaient dans leurs réunions des doctrines de la Trinité et des mys-
tères de la religion chrétienne. Le roi George, sous l’influence de son
ministre Robert Walpole, l’ennemi personnel de Philip Wharton, sif-
flera la fin de la partie dès le 29 avril 1721.
Le Hell Fire Club est à rapprocher du All Drunken Synod of Fools
and Jesters (Synode des imbéciles et des bouffons tous ivres). Ce dernier,
fondé par Pierre 1er de Russie en 1692, ne survivra pas à son décès. Il avait
pour but de se réunir dans des sortes de bacchanales pour y dénoncer les

21. Définition : quelqu’un qui vit et pense d’une manière différente des autres personnes – original.
Au sens religieux : quelqu’un appartenant au groupe des chrétiens protestants mais qui n’appartient
pas à l’Église d’Angleterre – dissident. Le Non-conformisme avait été traité par une loi du parlement
d’Angleterre du 24 mai 1689 : The Toleration Act. Il accordait à ses adeptes qui avaient accepté la
Transsubstantiation la liberté de culte sous réserve qu’ils se soient engagés sous serment d’allé-
geance au monarque britannique et à sa suprématie.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

excès de la religion catholique orthodoxe comme romaine dans le cadre


de la difficile réforme religieuse entreprise par le jeune tsar.
C’est après la dissolution de ce club que Wharton se tournera vers
la franc-maçonnerie.
Une lettre du docteur William Stratford22 à Lord Harley23 du
6 décembre 1721 rapporte :
[…] A son retour à la Chambre des Lords après sa réconci-
liation, il [Wharton] dit à chacun qu’il avait choisi l’Évêque
de Rochester [Francis Atterbury] pour confesseur. […]24
Cette information permettra sous peu de regarder avec un angle
nouveau le comportement de Wharton vis-à-vis du prélat.

IV. Un franc-maçon attaché aux traditions


À cette époque à Londres la franc-maçonnerie était suspectée,
au motif du secret qu’elle pratiquait, d’être un réservoir potentiel de
stuartistes. Elle était regardée avec suspicion et vigilance par le roi qui
cherchera probablement à la pénétrer d’où l’introduction de la haute
noblesse en son sein. Le duc John Montagu, alors premier Grand Maître
noble, préparait la fête annuelle de l’Ordre prévue le 24 juin 1722 et au-
rait dû proposer le nom de son successeur, comme la tradition le vou-
lait, mais il était tenté par un second mandat, position très novatrice.
Ce moment d’hésitation et son absence seront mises à profit par le duc
Philip Wharton pour s’imposer à la Grande Maîtrise alors qu’il venait
d’être depuis peu initié et qu’il n’avait pas encore tenu le premier maillet
de la loge qui l’avait intégré : King’s Arms près de St Paul’s Churchyard,
condition obligatoire pour prétendre à la charge suprême.
De ces deux incongruités la plus légère fut tolérée et Philip
Wharton fut élu à la Grande Maîtrise mais avec la particularité de n’avoir
choisi aucun député Grand Maître, le précédent étant George Payne,
passé Grand Maître. Le Daily Post du 20 juin, et le Weekly Journal ou le
British Gazetteer des 23 puis 30 juin et le Saturday’s Post du 30 juin 1722
s’en feront l’écho. À cette époque encore archaïque, bien qu’organisées
trimestriellement, Quarterly Communications, seules les Grandes Loges
devaient se tenir à la St Jean, soit à celle d’été soit à celle d’hiver.
La vigilance hanovrienne aux surgeons stuartistes au Royaume-
Uni aboutit le 24 août 1722 à l’arrestation de Francis Atterbury (1663-
1732), ancien chapelain de Guillaume III puis de la reine Anne, évêque
de Rochester depuis 1713, et depuis peu confesseur de Wharton, au
motif de son penchant stuartiste mal dissimulé.

22. Fils du docteur Nicholas Stratford, évêque de Chester, archidiacre de Richmond, décédé céliba-
taire et sans descendance en 1729.
23. Robert Harley (1661-1724), 1er comte d’Oxford et de Mortimer, pendant sa fonction de Premier
ministre sous la reine Anne de 1711 à 1714, fut responsable de la signature du traité d’Utrecht et créateur
en 1711 de la très spéculative compagnie des Mers du sud dans laquelle Philip Wharton engloutira une
grande partie de sa fortune lors de l’éclatement de la « South Sea Bubble » de 1720 et qu’il combattra.
24. Portland MSS, vii, p. 310.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

L’incongruité maçonnique de juin sera entérinée lors de la réu-


nion du 17 janvier 1723, réunissant vingt-cinq loges, au cours de la-
quelle le Grand Maître désignera le Frère Jean Théophile Desaguliers,
Député Grand Maître, et les Frères Joshua Timson et James Anderson,
Grands Gardiens. Ce dernier en profite pour annoncer que l’impression
du nouveau Livre des Constitutions est en cours, livre commandé en
son temps par le duc de Montagu dont le texte avait été accepté par la
Grande Loge précédente et rédigé par Payne, Desaguliers et lui-même.
Pendant sa mandature, Wharton sera exemplaire, visitant régu-
lièrement les loges et en constituant de nouvelles. À la Grande Loge du
25 avril 1723, réunissant, au White Lion à Cornhill, les députés de trente
loges qui étaient ouvertes « tant aux nobles qu’aux gentlemen qu’à d’autres
personnes éduquées, marchands, ecclésiastiques et artisans », Wharton
proposa à sa succession le comte de Dalkeith qui l’avait régulièrement
accompagné dans ses visites. Ce choix fut unanimement approuvé25.
Le 15 mai 1723 Philip Wharton, à l’apogée de sa carrière poli-
tique, prononcera devant la Chambre des Lords un discours26 pour la
défense de son confesseur qui émerveillera ses contemporains, y com-
pris Horace Walpole27, et qui sera abondamment reproduit. Malgré son
éloquence Atterbury sera condamné au bannissement pour haute tra-
hison au regard de sa proximité du mouvement jacobite mise au grand
jour par l’interception de sa correspondance avec John Erskine, devenu
1er duc de Mar jacobite. Il s’exilera en France où il rejoindra la mou-
vance jacobite parisienne puis la cour de Jacques III à Rome.
Alors que son engagement politique avait montré Wharton
proche de la tradition, se trouvait réuni à la tête de la franc-maçonnerie
londonienne un attelage de réformateurs pour ne pas écrire « transfor-
mateurs » de la tradition, Desaguliers et Anderson, rédacteurs des nou-
velles Constitutions, et d’un conservateur brillant et éclairé, Wharton,
composition portant le germe des futures tensions et rupture au sein de
la franc-maçonnerie londonienne naissante.
C’est à cette période que Wharton entre frontalement en opposi-
tion avec le gouvernement de Walpole et crée un journal d’opposition
dont le premier numéro paraît le 17 février 1723 en remplacement du
Mist’s Weekly Journal de Nathaniel Mist, jacobite avéré arrêté et inter-
dit de publication de nombreuses fois par le gouvernement, The True
Briton28, journal de haute tenue politique et économique. Il y défendra
entre autres thèmes la liberté de parole au Parlement et celle de la presse,
« rempart de la liberté ». Victime de son succès le dernier numéro publié

25. Robert Freke Gould, The History of Freemasonry, Blackwood and Lebas, Londres, 1887, TII, pp.
289-290.
26. The Duke of Wharton’s Speech in the House of Lords on the Third Reading of the Bill to Inflict Pains
and Penalties on Francis Atterbury, Bishop of Rochester, May 15, 1723, in Lewis Melville, The Life and
Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 268-300.
27. Horace Walpole (1717-1797), 4e comte d’Orford, fils cadet de Robert Walpole, est écrivain.
28. Ses publications sont accessibles in The Life and Writings of Philip, late Duke of Wharton, Londres,
1732.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

sera le 37 du lundi 7 octobre 1723, le gouvernement ayant déféré l’impri-


meur au Banc du roi…
Le 3 juin 1723 paraît The True Briton n° 1 [Le Vrai Britannique]
dont l’avertissement est le suivant :
Il y a tellement de personnes, toutes conditions confon-
dues, qui assument le titre attribué à la tête de ce document
[The True Briton], que je désirerais que le monde suspende
son jugement sur mes prétentions à ce sujet jusqu’à ce qu’il
voie dans ma conduite, cette candeur, cette sincérité et cet
amour de la liberté qui distinguent les caractéristiques de
chaque Vrai Britannique.
Le premier ingrédient essentiel nécessaire pour former un pa-
triote est l’impartialité. Une personne liée par d’autres règles
que celles de ses propres raison et jugement, ou obligée de
suivre les ordres d’autrui, des chefs du parti dans lequel elle
est engagée, sombre au-dessous de la dignité d’une créature
humaine et renonce volontairement aux guides que la nature
lui a donnés pour se diriger dans tous les domaines de la vie.
Ce n’est que le malheur du pays dans lequel nous vivons car,
qu’ils soient Whigs ou Tories, quand ils sont au pouvoir, ils
développent licencieusement leurs abus ou s’efforcent de se
maintenir dans leur jouissance par des mesures illégales et
injustifiables ; ceux d’entre eux qui, par l’influence de leur
conscience, s’opposeront à de telles démarches qu’ils jugent
mauvaises et dangereuses, seront accusés par les dirigeants
du parti dans lequel ils étaient engagés (et par conséquent
considérés par leur nombreuse suite de Sycophants29 et de
Suiveurs) lâcheurs de leurs amis, parce que de tels honnêtes
hommes refusent d’être ce qu’ils considèrent comme des
mercenaires de leur Pays.30
Par ce texte, Wharton se présente comme défenseur du libre ar-
bitre, de la liberté de conscience et souligne son opposition morale à
tout parti politique du moment. Il exprime la permanence de sa vision
du monde politique qui est encore d’une réalité cruelle.
En avril 1723, préparant sa succession à la Grande Maîtrise, Philip
Wharton annonce que son successeur sera Francis Scott (1695-1751),
comte de Dalkeith31. Le 25 juin 1723 la Grande Loge fut informée que si
la proposition à la Grande Maîtrise du comte était acceptée, ce serait Jean
Théophile Desaguliers qui en serait à nouveau le Député Grand Maître.

29. Wiktionnaire : personne usant de la flatterie pour gagner les faveurs de personnes d’influence.
30. Philip Wharton, The True Briton, Londres, 1723, n° 1 du lundi 3 juin 1723, pp.1-2.
31. James Fitzroy (1649-1685), fils aîné adultérin de Charles II, renommé James Scott après son
mariage avec Anne Scott, 4e comtesse de Buccleuch, revendiquera auprès de son oncle Jacques II
Stuart le trône de la Double Couronne et finira sur l’échafaud. Il eut de sa femme huit enfants dont
James (1674-1705), titré comte de Dalkeith. Marié à Lady Henrietta Hyde le couple aura six enfants
dont l’aîné, Francis (1695-1751), comte de Dalkeith et 2e duc de Buccleuch, est donc l’arrière-petit-fils
de Charles II Stuart et sera élu Fellow de la Royal Society le 12 mars 1724.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Elle fut votée a une voix de majorité ce qui amena Philip Wharton à
évoquer un nouveau vote de confirmation. Cette proposition fut rejetée
et le Passé Grand Maître Wharton quitta la salle sans cérémonie accom-
pagné de quelques Frères et sans y revenir. Si elle avait été acceptée, cette
motion revenait à nommer le Député Grand Maître par un vote de la
Grande Loge et non plus par le choix du Grand Maître.
La proposition de ce vote de confirmation au motif d’une pos-
sible erreur de comptage était révélatrice d’un mal plus profond car c’est
Dalkeith qui avait imposé Desaguliers ou plus probablement Desaguliers
qui s’était imposé à Dalkeith. Le courrier de James Anderson au duc de
Montagu — du samedi 29 juin 1723 (attention en 1723 le 29 juin tom-
bait un mardi !) — est révélateur :
Merci à votre Grâce d’accepter les remerciements de nos
Frères pour votre argent et votre généreux paiement du
billet ; mais la compagnie de votre Grâce aurait été utile,
parce que, bien qu’ils aient choisi à l’unanimité le comte
de Dalkeith pour Grand Maître, par procuration, le duc
de Wharton s’est efforcé de nous diviser contre le Dr
Desaguliers (que le comte a nommé comme Député avant
que sa Seigneurie ne quitte Londres), selon un accord dudit
duc avec certains qu’il avait persuadés de se joindre à lui ce
matin-là ; l’affaire ne sera pas bien réglée tant que le Grand
Maître actuel ne sera pas de retour à Londres. Ledit duc est
très engagé cette semaine parmi les livreurs de Londres pour
l’élection des Shérifs, bien que pas entièrement satisfaisante,
ce dont je m’excuse, mais personne ne peut s’en empêcher, à
l’exception de M. Walpool (sic) qui, disent-ils, ne pense pas
que ça vaille la peine de le prévenir. Je prie votre Grâce de
m’envoyer le reste des accusations dans un courrier postal
adressé à mon nom dans Swallow Street, près de Pickadilly,
St. James’s, Westminster - p. 373.32
Ce courrier montre que le duc de Montagu, une des plus grandes
fortunes d’alors du Royaume-Uni, bras armé de la royauté, Grand
Maître de la Grande Loge de Londres pour l’année 1721-22, finançait
largement l’entreprise, que James Anderson déformait la vérité, ce qui
est chez lui somme toute assez habituel, puisque le vainqueur ne fut
élu qu’à une voix de majorité — 42 à 41— et non à l’unanimité comme
annoncé au duc de Montagu, que le Premier ministre d’alors, Robert
Walpole, se tenait au courant de l’évolution confirmant la prégnance du
politique sur l’Ordre et que le comte de Dalkeith n’était pas présent à
cette Grande Loge pour son élection.
Ce binôme, Dalkeith/Desaguliers, qui a flirté avec l’échec, met
en lumière un affrontement de tendances au sein de la Grande Loge.
Si la personnalité de Wharton participe à celui-ci, la nouvelle écriture

32. Commission d’histoire des archives du duc de Buccleuch et Queensberry, conservés à la


maison Montagu, Whitehall, p. 373. In AQC vol. xii, 1899, p. 106.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

du Livre des Constitutions, versus Desaguliers, rebutait certainement


nombre de Frères constatant l’éloignement de la tradition nouvellement
qualifiée de gothique. Cette lettre montre bien que c’est la position de
Desaguliers le point dur de l’affrontement.
Un autre élément est à prendre en compte pour le choix de Dalkeith,
arrière-petit-fils de Charles II. Dans ce nouveau Livre des Constitutions,
dans sa partie Histoire, Lois, Obligations, Ordonnances, Règlements et
Usages de la très respectable confrérie des Francs-maçons acceptés recueil-
lis de leurs Archives Générales et de leurs fidèles Traditions de nombreux
âges pour être lues à l’admission d’un Nouveau Frère, quand le Maître
ou le Surveillant commencera ou ordonnera à quelque autre Frère de lire
comme il suit, il est exposé que :
Nous avons de bonnes raisons de croire que le roi Charles
II fut un franc-maçon accepté car chacun reconnaît qu’il
encouragea fort les artisans.
Mais, durant le règne de son frère Jacques II, bien que
quelques constructions romaines fussent poursuivies, les
Loges de francs-maçons de Londres tombèrent dans une
lourde ignorance parce qu’elles ne furent pas dûment fré-
quentées et cultivées.33
La politique était dès lors introduite dans le livre des Constitutions.
Elle opposait, au sein d’une même famille, l’anglican au catholique ro-
main. La Maçonnerie, celle des métiers de la construction, est présentée
comme détruite, en ruine… Il ne restait plus qu’à la reconstruire34.
La réponse de Wharton à cette prise de contrôle par les progres-
sistes engagés et « philosophes de la nature » de la Grande Loge soute-
nus par la Royal Society sera la création de l’Ordre des Gormogons. Cet
Ordre revendique une plus grande antériorité d’existence que celle de la
franc-maçonnerie puisqu’elle indique tenir ses racines du premier empe-
reur de Chine précédant Adam de plusieurs centaines d’années selon les
lunaisons observées et archivées, puis du grand philosophe Confucius.

33. James Anderson, Constitutions d’Anderson, 1723, traduction Daniel Ligou, Lauzeray International,
Paris, 1978, p. 42.
34. Le paradoxe de cette situation est que l’Église catholique romaine était fort pourvoyeuse de
constructions religieuses alors que la Kirk, l’Église écossaise calviniste, y était opposée, l’Église
anglicane n’autorisant que quelques constructions représentatives propres à son culte, tout aspect de
pratiques régulières (monacales) étant banni point commun avec la Kirk.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

The CONSTITUTIONS
OF THE FREE-MASONS.
Containing the History,
Charges, Regulations, &c. of
that most Ancient and Right
Worshipful FRATERNITY.
For the Use of the LODGES.
LONDON : Printed by William
Hunter, for John Senex at the
Globe, and John Hooke at the
Flower-de-luce over-against St.
Dunstan’s Church, in Fleet-
street. In the Year of Masonry
- 5723 Anno Domini - 1723.
Frontispiece engraved by John
Pine in Aldersgate Street,
London.
John Montagu, 2e Duc de
Montagu, portant la cape
de l’Ordre de la Jarretière,
présentant le livre [Roll] des
Constitutions et le compas
à Philip, Duc de Wharton.
Le révérend Dr. John
Théophile Désaguliers étant le
personnage placé à l’extrême
droite de la gravure. Cette
dernière est exposée au Musée
de la franc-maçonnerie, Paris.

V. L’aventure des Gormogons


L’histoire fantasque des Gormogons fait une référence appuyée
à l’affaire de la Querelle des rites qui opposait encore Rome à Pékin.
Querelle à laquelle participait le père jésuite Jean François Fouquet, un
ami de Ramsay, de retour à Rome. Le cœur occidental de cette Ordre
était à Rome, là où se trouvait Jacques III, dont le nom de code dans
les correspondances diplomatiques était le Grand Mogol, et William
Hogarth se fera un plaisir de croquer satiriquement l’instant pour notre
plus grand bonheur.
En date du 3 septembre 1724 paraît dans le Daily Post l’informa-
tion suivante :

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Considérant que le véritable et noble Ordre des Gormogons,


institué par Chin-Quaw Ky-po35, premier empereur de
Chine selon leur récit, plusieurs milliers d’années avant
Adam et dont le grand philosophe Confucius était le
« Volgee » œcuménique, a été amené en Angleterre par
un Mandarin, et après avoir admis plusieurs Gentlemen
d’Honneur dans le mystère de cet Ordre illustre, ils ont dé-
cidé d’organiser un chapitre à la taverne du Château de Fleet
Street, à la demande personnelle de plusieurs personnes de
qualité. [...] N.B. Le Grand Mogol, le Tsar de Moscovie et le
Prince Tochmans sont entrés dans cette Honorable Société.
Le Mandarin se rendra prochainement à Rome, avec une
commission chargée d’offrir un présent de cet Ordre Ancien
à sa Sainteté, et si c’est possible, tout le Sacré Collège des car-
dinaux deviendra Gormogon. »
Ces éléments confirment la proximité de l’Ordre et des Jacobites
par les allusions à la Querelle des rites entre Rome et Pékin donc aux
Jésuites, au nom de code secret de Jacques III qui est celui de Grand
Mogol, et à la présence du Tsar de Moscovie, en l’occurrence Pierre 1er,
se référant à son aide active dans la reconquête de leur trône par la dy-
nastie des Stuart. Ces informations confirment les liens entre Wharton,
les Jacobites et la Russie.
En date du 14 septembre 1724 paraît dans le Plain Dealer une
lettre signée Shin Shaw qui confirme la liaison des Gormogons à l’his-
toire des Jésuites en Chine. Le nom du signataire est à rapprocher pho-
nétiquement du mot de passe de rituels du Maître Parfait Irlandais36,
Xinschu, siège de l’âme, mot déformé composé de « Xing » signifiant
âme et « Cheu » siège de, rituel de la période 1740, emprunt du cérémo-
nial funéraire chinois.
Cette prise de position montrait l’attachement de Wharton à la
tradition malgré son comportement « libertin ». Dans cette même lettre
du 14 septembre des précisions sur les tensions sont apportées, tout
d’abord celle du reproche de l’intégration dans l’association d’artisans
sans qualité, celle des fabricants de chandelles, mais aussi à cause :

35. Questionnée sur la réalité historique de ces noms par l’auteur, voici la réponse du pro-
fesseur de sinologie au Collège de France, Anne Cheng, datée du 2 avril 2019 : « […] La
seule [identification] que je ne peux que deviner est « Chin-Quaw Ky-po » dont la page 123
[Robert Freke Gould, Masonic Celebrities, The Duke of Wharton, AQC vol. VIII, 1895.] précise
qu’il s’agit du premier empereur de Chine, auquel cas il devrait s’agir de Qin Shi Huangdi (en
transcription moderne dite pinyin). Vous constaterez par vous-même qu’à part la première
syllabe, le reste du nom est très différent dans les deux transcriptions. Les sources euro-
péennes des XVIIe-XVIIIe siècles, mises à part celles produites par les Jésuites résidant en
Chine, n’avaient en général qu’une idée très vague de la manière de prononcer les mots et les
noms chinois, et qu’une manière assez fantaisiste de les transcrire, d’où l’impossibilité dans
laquelle je suis de vous être de plus grande utilité. ».
36. Ms390, Bibliothèque André Doré, Grand Collège des Rites Écossais, Grand Orient de France.

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 Bernard Homery

William Hogarth, The Mystery


of Masonry brought to Light by ye
Gormogons ( Le mystère de la
Maçonnerie mis en lumière par des rapports alarmants et des histoires d’échelles, de licols,
vous Gormogons) - Gravure d’épées nues et de pièce sombre qui ont semé la confusion
exposée au Musée de la franc- et la terreur.
maçonnerie, sans date, mais
dont l’original est daté de Dans le Daily Journal du 29 septembre 1724, Verus Commodus, le
1724 par le British Museum représentant romain des Gormogons, s’exprimait ainsi :
de Londres. Cliché British
Museum. […] Si vous entendez de nouveau parler de moi à ce sujet,
ce sera pour exprimer quelques remarques sur ce livre
vide intitulé Les Constitutions (etc.) des Francs-Maçons,
écrit par un professeur presbytérien et pompeusement re-
commandé par un certain Révérend Orthodoxe, ce Divin
Mathématicien. En attendant, je reste, Mon Seigneur, votre
très humble serviteur.
Ce courrier dessine l’opposition à Anderson et Desaguliers, cette
dernière poussant Wharton à contester l’évolution de l’Ordre et le rap-
prochant de Jacques III Stuart.

VI. Retour sur le continent auprès de Jacques III


Dans une lettre du 17 novembre 1724, du duc de Mar à Wharton,
le premier rapportait que Jacques III avait demandé à :

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Worsly [Wharton] de m’envoyer les noms et lieux néces-


saires pour rédiger la patente.
Il s’agit bien sûr de la patente portant ses nouveaux titres jacobites,
ce à quoi Wharton avait répondu en remerciant et précisait qu’il corres-
pondrait avec Mar régulièrement d’Angleterre avec des lettres chiffrées
à ce sujet. Cette patente [warrant] sera rédigée le 22 décembre à Avignon
et sera remise entre les mains de Mr.  Clark qui la lui fera parvenir37.
Cette information montre la permanence des rapports de Wharton
avec le milieu jacobite en France et plus particulièrement avec le duc de
Mar et Jacques III et son obstination à obtenir entre autres titres celui
de 1er duc de Northumberland, désiré et réclamé depuis 1716 ! Cette
permanence des rapports est confirmée par une lettre du prétendant à
Atterbury alors en fonction à Paris du 17 avril 1725 :
Car en Angleterre tout le monde n’est pas aussi actif que
Lord Wharton, qui m’écrit souvent et ne demande pas à être
éperonné.38
Ce parcours et son comportement libertin lui coûtaient très cher.
C’est ainsi que, pour faire face à une partie de ses dettes, il vendit à
William Conolly le château familial de Rathfarnham et ses terres, à
une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Dublin dans le Wicklow,
sur lesquelles se tenait un cairn39 à Mount Pelier Hill. William Conolly
(1662-1729) avait fait rapidement fortune à partir de transferts de
biens appartenant aux jacobites suite aux confiscations exercées par la
Couronne. Associé au parti whig il était devenu un personnage impor-
tant de la Chambre des Communes irlandaise où il sera le représen-
tant du Donegal de 1692 à 1703 pour finir par être le « Speaker » de la
Chambre, c’est-à-dire son Président. Dès 1725 il fit construire à partir
de ce cairn un relais de chasse. Parallèlement à cette nouveauté, Richard
Parsons (1702-1741), 1er comte de Rosse en 1718, avait allumé le Hell Fire
Club en Irlande à l’Eagle Tavern de Cork Hill à Dublin. Surveillé, le club
se rendra plus discret en se transportant à Mount Pelier Hill. C’est ainsi
que Richard Parsons fréquenta ce lieu qui avait appartenu à son ami de
débauche mais aussi de politique (ils étaient du même parti à la Chambre
des Lords) des années irlandaises 1717/1719, Philip Wharton. Dans A
History of the City of Dublin John Thomas Gilbert décrit Parsons ainsi :
Un fonds inépuisable d’esprit, un esprit large et un cœur
libéral, avait découvert tous les vices que la haute société ap-

37. Ruvigny et Raineval Marquis de, The Jacobite Peerage, Edimbourg, T.C. et E.C. Jack, 1904,
p. 131.
38. Letters of Francis Atterbury to the Chevalier St George, G.H. Glover, Queen’s Librarian, 1847, p. 144.
In R.F. Gould, Masonic celebrities n° 6 – The Duke of Wharton, AQC vol XII, 1899.
39. Un cairn, ou montjoie, est un amas artificiel de pierres placé à dessein pour marquer un lieu par-
ticulier. Ce type d’amas se trouve la plupart du temps sur les reliefs, les tourbières ou au sommet des
montagnes. Ce terme est souvent utilisé en référence à l’Écosse, mais peut aussi être utilisé dans
d’autres lieux.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

pelle plaisirs, et par ceux-ci il compromit sa fortune autant


qu’il put le faire et finalement aussi sa santé définitivement.
La particularité de Richard Parsons, qui en fera un point commun
supplémentaire avec Philip Wharton, est qu’il sera dès 1725 le premier
Grand Maître de la Grande Loge d’Irlande40, charge qu’il retrouvera
pour la mandature de 1730. Un autre point intéressant de ce personnage
est, pendant son Grand Tour réalisé en 1735, qu’il voyagera en Égypte où
il affirme avoir découvert un rouleau de parchemin oublié du pillage de
la Grande bibliothèque d’Alexandrie à partir duquel il écrira Dionysus
Rising. La conséquence de cette écriture est la création d’un ordre para-
maçonnique, Revival Order of Dionysus. Le thème de la « chose » perdue
et retrouvée à partir de laquelle est créé ou réveillé un Ordre ancien y est
abordé… Parsons avait son Ordre de Dionysus comme Wharton avait
eu celui des Gormogons.
C’est par une lettre de juin 1725 de Lady Mary [Wortley] Montagu,
fille aînée du 1er duc de Pierrepont-upon-Hull, à Lady Frances Mar, sa
sœur cadette, femme de John Erskine, 1er duc de Mar faisant fonction
de Premier ministre de Jacques III Stuart en exil à Rome, que l’on ap-
prend le départ de Wharton pour le Continent. Pour autant, lors de la
réunion trimestrielle - Quaterly Communication - de la Grande Loge de
Londres du 25 novembre 1725 le duc Philip Wharton figure toujours
comme Maître de la loge « Aux Armes du Roi » à St Paul Churchyard…
Arrivé à Rotterdam le 4 juillet, Wharton est invité par Jacques III
à se rendre à Vienne afin de trouver un accord de soutien avec Charles
III de Habsbourg (1688-1740), empereur du St Empire romain germa-
nique sous le nom de Charles VI. Assez rapidement Wharton devint son
favori mais il n’eut qu’une réussite mitigée puisqu’il n’en résultera que le
traité de Vienne du 30 avril 1725 entre l’Espagne et le Saint Empire, les
deux branches des Habsbourg, favorables aux Jacobites mais pas le sou-
tien direct espéré dudit Saint Empire. Ce traité émut l’Europe et abou-
tira en septembre 1725 à la création de l’alliance des Maisons régnantes :
Royaume-Uni, électorat de Hanovre, Prusse et France, qui aboutira au
treizième siège de Gibraltar par les Espagnols à partir de février 1727.

40. Les archives de la Grande Loge d’Irlande de ces années-là ayant brûlé, c’est à partir des
journaux de l’époque que certains auteurs pensent qu’il fut Grand Maître dès 1723. La pra-
tique de loges symboliques est connue en Irlande au moins depuis le7 avril 1713 lors de l’ini-
tiation de « the lady Freemason », Elisabeth St Leger, après son aventure due à la curiosité.
En 1722 a été publié à Londres par un certain Eugenius Philalethe, nom d’écrivain de Robert
Samber (1682-1745), un livre intitulé Long Livers, une curieuse histoire de personnes des
deux sexes qui peuvent vivre plusieurs vies, qui est dédicacé « to the Grand Master, Masters,
Wardens, and Brethen of the Most Antient and Most Honourable Fraternity of the Freemasons
of Great Britain and Ireland ».
La réunion de la Grande Loge de 1725 est décrite dans le Dublin Weekly Journal du 26 juin 1725 dans
laquelle il est précisé qu’elle réunissait six loges et que le Grand Maître fut installé selon une « mys-
tical installation ». Cette information sera confirmée par le London Journal du 17 juillet 1725 : « Nous
apprenons d’Irlande que la Société des Francs-maçons s’était réunie et avait choisi le comte de Ross,
Grand Maître, pour l’année en cours. ». In Chetwood Crawley, Caementaria Hibernica, 1896, Fasciculus
Secundus, pp. 9-11. À cette même année l’existence de la Grande Loge de Munster (région de Cork)
est avérée par ses archives et ses minutes qui commencent le 27 décembre 1726.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Constatant que Wharton n’obtiendrait rien de plus à Vienne,


Jacques III le rappelle à Rome. Lors de son voyage de retour il transite
par Innsbruck d’où il écrit en date du 10 février 1726 à John Graeme
(+1771)41, l’envoyé jacobite qu’il avait côtoyé à la cour de Vienne, une
lettre dans laquelle il racontait des histoires « pleines de l’Esprit de la
chevalerie errante » et faisait remarquer : « Comme mon fameux pré-
décesseur Don Quichotte j’ai sagement médité sur tous mes livres
de chevalerie. »42. Pour le remercier de son action viennoise Jacques
III lui confirme officiellement son titre de 1er duc de Wharton et de
Northumberland, jacobite il s’entend, et lui décerne le 5 mars 1726
l’Ordre de la Jarretière, là encore jacobite, le déclare Premier ministre et
l’envoie en mission à la Cour d’Espagne comme Ambassadeur43.
Le 1er février 1727, Ezekiel Hamilton, Grand Maître de l’Ordre de
Toboso, écrivait de Madrid à John Hay concernant les exploits de Wharton :
Un Vrai Chevalier Errant ne doit pas se limiter exclusive-
ment au service des Dames et Hudibras44 l’a depuis long-
temps compris. Toutes ces Romances ne sont rien d’autre
que des histoires d’Amour et de Batailles.45
Ces deux courriers mettent en lumière la popularité du thème de
Don Quichotte auprès des exilés jacobites en Espagne et l’existence de
cet Ordre jacobite de Toboso, du nom du village de Dulcinée, dont les
participants étaient pour la plupart des militaires britanniques, souvent
écossais, au service de l’Espagne, dont la devise en forme de santé « To
Un anneau de l’Ordre de
A Fair Meeting on the Green » (« À une bonne rencontre sur le pré ») Toboso, portant la devise
était gravée dans un anneau. Cet Ordre exprimait la nostalgie du pays « To A Fair Meeting on the Green »
et le souhait du retour. Il s’était diffusé tant à Rome qu’à St Pétersbourg. (« À une bonne rencontre sur
Ces deux courriers laissent à penser que Philip Wharton y adhéra bien le pré »), musées nationaux
qu’il n’apparaisse pas dans la seule liste connue de ses membres. Sur les d’Écosse, Edimbourg, H. NT
253.
dix-neuf membres certains de l’Ordre de Toboso onze étaient anglicans
(Église d’Angleterre, Église d’Irlande et Église épiscopalienne d’Écosse),
tandis que huit étaient catholiques (y compris les jeunes princes Stuart,
Charles et Henry). Les Tobosans anglicans étaient Francis Atterbury,
Mark Carse, Redmond Everard, Ezekiel Hamilton (Grand Maître),
James Hawley, Alexander Hay, William Hay, Robert Little, William
Livingston, Henry Stirling, Robert Wright.

41. Fils et héritier de James Graeme de Newton et de Elisabeth, fille de Robert Moray de Abercairney,
il sera créé 1er baronnet le 6 septembre 1726, remplacera John Hay au secrétariat d’État jacobite le
23 mars 1727 puis sera élevé 1er comte d’Alford en 1760.
42. Stuart Papers, 90/98, Lettre du duc de Wharton au Dr. Johnny ‘[Graeme] du 10 février 1726.
43. Ruvigny et Raineval, The Jacobite Peerage, op. cit., p. 132.
44. Poème héroïque parodique écrit par Samuel Butler (1612-1660) largement inspiré de Don Qui-
chotte de Miguel Cervantes (1547-1616) dans lequel, bien qu’ayant lui aussi comme écuyer un certain
Sancho, le héros Hudibras, maître en logique, ne fait que des bêtises.
45. Stuart Papers, 102/103, lettre d’Ezekiel Hamilton à John Hay du 1er février 1727.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Les Tobosans catholiques connus étaient Elizabeth Caryll, Jean-


Baptiste Caryll, William Maxwell, Francis Sempill, Robert Sempill,
John Stewart, Charles Stuart, Henry Stuart46. Il est à remarquer, sur
la gravure d’Hogarth, The Mystery of Masonry Brought to Light by ye
Gormogons,1724, que Don Quichotte et Sancho Pansa sont présents
liant intimement la franc-maçonnerie, les Gormogons et l’Ordre de
Toboso ou du moins Philip Wharton.
La veille de l’honneur de cette nouvelle création ducale, Jacques
III adresse au duc de Ripperda47 une lettre de recommandation au sujet
de Wharton et l’avertit de son arrivée prochaine qui se conclue ainsi :
Je n’entrerai icy en aucun détail, me remettant au duc de
Wharton à vous entretenir de toutes mes affaires politiques et
domestiques. J’espère tout de vos bons offices, et vous prie de
compter sur la sincérité de ma gratitude et amitié. Jacques R. 48

VII. L’Espagne et le début du déclin


Wharton arrive à Madrid début avril afin d’assister les leaders
jacobites déjà présents, le duc d’Ormonde et le duc de Liria, ce dernier,
fils du duc de Berwick, poussant ses plans d’invasion de l’Angleterre,
et pour soutenir leur cause auprès de Philippe V. Dans son History of
England, from the Peace of Utrecht to the Peace of Aix-la-Chapelle, Lord
Mahon cite un courrier daté du 5 avril de monsieur Robinson, adressé
de Madrid à monsieur Benjamin Keene, alors consul anglais à Madrid,
qui, après avoir signalé que le duc n’était pas très sobre depuis son retour
de St Ildefonso49, rapporte que
Il [Wharton] a mentionné de grandes choses de la Moscovie
et a tellement parlé d’absurdités et de contradictions qu’il ne
valait pas la peine que je m’en souvienne, ni que je vous les
rapporte.50
Ce courrier confirme la tendance alcoolique et fantasque du
duc. Il rappelle aussi le rapport de Wharton avec la Russie, même si
son interlocuteur, qui ignore manifestement ces connexions, le quali-
fie « d’absurdités et de contradictions ». Cette proximité avec la Russie

46. Robert Collis, To A Fair Meeting on the Green : The Order of Toboso and Jacobite Fraternalism,
1726-c. 1739.
47. Johann Willem Ripperda (1680-1737), aventurier hollandais qui devint en janvier 1726 secrétaire
d’État, c’est-à-dire Premier ministre, du roi Philippe V qui l’éleva à la dignité de duc, était très favorable
à la restauration des Stuart. Il fut accusé cette même année 1726 de malversations et démis de ses
fonctions.
48. B.M., Add. MSS, 32, 685f. 56. In Lewis Melville, The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton,
Londres, 1913, p. 174.
49. Résidence d’été du roi Philippe V d’Espagne.
50. Philip Henri Stanhope (1805-1875), vicomte Mahon de 1816 à 1855, dit Lord Mahon, puis 5e
comte Stanhope, History of England, from Peace of Utrecht to the Peace of Aix-la-Chapelle, Paris, Bau-
dry’s European Library, 1841, V. I, p. 333.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Armoiries de Philip Wharton1,


1er duc de Wharton,
2e marquis de Wharton, 6e
baron Wharton, 1er duc de
Northumberland, marquis de Woburn,
comte de Malmesbury et vicomte
Winchendon, chevalier de la Jarretière
(KG) [Jacobite]
(1698-1731) destitué en1729.
Il est à remarquer le cri
écrit en français.

se retrouve aussi dans une lettre de Wharton adressée à Jacques III du


8 juin 1726 :
Je préférerais porter un mousquet dans un régiment au nom
moscovite étrange que de me vautrer dans les richesses à la
faveur de l’usurpateur [George 1er]. »51
Pour confirmer ce lien avec la Russie, voici le plan du duc de
Wharton pour restaurer le prétendant :
Le prétendant doit aller de Rome à Vienne incognito, et
signer un traité secret avec l’Empereur et le Roi d’Espagne 1. Elles se lisent pour le blason :
pour donner Minorque et Gibraltar à ce dernier dès qu’il « De sable à la manche d’argent
à la bordure d’or chargée de huit
sera en possession de la Grande Bretagne ; […] De Vienne pattes de lion en sautoir [en croix]
le Prétendant se rendra à Pétersbourg, la Tsarine52 étant de gueules. ». (Sable a Maunch
absolument résolue à l’aider. À partir de là il ira jusqu’à Argent on a Bordure Or eight Pairs
Arkhangelsk53 pour être transporté jusqu’en Grande of Lion’s Gambs in saltire erased
Gules.). La figure héraldique de
Bretagne avec dix ou douze mille hommes. Le Roi d’Espagne la « manche » se trouve princi-
devra débarquer 8 000 hommes en Angleterre et se rendre palement en héraldique anglaise.
maître d’un port, et l’Empereur enverra toutes les troupes Dans A Short and Easy Introduction to
Heraldry de Hugh Clarke, Londres,
nécessaires par le port d’Ostende et, en même temps, mettra 1818, tableau VII, p. 31, elle est
désignée comme “manche à
51. Lewis Melville, The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., p. 174. l’ancienne avec de longs pen-
52. Catherine 1re (1684-1727), seconde femme de Pierre 1er, impératrice au décès de ce dernier en dants” et dans le Manuel du Blason
1725. de Galbreith, Lausanne, éditions
53. Pendant longtemps le seul port de Russie, au sud de la mer Blanche, pris par les glaces six mois Spes, 1977, p. 167, elle est définie
par an. comme « mal taillée ».

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

en route un grand nombre de troupes dans les Pays-Bas pour


empêcher les Provinces-Unies d’envoyer une quelconque
assistance à l’Angleterre. Cette opération doit être com-
mencée en Écosse qui veut rapidement prendre les armes, le
Prétendant ayant des armes en Espagne, en Bretagne et en
Hollande et 2 millions de Livres Sterling sont prêtes dans
les mains de ses amis en Angleterre où ils attendent l’ordre
du Prétendant pour commencer une insurrection générale
aussi bien en Écosse qu’en Angleterre ; et il est certain qu’en
Écosse la plupart des gens sont acquis au Prétendant et prêts
à se lever à son premier ordre.[…]54
C’est à cette époque qu’il apprit le décès de sa femme survenu le
14 avril. Son arrivée en Espagne, auréolé de sa prestation viennoise, in-
quiéta Londres qui, en réponse, sous sceau privé du roi George 1er du
2 mai, lui ordonna de rejoindre Londres afin de lui renouveler son allé-
geance, menaçant de le déclarer hors-la-loi en cas de refus. En réponse
Wharton traita cette injonction solennelle avec beaucoup d’indignation
et s’efforça d’émouvoir la cour espagnole non seulement contre celui qui
avait délivré le mandat, mais aussi contre la cour de Grande-Bretagne
elle-même pour avoir voulu exercer un pouvoir dans la juridiction du
royaume de Sa Majesté catholique espagnole. Le divorce était consom-
mé. C’est dans ce moment, le 17 juin 1726, qu’il écrit à sa sœur cadette,
Lady Jane Holt, une longue lettre [annexe 1] cherchant à la rassurer, lui
expliquant les raisons de son comportement, et annonçant la publica-
tion prochaine d’un manifeste dont le titre sera The Duke of Wharton’s
reasons for leaving his native country, and espousing the causes of his
Royal Majesty King James III. in a letter to his friends in Great Britain
and Ireland.55 Il ne peut pas être plus explicite.
Son train de vie et ses excès augmentèrent ses difficultés finan-
cières. Veuf, ambassadeur à la cour d’Espagne, c’est alors que la du-
chesse de Malborough lui proposa la main de sa petite-fille, pourvue
d’une belle dot… qu’il refusa à ce motif. Il préféra s’éprendre d’une
dame de compagnie de la reine, Maria Theresa O’Neill O’Brien, fille
de Henry O’Brien, colonel irlandais décédé au service de l’Espagne,
et d’Henriette O’Neill. La reine, dans un premier temps, s’opposa à ce
mariage au regard des ennuis financiers du duc et du peu de revenus
de la demoiselle mais aussi de la religion de Wharton qui était protes-
tant. Fort épris de Maria Theresa qui le lui rendait bien, il accepta de se
convertir au catholicisme romain. Le mariage eut lieu le 26 juillet 1726.
S’il marque l’officialisation d’un amour réciproque entre les époux, il est
pour Jacques III une première faille dans sa relation avec Wharton. Le
prétendant souhaitait en effet faire la démonstration permanente de son
œcuménisme et non laisser penser que lui et son entourage favorisait le

54. Townshend MSS, 197, in Lewis Melville, The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
pp. 188-189.
55. In The Life and writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 206-212.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

catholicisme romain. Cette conversion indigna bon nombre de ses amis


ou proches dont Atterbury.
Sa lune de miel passée et sa mission espagnole terminée, Wharton
rentre à Rome où il est accueilli aimablement, mais sans plus. En effet,
la cour stuartiste était une concentration d’émigrés où s’imaginaient
beaucoup d’intrigues dont le seul but était de mettre leur instigateur
en valeur. Toute absence était exploitée et celle de Wharton n’en fut pas
exempte. Ainsi le duc se vit confirmer la totale confiance du roi mais sans
mission immédiate, sorte de désaveu. Comme ses dernières présences
dans les états pontificaux avaient été marquées par quelques excessives
libations, le duc fut prié d’attendre ses ordres hors du territoire italien. Il
prit le chemin de Barcelone accompagné de son épouse.
C’est alors qu’éclata l’affaire de Gibraltar. Cette affaire, qui per-
dure de nos jours, tient son origine par la prise de la ville par les forces
anglo-néerlandaises de l’amiral George Rooke (1650-1709) le 25 août
1704. Le traité d’Utrecht en 1713, clôturant la guerre de Succession
d’Espagne, accorde à Londres « la pleine et entière propriété de la ville
et des châteaux de Gibraltar, conjointement à son port, défenses et forte-
resses » mais précise que l’Angleterre ne peut « aliéner, vendre ou donner
Gibraltar, sans accorder d’abord à l’Espagne le droit de le récupérer ». En
clair, le traité d’Utrecht fixe la pleine propriété de Gibraltar aux Anglais
mais pas sa souveraineté… Lors de la guerre entre la Grande Bretagne
et l’Espagne, dont la cause est la reconquête de Gibraltar et de Majorque
par les Espagnols, qui courut de 1727 à 1729, à son retour en Espagne,
Wharton offrit ses services et demanda au roi Philippe V d’assister
comme « volontaire » au siège, ce qui fut accepté. Il y participa en
mai 1727 comme aide de camp du capitaine général, le marquis Conde
de Las Torres, d’une manière peu militaire mais héroïque où, armé de
son seul ruban de l’ordre de la Jarretière, il harangua la défense anglaise
qui le blessa en retour. Don Quichotte, quand tu nous tiens… Si, en
remerciement de son courage, le roi d’Espagne le nomma colonel agrégé
au régiment irlandais Hiberna commandé par le marquis de Castelar
(1693-1733), neveu du Premier ministre d’alors de Philippe V, par son
comportement sur le terrain il fut considéré par les Anglais comme un
« traître » puisqu’ayant combattu contre son propre pays.
Une espérance naît cependant avec le décès en Allemagne, le
22 juin 1727, de George 1er du Royaume-Uni. Celui-ci suscita chez
Jacques III un espoir, feint ou sincère. Il déclara à l’ambassadeur d’Es-
pagne à Rome :
Jamais conjoncture plus favorable ne s’est présentée pour
mon rétablissement sur le trône avec facilité et sans risque.56
Il quitta incognito Avignon sans prévenir quiconque et se dirigea
vers la Lorraine. Le duc ne le retint pas et le prétendant dut retourner
piteusement à Avignon dans un premier temps, avec sûrement beau-
coup d’amertume dont une partie sera reportée sur Wharton et ses faux

56. In Michel Duchein, Les derniers Stuarts – 1660-1807, Paris, Fayard, 2006, p. 400.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

espoirs. Sous la pression de l’entourage de Louis XV, Jacques III quitte


Avignon et le 20 décembre 1727 se dirige tout d’abord vers Parme où il
résidera quelque temps avant de rejoindre Rome.
Parallèlement à ceci, son héroïsme gibraltarien coûtait très cher
à Wharton puisqu’il permettait de donner un prétexte au Premier mi-
nistre Walpole, en l’attente du couronnement du nouveau roi, George
II (1683-1760), le 22 octobre, de reprendre la main puisque cette guerre
se terminera sur le statu quo consigné dans le traité de Séville du 9 no-
vembre 1729. Suite à sa blessure, Wharton regagne Madrid où il rési-
dera pendant un an sans que les archives aient conservé une quelconque
trace de sa présence ni de son activité, ce qui jusqu’alors était inenvisa-
geable. De ce sommeil documentaire, seules deux informations nous
sont parvenues. La première est donnée par son biographe « impartial »
qui note que :
Au début de l’année 1728, il fut atteint d’une maladie vio-
lente en Espagne qui l’amena à son extrémité, donné perdu
par ses médecins, il reçut les derniers sacrements de l’Église
de Rome, mais il plut à Dieu de prolonger ses jours au cours
desquels il eut plusieurs autres atteintes […]57
La seconde se trouve dans les archives de la Grande loge d’Angle-
terre du 17 avril 1728 :
Le Député G. M. indique aux F. qu’il a reçu de Madrid une
lettre par laquelle plusieurs maçons demandent à créer une
Loge dans cette ville. C’est le duc de Wharton, assistant aux
réunions préparatoires qui ont eu lieu pour partie à son do-
micile qui a été désigné pour poursuivre les démarches. La
Loge le considère comme ayant agi à Madrid comme second
député Grand Maître (de la G.L. d’Angleterre) […] (datée
du 15 février 1728, la lettre est signée :) Par les ordres de sa
Grâce le duc de Wharton, Député G. M., Charles Labeyle,
V. M., Richards 1er S., Thomas Halton, 2e S.58
Le procès-verbal de la Grande Loge ajoute que « les pétitionnaires
étaient accueillis comme Frères », créant ainsi sa première loge à l’étran-
ger à laquelle fut affecté le numéro d’ordre 28. Cet épisode maçon-
nique espagnol montre que Wharton avait conservé des relations avec
Londres, que la franc-maçonnerie fut probablement un des liens solides
qu’il entretenait et qu’il était toujours un franc-maçon actif.
Le duc cherche alors à se rapprocher du prétendant et à le rencon-
trer à Parme. Lewis Melville commente :

57. Memoirs of the life of His Grace Philip late Duke of Wharton. By an impartial hand, London, J.
Wilford, 1731, p. 52. Cette “main impartiale” est probablement celle de son ancien confesseur le poète
Edward Young.
58. Jean Baylot, Philippe, Duc de Wharton, Fondateur et Premier Grand Maître de la Grande Loge de
France, in Villars de Honnecourt, 1967, p. 44, et in AQC, Robert Freke Gould, Masonic Celebrities : n°
VI – The Duke of Wharton, G.M., 1895, vol. VIII, pp. 128-129.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

James reçut cette information avec quelque chose qui res-


semblait à de la consternation. Il était désormais convaincu
du manque total de fiabilité de ce partisan qui était telle-
ment plus dangereux pour la cause qu’il épousait que pour
celle qu’il combattait.59
À son courrier, on lui renvoya une réponse dans laquelle on lui
fit savoir qu’on désapprouvait ses positions dont celle de ce mariage ac-
compagné d’un changement de religion et :
qu’il ait comparu en armes contre ses compatriotes à
Gibraltar et que, depuis ce faux pas, il serait préférable
qu’il se rapproche de l’Angleterre plutôt que de penser à un
voyage à Rome, afin de pouvoir s’occuper de ses affaires pri-
vées et prendre soin de ses biens dans ce royaume.60
Le prétendant recevra Wharton. L’entrevue sera cordiale mais les
« excès » répétés du duc et son absence prolongée de la cour auront eu
raison de sa personne. À la suite de cette rencontre Wharton lui écrit de
Parme en date du 21 mai 1728 :
[…] La bonté de Votre Majesté d’écrire au roi d’Espagne
et au duc d’Ormonde, je l’espère, me protégeront des ré-
flexions que me lanceront des messieurs qui attribueront à
mon zèle le nom de folie et orneront leur propre indolence
avec le titre pompeux de discrétion ; et qui, sans la gracieuse
intervention de Votre Majesté, ne comprendront jamais que
l’obéissance est la vraie loyauté.61
C’est là le constat du refus du prétendant à employer Wharton.

VIII. Un séjour parisien problématique


Le décès de George 1er ouvre alors à Wharton une fenêtre de né-
gociation possible. Il quitte l’Italie et se dirige vers Lyon, ville où il ap-
prend la confirmation au Royaume-Uni de son inculpation pour « haute
trahison ». Malgré cette information, suivant le conseil du prétendant,
Wharton fait le choix de se rapprocher de l’Angleterre. Ayant perdu la
confiance de Jacques III et ne pouvant aucunement plus compter sur
son soutien financier ponctuel en cas de grave crise financière, la seule
issue pour Wharton était de rentrer en possession des biens qui lui res-
taient au Royaume-Uni. Pour ce faire, il écrit de Lyon en date du 28 juin
à Horace Walpole (1678-1757), frère du Premier ministre anglais d’alors
et ambassadeur à Paris, lui demandant d’être son avocat dans sa sollici-
tation de pardon du roi et annonçant sa prochaine visite. La réponse de
l’ambassadeur, s’il y en eut une, n’a pas été conservée mais Wharton se

59. The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 213-124
60. In The Gentleman’s and London Magazine, The live and character of Philip Wharton containing
many particulars never before published, avril 1767, p. 197.
61. In The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., p. 214.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

présenta chez lui au matin du 5 juillet 1728. En fin de visite le duc dit à
l’ambassadeur qu’il allait dîner avec l’évêque de Rochester [Atterbury].
L’ambassadeur :
lui répondit modestement que si sa Grâce avait l’intention
de rendre visite à ce prélat, il n’aurait aucune occasion de la
lui raconter. Ils se séparèrent donc sans jamais se revoir et le
duc alla en conséquence dîner avec le prélat.62
Hudibras, quand tu nous tiens ! Ce séjour à Paris sera de courte
durée selon les écrits mêmes de son « impartial hand ». Horace Walpole
fit le compte rendu de son entrevue au duc de Newcastle63 dans un cour-
rier daté de Paris le 6 juillet et Wharton écrira le même jour à l’ambas-
sadeur pour lui demander de lui transmettre sa réponse à Rouen où il se
rend en l’attente de la position du nouveau roi. En Normandie, il est reçu
avec beaucoup de courtoisie par les personnages de première distinc-
tion de la province et participera aux chasses hebdomadaires. François
(1689-1750), 2e duc d’Harcourt en 1718, qui aimait bien sa compagnie lui
proposa même de mettre à sa disposition son château de la Mailleraye
nouvellement acquis en bord de Seine près de Rouen alors qu’il était
retenu à la cour à Versailles.
Sir Robert Walpole, Premier ministre, envoie deux émissaires spé-
ciaux dont un membre du Parlement, probablement un certain Walter
Price (1686-1755), shérif adjoint, au fait du dossier, auquel Wharton
s’adressera par courrier64 pour lui enjoindre de le retrouver à Dieppe
très prochainement. La proposition anglaise, sous réserve d’écrire au
roi ou à son Premier ministre un message d’excuse et de soumission,
était de revenir libre en Angleterre, reprendre la possession de ses biens
et terres mais avec un revenu annuel de 6 000 £ devant lui permettre de
vivre correctement en son rang, le solde devant rembourser ses dettes.
Wharton attendait le pardon du roi et non son exigence de lui écrire
une lettre de soumission. Cette réponse anglaise ne sera pas au goût de
Wharton, le duc de Newcastle répondit à Horace Walpole par courrier
de Whitehall du 12 juillet 1728 que :
Le duc de Wharton s’est conduit de manière si extraordinaire
depuis son départ d’Angleterre et il a si souvent déclaré sa dé-
saffection du roi et de son gouvernement en se joignant et ser-
vant sous les ordres des ennemis de sa Majesté, que sa Majesté
ne juge pas digne de recevoir aucune demande de sa part65.

62. In Memoirs of the life of His Grace Philip late Duke of Wharton. By an impartial hand, op. cit., p. 25.
63. Thomas Pelham-Halles (1693-1768), 1er Duc de Newcastle-upon-Tyne en 1715, whig, est nommé
secrétaire d’État pour les états du sud en 1724 par Robert Walpole, fonction qu’il conservera jusqu’en
1754, année où il devient Premier ministre en remplacement de son frère Henri, décédé. Il est initié
en 1731 à Houghton Hall, propriété de Robert Walpole, avec le duc François 1er du St Empire par Lord
Lovell.
64. MSS Weston-Underwood, 241, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., p. 221.
65. Coxe, Sir Robert Walpole, ii, 636, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
p. 222.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Une lettre d’Horace Walpole au duc de Newcastle de Paris du


14 août 1728 nous apprend que l’ambassadeur
a été informé que le duc de Wharton, ayant (sur ce qui s’est
passé par rapport à lui en Angleterre) renoué son commerce
avec les Jacobites et publiquement affiché son attachement
au Prétendant et à la religion catholique, est actuellement à
Dieppe en compagnie de l’éditeur Mist66 ; et il n’est pas im-
possible qu’ils aient le projet d’éditer ce morceau [texte] soit ici
soit à Rouen, cette dernière ville ayant au moins des presses.67
Il s’agit de la réponse de Wharton à cette injonction londonienne
sous forme d’un texte, A Savage Lampoon [Une Satire sauvage]. Sous la
forme d’allégories, au prétexte de traiter des affaires actuelles de la Perse
en racontant le comportement de Meryweis (Meer Vais), illustre chef
d’une tribu afghane de la région de Kandahar réputée pour ses pillages
qui entrainèrent la destruction du pays, il y attaque le roi George et ses
ministres. Voilà ce qu’en dit Robert Freke Gould :
Dans une curieuse apologie, le noble écrivain a replacé ses
propos satiriques dans le même cadre historique que nous
connaissons déjà dans la littérature sur les Gormogons de
1724. George Ier et le Prétendant sont à nouveau appelés
respectivement Meryweis et le Jeune Sophi, comme dans
le Daily Post et Plain Dealer de cette année-là, alors que la
dynastie hanovrienne est grossièrement émoussée, le chef
de la famille Stuart (royale) est décrit comme le « plus grand
personnage » de son temps.68
Esreff (Ashraff) y est George II ; le Scribe en chef, Robert Walpole ;
la Première Sultane, la Reine Caroline ; le Grand Seigneur, le Roi de
France ; son Ministre favori, le Cardinal Fleury et la personnalité bouf-
fonne, Horace Walpole, alors ambassadeur britannique à Paris.69
Le rédacteur du Weekly Journal ou British Gazetteer du 7 sep-
tembre 1728 donne son ressenti à la lecture de cette satire :
Je prétends savoir distinguer les styles et l’écriture de la
plupart des auteurs des classes qui m’ont précédé ; j’aurais
presque juré à qui appartenait celle-ci, et oserai affirmer
qu’elle venait de la plume d’un Mandarin distingué, qui
ayant été dégradé de son rang de noblesse se transforme en
fabricant de bougies, se cache maintenant dans les confins

66. Nathaniel Mist (+1737), est le fondateur en décembre 1716 du Weekly Journal or Saturday’s Post,
journal d’opposition favorable aux Jacobites. Interdit de publication en 1721, Nathaniel Mist fut empri-
sonné pendant sept ans à Newgate pour cette cause. Libéré il se retira en France en janvier 1728 où
il renoua ses relations avec Wharton.
67. Williams, Life of Atterbury, ii, 308, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
p. 224.
68. Robert Freke Gould, A Concise History of Freemasonry, Londres, Gale and Polden, 1904, p. 380.
69. Robert Freke Gould, Masonic Celebrities : n° VI – op. cit., pp. 131-132.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

de la Normandie et écrit des guirlandes de mots [penny gar-


lands] et des copies pour subsister.70
Ce texte est d’intérêt car il montre, à cette date, que l’histoire des
Gormogons née en 1724 était, par l’emploi de l’expression « Mandarin
distingué », attribuée à Wharton, car il était de haute noblesse, qu’il
avait intégré comme membre la Compagnies des Ciriers (wax-chandler
- fabricants de chandelles) dès 1723 lorsqu’il devint opposant à l’inté-
rieur de son propre parti et qu’il était copiste pour subsister. C’est pen-
dant cette période qu’il se proposa de traduire Télémaque de Fénelon,
le qualificatif de « copiste » étant ici peut-être employé pour rabaisser
Wharton et ne pas employer celui de « traducteur ».
Ce libelle fut reçu à Londres comme l’incapacité de Wharton à
faire la paix avec son pays. Le duc sera déclaré « proscrit » le 3 avril 1729.
Même si son train de vie était réduit, sa maison continuait à dépenser et
à accumuler les dettes ayant dès lors des revenus limités tant et si bien
que l’ « impartial hand » qui rédigea les Memoirs of the Life rapporte que :
Ensuite il partit pour Paris, laissant ses chevaux et son équi-
page être vendus.71
Le duc et la duchesse quittèrent Rouen de nuit pour la capitale
et demandèrent secours à Jacques III qui, après une leçon de morale,
leur accordera une dernière aide financière. Une réponse de Paris du
7 avril 1729 de Wharton à un ami qui lui avait écrit le 29 mars à Paris
mandate ce dernier pour attaquer le London Evening Post et le London
Journal pour défendre sa réputation et celle de sa femme car étant pré-
sentement en « retraite religieuse » dans un couvent pour ses Pâques où
son comportement fut apprécié. L’intérêt de ce courrier est de fixer avec
certitude la présence de Wharton à Paris à partir de mars 1729. C’est
pendant cette retraite « aux environ de Paris », alors que sa femme ren-
dait une longue visite à la cour de St Germain, qu’il poursuit son désir
de traduire Télémaque. Cette ambition velléitaire ne pouvait se réaliser
qu’avec l’accord d’André Michel Ramsay72, le légataire universel moral
de Fénelon. Ce texte avait été écrit en 1694 mais non publié. Ramsay
était alors à Paris comme le racontent ses Anecdotes :
Depuis 1725 jusqu’en 1728 il [Ramsay] demeure à Paris chez
M. le duc de Sully qui l’aimait tendrement et c’est alors qu’il
écrivit Les Voyages de Cyrus.73

70. D°, p. 132.


71. Memoirs of the Life of the late Duke of Wharton, by an impartial hand, Londres, J. Wilford, 1731,
p. 31.
72. André Michel Ramsay (1686-1743), probablement déjà Franc-maçon, sera reçu à la loge
Horn de Westminster le 16 mars 1730. Participant au milieu jacobite, éducateur, il avait été
choisi par Jacques III fin 1723 pour prendre en charge à Rome l’éducation de son fils Charles
Edward tout juste âgé de quatre ans. Rédacteur des Voyages de Cyrus en 1728, il sera à Paris
en 1736 celui du fameux Discours maçonnique qui devait être lu en loge à la réception de
chaque nouveau Frère.
73. Anecdotes de la vie de messire André de Ramsay, Aix en Provence, Bibliothèque Méjanes, Ms
1188(417), Mfm 688, pp. 18-19.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Une lettre datée de « Paris ce 17 de mars » 1729 adressée au mar-


quis de Caumont74, informant ce dernier de son prochain départ pour
l’Angleterre, confirme qu’il est alors à Paris.

C’est pendant la présence de sa femme à St Germain que le rédac-


teur « d’une main impartiale » des Mémoires de l’ex-Duc de Wharton
rapporte cette anecdote significative du comportement imprévisible du
personnage :
Un jeune Lord irlandais de sa connaissance, d’heureuses et
naturelles dispositions, étant à St Germain au moment où le
duc visitait sa femme [la duchesse], sa Grâce est venu à lui
avec un air entendu à environ neuf heures du soir et lui dit
qu’une affaire d’importance l’appelait à Paris pour laquelle
il n’y avait pas de temps à perdre et lui demanda de lui prêter
son carrosse, ce qu’il fit bien volontiers. Mais, alors que sa
Grâce y était monté, il déclara à son ami que ce serait une
faveur s’il voulait bien l’accompagner. Comme le duc était
seul, le jeune Lord ne put lui refuser, ils partirent ensemble
et arrivèrent à Paris vers minuit. Son compagnon imaginant
que son affaire était d’ordre privé lui proposa de le quitter
et de le rejoindre quelque temps plus tard quand elle serait
finie. Mais sa Grâce l’informa que ce n’était pas nécessaire
et qu’ils la réaliseraient ensemble. La première chose à faire
était de se procurer un cocher et quatre chevaux et ensuite
trouver cinq ou six musiciens de l’Opéra et les engager à un
prix convenu. Le jeune Lord ne comprit pas le but de tout
ceci jusqu’à ce qu’il soit retourné à St Germain vers les cinq
heures du matin et, marchant directement avec cette troupe
jusqu’au château, il [le duc] leur ordonna de commencer à
jouer dans l’escalier, le but de cette affaire consistant pour le
duc simplement à donner une sérénade aux jeunes filles près
de l’appartement dans lequel elles se trouvaient.
Ce moment de galanterie exécuté le duc persuada le jeune
Lord de l’accompagner à une lieue de Poissy où vivait Mr. R--
--, un Gentleman anglais, une de ses connaissances. Le
jeune Lord y consentant, il prit avec lui un couple de trom-
pettes et une paire de timbales pour donner à la musique un
air plus martial […] Ils entrèrent ainsi dans Poissy en jouant
ce qui alarma la ville tout entière et leur ami Mr. R---- ne
sachant pas s’il valait mieux rester dans sa maison ou non,
le duc prononça un discours à propos et mit fin à toutes les
frayeurs et peurs, et la troupe y fut régalée d’une très belle
manière.[…] » 75

74. Wellcome Library, MS 5744/11, Londres.


75. Memoirs of the Life of the late Duke of Wharton, by an impartial hand, op. cit., pp. 33-34.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

La copie d’une lettre datée de Paris du 1er juin 1729 d’un compa-
gnon de grande estime de Wharton en possession du rédacteur de ses
Mémoires rapporte : « Voici une semaine, il quitta Paris » pour l’Espagne.
Ce voyage se fera discrètement afin d’éviter la rencontre de ses créanciers,
passant par Orléans puis Nantes et, par la mer, pour arriver à Bilbao.

IX. Le premier Grand Maître


des francs-maçons en France ?
Ce serait au plus tôt depuis juillet 1728 à son arrivée à Paris puis
lors de ses séjours à Dieppe et Rouen, et plus certainement pendant ce se-
cond trimestre de l’année 1729 que le duc de Wharton, en pleine débâcle
financière et en difficultés de santé augmentée par ses excès de boissons
alcoolisées, aurait été le catalyseur de la réunion des premières loges pa-
risiennes à partir desquelles il aurait fondé la première Grande Loge de
France. Les anciennes coutumes exigeant que les Grandes Loges ne se
réunissent qu’aux solstices, cette hypothèse ne peut être envisagée qu’à
celui de l’hiver 1728, le duc étant reparti en Espagne à celui de l’été 1729.
Il semble bien pourtant bien que le couple ducal ait été en Normandie
cet hiver 1728, mais il est vrai aussi que Paris n’est pas si loin.
Pourquoi pas ! Mais à ce jour, aucun témoignage direct ne per-
met de confirmer cette tradition. Le seul document maçonnique citant
Wharton comme Grand Maître de l’Ordre en France est porté à la fin
du document de l’Expédition des Règles générales de la Maçonnerie pour
La Loge constituée à Stockholm…, document de dix-sept pages, sous le
titre Approbation des dites Règles et des dits Devoirs, signée et cachetée
tout d’abord par le Grand Maître MacLean le 27 décembre 1735, confir-
mée par celui de Derwentwater le 27 décembre 1736, précédant la fa-
meuse patente Scheffer du 25 novembre 1737, documents présents dans
les archives de la Grande Loge de Suède à Stockholm.
Au regard du personnage du duc Philip Wharton, il n’est pas in-
terdit de penser, en l’attente de nouveaux documents infirmant ce qui
suit, que son nom a été choisi pour honorer de ses titres et de son aura
maçonnique la création de cette première Grande Loge car il avait été
Grand Maître de celle de Londres, puis créateur de la première Loge en
Espagne, appartenant d’une manière devenue bien encombrante au mi-
lieu jacobite, les premiers francs-maçons parisiens de ce moment étant
majoritairement de cette mouvance, et revendiquant l’appartenance de
chacun à la noblesse ou, à défaut, à celle du « sçavoir », sans qu’il ait
vraiment participé à ce mouvement à Paris. Il faut d’ailleurs souligner
qu’aucune correspondance privée de Wharton connue à ce jour ne traite
de près ou de loin de la franc-maçonnerie, tant pendant sa période bri-
tannique, qu’espagnole ou française. Ce n’est que par la presse ou des
documents maçonniques que nous connaissons sa fraternelle activité.
Alors que le comte de Derwentwater, Grand Maître de la Grande
Loge de France en 1737, jacobite avéré, transmettait au baron Scheffer
les Règles et Devoirs de l’Ordre, on aurait pu penser que ces textes

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

étaient ceux d’une franc-maçonnerie jacobite, différente de ceux de la


londonienne. Point s’en faut, à quelques virgules près, ils sont la tra-
duction presque mot pour mot de ces mêmes Règles et Devoirs présents
dans les Constitutions d’Anderson de 1723. Il est vrai que c’est sous la
mandature du duc Philip Wharton que lesdites Constitutions ont été
imprimées alors que leur commande l’avait été par son prédécesseur
John, 2e duc de Montagu, Fellow depuis le 13 mars 1718 de la Royal
Society alors présidée par Isaac Newton dont un des très proches était
Jean Théophile Desaguliers… La question restante est de savoir si ces
textes ont été amenés dans le tréfonds des malles de Wharton au cours
de ses pérégrinations ou bien si ceux-ci étaient déjà présents à Paris peu
de temps après leur parution à Londres ?
Une lecture attentive de l’Approbation des dites Règles et des dits
Devoirs, reproduite ci-après, signée par Derwentwater le 27 décembre
1736 de laquelle sont expurgés les parties du texte non fondamentales
pour notre sujet apporte une réponse par le résumé de texte suivant :
Comme depuis le gouvernement de [...] Philippe, Duc de
Wharton on avoit quelque tems négligé l’exacte observance
des règles et devoirs [...] Nous, Jacques Hector Macleane [...]
avons ordonné de faire les changemens nécessaires dans les
Règles qui ont été données par le susdit Grand Maître, notre
Prédécesseur […]
Le terme capital de cette phrase est l’adjectif « susdit » qui renvoie
au « Prince Philippe, Duc de Wharton ». Il exprime que le prédéces-
seur de Macleane était Philippe Wharton et que c’est Macleane qui a
ajusté aux Constitutions de 1723 un texte qui nous est inconnu à ce jour
quant à ses Règles. Celui de cette Approbation peut nous permettre alors
d’affirmer avec peu de possibilités d’erreur que Philippe Wharton était
bien reconnu comme le Très Vénérable Grand Maître de l’Ordre des
Francs-maçons dans le Royaume de France et prédécesseur d’Hector
MacLean, chevalier baronnet d’Écosse, donc le premier Grand Maître
en France, et, l’étude historique de ses déplacements, qu’il n’a pu exercer
cette fonction qu’entre le second semestre 1738 et le premier de 1739. En
conséquence, force est de constater qu’avant cette séquence la franc-ma-
çonnerie en France existait d’une manière non centralisée.
Philip Wharton regagna son régiment à Lerida en proposant à un
ami le début d’une tragédie en vers qu’il projette d’écrire, Mary Reine
des Écossais. C’est à cette époque qu’il s’intéressa à nouveau à Télémaque.
Il en traduisit le livre premier et, comme il le disait lui-même, « progres-
sait avec grande application dans le reste ». Et la « main impartiale » qui
fixa son histoire de pré-conclure :
C’était à la fin de l’année 1729, après quoi je n’en ai plus en-
tendu parler sauf, indication contraire, dans une lettre du
mois d’avril, à savoir qu’il s’entretenait avec Télémaque et

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Mentor, afin de les persuader d’entrer en campagne contre


tous les ennemis au sens commun.76
Il s’appliqua à travailler sa tragédie de l’Histoire de Mary, Reine
des Écossais dont il rédigea quelques scènes mais sa maladie le rat-
trapa et l’empêcha de poursuivre. Dès le début de l’année 1731, sa santé
déclina fort.
Son décès survint alors qu’il était âgé de trente-deux ans,
le dernier jour de mai [1732], nouveau style, et il fut enterré
le jour suivant de la même manière simple que les moines
enterrent les leurs.77
En 1737, l’approbation de l’Expédition des Règles générales de la
Maçonnerie pour La Loge constituée à Stockholm… est le seul docu-
ment présentant le duc de Wharton comme le Grand Maître des francs-

76. Memoirs of the Life of the late Duke of Wharton, by an impartial hand, op. cit., p. 48.
77. Idem, p. 53. De retour d’une cure de repos en montagne, à nouveau en crise, il dut s’arrêter au
monastère franciscain de Poblet, près de Tarragone où son régiment était stationné et y mourut.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

maçons en France. A-t-il réellement occupé cette fonction pendant les


quelques mois de son séjour parisien en 1728 ? Derwentewater et les
Maçons du milieu des années 1730 ont-ils un peu sollicité la réalité pour
se mettre sous un parrainage illustre ? C’est possible. Néanmoins, ce
témoignage, rédigé moins d’une dizaine d’années après, est tout à fait
crédible. En effet la deuxième partie des années 1720 semble bien être
l’époque où les premières Loges parisiennes entrent en activité.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Annexe

Lettre écrite à sa sœur Jane Holt en 1726.

Cette lettre familiale et personnelle explique la position de


Wharton avec beaucoup de sincérité. Il pouvait en effet ouvrir son cœur
à sa sœur qui, sans doute, avait parfaitement compris les manquements
de son malheureux frère. On ne saurait apporter trop d’attention à ce
document passionnant.

Dear Sister,

My name has been so often of late in the public prints, and


consequently become the subject of private conversation,
that my personal friends (you particularly) may with reason
expect to know from myself what steps I have taken, and
intend to take, and (as it were, the true reasons of my pres-
ent resolutions) as to the reasons of my conduct. I do not
think it proper to write them direct to you, but must refer
you to some papers you will soon see published through all
Europe. I will not trust the good manners or the good na-
ture of my enemies by writing anything to you that might
expose you to trouble, for it would sharpen the prosecutions
begun against me.
If you should suffer the least inconvenience for your ten-
derness to me, whatever relates to myself gives me no un-
easiness ; every virulent vote, every passionable reproach,
and every calumny against me, are so many real commen-
dations of my conduct, and while you and my sister Lucy
are permitted to live quietly and securely, I shall think our
family has met with no misfortune, and has therefore no
claim to the compassion of its truest friends.
I know your tender concern and affection for me, and I
write chiefly to give you comfort, and not to receive any
from you ; for, thank God, I have an easy, contented mind,
and I want no comfort. I have no fears, which is more than
some of the Norfolk neighbours can say of themselves.
I desire your prayers for the success of my wishes and pros-
perity of our family. I scorn the false, pretended compassion
of my enemies ; and it would grieve me much more to re-
ceive the real pity of my friends.
I shall not wonder if at first you should be affected with the
warmth of the proceedings against me, and should show
some concern at the attempts to strip our family of its ti-
tle and rob you of their estates. But you will soon change
your mind when you consider, that my real honour does not
depend on Walpole or his master’s pleasure ; that a faction

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

may attaint a man without corrupting his blood ; and that


an estate seized for a time by violence and arbitrary power
is not irrecoverably lost.
The word “late” is now become the most honourable epi-
thet of the peerage ; this is a greater honour and higher title
than that of “Grâce”, and whenever you hear me spoken of
in such manner, I beg you to think as I do, that I have re-
ceived a new mark of honour, a mark dignified by the Duke
of Ormonde, Earl Marshal, and others.
You, who often read Clarendon’s history, must know that
during the reign of Cromwell and the Rump parliament
the whole peerage of England was styled “the late House of
Lords” ; there was then no want of “late” Dukes, “late” Earls,
and “late” Bishops, and why should that be reckoned a re-
proach to a single peer, which was then the distinguished
title of the whole body ? Was that usurper, Cromwell, the
fountain of honour ? Had he who murdered one king any
more power to attaint the blood of his fellow-subjects than
his illustrious successors, who had fixed a price on the
head of another ? For Lord Harcourt finely observes in his
speech for Dr. Sacheverell, there is no difference between “a
wet martyrdom and a dry one”. Can a High Commission
Court at present, or a secret committee, tarnish the hon-
our of a family ? Is it a real disgrace to be condemned by
Macclesfield, Harcourt, Townshend, or Trevor ? Is it a dis-
honour to be robbed of a private fortune by those who have
plundered the public, who have stripped the widow and fa-
therless ? No, my dear sister, assure yourself that this unjust
prosecution is a lasting monument erected to the honour
of our family, and will serve to render it illustrious to after
ages, and to atone for the unhappy mistakes of our misguid-
ed ancestors. If it should end with me, however, it would
have outlived the Liberty of England.
Those honours, which we received at first from the Crown,
can never be more gloriously interred than in the defence
of the injured rights of the Crown ; than in the cause of the
rightful monarch of Britain, the Pretender, the greatest of
princes and best of masters.
But I forget myself by enlarging too far on a subject that
may not be conveniently mentioned in a letter to you. My
zeal for my country, my duty to my sovereign, my affection
to you, and my family and its true honour, have carried my
pen farther than I intended. I will only add that no change
in my circumstances ever shall lessen my tender concern for
you or my sister Lucy, to whom I desire you would present
my love, and charge her, as she values my friendship, never
to marry without my consent. Be assured that no distance
of place nor length of time shall abate my affection for you ;

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

and my enemies shall find, whenever I return to England, it


shall be with honour to myself and with joy to my friends.
To all those, I mean, who wish well to the Church of England
and to their native country ; neither shall anything ever
tempt me to abandon that cause which I have deliberately
embraced, or to forsake that religion wherein I was educat-
ed. Wherever I am I shall always be,
Dear Sister,
Your sincere friend and brother,

Wharton.

Madrid, June 17th, 1726 (N. S.)

Ma chère sœur,

Mon nom a été récemment tellement cité dans les écrits


publics, et est par conséquent devenu l’objet de tant de
conversations privées, que mes amis proches (et vous-même
en particulier) peuvent à bon droit espérer connaître de
ma bouche les mesures que j’ai pu prendre ou décider de
prendre et, ce qui me pousse à vous écrire aujourd’hui, les
raisons de ma conduite. Je ne jugerais pas approprié de vous
les communiquer directement et préfère vous renvoyer à des
documents qui seront bientôt publiés dans toute l’Europe.
Au reste, n’espérant rien des bonnes manières ou des bonnes
dispositions de mes ennemis, je ne veux rien vous écrire qui
pourrait vous causer quelque ennui, ce qui ne ferait qu’ajou-
ter aux accusations lancées contre moi.
Tant que votre tendresse pour moi n’est la cause d’aucun dé-
sagrément à votre encontre, ce qui me concerne ne m’affecte
en aucune manière ; toutes les prises de position virulentes,
tous les reproches enflammés ou toutes les calomnies contre
moi sont autant d’éloges de ma conduite, et tant que vous-
même et ma sœur Lucy pourrez continuer à vivre sereine-
ment et en toute tranquillité je continuerai à dire que notre
famille ne connaît pas le malheur et n’a donc aucun droit à
la compassion de nos chers amis.
Je n’ignore pas la tendre sollicitude et l’affection que vous
avez pour moi et vous écris avant tout pour vous apporter
quelque réconfort et non en recevoir de vous ; car, grâce à
Dieu, j’ai l’esprit libre et satisfait et n’ai pas besoin de récon-
fort. Je n’ai aucune crainte, ce qui est plus que n’en pour-
raient dire certains de nos voisins du Norfolk.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Je souhaite que vos prières aillent à la réussite de mes en-


treprises et à la prospérité de notre famille. Je n’ai que mé-
pris pour la feinte compassion de mes ennemis ; et je serais
bien plus attristé de faire l’objet de l’authentique pitié de
mes amis.
Je ne serais pas étonné que vous que ne soyez affectée dans
un premier temps par la virulence des attaques contre moi,
et ne montriez quelque inquiétude quant aux tentatives
pour priver notre famille de ses titres et vous déposséder de
nos biens. Mais vous ne tarderez pas à changer d’opinion en
réalisant que mon honneur ne dépend pas du bon plaisir de
Walpole ou de son maître ; que ce n’est pas parce qu’une fac-
tion s’en prend à un homme qu’elle déshonore son sang ; et
qu’une fortune saisie un temps par la violence et l’arbitraire
n’est pas perdue à tout jamais.
Le mot « ci-devant » est devenu aujourd’hui l’épithète la
plus honorable pour la pairie ; c’est un plus grand honneur
et un plus haut titre que « Sa Grâce », et si jamais vous m’en-
tendez désigner ainsi, je vous demande de croire, comme je
le fais, que je reçois là une nouvelle marque d’honneur, dont
purent se glorifier le duc d’Ormonde, le comte-maréchal et
tant d’autres.
Vous qui relisez souvent l’Histoire de Clarendon, devez bien
savoir que sous le règne de Cromwell et du Parlement crou-
pion toute la pairie d’Angleterre fut désignée comme « la
ci-devant Chambre des Lords » ; on ne voulait plus alors de
« ci-devant » ducs, de « ci-devant » comtes, de « ci-devant »
évêques, et pourquoi faudrait-il stigmatiser de ce terme un
unique pair quand ce fut le titre de gloire d’un corps tout
entier ? Cromwell, cet usurpateur, fut-il le dispensateur des
honneurs ? Lui qui fut le meurtrier d’un roi avait-il plus de
pouvoir pour déshonorer ses concitoyens que ses illustres
successeurs qui mirent à prix la tête d’un autre ? Dans sa
défense du Dr Sacheverell, Lord Harcourt observe avec fi-
nesse qu’il n’y a pas de différence entre « un martyre rouge
et un blanc ». Une actuelle Haute cour écclésiastique ou
quelque comité secret pourraient-ils ternir l’honneur d’une
famille ? Y a-t-il une vraie disgrâce à être condamné par un
Macclesfield, un Harcourt, un Townshend ou un Trevor ? Y
a-t-il du déshonneur à voir sa fortune dérobée par ceux qui
ont pillé le public et spolié la veuve et l’orphelin ? Non, ma
chère sœur, soyez certaine que ces injustes poursuites sont
un monument éternel érigé en l’honneur de notre famille,
qui la rendra illustre pour les temps à venir et viendra en ex-
piation des malheureuses fautes de nos ancêtres aveuglés. Et
si les choses devaient finir avec moi, elles auraient de toutes
façons survécu à la liberté de l’Angleterre.

Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton 

Ces honneurs que nous devons à la couronne ne pourraient


être inhumés plus glorieusement que dans la défense des
droits attaqués de la couronne ; que pour la cause du sou-
verain légitime de Grande-Bretagne, le prétendant, le plus
grand des princes et le meilleur des maîtres.
Mais je m’oublie en m’attardant trop longuement sur un
sujet qu’il ne convient pas de mentionner dans une lettre à
vous adressée. Mon zèle pour mon pays, mon devoir envers
mon souverain, mon affection envers vous, et l’attachement
au véritable honneur de ma famille ont emporté ma plume
plus loin que je ne l’aurais souhaité. Je voudrais juste ajou-
ter qu’aucun accident de ma fortune ne diminuera jamais
ma tendre sollicitude à votre égard et à celui de ma sœur
Lucy, à qui vous voudrez bien transmettre mon affection
et demander, pour peu qu’elle tienne suffisamment à mon
amitié, de ne se marier qu’avec mon consentement. Soyez
assurée que ni le temps ni l’espace ne sauraient affaiblir mon
amour pour vous ; et mes ennemis se rendront bien compte
que, quand je reviendrai en Angleterre, ce sera avec mon
honneur intact et à la joie de mes amis. De tous ceux, veux-
je dire, qui veulent le bien de l’Église d’Angleterre et de leur
pays natal ; rien ne me convaincra jamais de renoncer à la
cause que j’ai librement choisie, ou de renier la religion dans
laquelle j’ai été élevé. Où que je sois, je resterai toujours,
Chère Sœur,
Votre frère et ami sincère,

Wharton.

Madrid, le 17 juin de l’an de grâce 1726.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Bernard Homery

Bibliographie

- Anderson James, Les Constitutions des Francs-Maçons, William


Hunter, Londres, 1723, traduction Daniel Ligou, Constitutions
d’Anderson, Paris, Lauzeray International, 1978.
- Baylot Jean, Philippe, Duc de Wharton, in Villard de Honnecourt, 1967.
- Chetwood Crawley, Caementaria Hibernica, T2, Dublin, 1896,
- Murray J., Diary of Mary, Countess Cowper, Londres, 1864.
- Duchein Michel, Les derniers Stuarts – 1660-1807, Paris, Fayard, 2006.
- Gilbert John Thomas, A History of the City of Dublin, James Duffy
Publisher, Dublin, 1859.
- Gould Robert Freke, The Duke of Wharton, G.M. 1722-23, Transactions
AQC vol. XII, 1899.
- Gould Robert Freke, The History of Freemasonry, Blackwood and
Lebas, Londres, 1887.
- Gould Robert Freke, A Concise History of Freemasonry, Gale and
Polden, Londres, 1904.
- The Gentleman Magazine, Londres, 1767.
- Mahon Lord (Philip Henri Standhope, Vicomte Mahon), History of
England, from Peace of Utrecht to the Peace of Aix-la-Chapelle,
Paris, Baudry’s European Library, V. I, 1841.
- Melville Lewis, The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton,
Londres, 1913.
- The Life and Writings of Philip, late Duke of Wharton by an impartial
hand, Londres, 1731.
- The Life and Writings of Philip, late Duke of Wharton, Londres, en
deux volumes dont les numéros du True Briton, 1732.
- Robinson John, Irish Masonic Certificates, J.T. Thorp, Leicester, 1903.
- Ruvigny et Raineval, The Jacobite Peerage, Edimbourg, T.C. et E.C.
Jack, 1904.
- Wharton Philip, The True Briton, Londres, 1723.

Renaissance Traditionnelle
Numéro gratuit
“spécial confinement” 
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196

DANS LE VISEUR DES FRANCS-MAÇONS :


LA PREMIÈRE DÉNONCIATION
DE CAGLIOSTRO ET SES AUTEURS
par Reinhard Markner1

« il est juste qu’un homme extraordinaire


laisse après lui quelque chose à deviner »
Carl Heinrich baron de Gleichen

B
eaucoup de livres ont été consacrés à Giuseppe Balsamo
— de son vivant déjà et a fortiori après sa mort2. Le tout pre-
mier3, paru en août 1781, ne compte pas plus de quarante-six
petites pages. Il s’agit d’une attaque dirigée contre le prétendu comte de
Cagliostro, sous la forme d’une lettre d’un ami de l’éditeur, tous deux
anonymes, augmentée d’un avertissement, d’un épilogue et de notes de
bas de page. Le texte aborde divers aspects de la vie de Cagliostro, à com-
mencer par son apparence, son origine présumée, et le rôle d’assistante
joué par sa femme. Il y est fait état de ses « opérations magiques et alchi-
miques » conduites à Mitau, la petite capitale du duché de Courlande et
Sémigalle, ainsi que de ses activités de guérisseur miraculeux à Saint-
Pétersbourg et à Varsovie. Enfin, il est également question de ses dé-
clarations blasphématoires, de ses revendications à pouvoir établir des
loges maçonniques et les ouvrir aux dames et, de manière générale, de
la nature frauduleuse de ses entreprises. Silhouette de Cagliostro, vers 1780.
Non sans malice, l’éditeur anonyme laisse le soin à Cagliostro lui-
même de « démasquer, par ses arts magiques, l’auteur et l’éditeur, ainsi
que leur intention ». Il est bien possible qu’un jour, l’adversaire en ques-
tion reçut le texte entre ses mains, même s’il n’avait fait l’objet que d’un

1. Traduction de Lionel Duvoy en collaboration avec l’auteur et David Dehoorne.


2. Cf. l’ouvrage fondamental d’Agostino Lattanzi, Bibliografia della massoneria italiana e di Cagliostro,
Florence, Olschki, 1974, pp. 335–425. Naturellement, depuis la parution de ce travail, un grand nombre
d’autres œuvres et contributions sont venues alimenter le sujet. Voir l’appendice bibliographique de
l’article de Stefan Lindinger, « Cagliostro », in Traugott Bautz (éd.), Biographisch-Bibliographisches
Kirchenlexikon, v. 18, Hamm, Bautz, 2001, col. 231–42.
3. Cf. H[einrich] Düntzer, Graf Cagliostro und Goethe’s Großcophta, Brunswick, Westermann, 1850,
pp. 5 s. — Le Mémoire pour le Sieur Ostertag, Docteur en Médecine & Accoucheur juré de la ville
de Strasbourg, [Strasbourg : Levrault, 1781] dans lequel Cagliostro joue un certain rôle, avait paru
juste quelques semaines plus tôt. Mais Georges-Adolphe Ostertag (1740–1794) l’avait fait imprimer
« moins pour s’opposer à ce faiseur de miracles dont on raconte beaucoup de choses extraordinaires,
et auquel s’attache en particulier la populace distinguée qui le considère comme un descendant des
Rose-Croix que pour sauver son honneur dans une affaire d’accouchement », comme un observateur
contemporain le constata à juste titre (Spielmann à Leveling, 11 juillet 1781, Universitätsbibliothek,
Munich, 2° Cod. ms. 655, fol. 321). — En se référant à un catalogue imprimé de la bibliothèque de
la Grande Loge Unie d’Angleterre, Lattanzi cite (op. cit., p. 373) un texte intitulé Extract relating to the
life of Cagliostro, dont il affirme, sans donner d’arguments, qu’il aurait été publié avant 1781 — ce qui
est pourtant inexact (information obtenue par l’aimable intermédiaire de Martin Cherry, Museum of
Freemasonry, Londres).

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Reinhard Markner

tirage limité. Qu’il ait engagé ses efforts — magiques ou d’une autre
espèce — à identifier ses auteurs, nul ne saurait le dire. Pour le moins,
on attribue habituellement cette brochure à Johann Joachim Christoph
Bode (1731–1793). Cet homme de condition modeste, qui avait d’abord
été musicien militaire au service du duc de Brunswick4, déménagea par
la suite à Hambourg où il débuta, dès 1759, une carrière littéraire de
traducteur, de journaliste et d’imprimeur. Après l’échec de son entre-
prise d’édition, fondée avec le soutien de Gotthold Ephraim Lessing,
et le décès de sa troisième épouse, il s’installa à Weimar en 1779 pour y
tenir la maison de la comtesse Charitas Emilie von Bernstorff, la veuve
d’un homme d’État danois très éminent. Là, il continua parallèlement à
œuvrer sur le plan littéraire — mais également maçonnique.
L’attribution du petit livre à Bode — un homme très réticent à
publier sous son propre nom — se trouve dans les bibliographies consa-
crées à la franc-maçonnerie de Georg Kloß et August Wolfstieg ainsi que
dans tous les catalogues des bibliothèques allemandes5. Elle est accep-
tée par les chercheurs anciens et modernes, par exemple par Emmanuel
Lalande, qui a maintes fois puisé dans ce texte pour sa biographie bien-
veillante de Cagliostro6, et par le germaniste munichois Klaus H. Kiefer
qui l’a réédité dans une anthologie7. Elle est encore indirectement plau-
sible dans la mesure où Tristram Shandy est cité dès la page de titre. La
traduction de ce roman absurde de Sterne apporta tant de succès à Bode
qu’elle fut décrite comme « le point culminant de toute sa carrière de
traducteur8 ». L’avant-propos y fait écho, en ce que Strasbourg y est pré-
sentée, parmi quelques allusions maladroites à Sterne, comme la ville
des dupes de Cagliostro.
Le fait que Bode se soit fréquemment glissé dans la peau de Yorick
et qu’il ait aimé le style alambiqué et digressif de Sterne constitue cer-
tainement un indice qu’il en est l’auteur. Cette attribution est encore
confirmée par la dédicace qu’Elisa von der Recke adressa à Bode dans
son livre Etwas über des Herrn Oberhofpredigers Johann August Stark
Vertheidigungsschrift, publié en 1788. La demi-sœur de la duchesse
Dorothée de Courlande et Sémigalle signale ici que Bode aurait « exposé »

4. Pour les premières années de la vie de Bode cf. son autobiographie : Reinhard Markner, « Bodes
Lebenslauf ohne Schminke (1783) », in Cord Berghahn, Gerd Biegel et Till Kinzel (éds.), Johann
Joachim Christoph Bode : Studien zu Leben und Werk, Heidelberg, Winter, 2017, pp. 373–85.
5. Cf. Georg [Franz Burkhard] Kloß, Bibliographie der Freimaurerei und der mit ihr in Verbindung
gesetzten geheimen Gesellschaften, Francfort-sur-le-Main, Sauerländer, 1844, p. 252 ; August
Wolfstieg, Bibliographie der freimaurerischen Literatur, v. 1, [Leipzig, Verein Deutscher Freimaurer,]
1911, p. 732 ; Michael Holzmann et Hanns Bohatta (éds.), Deutsches Anonymen-Lexikon, 1501–1926,
v. 4, Weimar, Gesellschaft der Bibliophilen, 1907, p. 193.
6. Cf. Marc Haven, Le maître inconnu Cagliostro : Étude historique et critique sur la haute magie, Paris,
Dorbon-Ainé, 1912, passim. On ignore pourquoi Lalande croyait à tort que les Gouttelettes n’étaient
réellement parues qu’en 1786 (cf. ibid., p. 50).
7. Klaus H. Kiefer (éd.), Cagliostro : Dokumente zu Aufklärung und Okkultismus, Munich/Leipzig
et Weimar, Beck/Kiepenheuer, 1991, pp. 177–98. L’objection d’un critique (Christoph Mecking, in
Aufklärung 8/1, 1993, p. 131) ne fut pas prise en considération par Kiefer, cf. idem, « Die famose
Hexen-Epoche » : Sichtbares und Unsichtbares in der Aufklärung : Kant, Schiller, Goethe, Swedenborg,
Mesmer, Cagliostro, Munich, Oldenbourg, 2004, p. 57 et passim.
8. Josef Wihan, Johann Joachim Christoph Bode als Vermittler englischer Geisteswerke in
Deutschland, Prague, Bellmann, 1906, p. 75.

Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs 

Cagliostro « dans sa nudité, à presque deux cents lieues de distance9 »


— sous-entendu le trajet séparant Weimar de Mitau10— en 1781 déjà,
c’est-à-dire six ans avant son propre livre de révélations, très remarqué :
Nachricht von des berüchtigten Cagliostro Aufenthalte in Mitau (Rapport
du séjour à Mitau du tristement célèbre Cagliostro)11.
On pourrait imaginer qu’avec ce témoignage, l’attribution des
Gouttelettes aurait été élucidée une bonne fois pour toutes. Cependant,
l’historien Johann Georg Meusel porta un regard différent sur la ques-
tion. Dans un supplément à sa bibliographie courante de la littérature
allemande, il classa le petit livre à la fois parmi les écrits de Bode et
parmi ceux du conseiller gouvernemental de Léopol, Ernst Traugott von
Kortum. Comme la chose lui semblait contradictoire, il adressa finale-
ment au public la question de savoir « lequel des deux serait le véritable
auteur12 ». À la suite de quoi Johann Joachim Eschenburg remarqua pru-
demment dans l’Allgemeine Deutsche Bibliothek, la revue critique éditée
par Friedrich Nicolai, que les Gouttelettes étaient « fort probablement »
dues à Bode13. Eschenburg, brunswickois comme Bode, connaissait
bien ce dernier, qui resta silencieux sur la question jusqu’à sa mort en
décembre 1793. Deux ans après, dans un exposé détaillé sur la vie de
Bode en tant qu’homme de lettres, Carl August Böttiger affirma avec
certitude que son ami décédé n’avait « pour le moins pas répandu […]
les Gouttelettes de la fontaine de vérité à propos desquelles Monsieur
le conseiller de la cour Meusel reste incertain14 ». Il semble qu’initiale-
ment, le scrupuleux Meusel ne se trouva pas encore satisfait de cette in-
formation15. Mais, en ne classant plus les Gouttelettes parmi les écrits de
Bode dans son dictionnaire des écrivains allemands morts entre 1750
et 180016, Meusel finit par trancher indirectement en sa défaveur.

Ernst Traugott Kortum (1742–1811), l’autre auteur mis en ques-


tion, était né à Bielitz, en Haute-Silésie, ville qui demeura sous le
contrôle des Habsbourg à l’issue de la première guerre de Silésie. Après
avoir fréquenté le lycée protestant de Teschen, il partit pour Kœnigsberg
en 1761 pour y achever un cursus universitaire de droit durant lequel il
fut aussi l’auditeur de Kant. Par la suite, il travailla entre autres à Mitau

9. Charlotte Elisabeth Konstantia von der Recke, Etwas über des Herrn Oberhofpredigers Johann
August Stark Vertheidigungsschrift nebst einigen andern nöthigen Erläuterungen, Berlin et Stettin,
Nicolai, 1788, p. [VII].
10. La lieue allemande équivalait à 7 500 mètres environ.
11. Charlotta Elisabeth Konstantia von der Recke, Nachricht von des berüchtigten Cagliostro Aufen-
thalte in Mitau, im Jahre 1779, und von dessen dortigen magischen Operationen, Berlin et Stettin,
Nicolai, 1787.
12. Johann Georg Meusel, Vierter Nachtrag zu der Vierten Ausgabe des Gelehrten Teutschlandes,
Lemgo, Meyer, 1791, p. 871.
13. Allgemeine Deutsche Bibliothek, v. 111, 1792, p. 542.
14. C[arl] A[ugust] Böttiger, « J. J. C. Bode’s literarisches Leben », in Michael Montaigne, Gedanken
und Meinungen über allerley Gegenstände, v. 6, Berlin, Lagarde, 1795, p. cxxxix.
15. Cf. Johann Georg Meusel, Das Gelehrte Teutschland, oder Lexikon der jetzt lebenden Teutschen
Schriftsteller, v. 4, Lemgo, Meyer, 1797, p. 233.
16. Johann Georg Meusel, Lexikon der von 1750 bis 1800 gestorbenen teutschen Schriftsteller, v. 1,
Leipzig, Fleischer, 1802, pp. 443–46.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Reinhard Markner

en qualité de secrétaire du prince héritier de Courlande et Sémigalle. En


1773, Kortum fut appelé à Varsovie, où le roi Stanislas Poniatowski le fit
conseiller secret et secrétaire d’État en 1775, nomination qui fut accom-
pagnée de son anoblissement. En 1784, il commença à travailler pour
l’administration autrichienne et assuma auprès de Léopol les fonctions
de gouverneur adjoint. En 1800, Kortum fut nommé conseiller de la cour
et administrateur des terres et des salines de Galicie. De 1803 jusqu’à
sa mort, il fut également président de la communauté évangélique de
Léopol, œuvrant dans le même temps pour l’Église et l’enseignement
protestants de Galicie. En reconnaissance de ses bons et loyaux services,
surtout sous l’occupation russe de Léopol en 1809, Kortum fut décoré
de l’ordre de Saint Stéphane et élevé au rang de chevalier héréditaire17.
Bode rencontra Kortum durant l’été 1778, alors que tous deux
participaient à Wolfenbuttel, en tant que députés de leurs loges de
Hambourg et de Varsovie, à un convent des Loges réunies (autrefois dites
de la stricte observance). Les loges continentales de hauts grades tem-
pliers s’employaient au même moment à fusionner avec l’ordre maçon-
nique suédois. Kortum, dont on affirma qu’il fît échec aux ambitions des
Suédois18, était franc-maçon depuis 1769 au moins, tout d’abord comme
membre de la loge de Mitau Zu den drei gekrönten Schwertern (Aux trois
épées couronnées)19, puis à Varsovie dès 1774, en tant que partisan de
la maçonnerie templière des Loges réunies au sein de laquelle il portait
le nom de chevalier « eques a fonte irriguo ». À la suite du convent de
Wolfenbuttel, il resta en contact épistolaire avec Bode, bien que celui-
ci lui eût laissé l’impression d’être « parfois aussi braillard20 ». C’est
ainsi en tout cas qu’il s’exprima auprès du très influent franc-maçon
brunswickois Ernst Sigismund von Lestwitz.
Après un an passé à travailler à Varsovie, Kortum rentra à
Brunswick pour épouser, le 16 septembre 1779, la sœur du fonctionnaire
Heinrich Christian von Hille, lui aussi franc-maçon21. L’année suivante
encore, après la démission du duc Charles de Sudermanie de sa fonction
de grand maître provincial, il retourna une nouvelle fois dans la ville
natale de sa femme où il arriva fin juin. Le 26 juillet 1780, il écrivit au
duc Ferdinand de Brunswick-Lunebourg, le chef des Loges réunies qui y
séjournait alors hors les murs, dans sa maison de campagne. Kortum lui
confia que selon ses renseignements, Cagliostro avait « fini sa carrière »
à Varsovie, ayant été « parfaitement découvert — comme imposteur et
jongleur » et expulsé de chez le prince Adam Poniński. De plus, ce der-
nier avait « repris les presents dont il avoit comblé sa femme ». Mais
Cagliostro resta sous la protection de la comtesse Anna Humiecka à qui

17. Cf. Allgemeine Literatur-Zeitung, v. 2/1811, col. 135 s. ; Constant von Wurzbach, Biographisches
Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, v. 12, Vienne, K. K. Hof- und Staatsdruckerei, 1864, pp. 471–73
; Ryszard W. Wołoszy ski, « Kortum », in Polski Słownik Biograficzny, v. 14, Varsovie etc., Zakład
Narodowy Imienia Ossoli skich, 1968/69, pp. 120 s.
18. Cf. Schneller à Bode, 16 février 1780, Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz (GStA),
Berlin, FM 5.2. G 39, n° 99/20, ff. 30–33.
19. Cf. GStA Berlin, FM 5.2. K 50, n° 71.
20. Kortum à Lestwitz, 20 février 1779, in GStA Berlin, FM 5.2. B 113, n° 737.
21. Cf. Schneller à Bode, 15 septembre 1779, GStA Berlin, FM 5.2. G 39, n° 99/19, ff. 90 s.

Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs 

il avait promis la guérison de sa maladie oculaire22. Kortum ignorait


qu’il venait de quitter la Pologne sous la pression, « après des propo-
sitions qu’il avait fait à une jeune fille, pour lui faire voir des esprits
et même lui en faire23  », comme l’explique maladroitement le comte
Boguslaus von Dönhoff dans son journal de voyage. Cagliostro et sa
femme suivaient un itinéraire qui les conduirait à travers l’Allemagne
jusqu’à Strasbourg.
Dans la métropole alsacienne, Cagliostro fit encore une fois fureur
en tant que guérisseur, comme cela fut rapporté dans la presse début 1781,
ce qui poussa Kortum à s’adresser à Bode sur cette affaire en ces termes :
J’ai trouvé dans le Teutscher Merkur et dans les Ephemeriden
der Menschheit une annonce des œuvres extraordinaires
de Cagliostros à Strasbourg, et je sais de source privée que
plusieurs personnes à Stra[s]b[ourg], par ailleurs tout à fait
raisonnables, se sont laissées éblouir par ce prestidigitateur.
Ce type a également pratiqué son activité avec beaucoup
d’éclat l’an dernier à Varsovie, et c’est avec un grand éclat
aussi qu’il y a mis un terme. Peut-être n’a-t-il été nulle part
mieux examiné et démasqué qu’à Varsovie. Je souhaite vous
en donner un récit complet prochainement. Si vous accep-
tiez de l’y insérer en tout ou partie dans le Merkur, vous ren-
driez sans doute service au public24.
En effet, deux textes différents furent imprimés dans les
deux revues citées. Celui des Ephemeriden était une lettre de l’édi-
teur Isaak Iselin, secrétaire du Conseil de la ville de Bâle, adressée
à un ami vivant ailleurs. Les informations qui y sont contenues sur
« Calliostro » reposent principalement sur l’exposé de deux témoins,
« H* » et « L*** », à savoir le médecin de campagne Johannes Hotz et
son ami, le diacre protestant Johann Caspar Lavater, fameux pour ses
écrits physiognomoniques. Tous deux avaient fait le déplacement de
Zurich à Strasbourg en janvier pour y voir de leurs propres yeux le
faiseur de miracles, et y avaient trouvé un homme très dévot, défen-
dant des vues thérapeutiques, certes dénuées de fondement scienti-
fique, mais, cependant, raisonnables. Iselin lui-même ne se risqua à
aucun pronostic sur la tournure que prendrait ce « spectacle »25. La
contribution parue dans le Teutscher Merkur est la traduction fidèle
d’un article du Journal de Paris contenant des informations en pro-
venance de Strasbourg, selon laquelle un homme remarquable y avait
fait étape depuis trois mois pour s’occuper gratuitement de trois cents
patients, pour partie gravement malades, parmi lesquels pas un seul

22. Kortum au duc Ferdinand, 26 juillet 1780, Archives de l’Ordre Danois des Francs-maçons (GODF)
Copenhague, F XXVI 90 a 22.
23. Tadeusz Grygier, « Warszawa 1780 roku w oczach Bogusława Dönhoffa », in Teki archiwalne, 16
(1977), pp. 13–42, ici p. 23.
24. Kortum à Bode, 7 mai 1781, GStA Berlin, FM 5.2. G 39 n° 99/23, doc. 35.
25. « Graf Calliostro, ein Arzt und ein Menschenfreund », in Ephemeriden der Menschheit, v. 1/1781,
pp. 505–08.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Reinhard Markner

n’était encore décédé. On supposait de cet « Esculape nouveau »


d’origine étrangère et inconnue qu’il était « héritier des secrets d’un
Adepte fameux, possesseur de l’Elixir-de-vie, […] sous le nom de St.
Germain26 ». L’éditeur du Merkur, l’écrivain weimarien Christoph
Martin Wieland, n’ajouta qu’une seule phrase. Il remarqua que le
renoncement de Cagliostro à ses honoraires médicaux « ne contri-
bue pas peu à renforcer la nimbe du miraculeux qui a tendance à se
répandre autour d’une personne si extraordinaire27 ».
Après deux jours seulement, Kortum expédia à Bode une longue
analyse synthétisant ce qu’il savait sur Cagliostro28. On ignore si ce
texte fut par la suite transmis à Wieland en vue d’une parution dans son
journal, comme antidote au récit quelque peu complaisant qui y avait
été publié sur le « nouveau thaumaturge ». En tout état de cause, Bode
révisa le texte et prit soin de le faire imprimer lui-même. Hormis le lieu
d’impression — « Am Vorgebürge » (au Cap), qui est une allusion au
Mémorial d’un mondain du comte Maximilian Joseph von Lamberg, un
livre contenant une description du soi-disant comte de Saint-Germain
prétendument publié au Cap Corse29 —, ni la lettre en tant que telle,
ni le rôle de l’éditeur anonyme ne sont fictifs. Telle qu’elle apparaît, la
dédicace d’Elisa von der Recke, dans la mesure où elle fait référence à un
« texte bref mais si utile […] édité en 1781 », était totalement correcte et
aurait simplement dû être prise littéralement.
En comparant la lettre originale de Kortum à la version imprimée,
il ressort que Bode s’était autorisé des libertés éditoriales importantes
(quelques petits écarts pouvant cependant être imputés à de simples
erreurs de transcription). Concernant les noms des protagonistes déjà :
alors que Kortum avait privilégié l’orthographe « Cagliostros », Bode, en
choisissant d’écrire « Calhostros » renforce l’hypothèse selon laquelle il
s’agit ici d’un Portugais. (La version « Caljostros » absente du texte, mais
qui apparaît en page de titre, semble être imputable à une coquille du
typographe.) En outre, on retrouve la patte de Bode dans deux petites
interventions, à savoir qu’il a remplacé à un endroit « à Strasbourg »
par « chez vous, à St— » et qu’il a omis dans un autre passage la phrase
« vous avez une correspondance à Strasbourg », de sorte que la lettre
aurait été adressée à un destinataire anonyme basé en Alsace.
Dès le début de la lettre, Bode a biffé la remarque selon laquelle
Cagliostro méritait « l’attention de la police ». Kortum conclut la des-
cription physionomique qui suit par une formule lapidaire : « Cela
suffirait à établir sa fiche signalétique pour le distinguer de tous ses
semblables ». Bode substitue au potentialis une forme d’irrealis : « Si ces
traits ne conviennent pas à Monsieur le Comte Calhostros aujourd’hui
actif à Strasbourg, alors celui sur qui je m’apprête à vous écrire quelques
anecdotes révélatrices serait une tout autre personne ». Là où Kortum

26. « Anecdote », in Journal de Paris, 7 mars 1781, p. 265.


27. « Ein neuer Thaumaturg », in Der Teutsche Merkur, v. 1/1781, pp. 271 s., ici p. 272.
28. Kortum à Bode, 9 mai 1781, GStA Berlin, FM 5.2. G 39 n° 99/23, doc. 36.
29. [Maximilian Joseph von Lamberg,] Le mémorial d’un mondain, [Francfort-sur-le-Main (?),] 1774,
pp. 80–87.

Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs 

Patente de la Loge d’Adoption


formule avec retenue que Cagliostro ne savait « probablement » pas lire « Les Trois Cœurs Couronnés »
les manuscrits arabes qu’il possédait, Bode, avec une insistance plus créée par Cagliostro à Mitau.
appuyée, affirme que, « selon toute vraisemblance, il n’est pas lui-même
capable » de les lire. Quand Kortum parle des « croisades » (Creutzzüge)
menées par Cagliostro à travers l’Europe, Bode préfère le concept de
« pèlerinages » (Wallfahrten), et là où le premier évoque ses « apôtres »
(Jünger), le second parle de « disciples » (Schüler).
À propos de Cagliostro en tant qu’escroc présumé, Kortum écrivit :
Je ne puis vous donner son vrai nom avec certitude, de
même que je ne puis vous garantir l’une et l’autre anecdotes
tirées de l’histoire de sa vie, comme par exemple qu’il fut
autrefois à Londres impliqué dans une affaire de billets de
loterie fort rentable, dans laquelle il faisait croire aux gens
qu’ils gagneraient certainement — que pour finir, il fut ar-
rêté par la police et logé en prison durant quelque temps —
qu’à Paris, il se trouve également inscrit dans les registres de
la police pour avoir filouté je ne sais quel marquis de £ 600,
et nombres d’autres anecdotes similaires qui se trouvent
dans son histoire fabulée ou incertaine […].
Il semble que Bode estima que ces déclarations reposaient par trop
sur de simples ouï-dire. Comme s’il voulait se prémunir contre quelques

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Reinhard Markner

poursuites en diffamation, il raccourcit largement le passage. Dans les


Gouttelettes, on lit alors :
C’est pourquoi je ne peux pas vous donner son vrai nom.
Aussi passerai-je sous silence diverses anecdotes des tri-
bulations qui doivent lui être attribuées — entre autres à
Londres, dans un commerce de billets de loterie, et à Paris,
dans une affaire d’argent avec un certain marquis —, car je
n’en ai pas une connaissance certaine.
Sans avoir enlevé beaucoup de son tranchant au texte qui en
résulte, Bode atténue encore certains autres passages. Il change les
« mensonges » de Cagliostro en « contre-vérités palpables » et supprime
l’appréciation qu’il ferait partie « de la classe des charlatans et escro-
queurs30 les plus scandaleux ». Bode adoucit la remarque de Kortum
sur le rôle de la duchesse Dorothée, en tant que protectrice de la loge
fondée par Cagliostro à Mitau, en se contentant de parler d’une « grande
dame du pays ». Dans le même but inavoué, il abrège « espagnol » dans
le passage où il est question du conflit opposant Cagliostro à l’ambassa-
deur d’Espagne à Saint-Pétersbourg et transforme le « gén. » (Gen.) en
« homme de guerre » (Kriegsmann) quand il est fait référence à un haut
officier de l’armée polonaise.
Vers la fin du texte, Bode omet encore le passage suivant :
Le miracle de son désintéressement se dissipera quelque
peu si vous le comparez à ce que je vous ai dit de sa vie à
M[itau], P[étersbourg] et V[arsovie]. Peut-être fait-on passer
aujourd’hui à Strasbourg, comme étant les produits immé-
diats de sa sagesse hermétique, les présents qu’il a reçus
dans l’un de ces trois lieux.
Bode avait au préalable été expressément autorisé à intervenir
sur le texte. Kortum lui avait écrit : « Faites-y ce que vous voulez, tant
que cela devient de notoriété publique — anonymement s’entend31 », et
plus tard encore, qu’il avait toute latitude « pour castiguer (malmener)
la chose ». Kortum, qui rédigea l’épître comme si l’auteur n’était pas
franc-maçon, enjoignit notamment à Bode de biffer le passage final sur
la franc-maçonnerie32 — ce qui, toutefois, resta lettre morte. Ayant les
mains libres à tous égards, Bode ne donna manifestement pas à réviser
sa version de la lettre à Kortum, ni la préface ou les notes de bas de page,
bien qu’il y eut certainement assez de temps pour le faire avant la mise
sous presse, d’autant qu’en tout état de cause, les deux amis maçons, par
la commande qui leur avait été adressée d’élaborer un nouveau code de
lois destiné aux loges dirigées par le duc Ferdinand, correspondaient
constamment l’un avec l’autre33.

30. En français dans le texte : « Charlatans u. Escroqueurs ».


31. Kortum à Bode, 9 mai 1781, GStA Berlin, FM 5.2. G 39 n° 99/23, doc. 36.
32. Kortum à Bode, 21 mai 1781, ibid., doc. 39.
33. Kortum à Bode, 2 juillet 1781, ibid., doc. 50.

Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs 

Les Gouttelettes furent imprimées début août 1781. Le Journal von


Tiefurt, produit à Weimar de façon manuscrite par le cercle réuni autour
de la duchesse douairière Anne-Amélie, fut le tout premier à annoncer
la brochure dans sa première édition du 16 août, en expliquant que le
contenu y « exposait la possibilité que, même dans notre siècle philoso-
phique, les gens puissent être pris pour des imbéciles34 ». Étant donné
la diffusion limitée de cette petite édition privée, on se demande quel
fut son écho en général. Les éditeurs de la Berlinische Monatsschrift,
Friedrich Gedike et Johann Erich Biester, jugèrent quelques années
plus tard que « ce petit écrit », peu connu en dépit de son caractère fort
remarquable, eu le bon effet que « la mauvaise influenza venue du nord
et du nord-est eut en passant par l’Allemagne prévenue, sans causer de
dommage, pour s’étendre vers la Suisse, l’Alsace et la France »35.
Pourtant, la mise en garde atteignit aussi la Suisse. À Zurich,
Lavater prit très vite connaissance de la parution du texte. Il écrivit à
son ami Johann Wolfgang Gœthe qu’il ne tenait certes pour rien « les
forfanteries anonymes de ce genre », mais que les Gouttelettes pouvaient
« cependant fournir ou apporter des éclaircissements ». Son informa-
teur l’avait aussi assuré que la médiumnité de Cagliostro était « réelle
et non sujette à caution36 ». Un mois plus tard, Bode apprit que les
francs-maçons strasbourgeois ainsi que Diethelm Lavater, frère aîné du
diacre et membre dirigeant de la loge zurichoise Modestia (« eques ab
aesculapio »), continuaient à prendre parti pour Cagliostro37.
Quand Kortum remercia Bode pour son exemplaire de tête, il se
montra « globalement satisfait » du résultat, « sauf pour deux ou trois
remarques insignifiantes qui pourraient donner lieu à une fausse inter-
prétation ». « La chose », comme il le dit de façon quelque peu déprécia-
tive, pourrait bien « avoir aussi son utilité38 ». À son tour, Kortum en
envoya un exemplaire au duc Ferdinand. Dans sa lettre d’accompagne-
ment, il soulignait que l’auteur (sans lui trahir sa propre identité) avait
démontré des dons prophétiques en prédisant que Cagliostro aurait à
Strasbourg un destin similaire à celui qu’il avait connu dans d’autres
lieux où il avait agi auparavant39.
Ce qui frappa sans doute Ferdinand à la lecture, c’est une série de
passages reproduits presque mot pour mot dans les Gouttelettes, à partir
d’une lettre écrite en français qui lui était parvenue quelques semaines
plus tôt et dont il avait fait réaliser des copies40 par son secrétaire parti-
culier Johann Friedrich Schwartz. Cette lettre contenait elle aussi, vers
le début, des informations sur les probables origines portugaises de

34. Eduard von der Hellen (éd.), Das Journal von Tiefurt, Weimar, Goethe-Gesellschaft, 1892, p. 1.
35. Berlinische Monatsschrift, v. 7, 1786, p. 386.
36. Lavater à Gœthe, 16 août 1781, in Heinrich Funck (éd.), Goethe und Lavater : Briefe und Tage-
bücher, Weimar, Goethe-Gesellschaft, 1901, p. 190.
37. Kayser à Bode, 16 septembre 1781, GStA Berlin, FM 5.2. G 39 n° 99/23, doc. 76.
38. Kortum à Bode, 23 août 1781, ibid., doc. 67.
39. « Je ne sais pas si V.A.S. a deja lû la ci jointe piece relative â ce fameux Cagliostros. Les faits
y racontés sont vrais, & l’auteur a été prophête ayant predit qu’il finiroit à Str. tout comme il a fini
ailleurs. » (Kortum au duc Ferdinand, [7 septembre 1781,] GODF Copenhague, F XXVI 93 e 6.)
40. Cf. Schwartz au duc Ferdinand, 26 juillet 1781, ibid., F XXVI 93 e 47.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Reinhard Markner

Cagliostro — une méprise probablement imputable à sa prononciation


traînante du français —, et les traits de son visage41. Kortum avait ma-
nifestement aussi montré la lettre datée du 30 mai 1780, expédiée par un
certain B. de Saint-Pétersbourg à un certain P. de Varsovie. Concernant
les identités de l’expéditeur et du destinataire, on pourrait imaginer que
le comte Alois Friedrich von Brühl ait été celui qui avait fait parvenir
une mise en garde au prince Adam Poniński, afin qu’il mette Cagliostro
dehors (ce qu’il fit par la suite). Sous le nom « eques a gladio ancipiti »,
Brühl était franc-maçon de haut-rang dans le système des Loges réunies
et rival, du moins pendant quelque temps, de Kortum à Varsovie, qui le
qualifia même une fois en privé de « traître à l’O[rdre]42 ».
Ferdinand expédia aussi une copie du texte à Jean-Baptiste
Willermoz, à Lyon. L’« eques ab eremo » lui avait écrit auparavant qu’un
franc-maçon de sa connaissance (en réalité : Diego Naselli de Naples) lui
avait mentionné un étranger remarquable, dont il ne pouvait déchiffrer
que les premières et dernières lettres du nom : Ca et os. Cet homme éru-
dit « d’une taille Mediocre, Grands yeux, phisionomie un peu Maigre,
cheveux Marron », qui prétendait avoir quatre cents ans, s’était rensei-
gné sur lui de manière quelque peu surprenante43. Tandis que le duc
supposa initialement qu’il s’agissait de « Cagliostros »44, son secré-
taire Schwartz parvint à la conclusion que la « description […] pas très
avantageuse » contenue dans la lettre de Saint-Pétersbourg ne pouvait
concerner cet étranger45. Ce faisant, il avait raison, car la personne en
question était en réalité un certain Calandros46 — Cagliostro, en re-
vanche, ne s’installa à Lyon que trois ans plus tard.
Bien que ne se référant pas principalement à ses activités maçon-
niques, on peut établir que le premier livre sur Cagliostro est un produit
de francs-maçons des Loges réunies. Bode lui-même s’était affilié en 1765,
à Hambourg, au système de hauts grades de la soi-disant stricte obser-
vance, dont l’essor avait précisément commencé à cette époque après que
son fondateur, Carl Gotthelf baron de Hund et d’Altengrotkau, ait mis en
déroute un obscur imposteur qui se nommait lui-même Georg Friedrich
von Johnssen et se donnait pour « grand prieur » de l’authentique franc-
maçonnerie47. Une bonne dizaine d’années plus tard, Bode, procura-
tor generalis du système dans lequel il portait le nom d’« eques a lilio
convallium », avait contribué personnellement à démasquer l’imposteur
bavarois Gottlieb Franz Xaver von Gugomos, alias « eques a cygno trium-
phante ». Quand pour la première fois, fin mai 1779, il fut mis au courant

41. Cf. B[rühl ?] à P[oni ski ?], 30 mai 1780, copie, ibid., F XXVI 93 e 46.
42. Kortum à Lestwitz, 3 mars 1779, in GStA Berlin, FM 5.2. B 113, n° 737.
43. Willermoz au duc Ferdinand, 28 avril 1781, copie, in Bibliothèque Municipale (BM) de Lyon, Ms
5864 ; voir aussi Naselli à Willermoz, 7 avril 1781, ibid.
44. Duc Ferdinand à Willermoz, 25 juillet 1781, ibid.
45. Schwartz au duc Ferdinand, 26 juillet 1781, loc. cit.
46. Cf. Willermoz au duc Ferdinand, 12–15 août 1781, copie, in BM Lyon, Ms 5864. Voir aussi René Le
Forestier, La franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIIIe et XIXe siècles, publié par Antoine Faivre,
Paris et Louvain, Aubier, 1970, p. 1002.
47. Cf. L[udwig] v. Aigner-Abafi, Johnson ein Hochstapler des XVIII. Jahrhunderts : Beitrag zur Ges-
chichte der Freimaurerei, Francfort-sur-le-Main, Mahlau & Waldschmidt, 1902.

Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs 

des agissements de Cagliostro à Mitau, le doute planait encore que sous


cette figure se dissimulât ledit Gugomos. Le franc-maçon brunswickois
David Andreas Schneller (« eques a flore turcico ») lui avait écrit alors :
En outre, un étranger réside à Mitau […] sous le nom d’un
comte espagnol Caliostros, qui se donne toutes les peines à
décrier notre système d’O[rdre] intérieur comme moderne et
incomplet, et à faire la promotion d’un système plus ancien ;
du reste, il parle tout à fait comme le fameux fr[ère] a Cygno
triumphante ; il prétend aussi avoir été à Br[unswi]ck, ce dont
nous ne savons rien, et pour ça nous supposons qu’il pourrait
bien être g.g.m.s. [Gugomos] lui-même déguisé […]48.
Ce soupçon n’était pas corroboré, mais les francs-maçons mé-
fiants continuaient d’observer attentivement Cagliostro. Deux mois
après l’arrivée de ce dernier à Strasbourg, le sénateur et maçon Jean de
Turckheim (« eques a flumine ») eut une longue conversation avec lui.
Il lui reprocha notamment « de ne rechercher que les grands seigneurs
pour disciples […] dont la réputation est fort équivoque49 ». Quelques
semaines plus tard, un autre maçon strasbourgeois, Frédéric-Rodolphe
Saltzmann (« eques ab hedera »), obtint des informations détaillées sur
les connaissances que Cagliostro prétendait avoir acquises en Égypte
sur la franc-maçonnerie, ses symboles et ses mystères50. Du fait que la
direction locale des Loges réunies n’était guère active à l’époque, comme
Turckheim l’admit lui-même51, la présence dans la ville du prophète
d’un nouveau système maçonnique devait susciter l’inquiétude. À l’évi-
dence, Cagliostro s’entendit ensuite à la renforcer à volonté. Ainsi, le
duc Ferdinand découvrit qu’il avait déclaré en présence du comte Carl
Heinrich von Schönburg-Forderglauchau, un membre de la loge de
Leipzig Minerva zu den drei Palmen (Minerve aux trois palmes) qui
passait par Strasbourg, « avoir été intimement lié avec Don Martinez
Pasquali », dont il affirmait « qu’il n’étoit point mort mais qu’il vivoit
encore en Circassie52 », une région agitée du Caucase.
L’incertitude restait également vive sur la question du rapport
entre Cagliostro et le prétendu comte de Saint-Germain. Selon les
Gouttelettes, Cagliostro toléra qu’on le prenne pour le célèbre adepte,
et cela ne fut pas sans conséquences. Déjà en janvier 1780, Friedrich
Adolph von Burgsdorff (« eques ab amarantho »), conseiller à la cour
d’appel de Dresde et ancien vénérable de la loge Zu den drei Schwertern
und wahren Freunden (Aux trois épées et vrais amis), affirma, dans
deux lettres au duc Ferdinand, que Saint-Germain, dont il n’avait pas
une bonne opinion, avait résidé à Mitau53. Ferdinand savait cependant

48. Schneller à Bode, 27 mai 1779, in GStA Berlin, FM 5.2. G 39, n° 99/19.
49. Saltzmann à Willermoz, 22 novembre 1780, in Robert Amadou, Cagliostro et le rituel de la Maçon-
nerie égyptienne, Paris, Sepp, 1996, p. 97.
50. Cf. Saltzmann à Willermoz, 31 décembre 1780 et 1 juin 1781, ibid., pp. 98–102.
51. Cf. Turckheim au duc Ferdinand, 6 janvier 1781, ODF Copenhague, F XXVI 82 b 76.
52. Schwartz au duc Ferdinand, ibid., F XXVI 93 e 33.
53. Cf. Burgsdorff au duc Ferdinand, 3 janvier et 30 janvier 1780, ibid., F XXVI 83 b 4 et 6.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Reinhard Markner

que ce dernier se trouvait encore à Schleswig, dans l’entourage du prince


Charles de Hesse, où il l’avait lui-même vaguement rencontré quelques
semaines auparavant. C’est pourquoi Ferdinand considéra qu’il devait
s’agir d’une confusion, ce que Burgsdorff finit par admettre54.
L’ancien franc-maçon Johann August Starck (« frater
Archidemides ab aquila fulva ») connaissait la rumeur selon laquelle
Saint-Germain et Cagliostro étaient une seule et même personne, mais
bien qu’étant professeur au collège de Mitau durant cette période, il ne
rencontra jamais personnellement cet homme insolite55. À l’inverse,
Johann Caspar Lavater, même après avoir obtenu plusieurs audiences
auprès de Cagliostro à Strasbourg, continua à croire à son identité avec
Saint-Germain. Il écrivit à Elisa von der Recke :
En prenant tout ensemble ce que je sais de Cagliostro, ce
que Nikolai m’a récemment confié sur Germain, ce que
Cagliostro prétend (avoir 400 ans —), j’admets à nouveau la
première supposition de l’un de mes amis que j’avais laissée
de côté : Cagliostro est St Germain56.
Le médecin Jacob Mumssen, vénérable de longue date de la loge
hambourgeoise Zu den drei Rosen (Aux trois roses), fut mieux avisé.
Dans une lettre adressée à Andreas Christoph Rüdinger, diplomate de
la couronne danoise à Berlin et lui aussi éminent franc-maçon du sys-
tème de la Grosse Landesloge, il écrivit : « Pour autant que je sache, St.
G[ermain] se trouve toujours à Schleswig et est en train d’établir quelque
chose à Eckernförde. Le Strasbourgeois doit alors être un autre cheva-
lier errant57. » Ce qui était le cas, puisque le fameux adepte se trouvait
de fait dans la petite ville portuaire afin d’y établir, avec le soutien du
prince Charles, une manufacture de couleurs qu’il exploiterait jusqu’à
ce que sa vie prétendument multiséculaire prenne fin en février 1784.
À la lumière de tout cela, il devient clair que Cagliostro fut très tôt
soumis à une surveillance poussée de la part des francs-maçons, et par-
ticulièrement de ceux des Loges réunies. Depuis son apparition à Mitau,
en qualité d’ultime représentant d’une série d’imposteurs prétendant
posséder les plus précieux secrets de la franc-maçonnerie ou être les
émissaires de ses supérieurs inconnus, Cagliostro avait été considéré
par certains observateurs comme une menace pour un ordre maçon-
nique déjà fragilisé. C’est cela — et non pas uniquement sa charlatanerie
alchimique et médicale ni ses autres forfaits — qui valut à Giuseppe
Balsamo la première dénonciation parue sous forme de livre, écrit et
édité par deux francs-maçons allemands des hauts grades templiers.

54. Cf. duc Ferdinand à Burgsdorff, 2/4 février 1780, ibid., F XXVI 83 b 7, et Burgsdorff au duc Fer-
dinand, 12 février 1780, ibid., F XXVI 83 b 13.
55. Cf. Starck à Röpert, 13 mars 1780, in Freimaurer-Zeitung, 30 (1862), pp. 250–52.
56. Cf. Lavater à Elisa von der Recke, 10 août 1781, in Martin Schütze, « Der Briefwechsel zwischen
Lavater und Elisa von der Recke : neuentdeckte Originale », in The Germanic Review, 7 (1932), pp.
1–31, 201–14, ici pp. 210 s.
57. Mumssen à Rüdinger, 10 avril 1781, in GStA Berlin, FM 5.1.3., n° 1022.

Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs 

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

Numéro gratuit
“spécial confinement” Ernst Traugott von Kortum
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196 Johann Joachim Christoph Bode

QUELQUES GOUTTELETTES
DE LA FONTAINE DE VÉRITÉ
RÉPANDUES DEVANT
LE NOUVEAU THAUMATURGE
(1781)
Édition établie et traduite de l’allemand
par Reinhard Markner et Lionel Duvoy

Dolus inest, anime mi, ait


Hospes — nasus est falsus. —
Verus est, respondit uxor. —
Minime tangetur, inquit Peregrinus.1
Slawkenbergius apud
Tristr. Schand. Pars 4, pag. 20.

Au Cap2, 1781.

Le Diego malade d’amour de la fable de Slawkenbergius, citée


en page de titre, n’est pas à blâmer d’avoir refusé de se laisser attraper
le nez, car il s’agissait de son propre vrai nez, celui que la nature lui a
donné. Et c’est une affaire entendue depuis longtemps qu’aucun homme
ni aucun public n’est tenu de se faire attraper ou de se faire mener par
le bout du nez. Pour ma part à tout le moins, si quelqu’un voulait me
faire une telle offense violente — si nul juge de paix ou agent de police
n’était présent ou qu’il laissât la chose se produire sans l’empêcher —, je
ne connaîtrais pas meilleure riposte que d’agripper le sien et de le serrer
jusqu’à ce qu’il s’arrête. La suite permettra au lecteur bienveillant de
juger pour nous deux si je suis dans cette situation d’urgence, étant moi-
même une partie infime du public. — Et une fois admise pendant un
instant l’authenticité de ladite fable, n’aurait-ce pas été faire une bonne
action que d’alerter les hommes, femmes et enfants curieux se pressant
à la suite de l’étranger au nez avantageux, sur la route de Francfort, en
ces termes : « Mes chers concitoyens, votre curiosité peut finir par vous
coûter cher ! Dépêchez-vous de rentrer dans vos maisons et surveillez

1. [« Pure supercherie, ma mie, fit l’aubergiste — c’est un faux nez ! — C’est un vrai nez, répondit sa
femme. — […] Nul ne sera autorisé à le toucher, dit l’étranger. » Bode cite ici, en modifiant légèrement
la dernière phrase (il écrit « Peregrinus » à la place de « ille »), le conte de Slawkenbergius apparaissant
au livre IV des Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne. On lui doit d’ail-
leurs une traduction classique de ce roman publiée pour la première fois à Hambourg en 1774.]
2. [En fait, Weimar.]

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

vos portes ! J’ai vu un ennemi à l’affût qui ne cherche pas à s’immiscer


parmi vous uniquement par amour » ?
Auraient-ils fait ensuite demi-tour ? Peut-être pas ! si l’on admet
que l’époque était aussi éclairée que la nôtre ! Et d’après le portrait de
Slawkenbergius, cela semble presque être le cas. Mais malgré la crainte
de n’être pas entendu ou d’être un objet de risée doublée de pitié mépri-
sante de la part des pèlerins qui cheminent avec lui, le regard plongé
dans les rayons aveuglants de la sagesse supérieure hermétique, égyp-
tienne ou quel qu’en soit le nom, l’homme généreux, par simple bon
sens, se doit de les interpeller à la vue du danger : « Arrêtez-vous ! Vous
approchez d’un gouffre abrupt. Regardez au moins de temps en temps
où vous mettez les pieds ! » Car, quel singe sournois serait celui qui
pourrait rire en voyant chuter un insensé ? Mais vraiment ! il existe
aussi des honnêtes hommes très estimables parmi ceux qui ont besoin
d’un avertissement face aux déments.
Bien ; trêve d’excuses pour publier la lettre qui suit. Je laisse le
thaumaturge démasquer, par ses arts magiques, l’auteur et l’éditeur,
ainsi que leur intention. Car s’il ne peut découvrir par sa magie la vérité
d’une réalité qui lui est si familière, les choses sont — telles qu’elles sont
! Tous les autres protagonistes sont nommés par leurs seules initiales,
et comme l’alphabet est limité, alors que les personnes et les lieux sont
nombreux, que ceux qui se reconnaîtront infailliblement à la lecture de
ce petit texte se gardent d’attribuer à son auteur des intentions déloyales
; qu’ils le remercient au contraire en silence pour son attention préve-
nante ; et si, en poursuivant la vérité, ils avaient un objectif avouable
à eux-mêmes ou à un ami sincère, ils apprécieront que leurs proches
soient avertis des erreurs qu’ils ont commises d’une façon qu’ils n’aient
point à en rougir.
Voici donc la lettre écrite par mon ami. Qu’il faille le traduire en
portugais pour l’Arabe3, un autre que moi peut bien s’y résoudre. Ce
livre n’est pas non plus fait pour lui.

______________________

— Aua4 — début mai 1781.

Assurément, j’ai lu dans des textes publiés les avis concernant le


nouveau thaumaturge, et comme vous, mon Ami, je ne saurais qu’en
faire si je n’avais déjà rectifié un peu plus mon jugement le concer-
nant à la lumière d’événements antérieurs. Vous avez raison : depuis
quelque temps, il y a presque trop d’hommes miraculeux, que ce soit en
public ou en privé ; toutefois, M. le comte de Cagliostro, Callostros ou
Calhostros, à l’instar de plusieurs de ses semblables, mérite l’attention de
l’observateur. Mais vous et moi ne douterons point, d’après plus d’une

3. [Sur la base des informations fournies par Kortum, Bode croyait que Cagliostro était d’origine por-
tugaise plutôt qu’arabe.]
4. [Brunswick (Braunschweig en allemand standard).]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

expérience, que dans certaines conditions et limites, un bon lieutenant


de police puisse contribuer à éclairer l’intelligence humaine davantage
qu’une académie des sciences.
Cependant, pour ne pas nous méprendre sur la personne — et
vous aussi, vous pourrez l’identifier, au moins de manière présumée,
si vous le rencontriez au cours d’un voyage, exerçant un autre métier
et portant un autre nom —, je souhaite, aussi bien que je le peux, vous
donner un signalement de ce faiseur de miracles. C’est un homme de
petite taille, large d’épaules, aux cheveux noirs, au regard vif et au visage
plein ; sa lèvre du haut est un peu proéminente, et il a les mains et les
pieds petits5. —
Si ces traits ne conviennent pas à M. le comte Calhostros au-
jourd’hui actif à Strasbourg6, alors celui sur qui je m’apprête à vous
écrire quelques anecdotes explicatives serait une tout autre personne.
Mais probablement —
Ce qui, hormis son aspect extérieur, saute d’emblée aux yeux, c’est
son effronterie7 sans égale, ainsi qu’un total manque de tout ce que l’on
nomme usages du monde et éducation. On cherchera en vain chez lui
la connaissance précise d’une quelconque matière8. Mais il compense
ce défaut par une voix de stentor, une mémoire exceptionnelle et des
contre-vérités palpables9.
En dépit du fait qu’il taise soigneusement le nom de sa vraie pa-
trie, on peut cependant, en rassemblant beaucoup de faits, conclure avec
assez de vraisemblance qu’il est Juif portugais ; d’après sa physionomie,
il faut pour le moins le resituer sur les rives du Tage. Et de fait, il parle le
portugais mieux que toute autre langue. Mais il ne prend pas ombrage
qu’on le tienne pour Arabe, ou au moins Égyptien. Parfois, il donne
carrément comme lieu de naissance la Mer Rouge, et les chambres
souterraines des pyramides comme les académies10 où il a reçu ses

5. [« C’est un homme de petite taille, gros, extrêmement large d’épaules, à la poitrine ample et
haute, à la nuque grosse et rigide, aux cheveux noirs, au front trapu, aux sourcils finement galbés, aux
yeux noirs brillants d’une lueur trouble, toujours en mouvement, au nez légèrement courbé, arrondi
et large, aux lèvres épaisses, rondes et déployées, au menton arrondi et proéminent, à la mâchoire
inférieure ronde et résolue, aux oreilles presque petites, aux petites mains potelées, au petit pied
joli, d’un caractère extrêmement sanguin, avec un teint cuivré, une voix très forte et imposante. »
[Franz Michael Leuchsenring (?),] « Der Pseudo-Graf Cagliostro : (Aus dem Tagebuch eines Reisenden.
Straßburg 1783) », in Berlinische Monatsschrift, v. 4, 1784, pp. 536–39, ici pp. 536 s.)]
6. [Il était arrivé à Strasbourg le 27 septembre 1780.]
7. [En français dans le texte.]
8. [L’impératrice Catherine II affirma que Cagliostro ne savait « ni lire ni écrire » et qu’il était « d’une
ignorance crasse » (lettre au baron Friedrich Melchior de Grimm, [16] août–[8 octobre] 1785, in SIRIO
23 (1878), p. 362)].
9. [« Il est vrai que son ton, ses gestes et ses manières étaient celles d’un charlatan plein de jac-
tance, de prétentions et d’impertinence » (Denkwürdigkeiten des Barons Carl Heinrich von Gleichen
: Eine Reihe aus seiner Feder geflossener Aufsätze über Personen und Verhältnisse aus der zweiten
Hälfte des achtzehnten Jahrhunderts, Leipzig, Hirschfeld, 1847, p. 124).]
10. Ce n’est donc pas un miracle s’il a si peu appris ; car les Égyptiens (les modernes, s’entend) con-
sidèrent les Francs — par quoi ils entendent l’ensemble des Européens — comme des mages, et cela,
pas uniquement par fierté et orgueil pour leur propre sagesse et science. Voir les Voyages vers l’Asie
de Norden*. [*Cf. Frederic Louïs [Friedrich Ludwig] Norden, Voyage d’Egypte et de Nubie, Copenhague,
Maison Royale des Orphelins, 1755, v. 2, p. 196.]

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

connaissances surnaturelles. Ainsi lui arrive-t-il de se donner le titre


de Grand-Cophte (ce qu’il entend par là, je l’ignore) et d’exhiber de loin
quelques manuscrits arabes que, selon toute vraisemblance, il n’est pas
lui-même capable de lire.
Au demeurant, il possède une fierté et une vanité au-delà de toute
limite, et affecte une extraordinaire simplicité dans le vêtement, qui
tourne souvent au cynisme. Tout cela réuni constitue approximative-
ment le portrait de cet homme.
Il est accompagné d’une personne, sa femme, qu’il présente comme
princesse de la maison de Santa Croce11 laquelle est en réalité originaire
de Rome et n’est issue d’aucune noble famille. Celle-ci lui est d’une très
grande utilité dans l’exécution de ses divers rôles. Elle lui sert principa-
lement à ce qu’il soit en mesure d’affecter un certain désintéressement
et par là, d’amener en toute discrétion le monde à penser qu’il dispose
forcément de ressources abondantes rendant superflues les récompenses
offertes par ceux qui croient lui devoir reconnaissance. Mais pour se dé-
partir du soupçon que son épouse jouerait pour lui le rôle de ministre des
Finances, il se plaint fréquemment de sa cupidité et émet le vœu sincère de
l’en guérir12. Malheureusement, cette personne n’est pas assez sournoise
et n’a pas suffisamment de pouvoir sur elle-même pour se retenir, comme
elle le voudrait bien, de jacasser régulièrement ; mais cette imprudence et
cette candeur lui attirent souvent de très sensibles accusations.
Calhostros a déjà sillonné toute l’Europe, et il avoue lui-même
s’être affublé de différents noms au cours de son pèlerinage. Cela ne
fait que trois ans environ qu’il porte son nom actuel. À ceux à qui il
accorde une confiance particulière, il laisse comprendre parfois que son
vrai nom fut Frederic Gualdo13, et si l’on croit qu’il a déjà vécu au moins
cinq cents ans, il ne prend pas mal ce compliment14. D’après son aspect
extérieur, il doit avoir entre quarante et cinquante ans15. Quelquefois, il
semble vouloir incarner la description d’un certain marquis de Belmar,
tel que ce dernier est dépeint dans le fameux Memorial d’un Mondain16 ;
une autre fois, il trouve opportun de se faire passer pour le vrai Cing
Germain (probablement veut-il dire Saint Germain)17. Et si quelqu’un le

11. [Les Santacroce constituent une lignée glorieuse de la noblesse romaine. En réalité, la femme que
Balsamo épousa en 1768 portait le nom de Lorenza Feliciani (1754–?).]
12. Ces plaintes peuvent aussi avoir pour habile intention de montrer le canal par lequel on peut lui
acheminer les présents. Dans les mascarades des petits théâtres, on voit souvent les servants et les
personnages du même genre se refuser à prendre les cadeaux ; mais en sortant, ils ont les mains dans
le dos, suffisamment visibles pour accepter de les prendre.
13. [Federico Gualdi, exploitant minier et alchimiste d’origine bavaroise, cf. Éric Humbertclaude,
Federico Gualdi à Venise, fragments retrouvés (1660–1678) : Recherches sur un exploitant minier alchi-
miste, Paris, L’Harmattan, 2010.]
14. Naturellement ! À partir du moment où l’on croit cela de lui, on possède la perceptibilité requise
pour devenir son disciple, aussi longtemps qu’il en a besoin.
15. [À l’époque, il avait seulement 37 ans.]
16. [Cf. [Maximilian Joseph von Lamberg,] Le mémorial d’un mondain, [Francfort-sur-le-Main (?)],
1774, p. 81, où l’auteur remarque qu’on croyait le « marquis de Belmar » Portugais.]
17. C’est du pareil au même ; peut-être que mon ami n’avait pas le livre sous la main pour s’y référer,
car on y trouve expressément page 80 : « C’est le marquis d’Aimar, ou Belmar, connu sous le nom de
Saint Germain. » Par suite, s’il veut être le premier, il doit également être le second. Mais espérons que
M. le marquis d’Aimar ou Belmar ou S. Germain, ne se laisse pas priver de son identité si insolemment,

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

suspecte d’être le célèbre adepte18 qui parvint à s’évader de prison après


son arrestation à Vienne, sous le règne de l’empereur François Ier, il n’a
pas non plus l’air d’en être offensé.
C’est pourquoi je ne peux pas vous donner son vrai nom. Aussi
passerai-je sous silence diverses anecdotes des tribulations qui doivent
lui être attribuées — entre autres à Londres, dans un commerce de bil-
lets de loterie, et à Paris, dans une affaire d’argent avec un certain mar-
quis —, car je n’en ai pas une connaissance sûre.
Les nouvelles histoires de notre mage commencent avec son arri-
vée en C[ourlan]de. C’était en 1779, j’ai oublié le mois19. Si je ne m’abuse,
il venait de Berlin20. Pour avoir l’occasion d’y faire des connaissances, il
prétendit être franc-maçon21. On trouva en lui un homme qui semblait
étrange à plusieurs égards ; et de fait, un homme avec cet aspect, tel
que je l’ai dépeint au début, frappera n’importe qui22. On gagne tou-
jours à se faire remarquer. Sans dire qu’il était l’un des premiers caba-
listes, adeptes, mages, théurges et quelle que soit la manière dont les
gens les appellent, c’est pourtant ce qu’il donnait à comprendre en toute
circonstance. Le c[omte] M[edem]23, un homme possédant beaucoup
de connaissances, mais qui souhaitait en acquérir davantage, accueillit
Calhostros chez lui. Ce dernier s’y mit à l’ouvrage ; mais seuls quelques
amis de confiance du c[omte] M[edem] furent autorisés à l’approcher.
Pour obtenir aussi la protection des dames ou donner plus de poids à ses
vérités par l’approbation féminine, il initia la fille de son bienfaiteur, le
c[omte] M[edem], aux mystères de la franc-maçonnerie24. Il a fondé les

mais qu’il tirera le monde de l’erreur et prouvera que c’est lui ! Du reste, tout le passage du Mémorial
est digne d’une lecture attentive. Notamment le Habes scientiam quaestuosam !* [* Cf. ibid., p. 82.]
18. [L’alchimiste Seefeld, faiseur d’or actif à Rodaun près de Vienne, arrêté en 1746 et incarcéré à
Temesvár, puis libéré à l’instigation de l’empereur François Ier qui le protégea jusqu’à sa fuite.]
19. [Il s’installa à Mitau en mars 1779.]
20. [En fait de Kœnigsberg.]
21. [Il avait été initié dans une loge francophone à Londres, « l’Espérance », le 12 avril 1777. Cf.
Reinhard Markner, « L’initiation de Cagliostro : son certificat de Grande Loge de 1777 retrouvé », in
Renaissance Traditionnelle n° 194, 2019, pp. 111–17.]
22. Puisqu’il se trouve que j’ai à ma disposition le Memorial d’un Mondain, je souhaite en insérer une
page (la 73) qui me semble avoir été écrite avec connoissance de cause* et correspondre parfaitement
au cas présent :
« Vos réflexions qu’on ne sçauroit être trop singulier — — — qu’on ne peut trop affecter de ne
ressembler à personne, soit par les idées, soit par les façons ; qu’un travers, que l’on possède seul fait
plus d’honneur, qu’un merite que l’on partage avec quelqu’un — — sont justes — — — Chaque petit
état aujourd’hui a son Charlatan à titre d’office — — — on joue les réputations, comme on se dispute
un emploi ; tel homme, qu’on empêche d’agir dans son pays obtient une place marquée dans l’Histoire
d’un peuple voisin — — — — Je suis après à dresser une liste de tous ceux, qui se sont distingués
nouvellement par des singularités transcendantes. Celle des Charlatans du siècle seroit très longue.*
— Viderint ipsi.** » [* En français dans le texte.] [** Latin : Ils verront eux-mêmes.]
23. [Johann Friedrich von Medem (1722–1785), propriétaire des domaines courlandais et chambellan
polonais-saxon, comte depuis 1779, était le père d’Elisa von der Recke (née Elisabeth Charlotte Cons-
tanzia von Medem).]
24. Mes belles lectrices ! J’ai trop de respect pour vous et l’ensemble de votre sexe digne de véné-
ration pour ne pas dire ici avec franchise que la franc-maçonnerie pour dames certes pourra devenir
une très bonne institution, mais de toute éternité, jamais ce qu’est la vraie franc-maçonnerie. Et qui-
conque vous initie à la franc-maçonnerie et vous fait miroiter le contraire de ce que je vous affirme
ici sur ma conscience, se rend coupable d’un des plus grands crimes dont un homme soit capable :
abuser de la confiance ou de la curiosité d’une demoiselle.

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

loges égyptiennes, les loges d’adoption25 et autres, quel qu’en soit le nom
; et ces (soi-disant)26 temples maçonniques jouissent aujourd’hui encore
de la protection d’une grande dame27 du pays. En effet, il aimait croire
qu’il flattait activement l’amour-propre de l’autre sexe en lui assurant
qu’il avait la même sensibilité que celle des hommes pour les secrets et
la sagesse de la franc-maçonnerie. Il semblerait, globalement, que les
secrets de Calhostros, au même titre que l’oracle de Delphes, aient beau-
coup d’analogies avec l’âme ou le corps de la femme28. À V[arsovie]29,
les femmes aussi viennent au spectacle, et à St[rasbourg] la signora
B[ranconi]30 est la principale protectrice de notre théurge31.
Ses soi-disant travaux eux-mêmes consistaient en opérations ma-
giques et alchimiques. Lors des premières, ou bien par les premières, il
posait toutes sortes de questions à un enfant placé derrière un paravent.
L’enfant répondait à ces questions d’une façon indéfinie et équivoque
— — et les personnes présentes s’émerveillaient de la sagesse égyp-
tienne de Calhostros. Il employait à cet effet certaines incantations, dont
il disait qu’elles n’étaient que des psaumes de David absents de notre
Bible et qu’en général, tous les psaumes peuvent être utilisés comme des
conjurations. On avait certes remarqué que l’enchanteur s’affairait pré-
alablement beaucoup avec l’enfant et qu’il s’était efforcé de gagner sa
confiance ; mais cette circonstance était ignorée comme négligeable.
Ses travaux chimiques, cependant, étaient encore plus remar-
quables. Il transmutait, sous le regard de tous, du mercure en l’argent
le plus fin. Pourquoi avoir d’autres témoignages ? demanderez-vous32,
tous ceux qui disent avoir assisté au procédé qu’ils avaient eux-mêmes
en partie réalisé, ont pourtant été — roulés ! Comment ? c’est ce qui fut
montré plus clairement à V[arsovie]. Mais d’abord, il y a encore autre
chose qu’il fit durant un autre de ses voyages.
Calhostros tint pour opportun de ne pas séjourner plus longtemps
en C[ourlan]de. Cela semble être une maxime essentielle des gens de

25. [En français dans le texte.]


26. [Ajouté par Bode.]
27. [La duchesse de Courlande et Sémigalle, Anna Charlotte Dorothea von Medem (1761–1821),
demi-sœur d’Elisa von Recke, issue du second mariage de Johann Friedrich von Medem avec Louise
Charlotte von Manteuffel (1732–1763) ; mariée en 1779 avec Peter von Biron (1724–1800), dernier
duc régnant de Courlande et Sémigalle de 1769 à 1795.]
28. Ici, je ne puis être d’accord avec mon ami sur l’expression, qui lui a peut-être échappé, d’âme
féminine.
29. [Cagliostro séjourna ici en mai et juin 1780.]
30. [Maria Antonia von Branconi, née Elsener (1746–1793), la belle veuve d’un noble italien, la favorite
temporaire du prince héritier Charles-Guillaume-Ferdinand de Brunswick-Wolfenbuttel (1735–1806),
amie de Lavater et de Goethe. Elle avait déménagé de Brunswick à Strasbourg en 1777.]
31. [Cf. Johann Friedrich Schwartz au duc Ferdinand de Brunswick-Lunebourg, 2 mai 1781 (AODF
Copenhague, F XXVI 93 e 33): « Madame Branconi surtout l’a pris singulierement en Affection, & on
a remarqué qu’il vit sur un Ton très familier dans sa Maison, il est sûr d’ailleurs que cette Dame porte
publiquement la Bague de l’Ordre, sans que personne sache de qui elle l’a reçue. »]
32. Moi non plus, je ne l’aurais pas demandé ; aussi peu que j’aurais dit ou cru un seul instant, quand
je vis un jour un homme habile placer aux yeux de tous une crêpe sous un chapeau, ôter ensuite ledit
chapeau et y découvrir un poulet vivant, qu’il a transformé la crêpe en poulet vivant. Mais j’ai volontiers
rendu justice à l’habilité de l’escamotage. Car rien d’autre n’importait alors que payer l’entrée* ou jeter
à son gré une pièce de monnaie dans l’assiette de collecte ! [* En français dans le texte.]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

son espèce de ne pas s’arrêter trop longtemps dans un même endroit33.


Il a voyagé à P[étersbourg]34 et assura ses amis qu’ils le reverraient bien-
tôt, qu’ils poursuivraient ensuite l’œuvre commencée et qu’il leur ferait
la révélation complète de ses secrets.
Une fois à P[étersbourg], son premier souci fut de retrouver très
vite une quelconque grande maison et d’être remarqué par un homme
avide de connaissance. Il y parvint très rapidement, d’une part grâce
à ses tours de passe-passe habituels et d’autre part, à l’aide des re-
commandations qu’il avait emportées avec lui de M[itau]. Le p[rince]
P[otemkine]35 devint bientôt son protecteur. Malheureusement, peu
de temps après son arrivée, il eut quelque tracasseries avec le résident
e[spagnol]36, lequel trouva bon de le soumettre à la quaestioni status37.
Il se faisait en effet passer pour un colonel e[spagnol], et le résident pou-
vait avoir de bonnes raisons de ne pas le croire38. Les avertissements
insérés en conséquence dans divers journaux concernant le prétendu
colonel e[spagnol] éveillèrent l’attention de ses amis étrangers ; mais ces
derniers ne pouvaient pas encore se résoudre à le reconnaître pour ce
qu’il était réellement. Pour autant, il ne perdit pas non plus tous ses pro-
tecteurs à P[étersbourg]. Il savait, par expérience, que ses tours avaient
à chaque fois eu jusque-là l’effet désiré, et il ne craignait aucunement
l’incident cité, lequel aurait complètement perturbé un adepte moins in-
telligent ; peut-être même l’utilisa-t-il pour asseoir sa réputation auprès
de ses disciples. Aussitôt qu’il a pris pied dans n’importe quelle maison
réputée, il certifie à son protecteur l’avoir trouvé digne de le faire parti-
ciper à ses grands mystères. Il s’y adapte aux circonstances, aux passions
et au goût de son protecteur. Chez celui-ci, il travaille à l’alchimie et
fabrique de l’or et de l’argent ; à celui-là, il fait apparaître des esprits etc.
; chez un troisième, il se fait médecin. Tous ces travaux et l’initiation à
ces connaissances sublimes exigent du temps, et qu’il s’en écoule autant
qu’il en faut pour atteindre la date fixée par ses soins, voilà ce dont il est
bien assuré ! Car quand on a une fois offert sa confiance à un homme
si prometteur, on veut quand même bien attendre qu’il suive son cur-
sum jusqu’au bout, pour ne pas avoir après-coup à se faire le reproche
d’avoir manqué la révélation pleine et entière des grands secrets espérés,
parce qu’on l’aurait soi-même empêché par impatience et inconstance.
C’est là une inquiétude toujours bénéfique à l’honneur et à l’avantage de
l’homme sage. Vous êtes certainement d’accord avec moi sur le fait que

33. Qu’ils comprennent l’art de se rendre invisibles, personne ne peut le contester. Les poètes drama-
tiques nomment ce genre de chose « défaire le nœud ».
34. [Cagliostro arriva à Saint-Pétersbourg au début du mois de juin 1779.]
35. [Grigori Aleksandrovitch Potemkine (1739–1791), général russe, gouverneur de la Nouvelle-
Russie. Amant de Catherine II depuis 1774, il avait été élevé, en 1776, au rang de prince (Fürst) du
Saint Empire Romain Germanique.]
36. [Pedro Normande y Mericán (1742–1809), diplomate espagnol d’origine française, fut chargé d’af-
faires, puis ministre plénipotentiaire de la légation espagnole à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1788.]
37. [Latin : Enquête sur le rang ou le grade.]
38. [Normande « le traita en aventurier et lui défendit de se dire comte espagnol et colonel au service
de cette cour » (« Mémoires inédits du baron [Carl Heinrich] Heyking », in Revue des revues, v. 26,
1898, p. 216).]

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

beaucoup de phénomènes de ce type peuvent être expliqués à partir de


cette observation39.
Ses plus nobles disciples à P[étersbourg] étaient le p[rince]
P[otemkine], le [directeur] Y[elaguine]40 et un certain C[orberon]41. Ce
dernier assure être convaincu du pouvoir de Calhostros sur les esprits42.
Par quoi ? Je ne puis vous le dire43. Le deuxième opta pour la pierre
philosophale et travailla à l’eau forte et au feu de lampe. Qu’il ait déjà
mené le processus à son terme et que la pierre philosophale soit achevée
? — Ne laissons pas d’en douter.
À P[étersbourg], notre homme se présenta comme amateur
de médecines, tout comme Calhostros le fait encore maintenant à
St[rasbourg]. Que beaucoup de patients aient succombé durant la cure de
notre guérisseur miraculeux, voilà qui est assez connu à P[étersbourg].
Que quelques-uns se soient rétablis pendant son traitement, voilà qui
est tout aussi certain. Il trimballe entre autres avec lui le témoignage en
langue russe d’un assesseur nommé Ivan Isleniev44, dont il aurait eu
à soigner une tumeur cancéreuse dans la gorge. Ce témoignage vous
sera probablement aussi exhibé à St[rasbourg]. Le patient en question
assure qu’il était cloué au lit, sans espoir, par une tumeur dans la gorge,
qu’il se serait senti mieux après avoir pris les médicaments prescrits par
Calhostros et qu’il avait l’espoir d’être complètement guéri. Il est à vrai
dire assez singulier que cette attestation soit seulement la garantie d’un
début d’amélioration, mais pas d’une fin de soin. Mais même si cela
était le cas, on sait bien qu’aucun bateleur ni camelot ne vient à la foire
sans être pourvu de plus d’un témoignage sur le succès de ses cures
miraculeuses ; et les charlatans45 qui soignent leurs hommes pauvres et
malades gratuitement ne sont pas si rares.
Après un séjour de quelques mois, Calhostros trouva enfin utile
d’aller faire briller sa lampe ailleurs. Muni des recommandations les plus
appuyées destinées au p[rince] P[oniński], C[onseiller] de S[a] M[ajesté]46,
il est apparu à V[arsovie] au mois d’avril de l’année précédente (1780)47.

39. Malheureusement, oui !


40. [Ivan Perfilievitch Ielaguine (1725–1794), administrateur des théâtres impériaux à Saint-Péters-
bourg de 1766 à 1779. Grand maître provincial des francs-maçons russes depuis 1772.]
41. [Marie-Daniel Bourrée de Corberon (chevalier puis baron ; 1748–1810), chargé d’affaires de la
légation française à Saint-Pétersbourg de 1777 à 1780. Membre de la loge parisienne « L’Égalité par-
faite et sincère amitié ».]
42. [D’après son journal, Bourrée de Corberon était le témoin des activités de Cagliostro à Saint-
Pétersbourg en général et « des cures qu’il a faites de M. de Strog[a]noff, d’Yélagin et de […] M.
de Boutourlin[e] » en particulier (cité dans Antoine Faivre, « Un familier des sociétés ésotériques du
dix-huitième siècle : Bourrée de Corberon », in idem, Mystiques, théosophes et illuminés au siècle des
Lumières, Hildesheim, Olms, 1976, p. 171).]
43. Mon ami ! mon ami ! Vous avez déjà dit : « Par quoi ? » Les esprits sur lesquels il possède certai-
nement un pouvoir, ne sont assurément ni les anges de lumière, ni les démons des ténèbres, mais ceux
dont la fragile enveloppe de passions peut encore être palpée.
44. [Ivan Ivanovitch Isleniev (1738–1784), officier, cartographe et astronome russe, employé de l’Aca-
démie impériale des sciences à Saint-Pétersbourg.]
45. [En français dans le texte.]
46. [Le prince et maréchal de la Diète polonaise (Sejm), Adam Poniński (1732–1798), lequel était
également conseiller permanent de la couronne de Pologne.]
47. [Ajouté par Bode.]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

Ses amis de C[ourlan]de étaient dans l’attente de son retour, et ne furent


pas peu consternés d’apprendre qu’il était passé par M[itau], sans tam-
bour ni trompette et dans le plus strict incognito, afin de se rendre à
V[arsovie]48. D’après la manière extraordinairement amicale avec la-
quelle le p[rince] P[oniński] l’y reçut, il ne pouvait s’attendre qu’à une
abondante récolte à V[arsovie]. Le p[rince] P[oniński] l’accueillit dans
son palais, lui octroya ses meilleurs appartements et le traita avec cette
révérence dont on doit faire usage envers un homme doué a minima de
science en transmutation des métaux. On se mit au travail sans délai. À
cet effet, le p[rince] P[oniński] fit mettre à sa disposition un laboratoire
dans une maison de campagne située non loin de la ville49 ; Calhostros,
qui, en toute occasion, savait désigner ce qu’il y a de plus cher, assurait
cependant toujours ne pas avoir besoin d’argent, par quoi il s’interdisait
sérieusement d’accepter toutes les sortes de douceurs50 et présents qu’on
désirait lui faire.
Hormis ces travaux chimiques, il laissait voir de temps à autre
au peu d’élus qu’il autorisait à fréquenter sa personnalité rare, toutes
sortes de travaux élémentaires (ou quel que soit le terme technique) ; il
s’entretenait avec son spiritus familiaris — questionnait des enfants et
les faisait répondre comme je l’ai déjà évoqué plus haut ; et il blâmait
durement ceux qui osaient faire des remarques sur ses travaux, expri-
mer des doutes ou réclamer des explications.
Pour être dans le même temps considéré comme un bienfaiteur du
genre humain, il faisait de temps à autre le médecin — gracieusement.
Voilà qui était assurément fort digne de louanges ; seulement, quel dom-
mage qu’il n’ait pas été en mesure, à V[arsovie], d’obtenir une attestation
semblable à celle qu’il avait emportée avec lui à P[étersbourg]. Dans la
plupart des cas où il était employé comme médecin, le malade devait
payer son écot. Il ne réussit pas à achever ses cures extraordinaires bien

48. Il me semble donc que, ce faisant, il a tenu parole à ses amis et leur a donné la vraie révélation de
ses secrets. Que lui importait qu’ils en attendent une autre ? Tout un chacun reste le meilleur inter-
prète de ses propres paroles. Ainsi ai-je été présent un jour quand un autre grand homme, suspecté
d’avoir vécu des siècles — quelque chose comme une demi-douzaine —, raconta en société que dans
son domaine de Fr—, il possédait un cheval âgé de soixante à soixante-dix ans qui n’aurait jamais
bu une seule goutte d’eau. Presque tous les gens présents, nonobstant leur foi bienveillante dans les
autres histoires et lumières du grand homme, hésitaient à croire celle d’un cheval sans soif de soixante
ans. Car soixante ans pour un homme qui possède ce merveilleux elixir de vie, cela n’a presque rien
d’étonnant. Toutefois, aucune opposition ne s’éleva dans l’assemblée, si ce n’est cette hésitation sen-
sible ; qui plus est, un homme bien estimé témoigna qu’il connaissait le domaine. Évidemment, cela
ne confirma pas d’un pouce le miracle du cheval. Or, comme ce témoignage arriva en temps opportun,
il fit si bien son effet qu’aucune autre explication plus précise ne fut réclamée. L’homme en question,
avec son elixir exceptionnel qu’il avait gaspillé pour un animal (à condition, comme beaucoup font,
qu’il l’ait fait) a-t-il réellement accompli ce miracle inutile — — ou n’a-t-il cherché qu’à faire entendre
qu’il l’aurait fait ? J’aurais tendance à avoir cette mauvaise pensée. Peut-être a-t-il ensuite confié à
quelqu’un de tout à fait intime, avec un sourire moqueur : « Je n’y peux rien si les gens veulent à toute
force me tenir pour si vieux. Je leur ai dit mon âge avec suffisamment de clarté en leur indiquant très
précisément celui du cheval de bois de mes années d’enfance. » — — C’était assurément un mode
de discours hiéroglyphique ! et Dieu sait que le public, en entendant une vérité hiéroglyphique des plus
simplistes, est aussitôt enclin à suivre une sagesse se prétendant égyptienne. Mais le poisson qui
mord à l’hameçon peut-il en accuser le seul pêcheur ?
49. [À Wola, premier village à l’ouest de Varsovie.]
50. [En français dans le texte.]

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

qu’il eût promis d’en faire plusieurs. Ainsi, par exemple, il voulut redon-
ner à un soldat de soixante ans, M. L[e] F[ort]51, toutes ses forces dila-
pidées dans sa jeunesse. Le début et la fin de la cure devaient consister
en saignées. Mais le bon patient dut entendre tant de balivernes sur sa
maladie ancienne et son nouveau médecin qu’il en avait assez, épar-
gnant ainsi à l’homme miraculeux l’embarras d’être forcé de montrer
encore une fois son long nez.
Entre-temps, Le Grand Œuvre52 était assidûment poursuivi,
des montagnes d’or avaient été annoncées et… attendues. Le p[rince]
P[oniński] voulait peut-être témoigner par avance de sa reconnaissance
à M. le comte Calhostros — peut-être voulait-il aussi le tester — et lui
offrit un anneau d’une valeur fort considérable. Calhostros le désinté-
ressé refusa ce cadeau — avec dédain et fierté. Mais cette grimace ne tint
pas longtemps la pose. À V[arsovie], il fut sur le point d’être découvert
comme charlatan53 et escroc.
Le p[rince] P[oniński] voulut offrir le même anneau à Mme la com-
tesse. Celle-ci, certes, s’excusa de ne porter aucune bague à ses doigts,
mais laissa entendre qu’elle pourrait en tous cas très bien les porter aux
oreilles. L’anneau fut donc rapidement échangé par une paire de boucles
d’oreilles de valeur double qui furent offertes à Mme la comtesse54 ; dès
lors, elle n’eut plus de scrupules à accepter le présent. Mais désormais,
le miracle du désintéressement de M. le comte était plus que mis à nu.
Parmi le peu de gens dignes d’être proches et d’entretenir un
lien de confiance avec le faiseur de miracles, il y eut aussi le c[omte]
M[oszyński]55. C’est un homme qui non seulement possède beaucoup
de connaissances en chimie supérieure56, mais qui a aussi, pour son
malheur, déjà fait l’expérience des différents types d’escroqueries en ce
domaine. Je laisse en suspens la question de savoir si, comme d’autres,
il n’a pas initialement espéré d’être témoin des hautes œuvres de l’art
; cependant, son attention fut éveillée par l’incident de l’anneau cité
ci-dessus, divers renseignements en provenance de P[étersbourg] et de
M[itau], ses propres expériences et la totale ignorance de Calhostros
quant aux principes de la vraie chimie. Il prit alors la décision de mettre
toutes ses forces à percer la vérité. Il flatta ainsi la fierté de M. le comte
et la vanité de Mme la comtesse, mais le suivit à la trace et ne quitta
presque jamais son laboratoire. Plus il décelait la grossière ignorance

51. [Pierre baron Le Fort (Piotr Lefort, 1719–1796), général saxon-polonais d’origine genevoise.
Un des fondateurs de la loge de Dukla en 1755. Sa femme Marianne Caroline Elisabeth (née von
Schmettau) était aussi franc-maçonne.]
52. [En français dans le texte.]
53. [En français dans le texte.]
54. [En français dans le texte.]
55. [August Fryderyk comte Moszyński (1731–1786), petit-fils du roi polonais Auguste II, administ-
rateur des théâtres et des collections royales à Varsovie. Franc-maçon de la Stricte Observance sous
le nom d’« Eques a Rupe alba coronata ». On lui attribue la brochure Cagliostro démasqué à Varsovie :
Ou relation authentique de ses Opérations alchimiques et magiques faites dans cette Capitale en 1780
(publié en 1786).]
56. [Cf. ses Réflections sur la science hermétique présentées au Roi […] en 1768, Biblioteka Czarto-
ryskich, Cracovie, Ms 809.]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

dans les travaux chimiques, plus il était conforté dans son soupçon que
la sagesse hermétique de M. le comte consistait en tours de passe-passe.
Finalement, il en fut, par l’opération déjà mentionnée plus haut, plei-
nement convaincu en assistant à la fixation ou transformation du mer-
cure (un secret qui consiste en une interversion des creusets)57. Il lui
reprocha publiquement sa grossière escroquerie, ce que notre sage ne
fut en mesure de réfuter que par des grossièretés, par quoi celui qui fut
jusqu’ici son protecteur ne put à ce moment-là plus douter que son invité
était complètement indigne de lui. Les sommes — et non des moindres
— engagées dans les multiples grandes opérations chimiques, ainsi que
les cadeaux faits à Mme la comtesse, furent perdus, et ce noble couple,
expulsé de la maison comme il se doit, par voie judiciaire.
L’opération avec l’enfant avait certes été déjà suffisamment démas-
quée auparavant, mais l’on était encore trop épris de Calhostros pour
prêter l’oreille à la vérité. Dès lors, on ne pouvait assurément pas conti-
nuer à douter et sans doute eût-on préféré y croire plus tôt.
Pour ce soi-disant travail magique, Calhostros avait choisi la fille
d’un officier domestique et favori du p[rince] P[oniński], une enfant
de huit ou neuf ans. Le père de cette dernière, qui jugeait peut-être
Calhostros et sa sagesse plus froidement que son maître, pouvait bien
avoir dès le début de bonnes raisons de tenir l’invité étranger pour ce
qu’il était réellement. Après que Calhostros ait fait un jour la démons-
tration de ses arts magiques avec l’enfant, le père chercha à obtenir de
sa fille qu’elle lui avoue si elle n’avait pas reçu des instructions préalables
de la part du monsieur étranger. Après un long refus, elle le confessa et
ajouta qu’il lui avait prophétisé Dieu sait quel mal si elle ne gardait pas
la bouche pure, etc. Le père croyait avoir désormais en mains les armes
suffisantes pour contrer Calhostros. Il ne perdit pas un instant pour
faire connaître cette découverte au p[rince] P[oniński]. Mais, comme
on dit, il arrivait trop tôt. Il lui fallut essuyer les plus sévères reproches
d’avoir l’audace de calomnier un homme tel que Calhostros, suite à quoi
il devait au surplus éviter la maison de son maître.
Vous allez probablement me demander où Calhostros demeura
après la catastrophe58 évoquée plus haut. — Il avait, depuis quelque
temps déjà, pris en cure une certaine c[omtesse] de H[umiecka]59, à
laquelle il avait assuré qu’elle recouvrerait complètement l’usage de ses
yeux, qui lui avaient fait souffrir de nombreux maux. Celle-ci le prit
même pour médecin personnel après son départ forcé de la maison
du p[rince] P[oniński]. Il y jouit d’un asile temporaire, mais s’en ren-
dit indigne comme il le fit chez le p[rince] P[oniński]. La c[omtesse] de

57. Vraiment ! monter un artifice si éculé, c’est faire preuve de trop peu d’attention à l’égard de son
auditoire. Pour un tel cadeau, il aurait pu prendre la peine de se mettre en frais de quelque nouvelle
invention. Ou serait-ce que messieurs les adeptes pensent aussi qu’on est le moins possible sur ses
gardes face à l’illusion la plus simpliste ? Alors ! il faut finalement ne fréquenter personne d’autre que
des chimistes et métallurgistes de réputation publique.
58. [En français dans le texte.]
59. [Anna comtesse de Humiecka, née Rzewuska (1721–1798), la veuve de Józef comte de Humiecki,
porte-glaive de la Couronne polonaise.]

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

H[umiecka] garda ses yeux malades et le médecin merveilleux prit la


route avec les biens gagnés — riant dans sa barbe et espérant trouver
bientôt d’autres naïfs aussi crédules. Vous verrez qu’il en a réellement
trouvé et qu’il en trouvera aussi longtemps qu’on ne mettra pas une fois
en travers de son chemin un obstacle puissant venu d’en haut pour soi-
gner et dissiper cette épidémie qui domine notre époque, à savoir la soif
contre nature de symboles et de miracles.
Mais pourquoi donc l’avoir laissé suivre sa route si tranquille-
ment ? À vous aussi cela paraît bien étrange, n’est-ce pas ? Je me suis
par ailleurs souvent posé cette question en entendant parler de ce genre
de personnes ; mais j’ai découvert qu’à certains égards, cela reste tout
naturellement du ressort de notre amour-propre. — Généralement, on
n’avoue pas volontiers s’être trompé, bien que la vraie probité du cœur
n’en soit pas mise en doute. On préfère encore donner un viatique pour
la route à celui qui nous a dupés, afin qu’il puisse seulement partir. Sa
présence est certes pénible, mais dans le cadre d’une enquête légale,
toutes sortes de petites circonstances pourraient peut-être émerger, que
compromettraient notre intelligence, notre jugement, notre curiosité ou
autres choses semblables. — C’est peut-être la raison la plus noble pour
laquelle les [fraudeurs]60 de ce genre s’en sortent le plus souvent sans
mal. Vous souvenez-vous bien du charlatan qui montrait un cheval dont
la tête était dans le dos et la queue à l’avant ? On voit souvent semblables
chevaux extraordinaires et malheureusement ! beaucoup d’hommes
estiment qu’ils trouvent compensation pour leur crédulité quand ils
peuvent rire de ceux qui les ont également observés.
Je souhaite encore faire quelques remarques et compenser les deux
ou trois choses que j’ai oubliées plus haut.
Calhostros dit qu’il a appris ses sciences secrètes dans les
chambres souterraines des pyramides d’Égypte et que, comme Moïse,
il fut instruit de toute la sagesse des Égyptiens. Madame la comtesse, au
contraire, trouve parfois bon de mettre cette version en doute auprès
de ses confidents, et certifie sous le sceau du silence le plus strict que
Calhostros a plutôt appris ses sciences à Francfort-sur-le-Main, là même
où il aurait rencontré un homme singulier, nommé Gualdo, qui le prit
en affection et ne se contenta pas de lui dispenser son instruction sur
tout ce qui traitait de son art, mais qui lui montra aussi les nombres d’un
ternos61 dans le prochain tirage d’un loto qui allait y avoir lieu, et lui
donna une bonne réserve de poudre de projection62, mais que ce trésor
lui avait été dérobé par l’une des p[utain]s qui étaient présentes quand il
transmuta du métal.
J’ai déjà dit qu’il ignore complètement les principes de la chimie.
Ses travaux chimiques habituels montrent très clairement qu’il ne pos-
sède que quelques opérations et recettes, en partie connues, en partie

60. [Omis par Bode ; Betrüger dans la lettre de Kortum.]


61. [Un ternaire au loto.]
62. [En français dans le texte. — Une réduction en poudre de la « pierre philosophale » permettant
de fabriquer l’élixir de jouvence qui aurait pour propriété de soigner toutes les maladies et d’assurer
l’immortalité.]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

ne débouchant sur rien, et auxquels il confère un certain prestige en se


contentant de les tirer de la classe des choses connues pour les trans-
poser dans le royaume du mystère. Il en est de même concernant la
médecine. Il ne s’engage dans aucune conversation raisonnable sur l’art
médical. Ses preuves tiennent dans de grossiers jurons — ou au mieux,
en un pari sur qui d’entre les deux sera capable de prendre des pilules de
poison sans subir de dommage63.
Calhostros connaît tous les gens qui, depuis quelques années, se
sont fait une réputation grâce à la magie (ou quel qu’en soit le nom)64
— par exemple Swedenborg65, Schrœpfer66, Sch[em] Sam[uel] F[al]ck67
et St G[ermain] — 68, parmi d’autres encore de moindre importance. Il
nomme le premier un mediocrement honnêt[e]-homme et le deuxième,
un parfait coquin69.
Je ne souhaite pas étirer ma lettre jusqu’à la longueur qu’elle de-
vrait atteindre si je voulais aller davantage dans le détail70. Toutefois,
je peux vous assurer qu’à V[arsovie], on a tenu sur lui un journal ri-
goureux, et que l’on n’a rien laissé passer de ce qui pourrait servir au
déploiement de la vérité. Si l’on voulait obstinément douter du résultat
qui en découle, ce serait un sérieux défi lancé au journal.
Encore une chose. J’ai toujours pensé que les gens qui s’adonnent à
ce genre de sagesse surnaturelle devaient être aussi des chrétiens très dé-
vots ; pour le moins, tous les livres traitant de ce sujet, et qui existent en
suffisance de nos jours, sont écrits sur un ton de dévotion enthousiaste
et transcendantal. C’est justement le contraire que nous trouvons chez
notre homme miraculeux. Certes, il utilise les psaumes pour chasser le
démon, mais d’un autre côté, il blasphème et raille tout ce qui porte le
nom de Dieu, du Christ et de la religion71.

63. Philadelphia* et Comus**, et beaucoup de ces hommes très habiles de leurs mains, peuvent s’en-
gager dans un tel débat, tout parier, mais cette bonne foi† pourrait coûter la tête à un autre. [* Jacob
Philadelphia (né Meyer, 1735–1797?), prestidigitateur juif américain, actif dans plusieurs pays européens
dès 1756. ** Nicolas-Philippe Ledru (1731–1807), illusionniste français. † En français dans le texte.]
64. Toutefois, il serait préférable que les arts d’agrément qui, pour l’honneur des lumières et de la
philosophie dominante de la deuxième moitié de notre siècle, sont mis en avant sous la brillante appel-
lation de « magie », soient nommés par le terme juste, vénérable, pertinent et intelligible pour tous, de
jonglerie. Nombre d’hommes honorables garderaient ainsi la tête froide.
65. [Emanuel Swedenborg (né Swedberg, 1688–1772), naturaliste et théosophe suédois, prophète de
la « Nouvelle Jérusalem ».]
66. [Johann Georg Schrepfer (1738–1774), cafetier, illusionniste et imposteur franc-maçon allemand.]
67. [Chajim Samuel Jakob ben Rafael Baal-Schem, le « Dr Falk » (1710–1782), cabaliste juif de Furth,
actif à Londres depuis 1742 environ. — Balsamo lui nomma le « plus grand homme en Europe »
(Saltzmann à Willermoz, 31 décembre 1780, in Robert Amadou, Cagliostro et le rituel de la Maconnerie
égyptienne, Paris : Sepp, 1996, p. 99 ; Catherine II confirma qu’il « se disait en possession de tous les
secrets du docteur Falk » (lettre à Grimm, [19] juillet 1781–[11 septembre] 1781, in SIRIO 23 (1878),
p. 213)].
68. [Le « comte de Saint-Germain », alchimiste d’origine inconnue à qui l’on a attribué La très sainte
Trinosophie. En 1781 déjà, il séjourna, sur invitation du prince Charles de Hesse, à Eckernförde dans
le duché de Schleswig, où il mourut le 27 février 1784.]
69. [En français dans le texte.] Il entretient avec le deuxième une singulière similitude — à savoir qu’un
ministre résidant l’aurait également soumis à un quæstioni status à propos de son titre de colonel.
70. [En français dans le texte.]
71. Apparemment, mon ami porte ici une dure accusation. La chose la plus sévère que l’on puisse dire
d’un homme responsable de ses actes, c’est qu’il blasphème Dieu avec une intention consciente. Par

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

Mais dites-moi, mon meilleur ami, d’où vient que Calhostros


fasse une certaine relation entre son métier et la franc-maçonnerie ? Je
ne peux pas m’exprimer plus précisément, car je suis profane ; mais je
sais que vous êtes un franc-maçon expérimenté. J’ai de l’estime pour la
franc-maçonnerie et je n’aimerais pas qu’elle ait une réputation encore
plus mauvaise que celle qu’elle a parfois72.
Si je conçois la franc-maçonnerie comme une association d’hon-
nêtes hommes excellents, je pense à une société très honorable. Ne
pourrait-on pas mettre à exécution comme principal cérémonial de l’ini-
tiation ceci : « Honte et ridicule à celui qui n’est ni ne reste un honnête
homme » ? Vous riez ! Mais tirez une fois l’esprit 73 pur de cette formule
et dites-moi si j’ai tout à fait tort ! Si la franc-maçonnerie est cette chose,
ou qu’elle peut devenir une chose comme cela, alors je voudrais bien
être franc-maçon. Mais si l’on peut à la fois être un vrai franc-maçon
et un homme tel que Calhostros, alors (ne m’en tenez pas rigueur), avec
toute mon amitié, non merci !! Mais ne me tenez pas non plus rigueur
que je me sois permis de causer de la franc-maçonnerie. C’est même un
privilège de notre époque éclairée que de pouvoir parler de tout ce que
l’on comprend et ne comprend pas.
J’ai gaspillé suffisamment de papier et d’encre pour aujourd’hui.
Et c’en serait trop, bien trop si je n’imaginais pas que vous puissiez au
moins prévenir quelques personnes pour qu’elles soient sur leurs gardes.
Car je crains qu’il fasse là-bas comme il a fait partout ailleurs. Lorsque
l’attente de ses disciples sera à son comble, il se mettra en chemin, pro-
mettra autant ailleurs et tiendra tout aussi peu.
Portez-vous bien !

malheur, le cas sous sa forme indirecte est plus fréquent qu’on ne le croit, et parmi ces blasphèmes
indirects envers Dieu, il y a sans nul doute l’abus de Son Nom lors des initiations à des mystères déri-
soires, triviaux et ne menant à rien, et de la Parole de Dieu, si sacrée aux yeux du chrétien, au cours
de vains tours de passe-passe. Seulement, je me sens tenu de faire la remarque suivante pour faire
suite à cette anecdote accusatrice : Je sais, grâce à des informations indubitables, que l’homme qui
doit en ce moment accomplir des cures merveilleuses à St[rasbourg], parle de la religion chrétienne
avec tellement de respect qu’il aurait affirmé que, parce que Voltaire et (je crois qu’il l’a aussi nommé)
Diderot ont prêché avec tant d’impact en défaveur du christianisme, l’Europe lui devient trop étroite et
qu’il la quittera prochainement pour aller vivre en Asie, comme chrétien, dans la tranquillité et sans y
avoir à témoigner de ce scandale. Il s’ensuit que, de trois choses l’une : ou bien l’on a menti à mon ami
sur le compte de Calhostros concernant ses concepts religieux ; ou bien le Calhostros de V[arsovie]
et le Calhostros de St[rasbourg] sont véritablement deux personnes distinctes ; ou bien — il simule
maintenant. Car un authentique instructeur (si l’on voulait m’objecter qu’il puisse l’être), ne s’adonne
pas à un art aussi important pour la vie et le bien-être humains que la médecine — quand il sait qu’il
ne le comprend pas.
72. Mon très cher ami, je ne vous répondrai entre quatre yeux pas autre chose que ce que je dis
ici publiquement. Comment se fait-il que Calhostros établisse un certain lien entre son activité et la
chimie ainsi que la médecine ? S’il prétend être un grand maître dans les deux disciplines, y est-il
pour autant initié ? Ou bien est-ce que parce que n’importe qui y met les mains, que la chimie et la
médecine souffrent d’une mauvaise réputation ? — La franc-maçonnerie devrait-elle avoir honte de
toutes les taches laissées par ceux qui y sont passés ? Je n’ai ni le devoir, ni la permission de défendre
cet Ordre dont je suis membre. Mais pour contribuer à la vérité, je puis dire ceci : dans tout ce que je
connais de la franc-maçonnerie (et je suis un maçon assidu, pas un néophyte), il n’y a pas non plus
d’indice qui mènerait à de telle disciplines pratiquées par Calhostros d’après vos informations. Et si
vous ne me croyiez pas sur parole, vous devriez pardonner à un franc-maçon de ne pas être du tout
prodigue en promesses solennelles.
73. [En français dans le texte.]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

ÉPILOGUE

Vers la fin, le ton — particulièrement dans les notes — a quelque


peu changé par rapport à celui du début : Mais…
Mas deixemos por agora esse exame, por naó dar nova
Materia à minha indignaçaó74.

74. [Portugais : Mais laissons cet examen pour l’instant, afin de ne pas donner de nouvelle matière à
mon indignation.]

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

[APPENDICE]

Copie d’une Lettre de Mr B. à Mr P. à Varsovie75

St Petersbourg le 30 May 178076

Vous demandés Monsieur ce que je pense du fameux Avanturier


qui occupe maintenant Votre attention & si c’est effectivement le même
qui a passé quelque tems ici, & dont on a debité bien de merveilles.
Comme je ne l’ai pas connu particulierement je suis obligé de me borner
à diverses Relations, qu’on m’en a faites. d’Après ce que Vous me mar-
qués, je ne puis douter que Vous n’aiés à faire à celui la même que nous
avons connu icy sous le nom du Comte Cagliostros.
Une Effronterie sans egale, aucun usage du Monde, sans éducation
quelconque ni connoissance de sciences, une voix de Stentor, des discours
remplis d’exageration, de mensonges palpables, & de reveries jointes à
beaucoup de memoire & à un esprit inventif, ont fait conjecturer que ce
avanturier a fait autre fois le metier de charlatan, qui placé sur un tréteau
vend aux foires de l’Orvietan77 ou Emplatres pour les Cors, avale des poi-
sons, debite des faux secrets, fait quelques tours de passe passe, & attire
dans sa bourse l’argent des Badauts ; Les medecines & les Emplatres qu’il
distribue encore maintenant gratis, & les faits qu’il cite, joints à quelques
Proverbes latins, qu’il estropie me confirment dans cette Idée.
A sa pronontiation on le prend pour Calabrois ou Sicilien, ce-
pendant d’autres le croient Juif Portugais, sur ce qu’il en a tout a fait
la Phisionomie, & qu’il parle la Langue de ce Pays la mieux que tout
autre. Pour lui il voudroit être cru Arabe ou Egyptien, à cet effet il se
donne en certaines occasions le titre de Grand Kophte, & étale quelques
Manuscrits Arabes qu’il ne sçait pas lire lui même. Sa Taille est petite,
trapue, grosse, il a les cheveux entre cendrés et noires, l’oeil gris jaunes
assés vif, dont l’un est Larmoyant, le visage plein, la Levre d’en haut tant
soit peu en avant, les mains & les Pieds très petits.
Un Orgueil & une Vanité indicible; une simplicité très recherchée
dans sons habilement, quelque peu d’Addresse dans les Pieds, et dans
les mains, du talent de copier des dessins & l’Ecriture peuvent combinés
ensemble, vous présenter assés au juste le Portrait de ce fripon unique
peut être dans son espece, que nous avons possédé icy pendant environs
10 Mois, cherchant à se faufiler dans les premieres Maisons surtout.
Il conduit avec lui une femme qu’il donne pour une Princesse de
la famille de Santacroce mais que l’on sçait être d’une famille bourgeois
de Rome; elle lui sert à amener à courir & à executer les differens roles
qu’il joue ; mais comme le fond du Charactere de cette femme n’est pas
assés pervers, & qu’elle n’est pas encore assés stylée, elle a trop peu d’art

75. AODF Copenhague, F XXVI 93 e 46.


76. [10 juin 1780 d’après le calendrier grégorien.]
77. [Potion inventée par Girolamo Ferranti d’Orvieto en 1603.]

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

& se laisse facilement deviner. Cagliostros a voiagé dans toute l’Europe


en changeant souvent de Nom, chose dont il convient lui même ; il fait
entendre à ceux qu’il admet à sa confiance, que son veritable Nom est :
Frederic Gualdo, & qu’il vit depuis 500 Ans, Privilege auquel les enfants
d’Hermes pretendent. Il veut encore s’attribuer tout ce qui est dit dans le
Memorial du Mondain, d’un certain Marquis de Belmar. Dans d’autres
occasions il se fait passer pour le fameux St Germain qui a été en liaison
avec Louis XV. Tantot il se donne pour cet adepte qui s’est échappé des
Prisons de Vienne du Tems de François I & on prétent qu’il a pris égale-
ment les Noms de Pelegrini & de Feliciani. La Gazette d’Erlang N° 99 de
1779 rapporte quelques autres Circonstances qui le concernent78.
On prétent qu’en Angleterre il s’est melé du Commerce des Billets
de Lotterie qu’il assuroit devoir gagner, ce qui avec d’autres Tours de
passe passe a excité l’attention de la Police & lui a attiré quelque sejour
en Prison. À Paris il se trouve consigné sur les Livres de la Police pour
avoir filouté quelqu’un de 600 Louis. À Berlin il étoit lié avec un certain
Brocanteur nommé César & a passé pour avoir fait une belle Emeraude,

78. Real-Zeitung (Erlangen), n° 99, 14 décembre 1779 : « Nous apprenons par une nouvelle lettre en
provenance de Mitau que le mariage récemment annoncé de S[on] A[ltesse] le duc de Courlande avec
la baronne von Medem de la maison Altauz s’est déroulé de façon extrêmement surprenante et inat-
tendue à la cour réunie dans la soirée du 7 novembre. Notre duc, poursuit la lettre, éprouve le bonheur
de l’amour avec le feu de la plus grande jeunesse — notre souhait et notre espoir le plus zélé étant
qu’il le savoure longtemps et paisiblement, et que surtout, la quiétude de la douce âme bienveillante
de notre nouvelle princesse si rapidement montée sur le trône ducal puisse n’être jamais enveloppée
des nuages sombres qui surgissent du ciel politique. Les fêtes organisées pour célébrer l’événement
débuteront le 16 novembre ; il y aura des soupers, des dîners, des concerts, des bals, des illuminations
dans la manière et les mœurs des cours dont on annoncera peu de choses entièrement nouvelles. En
revanche, une autre célébration, qui s’est démarquée par sa rareté et son étrangeté, mérite davantage
qu’une allusion ; il faut à son sujet creuser un peu dans le passé. Au printemps de cette année, un
prétendu comte de Calliastro séjourna à Mitau ; un homme qui prétend avoir quelques centaines
d’années, qui veut avoir parcouru l’Egypte et tout l’Orient, mais qui n’a trouvé nulle part autant d’amis
qu’en Courlande. Il était l’âme de toute société distinguée ; là où il se rendait, à la campagne ou encore
à la ville, partout on le suivait en masse. Il prenait les airs d’un homme aux revenus annuels de 13000
ducats et se nommait en sus Grand d’Espagne, colonel et propriétaire d’un régiment de cavalerie
espagnol, etc. et savait tout de l’Espagne, si ce n’est la langue. Il a fondé à Mitau une confrérie pour
bonnes femmes qui avaient depuis longtemps soupiré pour cela, et l’affaire fut bientôt menée avec
zèle et sérieux. Finalement, notre Don, après avoir bien bouclé son affaire, reprit la route, peut-être
aussi avec la bourse remplie, laissant derrière lui une foule de fils et de filles de l’ordre. Celles-ci ont
envoyé, le 9 du même mois, une députation de trois sœurs au palais résidentiel pour y haranguer, au
vu et au su de toute la cour, la nouvelle duchesse, laquelle appartient elle-même à l’ordre, y donner sa
bénédiction au nouveau couple avec les expressions les plus poignantes et vanter le bonheur du reste
des Lumières de Courlande de voir, sous le gouvernement actuel, mais aussi sous le règne du séré-
nissime Duc, une sœur de l’ordre s’asseoir sur le trône et élever par là même à une haute dignité l’en-
semble de l‘organisation. Le discours fut accueilli avec un regard de clémence par le prince, et le beau
sexe — surtout sa partie érudite, celle déballant volontiers sa science — se réjouit de la perspective
délicieuse de pouvoir encore un jour monter en chaire ou sur l’estrade dont la jalousie des hommes
l’avait exclu jusqu à présent. — Pour finir, ajoutons encore que ledit Don, Grand et Comte Calliastro
qui traverse divers pays sous le nom de St. Germain ou marquis de Bellmar, ou Pellegrini, ou Federico
Gualdo ou Don Giuseppe Feliciani ou, comme ici, Calliastro (c’est l’homme bizarre dont parle l’excellent
comte de Lamberg dans son Mémorial d’un Mondain) et qui quitta Venise au bon moment, alors qu’on
voulait mettre un terme à son périple, le même qui s’est récemment installé à Saint-Pétersbourg sans
toutefoie y être en veine : tandis que la grande Catherine refusa l’offre d’atteindre avec l’aide de son
secret le même grand âge que lui, et en outre, le ministre espagnol fit savoir que peut-être M. Calli-
astro serait, sinon ce qu’il veut être, mais du moins ni Don, ni Grand d’Espagne, ni même colonel d’un
quelconque régiment espagnol. »

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

& pour avoir présenté du Chanvre aussi doux que de la soye. Mais mal-
gré ces pretendus talens, & quelques autres, qu’il annonçoit, le Roi l’a
fait conduire hors de la frontiere avec defense d’y rentrer.
La Maçonnerie lui fournit l’occasion de faire des Connoissances, &
l’amour des hauts grades ainsi que l’Etablissement des Loges Egyptiennes
& de celles d’Adoption, lui attirent partout des Proselytes. Pour s’in-
troduire ensuite auprès des Grands, il se fait soupçonner d’être Grand
Cabaliste & Adepte de la premiere Classe, qualités que son voiage conti-
nuel sans être pourvu de Lettres de change, & sans prendre d’Argent ni
de Présents de personne semblent confirmer. À l’appui de ces titres qu’il
n’avoue jamais que malgré lui, quoiqu’il aille toujours au devant des oc-
casions ou il puisse le faire, il prédit l’avenir devine le passé, s’entretient
devant tous avec son esprit familier, fait entrevoir le moien de prolonger
la vie ainsi que ceux de s’enrichir, & comme chymiste il fournit aux
Dames des drogues pour conserver le tein & la Jeunesse. Mais comme
on pourroit à la longue exiger de lui des Preuves & par les effets se
convaincre du peu de realité de ses secrets, il a [pour] fin de ne pas faire
de longs sejours & prend ordinairement pour pretexte de son depart des
chicanes imaginaires, qu’on lui fait à ce qu’il prétend pour depriser son
merite, & qui au fond ne sont que le juste mépris & l’Indignation que lui
doivent attirer ses manieres brusques, ses propos grossiers & insolents
qu’il se permet même vis à vis de Personnes les plus respectables. Aussi
il lui en arrivent souvent des Corrections mortifiantes, telles que celle
qu’il a eu peu avant son depart d’icy d’un secretaire demeurant chez
Mr de G[elagui]n, qu’il avoit fait mine de vouloir insulter. Au reste cet
Avanturier manque d’Addresse & de Capacité pour soutenir le Role qu’il
s’est proposé de jouer. La présomption dont il est petri, & la prévention
de Sa Capacité lui font negliger mille minuties qui le decouvrent. Il se
trompe très grossierement en traitant tous les hommes comme des betes
dont il veut avoir bon marché, & ce qui trahit encore plus ses fourberies,
c’est l’incontinence vis a vis du sexe qui lui fait absolument perdre le
Jugement, & disparoitre le Masque de Philosophe. N’aiant ni Religion ni
Probité il prend facilement Dieu à temoin, fais les sermens les plus forts,
parle au nom de Dieu comme un inspiré & se fait un jeu d’engager sa
Parole d’honneur & sa personne comme Arches de ce qu’il avance, soit
pour fasciner l’esprit de ses Auditeurs, soit pour seduire l’innocence,
mais bientot changeant de charactere il ne se fait pas scrupule de blas-
phemer, de crier Vengeance au Ciel & de donner preuve sur preuve de
son inconduite & de la fausseté de sa science ainsi que de ses discours.
Sa femme pour donner un air de verité à ses Impostures & pour les
mieux accrediter, fait de tems à tems de fausse Confidence & debité sous
le sceau du secret, qu’il a rencontré à Francfort sur le Mayn un homme
singulier, qui doit être le vrai Gualdo & qui voiant de la Capacité à son
Mari, lui a donné des Instructions, un Tonne de Lotterie, & de la Poudre
de Projection. Elle ajoute pour rendre l’histoire plus veritable, que ce
dernier trésor lui a été enlevé en Angleterre par le Greluchon d’une de
ses Catins après y avoir donné lieu par des Transmutations faites impru-
demment devant diverses Personnes. Ce que je sçais positivement, c’est

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Ernst Traugott von Kortum et Johann Joachim Christoph Bode

qu’arrivé à Mietau il a fait plusieurs d’operations soidisantes Magiques


& Alchymiques, il execute les premieres à l’aide des Enfants qu’il gagne,
ou qu’il intimide, & qui au reste ne font que repeter derriere un Ecran,
ou derriere une Porte la premiere phrase de sa demande. À l’égard de
ses Experiences Alchymiques, la plus remarquable est la Conversion
du Mercure en Argent, mais plusieurs personnes qui la lui ont vu faire
tant à Mietau, qu’icy, conviennent unanimement que son Art consiste a
escamotter le Creuset contenant le mercure & de lui substituer adroite-
ment un autre ou un Culot d’Argent se trouve tout fait.
Comme l’Ambition le devore il s’est fait passer à Mietau pour
Colonel Espagnol & y a porté l’Uniforme, que la Présence du Resident
d’Espagne à notre Cour après une explication à ce sujet l’a empeché de
mettre icy.
Dans chaque Pays il cherche à se donner d’autres reliefs, & il a en-
trepris à Mietau & icy aussi celui d’un homme très profond en Medecine;
mais comme il n’a aucune Theorie il se garde bien d’entrer en lien avec
les Medecins & ne repond à leurs Argumens que par des mépris & des
injures. Sa Coutume est de donner des Medicamens tres violents, sans
aucun égard à l’age le temperament & même le genre de Maladie. S’il
reussit à faire quelque guerison remarquable, il en fait sonner fort haut
le bruit, tandis qu’il met sur la desobeissance du Malade toutes celles qui
lui manquent, & qui sont en bien plus grand nombre.
Il ne tarde pas de promettre de grands avantages & de dextérités
fort considerables à ses sectateurs, leur faisant en conséquence commen-
cer d’abord des Ouvrages, du moins l’at-il pratiqué ainsi en Courlande
chez Mrs M[ede]n & H[owe]n & icy vis à vis de Mr C[orbero]n qui est
resté persuadé de son Pouvoir sur les Esprits. Pour reconnoitre le droit
d’hospitalité il s’est joué de la Credulité de Mr. G[elagui]n au quel il a fait
commencer un soi disant Ouvrage Philosophique avec de l’Eau forte au
feu de Lampe.
Cagliostros seroit souvent embarrassé sur la façon de terminer ses
entreprises, & sur le moien de finir ses sejours mais il y a pourvu de
longues Mains par un manege qui paroit très naturel, car étant d’un
Charactere colère & emporté; il a affecte de le paroitre bien peu pour
avoir un pretexte de se brouiller avec ses Pratiques, & de les planter au
beau milieu de l’ouvrage. Je l’a fait ainsi icy & d’ailleurs comme on m’en
a assuré. Ou bien une affaire maçonnique ou autre indispensable sur-
vient et l’oblige de partir malgré lui, àlors il fait semblant de vouloir las-
ser sa femme jusqu’à son Retour ; celle cy proteste qu’elle aime trop son
mari pour le laisser aller seul, on donne donc de nouvelles promesses
de revenir, on recommande d’avoir en attendant bien soin de l’ouvrage
commencé & on gagne pays, ou à la faveur d’un autre Nom, & d’un
autre genre de science, si veux dire d’excroquerie. Les deux Epoux com-
mencent à nouveaux fraix à faire des dupes, ce qui reussira tant que
l’Esprit de l’homme sera porté au merveilleux à la nouveauté à la cupi-
dité, & à l’envie de perpetuer ses Jours.
Notre Grand homme marque & prône en toute occasion son desin-
teressement, & ne reçoit aucun présent, mais il a grand soin, de produire

Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781) 

avantageusement sa femme. Celle cy feint de prendre de l’Attachement


pour les plus opulents leur fait même quelque fausses confidences, &
les amene à rechercher par Elle les bonnes graces de son Mari. Cette
politique lui vaut des Largesses en Bijoux & en Argent qui servent de
ressource à son Epoux lorsque les fonds commencent à lui manquer.
Car, qui lui arrive quelques fois puis qu’on assure les avoir vus réduits à
abandonner tout pour se sauver & continuer à pied leur grand voiage.
Apropos de Voiage, cet Avanturier se vante d’avoir parcouru les quatre
parties du Monde, tandis qu’il y a des personnes qui assurent positive-
ment qu’il n’a jamais exercé ses talens qu’en Europe.
Voilà Monsieur en gros tout ce que j’ai pu Vous apprendre sur son
Compte, car les details feroient un Volume & je puis avancer hardiment
qu’il emploiera à Varsovie les mêmes expedients à peu près, à moins
qu’il ne recontre des Personnes capables de le confondre d’abord au su-
jet de ses pretendus Connoissances spirituelles & Philosophiques. Dans
ce Cas il aura recours à son Genie inventif & intriguant, il se melera
de Politique, ou debitera des Projets de Manufacture, d’Agriculture, de
Commerce, ou il proposera des Etablissemens comme il a fait icy, & si
vous n’êtes sur vos Gardes il fera chez Vous ce qui lui a reussi ailleurs,
c’est a dire il partira après avoir fait une bonne recolte par le moien de
sa femme aux depends des ames credules, ne laissant d’autre preuves de
son sçavoir qu’un fond d’Admiration parmis les sots, & des Regrets à
ceux qui se sont flatté de devenir par son Moien Possesseurs des incom-
parables secrets. En tout cas Vous êtes prevenu & avés la Liberté de faire
tel usage qui Vous voudrés des Indications que j’ai l’honneur de Vous
donner. J’ai celui d’être &c.
B.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


Numéro gratuit
 “spécial confinement”
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196

LAZARE LENAIN, MAGE DE GÉNIE


par Benjamin Barret

C
ertains lecteurs de Renaissance Traditionnelle ont
peut-être eu connaissance d’une exposition dédiée, courant
2018 à Amiens, à l’ « histoire de la Franc-Maçonnerie à travers
les documents des archives de la Somme », et surtout de son affiche.
Quelques images intrigantes : des cercles tangents de différentes tailles,
tracés proprement au compas, répartis asymétriquement, où des figures
démoniaques et anthropomorphes émergent d’un imbroglio de carac-
tères mystérieux, plus ou moins lisibles, le tout dans un style difficile à
dater, mais indubitablement ancien…
À leur vue, Pierre Mollier, ayant appris que ces illustrations avaient
été tirées d’un fonds d’autographes du bouquiniste picard Lazare Lenain
(1793-1877) tardivement acquis par les archives de la Somme1, lance alors
un appel au futur auteur de ces lignes, également auteur, une décennie
plus tôt, d’un mémoire sur ledit Lenain, et entre-temps devenu sous-
diacre de l’Église Orthodoxe des Gaules dans le parc naturel de Lorraine.
Avant tout, Lenain était un mage, et il faut ici entendre « magie »
au sens fort : celui d’un art ancestral et toujours insaisissable qui consiste
à rendre opérants les liens entre monde « visible » et monde « invisible »,
à toutes fins utiles (morale, immorale, amorale, parfois spirituelle…).
Théoricien méconnu d’une « science cabalistique » qu’il assimilait à
la Sagesse universelle des Antiques, mais également Maître Maçon,
bouquiniste modeste et passionné, et père d’une ribambelle d’enfants,
Lenain aurait sans nul doute souscrit à cette question toute rhétorique :
quoi de plus stimulant que de s’efforcer de mettre en lumière ce génie
créateur dont témoignent les écrits mystérieux des anciens mages, pour
mieux lui obéir ?
L’auteur de ces lignes a donc accepté l’aventure. Après cela, tout est
question de méthode.

1. Quelques pièces éparses conservées dans la collection « Vieillard », cotée 96 J (cote


96 J 3 en particulier). Faute de disponibilité personnelle, nous n’avons pu consulter ces
documents que sous forme de copies (informations et scanographies aimablement fournies
par M. Xavier Daugy, responsable des archives privées aux archives départementales de la
Somme).

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

« Créer des liens » : voilà ce qui pourrait être le maître mot d’un tel
travail, et nous invitons nos lecteurs à considérer cet article comme une
sorte d’hommage à l’œuvre de Lenain lui-même : si notre méthode diffère
du tout au tout de celle du mage – méthode sobrement historico-critique
pour le présent article, méthode expérimentale et pleine d’enthousiasme
quasi-religieux pour Lenain – il ne s’agit pas moins, dans l’un et l’autre
cas, d’une certaine quête de l’indicible.
Notre objet, c’est Lenain et son œuvre, un homme dont la foi dé-
bordante en sa pratique confine quelquefois à la candeur, sans amoindrir
pour autant la profondeur d’esprit, et une œuvre qui, tout uniformé-
ment cantonnée au domaine magique, demeure disparate, et surtout
profondément elliptique, d’abord parce qu’une partie des autographes
de Lenain est aujourd’hui perdue, ensuite et surtout parce qu’il n’a déli-
bérément pas souhaité mettre par écrit le fin mot de sa « science ».
Puisqu’il s’agit notamment ici de faire connaître aux Frères Maçons
l’un de leurs prédécesseurs méconnu, nous ne ferons bien sûr pas plus
l’économie d’une courte biographie (1re partie) que de d’une présenta-
tion de l’œuvre lenanienne connue considérée dans son ensemble (2e
partie), nous attardant quelque peu sur ce qui a trait à l’univers maçon-
nique. Nous n’étudierons donc qu’en une troisième partie les quelques
documents récemment acquis par les archives de la Somme, documents
dont l’étude présente un multiple intérêt : ils comportent de nouvelles
données tout à fait centrales pour la connaissance de leur auteur ; ils
sont fort significatifs de l’état d’esprit de Lenain face aux « mondes in-
visibles », et d’une œuvre à laquelle ils apportent même une nouvelle
dimension ; leur commentaire pourra faire office d’exemple d’enquête
historique de pièces originales à l’extrême ; ces pièces sont fascinantes.
Des pans entiers de la « science magique » de Lenain devront ce-
pendant être laissés de côté compte tenu du format qui nous est impar-
ti2. Nous espérons cependant honorer un double objectif : d’une part, de
faire davantage connaître une figure d’une importance insoupçonnée
pour l’histoire de l’occultisme – voire de l’ésotérisme occidental – figure
qui plus est attachante, véritablement spirituelle, et sincèrement philan-
thrope ; et d’autre part de visiter un tant soit peu cette notion même de
« magie », dont les implications dans notre quotidien sont peut-être plus
importantes qu’il n’y paraît.

2. Pour un complément d’informations, voir, en premier lieu, notre mémoire de recherche


soutenu en décembre 2010 à l’École Pratique des Hautes Études sous la direction de
M. Jean-Pierre Brach, en second lieu notre article « La ‘science cabalistique’ de Lazare
Lenain (1793-1877) », paru dans le quatrième tome de la série Octagon, éditée par M.
H.T. Hakl (La recherche de la perfection, Gaggenau : Scientia Nova, 2018), et en troisième
lieu la page Wikipedia que nous avons consacrée au mage picard (et demeurée inchangée
depuis sa mise en ligne jusqu’à ce jour du 11 octobre 2019) : https://fr.wikipedia.org/wiki/
Lazare_Lenain. Signalons également la publication en 2014 d’une nouvelle édition annotée
de la Science cabalistique, couplée au Rit cabalistique (éd. princeps) par Stephan Hoebeeck
(Bruxelles : ESH éditions).

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

Première partie :

QUI ÉTAIT LENAIN ?

Premières années
Lazare Lenain naît dans le Xe arrondissement de Paris le 19 fé-
vrier 1793, entre deux Terreurs. Au bas d’un fascicule électoral publié
cinquante-cinq ans plus tard (1848), on lira la signature : « LENAIN
(Lazare-Républicain), le cinquième qui a reçu ce nom en France ».
De ses premières années, on ne sait quasiment rien, si ce n’est la
disparition de son père Augustin, âgé de quarante-sept ans, quelques
jours après le onzième anniversaire de Lazare-Républicain, enfant
unique. Le décès aura lieu dans ce même Xe arrondissement, où l’auteur
de la Science cabalistique passa vraisemblablement son enfance.
Conscrit des armées napoléoniennes en 1813, puis placé au dé-
pôt au bout d’une année de service comme fils unique de veuve3, on ne
retrouve clairement sa trace qu’en 1817, année de son premier mariage,
avec une dénommée Madeleine Roussel, dix-huit ans.

Franc-Maçonnerie
Lenain fréquente durant ses premières années amiénoises les loges
maçonniques du Grand Orient de France. Son certificat d’initiation au
grade de Maître, conservé dans le fonds des archives de cette obédience
à la BnF à Paris, est daté de 1818. Lenain a vingt-cinq ans.
Son nom, en revanche, ne figure sur aucun des tableaux de la loge
de la « Parfaite Sincérité » – où il fut initié au dernier degré des loges
bleues – jusqu’au 27 octobre 1814 (les tableaux manquent au-delà de
cette date). Pas plus de Lenain dans la correspondance de la loge avec
les administrateurs parisiens jusqu’en 1816, et notre étude des quelques
documents maçonniques de la bibliothèque communale d’Amiens ne
s’est pas avérée plus féconde.
Quant aux circonstances de la venue de Lenain à Amiens dans
les années 1814-1817, on trouve néanmoins dans l’ouvrage de Nathalie
Besson-Caillet La Franc-Maçonnerie dans la Somme au xixe siècle4
quelques indices importants : Amiens, à l’instar d’Abbeville sa voisine,
est une ville de garnison. Or, des deux loges amiénoises en activité du-
rant l’Empire et jusqu’aux premières années de la Restauration, la Piété
Fraternelle et la Parfaite Sincérité, la seconde semble avoir obtenu la
faveur particulière des militaires (plus du quart des membres à la fin de
l’Empire, contre 2,4% seulement pour la Piété Fraternelle). Il est assez

3. Le mot « veuve », sur l’acte de mariage, est difficilement lisible, mais ce statut justifiait à
l’époque une réduction du service militaire de cinq à un an.
4. Nathalie BESSON-CAILLET, La Franc-Maçonnerie dans la Somme au XIXe siècle, Amiens :
Martelle, 1991, p. 41.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

probable que l’intégration de Lenain dans l’armée napoléonienne en Diplôme de Maître du Frère Lazare-
1813 ait été non seulement la cause de son déménagement en Picardie, Républicain Lenain (BnF FM5 1385),
parchemin, H. : 28 cm ; L. : 36 cm.
mais aussi l’un des facteurs ayant favorisé son entrée en Maçonnerie.
La Parfaite Sincérité avait reçu ses constitutions en 17855. Mise
en sommeil de 1789 à 1801 – période durant laquelle elle tint quelques
réunions clandestines – elle est la première loge du département à ren-
trer officiellement en activité au tournant du xixe siècle, peu de temps
avant la Piété Fraternelle. On sait, grâce au livre d’architecture de la
Parfaite Sincérité6, que celle-ci travaillait au Rite Français, et qu’une
« cumulation au Rit Ancien Accepté » avait été accordée par les ins-
tances parisiennes du Grand Orient de France le 28 novembre 18047. La

5. L’extrait du livre d’architecture mentionné ci-dessus donne comme date le « 11e :. jour du
2e :. mois 5785 [1785], N° 2258 ».
6. Archives du Grand Orient de France, site Richelieu, FM2 138 bis, dossier 1, f° 130, extrait
du 7 mai 1812.
7. « Le 28e jour du 11e mois 5804 (N° 4669 des Lettres Capitulaires) ». Sur l’histoire de ce
rite, voir Pierre Mollier, « Naissance et essor du Rite Écossais Ancien et Accepté en France :
1804-1826 », in Deux siècles de Rite Écossais Ancien et Accepté en France : 1804-2004,
Paris : Dervy, 2004, pp. 71-83 ; Pierre Mollier, Jacques Lechelle, « Les Débuts du R.É.A.A.
en France », in Renaissance Traditionnelle, Clichy : Renaissance Traditionnelle, n° 122,
avril 2000, pp. 136-143 ; Alain Bernheim, « Présentation des problèmes historiques du Rite
Écossais Ancien et Accepté », in Renaissance Traditionnelle, n° 61, janvier 1985, pp. 1-29.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

« construction » et l’ «  embellissement » du temple avaient cependant


retardé la mise en place de ce nouveau rite jusqu’en 1812, date à laquelle
la Parfaite Sincérité décida finalement d’adresser au Grand Orient ses
constitutions pour « obtenir le visa portant faculté de cumuler » ledit rite
(nous n’avons retrouvé aucun document indiquant que cette démarche
a abouti). La Parfaite Sincérité se fit surtout remarquer en son temps
par les hommages solennels qu’elle rendit au roi de Rome le 10 juillet
1811, puis à Louis XVIII le 5 mars 1816, dont un buste, placé à l’intérieur
du temple, sera inauguré en grande pompe. Quelques années plus tard,
Lenain dédie un chant à Charles X intitulé Ronde de table (sur l’air de
« Vive Henri IV », hymne royaliste)8. L’heure n’est pas encore à la publi-
cation de son second prénom, « Républicain ».
La Restauration, cependant, et contrairement à l’Empire, n’étant
pas une période favorable aux loges, suspectées par le pouvoir, la Parfaite
Sincérité entrera de nouveau en sommeil au début des années 1820,
cette fois définitivement (une dédicace de Lenain à ses « F[rères] :.», au
chapitre X de la Science cabalistique, publiée en 1823, peut à la limite
suggérer que la loge est encore active à cette date). De tout le départe-
ment, seule la loge de la Parfaite Harmonie, à Abbeville, traversera les
années 1820, ne mettant un terme à ses travaux qu’en 1836. L’activité
maçonnique ne reprendra à Amiens que le 20 novembre 1864, avec la
création de la loge Rénovation, toujours sous l’égide du Grand Orient,
qui sera elle-même mise en sommeil en 1883. Lenain ne fut membre ni
de la Parfaite Harmonie ni de Rénovation, et à l’exception d’un poème
de 1849 (« Invocation au Sauveur du monde ») qui présente quelques
allusions au symbolisme de la Franc-Maçonnerie, les rares indices que
nous possédons semblent donc indiquer qu’il ne fréquenta activement
les loges que dans la décennie 1815-1825, c’est-à-dire surtout durant les
années précédant la publication de la Science cabalistique.
Ajoutons que l’un des trois lieux de vente parisiens de la Science
cabalistique dans les années 1820 n’est autre que la librairie Delaunay,
où l’érudit François-Henri-Stanislas de l’Aulnaye (1739-1830) publia en
1813 puis en 1821 son fameux Thuileur des 33 degrés de l’Écossisme9.
Bien que cet auteur, proche des milieux maçonniques, n’ait jamais été
initié lui-même, l’ouvrage se propose de présenter et de rétablir les
symboles et mots secrets du rite dit « écossais » dans son état originel,
conformément à certains postulats historiques et linguistiques hérités
en partie de Dupuis et de son Origine des cultes10. Le Thuileur compte

8. Cet enthousiasme pour le souverain doit être envisagé avec une certaine prudence, celui-
ci n’ayant joui d’une véritable popularité que dans les tout premiers temps de son règne grâce
à quelques signes d’ouverture et de conciliation. Son catholicisme fervent devait néanmoins
apparaître aux yeux de Lenain comme un atout majeur.
9. F.-H.-S. de l’Aulnaye, Thuileur des 33 degrés de l’Écossisme, Paris : Delaunay, 1813, puis
1821. Voir l’introduction de Claude Rétat pour l’édition critique du Thuileur (Paris : Dervy,
2007 – nous orthographions « de l’Aulnaye », contrairement à Mme Rétat, qui opte pour la
version resserrée « Delaulnaye »).
10. Charles-François Dupuis, L’Origine des cultes de, Paris : H. Agasse, an III (1794) ; Paris :
Chasseriau, 1822.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

Vieilles maisons d’Amiens à


au nombre des sources de la Science cabalistique. Il est probable que les la fin du xixe siècle, gravure
deux auteurs se soient connus. d’Auguste Lepère, 1907.

Amiens
Lazare restera domicilié à Amiens jusqu’à sa mort, survenue le
5 novembre 1877, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, quai de l’Écluse.
Il résida durant ces quelque soixante années dans un quart nord-ouest
du centre-ville d’Amiens, au sein d’un triangle aujourd’hui délimité
par la cathédrale, le jardin des Plantes et le palais des Sports. Ces quar-
tiers, sans être les plus populaires, insalubres et animés de la ville, n’en
étaient pas moins partie prenante de ce que l’on pourrait appeler la
« ville basse ». L’église Saint-Jacques, en leur centre, attirait à la fin des
années 1820 la plus forte concentration de mendiants et d’indigents de
la ville, qui y côtoyaient une population essentiellement commerçante
et petite-bourgeoise.
Les activités littéraires et de libraire de Lenain lui valurent sans
doute un certain nombre de déplacements à Paris ou dans les villes de
province, comme en témoignerait sa correspondance de 1838 à 1842
adressée à son client et ami Joseph Grosset11, domicilié à Paris (Xe). La

11. Correspondance connue indirectement grâce au catalogue de la librairie Dorbon


(Bibliotheca Esoterica, Paris : Dorbon-ainé, 1940), qui la cite en partie. Le Dictionnaire cri-
tique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps et
de tous les pays (Paris : Gründ, 1999), d’Emmanuel Bénézit, consacre une notice à un certain

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

Science cabalistique (1823) sera d’ailleurs mise en vente, dès sa publica-


tion en 1823, dans trois librairies parisiennes et une librairie bruxelloise.

Père de famille
L’histoire matrimoniale de Lenain nous est connue grâce aux
actes d’état civil. Le trait le plus saillant de cette histoire est le nombre
d’enfants : seize en tout – dont cinq décèdent en bas âge – soit huit de
Madeleine, sa première épouse, et huit de la seconde, Victoire, fille-mère
à la généalogie assez confuse, qu’il épousera en 1834, quelques mois seu-
lement après le début de son premier veuvage (Lenain a alors six garçons
à charge, âgés de quelques mois à treize ans).
L’abondante progéniture de Lenain présente, faute de documents
biographiques explicites, un avantage non négligeable pour la recherche,
certains des seconds prénoms des enfants de son premier mariage reflé-
tant manifestement les centres d’intérêt de leur(s) géniteur(s).
Une Isis Alexandrine (1824), un Adonis (1825) et un Narcisse
(1833) témoignent tout d’abord des accointances de(s) Lenain avec la
culture antique12. Le prénom Germain (1827), quant à lui, est un possible
hommage au fameux comte de Saint-Germain, dont Lazare mention-
nera – en annexe d’une longue liste de recettes et théories alchimiques
transcrites en 1832 sous le titre Les Arcanes13 – une série de faits et gestes
reprise d’un ouvrage contemporain de chroniques apocryphes14. Mais
on sait aussi que le foyer réside de 1824 à 1829 rue Saint-Germain, puis
rue Basse Saint-Germain (aujourd’hui rue Pingre), à l’angle desquelles
se dresse encore aujourd’hui une église dédiée au saint. On peut donc

« Grosset Louis Joseph » : « XIXe siècle. Français. Peintre. » (p. 481). Une toile intitulée Fon-
taine sur une place animée, datée de 1840, et signée d’un certain Louis-Joseph Grosset, a
été mise en vente il y a quelques années sur un site d’enchères par correspondance
(http://www.artnet.fr/artists/artisthomepage.aspx?artist_id=636680&page_tab=Past_
auction_results&showBio=1&remote_addr=66.249.70.24, consulté le 11 octobre 2019).
12. Joseph-Marie Quérard (France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique des savants,
Paris : Didot 1827-1839, entrée « Lenain ») précise que Lenain « travaille depuis longtemps
à un poème intitulé la Philosophie de la Nature : cet ouvrage est dans le genre de celui du
philosophe Lucrèce, ‹de Natura Rerum’ », ouvrage qui ne vit jamais le jour. Son article parle
aussi de plusieurs « romances » dont Lenain serait l’auteur.
13. Les Arcanes, ou secrets de la philosophie hermétique dévoilée…, bibliothèque de
l’ « Accademia dei Lincei », Rome, cote Verginelli-Rota 35. Lenain s’intéressait sans doute
à l’alchimie en qualité d’érudit et de bibliophile : on imagine assez mal comment ce père de
famille nombreuse, ouvrier, bouquiniste, et sans doute occupé à des recherches ou à des
pratiques poussées dans le domaine de la magie, aurait pu se livrer en outre à une activité
alchimique aussi contraignante qu’onéreuse. Les Arcanes proprement dits sont présentés
comme la copie d’un manuscrit aussi rare que précieux « trouvé à la Bastille par une per-
sonne qui n’en faisait aucun cas », et revendu par la suite à un « adepte ». En introduction,
Lenain précise la possibilité d’atteindre grâce aux « arcanes » les « plus grands résultats » à
condition d’être « initié dans la science d’Hermès ».
14. Chroniques pittoresques et critiques de l’Oeil-de-Boeuf, des petits appartements de la
cour et des salons de Paris, sous Louis XIV, la régence, Louis XV et Louis XVI, publiées par
Mme la comtesse douairière de B***, ouvrage publié anonymement entre 1830 et 1832 (8
volumes) par Georges Touchard-Lafosse (1780-1847), se faisant passer pour une comtesse
qui aurait fréquenté dès son plus jeune âge les cours de Louis XV et Louis XVI.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

également considérer le choix de ce prénom comme la marque de son


attachement à la vie paroissiale du ménage.
Deux prénoms, Joseph Agla (1820) et Pierre Inri Emmanuel
(1824), sortent encore davantage du lot15. Agla, sorte de version mascu-
line d’Aglaé, est un acronyme kabbalistique que Lenain mentionnera en
sa Science cabalistique trois années plus tard16 : ’AThaH GîBôR Le‘ôLaM
ADoNaY (« Tu es le Dieu fort durant l’éternité »)17. Le premier enfant de
son second mariage sera également prénommé Aglaée. Soulignons ici
l’esprit habile et créatif, voire ludique, dont Lenain fera usage dans toute
son œuvre. Il n’est d’ailleurs pas à exclure que le prénom Adonis, déjà
mentionné, fasse intentionnellement le lien entre mythologie antique et
onomastique juive, par le truchement des vocables Adôn (« Seigneur »,
en hébreu) et surtout Adonaï, nom ou qualificatif divin particulièrement
usité dans le Rit cabalistique (1830), le manuscrit magique par excellence
de Lenain (le prénom Adonis est d’ailleurs apposé dans l’acte de nais-
sance, en 1825, à trois prénoms d’origine juive : Michel, Daniel, Joseph).
On trouve trace d’une telle porosité inter-linguistique, là encore, dans la
Science cabalistique18, où Lenain reprend à son compte le parallèle bien
connu entre le nom latin de Jupiter, Jovis, et la version latinisée du tétra-
gramme hébraïque YHWH, Jehovah, preuve supposée de l’universalité
de la science magique des Anciens.
Les prénoms donnés aux enfants de Victoire, à partir de 1834,
marquent un revirement plus classiquement chrétien, et en particulier
marial (Marie Joséphine Catherine, 1838 – Maria Eugénie, 1840 – Marie
Cécile Madeleine, 1841 – Marie Gabriel Raphaël Michel, 1846), ten-
dance confirmée par l’édition, en 1840, d’un poème intitulé Salutation à
la Très Sainte Vierge (troisième édition)19, et d’un second beaucoup plus
tard, en 1874 : Hommage à la Vierge Marie, reine du Ciel et des Anges. La
relative soudaineté de ce revirement est cependant relativisée par l’exis-
tence, dès 1829, d’un premier poème de piété : Hymne ou invocation à
Dieu, dédiée aux Amateurs de la Vérité.
Qu’on nous pardonne ces spéculations sur le sujet à première vue
anecdotique des prénoms des enfants de Lenain : il nous a semblé perti-
nent de faire de ce thème (pour le moins) un symbole de l’esprit de notre
auteur.

Lenain, mage chrétien


Ni la piété catholique de Lenain, ni son intérêt pour les « sciences
magiques », ne semblent avoir été vraiment démentis tout au long de
son existence. Ainsi, la plupart des onze poèmes et chants que Lenain

15. L’orthographe « Henry » remplacera dans certains actes d’état civil l’acrostiche bien
connu I.N.R.I. (Iesvs Nazarenvs, Rex Ivdæorvm).
16. Science cabalistique, p. 70.
17. Traduction choisie par Lenain.
18. Science cabalistique, p. 150.
19. Aucune trace des deux premières éditions.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

publiera entre 1829 et 187420, pour la plupart


dédiés au Christ ou à Marie, présentent – et
c’est là un trait tout à fait notable de son œuvre
– des correspondances très nettes avec son
œuvre magique. Le terme d’ «  invocation »,
que l’on retrouve dans l’intitulé de quatre de
ces poèmes, si l’on prête au texte une atten-
tion minutieuse, et connaissant l’œuvre ma-
nuscrite, peut et doit être lu ici dans un sens
véritablement magique, voire théurgique.
Nous sommes, avec ces poèmes, sur l’exacte
limite que leur auteur plaçait entre ses écrits
magiques manuscrits et explicites, et son
œuvre imprimée, dont les clefs interprétatives
ne sont que suggérées, au mieux discutées,
mais jamais véritablement données. Il nous
faudra revenir sur ce point dans la deuxième
partie de cet article.
Si l’existence de Lenain a donc été
marquée par une charge familiale crois-
sante, conséquence probable de sa fidélité à la
mentalité catholique procréationniste, cette
contrainte n’aura donc nullement empêché
l’étude et la pratique de cette « science caba-
listique » à laquelle les occultistes accordaient
tant de valeur. La période de plus grande acti-
vité magique de Lenain semble ainsi corres-
pondre aux années 1820-1835.
La Science cabalistique résulte d’abord
d’un travail remarquable de compilation et de
synthèse : de la vingtaine de sources identifiées
– toutes, ou presque, consciencieusement
signalées par l’auteur en notes de bas de page
– très peu avaient pu être consultées par lui
à la bibliothèque communale d’Amiens au
début du xixe siècle, et en tout cas aucune
des principales (Reuchlin, Agrippa, Kircher,
Villars, etc.). L’accès à ces sources a pu être
favorisé d’un côté par ses relations maçon-
niques, et de l’autre par sa profession de

Un talisman manuscrit de la main de Lenain,


Archives départementale de la Somme.

20. La majorité de ces œuvres est conservée aux archives


diocésaines d’Amiens.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

bouquiniste-libraire. Le réseau des mages, quant à lui, n’est certes pas


à exclure, plusieurs autographes ayant même voyagé jusque dans les
milieux occultistes de la capitale britannique dès la fin des années 1830,
grâce notamment aux activités du fameux cristallomancien bibliophile
Frederick Hockley (1808-1885).

Quelques manuscrits
Le début des années 1830 est donc pour Lenain une période ré-
dactionnelle particulièrement intense. Avec pour source vraisemblable
un corpus de manuscrits magiques dont la liste peut être reconstituée
à partir de ceux conservés à la bibliothèque de l’Arsenal (Paris), Lenain
laissera derrière lui (au moins) deux grands autographes dont la trace
s’est perdue, intitulés Cabale divine, contenant une ample explication du
grand nom de Dieu… et Cabale divine des Hébreux (tous deux encore en
vente à la librairie Dorbon-Aîné en 1940)21. Le premier, de 323 pages,
est daté de 1830. Il s’agirait d’après Dorbon de la copie d’un manuscrit
original (même titre) « considérablement augmentée » par Lenain. Le
second fut sans doute une création intégrale rédigée dans la foulée. Une
troisième Cabale divine, transcription, augmentée d’une introduction,
d’un manuscrit magique sur les soixante-douze anges de la kabbale, et
réalisée avant 1840, complète ce corpus.
Le Rit cabalistique (54 pages), également de 1830, introduit comme
la « suite et le complément » de la Science cabalistique, fut considéré par
son auteur comme une sorte de rituel magique par excellence. Le lien étroit
de ce manuscrit avec les thèmes et les données de la Science cabalistique
laisse supposer une continuité des recherches – et des pratiques – tout au
long des années 1820, ce que suggère par exemple l’existence d’un curieux
talisman dessiné, sans doute en 1825, au dos de son certificat d’initiation
au grade de maître maçon, sur lequel nous reviendrons également.
Il semble même que Lenain ait complété ses recherches en astro-
logie – partie intégrante de sa « science » – par une étude relativement
avancée de l’astronomie, au point, si l’on en croit les transcriptions de
Dorbon, de « prédire une éclipse pour le 31 décembre 1842, à 7 h 12 du
soir »22, prédiction dont nous avons pu vérifier l’exactitude23.
Outre les Cabales divines et le Rit cabalistique, une dizaine de
manuscrits magiques de moindre importance sont aujourd’hui consul-
tables, pour la plupart, au service des archives du diocèse d’Amiens ;
ces pièces témoignent surtout des pratiques personnelles de Lenain en
matière de « science cabalistique ». D’autres encore ne sont connus que
grâce aux notices du catalogue de la librairie Dorbon-Aîné.

21. Bibliotheca Esoterica, Paris : Dorbon-ainé, 1940, notices 2619 et 2620.


22. Bibliotheca Esoterica, 2626.
23. Éclipse annulaire de Soleil visible en Amérique du Sud et dans le Pacifique, au moment annoncé
par Lenain, et qui dura 3 h 50 environ.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

Années difficiles
Nous savons que Lenain exercera bien durant sa vie (au moins
jusqu’en 1858), parallèlement ou alternativement, les deux professions
de bouquiniste et de coupeur de velours, la première par passion, la se-
conde, semble-t-il, par nécessité. Il est probable que Lenain se soit initié
et résigné à un travail d’ouvrier spécialisé aux époques les plus difficiles
de sa longue existence de père de famille. Les métiers du livre, quant à
eux, le concernent plus intimement. Il commence sa carrière comme
relieur (1820), avant de devenir libraire en 1822, bouquiniste en 1824 et
de nouveau libraire en 1825. La qualification de « bouquiniste » finira
par s’imposer dans la majorité des actes d’état civil à partir de la fin des
années 1820, et ce jusqu’en 1871.
Les années 1836-1848 furent particulièrement sévères pour la fa-
mille Lenain, comme pour la France24. Lazare, dans sa correspondance
avec Joseph Grosset, « avoue se trouver dans la gêne et attendre avec im-
patience une somme d’argent promise pour payer une dette ». Ailleurs,
il « se déclare peiné de la situation précaire dans laquelle se trouve son
correspondant, mais dit qu’étant lui-même sans ressources il ne peut
malheureusement le secourir », il « remercie son client pour son envoi
de livres et d’argent », et « se plaint de l’état critique de ses affaires, du
désordre de son esprit »25.
Un certain nombre d’autographes de Lenain, à teneur magique ou
alchimique, se retrouveront dans diverses collections particulières ou
bibliothèques bien avant sa mort, et l’on sera tenté de voir là une nou-
velle preuve des pressants besoins d’argent du ménage, ces documents
ayant pu être monnayés du fait de la rareté de leur contenu. Un tel com-
merce, qui n’aurait d’ailleurs rien de bien étonnant pour un bouquiniste
de métier, commence peut-être même dès le début des années 1820, avec
un manuscrit magique intitulé Les Mystères de l’Agneau.

1848 et l’engagement républicain


La précarité de sa situation nous sera confirmée par la lettre cir-
culaire pour sa candidature aux élections législatives d’avril 184826 –
celle signée « Lenain (Lazare-Républicain)… – d’où sont tirées les lignes
suivantes :
C’est un démocrate ouvrier tel que vous, chargé de famille
comme vous, qui subit toutes les privations que vous éprou-
vez, qui s’offre à vous pour candidat, qui se présente à vous
pour vous représenter, pour être votre mandataire, le défen-
seur de vos Droits et l’interprète de vos besoins à l’Assem-
blée Nationale. Citoyen, mon nom n’est point inconnu du

24. Épidémie de choléra en 1832, maladie de la pomme de terre en 1846, mauvaises récoltes
céréalières, crise industrielle liée à la sous-consommation, crise financière…
25. Bibliotheca esoterica, 2626.
26. Lazare Lenain, sur toute la municipalité, ne totalise que six voix.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

monde littéraire, mon défaut de fortune me plonge comme


vous dans l’obscurité et m’a toujours empêché de paraître
sur la scène du monde politique.
Je parlerai peu, mais à propos. Dans la crise que nous éprou-
vons, de graves circonstances peuvent surgir, alors soyons-
en bien certains, je saurais [sic] m’élever à la hauteur de la
première tribune du Monde et faire entendre la voix patrio-
tique que vous me connaissez. Les cris de la Liberté du monde
entier réveillent mon génie, et me font sortir de ma longue
léthargie ; je me sens fort de moi-même ; sans quoi je n’ose-
rais pas me présenter à vous ; imitez donc le Gouvernement
provisoire de la République française, qui s’honore de pos-
séder des artistes ouvriers dans son sein ; observez donc
ponctuellement la circulaire du Gouvernement qui déclare
positivement préférer le prolétaire intelligent, patriote, hon-
nête et laborieux à tout autre candidat27.
Peut-être la « voix patriotique » supposée connue de ses concitoyens
fait-elle allusion à un chant républicain sur l’air de la « Marseillaise »
publié le mois précédent sur une feuille volante et intitulé La Picarde.
Ce chant illustre une vision de la république comme signe de la grâce
divine, et sa conception générale du politique sous le giron du religieux
y figure sous la forme d’un éloge enflammé du pape Pie IX, encore assez
populaire à cette époque suite à quelques mesures libérales. Lenain y
cite d’ailleurs le républicain Lamartine (1790-1869), auquel il voue une
certaine admiration, et également favorable à Pie IX28. Mais l’expres-
sion de « longue léthargie » met sérieusement en doute l’hypothèse d’un
activisme politique réel les années précédentes, et même d’une présence
spécialement remarquée.
Relevons au passage la collaboration commerciale entre Lenain
et le libraire-éditeur Émile Babeuf (1785-avant 1842)29, fils du révolu-
tionnaire François-Noël Babeuf, dit « Gracchus » (1760-1797) : sur les
quatre librairies où la Science cabalistique est commercialisée en 1823,
deux portent le nom d’Émile Babeuf (Paris et Bruxelles). Partisan de
Napoléon, Émile se distingue dans les années 1810 pour son activisme
contre la monarchie. Il sera arrêté puis condamné à la déportation en
1816 pour n’avoir pas voulu communiquer les noms des rédacteurs

27. L’année 1848 verra la suppression du cens par le gouvernement provisoire : tout
homme, en principe, devient électeur à vingt et un ans et éligible à vingt-cinq. Cette ouverture
de la vie politique aux classes laborieuses provoque une grande agitation à Amiens. Les
républicains, partisans du gouvernement provisoire, s’opposent aux partis légitimiste, orléa-
niste et napoléonien. Des « clubs » s’organisent autour du comité central républicain dont
l’action s’étend à tout le département et dont Lenain s’ « honore de faire partie » (voir de
Calonne, Histoire de la ville d’Amiens, Amiens : Piteux frères, 1899 ; Marseille : Laffite Reprints,
1976, III, p. 253).
28. Lenain, en 1840, avait déjà composé un chant sur l’air de L’Hirondelle et le proscrit, pièce
populaire dont Lamartine avait signé le texte.
29. Sur ce personnage, voir notamment Claude Vaquette, La Révolution en Picardie : ses
principaux acteurs picards, Amiens : Martelle, 1992 ; F. Wartelle, article « Babeuf », in Dic-
tionnaire historique de la Révolution française (Albert Soboul dir.), Paris : PUF, 1989.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

d’une revue dont il était l’éditeur : Le Nain tricolore30 (!). Peut-être


existe-t-il d’ailleurs un lien de parenté par alliance entre Lenain et la
famille Babeuf, originaire de Picardie31. Ce rapprochement entre Lazare
et Émile doit peut-être être pris en compte pour évaluer les tendances
politiques du premier.
Il est difficile de dire si Lenain, qui ne reniera jamais ses convic-
tions religieuses, doit être considéré comme un témoin de la « recon-
quête spirituelle » amorcée par l’Église au temps du premier Empire,
dans la mesure où cette reconquête ne fut pas particulièrement relayée
par les partisans de la république. Ces derniers, en général, seront plu-
tôt les promoteurs d’un anticléricalisme qui culminera dans les années
1830-1835 avec la chute des Bourbons, eux-mêmes particulièrement en
bons termes avec le Vatican. Mais le tableau doit être nuancé : la gauche
politique diffusera elle-même dans les années 1840 « des thèmes chré-
tiens, en dehors du catholicisme officiel et en relation avec le roman-
tisme : égalité des hommes devant Dieu, caractère sacré de l’amour,
Christ-prolétaire »32.
En l’absence d’autres documents biographiques pour l’époque
de la monarchie de Juillet, il faudra nous en tenir à ce témoignage de
Lenain sur lui-même, témoignage dont il convient de garder à l’esprit le
caractère orienté.

Les dernières années


Les dernières décennies de la vie de Lazare Lenain nous seraient
presque entièrement inconnues sans la notice qu’un nommé Ferdinand
Pouy lui consacre en 1861 en son ouvrage dédié à l’histoire de l’im-
primerie et de la librairie amiénoises33. Nous lisons sous sa plume un
témoignage plein d’affection pour l’auteur de la Science cabalistique,
devenu, à ce qu’il semble, une figure attachante de la cité picarde :
Parmi les bouquinistes et étalagistes amiénois, il en est un
dont le nom ne doit pas être passé sous silence ; chacun de-
vine qu’il s’agit de Lazare Lenain, connu à plus d’un titre.
Lenain est auteur et poète ; il collectionne avec passion les
livres sur les sciences occultes, sujet sur lequel il a écrit
un livre devenu rare, intitulé la Science cabalistique. Avec
cette vocation, si Lenain eut vécu au xve ou au xvie siècle, il

30. Le Nain tricolore, ou Journal politique des arts, des sciences et de la littérature, Paris,
Imprimerie du Nain tricolore, et Troyes, Imprimerie de S. Bouquot, 1816, 14 pages (un seul
numéro paru, janvier 1816).
31. Gracchus Babeuf, né à Saint-Quentin, épouse en 1782 dans la Somme Marie-Anne Vic-
toire (ou Victorine) Langlet, femme de chambre de 26 ans, fille d’un quincaillier amiénois. Or,
le patronyme Langlet – assez commun en Picardie il est vrai – est celui de la mère supposée
de Victoire, la seconde épouse de Lazare Lenain.
32. Pierre Albertini, La France du XIXe siècle, Paris : Hachette, 1995, p. 42.
33. Ferdinand Pouy, Recherches historiques sur l’imprimerie et la librairie à Amiens, Amiens :
Typographie de Lemer aîné, 1861, pp. 108-109.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

n’aurait pas manqué d’être brûlé vif, comme l’ont été à cette
époque, sur de simples soupçons, de prétendus sorciers.
Lenain se livre parfois à des invocations qu’il nomme mys-
tiques, dans le genre de celle-ci :
« Je t’invoque en secret, souverain créateur,
Toi qui règnes toujours dans le fond de mon cœur,
Toi, dont le nom sacré formé de cinq voyelles :
Jehovah, couvre-moi sous l’ombre de tes ailes.
Sans toi je ne suis rien, je suis tout avec toi ;
Dieu de la vérité, viens, descends jusqu’à moi. »
On a vu Lenain, en 1848, aborder certaines questions de
transformations sociales qui étaient à l’ordre du jour, com-
poser des chansons patriotiques, poser sa candidature à
l’Assemblée constituante et obtenir la faveur ultra-démo-
cratique d’un certain nombre de suffrages.
Lenain a survécu à presque tous les bouquinistes, ses
concurrents d’autrefois, et il est encore plein d’ardeur pour
ce métier peu lucratif.
C’est donc principalement dans le cadre de sa profession que
Lenain semble avoir acquis une certaine popularité parmi ses conci-
toyens. Sans surprise, l’étude de ses sources littéraires de Lenain accré-
ditera enfin les assertions de F. Pouy le dépeignant comme un bibliophile
confirmé.
Le grand âge que Lazare Lenain atteindra en 1877 fait office
d’exception dans le contexte démographique qui est le sien : le taux de
mortalité ne décroît quasiment pas durant le siècle dans les cités fran-
çaises de province telles qu’Amiens, où les conditions de vie, l’hygiène,
demeurent assez lamentables dans les classes populaires.

Lenain et les occultistes


Il faut attendre la toute fin du xixe siècle pour que la Science ca-
balistique, éditée à domicile en 1823, et tirée à 500 exemplaires, fasse
la renommée posthume de son auteur dans les milieux occultistes,
renommée qui aboutira à une première réédition en 1909 sous
l’impulsion de Papus. L’ouvrage semble en effet être passé relativement
inaperçu en France du vivant de Lenain chez les rares auteurs qui
auraient pu s’y intéresser. Aucune trace, en tout cas, dans les écrits d’un
Eliphas Levi (1810-1875), pour qui magie et kabbale furent pourtant des
thèmes de prédilection34. Quant aux six œuvres composées, retrans-
crites ou améliorées par Lenain dans les années 1820-1840, toutes sont
demeurées inédites. L’activité magique de Lenain demeura, selon toute
vraisemblance, cantonnée au domaine privé. Mais il demeure possible

34. Lévi ne consacre pas une ligne de son Histoire de la Magie (Paris : Baillière, 1859) à l’auteur
de la Science cabalistique.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Benjamin Barret

de pister quelques échanges avec des individus partageant ces centres


d’intérêt.
Le manuscrit magique intitulé Les Mystères de l’Agneau fut offert
à Lenain dans le courant des années 1820 par le neveu de son auteur, un
mystérieux curé originaire de région parisienne. Lenain en exécutera
une copie, qu’il transmettra à son tour à un tiers, dont nous n’avons pu
établir l’identité.
La bibliothèque municipale de Rouen conserve ou a conservé
avec le Rit cabalistique plusieurs autographes de Lenain, parmi une col-
lection de pièces ayant appartenu à un certain docteur Desbois (1798-
1864), président d’une « Société pour l’Étude du Magnétisme », fondée
en 1841 dans la cité normande.35
La correspondance régulière entre Lenain et son ami Joseph
Grosset au tournant de la décennie 1840 laisse croire en l’existence d’un
réseau parisien d’amateurs de sciences magiques. Comme évoqué plus
haut, on sait notamment grâce aux notices du catalogue de la librairie
Dorbon que Grosset fréquenta de son côté un certain Grot, lequel eut
semble-t-il sur Grosset une influence à laquelle Lenain s’opposa vigou-
reusement. Le catalogue Dorbon mentionne aussi un document intitulé
Oraison ou invocation des Noms Divins et des Anges qui président aux
12 heures du jour et de la nuit, daté de 1838 et dédié au même Grosset36.
Lenain aborde dans ces documents une série de thèmes presque exclusi-
vement liés à la magie, qu’il s’agisse de discussions sur des livres s’y rap-
portant (baron de Nerciat, Jean Belot, Pierre d’Aban, Lenain lui-même,
et d’autres), de thèmes plus spécifiques (nombres, sceaux, carrés ma-
giques, etc.), ou même d’indications rituéliques explicites (habillement,
préparatifs, prières, etc.).
La ville d’Amiens elle-même semble avoir hébergé en ses murs,
du vivant de Lenain, plus d’un amateur de « sciences magiques ». La
dédicace d’un carré magique à un certain Jacques Garnier semble plutôt
s’expliquer par son métier de professeur de mathématiques que par un
véritable attrait pour les talismans. Mais il faut aussi mentionner l’exis-
tence d’une conjuration manuscrite et versifiée à « Sa majesté Infernale
l’Empereur Lucifer », dédicacée en 1836 à un nommé Sénart. Si cette
dédicace ne permet aucunement de voir en Sénart un mage confirmé,
son intérêt pour les pratiques invocatoires est ici d’autant plus probable
que le thème luciférien ne fit aucunement partie des sujets de prédilec-
tion de Lenain. L’hypothèse d’une commande est donc assez plausible.
Enfin, et comme nous l’avons vu, l’influence de Lenain en son
temps ne s’est pas limitée aux frontières françaises : l’une de ses Cabales
divines ne nous est connue qu’en traductions anglaises, l’une réalisée

35. Rappelons que le somnambulisme magnétique passionne alors toute une partie de
la société civile et religieuse. Mentionnons notamment l’école dite « psychofluidiste » du
marquis de Puységur (1751-1825), ou encore, dans un tout autre registre, les théories du
socialiste Fourier (1772-1837), inspiré des communications magnétiques. Voir notamment
l’ouvrage de Nicole Edelman, Histoire de la voyance et du paranormal, Paris : Seuil, 2006,
pp. 32-48.
36. Bibliotheca Esoterica, 2225.

Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie 

en 1840 par un certain Geo Shephard et retranscrite par Frederick En 1823 Lenain publie La
Hockley, l’autre ayant appartenu à Henry Dawson Lea, compagnon Science Cabbalistique qui
deviendra, bien des années plus
dudit Hockley. L’introduction du Divine Cabal, qui explique l’usage
tard, un des livres de référence
magique du manuscrit, est sans doute de Lenain lui-même. Elle fut de la tradition occultiste
peut-être rédigée dans les années 1820, ou au début des années 1830. française.

*
**

Que ces quelques jalons biographiques nous permettent déjà d’es-


timer la foi et l’abnégation qu’il fallut à Lenain tout au long de sa vie
pour réaliser son œuvre en dépit d’une situation familiale, sociale et
financière particulièrement défavorable.
La deuxième partie de cet article sera consacrée aux grandes
lignes de cette œuvre, et nous permettra d’appréhender le formidable
esprit de créativité qui en fut la source. Nous espérons présenter à nos
lecteurs l’exemple probant d’une forme de magie invocatoire motivée
par un sincère désir spirituel, confinant au domaine de la théurgie.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


Numéro gratuit
“spécial confinement”
 https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196

LES ÂGES DU MONDE


par Jacob Perlman

S
ans y faire aucune mention, les rituels maçonniques
s’inscrivent, intellectuellement (certains diront aussi symboli-
quement), dans le contexte de l’Histoire telle qu’on la concevait
en Europe chrétienne, en particulier aux xviie et xviiie siècle1 pour ne
retenir que cette période. C’est ce que l’on appelait (et que l’on appelle
encore) l’Histoire Sainte. La manière de dater en ajoutant, généralement,
4000 au quantième de l’année ordinaire, révèle un telle conception.
Beaucoup de Maçons l’ignorent, et considèrent cela comme un sym-
bolisme maçonnique bien sympathique, mais il n’en reste pas moins
vrai que cette manière de marquer les années n’est pas particulière à
la Maçonnerie, même si elle l’est devenue. En cela, comme en d’autres
domaines, la Maçonnerie est le conservatoire de conceptions qui, si elles
paraissent passées, ne sont pas dépassées2.

Les calendriers maçonniques


Nous ne traiterons pas ici de l’année maçonnique, avec ses mois
et son début, même si nous l’évoquerons, mais de l’ère maçonnique. Il
y a plusieurs types d’ère maçonnique, bien que la plus connue soit celle
dont le début est situé 4000 ans avant l’ère chrétienne (EC). On l’appelle
généralement Anno Lucis, ou année de la vraie lumière, que l’on indique
en abrégé par A.L. après le quantième. Pour mentionner brièvement
d’autres datations, le grade de l’Arche royale (La Sainte Arche Royale
de Jérusalem) utilise comme point de départ le début de le reconstruc-
tion du Temple, en 530 avant l’EC (Anno Inventionis) ; les Chapitres de
Maître Royal et de Maître choisi (la Maçonnerie cryptique) prennent
comme point de départ la consécration du Temple, 1000 ans av. EC.
(Anno depositionis) ; les grades « templiers » utilisent l’année de la fon-
dation de l’Ordre comme point de départ, en 1118 EC (anno ordinis), et
le RÉAA (pour les hauts grades) utilise souvent (dans les grands textes
en tout cas) le calendrier juif, en ajoutant 3760 au quantième de l’année
ordinaire (Anno mundi). L’anno mundi « écossaise » est consignée dans

1. Et même les rituels les plus « laïques »…


2. Codage des Chronologies  : B (Bossuet), C (Calmet), D (Davity), F (Furetière), L (Labbé), Mg
(Monge), Mr (Moreri), O (Ozanam), R (Rou), S (Saci), V (Vence).

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

divers textes, le Chappron3 et le Quesada étant les plus connus4. On peut


encore signaler l’Ordre de la grande prêtrise qui ajoute 1913 au quan-
tième de l’année, correspondant à l’année de bénédiction d’Abraham
par Melchisédek (anno benedictionis)  ; les Prêtres de l’Arche royale de
chevaliers du temple prennent comme départ la renaissance (affirmée)
de l’Ordre, en 1686 EC (anno renascent). Les « Templiers » et leurs réno-
vateurs retranchent donc un nombre au quantième de l’année ordinaire,
quand les autres en ajoutent un.
Pour préciser l’orientation de la présente étude, si les rituels
trouvent leur source dans la Bible, comme on peut l’affirmer sans trop de
risques, la Bible n’est pas leur source unique. Elle nous apparaît comme
très visible et bien identifiable, mais n’est pas la seule. La Bible ne propose
pas de date au sens où nous l’entendons. Elle ne dit pas : An 1 du monde,
ou An 3000, par exemple. Ce sont des mentions que l’on a ajoutées en
marge du texte. Il va sans dire que « la Bible » que nous désignons sous ce
titre générique est d’abord la Bible chrétienne, c’est-à-dire une collection
de textes de l’Ancien et du Nouveau Testament dans une même reliure.
Comme rien n’est simple, le nombre et l’ordre de ces Livres a varié dans
le monde chrétien, selon que l’on a été, d’abord, d’Orient ou d’Occi-
dent et, dans ce cas, que l’on a été ensuite catholique ou protestant. On
pourra préciser encore en calviniste et luthérien mais, même dans le
monde catholique, les versions de la Bible n’ont pas toujours comporté le
même nombre de livres canoniques, selon les périodes. Et même, selon
les époques, certains textes ont été conservés, ou exclus5. Quoiqu’il en
soit, les rituels maçonniques ayant été élaborés au xviiie siècle, les Bibles
dont disposaient leurs rédacteurs sont en latin, en anglais ou en français
(en allemand aussi, mais moins souvent) et ce sont les versions les plus
courantes à cette époque : Vulgate latine (de Paris), Geneva Bible (1560)
ou King James Bible (1611), Bible de Port-Royal (1701), et différentes révi-
sions de la Bible de Genève.
Les rituels empruntent aussi une grande partie de leur matière,
dont les légendes et les longs exposés de divers grades, à toute une lit-
térature biblique existante comprenant commentaires, exégèses, chro-
nologies, et différentes Histoires saintes connues (et parfois revues) à
l’époque de la rédaction-composition des rituels. Il serait sans doute
utile de réétudier le contenu des premiers textes qualifiés de maçon-
niques, d’abord, et des rituels, ensuite, en fonction de ces sources et en
particulier de ces chronologies qui proposent les six ou les sept périodes
de l’Histoire sacrée d’alors. Tentons un début de recherche sur ce point.

3. Chappron indique que L’année maçonnique commence le premier Mars de chaque année, d’où il
suit, que le premier Mars dix huit cente onze est le premier jour du premier mois cinq mille huit cent
onze. […] Au rit ancien on date d’Hérédon O… de… auquel on ajoute les degrés de longitude et de
latitude de la ville d’où l’on a l’occasion d’écrire. On date aussi sous la voûte céleste du Zénith O. de…
4. Ces « computs » semblent avoir oublié que, jusqu’à l’instauration d’une année débutant le
1er janvier, les calendriers occidentaux commençaient le 1er mars, puisqu’ils reposaient sur le calen-
drier julien.
5. Si la KJV (1611, Angleterre) contient, dans sa première édition, les livres apocryphes, la réédition
récente en fac-similé les a exclus, ce qui en fait un fac-similé « faux », pour des raisons théologiques
modernes.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

La quasi totalité des Maçons ne sont confrontés à cette littérature qu’à


travers les rituels, et ne connaissent pas les sources de ceux-ci.
Les meilleurs historiens maçonniques, Georges Luquet (1876-1965)
après Albert Lantoine (1869 –1949), bien qu’animés d’un louable souci
d’exactitude dans leurs recherches, et quelques autres auteurs après eux,
ne se sont pas souciés de situer l’environnement intellectuel des textes
qu’ils pouvaient découvrir, souvent par quelque heureux hasard, dans
les bibliothèques maçonniques. Ils ne se sont pas passionnés, disons-
le nettement, pour tout l’aspect culturel entourant les rituels. Celui-ci
dépasse de beaucoup les pamphlets, les gazetins et feuilles imprimées
évoquant les premières pratiques maçonniques, car il en conditionne
le contenu. On est souvent resté, avec eux, dans le domaine maçonni-
co-maçonnique, avec une longue plongée dans les registres et dans les
procès-verbaux des Loges.

Chronologies
Le découpage en ères historiques n’est pas une idée nouvelle. Les
hommes ont toujours ressenti le besoin de se situer dans le temps et ils
ont, pour cela, adopté des découpages du temps conventionnels mais
toujours symboliques. Le morcellement en périodes permet de délimiter
des époques et, ainsi, de poser des repères en identifiant des ruptures.
Les années dites civiles ou « ordinaires » ont toujours comme point de
départ un événement important, le plus souvent symbolique. On sait
toujours, au départ, qu’un tel découpage est arbitraire, mais il n’en reste
pas moins nécessaire pour situer les événements humains, à condition
de garder à l’esprit son arbitraire, précisément. Les Classiques distin-
guaient cinq âges du monde, à savoir l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de
bronze, l’âge des héros et l’âge de fer. Le poète grec Hésiode6 a fait, au
viiie siècle av. EC, le récit des cinq races marquant chaque âge successif,
à savoir la race d’or (la première), puis les races d’argent, de bronze, la
race des héros et, enfin, la race de fer.
Platon7, Virgile8 dans les Géorgiques9, et Ovide10 dans les Méta-
morphoses11, reprendront cette tradition et ce système classificatoire.
Cela n’est pas sans rappeler, bien entendu, la théorie des quatre yugas
de la cosmologie hindoue, appelés krita yuga, treta yuga, dvapara yuga
et kali yuga qui forment ensemble un mahâyuga. Mille mahâyuga for-
meront un kalpa. Ces systèmes correspondent à un besoin humain
fondamental de poser des repères, même très étendus, pour ne pas se
trouver devant un amoncellement de faits, de choses et d’êtres divers (et
en grand nombre), aussi brouillon que difficile à évaluer. C’est un besoin

6. Cf. La Théogonie, et Les travaux et les jours : la première race est celle où règne l’harmonie.
7. 428/427 av. EC.-348/347 av. EC.
8. 70 av. EC.-19 av. EC.
9. Géorgiques, I, 125-159.
10. 43 av. EC.-87 EC.
11. Métamorphoses, I, 89-150. Race d’or, d’argent, de bronze, de fer.

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

de structurer le temps pour organiser ces objets, ces choses et ces êtres,
dans les sociétés humaines.
Nous avons actuellement, en Occident, un découpage en deux
grandes périodes, l’Histoire et la Préhistoire (c’est-à-dire avant et depuis
l’écriture), pour ne prendre qu’un exemple sommaire. En France, on
périodise encore l’Histoire en Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes
et Période contemporaine. Quatre périodes historiques enseignées
aux enfants et que les adultes retiennent. On peut encore insérer une
Protohistoire entre la Préhistoire et l’Histoire. C’est une manière de maté-
rialiser les marges en tentant de préciser ce qui a conduit à une période
considérée. Ajoutons que l’on découpe l’ensemble de ce qui précède à
l’aide des ères géologiques. On s’aide pour cela d’une échelle des temps
(primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire) dont la dernière ère est
découpée en pléistocène et holocène, auxquelles on propose depuis peu
d’ajouter l’anthropocène. Notre manière de scander le temps semble aus-
si scientifique que possible et répond ainsi à notre actuelle mythologie.
Si l’on veut, ensuite, parler de l’origine du monde, on désignera
alors des périodes appelées éons : précambrien (4,560 Ma à 542 Ma), pa-
léozoïque (ou ère primaire), mésozoïque et cénozoïque. Cette ère abouti-
ra finalement, divisée, et encore divisée, au mésolithique, au néolithique
et à la protohistoire, comprenant un âge du cuivre, un âge du bronze et
un âge du fer, précédant l’Antiquité évoquée plus haut. Finalement, tout
est fait pour que nous nous y retrouvions, surtout dans les périodes les
plus proches de nous. L’inquiétude des origines et le besoin de diviser
le temps n’est donc ni nouveau ni obsolète. Il s’appuie maintenant sur
d’autres théories.
Avant l’apparition des ères géologiques puis des périodes histo-
riques telles que nous les admettons, les choses étaient plus simples, du
moins en Europe occidentale. Sur un plan ordinaire, notre xviiie siècle
considérait la vie humaine selon un découpage en quatre phases : l’en-
fance, jusqu’à quatorze ans, l’adolescence, jusqu’à vingt-quatre ans (on
devenait majeur à vingt-cinq), la jeunesse, jusqu’à soixante ans, et la
vieillesse, jusqu’à la fin de la vie. L’Oratorien Richard Simon (1638–1712)
avait adopté une structure en cinq phases : l’enfance, jusqu’à quinze ans,
l’adolescence, jusqu’à trente, la jeunesse ou âge viril, jusqu’à quarante,
la vieillesse, jusqu’à soixante, et la décrépitude, jusqu’au tombeau. Il no-
tait ensuite les âges du monde en les comparant aux âges de la vie et
remarquait : Le quatrième, depuis cette sortie jusques à la fondation du
Temple de Salomon, d’autres disent seulement jusques au Gouvernement
de Samüel, qui ne comprendroit que les années qui se sont écoulées depuis
cette sortie jusques à la mort de Samüel, ou à l’élection de Saül, Roi des
Juifs : cet âge s’apelle la jeunesse, juventus, mais cette opinion est particu-
lière au Pere Michel Fexender Jesuite12.
Notre manière habituelle de considérer l’Histoire est de poser
un début du monde situé, pour résumer, quelque part lors de sa forma-
tion, puis de placer l’histoire de l’humanité, depuis les préhominiens

12. Simon 1703 : 68. On n’en sait pas plus sur ce jésuite.

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 Jacob Perlman

jusqu’au temps présent. L’Histoire comme telle ne débute qu’avec les


sources connues, écrites ou non. Lorsque nous manquons de sources,
nous rejetons ces périodes dans la Préhistoire et plus en amont. Ainsi,
nous appelons la première période de l’Histoire Antiquité, que nous fai-
sons s’étendre de l’apparition de l’écriture à la chute de l’Empire romain
d’Occident (en 476). Ce morcellement repose sur un modèle où, seuls,
les événements sont pris en compte. C’est, peut-on dire, une histoire
laïque (pour non religieuse).
Lorsque l’on présente actuellement une chronologie universelle,
notre Histoire s’inscrit dans cette conception dominante. En 1853, un
professeur d’Histoire, Charles Dreyss (1821–1905), fait paraître une
Chronologie universelle où il fait le point sur toutes les chronologies pré-
cédentes13. En 1872, un ingénieur fera de même en reprenant l’ensemble
des travaux de ses prédécesseurs14, même si la Bible reste son point
de référence. Isaac Newton (1642-1727) avait publié, en son temps, un
Abrégé de la chronologie des anciens royaumes (172515  ; 174316) et La
Chronologie des royaumes anciens corrigée (172817) qui ne débutaient
pas à la Création du monde. Les ouvrages de Newton seront traduits en
français par le linguiste et historien Nicolas Fréret (1688-1749) et par J.-
A. Butini (1723-1810).

Histoire sacrée
Précédemment en Occident, et en particulier aux xviie et
xviiie siècles, la chronologie universelle à laquelle on se référait était
fondée sur la Bible, et sur les calculs que l’on pouvait établir à partir
des âges indiqués pour chaque personnage biblique. L’authenticité de
la Bible n’était pas discutée, l’exactitude des chronologies, non plus,
tout allait de soi. La vérité religieuse se confondait avec la vérité tout
court. Les éons et les ères géologiques n’étaient pas concevables, même
si quelques voix isolées commençaient à contester la doctrine officielle.
Ces calculs ont ainsi permis aux chronologues chrétiens d’établir l’âge
du monde, dont la date de sa création, cela va sans dire, et de disposer
tous les événements selon une ligne unique de temps. On date alors en
indiquant, par exemple, « Âge du monde ou Année du monde », anno
mundi (avec ou sans majuscules). Le souci principal des chronologues
était d’abord de placer l’histoire de l’Église par rapport à celle du peuple
juif, c’est-à-dire d’établir les rapports existants entre ces deux histoires,
à partir d’une seule source, Dieu. Le souci est à la fois théologique et
pastoral.
L’Histoire sacrée débutait alors avec la Création du monde par
Dieu et, pour les Chrétiens, elle devait (elle doit encore) se conclure avec
la Parousie. Intellectuellement, on s’inscrit dans une histoire du salut.

13. Dreyss 1853.


14. Brunton 1872.
15. Newton 1725.
16. Newton 1743.
17. Newton 1728.

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

Mais il fallait aussi placer dans cette chronologie universelle tout ce qui
concernait l’Histoire profane, c’est-à-dire l’ensemble des événements
connus des États antiques dont leurs sources fournissaient les preuves
textuelles. Ayant établi une Histoire universelle sacrée, on a ainsi dressé,
à côté d’elle, le tableau d’une Histoire prophane (sic) que l’on a tenté de
mettre en correspondance. Cela n’a pas toujours été facile.
Nous sommes donc, à ces époques, dans un contexte intellectuel
absolument inverse du nôtre quant au principe de référence. Citons,
pour illustrer notre propos, quelques grands noms du domaine, sans
chercher à être exhaustif. Nous ne les trouverons pas nécessairement
dans les gazetins maçonniques si prisés de certains historiens de la
Maçonnerie. L’abbé Nicolas Lenglet du Fresnoy (1674–1755) sera le pre-
mier que nous mentionnerons, pour sa manière de considérer la chose
historique et parce qu’il ne pouvait qu’être lu des Maçons (cultivés) de
la première période de la Maçonnerie européenne  : La base de l’his-
toire universelle est un arrangement juste & précis, du moins autant que
nous le pouvons avoir des principaux événements. Mais pour ne point
tomber dans la confusion, qui n’est que trop ordinaire aux études, qui
nous présentent un grand & vaste champ, il faut diviser tous les temps en
différentes portions ; en s’assurant d’un point fixe d’où l’on commencera
à dater chaque intervalle  : & ce sont ces points fixes, que l’on nomme
Epoques. La méthode est rationnelle, légitime et raisonnable : on déter-
mine un point fixe.
Après avoir rappelé le peu de fiabilité des annales antiques (elles
sont païennes), l’auteur déclare que l’on se croit heureux quand on peut
les accorder tant avec elles-mêmes qu’avec l’Histoire Sainte ; la seule qui
nous présente une véritable certitude dans l’ordre des événements essen-
tiels. Il ajoute quelques lignes plus loin que pour établir l’ordre & jetter
la lumière dans l’étude historique, je devois partager les anciens temps
en Sept Epoques, toutes tirées de l’Histoire Sainte & toutes distinguées
par des caractères particuliers. Je les prends des Livres Sacrés, parce qu’il
n’y en a pas de plus certaines, quoique sujettes à quelques différences par
rapport à la manière de compter18.
À le lire, on comprend qu’il considère l’Histoire sainte comme la
seule assurée, et que le reste des événements relatés par les histoires pro-
fanes (païennes) ne l’est pas. C’est bien un axe de pensée globalement
inverse du nôtre. L’Histoire sainte est, pour lui, et pour les autres spécia-
listes, la seule qui puisse offrir une chronologie universelle juste. C’est
donc à partir d’elle que l’on jugera l’Histoire profane. La théorie des
âges du monde sur laquelle se repose notre abbé semble avoir été intro-
duite par saint Augustin (354-430). Dans un texte connu sous le titre De
la Genèse contre les Manichéens, par exemple, Augustin distinguait six
périodes qu’il comparait aux âges de la vie19. La septième période était
celle de l’autre vie, le repos divin. Il reprenait ce qu’il avait écrit dans la
Cité de Dieu, au Livre ix. Ces âges correspondent très ostensiblement

18. Lenglet 1744 : iij (Chronologie F).


19. Augustin 1866 : I, XIII.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

aux six jours de la création et au « septième jour ». Mais Augustin fait


un lien entre monde et individu, entre le général et le particulier. Rien
n’est isolé, dans cette conception.
Le cadre s’impose de lui-même aux lecteurs de la Bible et de la
littérature sacrée qu’ils sont tous, à cette époque. Ce seront surtout le
Carthagénois Isidore de Séville (560/70-636) et l’Anglo-Saxon Bède le
Vénérable (672–735) qui développeront ce thème dans leurs nombreux
volumes20. Comme l’écrivent l’historien Henri Dubois (1923–2012) et
le médiéviste Michel Zink (1945–), au Moyen Age la spéculation sur les
âges de la vie relève d’une représentation d’ensemble de l’homme et du
monde dans le plan divin, ainsi que d’une réflexion sur la correspondance
entre les âges de l’homme et les âges du monde21. Nous l’avons vu avec
Augustin d’Hippone. Au xviiie siècle, les âges du monde sont toujours
largement acceptés et marquent la manière de penser le monde, l’His-
toire et les hommes, même si tous les auteurs n’adoptent pas exactement
le même découpage22. Les choses ne changeront que très progressive-
ment, grâce à des scientifiques dégagés d’une empreinte religieuse trop
pesante et, en particulier, grâce aux travaux d’astronomes et de physi-
ciens. L’un des premiers à ne pas partager ce type de système est Benoît
de Maillet (1656–1738)23, qui fut, pour cela, dénoncé (déjà !) aux autori-
tés religieuses comme franc-maçon24, par de bonnes âmes chrétiennes.

Quelques autres auteurs


Pour prendre des exemples dans les textes lus à l’époque d’émer-
gence et de stabilisation des rituels, consultons un ouvrage publié dans
la seconde moitié du xviie siècle, l’Abbrégé25 chronologique de l’histoire
sacrée et profane de tous les âges, de Philippe Labbé, s. j. (1607–1666/7)26.
Il pose la question des époques du monde, et il y répond en donnant les
caractéristiques des différents âges.
Quelles sont les principales Epoques tirées des Livres Sacrez ? Nous les
appellons ordinairement les Aages du Monde par une allusion à la vie de
l’homme. Le I. âge ou enfance du monde commence depuis sa naissance
& la Creation d’Adam jusques au Deluge de Noé & comprend 1656. ans.
Le II. âge ou jeunesse du monde au Deluge de Noé jusques à la naissance
d’Abraham, & comprend 382.[ans.] Le III. âge du Monde commence à la
naissance du Patriarche Abraham jusques à la sortie de ses descendans
du Royaume d’Egypte sous la conduite de Moyse & comprend 505. ans.
Le IV. âge du monde considéré comme dans sa maturité, commence à

20. En 1835, Pierre C. F. Daunou (1761-1840) écrivait qu’à sa connaissance, Bède avait été le premier
qui ait partagé l’histoire du monde en six âges (Cours d’études historiques).
21. Dubois et Zink 1992 : 5.
22. Luneau 1964.
23. Telliamed ou Entretiens d’un Philosophe Indien avec un Missionnaire François…, À Amsterdam,
Chez L’honoré & Fils, 1748. .
24. http://expositions.bnf.fr/ciel/arretsur/origines/sciences/creation/index12.htm
25. Sic.
26. Labbé 1666. Chronologie L.

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

l’Exode ou sortie des enfans d’Israël de la captivité de Pharaon jusques à


la construction du Temple de Salomon & comprend 479. ans. Le V. âge
du monde considéré dans sa perfection & plus grande force, commence
aux premiers fondemens du Temple de Jerusalem jettez par Salomon
le plus puissant & le plus riche de tous les Rois des Hebreux, l’an 480.
depuis l’Exode, jusques à la Monarchie du grand Cyrus Roy des Perses
& comprend 538. ans. Le VI. âge ou vieillesse du monde commence à la
Monarchie de Cyrus & finit à la naissance du Messie & à sa circoncision,
où commence l’Ere Chretienne que Saint Paul & les autres appellent les
derniers temps novissima tempora27 & comme l’âge decrepit du monde,
lequel estant écoulé nous entrerons dans le Royaume éternel de Jesus-
Christ cuius regni non exit finis28.

Pour notre jésuite, le septénaire comprend, classiquement, six


âges précédant la naissance de Jésus, et un septième, l’ère chrétienne,
la nôtre. En 1675, le protestant Jean Rou (1638–1711)29, Advocat au
Parlement, publie de Nouvelles Tables historiques…, ouvrage tres-com-
mode pour l’intelligence de l’Histoire universelle, tant ancienne que mo-
derne, Sainte que prophane… Le titre, à lui seul, est un programme. Il
fallait bien quelque protestant pour proposer un tel ouvrage face à ceux
des jésuites30. L’auteur se fonde pourtant sur des Ages du Monde corres-
pondant globalement à ceux du P. Labbé. Pour citer Bernard Chédozeau
(1937–), À Port-Royal, la Chronologia Sacra de Claude Lancelot, publiée
pourtant assez tard puisqu’on la trouve dans la Biblia Sacra de 1662,
s’organise en sept ensembles (huit en fait) auxquels le chronologiste au-
gustinien qu’est Claude Lancelot semble reconnaître une importance plus
grande que ne le font ses prédécesseurs jésuites. Pour ces âges du monde,
Claude Lancelot renvoie non aux âges de l’homme mais aux sept jours de
la semaine, qui n’est peut-être pas la semaine génésiaque31.
En 1660, l’historien et géographe Pierre d’Avity (1573–1635), sei-
gneur de Montmartin, formé lui aussi chez les jésuites, avait écrit que
les six âges du monde sont de l’opinion commune32. Pour cet auteur, le
Troisiéme âge est depuis la naissance d’Abraham, Pére des Croyants,
jusques à la première année du Roy David, successeur de Saül, Premier
Roy d’Israël. Il inclut, dans sa chronologie, les 3e et 4e âges d’autres
auteurs. En conséquence, son Quatriéme âge prend depuis l’onction du
Roy David, et il le fait se terminer la premiére année de la captivité de
Babylone, qui est la 5e période chez d’autres. Son Cinquiéme âge va de-
puis la premiére année de la captivité de Babylone jusques à la naissance
de nostre Seigneur Jesus-Christ advenuë l’an du monde 3948. C’est le 6e
âge des auteurs précédents. Enfin, le Sixiéme âge du Monde de Pierre

27. C’est-à-dire : des temps nouveaux.


28. C’est-à-dire : et son règne n’aura pas de fin (Symbole de Nicée-Constantinople, le Credo).
29. La page de titre porte : I. Roy (Chronologie R).
30. On ne peut oublier ici de citer le nom de Scaliger (1540–1609). Son traité De emendatione tem-
porum a été qualifié de « premier ouvrage où la chronologie soit bien traitée » (Richard et Giraud 1825
).
31. Chédozeau 1996 : 90.
32. Davity 1660 (Chronologie D).

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

d’Avity se compte de la naissance de Jesus Christ jusqu’à la fin de ce


monde, & c’est le temps de la Grace, succedant à celuy de la Nature & de
la loy. Il reprend une division en six périodes, tout en cherchant à ne pas
y ajouter une septième, comme on le faisait volontiers. Un siècle après le
P. Labbé, l’abbé Lenglet adoptera une chronologie analogue.
Nous n’oublierons pas de citer un Abrégé de la chronologie sainte,
inséré à la fin du tome XVI d’une Bible de Port-Royal, appelée aussi Bible
de Le Maistre de Saci (1613–1684). Cette Bible est, comme l’indique le
privilège, « registré » en 169533, la traduction de l’ancien et du nouveau
Testament, faite par Monsieur Le Maistre de Sacy. L’Abrégé qui y est
joint est destiné à ceux qui ne veulent pas s’embarrasser de recherches
exactes ni dans des études à fond de la chronologie, mais seulement en
avoir une vûe générale. Une sorte de Chronologie sainte pour les Nuls…,
en somme. Cet Abrégé sera inclus dans différentes éditions de La Sainte
Bible de Saci, dont l’édition en trois volumes, de 171734 nous sert de réfé-
rence ainsi que le volume xvi (Apocalypse) d’une édition datée de 1695.
Les différents auteurs à s’être – beaucoup – occupés de ces chro-
nologies et de l’Histoire sainte & profane se lisaient normalement les
uns les autres, comme ils en témoignent en se citant fréquemment, que
ce soit les auteurs nationaux ou ceux des pays environnants, qui les li-
saient aussi, et de la même manière. Il n’est que de consulter les listes de
livres nécessaires (bibliographies) incluses dans les différents ouvrages
pour en être convaincu. Le nombre de références y est étonnant. Ainsi,
dans toute l’Europe, existe une communauté du savoir partageant une
même culture et qui s’occupe des mêmes questions, même si chacun
peut adopter de légères variantes, suivant qu’il est protestant ou jésuite,
prêtre ou pasteur. La prégnance de telles chronologies aura visiblement
une incidence sur l’élaboration des rituels maçonniques qui, quel que
soit le pays d’origine, reposeront sur les mêmes bases intellectuelles et
culturelles.

Composition des âges


Comment sont composés précisément ces âges du monde, et que
contiennent-ils ? Nous avons, dans les lignes précédentes, répondu un
peu à ces questions, mais nous pouvons résumer les choses comme il
suit. La 1re époque, ou Premier âge du monde, va de l’an 1 du monde, ou
4004 av. EC (comme J. Usher), ou encore 4000 (comme Luther), avec la
Création, puis la formation d’Adam et d’Eve, créés en l’âge viril. Cet âge
s’étend ainsi de la création du monde au déluge et comprend la Sortie
du Paradis. L’abbé Lenglet écrit même, en toute bonne foi : Création du
monde en six jours. On croit que ce fut en Automne35. James Usher (cité
sous le nom d’Usserius, 1581–1656)36, évêque anglican d’Irlande, avait

33. Abrégé 1695 (Chronologie S).


34. Abrégé 1717.
35. Lenglet 1744 : 1.
36. Les travaux de J. Usher seront repris, en France, par le Port-Royaliste Claude Lancelot (1615–
1695).

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

donc précisé, se fiant à ses propres calculs : au début de la nuit précédant


le 23 octobre, un dimanche, de l’an 4004 avant l’ère Chrétienne (le 22, à
huit heures du soir !)37. La précision nous laisse sans voix. Rappelons
que le débat faisait rage, à cette époque, à propos de la période de la
Création du monde et de sa date précise. Si beaucoup penchaient pour
le printemps, Usher et d’autres en tenaient pour l’automne. En résumé :
cette période va de la Création à Noé.
La 2e époque part de l’an 1656/7 du monde, ou 2348 av. EC. Cet
âge débute par le Déluge universel et il va jusqu’à la Vocation d’Abra-
ham. Pour l’auteur de la Chronologie S, Noé qui sort de l’Arche avec toute
sa famille constitue l’événement marquant le début du Second âge du
monde38. Pour l’abbé Lenglet, Le Déluge commence le 25 Novembre de
l’an 1656 de la Création du monde…39 mais Noé, prévoyant et bien in-
formé, était entré dans l’Arche quelques jours auparavant. Cette période
voit la naissance de Phaleg, cinquième patriarche et, ce fut dans ce même
temps que les hommes entreprirent de bâtir une Tour dans la Plaine de
Senaar, qui depuis a été nommée Tour de Babel, à cause de la confusion
des Langues, qui arriva dans ce même temps40. La Chronologie de l’abbé
Lenglet propose  : Projet d’une tour, d’une hauteur excessive, renversée
par la confusion des langues, & la dispersion des fils et petits-fils de Noé,
Genes. ii. i. & suivant41. Cet âge voit aussi la naissance d’Abraham. En
résumé : De Noé à Abraham.
La 3e époque, ou Troisième âge du monde, part de l’an 2083 du
monde, ou 2026 av. EC, c’est-à-dire de la Vocation d’Abraham à la sortie
des Israëlites hors de l’Égypte42. Dieu commande à Abraham de quitter la
Mésopotamie, puis la famine lui commande d’aller en Égypte. Il revient
ensuite en Chanaan. C’est au cours de cet âge du monde qu’Abraham
rencontrera Melchisedec, Roy de Salem & prêtre du Très-Haut, qui lui
offrit du pain & du vin & le bénit43. Cette période connaît aussi la nais-
sance d’Ismaël et d’Isaac, celles de Moab et d’Ammon, celles d’Esaü et
de Jacob, la naissance de Moïse, sa mission et les dix merveilles, que l’on
appelle les Playes d’Egypte44. En résumé : D’Abraham à l’Exode (Moïse).
L’époque suivante, ou Quatrième âge du monde va de l’an 2513 du
monde, 1596 av. EC, et commence lors de la Sortie miraculeuse d’Égypte.
Les Israélites habitent le désert durant 40 ans, et le premier sanctuaire
est construit par ordre de Moïse. Dieu lui donne sa Loi sur le Mont Sinaï
le 18 May45 [2513 de l’âge du monde]. Les Israëlites célébrent la seconde
Pâques46. Cet âge voit les combats de Jephté, septième juge des Israélites,

37. At the start of the evening preceding the 23rd day of October in the year of the Julian calendar, 710.
38. Apocryphes 1717 : 480.
39. Lenglet 1744 : 4.
40. Ibid. : 6.
41. Apocryphes 1717 : 480.
42. Lenglet 1744 : 8.
43. Ibid.
44. Ibid. : 16.
45. Ibid.
46. Sic.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

contre Ephraïm, où il tue quarante-deux mille [de leurs] hommes47. Cette


époque se termine à la fondation du temple de Salomon. En résumé : De
l’Exode au Temple de Salomon.
La 5e époque débute en 1015 av. EC : Salomon commence à bâtir
un Temple au Seigneur, l’an 4. de son Régne48. Cet âge va de la fondation/
construction du Temple à la libération des Juifs de Babylone. L’an 480.
depuis la sortie d’Egypte, Salomon le deuxiéme jour du second mois de la
quatriéme année de son regne, pose les fondemens du Temple, 3. Rois, v.i.
2. Paralip. 3.v.1. & cette année concourt en partie avec l’année du monde
2992. [an 3000] Le Temple est achevé le huitiéme mois de la onziéme année
de son regne, 3. Rois. ch.6. v.3849. Au cours de cet âge, Athalie usurpera le
trône de Juda. On peut caractériser cette période comme se situant entre
les deux temples. En résumé : Du Temple à la Libération (2e Temple).
Le Sixième âge du monde va de la mise en liberté des Juifs, la fin de
la captivité, à la naissance de Jésus, survenue en l’an 4000 (ou 4004) du
monde. Cet âge débute par les événements suivants : Cyrus a mis les Juifs
en liberté l’an quatre mille cent soixante & dix-huit de la Période Julienne.
Jesus-Christ est né sur la fin de la quatre mille sept cens neuviéme année
de la même Periode50. Les Juifs obtiennent de ce Prince leur liberté, leur
retour dans leur pays, & la permission de rebâtir le Temple, 2. Paral. 36.
22 & 1 Edsr. chap. 1 & suiv.51 L’abbé Lenglet écrit à ce sujet : Cyrus l’an
I. de son règne, délivre les Juifs de la Captivité52 qui à duré 70. ans. [536
av. EC] Jésus fils de Josedec est fait Ier. Souverain Pontife depuis le retour.
[535 av. EC] On commence le second Temple de Jérusalem ; la jalousie
des Cuthéens le fait interrompre. [534 av. EC] Daniel reçoit une Vision &
Prophétie sur les quatre grandes Monarchies, qui doivent posséder l’Uni-
vers. [516 av. EC] Le second Temple est entièrement fini par Zorobabel &
le Grand-Prêtre Josedec. [443 av. EC] Néhémias rétablit dans leur pureté
la Religion & le Gouvernement Civil des Juifs. [434 av. EC] Néhémias met
la dernière main aux murs de Jérusalem, & fait la Dédicace53. Pour résu-
mer, la sixième époque va depuis la liberté rendue aux Juifs par Cyrus,
jusqu’à l’Ere-Chrétienne. En résumé : De la Libération de Babylone (re-
tour d’exil) à Jésus Christ.
La grande rupture est marquée, ici, par la naissance de Jésus, le
Christ. Pour les chronologues chrétiens, c’est évident, il inaugure une
ère nouvelle, en renouvelant la Loi. On parle toujours, à ce propos, de
renouveau, de renouvellement, de régénération qui s’incarnera ensuite
par une résurrection. Les rituels ne manquent pas de s’en faire l’écho,
dans les mêmes termes. Mais on reste pointilleux sur le plan doctrinal
et l’on insiste sur le « symbolique » de l’affaire.

47. Ibid. : 22.


48. Ibid. : 26.
49. Apocryphes 1717 : 498.
50. Tous les auteurs ne s’accordent pas.
51. Ibid. : 518.
52. Nous soulignons.
53. Lenglet 1744 : 144.

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

Le Septième âge du monde va donc, enfin, de la naissance de Jésus-


Christ à nos jours. En fait, cet âge se terminera à la fin des temps. De
Jésus Christ à la Fin du monde, pour résumer. Certains ajouteront un
huitième âge, relatif à l’avènement de la Jérusalem céleste !, mais cela ne
respecte pas le symbolisme des sept jours.
Jacques-Bénigne Bossuet (1627–1704) adoptera globalement le
système d’Usher qu’il exposera dans Les Epoques ou la suite des temps
de son Discours sur l’histoire universelle (1681). En outre, pour lui, le
quatrième âge du monde était celui de la Loi écrite ; le cinquième, celui
de Salomon, ou le Temple achevé ; le sixième âge, celui de Cyrus, ou les
Juifs réta blis, et le septième âge débutait nécessairement à la Naissance
de Jesus-Christ54. L’Abrégé de Saci nous apprend que Ce septiéme âge,
comme nous avons dit, a commencé à la naissance de Jésus-Christ,
notre Sauveur, c’est-à-dire, en l’an 4000. du monde ; & il durera jusqu’à la
fin de tous les siècles. C’est proprement l’âge des Chrétiens ; & tout ce qui
s’est fait dans le reste du monde, n’est presque plus à compter. Il n’y a de
considerable que ce qui s’est fait dans l’Eglise, qui est le veritable royaume
de Jésus-Christ, dont tous les Chrétiens sont les sujets55. L’auteur précise
à la même page : 4000 [an du monde] Jésus-Christ naît à Bethléem le
25. jour de Decembre l’an 37. & dernier du regne d’Herode, & le 40. de
celui d’Auguste. À la page suivante, il indique : 4004 Ans de l’Ere vul-
gaire. Cette année commence l’Ere vulgaire de Jesus-Christ, c’est-à-dire
la maniere dont on use ordinairement pour compter les années depuis
Jésus-Christ, quoiqu’il fût né 4. ans plus tôt.
Dans son Commentaire littéral de la Bible (1707-1716), le lorrain
Dom Calmet (1672-1757), bénédictin célèbre et ami de Voltaire (1694–
1778), en fera autant, après Le Maistre de Saci, et il persistera dans cette
chronologie, avec son Dictionnaire historique (1722-1728). Dans un ar-
ticle de ce Dictionnaire, le bénédictin décrit les âges de cette manière56.
Ages du Monde. On divise ordinairement tous les tems qui
ont précédé la naissance de Jésus-Christ, en six âges. Le pre-
mier s’étend depuis le commencement du Monde, jusqu’au
déluge, & comprend mille six cens cinquante-six ans. Le
second âge, depuis le déluge, jusqu’à la venue d’Abraham
dans la Terre promise, en 2082. Il comprend quatre cens
vingt-six ans. Le troisiéme âge du Monde, depuis l’entrée
d’Abraham dans la Terre promise, jusqu’à la sortie d’Egypte,
en l’an du Monde 2583. Il comprend quatre cens trente ans.
Le quatriéme âge, depuis la sortie d’Egypte, jusqu’à la fon-
dation du Temple par Salomon, en l’an du Monde 2992.
Il comprend quatre cens soixante & dix-neuf ans. Le cin-
quiéme âge du Monde, depuis que Salomon eut jetté les fon-
demens du Temple, jusqu’à la captivité de Babylone, en l’an
du Monde 3416. Cet âge comprend quatre cens vingt-quatre

54. Bossuet 1707.


55. Abrégé 1695 : 239.
56. Calmet 1730 : 99.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

ans. Le sixième âge du Monde s’étend depuis la captivité de


Babylone, jusqu’à la naissance de Jesus-Christ, arrivée en
l’an du Monde 4000. la quatrième année avant l’Ere vul-
gaire. Cet âge comprend cinq cens quatre-vingt-quatre ans.
Il commente ensuite ces éléments, mais son commentaire étant
fort long, nous n’en citerons que le premier paragraphe57.
Je ne m’étens point ici à concilier, ni même à exposer les
differens systèmes des Chronologistes anciens & modernes
sur les années du Monde. Ceux qui voudront s’en éclaircir,
iront sans doute aux sources & aux Auteurs qui en ont traité
exprès. Nous avons pris le parti de suivre Ussérius58 dans
la chronologie de l’ancien Testament, à quelques différences
prés, où nous croyons avoir des raisons de l’abandonner.
Nous donnons à la fin de ce Dictionnaire une Table chrono-
logique conforme à ce système ; & nous avons tâché de nous
y conformer dans toutes les dattes que nous avons marquées
dans le cours de cet Ouvrage.
La Bible de Vence59 proposera une Chronologie sacrée analogue,
où cinq âges précèdent la naissance de Jésus-Christ, mais cette Bible
n’attribuera pas la même longueur à chaque période. Le Dictionnaire de
Louis Moreri (1643–1680), enfin, donnera les âges en fonction de cette
chronologie des Âges du monde et y consacrera plusieurs pages60. Dans
l’Avertissement à l’édition de 1725, ce Dictionnaire attire l’attention des
lecteurs sur la Chronologie, en précise les termes et ajoute : On a coû-
tume de partager tout le temps qui précede l’Ere Chrétienne en six âges,
qui se terminent tous à une époque celebre61.
Antoine Furetière (1619–1688), abbé de Chalivoy, réduira les dif-
ferens âges du monde à trois époques principales. Le premier âge, ou âge
de la loi de la nature, depuis Adam jusqu’à Moïse : le second âge qui est
le temps de la Loi, depuis Moïse jusqu’à Jesus-Christ : le troisième âge, ou
le temps de la loi de la grâce, depuis J. Christ jusqu’à présent 170262. Pour
le mathématicien Jacques Ozanam (1640–1718), les six époques sacrées
constituent l’enfance du monde, sa jeunesse, son adolescence, sa matu-
rité, sa perfection et sa vieillesse63, puis commence l’Ère Chrétienne, qui
renouvelle le monde.
Dans son Explication de la Sainte Bible en vingt-cinq volumes64,
Laurent Étienne Rondet (1717–1785), janséniste, reconnaît la difficulté

57. Ibid.
58. James Usher.
59. Vence 1773.
60. Moreri 1698 : 535 sqq.
61. Moreri 1725 : I, iij.
62. Furetière 1727.
63. Ozanam 1691 : 185.
64. Explication de la Sainte Bible, selon le sens littéral et selon le sens spirituel, Tirées des saints Pères
& des Auteurs Ecclésiastiques. Nouvelle édition augmentée de plusieurs Pièces nouvelles, & séparée
du texte et de la Traduction, pour servir de supplément aux autres Bibles, & principalement à l’Abrégé

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

des différentes chronologies existantes selon les versions bibliques adop-


tées  : hébreu, samaritaine, grecque ou vulgate. Il cite les 3944 ans du
texte hébreu, les 4004 ans d’Usher, les 4245 ans du texte samaritain et
les 5200 ans selon la Septante. Il propose alors un calcul mixte lui per-
mettant d’avancer la date de 4140 ans pour la création du monde.
Le mathématicien français Gaspard Monge (1746–1818) sacrifiera
à cette chronologie en reconnaissant qu’elle n’était pas directement du
ressort de la physique, mais qu’elle avait des rapports avec la formation
du globe. Lui aussi distinguera sept âges : I. Depuis la création jusqu’au
déluge65, II. Depuis le déluge jusqu’aux langues, III. Depuis les langues
jusqu’à la vocation d’Abraham, IV. De là, jusqu’à l’entrée de Jacob en
Egypte et De là, jusqu’à la sortie d’Egypte, V. De là, jusqu’à Saül, VI.
Depuis Saül jusqu’à Cyrus et VII. Depuis Cyrus jusqu’à l’ère vulgaire des
chrétiens66. Le temple de Salomon a disparu des événements essentiels,
même si Cyrus est toujours là.
Tous ces ouvrages sont de lecture ordinaire, mais néanmoins érudite,
à l’époque où les rituels ont été élaborés et, bien que certains Maçons ac-
tuels affirment ne pas vouloir s’embarrasser « de tous ces trucs bibliques »,
ces trucs n’en jouent pas moins un rôle essentiel dans ce qui est toujours
proposé par les rituels (qu’ils soient traditionnels, anciens, réformés, rec-
tifiés, restitués, rénovés, rétablis ou révisés). Ces textes contiennent, en
conséquence, les directions données par les Maçons de cette époque et
ils incluent leurs intentions premières, c’est-à-dire les raisons pour les-
quelles ils ont constitué des ensembles textuels destinés à enseigner des
« leçons » spirituelles aux ritualisants. C’est pourquoi, il nous a semblé
utile de mettre l’accent sur ces chronologies. Comme le notent toujours
les chronologues d’alors, il s’agit d’abord d’une Histoire sacrée, c’est-à-dire
d’une Histoire qui projette l’homme dans un temps particulier.
Les rituels maçonniques font de même, en s’inscrivant dans
la même Chronologie sacrée. Rappelons, s’il en était besoin, que les
Constitutions de 1723, premier texte réglementaire officiel organisant la
Maçonnerie, commence par une « Histoire », qualifié souvent de mytho-
logique ou de légendaire67, qui est, en fait, une Histoire sacrée. C’est, pour
le pasteur James Anderson (1680–1739), un cadre normal. De manière
explicite, la théorie des âges du monde proposant de scander le temps
en posant des moments forts, donne l’idée d’un sens des choses, d’une
marche libératrice vers les fins dernières à partir d’une origine unique
et déterminée. Une téléologie, en somme. C’est une des raisons ayant
présidé à l’adoption par les Maçons d’une datation sacrée permettant
d’ajouter 4000 au quantième de l’année ordinaire (elle-même calculée,
rappelons-le, depuis la naissance de Jésus Christ…). Tout cela constitue
un environnement éminemment symbolique de l’histoire des hommes.
Signalons que ladite chronologie n’a été adopté que par Anderson, en

du Commentaire de Dom Calmet, connu sous le nom de Bible de Vence, qui s’imprime actuellement à
Toulouse en Format in-octavo. À Nismes, Chez Pierre Beaume, 1781-89, 25 vol.
65. Les capitales ont disparu de certains mots.
66. Monge 1793 : I, 37.
67. Chéné 1998.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

premier. Les textes maçonniques précédents, comme les textes ouvriers


des périodes antérieures ne l’ayant jamais adoptée.
Le Livre des marchés68, recueil de rituels des années 1780, se réfère
explicitement à l’ouvrage du P. Pétau69 (163270, dont une réédition en
1683), surnommé « le Prince des chronologues ». On peut lire en effet
dans le Livre des marchés : Les francs maçons ont consacré la manière de
dater de la Bible, c’est à dire qu’ils comptent de la création qui est de 4000
ans avant jesus christ, suivant la chronologie du Pere Petau et 4004 avant
l’Ere vulgaire, a cause de l’erreur de 4 ans faite dans la supputation de
Denis le petit, lors du commencement de la façon de compter les années,
en usage actuellement 71. En outre, ce document maçonnique propose,
en ses pages 13 à 15, une sorte d’échelle des grades présentée en plu-
sieurs « époques » qui ne manque pas d’intérêt. Citons-le.
Tout le Corps maçonnique se divise en 4 Époques et dix
grades réels et progressifs. La première Époque est celle où
Salomon72 construisit le premier temple et elle contient tous
les détails divisés en sept grades73. La seconde Époque est le
temple réédifié par Zorobabel74 ou le second Temple. Il ne
contient qu’un seul grade nommé Prince de Jérusalem parce
que Zorobabel était de la famille royale. Outre les détails de
la construction qui sont comme au 1er Temple, il contient de
plus la permission accordée par Cyrus de rebâtir Jérusalem,
le retour des Juifs dans leur Patrie, les obstacles qu’ils eurent
à surmonter, l’entretien du nouveau Temple, et enfin le réta-
blissement des murs de la ville par Nehemias. La 3e Époque
ou le 3e Temple est celui des croisés75. On y apprend en un
seul grade nommé Cher de la Palestine, l’histoire des neuf
guerres saintes, la conquête et la perte de la Palestine  ;
et c’est là où est fixé le commencement de la maçonnerie
chrétienne. La 4e et dernière Époque sous le nom de Cher
Elu Kadosh76 contient l’histoire des défenseurs du Temple
jusqu’à nos jours. Quelques enthousiastes ont voulu ajou-
ter une 5e époque contenant l’histoire de la révélation faite
en Angleterre par Olivier Cromwal parce que celui-ci avait
relevé l’ordre. Mais quel rapport la malheureuse catastrophe
de Charles I a-t-elle avec le Temple et ses Défenseurs ? Ce
serait faire de notre ordre l’étendart de la rebellion ? Il ne lui
manquerait plus que d’y joindre les jésuites pour le rendre

68. Document Latomia LINCD-06, 186, pages 203-13. Origine : BM Bordeaux, Ms 2098.
69. Denis Pétau, 1583-1652. Théologien et philologue jésuite célèbre.
70. Rationum Temporum.
71. Livre des Marchés, 52.
72. Nous soulignons.
73. Apprenti, Compagnon, Maître bleu, Ancien Maître, Élu symbolique, Écossais, et Maçon du secret.
74. Nous soulignons.
75. Nous soulignons.
76. Nous soulignons.

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

l’objet de la haine et de l’exécration des gens sensés et des


sujets fidèles.
L’auteur ne manque pas d’ironie. Une chronologie sacrée assumée
sert de cadre à cette structure des grades maçonniques. De même, les ri-
tuels anglophones affirment dans leurs Instructions (en anglais Lectures),
que « Hiram fut assassiné 3000 ans après la création du monde » (He
was slain three thousands years after the creation of the world), ce qui
veut dater la construction avec précision, et qui l’inscrit dans une chro-
nologie sacrée. C’est, selon Usher, la date de l’achèvement du temple, et
c’est donc sur ce chronologue que les ritualistes anglais se sont fondés.
En 1701, l’Église d’Angleterre avait adopté la chronologie d’Usher pour
sa Bible officielle. Durant les deux siècles qui suivront, les dates établies
par l’évêque d’Armagh resteront « parole d’évangile ».

En conséquence…
S’ajoutant au fait qu’ils concernent la construction de l’homme en
tant qu’être humain, on comprend mieux pourquoi les rituels maçon-
niques sont d’abord situés, symboliquement, à l’époque de la construc-
tion du Temple (Salomon), puis à l’époque de la libération des Juifs et
de la construction du 2e Temple (Zorobabel), pour évoquer ensuite la
fin des temps, puisque l’âge de Jésus ira jusqu’à la « consommation des
siècles  », l’époque de l’Apocalypse, ou Révélation. C’est une sortie du
temps humain, c’en est même la sortie définitive. Cela ne signifie pas
que les rituels ont été élaborés dans l’ordre où ils sont numérotés (quel
que soit le Rit), cela signifie simplement que leur logique terminale est
celle-ci. On peut en effet supposer que l’on ait eu l’idée de la construction
du second temple - ou reconstruction - et que l’on a proposé ensuite, ou
consécutivement, la notion de temple avec celui de Salomon, le premier,
permettant de justifier et de fournir le modèle au second. On a ainsi
élaboré un avant pour justifier le travail du maintenant.
Suivant ce type de chronologie, la Maçonnerie se situant, pour
la plupart des premiers grades, autour du Temple de Salomon (le 1er
temple), appartient à la 5e période du monde. Les rituels évoquant le
second Temple appartiennent alors à la 6e période. Pour les textes fon-
dateurs, le Ms Graham situe une proto-légende d’Hiram durant la 2e
période, après le déluge universel, puisque le cadavre que l’on découvre
est celui de Noé, par ses fils. Ce texte évoque ensuite la 4e période avec
Betsaléel77, le constructeur du premier sanctuaire et de l’arche (Ex 37,
1-9), puis la 5e période, en citant Salomon, le commanditaire du temple.
Une expression du P. Labbé doit retenir notre attention : il écrit que le
5e âge du monde, allant de la construction du Temple à Cyrus, doit être
considéré dans sa perfection & plus grande force. Ces notions ne sont pas
inconnues des rituels maçonniques.

77. Ou Béseléel, Betsaleël, Betsaleel, Bezeleel, Besalél, Beçalel, Beçaleel, etc., suivant les traduc-
teurs. Nom qui signifierait : à l’ombre de Dieu.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

Les rituels de la Maçonnerie d’Adoption, comme ceux du Parfait


maçon, selon ses Tableaux, se situent d’abord dans la 1er période, avec
l’arbre du jardin d’Eden (apprentie), la tour de Babel ; puis, dans la 2e
période, avec l’arche de Noé (compagnonne), et enfin, dans la 5e pé-
riode, avec le Temple de Salomon. On peut aussi lire dans ce texte  :
Quoique la maçonnerie, depuis Moïse jusqu’à Salomon, eût fait des pro-
grès considérables, phrase qui fait directement allusion à la 4e période.
On passe ensuite à la 6e période avec Zorobabel  : c’est la maçonnerie
des Maçons Écossais (4e grade) qui s’occupent à rebâtir le temple. C’est
peut-être, nous l’avons évoqué, le premier des rituels, le renouvellement
de la construction. La maçonnerie renouvelée, c’est-à-dire recommencée
par rapport à l’ancienne, ou concernant un recommencement, et que
l’on appelle « la maçonnerie écossaise ». C’est exactement ce que déclare
le texte de Rampont78. Il faut rappeler que la Maçonnerie Rectifiée ne
prend pas pour point de départ le temple de Salomon, contrairement
aux autres Rits, mais sa reconstruction par Zorobabel. Le Vénérable de
ce Régime a d’ailleurs, sur son bureau, les objets qui le manifestent  :
l’épée et la truelle. Le grade de l’Arche royale propose aussi la réunion
de ces deux objets.

La question de la KJV
Dans sa contribution à Bible de tous les temps, Daniel Ligou (1921-
2013) établit de manière fort précise les rapports entre les rituels, leurs
thèmes et les textes bibliques79. Il avoue, devant la difficulté de la tâche,
prendre les personnages et les événements bibliques dans leur ordre de
présentation selon la Bible du roi Jacques, pour voir ce que tente de nous
apprendre la Maçonnerie. S’il est vrai que cette version de la Bible est
la référence de langue anglaise, un certain nombre de thèmes rituels
connus en France n’ont aucune existence (légitime) dans la Maçonnerie
anglaise et, s’ils en ont dans le RÉAA, venu des Amériques, c’est après
un détour par les rituels français. C’est ce que précise avec pertinence
J.-B. Lévy (1941–2019)  : Mais le Rite Écossais Ancien et Accepté en 33
degrés n’est que le prolongement du Rite de Perfection ou mieux de
l’Ordre du Royal Secret en 25 degrés mis au point par Etienne Morin et
Henry Andrew Francken entre 1762 et 1767. Ce rite, on le sait, n’est en
fait qu’une mise en ordre de grades pratiqués en Europe, et notamment en
France, avant 1762.
La Bible du roi Jacques (1611) n’était, en aucun cas, le livre de che-
vet des Maçons français d’avant 1762 (ni d’après, d’ailleurs) et pour au
moins une bonne raison : ils disposaient de leurs propres traductions
bibliques, dont celle de Lefèvre d’Étaples, parue à Anvers en 1530, celle
d’Olivétan parue en 1535, et surtout celle dite de Port-Royal, parue en
entier en 169680, même si les autorités religieuses françaises lui ont fait

78. Rituels de Rampont (MAB, Paris).


79. Ligou 1986.
80. Cette Bible fut éditée en volumes séparés entre 1672 et 1693. En 1683, il s’en était vendu 40 000

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

quelques misères. Ils pouvaient lire aussi le Nouveau Testament dans la


traduction du P. Amelote, parue en 1666 (et réimprimée jusqu’en 1834),
celle du P. Quesnel parue en 1671 et quelques autres. De 1701 à 1750,
ils disposaient de la version de Louis des Carrières, révision de celle de
Port-Royal, et surtout de l’imposante édition de Dom Calmet, éditée
entre 1707 et 1716, pour la première fois. Nous ne citerons pas ici l’en-
semble des ouvrages de commentaires disponibles alors, et que l’on étu-
diait du collège à l’université.
Ensuite, D. Ligou prend en compte un environnement intellectuel
où la Maçonnerie des gentlemen qui connaissaient leur Bible et avaient
quelque tenture (teinture ?) d’humanisme succédait, pour lui, en toute
logique, à une Maçonnerie de gens de métier. Ce modèle prend ses ra-
cines dans l’histoire sainte de la Maçonnerie selon Anderson, en fait,
que Ligou ne conteste pas. Le modèle est largement contestable, mais
communément admis à l’époque où il écrit. C’est pourquoi nous exclu-
rons, ici, les textes de l’ère pré-maçonnique, comme le Regius (domaine
anglais) et la plupart des Règles ouvrières anglaises (dites Charges, puis
Old Charges). S’il se réfère à la « Bible », D. Ligou ne prend pas en compte
les chronologies sacrées, et il ne met donc pas les thèmes, personnages et
événements rituels, en perspective avec ce type de chronologie. Enfin,
l’auteur, apportant un océan de références bibliques précises et justi-
fiées, oublie toute la littérature parabiblique qui était aussi la nourriture
de ces gentlemen à forte culture classique, de part et d’autre du Channel.
Nous pensons en particulier aux Figures de la Bible et à toutes les illus-
trations bibliques dont le rôle n’a pas été mince dans la construction de
l’imaginaire maçonnique81.

Les rituels
Comment les rituels sont-ils alors cadencés en fonction des âges
du monde ? Pour plus de simplicité, nous prendrons nos exemples dans
les rituels du RÉAA, ce qui n’exclut en aucune manière les rituels du
Rit moderne, ou les autres, que nous citerons lorsque de besoin. À pre-
mière vue, la première période des rituels correspond globalement au
5e âge du monde82 : construction du Temple et tous les aléas que l’on y
attache (RÉAA 1-12). C’est, globalement, l’environnement des trois pre-
miers grades  ; mais aussi d’éléments du 22e ainsi que le 23e (Chef du
tabernacle), du 24e grade, et du Maître Maçon de Marque ; de la dédi-
cace du Temple (Très Excellent Maître) ; de la visite de la reine de Saba
(Installation anglaise du Maître de Loge).
L’édition de 1763 des Tablettes de l’abbé Lenglet ajoutait, dans
la partie consacrée aux «  Grands Hommes dans les Beaux-Arts  »  :
1015. Hiram, de Tyr, Israélite d’origine au moins par sa mere, très-ha-

exemplaires. Louis XIV en fit imprimer à lui seul 20 000 exemplaires (Lortsch 1910). Ce sera la Bible
de Racine, de Corneille, de Sainte-Beuve. La Bible de Sébastien Castellion, parue en 1555, semble
avoir été pratiquement inconnue.
81. Lire à ce sujet, Langlet 2010.
82. C’est un peu différent pour la Maçonnerie d’Adoption.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

bile en Architecture & en Sculpture. Ce fut lui qui dirigea le Temple de


Salomon83, & qui fit un nombre infini d’ouvrages d’orfèvrerie & de fonte
qui y devoient servir. Il bâtit aussi plusieurs Palais, &c. au dedans & au
dehors de Jérusalem84. Peut-on affirmer que l’abbé Lenglet n’avait pas lu
les rituels ou les divulgations qui faisaient d’Hiram celui qui dirigea le
Temple ? La conception d’Hiram comme architecte du temple semble
empruntée aux Chronologies.
La date de l’édition est intéressante et soulève quelques questions
stimulantes. Ce paragraphe n’était pas dans l’édition précédente de
1744. L’auteur a-t-il trouvé cette idée dans les rituels maçonniques déjà
répandus dans les milieux cultivés, ou la Maçonnerie l’a-t-elle emprun-
tée aux commentaires et aux chronologies ? Comme on le sait, rien ne le
dit dans la Bible. L’idée était connue des lecteurs anglais, aussi. Plusieurs
ouvrages de l’abbé français furent, en outre, traduits en anglais. Sa
Méthode pour étudier l’Histoire85 l’a été en 1730, par Richard Rawlinson
(1690-1755), Maçon, antiquarian, membre de la Royal Society, docteur
en droit, condisciple et ami d’un certain John Theophilus Desaguliers
(1683-1744).
En ce qui concerne les rituels, prend place ici une période intermé-
diaire pouvant être considérée comme une deuxième période : le Temple
est détruit et les Juifs sont conduits en captivité (Super Excellent Master).
La parole est perdue, l’Arche est perdue, les Hébreux sont captifs. Le
temple « s’enfonce » sous terre, sous forme de ruines habitées par l’Es-
prit. On met les secrets en sécurité dans un caveau/voûte, bien entendu
prévue à l’avance (RÉAA 13-14, Maître choisi, et 2e Ordre Français) : ils
seront redécouverts du temps de Zorobabel (Arche Royale).
La troisième période apparente des rituels correspond au 6e âge du
monde : libération des Juifs, sortie d’exil sous la conduite de Zorobabel,
reconstruction des murailles (la ville) et du Temple (RÉAA 15, 16 &
20 ; Installation de type français du Vénérable Maître), avec arrêt des
travaux  ; demande de Zorobabel à Darius de reprendre les travaux
(Chevalier de la Croix Rouge de Babylone). La cour de Cyrus et le Second
Temple : 4e grade du RÉR, en particulier.
Chez James Usher, on peut lire : -472. As a reward for Hiram’s good
will in helping construct these houses, Solomon offered to Hiram king of
Tyre 20 cities of Galilee, or Cabul which were located within the trive of
Asher. Solomon purchased these cities himself. When Hiram refused to
take them, Solomon reconstructed them all himself, planting colonies of
the Israelites in them. 1 Ki 9 :10 2Ch 8 :1,2. On retrouvera tout cela dans
les rituels du RÉAA, presque au mot près. Ce chronologue est cité par
James Anderson, à plusieurs reprises. Notre bon pasteur se fonde sur
ce qu’il a étudié à Marishal College, la Chronology or Annales Veteris et
Novi Testamenti, en deux volumes (1650-54) de James Usher.

83. Nous soulignons.


84. Lenglet 1763 : 507. La mention sera reprise dans l’édition suivante, Lenglet 1778 : 468.
85. Lenglet 1730, ouvrage traduit en allemand (Leipzig 1718) et en italien (Venise 1726).

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

La création du monde fut datée du début de la nuit précédant le


23 octobre de l’an 4004 av. EC. James Anderson citera plus tard, dans
sa propre édition des Constitutions (1738), deux autres chronologues
connus des Britanniques, Humphrey Prideaux86 (1648–1724) et Frédéric
Spanheim père (1600–1649)87. Ce dernier divise l’Histoire en neuf
époques88 (dix en réalité), dont la première va de la fondation du monde
au déluge ; la 2e, du déluge à la vocation d’Abraham, la 3e, de la vocation
d’Abraham à la sortie d’Égypte ; la 4e, de la sortie des Israélites d’Égypte
à Samuel et à Saül ; la 5e, du règne de Samuel puis de Saül à Roboham
(c’est durant cette période que l’on construit le temple dont Spanheim
donne les dimensions et la structure) ; la 6e, de Roboham à la captivité à
Babylone ; la 7e, de la captivité à Babylone à Cyrus ; la 8e, de la fin de la
captivité par Cyrus aux Macchabées ; 9e, des Macchabées à la naissance
du Christ. La 10e est le temps qui va de cette naissance à notre présent.
C’est dans ces diverses chronologies que l’on découvre, entre autres
choses, le nom de Cabul89 signifiant 1) a city on the border of Asher and
located approx 10 miles (16 km) east of Akko ; modern ‘Kabul’. 2) a dis-
trict in Galilee given by Solomon to Hiram and contemptuously called
‘Cabul’ by Hiram. 1 R 9, 10-13. The word “cabul” means : worthless, good
for nothing ; nothing good can come from it. The land of Galilee is very
mountainous, very dry, and poor for agriculture. When Hiram went to
look at it, he decided that the people from this area weren’t going to make
him wealthy. With only a few shepherds herding sheep in the barren wil-
derness, it offered little that would bring him prosperity. So he spoke over
the land declaring that it was “cabul,” worthless, good for nothing.
Le 4e et le 6e âges commencent par une libération, la sortie
d’Égypte, pour l’une, et la sortie de Babylone, pour l’autre. Au milieu,
comme axe, se placera la construction du temple matérialisant la sortie
de l’errance. À y bien regarder, la « vocation d’Abraham » (3e période)
est aussi une sortie de son pays, qu’il quitte à jamais pour marcher
vers Canaan, et le « déluge universel » de Noé est la sortie d’un âge du
monde pour entrer dans un autre. Antérieurement, l’Histoire sacrée de
l’homme commence avec sa « sortie » du Paradis. L’épisode de la libéra-
tion de Babylone est analogue à la sortie d’Égypte, avec des combats au
sortir du pays, une période « au désert », avant l’établissement définitif,
ou le rétablissement. Ce voyage de Babylone à Jérusalem a été considéré
par les exégètes comme une figure de l’Exode, de même que Zorobabel

86. The Old and New Testament connected in the History of the Jews and Neighbouring Nations (1715-
17). En français : Histoire des Juifs & des peuples voisins, depuis la Décadence des Royaumes d’Israël
& de Juda jusqu’à la mort de Jesus-Christ. Par Mr. Prideaux, Doyen de Norwich, Traduite de l’Anglois.
À Amsterdam, Chez Henri du Sauzet, 1722-.
87. Spanheim 1679 ; 1683 ; 1663 ; 1673 ; 1679.
88. Spanheim 1683.
89. Bible de D. Martin 1707, p. 11-12 : v.11 Hiram Roi de Tyr ayant fait amener à Salomon du bois de
cèdre, du bois de sapin, & de l’or, autant qu’il en avoit voulu, le Roi Salomon donna à Hiram vingt villes
dans le païs de Galilée. 12 Et Hiram sortit de Tyr pour voir les villes que Salomon lui avoit données, les-
quelles ne lui plurent point. 13 Et il dit ; Quelles villes m’as-tu données, mon frère ? & il les appella, Païs
de Cabul, lequel a été ainsi appellé jusqu’à ce jour. La traduction de la NBS donne Kaboul. La Vulgate
Chaboul, Crampon suit évidemment la Vulgate.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

a été une figure de Moïse. Les rituels maçonniques ont utilisé les mêmes
figures. Les notions de sorties, de passage et d’entrée sont présents à
presque tous les degrés. C’est la structure des passages théorisée par Van
Gennep90 qui fut édité par E. Nourry, l’ami d’A. Lantoine.
Enfin, pour constituer un noble quaternaire, la dernière période
apparente des rituels correspond au 7e âge du monde : rituels des 17e au
19e grade (RÉAA), Apocalypse/Révélation, et fin des temps, et les rituels
des 26e, 27e et 29e, et du 30e grade du même Rit.
Il va sans dire que différents rituels traversent allègrement ces
périodes du monde, même si on peut les ancrer dans une toute parti-
culière. Le 19e grade peut être rattaché au 1er âge du monde en même
temps qu’au 7e ; le 25e grade contient des éléments du 1er âge, mais aussi
du 7e. Il en est de même des trois grades suivants. Les arguments ont été
piochés dans la matière de plusieurs âges, mais surtout des extrêmes,
opérant une sorte d’arc notionnel par-dessus les temps « humains ». Un
dernier point : si nous ajoutons apparent aux périodes des rituels, c’est
qu’en fait tout commence avec la reconstruction, ce que nous ont appris
les premiers textes. Les questions relatives à la construction semblent
avoir été « mises au point » ensuite, pour fournir un début d’apparence
à une ritualité débutant en réalité in media res, à l’origine. La plupart des
Maçons y perdraient leur latin.
La première période réelle des rituels est donc à situer dans le 6e
âge du monde, avec des incises avant et après. Le Rit Écossais Ancien
Accepté existant comme Rite des hauts grades (les Grades sublimes),
on a créé trois grades, en France, comme préparation. Ce ne serait pas
la première fois que l’on écrirait le début après avoir écrit la fin, pour
rendre celle-ci logique.
En outre, on remarque que les rituels d’Adoption se situent dans
le 1er âge du monde, alors que les rituels masculins commencent le plus
souvent « dans » les 6e et 5e âge. Il en est de même d’éléments des 21e et
22e grades, et du 28e (RÉAA) qui évoque Adam. Lorsque le RÉR donne
Phaleg comme nom de l’apprenti, ou que l’on trouve ce nom au grade de
Chevalier Prussien, cela renvoie au 2e âge, et à la construction de la tour
de Babel (comme les rituels d’Adoption). Le RÉR semble reprendre « la »
construction présente dans les textes opératifs (mais sans le dire), en
affirmant se situer à l’époque de reconstruction (2nd temple). Il a en outre
abandonné les colonnes antédiluviennes au profit de celles du Temple.
J.-B. Willermoz a fait ici une sorte de synthèse complexe et peu explicite.
Les chronologies sont le plus souvent accompagnées de commen-
taires et d’Introductions à l’Écriture sainte présentant le cadre géné-
ral des textes. Ainsi, Richard Simon se sert-il d’un abrégé du P. Lamy
(1640–1715) qu’il place en tête de son propre Dictionnaire. Cela permet
de donner dans un Chapitre I une Idée générale de la nation juive où le
lecteur peut découvrir : ils ont eu le nom de Juifs, de la Tribu de Juda
pour trois raisons, parce que les Rois étoient de cette Tribu, parce que
le Messie en devoit naître, parce qu’elle revint de Babylone toute entière

90. cf. Langlet 2015.

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

& tres-florissante sous la conduite de Zorobabel. Dans le Chapitre II.


suivant, nous trouvons un Abregé chronologique de l’histoire des Juifs ;
dans le Chapitre III., le Plan abregé de l’Univers et le Plan particulier
de la Terre Sainte. Après un Chapitre IV., intitulé De la Republique des
Hebreux. Ses Loix, où l’on découvre la phrase suivante : Il faut remar-
quer que les Rabins appellent Noachides les autres Peuples de la terre,
les Juifs, Abrahamides ou Israëlites, à propos de la Loi universelle que
Dieu donna à Abraham, le texte poursuit : Dieu ne donna pas d’autre
Loi à Abraham que celle de la Circoncision, & de cette Circoncision il en
fit le signe de l’Alliance, qu’il contractoit avec ce Patriarche & avec toute
sa postérité. Elle donnoit entrée à celui qui la recevoit dans le Peuple de
Dieu. Un incirconcis n’auroit osé entrer dans la partie du Temple destinée
aux Israëlites, ni manger l’Agneau Pascal ; il n’étoit pas soûmis à l’obser-
vation de la Loi de Moïse.
Nous trouvons ensuite un Chapitre V., Des Magistrats de la
Republique des Hebreux, où il est précisé le rôle des Juges puis des Rois
qui prirent la place des premiers. Après le retour de Babylone, ils [les
Juifs] obéirent aux Souverains Prêtres (grands prêtres) qui remplacèrent
les Rois. Le chapitre onzième a pour titre De l’Année & du Calendrier des
Juifs. De longues pages y décrivent en détail chaque mois avec ce qui doit
s’y passer comme fête religieuse. Le Chapitre XX. et dernier précisera les
Regles pour entendre & pour expliquer l’Écriture.
Il apparaît que la plupart de ces conceptions ont été adoptées
dans les rituels ou, plus exactement, qu’elles leur ont servi de socle. Les
Maçons d’alors envisageaient ainsi le temps et la chronologie sacrée qui
« entoure » la pratique maçonnique et l’ensemble des rituels. C’est ce que
les Maçons des débuts ont voulu léguer aux temps futurs. Ils ne dou-
taient pas que la communauté scientifique proposerait un autre cadre
pour la conception du monde et sa fondation.
Affirmer que le rituel projette les pratiquants dans un temps sacré,
ou encore que le temps est, métaphoriquement, suspendu de l’ouverture
à la fermeture de la Loge, n’est pas seulement une manière symbolique-
ment maçonnique pour passer ensuite à des « choses plus sérieuses »,
l’étude des contingences sociétales et autres sujets. C’est surtout parce
que tout rituel maçonnique mis en acte par le rite reste fondé sur une
conception du temps sacré propre au christianisme. Il se situe d’emblée
in illo tempore… et cela, depuis 1723, la Constitution des Francs-Maçons.
C’est ce qui débute, c’est ce qui conduit, et c’est ce qui clôt le rite. Cette
conception du temps sacré est une constante de tous les rites du monde,
et la Maçonnerie doit avoir l’humilité de le reconnaître, même si elle
pense être extrêmement différente de tout ce qui existe ou a existé.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde 

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Paris-Sorbonne, 1992 (Dubois-Zink 1992).

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John Blair, Tables chronologiques, qui embrassent toutes les parties de l’Histoire Universelle, année par année,
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Lucian Boia, La fin du monde. Une histoire sans fin, Paris, La Découverte, 1999 (Boia 1999).

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Augustin Calmet, Religieux Bénédictin, de la Congrégation de S. Vanne et de S. Hydulphe. Tome Premier, partie
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— Histoire universelle, sacrée et profane : Depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours Par le R.P. Dom
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Charles Louis Dreyss, Chronologie universelle, Paris, Hachette, 1853 (Dreyss 1853).

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


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La Franche-Maçonnerie dans tous ses grades…, par le frère De Rampont, à


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(Furetière 1727).

Philippe Labbé, La grande et petite methodes pour apprendre la chronologie et


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Philippe Langlet, La Bible et la Loge, La Hutte, 2010 (Langlet 2010).

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Champion, 2018 (Langlet 2018).

Nicolas Lenglet du Fresnoy, Méthode pour étudier l’histoire : Où après avoir


établi les principes & l’ordre qu’on doit tenir pour la lire utilement, on fait les remarques
nécessaires pour ne se pas laisser tromper dans sa lecture : avec un catalogue des prin-
cipaux historiens, & des remarques critiques sur la bonté de leurs ouvrages, & sur le
choix des meilleures editions, Bruxelles, Aux dépens de la Compagnie, 1714 (Lenglet
1714).

— Metodo per istudiare la storia, del Signor Dottor Langlet di Fresnoy, Venezia,
1726 (Lenglet 1726).

— A New Method of studying History, Geography, and Chronology…, Written


Originally in French by M. Langlet du Fresnoy…, trad. R. Rawlinson, London, Davis,
1730 (Lenglet 1730).

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— Tablettes chronologiques de l’histoire universelle sacrée et profane, ecclé-


siastique et civile, Depuis la Création du Monde jusqu’à l’an 1775…, Tome Premier ;
Contenant l’Histoire Ancienne. Nouvelle Édition, revue, corrigée & augmentée, par
J. L. Barbeau de la Bruyère. Tome Second. Contenant l’Histoire Moderne. Nouvelle
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— Le grand dictionnaire historique ou le Melange curieux de l’histoire sacrée


et profane…, Nouvelle et dernière édition revûe, corrigée et augmentée, tome 1, Paris,
Denys Mariette, 1725 (Moreri 1725).

Isaac Newton, Abrégé de la chronologie de M. le Chevalier Isaac Newton, fait


par lui-même, & traduit sur le manuscrit anglais [par N. Fréret], Chez Guillaume
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— The Chronology of Ancient Kingdoms Amended, 1728 (Newton 1728).

— La chronologie des anciens royaumes, corrigée, à laquelle on a joint une


chronique abrégée qui contient ce qui s’est passé anciennement en Europe, jusqu’à la
conquête de la Perse par Alexandre le Grand traduite de l’anglois de M. le chevalier
Isaac Newton. Paris, G. Martin, 1728 (Newton 1728)

— Abrégé de la chronologie des anciens royaumes, par Mr. Newton, traduit de


l’anglais de Mr. Reid [par Jean-Antoine Butini], Genève, chez Henri-Albert Gosse, et
compagnie, 1743 (Newton 1743).

Jacques Ozanam, Dictionnaire mathematique, ou Idée generale des mathema-


tiques, Amsterdam, Huguetan, 1691 (Ozanam 1691).

Denys Petau s.j., Abrégé chronologique de l’histoire universelle, sacrée et pro-


fane…, 1683 (Petau 1683).

Jean Picot, Tablettes chronologiques, de l’Histoire universelle sacrée et pro-


fane,… Ouvrage rédigé d’après celui de l’abbé Lenglet du Fresnoy, Genève, Chez
Manget et Cherbuliez, 180891 (Picot 1808).

91. Il a poursuivi le travail de l’abbé Lenglet.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Jacob Perlman

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Charles Louis Richard et Jean Joseph Giraud, Bibliothèque sacrée, ou


Dictionnaire universel, historique, dogmatique canonique, géographique et chronolo-
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Giraud 1835).

Charles Rollin, Abrégé de Chronologie, D’après La Chronologie d’Usserius,


adoptée par M. Rollin. Nouvelle Édition. Paris, De l’Imprimerie d’Aug. Delalain, 1818
(Rollin 1818).

Laurent Étienne Rondet, Explication de la Sainte Bible, selon le sens litté-


ral et selon le sens spirituel, Tirées des saints Pères & des Auteurs Ecclésiastiques.
Nouvelle édition augmentée de plusieurs Pièces nouvelles, & séparée du texte et de la
Traduction, pour servir de supplément aux autres Bibles, & principalement à l’Abrégé
du Commentaire de Dom Calmet, connu sous le nom de Bible de Vence, qui s’imprime
actuellement à Toulouse en Format in-octavo. À Nismes, Chez Pierre Beaume, 1781-
89, 25 vol.

François Rothen, Et pourtant, elle tourne ! Lausanne, Presses polytechniques


et universitaires romandes, 2004 (Rothen 2004).

Jean Rou, Nouvelles Tables historiques dressées par ordre du Roy pour l’usage
de Monseigneur le Dauphin, ouvrage tres-commode pour l’intelligence de l’Histoire
universelle, tant ancienne que moderne, Sainte que prophane, & dans toutes les parties
du Monde, depuis sa Creation jusqu’à present, & divisé en huit Tables…, 1675 (Rou
1675).

La Sainte Bible contenant l’Ancien et le Nouveau Testament, traduite en fran-


çois sur la Vulgate. Par Monsieur Le Maistre de Saci. 3 vol. Paris, Desprez-Dessartz,
1717 (Saci 1717).

La Sainte Bible en latin et en françois, vol. 4, Livres apocryphes de l’Ancien


Testament, avec les Écrits des tems apostoliques… Paris, Desprez-Dessartz, 1717
(Apocryphes 1717).

La Sainte Bible en latin et en françois, avec des notes littérales, critiques et his-
toriques, des Préfaces et des Dissertations, Tirées du Commentaire de Dom Augustin
Calmet, Abbé de Senones, de Mr l’Abbé de Vence, & des Auteurs les plus célèbres…,
Seconde édition revue…, Tome Dix-septieme. Paris, A. Boudet et Veuve Desaint, 1773
(Vence 1773).

Richard Simon, Le grand dictionnaire de la Bible, ou Explication littérale, et


historique…, Tome premier, Lyon, Jean Certe, 1703 (Simon 1703).

Edward Simson, Chronicon Historiam Catholicam, Amsterdam, 1752 (Simson


1752).

Frédéric Spanheim, Introductio ad Chronologiam, et Historiam sacram, ac


præcipuè Christianam, Ad Tempora proxima Reformationi. Cum necessariis castiga-

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Les âges du monde 

tionibus Cæsar Baronii, Lugd[uni] Batavorum, Apud Danielem à Gaesbeeck, 1683


(Spanheim 1683).

Orazio Torsellini, Histoire universelle, traduite du latin, Amsterdam, Pierre


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Jacques Usserius (James Usher), Annale veteris testamenti et prima mundi ori-
gine deducti. [Annals of the world], 1650 (Usher 1650).

Nicolas Vignier, Les fastes des anciens Hébreux, Paris, Abel L’Angelier, 1608
(Vignier 1608).

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


Numéro gratuit
 “spécial confinement”
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L’ABBÉ RAMBAUD,
UN PERSONNAGE ÉNIGMATIQUE…
Par Hugues Berton et Christelle Imbert1

L
e plus connu des trois principaux mouvements compagnon-
niques actuels, l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir
et du Tour de France est une association qui fut créée officielle-
ment le 8 juillet 1941, puis déclarée au Journal Officiel du 30 juillet 1941
sous le nom de Compagnonnage du Devoir du Tour de France.
Si nous connaissons en grande partie l’implication de Jean Bernard,
la Fidélité d’Argenteuil, dans l’élaboration de cette association, un autre per-
sonnage, l’abbé Rambaud, qui y joua également un rôle non négligeable en
tant que Conseiller aux Règles, est resté jusqu’à présent dans l’ombre.
Nous avons donc tenté de lever le voile sur sa vie et sa personnalité.

L’abbé Rambaud et le compagnonnage2


Le souhait de Jean Bernard de rénover un compagnonnage qui,
selon lui, aurait alors été en voie d’extinction et très divisé, tout en le
débarrassant de toute influence maçonnique, s’accorde avec les visées
idéologiques du maréchal Pétain. Jean Bernard le rencontre le 8 octobre
1940. Cette entrevue, dont on peut penser qu’elle fut précédée par des
rencontres préliminaires avec des conseillers du maréchal, avait été fa-
vorisée par son père, Joseph Bernard, sculpteur célèbre ; Joseph Bernard
avait côtoyé des membres du « milieu médical qui jouera un rôle essen-
tiel dans la mise sur pied d’une audience, obtenue par Alexis Carrel et
un de ses élèves, un certain docteur Ménétrel »3 4.
Pétain adresse tout aussitôt une lettre aux Compagnons du Devoir
en date du 8 octobre 1940, les invitant à collaborer avec lui en vue du
redressement national de la France :
Compagnons du Devoir du Tour de France, l’un des vôtres est
venu me voir : il m’a expliqué et j’ai compris la profondeur qui
émane de vos institutions. Il faut à notre pays des hommes

1. Auteurs de l’ouvrage : Les Enfants de Salomon – Approches historiques et rituelles sur les Compa-
gnonnages et la Franc-maçonnerie, Dervy, 2015.
2. Pour la partie concernant le compagnonnage, nous nous sommes en grande partie appuyés sur
les documents rassemblés par François Icher dans son ouvrage Les compagnonnages en France au
XXe siècle, Jacques Grancher, Paris, 1999.
3. Cité par François Icher, Les compagnonnages en France au XXe siècle, p. 186.
4. Nous verrons par la suite les rapports de ce même milieu médical lyonnais avec l’abbé Rambaud.

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

au caractère ferme et aux vertus opiniâtres. Je sais que vous


êtes de ceux-là et que vous pouvez inculquer vos disciplines
parmi les jeunes dont la France a besoin. Il faut que chaque
profession, chaque métier ait son élite, et j’encouragerai de
tout mon pouvoir la formation de ces élites sur les plans local
et régional. C’est sur ces mêmes plans qu’il est nécessaire que
votre action se développe. L’artisan s’attaquant à la matière en
fait une œuvre ; la création d’une œuvre artisanale demande
un effort physique, de l’intelligence et du cœur ; elle exige de
l’homme l’esprit de décision et le sens de responsabilité. Elle
aboutit à la naissance du chef-d’œuvre par où l’artisan ne se
détache jamais ni des traditions de son métier, ni de celles
de son terroir. Vous êtes les dépositaires de ces traditions  ;
elles sont restées chez vous intactes grâce à vos règles et à la
conception si droite de vos Devoirs ; l’heure est venue, com-
pagnons du Devoir du Tour de France, de travailler à leur
rayonnement, et je suis certain que vous deviendrez, à mes
côtés, les artisans d’un redressement national auquel vous
apporterez le plus précieux des concours.5
Entre octobre 1940 et janvier 1941, Jean Bernard, porteur de ce
message d’appel du maréchal aux Compagnons du Devoir, qui avait été
aussitôt imprimé tel un tract, va tenter de convaincre les compagnons
des rites de Maître Jacques et de Soubise, en zone libre puis en zone
occupée. Neuf fédérations régionales répondent à cet appel, et adressent
un manifeste au chef de l’État français.6
Il est alors décidé d’élaborer une Charte du compagnonnage. Deux
commissions préparatoires se réunissent à Lyon en mars et avril 1941.7
Une première commission préparatoire à l’élaboration de la
Charte du compagnonnage se réunit au lycée Ampère à Lyon le 25 mars
1941, avec l’autorisation expresse du maréchal Pétain. Ses membres
sont onze compagnons, dont deux tailleurs de pierre, six charpentiers,
un maréchal-ferrant, un menuisier, un charron, tous compagnons du
Devoir. Ne figurent parmi eux aucun compagnon du Devoir de Liberté
(charpentiers, menuisiers, serruriers) ou des Devoirs Unis (Union
Compagnonnique), sociétés compagnonniques que Jean Bernard consi-
dère comme étant sous tutelle maçonnique.8
Le 6 avril 1941, une nouvelle réunion de la commission se tient
à Lyon en présence de Pierre Landron, conseiller nommé par le maré-

5. Lettre publiée en 1941 dans le journal Le compagnonnage, n° 1. François Icher, opus cité, p. 143.
6. Christian Faure, Vichy et la “rénovation” de l’artisanat : la réorganisation du compagnonnage, in : Bul-
letin du centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, Lyon, n° 3-4, 1984, pp. 103-117.
7. Voir à ce propos François Icher, opus cité, p. 147-150.
8. Cf. l’article intitulé « Compagnonnage et Maçonnerie » publié dans Les Documents maçonniques,
n° 3, décembre 1941, p. 21-23. Bien que l’article soit signé « Maître Jacques », par allusion à l’un des
fondateurs légendaires des compagnonnages français, le sommaire de la revue indique la véritable
identité de l’auteur : Jean Bernard. Consultable sur le site :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148 /bpt6k891678c /f1.image.r=%22Les%20Documents%20
ma%C3%A7onniques%22

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

chal Pétain. Les compagnons charpentiers décident lors de cette séance


de remettre à Pierre Landron « la tête du Grand Livre, établie à Paris
au congrès de Paris de 1905  ». Les compagnons présents décident de
remettre à Jean Bernard les Règles écrites de chaque corps d’état, afin
qu’il les remette « en un geste de confiance entre les mains du maré-
chal Pétain, chef de l’État ». Ils décident également « de s’adjoindre un
Conseiller d’ordre moral et culturel pour la rénovation de leurs règles »
et chargent le compagnon Jean Bernard « de demander au maréchal de
bien vouloir désigner ce Conseiller ».9
Le Document préparatoire à la Charte du Compagnonnage, signé
Philippe Pétain, précise les conditions fixées par le maréchal, parmi
lesquelles :
Il est formellement demandé aux CC.D.D.D.T.D.F. de s’en-
gager sur l’honneur à bannir de leurs réceptions, symboles,
signes :
I°- Ce qui paraît les confondre avec les Francs-Maçons. Les
Rituels porteront désormais le nom de Règles. L’équerre et
le compas seront reconnus dans les métiers qui s’en servent,
les autres adopteront un symbole à la gloire de leur profes-
sion. Les ... seront supprimés dans toute disposition.
2°- Ce qui, dans leurs Réceptions, porte atteinte à la dignité
de la personne humaine par la grossièreté, la brutalité ou
l’obscurité. [...] Les épreuves physiques seront maintenues
dans la mesure où elles seront clairement adaptées au sym-
bolisme et à l’expérience du métier. [...]
Si la Charte est jugée bonne, elle sera acceptée et confirmée
solennellement par le Chef de l’État. C’est de l’excellence de
la Charte dont dépendra la décision suprême. Si la Charte
n’est pas jugée bonne, le Compagnonnage sera dissous.10
Le 1er mai 1941 a lieu la remise solennelle de la Charte du compa-
gnonnage aux compagnons à Commentry (Allier) par le maréchal Pétain.
Sont présents près de deux cent compagnons du Devoir, ainsi que quelques
compagnons de l’Union Compagnonnique et du Devoir de Liberté. 11
Le 22 mai 1941, jour de l’Ascension (fête patronale des compa-
gnons tailleurs de pierre), Jean Bernard a enfin été lui-même reçu com-
pagnon «  dans le salon du Compagnon Magrez, son parrain, au 120
cours du Médoc, à Bordeaux ».12

9. P.V. du 6 avril 1941, fonds Hervet, cité par François Icher, Les compagnonnages en France au
XXe siècle, p. 148-149, 171.
10. Document préparatoire à la Charte du Compagnonnage, fonds Hervet, cité par François Icher, Les
compagnonnages en France au XXe siècle, pp.169-170.
11. À noter que les Compagnons du Devoir de Liberté et de l’Union compagnonnique resteront très
majoritairement à l’écart des réunions ultérieures, n’acceptant pas de livrer leurs rituels et considérant
qu’il y avait dans cette restructuration une dérive de la tradition compagnonnique.
12. D’après Jean-Michel Mathonière, Jean Bernard et le Bouclier de la Foi, 2015, qui cite ici des
sources internes des compagnons passants tailleurs de pierre. Publié sur le site :
http ://compagnonnage.info/blog/blogs/blog1.php/2015/09/11/jeanbernard-et-lebouclierdelafoi

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

Sortie du Maréchal Pétain de


l’Hôtel-de-Ville de Montluçon
(Allier), où devait être
initialement remise la Charte
du Compagnonnage, le 1er mai
1941. Les compagnons du
Devoir forment une voûte
d'honneur avec leurs cannes.
C’est environ une heure plus
tard, à Commentry (Allier),
après une véritable course-
poursuite entre le cortège
officiel et les voitures des
compagnons que ce document
leur sera remis.

Le 29 mai 1941, par décision du Maréchal Pétain, « monsieur l’Ab-


bé Rambaud, Docteur en Théologie, Maître de Conférences à la Faculté
de Théologie, a été désigné pour aider les CC. désireux de rechercher
« ce qui, dans l’esprit de leurs fondateurs, a présidé à l’établissement de
leurs Règles » ». Il s’agit « de retremper les Règles à leurs sources primi-
tives et de les ramener à leur sens originel ». L’abbé Rambaud est ainsi
associé à la rédaction des statuts et des rituels en tant que « Conseiller
moral et culturel pour la rénovation des règles du compagnonnage ». En
voici le texte complet :
À droite, reproduction de l’acte
Dans leur réunion du 6 avril 1941 à la Salle Lorenti, à Lyon,
officiel manuscrit, d'après
Une chevalerie du travail : les CC., « examinant les conditions fixées par le Maréchal,
les Compagnons du Tour de reconnurent l’utilité indispensable de s’adjoindre un
France, Édition du Progrès, Conseiller d’ordre moral et culturel pour la rénovation de
Lyon, 1942. leurs Règles, et chargèrent le C. Jean Bernard de demander
au Maréchal de bien vouloir désigner ce Conseiller. »
Monsieur l’Abbé Rambaud, Docteur en Théologie, Maître
de Conférences à la Faculté de théologie, a été désigné pour
aider les CC. désireux de rechercher « ce qui, dans l’esprit
de leurs fondateurs, a présidé à l’établissement de leurs
Règles. »
Le Conseiller aux Règles sera présenté à la prochaine réu-
nion des CC. qui furent nommés par le Maréchal le 25 mars
pour l’élaboration de la Charte. Il leur exprimera ses vues
sur l’aménagement d’une question si importante pour
l’esprit du Compagnonnage, et cela, conformément aux
directives du Maréchal, qui permettront de retremper les
Règles à leurs sources primitives et de les ramener à leur
sens originelle.
Il est précisé que le Conseiller aux Règles n’entre pas en
contact avec les CC. à titre confessionnel et qu’il n’aura au-

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

cun rôle dans le Compagnonnage s’apparentant à celui d’un


Aumônier : il est considéré exactement comme un homme
de science, un technicien capable d’apporter, par un tra-
vail approfondi de pensée et de connaissances historiques
spéciales, les éléments qui permettront aux CC. de rendre
à leurs Règles la force nécessaire à l’accomplissement de la
Mission confiée aux CC. par le Maréchal.
D’autre part, le caractère sacerdotal du Conseiller aux Règles
garantit le secret.
Vichy, le 29 mai 1941. Signé : Ph. PETAIN.13
Un mois plus tard, les 28 et 29 juin, se tiennent les Assises natio-
nales du Compagnonnage du Devoir du Tour de France : « La séance
est ouverte à 15 heures 40, dans la Salle Lorenti, Lycée Ampère à Lyon,
le 28 juin 1941, sous la présidence de M. l’Abbé J. Rambaud, Conseiller
aux Règles. »
L’abbé J. Rambaud, en tant que Conseiller aux règles, préside la
séance du 28 juin ; « il expose ensuite le résultat de son examen des
Règles du Compagnonnage et demande aux Compagnons la suppres-
sion de tout ce qui peut sembler une parodie religieuse, ainsi que celle
du serment de vengeance sur le squelette présumé d’Hiram (on conser-
verait cependant le récit de la construction du Temple de Salomon). [...]
Les Compagnons demandent au Conseiller aux Règles de mettre au
point dès maintenant la règle définitive de l’adoption de l’Aspirant, et le
remercient du travail qu’il a bien voulu consacrer au Compagnonnage,
et lui expriment leur contentement pour la compréhension qu’il y ap-
porte. »14 Ce document est co-signé J. Rambaud et Jean Bernard.
Pierre Landron, en qualité de représentant du maréchal Pétain,
préside la séance du 29 juin, où les compagnons en présence débattent
de la formule de serment, et adoptent la formulation suivante : « Je jure
devant Dieu et sur l’honneur des honnêtes compagnons du Devoir,
d’être fidèle et honnête compagnon. »15
Le 8 juillet 1941 voit la création officielle de l’Association Ouvrière
des Compagnons du Devoir du Tour de France.16
Le 22 juillet 1941, parution du premier numéro du journal. Jean
Bernard va diriger et publier le journal Compagnonnage  : organe des
Compagnons du Tour de France, dont le siège social se trouve à Couzon-
au-Mont-d’Or, de juillet à novembre 1941, là où il réside pendant cette
période. Le siège social du journal sera par la suite transféré à Lyon en
décembre 1941.

13. Source : fonds Hervet. François Icher, Les compagnonnages en France au XXe siècle, Jacques
Grancher, Paris, 1999, p. 171.
14. P.V. du 28 juin 1941, fonds Hervet, cité par François Icher, Les compagnonnages en France au
XXe siècle, p. 172-175.
15. Source : François Icher, Les compagnonnages en France au XXe siècle, Jacques Grancher, Paris,
1999, p. 172-175.
16. Déclarée au Journal Officiel du 30 juillet 1941 sous le nom de « Compagnonnage du Devoir du Tour
de France ».

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

Le 25 octobre 1941, lors des 3e Assises nationales à Vichy dans les


salons de l’Hôtel du Parc, nomination des trois premiers membres du
conseil du compagnonnage par Philippe Pétain à Vichy, à savoir Jean
Bernard, Eugène Briquet et Charles Mauhourat, en présence du docteur
Bernard Ménétrel (médecin et conseiller personnel du maréchal), de
Pierre Landron, auditeur au Conseil d’État, et de l’abbé Rambaud. Un
article du Figaro en date du 27 octobre 1941 en rendit compte :
Le maréchal Pétain reçoit une délégation de onze
Compagnons du devoir du Tour de France.
Vichy, 25 octobre, Le maréchal Pétain a reçu cet après-midi
une délégation de onze Compagnons du devoir du tour de
France, à l’occasion de la nomination du Conseil du compa-
gnonnage, association qui, selon les termes mêmes du chef
de l’État, entretient « les traditionnelles et séculaires vertus
de la chevalerie ouvrière issue du peuple ».
C’est le 1er mai, à Commentry, que le Maréchal a remis la
Charte du compagnonnage à une délégation. Elle renferme
les bases de l’artisanat, cher au chef de l’État. Il y a trois
mille membres dans le mouvement renaissant, trois mille
maîtres ouvriers ayant fait leur tour de France et leur chef-
d’œuvre. La délégation qui a eu l’honneur d’être reçue par
le Maréchal comprenait onze compagnons.
Après un déjeuner au pavillon Sévigné, un petit cortège
gagna, un peu avant 10 heures, l’Hôtel du Parc. Il y avait
là, représentant tous les compagnons de la zone libre,
MM. Despierre, Philippar, Bernard, Capspegelle, Lafaisse,
de la région de Lyon-Marseille  ; M. Marigand (Béziers-
Montpellier) ; MM. Carrosse, Gayral, Liabastres (Toulouse-
Albi) ; Montauban, Briquet (Périgueux-Limoges) Mauhourat
(Bordeaux).
C’est M. Bernard qui présenta les compagnons au chef de
l’État. Celui-ci eut pour chacun un mot aimable. Puis, avec
sa manière habituelle, sachant mettre tout de suite à l’aise
son interlocuteur, il les interrogea sur leur métier. Des dia-
logues s’échangèrent. Comme M. Despierre, président des
charpentiers, lui était présenté, le Maréchal remarqua qu’il
y il avait beaucoup de charpentiers dans la délégation.
- C’est en effet, un vieux métier de chez nous.
- La charpente est vivace sur la terre de France, constata le
Maréchal.
Et à M. Philippar, charpentier également et classé le meil-
leur ouvrier de France, qui travaille à Lyon sur le chantier
du tunnel de Vaise, perçant la colline, le chef de l’État donna
ce conseil, où l’on sent l’amour du travail bien fait : «Faites
en sorte que ça soit bien solide et que ça ne s’écroule pas ».
L’entrevue terminée les compagnons eurent la fierté de se
retirer avec la francisque à la boutonnière et leur diplôme

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

de conseiller du compagnonnage, tandis que le Maréchal


allait reprendre sa lourde tâche, « heureux, comme il le dit,
d’avoir reçu ces braves gens ». (OFI).
En 1948, l’abbé Rambaud se préoccupe toujours du compagnon-
nage. En témoignent deux lettres :
— L’une de Jean Bernard adressée au compagnon charpentier du
Devoir, René Despierre, Lyonnais le Bon Cœur, datée du 16 décembre
1948, relatant un dîner en compagnie de Georges Papineau, Blois l’Ami
du Travail, compagnon boulanger du Devoir :
… j’ai dîné dimanche chez Papineau, avec l’Abbé Rambaud.
J’aurais bien voulu vous avoir dans un petit coin, car,
quoique le métier de boulanger chez nous ne soit pas « en
honneur », de cette conversation sont sorties de telles pos-
sibilités de symboles et d’esprit que j’ai l’impression que la
règle des boulangers, rénovée, sera la plus belle du tour de
France, nous n’avons qu’à bien nous tenir…
— L’autre est un courrier du 21 décembre 1948 de René Despierre,
Lyonnais le Bon Cœur, à Jean Bernard :
J’ai eu hier la visite de l’Abbé Rambaud, il m’a parlé juste-
ment de contact avec Papineau, et m’a paru enthousiaste des
possibilités symboliques de la boulangerie…17

Vie et œuvre de l’abbé Rambaud.


Tout ce qui précède ne nous renseigne que fort peu sur la person-
nalité de l’abbé Rambaud. Nous savons qu’il est docteur en théologie,
maître de conférences à la Faculté de théologie, et que l’initiale de son
prénom est un J.
Nos recherches nous ont conduits à Lyon, et plus précisément à
l’Université catholique (Campus Carnot), où nous ont été communi-
qués divers documents du Séminaire universitaire, notamment les n° 82
et 85 de Pax, Bulletin du Séminaire Universitaire18, relatant la mort de
Monsieur Joseph Rambaud survenue le 13 octobre 1951, et quelques élé-
ments concernant sa vie et son œuvre.
Dans le n° 82 de décembre 1951, nous trouvons l’éloge funèbre
écrite par G. Villepelet, que nous reproduisons ici partiellement, ainsi
que son C.V. :
Monsieur Joseph RAMBAUD Prêtre de St. Sulpice (2 juin
1903 - 13 octobre 1951)
C’est dans la consternation que s’est inaugurée notre année.
Avant d’entrer en retraite, nous avons dû consacrer notre

17. Source : Laurent Bourcier, Papineau, trois générations de boulangers Blaisois


https://levainbio.com/cb/crebesc/papineau-trois-generations-de-boulangers-blaisois.
18. Bulletin ronéotypé publié Séminaire Universitaire de Lyon de 1933 à 1977.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

première matinée aux funérailles de Monsieur RAMBAUD,


rappelé à Dieu prématurément dans la force de l’âge.
Dès la fin du mois d’août, durant un séjour en Alsace chez
un médecin de ses amis, une crise cardiaque et rénale avait
causé à son entourage une vive inquiétude, de brève durée
toutefois car, à quelques heures d’intervalle, le jour même où
l’on prévenait le Séminaire de cet accident, on l’assurait aus-
si que le danger était passé et qu’il était inutile de se rendre
auprès de lui. Pour sa convalescence, d’ailleurs, s’offrait le
cadre amical de familles alsaciennes qui lui gardaient une
fervente reconnaissance depuis que, réfugiées à COUZON
en 1940-1944, elles avaient bénéficié de son dévouement et
de son ministère.
Cependant, malgré le soin qu’on prenait de son rétablis-
sement, les forces ne revenaient que lentement et l’on était
contraint de prévoir pour lui un long repos, un nouveau ré-
gime de vie peut-être, Et soudain, à la suite d’un refroidisse-
ment au cours d’une petite promenade, le 6 ou le 7 octobre,
une crise d’urémie le terrassa. Tandis qu’on lui administrait,
le 9 octobre, l’onction des infirmes, M. Richard, accompa-
gnant sa mère, accourait auprès de lui, suivi, vingt-quatre
heures plus tard, du professeur Delore, son ami très cher,
qui décida, afin de tout essayer, de le ramener en ambulance
à l’hôpital de l’Antiquaille. Il y arriva sans trop de fatigue
le jeudi soir, mais rien ne put conjurer la crise et, averti le
vendredi que son état restait aussi grave, il s’éteignait sans
agonie le lendemain à midi, ayant conservé jusqu’au bout la
capacité d’attention fraternelle aux autres.
Lyonnais de naissance et de formation, il était revenu à
Lyon au début de la guerre. Aumônier de la Maison Saint-
Raphaël tenue par les Sœurs de Saint-Charles, il y vivait
avec sa mère dont il tenait sa finesse et sa délicatesse et qui
lui survit, douloureuse, après avoir fermé les yeux de son
mari et de ses trois fils. Un enseignement plusieurs années
durant, à Saint-Irénée, la suppléance, puis la succession de
Mgr Catherinet à la chaire de théologie mystique, la direc-
tion spirituelle au Séminaire Universitaire après la mort de
M. Cimetier surtout, maintenaient un caractère sulpicien à
son ministère. Mais celui-ci s’étendait largement au delà de
ces tâches. Aumônier à Lyon des Compagnons du Tour de
France, il aidait aussi un curé voisin et il avait succédé à
l’abbé Montchanin comme théologien du groupe lyonnais
d’études médico-philosophiques. »
G. V.

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

« Curriculum Vitae
Joseph Rambaud, né le 2 juin 1903 à Lyon, élève aux
« Lazaristes », puis, après une année de maladie, à l’externat
Notre-Dame des Pères Maristes.
1921-1926 : Grand séminaire à Sainte Foy et à Francheville.
1926-1928 : séminaire Universitaire des prêtres et Doctorat
en Théologie.
1927 : Ordination sacerdotale.
1928 : Solitude, interrompue dès ses premiers mois par son
envoi au Grand séminaire de Nantes, comme professeur de
Philosophie.
1931-1939 : Directeur au séminaire des Carmes, à Paris.
1939-1951  : Aumônier de la Maison Saint-Raphaël, à
Couzon au Mt. d’Or et professeur à la Faculté de Théologie
[de Lyon]. »
Dans le n° 85, un hommage lui est rendu par Michel de Certeau :
« Sa mort m’a été dure comme celle de mon père. Je sais que
là où le corps n’est plus une amorce de rencontre, il cesse
d’être une cause de séparation, et que la présence de sa part
est devenue parfaite. Maintenant plus encore qu’autrefois
est vrai de lui, en Dieu, ce mot que vous aimez bien. Il nous
séduisait à l’Esprit-Saint, le voilà éternellement séduit par
Dieu, lui qui savait voir et dire - et qui m’a fait un peu com-
prendre - les somptuosités de l’âme, les grandeurs admi-
rables de Jésus dans les cœurs. Il reste le père et l’ »ami » (ses
lettres à nous autres « dirigés » commençaient ainsi « mon
cher ami ») ; il continue à nous appeler au-delà, où il est… »
———————
Tentons maintenant de détailler certaines étapes de sa vie.
Sa naissance, tout d’abord.
D’après le registre d’état civil de la ville de Lyon19, nous apprenons
que :
«  L’an mil neuf cent trois, le deux juin [...] a comparu
Rambaud Joachim Cassien, trente-huit ans, négociant,
6 rue Octavio Mey, lequel nous a présenté un enfant du sexe
masculin, né aujourd’hui à une heure du soir dans le domi-
cile conjugal de lui comparant et de Rol Marie Antoinette
Eugénie, vingt-neuf ans, sans profession, son épouse, et
auquel enfant il a déclaré donner les prénoms de  : Marie
François Joseph.

19. Registre des naissances, cote 2E1957, n° 336, consultable sur :


http://www.fondsenligne.archives-lyon.fr/ark:/18811/c4960a2d554f593d03c610e52d9bbac8

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

Témoins : Martin Victorin quarante trois ans, employé, 23


rue d’Algérie, et Poux Just, vingt cinq ans, employé, 212 rue
Moncey. Lecture faite, le père et les témoins ont signé avec
nous.

Son père, Joachim Cassien Rambaud, est né le 4 mai 1865 à Valloire


(Savoie) et est décédé à Lyon le 31 janvier 1942. Il épouse le 24 mai 1899
à Roanne (Loire) Marie Antoinette Eugénie Rol (1874-1955). De cette
union naîtront trois enfants :
– Adrien Vincent Marie Joseph, né le 10 janvier 1901, rue
Constantine à Lyon, marié le 3 novembre 1933 avec Marie Thérèse
Bardon à Solignac-sur-Loire (Haute-Loire), décédé avant 1951,
– Marie François Joseph, né le 2 juin 1903,
– Marie Joseph Charles Eugène Rambaud, né le 6 février 1908,
décédé le 6 avril 1925.

Son grand-père, Casimir Rambaud (1839-1866), né à Valloire


(Savoie), est forain.
Joachim Cassien Rambaud tient en 1904 une boutique de rubans
et de soieries, 23 rue d’Algérie et 2 rue Sainte-Catherine à Lyon.

En 1925, il habite avec sa femme 5 rue de la Martinière à Lyon.


En 1933, il habite avec sa femme 12 rue Constantine à Lyon.
———————

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

De ses années de séminaire à Francheville, nous savons que l’abbé


Rambaud étudia « le Thomisme (l’intellectualisme thomiste et la pensée
moderne), nature et surnature (rapport-approfondissement par la théo-
logie du problème philosophique). »20
En juillet 1928, il rencontre au Cercle des Universitaires catho-
liques de Nantes, le Cercle Saint-Augustin, Joseph Malègue, écrivain
appartenant à la Renaissance littéraire catholique en France, et se lie
d’amitié avec lui.
Sa thèse de doctorat en théologie, soutenue à Lyon en 1928, portera
sur L’éveil de la personnalité morale. En 1935 et 1936, il entre en contact
avec Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, ainsi qu’avec monsei-
gneur Courbe, secrétaire général de l’Action catholique française.21
De sa rencontre avec Jean Bernard, nous savons peu de choses :
– «  Le Cardinal Verdier souhaitait faire connaître cet ar-
tiste exceptionnel. Originaire de l’Aveyron, en contact avec
le Père Rambaud, sulpicien dont le frère était à Millau, il
oriente Jean Bernard sur le projet important d’une fresque
pour l’église Notre-Dame. »22
– « À un professeur qui était aumônier des Carmes à Paris et
qui s’intéressait beaucoup au symbolisme, j’avais demandé
d’étudier le symbole sur nos couleurs du xixe et du début du
xxe [siècles]. »23
À partir de 1939, il exerce les fonctions de «  professeur à la
faculté de théologie de Lyon et successeur de l’abbé Monchanin comme
théologien du Groupe Lyonnais d’études médico-philosophiques  ».24
Ce Groupe lyonnais d’études médico-philosophiques, fondé en 1924
par le médecin René Biot et le docteur Richard, étudiait les liens entre
santé et psychisme. La maison d’édition Spès publiera à partir de 1947
les comptes rendus des réunions annuelles qui se tenaient au Châtelard
dans la revue Convergences. L’abbé Joseph Rambaud participera à ces
rencontres. On lui doit plusieurs articles :
– Individualité biologique et singularité spirituelle (Chapitre X de :
Médecine sociale et médecine individuelle. Éditeur : Spès, 1949.
– Métaphysique et théologie de la sexualité (Chapitre IX de  :
Médecine et sexualité. Groupe Lyonnais d’Études Médicales - Éditeur :
Spès, 1950. Auteurs : Chanoine Barbe, Dr R. Biot, Dr J. Boutonier, Dr
F. Dufour, Dr P. Galimard, Pr. Et. de Greef, Dr A. Hesnard, Abbé J.
Rambaud, Dr F. Signoud, Gustave Thibon.)

20. Cf. Jacques G. Petit, La Jeunesse de Monchanin, 1895-1925. Mystique et intelligence critique,
Paris, Beauchesne, 1983, p. 221.
21. Jacques Maritain & Emmanuel Mounier. Correspondance (1929-1949). Édition établie, annotée et
présentée par Sylvain Guéna, Desclée de Brouwer, 2016.
22. Jean D’Alançon, Le Compagnonnage de l’an 2000, L’Harmattan, 2001.
23. Propos de Jean Bernard à François Icher dans une entrevue accordée en 1986. In : François Icher,
opus cité, p. 315.
24. Jean Lebrec, Joseph Malègue : romancier et penseur. Avec des documents inédits, Paris, Dessain
& Tolra, 1969, p. 107.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

– Péché et rédemption (Chapitre VIII de : Le coupable est-il un ma-


lade ou un pécheur ? Groupe Lyonnais d’études médicales philosophiques
et biologiques. Convergences, Éditeur : Spès, 1951. Auteurs : Dr. P. Abely,
Prof. Henri Baruk, Dr. A. Berge, Dr. R. Biot, M. Jean Guitton, Chanoine
E. Masure, Abbé J. Rambaud, M. R. Troude, P. Savey-casard.)
De 1939 jusqu’à sa mort, en 1951, l’abbé Rambaud est aumônier
de la maison de retraite Saint-Raphaël25, tenue par les Sœurs de Saint-
Charles à Couzon-au-Mont-d’Or, ville où Jean Bernard édite le journal
de l’Association ouvrière à partir de juillet 1941.
Cette même maison de retraite abrite depuis janvier 1943 le quar-
tier général du Réseau Martial, branche de la 7e Colonne d’Alsace de
Zone Sud. Dirigé par Paul Dungler, Marcel Kibler, l’abbé Pierre Bockel
et Bernard Metz, ce réseau de résistance s’occupe principalement de la
collecte et de la transmission de renseignements. Ces hommes ont un
parcours fort différent : Paul Dungler est royaliste, ancien dirigeant de
L’Action Française qu’il quitte pour se rallier à la Cagoule, Marcel Kibler
est également membre de L’Action Française, alors que Pierre Bockel
sera reconnu « Juste parmi les nations » pour son action de protection
de familles juives…
Un témoignage de cette époque nous est parvenu, grâce à Bernard
Veit, fils d’Henri Veit, l’un des dirigeants historiques de la 7e Colonne
d’Alsace, hébergé avec sa famille en cette même maison de retraite :
Bernard Metz écoutait avec attention l’adolescent d’autre-
fois alors hébergé avec sa famille en ce lieu. Les résistants du
Haut-Rhin venaient d’être frappés à l’automne 1943 par le
drame des arrestations de René Ortlieb à Thann et de l’Ab-
bé Stamm à Liebsdorf, qui menaçaient directement Max
Schieber à Mulhouse et Henri Veit à Belfort. Des visiteurs
discrets rejoignaient souvent cette Maison, et parmi eux
l’Abbé Rambaud de l’entourage du Cardinal Gerlier, dont
mon frère et moi-même servions la messe au petit matin :

25. La maison de retraite où exerça l’abbé Joseph Rambaud en tant qu’aumônier est actuellement un
EHPAD, géré par une association de droit privé : « La pierre angulaire ».

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

expérience vécue d’une certaine manière d’une chrétienté


résistante.26
———————
En août 1951, l’abbé Rambaud est victime d’une crise cardiaque et
d’urémie, alors qu’il séjourne en Alsace chez des familles amies « qui lui
gardaient une fervente reconnaissance depuis que, réfugiées à Couzon
en 1940-1944, elles avaient bénéficié de son dévouement et de son minis-
tère » 27. Il décède le 13 octobre 1951 à l’hôpital de l’Antiquaille, à Lyon.

Sur le registre des convois funéraires de la ville de Lyon pour le


mardi 16 octobre 1951, nous notons que 48 personnes étaient présentes
lors de l’enterrement de 3e classe au départ de l’hôpital de l’Antiquaille à
10 heures du matin, à destination du cimetière de Loyasse.28 Il y repose
probablement dans le Carré des Prêtres où depuis un siècle et demi, sont
enterrés côte à côte, dans une fraternelle égalité, près de 1 500 prêtres :
curés, aumôniers, religieux inconnus ou fondateurs d’ordres, mission-
naires, supérieurs de Séminaires, chanoines, professeurs ou recteurs des
Facultés Catholiques…29
———————
Bien des éléments concernant l’abbé Rambaud restent à découvrir.
Les questions de la date exacte de sa rencontre avec Jean Bernard
et de la profondeur de leurs liens via les milieux catholiques lyonnais
et autres milieux proches de l’Action Française restent en suspens.
Gardons en mémoire que c’est dans cette période où l’antimaçonnisme
est prédominant que se restructurent les rituels compagnonniques de
l’Association Ouvrière, pour partie déjudaïsés et rechristianisés à l’ini-
tiative de Jean Bernard qui trouva un précieux collaborateur en la per-
sonne de l’abbé Rambaud…
Nous espérons que d’autres chercheurs auront à cœur de pour-
suivre ce travail, et peut-être découvrir d’autres documents le concer-
nant, voire ses archives personnelles…
———————
En annexe, il nous a paru intéressant de donner un exemple de ses
écrits, publié dans le bulletin Pax n° 73, daté de juin 1949.

26. https://www.memorial-alsace-moselle.com/wp-content/uploads/2017/09/BULLETIN_
AMAM_17.pdf
27. Revue Pax n° 82, p. 2.
28. Archives municipales de Lyon, http://www.fondsenligne.archives-lyon.fr/ac69v2/convoi.php cote
1899W030 p. 111.
29. https://numelyo.bm-lyon.fr/list/?order_by=Relevance&cat=quick_filter&typedoc=all&search_
keys%5B0%5D=%22le+cimeti%C3%A8re+des+pr%C3%AAtre+%C3%A0+Loyasse%22

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

Les mains du charpentier Joseph

« Ce que nos mains ont touché du Verbe de vie… », écrit


St. Jean. « Nos mains » : les premières furent des mains ma-
ternelles, puis des mains d’artisan. Magnifique privilège des
mains ouvrières qui ont palpé ensemble le bois de l’arbre
terrestre et les tiges de l’arbre céleste ! Elles ont discerné la
sagesse dans la charpente de la création. La conscience du
métier a transformé leur toucher en tact  ; mais la grâce a
changé leur tact en connaissance du Verbe de Dieu, et elles
ont perçu, mains de lumière, à, travers sa chair, la Pensée
ouvrière de l’univers et des âmes. L’argile, désormais, ne
se plaint plus d’être argile car elle a compris le Potier. « Je
n’ai que mes mains », dit le pauvre : mais elles ont saisi le
Possesseur du monde, qui s’est abandonné à elles, sans autre
bien que Lui-même, comme un agneau se laisse prendre
avec tendresse par un pâtre. La main du Père d’en-haut a
remis le sceptre de la Création aux mains de l’artisan d’ici-
bas : tout le destin de son œuvre est confié à la gestion de
cette conscience d’honnête homme. Les intentions de l’Es-
prit Créateur se sont mystérieusement inscrites dans des
essences et des veines végétales, comme en un vrai livre ins-
piré, et en les suivant, ainsi qu’à travers la forêt, la divina-
tion du bûcheron, l’esprit de l’ouvrier est allé au devant du
divin Maître d’œuvre, de Celui qui se révélera pleinement à
la fin en mêlant ses veines aux veines de la Croix.
Ne fallait-il pas que le bois fût travaillé par le long enfan-
tement de la terre et par l’industrie de la main pour qu’y
apparût, un jour, le Verbe de Dieu en sa gloire rédemp-
trice ? Toute la sagesse recueillie par Israël depuis la tech-
nique primitive, jusqu’à l’habileté égyptienne conjuguée à
l’inspiration d’en-haut, a conflué vers le savoir-faire de ce
compagnon, élu de Dieu, fils d’une race royale, autre Joseph
à la cour du vrai Roi. À l’appel de l’Esprit, il n’a pas eu à
quitter l’œuvre manuelle pour accéder à l’œuvre spirituelle.
Mais ce n’est plus par des tours d’adresse éblouissants qu’il
a conquis sur des païens amateurs de miracles le prestige
de sa maîtrise. Son chef-d’œuvre est dans la fidélité de son
esprit, car c’est le Verbe de Dieu Lui-même qu’il a trouvé
aux prises avec le bois, et ses mains dociles ont étreint la
Parole de Dieu dans le secret d’une fabrication. Ses mains
d’ouvrier sont devenues organes de théologie, non pour
écrire, pas plus que le Verbe lui-même n’a voulu écrire, mais
pour saisir, pour tenir, pour former.
«Heureux homme, Joseph, à qui fut donné de voir Dieu que
tant de rois voulurent voir et n’ont pas vu, de l’entendre, Lui
qu’ils n’ont pas entendu  ! Mais bien plus que le voir et de
L’entendre ! De Le porter, de L’embrasser, de Le vêtir, de Le

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

garder » (Office Divin). Onction d’un sacerdoce royal sur ces


mains qui, avec révérence, ont traité le Fils unique de Dieu,
né de la Vierge Marie, comme un bois d’œuvre sacré, et L’ont
tenu avec adoration comme l’outil efficace de l’universelle
Rédemption. Un Dieu s’est donc assimilé à un instrument
aux doigts de l’homme qui l’offre et l’utilise pour le salut de
son peuple : le bois est devenu l’arbre de vie, et cette vie est
celle du Fils de Dieu à travers le mystère de la Croix. Tout ou-
vrier qui croit au salut par le bois saint de la Croix, confesse
déjà et annonce la Rédemption chaque fois qu’il besogne
dans l’espérance à sa charpente, et chaque fois qu’il dresse
dans l’espace comme une prière l’assemblage de ses traverses
à la rencontre de l’infini. Tout homme pécheur est le char-
pentier de cet appareil cruel auquel son Sauveur fut cloué.
Mais tout homme repentant est aussi le charpentier de
même bois glorieux sur lequel son Sauveur exalta pour nous
son amour.
Bois hérissé d’échardes, mais aussi bois tissé de grâce, sem-
blable à un lit nuptial  : l’homme qui fit couler sur le bois
mort le sang du Juste, peut aussi, ô merveille, cueillir le fruit
du sang sur ce même bois reverdi, comme sur un lit de feuil-
lage une grappe féconde et douce. Par sa peine, il arrive à sa
gloire : il ne façonne plus un ouvrage de mort, mais un bâti
de vie. «Il m’a empoigné », dit Saint Paul, au nom des sauvés.
Mais, ô mystère, l’homme aussi a «empoigné » son Dieu :
saisi par le Christ rédempteur, il tâche à l’appréhender à son
tour, de cette préhension de la foi qui est de comprendre le
Christ, de Le prendre avec soi, comme une proie bénie de
l’amour, de Le faire même, de Le former au creux de sa main
comme une mère L’a façonné au sein de ses entrailles. Tout
ce que la main peut faire, elle peut le faire pour le Verbe, elle
forme le Christ même dans ses gestes. Car l’homme coopère
à ce Chef-d’œuvre unique, et il n’est rien, surtout le bois, qui
ne soit lié à la Chair du Fils de Dieu et ne devienne image de
Dieu par la vertu de l’étreinte manuelle qu’illumine la foi.
Le charpentier a l’âme rude : mais une divine érudition a
fait de lui un prophète et un roi, un esprit libre capable de se
maîtriser lui-même en même temps que les espaces, et mieux
encore, un fils de Dieu. Il n’est plus seulement ce mage qui
préside à l’ordre des dimensions, capte la violence des vents
comme dans les flancs d’une carène, et campe dans l’espace
le toit de l’homme semblable à un vaisseau au milieu des
eaux, à une barque que le flot épouse : transfiguré par l’éclat
des volumes, il arpente l’étendue, de l’orient à l’occident, et
dicte les lois de sa raison géométrique à la masure du pauvre
comme au palais des rois.
Mais le voici, maintenant inspiré par le souffle de l’Esprit
qui guida la construction du Tabernacle et l’édification

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Hugues Berton et Christelle Imbert

du Temple ; de la demeure faite de main d’homme il s’est


haussé à la révélation d’une Demeure nouvelle, d’un Temple
céleste, éternel. D’une charpente aux dimensions d’un corps
d’homme, sa foi s’est agrandie aux dimensions du corps d’un
Dieu. Cet enfant, Fils de Dieu, qui tient dans les proportions
qu’une mère lui donna, toute la mesure de l’univers, la lar-
geur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l’Amour
infini, il Le contemple, Le mesure des yeux et des mains,
comme on prend la règle et le compas pour reconnaître les
possibilités d’un rêve incommensurable. Dans les contours
de l’homme-Dieu qui un jour couvriront sur la Croix, bras
étendus, jambes dressées, tête haute, toute la plénitude du
ciel et de la terre, tout l’en-haut et tout l’en-bas, toute la droite
et toute la gauche, il invente un espace nouveau où peuvent
se tenir toutes les âmes et toutes les choses de la Création
ensemble dans l’unité, cet espace qui est le sein de Dieu,
rempli de sa Présence et de son Œuvre. Sublime consécra-
tion de l’homo faber qui se forme lui-même en formant son
œuvre, et forme le Christ en se formant lui-même, parce que
l’œuvre qu’il fait est le Christ, le Christ en lui, le Christ tout
en tous en toute l’étendue de ses dimensions. Désormais un
toit est plus qu’un toit, et une porte plus qu’une porte : toutes
les grandeurs de la Création passent sous cette arche que
l’humble artisan élabore dans ses mains, car c’est le Christ
artisan de l’univers qui s’élabore dans l’obéissance de ses
mains. Toute la famille de Dieu habite dans la maison du
petit charpentier de la bourgade. Du bois, il a fait la clô-
ture d’un royaume, large comme le cœur de Dieu, où seuls
n’entrent pas les violents, les avares, les menteurs, les impu-
diques et les méchants.
L’artisan Joseph est un contemplateur. Il est silencieux. Sa
culture n’est pas celle des rhéteurs. Mais il sait dans ses
mains ce qu’il fait et Celui qu’il atteint. S’il faut au travail
manuel une théologie, une théologie ouvrière, une manière
de penser Dieu avec les mains, qui ne soit ni magique, ni
idolâtre, Joseph le charpentier en est le premier docteur : non
avec des mots et des traditions manuscrites, mais avec ses
gestes d’homme au contact de la Sagesse vivante, avec ses
traditions d’atelier, la transmission de son exemple, la com-
munication de son secret de vie, la présence de son « patro-
nage », la prophétie de ses actions chargées de mystère. Ce
qu’une mère fait près de lui, dans la même maison et pour
les mêmes hôtes, il le fait à sa manière qui est celle d’un édu-
cateur et d’un père vis à vis des apprentis de la sagesse ou-
vrière. Regardez-le saisir la Présence divine à pleine poignée,
et fermer en ses doigts assurés le don de Dieu qui comble
sa pauvreté comme en un baiser viril au Verbe qui se livre
à l’emprise de son active prière. Sa bénédiction, plutôt que

Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique 

parlée, semble tracée comme une épure, tandis qu’un grand


rêve, guidé par des anges, le conduit plus loin qu’il ne peut
encore entrevoir à portée de sa main. Il est conduit par la
main là où le regard de sa foi ne peut encore parvenir. Il ne
verra pas s’édifier au dessus de terre la Croix du Salut, mais
toutes les fibres du bois qu’il a travaillées dans le secret de
la prédestination de Dieu, concourent à élever l’Arbre glo-
rieux au centre de la Cité nouvelle. Nazareth est l’atelier de
l’apprentissage et deviendra l’école du perfectionnement.
Joseph, patron de tout un peuple d’ouvriers de Dieu, éduca-
teur de l’Église universelle, initiez à la sagesse du Créateur
tout homme qui cherche à travers le maniement de la ma-
tière, en tâtant et en tâtonnant, une voie, à son esprit : qu’il
trouve Dieu comme vous l’avez trouvé, au bout de ses doigts
et de sa peine, que sa foi illumine l’intelligence de ses mains,
et les joignent dans l’adoration du seul Créateur, que la joie
de la charité divine et fraternelle comble leur étreinte et at-
tendrisse dans le repos de la Bénédiction les mains faites
pour porter la grâce de l’Enfant-Dieu aux plis d’un mérite
caché, et d’un effort patient. Présentez au Maître de tout
œuvre ces mains ouvrières que l’obéissance instruit et que
l’offrande consacre afin que le sacrifice de leur œuvre soit
agréé et demeure à jamais voué au Seigneur dans la dédi-
cace de sa maison céleste. Mains odorantes et fabricantes,
contenez tout ce que le bois a porté, et gardez le fruit de
la Rédemption comme un secret divin vers lequel toute
main d’ouvrier se tend pour apprendre. Enseignez à ceux
que trompe encore l’illusion que le privilège de la fortune
ou de l’intelligence assure un loisir qui dispense du travail
des mains, qu’il n’y a plus depuis la leçon de l’Incarnation,
de vie, de l’esprit sans vie ouvrière, et que c’est dans le travail
manuel que commencent et se développent comme par un
sacrement les révélations de l’Esprit.
Dans ses mains, le prêtre, comme autrefois Joseph le char-
pentier, prend pour l’accueillir et pour l’offrir, le Corps très
saint d’où vient toute vie à nos esprits : mains de prêtres et
mains d’ouvriers ! L’onction de l’huile sainte, depuis la pointe
de l’index jusqu’à la terminaison du pouce, le long des articu-
lations jusqu’aux racines de tous les doigts, a baigné la paume
des mains de force et de douceur. « Ce que nos mains ont tou-
ché du Verbe de vie… nous vous l’annonçons, afin que vous
soyez en communion avec nous. » (Jean, 1re épître).

Joseph RAMBAUD

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


Numéro gratuit
“spécial confinement”
 Pierre Lachkareff
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196

NOTES DE LECTURE
par Pierre Lachkareff

La correspondance maçonnique échangée par Jean-Baptiste


Willermoz et Claude-François Achard par Jacques Rondat
Deux tomes : Tome I : Un cours de Maçonnerie rectifiée. Tome II :
Transcription de la correspondance. Préface de Jean-Pierre Brach ; post-
face de Roger Dachez. Les Éditions de la Tarente. 68 euros.

On le sait, les représentations de Jean-Baptiste Willermoz sont


rares. Celle qui orne la couverture du premier tome de l’ouvrage de
Jacques Rondat, présentant le profil volontaire d’un homme bien ancré
dans les réalités, est très peu connue et, à ce titre, elle est bienvenue.
Est-elle toutefois la plus emblématique de ce qui fait le fond de cette
considérable correspondance ? Ne pourrait-on pas lui préférer le célèbre
portrait de 1766 ? La pose de l’eques ab eremo n’y est-elle pas celle — déjà
classique à l’époque — de la mélancolie ? Mélancolie à peine atténuée
par un sourire dont il est difficile de discerner ce qu’il traduit : sagesse
profonde ou bien aimable légèreté d’un siècle aimable entre tous… Au-
delà de la « leçon » de Maçonnerie rectifiée, des rigueurs du pédagogue
et des subtilités du psychologue, une curieuse impression de mélancolie
se dégage en effet de la lecture de ces échanges. Cela peut surprendre
chez l’apôtre fervent à la fois de la perfectibilité et de la Providence.
La correspondance est marquée du sceau de la fatalité histo-
rique. La première crise, brève, et pour cause, de la loge marseillaise
de « La Triple Union » que tente de résoudre Willermoz précède immé-
diatement la Révolution. La Maçonnerie française se retire alors pour
des années dans le silence. La renaissance de « La Triple Union » et la
demande de conseils d’Achard se font alors que Bonaparte vient de réta-
blir le culte catholique en France ; la seconde crise de la loge se produit
au moment de l’expansion guerrière de l’Empire.
Devra-t-on parler de nostalgie plutôt que de mélancolie lorsque
Willermoz fait son « appel des morts » dans une lettre de septembre 1807 ?
« La Triple Union », trois ans plus tôt, compte sur son tableau de loge
trois médecins et neuf Frères exerçant des « métiers industriels ».
Quel contraste, alors, avec le tableau de « La Bienfaisance » où
figuraient un Virieux, un Monspey, un Savaron, un Riverie, etc., tous

Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture 

pourvus d’impeccables pedigrees nobiliaires ! Et Willermoz d’exalter


délicatement les vertus de ses chers disparus… en rappelant tout de
même un peu plus tard que seul le mérite compte dans le Régime !
On ne peut s’empêcher d’être ému par cet obituaire et d’y per-
cevoir aussi comme l’anticipation d’un autre, fort célèbre1. L’eques ab
eremo est bien alors le « patriarche esseulé » qu’évoque Roger Dachez
dans sa postface. Et l’on ne peut s‘empêcher de penser à la situation de
Chateaubriand bien des années plus tard : deux créateurs d’exception
seuls survivants d’un passé bientôt légendaire !
Jacques Rondat ne manque pas de rappeler, entre autres exemples,
que les réticences de Willermoz à autoriser la création d’une Loge rectifiée
à Aix reposent essentiellement sur un sentiment de solitude et d’aban-
don. Que peut en effet une Maçonnerie telle que l’a pensée et conçue
Willermoz, tout entière tournée vers l’intériorité, avec l’organisation au
triomphalisme kitsch voulue par Napoléon ? Non pas que Willermoz
considère le nouveau pouvoir avec détachement ou mépris : notable sans
nulle réticence, du moins apparente, il prendra sa part de l’incroyable en-
censement de l’empereur auquel se livre l’Ordre durant ces années. Il reste
toutefois fort inquiet quant à la préservation et la survie de son œuvre,
surtout dans les ultimes réalisations de l’Ordre intérieur. Un exemple en
1803 : une lettre panique d’Achard alerte sur le fait qu’on (le Grand Orient)
pourrait imposer des rituels qu’il ne pourrait que refuser. Ce refus aurait
le grave inconvénient d’isoler et de singulariser dangereusement la Loge.
Réponse de Willermoz : ne pas déplaire, ne pas se compromettre non
plus, louvoyer. Certes, le Grand Orient, sinon le nouveau gouvernement,
est légitime à demander communication des rituels par peur des socié-
tés secrètes subversives, mais enfin, tomber sous l’œil de tous ces savants
plus ou moins irréligieux… en tout cas, oui, certes, en ce qui concerne
ceux des trois grades symboliques, le directoire du Grand Orient peut
en connaître, mais quant à l’Ordre intérieur ! À cet instant, la réaction
de Willermoz exprime son inconsciente nostalgie de l’Ancien régime où
se lisent également la distance et l’orgueil : ne rien communiquer à ces
grades que « par forme confidentielle pour la personne de l’Empereur et
pour le Grand Maître du Grand Orient autorisé par sa Majesté » !
Son anticléricalisme, lui, n’a pas changé : certes, il le rappelle avec
insistance, le ministère est en lui-même sacré. Les ministres, c’est autre
chose. Et ce qui s’est passé depuis les débuts de la Révolution n’est pas
pour le faire changer d’avis sur leur comportement général ! Des prêtres,
il en faut. Mais en Loge on doit les éprouver tout particulièrement avant
de les faire progresser, car « le fanatisme est plus ou moins inhérent à
l’orgueil sacerdotal. » Il ne peut non plus qu’éprouver de la colère et du
regret lorsqu’il constate que les préjugés antiprotestants sont encore vi-
vaces et qu’un catholicisme étroit ne demande qu’à sévir à nouveau. La
Loge doit être absolument le lieu où s’exalte l’essence même du chris-
tianisme : « Aimez-vous, oui, aimez-vous, et encore une fois aimez-vous ;

1. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre quarantième, ch. 3.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Pierre Lachkareff

c’est le commandement le plus exprès que notre divin Maître nous ait fait
avant de terminer sa carrière temporelle. »
Mais, dans le même temps, il insiste pour que l’on initie avant
tout (…) «  des hommes qui aient reçu une éducation libérale (…) qui
dégrossit et décrasse les caractères (…) aptes à des conceptions plus
élevées » et non pas « les bons idiots(…) toujours livrés aux tourbillons
qui les entraînent ». Cette discipline permanente, cet équilibre sans
cesse recherché entre le cœur et la raison, entre le bon ton et la ferveur,
si caractéristique du siècle qui vient de mourir, Willermoz ne peut que
constater avec amertume qu’ils ne formaient plus le fond de la fraternité
nouvelle. On ne s’étonnera donc pas que la leçon de vertu qu’il donne en
ce sens à Achard renvoie à la personne du chevalier de Savaron, qui, par
de patients exercices de douceur fraternelle, avait su civiliser un carac-
tère et des comportements par trop martiaux.
Également, plus d’amertume que de nostalgie s’exprime, lors de la
mort de Saint-Martin, dans l’évocation des jours lointains où Willermoz
et le Philosophe inconnu marchaient d’un même pas. S’il lui conserve
son admiration, Willermoz prend ses distances avec l’auteur de Des er-
reurs et de la vérité. C’est ce livre, entre tous, qu’il juge « dangereux »
pour ses nouveaux lecteurs. Selon lui, afin d’éviter de funestes erreurs
d’interprétation, il convient de s’assurer de l’aide d’un guide qualifié et
expérimenté, familier de cette œuvre si complexe, qui sache faire la part
des choses en évitant de confondre les vérités venues de Saint-Martin,
voire de Martinez, avec celles issues du Régime rectifié lui-même : « Ce
sont deux grands fleuves qui partant de contrées très éloignées l’une de
l’autre, vont se perdre dans l’immense océan qui devient le terme final
de leur course ». Or il ne reste plus qu’un de ces guides : Willermoz lui-
même qui n’a plus le loisir et la force de tenir ce rôle. Est-ce une manifes-
tation d’élitisme, comme le note Jacques Rondat, ou bien un « moment
dépressif » comme on dirait aujourd’hui ? En tout cas, l’amertume est
profonde puisque dans une lettre de juin 1804, Willermoz prétendra,
bien abusivement, semble-t-il, que Saint-Martin lui avait avoué qu’il
n’aurait pas écrit son livre s’il avait connu plus tôt le Régime rectifié !
« (…) L’espèce d’activité qu’elle (La Triple Union) paraît encore
conserver est trop semblable à celle des loges de tous les autres Régimes
qui n’ont point de but essentiel, et n’est point du tout celle à laquelle
elle a été appelée par sa constitution. » Le découragement, la fatigue,
les épreuves personnelles, la disparition d’archives précieuses dans le
tourbillon révolutionnaire tout se ligue, en 1805 et plus tard, pour que
Willermoz se détache de l’avenir, sinon du régime, du moins de celui de
Loges comme « La Triple Union », « cadavre maçonnique ambulant »
emplie de « frères joujoux ».
Comme l’avait indiqué Alice Joly2, ce désenchantement avait
atteint jusqu’à ses proches et éventuels successeurs : son neveu Jean-
Baptiste, et Joseph-Antoine Pont, quelque peu rétifs sans doute à un

2. Alice Joly, Un mystique lyonnais, Éditions Télètes. Paris 2008, p. 308.

Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture 

enseignement venu de trop loin, de trop haut, de derrière des voiles aux
motifs compliqués. Car les âmes elles-mêmes avaient changé.
Les jeunes membres de la « Société Chrétienne », fondée en 1804 à
Lyon, se posaient d’ardentes questions sur Dieu et la création. Les pères
de quelques-uns avaient orné le tableau de la loge de « La Bienfaisance ».
Or, « aucun d’entre eux (…) ne semble avoir su qu’il existait, dans leur
ville, un vieillard qui aurait pu leur fournir des éléments d’une tradition
curieuse. »3.
Ballanche, notamment, qui fit partie de la société, chercha et
trouva ailleurs que chez Willermoz les enseignements que l’ésotérisme
chrétien allait occuper dans l’inspiration générale de son œuvre.
Le Régime rectifié entrait en sommeil pour un siècle et demi.
Comment eût-il pu en être autrement ? La tectonique révolution-
naire avait tout déplacé. C’était un homme de lettres, qui, sans préten-
tion à détenir quelque savoir caché, avait offert en 1802 une nouvelle
légitimité au christianisme en orientant les regards d’une façon radica-
lement autre. Vingt ans auparavant, Joseph de Maistre avait prophétisé
dans une page célèbre : « Le christianisme va changer de forme. » Le
siècle qui commençait n’allait pas cesser, sinon de lui en trouver une,
du moins de lui en chercher et parfois d’une sorte propre à surprendre
l’eques a floribus !
La « réinvention créatrice du christianisme » dont Jacques Rondat
crédite à juste titre Willermoz, allait désormais quitter le champ de la
Maçonnerie et de l’initiation pour féconder ceux de l’art, de la littéra-
ture et de la politique.
Il convient de saluer le très beau travail d’analyse et de mise en
perspective de cette correspondance par Jacques Rondat dans le premier
tome, et d’apprécier sa reproduction in extenso, dans le second tome, ce
qui permet une approche intime de l’esprit qui animait les épistoliers.

Guénon au combat. Des réseaux en mal d’institutions, Jean-


Pierre Laurant, L’Harmattan, collection « Théôria », mars 2019, 213
pages, 22,50 euros.
Comme on l’a dit à propos du général de Gaulle, à savoir qu’il y a un
moment, au cours de sa vie, où chaque Français, a été, est, ou sera gaul-
liste, on peut dire sans trop se tromper que chaque franc-maçon (surtout
français d’ailleurs) a été, est, ou sera guénonien. Adoration, détestation ?
Cela n’a guère d’importance. Dès lors qu’on en vient à s’interroger sérieu-
sement autant sur la Maçonnerie en général que sur son cursus initiatique
personnel, on sera infailliblement amené un jour ou l’autre à se position-
ner par rapport à Guénon et à ses écrits. La postérité de Guénon est mul-
tiple, diffuse, cachée ; et l’histoire de la réception de l’œuvre abonde en
surprises4. Le présent ouvrage se situe dans ce sillage. Il est signé par Jean-
Pierre Laurant qui fut l’un des premiers, dans le monde universitaire, à
s’intéresser en profondeur à l’auteur des Aperçus sur l’initiation. La partie

3. ibid.
4. Voir Accart Xavier, Guénon ou le renversement des clartés, Paris-Milan, Arché, 2005.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Pierre Lachkareff

concernant la Franc-maçonnerie occupe une place relative, mais essen-


tielle. Ce qui y est analysé et décrit pourrait permettre en effet à quelques
« cherchants » de ne point s’égarer dans ces pièges sentimentaux que sont
justement l’adoration comme la détestation.
Paradoxalement, comme le souligne l’auteur, l’œuvre guénonienne,
censée être l’exposition de principes éternels, hors du temps, et libérée
des illusions du changement, a emprunté pour se faire connaître les voies
de l’urgence et des adaptations successives, « pour échapper justement au
temps et aux illusions du changement. » Deux grandes institutions, selon
Guénon, et elles seules, conservaient encore en cette fin de cycle quelques
vestiges de la Tradition à partir desquels en espérer une reviviscence :
l’Église catholique et la Franc-maçonnerie. Bien vite, il apparut qu’une
attaque directe ne donnerait aucun résultat. Il fallait contourner l’obs-
tacle, mener une sorte de guérilla à l’aide d’individualités « qualifiées ».
Guénon — mais il n’a certes pas été le seul « antimoderne » dans ce cas
— voulait construire une sorte de « camp des saints » face au chaos du
monde moderne. Or, on sait que pour lui ce chaos est en quelque sorte
organisé par ce qu’il nomme la « contre-initiation ». Autrement dit le mal,
qui est le moteur de l’Histoire. Mais, comme le mal est dispersion, donc
sans institution possible, il fonctionne en réseaux.
La vérité immuable n’avait-elle donc pas besoin, à son tour,
« selon l’état de la question » de la constitution de réseaux comme anti-
chambre de ces grandes institutions devenues sourdes et aveugles ?
La crise spirituelle de la fin du xixe siècle et surtout la Grande
guerre, preuve bouleversante, sidérante même, des contradictions mor-
telles du monde moderne, déblayaient le terrain pour une telle stratégie.
N’était-ce pas l’époque des petites minorités actives « appelées à faire
l’histoire », le parti bolchévique de Lénine en étant un exemple flagrant,
ou, plus tard, la métamorphose de l’idéal synarchique de Saint-Yves
d’Alveydre en pouvoir occulte d’une faction ? Déjà, en 1908, les expé-
riences occultistes du jeune Guénon en rapport avec le « monde subtil »
ne visaient-elles pas à lui faire prendre le contrôle de l’Ordre du Temple
Rénové ? Que penser encore de cet essai — tenu secret — de société d’in-
fluence intellectuelle et politique avec son ami Frans Vreede qui ne fut
révélé que bien plus tard par ce dernier ? En contradiction d’ailleurs avec
les thèses d’Orient et Occident sur le refus des sociétés à règlements. Les
causes de tout cela sont-elles à chercher dans le retrait de ses premiers et
mystérieux maîtres hindous, l’annonce du « Roi du Monde » qui aurait
légitimé une organisation profane, ou encore le rapprochement avec la
revue Regnabit et les catholiques ? Quoi qu’il en soit, les premiers cha-
pitres offrent une vision fort inhabituelle du métaphysicien…

Des réseaux de toute couleur


Les réseaux guénoniens se forment souvent spontanément, autour
de lecteurs ayant subi le choc de la rencontre avec l’œuvre, sensibles
avant tout à sa critique principielle de la modernité. Ils seront par la suite
d’inlassables pourvoyeurs de cibles pour le maître suivant les divers mi-
lieux où celui-ci compte trouver relais ou entrées. Trop nombreux pour

Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture 

qu’on les cite tous, on peut cependant donner comme exemple celui qui
se constitue autour de Pierre Pulby (1910-1993)5. Ce catholique fut au
cours des années trente l’animateur de la revue des Cahiers du Plateau,
lequel plateau était celui d’Assy, en Savoie, dont le célèbre sanatorium
accueillit un nombre considérable d’artistes et d’écrivains comme Luc
Dietrich, ou René Daumal. La revue, d’esprit assez traditionnel, mais
non au sens guénonien, se voulait une fenêtre ouverte sur le monde et
les idées. On y trouvait des signatures prestigieuses et variées. Guénon
se trouvait alors au Caire. Par l’intermédiaire d’une vaste correspon-
dance croisée, Pulby se fit le truchement de Guénon avec, entre autres,
le peintre Albert Gleizes, le docteur Jean Fiolle, critique du scientisme,
le mathématicien Ludovic de Gaigneron, etc. En 1945 encore, Pulby
renseignait Guénon sur l’évolution des mentalités chez les intellectuels
catholiques, comme Gustave Thibon ou le père de Lubac. Les membres
de ces réseaux communiquaient parfois entre eux : ainsi, Pierre Pulby
envoyait-il par exemple à André Préau, l’un des piliers des Études
traditionnelles, des renseignements sur l’hésychasme et les techniques
de prière et de respiration. Un autre réseau important fut le réseau ita-
lien où figurent Arturo Reghini, Roger Maridort, Julius Evola, et surtout
Guido De Giorgio, l’un des rares amis intimes de Guénon, investi de
toute sa confiance comme fondé de pouvoir dans le cadre de sa stratégie
pour un pays avec lequel il se sentait beaucoup d’affinités.
On ne peut passer sous silence un réseau bien particulier qui ren-
voie à l’un des aspects les plus déconcertants de la personnalité et de
l’œuvre : celui censé protéger Guénon des menées de la « contre-initia-
tion ». Son noyau dur était constitué par le trio Reyor/Clavelle, Patrice
Genty et Thomas/Tamos, les dons de voyance de ce dernier se révélant
fort utiles pour découvrir l’origine des attaques occultes. On apprend
au passage que les innombrables polémiques entretenues comme à plai-
sir par le métaphysicien n`avaient en fait rien de gratuit. Elles étaient
censées lui servir de « boucliers psychiques » permettant de contrer ces
mêmes attaques.
Le choix d’agir à l`aide de structures de ce type présentait sans
aucun doute de grands avantages pour assurer la diffusion d’un mes-
sage inouï et proprement subversif de la modernité. Un grave incon-
vénient résidait en revanche dans leur extrême volatilité. L’union entre
les membres de ces réseaux reposait avant tout, comme on l’a vu, sur
une négation : celle, justement, de la modernité. Guénon, de plus, récu-
sait la notion de disciple, s’évitant ainsi les facilités d’un magistère cou-
rant mais échouant à harmoniser les points de vue des membres, chose
pourtant indispensable lorsque l’on désire peser sur une institution.
L’exemple du réseau maçonnique est sans doute la plus criante illustra-
tion de ces contradictions.

5. L’auteur a fait appel pour cet ouvrage à de nombreuses correspondances, dont certaines inédites.
Un index biographique fort utile présente succinctement nombre de protagonistes peu connus de la
geste guénonienne.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Pierre Lachkareff

Opportunités et contradictions
À l’issue de la Seconde guerre mondiale, des opportunités
remarquables semblaient se présenter. L’œuvre paraissait promise à
une audience nouvelle avec la création chez Gallimard de la collection
« Tradition ». Là encore, le succès était dû à la forme du réseau,
l’historien de l’art Luc Benoist ayant servi de truchement auprès de
Jean Paulhan. L’une de ces opportunités se dessina bientôt du côté de la
Franc-maçonnerie. Ce fut, en 1947, la création au sein de la Grande Loge
de France de la Loge « La Grande Triade », soutenue avec enthousiasme
depuis Le Caire. Cette Loge partait cependant avec un certain handicap.
Certes, des membres très importants de la GLDF, le Grand Maître
Dumesnil de Grammont en premier lieu, mais aussi le futur Grand
Maître Antonio Cohen et d’autres Maçons influents comme le peintre
Ivan Cerf, Grand Orateur - et premier Vénérable de la Loge, n’hésitaient
pas à reconnaître le grand intérêt de l’œuvre de Guénon ; du moins
l’initiateur du projet, Alexandre Mordvinnof, émigré russe, avait-il
réussi à les en convaincre. Cependant, sur les sept fondateurs, dont les
Frères précités, il était le seul à vraiment bien la connaître et l’on décida
d’initier de préférence des profanes la possédant quelque peu.
Trois guénoniens, choisis ou approuvés par Guénon en personne
devaient ainsi rejoindre le premier groupe : il s’agissait de Jean Reyor/
Clavelle, Marcel Maugy (Denys Roman de son nom de plume), et Roger
Maridort, musulman depuis peu. Ils devaient avec Mordvinnof consti-
tuer le noyau dur de la loge, ce qui pouvait poser question, surtout qu’il
avait été décidé d’accélérer pour ces nouveaux venus les délais de passage
à la Maîtrise. Reyor/Clavelle avait notamment été choisi pour garan-
tir l’orientation de la Loge : or, il ne manifestait guère d’enthousiasme
pour sa propre initiation. Dans un document rédigé ultérieurement6,
il devait faire état de sa perplexité devant l’impossible rencontre, selon
lui, d’agnostiques, de catholiques éloignés des sacrements, de calvinistes
et de musulmans ; mais, principalement, tout en confirmant sa fidélité
à la doctrine, il pensait que Guénon s’était lourdement trompé sur les
moyens et surtout sur les hommes pour la défendre et la promouvoir.
Cependant n’était-il pas tombé lui-même dans ce travers puisque c’était
lui qui avait proposé l’initiation de Roger Maridort, personnage assez
problématique, catholique en rupture de ban, puis musulman, mais re-
fusé par les organisations soufies dirigées par deux guénoniens de pre-
mier ordre, Vâlsan et Schuon ?
Il fallait en effet, selon Guénon, qu’il y eût au moins un « orien-
tal »dans la Loge, c’est-à-dire un musulman. L’auteur cite à ce propos
une lettre justificative assez surprenante de Guénon à Schuon. Ce der-
nier rappelait que, autrefois, les Maçons pratiquaient toujours l’exoté-
risme du monde où ils vivaient. Guénon lui rétorqua que c’était parce
que la Maçonnerie elle-même n’est liée à aucune forme exotérique dé-

6. Ce document est disponible en ligne sur : dossiersschuonguenonislam-blogspirit.com/files/


Dossier

Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture 

terminée ; que, de plus, cette initiation maçonnique est de même com-


patible avec toute autre initiation, surtout si on ne l’envisage qu’à titre
« accessoire », ce que, selon lui, son état actuel justifie, et, qu’enfin, de
toute façon, personne dans les pays islamiques n’a jamais pensé qu’il
puisse y avoir quelque incompatibilité que ce soit, au plan aussi bien
exotérique qu’ésotérique. Comme le souligne J.-P. Laurant, on voit que
Guénon adhère ici sans nuance à la mythologie maçonnique qui s’était
développée autour de l’initiation d’Abd el Kader et qui aurait de beaux
jours devant elle7.
Le projet de Guénon n’avait rien d’improvisé. Une correspon-
dance abondante et suivie entre le Vénérable, les Grands Maîtres et
lui-même devait en principe aboutir à une réforme générale des rituels.
Mais, bientôt, le recrutement jugé trop « laxiste », une méfiance générale
envers Ivan Cerf, les réticences de Reyor, etc., commencèrent à fissu-
rer l’édifice. À tel point que Guénon préconisa la création d’un « cercle
intérieur » autour de Mordvinoff, où le travail initiatique consisterait en
l’invocation rituelle d’un « nom divin ». Schuon devait participer à l’éla-
boration de ce dessein secret, mais toutes sortes d’incompatibilités aussi
bien doctrinales qu’humaines en vinrent à bout. Comme, sinon de « La
Grande Triade » elle-même, du moins des espoirs de reconquête tradi-
tionnelle qu’elle portait. Reyor fut exclu la veille du décès de Guénon
au Caire et la Loge finit par se scinder en deux, certains Frères partant
à la Grand Loge Nationale Française. Une Loge « sauvage », « Les Trois
Anneaux » tenta de relever le défi, mais, là encore des dissensions in-
ternes eurent raison des bonnes volontés. La politique des réseaux trou-
vait ici, de façon exemplaire, ses limites. En ajoutant, comme le précise
J.-P. Laurant, que : « l’exercice d’un magistère des réseaux guénoniens sur
des institutions opposées presque en tout, à l’exception justement d’une
tradition libérale héritée des Lumières, était une gageure. »

« On l’a lu seul »


On a raconté que, sur son lit de mort, et avant de se tourner
contre le mur pour y exhaler son dernier soupir, Gurdjieff aurait lan-
cé aux disciples présents : « je vous laisse dans de beaux draps. » Sans
doute serait-il exagéré d’en dire autant pour ceux que l’œuvre de René
Guénon avait bouleversés, voire subjugués, mais le fait est que certains
de ceux qui avaient constitué avec le plus de ferveur les réseaux guéno-
niens connurent des fins de vie difficiles tels René Allar ou André Préau,
enfermés dans une solitude intellectuelle et spirituelle aggravée souvent
par la gêne matérielle. J.-P. Laurant, examinant dans les derniers cha-
pitres la « récolte » guénonienne, note que « dire l’indicible n’est pas chose
simple et la lumineuse périphrase spirituelle s’est éparpillée au passage
par le prisme des cultures qui l’accueillaient ». Les contradictions mêmes
de l’œuvre et des modalités de sa diffusion devaient se refléter dans les
divergences d’interprétations et accumuler les obstacles de diverses
natures, empêchant tout résultat pratique tangible. Le vrai, comme le

7. Voir Zarcone Thierry, Le mystère Abd el-Kader, Les éditions du Cerf, 2019.

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Pierre Lachkareff

souligne l’auteur, peut se dire en quelques mots : « On l’a lu seul ». Pour
certains individus, la découverte de l’œuvre de René Guénon reste, est
restée et sans doute restera comme un choc reçu individuellement, une
« métanoïa à la manière antique ». André Préau, quoique devenu fort
critique, le reconnaissait : « il nous a rendu le sens de la profondeur. »
Il reste que l’œuvre est encore susceptible de bien des accapa-
rements évoqués brièvement par l’auteur, dont certains fort douteux
et fort actuels. Cette situation, conclut-il «  nous renvoie à un «  post-
guénonisme  » qui illustre la capacité toujours vivante de l’œuvre à
provoquer le retournement intérieur, quel que soit son objectif, et nous
invite à tirer un trait sur le reste ». Peut-on lui donner tort ?

Critica Maçonica, année 2019, trois numéros


Pour se procurer la revue : <http ://criticamasonica.overblog>
ou bien : < jennifer_burford@yahoo.fr>.

Au moment où cet article paraît, la revue Critica Maçonica aura


fêté sa septième année d’existence. Se plaçant résolument dans une
perspective progressiste au sens dit «  sociétal  », Critica Maçonica se
singularise heureusement par le souci de respecter au mieux les règles
académiques, dans le but : d’ «employer les outils des sciences humaines,
en procédant à une séparation du réel et du légendaire, pour enfin prendre
en compte ce légendaire comme un fait social et historique ». 
Dans le n° 13 (février 2019) Jean-Pierre Chantin, sous le titre : Les
«  sectes  » existent-elles  ?, tente d’apporter un tant soit peu d’ordre et
de raison à propos d’un mot et d’une chose produisant généralement
fantasmes, contre-vérités et peurs de toutes natures. Cette analyse, très
fouillée, mais claire et d’une lecture agréable, explique d’une part com-
ment le mot « secte » lui-même ne parvient pas à faire, aujourd’hui en-
core, l’objet d’une définition précise ; comment, d’autre part, au cours
de l’histoire, à partir notamment des premiers siècles chrétiens le sens
en est passé de neutre à péjoratif. Pourquoi aussi (ce qui peut indirec-
tement intéresser les Maçons français ayant du mal à saisir les points
de vue d’outre-Manche) il n’est pas compris de la même façon parmi
les cultures européennes. Quant à la chose, J.-P. Chantin indique à
quel point, pour les sciences humaines, le concept est particulièrement
délicat à appréhender et à circonscrire suivant les sphères culturelles
ainsi que leurs acculturations éventuelles, ceci rendant très aléatoires
les processus d’identification. Entre les années soixante et les années
quatre-vingt-dix, on aura assisté à un glissement du « folklorique », ou
considéré comme tel, au tragique le plus manifeste avec, entre autres, les
immolations en 1994-1995 du « Temple solaire » au Canada, en Suisse
et en France. Ceci amène l’auteur à examiner l’action de la puissance
publique ; laquelle, entre rapports parlementaires, création d’ « observa-
toires », puis leur suppression plus ou moins arbitraire, semble naviguer
sans cap précis entre opportunisme politique avec posture, suivisme
médiatique et restrictions budgétaires. De toute manière, la notion de
« crime sectaire » reste introuvable. On ne s’en étonnera pas.

Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture 

Dans un important travail de synthèse, Vers un post-catholi-


cisme, Jean-Pierre Bacot s’interroge sur le devenir, en France, mais
aussi en Europe, des cultes traditionnels (mais non traditionalistes) ;
de l’Église catholique évidemment, mais aussi du protestantisme libé-
ral et d’une partie du judaïsme. S’appuyant sur des statistiques incon-
testables, il montre à quel point ceux-ci sont en déshérence, laissant
envisager leur disparition effective d’ici une trentaine d’années. J.-P.
Bacot fait remarquer que cette situation, hormis les épisodes de per-
sécutions violentes dus aux régimes totalitaires, « est une nouveauté
radicale dans l’histoire des sociétés humaines. » Or, note-t-il, le para-
doxe veut que, à part les travaux de quelques structures universitaires
réduites, les sciences humaines ne s’en occupent guère ! Suit un long et
intéressant développement sur les possibles causes de cette évolution
et sur ses lendemains. L’auteur note que si l’athéisme poursuit seul et à
petits pas son chemin dans nos sociétés, ce qui a des chances d’advenir
est surtout un « spiritualisme à géométrie variable », tant les tenants
d’un réenchantement du monde sont nombreux, des diverses versions
du développement personnel au bouddhisme occidentalisé. Les tradi-
tionalistes intégristes et les mouvements fondamentalistes se réservant
des parts de marché plutôt extérieures à nos sociétés. Ce qui bien sûr
amène J.-P. Bacot à s’interroger sur la situation de la Franc-maçonnerie
dans un tel contexte. Cela n’a rien de simple reconnaît l’auteur, tant la
Maçonnerie en France est diverse et susceptible de souplesse et d’adap-
tations : « On peut prévoir un déclin futur des formes de Maçonneries
déistes ou théistes, options qui se portent assez bien, mais pour des per-
sonnes qui sont nées avant le grand désenchantement. » L’auteur donne
rendez-vous dans quinze ans. Nous verrons !
Le numéro de juin est un « spécial », consacré à la notion d’altéri-
té. Rappelons à ce propos que deux intéressants numéros spéciaux sont
encore disponibles : Extrême droite et ésotérisme, retour sur un couple
toxique, janvier 2016, par Stéphane François, ainsi que Une brève his-
toire de la Grande Loge Nationale Française. Un siècle de version fran-
çaise d’une sociabilité anglo-saxonne, janvier 2017 par Jean-Pierre Bacot.
Dans le n° 14 (novembre 2019), Dominique Jardin, détaille La
Symbolique des tableaux de loge du XVIIIe siècle. L’article, en plus de
présenter nombre de superbes reproductions de ces œuvres d’art trop
méconnues, au pouvoir évocateur fascinant, offre une documenta-
tion, notamment bibliographique, très utile. Dominique Jardin retrace
l’histoire de cet élément devenu central dans le corpus maçonnique. Il
montre aussi que la réflexion sur les tableaux, pratique ancienne puis
petit à petit disparue, redevient aujourd’hui une pratique vivante ; et à
quel point cela peut être un outil pédagogique des plus concrets permet-
tant de comprendre les grades maçonniques victimes trop souvent de
discours solipsistes et sans méthode. Dans un souci de rigueur il s’at-
tache par exemple à discerner ce qui différencie le « mandala » orien-
tal, ce « faux ami », du tableau de loge, mais aussi ce qui peut leur être
commun. Cette rigueur n’a qu’un but : restituer pleinement à la méta-
histoire et à l’imaginaire maçonnique toute leur puissance initiatique

N° 195-196 /juillet-octobre 2019


 Pierre Lachkareff

en évitant à la fois la confusion avec l’histoire elle-même et la tentation


d’un dogmatisme traditionaliste.
Jean Iozia, avec Femme et ésotérisme présente de façon documen-
tée un certain nombre de figures féminines marquantes de ce vaste
domaine. De la mythique Marie la Juive, de la béguine Marguerite
Porete ou de la mystique anglaise Jane Leade, à la controversée Helena
Petrovna Blavatsky, sans oublier Dion Fortune, Anne Kingsford ou
Lotus de Païni, cet ensemble de brefs portraits bien tracés suscite une
curiosité véritable et invite à ouvrir de nouvelles routes aux chercheurs.
À quand une anthologie conséquente ?
Ramzy Ellouze, dans Islam et Franc-maçonnerie évoque le très
délicat problème de leur cohabitation, particulièrement en Tunisie,
tandis qu’Arnaud d’Apremont livre les résultats d’une intéressante
recherche sur l’appropriation de la Maçonnerie en Bretagne par les
cultures celtisantes.
Nous n’aurions garde enfin d’oublier Le Rite Écossais Rectifié, il-
lustre et méconnu. Roger Dachez y retrace l’histoire complexe du RÉR,
expose son actualité — encore, disons-le, passablement compliquée —
et analyse un succès français du rite, sinon paradoxal, du moins ambi-
gu. Suffisamment problématique en tout cas pour justifier en conclusion
une vigoureuse mise au point touchant le caractère chrétien du rite au
sens plein et précis de ce terme face aux tentations — et aux tentatives
— d’édulcoration du message.

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