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Renaissance
Traditionnelle
WHARTON,
CAGLIOSTRO,
LENAIN…
TROIS MAÇONS HORS DU COMMUN
N° 195-196
JUILLET-OCTOBRE 2019
49e ANNÉE
Numéro gratuit
“spécial confinement” Renaissance
https://rt.fmtl.fr/numéros/195-196
Traditionnelle
sous l’égide de l’Institut maçonnique de France
S O M M A I R E
NUMÉRO 195-196 JUILLET-OCTOBRE 2019
167
Avant-propos
168
Le premier Grand Maître des francs-maçons en France ?
L’énigme de Philip, Marquis puis Ier duc de Wharton
par Bernard Homery
211
Dans le viseur des francs-maçons : la première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
par Reinhard Markner
224
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité répandues devant le nouveau thaumaturge (1781)
Édition établie et traduite de l’allemand
par Reinhard Markner et Lionel Duvoy
244
Lazare Lenain, mage de génie
par Benjamin Barret
260
Les âges du Monde et la franc-maçonnerie
par Jacob Perlman
288
L’Abbé Rambaud, un personnage énigmatique…
par Hugues Berton et Christelle Imbert
308
Notes de lecture
par Pierre Lachkareff
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Numéro gratuit
“spécial confinement”
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AVANT-PROPOS
Ce numéro 195-196 clôt l’année 2019 de Renaissance Traditionnelle. Nous avons certes toujours
été un peu en dehors du temps profane mais nous espérons que la qualité des articles – et la richesse de
la matière – compensera aux yeux de nos fidèles lecteurs ce retard de quelques mois. Nous vous propo-
sons ici des contributions sur trois Maçons hors du commun : deux relativement célèbres, Wharton et
Cagliostro ; le troisième, Lenain, n’est connu que des spécialistes mais se révèle tout aussi passionnant.
Le duc de Wharton a été Grand Maître de la Première Grande Loge à Londres en 1723 – d’où
sa présence sur le frontispice des Constitutions d’Anderson – mais il aurait aussi été le premier Grand
Maître des francs-maçons français à Paris en 1728. C’est dire son importance dans l’histoire de la
franc-maçonnerie, et notamment dans sa période la plus ancienne et la plus obscure. Bernard Homery
puise aux meilleures sources pour nous brosser le portrait de cette personnalité complexe, tiraillée
entre idéaux et mauvais penchants, fidélités et inconstances… et qui, en dépit d’indiscutables talents,
gâchera finalement cette vie qui semblait si prometteuse. L’auteur s’attache aussi à discuter la ques-
tion de la réalité de son rôle à la tête des francs-maçons français. Elle ne va pas de soi au regard du
peu d’éléments factuels dont on dispose. Mais, après avoir pesé le pour et le contre, Bernard Homery
penche pour la réalité de cette première Grande Maîtrise ; certes éphémère, certes surtout symbolique,
mais sans doute bien réelle.
Figure paradoxale, mais aussi notable, du xviiie siècle maçonnique, Cagliostro ne cesse d’inter-
roger sur la nature de la franc-maçonnerie du Siècle des lumières. Reinhard Markner et Lionel Duvoy
nous procurent ici l’un des premiers témoignages approfondis sur le Grand Cophte. Témoignage émi-
nemment critique, mais qui recèle de nombreuses informations de première main sur la manière
d’être et les façons de faire de Guiseppe Balsamo.
Lazare-Républicain Lenain ! auteur de La Science Cabalistique et candidat « démocrate ouvrier »
aux élections législatives d’avril 1848, quand les méditations d’un « homme de désir » rejoignent le
romantisme du xixe siècle. Benjamin Barret nous introduit à la personne et à l’œuvre de ce Maçon
atypique – et très attachant – qui a publié ce qui deviendra, bien des années après, un classique de la
tradition occultiste française.
Dans un article très stimulant, Jacob Perlman croise érudition et approche symbolique pour
essayer de mieux cerner la dimension initiatique que peuvent avoir les références aux périodes histo-
riques dans lesquelles s’inscrivent les différents grades de la franc-maçonnerie.
Comme à intervalles réguliers depuis ses origines, RT vous propose quelques éléments d’his-
toire du compagnonnage. Aujourd’hui Hugues Berton et Christelle Imbert lèvent un voile sur un per-
sonnage énigmatique, l’Abbé Rambaud, qui joua un rôle important dans la fondation de l’Association
Ouvrière des Compagnons du Devoir en… 1941 !
Enfin, grâce aux notes de lectures de Pierre Lachkareff, vous pourrez découvrir les ouvrages
importants récemment publiés dans notre domaine.
Bonne lecture… et n’oubliez pas de renouveler votre abonnement pour 2020, Renaissance
Traditionnelle ne vit que grâce au soutien de ses abonnés.
Pierre Mollier
P
hilip (1613-1696), 4e baron de Wharton, puritain et
partisan de Cromwell, fut un opposant actif et constant des rois
Charles II puis Jacques II Stuart. Son fils, Thomas (1648-1715),
5e baron, marié en secondes noces en 1692 avec Lucy Loftus (1670-
1717), fille d’Adam Loftus 1er vicomte de Lisburne, femme de lettres,
adhérente au Kit Kat Club et opposante comme son père, fut de ceux
qui appelleront le prince d’Orange, futur Guillaume III, et participe-
ront à la Glorieuse Révolution. Le baron, écarté du Conseil privé par la
reine Anne, retrouvera sa position en 1706. Cette même année, ayant
très activement contribué au traité d’Union avec l’Écosse, il est créé par
1er vicomte de Winchenden et 1er comte de Wharton, sera Lieutenant
général d’Irlande de 1708 à 1710 puis, en 1714, 1er marquis de Wharton
et de Malmesbury, pairie d’Irlande. Réformateur orangiste, excellent
orateur, il est un des fondateurs du parti whig et sera député pendant
dix-sept ans à la Chambre des Lords, Lord du Sceau privé, et deviendra
grand propriétaire terrien irlandais. Cible de Jonathan Swift, le couple
Wharton représentait assez l’image de la haute société d’alors, riche,
cultivée et parfois libertine. Il aura trois enfants, Lucy (?-1739)2, Philip
(1698-1731) puis Jane (1706-1761)3 et décidera que l’enseignement de
leur fils et héritier, dont le parrain n’était autre que le roi Guillaume III
et la marraine la princesse Anne de Danemark, serait exceptionnel et
exclusivement réalisé par des tuteurs privés.
1. Nous remercions Michel Duchein dans l’aide qu’il nous a apporté dans la traduction des nombreux
documents utilisés dans cette étude.
2. Lucy Wharton, l’aînée, se marie à William Morice (1707-1750), 3e baronnet, dont elle divorcera en
1738, année précédant son décès, sans succession.
3. Jane Wharton (1706-1761), se marie à John Holt en 1728 qui décédera l’année suivante, sans
descendance. Mariée en 1733 à Sir Robert Coke, elle mourut sans descendance.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
affectif, il est conduit par ses tuteurs en 1715 à réaliser un voyage sur
le Continent accompagné par un précepteur huguenot français, mon-
sieur Dussoul, dont le but est de rejoindre Genève et ses stricts principes
éducatifs. Au regard de sa très haute position, pendant ce Grand Tour,
il est reçu avec bienveillance, voire chaleur par les Provinces-Unies,
par la cour de Hanovre puis par celle de Hesse-Cassel, sur la route de
Genève. Une lettre de James Clavering (1680-1748) écrite de Hanovre à
sa cousine Lady Mary Clavering (1685-1723), comtesse Cowper4, datée
du 7 juin 1716 raconte à son sujet les faits suivants :
« Sa Majesté Czarienne nous a fait l’honneur de passer
à Hanovre par deux fois et de rester deux ou trois jours à
Herren-hausen, une maison de campagne du Roi à un mile
anglais de la ville ; ainsi j’ai eu l’honneur de manger à sa
table plusieurs fois. […] Il est accompagné d’un Gentleman
écossais, cousin de l’Ex-Lord Mar5, qui est à la fois son
Chancelier et son médecin (tenant un rang jacobite) [Sir
Robert Erskine (1674-1719)], qui m’a dit que Lord Wharton
avait promis au Tsar de l’accompagner comme Volontaire
lorsqu’il fera la descente sur Schonen6 […]. »7
Ce courrier nous apprend que le tsar, pendant son voyage en
Europe occidentale en 1716-1717, échangea avec Philip, encore 2e mar-
quis de Wharton, qui n’avait alors que dix-huit ans. Cette rencontre fut
d’importance car Wharton fera référence ultérieurement en différentes
occasions au tsar Pierre 1er (1672-1725) et à la Russie.
4. Lady Clavering (1685-1723), comtesse de Cowper, mariée à William Cowper (1665-1723), 1er
comte de Cowper, est la « Lady of the Bedchamber » de 1714 à 1720 de Caroline d’Ansbach (1683-
1737), princesse de Galles, épouse du futur George II de Hanovre.
5. John Erskine, 6e comte de Mar, déchu de ses titres après la défaite jacobite de Sheriffmuir en
1715.
6. Le comté de Shonen ou Scania est la partie sud de la Suède dont la capitale est Malmö, juste en
face de Copenhague, côté mer Baltique. L’évocation de cette campagne est à inclure dans la conduite
de la Grande guerre du nord entre principalement la Suède et la Russie de 1700 à 1721.
7. Diary of Mary, Countess Cowper, J. Murray, Londres, 1864, p. 194 in Lewis Melville, The Life and
Writings of Philip, Duke of Wharton, Londres, 1913, chap. III, p. 26.
8. Selon l’histoire traditionnelle de la rébellion de 1715, l’étendard du prétendant, Jacques III, était
« De soie verte à la frange chamois, au pélican nourrissant ses petits au naturel. » devise : « Tantum
Valet Amor Regis et Patriae. » [« Seul vaut l’amour du Roi et de la Patrie »]. In AQC, John Yarker, The
Rose Croix Jewel and the Stuarts, Londres, 1888, Volume 1, notes p. 150.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
9. Stuart Papers at Windsor Castle, ii, 360-1, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op.
cit., pp. 30-31.
10. Guillaume II d’Orange Nassau qui deviendra Guillaume III du Royaume-Uni est le gendre et le neveu
de Jacques II puisque marié à Mary, la fille aînée de son premier mariage avec Anne Hyde (1638-
1671). Lui succède la reine Anne, la sœur cadette de Mary. Décédée sans enfant vivant lui succède,
selon la nouvelle loi britannique, son plus proche cousin non catholique romain, descendant d’une fille
de Jacques VI-1er, Elisabeth (1596-1662) qui, mariée à Frédéric V de Palatinat, aura treize enfants dont
Sophie (1630-1714) qui épousera Ernest Auguste (1629-1698), électeur de Hanovre, dont elle aura
George, futur George 1er de Grande Bretagne. Ce renversement de royauté ne peut pas être qualifié de
dynastique puisque coule dans leurs veines le sang Stuart.
11. Stuart Papers at Windsor Castle, ii, 390, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
pp. 32.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
12. D°, ii, 471.3, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 34-36.
13. D°. p. 36.
un faux nom mais surtout l’envoi à Lyon du frère de David Erskine (1672-
1745), 9e comte de Buchan, William Erskine (1676-1739) comme agent de
liaison. On apprend que cette rencontre eut lieu par une lettre du comte
de Mar à la reine Marie de Modène14 du 7 octobre 1716 expédiée d’Avi-
gnon. Wharton se sera entretenu longuement avec Jacques III, moment
suivi d’un échange de qualité avec le duc d’Ormonde et le comte de Mar.
Le prétendant rendra sa réponse le 11 octobre 171615 missionnant
le marquis à rendre visite à la cour de Hesse-Cassel où il est apprécié. Le
landgrave Charles 1er (1654-1730), marié à Amélie de Courlande (1654-
1730) dont il avait eu dix-sept enfants, était un des voisins de Hanovre
mais, lui, en bons termes avec la Suède. En 1715 leur fils aîné survivant
Frédéric (1676-1751) avait épousé en secondes noces Ulrique Eléonore de
Suède (1688-1741), sœur et héritière de Charles XII16. De plus Frédéric
avait trois sœurs disponibles au mariage et si ce sujet devait être abordé
pour une princesse de Hesse, le marquis devrait mener les négociations
pour le prétendant. Mais la relation de ce dernier et du marquis devait
rester secrète afin de laisser croire au gouvernement anglais et à son
roi que les fréquentations du marquis n’étaient dues qu’à sa propre per-
sonnalité revendiquant sa totale liberté mais pas à un changement fon-
damental de convictions. Cette pensée n’était en fait qu’illusion. Cette
revendication l’amènera à écrire en date du 10 octobre 1716 une Lettre
circulaire aux Propriétaires libres, c’est-à-dire potentiellement aux élec-
teurs du Royaume-Uni, décrivant les reproches profonds qu’il faisait au
pouvoir en place dont un en particulier qui sera dupliqué lors de son
désaccord au sein de la franc-maçonnerie naissante à Londres puis à
Paris à savoir son exigence du respect de la tradition :
Une autre chose, on m’accuse d’avoir paru préoc-
cupé par la façon dont la Pairie anglaise s’est prosti-
tuée. Il me semble très étrange que ceux qui accusent un
ministre d’avoir conseillé la création de douze pairs, puissent
justifier cette erreur en en créant plus que ce nombre depuis.
C’est très sensé pour moi qui dois avoir l’honneur de siéger
dans cette Maison, et je suis vraiment désolé de la voir se
remplir de personnes dont les pères n’étaient pas des gent-
lemen. Je n’aurais pas pensé que cela refléterait ces derniers
temps la manière de créer des pairs, mais seulement celle
des ministres qui ont conseillé leur création.17
Dans cette longue lettre circulaire, il prend aussi la défense de la
Suède contre l’adhésion tardive de la Grande Bretagne à la ligue anti-
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
18. Stuart Papers, Windsor Castle, iii 172-3, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
pp. 52-53.
19. D°, iii 185, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 55-56. Il s’agit de l’am-
bassadeur du Royaume-Uni, Lord John Dalrymple (1673-1747), 2e comte de Stair. Il est le fils de John
Dalrymple (1648-1707), pair d’Écosse, parlementaire whig ayant fortement contribué à l’accession de
Guillaume II d’Orange-Nassau en 1689, devenu Guillaume III d’Angleterre, en remerciement de quoi il
sera nommé en 1691 secrétaire d’État à l’Écosse. Il est principalement connu pour son organisation
du massacre de Glencoe du 13 février 1692 visant le clan McDonald, catholique, et réglant une vieille
rivalité entre les Low- et Highlands écossaises.
20. Stuart Papers, Windsor Castle, iii 259-9, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op.
cit., pp. 62-63.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
21. Définition : quelqu’un qui vit et pense d’une manière différente des autres personnes – original.
Au sens religieux : quelqu’un appartenant au groupe des chrétiens protestants mais qui n’appartient
pas à l’Église d’Angleterre – dissident. Le Non-conformisme avait été traité par une loi du parlement
d’Angleterre du 24 mai 1689 : The Toleration Act. Il accordait à ses adeptes qui avaient accepté la
Transsubstantiation la liberté de culte sous réserve qu’ils se soient engagés sous serment d’allé-
geance au monarque britannique et à sa suprématie.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
22. Fils du docteur Nicholas Stratford, évêque de Chester, archidiacre de Richmond, décédé céliba-
taire et sans descendance en 1729.
23. Robert Harley (1661-1724), 1er comte d’Oxford et de Mortimer, pendant sa fonction de Premier
ministre sous la reine Anne de 1711 à 1714, fut responsable de la signature du traité d’Utrecht et créateur
en 1711 de la très spéculative compagnie des Mers du sud dans laquelle Philip Wharton engloutira une
grande partie de sa fortune lors de l’éclatement de la « South Sea Bubble » de 1720 et qu’il combattra.
24. Portland MSS, vii, p. 310.
25. Robert Freke Gould, The History of Freemasonry, Blackwood and Lebas, Londres, 1887, TII, pp.
289-290.
26. The Duke of Wharton’s Speech in the House of Lords on the Third Reading of the Bill to Inflict Pains
and Penalties on Francis Atterbury, Bishop of Rochester, May 15, 1723, in Lewis Melville, The Life and
Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 268-300.
27. Horace Walpole (1717-1797), 4e comte d’Orford, fils cadet de Robert Walpole, est écrivain.
28. Ses publications sont accessibles in The Life and Writings of Philip, late Duke of Wharton, Londres,
1732.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
29. Wiktionnaire : personne usant de la flatterie pour gagner les faveurs de personnes d’influence.
30. Philip Wharton, The True Briton, Londres, 1723, n° 1 du lundi 3 juin 1723, pp.1-2.
31. James Fitzroy (1649-1685), fils aîné adultérin de Charles II, renommé James Scott après son
mariage avec Anne Scott, 4e comtesse de Buccleuch, revendiquera auprès de son oncle Jacques II
Stuart le trône de la Double Couronne et finira sur l’échafaud. Il eut de sa femme huit enfants dont
James (1674-1705), titré comte de Dalkeith. Marié à Lady Henrietta Hyde le couple aura six enfants
dont l’aîné, Francis (1695-1751), comte de Dalkeith et 2e duc de Buccleuch, est donc l’arrière-petit-fils
de Charles II Stuart et sera élu Fellow de la Royal Society le 12 mars 1724.
Elle fut votée a une voix de majorité ce qui amena Philip Wharton à
évoquer un nouveau vote de confirmation. Cette proposition fut rejetée
et le Passé Grand Maître Wharton quitta la salle sans cérémonie accom-
pagné de quelques Frères et sans y revenir. Si elle avait été acceptée, cette
motion revenait à nommer le Député Grand Maître par un vote de la
Grande Loge et non plus par le choix du Grand Maître.
La proposition de ce vote de confirmation au motif d’une pos-
sible erreur de comptage était révélatrice d’un mal plus profond car c’est
Dalkeith qui avait imposé Desaguliers ou plus probablement Desaguliers
qui s’était imposé à Dalkeith. Le courrier de James Anderson au duc de
Montagu — du samedi 29 juin 1723 (attention en 1723 le 29 juin tom-
bait un mardi !) — est révélateur :
Merci à votre Grâce d’accepter les remerciements de nos
Frères pour votre argent et votre généreux paiement du
billet ; mais la compagnie de votre Grâce aurait été utile,
parce que, bien qu’ils aient choisi à l’unanimité le comte
de Dalkeith pour Grand Maître, par procuration, le duc
de Wharton s’est efforcé de nous diviser contre le Dr
Desaguliers (que le comte a nommé comme Député avant
que sa Seigneurie ne quitte Londres), selon un accord dudit
duc avec certains qu’il avait persuadés de se joindre à lui ce
matin-là ; l’affaire ne sera pas bien réglée tant que le Grand
Maître actuel ne sera pas de retour à Londres. Ledit duc est
très engagé cette semaine parmi les livreurs de Londres pour
l’élection des Shérifs, bien que pas entièrement satisfaisante,
ce dont je m’excuse, mais personne ne peut s’en empêcher, à
l’exception de M. Walpool (sic) qui, disent-ils, ne pense pas
que ça vaille la peine de le prévenir. Je prie votre Grâce de
m’envoyer le reste des accusations dans un courrier postal
adressé à mon nom dans Swallow Street, près de Pickadilly,
St. James’s, Westminster - p. 373.32
Ce courrier montre que le duc de Montagu, une des plus grandes
fortunes d’alors du Royaume-Uni, bras armé de la royauté, Grand
Maître de la Grande Loge de Londres pour l’année 1721-22, finançait
largement l’entreprise, que James Anderson déformait la vérité, ce qui
est chez lui somme toute assez habituel, puisque le vainqueur ne fut
élu qu’à une voix de majorité — 42 à 41— et non à l’unanimité comme
annoncé au duc de Montagu, que le Premier ministre d’alors, Robert
Walpole, se tenait au courant de l’évolution confirmant la prégnance du
politique sur l’Ordre et que le comte de Dalkeith n’était pas présent à
cette Grande Loge pour son élection.
Ce binôme, Dalkeith/Desaguliers, qui a flirté avec l’échec, met
en lumière un affrontement de tendances au sein de la Grande Loge.
Si la personnalité de Wharton participe à celui-ci, la nouvelle écriture
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
33. James Anderson, Constitutions d’Anderson, 1723, traduction Daniel Ligou, Lauzeray International,
Paris, 1978, p. 42.
34. Le paradoxe de cette situation est que l’Église catholique romaine était fort pourvoyeuse de
constructions religieuses alors que la Kirk, l’Église écossaise calviniste, y était opposée, l’Église
anglicane n’autorisant que quelques constructions représentatives propres à son culte, tout aspect de
pratiques régulières (monacales) étant banni point commun avec la Kirk.
The CONSTITUTIONS
OF THE FREE-MASONS.
Containing the History,
Charges, Regulations, &c. of
that most Ancient and Right
Worshipful FRATERNITY.
For the Use of the LODGES.
LONDON : Printed by William
Hunter, for John Senex at the
Globe, and John Hooke at the
Flower-de-luce over-against St.
Dunstan’s Church, in Fleet-
street. In the Year of Masonry
- 5723 Anno Domini - 1723.
Frontispiece engraved by John
Pine in Aldersgate Street,
London.
John Montagu, 2e Duc de
Montagu, portant la cape
de l’Ordre de la Jarretière,
présentant le livre [Roll] des
Constitutions et le compas
à Philip, Duc de Wharton.
Le révérend Dr. John
Théophile Désaguliers étant le
personnage placé à l’extrême
droite de la gravure. Cette
dernière est exposée au Musée
de la franc-maçonnerie, Paris.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
35. Questionnée sur la réalité historique de ces noms par l’auteur, voici la réponse du pro-
fesseur de sinologie au Collège de France, Anne Cheng, datée du 2 avril 2019 : « […] La
seule [identification] que je ne peux que deviner est « Chin-Quaw Ky-po » dont la page 123
[Robert Freke Gould, Masonic Celebrities, The Duke of Wharton, AQC vol. VIII, 1895.] précise
qu’il s’agit du premier empereur de Chine, auquel cas il devrait s’agir de Qin Shi Huangdi (en
transcription moderne dite pinyin). Vous constaterez par vous-même qu’à part la première
syllabe, le reste du nom est très différent dans les deux transcriptions. Les sources euro-
péennes des XVIIe-XVIIIe siècles, mises à part celles produites par les Jésuites résidant en
Chine, n’avaient en général qu’une idée très vague de la manière de prononcer les mots et les
noms chinois, et qu’une manière assez fantaisiste de les transcrire, d’où l’impossibilité dans
laquelle je suis de vous être de plus grande utilité. ».
36. Ms390, Bibliothèque André Doré, Grand Collège des Rites Écossais, Grand Orient de France.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
37. Ruvigny et Raineval Marquis de, The Jacobite Peerage, Edimbourg, T.C. et E.C. Jack, 1904,
p. 131.
38. Letters of Francis Atterbury to the Chevalier St George, G.H. Glover, Queen’s Librarian, 1847, p. 144.
In R.F. Gould, Masonic celebrities n° 6 – The Duke of Wharton, AQC vol XII, 1899.
39. Un cairn, ou montjoie, est un amas artificiel de pierres placé à dessein pour marquer un lieu par-
ticulier. Ce type d’amas se trouve la plupart du temps sur les reliefs, les tourbières ou au sommet des
montagnes. Ce terme est souvent utilisé en référence à l’Écosse, mais peut aussi être utilisé dans
d’autres lieux.
40. Les archives de la Grande Loge d’Irlande de ces années-là ayant brûlé, c’est à partir des
journaux de l’époque que certains auteurs pensent qu’il fut Grand Maître dès 1723. La pra-
tique de loges symboliques est connue en Irlande au moins depuis le7 avril 1713 lors de l’ini-
tiation de « the lady Freemason », Elisabeth St Leger, après son aventure due à la curiosité.
En 1722 a été publié à Londres par un certain Eugenius Philalethe, nom d’écrivain de Robert
Samber (1682-1745), un livre intitulé Long Livers, une curieuse histoire de personnes des
deux sexes qui peuvent vivre plusieurs vies, qui est dédicacé « to the Grand Master, Masters,
Wardens, and Brethen of the Most Antient and Most Honourable Fraternity of the Freemasons
of Great Britain and Ireland ».
La réunion de la Grande Loge de 1725 est décrite dans le Dublin Weekly Journal du 26 juin 1725 dans
laquelle il est précisé qu’elle réunissait six loges et que le Grand Maître fut installé selon une « mys-
tical installation ». Cette information sera confirmée par le London Journal du 17 juillet 1725 : « Nous
apprenons d’Irlande que la Société des Francs-maçons s’était réunie et avait choisi le comte de Ross,
Grand Maître, pour l’année en cours. ». In Chetwood Crawley, Caementaria Hibernica, 1896, Fasciculus
Secundus, pp. 9-11. À cette même année l’existence de la Grande Loge de Munster (région de Cork)
est avérée par ses archives et ses minutes qui commencent le 27 décembre 1726.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
41. Fils et héritier de James Graeme de Newton et de Elisabeth, fille de Robert Moray de Abercairney,
il sera créé 1er baronnet le 6 septembre 1726, remplacera John Hay au secrétariat d’État jacobite le
23 mars 1727 puis sera élevé 1er comte d’Alford en 1760.
42. Stuart Papers, 90/98, Lettre du duc de Wharton au Dr. Johnny ‘[Graeme] du 10 février 1726.
43. Ruvigny et Raineval, The Jacobite Peerage, op. cit., p. 132.
44. Poème héroïque parodique écrit par Samuel Butler (1612-1660) largement inspiré de Don Qui-
chotte de Miguel Cervantes (1547-1616) dans lequel, bien qu’ayant lui aussi comme écuyer un certain
Sancho, le héros Hudibras, maître en logique, ne fait que des bêtises.
45. Stuart Papers, 102/103, lettre d’Ezekiel Hamilton à John Hay du 1er février 1727.
46. Robert Collis, To A Fair Meeting on the Green : The Order of Toboso and Jacobite Fraternalism,
1726-c. 1739.
47. Johann Willem Ripperda (1680-1737), aventurier hollandais qui devint en janvier 1726 secrétaire
d’État, c’est-à-dire Premier ministre, du roi Philippe V qui l’éleva à la dignité de duc, était très favorable
à la restauration des Stuart. Il fut accusé cette même année 1726 de malversations et démis de ses
fonctions.
48. B.M., Add. MSS, 32, 685f. 56. In Lewis Melville, The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton,
Londres, 1913, p. 174.
49. Résidence d’été du roi Philippe V d’Espagne.
50. Philip Henri Stanhope (1805-1875), vicomte Mahon de 1816 à 1855, dit Lord Mahon, puis 5e
comte Stanhope, History of England, from Peace of Utrecht to the Peace of Aix-la-Chapelle, Paris, Bau-
dry’s European Library, 1841, V. I, p. 333.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
54. Townshend MSS, 197, in Lewis Melville, The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
pp. 188-189.
55. In The Life and writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 206-212.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
56. In Michel Duchein, Les derniers Stuarts – 1660-1807, Paris, Fayard, 2006, p. 400.
57. Memoirs of the life of His Grace Philip late Duke of Wharton. By an impartial hand, London, J.
Wilford, 1731, p. 52. Cette “main impartiale” est probablement celle de son ancien confesseur le poète
Edward Young.
58. Jean Baylot, Philippe, Duc de Wharton, Fondateur et Premier Grand Maître de la Grande Loge de
France, in Villars de Honnecourt, 1967, p. 44, et in AQC, Robert Freke Gould, Masonic Celebrities : n°
VI – The Duke of Wharton, G.M., 1895, vol. VIII, pp. 128-129.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
59. The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., pp. 213-124
60. In The Gentleman’s and London Magazine, The live and character of Philip Wharton containing
many particulars never before published, avril 1767, p. 197.
61. In The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., p. 214.
présenta chez lui au matin du 5 juillet 1728. En fin de visite le duc dit à
l’ambassadeur qu’il allait dîner avec l’évêque de Rochester [Atterbury].
L’ambassadeur :
lui répondit modestement que si sa Grâce avait l’intention
de rendre visite à ce prélat, il n’aurait aucune occasion de la
lui raconter. Ils se séparèrent donc sans jamais se revoir et le
duc alla en conséquence dîner avec le prélat.62
Hudibras, quand tu nous tiens ! Ce séjour à Paris sera de courte
durée selon les écrits mêmes de son « impartial hand ». Horace Walpole
fit le compte rendu de son entrevue au duc de Newcastle63 dans un cour-
rier daté de Paris le 6 juillet et Wharton écrira le même jour à l’ambas-
sadeur pour lui demander de lui transmettre sa réponse à Rouen où il se
rend en l’attente de la position du nouveau roi. En Normandie, il est reçu
avec beaucoup de courtoisie par les personnages de première distinc-
tion de la province et participera aux chasses hebdomadaires. François
(1689-1750), 2e duc d’Harcourt en 1718, qui aimait bien sa compagnie lui
proposa même de mettre à sa disposition son château de la Mailleraye
nouvellement acquis en bord de Seine près de Rouen alors qu’il était
retenu à la cour à Versailles.
Sir Robert Walpole, Premier ministre, envoie deux émissaires spé-
ciaux dont un membre du Parlement, probablement un certain Walter
Price (1686-1755), shérif adjoint, au fait du dossier, auquel Wharton
s’adressera par courrier64 pour lui enjoindre de le retrouver à Dieppe
très prochainement. La proposition anglaise, sous réserve d’écrire au
roi ou à son Premier ministre un message d’excuse et de soumission,
était de revenir libre en Angleterre, reprendre la possession de ses biens
et terres mais avec un revenu annuel de 6 000 £ devant lui permettre de
vivre correctement en son rang, le solde devant rembourser ses dettes.
Wharton attendait le pardon du roi et non son exigence de lui écrire
une lettre de soumission. Cette réponse anglaise ne sera pas au goût de
Wharton, le duc de Newcastle répondit à Horace Walpole par courrier
de Whitehall du 12 juillet 1728 que :
Le duc de Wharton s’est conduit de manière si extraordinaire
depuis son départ d’Angleterre et il a si souvent déclaré sa dé-
saffection du roi et de son gouvernement en se joignant et ser-
vant sous les ordres des ennemis de sa Majesté, que sa Majesté
ne juge pas digne de recevoir aucune demande de sa part65.
62. In Memoirs of the life of His Grace Philip late Duke of Wharton. By an impartial hand, op. cit., p. 25.
63. Thomas Pelham-Halles (1693-1768), 1er Duc de Newcastle-upon-Tyne en 1715, whig, est nommé
secrétaire d’État pour les états du sud en 1724 par Robert Walpole, fonction qu’il conservera jusqu’en
1754, année où il devient Premier ministre en remplacement de son frère Henri, décédé. Il est initié
en 1731 à Houghton Hall, propriété de Robert Walpole, avec le duc François 1er du St Empire par Lord
Lovell.
64. MSS Weston-Underwood, 241, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit., p. 221.
65. Coxe, Sir Robert Walpole, ii, 636, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
p. 222.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
66. Nathaniel Mist (+1737), est le fondateur en décembre 1716 du Weekly Journal or Saturday’s Post,
journal d’opposition favorable aux Jacobites. Interdit de publication en 1721, Nathaniel Mist fut empri-
sonné pendant sept ans à Newgate pour cette cause. Libéré il se retira en France en janvier 1728 où
il renoua ses relations avec Wharton.
67. Williams, Life of Atterbury, ii, 308, in The Life and Writings of Philip, Duke of Wharton, op. cit.,
p. 224.
68. Robert Freke Gould, A Concise History of Freemasonry, Londres, Gale and Polden, 1904, p. 380.
69. Robert Freke Gould, Masonic Celebrities : n° VI – op. cit., pp. 131-132.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
La copie d’une lettre datée de Paris du 1er juin 1729 d’un compa-
gnon de grande estime de Wharton en possession du rédacteur de ses
Mémoires rapporte : « Voici une semaine, il quitta Paris » pour l’Espagne.
Ce voyage se fera discrètement afin d’éviter la rencontre de ses créanciers,
passant par Orléans puis Nantes et, par la mer, pour arriver à Bilbao.
Renaissance Traditionnelle
L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
76. Memoirs of the Life of the late Duke of Wharton, by an impartial hand, op. cit., p. 48.
77. Idem, p. 53. De retour d’une cure de repos en montagne, à nouveau en crise, il dut s’arrêter au
monastère franciscain de Poblet, près de Tarragone où son régiment était stationné et y mourut.
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
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L’énigme de Philip, marquis puis 1er duc de Wharton
Annexe
Dear Sister,
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Wharton.
Ma chère sœur,
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Wharton.
Bibliographie
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Numéro gratuit
“spécial confinement”
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B
eaucoup de livres ont été consacrés à Giuseppe Balsamo
— de son vivant déjà et a fortiori après sa mort2. Le tout pre-
mier3, paru en août 1781, ne compte pas plus de quarante-six
petites pages. Il s’agit d’une attaque dirigée contre le prétendu comte de
Cagliostro, sous la forme d’une lettre d’un ami de l’éditeur, tous deux
anonymes, augmentée d’un avertissement, d’un épilogue et de notes de
bas de page. Le texte aborde divers aspects de la vie de Cagliostro, à com-
mencer par son apparence, son origine présumée, et le rôle d’assistante
joué par sa femme. Il y est fait état de ses « opérations magiques et alchi-
miques » conduites à Mitau, la petite capitale du duché de Courlande et
Sémigalle, ainsi que de ses activités de guérisseur miraculeux à Saint-
Pétersbourg et à Varsovie. Enfin, il est également question de ses dé-
clarations blasphématoires, de ses revendications à pouvoir établir des
loges maçonniques et les ouvrir aux dames et, de manière générale, de
la nature frauduleuse de ses entreprises. Silhouette de Cagliostro, vers 1780.
Non sans malice, l’éditeur anonyme laisse le soin à Cagliostro lui-
même de « démasquer, par ses arts magiques, l’auteur et l’éditeur, ainsi
que leur intention ». Il est bien possible qu’un jour, l’adversaire en ques-
tion reçut le texte entre ses mains, même s’il n’avait fait l’objet que d’un
tirage limité. Qu’il ait engagé ses efforts — magiques ou d’une autre
espèce — à identifier ses auteurs, nul ne saurait le dire. Pour le moins,
on attribue habituellement cette brochure à Johann Joachim Christoph
Bode (1731–1793). Cet homme de condition modeste, qui avait d’abord
été musicien militaire au service du duc de Brunswick4, déménagea par
la suite à Hambourg où il débuta, dès 1759, une carrière littéraire de
traducteur, de journaliste et d’imprimeur. Après l’échec de son entre-
prise d’édition, fondée avec le soutien de Gotthold Ephraim Lessing,
et le décès de sa troisième épouse, il s’installa à Weimar en 1779 pour y
tenir la maison de la comtesse Charitas Emilie von Bernstorff, la veuve
d’un homme d’État danois très éminent. Là, il continua parallèlement à
œuvrer sur le plan littéraire — mais également maçonnique.
L’attribution du petit livre à Bode — un homme très réticent à
publier sous son propre nom — se trouve dans les bibliographies consa-
crées à la franc-maçonnerie de Georg Kloß et August Wolfstieg ainsi que
dans tous les catalogues des bibliothèques allemandes5. Elle est accep-
tée par les chercheurs anciens et modernes, par exemple par Emmanuel
Lalande, qui a maintes fois puisé dans ce texte pour sa biographie bien-
veillante de Cagliostro6, et par le germaniste munichois Klaus H. Kiefer
qui l’a réédité dans une anthologie7. Elle est encore indirectement plau-
sible dans la mesure où Tristram Shandy est cité dès la page de titre. La
traduction de ce roman absurde de Sterne apporta tant de succès à Bode
qu’elle fut décrite comme « le point culminant de toute sa carrière de
traducteur8 ». L’avant-propos y fait écho, en ce que Strasbourg y est pré-
sentée, parmi quelques allusions maladroites à Sterne, comme la ville
des dupes de Cagliostro.
Le fait que Bode se soit fréquemment glissé dans la peau de Yorick
et qu’il ait aimé le style alambiqué et digressif de Sterne constitue cer-
tainement un indice qu’il en est l’auteur. Cette attribution est encore
confirmée par la dédicace qu’Elisa von der Recke adressa à Bode dans
son livre Etwas über des Herrn Oberhofpredigers Johann August Stark
Vertheidigungsschrift, publié en 1788. La demi-sœur de la duchesse
Dorothée de Courlande et Sémigalle signale ici que Bode aurait « exposé »
4. Pour les premières années de la vie de Bode cf. son autobiographie : Reinhard Markner, « Bodes
Lebenslauf ohne Schminke (1783) », in Cord Berghahn, Gerd Biegel et Till Kinzel (éds.), Johann
Joachim Christoph Bode : Studien zu Leben und Werk, Heidelberg, Winter, 2017, pp. 373–85.
5. Cf. Georg [Franz Burkhard] Kloß, Bibliographie der Freimaurerei und der mit ihr in Verbindung
gesetzten geheimen Gesellschaften, Francfort-sur-le-Main, Sauerländer, 1844, p. 252 ; August
Wolfstieg, Bibliographie der freimaurerischen Literatur, v. 1, [Leipzig, Verein Deutscher Freimaurer,]
1911, p. 732 ; Michael Holzmann et Hanns Bohatta (éds.), Deutsches Anonymen-Lexikon, 1501–1926,
v. 4, Weimar, Gesellschaft der Bibliophilen, 1907, p. 193.
6. Cf. Marc Haven, Le maître inconnu Cagliostro : Étude historique et critique sur la haute magie, Paris,
Dorbon-Ainé, 1912, passim. On ignore pourquoi Lalande croyait à tort que les Gouttelettes n’étaient
réellement parues qu’en 1786 (cf. ibid., p. 50).
7. Klaus H. Kiefer (éd.), Cagliostro : Dokumente zu Aufklärung und Okkultismus, Munich/Leipzig
et Weimar, Beck/Kiepenheuer, 1991, pp. 177–98. L’objection d’un critique (Christoph Mecking, in
Aufklärung 8/1, 1993, p. 131) ne fut pas prise en considération par Kiefer, cf. idem, « Die famose
Hexen-Epoche » : Sichtbares und Unsichtbares in der Aufklärung : Kant, Schiller, Goethe, Swedenborg,
Mesmer, Cagliostro, Munich, Oldenbourg, 2004, p. 57 et passim.
8. Josef Wihan, Johann Joachim Christoph Bode als Vermittler englischer Geisteswerke in
Deutschland, Prague, Bellmann, 1906, p. 75.
Renaissance Traditionnelle
La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
9. Charlotte Elisabeth Konstantia von der Recke, Etwas über des Herrn Oberhofpredigers Johann
August Stark Vertheidigungsschrift nebst einigen andern nöthigen Erläuterungen, Berlin et Stettin,
Nicolai, 1788, p. [VII].
10. La lieue allemande équivalait à 7 500 mètres environ.
11. Charlotta Elisabeth Konstantia von der Recke, Nachricht von des berüchtigten Cagliostro Aufen-
thalte in Mitau, im Jahre 1779, und von dessen dortigen magischen Operationen, Berlin et Stettin,
Nicolai, 1787.
12. Johann Georg Meusel, Vierter Nachtrag zu der Vierten Ausgabe des Gelehrten Teutschlandes,
Lemgo, Meyer, 1791, p. 871.
13. Allgemeine Deutsche Bibliothek, v. 111, 1792, p. 542.
14. C[arl] A[ugust] Böttiger, « J. J. C. Bode’s literarisches Leben », in Michael Montaigne, Gedanken
und Meinungen über allerley Gegenstände, v. 6, Berlin, Lagarde, 1795, p. cxxxix.
15. Cf. Johann Georg Meusel, Das Gelehrte Teutschland, oder Lexikon der jetzt lebenden Teutschen
Schriftsteller, v. 4, Lemgo, Meyer, 1797, p. 233.
16. Johann Georg Meusel, Lexikon der von 1750 bis 1800 gestorbenen teutschen Schriftsteller, v. 1,
Leipzig, Fleischer, 1802, pp. 443–46.
17. Cf. Allgemeine Literatur-Zeitung, v. 2/1811, col. 135 s. ; Constant von Wurzbach, Biographisches
Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, v. 12, Vienne, K. K. Hof- und Staatsdruckerei, 1864, pp. 471–73
; Ryszard W. Wołoszy ski, « Kortum », in Polski Słownik Biograficzny, v. 14, Varsovie etc., Zakład
Narodowy Imienia Ossoli skich, 1968/69, pp. 120 s.
18. Cf. Schneller à Bode, 16 février 1780, Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz (GStA),
Berlin, FM 5.2. G 39, n° 99/20, ff. 30–33.
19. Cf. GStA Berlin, FM 5.2. K 50, n° 71.
20. Kortum à Lestwitz, 20 février 1779, in GStA Berlin, FM 5.2. B 113, n° 737.
21. Cf. Schneller à Bode, 15 septembre 1779, GStA Berlin, FM 5.2. G 39, n° 99/19, ff. 90 s.
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La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
22. Kortum au duc Ferdinand, 26 juillet 1780, Archives de l’Ordre Danois des Francs-maçons (GODF)
Copenhague, F XXVI 90 a 22.
23. Tadeusz Grygier, « Warszawa 1780 roku w oczach Bogusława Dönhoffa », in Teki archiwalne, 16
(1977), pp. 13–42, ici p. 23.
24. Kortum à Bode, 7 mai 1781, GStA Berlin, FM 5.2. G 39 n° 99/23, doc. 35.
25. « Graf Calliostro, ein Arzt und ein Menschenfreund », in Ephemeriden der Menschheit, v. 1/1781,
pp. 505–08.
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La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
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La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
34. Eduard von der Hellen (éd.), Das Journal von Tiefurt, Weimar, Goethe-Gesellschaft, 1892, p. 1.
35. Berlinische Monatsschrift, v. 7, 1786, p. 386.
36. Lavater à Gœthe, 16 août 1781, in Heinrich Funck (éd.), Goethe und Lavater : Briefe und Tage-
bücher, Weimar, Goethe-Gesellschaft, 1901, p. 190.
37. Kayser à Bode, 16 septembre 1781, GStA Berlin, FM 5.2. G 39 n° 99/23, doc. 76.
38. Kortum à Bode, 23 août 1781, ibid., doc. 67.
39. « Je ne sais pas si V.A.S. a deja lû la ci jointe piece relative â ce fameux Cagliostros. Les faits
y racontés sont vrais, & l’auteur a été prophête ayant predit qu’il finiroit à Str. tout comme il a fini
ailleurs. » (Kortum au duc Ferdinand, [7 septembre 1781,] GODF Copenhague, F XXVI 93 e 6.)
40. Cf. Schwartz au duc Ferdinand, 26 juillet 1781, ibid., F XXVI 93 e 47.
41. Cf. B[rühl ?] à P[oni ski ?], 30 mai 1780, copie, ibid., F XXVI 93 e 46.
42. Kortum à Lestwitz, 3 mars 1779, in GStA Berlin, FM 5.2. B 113, n° 737.
43. Willermoz au duc Ferdinand, 28 avril 1781, copie, in Bibliothèque Municipale (BM) de Lyon, Ms
5864 ; voir aussi Naselli à Willermoz, 7 avril 1781, ibid.
44. Duc Ferdinand à Willermoz, 25 juillet 1781, ibid.
45. Schwartz au duc Ferdinand, 26 juillet 1781, loc. cit.
46. Cf. Willermoz au duc Ferdinand, 12–15 août 1781, copie, in BM Lyon, Ms 5864. Voir aussi René Le
Forestier, La franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIIIe et XIXe siècles, publié par Antoine Faivre,
Paris et Louvain, Aubier, 1970, p. 1002.
47. Cf. L[udwig] v. Aigner-Abafi, Johnson ein Hochstapler des XVIII. Jahrhunderts : Beitrag zur Ges-
chichte der Freimaurerei, Francfort-sur-le-Main, Mahlau & Waldschmidt, 1902.
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La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
48. Schneller à Bode, 27 mai 1779, in GStA Berlin, FM 5.2. G 39, n° 99/19.
49. Saltzmann à Willermoz, 22 novembre 1780, in Robert Amadou, Cagliostro et le rituel de la Maçon-
nerie égyptienne, Paris, Sepp, 1996, p. 97.
50. Cf. Saltzmann à Willermoz, 31 décembre 1780 et 1 juin 1781, ibid., pp. 98–102.
51. Cf. Turckheim au duc Ferdinand, 6 janvier 1781, ODF Copenhague, F XXVI 82 b 76.
52. Schwartz au duc Ferdinand, ibid., F XXVI 93 e 33.
53. Cf. Burgsdorff au duc Ferdinand, 3 janvier et 30 janvier 1780, ibid., F XXVI 83 b 4 et 6.
54. Cf. duc Ferdinand à Burgsdorff, 2/4 février 1780, ibid., F XXVI 83 b 7, et Burgsdorff au duc Fer-
dinand, 12 février 1780, ibid., F XXVI 83 b 13.
55. Cf. Starck à Röpert, 13 mars 1780, in Freimaurer-Zeitung, 30 (1862), pp. 250–52.
56. Cf. Lavater à Elisa von der Recke, 10 août 1781, in Martin Schütze, « Der Briefwechsel zwischen
Lavater und Elisa von der Recke : neuentdeckte Originale », in The Germanic Review, 7 (1932), pp.
1–31, 201–14, ici pp. 210 s.
57. Mumssen à Rüdinger, 10 avril 1781, in GStA Berlin, FM 5.1.3., n° 1022.
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La première dénonciation de Cagliostro et ses auteurs
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“spécial confinement” Ernst Traugott von Kortum
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QUELQUES GOUTTELETTES
DE LA FONTAINE DE VÉRITÉ
RÉPANDUES DEVANT
LE NOUVEAU THAUMATURGE
(1781)
Édition établie et traduite de l’allemand
par Reinhard Markner et Lionel Duvoy
Au Cap2, 1781.
1. [« Pure supercherie, ma mie, fit l’aubergiste — c’est un faux nez ! — C’est un vrai nez, répondit sa
femme. — […] Nul ne sera autorisé à le toucher, dit l’étranger. » Bode cite ici, en modifiant légèrement
la dernière phrase (il écrit « Peregrinus » à la place de « ille »), le conte de Slawkenbergius apparaissant
au livre IV des Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne. On lui doit d’ail-
leurs une traduction classique de ce roman publiée pour la première fois à Hambourg en 1774.]
2. [En fait, Weimar.]
Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
______________________
3. [Sur la base des informations fournies par Kortum, Bode croyait que Cagliostro était d’origine por-
tugaise plutôt qu’arabe.]
4. [Brunswick (Braunschweig en allemand standard).]
5. [« C’est un homme de petite taille, gros, extrêmement large d’épaules, à la poitrine ample et
haute, à la nuque grosse et rigide, aux cheveux noirs, au front trapu, aux sourcils finement galbés, aux
yeux noirs brillants d’une lueur trouble, toujours en mouvement, au nez légèrement courbé, arrondi
et large, aux lèvres épaisses, rondes et déployées, au menton arrondi et proéminent, à la mâchoire
inférieure ronde et résolue, aux oreilles presque petites, aux petites mains potelées, au petit pied
joli, d’un caractère extrêmement sanguin, avec un teint cuivré, une voix très forte et imposante. »
[Franz Michael Leuchsenring (?),] « Der Pseudo-Graf Cagliostro : (Aus dem Tagebuch eines Reisenden.
Straßburg 1783) », in Berlinische Monatsschrift, v. 4, 1784, pp. 536–39, ici pp. 536 s.)]
6. [Il était arrivé à Strasbourg le 27 septembre 1780.]
7. [En français dans le texte.]
8. [L’impératrice Catherine II affirma que Cagliostro ne savait « ni lire ni écrire » et qu’il était « d’une
ignorance crasse » (lettre au baron Friedrich Melchior de Grimm, [16] août–[8 octobre] 1785, in SIRIO
23 (1878), p. 362)].
9. [« Il est vrai que son ton, ses gestes et ses manières étaient celles d’un charlatan plein de jac-
tance, de prétentions et d’impertinence » (Denkwürdigkeiten des Barons Carl Heinrich von Gleichen
: Eine Reihe aus seiner Feder geflossener Aufsätze über Personen und Verhältnisse aus der zweiten
Hälfte des achtzehnten Jahrhunderts, Leipzig, Hirschfeld, 1847, p. 124).]
10. Ce n’est donc pas un miracle s’il a si peu appris ; car les Égyptiens (les modernes, s’entend) con-
sidèrent les Francs — par quoi ils entendent l’ensemble des Européens — comme des mages, et cela,
pas uniquement par fierté et orgueil pour leur propre sagesse et science. Voir les Voyages vers l’Asie
de Norden*. [*Cf. Frederic Louïs [Friedrich Ludwig] Norden, Voyage d’Egypte et de Nubie, Copenhague,
Maison Royale des Orphelins, 1755, v. 2, p. 196.]
Renaissance Traditionnelle
Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
11. [Les Santacroce constituent une lignée glorieuse de la noblesse romaine. En réalité, la femme que
Balsamo épousa en 1768 portait le nom de Lorenza Feliciani (1754–?).]
12. Ces plaintes peuvent aussi avoir pour habile intention de montrer le canal par lequel on peut lui
acheminer les présents. Dans les mascarades des petits théâtres, on voit souvent les servants et les
personnages du même genre se refuser à prendre les cadeaux ; mais en sortant, ils ont les mains dans
le dos, suffisamment visibles pour accepter de les prendre.
13. [Federico Gualdi, exploitant minier et alchimiste d’origine bavaroise, cf. Éric Humbertclaude,
Federico Gualdi à Venise, fragments retrouvés (1660–1678) : Recherches sur un exploitant minier alchi-
miste, Paris, L’Harmattan, 2010.]
14. Naturellement ! À partir du moment où l’on croit cela de lui, on possède la perceptibilité requise
pour devenir son disciple, aussi longtemps qu’il en a besoin.
15. [À l’époque, il avait seulement 37 ans.]
16. [Cf. [Maximilian Joseph von Lamberg,] Le mémorial d’un mondain, [Francfort-sur-le-Main (?)],
1774, p. 81, où l’auteur remarque qu’on croyait le « marquis de Belmar » Portugais.]
17. C’est du pareil au même ; peut-être que mon ami n’avait pas le livre sous la main pour s’y référer,
car on y trouve expressément page 80 : « C’est le marquis d’Aimar, ou Belmar, connu sous le nom de
Saint Germain. » Par suite, s’il veut être le premier, il doit également être le second. Mais espérons que
M. le marquis d’Aimar ou Belmar ou S. Germain, ne se laisse pas priver de son identité si insolemment,
mais qu’il tirera le monde de l’erreur et prouvera que c’est lui ! Du reste, tout le passage du Mémorial
est digne d’une lecture attentive. Notamment le Habes scientiam quaestuosam !* [* Cf. ibid., p. 82.]
18. [L’alchimiste Seefeld, faiseur d’or actif à Rodaun près de Vienne, arrêté en 1746 et incarcéré à
Temesvár, puis libéré à l’instigation de l’empereur François Ier qui le protégea jusqu’à sa fuite.]
19. [Il s’installa à Mitau en mars 1779.]
20. [En fait de Kœnigsberg.]
21. [Il avait été initié dans une loge francophone à Londres, « l’Espérance », le 12 avril 1777. Cf.
Reinhard Markner, « L’initiation de Cagliostro : son certificat de Grande Loge de 1777 retrouvé », in
Renaissance Traditionnelle n° 194, 2019, pp. 111–17.]
22. Puisqu’il se trouve que j’ai à ma disposition le Memorial d’un Mondain, je souhaite en insérer une
page (la 73) qui me semble avoir été écrite avec connoissance de cause* et correspondre parfaitement
au cas présent :
« Vos réflexions qu’on ne sçauroit être trop singulier — — — qu’on ne peut trop affecter de ne
ressembler à personne, soit par les idées, soit par les façons ; qu’un travers, que l’on possède seul fait
plus d’honneur, qu’un merite que l’on partage avec quelqu’un — — sont justes — — — Chaque petit
état aujourd’hui a son Charlatan à titre d’office — — — on joue les réputations, comme on se dispute
un emploi ; tel homme, qu’on empêche d’agir dans son pays obtient une place marquée dans l’Histoire
d’un peuple voisin — — — — Je suis après à dresser une liste de tous ceux, qui se sont distingués
nouvellement par des singularités transcendantes. Celle des Charlatans du siècle seroit très longue.*
— Viderint ipsi.** » [* En français dans le texte.] [** Latin : Ils verront eux-mêmes.]
23. [Johann Friedrich von Medem (1722–1785), propriétaire des domaines courlandais et chambellan
polonais-saxon, comte depuis 1779, était le père d’Elisa von der Recke (née Elisabeth Charlotte Cons-
tanzia von Medem).]
24. Mes belles lectrices ! J’ai trop de respect pour vous et l’ensemble de votre sexe digne de véné-
ration pour ne pas dire ici avec franchise que la franc-maçonnerie pour dames certes pourra devenir
une très bonne institution, mais de toute éternité, jamais ce qu’est la vraie franc-maçonnerie. Et qui-
conque vous initie à la franc-maçonnerie et vous fait miroiter le contraire de ce que je vous affirme
ici sur ma conscience, se rend coupable d’un des plus grands crimes dont un homme soit capable :
abuser de la confiance ou de la curiosité d’une demoiselle.
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
loges égyptiennes, les loges d’adoption25 et autres, quel qu’en soit le nom
; et ces (soi-disant)26 temples maçonniques jouissent aujourd’hui encore
de la protection d’une grande dame27 du pays. En effet, il aimait croire
qu’il flattait activement l’amour-propre de l’autre sexe en lui assurant
qu’il avait la même sensibilité que celle des hommes pour les secrets et
la sagesse de la franc-maçonnerie. Il semblerait, globalement, que les
secrets de Calhostros, au même titre que l’oracle de Delphes, aient beau-
coup d’analogies avec l’âme ou le corps de la femme28. À V[arsovie]29,
les femmes aussi viennent au spectacle, et à St[rasbourg] la signora
B[ranconi]30 est la principale protectrice de notre théurge31.
Ses soi-disant travaux eux-mêmes consistaient en opérations ma-
giques et alchimiques. Lors des premières, ou bien par les premières, il
posait toutes sortes de questions à un enfant placé derrière un paravent.
L’enfant répondait à ces questions d’une façon indéfinie et équivoque
— — et les personnes présentes s’émerveillaient de la sagesse égyp-
tienne de Calhostros. Il employait à cet effet certaines incantations, dont
il disait qu’elles n’étaient que des psaumes de David absents de notre
Bible et qu’en général, tous les psaumes peuvent être utilisés comme des
conjurations. On avait certes remarqué que l’enchanteur s’affairait pré-
alablement beaucoup avec l’enfant et qu’il s’était efforcé de gagner sa
confiance ; mais cette circonstance était ignorée comme négligeable.
Ses travaux chimiques, cependant, étaient encore plus remar-
quables. Il transmutait, sous le regard de tous, du mercure en l’argent
le plus fin. Pourquoi avoir d’autres témoignages ? demanderez-vous32,
tous ceux qui disent avoir assisté au procédé qu’ils avaient eux-mêmes
en partie réalisé, ont pourtant été — roulés ! Comment ? c’est ce qui fut
montré plus clairement à V[arsovie]. Mais d’abord, il y a encore autre
chose qu’il fit durant un autre de ses voyages.
Calhostros tint pour opportun de ne pas séjourner plus longtemps
en C[ourlan]de. Cela semble être une maxime essentielle des gens de
33. Qu’ils comprennent l’art de se rendre invisibles, personne ne peut le contester. Les poètes drama-
tiques nomment ce genre de chose « défaire le nœud ».
34. [Cagliostro arriva à Saint-Pétersbourg au début du mois de juin 1779.]
35. [Grigori Aleksandrovitch Potemkine (1739–1791), général russe, gouverneur de la Nouvelle-
Russie. Amant de Catherine II depuis 1774, il avait été élevé, en 1776, au rang de prince (Fürst) du
Saint Empire Romain Germanique.]
36. [Pedro Normande y Mericán (1742–1809), diplomate espagnol d’origine française, fut chargé d’af-
faires, puis ministre plénipotentiaire de la légation espagnole à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1788.]
37. [Latin : Enquête sur le rang ou le grade.]
38. [Normande « le traita en aventurier et lui défendit de se dire comte espagnol et colonel au service
de cette cour » (« Mémoires inédits du baron [Carl Heinrich] Heyking », in Revue des revues, v. 26,
1898, p. 216).]
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
48. Il me semble donc que, ce faisant, il a tenu parole à ses amis et leur a donné la vraie révélation de
ses secrets. Que lui importait qu’ils en attendent une autre ? Tout un chacun reste le meilleur inter-
prète de ses propres paroles. Ainsi ai-je été présent un jour quand un autre grand homme, suspecté
d’avoir vécu des siècles — quelque chose comme une demi-douzaine —, raconta en société que dans
son domaine de Fr—, il possédait un cheval âgé de soixante à soixante-dix ans qui n’aurait jamais
bu une seule goutte d’eau. Presque tous les gens présents, nonobstant leur foi bienveillante dans les
autres histoires et lumières du grand homme, hésitaient à croire celle d’un cheval sans soif de soixante
ans. Car soixante ans pour un homme qui possède ce merveilleux elixir de vie, cela n’a presque rien
d’étonnant. Toutefois, aucune opposition ne s’éleva dans l’assemblée, si ce n’est cette hésitation sen-
sible ; qui plus est, un homme bien estimé témoigna qu’il connaissait le domaine. Évidemment, cela
ne confirma pas d’un pouce le miracle du cheval. Or, comme ce témoignage arriva en temps opportun,
il fit si bien son effet qu’aucune autre explication plus précise ne fut réclamée. L’homme en question,
avec son elixir exceptionnel qu’il avait gaspillé pour un animal (à condition, comme beaucoup font,
qu’il l’ait fait) a-t-il réellement accompli ce miracle inutile — — ou n’a-t-il cherché qu’à faire entendre
qu’il l’aurait fait ? J’aurais tendance à avoir cette mauvaise pensée. Peut-être a-t-il ensuite confié à
quelqu’un de tout à fait intime, avec un sourire moqueur : « Je n’y peux rien si les gens veulent à toute
force me tenir pour si vieux. Je leur ai dit mon âge avec suffisamment de clarté en leur indiquant très
précisément celui du cheval de bois de mes années d’enfance. » — — C’était assurément un mode
de discours hiéroglyphique ! et Dieu sait que le public, en entendant une vérité hiéroglyphique des plus
simplistes, est aussitôt enclin à suivre une sagesse se prétendant égyptienne. Mais le poisson qui
mord à l’hameçon peut-il en accuser le seul pêcheur ?
49. [À Wola, premier village à l’ouest de Varsovie.]
50. [En français dans le texte.]
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
qu’il eût promis d’en faire plusieurs. Ainsi, par exemple, il voulut redon-
ner à un soldat de soixante ans, M. L[e] F[ort]51, toutes ses forces dila-
pidées dans sa jeunesse. Le début et la fin de la cure devaient consister
en saignées. Mais le bon patient dut entendre tant de balivernes sur sa
maladie ancienne et son nouveau médecin qu’il en avait assez, épar-
gnant ainsi à l’homme miraculeux l’embarras d’être forcé de montrer
encore une fois son long nez.
Entre-temps, Le Grand Œuvre52 était assidûment poursuivi,
des montagnes d’or avaient été annoncées et… attendues. Le p[rince]
P[oniński] voulait peut-être témoigner par avance de sa reconnaissance
à M. le comte Calhostros — peut-être voulait-il aussi le tester — et lui
offrit un anneau d’une valeur fort considérable. Calhostros le désinté-
ressé refusa ce cadeau — avec dédain et fierté. Mais cette grimace ne tint
pas longtemps la pose. À V[arsovie], il fut sur le point d’être découvert
comme charlatan53 et escroc.
Le p[rince] P[oniński] voulut offrir le même anneau à Mme la com-
tesse. Celle-ci, certes, s’excusa de ne porter aucune bague à ses doigts,
mais laissa entendre qu’elle pourrait en tous cas très bien les porter aux
oreilles. L’anneau fut donc rapidement échangé par une paire de boucles
d’oreilles de valeur double qui furent offertes à Mme la comtesse54 ; dès
lors, elle n’eut plus de scrupules à accepter le présent. Mais désormais,
le miracle du désintéressement de M. le comte était plus que mis à nu.
Parmi le peu de gens dignes d’être proches et d’entretenir un
lien de confiance avec le faiseur de miracles, il y eut aussi le c[omte]
M[oszyński]55. C’est un homme qui non seulement possède beaucoup
de connaissances en chimie supérieure56, mais qui a aussi, pour son
malheur, déjà fait l’expérience des différents types d’escroqueries en ce
domaine. Je laisse en suspens la question de savoir si, comme d’autres,
il n’a pas initialement espéré d’être témoin des hautes œuvres de l’art
; cependant, son attention fut éveillée par l’incident de l’anneau cité
ci-dessus, divers renseignements en provenance de P[étersbourg] et de
M[itau], ses propres expériences et la totale ignorance de Calhostros
quant aux principes de la vraie chimie. Il prit alors la décision de mettre
toutes ses forces à percer la vérité. Il flatta ainsi la fierté de M. le comte
et la vanité de Mme la comtesse, mais le suivit à la trace et ne quitta
presque jamais son laboratoire. Plus il décelait la grossière ignorance
51. [Pierre baron Le Fort (Piotr Lefort, 1719–1796), général saxon-polonais d’origine genevoise.
Un des fondateurs de la loge de Dukla en 1755. Sa femme Marianne Caroline Elisabeth (née von
Schmettau) était aussi franc-maçonne.]
52. [En français dans le texte.]
53. [En français dans le texte.]
54. [En français dans le texte.]
55. [August Fryderyk comte Moszyński (1731–1786), petit-fils du roi polonais Auguste II, administ-
rateur des théâtres et des collections royales à Varsovie. Franc-maçon de la Stricte Observance sous
le nom d’« Eques a Rupe alba coronata ». On lui attribue la brochure Cagliostro démasqué à Varsovie :
Ou relation authentique de ses Opérations alchimiques et magiques faites dans cette Capitale en 1780
(publié en 1786).]
56. [Cf. ses Réflections sur la science hermétique présentées au Roi […] en 1768, Biblioteka Czarto-
ryskich, Cracovie, Ms 809.]
dans les travaux chimiques, plus il était conforté dans son soupçon que
la sagesse hermétique de M. le comte consistait en tours de passe-passe.
Finalement, il en fut, par l’opération déjà mentionnée plus haut, plei-
nement convaincu en assistant à la fixation ou transformation du mer-
cure (un secret qui consiste en une interversion des creusets)57. Il lui
reprocha publiquement sa grossière escroquerie, ce que notre sage ne
fut en mesure de réfuter que par des grossièretés, par quoi celui qui fut
jusqu’ici son protecteur ne put à ce moment-là plus douter que son invité
était complètement indigne de lui. Les sommes — et non des moindres
— engagées dans les multiples grandes opérations chimiques, ainsi que
les cadeaux faits à Mme la comtesse, furent perdus, et ce noble couple,
expulsé de la maison comme il se doit, par voie judiciaire.
L’opération avec l’enfant avait certes été déjà suffisamment démas-
quée auparavant, mais l’on était encore trop épris de Calhostros pour
prêter l’oreille à la vérité. Dès lors, on ne pouvait assurément pas conti-
nuer à douter et sans doute eût-on préféré y croire plus tôt.
Pour ce soi-disant travail magique, Calhostros avait choisi la fille
d’un officier domestique et favori du p[rince] P[oniński], une enfant
de huit ou neuf ans. Le père de cette dernière, qui jugeait peut-être
Calhostros et sa sagesse plus froidement que son maître, pouvait bien
avoir dès le début de bonnes raisons de tenir l’invité étranger pour ce
qu’il était réellement. Après que Calhostros ait fait un jour la démons-
tration de ses arts magiques avec l’enfant, le père chercha à obtenir de
sa fille qu’elle lui avoue si elle n’avait pas reçu des instructions préalables
de la part du monsieur étranger. Après un long refus, elle le confessa et
ajouta qu’il lui avait prophétisé Dieu sait quel mal si elle ne gardait pas
la bouche pure, etc. Le père croyait avoir désormais en mains les armes
suffisantes pour contrer Calhostros. Il ne perdit pas un instant pour
faire connaître cette découverte au p[rince] P[oniński]. Mais, comme
on dit, il arrivait trop tôt. Il lui fallut essuyer les plus sévères reproches
d’avoir l’audace de calomnier un homme tel que Calhostros, suite à quoi
il devait au surplus éviter la maison de son maître.
Vous allez probablement me demander où Calhostros demeura
après la catastrophe58 évoquée plus haut. — Il avait, depuis quelque
temps déjà, pris en cure une certaine c[omtesse] de H[umiecka]59, à
laquelle il avait assuré qu’elle recouvrerait complètement l’usage de ses
yeux, qui lui avaient fait souffrir de nombreux maux. Celle-ci le prit
même pour médecin personnel après son départ forcé de la maison
du p[rince] P[oniński]. Il y jouit d’un asile temporaire, mais s’en ren-
dit indigne comme il le fit chez le p[rince] P[oniński]. La c[omtesse] de
57. Vraiment ! monter un artifice si éculé, c’est faire preuve de trop peu d’attention à l’égard de son
auditoire. Pour un tel cadeau, il aurait pu prendre la peine de se mettre en frais de quelque nouvelle
invention. Ou serait-ce que messieurs les adeptes pensent aussi qu’on est le moins possible sur ses
gardes face à l’illusion la plus simpliste ? Alors ! il faut finalement ne fréquenter personne d’autre que
des chimistes et métallurgistes de réputation publique.
58. [En français dans le texte.]
59. [Anna comtesse de Humiecka, née Rzewuska (1721–1798), la veuve de Józef comte de Humiecki,
porte-glaive de la Couronne polonaise.]
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
63. Philadelphia* et Comus**, et beaucoup de ces hommes très habiles de leurs mains, peuvent s’en-
gager dans un tel débat, tout parier, mais cette bonne foi† pourrait coûter la tête à un autre. [* Jacob
Philadelphia (né Meyer, 1735–1797?), prestidigitateur juif américain, actif dans plusieurs pays européens
dès 1756. ** Nicolas-Philippe Ledru (1731–1807), illusionniste français. † En français dans le texte.]
64. Toutefois, il serait préférable que les arts d’agrément qui, pour l’honneur des lumières et de la
philosophie dominante de la deuxième moitié de notre siècle, sont mis en avant sous la brillante appel-
lation de « magie », soient nommés par le terme juste, vénérable, pertinent et intelligible pour tous, de
jonglerie. Nombre d’hommes honorables garderaient ainsi la tête froide.
65. [Emanuel Swedenborg (né Swedberg, 1688–1772), naturaliste et théosophe suédois, prophète de
la « Nouvelle Jérusalem ».]
66. [Johann Georg Schrepfer (1738–1774), cafetier, illusionniste et imposteur franc-maçon allemand.]
67. [Chajim Samuel Jakob ben Rafael Baal-Schem, le « Dr Falk » (1710–1782), cabaliste juif de Furth,
actif à Londres depuis 1742 environ. — Balsamo lui nomma le « plus grand homme en Europe »
(Saltzmann à Willermoz, 31 décembre 1780, in Robert Amadou, Cagliostro et le rituel de la Maconnerie
égyptienne, Paris : Sepp, 1996, p. 99 ; Catherine II confirma qu’il « se disait en possession de tous les
secrets du docteur Falk » (lettre à Grimm, [19] juillet 1781–[11 septembre] 1781, in SIRIO 23 (1878),
p. 213)].
68. [Le « comte de Saint-Germain », alchimiste d’origine inconnue à qui l’on a attribué La très sainte
Trinosophie. En 1781 déjà, il séjourna, sur invitation du prince Charles de Hesse, à Eckernförde dans
le duché de Schleswig, où il mourut le 27 février 1784.]
69. [En français dans le texte.] Il entretient avec le deuxième une singulière similitude — à savoir qu’un
ministre résidant l’aurait également soumis à un quæstioni status à propos de son titre de colonel.
70. [En français dans le texte.]
71. Apparemment, mon ami porte ici une dure accusation. La chose la plus sévère que l’on puisse dire
d’un homme responsable de ses actes, c’est qu’il blasphème Dieu avec une intention consciente. Par
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
malheur, le cas sous sa forme indirecte est plus fréquent qu’on ne le croit, et parmi ces blasphèmes
indirects envers Dieu, il y a sans nul doute l’abus de Son Nom lors des initiations à des mystères déri-
soires, triviaux et ne menant à rien, et de la Parole de Dieu, si sacrée aux yeux du chrétien, au cours
de vains tours de passe-passe. Seulement, je me sens tenu de faire la remarque suivante pour faire
suite à cette anecdote accusatrice : Je sais, grâce à des informations indubitables, que l’homme qui
doit en ce moment accomplir des cures merveilleuses à St[rasbourg], parle de la religion chrétienne
avec tellement de respect qu’il aurait affirmé que, parce que Voltaire et (je crois qu’il l’a aussi nommé)
Diderot ont prêché avec tant d’impact en défaveur du christianisme, l’Europe lui devient trop étroite et
qu’il la quittera prochainement pour aller vivre en Asie, comme chrétien, dans la tranquillité et sans y
avoir à témoigner de ce scandale. Il s’ensuit que, de trois choses l’une : ou bien l’on a menti à mon ami
sur le compte de Calhostros concernant ses concepts religieux ; ou bien le Calhostros de V[arsovie]
et le Calhostros de St[rasbourg] sont véritablement deux personnes distinctes ; ou bien — il simule
maintenant. Car un authentique instructeur (si l’on voulait m’objecter qu’il puisse l’être), ne s’adonne
pas à un art aussi important pour la vie et le bien-être humains que la médecine — quand il sait qu’il
ne le comprend pas.
72. Mon très cher ami, je ne vous répondrai entre quatre yeux pas autre chose que ce que je dis
ici publiquement. Comment se fait-il que Calhostros établisse un certain lien entre son activité et la
chimie ainsi que la médecine ? S’il prétend être un grand maître dans les deux disciplines, y est-il
pour autant initié ? Ou bien est-ce que parce que n’importe qui y met les mains, que la chimie et la
médecine souffrent d’une mauvaise réputation ? — La franc-maçonnerie devrait-elle avoir honte de
toutes les taches laissées par ceux qui y sont passés ? Je n’ai ni le devoir, ni la permission de défendre
cet Ordre dont je suis membre. Mais pour contribuer à la vérité, je puis dire ceci : dans tout ce que je
connais de la franc-maçonnerie (et je suis un maçon assidu, pas un néophyte), il n’y a pas non plus
d’indice qui mènerait à de telle disciplines pratiquées par Calhostros d’après vos informations. Et si
vous ne me croyiez pas sur parole, vous devriez pardonner à un franc-maçon de ne pas être du tout
prodigue en promesses solennelles.
73. [En français dans le texte.]
ÉPILOGUE
74. [Portugais : Mais laissons cet examen pour l’instant, afin de ne pas donner de nouvelle matière à
mon indignation.]
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
[APPENDICE]
78. Real-Zeitung (Erlangen), n° 99, 14 décembre 1779 : « Nous apprenons par une nouvelle lettre en
provenance de Mitau que le mariage récemment annoncé de S[on] A[ltesse] le duc de Courlande avec
la baronne von Medem de la maison Altauz s’est déroulé de façon extrêmement surprenante et inat-
tendue à la cour réunie dans la soirée du 7 novembre. Notre duc, poursuit la lettre, éprouve le bonheur
de l’amour avec le feu de la plus grande jeunesse — notre souhait et notre espoir le plus zélé étant
qu’il le savoure longtemps et paisiblement, et que surtout, la quiétude de la douce âme bienveillante
de notre nouvelle princesse si rapidement montée sur le trône ducal puisse n’être jamais enveloppée
des nuages sombres qui surgissent du ciel politique. Les fêtes organisées pour célébrer l’événement
débuteront le 16 novembre ; il y aura des soupers, des dîners, des concerts, des bals, des illuminations
dans la manière et les mœurs des cours dont on annoncera peu de choses entièrement nouvelles. En
revanche, une autre célébration, qui s’est démarquée par sa rareté et son étrangeté, mérite davantage
qu’une allusion ; il faut à son sujet creuser un peu dans le passé. Au printemps de cette année, un
prétendu comte de Calliastro séjourna à Mitau ; un homme qui prétend avoir quelques centaines
d’années, qui veut avoir parcouru l’Egypte et tout l’Orient, mais qui n’a trouvé nulle part autant d’amis
qu’en Courlande. Il était l’âme de toute société distinguée ; là où il se rendait, à la campagne ou encore
à la ville, partout on le suivait en masse. Il prenait les airs d’un homme aux revenus annuels de 13000
ducats et se nommait en sus Grand d’Espagne, colonel et propriétaire d’un régiment de cavalerie
espagnol, etc. et savait tout de l’Espagne, si ce n’est la langue. Il a fondé à Mitau une confrérie pour
bonnes femmes qui avaient depuis longtemps soupiré pour cela, et l’affaire fut bientôt menée avec
zèle et sérieux. Finalement, notre Don, après avoir bien bouclé son affaire, reprit la route, peut-être
aussi avec la bourse remplie, laissant derrière lui une foule de fils et de filles de l’ordre. Celles-ci ont
envoyé, le 9 du même mois, une députation de trois sœurs au palais résidentiel pour y haranguer, au
vu et au su de toute la cour, la nouvelle duchesse, laquelle appartient elle-même à l’ordre, y donner sa
bénédiction au nouveau couple avec les expressions les plus poignantes et vanter le bonheur du reste
des Lumières de Courlande de voir, sous le gouvernement actuel, mais aussi sous le règne du séré-
nissime Duc, une sœur de l’ordre s’asseoir sur le trône et élever par là même à une haute dignité l’en-
semble de l‘organisation. Le discours fut accueilli avec un regard de clémence par le prince, et le beau
sexe — surtout sa partie érudite, celle déballant volontiers sa science — se réjouit de la perspective
délicieuse de pouvoir encore un jour monter en chaire ou sur l’estrade dont la jalousie des hommes
l’avait exclu jusqu à présent. — Pour finir, ajoutons encore que ledit Don, Grand et Comte Calliastro
qui traverse divers pays sous le nom de St. Germain ou marquis de Bellmar, ou Pellegrini, ou Federico
Gualdo ou Don Giuseppe Feliciani ou, comme ici, Calliastro (c’est l’homme bizarre dont parle l’excellent
comte de Lamberg dans son Mémorial d’un Mondain) et qui quitta Venise au bon moment, alors qu’on
voulait mettre un terme à son périple, le même qui s’est récemment installé à Saint-Pétersbourg sans
toutefoie y être en veine : tandis que la grande Catherine refusa l’offre d’atteindre avec l’aide de son
secret le même grand âge que lui, et en outre, le ministre espagnol fit savoir que peut-être M. Calli-
astro serait, sinon ce qu’il veut être, mais du moins ni Don, ni Grand d’Espagne, ni même colonel d’un
quelconque régiment espagnol. »
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
& pour avoir présenté du Chanvre aussi doux que de la soye. Mais mal-
gré ces pretendus talens, & quelques autres, qu’il annonçoit, le Roi l’a
fait conduire hors de la frontiere avec defense d’y rentrer.
La Maçonnerie lui fournit l’occasion de faire des Connoissances, &
l’amour des hauts grades ainsi que l’Etablissement des Loges Egyptiennes
& de celles d’Adoption, lui attirent partout des Proselytes. Pour s’in-
troduire ensuite auprès des Grands, il se fait soupçonner d’être Grand
Cabaliste & Adepte de la premiere Classe, qualités que son voiage conti-
nuel sans être pourvu de Lettres de change, & sans prendre d’Argent ni
de Présents de personne semblent confirmer. À l’appui de ces titres qu’il
n’avoue jamais que malgré lui, quoiqu’il aille toujours au devant des oc-
casions ou il puisse le faire, il prédit l’avenir devine le passé, s’entretient
devant tous avec son esprit familier, fait entrevoir le moien de prolonger
la vie ainsi que ceux de s’enrichir, & comme chymiste il fournit aux
Dames des drogues pour conserver le tein & la Jeunesse. Mais comme
on pourroit à la longue exiger de lui des Preuves & par les effets se
convaincre du peu de realité de ses secrets, il a [pour] fin de ne pas faire
de longs sejours & prend ordinairement pour pretexte de son depart des
chicanes imaginaires, qu’on lui fait à ce qu’il prétend pour depriser son
merite, & qui au fond ne sont que le juste mépris & l’Indignation que lui
doivent attirer ses manieres brusques, ses propos grossiers & insolents
qu’il se permet même vis à vis de Personnes les plus respectables. Aussi
il lui en arrivent souvent des Corrections mortifiantes, telles que celle
qu’il a eu peu avant son depart d’icy d’un secretaire demeurant chez
Mr de G[elagui]n, qu’il avoit fait mine de vouloir insulter. Au reste cet
Avanturier manque d’Addresse & de Capacité pour soutenir le Role qu’il
s’est proposé de jouer. La présomption dont il est petri, & la prévention
de Sa Capacité lui font negliger mille minuties qui le decouvrent. Il se
trompe très grossierement en traitant tous les hommes comme des betes
dont il veut avoir bon marché, & ce qui trahit encore plus ses fourberies,
c’est l’incontinence vis a vis du sexe qui lui fait absolument perdre le
Jugement, & disparoitre le Masque de Philosophe. N’aiant ni Religion ni
Probité il prend facilement Dieu à temoin, fais les sermens les plus forts,
parle au nom de Dieu comme un inspiré & se fait un jeu d’engager sa
Parole d’honneur & sa personne comme Arches de ce qu’il avance, soit
pour fasciner l’esprit de ses Auditeurs, soit pour seduire l’innocence,
mais bientot changeant de charactere il ne se fait pas scrupule de blas-
phemer, de crier Vengeance au Ciel & de donner preuve sur preuve de
son inconduite & de la fausseté de sa science ainsi que de ses discours.
Sa femme pour donner un air de verité à ses Impostures & pour les
mieux accrediter, fait de tems à tems de fausse Confidence & debité sous
le sceau du secret, qu’il a rencontré à Francfort sur le Mayn un homme
singulier, qui doit être le vrai Gualdo & qui voiant de la Capacité à son
Mari, lui a donné des Instructions, un Tonne de Lotterie, & de la Poudre
de Projection. Elle ajoute pour rendre l’histoire plus veritable, que ce
dernier trésor lui a été enlevé en Angleterre par le Greluchon d’une de
ses Catins après y avoir donné lieu par des Transmutations faites impru-
demment devant diverses Personnes. Ce que je sçais positivement, c’est
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Quelques gouttelettes de la fontaine de vérité […] (1781)
C
ertains lecteurs de Renaissance Traditionnelle ont
peut-être eu connaissance d’une exposition dédiée, courant
2018 à Amiens, à l’ « histoire de la Franc-Maçonnerie à travers
les documents des archives de la Somme », et surtout de son affiche.
Quelques images intrigantes : des cercles tangents de différentes tailles,
tracés proprement au compas, répartis asymétriquement, où des figures
démoniaques et anthropomorphes émergent d’un imbroglio de carac-
tères mystérieux, plus ou moins lisibles, le tout dans un style difficile à
dater, mais indubitablement ancien…
À leur vue, Pierre Mollier, ayant appris que ces illustrations avaient
été tirées d’un fonds d’autographes du bouquiniste picard Lazare Lenain
(1793-1877) tardivement acquis par les archives de la Somme1, lance alors
un appel au futur auteur de ces lignes, également auteur, une décennie
plus tôt, d’un mémoire sur ledit Lenain, et entre-temps devenu sous-
diacre de l’Église Orthodoxe des Gaules dans le parc naturel de Lorraine.
Avant tout, Lenain était un mage, et il faut ici entendre « magie »
au sens fort : celui d’un art ancestral et toujours insaisissable qui consiste
à rendre opérants les liens entre monde « visible » et monde « invisible »,
à toutes fins utiles (morale, immorale, amorale, parfois spirituelle…).
Théoricien méconnu d’une « science cabalistique » qu’il assimilait à
la Sagesse universelle des Antiques, mais également Maître Maçon,
bouquiniste modeste et passionné, et père d’une ribambelle d’enfants,
Lenain aurait sans nul doute souscrit à cette question toute rhétorique :
quoi de plus stimulant que de s’efforcer de mettre en lumière ce génie
créateur dont témoignent les écrits mystérieux des anciens mages, pour
mieux lui obéir ?
L’auteur de ces lignes a donc accepté l’aventure. Après cela, tout est
question de méthode.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
« Créer des liens » : voilà ce qui pourrait être le maître mot d’un tel
travail, et nous invitons nos lecteurs à considérer cet article comme une
sorte d’hommage à l’œuvre de Lenain lui-même : si notre méthode diffère
du tout au tout de celle du mage – méthode sobrement historico-critique
pour le présent article, méthode expérimentale et pleine d’enthousiasme
quasi-religieux pour Lenain – il ne s’agit pas moins, dans l’un et l’autre
cas, d’une certaine quête de l’indicible.
Notre objet, c’est Lenain et son œuvre, un homme dont la foi dé-
bordante en sa pratique confine quelquefois à la candeur, sans amoindrir
pour autant la profondeur d’esprit, et une œuvre qui, tout uniformé-
ment cantonnée au domaine magique, demeure disparate, et surtout
profondément elliptique, d’abord parce qu’une partie des autographes
de Lenain est aujourd’hui perdue, ensuite et surtout parce qu’il n’a déli-
bérément pas souhaité mettre par écrit le fin mot de sa « science ».
Puisqu’il s’agit notamment ici de faire connaître aux Frères Maçons
l’un de leurs prédécesseurs méconnu, nous ne ferons bien sûr pas plus
l’économie d’une courte biographie (1re partie) que de d’une présenta-
tion de l’œuvre lenanienne connue considérée dans son ensemble (2e
partie), nous attardant quelque peu sur ce qui a trait à l’univers maçon-
nique. Nous n’étudierons donc qu’en une troisième partie les quelques
documents récemment acquis par les archives de la Somme, documents
dont l’étude présente un multiple intérêt : ils comportent de nouvelles
données tout à fait centrales pour la connaissance de leur auteur ; ils
sont fort significatifs de l’état d’esprit de Lenain face aux « mondes in-
visibles », et d’une œuvre à laquelle ils apportent même une nouvelle
dimension ; leur commentaire pourra faire office d’exemple d’enquête
historique de pièces originales à l’extrême ; ces pièces sont fascinantes.
Des pans entiers de la « science magique » de Lenain devront ce-
pendant être laissés de côté compte tenu du format qui nous est impar-
ti2. Nous espérons cependant honorer un double objectif : d’une part, de
faire davantage connaître une figure d’une importance insoupçonnée
pour l’histoire de l’occultisme – voire de l’ésotérisme occidental – figure
qui plus est attachante, véritablement spirituelle, et sincèrement philan-
thrope ; et d’autre part de visiter un tant soit peu cette notion même de
« magie », dont les implications dans notre quotidien sont peut-être plus
importantes qu’il n’y paraît.
Première partie :
Premières années
Lazare Lenain naît dans le Xe arrondissement de Paris le 19 fé-
vrier 1793, entre deux Terreurs. Au bas d’un fascicule électoral publié
cinquante-cinq ans plus tard (1848), on lira la signature : « LENAIN
(Lazare-Républicain), le cinquième qui a reçu ce nom en France ».
De ses premières années, on ne sait quasiment rien, si ce n’est la
disparition de son père Augustin, âgé de quarante-sept ans, quelques
jours après le onzième anniversaire de Lazare-Républicain, enfant
unique. Le décès aura lieu dans ce même Xe arrondissement, où l’auteur
de la Science cabalistique passa vraisemblablement son enfance.
Conscrit des armées napoléoniennes en 1813, puis placé au dé-
pôt au bout d’une année de service comme fils unique de veuve3, on ne
retrouve clairement sa trace qu’en 1817, année de son premier mariage,
avec une dénommée Madeleine Roussel, dix-huit ans.
Franc-Maçonnerie
Lenain fréquente durant ses premières années amiénoises les loges
maçonniques du Grand Orient de France. Son certificat d’initiation au
grade de Maître, conservé dans le fonds des archives de cette obédience
à la BnF à Paris, est daté de 1818. Lenain a vingt-cinq ans.
Son nom, en revanche, ne figure sur aucun des tableaux de la loge
de la « Parfaite Sincérité » – où il fut initié au dernier degré des loges
bleues – jusqu’au 27 octobre 1814 (les tableaux manquent au-delà de
cette date). Pas plus de Lenain dans la correspondance de la loge avec
les administrateurs parisiens jusqu’en 1816, et notre étude des quelques
documents maçonniques de la bibliothèque communale d’Amiens ne
s’est pas avérée plus féconde.
Quant aux circonstances de la venue de Lenain à Amiens dans
les années 1814-1817, on trouve néanmoins dans l’ouvrage de Nathalie
Besson-Caillet La Franc-Maçonnerie dans la Somme au xixe siècle4
quelques indices importants : Amiens, à l’instar d’Abbeville sa voisine,
est une ville de garnison. Or, des deux loges amiénoises en activité du-
rant l’Empire et jusqu’aux premières années de la Restauration, la Piété
Fraternelle et la Parfaite Sincérité, la seconde semble avoir obtenu la
faveur particulière des militaires (plus du quart des membres à la fin de
l’Empire, contre 2,4% seulement pour la Piété Fraternelle). Il est assez
3. Le mot « veuve », sur l’acte de mariage, est difficilement lisible, mais ce statut justifiait à
l’époque une réduction du service militaire de cinq à un an.
4. Nathalie BESSON-CAILLET, La Franc-Maçonnerie dans la Somme au XIXe siècle, Amiens :
Martelle, 1991, p. 41.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
probable que l’intégration de Lenain dans l’armée napoléonienne en Diplôme de Maître du Frère Lazare-
1813 ait été non seulement la cause de son déménagement en Picardie, Républicain Lenain (BnF FM5 1385),
parchemin, H. : 28 cm ; L. : 36 cm.
mais aussi l’un des facteurs ayant favorisé son entrée en Maçonnerie.
La Parfaite Sincérité avait reçu ses constitutions en 17855. Mise
en sommeil de 1789 à 1801 – période durant laquelle elle tint quelques
réunions clandestines – elle est la première loge du département à ren-
trer officiellement en activité au tournant du xixe siècle, peu de temps
avant la Piété Fraternelle. On sait, grâce au livre d’architecture de la
Parfaite Sincérité6, que celle-ci travaillait au Rite Français, et qu’une
« cumulation au Rit Ancien Accepté » avait été accordée par les ins-
tances parisiennes du Grand Orient de France le 28 novembre 18047. La
5. L’extrait du livre d’architecture mentionné ci-dessus donne comme date le « 11e :. jour du
2e :. mois 5785 [1785], N° 2258 ».
6. Archives du Grand Orient de France, site Richelieu, FM2 138 bis, dossier 1, f° 130, extrait
du 7 mai 1812.
7. « Le 28e jour du 11e mois 5804 (N° 4669 des Lettres Capitulaires) ». Sur l’histoire de ce
rite, voir Pierre Mollier, « Naissance et essor du Rite Écossais Ancien et Accepté en France :
1804-1826 », in Deux siècles de Rite Écossais Ancien et Accepté en France : 1804-2004,
Paris : Dervy, 2004, pp. 71-83 ; Pierre Mollier, Jacques Lechelle, « Les Débuts du R.É.A.A.
en France », in Renaissance Traditionnelle, Clichy : Renaissance Traditionnelle, n° 122,
avril 2000, pp. 136-143 ; Alain Bernheim, « Présentation des problèmes historiques du Rite
Écossais Ancien et Accepté », in Renaissance Traditionnelle, n° 61, janvier 1985, pp. 1-29.
8. Cet enthousiasme pour le souverain doit être envisagé avec une certaine prudence, celui-
ci n’ayant joui d’une véritable popularité que dans les tout premiers temps de son règne grâce
à quelques signes d’ouverture et de conciliation. Son catholicisme fervent devait néanmoins
apparaître aux yeux de Lenain comme un atout majeur.
9. F.-H.-S. de l’Aulnaye, Thuileur des 33 degrés de l’Écossisme, Paris : Delaunay, 1813, puis
1821. Voir l’introduction de Claude Rétat pour l’édition critique du Thuileur (Paris : Dervy,
2007 – nous orthographions « de l’Aulnaye », contrairement à Mme Rétat, qui opte pour la
version resserrée « Delaulnaye »).
10. Charles-François Dupuis, L’Origine des cultes de, Paris : H. Agasse, an III (1794) ; Paris :
Chasseriau, 1822.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
Amiens
Lazare restera domicilié à Amiens jusqu’à sa mort, survenue le
5 novembre 1877, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, quai de l’Écluse.
Il résida durant ces quelque soixante années dans un quart nord-ouest
du centre-ville d’Amiens, au sein d’un triangle aujourd’hui délimité
par la cathédrale, le jardin des Plantes et le palais des Sports. Ces quar-
tiers, sans être les plus populaires, insalubres et animés de la ville, n’en
étaient pas moins partie prenante de ce que l’on pourrait appeler la
« ville basse ». L’église Saint-Jacques, en leur centre, attirait à la fin des
années 1820 la plus forte concentration de mendiants et d’indigents de
la ville, qui y côtoyaient une population essentiellement commerçante
et petite-bourgeoise.
Les activités littéraires et de libraire de Lenain lui valurent sans
doute un certain nombre de déplacements à Paris ou dans les villes de
province, comme en témoignerait sa correspondance de 1838 à 1842
adressée à son client et ami Joseph Grosset11, domicilié à Paris (Xe). La
Père de famille
L’histoire matrimoniale de Lenain nous est connue grâce aux
actes d’état civil. Le trait le plus saillant de cette histoire est le nombre
d’enfants : seize en tout – dont cinq décèdent en bas âge – soit huit de
Madeleine, sa première épouse, et huit de la seconde, Victoire, fille-mère
à la généalogie assez confuse, qu’il épousera en 1834, quelques mois seu-
lement après le début de son premier veuvage (Lenain a alors six garçons
à charge, âgés de quelques mois à treize ans).
L’abondante progéniture de Lenain présente, faute de documents
biographiques explicites, un avantage non négligeable pour la recherche,
certains des seconds prénoms des enfants de son premier mariage reflé-
tant manifestement les centres d’intérêt de leur(s) géniteur(s).
Une Isis Alexandrine (1824), un Adonis (1825) et un Narcisse
(1833) témoignent tout d’abord des accointances de(s) Lenain avec la
culture antique12. Le prénom Germain (1827), quant à lui, est un possible
hommage au fameux comte de Saint-Germain, dont Lazare mention-
nera – en annexe d’une longue liste de recettes et théories alchimiques
transcrites en 1832 sous le titre Les Arcanes13 – une série de faits et gestes
reprise d’un ouvrage contemporain de chroniques apocryphes14. Mais
on sait aussi que le foyer réside de 1824 à 1829 rue Saint-Germain, puis
rue Basse Saint-Germain (aujourd’hui rue Pingre), à l’angle desquelles
se dresse encore aujourd’hui une église dédiée au saint. On peut donc
« Grosset Louis Joseph » : « XIXe siècle. Français. Peintre. » (p. 481). Une toile intitulée Fon-
taine sur une place animée, datée de 1840, et signée d’un certain Louis-Joseph Grosset, a
été mise en vente il y a quelques années sur un site d’enchères par correspondance
(http://www.artnet.fr/artists/artisthomepage.aspx?artist_id=636680&page_tab=Past_
auction_results&showBio=1&remote_addr=66.249.70.24, consulté le 11 octobre 2019).
12. Joseph-Marie Quérard (France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique des savants,
Paris : Didot 1827-1839, entrée « Lenain ») précise que Lenain « travaille depuis longtemps
à un poème intitulé la Philosophie de la Nature : cet ouvrage est dans le genre de celui du
philosophe Lucrèce, ‹de Natura Rerum’ », ouvrage qui ne vit jamais le jour. Son article parle
aussi de plusieurs « romances » dont Lenain serait l’auteur.
13. Les Arcanes, ou secrets de la philosophie hermétique dévoilée…, bibliothèque de
l’ « Accademia dei Lincei », Rome, cote Verginelli-Rota 35. Lenain s’intéressait sans doute
à l’alchimie en qualité d’érudit et de bibliophile : on imagine assez mal comment ce père de
famille nombreuse, ouvrier, bouquiniste, et sans doute occupé à des recherches ou à des
pratiques poussées dans le domaine de la magie, aurait pu se livrer en outre à une activité
alchimique aussi contraignante qu’onéreuse. Les Arcanes proprement dits sont présentés
comme la copie d’un manuscrit aussi rare que précieux « trouvé à la Bastille par une per-
sonne qui n’en faisait aucun cas », et revendu par la suite à un « adepte ». En introduction,
Lenain précise la possibilité d’atteindre grâce aux « arcanes » les « plus grands résultats » à
condition d’être « initié dans la science d’Hermès ».
14. Chroniques pittoresques et critiques de l’Oeil-de-Boeuf, des petits appartements de la
cour et des salons de Paris, sous Louis XIV, la régence, Louis XV et Louis XVI, publiées par
Mme la comtesse douairière de B***, ouvrage publié anonymement entre 1830 et 1832 (8
volumes) par Georges Touchard-Lafosse (1780-1847), se faisant passer pour une comtesse
qui aurait fréquenté dès son plus jeune âge les cours de Louis XV et Louis XVI.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
15. L’orthographe « Henry » remplacera dans certains actes d’état civil l’acrostiche bien
connu I.N.R.I. (Iesvs Nazarenvs, Rex Ivdæorvm).
16. Science cabalistique, p. 70.
17. Traduction choisie par Lenain.
18. Science cabalistique, p. 150.
19. Aucune trace des deux premières éditions.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
Quelques manuscrits
Le début des années 1830 est donc pour Lenain une période ré-
dactionnelle particulièrement intense. Avec pour source vraisemblable
un corpus de manuscrits magiques dont la liste peut être reconstituée
à partir de ceux conservés à la bibliothèque de l’Arsenal (Paris), Lenain
laissera derrière lui (au moins) deux grands autographes dont la trace
s’est perdue, intitulés Cabale divine, contenant une ample explication du
grand nom de Dieu… et Cabale divine des Hébreux (tous deux encore en
vente à la librairie Dorbon-Aîné en 1940)21. Le premier, de 323 pages,
est daté de 1830. Il s’agirait d’après Dorbon de la copie d’un manuscrit
original (même titre) « considérablement augmentée » par Lenain. Le
second fut sans doute une création intégrale rédigée dans la foulée. Une
troisième Cabale divine, transcription, augmentée d’une introduction,
d’un manuscrit magique sur les soixante-douze anges de la kabbale, et
réalisée avant 1840, complète ce corpus.
Le Rit cabalistique (54 pages), également de 1830, introduit comme
la « suite et le complément » de la Science cabalistique, fut considéré par
son auteur comme une sorte de rituel magique par excellence. Le lien étroit
de ce manuscrit avec les thèmes et les données de la Science cabalistique
laisse supposer une continuité des recherches – et des pratiques – tout au
long des années 1820, ce que suggère par exemple l’existence d’un curieux
talisman dessiné, sans doute en 1825, au dos de son certificat d’initiation
au grade de maître maçon, sur lequel nous reviendrons également.
Il semble même que Lenain ait complété ses recherches en astro-
logie – partie intégrante de sa « science » – par une étude relativement
avancée de l’astronomie, au point, si l’on en croit les transcriptions de
Dorbon, de « prédire une éclipse pour le 31 décembre 1842, à 7 h 12 du
soir »22, prédiction dont nous avons pu vérifier l’exactitude23.
Outre les Cabales divines et le Rit cabalistique, une dizaine de
manuscrits magiques de moindre importance sont aujourd’hui consul-
tables, pour la plupart, au service des archives du diocèse d’Amiens ;
ces pièces témoignent surtout des pratiques personnelles de Lenain en
matière de « science cabalistique ». D’autres encore ne sont connus que
grâce aux notices du catalogue de la librairie Dorbon-Aîné.
Années difficiles
Nous savons que Lenain exercera bien durant sa vie (au moins
jusqu’en 1858), parallèlement ou alternativement, les deux professions
de bouquiniste et de coupeur de velours, la première par passion, la se-
conde, semble-t-il, par nécessité. Il est probable que Lenain se soit initié
et résigné à un travail d’ouvrier spécialisé aux époques les plus difficiles
de sa longue existence de père de famille. Les métiers du livre, quant à
eux, le concernent plus intimement. Il commence sa carrière comme
relieur (1820), avant de devenir libraire en 1822, bouquiniste en 1824 et
de nouveau libraire en 1825. La qualification de « bouquiniste » finira
par s’imposer dans la majorité des actes d’état civil à partir de la fin des
années 1820, et ce jusqu’en 1871.
Les années 1836-1848 furent particulièrement sévères pour la fa-
mille Lenain, comme pour la France24. Lazare, dans sa correspondance
avec Joseph Grosset, « avoue se trouver dans la gêne et attendre avec im-
patience une somme d’argent promise pour payer une dette ». Ailleurs,
il « se déclare peiné de la situation précaire dans laquelle se trouve son
correspondant, mais dit qu’étant lui-même sans ressources il ne peut
malheureusement le secourir », il « remercie son client pour son envoi
de livres et d’argent », et « se plaint de l’état critique de ses affaires, du
désordre de son esprit »25.
Un certain nombre d’autographes de Lenain, à teneur magique ou
alchimique, se retrouveront dans diverses collections particulières ou
bibliothèques bien avant sa mort, et l’on sera tenté de voir là une nou-
velle preuve des pressants besoins d’argent du ménage, ces documents
ayant pu être monnayés du fait de la rareté de leur contenu. Un tel com-
merce, qui n’aurait d’ailleurs rien de bien étonnant pour un bouquiniste
de métier, commence peut-être même dès le début des années 1820, avec
un manuscrit magique intitulé Les Mystères de l’Agneau.
24. Épidémie de choléra en 1832, maladie de la pomme de terre en 1846, mauvaises récoltes
céréalières, crise industrielle liée à la sous-consommation, crise financière…
25. Bibliotheca esoterica, 2626.
26. Lazare Lenain, sur toute la municipalité, ne totalise que six voix.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
27. L’année 1848 verra la suppression du cens par le gouvernement provisoire : tout
homme, en principe, devient électeur à vingt et un ans et éligible à vingt-cinq. Cette ouverture
de la vie politique aux classes laborieuses provoque une grande agitation à Amiens. Les
républicains, partisans du gouvernement provisoire, s’opposent aux partis légitimiste, orléa-
niste et napoléonien. Des « clubs » s’organisent autour du comité central républicain dont
l’action s’étend à tout le département et dont Lenain s’ « honore de faire partie » (voir de
Calonne, Histoire de la ville d’Amiens, Amiens : Piteux frères, 1899 ; Marseille : Laffite Reprints,
1976, III, p. 253).
28. Lenain, en 1840, avait déjà composé un chant sur l’air de L’Hirondelle et le proscrit, pièce
populaire dont Lamartine avait signé le texte.
29. Sur ce personnage, voir notamment Claude Vaquette, La Révolution en Picardie : ses
principaux acteurs picards, Amiens : Martelle, 1992 ; F. Wartelle, article « Babeuf », in Dic-
tionnaire historique de la Révolution française (Albert Soboul dir.), Paris : PUF, 1989.
30. Le Nain tricolore, ou Journal politique des arts, des sciences et de la littérature, Paris,
Imprimerie du Nain tricolore, et Troyes, Imprimerie de S. Bouquot, 1816, 14 pages (un seul
numéro paru, janvier 1816).
31. Gracchus Babeuf, né à Saint-Quentin, épouse en 1782 dans la Somme Marie-Anne Vic-
toire (ou Victorine) Langlet, femme de chambre de 26 ans, fille d’un quincaillier amiénois. Or,
le patronyme Langlet – assez commun en Picardie il est vrai – est celui de la mère supposée
de Victoire, la seconde épouse de Lazare Lenain.
32. Pierre Albertini, La France du XIXe siècle, Paris : Hachette, 1995, p. 42.
33. Ferdinand Pouy, Recherches historiques sur l’imprimerie et la librairie à Amiens, Amiens :
Typographie de Lemer aîné, 1861, pp. 108-109.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
n’aurait pas manqué d’être brûlé vif, comme l’ont été à cette
époque, sur de simples soupçons, de prétendus sorciers.
Lenain se livre parfois à des invocations qu’il nomme mys-
tiques, dans le genre de celle-ci :
« Je t’invoque en secret, souverain créateur,
Toi qui règnes toujours dans le fond de mon cœur,
Toi, dont le nom sacré formé de cinq voyelles :
Jehovah, couvre-moi sous l’ombre de tes ailes.
Sans toi je ne suis rien, je suis tout avec toi ;
Dieu de la vérité, viens, descends jusqu’à moi. »
On a vu Lenain, en 1848, aborder certaines questions de
transformations sociales qui étaient à l’ordre du jour, com-
poser des chansons patriotiques, poser sa candidature à
l’Assemblée constituante et obtenir la faveur ultra-démo-
cratique d’un certain nombre de suffrages.
Lenain a survécu à presque tous les bouquinistes, ses
concurrents d’autrefois, et il est encore plein d’ardeur pour
ce métier peu lucratif.
C’est donc principalement dans le cadre de sa profession que
Lenain semble avoir acquis une certaine popularité parmi ses conci-
toyens. Sans surprise, l’étude de ses sources littéraires de Lenain accré-
ditera enfin les assertions de F. Pouy le dépeignant comme un bibliophile
confirmé.
Le grand âge que Lazare Lenain atteindra en 1877 fait office
d’exception dans le contexte démographique qui est le sien : le taux de
mortalité ne décroît quasiment pas durant le siècle dans les cités fran-
çaises de province telles qu’Amiens, où les conditions de vie, l’hygiène,
demeurent assez lamentables dans les classes populaires.
34. Lévi ne consacre pas une ligne de son Histoire de la Magie (Paris : Baillière, 1859) à l’auteur
de la Science cabalistique.
35. Rappelons que le somnambulisme magnétique passionne alors toute une partie de
la société civile et religieuse. Mentionnons notamment l’école dite « psychofluidiste » du
marquis de Puységur (1751-1825), ou encore, dans un tout autre registre, les théories du
socialiste Fourier (1772-1837), inspiré des communications magnétiques. Voir notamment
l’ouvrage de Nicole Edelman, Histoire de la voyance et du paranormal, Paris : Seuil, 2006,
pp. 32-48.
36. Bibliotheca Esoterica, 2225.
Renaissance Traditionnelle
Lazare Lenain, mage de génie
en 1840 par un certain Geo Shephard et retranscrite par Frederick En 1823 Lenain publie La
Hockley, l’autre ayant appartenu à Henry Dawson Lea, compagnon Science Cabbalistique qui
deviendra, bien des années plus
dudit Hockley. L’introduction du Divine Cabal, qui explique l’usage
tard, un des livres de référence
magique du manuscrit, est sans doute de Lenain lui-même. Elle fut de la tradition occultiste
peut-être rédigée dans les années 1820, ou au début des années 1830. française.
*
**
S
ans y faire aucune mention, les rituels maçonniques
s’inscrivent, intellectuellement (certains diront aussi symboli-
quement), dans le contexte de l’Histoire telle qu’on la concevait
en Europe chrétienne, en particulier aux xviie et xviiie siècle1 pour ne
retenir que cette période. C’est ce que l’on appelait (et que l’on appelle
encore) l’Histoire Sainte. La manière de dater en ajoutant, généralement,
4000 au quantième de l’année ordinaire, révèle un telle conception.
Beaucoup de Maçons l’ignorent, et considèrent cela comme un sym-
bolisme maçonnique bien sympathique, mais il n’en reste pas moins
vrai que cette manière de marquer les années n’est pas particulière à
la Maçonnerie, même si elle l’est devenue. En cela, comme en d’autres
domaines, la Maçonnerie est le conservatoire de conceptions qui, si elles
paraissent passées, ne sont pas dépassées2.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
3. Chappron indique que L’année maçonnique commence le premier Mars de chaque année, d’où il
suit, que le premier Mars dix huit cente onze est le premier jour du premier mois cinq mille huit cent
onze. […] Au rit ancien on date d’Hérédon O… de… auquel on ajoute les degrés de longitude et de
latitude de la ville d’où l’on a l’occasion d’écrire. On date aussi sous la voûte céleste du Zénith O. de…
4. Ces « computs » semblent avoir oublié que, jusqu’à l’instauration d’une année débutant le
1er janvier, les calendriers occidentaux commençaient le 1er mars, puisqu’ils reposaient sur le calen-
drier julien.
5. Si la KJV (1611, Angleterre) contient, dans sa première édition, les livres apocryphes, la réédition
récente en fac-similé les a exclus, ce qui en fait un fac-similé « faux », pour des raisons théologiques
modernes.
Chronologies
Le découpage en ères historiques n’est pas une idée nouvelle. Les
hommes ont toujours ressenti le besoin de se situer dans le temps et ils
ont, pour cela, adopté des découpages du temps conventionnels mais
toujours symboliques. Le morcellement en périodes permet de délimiter
des époques et, ainsi, de poser des repères en identifiant des ruptures.
Les années dites civiles ou « ordinaires » ont toujours comme point de
départ un événement important, le plus souvent symbolique. On sait
toujours, au départ, qu’un tel découpage est arbitraire, mais il n’en reste
pas moins nécessaire pour situer les événements humains, à condition
de garder à l’esprit son arbitraire, précisément. Les Classiques distin-
guaient cinq âges du monde, à savoir l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de
bronze, l’âge des héros et l’âge de fer. Le poète grec Hésiode6 a fait, au
viiie siècle av. EC, le récit des cinq races marquant chaque âge successif,
à savoir la race d’or (la première), puis les races d’argent, de bronze, la
race des héros et, enfin, la race de fer.
Platon7, Virgile8 dans les Géorgiques9, et Ovide10 dans les Méta-
morphoses11, reprendront cette tradition et ce système classificatoire.
Cela n’est pas sans rappeler, bien entendu, la théorie des quatre yugas
de la cosmologie hindoue, appelés krita yuga, treta yuga, dvapara yuga
et kali yuga qui forment ensemble un mahâyuga. Mille mahâyuga for-
meront un kalpa. Ces systèmes correspondent à un besoin humain
fondamental de poser des repères, même très étendus, pour ne pas se
trouver devant un amoncellement de faits, de choses et d’êtres divers (et
en grand nombre), aussi brouillon que difficile à évaluer. C’est un besoin
6. Cf. La Théogonie, et Les travaux et les jours : la première race est celle où règne l’harmonie.
7. 428/427 av. EC.-348/347 av. EC.
8. 70 av. EC.-19 av. EC.
9. Géorgiques, I, 125-159.
10. 43 av. EC.-87 EC.
11. Métamorphoses, I, 89-150. Race d’or, d’argent, de bronze, de fer.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
de structurer le temps pour organiser ces objets, ces choses et ces êtres,
dans les sociétés humaines.
Nous avons actuellement, en Occident, un découpage en deux
grandes périodes, l’Histoire et la Préhistoire (c’est-à-dire avant et depuis
l’écriture), pour ne prendre qu’un exemple sommaire. En France, on
périodise encore l’Histoire en Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes
et Période contemporaine. Quatre périodes historiques enseignées
aux enfants et que les adultes retiennent. On peut encore insérer une
Protohistoire entre la Préhistoire et l’Histoire. C’est une manière de maté-
rialiser les marges en tentant de préciser ce qui a conduit à une période
considérée. Ajoutons que l’on découpe l’ensemble de ce qui précède à
l’aide des ères géologiques. On s’aide pour cela d’une échelle des temps
(primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire) dont la dernière ère est
découpée en pléistocène et holocène, auxquelles on propose depuis peu
d’ajouter l’anthropocène. Notre manière de scander le temps semble aus-
si scientifique que possible et répond ainsi à notre actuelle mythologie.
Si l’on veut, ensuite, parler de l’origine du monde, on désignera
alors des périodes appelées éons : précambrien (4,560 Ma à 542 Ma), pa-
léozoïque (ou ère primaire), mésozoïque et cénozoïque. Cette ère abouti-
ra finalement, divisée, et encore divisée, au mésolithique, au néolithique
et à la protohistoire, comprenant un âge du cuivre, un âge du bronze et
un âge du fer, précédant l’Antiquité évoquée plus haut. Finalement, tout
est fait pour que nous nous y retrouvions, surtout dans les périodes les
plus proches de nous. L’inquiétude des origines et le besoin de diviser
le temps n’est donc ni nouveau ni obsolète. Il s’appuie maintenant sur
d’autres théories.
Avant l’apparition des ères géologiques puis des périodes histo-
riques telles que nous les admettons, les choses étaient plus simples, du
moins en Europe occidentale. Sur un plan ordinaire, notre xviiie siècle
considérait la vie humaine selon un découpage en quatre phases : l’en-
fance, jusqu’à quatorze ans, l’adolescence, jusqu’à vingt-quatre ans (on
devenait majeur à vingt-cinq), la jeunesse, jusqu’à soixante ans, et la
vieillesse, jusqu’à la fin de la vie. L’Oratorien Richard Simon (1638–1712)
avait adopté une structure en cinq phases : l’enfance, jusqu’à quinze ans,
l’adolescence, jusqu’à trente, la jeunesse ou âge viril, jusqu’à quarante,
la vieillesse, jusqu’à soixante, et la décrépitude, jusqu’au tombeau. Il no-
tait ensuite les âges du monde en les comparant aux âges de la vie et
remarquait : Le quatrième, depuis cette sortie jusques à la fondation du
Temple de Salomon, d’autres disent seulement jusques au Gouvernement
de Samüel, qui ne comprendroit que les années qui se sont écoulées depuis
cette sortie jusques à la mort de Samüel, ou à l’élection de Saül, Roi des
Juifs : cet âge s’apelle la jeunesse, juventus, mais cette opinion est particu-
lière au Pere Michel Fexender Jesuite12.
Notre manière habituelle de considérer l’Histoire est de poser
un début du monde situé, pour résumer, quelque part lors de sa forma-
tion, puis de placer l’histoire de l’humanité, depuis les préhominiens
12. Simon 1703 : 68. On n’en sait pas plus sur ce jésuite.
Histoire sacrée
Précédemment en Occident, et en particulier aux xviie et
xviiie siècles, la chronologie universelle à laquelle on se référait était
fondée sur la Bible, et sur les calculs que l’on pouvait établir à partir
des âges indiqués pour chaque personnage biblique. L’authenticité de
la Bible n’était pas discutée, l’exactitude des chronologies, non plus,
tout allait de soi. La vérité religieuse se confondait avec la vérité tout
court. Les éons et les ères géologiques n’étaient pas concevables, même
si quelques voix isolées commençaient à contester la doctrine officielle.
Ces calculs ont ainsi permis aux chronologues chrétiens d’établir l’âge
du monde, dont la date de sa création, cela va sans dire, et de disposer
tous les événements selon une ligne unique de temps. On date alors en
indiquant, par exemple, « Âge du monde ou Année du monde », anno
mundi (avec ou sans majuscules). Le souci principal des chronologues
était d’abord de placer l’histoire de l’Église par rapport à celle du peuple
juif, c’est-à-dire d’établir les rapports existants entre ces deux histoires,
à partir d’une seule source, Dieu. Le souci est à la fois théologique et
pastoral.
L’Histoire sacrée débutait alors avec la Création du monde par
Dieu et, pour les Chrétiens, elle devait (elle doit encore) se conclure avec
la Parousie. Intellectuellement, on s’inscrit dans une histoire du salut.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
Mais il fallait aussi placer dans cette chronologie universelle tout ce qui
concernait l’Histoire profane, c’est-à-dire l’ensemble des événements
connus des États antiques dont leurs sources fournissaient les preuves
textuelles. Ayant établi une Histoire universelle sacrée, on a ainsi dressé,
à côté d’elle, le tableau d’une Histoire prophane (sic) que l’on a tenté de
mettre en correspondance. Cela n’a pas toujours été facile.
Nous sommes donc, à ces époques, dans un contexte intellectuel
absolument inverse du nôtre quant au principe de référence. Citons,
pour illustrer notre propos, quelques grands noms du domaine, sans
chercher à être exhaustif. Nous ne les trouverons pas nécessairement
dans les gazetins maçonniques si prisés de certains historiens de la
Maçonnerie. L’abbé Nicolas Lenglet du Fresnoy (1674–1755) sera le pre-
mier que nous mentionnerons, pour sa manière de considérer la chose
historique et parce qu’il ne pouvait qu’être lu des Maçons (cultivés) de
la première période de la Maçonnerie européenne : La base de l’his-
toire universelle est un arrangement juste & précis, du moins autant que
nous le pouvons avoir des principaux événements. Mais pour ne point
tomber dans la confusion, qui n’est que trop ordinaire aux études, qui
nous présentent un grand & vaste champ, il faut diviser tous les temps en
différentes portions ; en s’assurant d’un point fixe d’où l’on commencera
à dater chaque intervalle : & ce sont ces points fixes, que l’on nomme
Epoques. La méthode est rationnelle, légitime et raisonnable : on déter-
mine un point fixe.
Après avoir rappelé le peu de fiabilité des annales antiques (elles
sont païennes), l’auteur déclare que l’on se croit heureux quand on peut
les accorder tant avec elles-mêmes qu’avec l’Histoire Sainte ; la seule qui
nous présente une véritable certitude dans l’ordre des événements essen-
tiels. Il ajoute quelques lignes plus loin que pour établir l’ordre & jetter
la lumière dans l’étude historique, je devois partager les anciens temps
en Sept Epoques, toutes tirées de l’Histoire Sainte & toutes distinguées
par des caractères particuliers. Je les prends des Livres Sacrés, parce qu’il
n’y en a pas de plus certaines, quoique sujettes à quelques différences par
rapport à la manière de compter18.
À le lire, on comprend qu’il considère l’Histoire sainte comme la
seule assurée, et que le reste des événements relatés par les histoires pro-
fanes (païennes) ne l’est pas. C’est bien un axe de pensée globalement
inverse du nôtre. L’Histoire sainte est, pour lui, et pour les autres spécia-
listes, la seule qui puisse offrir une chronologie universelle juste. C’est
donc à partir d’elle que l’on jugera l’Histoire profane. La théorie des
âges du monde sur laquelle se repose notre abbé semble avoir été intro-
duite par saint Augustin (354-430). Dans un texte connu sous le titre De
la Genèse contre les Manichéens, par exemple, Augustin distinguait six
périodes qu’il comparait aux âges de la vie19. La septième période était
celle de l’autre vie, le repos divin. Il reprenait ce qu’il avait écrit dans la
Cité de Dieu, au Livre ix. Ces âges correspondent très ostensiblement
20. En 1835, Pierre C. F. Daunou (1761-1840) écrivait qu’à sa connaissance, Bède avait été le premier
qui ait partagé l’histoire du monde en six âges (Cours d’études historiques).
21. Dubois et Zink 1992 : 5.
22. Luneau 1964.
23. Telliamed ou Entretiens d’un Philosophe Indien avec un Missionnaire François…, À Amsterdam,
Chez L’honoré & Fils, 1748. .
24. http://expositions.bnf.fr/ciel/arretsur/origines/sciences/creation/index12.htm
25. Sic.
26. Labbé 1666. Chronologie L.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
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Les âges du monde
37. At the start of the evening preceding the 23rd day of October in the year of the Julian calendar, 710.
38. Apocryphes 1717 : 480.
39. Lenglet 1744 : 4.
40. Ibid. : 6.
41. Apocryphes 1717 : 480.
42. Lenglet 1744 : 8.
43. Ibid.
44. Ibid. : 16.
45. Ibid.
46. Sic.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
57. Ibid.
58. James Usher.
59. Vence 1773.
60. Moreri 1698 : 535 sqq.
61. Moreri 1725 : I, iij.
62. Furetière 1727.
63. Ozanam 1691 : 185.
64. Explication de la Sainte Bible, selon le sens littéral et selon le sens spirituel, Tirées des saints Pères
& des Auteurs Ecclésiastiques. Nouvelle édition augmentée de plusieurs Pièces nouvelles, & séparée
du texte et de la Traduction, pour servir de supplément aux autres Bibles, & principalement à l’Abrégé
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
du Commentaire de Dom Calmet, connu sous le nom de Bible de Vence, qui s’imprime actuellement à
Toulouse en Format in-octavo. À Nismes, Chez Pierre Beaume, 1781-89, 25 vol.
65. Les capitales ont disparu de certains mots.
66. Monge 1793 : I, 37.
67. Chéné 1998.
68. Document Latomia LINCD-06, 186, pages 203-13. Origine : BM Bordeaux, Ms 2098.
69. Denis Pétau, 1583-1652. Théologien et philologue jésuite célèbre.
70. Rationum Temporum.
71. Livre des Marchés, 52.
72. Nous soulignons.
73. Apprenti, Compagnon, Maître bleu, Ancien Maître, Élu symbolique, Écossais, et Maçon du secret.
74. Nous soulignons.
75. Nous soulignons.
76. Nous soulignons.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
En conséquence…
S’ajoutant au fait qu’ils concernent la construction de l’homme en
tant qu’être humain, on comprend mieux pourquoi les rituels maçon-
niques sont d’abord situés, symboliquement, à l’époque de la construc-
tion du Temple (Salomon), puis à l’époque de la libération des Juifs et
de la construction du 2e Temple (Zorobabel), pour évoquer ensuite la
fin des temps, puisque l’âge de Jésus ira jusqu’à la « consommation des
siècles », l’époque de l’Apocalypse, ou Révélation. C’est une sortie du
temps humain, c’en est même la sortie définitive. Cela ne signifie pas
que les rituels ont été élaborés dans l’ordre où ils sont numérotés (quel
que soit le Rit), cela signifie simplement que leur logique terminale est
celle-ci. On peut en effet supposer que l’on ait eu l’idée de la construction
du second temple - ou reconstruction - et que l’on a proposé ensuite, ou
consécutivement, la notion de temple avec celui de Salomon, le premier,
permettant de justifier et de fournir le modèle au second. On a ainsi
élaboré un avant pour justifier le travail du maintenant.
Suivant ce type de chronologie, la Maçonnerie se situant, pour
la plupart des premiers grades, autour du Temple de Salomon (le 1er
temple), appartient à la 5e période du monde. Les rituels évoquant le
second Temple appartiennent alors à la 6e période. Pour les textes fon-
dateurs, le Ms Graham situe une proto-légende d’Hiram durant la 2e
période, après le déluge universel, puisque le cadavre que l’on découvre
est celui de Noé, par ses fils. Ce texte évoque ensuite la 4e période avec
Betsaléel77, le constructeur du premier sanctuaire et de l’arche (Ex 37,
1-9), puis la 5e période, en citant Salomon, le commanditaire du temple.
Une expression du P. Labbé doit retenir notre attention : il écrit que le
5e âge du monde, allant de la construction du Temple à Cyrus, doit être
considéré dans sa perfection & plus grande force. Ces notions ne sont pas
inconnues des rituels maçonniques.
77. Ou Béseléel, Betsaleël, Betsaleel, Bezeleel, Besalél, Beçalel, Beçaleel, etc., suivant les traduc-
teurs. Nom qui signifierait : à l’ombre de Dieu.
La question de la KJV
Dans sa contribution à Bible de tous les temps, Daniel Ligou (1921-
2013) établit de manière fort précise les rapports entre les rituels, leurs
thèmes et les textes bibliques79. Il avoue, devant la difficulté de la tâche,
prendre les personnages et les événements bibliques dans leur ordre de
présentation selon la Bible du roi Jacques, pour voir ce que tente de nous
apprendre la Maçonnerie. S’il est vrai que cette version de la Bible est
la référence de langue anglaise, un certain nombre de thèmes rituels
connus en France n’ont aucune existence (légitime) dans la Maçonnerie
anglaise et, s’ils en ont dans le RÉAA, venu des Amériques, c’est après
un détour par les rituels français. C’est ce que précise avec pertinence
J.-B. Lévy (1941–2019) : Mais le Rite Écossais Ancien et Accepté en 33
degrés n’est que le prolongement du Rite de Perfection ou mieux de
l’Ordre du Royal Secret en 25 degrés mis au point par Etienne Morin et
Henry Andrew Francken entre 1762 et 1767. Ce rite, on le sait, n’est en
fait qu’une mise en ordre de grades pratiqués en Europe, et notamment en
France, avant 1762.
La Bible du roi Jacques (1611) n’était, en aucun cas, le livre de che-
vet des Maçons français d’avant 1762 (ni d’après, d’ailleurs) et pour au
moins une bonne raison : ils disposaient de leurs propres traductions
bibliques, dont celle de Lefèvre d’Étaples, parue à Anvers en 1530, celle
d’Olivétan parue en 1535, et surtout celle dite de Port-Royal, parue en
entier en 169680, même si les autorités religieuses françaises lui ont fait
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
Les rituels
Comment les rituels sont-ils alors cadencés en fonction des âges
du monde ? Pour plus de simplicité, nous prendrons nos exemples dans
les rituels du RÉAA, ce qui n’exclut en aucune manière les rituels du
Rit moderne, ou les autres, que nous citerons lorsque de besoin. À pre-
mière vue, la première période des rituels correspond globalement au
5e âge du monde82 : construction du Temple et tous les aléas que l’on y
attache (RÉAA 1-12). C’est, globalement, l’environnement des trois pre-
miers grades ; mais aussi d’éléments du 22e ainsi que le 23e (Chef du
tabernacle), du 24e grade, et du Maître Maçon de Marque ; de la dédi-
cace du Temple (Très Excellent Maître) ; de la visite de la reine de Saba
(Installation anglaise du Maître de Loge).
L’édition de 1763 des Tablettes de l’abbé Lenglet ajoutait, dans
la partie consacrée aux « Grands Hommes dans les Beaux-Arts » :
1015. Hiram, de Tyr, Israélite d’origine au moins par sa mere, très-ha-
exemplaires. Louis XIV en fit imprimer à lui seul 20 000 exemplaires (Lortsch 1910). Ce sera la Bible
de Racine, de Corneille, de Sainte-Beuve. La Bible de Sébastien Castellion, parue en 1555, semble
avoir été pratiquement inconnue.
81. Lire à ce sujet, Langlet 2010.
82. C’est un peu différent pour la Maçonnerie d’Adoption.
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
86. The Old and New Testament connected in the History of the Jews and Neighbouring Nations (1715-
17). En français : Histoire des Juifs & des peuples voisins, depuis la Décadence des Royaumes d’Israël
& de Juda jusqu’à la mort de Jesus-Christ. Par Mr. Prideaux, Doyen de Norwich, Traduite de l’Anglois.
À Amsterdam, Chez Henri du Sauzet, 1722-.
87. Spanheim 1679 ; 1683 ; 1663 ; 1673 ; 1679.
88. Spanheim 1683.
89. Bible de D. Martin 1707, p. 11-12 : v.11 Hiram Roi de Tyr ayant fait amener à Salomon du bois de
cèdre, du bois de sapin, & de l’or, autant qu’il en avoit voulu, le Roi Salomon donna à Hiram vingt villes
dans le païs de Galilée. 12 Et Hiram sortit de Tyr pour voir les villes que Salomon lui avoit données, les-
quelles ne lui plurent point. 13 Et il dit ; Quelles villes m’as-tu données, mon frère ? & il les appella, Païs
de Cabul, lequel a été ainsi appellé jusqu’à ce jour. La traduction de la NBS donne Kaboul. La Vulgate
Chaboul, Crampon suit évidemment la Vulgate.
a été une figure de Moïse. Les rituels maçonniques ont utilisé les mêmes
figures. Les notions de sorties, de passage et d’entrée sont présents à
presque tous les degrés. C’est la structure des passages théorisée par Van
Gennep90 qui fut édité par E. Nourry, l’ami d’A. Lantoine.
Enfin, pour constituer un noble quaternaire, la dernière période
apparente des rituels correspond au 7e âge du monde : rituels des 17e au
19e grade (RÉAA), Apocalypse/Révélation, et fin des temps, et les rituels
des 26e, 27e et 29e, et du 30e grade du même Rit.
Il va sans dire que différents rituels traversent allègrement ces
périodes du monde, même si on peut les ancrer dans une toute parti-
culière. Le 19e grade peut être rattaché au 1er âge du monde en même
temps qu’au 7e ; le 25e grade contient des éléments du 1er âge, mais aussi
du 7e. Il en est de même des trois grades suivants. Les arguments ont été
piochés dans la matière de plusieurs âges, mais surtout des extrêmes,
opérant une sorte d’arc notionnel par-dessus les temps « humains ». Un
dernier point : si nous ajoutons apparent aux périodes des rituels, c’est
qu’en fait tout commence avec la reconstruction, ce que nous ont appris
les premiers textes. Les questions relatives à la construction semblent
avoir été « mises au point » ensuite, pour fournir un début d’apparence
à une ritualité débutant en réalité in media res, à l’origine. La plupart des
Maçons y perdraient leur latin.
La première période réelle des rituels est donc à situer dans le 6e
âge du monde, avec des incises avant et après. Le Rit Écossais Ancien
Accepté existant comme Rite des hauts grades (les Grades sublimes),
on a créé trois grades, en France, comme préparation. Ce ne serait pas
la première fois que l’on écrirait le début après avoir écrit la fin, pour
rendre celle-ci logique.
En outre, on remarque que les rituels d’Adoption se situent dans
le 1er âge du monde, alors que les rituels masculins commencent le plus
souvent « dans » les 6e et 5e âge. Il en est de même d’éléments des 21e et
22e grades, et du 28e (RÉAA) qui évoque Adam. Lorsque le RÉR donne
Phaleg comme nom de l’apprenti, ou que l’on trouve ce nom au grade de
Chevalier Prussien, cela renvoie au 2e âge, et à la construction de la tour
de Babel (comme les rituels d’Adoption). Le RÉR semble reprendre « la »
construction présente dans les textes opératifs (mais sans le dire), en
affirmant se situer à l’époque de reconstruction (2nd temple). Il a en outre
abandonné les colonnes antédiluviennes au profit de celles du Temple.
J.-B. Willermoz a fait ici une sorte de synthèse complexe et peu explicite.
Les chronologies sont le plus souvent accompagnées de commen-
taires et d’Introductions à l’Écriture sainte présentant le cadre géné-
ral des textes. Ainsi, Richard Simon se sert-il d’un abrégé du P. Lamy
(1640–1715) qu’il place en tête de son propre Dictionnaire. Cela permet
de donner dans un Chapitre I une Idée générale de la nation juive où le
lecteur peut découvrir : ils ont eu le nom de Juifs, de la Tribu de Juda
pour trois raisons, parce que les Rois étoient de cette Tribu, parce que
le Messie en devoit naître, parce qu’elle revint de Babylone toute entière
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
Bibliographie succincte
Abrégé de la Chronologie Sainte, in L’Apocalypse de Saint Jean Apostre, [Bible de Saci] T. XVI, Paris, Desprez, 1695
(Abrégé 1695).
Les âges de la vie au Moyen Age. Textes réunis par Henri Dubois et Michel Zink, Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 1992 (Dubois-Zink 1992).
— La cité de Dieu.
John Blair, Tables chronologiques, qui embrassent toutes les parties de l’Histoire Universelle, année par année,
Depuis la Création du Monde jusqu’en Mil Sept Cent Soixante-huit, Publiées en Anglois par John Blair, Et traduites en
François par le citoyen Chantreau, qui les a continuées jusqu’à la Paix, conclue avec l’Espagne en 1795…, À Paris, Chez
Henri Agasse, 1795 (Blair 1795).
Lucian Boia, La fin du monde. Une histoire sans fin, Paris, La Découverte, 1999 (Boia 1999).
Jacques Bénigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle à Monseigneur le Dauphin pour expliquer la suite de la
Religion & les Changemens des Empires, à Paris, Chez Mabre-Cramoisy, 1681 (Bossuet 1681).
— Discours sur l’Histoire universelle…, première partie, neuvième édition, Londres, David Mortier, 1707 (Bossuet
1707).
Thomas Brunton, Chronologie universelle depuis la création jusqu’à l’ère vulgaire. Concordance des époques avec
les Livres saints, Aix-en-Provence, Remondet-Aubin, 1872 (Brunton 1872).
Augustin Calmet, Commentaire littéral de tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, par le R.P.D.
Augustin Calmet, Religieux Bénédictin, de la Congrégation de S. Vanne et de S. Hydulphe. Tome Premier, partie
Première. Paris, Chez Emery, Saugrain, Pierre Martin, Quay des Augustins, M.DCC.XXIV. (Calmet 1724)
— Dictionnaire historique, critique, chronologique, geographique et litteral de la Bible, seconde édition, tome pre-
mier, à Genève, chez Marc-Michel Bousquet et cie, 1730 (Calmet 1730).
— Histoire universelle, sacrée et profane : Depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours Par le R.P. Dom
Augustin Calmet, 17 vol., Strasbourg, Chez Jean Renauld Doussecker, 1735-1771 (Calmet 1735).
Bernard Chédozeau, « L’éviction des âges de la vie et des âges du monde dans les conceptions de l’Histoire au xviie
siècle. D’une histoire de sens à une histoire de savoir », Grenoble, ELLUG, L’imaginaire des âges de la vie, D. Chauvin dir.,
1996 (Chédozeau 1996).
Pierre Chompré, Dictionnaire abrégé de la Bible, pour la connoissance des Tableaux historiques tirés de la Bible
même, & de Flavius Josephe. Nouvelle édition Revûë & corrigée. À Paris, Chez Desaint & Saillant, Libraires, ruë S. Jean de
Beauvais, vis-à-vis le Collège. M.DCC.LXIV (Chompré 1764).
Pierre Davity, Le Monde ou la Description Generale de ses Quatre Parties Divisee en Six gros Volumes, par Pierre
Daviti…, A Paris, chez Denis Billaine, Rue St Jacques, au Compas d’or et à Sainct Augustin, 1660 (Davity 1660).
Charles Louis Dreyss, Chronologie universelle, Paris, Hachette, 1853 (Dreyss 1853).
Bernard Lamy, Introduction à l’Écriture sainte, A Lyon, Chez Jean Certe, 1698
(Lamy 1698).
— Metodo per istudiare la storia, del Signor Dottor Langlet di Fresnoy, Venezia,
1726 (Lenglet 1726).
Daniel Ligou, « La Bible des Maçons », Paris, Beauchesne, Le siècle des Lumières
et la Bible, Bible de tous les temps, tome 7, 1986 (Ligou 1986).
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
Auguste Luneau, L’histoire du salut chez les Pères de l’Église : la doctrine des
âges du monde, Paris, Beauchesne, 1964 (Luneau 1964).
Humphrey Prideaux, The Old and New Testament connected in the History of
the Jews and Neighbouring Nations (1715–17) ; en fr. Histoire des Juifs et des peuples
voisins… (Prideaux 1715).
Jean Rou, Nouvelles Tables historiques dressées par ordre du Roy pour l’usage
de Monseigneur le Dauphin, ouvrage tres-commode pour l’intelligence de l’Histoire
universelle, tant ancienne que moderne, Sainte que prophane, & dans toutes les parties
du Monde, depuis sa Creation jusqu’à present, & divisé en huit Tables…, 1675 (Rou
1675).
La Sainte Bible en latin et en françois, avec des notes littérales, critiques et his-
toriques, des Préfaces et des Dissertations, Tirées du Commentaire de Dom Augustin
Calmet, Abbé de Senones, de Mr l’Abbé de Vence, & des Auteurs les plus célèbres…,
Seconde édition revue…, Tome Dix-septieme. Paris, A. Boudet et Veuve Desaint, 1773
(Vence 1773).
Renaissance Traditionnelle
Les âges du monde
Jacques Usserius (James Usher), Annale veteris testamenti et prima mundi ori-
gine deducti. [Annals of the world], 1650 (Usher 1650).
Nicolas Vignier, Les fastes des anciens Hébreux, Paris, Abel L’Angelier, 1608
(Vignier 1608).
L’ABBÉ RAMBAUD,
UN PERSONNAGE ÉNIGMATIQUE…
Par Hugues Berton et Christelle Imbert1
L
e plus connu des trois principaux mouvements compagnon-
niques actuels, l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir
et du Tour de France est une association qui fut créée officielle-
ment le 8 juillet 1941, puis déclarée au Journal Officiel du 30 juillet 1941
sous le nom de Compagnonnage du Devoir du Tour de France.
Si nous connaissons en grande partie l’implication de Jean Bernard,
la Fidélité d’Argenteuil, dans l’élaboration de cette association, un autre per-
sonnage, l’abbé Rambaud, qui y joua également un rôle non négligeable en
tant que Conseiller aux Règles, est resté jusqu’à présent dans l’ombre.
Nous avons donc tenté de lever le voile sur sa vie et sa personnalité.
1. Auteurs de l’ouvrage : Les Enfants de Salomon – Approches historiques et rituelles sur les Compa-
gnonnages et la Franc-maçonnerie, Dervy, 2015.
2. Pour la partie concernant le compagnonnage, nous nous sommes en grande partie appuyés sur
les documents rassemblés par François Icher dans son ouvrage Les compagnonnages en France au
XXe siècle, Jacques Grancher, Paris, 1999.
3. Cité par François Icher, Les compagnonnages en France au XXe siècle, p. 186.
4. Nous verrons par la suite les rapports de ce même milieu médical lyonnais avec l’abbé Rambaud.
Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
5. Lettre publiée en 1941 dans le journal Le compagnonnage, n° 1. François Icher, opus cité, p. 143.
6. Christian Faure, Vichy et la “rénovation” de l’artisanat : la réorganisation du compagnonnage, in : Bul-
letin du centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, Lyon, n° 3-4, 1984, pp. 103-117.
7. Voir à ce propos François Icher, opus cité, p. 147-150.
8. Cf. l’article intitulé « Compagnonnage et Maçonnerie » publié dans Les Documents maçonniques,
n° 3, décembre 1941, p. 21-23. Bien que l’article soit signé « Maître Jacques », par allusion à l’un des
fondateurs légendaires des compagnonnages français, le sommaire de la revue indique la véritable
identité de l’auteur : Jean Bernard. Consultable sur le site :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148 /bpt6k891678c /f1.image.r=%22Les%20Documents%20
ma%C3%A7onniques%22
Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
9. P.V. du 6 avril 1941, fonds Hervet, cité par François Icher, Les compagnonnages en France au
XXe siècle, p. 148-149, 171.
10. Document préparatoire à la Charte du Compagnonnage, fonds Hervet, cité par François Icher, Les
compagnonnages en France au XXe siècle, pp.169-170.
11. À noter que les Compagnons du Devoir de Liberté et de l’Union compagnonnique resteront très
majoritairement à l’écart des réunions ultérieures, n’acceptant pas de livrer leurs rituels et considérant
qu’il y avait dans cette restructuration une dérive de la tradition compagnonnique.
12. D’après Jean-Michel Mathonière, Jean Bernard et le Bouclier de la Foi, 2015, qui cite ici des
sources internes des compagnons passants tailleurs de pierre. Publié sur le site :
http ://compagnonnage.info/blog/blogs/blog1.php/2015/09/11/jeanbernard-et-lebouclierdelafoi
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L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
13. Source : fonds Hervet. François Icher, Les compagnonnages en France au XXe siècle, Jacques
Grancher, Paris, 1999, p. 171.
14. P.V. du 28 juin 1941, fonds Hervet, cité par François Icher, Les compagnonnages en France au
XXe siècle, p. 172-175.
15. Source : François Icher, Les compagnonnages en France au XXe siècle, Jacques Grancher, Paris,
1999, p. 172-175.
16. Déclarée au Journal Officiel du 30 juillet 1941 sous le nom de « Compagnonnage du Devoir du Tour
de France ».
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L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
« Curriculum Vitae
Joseph Rambaud, né le 2 juin 1903 à Lyon, élève aux
« Lazaristes », puis, après une année de maladie, à l’externat
Notre-Dame des Pères Maristes.
1921-1926 : Grand séminaire à Sainte Foy et à Francheville.
1926-1928 : séminaire Universitaire des prêtres et Doctorat
en Théologie.
1927 : Ordination sacerdotale.
1928 : Solitude, interrompue dès ses premiers mois par son
envoi au Grand séminaire de Nantes, comme professeur de
Philosophie.
1931-1939 : Directeur au séminaire des Carmes, à Paris.
1939-1951 : Aumônier de la Maison Saint-Raphaël, à
Couzon au Mt. d’Or et professeur à la Faculté de Théologie
[de Lyon]. »
Dans le n° 85, un hommage lui est rendu par Michel de Certeau :
« Sa mort m’a été dure comme celle de mon père. Je sais que
là où le corps n’est plus une amorce de rencontre, il cesse
d’être une cause de séparation, et que la présence de sa part
est devenue parfaite. Maintenant plus encore qu’autrefois
est vrai de lui, en Dieu, ce mot que vous aimez bien. Il nous
séduisait à l’Esprit-Saint, le voilà éternellement séduit par
Dieu, lui qui savait voir et dire - et qui m’a fait un peu com-
prendre - les somptuosités de l’âme, les grandeurs admi-
rables de Jésus dans les cœurs. Il reste le père et l’ »ami » (ses
lettres à nous autres « dirigés » commençaient ainsi « mon
cher ami ») ; il continue à nous appeler au-delà, où il est… »
———————
Tentons maintenant de détailler certaines étapes de sa vie.
Sa naissance, tout d’abord.
D’après le registre d’état civil de la ville de Lyon19, nous apprenons
que :
« L’an mil neuf cent trois, le deux juin [...] a comparu
Rambaud Joachim Cassien, trente-huit ans, négociant,
6 rue Octavio Mey, lequel nous a présenté un enfant du sexe
masculin, né aujourd’hui à une heure du soir dans le domi-
cile conjugal de lui comparant et de Rol Marie Antoinette
Eugénie, vingt-neuf ans, sans profession, son épouse, et
auquel enfant il a déclaré donner les prénoms de : Marie
François Joseph.
Renaissance Traditionnelle
L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
20. Cf. Jacques G. Petit, La Jeunesse de Monchanin, 1895-1925. Mystique et intelligence critique,
Paris, Beauchesne, 1983, p. 221.
21. Jacques Maritain & Emmanuel Mounier. Correspondance (1929-1949). Édition établie, annotée et
présentée par Sylvain Guéna, Desclée de Brouwer, 2016.
22. Jean D’Alançon, Le Compagnonnage de l’an 2000, L’Harmattan, 2001.
23. Propos de Jean Bernard à François Icher dans une entrevue accordée en 1986. In : François Icher,
opus cité, p. 315.
24. Jean Lebrec, Joseph Malègue : romancier et penseur. Avec des documents inédits, Paris, Dessain
& Tolra, 1969, p. 107.
25. La maison de retraite où exerça l’abbé Joseph Rambaud en tant qu’aumônier est actuellement un
EHPAD, géré par une association de droit privé : « La pierre angulaire ».
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L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
26. https://www.memorial-alsace-moselle.com/wp-content/uploads/2017/09/BULLETIN_
AMAM_17.pdf
27. Revue Pax n° 82, p. 2.
28. Archives municipales de Lyon, http://www.fondsenligne.archives-lyon.fr/ac69v2/convoi.php cote
1899W030 p. 111.
29. https://numelyo.bm-lyon.fr/list/?order_by=Relevance&cat=quick_filter&typedoc=all&search_
keys%5B0%5D=%22le+cimeti%C3%A8re+des+pr%C3%AAtre+%C3%A0+Loyasse%22
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L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
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L'abbé Rambaud, un personnage énigmatique
Joseph RAMBAUD
NOTES DE LECTURE
par Pierre Lachkareff
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Notes de lecture
c’est le commandement le plus exprès que notre divin Maître nous ait fait
avant de terminer sa carrière temporelle. »
Mais, dans le même temps, il insiste pour que l’on initie avant
tout (…) « des hommes qui aient reçu une éducation libérale (…) qui
dégrossit et décrasse les caractères (…) aptes à des conceptions plus
élevées » et non pas « les bons idiots(…) toujours livrés aux tourbillons
qui les entraînent ». Cette discipline permanente, cet équilibre sans
cesse recherché entre le cœur et la raison, entre le bon ton et la ferveur,
si caractéristique du siècle qui vient de mourir, Willermoz ne peut que
constater avec amertume qu’ils ne formaient plus le fond de la fraternité
nouvelle. On ne s’étonnera donc pas que la leçon de vertu qu’il donne en
ce sens à Achard renvoie à la personne du chevalier de Savaron, qui, par
de patients exercices de douceur fraternelle, avait su civiliser un carac-
tère et des comportements par trop martiaux.
Également, plus d’amertume que de nostalgie s’exprime, lors de la
mort de Saint-Martin, dans l’évocation des jours lointains où Willermoz
et le Philosophe inconnu marchaient d’un même pas. S’il lui conserve
son admiration, Willermoz prend ses distances avec l’auteur de Des er-
reurs et de la vérité. C’est ce livre, entre tous, qu’il juge « dangereux »
pour ses nouveaux lecteurs. Selon lui, afin d’éviter de funestes erreurs
d’interprétation, il convient de s’assurer de l’aide d’un guide qualifié et
expérimenté, familier de cette œuvre si complexe, qui sache faire la part
des choses en évitant de confondre les vérités venues de Saint-Martin,
voire de Martinez, avec celles issues du Régime rectifié lui-même : « Ce
sont deux grands fleuves qui partant de contrées très éloignées l’une de
l’autre, vont se perdre dans l’immense océan qui devient le terme final
de leur course ». Or il ne reste plus qu’un de ces guides : Willermoz lui-
même qui n’a plus le loisir et la force de tenir ce rôle. Est-ce une manifes-
tation d’élitisme, comme le note Jacques Rondat, ou bien un « moment
dépressif » comme on dirait aujourd’hui ? En tout cas, l’amertume est
profonde puisque dans une lettre de juin 1804, Willermoz prétendra,
bien abusivement, semble-t-il, que Saint-Martin lui avait avoué qu’il
n’aurait pas écrit son livre s’il avait connu plus tôt le Régime rectifié !
« (…) L’espèce d’activité qu’elle (La Triple Union) paraît encore
conserver est trop semblable à celle des loges de tous les autres Régimes
qui n’ont point de but essentiel, et n’est point du tout celle à laquelle
elle a été appelée par sa constitution. » Le découragement, la fatigue,
les épreuves personnelles, la disparition d’archives précieuses dans le
tourbillon révolutionnaire tout se ligue, en 1805 et plus tard, pour que
Willermoz se détache de l’avenir, sinon du régime, du moins de celui de
Loges comme « La Triple Union », « cadavre maçonnique ambulant »
emplie de « frères joujoux ».
Comme l’avait indiqué Alice Joly2, ce désenchantement avait
atteint jusqu’à ses proches et éventuels successeurs : son neveu Jean-
Baptiste, et Joseph-Antoine Pont, quelque peu rétifs sans doute à un
Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture
enseignement venu de trop loin, de trop haut, de derrière des voiles aux
motifs compliqués. Car les âmes elles-mêmes avaient changé.
Les jeunes membres de la « Société Chrétienne », fondée en 1804 à
Lyon, se posaient d’ardentes questions sur Dieu et la création. Les pères
de quelques-uns avaient orné le tableau de la loge de « La Bienfaisance ».
Or, « aucun d’entre eux (…) ne semble avoir su qu’il existait, dans leur
ville, un vieillard qui aurait pu leur fournir des éléments d’une tradition
curieuse. »3.
Ballanche, notamment, qui fit partie de la société, chercha et
trouva ailleurs que chez Willermoz les enseignements que l’ésotérisme
chrétien allait occuper dans l’inspiration générale de son œuvre.
Le Régime rectifié entrait en sommeil pour un siècle et demi.
Comment eût-il pu en être autrement ? La tectonique révolution-
naire avait tout déplacé. C’était un homme de lettres, qui, sans préten-
tion à détenir quelque savoir caché, avait offert en 1802 une nouvelle
légitimité au christianisme en orientant les regards d’une façon radica-
lement autre. Vingt ans auparavant, Joseph de Maistre avait prophétisé
dans une page célèbre : « Le christianisme va changer de forme. » Le
siècle qui commençait n’allait pas cesser, sinon de lui en trouver une,
du moins de lui en chercher et parfois d’une sorte propre à surprendre
l’eques a floribus !
La « réinvention créatrice du christianisme » dont Jacques Rondat
crédite à juste titre Willermoz, allait désormais quitter le champ de la
Maçonnerie et de l’initiation pour féconder ceux de l’art, de la littéra-
ture et de la politique.
Il convient de saluer le très beau travail d’analyse et de mise en
perspective de cette correspondance par Jacques Rondat dans le premier
tome, et d’apprécier sa reproduction in extenso, dans le second tome, ce
qui permet une approche intime de l’esprit qui animait les épistoliers.
3. ibid.
4. Voir Accart Xavier, Guénon ou le renversement des clartés, Paris-Milan, Arché, 2005.
Renaissance Traditionnelle
Notes de lecture
qu’on les cite tous, on peut cependant donner comme exemple celui qui
se constitue autour de Pierre Pulby (1910-1993)5. Ce catholique fut au
cours des années trente l’animateur de la revue des Cahiers du Plateau,
lequel plateau était celui d’Assy, en Savoie, dont le célèbre sanatorium
accueillit un nombre considérable d’artistes et d’écrivains comme Luc
Dietrich, ou René Daumal. La revue, d’esprit assez traditionnel, mais
non au sens guénonien, se voulait une fenêtre ouverte sur le monde et
les idées. On y trouvait des signatures prestigieuses et variées. Guénon
se trouvait alors au Caire. Par l’intermédiaire d’une vaste correspon-
dance croisée, Pulby se fit le truchement de Guénon avec, entre autres,
le peintre Albert Gleizes, le docteur Jean Fiolle, critique du scientisme,
le mathématicien Ludovic de Gaigneron, etc. En 1945 encore, Pulby
renseignait Guénon sur l’évolution des mentalités chez les intellectuels
catholiques, comme Gustave Thibon ou le père de Lubac. Les membres
de ces réseaux communiquaient parfois entre eux : ainsi, Pierre Pulby
envoyait-il par exemple à André Préau, l’un des piliers des Études
traditionnelles, des renseignements sur l’hésychasme et les techniques
de prière et de respiration. Un autre réseau important fut le réseau ita-
lien où figurent Arturo Reghini, Roger Maridort, Julius Evola, et surtout
Guido De Giorgio, l’un des rares amis intimes de Guénon, investi de
toute sa confiance comme fondé de pouvoir dans le cadre de sa stratégie
pour un pays avec lequel il se sentait beaucoup d’affinités.
On ne peut passer sous silence un réseau bien particulier qui ren-
voie à l’un des aspects les plus déconcertants de la personnalité et de
l’œuvre : celui censé protéger Guénon des menées de la « contre-initia-
tion ». Son noyau dur était constitué par le trio Reyor/Clavelle, Patrice
Genty et Thomas/Tamos, les dons de voyance de ce dernier se révélant
fort utiles pour découvrir l’origine des attaques occultes. On apprend
au passage que les innombrables polémiques entretenues comme à plai-
sir par le métaphysicien n`avaient en fait rien de gratuit. Elles étaient
censées lui servir de « boucliers psychiques » permettant de contrer ces
mêmes attaques.
Le choix d’agir à l`aide de structures de ce type présentait sans
aucun doute de grands avantages pour assurer la diffusion d’un mes-
sage inouï et proprement subversif de la modernité. Un grave incon-
vénient résidait en revanche dans leur extrême volatilité. L’union entre
les membres de ces réseaux reposait avant tout, comme on l’a vu, sur
une négation : celle, justement, de la modernité. Guénon, de plus, récu-
sait la notion de disciple, s’évitant ainsi les facilités d’un magistère cou-
rant mais échouant à harmoniser les points de vue des membres, chose
pourtant indispensable lorsque l’on désire peser sur une institution.
L’exemple du réseau maçonnique est sans doute la plus criante illustra-
tion de ces contradictions.
5. L’auteur a fait appel pour cet ouvrage à de nombreuses correspondances, dont certaines inédites.
Un index biographique fort utile présente succinctement nombre de protagonistes peu connus de la
geste guénonienne.
Opportunités et contradictions
À l’issue de la Seconde guerre mondiale, des opportunités
remarquables semblaient se présenter. L’œuvre paraissait promise à
une audience nouvelle avec la création chez Gallimard de la collection
« Tradition ». Là encore, le succès était dû à la forme du réseau,
l’historien de l’art Luc Benoist ayant servi de truchement auprès de
Jean Paulhan. L’une de ces opportunités se dessina bientôt du côté de la
Franc-maçonnerie. Ce fut, en 1947, la création au sein de la Grande Loge
de France de la Loge « La Grande Triade », soutenue avec enthousiasme
depuis Le Caire. Cette Loge partait cependant avec un certain handicap.
Certes, des membres très importants de la GLDF, le Grand Maître
Dumesnil de Grammont en premier lieu, mais aussi le futur Grand
Maître Antonio Cohen et d’autres Maçons influents comme le peintre
Ivan Cerf, Grand Orateur - et premier Vénérable de la Loge, n’hésitaient
pas à reconnaître le grand intérêt de l’œuvre de Guénon ; du moins
l’initiateur du projet, Alexandre Mordvinnof, émigré russe, avait-il
réussi à les en convaincre. Cependant, sur les sept fondateurs, dont les
Frères précités, il était le seul à vraiment bien la connaître et l’on décida
d’initier de préférence des profanes la possédant quelque peu.
Trois guénoniens, choisis ou approuvés par Guénon en personne
devaient ainsi rejoindre le premier groupe : il s’agissait de Jean Reyor/
Clavelle, Marcel Maugy (Denys Roman de son nom de plume), et Roger
Maridort, musulman depuis peu. Ils devaient avec Mordvinnof consti-
tuer le noyau dur de la loge, ce qui pouvait poser question, surtout qu’il
avait été décidé d’accélérer pour ces nouveaux venus les délais de passage
à la Maîtrise. Reyor/Clavelle avait notamment été choisi pour garan-
tir l’orientation de la Loge : or, il ne manifestait guère d’enthousiasme
pour sa propre initiation. Dans un document rédigé ultérieurement6,
il devait faire état de sa perplexité devant l’impossible rencontre, selon
lui, d’agnostiques, de catholiques éloignés des sacrements, de calvinistes
et de musulmans ; mais, principalement, tout en confirmant sa fidélité
à la doctrine, il pensait que Guénon s’était lourdement trompé sur les
moyens et surtout sur les hommes pour la défendre et la promouvoir.
Cependant n’était-il pas tombé lui-même dans ce travers puisque c’était
lui qui avait proposé l’initiation de Roger Maridort, personnage assez
problématique, catholique en rupture de ban, puis musulman, mais re-
fusé par les organisations soufies dirigées par deux guénoniens de pre-
mier ordre, Vâlsan et Schuon ?
Il fallait en effet, selon Guénon, qu’il y eût au moins un « orien-
tal »dans la Loge, c’est-à-dire un musulman. L’auteur cite à ce propos
une lettre justificative assez surprenante de Guénon à Schuon. Ce der-
nier rappelait que, autrefois, les Maçons pratiquaient toujours l’exoté-
risme du monde où ils vivaient. Guénon lui rétorqua que c’était parce
que la Maçonnerie elle-même n’est liée à aucune forme exotérique dé-
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Notes de lecture
7. Voir Zarcone Thierry, Le mystère Abd el-Kader, Les éditions du Cerf, 2019.
souligne l’auteur, peut se dire en quelques mots : « On l’a lu seul ». Pour
certains individus, la découverte de l’œuvre de René Guénon reste, est
restée et sans doute restera comme un choc reçu individuellement, une
« métanoïa à la manière antique ». André Préau, quoique devenu fort
critique, le reconnaissait : « il nous a rendu le sens de la profondeur. »
Il reste que l’œuvre est encore susceptible de bien des accapa-
rements évoqués brièvement par l’auteur, dont certains fort douteux
et fort actuels. Cette situation, conclut-il « nous renvoie à un « post-
guénonisme » qui illustre la capacité toujours vivante de l’œuvre à
provoquer le retournement intérieur, quel que soit son objectif, et nous
invite à tirer un trait sur le reste ». Peut-on lui donner tort ?
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