Introduction À L'anthropologie Clinique
Introduction À L'anthropologie Clinique
Introduction À L'anthropologie Clinique
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Introduction
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Introduction
§ 1. LE PROJET DE CE COURS :
Dans les chapitres qui s’ouvrent ici, j’aimerais partager, approfondir, mettre à
l’épreuve, enrichir même une conception de l’humain qui me paraît exemplaire par sa
rigueur systémique, par son honnête et courageux souci de vérification, ainsi que par sa
puissance prometteuse d’éclairage. Je veux parler de l’anthropologie clinique. Il s’agira
de « donner la mesure de l’humain ». Non au sens moral où nous légiférerions sur ce que
doit être l’« homo humanus » (Szondi), toutefois. Pas davantage au sens technique où
nous travaillerions sur l’humain, que ce soit pour le guérir, le coacher, le conditionner ou
le « manager »1. Informer : tel est le rô le du théoricien. Ni plus ni moins. L’anthropologue
clinicien renseigne2. J’aime dire aussi non pas qu’il oriente, ce qui implique de décider
pour l’autre, mais qu’il guide.
Tout « penseur dans l’â me » sait qu’il y a une joie intrinsèque au fait de
comprendre, une joie qui ne réclame nulle autre justification qu’elle-même. Mais l’effort
demandé pour comprendre l’anthropien que nous sommes peut être encouragé par un
espoir, celui d’aider divers professionnels engagés dans les relations humaines –
thérapeutes, patrons, politiciens, éducateurs, officiers… – à effectuer des interventions et
des choix de mieux en mieux éclairés. Pour le philosophe que j’aimerais devenir,
l’anthropologie clinique éclaire notamment le projet, inhérent à l’amour de la sagesse,
qui consiste à faire bien (Marie du Gournay). Plus exactement, elle étoile le projet
apparemment simple qui est celui de mes consultations philosophiques : rendre la vie
des gens un peu plus agréable3 qu’avant nos rencontres. Le pari sonne ainsi : on peut
agir d’autant mieux ad bonum humanum qu’on est instruit sur la plenitudo essendi
humaine, entendez : sur ce qui spécifie l’homme comme homme4.
Pourquoi l’anthropologie clinique me séduit, je l’ai dit. Je n’ai pas dit en revanche
qu’à l’heure où je rédige cette introduction, les deux théorisations anthropologico-
cliniques majeures que je connais, savoir celles de Jean Gagnepain et de son
contemporain Jacques Schotte, sont toujours réputées inconciliables ; une des figures les
1
On trouvera une mise en application de l’anthropologie clinique pour l’accompagnement de personnes
en souffrance dans mon ouvrage La maïeutique narrative (éd. Société des É crivains, 2020).
2
« Renseigner » c’est en fait déjà communiquer, c’est-à -dire faire part de ce qu’on pense. Il s’agit d’un agir
sociolinguistique où la prise de position sociale définit le savoir comme compétence appropriée en
relation à l’incompétence d’autrui. Mais je laisse de cô té pour l’instant cette subtilité.
3
Sans ouvrir ici un chapitre sur ce thème, disons que l’agréable dont je prends soin avec les personnes
qui me consultent renvoie dans mon esprit non pas à un « état interne » mais à une posture existentielle
qui « agrée », c’est-à -dire « admet, reçoit favorablement, trouve bon ». Gagner en agrément, dans mon
optique, c’est rendre la vie plus plaisante dans le cadre d’une responsabilité dont on s’investit, d’un
assentiment (gré) qu’on mû rit.
4
Thomas d’Aquin, 1225-1274. « Le premier élément qui semble appartenir à la plénitude d’un être est ce
qui lui donne son espèce. (...) La bonté première d’un acte moral résulte de l’objet qui lui convient (ad
plenitudinem essendi pertinere videtur, est id quod dat rei speciem. [...] Prima bonitas actus moralis atten-
ditur ex obiecto convenienti) » (Summa theologia, Pars prima secundæ, qu. 18, art. 2).
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peut plus simplement superposer aux positions « de niveau 3 ». Cela est d’ailleurs très
clair formellement, puisque les szondiens soulignent cette différence, avec le Szondi-test,
en notant d’un cô té ce qu’ils appellent des « tropismes résidents » (Derleyn), et d’un
autre cô té des « climats pulsionnels » (Mélon). On verra plus bas quelle teneur j’attribue
à ces deux lignes d’organisation.
Plusieurs raisons théoriques que je défendrai suggèrent que les seize tendances du
schéma pulsionnel animent les facultés noétiques qui nous permettent d’instituer de la
personne, de fabriquer de l’outil, de normer notre vouloir et de signifier le monde. Mais
ces correspondances échappent au radar testologique szondien. Elles expliquent
comment les choses prennent, c’est-à -dire comment nous créons de l’histoire sociale,
travaillons techniquement, donnons droit à nos désirs et pensons, tout cela dans la vie
quotidienne et non devant un trombinoscope sollicitant nos sympathies et nos
antipathies. Sous cette casquette, les tendances szondiennes recouvrent l’intellect
« separatus et immitus », l’intellect « abstrait et sans mélange » qu’évoque Thomas
d’Aquin, par quoi prend forme en acte notre existence politique, industrieuse, morale et
spéculative. Ce que le test ajoure à sa façon, ce sont par contre les visées qui orientent ces
agirs. Ce sont par exemple, sur le plan cognitif, la visée scientifique (que j’associerai à la
tendance szondienne k-) ou la visée mythique (associée à la tendance k+). Ce sont
encore, sur le plan cette fois technique, la visée empirique (que je mettrai en équation
avec la tendance s+) ou la visée magique (appariée à la tendance s-). Sous cette
casquette, les tendances szondiennes recouvrent maintenant ce qu’on pourrait appeler
avec Cudworth la « ratio mersa et confusa », la « raison immergée et confuse ». On
verra bien sû r en détail de quoi il retourne, mais on peut dire déjà en termes naïfs qu’il
s’agit là non plus de la manière dont les choses prennent, mais de celle dont l’homme
prend les choses. Ce que jauge le test ce ne sont pas des occupations quotidiennes mais
des préoccupations. Pas des routages mais des attitudes. Pas des facultés abstraites mais
des heuristiques. Pas des exercices mais des positions fantasmatiques. Faute d’avoir
dû ment fait cette part des choses, les quelques auteurs qui ont tenté d’articuler Schotte
et Gagnepain se sont vite embourbés dans des fondrières qu’ils avaient eux-mêmes
creusées. Pour ne donner qu’un exemple, tout le dialogue entre l’école rennaise et l’école
belge a achoppé sur l’impossibilité putative de faire coïncider le vecteur sexuel de
Szondi avec le vecteur de l’activité spécifié par Gagnepain (vecteur qui, dans l’ordre
humain, met en forme la technique), et cela malgré l’intuition même de Szondi qui
évoque pour la nullitendance s0 une absence d’activité (Untätigkeit), voire une invalidité
à travailler (Arbeitsunfähigkeit) (Lehrbuch der experimentellen Triebdiagnostik, 3ème
édition, Hans Huber 1972, p. 78).
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dynamismes postulés par les médiationnistes7. Davantage : si l’on avait pressenti dans
les visées de bons candidats pour approfondir les positions pulsionnelles, encore aurait-
il fallu qu’on ajoutâ t aux douze visées recensées par Gagnepain les quatre visées qui
manquent pour recouvrir le système des seize tendances szondiennes, ce bien entendu
clinique à l’appui et sous la condition de corrélations théoriques étroites entre la teneur
des visées et la teneur des tendances. Personne, que je sache, n’a franchi le pas ou même
entrevu qu’on pouvait là , mutatis mutandi, jeter une passerelle empiriquement testable
entre le modèle rennais et la doctrine schottienne.
Mais reprenons tout cela en positif. Comment les recherches présentées ici font-
elles sauter ces bouchons ? Quelles thèses essentielles vont, pour ce faire, égrener les
neuf leçons du présent cours ?
Parmi les innombrables chercheurs qui depuis des siècles s’affairent autour de la
pulsion, certains ont acquis la conviction que ce dynamisme revêt chez l’homme une
organisation spécifique, différente présomptivement de celle des autres vivants. On doit
à Jacques Schotte (1928-2007), sur la base des travaux géniaux de son maître Léopold
Szondi (1893-1986), une théorie qui montre comment l’existence s’organise chez
l’homme en un système pulsionnel (Triebsystem, Husserl, Scheler) tout à fait
caractéristique, système sur lequel va pouvoir s’enraciner et fleurir toute
l’anthropologie. Notre deuxième leçon donne un avant-goû t de ce système. Elle montre
7
« Théorie de la médiation » est un synonyme fréquent d’« anthropologie clinique », chez les théoriciens
rennais.
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comment Schotte articule les constituants de l’exister que Szondi avait empiriquement
javelés en un schéma regroupant seize tendances fondamentales regroupées en huit
radicaux (Radikale) et quatre vecteurs pulsionnels (Vektoren). Que propose Schotte, en
substance ? Que par association et dissociations concertées, les possibilités d’existence
ouvertes par ces constituants arpègent un mouvement d’autonomisation ou d’obtention
de soi. C’est ce mouvement global qui relie toutes nos capacités engagées en système.
§ 2.3. Leçon 3. Comment nous donnons des contours à ce qui, dans le sentir,
émerge, prend tournure ou « se passe » :
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Dans une expérience très connue, Piaget étudie l’â ge à partir duquel les enfants savent reconnaître la
conservation du nombre de jetons dans une rangée de longueur variable (en noir ci-dessous),
comparativement à une autre rangée (en blanc).
Diverses études sur les heuristiques, notamment celles d’Oliver Houdé, mettent à
jour la possibilité de corriger des stratégies rapides et peu coû teuses (enclenchées par
activation du sillon intrapariétal latéral, par exemple [en rouge ci-dessus]) au profit de
stratégies plus précises mais plus lentes et coû teuses (enclenchées par activation du
sillon intrapariétal cette fois ventral [en vert ci-dessus]) moyennant inhibition ou
désactivation du sillon intrapariétal latéral par le cortex préfrontal inférieur (en jaune).9
Mais poursuivons avec notre programme. La leçon 3 clarifie encore deux notions
cruciales. Pour une part, elle explique ce que les médiationnistes rennais entendent par
« interférence des plans ». Pourquoi vois-je là une notion cruciale ? Parce que l’inter-
férence des plans articule à la fois la spécificité (cliniquement attestée) des champs
estre et de notre vie » (Essais II : De l’affection des pères aux enfans). Qu’elles concernent notre
spéciation, notre instrumentation, notre valorisation ou notre symbolisation, les positions troisièmes
imposent toutes un décentrage en faveur d’un non-immédiatement donné, décentrage qui – mal gré
qu’en aient les szondiens, ne coïncide pas avec l’assujettissement paroxysmal à une priorité.
9
Croquis du cerveau tirées de la revue Cerveau & Psycho N° 101, juillet 2018.
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En rebondissant sur ces explications, la troisième leçon affronte une énigme qui
m’a taraudé pendant un certain temps, bien qu’elle ait dû sembler si insignifiante à la
plupart des théoriciens que nul, à ma connaissance, n’y a trébuché : les louvainistes aussi
bien que les rennais « isolent » un champ spécifique de l’affect : les premiers parlent de
« vecteur paroxysmal », les second de plan de « réactivité ». Jusque-là , aucun problème,
d’autant qu’encore une fois, comme je le montrerai, la clinique force à le faire.
L’embarras surgit lorsqu’on constate que la dimension émotionnelle, motivationnelle ou
orientatrice qu’on croyait réservée à ce registre anime en réalité chez eux toutes les
capacités humaines. Chez les szondiens, tout pulse, tout tend vers…, tout é-branle pathi-
10
Szondi décrit son système comme une combinaison de quatre « Triebkreisen (cercles pulsionnelles) »
(Die Triebentmischten, éd. Huber 1980, p. 24), c’est-à -dire de quatre modalités irréductibles d’expé-
rience nommées « vecteur de contact », « vecteur sexuel », « vecteur de surprise » (ou « pulsion
paroxysmale ») et « vecteur du moi ». La teneur de ces domaines d’expérience sera bien entendu
discutée en détail. Elle sera précisée et même redéfinie, notamment en ce qui concerne la pulsion
sexuelle. Lors d’un colloque du Centre d’É tudes Pathoanalytiques à Bruxelles, le 3 juin 2017, Jean
Kinable rappelait que le vecteur S circonscrit le « rapport à l’autre élu affectivement ». Notre cours
s’inscrira en faux là -contre pour y voir l’ensemble des ressorts qui mettent en œuvre le faire (plutô t que
l’être, le vouloir ou le connaître), et cela dans la mesure aussi bien où il nous occupe (hors de portée du
Szondi-test) qu’au sens où il nous préoccupe (à portée du test).
11
D’ailleurs, s’ils manquent de sensibilité à la punition (contrepartie de la transgression), les psychopathes
trouvent normal d’avoir à subir une sanction (contrepartie non plus de la transgression mais de
l’infraction).
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quement. Tant il est vrai que pour eux comme pour Hegel, « der Geist ist Trieb (l’esprit
est pulsion) »12. Cô té rennais, les visées politiques, industrielles et rhétoriques à travers
lesquelles nous faisons historiquement société, travaillons et pensons, ces visées
orientent toutes sans exception vers quelque chose qui importe.13 Toutes préfèrent.
Toutes promeuvent un meilleur présomptif. Toutes, en un mot, é-meuvent. Qu’apporte
alors la réactivité paroxysmale ? Ma réponse sera qu’elle établit ce qui compte en priorité,
et cela – pour revenir à l’interférence des plans – en hiérarchisant les capacités des
autres plans qu’elle prend pour contenus. Le champ paroxysmal synthétise ce qui
compte « le plus ». Dans son ouvrage sur le ressentiment, Scheler nomme « Streber »
l’homme moyen qui « en veut », l’arriviste chez qui ce « plus » s’emballe. Ce qui
caractérise ce type d’homme renvoie sans l’ombre d’un doute à la paroxysmalité
notamment sous la houlette du déterminant pulsionnel que nous nommerons avec
Freud le Drang : « L’arriviste est l’homme aux yeux de qui être plus, valoir plus, sous
quelque rapport que ce soit, est la fin même de son activité »14. À l’extrême, ce
volontariste invétéré s’égare dans une absence de limites à l’effort (Grenzlosigkeit des
Strebens) dont la cause – prêtons notre meilleure oreille à ceci – réside en une perte de
tout originaire lien axiologique de nature chosale et qualitative (Wegfall aller
ursprünglichen Sach- und qualitativen Wertge-bundenheit) ». La paroxysmalité à l’état
pur, si l’on peut dire, se manifeste par une « course au progrès (Fortschrittstreben) » ;
« l’effort, l’action, ne sont plus dirigés par des fins concrètes, mais par le seul désir de
dépasser telle condition donnée, de “battre un record” » (ibidem).
Cette réflexion aura fourni l’occasion d’une rapide mise au point terminologique
concernant le « pathique ». Il s’agira là en quelque sorte d’une propédeutique à une
critique plus large aux szondiens, critique qui sonne ainsi : alors qu’on prétend recenser
avec le schéma de Szondi les « éléments originaires de toutes les destinées possibles de
l’homme en tant qu’homme » (Mélon), on rabat souvent ces éléments sur des processus
ou des phénomènes qui, à tout prendre, se retrouvent ailleurs que chez l’homme. Le
« pathique » s’inscrit en tête d’affiche avec ses dérivations vitales : apathie, sympathie,
myopathie, dyspathie, eupathie… Moult tendances et clivages apparaissent sous des
rubriques dont on voit mal ce qu’elles réservent de proprement humain. Voyez la
tendance s- : Jean Kinable l’épingle avec le verbe « se prêter à ». Voyez le clivage d±m+ :
Jean Mélon l’étiquette « tâ ter ». En 2004, quand Schotte préface Vers
l’anthropopsychiatrie, il entérine ce qu’il avait soutenu dans une interview menée par
Jean-Marc Poellar : « le fait que l’homme puisse être psychotique, c’est ce qui, en quelque
sorte, rend humains, de bout en bout humains, les autres types de perturbation dont on
trouve plus facilement des espèces d’ombres projetées sur le futur homme, déjà chez les
animaux » (éd. Hermann 2008, p. 327). Cette phrase présuppose qu’il existerait des
mouvements qui seraient humains sans l’être, des élans certes humains, mais pas tout à
fait ! Non. Un tel flou me paraît inacceptable. Pour ce qui regarde le pathos, je le définirai
comme l’épreuve de la résistance du monde au pulsionnel lato sensu. Sous une autre
forme que chez l’homme, il affectera donc aussi bien les bactéries, les champignons ou
12
Leçons sur la philosophie de l’esprit subjectif, 1827/28.
13
Les tendances de Szondi et les visées de Gagnepain déclinent toutes un « je tiens à … » dont le cœur
consiste en une teneur axiologique donnée dans un fühlen (sentir affectif, Scheler) avant tout autre type
de contenu.
14
L’homme du ressentiment, éd. Gallimard 1970, p. 31.
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« La psychologie des profondeurs exige une psychologie des hauteurs (noétique,
Noetik) », claironne Scheler avant Viktor Frankl, Roberto Assagioli ou Abraham Maslow
(Philosophische Anthropologie, in Nachlaß vol. III, éd. Bouvier 1987, p. 109). À commen-
cer par la distinction entre pathos et thymos, ma motivation centrale pour imposer aux
louvainistes un recadrage médiationniste est précisément de voir plus rigoureusement
en quoi le schéma szondien honore le noétique qui nous humanise. En contrepartie, j’ai
bon espoir d’enrichir la théorie médiationniste, grâ ce à Schotte, d’une mise en
perspective théoriquement forte et cliniquement utile : tout d’abord, je compléterai les
douze visées fondamentales cadastrées par Gagnepain de quatre visées « contactuelles »
dites aussi « participatives ». Cela donnera le tableau ci-dessous :
Types d’actes et
Visées stabilisatrices Visées remobilisatrices
d’œuvres :
C : usages ou m+ politique interconnectrice m- politique chorale
contrats par
convention d- politique anallactique d+ politique synallactique
Tableau complet des douze visées performantielles posées par Gagnepain (en noir), additionné des quatre
visées « contactuelles » ou « participatives » (en bleu) dégagées par nos soins.
Ces correspondances n’ont pas été retenues à la légère. Elles se sont imposées
après trois années d’assidu labeur pendant lesquelles j’avais tenté deux autres pistes
pour aboucher Schotte et Gagnepain, pistes qui m’avaient laissé en butte à des écueils
théoriques insurmontables et au véto sans appel des tests. Pour comprendre ce que ces
15
Dans L’analyse du Moi. Notes du Cours de questions approfondies de psychologie différentielle, 1973-1974,
(Université de Louvain-La-Neuve), Schotte oppose le pathique au naturel. Le phénoménologue Michel
Henry et la philosophe Corine Pelluchon situent eux le pathique, comme moi, au rez du vivre.
16
Cela dit, pourquoi les psychopathies, les perversions et les névroses de l’école belge sont-elles
humaines, et pas seulement les psychoses ? La solution à ce rébus repose sur ma distinction annoncée
plus haut entre formants noétiques et visées. Elle consiste à établir que ces troubles cherchent à
compenser des détériorations des facultés noétiques, mais cela justement parce que les enjeux culturels
malmenés par ces détériorations comptent encore pour les « malades » concernés. Ces troubles
« humains trop humains » contrastent avec ceux où sont en cause des non-accès carentiels à ces enjeux,
e.g. chez certains handicapés mentaux qui, faute d’une raison sociale au moins partiellement opérante,
ne peuvent s’investir qua « personnes » dans le commerce politique dont pourtant ils s’imprègnent jour
après jour. Quand ils radiographient les pathologies, les szondiens le font sur le terrain des visées, d’où
l’incompati-bilité apparente avec les rennais.
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corrélations apportent aux médiationnistes, il faut préciser que dans le cadre spéculatif
que je propose elles indiquent en toute rigueur comment les visées culturelles
politiques, industrielles, morales et rhétorique polarisent les tendances szondiennes. Les
visées, si vous voulez, particularisent la face noétique des tendances. À l’inverse, du
coup, toute la clinique de l’école anthropologique belge vient avouer, pour chaque visée,
un fond inédit de déterminations vitales, celles que Schotte et ses émules dégagent pour
les couches contactuelle, sexuelle, paroxysmale et moiïque. Voyons tout de suite
quelques exemples.
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avatar. Ceteris paribus, et sauf mauvaises observations de ma part, les sujets k- tendent à
percevoir ce qui manque par rapport à une représentation-standard. Ils excellent ainsi
comme contrôleurs qualité. Leur perception est en outre plus « dépendante du champ »
que celle des sujets k+. Et quand on examine en consultation les sous-modalités
sensorielles qui étoffent leurs représentations, la « lourdeur » s’invite beaucoup plus
souvent que sous régime k+ (dévitalisation, Mélon, désenchantement, Badanai).21
Prenons une autre tendance, par exemple d-. Comment la visée politique y est-
elle polarisée ? En d-, si mes correspondances tiennent la route, une personne fait corps
socialement sur mode anallactique, c’est-à -dire en visant à maintenir une constitution
déjà donnée à laquelle les autres doivent se conformer (« Devenez comme nous ! »). Par
la visée anallactique je renforce la coutume établie. Gagnepain évoque ici un « immo-
bilisme » et même une « momification » de l’être. Idéologique quand elle concerne la
répartition du savoir, cette orientation de l’investissement positive les méthodes et les
disciplines, défend la sécurité académique. Compte ici non pas la majorité, comme plus
bas pour la visée synallactique, mais la majesté. La personne se désingularise en
investissant l’éponyme, le fondateur de sa dynastie, un individu « de poids ». L’héritage à
préserver, transmis justement par les pères illustres, revêt pour les sujets anallactiques
une importance majeure. C’est pourquoi, d’ailleurs, la patrie prévaut chez eux sur les
patriotes, ou l’emploi sur les employés.
Ces affiches du parti genevois de droite « MCG » documentent à merveille l’assimilationnisme anallactique,
notamment avec le « feu rouge » et le rejet – typique des caractères d- – de l’étranger.
Cette manière de réinvestir l’histoire dans la biologie, c’est-à -dire la personne
dans le corps, en s’appuyant sur la « nature des choses », « se définit surtout par ses
antipathies » (Gagnepain, op. cit. p. 110). Il s’y agit de faire allégeance à un ordre tenu
pour accompli. D’où son anachronisme (conservatisme, que Szondi traduit par
21
Depuis Szondi, on rattache la réaction k-(!) au refoulement. C’est là confondre les plans, à mon avis, et
attribuer au logos ce qui relève de la dikè, c’est-à -dire de la légitimation du désir. La même confusion fait
prendre les radicaux k et p pour processeurs respectivement du « Moi idéal (Idealich) » et de l’« Idéal du
Moi (Ichideal) ». « Idéal » signifie en effet « bon à suivre, exemplaire, légitimement préférable ». Rien à
voir avec l’information.
Les interprétations habituelles restent recevables, cela dit. Quand Szondi affirme mettons que le sujet k-
s’adapte, dévalorise, se sabote ou parle solennellement, il voit sans doute juste. Son erreur est
simplement de ramener à l’égosystole k- des phénomènes dont elle n’est pas le lieu explicatif. Que le
sujet k- désire « être comme les autres » (conformisme, orthodoxie), par exemple, cela ne ressortit
aucunement à k-, quoi qu’en dise Suzan Déri. La visée k- ne fait que marquer la manifestation du
politique dans le cognitif. Elle ne s’ajoute à la constitution identitaire du bien propre qu’en harmonique
et pas à titre essentiel.
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Les Rennais analysent notre « condition » en trois dimensions : temporelle, spatiale et qualitative (la
teneur du milieu où l’on vit). Ils parlent parfois du « hic » (ici), du « nunc » (maintenant) et du « sic »
(ainsi). La personne, uchronique, utopique et ustratique, doit par la politique, sous forme de conventions
et de contrats, marquer une génération, faire lieu en s’ancrant dans l’espace, enfin fonder un groupe
dans le milieu social. Voici comment Jean-Michel Le Bot précise les choses (Le lien social et la personne,
éd. Presses Universitaires de Rennes 2010, p. 269) :
« Dans le temps, on peut être du même â ge, de la même génération ou du même siècle », voire –
ajouterai-je, du même signe astral. On peut être aussi de la vieille école ou du monde d’hier.
« Dans l’espace, on peut être de son quartier, de son village, de son pays ou même, aujourd’hui, de
l’Europe, éventuellement occidental et, pourquoi pas, se dire comme Diogène “citoyen du monde” ».
« Enfin dans le milieu, on peut être ouvrier (appartenant à la classe “ouvrière” et fier d’y appartenir),
mais aussi plus largement salarié ou même, encore plus largement, “travailleur”).
23
Pourquoi Gagnepain parle-t-il de « créance » et de « dette », dans le registre du « corps social » ? Parce
qu’en se personnifiant, tout homme se singularise implicitement notamment par un office, une profes-
sion répondant à la question « Qui prend en charge quoi ? », ainsi que par un établissement (ou « rô le »)
répondant à la question « À quoi s’étend ma responsabilité ? ». Or ces possibilités d’instituer sa dignité
(comprise comme capacité à servir le devenir-ensemble) n’ont de sens que par rapport à un autrui
abstrait pour lequel ma compétence est susceptible de compter. Cet autrui abstrait est le « créancier »
dont parle Gagnepain, créancier auprès duquel la personne, pour se constituer ou s’incarner dans une
histoire, doit se désendetter par une contribution concrète quoiqu’inextinguible.
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Caractère fidèle, loyal, habitudinaire, Valentin adore la randonnée. Malgré les images séduisantes qu’il
admire de paysages auxquels il aurait accès, il préfère depuis de nombreuses années se balader en Suisse,
« chez lui ». Non sans quelque gêne, il avoue s’y sentir en sécurité.
En matière de politique scolaire, Valentin ne croit pas aux idées égalitaires du type « la même école pour
tous ». Tout en restant vigilant aux fortes influences culturelles en la matière, il préfère une politique
attentive à la « nature » des enfants et au développement de compétences « pour lesquelles ils semblent
naturellement portés ». De là son intérêt pour une notion comme le « tempérament », à laquelle il a
consacré plusieurs années de recherches24.
Le civisme de gauche « voit plus loin » et innove avec un « droit de rêver » pour la majorité. S’il promeut la
diversité, c’est pour rallier un maximum de sujets et, paradoxalement, pour effacer les particularismes qui
restreignent l’universalisation (« on est tous frères », « on est tous français »).
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Mais revenons à l’enjeu de ce cours, plus précisément à la manière dont les acquis
szondiens épaississent les visées rennaises. Mon hypothèse, donc, veut que les
tendances szondiennes repensées par Schotte permettent d’enchâ sser ces orientations
culturelles, proprement humaines, sur des enjeux « anthropobiologiques » (Gagnepain)
qui y importent une dimension vitale chaque fois spécifique. L’idée est forte,
scientifiquement falsifiable : elle énonce que les politiques conservatrice et progressiste
qui mobilisent noétiquement les tendances d- et d+ déclinent une stabilisation et une
remobilisa-tion (Schotte) plus fondamentales lesquelles, ceteris paribus, y instillent des
affinités électives avec par exemple, pour d-, un caractère habitudinaire, une préférence
pour la sédentarité, une peur de manquer27 ou de la rétention physiologique
(constipation, anéjaculation, écriture retenue et souvent noire [absorbante]), et pour d+
une préférence pour le nomadisme (besoin de déménager), une nature dépensière, une
recherche de rivalité ou l’envie de se sentir « à la page ». Dans son écriture, l’esthétique
des lettres est généralement sacrifiée à la vitesse, avec un trait plus sec et moins appuyé
qui retient moins l’encre.
Notons incidemment qu’aussi bien les visées de Gagnepain que les positions de
Schotte guident pour comprendre l’homme de l’intérieur, dans ce qui le motive, et non de
l’extérieur à partir de formes d’existence déjà conventionnellement qualifiées. Soit par
exemple le « purisme » linguistique. Le vocable « purisme », de parfum moral, parut
pour le français en 1586 et prit dès 1625 le sens de « correction langagière ». « De nos
jours, on associe le purisme à une certaine forme de conservatisme ; mais il n’en était
rien il y a quatre cents ans, au contraire. Si les idées de Malherbe se sont propagées à ce
point, c’est parce que son purisme linguistique était absolument “moderne” » (Jean-
Benoît Nadeau et Julie Barow : Le français, quelle histoire !, éd. SW Télémaque, 2011, p.
84).
26
Avec le profil « infidèle » et « réaliste » (Déri) d+m-, « le nombre des objets recherchés importe plus que
le choix de ceux-ci » – expliquent Lefebure et Gille-Maisani (Graphologie et test de Szondi, tome 2, éd.
Masson 1990). Dans son communiqué aux médias du 22 novembre 2018, le Parti Socialiste Suisse prô ne
dans cet élan un « progrès social profitant à toutes et tous ». « La mondialisation peut contribuer à
accroître la prospérité de tous les peuples. Mais le libre-échange doit être compatible avec les droits
humains », c’est-à -dire avec ceux communs à tous nos consorts (c’est moi qui souligne).
27
Ma mise en équation de la visée anallactique avec la tendance d- a reçu en 2014 un suffrage par Kristjen
Lundberg, de l’université de Caroline du Nord. Lundberg et ses collègues ont en effet mis en évidence
que plus on se sent riche par rapport aux autres (indépendamment de sa richesse réelle) (d-), plus on a
des opinions politiques conservatrices (Subjective Status Shapes Political Preferences, éd. Association for
Psychological Science Vol. 26, Issue 1).
16
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Toute l’œuvre de Malherbe se résume en trois mots : clarté, précision, rigueur (le sujet k- tranche : « c’est
comme ça »). Les biographes peignent cet avocat (radical e) comme un irritable grincheux ne craignant
personne, un tyran effronté, froid et franc jusqu’à la brutalité, rejetant l’hermétisme engendré par Ronsard
et son école. Malherbe exigeait que les écrivains utilisassent une langue simple afin de pouvoir être
facilement compris du plus grand nombre de lecteurs (visée synallactique d+). Il détestait les
régionalismes et créa une véritable petite police de la langue assurée par ce qu’on appelait jadis les
« remarqueurs » (k- : « [se] fermer ». Aussi : humanisme socialisateur, Szondi).
30
25 24 24
22 22
20
20 18
16
15 14
1313
12
11
1010
10 8
5 3
0
h s e hy k p d m
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Profils d'avant-plan :
S P Moi C
h s e hy k p d m 0 ± S
16.08.05 + - - -! - +! +! 0 1 0 1
30.08.05 0 0 0 - - + ± +! 3 1 4
20.09.05 + 0 - -! - + ± + 1 1 2
22.09.05 + 0 0 - - ± +! + 2 1 3
22.11.05 0 0 - - - + +! + 2 0 2
06.12.05 0 0 - - - + ±' + 2 1 3
20.12.05 + 0 - - - + ± + 1 1 2
07.02.06 + 0 - -! - + + + 1 0 1
09.02.06 + 0 0 -! - + ± + 2 1 3
13.02.06 + 0 - - - + + +! 1 0 1
To tal 0 :
3 9 3 0 0 0 0 1 0/± 16/6=2.6
To tal ±:0 0 0 0 0 1 5 0 =27%
T.S.G.3 9 3 0 0 1 5 1
Q.S.G. 0 0 0 4 0 1 4 2 11!
I.Var.4 1 6 0 0 2 6 1 20/72 = 27%
Dur/ Moll 6 4 10 4 0 11 2 14 18/33 = 0.55:1
I.So c +/ - 3 7 0 14 10 1 5 11 18/51 = 35.2%
I.Des . 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0.0 0%
30 29
26
25
25
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15
15
10
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7
6
5 5
5
2
0
0
h s e hy k p d m
Illustration 2 : la visée scientifique k- crédibilise les représentations en fonction d'une référence
externe (en l’occurrence la résistance de l'univers à dire).
Anne-Claude, 45, ans, a testé une énième thérapie, cette fois-ci basée sur des micromouvements de l’atlas.
Elle a été déçue, « ça ne tenait pas la route, c'était de la fumisterie ! » – claque-t-elle solennellement.
Elle suit des cours de yoga, avec les pieds sur terre. Ses asanas, elle les travaille suivant les indications
fournies par l'instructeur, sans y chercher ni plaisirs imaginaires du type « je me sens comme une
cigogne... », ni variantes fantaisistes « pour voir » (chez elle, « c'est tout vu » : il faut exécuter les postures à
la lettre !).
Le graphique au-dessous montre que la politique synallactique d+ l’emporte sur son pendant d-.
Représentante en commerce, Anne-Claude doit honorer la « maison » qui l’envoie vendre des produits
traditionnels (d-), mais elle doit surtout assurer, faire du chiffre, voir du monde (d+), bref : multiplier les
rendez-vous et les contrats.
18
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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h+ s+ e+ hy+ k+ p+ d+ m+
Les circuits
intravectoriels de
Schotte :
h- s- e- hy- k- p- d- m-
Les « papillons » ou « chapelets » par lesquels Schotte met en évidence la systémicité du schéma
pulsionnel szondien. La fonction s+, dont nous expliciterons bien sû r la teneur plus loin, traite les
expériences en troisième position, dans le circuit sexuel. C’est donc la fonction la plus paroxysmale
(prémorale) de la sexualité. Cliniquement, elle impulse e.g. la visée dite « empirique » qui assujettit et
accommode l’outillage humain aux résistances que le monde lui impose. C’est une heuristique qui modifie
les modes d’emploi en « soumission » à ces butées, y compris chez les dragueurs qui aiment que les
femmes leur résistent.
19
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Mais le mieux pour oser revisiter l’essence des circuits sera sans doute de tendre
l’oreille à ce que Schotte lui-même énonce. Notons d’abord, rapidement, que çà et là dans
ses textes, quelques appogiatures semblent entonner un couplet non génétique, entre
autres quand notre coryphée belge tonitrue : « lâ cher ou laisser (m-) permet de partir à
la recherche (d+) », ou : « pour prendre (m+) sans s’accrocher (m+!!) il y a toujours un
équilibre à trouver entre cette tenue ou cette prise d’une part, et leur contraire qui est
de l’ordre du lâ chage »30. À propos de la position « terminale » m- à laquelle « aboutit » la
filière contactuelle, il explique qu’elle est « condition de possibilité » de l’attachement
m+, ce qui n’est pas la même chose qu’une ligne d’arrivée. On pourra d’ailleurs lire plus
tard, dans Jacques Schotte, Vers l’anthropopsychiatrie (2008), et à propos de la double
priorité ontico-ontologique que nous étudierons : « le principe ainsi énoncé soustrait le
modèle triadique à tout pur parallèle avec une succession génétique de “phases” conçues
sans plus comme un alignement de faits » (éd. Hermann, p. 134).
Se résoudre sur ces paroles à maintenir la vision génétique des circuits ? Difficile.
La première remarque citée plus haut (« lâ cher permet de partir à la recherche »)
renverse en effet l’ordre temporel imaginé entre m- (lâ cher, position 4) et d+ (chercher,
position 3). Quant à la seconde (« pour prendre sans s’accrocher, il y a un équilibre à
trouver entre la prise m+ et le lâ chage m- »), elle suppose pour harmoniser m+ et m-
une simultanéité de ces positions. Et pourtant. Dans d’autres passages, inexorablement,
Schotte enfonce le clou génétique. C’est apparemment le cas lorsqu’il conjugue le verbe
« contacter » comme ci-dessous, dans le tableau que je complète par analogie avec les
verbes « faire », « choisir » et « connaître »31 (dans ce tableau, l’infinitif présent contacter
m+ précède par exemple l’infinitif passé d- avoir contacté) :
circuits balisent ainsi chez eux une (ephexès), c’est-à -dire une succession, une progression par
étapes.
29
Par quoi on entend l’organisation autocentrée du vivant. Gagnepain reprend ici la tradition
philosophique selon laquelle forme une « individualité » ce qui ne saurait être divisé sans que sa nature
change (on parle aussi d’« anoméoricité », de « an- : sans », et « homéories : chez Anaxagore, éléments,
particules de même nature »). Un éclat de pierre reste constitué comme la pierre dont il provient, tandis
qu’un arbre ou un poisson qu’on coupe en deux ne constituent plus ni deux arbres ni deux poissons.
30
L’œuvre de Szondi : une théorie des moments ou dimensions constitutifs de l’acte d’exister, ou le
« contact ». Cours de questions approfondies de psychologie différentielle, Université Catholique de
Louvain, année 1971-1972.
31
Dans Fantasmes originaires, nosographie psychiatrique et positions pulsionnelles, Schotte soutient
explicitement que dans les circuits les positions s’enchaînent « au sens de la succession génétique »
(texte de 1984, à partir d’un exposé oral de 1979 : in Szondi avec Freud, éd. de Boeck 1990). Encore une
fois, je n’insisterais pas là -dessus si je n’avais la conviction que cette conception a été un obstacle
rédhibitoire dans la tentative d’articuler les doctrines belge et rennaise.
20
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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avoir à faire
avoir choisi
connaître
contacter
contacter
avoir eu à
avoir eu à
choisir
avoir à
connu
avoir
faire
Positions de présence h+ s+ e+ hy+ k+ p+ d+ m+
connaître
connaître
contacter
avoir eu à
avoir eu à
avoir fait
contacté
choisir
choisir
avoir à
avoir à
avoir
faire
Mais d’abord, rien n’oblige à interpréter ces verbes en termes temporels. « Avoir
contacté », par exemple, signifie dans la politique anallactique d- « appartenir à une
descendance qu’on préserve à travers des usages traditionnalistes »33. Cela peut signifier
aussi « thésauriser, économiser, faire des réserves » ou « s’habiller en style rétro ». Ce
que Schotte rend par le passé, c’est-à -dire par une antériorité temporelle, peut
parfaitement être lu – et c’est ce que nous ferons – comme une modalité de satisfaction
d’une part, comme une temporalisation d’autre part. La position d-, par exemple, n’appa-
raîtrait pas avant la position d+, qua phase antérieure de traitement des contacts, mais
interviendrait pour passéiser un contact, tandis que la position d+ interviendrait pour
futuriser un contact. Au demeurant, si une véritable succession temporelle avait cours,
on voit mal pourquoi les positions de la couche contactuelle, qui scandent le présent,
précéderaient les positions « sexuelles » marquant le passé. Schotte ne coupe-t-il pas
d’ailleurs : « avoir contacté c’est cesser de contacter plus avant » (Recherches nouvelles
sur les fondements de l’analyse du destin : du centre créateur de la démarche szondienne,
cours de 1975-1976) ?
Puisque sont évoqués ici des verbes, nous tirerons ensuite notre pinceau sur un
kaléidoscope d’infinitifs où Schotte, bien plus franchement encore, désamorce l’illusion
génétique. Voici ces verbes. En premier lieu, cette nomenclature « simultanéise » si l’on
32
Deux notes, concernant ce tableau : d’abord, celui-ci ignore les différences entre actes animaux et actes
humains. L’animal choisit, par exemple, mais pas comme l’homme. Tout comme il ne fait pas, ne connaît
pas et ne « contacte » pas comme lui.
En second lieu, notre tableau reprend le verbe schottien « contacter », mais on verra que le contact tel
que l’analyse Schotte décrit en fait le premier niveau d’intentionnalité, celui de la prise d’un déjà -là
(Merleau-Ponty) où l’existence trouve sa base.
33
Soit la manière de considérer l’enfant. Certains mettent en avant sa différence d’avec l’adulte (d+). Pour
ces épistémologues synallactiques (Rousseau, Montessori), le petit d’homme met en question le
paradigme adulte. Il bouscule les « grands » dans leur position identitaire. Là -contre, les idéologues
anallactiques (d-) ne lui accordent de consistance sociale que pour autant qu’on peut le ramener à
l’adulte. L’enfant doit venir à l’adulte, devenir la copie du modèle que celui-ci incarne (Lamarck, Piaget)
de tous temps (uchronie).
21
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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peut dire les positions. « Faire avancer » et « faire reculer », par exemple, s’y ordonnent à
titre de complémentarités coextensives. Pouvoir avancer implique en effet que je puisse
reculer, et vice versa. Dans un cours sur Weizsä cker, le fondateur de l’école belge de
psychanalyse confirme d’ailleurs : « c’est en allant au paysage que je viens à moi-même,
en me “trouvant” ».34
Devenir,
Pulsions : Faire Vouloir Connaître
apparaître
Générativité
d+ m+ h+ s+ e+ hy+ k+ p+
faire avancer
faire entrer
faire ouvrir
faire venir
Positions de présence :
faire apparaître
Positions d'absence :Taxinomie
d- m- h- s- e- hy- k- p-
(se faire) reculer
faire reculer
faire fermer
faire sortir
faire aller
22
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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pour toutes tel autre usage, mais pour ouvrir un espace de déploiement. Et le ready-
made (créé par Marcel Duchamp) produit du nouveau « sans avoir à se prendre pour
Dieu » : il modifie insidieusement les ustensiles (en nie certaines propriétés) de façon à
briser leur utilité gestaltique, figurative.
Le surréalisme ouvre et ferme les objets. On pourrait dire, en reprenant un terme mis en système par
Schotte, qu’il les « démembre » ou les « remembre » (on a la trilogie C-morceaux, S/P-parties, SCH-
membres). Il fait dialoguer le même et l’autre en réarticulant leur identité, en les décontextualisant à la
limite du possible. Il s’agit, explique Roland Penrose, de réorienter la vie par une « vision autre » qui
disqualifie le monde objectif.
Image de gauche : https://artsplastiquesetudes.jimdo.com/secondaire-5/notes-de-cours/ready-made/
Image de droite : https://collections.artsmia.org/art/5343/gift-man-ray
Le tableau ci-dessous montre comment Schotte, dans l’un de ses cours, nuance
ses infinitifs en lien avec les fonctions szondiennes (qua visées) que j’illustre moi-même
plus bas :
k : égosystole (Szondi) – crédibiliser p : égodiastole (Szondi) – inspirer
Projection, faire fermer : faculté interrogative qui laisse émerger le sens des choses
comme s’il existait naturellement « hors de soi », par exemple, chez l’enfant, dans le
dire des parents, ou, chez le chiromancien, dans les lignes de la main. Sur un registre
différent, le complotisme documente sans doute le faire fermer p- : il rabat en effet
l’intelligibilité d’un événement sur un présupposé qui ne laisse pas venir d’explica-
tions alternatives.
Introjection, s’ouvrir : mythiquement, le sujet crédibilise l’information en
verbalisant des rapports auxquels le simple « regard sur les choses » n’aurait jamais
permis de penser. Pline (23-79), par exemple, tient que le corps d’une noyée flotte la
tête en bas pour cacher les organes sexuels, tandis que celui d’un homme flotte sur le
dos. C’est que la pudeur sexuelle est un état naturel chez la femme… 36 Pareillement,
36
« Virorum cadavera supina fluitare, feminarum prona, velut pudori defunctarum parcente natura »
(Histoire naturelle, VII, 17). Ridicule ? Peut-être pour nous, maintenant. Mais l’ouverture mythique,
rappelle à juste titre Annibale Salsa, reste une stratégie pour s’adapter à la vie là où il n’est pas facile de
vivre (Il tramonto delle identità tradizionali. Spaesamento e disagio esistenziale nelle Alpi, éd. Priuli &
Verlucca, 2007, chap. III, p. 90).
23
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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l’enfant, à ses débuts, dessine ce qu’il sait plutô t que ce qu’il voit. C’est ce qu’on
observe dans la transparence de ses dessins, par exemple le fait qu’un petit jû dô ka se
représente avec une ceinture en forme d’ellipse entière (dont on voit donc la partie,
perceptuellement invisible, qui passe derrière le corps).
Sur son versant naturel, l’introjection (Szondi) k+ « porte dans la fermeture mais de manière
secrètement ouverte » en donnant des contours gestaltiques aux flux sensoriels, c’est-à -dire en créant
de l’objet représentatif. Cette mise en forme se révèle de manière saisissante dans les stéréogammes
tels celui présenté ci-dessus. Fixez l’image avec un regard défocalisé, comme pour voir au-delà ,
éventuellement en l’avançant et en la reculant légèrement. Après quelques secondes (selon
l’habitude), vous verrez surgir tout à coup un requin en trois dimensions !
https://club.doctissimo.fr/cyd1971/stereogrammes-images-cachees-353375/photo/requin-
15042059.html
24
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Peinture_néo-classique
Inflation (faire ouvrir) : on cherche le propre complément en soi-même pour
devenir causa sui. Le sujet entend ici penser par soi et pour soi. Il donne dans
l’œcumé-nisme, le cosmopolitisme, la métaphore, le prosélytisme, souvent la
bisexualité. C’est un esprit faustien. Avec ses utopies, il « envisage des manières de
vivre radicalement autres » (dixit Ricœur).
Si mon chevillage Szondi-Gagnepain tient la route, l’égodiastole p+ a pour face cultu-
relle l’ainsi dite « visée poétique ». À ce titre, elle fait ouvrir en libérant la pensée des
conditionnements naturels. Ici, le message ne se moule plus sur la situation (visée
scientifique), ni inversement (visée mythique) : il se prend lui-même pour modèle. Il
s’énonce lui-même. C’est le cas quand je ponds des rimes (« Ça roule Raoul ! ») ou
quand je joue d’allitérations (« Pour qui sont donc ces serpents qui sifflent sur vos
têtes ? », Racine37). Avec la rhétorique poétique, il y a bien déterminisme, mais au
sens où c’est la faculté de dire qui se conditionne elle-même : « Elvire, je l’admire…
Hercule, je l’…. ».
Le Nouveau Roman (Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Claude Mauriac, Raymond
Roussel…) pratique la rhétorique poétique non pas phonologiquement mais sémiologiquement. Une
de ses caractéristiques gît dans le fait que le texte s’auto-représente. Au lieu d’un référent externe
(personnage, intrigue), s’impose au premier plan l’élaboration même du texte. Ce point est
particulièrement bien illustré par l’usage de ce que Jean Ricardou appelle « vocable générateur ». « À
partir du mot “jaune”, Claude Simon tire une infinité d’éléments que nous pourrions appeler
thématiques. Il prend jaune dans toutes ses acceptions au niveau des signifiés. Alors tous les jaunes du
texte, qui sont innombrables, tous les dorés (…,) tout ça donne un ensemble thématique
extraordinaire, depuis la pompe à essence Shell jusqu’au soleil qui jaunit une feuille, jusqu’à de la
bière, jusqu’à de l’urine » (Jean Ricardou : Du nouveau roman, Interview radiophonique par Jean Paget,
sur France Culture, 1er janvier 1971). On a là une récurrence qui nécessite rythmiquement le message.
À gauche : l’ouvrage fondateur du nouveau roman, par Alain Gobbe-Grillet (1960).
À droite, Claude Simon, auteur de La route des Flandres : https://diacritik.com/2017/12/12/le-
canular-claude-simon-ou-la-deroute-des-flandres/
Autre expression du faire ouvrir poétique : dans le nouveau roman, le personnage se réduit à peau de
chagrin. Souvent, il ne porte aucun nom (il reste un « je » anonyme ou une initiale), n’a ni passé, ni
famille, ni engagement, ni ancrage géographique. Sa présence se justifie par la seule nécessité du
langage. Du coup, cependant, il ne limite plus le lecteur à des réactions fortement déterminées. Il n’est
plus un fantoche préformaté (par exemple un héros), mais le zéro qui permet d’articuler « la
promesse de nouvelles découvertes » (Robbe-Grillet).
Pour revenir à notre propos, pourquoi les verbes « ouvrir » et « fermer » mettent-
ils « en évidence la logique intégrale du schéma [szondien] » ? Parce que d’après Schotte
37
Andromaque, 1667.
25
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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ils livrent les « conditions de possibilité » des différentes structures spatiales38. Qu’est-ce
à dire ? Ceci : qu’ils permettent à toutes les positions de s’articuler les unes aux autres.
Une condition de possibilité est ce qui permet un agir « non figé sur lui-même », et qui
ouvre aux positions conditionnées « leur propre espace de jeu » (Recherches nouvelles).
À ce titre, une fois encore, les positions terminales des circuits instruisent contre la
vision génétique un dossier accablant : en effet, ouvrir et fermer ne suivent pas entrer et
sortir, avancer et reculer, aller et venir. Inversement, les allées et venues n’animent pas
chez l’homme une étape inaugurale de mouvement qui disparaîtrait graduellement au
profit des autres, plus complexes. Elles lèvent un fond(s) de possibilités apéritives
toujours disponibles, à intégrer avec les autres ressorts intentionnels et à exploiter avec
sagesse selon l’exigence de l’heure, comme Schotte en convient, d’ailleurs : « l’état
normal implique que le sujet puisse selon les circonstances occuper l’ensemble des
quatre positions. (…) Le sujet normal est capable de prendre et de laisser, de tenir et de
lâ cher, de participer aux allées et aux venues » (Recherches nouvelles). En un mot comme
en cent : les infinitifs ouvrir et fermer conjuguent pour Schotte l’origine des autres
verbes, non leur terme. Ce qui disqualifie l’idée selon laquelle « du premier au quatrième
vecteurs sont atteints et s’actualisent successivement des registres de plus en plus
essentiels » (L’analyse du destin comme pathoanalyse, Notes du cours de Questions
approfondies de Psychologie clinique, Centre de Psychologie clinique UCL, Louvain-La-
Neuve).
38
Spatiales et, en fait, temporelles. Comme l’illustre bien la démarche surréaliste, il s’agit avec les
ouvertures et les fermetures de dépasser une temporalisation par durées (C), états (S) ou crises (P) vers
une temporalisation par processus (SCH). En thérapie narrative, par exemple, la « ré-auteurisation »
(re-authoring) des histoires personnelles donne lieu à des manières de considérer les problèmes où
ceux-ci ne peuvent plus déployer leur influence comme auparavant.
39
Penser la psychopathologie à l’aide du test de Szondi, cours donné à Lausanne du 21 au 30 septembre
1995. Les limites émanent de « lois », explique Lekeuche. Nous dirions plutô t avec Gagnepain : de
« règles ».
26
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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vecteur vit le jour en 1975. Avant cette date, Schotte ne pouvait donc pas dissocier
champs et niveaux ! » Soit. En 2004, toutefois, quand il préface Vers
l’anthropopsychiatrie, il persiste et signe, comme déjà signalé, ce qu’il avait soutenu dans
une interview menée par Jean-Marc Poellar : « le fait que l’homme puisse être
psychotique, c’est ce qui, en quelque sorte, rend humains, de bout en bout humains, les
autres types de perturbation dont on trouve plus facilement des espèces d’ombres
projetées sur le futur homme, déjà chez les animaux » (éd Hermann 2008, p. 327). Mais
la psychose ne concerne-t-elle pas le champ moiïque ? La problématique des ouvertures
et des fermetures qu’elle met en scène ne recrute-t-elle pas les radicaux k (catatonie) et
p (paranoïa) ? Si Schotte assigne maintenant les ouvertures et les fermetures au champ
moiïque de la pensée plutô t qu’aux positions quatrièmes, c’est en pleine connaissance de
cause.40 Objectera-t-on que toutes les positions quatrièmes drainent quelque potentialité
psychotique ? Qu’elles impulsent toutes un je-ne-sais-quoi de moiïque qui les apparente
aux radicaux k et p ? Soit. Mais la question reste précisément de savoir « en quel sens »,
vu qu’une tendance moiïque telle p-, dans le système mis à nu par Schotte, doit différer
d’une tendance moiïque telle e+. Tournez les choses comme il vous plaira, retournez-les
encore, vous n’échapperez pas à la nécessité de diffracter qualitativement les vecteurs
en champs et en niveaux, de couper pour ainsi dire chaque poire en deux.
Voilà donc où nous en sommes avec Schotte : à une ambiguïté non dissipée quant
au sens du « feuilletage » qui ordonne les moments pulsionnels. Mais à une ambiguïté
grosse de promesses que j’espère accoucher. Quand Schotte rapporte à propos des allées
et des venues qu’« il s’agit de l’appartenance et de la participation au mouvement même
du monde » (Recherches nouvelles ; c’est moi qui souligne la conjonction), j’aime penser
qu’il distingue du plan contactuel des appartenances une strate contactuelle de
participation qui n’est pas vouée à disparaître dans le temps tel un déjeuner-de-soleil,
mais qui pour ainsi dire permet constamment au culturel humain d’embrayer sur le réel.
Une preuve en serait peut-être que Schotte repère le « va-et-vient dans l’idée de
commercer ou de converser » (notion d’échange, plan C), idée qui renvoie à
l’économique, au politique (donc à un niveau abstrait de relation avec le monde), et non
au sentir (Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor von Weizsäcker, Cours donné à
l’Université Catholique de Louvain, 1984-1985) !
J’ai évoqué à l’instant une « ambiguïté non dissipée ». Il faut édulcorer ce constat.
En vérité, Schotte me semble avoir livré la clef – la bonne – des étagements pulsionnels.
Ma critique se justifie alors surtout pour recentrer les efforts des chercheurs sur cette
clef plutô t que sur l’opium chronologique qui enfume encore tant de textes. Quelle est la
clef livrée par Schotte ? C’est celle qui révèle dans les niveaux pulsionnels – grâ ce
notamment aux triades d’August Deese – des degrés d’autonomisation. Les
« dernières » positions des circuits ne marquent plus ici les phases conclusives de je ne
sais quelle digestion existentielle, mais les formes extrêmes d’indépendance vis-à -vis
40
Sous la loupe, la thématique apparaît encore plus nébuleuse : dans Une pensée du clinique. L’œuvre de
Viktor von Weizsäcker, Schotte engonce la dialectique ouvrir/fermer dans le sentir, c’est-à -dire dans le
vivant generaliter : « La mise en forme réciproque de l’organisme et du milieu est faite d’une conjonction
perpétuelle d’ouverture et de fermeture : d’ouverture opérée dans la perspective d’un retour à soi, (…)
et de fermeture. D’un moment de retour à soi où l’acte fait boucle sur lui-même » (Cours de questions
approfondies de psychologie clinique. Université Catholique de Louvain, année académique 1984-1985).
Comment déchiffrer cela, si cette dialectique doit singulariser l’humain ?
27
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Comme moult penseurs de l’humain, Szondi a retenu pour décrire ce qui nous fait
hommes un nombre déterminé de « facteurs de dispositions primaires » constituant
le « noyau primaire de la personnalité » (ces deux expressions sont d’Ernst
Kretschmer44). Pour l’exactitude, il en a rassemblé huit. Empiriquement. Il devait
appartenir à son principal élève Jacques Schotte d’expliciter la logique interne de ce
spectre, de montrer autrement dit pourquoi ces huit « formes radicales de la
personnalité » (Kretschmer), subdivisées en seize positions pulsionnelles, font système.
Notre cinquième leçon rejoint Schotte mais suivant une démarche originale. À partir du
« mouvement d’existence » lui-même, examiné sous la loupe phénoménologique dans
ses nervures essentielles, elle dérive deux stratégies fondamentales, complémentaires et
nécessaires du vivre, à savoir l’alloplastie et l’autoplastie. Les quatre champs
d’expérience irréductibles qui constituent le vivant (l’être, l’activité, la réactivité et l’in-
41
Les fondateurs de l’anthropologie philosophique allemande (Scheler, Gehlen, Plessner) parlent d’« Um-
weltentbundenheit », de « déliaison d’avec le milieu ». Et Gehlen, encore, d’« exonération, de décharge
(Entlastung) ». C’est en ce sens que Luc Ferry, après Sartre, évoque la « lutte de la liberté contre la
naturalité en nous » (Luc Ferry et Jean-Didier Vincent : Qu’est-ce que l’homme ?, éd. Odile Jacob 1988, p.
46). Chez Gagnepain, le vocable « liberté » sera restreint au champ paroxysmal. Il définira, on le verra, la
capacité pour chacun de satisfaire ses désirs de manière légitime, ce moyennant un ensemble clos
d’inter-dictions implicites auto-engendrées définissant l’éthique.
42
Naturel humanisé sous forme par exemple de motricité raisonnée, pour ce qui regarde notre faire.
43
L’instrumentation désignera plus loin du « pour faire ceci » qui lie un « quoi faire » (fin pratique) et un
« comment faire » (moyen).
44
Les hommes de génie, 1927.
28
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Deux choses importantes sont mises au point quant à cette polarité fondamentale
de l’intentionnalité pulsionnelle (Triebintentionalität, Husserl) : dans le cadre de mon
anthropologie clinique unifiée45, les quatre fonctions radicales autoplastiques 46 sont
appariées à ce que Gagnepain nomme « visées pragmatiques ». En simplifiant un peu, ces
visées sont des manières de concilier tant bien que mal47 nos abstractions humaines
(personne, outil, norme et signe) avec les exigences imposées par la vie, cela en essayant
soit de conformer l’univers à ces structures rationnelles abstraites, soit au contraire de
conformer nos structures à la réalité qui nous résiste. Dans un sens ou dans l’autre, les
radicaux autoplastiques définissent ainsi des stratégies d’accommodation. Leurs
pendants alloplastiques48, eux, se débrouillent autrement pour mettre en œuvre du
contrat, du produit, de la vertu et du concept. Ce n’est pas par accommodation qu’ils
imposent à nos abstractions culturelles de « remettre les pieds sur terre » : les positions
alloplastiques procèdent d’après Gagnepain par voie réflexive. Les positions quatrièmes,
dites « moiïques » par les szondiens, génèrent de l’usage (C), de l’ouvrage (S), du
suffrage (P) et du message (SCH) en court-circuitant pour ainsi dire la réalité et en
investissant nos facultés elles-mêmes. Nous libérons alors notre potentiel de lien social
pour célébrer réflexivement ce potentiel dans la cérémonie (m-), nous libérons notre
geste pour produire plastiquement de belles figures (h-), nous libérons notre vouloir
héroïquement dans de « beaux gestes » gratuits qui enjambent si l’on veut nos intérêts
vitaux (e+), enfin nous libérons notre verbe en jouant poétiquement avec notre
possibilité même de dire le monde, de le rendre intelligible, de le significatiser (p+)49.
45
Celle qui met en équation les théories fondamentales de l’école rennaise (regroupée autour de Jean
Gagnepain) et de l’école belge (rassemblée autour de Jacques Schotte).
46
Il s’agit des positions de couche d’abstraction 2 et 3, que les anthropologues de l’école belge appellent
« facteurs médiateurs » en raison de leur temporalité médiane dans les olympiades pulsionnelles.
47
Je dis « tant bien que mal », car au vrai la manière dont l’homme formalise abstraitement le donné ge-
staltique, c’est-à -dire l’expérience naturelle, hante irrémédiablement nos constitutions politiques, nos
productions industrieuses, nos habilitations morales et nos désignations rhétoriques. Prenons à titre
illustratif notre faire abstrait (vecteur S). La technique, explique Jacques Laisis, pérennise l’emploi des
objets. Elle nie en cela l’instrumentation qui nous lie circonstanciellement à ce que l’environnement met
à portée de main. Le service concret à produire, lui (la « chose à faire », alias « trajet »), reste fonction de
la situation. Sous cette latitude, il y a actualité éphémère du moyen et de la fin liés à l’action. Dans
l’instru-mentation vitale, moyen et fin soit coexistent soit n’existent pas. Ils s’impliquent l’un l’autre et
s’épuisent dans l’action. Avec la technique, au contraire, nous disposons de procédés sans même les
employer. La faculté d’outil, implicitement agissante à travers nous et en ce sens extérieure à nous, la
faculté d’outil, donc, ne dépend ni de nos forces ni de nos besoins contingents. Elle substitue à la
manipulation directe un mode d’emploi disponible hors contexte (« pour boire, il faut pincer l’anse de la
tasse… »). Chez homo faber, les moyens et les fins sont donc analysés par l’outillage, mais du coup ne
sortent pas indemnes de la formalisation technique. L’instrumentation humaine reste à jamais hantée
par une dispense de labeur et une inefficience partielle qui sont paradoxalement le prix à payer pour
notre sécurité, c’est-à -dire pour la possibilité de reproduire un résultat escompté (la technique nous
affranchit en effet des aléas du tâ tonnement ; elle produit un geste sû r, tandis que l’enchaînement des
trajets oblige à surveiller en continu le travail qui se fait).
48
Il s’agit des positions de couche 1 et 4, que les anthropologues de l’école belge appellent « facteurs
directeurs » en raison de leur position extrême dans les circuits pulsionnels.
49
En p+, on le verra, le langage se nécessite sui-référentiellement non en fonction des choses à dire
(« Fumer tue », « Pour monter sur le Salève, comptez deux bonnes heures de marche »), mais des mots
pour en parler (« La mère de Toto a trois frères : Pim, Pam et… »). Nous avons mentionné cela à propos
29
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Sur ces bases, la sixième leçon poursuit la dérivation des positions pulsionnelles à
partir du mouvement d’existence. Outre l’autoplastie et l’alloplastie, fondées sur le fait
que le vivre se polarise toujours en un monde propre (idios kosmos, pô le subjectal) et en
un monde commun (koinos kosmos, pô le objectal), je présente ici la complémentarité
fondamentale entre stabilisation et remobilisation repérée dans le pulsionnel par Paul
Hä berlin (1878-1960), une source majeure d’inspiration pour Szondi. Schotte a large-
ment creusé cette polarité. Elle est ici dérivée du fait que le mouvement d’existence
du Nouveau Roman.
30
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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(, entéléchie), comme l’avait déjà vu Aristote, ne saurait être conçu comme
s’épuisant dans son actualisation (, energeia). Un « j’agis » suivi de « et puis plus
rien » reste impensable. Vivre implique une tension vers résiduelle, une
(dynamis) qui cô té sujet est vécue comme « je peux », et cô té objet comme appartenance
irréductible des étants (les entités, les phénomènes particuliers) à un omni-englobant
intotalisable qui n’est autre que le « monde ».50
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Encore une fois, comment comprendre alors ce qui limite ou assujettit l’actuel,
sous latitude paroxysmale ? Je réponds en reprenant ce que Merleau-Ponty explique du
« sens » generaliter : les positions de niveau paroxysmal sont des positions qui permet-
tent qu’une perspective « annonce plus qu’elle ne contient » (Phénoménologie de la
perception, 1945, éd. Gallimard 2016, p. 26). En indexant le décours expérientiel sur du
sens, les positions troisièmes ouvrent « à une coordination plus étendue » (p. 37). Elles
importent dans le vécu « le pressentiment d’un ordre imminent » (p. 41), donnent à
chaque perspective sur le monde « une fonction » (p. 79), centrent « une pluralité d’ex-
périences sur un même noyau intelligible » (p. 153), font « qu’un ou plusieurs termes
existent comme… représentants ou expressions d’autre chose qu’eux-mêmes » (p. 491).
« Sous toutes les acceptions du mot sens, nous retrouvons la même notion fondamen-
tale d’un être orienté ou polarisé vers ce qu’il n’est pas » (p. 493). Rien d’obligatoirement
affectif ou moral dans cette indexation, encore une fois.51 Rien de nécessairement
volontariste ou « légaliste », comme disent les szondiens pour parler de ce que
Gagnepain qualifierait lui de « normatif » ou de « réglementant ». Rien de volontariste,
même s’il s’agit de s’adapter aux résistances du monde. Ce qui n’empêche d’homologuer
maintes caractéristiques que Schotte a eu le mérite d’ajourer pour les différents étages
intentionnels, entre autres, pour ne mentionner ici que celle-ci, le rô le futurisant des
positions troisièmes (quand nous visualisons l’avenir, « les neurologues ont constaté
que d’autres zones du cerveau s’activent, en plus des zones mises en jeu lorsque nous
nous remémorons le passé : il s’agit de modules cérébraux qui entrent en action lorsque
nous imaginons des mouvements de nos membres et de notre corps. Une telle
observation laisse penser que nous nous projetons de façon dynamique dans cet
environnement, alors que nous nous projetons de façon plus statique dans le passé. […]
Se projeter dans le futur, c’est donc mettre son corps en mouvement », autrement dit se
remobiliser)52.
51
Je profite de ce court topo sur les positions troisièmes qui préviennent ainsi présomptivement l’expé-
rience pour évoquer une « propriété fondamentale du vivant, peut-être la plus importante » : l’antici-
pation. (Alain Berthoz & Claude Debru : Anticipation et prédiction, éd Odile Jacob 2015). L’anticipation
emporte tout le spectre szondien.
- Prenez l’émotion. C’est un mécanisme anticipateur qui, par exemple grâ ce à l’évaluation-éclair amyg-
dalienne, oriente en quelques instants notre comportement en fonction d’un avenir probable, et pré-
pare le traitement plus laborieux des informations par le cortex. La surprise (Überraschung, Szondi),
qui « est l’attitude émotive la plus simple », « consiste dans l’anticipation (…) des biens et des maux »
(Ricœur : Philosophie de la volonté, tome 1, 1950, 2e partie, chap. II § II.). D’ailleurs, « on est surpris
quand l’événement ne correspond pas aux expectatives » (op. cit. p. 18).
- Sur le plan moteur, « la posture est préparation à agir » (« N. Bernstein). « Ce qui caractérise le vivant,
c’est sa mobilité et le fait qu’il organise à l’avance des trajets possibles » (Berthos et Debru, ib. p. 35).
- Plus archaïquement, Berthoz et Debru proposent « de repérer le geste/expérience protensif premier,
voire minimal, dans l’attente du retour du rythme vital » (p. 106). « Le rythme endogène (…) nous
permet d’anticiper la variation périodique de notre environnement » (Albert Goldbeter : Au cœur des
rythmes du vivant. La vie oscillatoire, éd. Odile Jacob 2010, p. 209).
- Et Alain Berthoz d’ajouter : « les organismes les plus élémentaires possèdent un appareil de percep-
tion destiné à guider l’action, mais surtout à en prédire les conséquences. (…) Déjà , tout l’appareil
génomique est foncièrement anticipateur, puisque ses mécanismes moléculaires et atomiques anti-
cipent à la fois la forme et la fonction ! » (L’anticipation, éd. Odile Jacob 2015, p. 19).
52
Karl Szpunar et alii, revue Cerveau et Psycho N° 20, mars-avril 2007.
32
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Je disais plus haut que les climats pulsionnels correspondent à des métapro-
grammes cardinaux. Le gradient stabilisation-remobilisation s’exprime effectivement
dans une complémentarité testologiquement attestable entre « accordage (match) et
désaccordage (mismatch) », un métaprogramme qui motive à divers degrés par la saisie
optionnelle plutô t du même (expérimenter de nouveau) ou plutô t du différent (expéri-
menter à nouveau). Ce lien pourra sembler anodin, mais il contredit l’idée selon laquelle
les positions stabilisatrices seraient « les plus primitives » et les positions
remobilisatrices « les plus évolutives » (Szondi : À propos du « principe de polarité dans
le système pulsionnel de l’analyse du destin », 1980, in Szondi avec Freud, éd. De Boeck
1990). Du moins force-t-il à tirer cette idée au clair. 54 Par ailleurs, en parallèle avec sa
conception péristaltique des circuits, Schotte évoque un accroissement progressif de
complexité au fur et à mesure qu’on chemine du contact vers le moi. Agréable
changement de disque ! Mais à tout prendre, est-il certain que le sentir soit plus simple
que le noétique ? Je crains qu’un certain positivisme n’ait ici fourvoyé Schotte, lui faisant
oublier qu’« il n’y a pas de simplicité véritable, [qu’]il n’y a que des simplifications »55.
Aujourd’hui, la notion de « simplexité » permet de repenser plus finement la chose. Je
m’y attellerai dans la neuvième et dernière leçon.
53
Quand je grimpe sur un tonneau pour dévisser l’ampoule du plafonnier (l’ampoule-dévissée est un état
de chose pas encore donné), je néglige les aspects de la barrique qui ne servent pas à m’élever (odeur,
forme, appartenance, prix…). Cette négligence reste conjoncturelle. C’est de l’adaptation, pas de la
négativité.
54
Parmi les divers arguments qui me font rejeter cette rengaine durative, je compte le constat formulé par
la psychologie expérimentale de l’existence d’un biais de négativité. En substance, ce biais indique que
notre cerveau privilégie les informations négatives plutô t que les informations positives, autrement dit
le traitement réactif des différences inquiétantes avant celui des similitudes rassurantes. Et pour cause :
vitalement, mieux vaut prévenir que guérir.
55
Léon-Paul Fargue : Sous la lampe, 1929.
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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plastique la plus remobilisatrice n’est pas hy+ mais hy- (Schotte dixit). Ou que dans le
registre opérationnel, la position alloplastique la plus stabilisatrice n’est pas h- mais h+.
Mais surtout, j’essaierai de relever un défi lancé par Schotte, celui de concilier les
valences positives avec ce que Gagnepain nomme « générativité », puis les valences
négatives avec ce que Gagnepain nomme « taxinomie ». La générativité désigne en
substance notre faculté de formater quantitativement les phénomènes. Voyez-y notre
manière de segmenter les choses, de produire de l’unité et du contraste entre unités
(donc de la pluralité). La taxinomie désigne notre faculté de formater qualitativement les
phénomènes. Voyez-y notre façon de classer les choses, de produire de l’identité et de
l’opposition entre identités (donc de la diversité). L’embrèvement que je proposerai
entre Rennes et Louvain tiendra en une idée simple : le pâtir avec… mis en œuvre avec
les valences positives ouvre la générativité dans la mesure où il offre la bienvenue à un
plus d’interactions, cela avant même que la nature de ces interactions soit définie. Un
clivage qui illustre bien cette dynamique est le clivage « érotique » d+m+, qui a été
justement synthétisé par la formule « tout est bon à prendre »56 (papillonnage,
insatiabilité, avidité pour s’assurer un maximum de choses, dispersion dans les
activités…).
Voltaire (1694-1788) incarne sans doute une personnalité d+ : jeune, il se montre élève indiscipliné. Plus
tard, il voyage beaucoup, salonne, se confirme curieux et ambitieux, défend le progrès, négocie à tours-de-
bras, parfois même maquignonne. Il remet aussi en cause synallactiquement sa propre constitution par la
tolérance, ainsi que celle du gouvernement français (qu’il voudrait calquer sur le modèle anglais), ou celle
des religions « établies » auxquelles il préfère un théisme laissant chacun libre de « chercher le Père »...
Or la manière dont Judith Schlanger décrit l’intérêt de Voltaire pour « le dîner fin » ou le « souper
mondain » illustre bien le dynamisme génératif de la position d+, tel que je le comprends : « Pour Voltaire,
cette situation subtile est le comble de la civilisation et sa perle. Lieu de convergence des échanges
planétaires, aboutissement voluptueux de l’industrie et du commerce, le souper parisien est en outre un
haut moment de sociabilité. L’immense circulation qui suscite sans cesse “et des besoins, et des plaisirs
56
Franchette Lefebure et Gille-Maisani : Graphologie et test de Szondi, tome 2, éd. Masson 1990, page 42.
34
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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nouveaux”, se conjugue en ce point au raffinement des manières et des mœurs. Le moment privilégié du
dîner devient la signature d’un univers riche d’interfaces et fécond en réseaux. (…) La consommation la plus
exquise est aussi bénéfique – puisqu’elle démultiplie le travail et crée de l’emploi » (La vocation, 1997, éd.
Hermann 2010, p. 53) (les soulignements sont de moi).
À gauche, un buste de Voltaire par Jean-Antoine Houdon (1741) :
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jean-Antoine_Houdon,_Voltaire,_1778,_NGA_1266.jpg
À droite, l’hô tel Lambert, où Voltaire dîna avec É milie du Châ telet en 1742 :
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Après_l%27incendie_de_l%27Hô tel_Lambert_(Paris_-_2013)_-
_4.JPG
Quant au refus de pâtir avec… mis en œuvre par les valences négatives, il soumet
tout plus d’interactions à ce qu’on pourrait appeler un « contrô le qualité ». Un clivage
qui illustre bien cette dynamique est le clivage « thanatique » d-m- « qu’alimente un fort
narcissisme négatif » (ibidem p. 47). Szondi, on le sait, a vu là un « barrage du contact
(Kontaktsperre) », une « liaison irréelle » voire une « aliénation du monde ». Pour lui,
« l’homme persiste [ici] dans l’adhérence à un objet qu’il a déjà perdu dans la réalité », il
se trouve « incapable d’aller à la recherche d’un nouvel objet. (…) Les personnes en
situation de contact irréelle (…) tournent carrément le dos à tous les objets et toutes les
sources de plaisir du monde (allen Objekten und Lustquellen der Welt zeigen sie schroff
den Rücken) »57. Mes vues imposeront un bémol à ce requiem. Derrière cette motivation
bien sombre, elles révéleront un civisme plus engageant dont le tableau szondien n’est
qu’un ratage possible. Nous connaissons déjà la politique anallactique d- qui porte ce
civisme : la qualité y prime sur la quantité en ce sens, nous l’avons vu, qu’il s’agit d’y
faire allégeance à quelque majesté plutô t que d’y chercher l’assurance du grand nombre,
c’est-à -dire une majorité.58 L’autre composante du civisme que Szondi appauvrit en
Kontakt-sperre est dans mon paysage théorique la visée chorale m-. Cette visée ne coupe
pas le contact, n’en déplaise aux szondiens. Tant s’en faut ! La visée chorale célèbre la
société des consorts par la cérémonie. Ici, on ne rejoint pas l’autre dans ce qu’il est (d+).
On ne lui impose pas davantage un modèle auquel il devrait se conformer (d-). Dans la
visée chorale, les acteurs sociaux tentent de se réduire les uns et les autres au lien qui les
rassemble. L’être-ensemble ainsi constitué, notez bien, n’est pas vide : c’est de l’usage
plein de lui-même, qui se fait œuvre en n’explicitant que sa loi propre. Il s’agit de
célébrer purement et simplement l’être-ensemble non plus par l’allégeance, pas
davantage par l’assurance, mais par la réjouissance (la liesse). Dans la politique chorale,
la convention se prend elle-même réflexivement pour fin. L’usage tend à se clore sur lui-
même en n’explicitant que sa propre loi, l’assemblée constitue le but même du
rassemblement. Ce civisme, notez bien, ne se définit ni par son ampleur ni par la nature
des occupations (commémoration, défilé militaire, kermesse ou autres farandoles), mais
par une forme quelconque d’esthétisation : le mari qui, pour honorer sa chère épouse
défunte, revêt son smoking et allume une bougie, ce mari invente choralement un
cérémonial qui n’a à voir ni avec la défonce, ni avec la débauche, ni avec les ébats
ludiques où les circonstances peuvent nous faire baigner. 59 Le jeu de l’oie, glose Lamotte,
57
Diagnostic expérimental des pulsions, 3ème édition augmentée, éd. Huber 1972, Volume 1, p. 192.
58
Szondi stipule que l’aspiration d- est plus idéaliste (idealistisch) que son pendant d+. Dans l’optique
schottienne de la préobjectalité qui caractérise le contact, cette idéalité ne fait pas sens. Elle fait parfaite-
ment sens par contre si l’on veut bien y voir ce que j’appelle ici la régulation du quantitatif par le qualita-
tif, le contrô le de la taxinomie sur la générativité. L’ainsi dite « idéalité » d- exprime effectivement, alors,
l’adresse à autrui : « Devenez comme nous ! », « Identifiez-vous à nous, et on verra pour la suite ».
59
« Toute cérémonie est protocole, autrement dit, ce n’est jamais la foire d’empoigne, contrairement à ce
qui s’appelle la fête. La fête comporte toujours un aspect transgressif : voyez le carnaval, par exemple,
35
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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illustre lui aussi le « jeu de loi » choral, c’est-à -dire l’apprentissage dans la réjouissance
des règles du « jeu de société ». Il s’apparente en cela aux procédures de bonne
compagnie que sont la courtoisie, l’urbanité, le fair-play. Pour revenir à l’ampleur
quantitative des contacts, Montaigne roucoule : « Vous et un compagnon êtes assez
suffisant théâ tre l’un à l’autre, ou vous à vous-même » (Essais 1, De la solitude). Dans
l’amitié chorale, ce n’est pas la quantité qui prime, mais la qualité.
Aux yeux des médiationnistes, le théâtre illustre de manière particulièrement
représentative la cérémonie. Il définit en effet la personne en tant qu’elle se réinvestit en
personnage, tout en rassemblant les gens sans souci d’appropriation politique, qu’elle
soit de droite (d-) ou de gauche (d+)60. Dans le théâ tre, « c’est la société elle-même qui se
met en scène. (…) C’est la comédie humaine qui se joue à elle-même sa propre comédie.
(…) Il faut faire entrer dans le théâ tre toute cérémonie religieuse ou profane : les défilés,
les liturgies, les parades, les kermesses, les manifs, etc. » (Jean-Luc Lamotte : Propos sur
l’homme, éd. du Promontoire 2010, chapitre 18).
En fait, toutes les positions 4èmes mettent en jeu une certaine « gratuité » par quoi
la personne investit « une plus grande présence à l’autre au travers même de l’oppo-
sition à ce même autre » (Mélon). C’est ce que je condense pour la politique m- avec le
verbe « cosmopolitiser ». « Un chemineau – déclare par exemple Isabelle Eberhardt –
possède toute la vaste terre dont les limites sont l’horizon irréel, et son empire est
intangible » (Œuvres complètes : Écrits sur le sable, 1989, éd. Grasset tome 1, pp. 25-26).
Il s’agit de se vivre « étranger et chez soi partout » (c’est moi qui souligne), comme le
briguait déjà leοσμοπολίτης Diogène de Sinope (412-323 av. J.-C.), partout chez lui
puisque partout en exil. La position m- a eu plutô t mauvaise presse, chez les
anthropologues belges. Mais elle n’isole pas, en elle-même. Comme s’en délecte le
capitaine Némo de Jules Vernes : « La mer c’est l’immense désert où l’homme n’est
jamais seul, car il sent la vie frémir à ses cô tés »61.). Le sujet m- s’acoquine moins
facilement que le sujet m+, d’accord. Mais il se sent autrement impliqué dans le vivre
communautaire : moins superficiel, moins versatile, moins porté aux sympathies et aux
aversions vives que ce dernier, il se tient avec l’autre dans une exigence plus sélective de
qualité à long terme. Si mes observations sont exactes, les sujets m- sont ceux qui
délaissent le plus les réseaux sociaux au profit de ce qu’ils appellent parfois eux-mêmes
la « vraie rencontre » entre personnes62. « I never found a companion that was so
les saturnales ou aujourd’hui un match de football. Le match de football, c’est toujours la chienlit. La
cérémonie, au contraire, en ce qu’elle est toujours protocolaire, comporte toujours des règles » (Jean-
Luc Lamotte : Propos sur l’homme, éd. du Promontoire 2010, chapitre 18).
60
La pédagogie d- apert tout à la fois élitiste et naturaliste : pour un rô le social déterminé, il existe à ses
yeux des enfants bons ou mauvais par nature. Chacun, dans l’espace social et dans l’ordre des choses,
doit trouver sa place, s’y tenir et y exceller. Et le bonheur du futur citoyen gît en l’actualisation la plus
complète possible de ses virtualités naturelles.
La pédagogie d+, par contre, privilégie le dépassement de soi. Elle cherche à faire en sorte que par
l’effort les enfants « aillent plus loin » que là où ils seraient allés naturellement, ce qui lui fait destiner
l’enseignement à tous. Pour elle, le mérite compte plus que le talent, l’induction plus que les idées
innées.
61
Vingt mille lieues sous les mers, 1869-1870. Une de mes clientes présentant un m- dominant me confiait
dans la même veine : « La richesse du monde, sa vastitude m’attire aujourd’hui. Avant, je n’y étais pas
disponible en dehors de mon champ de vision. Maintenant, cela devient une sorte de résonance. »
62
La globetrotteuse Isabelle Eberhardt se désapproprie de tout, se fait « pauvre de besoins » ; mais quand
elle laisse tomber les « rouages appréciables de la machine sociale », c’est pour « redevenir plus saine,
naïvement ouverte à toutes les joies » (Un voyage oriental, 1991). Qui confondrait ce « décrochage »
36
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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companionable as solitude (je n’ai jamais trouvé un compagnon qui fû t d’aussi agréable
compagnie que la solitude) », gazouille Henry David Thoreau (Walden ou la vie dans les
bois, 1854). Cette phrase pourrait sembler asociale, mais elle indique bien que
l’important réside dans la qualité de compagnonnage. Et ailleurs, comme pour souligner
le primat accordé au rencontrer même : « The greatest compliment that was ever paid me
was when one asked me what I thought, and attended to my answer (Le plus grand
compliment qui m’ait été fait a été d’écouter ma réponse après m’avoir demandé ce que
je pensais) » (Life without principles, 1863).
Les manifestations publicisées ci-dessus sortent « le grand jeu » pour honorer l’être-ensemble. Dans la
position m-, la faculté de faire corps socialement s’autonomise. Elle se dégage des circonstances pour
s’obtenir réflexivement en soi et par soi, comme disent les szondiens.
37
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Soit la position m+. Cô té vital (i.e. selon la priorité ontique dans le circuit du Contact), elle se manifeste e.g.
dans le style enjoué grâ ce auquel Marcello sait entrer en contact, notamment, lorsqu’il communique, avec
une synchronisation et des reformulations aussi naturelles chez lui que sa spontanéité et son goû t pour les
ambiances (quand il découvre une ville, par exemple, il va-et-vient pour savourer le sirop de la rue et se
désintéresse des musées). Cô té culture (c’est-à -dire selon la priorité ontologique dans le circuit du
Contact), le civisme interconneteur m+ s’exprime sans doute inter alia dans l’étude, la pratique et
l’enseignement de l’écoute. Celle-ci constitue en effet pour lui moins une activité grâ ce à laquelle obtenir
des informations qu’une manière de faire de la place à l’autre, de laisser émerger d’éventuelles
opportunités de lien. L’écoute s’inscrit pour lui dans un général esprit d’accueil. Elle ouvre son forum à lui.
Qu’en est-il de la position m-, le plus souvent dominante ? Cô té vital, elle impulse sans doute le goû t de
Marcello pour la solitude, le temps libre et la frugalité (Marcello vit sans téléphone, et se sent vite
encombré par les possessions matérielles). Cô té culture, elle anime par exemple l’engagement pour le
bien-vivre ensemble, engagement qui passe notamment par des séminaires qu’il propose sur la politesse.
Une autre illustration demande une brève explication préalable : le savoir-vivre choral ne contribue au
devenir de la société ni par la dîme (redevance propre au civisme anallactique) ni par l’impôt (redevance
propre au civisme synallactique), mais par l’écot.64 Comment ce dernier s’exprime-t-il chez Marcello ? Eh
bien entre autres choses par le fait que les rares fois où il peut s’offrir un « extra » (restaurant, sauna,
livre…), Marcello offre une pièce de cinq francs à un mendiant. C’est – affirme-t-il explicitement – une
modeste contribution par laquelle il souhaite entretenir un peu d’espoir en montrant qu’« on n’est pas
seul » (la même célébration du lien revient dans les interventions où Marcello, voyant des personnes
victimes d’incivilités, s’expose pour que ces personnes « ne soient pas seules » face au malheur).
Je reviens à la septième leçon. Elle illustrera mon hypothèse d’après laquelle les
aspirations de valence négative signent un contrô le du qualitatif sur le quantitatif. Le
civisme choral présenté ci-dessus en fournit un exemple proprement culturel ou noé-
tique. Mais une autre observation testologique s’impose, cette fois « naturelle » : comme
l’a documenté déjà le test de Marcello, les sujets m- se sentent vite encombrés par les
possessions matérielles. Marcello prend plaisir à « éliminer » : il fait volontiers la
vaisselle, aime vider les poubelles, cherche souvent dans son appartement la petite
chose qu’il pourrait « bazarder ». Il rêve même souvent de ne posséder pour tout abris
qu’un petit cabanon en bordure de forêt, où il vivrait avec le minimum. En fait, les sujets
m- aspirent à se suffire à eux-mêmes autant que possible. Par exemple, ils sifflent
volontiers dans la rue, en marchant, pour créer leur propre ambiance.65
64
La dîme était autrefois une taxe prélevée par le clergé ou la noblesse sur les récoltes. L’écot est quant à
lui une quote-part que convient d’acquitter chaque personne dans une dépense commune.
65
La position m- invariable reste rare. Sur plusieurs centaines de protocoles, je ne l’ai trouvée qu’une fois
constante et tendue. C’était chez un petit garçon de six ans et demi, épileptoïde, avec le clivage « sexuel »
hyper-tendu h+!s+!!. Elle apparaît surtout durant la période de latence, quand l’enfant s’intéresse aux
horizons qualitativement (i.e. oppositionnellement) extra-familiaux, aux « ailleurs » à la Jules Vernes.
38
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
__________________________________________________________________________________________________________________________
Profils d'avant-plan :
Positions génératives (en rouge), et taxinomiques (en bleu) S P Moi C
45 h s e hy k p d m 0 ± S
41
22.09.96 0 -! 0 + + +!! 0 -!! 3 0 3
40
30.11.96 + -!! 0 0 + +!! + - 2 0 2
35 22.12.96 + -! + 0 0 - + + 2 0 2
30 03.01.97 + -!! - + + 0 + - 1 0 1
24 24 31.01.97 ± - +! 0 + 0 + - 2 1 3
25 21
19 14.02.97 ±' -!! 0 0 0 + + - 3 1 4
20 17 16 18.02.97 ± -!! - + 0 + 0 - 2 1 3
1414 14
15 04.04.97 - - - +! 0 + + - 1 0 1
10
10 7 26,4,97 ± - ± 0 ± + + 0 2 3 5
5 5 6
5 3 23.05.97 ±' ±, - 0 0 ± 0 0 4 3 7
To tal 0: 1 0 3 6 5 2 3 2 0/± 22/9=2.4
0
To tal ±: 5 1 1 0 1 1 0 0 =38%
h s e hy k p d m T.S.G. 6 1 4 6 6 3 3 2
Chez Sandy, la position m- tient le haut du pavé. Sandy s’interroge dans une séance, en soumettant le
quantitatif au qualitatif : « Je ne veux plus compter toujours sur les autres. Quoi faire sinon laisser les
autres à leurs vies et me centrer sur la mienne pour ensuite vraiment les rencontrer, les respecter, les
aimer et partager nos vies ? Nous sommes vraiment seuls et rencontrons l’autre parfois… »
À part cela, Sandy comme Marcello affiche une nette orientation « philobate » plutô t qu’« ocnophile ». Elle
« fait le ménage » depuis des mois aussi bien en termes de relations familiales que de sacs d’affaires dont
se débarrasser, et rêve d’un appartement plus vaste.
§ 2.8. Leçon 8. La notion de « visée » :
66
Szondi : son test, sa doctrine, éd. Mardaga 1979, page 175. « Le moi déterminant invisible agit selon des
mécanismes permanents par lesquels il constitue l’avant-plan et l’arrière-plan dans leur division, quel
que soit par ailleurs le mécanisme visible du moi ». Cette dernière vue n’est pas recevable à mes yeux,
car elle confond l’intellectus purus et immitus des formants avec la ratio mersa et confusa des visées.
39
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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articulation/coupe (« + »)
h+ engin h+ ustensile
S : origination et
mise en pratique s- matériau s- qualités utiles
de l’outil
Acculturation de s+ machine s+ appareillage
l’activité
h- tâ che h- opération
Tableau de l’analyse qu’on peut dire « bifocale » que fait l’homme pour s’abstraire de la nature et s’y
réinvestir. Notre conduite, par exemple, est duelle : toujours à la fois instrument et outil. Ou notre vouloir,
toujours à la fois envie et norme.
Notez bien que pour chaque terme mentionné, il faut entendre « capacité de… (capacité de sème, de gage,
etc.) ». (Suite du tableau ci-dessous.).
Principes de mesure
Champs Principes de mesure instanciels :
performantiels :
d’expérience
discrimination/opposition (« - ») et
sélection/exclusion (« - ») et
unification/pluralisation (« + »)
articulation/coupe (« + »)
e- garant e- créance
P : origination et
application de la hy+ caution hy+ engagement
norme
congé (identité de
Acculturation du hy- hy- option
permission)
vouloir.
e+ cas (unité de permission) e+ accomplissement
40
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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30 27
25 22
20
15 14
15 12 12 12 12
10 8 7
4 5 5
5
0
0
h s e hy k p d m
Qu’on puisse un jour étayer ces liens cliniquement, j’en suis donc convaincu
même si cette tâ che reste à ce jour hors de ma portée. On découvrira alors grâ ce à eux
que les visées entretiennent des collusions avec les formants, que par exemple la
production empirique s+ nourrit une affinité élective avec l’arc machine-appareillage s+,
67
Gagnepain nomme « schématique » le travail qui porte sur notre condition, en l’occurrence sur le corps,
le vêtement et l’habitat.
41
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Mais laissons cette musique d’avenir et revenons aux visées. La moelle de mon
propos les concernant tient dans ceci : la visée définit le cachet proprement culturel
d’une tendance. À ce titre, elle implique un versant anthropobiologique spécifié toujours
par un niveau intentionnel. Toute visée, pour le dire encore autrement, spiritualise
l’existence dans un climat (Mélon) qui lui est propre, climat dont Schotte et ses épigones
ont mis au jour les propriétés constitutives. Voyons cela sur deux exemples.
1. Tendance k+. Nous sommes dans le domaine cognitif, avec une aspiration qui a
selon moi pour ensoleillement noétique la visée mythique, opposée à la visée
scientifique k- avec laquelle toutefois elle peut se combiner (k±). La visée mythique
est la stratégie rhétorique de création du sens68 qui consiste, pour réduire l’écart
entre grammaire et expérience, à rendre le monde conforme à la signification. « Les
différences du monde à dire sont ignorées en faveur de l’identité signifiée du mot »,
si bien que « le message dit est davantage déterminé par l’analyse grammaticale »69
(ainsi une pauvre femme se sent-elle coupable après avoir perdu son fœtus, car, lui
serine-t-on, « vous avez fait une fausse couche »). Avec la visée scientifique, « le
message est davantage déterminé par l’expérience du monde, de sorte
qu’inversement la signification y est rendue conceptuellement conforme au monde »
(ibidem) (« Adorer Dieu ou adorer les spaghettis, ce n’est quand même pas la même
adoration ! »).
Ce que je soutiens au-delà de ces concordances entre tendances szondiennes et
visées, c’est que la rhétorique mythique k+ oriente notre manière de prendre les
choses en exploitant des propriétés qu’on découvrira réservées par Schotte et ses
zélateurs aux positions deuxièmes : spécularité, passéisation rétentive,
temporalisation par états, autocentrage, organisation duelle, séduction (Mélon),
découpage détaillé de l’information (chunking down, Badanai), élaboration par
épisodes, intérêt pour l’intensité (Louvet), qualité (versus quantité).
68
Le sens nomme la résultante du rapport instauré entre notre gnosie et nos mots. Il résulte de la tension
entre message et expérience, c’est-à -dire entre élaboration conceptuelle et donné gestaltique
(représentation, en l’occurrence). Il ne gît ni dans les mots ni dessous, il en sort. L’expérience, dans cette
polarisation, provoque la désignation tout en lui résistant.
69
René Jongen : Quand dire c’est dire. Initiation à une linguistique glossologique et à l’anthropologie
clinique, éd. De Boeck 1993, p. 66.
42
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Pour revenir à mon argument, cet exemple confirme ce que j’ai suggéré plus
haut : que le pivot pulsionnel k+ fait charnière entre une rhétorique mythique de
parfum exquisément culturel et des aromatisants reconnaissables dans l’ordre
naturel. Avec l’aspiration k+, Mélon explique ainsi que le sujet cherche à « fasciner
par son image ». Plus qu’avec n’importe quelle autre fonction moiïque (p-, k- ou p+),
la visée magique véhicule clandestinement une satisfaction par le percept animal, par
la gnosie70.
43
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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incarne « c’est quelqu’un dont on garde une image plus belle que la réalité ». Encore
une fois, il ne faut pas dire ici que la position k+ précède la position k- dans le temps.
La positions k+ passéise (Sartre), ce qui n’est pas la même chose. On en trouve une
expression ludique chez les enfants lorsque pour s’inviter à représenter des
personnages ils exploitent spontanément l’imparfait : « Alors toi tu étais le cow-boy
et moi j’étais l’indien, d’accord ? » On en trouve aussi une expression dans le fait – si
mon observation peut être généralisée – que les sujets k+ emploient plus volontiers
que leurs pendants k- des tournures verbales du type « Je le savais ! » ou « J’aurais
dû … »
2. Tendance h+. Passons au domaine technique, avec une tendance qui a selon moi
pour adret noétique la visée interceptrice, opposée à la visée plastique h- avec laquelle
toutefois elle peut se combiner (h±). Ce que je soutiens au-delà de cette concordance,
c’est que la visée interpellatrice h+ oriente notre manière de prendre les choses en
exploitant des propriétés qui sont celles qu’on découvrira pointées par Schotte pour
les positions premières : immanence, accentuation du présent, temporalisation par
durée (laisser venir), allocentrage, organisation syncrétique, retour au sein (Mélon),
généralisation dédifférenciatrice, adhérence aux ambiances (Louvet), quantité.
Illustration : Diderot a 32 ans. Sur son test, ci-dessous, la tendance h+ recueille les
choix majoritaires. On voit sur le schéma à droite que c’est aussi la tendance la plus
unilatérale, c’est-à -dire la moins contrebalancée par sa tendance antagoniste (h-).
Mon hypothèse veut que cette tendance soit habitée noétiquement par une
orientation de la production (du faire) qui ne cherche pas à ouvrager de belles
figures en prenant le geste lui-même pour modèle (on aurait la visée plastique h-),
bien plutô t en sollicitant des savoir-faire dont Diderot verra bien quels effets ils
prodiguent. Je qualifie cette visée d’« interceptrice » au sens où il s’y agit pour le sujet
de créer les conditions d’éventuelles solutions providentielles, du moins d’élire
l’opportunisme propre aux positions contactuelles en stratégie préférentielle pour
résoudre des problèmes pratiques. La visée interceptrice consiste à faire émerger de
l’efficacité par exemple en conduisant à faire. Sous régime h+, le sujet sollicite pour
cela, sur mode alloplastique, attentions et autres faveurs 71. Il remue72 pour voir
comment l’entourage procède, et cela parfois jusqu’à « voler dans les plumes »
d’autrui, selon le bon mot de Mélon. Est-ce bien le cas chez notre enseignant ?
Assurément. Diderot n’en finit pas de se faire dorloter, inviter, bichonner. Les
vacances ? Il laisse faire son compagnon. La santé ? Les loisirs ? Il grille son salaire en
massages, en cours de qi-gong, de karaté ou de chant, en coachings, en traitements
thérapeutiques, tout cela, notez bien, dans des leçons et des consultations privées qui
71
En h+, pourrait-on dire, le sujet prend de toutes mains. Quand il exploite autrui pour ce faire, il tend la
main (Mélon donne pour cet appétit le verbe « demander ») ; il se remet dans les mains de… et du coup
passe la main alloplastiquement. Je synthétiserai cette heuristique plus loin avec le verbe intercepter. En
s-, le sujet tient la main. Il mène son monde l’air de rien (« Tu crois me poursuivre de tes assiduités mais
c’est moi qui en reculant te fais avancer »). Je synthétiserai cette heuristique plus loin avec le verbe
conjurer. En s+ le sujet prend la main (chasse, stalking, démolition, chirurgie, etc.). Je synthétiserai cette
heuristique plus loin avec le verbe domestiquer. En h-, pour finir, le sujet garde la haute main sur sa
gestuelle. Je synthétiserai cette heuristique plus loin avec le verbe ouvrager.
72
Le verbe « remuer » peut être utilisé de manière intransitive aussi bien que transitive. Dans une
expression transitive telle « remuer l’opinion pour… », il signifie « solliciter, pousser à agir ».
44
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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lui garantissent des soins exclusifs. Comme le formule une de ses amies, Diderot « va
chercher les outils ».
H VGP S P Sch C EKP Positions érotiques de présence (en rouge), et thanatiques
f S P Sch C h s e hy k p d m 0 ± S S P Sch C
d'absence (en bleu)
2 h s e hy k p d m ∑ 02.09.05 + ± + 1 2
-! 0 - - + 1 h s e hy k p d m
02.sept.05 3 2 2 0 1 0 1 3 11.09.05 +!! 0 - 0 3
-! 0 - 0 + 3 3 1 2 1 1 0 1 3 45 42
0 2 1 4 1 2 2 0 14.09.05 +!! - 0 0 3
-! 0 - 0 + 3 0 1 1 1 3 4 2 0
11.sept.05 5 1 1 0 1 0 1 3 07.10.05 +!! 0 0 0 2
-! - - + + 2 1 1 2 1 3 2 1 1 40
0 1 3 4 1 3 0 0 28.10.05 +! ± + 01 3 -! -! 0 + 2 0 3 0 1 1 1 4 2 35
14.sept.05 5 1 1 0 1 0 1 3 03.11.05 +!! 0 0 0 3
-! + - - 0 3 1 1 2 1 2 2 1 2 35
0 2 1 4 1 3 0 1 15.04.08 + ± 0 1 3
-! - - 0 +! 2 0 2 2 1 2 1 4 0
07.oct.05 5 1 1 0 1 0 2 2 30.04.08 +! - 0 0 3
- 0 0 - + 3 1 1 2 1 1 2 1 3 30 27
0 1 0 4 3 3 0 1 20.05.08 +!! - - 0 1
- 0 - - + 1 0 3 3 1 1 1 3 0
28.oct.05 4 2 2 1 0 0 1 2 24.06.08 +! 0 0 0 3
-!!! + 0 - + 3 2 0 3 1 2 1 0 3 25 23
0 3 0 0 4 4 0 1 Total 0: 0 4 6 1 5 2 4 1 0/± 23/3=7.6 0 1 1 4 0 1 5 0
03.nov.05 5 1 1 1 2 0 1 1 Total ±: 0 3 0 0 0 0 0 0 =32% X 1 2 2 0 2 1 0 4 20 18
0 1 1 4 1 2 2 1 T.S.G. 0 7 6 1 5 2 4 1 0 2 2 1 1 3 3 0 15
15.avr.08 2 3 0 0 1 1 1 4 Q.S.G. 13 0 0 9 1 1 0 1 25! 4 1 2 0 2 1 1 1 15 14
0 2 0 4 2 3 0 1 I.Var. 0 8 6 2 5 3 6 2 32/72 = 44% X 0 0 4 2 1 1 4 0 11 11 11 12
30.avr.08 4 1 1 1 1 0 1 3 Dur/Moll 11 12 3 16 7 5 6 5 27/38 = 0.71:1 X 2 1 2 0 2 3 0 2 9
10 8
0 3 1 3 0 1 3 1 I.Soc +/- 0 23 1 18 3 9 8 3 12/65 = 18.4% v 0 1 2 2 3 2 2 0
20.mai.08 5 1 1 0 1 0 1 3 I.Des . 0.0 0.0 0.5 0.0 0.4 0.0 0.2 0.0 9% v 1 0 2 2 2 2 2 1 5 3
0 2 2 2 1 2 2 1 0 0 2 0 2 0 1 0 0 0 3 1 2 2 2 1 1 1
24.juin.08 4 1 1 0 2 0 1 3 Profil d'arrière-plan 2 1 3 0 2 1 1 2 0
0
0 1 0 6 1 0 3 1 S P Sch C 0 3 2 0 1 5 1 0
h s e hy k p d m
Absence de carrés de balancement : h s e hy k p d m
Chez Diderot, l’aspiration h+ n’est contrebalancée par aucun choix négatif de visage d’homosexuel (choix
h-) ni à l’avant-plan ni à l’arrière-plan. (Le schéma de droite met en évidence cette unilatéralité pour
l’avant-plan.)
L’« œil musculaire » a été dessiné par Diderot, 32 ans, sur ma suggestion de représenter « l’état de la
situation » en début de coaching. Il illustre bien le faire contactuel h+ sans « objet » prédéfini, le dessin
ayant démarré sur l’envie de « tracer un mouvement avec de la couleur, quelque chose de plein (comme
un muscle) ». « Et puis c’est venu comme ça…, ça a fait un œil ».
45
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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transpassibles73. C’est cela, « solliciter » : faire plein de choses et voir en immersion « ce
que ça fait ».
Restons sur la visée interceptrice. Ma thèse veut que pour fleurer la culture, cette
visée n’en exploite pas moins, à l’ombre de l’ensoleillement noétique et pour la
manipulation, des ressorts spécifiques qui l’apparentent aux autres visées contactuelles
(m+, e- et p-) : Diderot, par exemple, remue ciel et terre pour s’assurer certains effets,
s’en trouve surmené (« j’en fait trop ») et craint constamment pour le coup quelque «
retour de manivelle » (sic). En chant, par exemple, il essaie des approches contrastées, ce
qui avec le point précédent fait penser au « renversement dans le contraire » typique
des positions premières. La préobjectalité se manifeste en ceci que Diderot peut suivre
un professeur sur plusieurs années, mais à condition que l’ambiance de travail soit
bonne74. Il y a là d’ailleurs un ancrage dans le présent qu’on retrouvera en cuisine, où
Diderot adore faire avec ce qui lui tombe sous la main, notamment en exploitant des
restes. Quant enfin à la dédifférenciation, elle demeure bien sû r humanisée, dans
l’octonaire szondien, mais se réverbère en ceci que ce que cherche Diderot en se laissant
conduire c’est d’abord un tout-venant de trucs, de recettes, d’expédients (pour maigrir,
par exemple, il se fait conseiller du fitness, puis tente plusieurs régimes, ainsi que le
sauna et la piscine). « Toute solution est bonne à prendre ! », voilà l’idée. On opère là au
plus proche de notre « animalité », que je proposerai de voir tutoyée ceteris paribus par
les nullitendances (« 0 »)75.
Cette étude conclusive tâ chera de répondre à une énigme qui aura hanté tout le
cours : si les niveaux d’intentionnalité ne représentent plus les phases successives d’un
péristaltisme qu’on retrouverait à l’identique entre champs et niveaux, comment le
schéma szondien peut-il encore faire système ? Comment tout peut-il tenir ensemble si
mettons les positions de niveau I (m+, h+, e- et p-) ne marquent plus un moment
inaugural qui les apparenterait aux positions commençantes du champ contactuel ?
Pareille question n’a rien d’un jeu intellectuel stérile. Pourquoi ? Parce que le souci de
systémicité ramène plusieurs explications, en les simplifiant, à un principe générateur.
« Pluralitas non est ponenda sine necessitatem », conseille le rasoir d’Occam76. La notion
de rationalité en est un exemple, dans la théorie rennaise. Elle permet de ramener à une
unique matrice d’intelligibilité le fonctionnement de tous les plans. Elle féconde aussi, et
du coup, l’étude de l’être, du faire et du vouloir humains en leur appliquant les principes
de dialectique, de biaxialité et de bifacialité qui constituent la raison par opposition au
discernement animal.
Si le souci de systémicité n’est pas un jeu intellectuel stérile, cela tient encore à
ceci que la manière dont les constituants d’un objet – en l’occurrence l’humain – tiennent
73
C’est-à -dire rendues possibles par notre capacité d’ouverture au rien, à l’émergent, à ce qui reste hors
d’attente.
74
Deux professeurs étant trop « brutaux » pour lui, il les a quittés sur-le-champ : « ça va et ça vient », donc.
75
Des verbes seront proposés en ce sens pour synthétiser les enjeux des clivages nullitendants (e.g.
h0s0), ainsi que ceux des clivages les plus culturellement chargés, signés par les quadritendances (e.g.
h±s±).
76
Guillaume d’Occam, 1285-1347 : Quæstiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio
theologico, 1319, Livre II.
46
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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ensemble, fait connaître des propriétés qu’on ne connaîtrait pas sans elle. La position e-,
par exemple, se comprend beaucoup plus profondément dans la théorie systémique de
Schotte que dans celle non systémique de Szondi. Chez ce dernier, cette tendance
marque une accumulation d’affects pour laquelle Jean Mélon donne les verbes bouillir
(e-hy0), exploser (e-hy+), ravaler (e-hy-) ou éteindre (e-hy±). Chez Schotte, elle
s’enrichit de dynamismes internes telle la globalisation (« Je me fais péter le caisson,
mais après avoir tué ma femme et mes gosses »), le retournement en son contraire que
je présuppose dans la formule en réalité explosive : « Faut pas me chercher ! », ou encore
la prévention taxinomique (-) d’éventuels développements émotionnels, comme chez ce
pilier de bar dont le tee-shirt arborait sur la poitrine un énorme signe routier d’inter-
diction sous-titré : « Interdiction de me faire chier ».
77
Par « sens », j’entendrai encore une fois, en toute rigueur « la résultante de la mise en rapport de notre
gnosie et de nos mots » (Jean Yves Urien : La trame d’une langue, le breton, éd. Yor Yezh, 1989).
47
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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Les positions p+
m+ d- d+ m- h+ s- s+ h- e- hy+ hy- e+ p- k+ k-
pulsionnelles
Est indiqué par la flèche orange ce que j’appelle « l’arc d’agentivité (ou de créativité) » spécifiquement
humain. Cet arc est celui qu’explore et régénère en thérapie narrative le « récit » (voir ma Maïeutique
narrative, éd. Société des É crivains 2020).
La culture dégage l’humain des autres niveaux de vie observables (en bleu, jaune et
rouge), tout en les y inviscérant. Les seize visées ou positions pulsionnelles qui déploient
la « forme entière de l’humaine condition » exploitent chacune à sa façon les propriétés
des divers niveaux. Leur repérage au Szondi-test (ou dans la simple rencontre) donne un
aperçu de la manière dont une personne, à tel moment de sa vie, organise en profondeur
ses intérêts. Il radiographie sa manière d’être au monde, par exemple de se laisser toucher
par un problème ou de lui résister. De quelque façon que résonnent ces intérêts, ils
présupposent que soit toujours promue en bourdon l’agentivité grâ ce à laquelle la vie
peut s’épanouir en nous comme créativité. Ce qui présuppose à son tour de se raconter.
Ces termes et cette polarité seront bien entendu définis, justifiés et documentés.
Mais, derechef, résolvent-t-il notre problème ? Pas encore tout à fait, puisque du coup
occuper un rang n à l’horizontale ne signifie plus la même chose qu’occuper un rang n à
la verticale. Si l’on veut, et pour prendre comme exemple les vecteurs de deuxième rang,
mon schéma met en évidence que gestaltiser n’est pas la même chose que faire. D’abord,
la gestaltisation joue sur quatre plans : on verra avec Gagnepain qu’elle met en forme les
cinèses (vecteur S), mais aussi la proprioception (vecteur C), les tropismes affectifs
(vecteur P) et les sensations (vecteur SCH), avec pour résultats respectivement du trajet
(geste), mais encore du sujet (soma), du projet (appétence é-motionnelle) et de l’objet
(percept). Ensuite, chaque plan d’expérience se trouve stratifié en quatre niveaux
d’abstraction. Le faire, pour revenir à lui, comporte un niveau hylétique « contactuel »
qui met en jeu des cinèses. C’est le lieu pulsionnel de la motricité. Il comporte aussi un
niveau gestaltique dit « sexuel » qui met en jeu des trajets, ainsi qu’un niveau gestaltiste
dit « paroxysmal » qui prolonge et renverse le précédent sous forme d’instrumentation,
selon une dynamique non pas morale mais, comme on l’a vu, adaptative. Enfin, il
présente un niveau structurel « moiïque », celui de la technique proprement dite, où
homo faber fait « sauter » (Schotte) ou dépositive l’instrumentation naturelle.
En s’étayant sur la clinique, cette déconstruction des vecteurs coupe donc chaque
poire en deux. Un intérêt majeur en est de mieux distinguer les causes présomptives des
problèmes que peut rencontrer un individu 78. Un coû t majeur en est par contre, encore
78
La clinique force à dissocier les plans, du moins chez l’homme. Il existe en effet des troubles dont le lieu,
quelque répercussion qu’ils aient sur l’ensemble des actes d’un individu, se situe spécifiquement dans le
registre paroxysmal. Or la clinique montre que dans ce même registre un sujet peut s’avérer
sélectivement atteint à un niveau et pas aux autres : une incapacité à ressentir la douleur ou une
irritabilité excessive, mettons, concerneront la couche hylétique des tropismes. Le syndrome de perte
d’auto-activa-tion psychique attestera une impuissance à gestaltiser ces tropismes, tandis que des
troubles tels l’arrivisme ou l’acédie illustreront une difficulté à subordonner les appétences. Au niveau
moiïque seront enfin en jeu les névroses et les psychopathies où la norme proprement humaine,
structurale, fait question. Même musique pour le plan du faire : la clinique force à y distinguer des
troubles moteurs (étage I, e.g. paralysie ou hyperkinésie), des troubles praxiques (strate II, e.g. chorée,
dyspraxie orofaciale), des troubles instrumentaux (couche III, palicinésie, dyspraxie constructive), enfin
48
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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une fois, de briser ce qui chez Schotte permettait aux plans de faire système avec les
niveaux, nommément la diachronie des moments pulsionnels.
La neuvième leçon nous tiendra ainsi en haleine jusqu’à proposer que les deux
ordonnancements si soigneusement distingués sont les expressions d’un unique
principe autour duquel s’ordonnent toutes les tendances du schéma szondien. Ce
principe, signalé par la flèche orange oblique sur mon schéma, n’est autre que la
créativité du vivre, mieux : la vie comme créativité. Contre la conception qui voudrait
que la vie soit essentiellement équilibration (Piaget) ou autoconservation (Ron
Hubbard), je défendrai avec Friedrich Nietzsche, Max Scheler ou Kurt Goldstein qu’elle
est déploiement de formes, « ré-génération » (avec deux accents aigus). Dans ce tableau,
l’ordonnancement horizontal et celui vertical des vecteurs viennent alors faire sens
comme deux modalités de vicariance. « La vicariance donne un nom à des mécanismes
du cerveau créateur de mondes »79. Elle désigne la capacité de substituer une fonction ou
un contenu par d’autres. La vicariance « d’usage » nomme la capacité d’attribuer à un
même objet des fonctions diverses, par exemple utiliser une cuillère pour boire ou jouer
de la musique. La vicariance « fonctionnelle », elle, consiste à mettre en œuvre une
même fonction de plusieurs manières, par exemple à signaler sa présence en faisant la
rate, en rafistolant une vieille radio ou en allumant un feu.
Sur tous ces montages, ce qui se joue est au fond le déploiement créatif de ce
qu’on peut appeler encore le « pouvoir-faire » du vivant, son agentivité. Chez l’homme,
l’agentivité, qui désigne le versant subjectif de la créativité, est impulsée par quatre exi-
gences essentielles : transmettre (faire passer dans le monde), préserver, améliorer et
repenser. Ces exigences sont celles que remplissent par excellence et respectivement les
positions m+, s-, hy- et p+. Schotte qualifie ces positions de « prototypiques » parce que
chacune constitue le point d’orgue de l’enjeu propre à un vecteur : la position m+ est la
plus contactuelle du contact, la position s- la plus sexuelle de la sexualité, et ainsi de
suite. Mélon et Lekeuche, dans son sillage, expliquent que ces positions sont les plus
« séductrices » de chaque vecteur. Mais ni l’un ni les autres ne rendent compte de cette
idée de manière satisfaisante, à mon goû t. Dans mon anthropologie unifiée, en revanche,
ces barycentres pulsionnels revêtent un éclat nouveau : ils y font tenir ensemble toute la
palette des aspirations humaines en ce sens que chacun constitue une matrice d’agenti-
vité où champs et niveaux optimisent une même et unique fonction créatique : en m+,
l’individuation (propagation, champ C) et la participation (contextualisation, niveau C)
concourent à une puissance maximale de transmission de ce que la vie propose. En s-, la
capacité de faire (plan S) et la fixation gestaltique (niveau S) concourent au maximum à
préserver ce que la vie esquisse. En hy-, la bosse du bon vouloir (plan P) potentialise,
avec la capacité d’assujettissement adaptatif des figures (niveau P), la fonction
remobilisatrice de la créativité qu’on appellera la fonction « méliorative ». En p+, enfin,
la capacité à dessiller in-formativement notre agir (plan SCH) jumèle notre aptitude
verbale à penser (niveau SCH) pour produire des idées-guides qui galvanisent
l’inspiration « visionnaire » du pouvoir-faire humain.
Pourquoi les positions « κατ'εξοχή ν (kat exoken, par excellence) » séduisent, voilà
qui s’éclaire alors d’un jour nouveau : elles séduisent parce que chacune rallie sous sa
des atechnies où c’est la faculté d’outil proprement humaine, structurale, qui pose problème.
79
Cf. Alain Berthoz : La vicariance, éd. Odile Jacob 2013, page 15.
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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fonction maîtresse les trois autres fonctions du vecteur auquel elle appartient. Mon
hypothèse énonce par exemple que dans la sexualité les fonctions h+, s+ et h- représen-
tent des possibilités vicariantes que la fonction s- ramène à soi (se-ducet) ; toutes
servent la même exigence prototypique : préserver le vivant contre les dégâ ts qu’on peut
lui faire. Les positions m+, s-, hy- et p+ formeront ainsi dans notre neuvième leçon les
clefs-de-voû te du Triebsystem. Elles dessineront l’épine dorsale de l’agentivité humaine
comprise comme exigence et capacité de se régénérer. Certains l’auront sans doute
subodoré, elles deviendront les incubateurs ou les scènes tournantes des quatre
« fantasmes originaires » que Mélon avait associé à chaque vecteur, mais cela dans une
vision élargie qui les recadrera comme autant de visées ou d’heuristiques
fondamentales.80 Les vrais moyeux des dynamismes vectoriels sont à mon avis ces
pouvoirs cardinaux, non pas – sauf pour p+ – les positions quatrièmes. Et c’est leur
bienfaisant patronage qui signe la véritable obtention de soi (Selbsterhaltung), plutô t
que le couronnement d’un quelconque « Moi ».
80
Avec les programmeurs neuro-linguistes Hall, Bostad et Hanblett, nous retrouveront la « “personality”
in practical terms as a series of frequently used strategies (« La “personnalité” en termes pratiques
comme une série de stratégies fréquemment utilisées) » (The structure of personality, éd. Crown House
2003, p. 51.
81
« Es ist schwer ein Mensch zu sein » (Schriften aus dem Nachlaß, éd. Bouvier 1997 : Philosophische
Anthropologie, Umschwung im Menschen. « Geist » des Menschen, 1922).
82
La personnalité, 1916 : Conférence de Madrid.
83
Gagnepain, Du vouloir dire, tome III, éd. De Boeck 1995, p. 9.
84
« Die Geburt des Ichs ist gleichsam die Geburt der menschlichen Seele. Und noch mehr : sie ist die Geburt
des Mensch-Seins überhaupt – im Gegensatz zu Tier-Sein » (Freiheit und Zwang im Schicksal des Einzelnen,
éd. Huber 1977, ch. IV, p. 82).
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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Introduction
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quand il soupire : « L’“Humanité” est une destinée pulsionnelle très rare que l’on
rencontre chez certains humains très supérieurs. (…) L’esprit de ces sujets répand
l’“humanité” » (Diagnostic expérimental des pulsions, éd. PUF 1973, p. 130). Ou :
« Devenir homme, c’est réaliser l’“idée” d’homme en réalisant l’élargissement de
l’amour » (Introduction à l’analyse du destin, tome 2, éd. Nauwelarts 1983, p. 218).
J’espère qu’à la fin de ce cours tout cela se sera décanté. Le « triebhaftes Ich »
viendra recouvrir le plan de la connaissance à ses divers niveaux d’abstraction
(sensoriel, perceptuel, imaginaire-représentationnel et verbal-conceptuel) 85. Seul le
dernier niveau caractérisera l’humain. Mais il le caractérisera quatre fois, à savoir
comme faculté noétique de personne (plan C), de technique (plan S), de norme (plan P)
et de signe (plan SCH). C’est en tant que Noûs qu’on pourra homologuer ce Moi pontifex
que Szondi estime n’être ni un faisceau fonctionnel ni une fonction unique particulière.
85
Pratiquement, la compréhension des climats pulsionnels comme niveaux d’abstraction rejoint le souci
porté à ébullition dès les années 1930 par l’ainsi dite « sémantique générale » (1933) qu’élabora
Alfred Korzybski. Cet ingénieur chimiste polonais constate qu’une énorme partie de notre pensée
occidentale s’est construite sur une illusion d’identité rendue possible justement par la non-distinction
des niveaux d’abstraction. La notion de « qualité », par exemple, fut longtemps projetée comme une
propriété des choses, cela sous l’éclairage trompeur d’une logique aristotélicienne voulant qu’on puisse
décrire le monde avec des propositions du type sujet-prédicat (« tel objet possède telle qualité »).
Pareillement, trop de scientifiques raisonnent encore en termes « élémentalistes », i.e. à partir d’unités
qu’ils se donnent abstraitement mais qu’ils attribuent faussement à l’univers concret (on verra d’ailleurs
à cet égard comment éviter de voir dans les pulsions des éléments réels). Dans maintes situations de la
vie, on assigne ainsi indû ment « une seule valeur à des ordres d’abstraction divers et essentiellement
multivalents » (The role of Language in the Perceptual Processes, 1949-1950, in La carte n’est pas le
territoire, éd. de l’É clat 2010, p. 43). Parfois, cela ne prête guère à conséquence. Mais souvent cela
entraîne des émotions malsaines suivies de conduites catastrophiques. C’est le cas quand on légitime un
génocide sur un concept tel celui de « races humaines », qui plus est en identifiant nos évaluations de
l’inférieur et du supérieur avec les organismes racialement classés eux-mêmes.
La sémantique générale a proposé plusieurs « procédés extensionnels » pour mettre à profit
conceptuellement l’idée que « tout énoncé est verbal, [qu’]il n’est jamais le “ça” silencieux » (p. 27), bref :
que « la carte n’est pas le territoire » (p. 64). Ces procédés, des rejetons de la visée scientifique k-, visent
à calquer le langage sur la structure résistante des états-de-choses, mettons en affectant les termes
géné-raux utilisés (« les jeunes ») d’indices qui les situent spatio-temporellement (« les jeunes1 » pour
parler des jeunes du siècle passé », « les jeunesb » pour parler des jeunes des banlieues urbaines, etc.).
Dès 1975, la programmation neuro-linguistique (PNL) a retrouvé et développé ces procédures de
respect salutaire des niveaux d’abstraction grâ ce à la philosophie. Elle les a synthétisées en un ensemble
nommé « méta-modèle », véritable guide maïeutique destiné à corriger, par des questions déterminées,
les chausse-trapes langagières qui contribuent au maintien d’un problème.
Le point auquel je souhaite en venir, sur cet exemple des ordres d’abstraction, est qu’en tâ chant
inlassablement de mieux comprendre comment l’homme existe, on augmente les chances de moins lui
nuire.
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Quant enfin à l’humanité comme « destinée pulsionnelle rare », elle reste un idéal.
À ce titre, son exemplarité ne relève pas de l’anthropologie, c’est-à -dire de la
connaissance, mais de l’anthropodicée, c’est-à -dire du choix d’un certain modèle
d’existence. J’aime toutefois penser que donner la mesure de l’humain scientifiquement
pourra, comme je le disais en entamant cette introduction, éclairer la manière de la
donner moralement.
§ 2.10.
Brochant sur toutes ces propositions théoriques, une dixième étapes passera au
tamis les dynamismes et capacités motivationnels (champ P) que nous avons dit
élaborer spécifiquement – sur fond de « choix » pulsionnel omniprésent – de la
prépondérance, de la priorité, du choix au sens strict.
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