B. L'amitié
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B. L'amitié
Façons d’aimer
B. L’amitié
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PHILINTE PHILINTE
Mais encor dites-moi quelle bizarrerie3… Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte6 ?
ALCESTE ALCESTE
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher. Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
Une telle action ne saurait s’excuser,
PHILINTE Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher. Je vous vois accabler un homme de caresses7,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
ALCESTE De protestations8, d’offres, et de serments,
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. Vous chargez9 la fureur de vos embrassements10 :
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
PHILINTE À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
Dans vos brusques chagrins4 je ne puis vous comprendre, Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
ALCESTE Scène 2
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce ! Oronte, Alceste, Philinte.
ORONTE
PHILINTE J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ? Éliante est sortie, et Célimène aussi.
Mais, comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
ALCESTE J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable19,
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
Dans un ardent désir d’être de vos amis.
PHILINTE Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie, Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
Il faut bien le payer de la même monnoie, Je crois qu’un ami chaud20, et de ma qualité21,
Répondre, comme on peut, à ses empressements, N’est pas assurément pour être rejeté.
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments. (En cet endroit, Alceste paraît tout rêveur, et semble n’entendre pas
qu’Oronte lui parle)
ALCESTE C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode12
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ; ALCESTE
Et je ne hais rien tant que les contorsions À moi, Monsieur ?
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles, ORONTE
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles, À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat13. ALCESTE
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse, Non pas ; mais la surprise est fort grande pour moi,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi22.
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu’au premier faquin14 il court en faire autant ? ORONTE
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située15 L’estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre,
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ; Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers : ALCESTE
Sur quelque préférence une estime se fonde, Monsieur…
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez dans16 ces vices du temps, ORONTE
Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens17 ; L’État n’a rien qui ne soit au-dessous
Je refuse d’un cœur la vaste complaisance Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net, ALCESTE
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait. Monsieur…
80 – Ce qui nous rend si changeants dans nos amitiés, c’est qu’il est difficile de connaître les qualités de l’âme, et
facile de connaître celles de l’esprit.
81 – Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir
quand nous préférons nos amis à nous-mêmes ; c’est néanmoins par cette préférence seule que l’amitié peut être
vraie et parfaite.
82 – La réconciliation avec nos ennemis n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la
guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.
83 – Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un
échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à
gagner.
84 – Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé.
85 – Nous nous persuadons souvent d’aimer les gens plus puissants que nous ; et néanmoins c’est l’intérêt seul
qui produit notre amitié. Nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour
celui que nous en voulons recevoir.
87 – Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient les dupes les uns des autres.
88 – L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la
satisfaction que nous avons d’eux ; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous.
23 Prenez ma main en signe d’accord. 25 Héros mythologique, qui tua la Chimère puis, haï des dieux,
24 Tempéraments. erra en évitant la compagnie des hommes.
Non loin de là certain vieillard Casse la tête à l’Homme en écrasant la mouche,
S’ennuyait aussi de sa part. Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Il aimait les jardins, était prêtre de Flore, Raide mort étendu sur la place il le couche.
Il l’était de Pomone26 encore. Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi Mieux vaudrait un sage ennemi.
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n’est dans mon livre ; LES DEUX AMIS
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa28 :
Va chercher compagnie, et se met en campagne. L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre.
L’Ours, porté d’un même dessein, Les amis de ce pays-là
Venait de quitter sa montagne. Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Tous deux, par un cas surprenant, Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Se rencontrent en un tournant. Et mettait à profit l’absence du soleil,
L’homme eut peur : mais comment esquiver ? et que faire ? Un de nos deux Amis sort du lit en alarme29 ;
Se tirer en Gascon27 d’une semblable affaire Il court chez son intime, éveille les valets :
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur. Morphée30 avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne ; il prend sa bourse, il s’arme,
L’Ours, très mauvais complimenteur, Vient trouver l’autre, et dit : « Il vous arrive peu
Lui dit : « Viens-t’en me voir. » L’autre reprit : « Seigneur, De courir quand on dort ; vous me paraissez homme
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire À mieux user du temps destiné pour le somme31 :
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas, N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
J’ai des fruits, j’ai du lait : ce n’est peut-être pas En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ; J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
Mais j’offre ce que j’ai. » L’Ours l’accepte ; et d’aller. De coucher toujours seul ? une esclave assez belle
Les voilà bons amis avant que d’arriver ; Était à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ?
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ; – Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Et bien qu’on soit à ce qu’il semble, Je vous rends grâce de ce zèle.
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots, Vous m’êtes, en dormant32, un peu triste apparu ;
Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots, J’ai craint qu’il ne fût vrai ; je suis vite accouru.
L’Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage. Ce maudit songe en est la cause. »
L’Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble, lecteur ?
D’être bon émoucheur, écartait du visage Cette difficulté vaut bien qu’on la propose33.
De son ami dormant ce parasite ailé, Qu’un ami véritable est une douce chose !
Que nous avons mouche appelé. Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Un jour que le Vieillard dormait d’un profond somme, Il vous épargne la pudeur34
Sur le bout de son nez une allant se placer De les lui découvrir vous-même :
Mit l’Ours au désespoir ; il eut beau la chasser : Un songe, un rien, tout lui fait peur
« Je t’attraperai bien, dit-il, et voici comme. » Quand il s’agit de ce qu’il aime.
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur,
Les avantages de l’amitié se présentent assez d’eux-mêmes : toute la nature n’a qu’une voix pour dire qu’ils
sont de tous les biens les plus désirables ; sans elle, la vie est sans charmes. L’homme est plein de besoins : renvoyé
à lui-même, il sent un vide que l’amitié seule est capable de remplir : toujours inquiet et toujours agité, il ne se
calme et ne se repose que dans l’amitié. Un Ancien35 dit que l’amour est fils de la Pauvreté et du dieu des Richesses :
de la Pauvreté, parce qu’il demande toujours ; du dieu des Richesses, parce qu’il est libéral36. L’amitié ne pourrait-
elle pas aussi avoir la même origine ? Quand elle est vive, elle demande des sentiments : les âmes tendres et
26 Flore est la déesse des fleurs, Pomone celle des fruits. 33 Qu’on la donne comme sujet de débat.
27 Fanfaron. 34 Honnête honte, modestie.
28 Ancien royaume d’Afrique australe, bien réel mais 35 C’est Diotime qui, dans Le Banquet de Platon, affirme qu’Eros
suffisamment peu connu et éloigné de l’univers parisien pour est fils de Poros (la ressource, l’expédient) et de Penia (la
paraître fabuleux. pauvreté).
29 Alarmé. 36 Notons qu’il s’agit là d’une forme de contresens sur le texte
30 Fils du Sommeil dans la mythologie grecque, il endormait de Platon : Madame de Lambert semble le réécrire à l’aune des
ceux qu’il touchait avec des pavots. valeurs du XVIIIe siècle ou de ce qu’elle veut démontrer sur
31 En adepte d’Épicure, La Fontaine lie l’amitié à la sagesse l’amitié !
32 Pendant que je dormais.
délicates sentent les besoins du cœur plus qu’on ne sent les autres nécessités de la vie. Mais, comme elle est
généreuse, elle mérite aussi qu’on la reconnaisse pour fille du dieu des Richesses ; car il n’est pas permis de se parer
du beau nom d’amitié dès que l’on manque à ses amis dans le besoin. Enfin, les caractères sensibles cherchent à
s’unir par les sentiments : le cœur étant fait pour aimer, il est sans vie dès que vous lui refusez le plaisir d’aimer et
d’être aimé. Comblez les hommes de biens, de richesses et d’honneurs ; et privez-les des douceurs de l’amitié, tous
les agréments de la vie s’évanouissent. Les personnes raisonnables se refusent à l’amour : les femmes par
l’attachement à leur devoir, et les hommes par la crainte d’un mauvais choix. Vous êtes attiré dans l’amitié, vous
êtes entraîné dans l’amour. L’amitié s’enrichit des pertes de l’amour : elle en devient plus tendre, plus vive et plus
empressée. Toutes les délicatesses de l’amour se trouvent dans les engagements dont je parle. L’amitié naissante
est sujette à l’illusion : la nouveauté plaît et promet, et tout ce qui réveille l’espérance est d’un grand prix. L’illusion
est un sentiment qui nous transporte au-delà de la vérité, et qui obscurcit nos lumières. Vous voyez dans les
personnes qui commencent à vous plaire, tout ce qu’il y a de bon ; et l’imagination, qui toujours agit au gré du
cœur, prête à la personne aimée le mérite qui lui manque. On aime ses amis bien plus par les qualités qu’on devine,
que par celles qu’on connaît. Il y a aussi des amitiés d’étoile et de sympathie, des liens inconnus qui nous unissent
et qui nous serrent ; nous n’avons besoin ni de protestations ni de serment : la confiance va au-devant des paroles
[…]. Nous jouissons dans l’amitié de tout ce que l’amour a de plus doux ; du plaisir de la confiance, du charme
d’exposer son âme à son ami, de lire dans son cœur, de le voir à découvert, de montrer ses propres faiblesses ; car
il faut penser tout haut devant son ami. Il n’y a que ceux qui ont joui du doux plaisir de l’amitié qui sachent quel
charme il y a à passer les journées ensemble. Que les heures sont légères, qu’elles sont coulantes avec ce qu’on
aime !
Quelle ressource que l’asile de l’amitié ! Par elle vous échappez aux hommes qui sont presque tous
trompeurs, faux et inconstants. Mais un des grands avantages de l’amitié, c’est le secours des bons conseils.
Quelque raisonnable qu’on soit, on a besoin d’être conduit : il faut se défier de sa propre raison, que la passion
fait souvent parler comme il lui plaît. C’est un grand secours que de savoir que l’on a un guide pour se conduire
et se redresser.
Les Anciens ont connu tous les biens qu’apporte l’amitié ; mais ils en ont fait des portraits si chargés, qu’on
les a regardés comme de belles idées, et qui n’étaient point dans la nature. Comme les hommes aiment à se
soustraire aux grands modèles, et à rejeter les grands exemples, parce qu’ils exigent beaucoup de nous, ils
s’accordent à les traiter de chimères : c’est mal connaître nos intérêts. En nous dérobant aux obligations de l’amitié,
nous perdons tous ces avantages. C’est une société, c’est un commerce, enfin ce sont des engagements réciproques,
où l’on ne compte rien, où le plus honnête homme met davantage, et se trouve heureux d’être en avance37. On
partage sa fortune avec son ami, richesses, crédit, soins, services, tout est à lui, excepté notre honneur. Il m’a paru,
à la honte de notre siècle, que d’offrir son bien à son ami, c’est le dernier effort de l’amitié. Il y a bien des
témoignages au-dessus de celui-là : mais le plus grand avantage de l’amitié, c’est de trouver dans son ami un vrai
modèle ; car on désire l’estime de ce qu’on aime, et ce désir nous porte à imiter les vertus qui y conduisent […].
Enfin la parfaite amitié nous met dans la nécessité d’être vertueux. Comme elle ne se peut conserver
qu’entre personnes estimables, elle nous force à leur ressembler, pour les garder. Vous trouverez donc dans l’amitié
la sûreté du bon conseil, l’émulation du bon exemple, le partage dans vos douleurs, le secours dans vos besoins,
sans être demandé, attendu, ni acheté. Voyons à présent quels sont les véritables caractères de l’amitié, pour la
connaître.
Le premier mérite qu’il faut chercher dans votre ami, c’est la vertu, c’est ce qui nous assure qu’il est capable
d’amitié, et qu’il en est digne. N’espérez rien de vos liaisons lorsqu’elles n’ont pas ce fondement. Aujourd’hui ce
n’est pas le goût qui nous unit, ce sont les besoins38 ; ce n’est pas l’union des cœurs ni de l’esprit qu’on cherche
dans les engagements ; aussi les voyons-nous finir aussitôt que se former. Il n’y a jamais de rupture qui ne nous
accuse ; c’est toujours la faute de l’un des deux ; on ne peut éviter la honte de s’être mépris, et d’avoir à se dédire.
On s’unit sans s’examiner, et on rompt sans délibérer ; rien n’est si méprisable. Choisissez votre ami entre mille ;
rien n’est plus important qu’un tel choix, puisque le bonheur en dépend. Rien de plus triste que de tomber en de
mauvaises mains, d’avoir à essuyer la honte d’une rupture, ou les chagrins d’une liaison avec des personnes sans
mérite. Il faut songer de plus que nos amis nous caractérisent : on nous cherche dans eux ; c’est donner au public
notre portrait, et l’aveu de ce que nous sommes. On tremblerait si on faisait attention sur ce que l’on hasarde en
avouant un ami. Voulez-vous être estimé ? vivez avec des personnes estimables. Il faut donc bien connaître avant
de s’engager. La première marque qui nous assure le plus qu’on est digne d’amitié, c’est la vertu ; après quoi il faut
chercher des amis libres, affranchis des passions. Ceux que l’ambition possède sont incapables de sentir ce doux
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à
Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant à peine pour le faire vivre. Aigri par
de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son
entourage les colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré
les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin, le Capitaine le plaça dans
son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l’épaule
droite visiblement plus forte que l’autre.
En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un
cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes39 à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une
demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un40 avait 12 ans, l’autre 15 ; d’ailleurs, mille
différences de caractère et d’origine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de
toilette, par exemple. Il aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de théâtre, et,
regrettant les douceurs de la maison, il trouvait rude la vie de collège.
Elle semblait bonne au fils de l’huissier. Il travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans
la classe de Troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance
l’entourait. Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à
la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra dans
ses bras. À partir de ce jour, l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et
l’autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s’offrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard
l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des
forces jeunes et dans l’orgueil d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière41, Malebranche42,
les Écossais43, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu besoin d’en voler la clef, pour se procurer
des livres.
Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du
Christ, sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge, il entama les mémoires :
Froissart, Commines, Pierre de l’Estoile, Brantôme44.
Les images que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin de les
reproduire. Il ambitionnait d’être un jour le Walter Scott45 de la France. Deslauriers méditait un vaste système de
philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines.
Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de l’inscription morale peinte sous
l’horloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir, d’où l’on
domine un cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.
39 Les « marchands d’hommes » servaient d’intermédiaire entre un conscrit tiré au sort, qui devait accomplir un service militaire de 7 ans,
et un remplaçant qui acceptait de prendre sa place moyennant finance.
40 Il s’agit de Frédéric, qui est le plus jeune des deux.
41 Il s’agit de trois philosophes français de la première moitié du XIXe siècle.
42 Philosophe français de la fin du XVIIe siècle, disciple de Descartes.
43 Philosophes écossais du XVIIIe et du XIXe siècles, en particulier Dugald Stewart et Thomas Reid.
44 Chroniqueurs et mémorialistes de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance.
45 Auteur de romans historiques qui remportèrent un immense succès dans toute l’Europe romantique du XIXe siècle.
Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient
un grand voyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris,
ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; – et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours
de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des doutes
succédaient à leurs emportements d’espoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences
profonds.
Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la
grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil tandis que des senteurs d’angélique passaient
dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manche
de chemise, jouaient aux barres46 ou faisaient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait. On s’en revenait, en
suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs ; les rues
désertes sonnaient sous leurs pas ; la grille s’ouvrait, on remontait l’escalier ; et ils étaient tristes comme après de
grandes débauches.
M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes
classes, ce fut par les exhortations de son ami ; et, aux vacances de 1837, il l’emmena chez sa mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement, il refusa d’assister le dimanche aux
offices, il tenait des discours républicains ; enfin, elle crut savoir qu’il avait conduit son fils dans des lieux
déshonnêtes47. On surveilla leurs relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles, quand
Deslauriers, l’année suivante, partit du collège pour étudier le droit à Paris.
Frédéric comptait bien l’y rejoindre. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant
finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l’aise.
[…]
Le dessert était fini ; on passa dans le salon, tendu, comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et de
style Louis XVI.
Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi, plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre
les tentures ; Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu’il appela une bibliothèque de
petite fille. La plupart des littérateurs contemporains s’y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages,
car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs mœurs,
leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la
décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques
du XIXe siècle ; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n’entendait rien au théâtre, etc.
– Pourquoi donc, dit Sénécal, n’avez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers ?
Et M. de Cisy, qui s’occupait de littérature, s’étonna de ne pas voir sur la table de Frédéric « quelques-unes
de ces physiologies nouvelles48, physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, de l’employé de barrière ».
Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je deviens
bête ! » Et, prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n’avait besoin de rien.
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs49 :
– Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes.
– Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu gêné, maintenant », l’autre eut un mauvais sourire.
Après les liqueurs, on but de la bière ; après la bière, des grogs ; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures
du soir, tous s’en allèrent ; et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que
Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait
de même. Cela manquait de « cachet », absolument.
– Moi, je trouve, dit Pellerin, qu’il aurait bien pu me commander un tableau.
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.
46 Jeu enfantin.
47 Allusion à l’épisode chez la « Turque » évoqué à la fin du roman.
48 Ce genre pittoresque, notamment illustré par Balzac avec la Physiologie du mariage (1829) n’est déjà plus à la mode à cette époque,
• Simone Weil, Attente de Dieu, écrit en 1942, publié en 1950, « Formes de l’amour implicite de Dieu »
« L’amitié est une égalité faite d’harmonie », disaient les pythagoriciens. Il y a harmonie parce qu’il y a unité
surnaturelle entre deux contraires qui sont la nécessité et la liberté, ces deux contraires que Dieu a combinés en
créant le monde et les hommes. Il y a égalité parce qu’on désire la conservation de la faculté de libre consentement
en soi-même et chez l’autre. Quand quelqu’un désire se subordonner un être humain ou accepte de se subordonner
à lui, il n’y a pas trace d’amitié. Le Pylade50 de Racine n’est pas l’ami d’Oreste. Il n’y a pas d’amitié dans l’inégalité.
Une certaine réciprocité est essentielle à l’amitié. Si d’un des deux côtés toute bienveillance est entièrement
absente, l’autre doit supprimer l’affection en lui-même par respect pour le libre consentement auquel il ne doit pas
désirer porter atteinte. Si d’un des deux côtés il n’y a pas respect pour l’autonomie de l’autre, celui-ci doit couper
le lien par respect de soi-même. De même celui qui accepte de s’asservir ne peut pas obtenir d’amitié. Mais la
nécessité enfermée dans le lien d’affection peut n’exister que d’un côté, et en ce cas il n’y a amitié que d’un côté si
on prend le mot en un sens tout à fait précis et rigoureux.
Une amitié est souillée dès que la nécessité l’emporte, fût-ce pour un instant, sur le désir de conserver chez
l’un et chez l’autre la faculté de libre consentement. Dans toutes les choses humaines, la nécessité est le principe
de l’impureté. Toute amitié est impure s’il s’y trouve même à l’état de trace le désir de plaire ou le désir inverse.
Dans une amitié parfaite ces deux désirs sont complètement absents. Les deux amis acceptent complètement
d’être deux et non pas un, ils respectent la distance que met entre eux le fait d’être deux créatures distinctes. C’est
avec Dieu seul que l’homme a le droit de désirer être directement uni.
L’amitié est le miracle par lequel un être humain accepte de regarder à distance et sans s’approcher l’être
même qui lui est nécessaire comme une nourriture. C’est la force d’âme qu’Ève n’a pas eue ; et pourtant elle n’avait
pas besoin du fruit. Si elle avait eu faim au moment où elle regardait le fruit, et si malgré cela elle était restée
indéfiniment à le regarder sans faire un pas vers lui, elle aurait accompli un miracle analogue à celui de la parfaite
amitié.
Par cette vertu surnaturelle du respect de l’autonomie humaine, l’amitié est très semblable aux formes
pures de la compassion et de la gratitude suscitées par le malheur. Dans les deux cas les contraires qui sont les
termes de l’harmonie sont la nécessité et la liberté, ou encore la subordination et l’égalité. Ces deux couples de
contraires sont équivalents.
Du fait que le désir de plaire et le désir inverse sont absents de l’amitié pure, il y a en elle, en même temps
que l’affection, quelque chose comme une complète indifférence. Bien qu’elle soit un lien entre deux personnes,
elle a quelque chose d’impersonnel. Elle n’entame pas l’impartialité. Elle n’empêche aucunement d’imiter la
perfection du Père céleste qui distribue partout la lumière du soleil et la pluie. Au contraire, l’amitié et cette
imitation sont condition mutuelle l’une de l’autre, du moins le plus souvent. Car comme tout être humain ou peu
s’en faut est lié à d’autres par des liens d’affection enfermant quelque degré de nécessité, il ne peut s’approcher de
la perfection qu’en transformant cette affection en amitié. L’amitié a quelque chose d’universel. Elle consiste à
aimer un être humain comme on voudrait pouvoir aimer en particulier chacun de ceux qui composent l’espèce
humaine. Comme un géomètre regarde une figure particulière pour déduire les propriétés universelles du triangle,
de même celui qui sait aimer dirige sur un être humain particulier un amour universel. Le consentement à la
conservation de l’autonomie en soi-même et chez autrui est par essence quelque chose d’universel. Dès qu’on
désire cette conservation chez plus d’un seul être on la désire chez tous les êtres ; car on cesse de disposer l’ordre
du monde en cercle autour d’un centre qui serait ici-bas. On transporte le centre au-dessus des cieux.
De cet ami51, comment accepter de parler ? Ni pour l’éloge, ni dans l’intérêt de quelque vérité. Les traits
de son caractère, les formes de son existence, les épisodes de sa vie, même en accord avec la recherche dont il
s’est senti responsable jusqu’à l’irresponsabilité, n’appartiennent à personne. Il n’y a pas de témoin. Les plus
proches ne disent que ce qui leur fut proche, non le lointain qui s’affirma en cette proximité, et le lointain cesse
dès que cesse la présence. C’est vainement que nous prétendons maintenir, par nos paroles, par nos écrits, ce qui
s’absente ; vainement, que nous lui offrons l’attrait de nos souvenirs et une sorte de figure encore, le bonheur de
demeurer au jour, la vie prolongée d’une apparence véridique. Nous ne cherchons qu’à combler un vide, nous ne
Je sais qu’il y a les livres. Les livres demeurent provisoirement, même si leur lecture doit nous ouvrir à la
nécessité de cette disparition dans laquelle ils se retirent. Les livres eux-mêmes renvoient à une existence. Cette
existence, parce qu’elle n’est plus une présence, commence à se déployer dans l’histoire, et la pire des histoires,
l’histoire littéraire. Celle-ci, chercheuse, minutieuse, en quête de documents, s’empare d’une volonté défunte et
transforme en connaissances sa propre prise sur ce qui est tombé en héritage. C’est le moment des œuvres
complètes. On veut « tout » publier, on veut « tout » dire ; comme s’il n’y avait plus qu’une hâte : que tout soit dit ;
comme si le « tout est dit » devait enfin nous permettre d’arrêter une parole morte : d’arrêter le silence pitoyable
qui vient d’elle et retenir fermement dans un horizon bien circonscrit ce que l’équivoque attente posthume mêle
encore illusoirement à nos paroles de vivants. Aussi longtemps qu’existe celui qui nous est proche et, avec lui, la
pensée où il s’affirme, sa pensée s’ouvre à nous, mais préservée dans ce rapport même, et ce qui la préserve, ce
n’est pas seulement la mobilité de la vie (ce serait peu), c’est ce qu’introduit en elle d’imprévisible l’étrangeté de la
fin. Et ce mouvement imprévisible et toujours caché dans son imminence infinie – celui du mourir peut-être – ne
vient pas de ce que le terme ne saurait être donné à l’avance, mais de ce qu’il ne constitue jamais un événement
qui arrive, même quand il survient, jamais une réalité capable d’être saisie : insaisissable et maintenant jusqu’au
bout dans l’insaisissable celui qui lui est destiné. C’est cet imprévisible qui parle quand il parle, c’est cela qui de son
vivant dérobe et réserve sa pensée, l’écarte et la libère de toute mainmise, celle du dehors comme celle du dedans.
Je sais aussi que, dans ses livres, Georges Bataille semble parler de lui-même avec une liberté sans
contrainte qui devrait nous dégager de toute discrétion – mais qui ne nous donne pas le droit de nous mettre à sa
place, ni le pouvoir de prendre la parole en son absence. Et est-il sûr qu’il parle de soi ? Ce « Je » dont sa recherche
paraît encore manifester la présence au moment où elle s’exprime, vers qui nous dirige-t-il ? Certainement vers un
moi bien différent de l’ego que souhaiteraient évoquer, à la lumière d’un souvenir, ceux qui l’ont connu dans la
particularité heureuse et malheureuse de la vie. Tout porte à penser que cette présence sans personne qui est en
cause dans un tel mouvement, introduit un rapport énigmatique dans l’existence de celui qui a pu décider d’en
parler, mais non la revendiquer pour sienne, encore moins en faire un événement de sa biographie (plutôt une
lacune où celle-ci disparaît). Et lorsque nous nous posons la question : « Qui fut le sujet de cette expérience ? »,
cette question fait peut-être déjà réponse, si, à celui même qui l’a conduite, c’est sous cette forme interrogative
qu’elle s’est affirmée en lui, en substituant au « Je » fermé et unique l’ouverture d’un « Qui ? » sans réponse ; non
que cela signifie qu’il lui ait fallu seulement se demander : « Quel est ce moi que je suis ? », mais bien plus
radicalement se ressaisir sans relâche, non plus comme « Je », mais comme un « Qui ? », l’être inconnu et glissant
d’un « Qui ? » indéfini.
Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel ; je veux dire, nous devons
les accueillir dans le rapport avec l’inconnu où ils nous accueillent, nous aussi, dans notre éloignement. L’amitié,
ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la
reconnaissance de l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur
parler, non d’en faire un thème de conversations (ou d’articles), mais le mouvement de l’entente où, nous parlant,
ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de
laquelle ce qui sépare devient rapport. Ici, la discrétion n’est pas dans le simple refus de faire état de confidences
(comme cela serait grossier, même d’y songer), mais elle est l’intervalle, le pur intervalle qui, de moi à cet autrui
qu’est un ami, mesure tout ce qu’il y a entre nous, l’interruption d’être qui ne m’autorise jamais à disposer de lui,
ni de mon savoir de lui (fût-ce pour le louer) et qui, loin d’empêcher toute communication, nous rapporte l’un à
l’autre dans la différence et parfois le silence de la parole.
Il est vrai que cette discrétion devient, à un certain moment, la fissure de la mort. Je pourrais m’imaginer
qu’en un sens, rien n’est changé : dans ce « secret » entre nous capable de prendre place, sans l’interrompre, dans
la continuité du discours, il y avait déjà, du temps où nous étions en présence l’un de l’autre, cette présence
imminente, quoique tacite, de la discrétion finale, et c’est à partir d’elle que s’affirmait calmement la précaution
des paroles amicales. Paroles d’une rive à l’autre rive, parole répondant à quelqu’un qui parle de l’autre bord et où
voudrait s’accomplir, dès notre vie, la démesure du mouvement de mourir. Et pourtant quand vient l’événement
même, il apporte ce changement : non pas l’approfondissement de la séparation, mais son effacement ; non pas
l’élargissement de la césure, mais son nivellement, et la dissipation de ce vide entre nous où jadis se développait la
franchise d’une relation sans histoire. De sorte qu’à présent ce qui nous fut proche, non seulement a cessé de
s’approcher, mais a perdu jusqu’à la vérité de l’extrême lointain. Ainsi la mort a-t-elle cette fausse vertu de paraître
rendre à l’intimité ceux qu’ont divisés de graves différends. C’est qu’avec elle disparaît tout ce qui sépare. Ce qui
sépare : ce qui met authentiquement en rapport, l’abîme même des rapports où se tient, avec simplicité, l’entente
toujours maintenue de l’affirmation amicale.
Nous ne devons pas, par des artifices, faire semblant de poursuivre un dialogue. Ce qui s’est détourné de
nous, nous détourne aussi de cette part qui fut notre présence, et il nous faut apprendre que quand la parole se
tait, une parole qui, durant les années, s’offrit à une « exigence sans égards », ce n’est pas seulement cette parole
exigeante qui a cessé, c’est le silence qu’elle rendit possible et d’où elle revenait selon une insensible pente vers
l’inquiétude du temps. Sans doute, nous pourrons encore parcourir les mêmes chemins, nous pourrons laisser
venir des images, en appeler à une absence que nous nous figurerons, par une consolation mensongère, être la
nôtre. Nous pouvons, en un mot, nous souvenir. Mais la pensée sait qu’on ne se souvient pas : sans mémoire, sans
pensée, elle lutte déjà dans l’invisible où tout retombe à l’indifférence C’est là sa profonde douleur. Il faut qu’elle
accompagne l’amitié dans l’oubli.