Ferraz. de La Psychologie de Saint Augustin. 1862.

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m LA PSYCHOLOGIE

DE

SAINT AUGUSTIN
*. I

TOULOUSE. — IMPRIMERIE \. CHAUVIN ET FILS, RUE MIREPOlX, 3.


DE LA PSYCHOLOGIE
DK

SAINT AUGUSTIN
l'Ait

II. FERRAZ,
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON-

OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

DEUXIEME ÉDITION.

PARIS
ERNEST THORIN, ÉDITEUR,
7. RUE DE MÉDICIS, 7.

1869
JKÏli *"

3U&
PRÉFACE.

L'histoire a négligé trop longtemps les ouvrages des

grands écrivains religieux, pour se renfermer dans


l'élude des productions purement profanes. Il faut qu'elle

se dirige, — on Ta compris de nos jours, — d'après


des principes plus larges, et qu'elle soumette à son

examen impartial tous les travaux comme toutes les

institutions du passé : autrement il y aurait dans l'en-

semble de ses résultats une lacune considérable, et le

tableau qu'elle trace de la pensée humaine resterait

incomplet et inachevé. A quoi servirait, en effet, d'a-

nalyser les écrits d'un Dion Ghrysostome et d'un Thé-

miste, ceux d'un Macrobe et d'un Libanius, qui furent

ou de simples artisans de paroles ou de pâles représen-


tants d'une époque évanouie, si l'on dédaignait les ou-
vrages d'un Origène et d'un Augustin, en qui toute la

vie intellectuelle et morale de leur temps se résuma


d'une manière si éclatante?

Nous savons combien il est difficile de toucher à ces

livres presque sacrés, sans s'exposer à se faire accuser,


par les âmes religieuses, d'une témérité coupable, et

par les esprits indépendants, d'une timidité indigne de


la science. Mais nous croyons que le libre examen et le

respect ne sont pas à ce point inconciliables, qu'on ne


*
F.
2

puisse pratiquer l'un sans abjurer l'autre. On peut être,

suivant nous, dévoué aux idées nouvelles et partisan du


siècle présent, sans méconnaître la grandeur de la re-

ligion et les merveilles des siècles passés. Nous en avons


pour garant un écrivain illustre, le prince de la critique

contemporaine. Avec cette même plume qui avait si

admirablement reproduit les traits tout modernes de


Montesquieu et de Buffon, de Rousseau et de M me de
Staël, n'a-t-il pas fait revivre les mystiques figures
d'Athanase et de Grégoire, de Jérôme et d'Augustin,
sans que la différence des sujets ait altéré en rien
l'exactitude et la fidélité des tableaux? Nous serions

heureux qu'on retrouvât dans notre essai la haute im-


partialité qui règne dans ses chefs-d'œuvre.
DE

LA PSYCHOLOGIE
DE SAINT AKilSTIY

CHAPITRE PREMIER.

DE LA PSYCHOLOGIE DE SAINT AUGUSTIN EN GÉNÉRAL.

Nous avons choisi saint Augustin pour objet de ce


travail, parce qu'il est le plus philosophe d'entre les
Pères, et nous nous sommes attaché à sa psychologie
de préférence aux autres parties de sa philosophie,
parce qu'elle a été beaucoup moins étudiée, et qu'elle

n'est ni moins intéressante, ni moins remarquable.


L'auteur des Confessions possédait, en effet, toutes
les qualités qui font l'observateur ingénieux et profond,
et les circonstances dans lesquelles il se trouva placé

développèrent encore en lui ce qu'on appellerait de nos


jours le sens psychologique. Doué de l'intelligence la

plus heureuse et de la sensibilité la plus exquise, il

aiguisa, par la culture des lettres et la philosophie, la

pénétration naturelle de son esprit, en môme temps


que les plaisirs, auxquels il se livra avec ardeur, l'ini-

tièrent à ces mystères du cœur que l'expérience est


seule capable de révéler. Quand ses passions encore fré-


513%
4 DE LA PSYCHOLOGIE
missantes, mais déjà domptées, lui laissèrent quelque

relâche, il se mit à s'étudier curieusement lui-même,


dans le double but de connaître les blessures qu'elles lui
avaient faites et de s'en guérir. Jamais depuis Aristote,
bien qu'avec des dispositions fort différentes, on n'avait
porté sur notre constitution morale un regard aussi
scrutateur, ni éclairé d'un jour si vif ses vices et ses

misères.
Augustin n'a pas composé un traité spécial de psy-
chologie, à moins qu'on ne veuille donner ce nom à

son livre sur la Grandeur de l'âme; mais il a répandu


dans tous ses ouvrages une foule de vues fines et élevées

sur la nature humaine toutes les fois qu'il a senti le be-


soin d'y chercher la raison dernière de quelque grande
vérité morale ou religieuse.

C'est, en effet, un des caractères de la psychologie


de ce Père d'être souvent mêlée à sa théologie et à sa
morale, et d'y être profondément engagée. Quand il

veut savoir si ses anciennes passions conservent encore

beaucoup d'empire sur son âme, afin d'aviser au moyen


de secouer leur joug , il les passe en revue dans le plus
grand détail, et observe comme psychologue ce qu'il

combat comme moraliste; quand il rejette la théorie

de la réminiscence qu'il avait autrefois admise avec


Platon, ce sont des raisons théologiques, au moins
autant que philosophiques, qui le portent à le faire.

S'il reconnaît trois espèces de concupiscence, celle de


la chair, celle des yeux et l'orgueil , c'est qu'il trouve
cette division dans l'Évangile; si, après avoir examiné
les différentes solutions que l'on a données à la ques-
DE SAINT W Gl STIN. 5

lion iii
i
l'origine de l'Ame, il incline à penser <|ue cette

substance esl produite par voie de génération, c'est \

que cette opinion lui parait plus facile à concilier avec

le dogme du péché originel. Augustin ne s'occupe donc


pas toujours de la psychologie pour elle-même; il s'en

upe souvent en vue d'autre chose, mais il n'est pas

impossible, même alors, d'isoler l'élément psycholo-


gique- des autres éléments avec lesquels il se trouve
mêlé et d'en faire une étude spéciale. C'est ainsi que,
dans un réformateur contemporain fort différent de

saint Augustin sous tous les autres rapports, on trouve,


pour servir de fondement à des spéculations sociales
une théorie des passions dont l'auteur n'a jamais pré-
tendu faire une œuvre distincte, mais que l'histoire

de la philosophie peut cependant dégager et apprécier


comme théorie purement psychologique.
Sans doute la psychologie ainsi faite ne ressemble
pas de tout point à la psychologie telle qu'on la com-
prend généralement aujourd'hui. Quand elle a une
question à. résoudre, elle s'arrête, non pas à la solu-

tion qui lui paraît la plus vraie en elle-même, mais à

celle qui lui paraît la plus conforme ta un système reli-

gieux ou à un système social donné; elle prend pour


mobile de ses recherches, au lieu du calme et noble
désir de savoir, des sentiments vifs et passionnés que la

politique et la religion connaissent , mais que la science


ne connaît pas. S'il y a à cela des inconvénients graves,
il y a aussi quelques avantages qui ne sont pas à dédai-
gner. Souvent la passion est un obstacle, quelquefois
cependant elle est une force; souvent elle obscurcit
6 DE LA. PSYCHOLOGIE

l'intelligence, quelquefois cependant elle l'éclairé. Qui


oserait dire que le pur amour de la vérité aurait autant

fait pour l'étude des langues orientales que les ardeurs


de l'esprit théologique et les discussions soulevées par
l'exégèse? De même, qui oserait prétendre que la pure
raison aurait provoqué sur le libre arbitre et sur la grâce

des travaux aussi profonds que la passion religieuse?


Ainsi la psychologie et la philologie, qui semblent les

plus pacifiques de toutes les sciences , ont quelquefois


grandi comme les autres au milieu des orages.
Dieu et l'âme , voilà les deux objets auxquels aspire
constamment la pensée de saint Augustin et qu'elle

brûle de saisir : « Noverim me noverim , te\y> s'écrie- t-il

dans le feu de ses désirs. Quant à la nature, il croit,

avec la plupart de ses contemporains, qu'elle ne vaut


pas la peine d'être étudiée. De la science de Dieu et de
celle de l'homme l'une est plus relevée et plus sublime
,

2
l'autre est plus facile et plus aimable . Dieu est au-
dessus de nous , et il y a quelquefois de la témérité
à s'interroger sur son essence; nous, nous ne sommes
pas au-dessus de nous-mêmes, et on serait mal venu à
nous détourner de nous étudier par ces paroles bien
connues: «Que nous importe ce qui nous surpasse?
Quod supra nos, quid ad nos?» La connaissance de
Dieu suppose celle de l'homme, mais la connaissance
de l'homme n'implique pas celle de Dieu. Gela revient
à dire, dans le langage de notre temps, qu'en philoso-
phie la méthode psychologique est préférable à la mé-

'
SoliL, 1. II, c. 1.
2 Dp Orrf.. |. H, c. 18.
DE BAINT M IG1 STIN. 7

thode ontologique. cLa philosophie, dit Augustin,


se pose deux questions: l'une sur l'âme, l'autre sur

Dieu. La première nous donne la connaissance de nous-


mêmes, la seconde «vile de notre origine.... L'une con-
it à ceux qui apprennent encore, l'autre à ceux qui
ni déjà. Tel est l'ordre qu'il faut suivre dans l'étude
de la philosophie, si l'on veut devenir capable de com-
prendre Tordre des choses .» 1

Quel est le but de cette connaissance de l'âme qui


préoccupe si fort Augustin? Quel est, en d'autres termes,
us du fameux précepte: connais-toi toi-même?
Tous ceux qui l'ont formulé ne l'ont pas entendu
ni motivé de la même manière. Socrate n'y voyait guère,
si Ton s'en rapporte à Xénophon ,
qu'une recomman-
dation faite a l'homme de s'étudier individuellement et

une règle de sagesse pratique. Si chacun connaissait


clairement ses qualités et ses défauts, il cultiverait les

unes, déracinerait les autres, réglerait ses entreprises


sur ses facultés et ne tenterait rien dont il ne fût
capable : voilà à peu près ce que Socrate voulait dire
quand il conseillait à l'homme de s'étudier lui-même;
mais le côté général et scientifique de ce précepte
semble lui avoir un peu échappé 2 Au contraire, quand .

tel philosophe contemporain, M. Cousin ou M. Jouffroy,


par exemple, m'engage à m'étudier moi-même, que
me me demande de chercher à saisir
demande-t-il ? Il

en moi les traits communs à l'espèce tout entière, et


assigne pour but à mon activité la création d'une science

1
De OrtL, 1. II, c. 18.
1
Xénoph., Mém., 1. IV, c 7.
8 DE LA PSYCHOLOGIE

nouvelle qui soit à l'homme ce que la physique est à la


nature, de telle sorte que, l'homme une fois connu,
je puisse agir sur lui presque aussi sûrement que le

physicien agit sur les corps.


Entre ces deux conceptions de la connaissance de
l'homme dont l'une est le germe de la science, et dont
l'autre en est le plein épanouissement, se placent plu-
sieurs conceptions intermédiaires.
Dans la conception platonicienne, le côté moral et

individuel domine encore 1


. Platon veut que l'homme se
connaisse, afin qu'il puisse prendre soin de lui-même
et se perfectionner. Il doit étudier, non pas l'âme tout
entière, mais sa partie la plus haute, celle dans laquelle

réside la raison et la sagesse. C'est, on le voit, placer


la connaissance de ce qui doit être au-dessus de celle
de ce qui est, la connaissance de l'idéal au-dessus de
celle du réel; c'est subordonner, comme on dirait au-

jourd'hui, la psychologie à la morale. Cependant la psy-


chologie platonicienne est en progrès sur la psychologie
socratique : le côté théorique s'y laisse mieux voir. Nous
devons nous étudier, suivant Platon, pour nous diriger
dans la vie, mais aussi pour nous distinguer de notre
corps qui est à nous, sans être nous, et pour nous
convaincre que l'homme est, non le corps, mais ce qui
se sert du corps , c'est-à-dire l'âme. Au lieu de res-
treindre les investigations de chaque psychologue à

l'étude de lui-même, il lui donne pour objet le genre


humain tout entier, et veut qu'on applique les connais-

Voir le premier Alcibiade, pat si ut.


DE SAIN! Al »,i STIN. 9

sances ainsi acquises à la direction ,


non plus d'un
homme, mais d'une agglomération d'hommes. C'est
ainsi que, dans le Phèdre, il invite l'orateur à étudier

l'âme en général, puis 1rs différentes espèces d'âmes en


particulier, afin d'arriver, par la connaissance des/es-

sorts qui les font mouvoir, à les gouverner à sa fantaisie.

Augustin comprend la connaissance de soi-même à

peu près comme Platon , et les idées qu'il développe


sur ce sujet dans son livre de la Trinité ont une pa-
renté manifeste avec celles que le philosophe athénien
avait émises dans YAlcibiade. Une âme, sans être juste,
dit Augustin, peut, en se repliant sur elle-même, non-
seulement se connaître, mais connaître la justice. Elle
la voit, non pas comme une qualité qui lui est propre,
mais comme un principe qui doit régir ses actes, et
qui est moins en elle qu'au-dessus d'elle. En outre, à
mesure que l'âme s'étudie, elle apprend à régler sa vie

sur la connaissance de sa nature et à se coordonner


avec l'ensemble des choses, soumise au Dieu qui est
au-dessus d'elle et dominant les êtres qui sont au-des-
sous. Elle comprend qu'elle doit se tenir en garde
contre le penchant déréglé qui la porte vers ces der-
niers; autrement, à force d'aimer les corps, elle de-
viendrait incapable de s'en distinguer, et de concevoir
sa propre essence 1
. Ici, le point de vue psychologique
commence à s'ajouter au point de vue moral. Car, dans
la pensée d'Augustin , la connaissance de l'âme n'est
pas seulement un moyen de l'améliorer, mais encore
un moyen d'établir sa spiritualité d'une manière solide

1
De Tcin., 1. VIII, c. 6.
10 DE LA PSYCHOLOGIE

et inébranlable. C'est en remarquant la différence pro-


fonde qui sépare les phénomènes de conscience et les

phénomènes sensibles, qu'il arrive à distinguer le prin-

cipe des uns de celui des autres. C'est également sur


des données psychologiques, c'est-à-dire sur les vérités

immuables révélées par la raison et aperçues par la

conscience, qu'il s'appuie pour affirmer l'immortalité


du sujet dans lequel ces vérités résident, et qui leur

est analogue. De plus, les règles éternelles de justice,


de vérité, de beauté qui sont au dedans de nous lui

servent à asseoir sur leurs fondements naturels la mo-


rale, la logique, l'esthétique, et à s'élever jusqu'à cet

être premier en qui la justice, la vérité, la beauté ont


leur éternelle substance. Ainsi la psychologie de saint
Augustin, bien qu'il ne se rende pas compte de ce fait

aussi nettement qu'un moderne, est la base de sa phi-


losophie tout entière.
De tous les philosophes qui ont précédé Descartes,
Augustin est peut-être celui qui a eu l'idée la plus
claire de la connaissance de l'âme par l'âme, et qui a
distingué le plus nettement les phénomènes psycholo-
giques des phénomènes extérieurs. Il s'est exprimé là-

dessus avec la dernière rigueur et la dernière exactitude.


Un homme qui a la foi, fait-il remarquer, connaît sa

foi. Il ne la connaît pas par l'intermédiaire des organes,


comme les objets qu'il voit, ni par le moyen des images
corporelles, comme les objets dont il a entendu parler ;

il ne la connaît pas comme il connaît la foi d'un autre,


indirectement et par voie de supposition : connaître
ainsi , ce serait croire et non pas savoir. Il connaît sa
DE SAINT AUGUSTIN. 11

foi directement, immédiatement, certainement, coi e

ce qu'il y n au monde de plus positif h qui lui est le

plus intime '. L'objel <l<


i
sa foi est peut-être absent , s;i

foi est présente; l'objet de sa foi <


i
si peut-être extérieur,
sa foi esl intérieure; l'objet de sa foi est peut-être faux
2
el chimérique, sa foi est vraie et réelle .

On le voit, cette distinction de l'intérieur et de l'ex-

térieur, du subjectif et de l'objectif, dont la philosophie


moderne s'est tant occupée, Augustin la formule avec
une netteté parfaite; ce mot conscience, que Malebranche
a plus tard remis en honneur, Augustin l'emploie en lui

donnant une acception aussi claire, aussi précise qu'on


pourrait le faire de nos jours. Il reste même au-dessus
de l'illustre oratorien en ce qu'il conserve à la cons-
cience toute sa valeur et toute son autorité, et qu'il lui

rapporte d'autres idées que des idées vagues et confuses.


Augustin distingue en outre la manière dont l'homme
connaît son âme de celle dont il connaît les âmes des
autres, la connaissance par conscience de la connais-
sance par conjecture. C'est encore un point sur lequel
3
il a inspiré et devancé le philosophe de l'Oratoire .

Je ne connais, dit-il, l'âme en général que parce


que je connais mon âme en particulier 4
. Or la connais-
sance de mon âme ne m'est fournie ni par les sens ni

i
Eatn tenet certissimd scïenthî, clamalque conscienlia (De 7V.,
I. XIII, c. 1).
2
De Trin., 1. XIII, c. I, 2.
3
R-ch. de la Ver., I. UT, 2 e part., c. 7.
4
« Uitdè enim mens aliquam mentetn hovit, si se nonvovit?\\
(DeTr., 1. IX, c. 3).
4°2 DE LA PSYCHOLOGIE
par l'entendement opérant sur les données des sens :

elle est due à un sentiment intérieur qui me fait con-


naître sûrement et sans intermédiaire le principe par
lequel je connais tout le reste. La connaissance des
autres âmes n'est ni aussi directe ni aussi certaine,

et on ne peut l'attribuer qu'à une sorte de raisonnement


par analogie. Ayant remarqué que je me meus, et qu'il

y a en moi un principe qui est la cause de mes mouve-


ments, quand je vois d'autres êtres se mouvoir, je suis
naturellement enclin à rapporter leurs mouvements à
un principe du même genre; car je ne saurais plonger
mes regards dans d'autres âmes , ni pénétrer jusqu'à

elles pour les saisir. C'est sur les actes qui les mani-
festent que je me fonde pour affirmer leur existence;
et, si elles restaient inactives, elles seraient pour moi
comme si elles n'étaient pas '. C'est ainsi que j'arrive

à connaître, non-seulement les âmes de mes sem-


blables , mais encore celles des animaux ; c'est ainsi

que toutes les réalités du monde spirituel , depuis les


2
plus hautes jusqu'aux plus humbles, se révèlent à moi .

Ainsi Augustin n'est pas de ceux qui, comparant le

principe pensant à l'organe de la vue, prétendent qu'il


ne saurait se voir directement, bien qu'il voie tout le

reste , et proposent de substituer à l'observation décla-


rée impossible de l'âme par l'âme, l'observation de
3
l'âme dans ses diverses manifestations extérieures . Il

1
De Trin. :
\. VIII, c. 6; 1. IX, c. 3.
2
De Lib. arb., 1. III, c. 23.
3 uNeque enhn, ut oculus corporis videt alios oculos. et se no?i
videt; ita mens novit alias mentes et ignorât semetipsam.... semet-
ipsam per semetipsam. novit* {De Trin., 1. IX, c. 3).
DE SAINT AUGUSTIN. 18

,i entrevu <|u«
i

ce dernier procédé suppose le premier,


el que les signes paY lesquels les âmes se découvrent à

non- nous seraient complètement inintelligibles, si

nous n'avions commencé par connaître notre aine

propre, sans compter que l'un de ces procédés ne peut


nous mener sûrement au but, tandis que l'autre nous
\ conduit d'une manière certaine.
Augustin regarde donc l'observation interne comme
la meilleure méthode à suivre pour se connaître. Ce-
pendant il ne se dissimule pas les difficultés qu'elle

peut offrir. 11 sait bien que l'esprit humain est plus


porté à considérer les phénomènes sensibles que les

phénomènes spirituels, et que ce n'est jamais sans


effort qu'il se détourne du spectacle des corps pour se
replier et se retenir au dedans de lui-même. Il n'ignore
pas qu'il est bien peu d'hommes assez avancés dans la

pratique de la réflexion pour pouvoir saisir l'âme par


rame'. Les enfants, en particulier, dont l'esprit est

comme enseveli dans les sens, lui en paraissent tout à


fait incapables. Leur âme, éprise des objets extérieurs

(jui l'enchantent d'autant plus qu'ils sont encore nou-


veaux pour elle, se connaît sans doute vaguement, mais
2
elle ne se pense pas .

Aussi , tout en accordant à l'observation intérieure


la première place dans l'organisation de la science de
l'homme , Augustin ne néglige pas l'observation ex-

1
« Pavcis licet ipso animo animum cernerez (De Quant anim.,
c. 14).
1
*Non ignovare se 2>otest, scd cogilctre .se non potes t» (De Trin. s

I. XIV, c. 5.
14 DE LA PSYCHOLOGIE

térieure et les ressources qu'elle peut lui fournir. Ses


ouvrages sont remplis d'anecdotes qui montrent avec
quelle curiosité naïve il considérait les choses qui se

passaient autour de lui, et quel parti il savait tirer des

faits les plus vulgaires pour éclairer les mystères de


notre nature. Tantôt c'est sa mère qui se laisse aller

à l'intempérance durant sa jeunesse et qui vient rendre


témoignage par son exemple à la force de l'habitude;
tantôt c'est son ami Alype qui est amené malgré lui à

prendre plaisir à un spectacle cruel, et qui fait voir

par là combien sont fragiles nos plus fermes résolutions;


tantôt ce sont des enfants qui , en coupant en morceaux
un insecte dont les tronçons se mettent à courir çà et
là, donnent à Augustin l'occasion de traiter de l'unité
du principe de la vie. Mais le plus souvent ce sont les
petits détails de sa propre existence , sa répugnance
à étudier le grec, un larcin d'adolescent, qui pro-
voquent ses réflexions et le conduisent peu à peu à se

sonder jusqu'au fond de l'âme.


Augustin n'est pas de ces moralistes chez lesquels
l'homme disparaît dans l'écrivain, et qui se bornent à

étaler des maximes abstraites et générales, sans nous


initier aux circonstances particulières d'où leur expé-
rience personnelle a eu occasion de les dégager. Il

nous retrace ce qui lui est arrivé, à lui et aux personnes


avec lesquelles il s'est trouvé en rapport, et nous fait

passer par la même voie qu'il a suivie pour s'élever à

ses théories ingénieuses. Cette méthode a , suivant


nous, un grand charme et n'est pas sans avantages.
Au lieu de recevoir de notre auteur ses principes tout
DE SAINT M Gl ST1N. 15

faits, nous avons le plaisir de les chercher avec lui, et

nous sommes d'autanl mieux en état de les comprendre


el de les contrôler que nous connaissons les particula-
rités sur lesquelles il les appuie. En outre, notre atten-
tion est bien autrement «'veillée, quand on lui donne
pour objet un homme concret et vivant que quand on
I appelle sur l'homme en général, c'est-à-dire sur une
froide abstraction. Que sera-ce si cet homme vivant est

celui-là même qui nous parle, s'il nous raconte son exis-

tenee tout entière, s'il nous met dans la confidence de


ses sentiments les plus intimes, s'il nous expose à nu
vices, ses passions et les mille nœuds dont elles le

tiennent enlacé? Il nous attachera, il nous captivera au


suprême degré, parce que, comme le fait remarquer
excellemment M. Cousin, on n'est jamais plus intéres-
sant que quand on parle des choses auxquelles on s'in-

téresse, et que, fût-on un saint, on ne s'intéresse à rien

tant qu'à soi-même. C'est pourquoi certaines parties de


la psychologie augustinienne, celles surtout qui ont trait

aux passions , ont été de tout temps fort populaires et


ont beaucoup contribué à l'éducation du sens intérieur,
non-seulement chez les philosophes, mais encore chez
tous les hommes qui lisent.
Pour trouver un moraliste qui ait mis à ce point sa

personne dans ses œuvres, et qui se soit emparé aussi


puissamment des esprits, il faut descendre jusqu'à
Pascal. Augustin et Pascal ! Quelle ressemblance n'y
a-t-il pas entre ces deux hommes malgré des diffé-
rences inévitables ! Leur histoire à l'un et à l'autre est,
avant tout, une histoire intérieure, et c'est par là
16 DE LA PSYCHOLOGIE

qu'elle nous captive. C'est l'histoire de deux âmes, non


point de deux âmes calmes, paisibles, sans autre souci

que celui de la science, comme celle de Descartes qui


s'est aussi racontée elle-même, mais de deux âmes par-
tagées entre leurs bons et leurs mauvais sentiments,
en proie à tous les troubles et à toutes les agitations
de notre pauvre nature, et, après une lutte suprême,
plus déchirante et plus belle que toutes celles de nos
théâtres, se vouant au bien tout entières et sans réserve.
Cette scène mystique du jardin de Milan, si pleine de
sanglots et de larmes, de vives aspirations vers l'idéal
chrétien et de brusques retours en arrière, où Au-
gustin finit par être terrassé par la grâce et se relève
en homme nouveau, est-elle plus émouvante pour qui
sait deviner par l'imagination les grands drames du
cœur que ces simples paroles de Pascal conservées
jusqu'à son dernier jour dans un papier cousu sur ses
vêtements : «Joie, pleurs de joie, renonciation totale et
douce... ?» A douze siècles d'intervalle, c'est le même
accent, le même cri. Seulement l'âme d'Augustin est
plus expansive et plus communicative ; celle de Pascal,
plus réservée et plus contenue.
C'est la passion qui a fait d'Augustin un moraliste et

un psychologue. D'autres penseurs, en voyant la raison


humaine se précipiter par toutes les voies à la recherche

de la vérité, puis tomber dans des contradictions sans


issue, finissent par se demander en quoi consiste cette
raison si avide de la vérité et si impuissante à l'atteindre

et ce que c'est que l'homme qu'elle éclaire si mal. Cette


dernière question, qu'ils s'adressent dans les incertitudes
DE SAINT Al ta mlv 17

de leur esprit, Augustin se la pose dans les orages de


son cœur. Après avoir maintes lois remarqué qu'il se

détourne du bien qu'il aime, et qu'il recherche le mal


qu'il hait, il se demande ce que c'esl que cette volonté
» apricieuse , inconséquente que le bien attire et qui se
porte vers le mal, et il s'efforce de comprendre l'être

incompréhensible qui en est doué. Gomment sommes-


nous donc faits? Ce problème, qui enveloppe la psycho-
logie tout entière, Augustin y arrive par le chemin de
la morale, tandis que la plupart des philosophes y abou-
tissent par celui de la logique.

A-t-il montré, en essayant de le résoudre, toute


l'exactitude, toute la circonspection, toute la précision

désirables? c'est un point sur lequel il est permis de


discuter. Leibniz trouve dans ses écrits une foule d'an-
ticipations vérifiées par la philosophie moderne; mais
elles sont, à ses yeux, des intuitions d'un esprit plein
de feu et de mouvement, plutôt que des vues claires et
1
bien démêlées . Ce qu'il y a d'incontestable, c'est qu'il

a déployé, dans l'examen de ces questions difficiles,


une intelligence priinesautière, une divination heu-
reuse, une inspiration féconde dont la plupart des mo-
dernes n'approchent pas. Augustin avait au service de
son esprit cette incomparable richesse de cœur qui
n'est pas moins utile à l'organisation des sciences mo-
mies qu'à la vie morale elle-même, car on ne peut
réduire en théorie ce que l'on ignore. Il abonde en

1
a Ex calure magis et impetu quant ex luce nata,)) {Nouvelles
lettre* et opuscules inédits, de Leibniz, par M. Foucher de Careil,
!.. 388).

F. *
18 DE LA PSYCHOLOGIE
grandes pensées, parce qu'il abonde en grands senti-

ments, et qu'à une certaine hauteur l'amour et la con-


naissance se confondent.
Quant aux différentes questions que la psychologie
se pose, Augustin les groupe de la manière suivante :

il veut savoir quelle est l'origine de l'âme, quelles sont


ses qualités, quelle est sa grandeur, pourquoi elle a été

envoyée dans le corps, quel est son état quand elle y


est descendue, et enfin quelle est sa destinée une fois

qu'elle en est sortie 1


. Nous voudrions, pour rester

fidèle au plan de notre auteur, traiter successivement


et dans l'ordre oùénumère il les les six points qu'il

indique; mais, comme lui-même ne les traite pas tous,


ou les traite fort inégalement, nous serons obligé de
n'accepter sa classification qu'en lui faisant subir quel-
ques modifications assez graves. Nous nous occuperons
d'abord de la question de l'origine de l'âme, puis de
celle de sa nature; la vaste question des facultés de
l'âme, avec ses nombreuses subdivisions, viendra en-
suite; enfin nous terminerons, comme Augustin le fait

lui-même, par la question de l'immortalité de l'âme et


de sa destinée.
On nous rendra la justice de croire que nous n'igno-
rons pas ce que d'illustres contemporains ont pu dire
sur la nécessité d'étudier les phénomènes et les facultés

de l'âme avant d'étudier son essence; sur la convenance


qu'il y a de placer les recherches relatives à la nature

1
« Quœro igitur undesil anima, qualis sil^ quanta sit, cur cor-
purifuerU data, et cùm ad corpus venait qualis efliciatur, qualis
cûm abscetscrit)) [De Quant, an., c. 1).
DE SAINT ai GUSTIN. 19

d'une chose avant celles qui ont trait â son origine.


M, lis nous n'avons pas cru pouvoir, sans manquer à la
G délité historique, prêter à notre auteur une méthode
(jiii n'était pas la sienne, et un plan peu conforme à
celui qu'il avait lui-même tracé. Nous avons dû, autant
que les matériaux laissés à notre disposition nous l'ont

permis, reconstruire la psychologie d'Augustin, en re-


produisant avec une scrupuleuse exactitude, non-seu-
lement les détails secondaires, mais encore et surtout
les grandes lignes du monument.

CHAPITRE IL

DE L'ORIGINE DE L'AME.

La philosophie moderne s'est assez peu occupée, du


moins jusqua ces derniers temps 1
, de l'origine de
l'âme, et n'a élevé sur ce sujet aucun système qui mé-
rite de rester dans la mémoire des hommes; soit qu'ab-
sorbée par l'étude de l'àme telle qu'elle est et de sa des-
tinée future, elle n'ait pu avoir qu'un médiocre souci
• h' son état antérieur; soit que placée, avec ses habi-
tudes nouvelles de rigueur et d'exactitude en face d'un
problème pour la solution duquel les données lui fai-
saient défaut, elle ait désespéré de le résoudre et l'ait

regardé comme surpassant l'esprit humain.


Il n'en fut pas de même de la philosophie qui rem-

1
Voir l'ouvrage brillant et paradoxal de M.Jean Reynaud, intitulé
Terre et Ciel.
20 de l'origine
plit de ses développements aussi riches que variés les
premiers siècles de l'ère chrétienne. Plus jeune, plus
inexpérimentée, plus facile à satisfaire sur les condi-

tions de la croyance, elle se laissa emporter dans le

cercle de ces audacieuses spéculations, d'un côté par


le souffle puissant du platonisme qui venait de renaître
sous un ciel plus ardent avec la prétention hautement
avouée de dérober les secrets de Dieu même, de l'autre
par les sombres légendes de la religion des Mages ,
qui

avaient pour centre commun la mystérieuse question


du principe des choses. Je ne parle pas des récits bi-
bliques où se déroule la grande épopée de la création
des êtres, des anges de lumière luttant contre les es-
prits de ténèbres, de notre premier père méconnaissant
le commandement divin et puni de sa désobéissance
jusque sur sa dernière postérité. Qui ne comprend
quel ébranlement profond ces idées jetées tout à coup
au milieu de la civilisation gréco-romaine durent im-
primer aux esprits, sous quel jour nouveau elles durent
faire envisager les problèmes psychologiques et en par-
ticulier celui de l'origine de l'âme? On se demandait
avec une âpre curiosité comment, à quelle époque,
cette substance avait été créée et pourquoi elle avait été

emprisonnée dans une enveloppe mortelle.


Tantôt on recueillait les réponses assez divergentes
qui, parties des grandes écoles de la Grèce, se croi-
saient encore dans l'air, et on faisait naître, suivant
l'expression de Tertullien, une hérésie d'une philoso-
phie; tantôt on s'inspirait de quelque texte choisi dans
les livres saints, on l'interprétait avec une subtilité in-
DE L'àMB. 21

el on en dégageait une doctrine plus conforme


au dogme révélé. C'esl ainsi que les Manichéens cl les

Priscillianistes ressuscitaienl la croyance stoïcienne que


les âmes sonl formées de la propre substance de Dieu;
i ainsi qu'Origène soutenait, avec les disciples de

Pythagore el de Platon, qu'elles avaient vécu autrefois


dans le ciel d'une vie plus heureuse, mais qu'ayant

hé, elles avaient été précipitées, suivant la gravité

de leurs fautes, clans telle ou telle partie du monde


corporel; c'est ainsi que Tertullien , Apollinaire et la

plupart des occidentaux prétendaient qu'elles se trans-


mettaient de père en fds par voie de génération ;
pen-
dant que d'autres voulaient que Dieu créât chaque
jour, pour animer les corps nouvellement conçus, des
Ames nouvelles 1
. Cette dernière opinion était vivement

défendue par deux correspondants d'Augustin, saint


Jérôme et saint Optât, évêque d'Afrique. Nous allons

voir quelle position prit dans ce débat le grand doc-


teur.

I.

L'âme est-elle une partie de Dieu ? Est-elle consubs-

tanlielle à lui, comme le proclament également les

Manichéens et les Priscillianistes? Saint Augustin avait


dû le croire durant les neuf ans qu'il professa les er-
reurs de Manès; mais écoutons l'argumentation vigou-
reuse qu'il dirigea contre cette doctrine, une fois qu'il

1
Hieron. Marcel/. Àug. op. Epist. CLXV, c. 1.
22 de l'origine
se fut converti à une philosophie plus élevée et à une
religion plus pure.

Dieu, dit-il, est un être immuable, incorruptible, et

nulle faiblesse, nulle privation n'est compatible avec


son essence. Si donc l'âme était une parcelle de la di-

vinité, elle serait placée au-dessus de la sphère du


changement, de la corruption, de la limitation, et le
temps, qui transforme tous les êtres créés, n'aurait sur
elle aucune prise. Aussi incapable de gagner que de
perdre, de s'élever que de déchoir, elle posséderait en
elle-même toutes les perfections dans une plénitude
invariable et immobile 1
.

Or cet état n'est pas le sien. Il suffit, pour nous en


convaincre, de jeter les yeux sur la société qui nous
environne ou de descendre par la pensée au fond de
nous-mêmes. L'âme varie d'un homme à un autre. Elle

juge mieux dans l'homme d'esprit que dans l'homme


stupide, dans l'homme éclairé que dans l'homme sans
instruction. Que dis-je? Elle varie dans le même homme
et ne reste pas un seul instant la même. Tantôt elle

sait, tantôt elle ignore; tantôt elle se souvient, tantôt


elle oublie ; aujourd'hui elle veut, demain elle ne veut
pas; elle oscille entre la folie et la sagesse, entre la

crainte et le courage sans pouvoir se fixer nulle part.


Prenez ce qu'il y a de plus excellent, de plus admirable
dans notre nature, sa perfectibilité: vous y trouverez
encore des marques de la mutabilité qui nous caracté-
rise. Un homme fait des progrès :
y a-t-il rien de plus
beau? Que s'ensuit-il cependant? Qu'il pense mieux

1
De Mor. Matrich,, 1. II, c. 11.
DE L'AME. 23

après qu'avant? Or ce qui admet le plus et le moins


esl sans contredit changeant el muable '.

Faire l'âme consubstantielle à Dieu, c'est transporter


la mutabilité particulière aux créatures jusque dans le

sein du Créateur, c'est offrir aux adorations des hommes


un Dieu qui change et se corrompt, <jui endure les mi-
- de notre humanité et en subit les défaillances; un
Dieu auquel tous les vols, toutes les impuretés , tous les
adultères qui se commettent sur la terre doivent être

renvoyés comme à leur véritable auteur-.


c En vain ceux qui prétendent que l'âme est une
parcelle de la divinité disent-ils que ces souillures et

ces difformités morales que nous voyons dans les scé-

lérats, que cette infirmité et cette faiblesse que nous


apercevons dans tous les hommes ne proviennent pas
(Telle, mais du corps. Qu'importe la source de la ma-
ladie, puisque, si l'âme était immuable, il n'y aurait pas

pour elle de source de maladie possible? Car, dès qu'une


chose est réellement immuable et incorruptible, rien
de ce qui l'approche ne saurait la changer ni la cor-

rompre.... Une nature n'est pas immuable, quand de


quelque manière, pour quelque cause et dans quelque
partie d'elle-même que ce soit, elle est susceptible de

changement. Or il n'est pas permis de concevoir Dieu


autrement que comme doué d'une immutabilité réelle et
3
souveraine. Donc l'âme n'est pas une partie de Dieu .»

Il est difficile, on en conviendra, de pousser plus


1
De Cit. Dei, 1. VIII, c. 6. Serm. CCXLI, c. %
De Gen. ad litt.,
2
I. VII, c. 2. De Mor. Man., 1. II, c. 11. Serm.
CLXXX1I, c. 4.
3
Epist. CLXVI, c. 2.
24 de l'origine
vivement ses adversaires et de leur fermer plus complè-
tement toutes les issues. En principe, Augustin a évi-

demment raison contre l'opinion qu'il combat, et ses


arguments seraient encore valables aujourd'hui contre
les systèmes qui sont entachés de panthéisme et qui
admettent 1 émanation d'une manière ou d'une autre ;

mais, en fait, est-il suffisamment fondé à attribuer


une telle opinion aux disciples de Manès?
Un écrivain du siècle dernier 1
a soutenu que la

doctrine qu'attaque saint Augustin n'était pas la véri-

table doctrine des Manichéens, et que le champion du


catholicisme leur prête gratuitement des idées qui n'é-
taient pas les leurs , afin de les mettre en contradiction
avec eux-mêmes et de les battre plus facilement.
Quand on voit qu'au rapport de Fortunat et de Félix,
adversaires de saint Augustin , et au rapport de saint
Augustin lui-même , les Manichéens rangeaient parmi
leurs dogmes celui de l'incorruptibilité divine, et ne

voulaient pas que Dieu eût tiré de lui-même quelque


2
chose de corruptible , on a, en effet, quelque peine à
se persuader qu'ils regardassent lame comme une partie

de Dieu , et qu'ils ne sentissent pas qu'entre cette opi-


nion et la précédente il y avait une incompatibilité
radicale. Mais , d'un autre côté , on a bien plus de
peine à croire avec Beausobre que saint Augustin ,
qui
avait passé neuf ans dans la secte des Manichéens, ait

pu se tromper sur leurs doctrines au point de leur

1
Beausobre, Histoire critique de Manichée et du manichéisme.
2
De Actis cum Fel. Manich. — « Quod nihil ex sese corruptibile
proferatur. » Cont. Fort. Disp. 1
DE l'ame. 25
faire dire que l'Ame est une partie de Dieu, si telle

n'étail pas leur véritable opinion. Dans ce cas, comment


.
omprendre que les adversaires d'Augustin , au lieu de
protester contre l'idée de la corruptibilité de Dieu qu'il
leur fait envisager comme la conséquence nécessaire
de leurs principes sur l'origine de l'âme, n'eussent pas
nié nettement ces principes mêmes et déclaré qu'ils

n'avaient rien de commun avec le manichéisme?


Si l'âme n'a pas été tirée de la substance divine, a-t-
elle été tirée d'une substance corporelle? Augustin dis-
cute aussi, mais plus brièvement, cette seconde hypo-
thèse, sur laquelle il aura occasion de revenir à propos
de la spiritualité de l'âme.
L'àme étant simple et indivisible de sa nature ne
saurait avoir son principe dans le corps *. Elle n'a été
formée ni par la réunion des quatre éléments, la terre,

l'eau, l'air et le feu, ni par la réunion de quelques-uns

d'entre eux seulement; car tout ce qui peut être réuni


peut être séparé , et rien de ce qui est composé n'est
2
indécomposable . Elle n'a pas non plus un seul élément
pour principe, l'air ou le feu, par exemple, qui sont
des corps plus subtils que les autres; car l'air et le feu
ont beau être subtils, ils sont pourtant des corps. Or
que tout corps puisse être changé en tout autre, il s'est

rencontré des gens pour le prétendre; mais qu'un


corps soit susceptible d'être converti en une âme, c'est
3
ce que personne n'a encore osé soutenir .

1
De Qu. an., c. \.
2
De Cen. ad lut., I. VII, c. 12.
3
De quant, anim., c. I. De Gen. ad lut , l. VII, C. 12.
26 de l'origine
L'âme de l'homme n'a donc été formée ni de la subs-
tance divine ni d'une substance corporelle, c'est dire
qu'elle n'a été faite de rien, et que Dieu l'a produite
par un simple acte de sa volonté toute-puissante 1
.

Pour saint Augustin la question de l'origine de l'âme

n'est qu'un point de vue particulier de la question plus


générale de l'origine des choses , et il résout également
ces deux questions par le principe de la création ex
nihilo.

Il reste à savoir quand l'âme a été produite; si c'est

dans le temps, comme on le croit d'ordinaire, ou si


c'est dans l'éternité comme certains platoniciens
,

entre autres Porphyre, ont essayé de l'établir. L'unique


raison que ces philosophes allèguent en faveur de l'éter-
nité de l'âme , c'est que ce qui n'aura pas de fin ne peut
pas avoir eu de commencement.
Augustin les combat en leur opposant l'autorité de
Platon et en leur montrant qu'ils sont infidèles à la

doctrine de ce maître respecté. Lorsqu'il décrit dans le

Timée le monde et les dieux subalternes qui sont


l'œuvre de Dieu, ce grand homme déclare formellement
que ces dieux ont commencé, mais qu'ils ne périront
point , et que la volonté du Créateur les fera subsister
à jamais. Pour lever cette difficulté, les platoniciens
ont recours à une distinction curieuse. Il ne s'agit pas
ici, suivant eux, d'un commencement de temps, mais
d'un commencement de cause. Imaginez un pied posé
de toute éternité sur la poussière; l'empreinte qu'il

4
De An. et ej. orig., 1. I , c. 4.
DE L'àME. "11

tracerait serai! faite par lui, et serait cependant éternelle


comme lui. 11 en esl de même, disent-ils, du monde
el des dieux créés relativement au Dieu suprême : ils

sont les éternels effets de cette cause éternelle.


Augustin ne se paie point de cette distinction, et,

après avoir essayé de mettre les platoniciens en contra-


diction avec Platon , il cherche à les mettre en contra-
diction avec eux-mêmes. Seulement son argumentation
ne paraîtra peut-être pas très -rigoureuse, car il passe
d'un genre à un autre et conclut des accidents à la

substance. N'admettent-ils pas, dit-il, qu'au terme de


cette vie misérable l'homme jouira d'une béatitude
sans fin? Or cette béatitude aura commencé. Gomment
donc peuvent-ils prétendre que ce qui n'a point de fin

ne saurait avoir eu de commencement 1


?

De la théorie de Porphyre sur l'origine de l'âme il n'y

a qu'un pas à une quatrième théorie qui est protégée

par le grand nom d'Origène et qu'Augustin expose et


discute à peu près de la manière suivante :

Les âmes ont-elles joui dans le ciel d'une existence


antérieure à celle-ci, et Font-elles perdue en s'éloignant
de Dieu par le péché? Cet éloignement les a-t-il con-
duites jusqu'à la terre qu'elles habitent aujourd'hui , et

ont-elles été enfermées, en expiation de leurs crimes

dans les corps qui leur servent de demeures comme


dans autant de prisons , les plus coupables dans des
corps plus pesants , les moins coupables dans des
corps plus légers?
Augustin répugne à le croire. S'il en était ainsi

1
De Civ. De?', 1. X, c. 31. Serm. CCXLI, C. 8.
28 de l'origine

Dieu , en produisant ce système de corps qu'on appelle


le monde , aurait été mu non, par le désir de faire des
choses bonnes, mais par celui d'en réprimer de mau-
vaises, et il faudrait chercher la raison d'être de la
création dans sa justice sévère plutôt que dans sa bonté
ineffable. Combien l'Écriture parle plus dignement du
Créateur, quand elle nous le montre contemplant dans
un ravissement divin la réalisation de sa pensée éter-

nelle, et déclarant que chacun de ses ouvrages est


bon! Qu'est-ce à dire, sinon que le monde est sorti

admirable de beauté des mains de l'auteur des choses


et que le péché du premier homme en a seul altéré la

sublime ordonnance? Encore cette altération n'est-elle

pas tellement profonde que le bien ne l'emporte de


beaucoup sur le mal dans l'univers, et que la souve-
raine sagesse ne puisse convertir ce mal lui-même en
bien et le faire tourner, comme les ombres dans un
tableau , à la beauté de l'ensemble.
En outre, si les corps les plus pesants sont échus
comme le prétend Origène, aux esprits les plus pervers,
et les corps les plus légers aux esprits les moins cou-
pables , comment se fait-il que les démons aient des
corps aériens, et que l'homme, dont la corruption est
bien moindre, que l'homme, même avant son péché,
ait été emprisonné dans un corps terrestre?
En troisième lieu , un système n'est-il pas jugé quand
l'auteur est amené par ses principes à soutenir que s'il

n'y a qu'un seul soleil dans le monde, cela vient, non


de ce que le suprême artiste, de ce que le père des
êtres a trouvé cette combinaison plus favorable que
DE i. ami:. "2 J
(

toute autre à la beauté et à l'utilité de l'univers, mais


• le ce qu'une âme a mérité par ses péchés d'être enfer»
mée dans ce globe de feu '.;
A ce compte il faudrait dire
que, si plusieurs âmes s'étaient rendues coupables des
mêmes Fautes, Dieu aurait lamé deux, trois, que dis-

je? cent soleils dans les espaces du firmament.


ajoutons, dit Augustin, qu'à cette doctrine se rat-
tache la croyance, non-seulement que l'àme a traversé
un cercle indéfini d'existences antérieures pour arriver
à -"ii état actuel , mais encore qu'elle reprendra, après
un certain nombre de siècles, le fardeau de ce corps
corruptible. Or n'est-ce pas là une opinion tout à fait

insoutenable? Si nous l'admettons, il n'est pas un seul


juste dont l'avenir doive nous laisser sans inquiétude;
car il n'en est pas un seul qui ne soit exposé à être

précipité du sein du bonheur dans un abîme de mi-


sères. Si, en effet, l'àme a péché avant d'entrer dans
le corps, qui nous assure qu'elle ne péchera pas après
f
en être sortie ?

Quelque disposé que nous soyons, en notre qualité


d'historien et de commentateur, à donner raison à notre
auteur contre tous les autres, nous avouons ingénument
que les arguments de saint Augustin contre Origène ne
nous paraissent pas tous également démonstratifs.
Auus l'approuvons fort quand il relève dans Origène

quelques-unes de ces singularités qu'on trouve chez


tous les inventeurs de systèmes, chez tous les esprits
vraiment créateurs, et qui semblent l'accompagnement
obligé de leurs conceptions puissantes. Ce soleil qui a

* De Cic. £>., 1. XI, c. 23. Epist. CLVI, c. 9.


30 de l'origine

été formé tout exprès pour servir de prison à une âme


déchue et qui sert accessoirement de flambeau à la

terre, ces créatures qui ont un poids proportionnel à

leur malice et qu'on peut par conséquent apprécier


avec la dernière exactitude en les mettant dans une ba-
lance, ce sont là de menus détails que nous abandon-
nons à saint Augustin et contre lesquels il peut aiguiser
les traits de sa verve moqueuse. Mais, quand il prétend
que la création est sortie pleine de beauté des mains de
Dieu , et qu'il a été porté à faire des choses bonnes par
sa souveraine bonté, il ne dit rien qu'Origène n'ait dit

lui-même; car, s'il est une proposition qui revienne


souvent sous la plume de cet illustre écrivain, c'est que
les créatures étaient, dans le principe, douées de toutes
les perfections. Quand Augustin ajoute que c'est le pé-
ché seul qui a porté le trouble au sein de ces natures
merveilleuses, il abonde encore dans le sens d'Origène.
Il place sur cette terre et attribue au premier homme
une faute qu'Origène fait remonter jusqu'au ciel et rap-
porte aux êtres angéliques ; mais dans un cas comme
dans l'autre, c'est toujours par un abus de la liberté

de la part des créatures raisonnables que le mal a fait

invasion dans le monde. Quant à la disposition de Dieu


à convertir ce mal en bien, Origène songe si peu à la

nier, que sa philosophie tout entière n'est pas autre

chose que la théorie des moyens employés par la su-


prême sagesse pour relever tous les êtres mauvais de
leur déchéance et les faire remonter jusqu'au principe
du bien.
Qu'il ait admis une série d'existences, les unes an-
DE L'AME. 81

térieures, les autres postérieures à celle-ci, à travers


lesquelles l'homme s'élève ou s'abaisse tour à tour, sui-

vant qu'il use bien ou mal de son libre arbitre, c'est


un point incontestable; mais que cette doctrine, cou-
ronnée d'ailleurs par la croyance au retour de tous les

êtres, sans en excepter les réprouvés et le diable lui-


même, dans le sein d'un Dieu juste et clément, soit
plus effrayante que celle du petit nombre des élus et de
l'éternité des peines, c'est ce qu'Augustin a tort de
prétendre. La doctrine d'Origène n'est pas orthodoxe,

il faut bien en convenir, mais ce n'est pas une raison


pour l'accuser d'être cruelle et épouvantable.

II.

Si Augustin rejette d'une manière absolue, et en


s'appuyant sur des raisons plus ou moins solides, les

quatre théories que nous venons d'exposer, il en est


quatre autres entre lesquelles il hésite à faire un choix.
Les deux premières ne sont, comme l'opinion des
platoniciens et celle d'Origène, que des variétés de la
doctrine de la préexistence.
Dieu a-t-il créé simultanément toutes les âmes à

l'époque de la création de l'univers, et les tient-il en


réserve dans quelque asile mystérieux d'où il les tire

Miecessivement, pour les envoyer dans nos corps au


moment de notre naissance, avec la mission de réhabi-
liter cette chair maudite en la soumettant aux lois éter-
nelles de l'ordre?

Cette première hypothèse a, aux yeux d'Augustin,


32 DE l'origine
l'avantage de se concilier parfaitement avec le texte
sacré qui déclare que Dieu , après avoir créé l'univers
en un laps de temps déterminé, a suspendu son acti-

vité ineffable pour rentrer dans son repos. Cependant


elle peut donner lieu à de graves objections. La pre-
mière, c'est que Dieu, ayant envoyé lui-même l'âme
dans le corps, il est responsable de l'ignorance et de
l'infirmité qui résultent pour elle de ce nouvel état; la

seconde, c'est que l'âme ayant obéi en entrant dans le

corps à un ordre divin, a fait ainsi acte de justice, et

que Ton ne peut pas dire dès lors quelle n'a ni mérité

ni démérité avant de naître. En songeant à cet acte

dont le caractère libre et méritoire est pourlant assez


équivoque, Augustin hésite à admettre une théorie
semblable. Il s'arrête sur une pente qui lui paraît

dangereuse et craint de se laisser glisser dans l'origé-


nisme 1
La seconde hypothèse, tout en offrant les mêmes
avantages que la première au point de vue théologique,
n'est point sujette aux mêmes inconvénients. D'après
cette théorie, l'âme, créée depuis l'origine du monde,
céderait ens'incarnant, à un penchant naturel, et pren-
drait spontanément le corps pour demeure. Dans ce
cas, les misères de la condition terrestre ne seraient
point imputables à la divinité et l'âme n'aurait point
mérité avant de naître, puisqu'elle n'aurait point eu à
obéir. D'ailleurs, quoi de plus raisonnable que d'ad-
mettre que l'âme cède, en entrant dans le corps, à un

1
De IJb. arblt., 1. III, c. 20. EpisU CLXVI, c. 3. De Gen. ad
Uit., I. VII, c. 25.
de l'ame. 33

penchanl naturel, comme elle fail en y restant? Ces


deux penchants ne seraient ainsi que deux formes dif-

ntes d'un même sentiment, qui est l'amour de la


l
vie ,

Voilà certainement une hypothèse ingénieuse et qui

semble s'accorder à merveille avec les principes de la


son et les lois de la nature. Ne parait-il pas, en effet,

plus conforme à la sagesse divine et à ses procédés or-


dinaires au sein de l'univers, d'avoir créé à la fois tous
les corps et toutes les âmes, que d'avoir produit d'abord
tous l'es corps et de produire ensuite les âmes les unes
i\\nï> les autres, à peu près comme un ouvrier qui, au
lieu de construire et de monter une fois pour toutes
une machine, reviendrait à chaque instant sur son
œuvre et y ferait mille additions successives? Cepen-
dant cette espèce de préexistence, où couve une vie
sourde, confuse, endormie, et dont un mouvement
instinctif, inconscient, involontaire, doit marquer le

réveil, paraît encore à Augustin trop analogue à la

préexistence telle que l'avait conçue Origène et avant

lui les philosophes grecs.


C'est pourquoi il passe à une troisième hypothèse,
qui est celle de la création successive des âmes. Quel-
que plausible que cette hypothèse paraisse au premier
abord , elle prête , comme les autres, le flanc aux objec-
tions et Augustin ne les lui épargne pas.
Comment attribuer, dit-il, aux âmes des enfants le

péché originel, si elles ne tirent pas leur origine d'Adam

De Gen. ad liU., 1. VII, c. 27.

3
F.
34 de l'origine

qui l'a commis et si elles n'ont reçu de notre premier


père que leur enveloppe corporelle? Que répondre à

Pelage, quand il dit: «Si nous n'avons pas reçu par


voie de génération l'âme qui nous vivifie, mais seule-
ment cette chair pécheresse, notre chair seule mérite

d'être punie. Car âme née aujour-


il est injuste qu'une
d'hui, et qui n'a rien de commun avec Adam, porte la
peine d'une faute si ancienne. On ne saurait accorder
que Dieu, qui nous remet nos propres péchés, nous
impute le péché d'autrui 1 .»
Que dire de l'extrême diversité intellectuelle qu'on

remarque entre les enfants, et de la stupidité dans la-


quelle quelques-uns sont plongés? car il est des enfants

si épais et si lourds, qu'ils ne peuvent apprendre les


choses les plus simples, et qu'ils ressemblent plus à
des bêtes qu'à des hommes. Comment osera-t-on pré-
tendre que des âmes récemment sorties des mains de
Dieu soient dans un état si grossier? On répondra peut-
être que c'est le corps qui est cause de leur abrutisse-
ment, et que c'est de lui que vient tout le mal. «Mais,
dit spirituellement saint Augustin, l'âme a-t-elle donc
choisi son corps, et a-t-elle fait par mégarde un mau-
vais choix? ou bien, forcée d'entrer dans un corps,
parce qu'elle était forcée de vivre, et une nuée d'âmes
l'ayant gagnée de vitesse et ayant accaparé les corps
les meilleurs, n'en a-t-elle point trouvé d'autre qui
fût disponible? A-t-elle fait pour le corps comme on
fait pour une place au spectacle, a-t-elle pris, non pas

tEpisti CXC, c. 6,
de l'ame. 35
celui qu'elle a voulu ,
mais celui qu'elle a pu '?» Peut-
on admettre une théorie qui donne lieu à des difficultés
aus>i graves et qu'on ne réussit pas mieux à lever?
I.i dernière hypothèse que développé saint Augustin
^e distingue de la précédente, en ce qu'elle n'attribue
à Dieu que la création des âmes du premier couple
humain, et qu'elle l'ait sortir toutes les autres âmes de
celle d'Adam par voie de génération ou de transmis-
sion. La facilité avec laquelle cette hypothèse semble
se concilier avec le dogme de la chute lui vaut, sinon

la préférence, ce serait trop dire, au moins la faveur


2
de saint Augustin .

S'il n'y a que deux âmes qui aient été créées par
Dieu, et si toutes les autres dérivent de celle d'Adam
par voie de génération, la transmission de la tache
originelle s'explique parfaitement, et sans que la justice

divine reçoive aucune atteinte. L'âme de notre premier


père s'étant, par un acte de sa libre volonté, frappée de
déchéance, les âmes qu'elle a engendrées ont dû naître
tout naturellement dans l'état de dégradation où elle
3
était elle-même .

Cependant saint Augustin n'ignore pas les objections


qui s'élèvent contre cette théorie; il est même le pre-
mier à les faire connaître avec une candeur vraiment
philosophique. Ces objections sont trop caractéristiques
au double point de vue de la science et de l'histoire,
pour qu'on ne nous permette pas de les citer malgré

1
Epi$L CLXVI, c. 6.
3
De Gen. ad LUI., I. X, c. 23.
3
De Lib. arb., I. III, c. 20.
36 DE i/ORIGINE
les détails physiologiques qu'elles renferment. La psy-
chologie aurait mauvaise grâce à affecter plus de pru-
derie que la physiologie sa sœur, et que la théologie
elle-même :

« Quel entendement humain , écrit saint Augustin à


saint Optât, pourrait concevoir que, de même qu'un
flambeau s'allume à un autre flambeau , et que la flamme
de l'un jaillit sans nuire à celle de l'autre, l'enfant re-
çoive par une sorte de production ou de transmission,
n'importe, une âme de l'âme de son père? Y a-t-il donc
dans l'âme une semence incorporelle qui, par des con-
duits mystérieux et invisibles ,
passe secrètement du père
dans la mère au moment de la conception? ou (chose
plus incroyable!), la semence de l'âme est-elle cachée
dans celle du corps ?» Quand celle-ci périt inutile,
1

en est-il de même de l'autre ? Mais alors comment


l'âme, née d'une substance mortelle, peut-elle avoir en
partage l'immortalité? Que ces difficultés, dit Augus-
tin , n'aient pas arrêté un matérialiste et un rêveur
comme Tertullien ,
qui va jusqu'à regarder Dieu lui-
même comme un corps, il ne faut pas s'en étonner,
mais elles sont bien faites pour inspirer quelques hésita-
tions à ceux qui se piquent d'un spiritualisme sévère.

Quelle est donc, en définitive, l'opinion d'Augustin


sur l'origine et l'incarnation de l'âme? Il n'en a pas.
Dans son Traité du libre arbitre, dans ses lettres au
tribun Marcellin, à saint Jérôme, à saint Optât, dans
son livre sur Y Ame et son origine, dans son Commen-
taire sur la Genèse, dans ses Rétractations , dans tous

l
Epist., CXC,c. L
de l'ame. 37

h - ouvrages, enfin, «>ù il s'est occupé de cette question,

\ des époques fort différentes de sa longue carrière, il

fait noblement et sans fausse honte l'aveu de son igno-


rance. (Quand, dit-il, on soulève ces questions et

beaucoup d'autres semblables qu'aucun de nos sens ne


inder, qui sont inaccessibles à notre expérience
et profondément cachées dans les abîmes de la nature,
un homme ne doit pas rougir d'avouer qu'il ignore ce
qu'il ignore réellement; en faisant semblant de le sa-

voir, il mériterait peut-être de ne le savoir jamais 1 .»

Mais, s'il ne sait pas positivement ce qu'il faut pen-


ser de l'origine de l'âme, il sait, au moins jusqu'à un
certain point, ce qu'il ne faut pas en penser, de sorte

qu'il arrive, en déterminant quelques-unes des erreurs


dans lesquelles on peut tomber en pareille matière, à

circonscrire et à limiter le champ dans lequel la vérité


se trouve. Il condamne formellement les quatre pre-
mières opinions que nous avons exposées et n'hésite
qu'entre les quatre dernières. On a même prétendu ré-
cemment que sur ces quatre opinions saint Augustin
aurait fini par en rejeter deux , à cause de leur parenté
avec la doctrine d'Origène. « Il n'est pas vrai, dit le

savant auteur de la Vie future ,


que saint Augustin, à

l'époque où il écrivait sa lettre à saint Jérôme, c'est-à-


dire quinze ans avant sa mort, hésitât encore entre ces
quatre hypothèses : dans cette lettre, saint Augustin ne
discute plus que deux opinions et laisse de côté les deux
2
autres . »

1
Episl., CXC, c. 5.
1 La vie future, par Th. Henri Martin, 2 f édit", p. 206. '
38 de l'origine

La vérité est que saint Augustin n'en discute guère


qu'une seule, celle de la création successive des âmes.
Pourquoi? Parce que c'était celle de saint Jérôme, et
qu'il voulait l'amener à l'appuyer sur des raisons plus
solides. Mais cette marche ,
qui lui était indiquée par
le but qu'il se proposait en écrivant sa lettre, n'implique
pas le rejet des opinions sur lesquelles il glisse plus lé-

gèrement. Je lis d'ailleurs dans cette même lettre à

saint Jérôme , à la suite d'un rapide exposé de ces


quatre hypothèses et de la doctrine manichéenne de
l'émanation des âmes : « Laissant de côté cette opinion
!
erronée et hérétique ,
je désire savoir laquelle des

quatre autres doit être suivie de préférence. » S'il lais-

sait de côté deux de ces quatre opinions, il le dirait,

comme il le fait pour l'opinion manichéenne; s'il ne


balançait qu'entre deux opinions , il n'en citerait pas
quatre entre lesquelles il hésite à se prononcer.
On voit ce qu'il y a de modeste et en quelque sorte
de négatif dans les conclusions de saint Augustin tou-
chant l'origine de l'âme. Cependant, nous ne craignons
pas de le dire, il a déployé dans la discussion de cette
question des qualités qui lui font honneur comme
philosophe et comme théologien. Dans un temps où le

besoin d'affirmer n'avait pas de bornes, où les plus


folles croyances trouvaient des sectateurs et des mar-
tyrs , où l'esprit d'examen était perdu et comme noyé
dans l'immense débordement du mysticisme oriental

Hoc itaque exceplo hxreticx oplnionls errore, ex quatuor


1

qusenam sit eligenda scire desidero» [Epist.


reliquis opinionibus

CLXVI, c. 3).
DE l/ AMI 89

il fallait avoir une intelligence bien trempée el vérita-

blement philosophique pour s'abstenir de juger de ce


qu'on ne savait pas el pour douter en matière douteuse.
\ : quelle puissance de dialectique il presse les mani-
chéens* el comme il leur fait voir, à la lumière de la

vraie el pure conception de Dieu, que noire être im-


parfait et changeant n'est point une partie de cet être

auguste et immuable, et que la substance divine ne


-aurait déchoir de sa majesté souveraine jusqu'aux
misères de notre humanité ! Avec quel vif sentiment
du dogme chrétien et de ses exigences impérieuses il

sait résister à ses sympathies involontaires pour le pla-

tonisme rajeuni des Plotin et des Porphyre, et y faire


le départ du vrai et du faux ! Et quand il rencontre sur
son chemin cette grande construction élevée par l'esprit
systématique d'Origène, où l'explication de l'âme n'est
qu'un fragment de l'explication universelle des choses
avec quelle vigueur il s'efforce de la renverser en oppo-
sant à cette audacieuse conception de la vie une con-
ception qui lui paraît plus rationnelle et plus conforme
aux attributs divins! Il n'y a pas jusqu'à sa double po-
lémique contre Tertullien et saint Jérôme, où il ne
répande une abondance d'aperçus quelquefois singu-
liers, mais toujours ingénieux, qui révèlent une pensée
remarquablement féconde et active.

Sans doute on trouvera, en se plaçant au point de


vue ecclésiastique, qu'Augustin n'a pas été aussi heu-
reux sur cette question que sur beaucoup d'autres. Il

n'a pas devancé cette fois par ses libres explications les

décisions immuables de l'Église, et n'a pas fait de sa


40 de l'origine
pensée personnelle la pensée de la chrétienté tout
entière. Ce n'est pas lui, c'est saint Thomas, ce sont
les conciles qui ont établi, à peu près comme un article
de foi, qu'entre la simplicité et la génération des âmes

il y a une incompatibilité radicale, absolue; car une


âme, disent-ils, ne peut en engendrer une autre qu'à la

condition de la tirer d'elle-même, et elle ne peut la tirer

d'elle-même qu'à la condition d'être composée et divi-


sible. Dire, en effet, qu'elle la produit sans la tirer de
sa substance propre, c'est sortir de l'idée de génération
pour entrer dans celle de création et attribuer à l'âme
une puissance que Dieu s'est réservée à lui seul comme
son apanage inaliénable.
Mais à une époque où ces arguments en faveur de la

création successive des âmes et contre leur génération


n'avaient point encore été développés dans toute leur
force, saint Augustin pouvait-il faire autre chose que
ce qu'il a fait? Au lieu de se renfermer dans une pru-
dente réserve à l'égard des théories contraires qui se
disputaient l'empire des esprits, devait-il, comme saint

Jérôme, s'attacher ardemment à l'une ou à l'autre au


risque de s'attacher à une erreur? De celui qui laisse

mûrir les questions et n'essaie de les résoudre que


quand il a des données suffisantes, et de celui qui en
tente prématurément la solution , sa tentative fût-elle
d'ailleurs couronnée de succès, — quel est le véritable

sage? Quant à nous, nous avouons qu'entre l'ardent


solitaire qui se prononce sans balancer sur un sujet
aussi obscur que celui de l'origine de l'âme, condamnant
sans ménagement aucun, avec un dogmatisme superbe
DE L'AME. 41

ceux qui ne pensent pas comme lui, et l'évoque philo-

sophe qui, se souvenant, non sans à propos, des leçttas

de l'Académie, sait suspendre son jugement entre des


doctrines dont il voit nettement le fort et le faible, —
qos préférences ne sauraient hésiter un instant, et que
t au dernier qu'elles sont acquises.

CHAPITRE III.

DE LA SPIRITUALITÉ DE L'AME.

Une autre question qui dut préoccuper de bonne


heure l'esprit curieux et investigateur du grand évêque
d'Hippone, une question qu'en sa double qualité de
philosophe et de chrétien il dut agiter avec une ardeur
peu commune, c'est celle de la spiritualité de l'âme.
On ne peut pas être un philosophe sérieux sans se

demander si l'homme est simplement le corps qui


frappe nos regards, ou si dans l'intérieur de cet édifice
merveilleux, mais caduc, habite un hôte divin et im-
mortel ; car, suivant la manière dont on résout cette

question , toute l'existence humaine change de face et

apparaît sous un jour différent. On ne peut pas être un


chrétien éclairé et qui cherche à se rendre compte de
ses croyances, sans discuter la croyance à l'âme spiri-
tuelle ; car elle sert à la fois de fondement à nos devoirs
et à nos espérances , et c'est sur elle que la vie présente
et la vie future reposent.

Cette question avait provoqué dans l'antiquité de


longs et mémorables débats et donné lieu aux solutions
42 DE LA SPIRITUALITÉ

les plus opposées. Pleins de dédain pour les fugitives


réalités de cette terre, et emportés, pour parler leur
langage, sur les ailes de la pensée et de l'amour vers les

hautes régions du monde invisible, les platoniciens


avaient profondément distingué l'âme du corps, et con-
sidéré la première de ces deux substances comme la

partie maîtresse et dirigeante de l'homme. Les Épicu-


riens, au contraire, exclusivement confiants dans le
témoignage des sens et peu disposés à admettre autre
chose que ce qui se voit et se touche , avaient nettement
proclamé que tout ce qui n'est pas matière ne se con-
çoit pas et n'est qu'un pur néant.
Ce problème, qu'avait agité librement et sans parti

pris la raison indépendante des philosophes, s'imposa


à l'Église naissante quand elle se mit à raisonner ses
croyances , et partagea ses docteurs les plus illustres.
Pendant que le plus grand nombre admettait la distinc-

tion de 1 ame et du corps, quelques-uns d'entre eux ne


voyaient dans l'âme qu'une substance matérielle et qui
ne diffère du corps par aucun caractère spécifique. La
solution spiritualiste prévalut et dut prévaloir comme
la seule qui fût susceptible de s'adapter à la religion
nouvelle, et de faire corps avec l'ensemble de ses
dogmes. Mais saint Augustin est peut-être de tous les

Pères celui qui l'a développée avec le plus d'ampleur


et qui l'a discutée de la manière la plus forte et la plus
rationnelle. Tantôt il s'occupe de la nature de l'âme
pour elle-même , tantôt il l'étudié pour en tirer des

lumières propres à éclaircir les ténèbres qui dérobent


à sa pensée la nature de Dieu. Mais, dans un cas
de l'âme. 43
comme dans l'autre, son esprit subtil, ingénieux, fécond
ru ressources, prodigue les vues neuves et inattendues,
multiplie les raisonnements solides et les raisonne-
ments frivoles, empruntant non-seulement à la psy-
chologie, mais encore à la géométrie, à la grammaire,
quelques-uns des matériaux qu'il met en œuvre, et

rendant toutes les sciences qu'il connaît tributaires de


sa foi.

Il s'est occupé de ce problème dans le traité de la

indeur de l'âme, qui est un de ses premiers écrits


et il l'a repris plus tard dans plusieurs autres de ses

ouvrages, l'étudiant chaque fois avec une ardeur nou-


velle et une pénétration croissante.
Bien que le traité de la Grandeur de l'âme soit con-
sacré presque tout entier à établir la spiritualité du
principe pensant, ce n'est pas, en effet, dans cet ou-
vrage d'Augustin qu'il faut aller chercher les preuves
les plus invincibles de cette vérité. Composé au début
de la vie philosophique et religieuse de l'auteur, il se
ressent encore un peu des habitudes de l'école , et les

subtilités et les longueurs dans lesquelles se perd quel-


quefois la discussion trahissent une pensée qui n'est

pas suffisamment maîtresse d'elle-même. Si l'on veut


voir ce sujet traité d'une manière précise et rigoureuse,
il faut lire d'autres écrits du saint docteur et particu-
lièrement le dixième de ses livres sur la Trinité. Là il

n'agite la question en quelque sorte qu'épisodiquement;


car il n'établit la spiritualité de l'âme que comme un
degré pour s'élever à la connaissance de Dieu; mais
quelle argumentation serrée ! quelle maturité vigou-
44 DE LA SPIRITUALITÉ

reuse dans ces pages qu'admirait Malebranche, et que


ni lui ni Descartes n'ont surpassées !

I.

Il fonde, comme le feront plus tard ces penseurs

éminents, la doctrine de la spiritualité de l'âme sur

une théorie de la connaissance, qui contient à la fois la

preuve de cette vérité et l'explication de l'erreur con-


traire. Il donne ainsi à l'esprit une pleine et entière sa-

tisfaction, car l'esprit (je parle de celui des hommes


qui réfléchissent) ne se repose en toute sécurité dans
ses croyances qu'autant qu'il s'est rendu compte des
croyances opposées et qu'il a compris comment des in-
telligences élevées ont pu s'y laisser séduire.
Ce qui altère la pure notion que l'âme a d'elle-même
et la porte quelquefois à se regarder comme un être

corporel, c'est, selon saint Augustin, l'amour qu'elle a


pour les corps et le commerce intime et journalier

qu'elle entretient avec eux. Elle s'est tellement éprise


des objets extérieurs et s'est unie à eux, par une longue
habitude, d'une union si intime et si profonde, qu'elle
1
n'a plus la force de s'en déprendre et de s'en séparer .

Quand elle revient en elle-même pour se considérer et


se connaître , elle ne peut , à la vérité , introduire les
corps avec elle dans son for intérieur, dans la région
des choses incorporelles et invisibles , mais elle se

1
«Elle ne pense, pour ainsi dire, que corps; et, se mêlant tout à
fait avec ce corps qu'elle anime, à la fin elle a peine à s'en distin-
guer» er
(Boss., Conn. de Dieu et de soi-même, c. 5, § 1 ).
DE L'AME. 45
oomplatl à renier on elle-même les images qu'elle s'en
esl une fois formées. Ces images légères, qui se jouent
capricieusement dans sa fantaisie, finissent par lui pa-
raître les seules idées dignes de ce nom , et leurs objets

les seuls objets réels. Telle est la source féconde de


laquelle s'épanchent toutes les erreurs qu'elle commet
sur sa propre nature 1
. Incapable d'écarter les repré-
sentations des choses qu'elle a perçues, de s'isoler, de
saisir toute seule par un acte pur de l'intelligence,
elle en vient à croire qu'elle est un de ces corps qui
seuls, à ses yeux, possèdent quelque réalité. Aussi la

première démarche d'une âme sincèrement désireuse


de se connaître doit être de repousser cet essaim tour-
billonnant d'images trompeuses, et de chercher à se

saisir dans son essence véritable avec le secours de


cette faculté supérieure qu'on appelle par excellence

L'entendement, et qui juge et de ces images et de tout


le reste. En se cherchant de cette manière, elle verra
que si les hommes se trompent sur sa nature, ce n'est

pas qu'elle ne leur soit toujours présente; c'est qu'ils y


ajoutent d'autres éléments, sans lesquels ils ne savent
plus rien concevoir, et ne voient que du corporel là où
il y a du corporel et de l'incorporel tout ensemble.
Suivant saint Augustin, l'âme se connaît plus claire-
ment et mieux qu'une foule d'autres choses touchant
lesquelles elle n'élève pas le moindre doute : mieux
que les Chérubins et les Séraphins, qu'elle n'a jamais
vus et qui lui sont connus uniquement par la foi; —
1
De Trin., 1. X, c. 5.
46 DE Lk SPIRITUALITÉ
mieux que les dispositions mentales de nos semblables,
qui échappent également à nos sens et à notre raison,
et que nous nous bornons à présumer d'après les signes

extérieurs qui les manifestent, ce qui est encore croire

et non pas savoir, — mieux que notre propre figure, car

notre figure est absente relativement à notre regard


elle n'est pas là où il peut se diriger, et nous ne la

connaissons qu'indirectement et au moyen du miroir


qui la réfléchit. L'âme, au contraire, étant toujours
présente à l'âme, se connaît directement; elle ne croit
pas seulement à elle-même, elle se sait elle-même
d'une manière certaine et inébranlable '.

On reconnaît dans ces réflexions, par lesquelles Au-


gustin prépare ses lecteurs à concevoir la pure idée de
l'âme en détournant leur esprit des objets corporels et
de leurs grossières images, le procédé que suivra un
jour avec tant d'éclat l'immortel auteur des Médita-
tions. Quand Descartes déclare qu'il fermera les yeux,
qu'il se bouchera les oreilles, qu'il tiendra tous ses
sens inactifs pour ne considérer que sa pensée et le

sujet pensant, quand il distingue si nettement l'image


et l'idée et reproche si vivement à Hobbes d'oublier
cette distinction essentielle, quand enfin il affirme que
l'âme nous est mieux connue que tout le reste, il faut
convenir que, s'il ne marche pas sur les traces d'Au-
gustin, il se rencontre avec lui de la manière la plus
surprenante. D'ailleurs, ils prennent l'un et l'autre le

seul chemin qui conduise sûrement au spiritualisme :

1
De Trin., 1. X, c. 5, 6, 7.
DE i. ami:. 47
relui de l'observation interne. Tant (prou se borne à

considérer l'âme pour ainsi dire du dehors ou à spécu-


ler sur sa nature, on est exposé à la confondre soit

awc les êtres corporels, soit avec la substance divine.


Ce n'est que du moment qu'on l'en visajje directement,
en elle-même el dans l'ensemble des phénomènes sui
s il» m t elle est le théâtre, qu'on arrive à se con-

vaincre que ces phénomènes ne ressemblent à rien de


ce que nous connaissons et que leur substance a égale-

ment un caractère à part qui la distingue de toutes les


autres substances.
Cette connaissance directe de l'âme par l'intelligence
pure est, aux yeux d'Augustin, une preuve positive de
spiritualité et il devance encore sur ce point l'auteur
des Méditations.
Si "l'homme, dit-il, écarte les images qui lui vien-

nent par les organes des sens et qu'il s'examine atten-


tivement lui-même, il verra qu'il y a en lui des choses
qu'il connaît de la manière la plus claire et la plus in-
contestable. Il sait, par exemple, qu'il vit, qu'il com-
prend, qu'il se souvient, qu'il veut; ce sont là des faits

dont il est bien obligé de convenir et qu'il ne saurait


révoquer en doute. Car, s'il doute, il vit; s'il doute, il

se souvient des raisons qu'il a de douter; s'il doute, il

comprend qu'il doute; s'il doute, il veut être certain.


Celui-là même qui doute de tout le reste, ne doit pas
douter de ces faits intérieurs, parce que sans eux il ne
pourrait douter de rien.
Ainsi je vis, je me souviens, je comprends, je veux.
Mais quel est le principe de toutes ces opérations?
48 DE LA SPIRITUALITÉ
Quelle est la substance à laquelle elles se rapportent?

C'est ici que les dissentiments et les incertitudes com-


mencent. Suivant les uns, cette substance serait de
l'air; suivant d'autres, du feu; d'après ceux-ci, elle
serait le cœur; d'après ceux-là, le cerveau.
Cependant l'âme se connaît, et on ne peut connaître
une chose quand on en ignore la substance. Si donc
l'air, le feu ou quelqu'autre corps était la substance de
l'àme, l'âme le saurait; elle se connaîtrait aérienne,
ignée, étendue, en un mot, comme elle se connaît pen-
sante, et attribuerait sans hésiter à un sujet corporel
sa vie et son entendement, sa mémoire et sa volonté.

De plus, si elle était quelqu'un des corps que nous


avons énumérés , elle ne se connaîtrait point de la

même manière que les autres réalités sensibles. Elle


n'aurait pas besoin de recourir à ces simulacres de
l'imagination au moyen desquels elle se représente,
quand ils sont absents, les corps précédemment perçus.
La substance de l'âme étant ce qui lui est le plus pré-
sent et le plus intime, elle penserait à elle-même d'une
manière intuitive et immédiate, comme elle pense à sa
vie et à sa mémoire, à son entendement et à sa volonté.

Car elle saisit ces opérations en elle, et ne les imagine


point hors d'elle comme les objets qui tombent sous les

sens. Si l'àme ne se prend pour aucun de ces objets,


cela seul qui reste, une fois ces objets éliminés, est
l'âme elle-même 1
. Ce qui revient à dire, comme dira
un jour Descartes : ((Je suis une chose qui pense, e.Vst-

1
De Trin., l.X,c. 10.
DE l.\\\li:. i
(
.>

à-dire une chose qui doute, qui entend, qui conçoit,


qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui
imagine aussi el qui sent 1 » .

Après cette démonstration fondée sur la simple no-


tion de l'âme el des phénomènes qui se succèdent, en

quelque suite, à sa surface, en voici une «autre qui re-


plu- particulièrement sur la notion de l'un de ses
principaux attributs : c'est, malgré des différences de
forme assez caractéristiques, l'argument célèbre chez
modernes sous le nom de preuves de la spiritualité
de l'âme tirée de son imité.
L'àme n'est point un corps; car un corps a de la

longueur, de la largeur, de la profondeur; il a des

parties les unes plus grandes, les autres plus petites,

qui tiennent plus ou moins de place suivant leur gran-


deur respective, et dont chacune est moindre que le

tout et tient une place moindre. Or il n'en est point


ainsi On ne peut la morceler ni réellement
de l'âme.
ni môme mentalement. On ne conçoit pas qu'il y ait
dans le doigt une partie de l'âme plus petite que dans
le bras, parce que le doigt est plus petit que le bras.
Lame est partout de la même grandeur; car elle est

partout tout entière.


Kl le est présente à la fois à tout le corps et à chacun
de ses membres, non pas d'une présence locale, mais
d'une présence de vie et d'action. Sans cela, elle ne
sentirait pas tout entière les modifications qui ne se
produisent pas dans le corps tout entier, et néanmoins

1
Deuxième méditation.
F. *
50 DE LA SPIRITUALITÉ
il est positif qu'elle les sent. Quand le pied souffre,
l'œil le remarque, la langue le dit, la main s'y porte.

Gomment cela pourrait-il se faire, si la partie de l'âme

qui est dans chacun de ces organes ne sentait pas aussi


dans le pied, et comment pourrait-elle y sentir si elle

n'y était pas? Si l'on pique, aussi légèrement que l'on


voudra, de la chair vive, bien que cette piqûre ne soit
sentie que sur un point du corps, l'âme tout entière la

sent. Pourquoi un phénomène qui ne se produit point

dans le corps tout entier modifie-t-il l'âme tout entière


sinon parce qu'elle est tout entière présente sur ce
point? Cependant elle reste aussi présente aux autres
parties du corps, elle continue à les animer, et cela

est tellement vrai que, si un phénomène analogue au


premier se produit en même temps sur un autre point
du corps, elle sent tout entière et simultanément les

deux phénomènes : preuve évidente qu'elle est tout en-


tière dans toutes les parties du corps tout entier, et

tout entière dans chacune d'elles. Mais cela ne pourrait


avoir lieu si elle y était étendue, comme nous voyons
que les corps sont étendus dans l'espace, leurs plus
petites parties occupant des espaces plus petits, et les

plus grandes des espaces plus grands. Donc, l'âme ne


ressemble en rien à la terre, à l'eau, à l'air, au feu,

aux différents corps qui frappent nos regards. Aussi


n'est-elle perçue par aucun de nos sens; il n'est donné
qu'à la seule intelligence de s'en faire une idée et de la

1
connaître .

1
Episf. CLXVK c. 2. Contr. Manich., c. 16. De immort, anim.,
c. 16.
:
DE I. AMI ;. T)l

C( tte preuve n'a pas été inventée par saint Augustin.


Il en a pu trouver le germe dans plusieurs philosophes
antérieurs, et, en particulier, comme on en a fait la

remarque '
, dans l'illustre chef de l'école d'Alexandrie:
Si l'Ame, comme If corps, dil Plotin, avait plusieurs
parties différentes les unes des autres, on ne verrait
(|ii;iiul une des parties sent, une autre partie
éprouver la même sensation; mais chaque partie de
l'âme, celle qui est dans le doigt, par exemple, éprou-
iit les alTections qui lui sont propres, en restant
étrangère à tout le reste et demeurant en elle-même 2 .»
11 est seulement à regretter que saint Augustin, qui
développe avec une si grande supériorité cette pensée à
peine indiquée dans le philosophe alexandrin, ne lui
ait pas emprunté aussi les pensées suivantes dont la
3
belle démonstration de Bayle et sa curieuse hypothèse
d'un globe intelligent ne semblent être que la repro-
duction : «Sans doute, dit Plotin, une impression sen-
sible nous vient par les yeux, une autre par les oreilles;

mais il faut qu'elles aboutissent toutes deux à un prin-


cipe un (tV vi). Gomment, en effet, prononcer sur la

différence des impressions sensibles, si elles ne con-


vergent toutes ensemble vers le même principe?... Si

celui-ci était étendu, il pourrait se diviser comme l'ob-

1
Cette remarque a été faite par M. Bouillet, le savant traducteur
de Plotin. Les notes qui enrichissent son ouvrage nous ont fourni
beaucoup d'indications précieuses, et nous ont mis sur la voie de
plus d'un curieux rapprochement.
- Enn. 4", 1 II, g 2. Trad. de M. Bouillet.
Dictionn., art. Leucippe.
52 DE LA SPIRITUALITÉ

jet sensible : chacune de ses parties percevrait ainsi une


des parties de l'objet sensible , et rien en nous ne sai-
sirait l'objet dans sa totalité. Il faut donc que le sujet

qui perçoit soit tout entier un l


. »

Augustin n'établit pas seulement la spiritualité de


l'âme en se fondant sur l'idée de l'âme elle-même, et
sur l'idée de son unité; il n'est pas un des phénomènes
dont elle est la cause ou le théâtre, mouvements, sen-
sations, imaginations, conceptions, qui n'implique, à

ses yeux, un principe incorporel.


Nul corps, dit-il, ne saurait se donner à lui-même,
ni donner aux autres mouvement et le sentiment;
le

quand ces deux phénomènes apparaissent quelque part,


on peut dire sans crainte : l'âme est là. Ils sont des
signes non équivoques de sa présence. Or tout homme
se meut et se sent. Donc il y a une âme dans tout
homme.
Les pieds marchent, les mains travaillent, les yeux
regardent, les oreilles écoutent, la bouche s'ouvre, la

langue se remue pour articuler des sons. Pourquoi?


Parce que tous ces organes obéissent au commande-
ment de l'âme. Elle est là pour recevoir leurs déposi-
tions et leur transmettre ses volontés. Mais qu'elle
vienne à disparaître, les yeux ne sont plus que des fe-

nêtres inutiles et qui ne servent à personne; les oreilles,


des tuyaux où bourdonnent inécoutés de vains sons; la

langue, un instrument dont le musicien ne joue plus;


le corps enfin, une demeure qui tombe, parce que

1
Enn. 4 e ,
1. VIL S 6. Trad. de M. Bouillet.
de l'ame. 53

l'hôte qui l'habitai! s'est retiré. C'esl ce qu'exprime le

nom même qu'on lui donne : cadavre vient du mot latin

cadere '.

\utiv chose est donc Pâme elle-même, mitre chose


irganes au moyen desquels elle entre en rap-
port avec les choses corporelles. Gela ressort non-seu-

lemenl de l'inertie irrémédiable à laquelle ces organes


sonl réduits quand elle les abandonne pour toujours,
mais encore de l'impuissance où ils sont d'exercer ou

de régler leurs fonctions, quand elle se relire d'eux

quelques minutes pour se plonger dans une méditation


profonde. Dans ces moments-là, l'œil, bien qu'il soit
ouvert et dans son état normal, ne voit pas les objets
qui sont placés devant lui. Que dis-je? Le corps s'ar-

rête tout à coup au milieu d'une promenade commen-


, les pieds restent immobiles et comme attachés au
sol. Pourquoi cela, sinon parce que l'âme, absorbée en
elle-même, a négligé de donner au corps ses ordres
accoutumés 1 Si la concentration de l'esprit devient un
peu moins intense, on ne restera plus, pour ainsi
dire, cloué sur place; mais on oubliera peut-être
encore où l'on va, d'où l'on vient; on passera, sans
s'en apercevoir, devant une maison où l'on avait dessein

d'entrer. A quoi attribuer les désordres qui se pro-


duisent alors dans nos actes de locomotion? Évidem-
ment à ce que l'âme, repliée en elle-même, ne fait

point atl 'îition à la partie centrale du cerveau qui lui

annonce les divers mouvements corporels. Identifiez

1
Serm. CCXLI, c. 2.
54 DE LA SPIRITUALITÉ

l'âme avec les organes, ce pouvoir qu'elle a de s'abs-


traire du commerce des corps pour contempler les
1
choses invisibles devient tout à fait inexplicable .

Pour être inspirées par l'auteur du Phédon et par


celui des Ennéades, ces réflexions n'en sont pas moins
dignes de remarque. Elles font voir, suivant nous, avec
évidence, que l'homme se comportant quelquefois tout
autrement qu'un corps soumis à l'influence des autres

corps , il faut qu'il y ait en lui un principe véritable-


ment incorporel.
Un esprit peu facile à convaincre , Fontenelle , avait

été frappé de la force de cet argument: «Tous les

mots, dit-il, font sur l'oreille et le cerveau des impres-


sions semblables. Comment donc se fait-il que certaines
paroles nous laissent indifférents, tandis que d'autres
excitent notre joie ou notre indignation, nous atten-
drissent ou nous irritent? C'est que, indépendamment
de l'action physique sur le cerveau, les mots produisent
une impression sur un principe indépendant du corps,
une âme immatérielle. »

Augustin raisonne sur la sensation à peu près comme


sur le mouvement. Sentir, dit-il, est une modification
non du corps mais de l'âme, , et qui a sa source tantôt
dans lame elle-même, tantôt dans le corps. L'âme
souffre quelquefois toute seule sous l'influence d'une

cause invisible pendant que le corps est en bon état et


n'éprouve aucune perturbation : c'est ce qui arrive dans
la tristesse. Mais le corps ne saurait souffrir sans l'âme,

* De Gen. adlitt., 1. VII, c. 8, 20.


DE L'AME. 55
ou plutôt il m 1
souffre jamais à proprement parler :

si l'âme qui souffre en lui et qui localise sa propre


douleur dans la partie du corps qui a été lésée. La sen-
sation ne pouvanl se produire sans l'âme, la seule exis-

tence »lo la sensation est un indice assuré do l'existence


de l'âme '.

Pour bien comprendre cette preuve et l'apprécier à

sa juste valeur, il faut songer que le fait organique le

plus élevé et le fait de la sensation sont séparés par un


abîme, et qu'on ne peut les attribuer à la même subs-
tance. Qu'y a-l-il de commun, demande Bossuct-, entre
le mouvement d'un nerf, qui ressemble si Tort à celui

d'une corde, et le plaisir? Quel rapport y a-t-il entre la

séparation des chairs, si semblable dans un vivant et

dans un mort, et la douleur? Que voit-on dans l'agita-

tion du sang, si analogue à celle d'une liqueur quel-


conque, qu'on puisse assimiler à la colère? Bossuet a

raison. Ce sont là des phénomènes qui diffèrent du tout


au tout. Les uns sont sensibles, les autres sont supra-
sensibles; les uns nous sont connus indirectement et

par l'intermédiaire des sens extérieurs, les autres nous


sonl révélés directement et par le moyen du sens intime.

En voilà assez pour qu'on doive rapporter les premiers


à un être corporel et les seconds à un être spirituel.

Admettez avec Condillac que tous les phénomènes


moraux se ramènent à la sensation , vous serez encore
obligé de reconnaître l'existence d'un être spirituel,

puisque la sensation est un phénomène spirituel. Lespi-

1
De Civ. D., 1. XIV, c. 15; I. XXI, c. 3; De Gen. ad UtL, 1. III, c. o,
2
Conn. de Dieu et de soi-même, c. 3, art. 22.
56 DE LA SPIRITUALITÉ

ritualisme est la conséquence forcée, non-seulement du


rationalisme, mais du sensualisme lui-même. C'est ce
qu'un médecin philosophe de notre temps a établi

avec l'autorité que lui confèrent de remarquables tra-


vaux : « Entre les faits de cette dernière espèce (les faits

organiques), dit M. Lélut, et la sensation, il y a un


hiatus tout aussi infranchissable que l'est celui qui les

sépare des manifestations intellectuelles supérieures.


Il résulte évidemment de là que la philosophie de la

sensation, tout incomplète et erronée qu'elle est, ne


peut pas plus que celle du fait de conscience être
donnée pour point de départ au matérialisme '..»
Augustin se sert des images mêmes qui obscurcissent
l'âme et lui dérobent sa propre spiritualité pour la

mettre plus complètement en lumière, et fait tourner


au triomphe de la vérité ce qui semblait devoir assurer

sa défaite. Qu'est-ce, dit-il, en définitive, que ces


images qui ont été reçues et conservées dans ma mé-
moire et qui me représentent, lors même que j'ai les

yeux fermés ,
que dis-je? lors même que je dors d'un

sommeil plus ou moins profond, le ciel, la terre, la

mer, les espaces sans bornes au milieu desquels je suis


perdu comme un atome ? Si ces images reproduisaient
leurs objets en petit, et si elles étaient proportionnées

à l'exiguité de mon corps, je pourrais dire qu'elles sont

corporelles et que c'est mon corps qui les contient.

Mais non : elles sont égales, pour l'étendue, aux objets


qu'elles représentent; et cependant, malgré leur innom-

*
M. Lélut (de l'Institut). Phrénologie, p. 339, 2 e édit.
de l'ame. 57

brablc multitude et leur grandeur démesurée, je les

roule au-dedans de moi, moi qui n'occupe qu'un point


dans ce! immense univers. Si elles sont étendues, ce

n'es! donc pas d'une étendue matérielle, et, si elles sont

présentes en moi, ce n'est pas d'une présence locale,


de manière â tenir une place plus ou moins grande;
moi, de mon côté, je ne suis point un simple récep-
tacle où elles viennent s'accumuler, et qui se resserre

ou se dilate suivant leur nombre et leur volume. Ces


images, <|iie Ton nomme corporelles à cause de leurs
objets, sont donc incorporelles, si on considère leur
nature; par conséquent, le sujet qui les contient et
dont elles sont des modifications doit être incorporel
également. Bien plus, ce sujet est une puissance active,
une force vivante, qui, au lieu de recevoir passivement
ces images, les tire d'elle-même, les agrandit ou les

diminue, les étend ou les restreint, les multiplie ou les


réduit à un petit nombre, leur fait, en un mot, subir
toutes les transformations et toutes les combinaisons
1
possibles .

Le raisonnement de saint Augustin consiste, comme


on voit, à établir mode de production et d'exis-
que, le

tence de ces images au sein de notre àme étant con-


traire à toutes les lois de la physique, notre âme et

images elles-mêmes n'ont rien de commun avec les


corps et sont d'une nature spirituelle.
On a remarqué que Plotin avait dit avant saint Au-
gustin, en parlant du sujet pensant: «On ne saurait le

1
Contr. Epist. Manich., c. 17. De An. etej. or/g., I. IV, c. 47.
58 DE LA SPIRITUALITÉ

faire en quelque sorte coïncider avec l'objet sensible


(comme des figures égales posées l'une sur l'autre ).» 1

C'est là sans doute le germe du raisonnement si riche-


ment développé par saint Augustin; mais, il faut en

convenir, ce n'est qu'un germe. .

Bossuet a dit plus tard: ce Je connais au vrai la hau-


teur et la longueur d'un portique, lorsque je l'imagine
telle qu'elle est.,.. Quand on aurait supposé que nous
connaîtrions l'étendue qui est dans les corps par l'é-

tendue qui serait dans l'âme, il resterait toujours à ex-

pliquer comment cette petite étendue qu'on aurait mise


dans l'âme pourrait lui faire comprendre et imaginer
l'étendue mille fois plus grande d'un portique 2 .» C'est
la pensée d'Augustin sous une forme plus précise et

moins brillante.

Si ces images qui représentent à notre esprit les


corps et les espaces qu'ils occupent, n'ont pas en nous
une existence locale, à combien plus forte raison en
est-il de même des autres modifications internes qui
n'ont rien de commun avec les corps! La charité, la

bonté, la douceur, la joie, la continence sont en nous,


sans que nous soyons capables d'assigner un siège spé-
cial à chacune d'elles ; elles se réunissent en un seul
point, sans que nous puissions dire qu'elles y sont à
l'étroit et qu'elles se gênent mutuellement. Vous avez de
la charité et vous ne sauriez m'indiquer du doigt où elle

est, et vos yeux ne l'ont jamais vue; votre esprit seul

* Enn. 4°, 1. VII, S 6. Trad. de M. Bouillet.


2 Boss., Traité du lib. arbitre, c. 4.
(

de l'ame. r> .)

est en étal de la saisir. Vous dites que cette charité esl

grande, e1 jamais vus regards n'en ont mesuré la circon-

férence, ni calculé la unisse. Vous ajoutez qu'elle est

entrée dans votre cœur, qu'elle vous parle intérieure-

ment, et il vous est impossible de me rien dire sur sa

démarche, et vous ries obligé de convenir que son


langage ne ressemble point â celui qui se compose
de sons et de paroles qui remuent l'air*. Il est permis
de croire qu'ici encore Augustin s'est inspiré de la

lecture des Ennéades: « La beauté, la justice, avait dit

1 Mol in, n'ont pas non plus d'étendue, je pense; il doit

en être de même de leur conception. Ces choses ne


peuvent être saisies et gardées que par la partie indi-

visible de l'àme. Si celle-ci était corporelle, où existe-


raient les vertus, la prudence, la justice, le courage? 2 »
Que dire, ajoute Augustin, de la lumière même qui
n<>us permet de distinguer toutes ces choses, qui nous
empêche de confondre les objets de l'opinion avec ceux
de la science, les objets de l'imagination avec ceux de
la mémoire, les objets des sens avec ceux de la raison?
Cette lumière n'a pas une existence locale et n'est pas

répandue dans l'espace, comme celle du soleil et des

mitres corps lumineux. Cependant la réalité en est


aussi incontestable que celle des objets qu'elle éclaire

et que nous ne connaissons que par elle. Cette lumière


-uppose, à son tour, un œil intérieur auquel elle est

appropriée, une faculté spéciale pour laquelle elle est

CXLY1I, 46, 47. Conlr. Manich.,


1

Epist., c. c. 18.

« Enn. 4°, 1. VII, § 8. Trad. de M. Bouillet.


60 DE LA SPIRITUALITÉ

faite et dont la fonction est de prononcer souveraine-


ment et sans appel sur le vrai et sur le faux. Or cette

faculté, supérieure non-seulement aux objets physi-


ques , mais encore aux autres pouvoirs qui président
à notre vie intellectuelle, nous ne saurions nous la re-

présenter par aucune image sensible. Vous parlez sans


cesse de sa grandeur. Hé bien ! essayez de la localiser
dans l'espace, de l'étendre et de l'enfler à votre fantai-

sie; vous reconnaîtrez bientôt l'inutilité de vos efforts.

Ce qui fait sa grandeur, ce n'est pas une étendue ma-


térielle incompatible avec sa nature, mais la dignité de

la fonction qu'elle remplit dans notre économie mo-


1
rale .

La conclusion à tirer de ces dernières considéra-


tions c'est, dans la pensée de saint Augustin, que l'in-

telligence qui saisit la vérité et la vérité qui est saisie

par l'intelligence étant également incorporelles, il


y
aurait de l'absurdité à ne pas regarder aussi comme
incorporel l'être qui possède l'intelligence et en qui la

vérité réside.

II.

Après avoir établi — on a vu avec quelle vigueur —


la spiritualité de l'âme humaine, Augustin se pose à ce
sujet plusieurs objections.

Si l'àme, dit-il, est distincte du corps, ne serait-ce


pas qu'elle est tout simplement un cinquième élément
distinct des quatre éléments vulgairement reconnus?

1
EpisL, cxx, c. 2.
DE L'AME. 61

A cette objection il répond : oui et non. Oui, si Ton


entend par là une substance sui generis, qui n'a ni

longueur, ni largeur, ni profondeui ; non, si l'on en-

tend pai- là un objet qui ait des parties distinctes les


unes <!«'- autres et telles que chacune d'elles soit plus

petite que le tout.

\ serait-elle point, ajoute Augustin, à défaut du

corps, l'harmonie du corps lui-même et l'organisation


des parties qui le composent? En aucune manière. Car
l'âme esl d'autant plus éclairée et plus parfaite qu'elle
mstrait plus complètement à l'influence du corps,
pour se retirer et se replier en elle-même. Or, si l'âme
était l'harmonie du corps, c'est-à-dire, en définitive,
un de ses attributs, comment se perfectionnerait-elle

en se séparant plus ou moins de son sujet, et se perfec-


tionnerait-elle d'autant plus qu'elle s'en séparerait da-

vantage? C'est pourtant ce qui arrive. Quand l'àme


\.Mit connaître Dieu, se connaître elle-même, ainsi que
nergies qui lui sont propres, quand elle veut enfin
saisir le vrai d'une prise ferme et inébranlable, que
fait-elle? Se lourne-t-elle vers la lumière qui éclaire
yeux? Non. Elle s'en détourne au contraire. Cette
lumière serait pour elle, non un secours, mais un obs-
tacle; car elle l'empêcherait de se replier sur elle-
même et de s'éclairer de la lumière intérieure qui y
brille. Comment l'àme pourrait-elle être corporelle,
quand les corps en général, et quand le corps le plus
pur de tous, qui est la lumière, entravent, au lieu de
1
les faciliter, ses diverses opérations ?

1
De Gen. ad Utt., 1. VU , c. 14.
62 DE LA SPIRITUALITÉ
«Une chose, ajoute Augustin, qui n'aurait pas sa
nature propre, qui ne serait pas une substance, mais
un attribut inséparablement uni au corps, de la même
manière que la couleur et la forme, ne s'efforcerait
point de se détourner du corps pour saisir les choses
intelligibles , ne les percevrait pas d'autant mieux qu'elle
pourrait mieux s'abstraire des choses sensibles et ne
deviendrait pas par cette vue même meilleure et plus
parfaite. Car ni la forme, ni la couleur, ni l'harmonie
même du corps, qui n'est que le mélange des quatre
éléments dont ce corps est composé, ne peuvent se
détourner de lui à qui elles sont inséparablement unies
comme à leur sujet. Mais l'âme contemplant des
choses qui sont conçues comme étant toujours de la
même manière, cela fait assez voir qu'elle est unie à
elles d'une façon merveilleuse, toujours lamême et
incorporelle, c'est-à-dire qui n'a rien de commun avec
l'étendue 1 .»
On reconnaît ici, comme ailleurs, l'inspiration de

l'auteur du Phédon et de celui des Ennéades. La vi-

goureuse argumentation de ces deux maîtres n'a rien


perdu, et ce n'est pas un petit éloge, sous la plume de
leur disciple.
L'âme n'est donc pas un corps, elle est un esprit.

Mais comment concevoir l'existence d'une substance


spirituelle? Qu'est-ce qu'une chose qui n'a ni longueur,

ni largeur, ni profondeur, aucune des dimensions de


l'espace? N'est-ce pas un pur néant? En aucune sorte.

4
De imm. un., c. 10.
de l'âme, <'»;»

La justice a-t-elle li
i
-
mêmes propriétés que les corps?
Peut-on la qualifier de longue, de large, de profonde?
Cependant qui oserait dire que la justice n'est rien? La
simplicité esl si loin d'être identique au non-être,
qu'elle est , au contraire, la marque de la perfection
de l'être. Dieu est une substance incorporelle ; s'ensuit-
il qu'il soit une substance chimérique? Spiritualiser
l'âme, ce n'est donc pas l'anéantir, puisque Dieu, qui
esl spirituel, possède l'être dans toute sa plénitude.
Qu'y a-t-il de plus parlait parmi les objets de la géo-
métrie? Ce îfest ni le triangle, ni même le carré, ni
même le cercle, ni même la ligne: c'est le point.
Pourquoi? A cause de sa simplicité et de son unité. Or,
si le point qui est absolument inétendu, qui ne possède
aucune des dimensions de l'espace, l'emporte sur la

ligne et sur les différentes figures qui possèdent une


ou plusieurs de ces dimensions, pourquoi l'âme, mal-
gré sa simplicité, n'aurait-elle pas plus de réalité que
le corps et ne serait-elle pas le principe de sa vie et de
ses mouvements 1
?

L'excellence et la perfection ne se mesurent pas sur


grandeur matérielle. L'éléphant est plus grand que
l'homme. Cependant il faudrait être de la famille de ce
quadrupède, pour soutenir qu'il est plus sage. L'âne est
moins intelligent que l'abeille, — c'est du moins l'opi-

nion d'Augustin; — on n'oserait toutefois prétendre qu'il

es! moins grand, sans se faire soi-même taxer d'ânerie.


L'œil de l'aigle est plus petit que celui de l'homme;

1
Di Qu. an., c. 3, 4 et sg. De An. et ej. orig., I. IV,' c. 12.
64 DE LA SPIRITUALITÉ
combien néanmoins n'est-il pas plus perçant! Quand
cet oiseau superbe plane dans les airs à des hauteurs

où, malgré la lumière éclatante qui l'inonde, notre


œil a peine à l'apercevoir, ni le lièvre tapi sous les

broussailles, ni le poisson recouvert par les flots n'é-


chappent à ses regards. Si donc la grandeur ne con-
tribue en rien ni à la perfection des corps, ni à l'excel-
lence des organes qui perçoivent les choses matérielles,
comment serait-elle nécessaire à la perfection de l'àme
et à l'excellence de la raison, dont la propre fonction
l
est de saisir les choses invisibles ?

Si l'âme n'a rien de commun avec la grandeur,


comment se fait-il qu'elle grandisse ou semble grandir
avec l'âge tout comme le corps? L'enfant qui commence
à bégayer a une intelligence moindre que certains ani-
maux; mais, à mesure que le temps coule, que ses

organes se développent, son intelligence se développe


aussi d'une manière surprenante.
Pour résoudre cette objection, il suffit de remarquer
que ceux qui la font se paient de mots, et prennent des
métaphores plus ou moins justes pour des raisons so-
lides. Ils confondent la qualité avec la quantité, la per-
fection avec la grandeur proprement dite, qui en est

tout à fait distincte. Un cercle peut être plus petit


qu'une autre figure de géométrie : il ne laissera pas
d'être plus parfait. Pourquoi? Parce qu'il a plus de sy-
métrie, et que tous les points de sa circonférence sont
à une égale distance du centre.

1
De Quant, an., c. 4 4.
DE l'ame. 65
La perfection est donc une chose; el la grandeur,
une autre. Or ,
quand on dit que l'âme croît, qu'elle se

développe, on veuf dire, non qu'elle acquiert â un plus


haut degré les diverses dimensions do l'étendue, mais
qu'elle gagne en perfection. C'est ainsi qu'un homme
qui emploie les mots de longanimité et de grandeur
d'âme, ne songe pas à l'extension locale de l'âme,
mais â certaines dispositions morales que ses yeux ne

voient pas, et que son esprit néanmoins saisit à mer-


veille.

On insistera peut-être, dit saint Augustin , et on allé-

guera les variations qui se remarquent dans les forces


de l'homme. Les forces de l'homme sont comme ses

sens: elles ont besoin du corps pour s'exercer, mais


elles sont des facultés de l'âme et non du corps; car
un objet inanimé est totalement dépourvu de forces.
Or nos forces vont en augmentant de l'enfance à l'ado-

ence, de l'adolescence à la jeunesse, et elles dé-


clinent ensuite, quand la vieillesse commence. Est-il
possible que les forces, qui sont des facultés de l'âme,
croissent et décroissent, et que l'âme ne croisse et ne
roisse pas également?
Cette difficulté s'évanouira d'elle-même, si l'on dé-
veloppe les sens complexe du moi forces, et si l'on en
démêle les diverses acceptions. Les forces d'un homme
dépendent de trois choses : 1° de la masse de son corps,

car en vertu des lois générales de la matière, un corps


plus petit cède à un plus grand ;
2° du jeu des nerfs qui
it, en quelque sorte, les machines avec lesquelles on
t'ait mouvoir la masse du corps; 3° de l'énergie de l'âme
5
F.
66 DE LA SPIRITUALITÉ

elle-même qui est le principe du mouvement. Si donc


un homme est plus fort à un âge qu'à un autre, on n'en
saurait conclure démonstrativement que son âme est

devenue plus grande; car cette augmentation de forces


peut provenir, soit de l'augmentation de la masse cor-
porelle, soit de la souplesse acquise par les organes
qui servent à la remuer 1 .

Telles sont les principales raisons que saint Augustin


oppose aux objections élevées contre la spiritualité de
ame.
Nous ne voulons pas reprendre et examiner en dé-
tail chacun des points de cette vive discussion où le

brillant rhéteur de Tagaste s'enivre de ses propres rai-

sonnements, et déploie une subtilité qui aurait fait en-

vie à un Grec du siècle de Périclès ou à un philosophe


du moyen âge. Quelques observations seulement.
Les considérations qu'Augustin emprunte à la géo-
métrie pour établir la spiritualité de l'âme , suivant en
cela les traditions de l'école platonicienne, sont loin de

lever toutes les difficultés que cette question présente.

De plus, l'assimilation qu'il fait entre Tâme et le point

n'est pas sans péril , et semble militer en faveur de la

doctrine qu'il combat. Un matérialiste pourrait le

prendre au mot et lui dire : « J'admets notre rappro-


chement entre l'âme et le point. Mais le point n'est
rien de réel, c'est une pure conception de l'esprit.

Donc il même de l'âme.)) Augustin aurait dû


en est de
distinguer, comme le fit plus tard Leibniz, le point

1
De Quant, anim., c. 4 6, 47, 18, 49, 20, 21, 22.
DE L'AME. 67

métaphysique du point physique et du point mathéma-


tique. «Les points physiques, dit le philosophe de
Hanovre, ne sont indivisibles qu'en apparence, les

points mathématiques sont exacts, mais ne sont que


modalités : il n'y a que les points métaphysiques ou
de substance.... qui soient exacts et réels
1
.» D'où il con-
clut que c'est la métaphysique, et non pas la physique
ni les mathématiques, qui est la véritable science de la

réalité et de la vie.

En outre ,
partir, comme Augustin , du principe que
l'excellence d'un être ne se mesure point sur sa gran-
deur, pour en conclure que lame peut être sans étendue
et pourtant d'une nature excellente, c'est raisonner
d'une manière peu exacte. La seule conséquence légi-
time qu'il soit permis d'en tirer, c'est que l'âme peut
être à la fois d'une perfection et d'une petitesse extrêmes.

De ce que l'exiguité de la matière n'est pas un obstacle


à la perception , comme Augustin le fait voir par
l'exemple de l'œil de l'aigle, il ne s'ensuit pas que
l'absence de toute matière n'en soit pas un; car la per-
ception peut dépendre de l'organisation de la matière,
et dès que la matière disparaît complètement, il n'y a
plus d'organisation possible.
Ajoutons qu'en exposant l'objection tirée de ce qu'on
appellerait aujourd'hui les rapports du physique et du
moral, Augustin lui ôte beaucoup de sa force, et qu'il

se perd en y répondant dans une foule de subtilités. Il

institue une discussion presque sans valeur pour la

1
Monadologie,
68 DE LA SPIRITUALITE

science, là où il aurait pu faire un travail d'un intérêt

éternel. Car, s'il est un sujet intéressant et en lui-même


et dans ses relations avec la spiritualité de l'âme, c'est

sans contredit le parallélisme, pour ainsi dire inva-


riable, des phénomènes physiologiques et des phéno-
mènes moraux, qui fait qu'on est si vivement tenté de
les dériver les uns et les autres d'un seul et même
principe. L'habile professeur de Milan et de Rome
avait-il donc oublié les beaux vers de Lucrèce qui sont
dans toutes les mémoires , et qui ont souvent fait chan-
celer — les esprits sincères en conviendront — les

convictions les plus fermes et les mieux établies?


Qu'est-ce que cette âme, disait le grand poète romain,
dont les états divers correspondent si exactement à
ceux du corps? Faible et incertaine comme lui, durant
la période de l'enfance, forte et vigoureuse comme lui,

à l'époque de sa robuste maturité, elle s'affaiblit et

décline comme lui, au dernier âge de la vie; car, à

mesure que machine cède aux assauts répétés du


la

temps, le jugement chancelle et l'esprit s'égare. Qu'est-ce


que cette âme qui est malade de toutes les maladies du
corps, qui a le délire quand celui-ci a la fièvre, qui

tombe et s'affaisse avec lui dans une léthargie com-


mune? Qu'est-ce que cette âme que les fumées du vin
vont troubler jusque dans sa mystérieuse demeure , et

dont la sagesse et la raison s'obscurcissent sous l'action


1
d'un simple liquide ?

Augustin est d'autant moins excusable de n'avoir pas

1
Lucret., De nal. rc?\, 1. III, v. 446.
DE L*AME. 69
discuté ces objections que de son poinl de vue, elles

sont beaucoup plus Faciles à résoudre que du point de


vue cartésien. Quand on demande à Descartes, qui
creuse un abîme entre la matière et l'esprit, comment
les états qui se produisent dans Tune de ces subs-
tances ont leur contre-coup dans l'autre, que peut-il
répondre? Rien de plausible et de vraiment scientifique.
[1 lui faut, pour se tirer d'embarras, recourir à un coup
de théâtre el faire descendre Dieu du ciel. Mais Augus-
tin no professe pas un spiritualisme aussi exagéré et

aus>i abstrait; il croit que l'âme est profondément en-


gagée dans le corps, et qu'elle est le principe, non-
seulement de la pensée, mais encore de la vie. Il aurait
donc pu répondre aux objections de Lucrèce, que les

fonctions physiologiques de l'àme une fois troublées, ce


trouble se communique naturellement aux fonctions
psychologiques, parce que ces deux espèces de fonc-
tions, étant exercées par le même sujet, se pénètrent
iproquement, et exercent les unes sur les autres une
action et une réaction constantes.
Ces réserves faites, nous ne pouvons qu'admirer tant
de pages d'une beauté sévère , où se déploie avec une
rare puissance d'abstraction et une force logique peu
commune le génie spiritualiste d'Augustin. Il faut re-
monter jusqu'à Plotin et descendre jusqu'à Descartes
pour trouver ce redoutable problème de la spiritualité

de l'àme soulevé par un esprit aussi net et aussi vigou-


reux, et envisagé sous toutes ses faces avec une atten-
tion aussi opiniâtre et aussi pénétrante.
70 DE LA NATURE

CHAPITRE IV.

DE LA NATURE DE L'AME.

I.

Un illustre philosophe moderne croit avoir suffisam-


ment déterminé la nature de l'âme en la distinguant du
corps et en disant qu'elle est une substance pensante,
tandis que le corps est une substance étendue. Saint
Augustin conçoit l'âme d'une manière beaucoup plus
juste et plus profonde : « L'âme , dit-il , est une subs-
tance qui participe à la raison et qui est faite pour régir
un corps 1 .»
C'est là une définition qui mérite , comme celles de
Platon et d'Aristote, d'être examinée avec le plus grand
soin , et dont chaque terme veut être mûrement pesé.
Dire que l'âme est une substance, c'est dire qu'elle
n'est point un simple mode, subsistant dans un sujet,

et sans existence qui lui soit propre , c'est dire qu'elle

n'est point comme les corps ,


qui n'ont qu'une ombre
d'existence, parce qu'ils sont composés, multiples, et
que la composition et la multiplicité excluent l'être
véritable , c'est dire enfin qu'elle se rapproche ,
par
sa simplicité et son unité, de la Monade suprême, et

qu'elle en est comme une imitation.

1
Substantia quaedam rationis particeps, regendo corpori ac-
commodata (De Quant, anim., c. 13).
DE L'AME. 71

G'esl ainsi que Fardella et Leibniz, son maître,


aprennent la pensée de saint Augustin; ((Platon,
dil le grand philosophe allemand, a très-bien vu qu'il
n'y a de vraies substances que les âmes, mais que les

corps sont dans un écoulement perpétuel. Augustin a


perfectionné et agrandi cette doctrine en prenant pour
règle la philosophie chrétienne; les scolastiques ont
l
suivi ses traces, mais sont restés loin derrière lui .y>

Quand Augustin ajoute ces simples paroles qui par-


ticipe à la raison , il exprime à merveille l'essence de
Ta nie humaine car ;
il exprime un attribut fondamental
et sans lequel elle ne serait pas ce qu'elle est, un attri-

but premier, et que tous les autres, tels que la pensée,


la volonté libre, la moralité, la parole supposent; un
attribut différentiel; car, d'un côté, la raison sépare

l'âme humaine de l'âme de la brute; et, de l'autre, la

participation à la raison la distingue de l'Être suprême,


qui , au lieu de participer simplement à la raison , est

la raison même , et possède en propre ce que chacun


de nous n'a que par emprunt. Dieu n'a pas besoin
d'être éclairé; il est à lui-même sa propre lumière.

L'âme, n'étant point sa lumière à elle-même, ne peut


être éclairée que par son rapport avec Dieu, soleil

intelligible, qui éclaire les esprits, comme le soleil sen-


sible éclaire les corps.

Si l'âme est une substance qui participe à la raison,


non-seulement elle est distincte des corps , mais elle se

rapproche de Dieu sans , s'identifier néanmoins avec lui ;

4
Lettres et Opuscules, publiés par M. Foucher de Careil, 4 857. —
Deu.'jic?ne lettre à Fardella, p. 326.
72 DE LA NATURE
car il reste toujours entre elle et lui la distance qui

sépare ce qui est par autrui de ce qui est par soi ; une
cause seconde , de la cause première. Ainsi , ces seuls
mots bien compris ferment la porte et au matérialisme
et au panthéisme.
Ce n'est pas tout. L'âme est faite, suivant Augustin,
pour régir le corps, — regendo corpori accommodata. —
Qu'est-ce à dire? Qu'elle est une force, comme Leibniz
la définira un jour; c'est ce que le mot regendo nous
fait entendre, et que sa destinée n'est pas de vivre hors
du corps, comme les platoniciens l'avaient prétendu,
mais dans le corps, ainsi que l'avait soutenu Aristote.
Le corps, en effet, n'est pas une prison dans laquelle
elle est renfermée, mais un instrument fait pour elle,

comme elle est faite pour lui, accommodata.


L'âme, outre son union avec la raison souveraine,
en a donc une autre avec les organes: elle doit à la fois

régler ceux-ci et se laisser régler par celle-là. C'est de


cette double union que Malebranche parle si noblement
dans la préface de la Recherche de la vérité, en recom-
mandant aux hommes de resserrer la première et de
relâcher la seconde , s'ils tiennent à leur perfection et
à leur félicité, et en appuyant ses vues et ses conseils

sur l'autorité de saint Augustin.


Cette définition a, selon nous, un autre mérite: c'est
de contenir en germe la psychologie de saint Augustin
tout entière ; car toutes les grandes fonctions de l'âme
se ramènent, d'après lui, à la connaissance et à l'amour,
et il n'y a que deux espèces d'amour et de connaissance :

l'amour et la connaissance du corporel, avec lequel


DE L'AME. 78

elle est unie par les sens; l'amour et la connaissance

du divin, avec lequel elle communique par la raison.

Aussi, ji
1
m 1
trains pas de le dire, cette définition,

déjà remarquable à tant d'antres titres, Test encore en

ceci, qu'elle est la psychologie de saint Augustin en


abrégé, comme sa psychologie est cette même défini-

tion développée.

La définition d'Augustin a été reproduite avec quel-

ques modifications par plusieurs philosophes modernes,


entre autres par Bossuet : «Nous pouvons définir l'âme

raisonnable, dit le grand évoque de Meaux, substance


intelligente née pour vivre dans un corps et lui être

intimement unie. L'homme tout entier est compris


dans cette définition, qui commence par ce qu'il y a de
meilleur, sans oublier ce qu'il y a de moindre, et fait

voir l'union de l'un et de l'autre *.*

On remarquera que le mot intelligente , dont Bossuet

se sert, est moins expressif que les mots rationis parti-


ceps qu'avait employés saint Augustin, et qu'il carac-
térise moins heureusement la doctrine commune à

saint Augustin et à Bossuet sur les rapports du verbe


divin et de l'âme humaine. En disant que l'âme est née
pour vivre dans un corps et lui être intimement unie,
Bossuet laisse également flotter sa pensée dans une
sorte d'indétermination. Il évite de se prononcer,
comme le fait nettement Augustin , sur la question de
savoir si l'âme est le principe de la vie et de la pensée
tout ensemble, ou si elle est le principe de la pensée

1
Conn. de Dieu et de soi-même, c. 4, S *•
74 DE LA NATURE
seulement. En même temps , il ne tient nul compte de
cet attribut de la force, qui doit être regardé comme le

principe constitutif, non-seulement de l'âme humaine


en particulier, mais encore de toute âme quelle qu'elle
soit.

On ne saurait adresser ce dernier reproche à la défi-


nition de Platon, dont Augustin s'est peut-être inspiré :

«L'âme est ce qui se sert du corps»; mais on pour-


rait lui reprocher de ne point marquer la nature propre
de 1 ame , ni ses rapports avec Dieu , ni ses relations

précises avec le corps. Elle n'indique pas, en effet, si

l'âme se sert du corps par hasard et accidentellement


ou parce qu'elle est faite tout exprès pour cela regendo ,

corpori accommodata.
La définition de M. de Bonald : « L'âme est une
intelligence servie par des organes,» dont on a fait de
nos jours tant de bruit, a tous les défauts de celle de
Platon, dont elle n'est qu'une altération, et un autre
qui lui est propre. Dire que l'âme est une intelligence
servie par des organes, n'est-ce pas, en effet, faire de
l'âme quelque chose de purement inerte et passif, et
méconnaître l'activité qui est son attribut essentiel ?

II.

Parmi les attributs qui découlent immédiatement


de la seule notion de l'âme , il faut placer en première
ligne la simplicité. Mais comment l'âme peut-elle sentir
dans tout le corps, si elle ne s'étend pas dans le corps
DE l'ame. 75
toul entier; el , si elle s'j étend, comment peut-elle être
simple? Entre l'étendue et la simplicité n'y a-l-il pas
contradiction 1

Que l'Ame sente dans tout le corps, c'est pour Au-


gustin un Fail d'expérience, qu'il se garde bien de con-
tester; qu'elle soit simple, c'est une vérité non moins
indubitable, puisqu'elle ne sent pas dans les différentes
parties du corps par différentes parties d'elle-même,

mais tout entière.


Augustin aurait pu s'en tenir là. Il aurait pu se bor-

ner à constater ces deux laits inexplicables peut-être,


comme beaucoup d'autres, mais, à ses yeux, réels et in-
contestables. Il voulut aller plus loin , et chercha à ren-
dre plausibles, par des analogies tirées du sens de la
vue, les modifications éprouvées par l'âme là où elle

n'est Quand l'œil perçoit un objet, est-ce


pas présente.
un objet présent ou un objet absent qu'il perçoit ? Un
objet absent; car un objet qui serait présent, qui serait
dans l'œil même, ne serait pas perçu le moins du
monde, et son absence est la condition nécessaire de sa
perception. Si donc l'œil, le plus noble de nos organes,
connaît à distance, au moment où l'âme le fait servir

à ses opérations, les diverses modifications des corps,


comment l'âme, de laquelle il tient la faculté de voir,
comment l'âme, qui lui est bien supérieure, ne pour-
rait-elle pas connaître les modifications de son propre
1
corps, sans être étendue dans le corps tout entier ?

A l'exemple des Alexandrins , Augustin s'élève contre

1
De Quant, an., c. 30. De Ver. ReL, c. 40. Epist, CLXVI, c. 2.
76 DE LA NATURE

ceux qui se représentent l'âme comme une substance


d'une étendue égale à celle du corps, et qui s'imaginent
qu'elle est contenue en lui, de la même manière qu'un
fluide ou un liquide est contenu dans une outre. Il dis-
tingue soigneusement, après Plotin, la présence par
action de la présence locale, et, tout en admettant l'une,
il rejette l'autre. Loin que l'âme soit contenue dans le

corps , on pourrait presque dire que c'est le corps qui


est contenu en elle. Elle le pénètre, comme un agent
pénètre la matière sur laquelle il exerce ses opéra-
1
tions .

Mais , si l'âme n'est pas étendue, comment se fait-il

qu'elle soit divisible, à tel point que, si on coupe en


morceaux certains animaux, chaque partie de leur
corps reste animée d'une portion de leur vie totale?
C'est l'objection qu'Aristote s'était déjà adressée dans

le Traité de l'âme, et qui a depuis si fort préoccupé


Reimarus et beaucoup d'autres.

Quand nous étions enfants, dit Augustin, nous pre-


nions plaisir à considérer, avec un mélange d'étonne-
ment et de curiosité, des queues de lézards, qui palpi-
taient encore quelque temps après avoir été coupées.
Que faut-il penser de ces phénomènes? Notre auteur
est d'abord tenté d'y voir, comme on l'a fait quelque-
fois depuis, des mouvements contractiles plutôt que
des mouvements vitaux, et de les expliquer par l'action
d'un fluide, qui imprimerait aux organes, en se reti-

rant, une dernière commotion laquelle , irait diminuant,

1
De Quant, an., c. 5.
Dl i/ami:. 77

;i m Mi!.' que le fluide diminuerait lui-même. Mais un


Fail qui se présente à sa mémoire, et qu'il raconte avec
beaucoup de vivacité el de charme, l'empêche de s'en
tenir â cette explication.

Il était à la campagne, <l;ms la Ligurie, avec qucl-

ques jeunes gens dont il dirigeait l'instruction. Ceux-ci

aperçurent, pendant qu'ils étaient couchés par terre,


un insecte rampant et ayant une multitude de pieds:
c'était une espèce de ver de forme allongée. L'un d'entre
eux , l'ayant frappé de son stylet, qu'il tenait par hasard

à la main , le coupa en deux. Alors les deux tronçons se


mirent à fuir avec la môme vélocité qu'auraient pu
faire deux animaux différents. Étonnés de ce prodige et

curieux d'en savoir la cause, nos écoliers apportèrent


tronçons vivants à Augustin et à Alype, qui ne
furent ni moins surpris ni moins émerveillés de les

voir courir çà et là sur la table. L'un d'eux, ayant été

touché avec le stylet, se tordait vers la partie souf-

frante, pendant que l'autre, sans rien sentir, continuait

ses mouvements d'un autre côté. Curieux de pousser


l'expérience jusqu'au bout, ils coupèrent l'insecte, ou
plutôt les insectes, en une multitude de parties. Celles-

ci se mirent alors à se remuer sur la table de telle ma-


nière que, si les témoins de ce spectacle n'eussent pas
été eux-mêmes les auteurs de ces mutilations, et n'eus-
sent pas vu les blessures encore toutes fraîches, ils

auraient pu croire qu'ils avaient devant les yeux des


insectes nés séparément et ayant toujours vécu de leur
vie propre.

Saint Augustin avoue, avec sa franchise ordinaire,


78 DE LA NATURE

que ce fait est embarrassant et difficile à concilier avec

l'indivisibilité, l'inétendue et la simplicité de l'âme;


mais il ne croit pas qu'un ver de terre, suivant son ex-
pression , doive faire crouler tout l'édifice de ses rai-
sonnements. Quand une fois on a prouvé solidement
une chose, il ne faut pas la rejeter à la première diffi-

culté qui se présente; car cette difficulté peut tenir à


la faiblesse de notre esprit, et serait peut-être levée par
un plus habile que nous. Sans prétendre dissiper tous
les doutes par des raisons sérieuses , il cherche à les

éclaircir par d'ingénieuses comparaisons.

Le mot, dit-il , est à peu près à l'idée ce que le corps


est à l'âme. Or il est possible que le mol soit divisé et

réduit aux syllabes qui en sont les éléments, sans que


l'idée soit anéantie et cesse de donner un sens aux dif-
férentes parties du mot auxquelles elle était jointe.

Donc il se peut aussi qu'après la dissolution du corps,


l'âme continue à subsister dans chacune des parties
que la mort a séparées. Il est des mots qui périssent
tout entiers, quand on les divise; car l'idée qui les ani-
mait disparaît entièrement : tel est le mot sol. Mais il

en est d'autres qui , une fois divisés , conservent encore,


après cette division, quelque chose de l'idée qui les fai-

sait vivre. Si je coupe en deux le mot lucifer, la pre-


mière partie du mot recouvrira encore une idée, et la

seconde aussi. Chacune d'elles sera, comme les tron-


çons de notre vermisseau de tout à l'heure, animée et

vivante. Cependant qu'est-ce qui a été divisé? Ce n'est

pas l'idée, qui n'occupe aucun lieu et qui est en soi in-
divisible, comme l'âme elle-même, mais le mot, qui
DE i. ami:. 7!>

seul est réellement divisible, parce que seul il occupe


une place dans Iç temps, comme le corps occupe une
place dans l'espace '.

Cette réponse d'Augustin est très-jolie et très-ingé-


nieuse, mais elle est loin d'être concluante et démons-
trative. Pourquoi? Parce qu'elle repose sur une assi-
milation qui manque d'exactitude. L'âme n'est pas
précisément au corps ce que l'idée est au mot, quoi
qu'en dise saint Augustin. Entre l'âme et le corps il
y
a une union naturelle et objective; entre l'idée et le
mot il n'y a qu'une liaison conventionnelle et subjec-
tive, et ce qui est vrai de l'une peut fort bien n'être pas
vrai de l'autre. Hypothèse pour hypothèse ,
je préfére-

rais encore à l'idée d'Augustin celle de Leibniz ,


qui
voit dans chaque être une multitude de monades subor-
données à une monade centrale, si bien que dans le

cas où le corps est divisé, la monade dirigeante conti-


nue à régir une partie du corps, tandis que dans les

autres parties telle ou telle monade dominante s'em-


pare du pouvoir régulateur laissé vacant.
Toutefois, si l'âme est simple, elle n'a pas, suivant

saint Augustin , une simplicité pleine et entière. Elle

est plus simple que les corps, car elle ne s'étend point
comme eux dans l'espace et n'a point comme eux des
parties telles que les plus grandes tiennent une plus
grande place, et les moindres une place moindre 2 Mais .

elle est véritablement multiple, en ce sens qu'elle est

1
De Quant, anim., c. 32, 33.
2
De Trin., VI, c.
1. G.
80 DE LA NATURE
le sujet de la joie et de la tristesse, de la mémoire et

de l'intelligence, du désir et de la crainte, et d'une foule


d'autres modifications, qui peuvent se trouver en elles

ou toutes ensemble, ou les unes sans les autres, ou à

des degrés divers. C'est ainsi que, dans un corps, autre


chose est la grandeur, autre chose la couleur, autre
chose la figure, et que, l'une de ces qualités venant à
diminuer, les autres ne diminuent pas nécessairement
pour cela. L'âme n'est donc pas parfaitement simple :

si elle ne change pas dans l'espace, comme le corps,


elle change comme lui dans le temps 1
. Il n'y a de par-

faitement simple que Dieu seul ,


parce qu'en Dieu seul
la bonté est identique à la sagesse, la grandeur à la
béatitude et que tous ses attributs sont son être même 2
.

III.

Saint Augustin ne se borne pas à établir la simplicité

de l'âme; il démontre encore, et de la manière la plus


claire et la plus concluante , son indissoluble unité.
Tout le monde connaît les pages gracieuses de la

République , du Timée et du Phèdre, dans lesquelles


Platon sépare si fortement les divers éléments de notre
nature ,
qu'on a pu croire avec quelque vraisemblance
qu'il n'admettait pas seulement trois facultés de l'âme,

!
Mutari autem animam posse, non qu'idem localiter, sed tamen
temporalité?*, suis affectionibus quisque cognosit. Corpus vero et
temporibus et locis esse mutabile, cuivis advertere facile est. De
Ver. Relig., c. 10.
2 De Civ. D., 1. XI, c. 10.
DE l'àME. Ni

mais Irois âmes distinctes. Cette multiplicité de l'être

humain , qui n'était sans doute dans le philosophe grec


qu'un jeu d'imagination el un caprice d'artiste, fut chez
les Manichéens une croyance arrêtée et une doctrine
séi ieuse. Il- professèrenl nettement l'opinion que, dans
chaque homme, coexistent deux âmes différentes : l'une,

i — ne d'un principe mauvais, toute chamelle et naturel-


lement portée au vice; l'autre, née de Dieu, partie dé-
tachée de sa substance, et de laquelle dérivent toutes les
nobfes pensées et tous les actes de vertu. A leurs yeux,
il y avait lutte entre ces deux âmes, comme entre la
lumière et les ténèbres, comme entre le bon et le mau-
vais principe.

Témoin de ce combat du bien et du mal, dont le

monde a été de tout temps le théâtre, et qu'il a si gran-


dement décrit dans la Cité de Dieu, témoin de cet autre
combat que ses bonnes et ses mauvaises inclinations se
livraient en lui-même, et dont il a reproduit dans les

Confessions l'ardent tableau , Augustin avait longtemps


regardé le manichéisme comme l'explication la plus
raisonnable que Ton pût donner de ces faits en appa-
rence réfractaires à toute espèce d'ordre et de loi. Mais,
quand ses yeux se furent ouverts à la lumière du spiri-
tualisme platonicien et chrétien, il prit à partie ses an-
ciens amis, et les réfuta avec une rare vigueur, en leur
opposant ce que nous appellerions aujourd'hui l'auto-
rité de la conscience et les données de la psychologie.
S'il y avait en nous autant de natures que de volon-
tés contraires, ce ne serait pas deux natures, mais une
multitude de natures différentes qu'il faudrait admettre
F. 6
82 DE LA NATURE
au dedans de nous. Quand un homme est partagé entre

la volonté de se rendre à leur assemblée et celle d'aller


au théâtre, les Manichéens ne manquent pas de dire :

Yoilà un homme qui a une volonté louable et une vo-


lonté blâmable, et, par conséquent, une âme bonne et

une âme mauvaise. D'où pourraient venir, sans cela, ses

incertitudes et ses hésitations? — Mais, si quelqu'un de


nous, réplique Augustin, se demande s'il doit aller à

l'église ou au théâtre, que diront-ils? Que la volonté


qu'il a d'aller au théâtre est mauvaise , et que celle qui

le porte à se rendre à l'église est bonne. Ils s'en gar-


deraient bien; car, à leurs yeux, la fréquentation de
nos temples est une chose criminelle. Il faudra donc
qu'ils disent qu'il y a en lui, dans ce moment-là, non
pas une bonne et une mauvaise volonté, mais deux
mauvaises volontés, et, par conséquent, deux âmes
mauvaises.
Quand un homme délibère s'il fera périr son ennemi
par le fer ou le poison , où est la bonne où , est la mau-
vaise volonté? Ses deux volontés ne sont-elles pas
mauvaises également? Si un homme hésite pour savoir
s'il ira au cirque ou au théâtre , s'il ira voler ou s'il ira

commettre un adultère, son âme n'est-elle pas partagée

entre quatre volontés différentes , mauvaises les unes


et les autres ? On devrait donc admettre alors , en se
plaçant au point de vue des Manichéens ,
quatre subs-

tances mauvaises, qui se feraient la guerre au dedans


de lui. Même raisonnement pour le cas où l'âme incli-

nerait à la fois, et dans le même temps, vers un certain


nombre de buts également louables ; à chaque inclina-
DE l'âme. 83
lion correspondrai! une âme spéciale, et toutes ces

âmes seraient également bonnes. On voit donc que le

principe sur lequel les Manichéens s'appuient, pour


établir qu'il y a deux âmes en chacun de nous, devrait
conduire à en admettre une infinité, ce qui est ab-
surde.
11 est vrai que nous pouvons vouloir plusieurs choses
différentes et même contraires. Quelquefois les biens
célestes nous plaisent, comme les seuls biens réels, et
nous tendons vers eux, entraînés par leur immortel
attrait, et dans le même temps les biens terrestres nous
retiennent par l'appât du plaisir, par les liens de l'habi-
tude , et nous sommes tentés de nous abaisser jusqu'à
ces biens inférieurs. Mais ces deux volontés, dont nous
sentons en nous le conflit, résident, sans être pleines
et entières ni l'une ni l'autre, dans une seule et même
âme, et c'est précisément pour cela que leur divergence
et leur opposition la déchirent et la font cruellement
souffrir.

Ainsi, de ce que ,
quand je délibère, j'incline tantôt

du bon côté, tantôt du mauvais, il ne faut pas conclure


la dualité, mais plutôt l'unité de l'âme, qui, par son
libre arbitre, peut suivre à son gré telle ou telle direc-

tion. Je sens, en pareil cas, que c'est un seul et même


moi qui envisage les deux partis entre lesquels je ba-
lance, et qui fait choix de Tun ou de l'autre. A cette
raison toute psychologique , dont chacun peut sentir la

valeur, l'adversaire des Manichéens ajoute un argument


théologique, qui a bien aussi son importance. Il est plus

conforme, suivant lui, à la saine notion de la divinité


84 DE LA NATURE

de reconnaître deux espèces de choses bonnes, bien


qu'à des degrés différents , également dérivées de Dieu
et agissant les unes sur la partie supérieure, les autres
sur la partie inférieure de notre âme, que d'admettre
deux âmes , dont la première serait bonne et viendrait

d'un bon principe 1


, et dont la seconde serait mauvaise
et découlerait d'un principe mauvais.
S'il n'y a qu'une seule âme pour nos penchants
divers , il n'y en a qu'une non plus pour nos divers sens
et nos diverses facultés. C'est une remarque que saint
2
Augustin avait faite avant Bossuet . La mémoire, dit-

il, l'intelligence, la volonté ne sont pas trois vies, mais


une seule vie; elles ne sont pas trois âmes, mais une
seule et même âme. Quand il parle, à l'exemple d'Aris-

tote, de l'âme séminale, de l'âme sensitive et de l'âme

raisonnable dans l'homme, ce n'est pas qu'il lui attribue

trois âmes différentes; il ne lui reconnaît qu'une âme


unique, mais une âme possédant à la fois la propriété

qui fait végéter la plante, celle qui fait sentir l'animal


et celle qui fait raisonner l'homme. L'âme humaine, —
il le dit en propres termes et avec une précision peu
commune, — l'âme humaine est à ses yeux une par
son essence; elle n'est multiple que par ses fonctions,
— in essentia simplex, in offlciis multiplex, — et

l'âme qui régit le corps n'est pas distincte de l'âme


3
qui pense .

1
Conf.,1. VII, c. 4 0.
2 Cornu de Dieu et de soi-même, c. 4 , S 20.
3
Hoc corpus inspirata anima régit, eademque rationcilis. Dé
Trin., 1. III, c. 2; 1. X, c. 14. Conf., 1. X, c 7.
DE l'àME. 85
S'il arrive à saint Augustin de dire qu'il y a dans
l'homme trois choses, le corps, l'Ame et l'esprit, il ne
faut pas trop se hâter de voir dans cette proposition le

dualisme psychologique des Manichéens, ses anciens


maîtres. Cette interprétation serait en contradiction
avec tout ce qui précède. En s'exprimant ainsi, il con-
sidère l'esprit comme cette partie de l'âme qui pense,
par opposition à celle qui anime le corps. Aussi dit-il
formellement ailleurs : « Il n'y a rien dans l'homme, à
considérer sa substance et sa nature ,
que le corps et
f
l'âme . »

Il est impossible de réfuter le dualisme psychologique


d'une manière plus péremptoire que ne l'a fait plus haut
saint Augustin. Reconnaissons toutefois, pour rendre
hommage à la vérité, et pour ne pas surfaire notre au-
teur, que ses vues sur l'unité de l'âme avaient été
déjà, sinon démontrées, au moins exposées fort clai-

rement par plusieurs philosophes antérieurs, et, en


particulier, par Porphyre et par saint Grégoire de Nysse.
«Comment, dit le premier, peut-on dire que l'âme
est indivisible et qu'elle a trois parties?... On résout
cette difficulté en disant que l'âme est indivisible en tant
qu'on la considère dans son essence et en elle-même
et qu'elle a trois parties en tant qu'unie à un corps di-

visible elle y exerce ses diverses facultés dans diverses


parties. En effet, ce n'est pas la même faculté qui
réside dans la tête, dans la poitrine et dans le foie.
Donc, si Ton a divisé l'âme en plusieurs parties, c'est

'
Serm., 150. De verbo.
86 DE LA NATURE

en ce sens que ses diverses fonctions s'exercent en di-


verses parties du corps 1 .»
Saint Grégoire, combattant la doctrine d'Origène
sur la distinction du principe spirituel et du principe
animique, remarque également qu'il n'y a pas, dans
l'homme plusieurs âmes
,
différentes et résidant en dif-

férentes parties du corps humain , mais qu'il n'y en a


2
qu'une seule, à la fois raisonnable et sensible .

IV.

Non-seulement Augustin n'admet pas que chacun


de nous ait deux âmes, mais il ne paraît pas même
bien certain que chacun de nous en ait une, ni que le

principe qui nous anime soit distinct de celui qui anime


l'ensemble des choses et que les philosophes nomment
l'âme universelle. Pour lui, comme pour les Alexan-
drins, l'individualité de la personne humaine, qu'il re-

connaît parfois nettement, semble d'autres fois une


question. Au lieu de se demander s'il y a plusieurs âmes
en chacun de nous, il faudrait donc commencer par
se demander s'il y en a plusieurs dans le monde. Dire
qu'il n'y en a qu'une, c'est prétendre qu'une seule et
même âme peut être à la fois heureuse dans un homme
et malheureuse dans un autre, ce qui paraît impossible;
soutenir qu'il n'y en a qu'une, et qu'en même temps il

1
Traité des fac. de Vâme. Trad. de M. E. Lévêque (Plotin de
M.Bouillet,t.I*', p. XCII).
2 De opif. homin., c. XIV.
~
DE L'AME s
<

v en a plusieurs, c'est vouloir se livrer de gàîté de COBUf


à la risée générale; niais, d'un autre côté, avancer
qu'il y a plusieurs âmes, c'esl s'exposer, sinon aux
railleries d'autrui, au moins au mépris de soi-même 1
.

Augustin louche ici, sans l'approfondir, à une ques-


tion qui avait vivement préoccupé le génie de Platon et
2
celui «le Plotin, et qui avait inspiré à Virgile des vers
pleins d'éclat et de grandeur. L'univers, pris dans sa

totalité, est-il un animal immense, contenant toutes


choses dans son ample sein, et mu par un principe
interne d'une infatigable activité et d'une fécondité
inépuisable? La constance des mouvements de ce vaste
corps s'explique-t-elle, comme la constance des mou-
vements du corps humain, précisément par la présence
d'une âme, mais d'une âme universelle, produite, elle
aussi, par le Dieu suprême, et imitant, par l'immuable
régularité de son action, l'immutabilité souveraine de

son auteur? Que penser de cette âme que le poëte


latin désignait sous le nom de Jupiter, quand il disait :

<aJovis omnia plena,y> et que d'illustres philosophes


nous représentent comme une émanation de Saturne
c'est-à-dire, suivant eux, de la pleine et pure intelli-

gence, et qu'ils nous montrent se répandant partout,


depuis le centre de la terre jusqu'aux parties les plus
reculées du ciel?

A toutes ces questions, souvent agitées par la philo-

sophie platonicienne, Augustin déclare prudemment

1
De Quant, anim., c. 32.

- Enéide, 1. VI, v. 726.


88 DE LA NATURE

qu'il n'a rien à répondre, et qu'il ne possède pas pour


les résoudre des données suffisantes. Ce qu'il sait, c'est

qu'il y a une sagesse souveraine, qui rend sages toutes


les âmes par voie de participation , et que si l'âme du
monde existe, c'est à elle qu'elle emprunte sa sagesse.
Ce qu'il ne sait pas moins certainement, c'est que le

monde — qu'il possède une âme ou non — est dis-

tinct de ce Dieu qui fait régner, par le moyen des âmes,


la constance et la fixité dans l'univers, parce qu'il en
est seul le principe intarissable et la source éter-
1
nelle .

Descendant du tout à ses parties, de l'univers aux


globes d'or qui en éclairent les insondables profon-
deurs, Augustin se demande s'ils se meuvent tout seuls

dans l'espace, ou bien s'il y a des esprits qui président


à leurs révolutions; si ces derniers les animent comme
autant de principes de vie, de la même manière que
nos âmes animent nos corps, ou s'ils leur sont présents
sans les pénétrer, et s'ils agissent sur eux sans se mêler

à leur substance.
Saint Augustin déclare franchement qu'il lui est

aussi impossible de résoudre ces questions que les pré-

cédentes. Tout ce qu'il croit pouvoir assurer, à cause


de l'idée qu'il se fait de la perfection de Dieu et de
l'ordre universel, c'est que, si les corps célestes sont
animés par des substances angéliques, ils n'ont pas été
formés pour leur servir de prisons, mais pour faire

1
De Cm. D. 1. XIII, c. 46, 17. De Cons. Ev., 1. I, c. 23. Retr.,
1. I,c. 5, M.
m: L'AME. 89

éclater dans toute sa splendeur la sagesse de l'éternel


ouvrier 1 .

Sans d<mte, cette question de l'âme cosmique et des

Ames sidérales peut paraître aujourd'hui singulière et


bizarre; mais qu'on la dépouille de ses formes particu-
lières et locales pour en saisir le sens profondément
général et humain, et on verra que c'est une des plus
importantes que la philosophie se soit jamais posée.
Elle revient à se demander si monde est une vaste
le

machine morte et inerte, où tout se meut par des res-


sorts plus ou moins compliqués, ou si c'est un tout actif

et vivant dont la matière est le corps, dont l'esprit est


l'âme, et qui épanche de son sein, sans s'épuiser jamais,
tous les phénomènes qui remplissent le temps et l'es-

pace de leur développement merveilleux; c'est la ques-


tion du mécanisme et du dynamisme. Elle revient en-
core à se demander si chaque être a une vie particu-

lière et distincte, un principe qui le sépare des autres


eL l'individualise, ou s'il n'est qu'une partie insépa-
rable de l'univers, comme nos membres sont des par-
ties inséparables de nos corps, et si sa vie se confond
avec la vie universelle; c'est, sinon la question du pan-
théisme, au moins une question qui n'en diffère pas
beaucoup. Si l'on peut reprocher quelque chose à saint
Augustin, ce n'est donc pas de s'être posé cette ques-
tion ,
qu'il avait reçue du reste des mains des écoles an-
térieures, mais de n'avoir pas essayé de la résoudre. Il

en résulte qu'après avoir établi — on a vu avec quelle

'
Lib. ad Oros., C. S, 44. De Gen. ad lut., I. II, c. 48.
90 DE LA NATURE
force — la simplicité et l'unité de l'âme, il laisse planer

quelques doutes sur son individualité et sa personna-


lité.

V.

Mais Augustin se relève admirablement, quand il

essaie de faire ressortir la dignité de l'âme et son ex-

cellence. Soit qu'elle se borne à animer quelques par-


celles de matière, soit qu'elle se rapproche de Dieu
par la pensée et par l'amour, l'âme est bien supérieure
à tous les objets corporels. La lumière elle-même, le

plus brillant de tous les corps, est au-dessous du prin-


cipe qui fait mouvoir le dernier des insectes. Augustin
s'extasie avec la" même grâce que le fera un jour Male-
1
branche , son disciple, sur les merveilles qu'offre à nos
yeux une simple mouche. Elle est bien petite, dira-t-

on ! Oui, mais elle est vivante. Qu'est-ce qui anime des


membres d'une telle exiguité? Qu'est-ce qui pousse çà
et là, suivant ses appétits naturels, cet imperceptible
corpuscule? Quand elle court, qu'est-ce qui meut ses

pieds en cadence ?Quand elle vole, qu'est-ce qui pro-


duit et règle le mouvement de ses petites ailes? Il y a
vraiment bien de la grandeur dans cette petitesse! Et
cette grandeur, c'est l'âme qui en est le principe et la

cause 2 .

Le cheval qui s'égare, ajoute-t-il ailleurs, est au-

dessus de la pierre qui ne s'égare point, parce que

1
Malebr., Rech. de la vér., 1. 1, c. 6.
1
Lib. de duab. anim. contr. Maniclï., c. 4, 5.
DE i'ame. 91

celle-ci n'a ni sentiment ni mouvement qui lui soit


propre. L'homme qui s'enivre reste supérieur, malgré
son état de dégradation, à un objet inanimé, si excel-
lent qu'il soit, parce que l'homme, même dans l'état

d'ivresse, ne perd point cette âme qui fait la dignité de


sa nature 1
.

Voilà une âme corrompue, vicieuse, pécheresse. Je


la blâme et la reprends vivement pour sa perversité et
ses écarts. Yoilà un corps sain, vigoureux, bien fait.

J'admire ses belles proportions et je suis ravi de sa


grâce. Que Ton me demande, après cela, ce que je pré-

fère de ce que j'ai blâmé et de ce que j'ai loué, je ré-


pondrai (chose singulière!) que c'est ce que j'ai blâmé,
c'est-à-dire l'âme pécheresse. Gomment se fait-il donc
que je préfère ce que je blâme à ce que je loue? Le
voici. Je blâme cette âme, parce qu'elle n'est pas ce
qu'elle devrait être, et quelle n'atteint pas la perfection

compatible avec son essence. Je loue ce corps, parce


qu'il a les qualités de son espèce et autant de perfec-
tion qu'il en peut avoir. Mais je préfère celle-ci à ce-
lui-là, parce que son essence prise en elle-même est
infiniment supérieure, et qu'une substance qui vit, qui
sent, qui pense, qui veut ,
qui est capable de connaître
Dieu et de pratiquer le bien, surpasse de beaucoup,
lors même qu'elle est viciée, les substances corporelles
2
qui sont dépourvues de ces nobles attributs .

Pour s'élever à la perfection que sa nature comporte,


l'âme humaine passe par une série d'évolutions que

1
De Lib. arb., 1. III, c. 5.
5
Enarr. in psal., CXLV.
92 DE LA NATURE

saint Augustin décrit avec complaisance, et qui ont plus

d'une fois été décrites depuis. Toutes les vies diverses,


dont l'épanouissement riche et varié constitue la vie de
l'homme, sont greffées, en quelque sorte, sur la vie

végétative (animatio). La vie sensitive (sensus) s'y ajoute

immédiatement; puis vient la vie active et industrieuse


qu'Augustin appelle ars, comprenant l'ensemble des
arts et des travaux qui forment, par leur réunion,
la civilisation proprement dite. La quatrième vie est la

vie morale (virtus), qui consiste à lutter contre les pas-


sions et à subordonner à la raison toutes les parties
inférieures de notre nature. A cette vie pleine de no-

blesse et de dignité, mais essentiellement orageuse et


militante, succède une vie plus calme et plus douce
(tranquillitas) , où l'âme, victorieuse désormais de ses
instincts rebelles , se repose au sein de son triomphe.
Mais non contente de régner sur les éléments de son
être qui tiennent au corps et qui tendaient à la rabais-
ser au niveau du reste de la nature, l'âme cherche à

s'élever vers Dieu et à jouir de sa vue bienheureuse (in-

gressio). Enfin elle arrive, et c'est le septième degré de


son mouvement constamment progressif et ascension-
nel , à contempler cet être suprême dont la vue fait à

la fois la perfection et le bonheur de ceux qui le con-


templent (contemplatio 1
).

A côté de cette échelle mystique, dont les premiers


degrés sont empruntés à Aristote, les derniers à Pla-
ton et aux Alexandrins , Augustin en place une autre

1
De Quant. an. y
c. 33.
de l'ami .
98
beaucoup plus simple. Il ramène toutes les fonctions de

l'Ame, «iii»* nous venons, d'énumérer ;ï trois fondions


principales, auxquelles les autres sont subordonnées : à

la vie animale, à la vie humaine proprement dite, à la

vie divine; â ce que l'Ame (ait dans le corps, à ce


qu'elle fait en elle-même , à ce qu'elle fait en Dieu 1 .

Après avoir cité avec admiration celte dernière clas-


sification d'Augustin, un auteur distingué de notre temps
remarque que tous les travaux de Maine de Biran ont
2
abouti a la restaurer . Puis il ajoute que, si ce grand

métaphysicien, au lieu de pratiquer les penseurs du


dix-huitième siècle durant sa jeunesse, s'était initié à
la connaissance de la philosophie chrétienne, il se fût

épargné cinquante années de tâtonnements, et aurait,

dès le début de sa carrière, connu clairement cette


théorie capitale qui ne lui apparut qu'au terme de sa
vie. Le Père Gratry a raison, mais il devrait ajouter,

pour être juste envers tout le monde et pour rendre à


chacun ce qui lui appartient, que cette détermination
des principales fonctions psychologiques n'est pas
l'œuvre de saint Augustin, et que Maine de Biran aurait
pu la trouver toute faite dans un ouvrage purement
profane, dans les Ennêades de Plotin, auquel l'illustre

évêque d'Hippone n'avait pas dédaigné de l'emprunter.


Quoi qu'il en soit, on ne peut voir sans une sorte de
plaisir saint Augustin , un des plus âpres contempteurs
de notre nature, en relever, comme il le fait dans les

'
Quid anima in corpore vateret, quid in seipsâ, qiiid apud
"i (De Quant, an., c. 33).

2
De la conn. de ïâ??ie, par le P. Gratry. Préface.
94 DES FACULTÉS DE L'AME.

pages précédentes, l'excellence et la grandeur. En le

voyant mettre l'âme vivante si fort au-dessus des corps


bruts et inanimés, et l'âme pensante, même avilie et

dégradée, si fort au-dessus des êtres les plus parfaits de


la création matérielle, on songe involontairement aux
pages magnifiques dans lesquelles ses plus illustres dis-
ciples ont dépeint, en traits immortels, la dignité mo-
rale de l'homme. Malebranche, exaltant la raison et la
justice , aux dépens de la force et des autres qualités
corporelles, et reprochant à Homère de n'avoir pas vu

qu'en faisant son héros si agile, il ne lui donnait que la

qualité caractéristique des chevaux et des chiens de

chasse; Pascal, préférant à la masse inintelligente de


l'univers la pensée d'un être chétif que cet univers
écrase, et opposant à toutes les forces de la nature un
simple roseau, mais un roseau pensant; Malebranche
et Pascal ne sont -ils pas dans le même courant d'idées
qu'Augustin, et ne reproduisent-ils pas, en leur don-
nant une physionomie nouvelle, les sentiments qu'il

avait exprimés?

CHAPITRE V.

DES FACULTÉS DE L'AME. — DE LA VIE. — DES SENS.


I.

Parmi les questions qui semblent nées de l'esprit de


réflexion et du besoin de rigueur particuliers aux âges
modernes, et qui ont souvent préoccupé de nos jours
DE LA VIE. — DES SENS. 95
une curiosité savante, une des principales esl celle de
ir quelle méthode on doit suivre pour déterminer
les (acuités de l'âme. Jl faut posséder, à un degré peu
commun , l'habitude de se replier sur soi-même pour se

demander, non-seulement comment on est constitué

moralement, mais encore comment il faut s'y prendre


pour le savoir. S'interroger à ce sujet, ce n'est plus
simplement réfléchir, c'est réfléchir sur ses réflexions.

Or cette question que nous croyons si nouvelle, et


qui tient, en effet, plus de place dans la psychologie
d'aujourd'hui que dans celle d'autrefois, saint Augustin
l'a entrevue, et en a même essayé une solution assez
analogue à celles que Ton en a données depuis. Suivant
lui, nous connaissons directement nos opérations, mais
nous ignorons nos facultés. Il n'aurait pas eu beaucoup
à faire, comme on voit, pour conclure que si nous
voulons connaître celles-ci, il faut étudier celles-là.

Sous savons, dit-il, que nous nous souvenons,


que nous connaissons, que nous voulons; mais la

puissance de notre mémoire , de notre intelligence


de notre volonté nous échappe complètement. Il ra-

conte qu'il avait dans sa jeunesse un ami, nommé


Simplicius, dont la mémoire était véritablement sur-
prenante. Il s'avisa un jour, avec d'autres camarades,
de lui faire réciter Virgile en l'interrogeant tantôt sur
un chant, tantôt sur un autre. Simplicius récitait,
itait toujours, et il était impossible de prendre sa
moire en défaut. Même épreuve sur les discours de
Gicéron , et même succès. Gomme ses amis s'émerveil-
nt de ce prodige, Simplicius jura qu'il ne se serait
96 DES FACULTÉS DE L'AME.

jamais cru capable de faire ce qu'il avait fait, avant


d'avoir été mis à l'épreuve. C'était dire qu'il n'avait bien

connu sa mémoire en puissance qu'après l'avoir connue


en acte.

Par contre , souvent certaines personnes présument


qu'elles se souviendront d'une chose et s'abstiennent

de l'écrire; mais tout à coup elle leur échappe en leur


laissant le regret de ne l'avoir point confiée au papier,
sauf à revenir peut-être au moment où elles y penseront
le moins. L'homme ne connaît donc pas directement
sa mémoire, puisqu'il ne peut juger directement ni de

sa force ni de sa faiblesse.

Même observation relativement à l'intelligence. Que


de fois, dit Augustin, ne m'est-il pas arrivé de croire
que si je l'appliquais à une certaine question j'en trou-

verais bien vite la solution! Je l'y applique, en effet,

et je ne réussis pas. D'autres fois, on me pose une


question qu'à première vue je me crois incapable de
résoudre, et un, instant après, je la résous sans peine.
Que dire de la volonté, dans laquelle réside ce qu'on
nomme le libre arbitre? Quand Pierre déclarait qu'il
voulait mourir pour le Sauveur, il le voulait certaine-
ment, et ne cherchait pas à tromper Dieu par des pro-
messes menteuses mais ; il ignorait la force de sa volonté,
et, lui qui connaissait le Fils de Dieu, ne se connaissait
pas lui-même. Nous sommes tous comme lui sur ce
point. Nous savons ce que nous voulons et ce que nous
ne voulons pas dans un moment donné; mais notre
volonté en elle-même, son degré d'énergie, les tentations
qu'elle peut et celles qu'elle ne peut pas surmonter, ce
DE LA VIE. — DES SENS, ^7

sont là des choses qui nous sont profondément incon-


nues '.

Saint Augustin avait sans doute, comme tous les

penseurs éminents, des vues plus ou moins arrêtées et


précises sur le nombre des facultés de l'âme et sur la

manière dont elles peuvent être groupées; mais on ne


trouve ces vues exposées nulle part avec une certaine
rigueur et un certain ensemble. Ce n'est qu'en re-
montant aux sources, auxquelles directement ou indi-
rectement il a dû puiser, et en rapprochant quelques
passages épars dans ses écrits, qu'on peut arriver à
connaître plus ou moins nettement la doctrine de ce
philosophe sur cette question importante.
Platon avait admis dans Târne deux parties : la partie

raisonnable et la partie irraisonnable , en d'autres


termes, les sens et la raison, attribuant aux sens les
idées et les affections qui naissent dans l'âme par suite

de ses rapports avec le corps, et à la raison celles que


l'âme tire d'elle-même et auxquelles le corps n'a aucune
pari. Aristote jugea cette classification peu satisfaisante
et l'enrichit de plusieurs facultés nouvelles. Suivant
lui, l'âme possède la faculté nutritive, la faculté sensi-

tive, la faculté motrice, l'appétit, l'entendement et la

volonté. Plusieurs philosophes modernes, ou plutôt


contemporains , ont, à leur tour, modifié la liste d'A-
ristote* Ils ont supprimé la faculté nutritive et la faculté
motrice, et fait rentrer la faculté sensitive dans l'enlen-

nent, ne laissant ainsi subsister parmi les facultés

De An. et ej. orig., 1. IV, c. 7.

»
F.
98 DES FACULTÉS DE L'AME.

de lame que l'entendement, la volonté et l'appétit, qui


est la source des modes affectifs, el qu'on nomme plus
ordinairement inclination, amour ou sensibilité. Au
lieu de fonder leur classification, comme le remarque
très-bien un célèbre psychologue 1
, sur le fait, impor-
tant d'ailleurs, de l'intervention du corps dans une
partie des actes de l'âme, ils l'ont fondée sur un carac-
tère qui leur a paru plus important encore, la différence
de nature des facultés elles-mêmes. Il s'agit de savoir
quelles sont celles de ces facultés qu'Augustin a recon-
nues, et s'il s'est arrêté à l'une ou à l'autre de ces
classifications.

A considérer isolément quelques-uns des passages


où il parle des facultés de l'âme, on serait tenté de
croire qu'il en réduit singulièrement le nombre. Dans
son Traité du libre arbitre*, il dit au sujet de l'homme,
qu'il est, qu'il vit, qu'il comprend, ce qui revient à lui

accorder simplement deux facultés, celle de vivre et

celle de penser, car l'être est moins une faculté que la

substance même à laquelle les facultés se rapportent.

Mais qu'on ne s'en tienne point à ce premier texte, et

qu'on fasse de nouvelles recherches dans les œuvres


de notre auteur on y trouvera ou étudiées ou au moins
:

mentionnées toutes les facultés énumérées par Aristote.


Dans la Cité de Dieu, il ne se borne pas à parler de la

vie et de l'intelligence, il parle encore des sens, et dit


que Dieu nous a donné à la fois la vie séminale , la vie

!
M. Garnier, Traité des facultés de tâme, 1. II, c. 2.
2
De Lib. arb., 1. H, c. 3.
DE LA VIE. — Dl - SENS. 99
sibie el la vie intellectuelle *. Ailleurs, il veut que le

uvement spontané soit, avec le sentiment, ce qui ca-


ninal, el ,
par conséquent, l'homme
qui en Fait partie-. Ailleurs, enfin, il attribue à l'âme
la volonté ou l'amour, ijui ne sont à ses yem qu'une
seule et même chose , à peu près, du rote, comme
aux yeux d'Àristote; car, pour Aristote, la volonté 1

qu'une forme de l'appétit : c'est l'appétit en tant qu'il


avec la raison. Augustin met cette faculté
nouvelle sur la même ligne que l'intelligence, et en t'ait

ne des grandes fonctions de l'être humain. Il y a plu-,


nnait, avec Aristote, que les degrés supérieurs de
l'être supposent les degrés intérieurs, mais que la réci-
proque n'est point vraie. On ne peut penser sans vivre
s être, mais on peut être sans penser et même
. Un cadavre est , mais il ne vit pas ; un ani-
mal vit, mais il ne pense pas; l'homme est, vit el

peu- tout nble*.


Hais, si saint Augustin reconnaît les mêmes facultés
qu'Arislote, il faut convenir qu'il en est qu'il se borne à

indiquer, telles que la faculté nutritive et la faculté

motrice, et qu'il -omble ainsi préparer les réductions

i les modernes. Quant aux autres faculté-, il

groupe quelquefois à la manière d'Aristote et de

tiam cum lapidibui seminalem


-, vilam pecoribvi
ledit I D.. I. \ . c. I I .

n. ad /i(t.. 1. Ml. c. 16.

h.. I \t. c. 26.


• !> Ub. arb . I. II. c. 3.
100 DES FACULTÉS DE L'AME.

Platon, donnant aux sens un rôle à la fois affectif et

cognitif, et réunissant les sensations, les perceptions,

les imaginations et les passions sous le nom de vie


sensitive , sauf à rapporter à la vie rationnelle et la

connaissance et l'amour de l'intelligible. Mais ordi-


nairement sa classification se rapproche de celle des

modernes, et se fonde sur la nature même de nos opé-


rations. Connaître et aimer, voilà pour lui les deux
grandes fonctions de la vie psychologique. Les anciens
en avaient, selon lui , très-bien vu l'importance. C'est
pourquoi ils divisèrent la science tout entière en phy-

sique, logique et morale, et donnèrent pour objets à la


première l'être, à la seconde la connaissance, à la troi-

sième l'amour. Mais, dans la connaissance, il faut dis-


1
tinguer le sentir et le savoir , les sens et la raison.
Entre ces deux facultés se placent la mémoire et l'ima-

gination, dont l'une conserve, et dont l'autre combine


les données des sens, et qui touchent déjà l'une et
l'autre à la vie rationnelle. Augustin les désigne quel-
quefois sous le nom générique de Spiritus 2 et , fait de la

connaissance spirituelle quelque chose d'intermédiaire


entre les perceptions des sens et les idées de la raison.
Quant à l'amour, il peut, comme la connaissance, se
rapporter soit au sensible, soit à l'intelligible, et se

divise en concupiscence ou amour du monde, et en


charité ou amour de Dieu. C'est ainsi que Malebranche,
un des plus illustres disciples de saint Augustin , dis-

1
Aliud est sentir'e, aliud scire. De Quan. an., c. 29.
2
De Gen. ad litt., 1. XII, c. 8, 24.
DE LA VIE, — DES SENS, 401

Liogua plus tard, dans la partie intelligente de l'âme,

sens, l'imagination, l'entendement pur, et, dans


sa paiiie sentante, les passions, qui naissent de notre
union avec le corps, el les inclinations, qui sont pro-

duites par notre union avec Dieu.


On le voit, si la classification d'Augustin n'a rien de

bien original, elle est assez vaste pour contenir dans


ses cadres toutes les observations de détail que fera cet

esprit sagaee et pénétrant. De plus, elle évite, précisé-

ment parce qu'elle est un peu indécise et flottante, le

défaut qu'on peut reprocher à des théories plus systé-


matiques et plus rigoureuses, qui est soit de confondre
la partie sentante et la partie intelligente de l'homme,
soit de ne pas distinguer suffisamment l'élément infé-
rieur et l'élément supérieur de notre nature, tant dans
le phénomène de l'amour que dans celui de la connais-

sance.
Après avoir reproduit brièvement quelques-unes des
idées toutes péripatéticiennes d'Augustin sur la vie
nous étudierons successivement avec lui les sens, la

mémoire, l'imagination et la raison; nous passerons


ensuite à la question de l'amour en général, puis à celles
de l'amour du monde et de l'amour de Dieu, et nous
terminerons cette partie de notre travail en exposant
quelques-unes des vues de notre auteur sur la liberté,

qui tient à la fois, suivant lui, de la connaissance et de


l'amour.
402 DES FACULTÉS DE L'AME.

II.

L'âme n'est pas seulement pour Augustin ce qu'elle


sera un jour pour Descartes, le principe de la pensée,
elle est encore celui de la vie ; elle est, à ses yeux , la

source commune d'où découlent tout ensemble les

phénomènes physiologiques et les phénomènes mo-


raux. Augustin est ce qu'on nomme de notre temps un
animiste.
L'âme , dit-il , vivifie par sa présence ce corps ter-
restre et mortel, le ramène à l'unité et l'y maintient,
sans lui permettre de s'écouler et de dépérir; elle dis-

tribue à tous les membres dans une , juste mesure , les

aliments qui leur conviennent et préside à la fois à la

génération et à la croissance 1 .

Mais, en attribuant à l'âme les phénomènes vitaux,


Augustin n'a garde de lui attribuer la connaissance
claire et consciente de ces phénomènes et des organes
au moyen desquels elle les produit. Il évite ainsi re-

cueil contre lequel devait plus tard se briser l'animisme

de Stahl. Autant la sphère de la pensée lui paraît lumi-


neuse et éclatante , autant celle de la vie lui semble obs-
cure et ténébreuse. L'âme, suivant lui, connaît plus
facilement l'extérieur du corps avec les yeux que l'inté-

rieur par elle-même. Et cependant est-il une seule par-


tie intérieure du corps à laquelle elle ne soit pas pré-
sente, et qu'elle n'anime pas comme principe de vie?

1
De Quant, an,, c. 33.
DE LA VIE. — DES SENS, 108
Eh bien , tout ce qu'elle en sait c'est par les yeux et non
par elle-même qu'elle l'a appris. Tant il est vrai qu'il

lui est plus aisé de vivifier le corps que de le connaître!


L'âme est dans le corps, et elle ignore comment il est
lait. Elle ignore si le cerveau est le principe des sensa-
tions, le cœur celui des mouvements, ou s'il faut éga-
lement rapporter au cerveau ces deux classes de phé-
nomènes. Elle agit dans le corps, et elle ne sait pas ce
qu'elle y fait; elle ignore pourquoi elle meut les nerfs

à volonté, et pourquoi les veines battent, qu'elle le

veuille ou qu'elle ne le veuille pas. C'est une chose bien


extraordinaire, dit Augustin ,
que je connaisse ce qui

se passe dans le ciel , à une distance prodigieuse et sans


que j'y prenne la moindre part, et que je ne sache pas
ce qui se passe si près de moi; que dis-je?en moi, et ce
que je fais moi-même. Je connais le mouvement du so-
leil , depuis son lever jusqu'à son coucher, et je ne con-
nais pas le mouvement de mes organes, à partir du
moment où j'ai dit: Je veux remuer mon petit doigt,
jusqu'à celui où mon petit doigt se remue 1
.

Il est impossible d'établir par des réflexions plus


justes, et de faire sentir par de plus vives images, quelle

différence il y a entre la sphère d'action de l'âme et

celle du moi, comme on dirait aujourd'hui, et de mieux


montrer combien la première est plus étendue que la

seconde. Augustin n'aurait admis ni le principe de Des-

1
De An. et rj. or., 1. IV, c. 5, 6.
Voir dans Fénelon la traduction de co remarquable passage. Tr.
de l'exist. de Dieu , <l<" partie, ch. 2.
104 DES FACULTÉS DE L'AME.

cartes, qui fait de la pensée l'essence de l'âme, ni celui


de M. Jouffroy, qui ne rapporte à l'âme que les phéno-
mènes de conscience.
Du reste, la vie, la nutrition, la croissance, la gé-

nération ne sont pas particulières à l'homme 1 . Elles


lui sont communes avec les animaux, et même avec les

plantes. Il suffit, pour jouir de ces propriétés, de pos-


séder ce qu'Augustin appelle une âme séminale et que
d'autres ont quelquefois nommé âme végétative 2 .

Entre l'âme séminale et l'âme humaine, n'y a-t-il

pas d'autres fonctions communes? Les plantes n'ont-


elles point avec nous d'autres ressemblances? Quand
nous les voyons là attachées au sol par leurs racines,
n'avons-nous aucune raison de croire qu'il y a une
âme à la fois mouvante et sentante qui circule et s'agite
emprisonnée sous leur écorce 3 ? C'est là une concep-
tion qui a inspiré à Virgile quelques beaux vers; au
Tasse un épisode brillant dont elle fait tout le pathé-
tique, et qui, après avoir été soutenue sans succès par
Gampanella, à l'époque de la renaissance, a trouvé, de
nos jours, plus d'un défenseur dans la poétique et rê-

veuse Allemagne. Du temps d'Augustin, à une époque


où le naturalisme ancien avait encore beaucoup d'em-
pire, elle était un des principaux dogmes des Mani-
chéens. Ils allaient jusqu'à prétendre que les plantes
voyaient, entendaient, étaient douées de connaissance
et avaient une âme raisonnable comme la nôtre.

1
De Quant, an., c. 33.
2 De Civ. D., 1. V, c. 11.
3 De Gen. L. imp., c. 5.
DE LA VIE. — DES SEKS. 105
Augustin oe se donne pas la peine de discuter la

question de l'intelligence et du sentiment dans les

plantes, el traite fort durement la secte grossière et

impie, comme il l'appelle, qui transforme les végétaux

en êtres sensibles ci intelligents. Il faut, suivant lui,

tenir de la souche 1 encore plus que les arbres dont on


prend la défense, pour s'imaginer que la vigne souffre
quand on cueille ses grappes, et que les plantes, en gé-
néral, souffrent, entendent, voient quand on les coupe.
A-l-on jamais vu, dit-il, dans un langage peu dé-
monstratif peut-être, mais plein d'éclat et de richesse,
a-t-on jamais vu le sentiment de la douleur se mani-
fester dans un arbre blessé, comme dans un animal,
par un mouvement quelconque? Bien plus, quel est
pour un arbre l'état le plus parfait? C'est celui où il est

couvert de feuilles ,
paré de fleurs, chargé de fruits. Or,
c'est en émondant avec la cognée le luxe de ses ra-
meaux, qu'on lui procure tous ces biens. S'il sentait le

tranchant du fer, comme les Manichéens le prétendent,


il sécherait de langueur, après avoir été ainsi mutilé, et
exhalerait lentement sa vie par tant de cruelles bles-
sures, au lieu de prendre plaisir à recouvrir les parties
2
blessées de pousses verdoyantes .

S'il n'est pas vrai de dire que les arbres sont doués
de sentiment, il n'est guère plus exact de prétendre
qu'ils ont en eux un principe de locomotion. Sans

1
Magis lignea quant sunt ipsas arbores quibus patrocinium
pnebet {De Quant, an., c. 33).
1
De Mor. Manich. y I. II, c. 17.
106 DES FACULTÉS DE L'AME.

doute ils se meuvent sous l'action d'une force exté-


rieure, quand, par exemple, ils sont battus des vents;
ils se meuvent même sous l'influence d'une cause tout
intérieure, qui leur donne leur croissance et leur
forme, lorsque le suc que leurs racines pompent dans
les entrailles de la terre circule dans leur tige et dans
leurs rameaux. Mais ce n'est pas là un mouvement
spontané, comme celui qui caractérise les êtres sen-

tants, et qui leur permet de se diriger à leur fantaisie.

Si nous n'avions pas ce mouvement en quelque sorte


végétatif, ni nos corps, ni nos ongles, ni nos cheveux
ne pourraient croître et se développer; mais, si nous
n'en avions pas d'autre que celui-là, on pourrait à

peine dire que nous avons une âme vivante; car c'est
le sentiment et le mouvement spontané qui sont les in-
dices les plus irrécusables de la présence de l'âme et
de la vie '.

III.

Outre la vie purement végétative que nous partageons


avec les plantes, et que saint Augustin caractérise par le

mot animatio, nous en possédons une autre, en com-


mun avec les animaux, qu'il appelle sensus. Elle est
déjà d'un ordre plus élevé que la précédente, et les

opérations des sens, de la mémoire, de l'imagination


en sont, au point de vue de la connaissance , les fonc-
tions principales. Sentir, par le toucher, le froid et le

i
De Gen. ad litl., 1. VII. c. 16. De Gen. ad Utt., Lib. imp., c. 5.
DE i \ \ik. — DES SENS, 107
chaud , le rude et le poli, le pesant et le léger, le dur el

le mou; saisir les innombrables nuances des couleurs


( ( des sons, des saveurs el des odeurs, par l'action des
organes de la vue et de l'ouïe, du goût et de l'odorat;
retenir toutes ces perceptions une fois acquises et les
combiner de mille manières, soit durant la veille, soit

durant le sommeil, ce sont là, en effet, les principaux


caractères qui distinguent les êtres sensibles et animés
de ceux que leurs racines attachent à la terre
1
.

Pourquoi suis-je disposé à attribuer aux bêtes,


comme à moi, les opérations de la vie sensitive et une
Ame qui en soit le principe? Augustin répond à cette
question d'une manière plus poétique et aussi nette
que Condillac le fera un jour, et produit, en faveur de

l'existence de l'âme des bêtes, un raisonnement par ana-


logie auquel il est difficile de résister. Je leur attribue

une âme, dit-il, parce que je vois qu'elles se meuvent,


et que tous leurs mouvements sont appropriés à leur

conservation ; car le plus ordinairement elles se portent


- ce qui leur est utile, et se détournent de ce qui
leur est nuisible. Pourquoi encore ? Parce qu'elles
souffrent, et que leur souffrance est l'indice assuré d'un

principe qui lutte énergiquement contre la destruction,


et qui tend avec effort à maintenir dans leur unité et leur

intégrité normales tous les éléments qui les composent.


Les mouvements convulsifs auxquels elles se livrent,

les cris désespérés qu'elles font entendre aux approches


de la mort, ne sont-ils pas des témoignages certains

1
De Quant, an., c. 33.
408 DES FACULTES DE L'AME.

d'une douleur vivement sentie, des preuves péremp-


toires d'un principe spirituel qui en est le siège
1
? En
outre, plusieurs de leurs actes attestent, non-seule-
ment qu'elles connaissent les choses, mais encore
qu'elles s'en souviennent, qu'elles les imaginent, toutes

fonctions dont le corps, réduit à lui seul, est totale-


ment incapable. Ne voit-on pas tous les jours les che-
vaux reprendre, sans se tromper, le chemin de l'écurie,

les chiens reconnaître leurs maîtres, après une longue ab-


sence, ou aboyer, pendant leurs songes, contre les images
sans consistance qui voltigent dans leur fantaisie 2 ?
On voit que saint Augustin est bien loin d'admettre

l'automatisme tel que Descartes le professera plus tard.


Il place un principe immatériel, non-seulement dans
l'animal, mais encore dans la plante, ce Ce principe,
dit-il, que les quadrupèdes et les oiseaux ont en com-
mun avec nous, par lequel ils peuvent regagner leurs
demeures et leurs nids, et retenir les images de tous les
3
objets corporels, ne ressemble nullement à un corps . »

— «L'âme, dit-il ailleurs, lors même que l'on ne con-


sidère point en elle la faculté par laquelle elle comprend
la vérité, mais cette faculté inférieure par laquelle elle

vivifie le corps et sent dans le corps, l'âme n'est ni éten-


4
due ni matérielle . »

1
De Lïb. arb., 1. III, c. 23. De Mor. Manich., 1. II, c. 17.
2 Contr. Epist. Man., c. 4 7.
3 Nullo modo cuiquam corpori simile est. De Gen. ad litt.,

1. VII, c. 81.
4
Nullo modo invenitur locorum spatiis aliqua mole distendi.
Contr. Munich., c. 16.
DE LA Vli:. — DES SENS. 10!)

Ainsi, Augustin est tout à l'ait spiritualiste en zoolo-


gie, s'il m'est permis d'employer celle expression; car
il reconnaît à la fois dans les animaux des phénomènes
spirituels et une substance spirituelle qui en est le

principe. Il se distingue par là et des cartésiens qui


méconnaissent à la ibis en eux la pensée et le principe
pensant, et de leurs adversaires qui, tout en leur ac-
cordant la pensée en un certain degré, leur refusent
un principe pensant distinct de la matière.
Il faudrait donc beaucoup de bonne volonté pour
interpréter dans le sens cartésien les idées de l'illustre

docteur. Aussi, malgré les passions et les illusions que


l'esprit de système engendre, les cartésiens les plus
déterminés n'ont-ils jamais osé invoquer purement et
simplement son autorité à l'appui de leur hypothèse.
Ils ont constamment recouru à quelque détour. André
Martin i
,
plus connu sous le pseudonyme d'Ambrosius
Victor, cherche à prouver, dans sa Philosophia chris-
tiana, que, si Augustin n'a pas admis l'hypothèse de
ranimai-machine, c'est qu'il a été inconséquent, car
ses principes devaient l'y conduire tout droit. Un dis-
ciple d'André Martin, qui a fait oublier son maître
Malebranche, malgré sa propension constante à inter-

préter en sa faveur les doctrines d'Augustin, est obligé


2
de reconnaître que ce père attribuait aux bêtes une
âme, et une àme spirituelle, et se borne à expliquer
cette opinion par l'influence des préjugés du temps.

Voir sur André Martin la savante Histoire de la philosophie car-


tésienne, par M. Bouillier, t. II, en. er
I .

- Reeh, de la vér., 1. VI, 2 e


part., c. 7.
110 DES FACULTÉS DE L'AME.

Comment se fait-il donc qu'un philosophe de nos jours


ait regardé Augustin comme un de ceux qui ont frayé
la voie à l'automatisme de Descartes? ((Descartes, dit

M. Tissot, aurait dû laisser à Gomez Péreira l'idée que


les animaux ne sont que de pures machines. Il y a
toutefois cette excuse en sa faveur d'avoir eu pour an-
técédents bien moins les cyniques, les stoïciens, les
péripatéticiens, les épicuriens, comme le veulent le

P. Pardies et Huet, que saint Augustin et beaucoup


d'autres théologiens des plus autorisés .» 1
A l'appui de

cette assertion, le savant écrivain cite une phrase assez


significative du De cognitione vitce, et renvoie en outre
au traité De spiritu et anima. Mais son érudition , ordi-

nairement aussi sûre qu'étendue, est ici en défaut. Ces


deux traités imprimés à la suite des œuvres d'Augustin,
parce qu'ils lui ont été autrefois attribués, sont des
compilations du moyen âge , et sont loin d'exprimer
toujours la pensée du grand théologien.
Au lieu de séparer les bêtes de nous par un abîme
Augustin établit entre elles et nous des gradations qui
n'ont rien de trop brusque ni de trop heurté. Fidèle aux
doctrines du péripatétisme, il admettrait volontiers,
comme le feront plus tard Leibniz , Bonnet et un illustre

savant de nos jours, qu'il n'y a point d'hiatus dans la

nature, et que la grande loi de continuité relie entre


eux tous les êtres. En même temps que je pense, je
sens et je vis; en même temps que je suis homme, je

suis animal et je suis plante. Je comprends en moi


non pas extensivement ,
pour prêter à notre auteur le

La Vie dans l'Homme, par M. Tissot, 2 e part., 1. H , c. 6.


DE LA VIE. — DES SENS. I I I

langage de la scolastique, mais intensivement tous les


êtres de l'univers : je suis un monde en abrégé, un petit

momie, un microcosme 1
.

Il faut savoir gré à saint Augustin, non-seulement


d'avoir reconnu l'âme des bêtes, mais encore de l'avoir

distinguée de la noire par la prédominance de l'ins-

tinct et le peu de développement de l'intelligence. Que


fait-il autre chose, en effet, quand il remarque, qu'à
ne considérer que la vie sensible, plusieurs animaux
nous sont supérieurs, mais que la raison nous élève
bien au-dessus d'eux? Il ajoute que cette supériorité
des animaux, en ce qui touche les sens, tient à ce que
leur âme est plus fortement engagée dans le corps et
plus exclusivement occupée de ses plaisirs et de ses
peines, tandis que notre âme, à nous, s'abstrait sou-
vent des choses corporelles pour se replier en elle-

même, pour se livrer à l'exercice de la raison pure et

au culte immatériel de la science. C'est aussi pour cela


que l'enfant au berceau, en qui la raison n'agit point

encore, a des sens plus subtils que l'homme fait et un


instinct plus sûr, qui lui permet de distinguer des im-
pressions sensibles qui échappent à ce dernier 2 .

Il est vrai qu'Augustin n'a pas fait le départ, dans


l'animal lui-même, des phénomènes qu'on doit attri-
buer à l'instinct et de ceux qui dépendent de l'inlelli-

gence. Il admire l'abeille, et la place sans hésiter au-


dessus de l'âne, à cause de son habileté à construire
ses alvéoles; il s'extasie sur l'adresse que l'oiseau met
1
Ad Oros., c. 8.

- De Quant, a»., c. 14, 15, 28.


112 DES FACULTÉS DE L'AME.

à faire son nid et sur l'harmonie merveilleuse de ses


chants, sans s'apercevoir que ce sont là des faits que
l'instinct suffit à expliquer, tandis qu'il aurait pu en
citer d'autres qui supposent déjà un commencement
d'intelligence. Du reste, il serait injuste de demander
qu'Augustin eût fait une distinction semblable, dans un
temps où les sciences naturelles étaient encore dans
l'enfance, puisque les efforts réunis des plus grands
philosophes et des naturalistes les plus éminents 1 sont
à peine parvenus aujourd'hui à la faire prévaloir.

CHAPITRE VI.

DES SENS.

Les opérations des sens qui constituent, avec celles

de la mémoire et de l'imagination, l'ensemble de la vie

sensitive, étant d'un, ordre plus élevé que la simple ac-


tion vitale, saint Augustin les étudie avec plus de soin
et cherche à s'en faire une idée nette et précise.

I.

Il se demande d'abord en quoi la sensation consiste,


et en essaie successivement plusieurs définitions, qu'il

discute ensuite avec une rare subtilité. La sensation se-

rait-elle la connaissance que l'âme acquiert d'une chose


extérieure par le moyen du corps? A cette question,

plus d'un contemporain répondrait peut-être affirmati-

Voir M. Flourens : De tins t. et de l'iniellig. des animaux.


DES SENS. 113
vement Augustin se prononce pour la négative, et se
Fonde pourcela sur des raisons aussi solides qu'ingé-
nieuses. Quand je vois quelque part de la ruinée, dit-
il, je connais qu'il j a du feu. Cependant ce l'eu, je ne
l'ai ni vu , ni entendu, ni senti , ni goûté, ni touché ; en
un mot, je n'eu ai pas eu la sensation. La connaissance
d'une réalité extérieure est donc une chose, et la sensa-

tion une autre. Que le sujet ne saisisse pas directement


l'objet et qu'il ne devine son existence que par les ré-

flexions que la sensation lui suggère, il y a connais-


sance sensible, mais non sensation; que l'objet et le

sujet soient en présence et que le premier se révèle di-

rectement au second par la manière dont il le modifie


il y a sensation et non pas seulement connaissance
sensible. — Il est facile de remarquer dans ces idées de
saint Augustin le germe des distinctions si claires et si

nettes de Bossuet:

«Nous pouvons donc définir la sensation, si toute-


fois une chose si intelligible de soi a besoin d'être

définie, nous la pouvons, dis-je, définir, la première


perception qui se fait en notre âme à la présence des
corps, que nous appelons objets, et ensuite de l'impres-
sion qu'ils font sur les organes de nos sens En ef-

fet, la première chose que j'aperçois, en ouvrant les

yeux, c'est la lumière et les couleurs; si je n'aperçois

rien, je dis que je suis dans les ténèbres Je puis


bien ensuite avoir diverses pensées sur la lumière, en
rechercher la nature, en remarquer les réflexions et
les réfractions.... Mais toutes ces pensées ne me vien-
nent qu'après cette perception sensible de la lumière
8
F.
114 DES SENS.

que j'ai appelée sensation, et c'est la première qui s'est


4
faite en moi aussitôt que j'ai eu ouvert les yeux .»

Saint Augustin se demande ensuite s'il ne faudrait


pas définir la sensation, la connaissance qu'a l'âme des
modifications du corps. Mais quand le corps grandit ou

qu'il vieillit, ce sont là certainement des modifications


du corps. Or il est manifeste, d'un côté, que ces modi-
fications échappent à tous nos sens, et, de l'autre, que
l'âme les connaît. Voilà donc des connaissances de nos
modifications corporelles qui ne sont pas des sensa-
tions. C'est en voyant grands aujourd'hui des corps que
nous avons vus petits autrefois , en voyant vieux ceux
que nous avions vus jeunes ,
que nous conjecturons que
nos corps éprouvent, même au moment où nous par-

lons, de tels changements. Cette définition est donc


vicieuse comme la précédente : elle a trop d'étendue et

s'applique à d'autres phénomènes que les sensations.

Pour la rectifier, il faut la restreindre de telle sorte

qu'elle embrasse les sensations seulement, et qu'elle

exclue toute connaissance de nos modifications corpo-


relles ,
qui est due à un travail ultérieur de l'esprit opé-
rant sur ces premières données. La définition suivante

paraît remplir ces conditions: iLa sensation est la


connaissance que l'âme a directement des modifications
du corps*.»
Si les définitions précédentes comprenaient trop de
choses, celle-ci n'en comprend peut-être pas assez:

1
Bossuet, Conn. de Dieu et de soi-même, c. \ , § 4

2
Passio corporis per se ipsam non lalens animam.
DES SENS, 115

elle pèche peut-être, non pas contre Ja propriété,


mais contre l'universalité nécessaire à toute bonne dé-
finition. La sensation embrasse toutes les connaissances
que l'âme a directement des modifications du corps,
admettons-le. Mais n'embrasse-t-elle rien de plus? Ne
disons-nous pas tous les jours que les bêtes sentent?
Ne sommes-nous pas convaincus, d'un autre côté,
qu'elles sont étrangères à la science ,
puisque la science
repose sur la raison et que la raison est le privilège ex-
clusif de l'homme? Or, si elles ne savent pas, com-
ment peut-on dire qu'elles connaissent, et si elles ne
connaissent pas, bien qu'elles sentent, comment peut-
on définir la sensation une connaissance? Car c'est ce
que Ton fait quand on la définit: la connaissance directe
qu'a l'âme des modifications du corps. C'est que, pour
être au-dessous de la science, la sensation n'en est pas
moins une connaissance réelle. Sentir n'est pas savoir,
mais c'est encore connaître; la connaissance est, en
quelque sorte, un genre, dont la science et la sensation
peuvent être considérées comme deux espèces diffé-
rentes. Par conséquent, quand on dit que la sensation
est la connaissance que l'âme a directement des modi-
fications du corps, on ne s'exprime point d'une ma-
1
nière inexacte .

Si le lecteur nous a suivi un peu attentivement dans


le résumé que nous avons fait de cette discussion, il

doit trouver, comme nous, qu'elle a été parfaitement


conduite, et qu'Augustin y montre une rigueur et une

1
De Quantitate animas, c. 23 et suiv.
116 DES SENS.

exactitude toutes modernes. Il est impossible de mieux


se rendre compte des règles de la définition et de les
appliquer plus heureusement à l'objet à définir. Sans
doute, Platon, Aristote et beaucoup d'autres avaient
fort bien distingué, avant Augustin, la sensation de la

science; mais je ne sache pas qu'ils en eussent précisé


la notion avec autant de justesse, et qu'ils l'eussent sé-
parée aussi nettement des autres connaissances sen-
sibles. Que cette définition laisse encore à désirer, et

qu'il soit difficile, en l'acceptant, d'expliquer le passage


du sujet à l'objet, je ne veux pas en disconvenir, mais
on avouera que, pour la trouver, il a fallu pénétrer

dans l'étude des phénomènes inlernes à une assez

grande profondeur.
La preuve que cette définition a, toutes réserves faites,

une valeur incontestable, c'est que des physiologistes


modernes, dont le nom fait autorité dans la science, ne
paraissent pas éloignés de l'admettre. Ne semble-t-elle
pas être au fond des passages suivants de Millier :

«Nous ne pouvons avoir par l'effet de causes exté-


rieures aucune manière de sentir que nous n'ayons
également sans ces causes et par la sensation des états
de nos nerfs.» — «La sensation est la transmission à

la conscience, non pas d'une qualité ou d'un état des


corps extérieurs, mais d'une qualité, d'un état, d'un
nerf sensoriel, déterminé par une cause extérieure, et

ces qualités varient dans les différents nerfs senso-


1
riels .»

1
Voir M. Tissot : La vie dans l'homme^ l
lc partie, !. VIII, c. 4.

i
DES SENS. 117
ainsi, d'après ce physiologiste, nos organes seraient
/ analogues â des thermomètres : ils nous indique-
raient, par leurs variations, les variations des corps
extérieurs avec lesquels ils sont en rapport; ils nous
seraienl connus et en eux-mêmes, el en tant que signes.
Augustin ne dit pas autre chose.

II.

La nature de la sensation une fois déterminée, il

s'agit de savoir quelle en est l'origine. Est-ce le corps


qui la produit par son action sur l'âme , sans que celle-
ci sorte de sa passivité et de son inertie? Est-ce l'âme

qui, par le déploiement de son activité propre et de


son énergie interne, en est la seule et véritable cause?
Pour résoudre cette question, saint Augustin a recours,

selon la coutume et suivant la tradition des philosophes


idéalistes, à des principes abstraits. Le premier, c'est

que l'âme est supérieure au corps ; le second , c'est que


ce qui est supérieur ne saurait être modifié par ce qui
est inférieur. Ces prémisses posées, il en tire aisément
cette conclusion, que le corps ne saurait agir sur
rame, ni par conséquent produire en elle le phéno-
mène de la sensation. Prétendre que Târne est soumise
à l'action du corps, ce serait subordonner le plus par-
fait au moins parfait et se mettre en opposition avec
les données les plus claires de la raison. Autant vau-
drai! dire que l'artiste, au lieu de façonner la matière
sur laquelle il travaille, est lui-même façonné par elle.
118 DES SENS.

Ces idées ,
qui seront plus tard si chères à Malebranche,
ont pour saint Augustin lui-même une telle impor-
tance que, plutôt que d'y renoncer, il renoncerait à
toute explication rationnelle de la sensation.

La théorie qu'il propose, en s'appuyant sur ces prin-

cipes , est ingénieuse et profonde.


* L'âme n'anime le corps que par le déploiement con-
tinuel de son activité. Sans être en rien modifiée par
lui, elle agit en lui et sur lui comme sur un être sou-
mis à son empire. Mais son action est plus facile ou
plus difficile, suivant qu'elle rencontre dans le corps
une matière plus ou moins souple et obéissante. Quand
les corps extérieurs sont mis en rapport avec nous, ce
n'est pas sur notre âme qu'ils agissent, c'est sur notre
corps. Seulement, selon qu'ils sont conformes ou con-
traires à la nature et aux besoins de ce dernier, ils fa-

cilitent l'activité de l'âme ou y mettent obstacle. Or la

connaissance de cette facilité et de cette difficulté d'a-


gir s'appelle plaisir et peine, ou, d'un seul mot, sen-
sation. Quand l'âme entraîne un corps étranger dans sa

sphère d'activité et cherche à l'assimiler au sien propre,


comme il y a d'ordinaire convenance entre ce corps et
le sien, le mouvement de l'âme en devient plus facile,
et le sentiment qu'elle en a est du plaisir. Que l'âme
soit, au contraire, privée des aliments nécessaires à la

réparation du corps, elle remplit ses fonctions d'une


manière pénible, languissante, et la connaissance
qu'elle a de ce malaise se nomme faim ou soif. Si un
homme boit ou mange avec excès un phénomène , dif-

férent, mais analogue, se produit en lui. Le fardeau


DES SENS, I 19

dont il est comme surchargé, engendre pour son ûme


une certaine difficulté d'agir; clic fait effort, clic peine
el en a parfaitement conscience: il y a indigestion.
\ ces remarquables considérations, que l'animisme
contemporain ne désavouerait pas, si ce n'est peut-être
on ce qui concerne l'impossibilité où serait le corps
d'agir sur l'âme, Augustin ajoute des vues plus contes-
tables qu'il emprunte à la physiologie de son époque,
mais où se mêlent encore des idées frappantes de vérité
et de hardiesse.
En temps ordinaire, dit-il, l'àme anime un élément
lumineux dans l'œil , un élément aérien dans l'oreille,

un élément vaporeux dans les narines , un élément


humide dans le palais, un élément terrestre et comme
boueux dans l'organe du toucher, et meut tous ces
éléments d'un mouvement paisible. Mais, si des objets
extérieurs affectent le corps et produisent dans l'homme
le sentiment de quelque chose d'étranger (nonnulla
alteritate corpus afficmnt), l'âme déploie une action
plus vive sur tous les points de son corps et par tous
ses organes : c'est ce qu'on nomme voir, entendre, sen-
tir, goûter, toucher.
Quand Augustin parle de ce sentiment de quelque
chose d'étranger que les objets extérieurs nous procu-
rent en agissant sur nos organes, ne s'exprime-t-il pas
avec une précision analogue à celle des modernes ,
qui
disent que le moi se pose et pose le non-moi en subis-

sant l'action de ce dernier, et en réagissant contre elle?


Il place, comme eux, l'origine de la notion d'extériorité
dans le double sentiment d'une force qui se déploie et
120 DES SENS.

de la résistance qu'elle éprouve. Ses vues sur l'origine

de la sensation sont bien supérieures à celles des phi-


losophes qui en font un phénomène purement passif,

et qui la dérivent de l'action des agents extérieurs sur


un corps qui est inerte, et sur un esprit qui ne l'est pas

moins. Augustin ne comprend point ainsi ce phéno-


mène. Il croit, et avec raison, que les corps étrangers
agiraient en vain sur nos organes , et ceux-ci sur notre
âme, si elle n'était pas un principe actif, vivant, capable
d'être stimulé par une action extérieure et de réagir
contre cette action. C'est ce qui lui fait dire que la vé-

ritable cause de la sensation , ce n'est ni l'objet exté-

rieur ni notre propre corps , mais notre âme elle-

même.
Lorsque le son modifie l'oreille, dit-il, ce qu'il y
a de semblable à l'air dans cet organe est ébranlé par
l'air extérieur, et l'âme qui, avant ce son, animait en
silence du mouvement vital l'organe de l'ouïe , ne cesse
pas pour cela de l'animer. Seulement ce qu'elle anime
ayant été modifié, l'action de l'âme se trouve modifiée
aussi; cependant elle est toujours une action véritable,
et le nom de passion ne saurait lui convenir en aucune
sorte. Il en est de même des autres sensations.
Les formes frappent la lumière qui est dans nos
yeux; les exhalaisons des objets se glissent dans nos
narines; les saveurs, dans notre palais; les corps solides
modifient le reste de notre corps, ou bien, dans l'inté-

rieur de notre corps lui-même, quelque chose passe


d'un point à un autre. Alors, que fait l'âme? Elle
applique son attention aux modifications du corps déjà
DES SENS. 121

existantes, et suivant la Facilité ou la difficulté quelle


éprouve à le faire, elle sent agréablemenl ou désagréa-

blement. Ainsi, la sensation agréable ou désagréable


qu'elle éprouve ne lui vient ni d'un corps ni d'aucune

substance étrangère, mais de ses propres opérations,


c'est-à-dire, d'elle-même 1 . Sentir est donc une mo-
dification active; c'est mouvoir le corps en opposition
avec le mouvement qui s'y est produit; en un mot,
c'est réagir. Si nous ne sentons point quand nos ongles,
nos cheveux, nos os sont coupés, ce n'est pas que
ces parties de notre corps soient privées de vie (com-

ment le seraient-elles puisqu'elles se nourrissent et


croissent?), mais c'est qu'elles ne sont pas assez pé-
nétrées par un air libre, par un élément mobile pour
que l'âme puisse y produire un mouvement aussi rapide
que celui contre lequel elle réagit dans le phénomène
de la sensation -.

Ces idées sur l'origine de la sensation ont été em-


pruntées par saint Augustin à Plotin , l'un de ses maîtres

préférés. Le philosophe d'Alexandrie ne les avait point

présentées avec cette ampleur lumineuse qui caractérise


l'évêqued'Hippone;mais il les avait gravées en quelques
traits précis et énergiques.
«C'est le propre de la puissance, dit-il, non d'éprou-
ver, de pâtir, mais de déployer sa force, de remplir la

fonction à laquelle elle est destinée.... En ne voulant


pas croire que chaque faculté puisse connaître son

1
Cùm aufem ab eisdem suis operationibus alicpri.d patitur, a se
ipsa pat i tu?\ non a cor pore (De Musica, 1. VI, c. 5).
De Mut., 1. VI, c. 5.
422 DES SENS.

objet sans en recevoir une impulsion (nlrjyri), nous la

ferions pâtir, nous ne lui ferions pas connaître l'objet


placé devant elle; car c'est elle qui doit dominer l'objet
au lieu d'être dominée par lui *.»

«C'est le corps, dit-il ailleurs, qui éprouve la pas-


sion ; c'est la puissance sensitive de l'âme qui perçoit la

passion par ses relations avec les organes ; c'est à elle


2
que viennent aboutir toutes les sensations . »

«L'âme, ajoute-t-il, sent (la brûlure), parce que la

puissance sensitive, par ses relations avec les organes,


3
en reçoit en quelque sorte le contre-coup .))

Des écrits de saint Augustin, cette théorie se répandit


sans peine dans ceux de ses disciples. La phrase sui-
vante d'Arnauld ne résume-t-elle pas toutes les consi-
dérations qui précèdent, et n'a-t-elle pas un caractère
augustinien bien marqué ?

« Il est faux de dire que toutes nos idées viennent de


nos sens; mais on peut dire, au contraire, que nulle
idée qui est dans notre esprit ne tire son origine des
sens, sinon par occasion, en ce que les mouvements
qui se font dans notre cerveau, qui est tout ce que
peuvent faire nos sens, donnent occasion à l'âme de se
former diverses idées qu'elle ne se formerait pas sans
4
cela . »

Toute la différence entre l'auteur du cinquième siècle

et celui du dix-septième, c'est que l'un fait sentir

'
Enn. 4, 1. VI, c. 2. Trad. de M. Bouillet.
*.Enn. 4, 1. IV, c. 4 9.
3 Ibid.
4
Log. de Port-Royal, I. I, c. 1.
DES SENS. 123
Pâme dans tout le corps et en fait le principe do la vie

comme de la pensée, tandis que l'autre la l'ait sentir

uniquement dans le cerveau et lui refuse toute action

vitale.

Du reste, Arnauld ne dissimule point les emprunts


qu'il l'ait à saint Augustin. Il le cite, au contraire, et se

prévaut de son autorité, «....la douleur du corps, dit-

il, n'est autre chose qu'un sentiment d'aversion que


l'âme conçoit de quelque mouvement contraire à la

constitution naturelle de son corps.


«C'est ce qui a été reconnu, non-seulement par
quelques anciens philosophes, comme les Gyrénaïques,
niais aussi par saint Augustin en divers endroits.
«11 dit au liv. VII de la Genèse à la lettre, chap. 19 :

la répugnance que ressent lame de voir que l'action

par laquelle elle gouverne le corps est empêchée par


le trouble qui arrive dans son tempérament est ce qui
1
s'appelle douleur .»

Cette doctrine a peut-être exercé sur les développe-


ments de la philosophie moderne plus d'influence qu'on
ne communément. Quand on admet que le
le croit

corps ne peut pas agir sur lame, que reste-t-il à faire


sinon d'admettre la réciproque pour aboutir aux théo-
ries fameuses des causes occasionnelles et de l'har-
monie préétablie? Malebranche dit quelque part:
« ...nous considérons comme nos biens des choses au-
-sus desquelles nous sommes infiniment élevés, qui
ne peuvent au plus agir que sur nos corps et produire

1
Log. de Port-Royal, I. I, c 9.
424 DES SENS.

quelques mouvements dans leurs fibres; mais qui ne


peuvent jamais agir sur nos âmes, ni nous faire sentir

du plaisir ou de la douleur 1

«Les monades n'ont point de fenêtres, dit à son


tour Leibniz, par lesquelles quelque chose y puisse
entrer ou sortir.... ni substance, ni accident ne peut
entrer de dehors dans une monade 2 .»

III.

Saint Augustin ne se contente pas de déterminer


l'origine de la sensation , et d'assigner à ce phénomène
sa véritable cause; il insiste sur la manière dont il se

forme et sur les conditions, soit physiologiques, soit


psychologiques, qui sont nécessaires à sa production.
Bien que l'âme joue dans la sensation le rôle princi-
pal corps y joue aussi un rôle qui a bien son impor-
, le

tance. Sans l'âme, il n'y aurait pas de sensation, puis-


qu'il n'appartient qu'à un être vivant de sentir, et que
c'est de l'âme que le corps tient la vie; mais, sans le

corps, il n'y en aurait pas davantage, puisque sans les

instruments, sans les organes corporels , nous ne pour-


3
rions ni voir, ni entendre, ni sentir en aucune sorte .

^Ici, Augustin expose des vues qui ne lui appartiennent


sans doute pas en propre , mais que nous croyons devoir
reproduire pour faire connaître la manière dont on

1
Malebranche, Rech. de fa vérité, 1. I, c. 17.
2
Leibniz, Mon., 7.
3
Epist., CXXXVII, c. 2.
c
DES -i NS. l 25
i
omprenait à celle époque tes rapports du physique et
du moral et ce qui s'en est transmis aux âges suivants.
Les médecins regardent comme une chose démontrée
que les corps des animaux contiennent, outre les élé-

ments solides qui frappent nos regards, des particules


aériennes qui sont renfermées dans les poumons, comme
dans des réservoirs, et qui, passant du cœur dans les

artères, y coulent, comme par autant de canaux, à tra-

vers ton le la machine. Ils croient aussi qu'il y a dans


ces corps une matière ignée, dont les parties les plus
chaudes ont leur siège dans le foie, tandis que les plus
lumineuses, après s'être subtilisées autant que possible,
s'élèvent vers le cerveau, qui est au corps ce que le ciel

est au monde. Pour agir sur la chair, qui est une nature
à la ibis terrestre et aqueuse, l'âme se sert de l'air et du
feu avec lesquels elle a plus d'affinité. Sans ces deux
éléments, toute sensation et tout mouvement spontané
seraient impossibles. — C'est, on le voit, la théorie des
esprits animaux, qui doit un jour tenir tant de place

dans la philosophie cartésienne.


D'autres conditions organiques sont encore néces-
saires pour que la sensation ait lieu. Du cerveau partent
de légers tuyaux qui aboutissent aux yeux, aux oreilles,
aux narines, au palais, et, par la moelle épinière, à toutes
les parties du corps, et sans lesquels nulle sensation
-aurait se produire. Les nerfs de la sensation sont

distincts de ceux du mouvement: les premiers naissent


«1»' la partie antérieure du cerveau; les seconds, de la

partie postérieure. Entre ces deux parties du cerveau


il v en a une troisième qui sert de siège à la mémoire,
126 DES SENS.

et qui unit l'organe par lequel l'âme connaît à celui par


1
lequel elle exécute . Les médecins ont donné à ces trois

organes le nom de ventricules du cerveau , et préten-

dent que, suivant que chacun d'eux est sain ou malade,


les fonctions auxquelles il préside s'accomplissent bien
2
ou mal .

La sensation résulte donc du concours de l'âme et

du corps ainsi organisé avec les objets matériels. Toutes

les fois que je vois un objet, je puis distinguer dans ce


simple fait trois éléments qu'il importe de ne pas con-
fondre: l°la chose que je vois, une pierre, une flamme,
un objet quelconque, qui pouvait déjà exister avant que
d'être vu 2° ; la vision elle-même, qui n'était pas encore au
moment où l'objet s'est offert à mes yeux; 3° l'attention

de l'esprit qui fixe sur l'objet le sens de la vue. Non-


seulement ces trois choses sont parfaitement distinctes

mais encore elles sont de nature différente : l'objet est

corporel; la vision est mixte; l'attention est purement


3
spirituelle .

Dans son Traité de la musique , Augustin insiste sur

1
De Gen. adlitt., 1. VII, c. 13, 15, 17, 4 8.
2
Que saint Augustin ait tiré de son propre fonds ces dernières
idées, ou qu'il les ait empruntées à un autre, je me permets de les
signaler à l'attention d'un éminent philosophe et physiologiste de
notre époque, qui déclare que c'est dans Willis qu'il rencontre pour
la première fois l'affectation de l'encéphale aux facultés actives de
l'homme, et qui croit pouvoir lui attribuer l'honneur de cette vue

nouvelle. Il faut, comme on voit, en chercher l'auteur beaucoup plus


haut. (Voy. La Phrénotogie ,
par M. Lélut, membre de l'Institut,
e
2 édit, p. 28).
3 De Tria ,
I. XI, c. SI.
DES SENS. 127
cette distinction, et établit admirablement la différence
qu'il y a entre la faculté de sentir cl l'objet sensible qui
la stimule et la me! en éveil. Une série de sons, dit-il,

comme ceux d'une eau qui tombe goutte à goutte, peut

se produire dans un lieu solitaire et n'être entendue de


personne. Cependant ces sons, qui ne frappent présen-
tement aucune oreille humaine, existent à l'état de phé-
nomènes objectifs, et leur réalité n'est nullement con-
lestable: voilà des objets sensibles. D'un autre côté, un
homme peut se trouver dans un endroit tout à fait silen-

cieux, et ne pas entendre le bruit le plus léger. Néan-


moins cet homme, qui n'entend rien en ce moment, et

sur lequel les objets sensibles ne produisent aucune


impression, diffère profondément d'un sourd; sans en-
tendre actuellement, il a la faculté d'entendre.

Que l'objet sensible et la faculté soient mis en rap-


port, il se produit dans le corps une modification que
lame saisit. Cet acte par lequel l'âme saisit la modifi-
cation corporelle, est la sensation de l'audition, qui
prend aussi le nom de son et est purement subjective.
Qui oserait dire que les sons engendrent en moi la fa-

culté de les entendre? Il est trop clair qu'ils n'engen-


drent pas cette faculté, mais qu'ils la supposent. Je
n'aurais pas entendu ces sons s'ils n'avaient pas existé
rieurement; mais je ne les aurais pas entendus non
plus, si je n'avais pas eu la faculté de les entendre.
Augustin, comme on en peut juger, ne méconnaît
point la part de l'objet dans le phénomène de la sen-
sation, mais il ne méconnaît pas davantage celle du
sujet. Il n'est pas ce qu'on nomme aujourd'hui idéa-
'128 DES SENS.

liste, puisqu'il admet que l'âme sent et qu'elle sent

par suite de Faction de l'objet sensible; il n'est pas ce


qu'on appelle sensualiste, car il reconnaît dans l'âme
certaines prédispositions ou virtualités qui s'actua-
lisent et se déterminent en présence des objets, mais
que ceux-ci ne produisent pas 1 .

Augustin couronne cette analyse si nette et si exacte


par une hypothèse qu'il avait probablement prise dans
Plotin, mais dont l'origine péripatéticienne n'est pas
douteuse.
L'objet visible, dit-il, ne produit pas le sens de la
vue, mais il X informe et y trace une image de lui-

même. Seulement, la forme que l'objet imprime au


sens est si étroitement unie à celle de l'objet, qu'il
nous est impossible de l'en distinguer. Si donc nous la

regardons comme réelle , ce n'est pas d'après le témoi-


gnagne de nos sens, mais sur la foi du raisonnement.
Quand un anneau est encore imprimé sur la cire, qui
oserait dire qu'il n'y grave pas une empreinte? Cepen-
dant on ne la voit pas encore et les sens ne la peuvent
saisir. Si on imprime un anneau sur un liquide, qui
osera prétendre qu'une forme semblable à celle de cet
anneau , sans être pourtant la forme de cet anneau lui-

même, n'est pas empreinte sur ce liquide? Cependant


personne ne la voit, ni ne l'a vue, ni ne la verra ja-
mais ; car elle sera effacée au moment où l'on retirera

l'anneau. De même de ce que l'image de l'objet ne pa-


raît plus dans l'organe de la vue une fois que l'objet a

1
De Mus.,1 VI, c. 2, 3, 4.
DES SENS. 129
disparu, il ne s'ensuit pas qu'elle n'y ait pas été au
moment où l'objet agissait sur l'organe.
A l'appui de celte théorie. Augustin cite des laits que
sue! a reproduits après lui, dans le premier chapitre
de son Trait/' delà connaissance de Dieu et de soi-même.
Quand un homme a, pendant quelques instants, consi-
déré une lumière éclatante et qu'il vient ensuite à fermer
les yeux, il voit encore devant lui de brillantes couleurs,
qui diminuent insensiblement et qui finissent par s'ef-

facer tout-à-fait. Qu'est-ce que ces couleurs, sinon les

derniers vestiges de l'image qui s'était formée dans notre


œil à la vue de l'objet, et qui s'est ensuite dégradée peu
à peu? C'est au point que, si nous jetons les yeux sur
une fenêtre au moment où nous avons encore ces cou-
leurs dans les yeux, elle nous paraîtra toute brillante :

preuve manifeste que l'image de l'objet s'était em-


preinte dans nos sens au moment de la vision, mais
qu'elle était trop intimement unie à l'objet pour pou-
voir en être distinguée facilement.

Quand je regarde un simple flambeau , et qu'au


moyen d'une pression légère j'imprime à mes rayons
visuels une petite déviation, je vois deux flambeaux au
lieu d'un. Pourquoi cela? sinon parce que mes rayons
visuels ne se dirigeant point parallèlement vers le même
objet et de manière à se fondre en un seul et même
trd, ils sont affectés chacun de leur côté, si bien
qu'il en résulte une double image, quoique l'objet
apereu soit unique 1 .

i>' rrinit, 1. XI, c. 1


i
i)
_
1 30 DES SENS.

IV.

C'est ainsi que saint Augustin explique la nature,


l'origine et la formation de la sensation ; mais il ne
s'en tient pas là : il réfute encore les philosophes qui

ont professé sur ce sujet des doctrines incompatibles


avec les siennes, et en particulier DémocriteetEpicure.
Il emprunte à Gicéron l'exposition de leurs idées, mais
il tire de son propre fonds les arguments dont il se

sert pour les combattre.


Suivant Démocrite et Epicure, tous les corps émet-
tent des images qui leur ressemblent parfaitement, et
qui sont composées d'atomes d'une ténuité extrême. Ces
images, s'insinuant dans les âmes des hommes, y re-

présentent exactement les objets dont elles sont sorties,


et c'est là ce qu'on appelle des idées.
Pour réfuter cette théorie, Augustin se demande si

ces philosophes ne conçoivent pas un grand nombre


d'objets, tels que la sagesse et la vérité, d'une manière
purement incorporelle et intelligible. S'ils ne conçoi-
vent pas la vérité, comment en disputent-ils? S'ils la
conçoivent, quelle image en ont-ils dans l'esprit et de
quel corps leur est-elle venue? De plus , l'idée étant une
image, on ne peut avoir l'idée d'un objet tout entier
qu'à la condition d'avoir son image tout entière dans
l'âme. Or comment les images immenses des grands
corps qui nous environnent, peuvent-elles s'introduire
dans un corps si petit que le nôtre et dans une âme
plus petite encore? Gomment peuvent-elles la toucher
DES SENS. 131

par tous leurs points et se superposer â elle avec la

dernière exactitude, quand il


y a entre ces images cl
l'âme une si prodigieuse disproportion ?

Enfin, avons-nous, oui ou non, l'idée d'un atome?


Répondre affirmativement, c'est nier les atomes qui
constituent, avec le vide, l'ensemble de l'univers, tel

que Démocrite et Ëpicure l'ont conçu; car pour que


nous ayons l'idée des atomes, il faut qu'ils émettent des

images, c'est-à-dire qu'ils cessent d'être ce qu'ils sont


par définition, des molécules indivisibles. Répondre
négativement, c'est les nier encore, car on ne saurait
admettre ce dont on n'a aucune idée. Pour sauver leur
système, ces deux philosophes devraient donc recon-
naître que nous pouvons penser, ne serait-ce qu'aux
atomes, sans avoir d'images. Entre leur théorie psy-
chologique et leur théorie cosmologique, il faut choi-
sir, car elles sont incompatibles 1
.

2
Bayle ,
qui n'est pas facile à contenter en matière
de raisonnements, surtout quand ces raisonnements
sont d'un Père de l'Église, Bayle trouve cette réfuta-
lion pleine de solidité. Cependant, s'il était démontré
que la théorie des images n'avait pas pour but, dans la

pensée de Démocrite et d'Epicure, d'expliquer toute la

connaissance, ni même toute la connaissance sensible,


mais seulement la connaissance que l'on acquiert par
I'
1

sens de la vue, ne s'ensuivrait-il pas que les argu-


ments de saint Augustin, excellents pour réfuter celte

£pfc/.,CXVHI, c. 4.


Bayle., D ici. t
art. Démocrite.
132 DES SENS.

théorie telle qu'il la conçoit ,


perdent beaucoup de leur
valeur contre cette théorie telle qu'elle était réelle-

ment? Le premier et le troisième de ses arguments


n'auraient plus aucun poids; le second seul resterait
péremptoire. Or si l'on consulte Lucrèce 1 ce , fidèle in-
2
terprète d'Épicure, et Épicure lui-même , on verra que
ces philosophes expliquent par la théorie des images
les perceptions de la vue et les imaginations qui en
dépendent, mais nullement les idées qui dérivent des
autres sens. D'un autre côté, si on cherche dans Sextus
3
Empiricus la véritable pensée de Démocrite sur ce

sujet, on y trouvera qu'il y a, suivant lui, deux espèces


de connaissances : l'une illégitime et obscure, l'autre
légitime et claire, et que la première a sa source dans
les sens. Qu'est-ce à dire, sinon qu'au-dessus des sens,
qui nous fournissent une partie de nos idées, il y a une
faculté qui nous fournit les autres, et par laquelle nous
atteignons des objets que les sens ne nous feraient ja-
mais connaître, des objets plus subtils , comme il le dit

formellement, qui échappent à la vue, à l'ouïe, au


toucher, au goût, à l'odorat, et que, par conséquent,
aucune image ne saurait représenter?

V.

Une autre question que se pose saint Augustin est


celle de savoir où se produit la sensation. Pour trois

1
De nat. m\, 1. IV.
2 Epie, Lett. à Hérod.
3 Sext. Empir., Jdv, Math. VIF, 139.
DES SENS. 133

de nos sens, le goût, l'odorat et le toucher, il est

permis d'affirmer, suivant lui, qu'elle se produit dans


janes eux-mêmes, bien qu'au sujet de l'odorat on
puisse élever quelques doutes. Quant au goût et au
toucher, il n'j a pas de contestation possible : ce que

nous goûtons, ce que nous touchons, nous ne le sen-


tons pas ailleurs que dans notre corps.
Mais où sentons-nous les objets de la vue et de l'ouïe?
-ce en nous ou hors de nous-mêmes? C'est là une
question pleine de difficultés et qui a embarrassé plus
d'un grand métaphysicien. Clarke déclarait qu'il ne
comprenait pas plus que l'âme pût agir dans un lieu

où elle ne serait pas, que dans un temps où elle n'exis-

terait pas. Malebranche pensait de même 1


. Il demandait
ironiquement comment l'âme connaissait les étoiles;

si elle sortait de son corps et allait se promener dans


le ciel pour les saisir. Saint Augustin se pose , à peu
près dans les mêmes termes, la même question et
essaie ensuite de la résoudre.

c Comment, dit-il , l'âme sent-elle les objets qui sont


placés hors de son corps, puisqu'elle ne vit que dans
son corps? Les astres ne sont-ils pas perdus dans le

ciel à d'incalculables distances de son corps? N'est-ce


pas dans le ciel qu'elle voit le soleil? Voir, n'est-ce

pas sentir, puisque la vue est un des cinq sens et le

plus élevé de tous? Vit-elle donc dans le ciel, puis-


qu'elle sent dans le ciel, et que la sensation ne saurait
être où la vie n'est pas? Ou bien sent-elle même où elle

'
lu cit. delà Ver., 1. I, c. 14.
134 DES SENS.

ne vit pas?.... Voyez-vous que de ténèbres s'offrent à

à nous dans ce sens éclatant qu'on appelle la vue?» *

A ces objections ingénieuses et subtiles, saint Au-


gustin répond à peu près de la manière suivante : La
vue sert d'intermédiaire entre moi et les objets que je

vois , comme une baguette entre moi et les objets que


je touche. Mes yeux voient là où ils ne sont pas, et

même ne voient que là où ils ne sont pas. S'ils voyaient


où ils sont et ne voyaient qu'où ils sont, ils se verraient

eux-mêmes et ne verraient qu'eux-mêmes; car il n'y a


qu'eux-mêmes qui soient précisément là où ils sont 2 .

Plotin avait dit de même : «....quand nous sentons


par.la vue, nous apercevons l'objet visible et nous l'at-

teignons par la vue dans l'endroit où il est placé devant


nos yeux, comme si la perception s'opérait dans cet
endroit même et que l'âme vît hors d'elle.))
3

Il semble que saint Augustin, qui s'était d'abord


contenté de cette réponse, en ait été moins satisfait

plus tard; car il se sert des difficultés que présente ce


sujet pour prouver, en raisonnant par analogie ,
qu'il

faut croire aux dogmes de la religion malgré les obs-


curités qui les enveloppent, puisque nous trouvons des
obscurités jusque dans ce qui nous est le plus intime,
4
dans nous-mêmes et dans nos propres opérations .

N'est-il pas permis de voir dans les hésitations de


saint Augustin sur cette question une nouvelle cause

l
Epist., CXXXVII,c. 2.
2
De Quant, an., c. 23.
3 Plotin, Enn. 4, 1. VI, c. \. Trad. de M. Bouillet.

*Epist., CXXXVII, c. 2.
Dl - SENS. 135

de l'occasion a lisme de Malebranche? Il nous semble


qu'après avoir nié avec saint Augustin l'action des

corps >ur l'âme, il a pu être conduit par la force de

ibjections touchanl la perception extérieure, et par


l'insuffisance de ses réponses, à nier l'action de l'âme

sur les corps, et à méconnaître ainsi complètement


l'efficacité des causes secondes.
Chaque sens a son objet propre : la vue, la couleur;
l'ouïe, le son; l'odorat, l'odeur; le goût, la saveur; le

toucher, le chaud et le froid, le rude et le poli, le dur


et le mou, le léger et le pesant. Mais, outre ces objets,
dont chacun ne peut-être saisi que par un seul de nos
sens, il y en a d'autres qui tombent à la fois sous le

sens de la vue et sous celui du toucher, et qui, au lieu


d'être propres à chacun de ces sens, leur sont communs
à l'un et à l'autre; telles sont les formes des corps,
1
qu'elles soient grandes ou petites, carrées ou rondes .

C'est, on le voit, la distinction péripatéticienne des


nbles propres et des sensibles communs.

VI.

Ces sensations, dont nous avons vu la nature, l'ori-

gine, la formation, les objets divers, quelle en est la

véritable valeur? Nous font-elles bien connaître les


choses auxquelles elles se rapportent?Représentent-elles
avec exactitude les réalités du monde extérieur? Les

'
De lib. arb. f
I. Il , c. 3, 7. De Quant, an., c. 33.
436 DES SENS.

Académiciens avaient répondu négativement à cette

question , et rejeté la certitude des sens en même temps


que les autres espèces de certitude. Bien des philo-
sophes ont renouvelé depuis leurs audacieuses négo-
gociations et cherché à ébranler l'autorité de la con-
naissance sensible. Il ne faut pas trop s'en étonner. La
sensation, étant un état de l'âme, on a de la peine à
comprendre qu'elle puisse révéler un état du corps, qui
révèle lui-même un état de l'objet extérieur. Qui me
dit que mes sensations ne sont pas des modifications
purement subjectives que je projette au dehors? Pour
résoudre cette difficulté , il faudrait invoquer l'autorité

de la raison, qui nous atteste la portée objective des


sensations, en se fondant d'une part sur le principe de
causalité, de l'autre sur la coordination des sensations

elles-mêmes. Saint Augustin, qui avait longtemps pro-


fessé les doctrines des Académiciens, ne les réfute point
par des arguments aussi radicaux et aussi décisifs, et
se borne à les combattre à peu près en ces termes :

Vous faites tous vos efforts, leur dit-il, pour prouver


que les choses peuvent être autres qu'elles ne nous
apparaissent; mais qu'elles ne nous apparaissent pas
réellement, c'est ce que vous n'avez jamais pu établir.
Je veux bien que ce vaste ensemble qui contient ou
semble contenir le ciel, la terre, la mer, n'ait rien de
réel et de certain ; au moins est-il certain et réel qu'il

m'apparaît, et c'est à cette apparence que je donne le

nom de monde. Nierez-vous cette apparence elle-même?


Direz-vous que non-seulement rien n'est certainement,
mais que rien n'apparaît? Alors il n'y a plus d'erreur
DES SENS. 187
sible; car on ne peul errer qu'en prenant l'apparence
pour la réalité. Si quelque chose apparaît, il y a quel-
que chose il»
1
vrai el de certain; si rien n'apparaît, il

n'y a rien d'incertain ni de faux. Donc vous avez lort de


prétendre que l'homme ne peut saisir fermement au-
cune vérité, et qu'il est condamné à une éternelle in-
certitude.
Saint Augustin va même jusqu'à dire avec Épicure
que les sens ne nous trompent jamais, et que nous ne
nous égarons qu'en leur faisant dire ce qu'ils ne nous
disent pas. Ce que les yeux me disent d'une rame plon-
dans l'eau, est-il vrai? Parfaitement; car, puisqu'il

j a des causes qui doivent la faire paraître courbe


quand elle est plongée dans ce liquide, si elle me pa-
raissait droite, ce serait alors que je serais fondé à
accuser mes yeux d'erreur. N'affirmez que ce qui vous
parait, et vous ne vous tromperez jamais. Le moyen
qu'un xVcadémicien réfute quelqu'un qui lui dit : Je sais
que ceci me paraît blanc; je sais que ce son me plaît;

lis que cette odeur m'est agréable; je sais que cette

Baveur me paraît douce; je sais que cela me paraît

froid? Mais, me dira-t-il, ces feuilles d'olivier que le

bouc recherche avec tant d'ardeur, sont-elles amères


en elles-mêmes? Je n'en sais rien. Tout ce que je puis
répondre, c'est qu'elles sont amères, je ne dis pas pour
tous les hommes, je ne dis pas même pour moi dans
tous les temps, mais pour moi en ce moment. Pour
cela, je l'affirme : je suis parfaitement sûr qu'elles me
lissent ainsi. Portera-t-on l' impudence jusqu'à me
due, quand je sens une saveur agréable Peut-être que
138 DES SENS.

vous ne sentez rien, et que tout cela n'est qu'un rêve?


Que ce soit un rêve, je le veux bien; mais, rêve
ou non , toujours est-il que je sens quelque chose
!
d'agréable .

Il semble que si saint Augustin avait voulu établir


solidement la certitude, non-seulement de l'interne,
mais encore de l'externe, il aurait dû transporter le

débat sur un autre terrain , et faire appel au toucher


plutôt qu'au goût et à l'odorat; car ces derniers sens
sont, je ne dirai pas entièrement subjectifs, — on de a

nos jours établi victorieusement le contraire — mais


2
,

plus subjectifs que le premier. La scène si magnifi-


quement décrite par Buffon, quand il nous montre le

premier homme contemplant, sans pouvoir s'en dis-


tinguer, la merveille du monde naissant, et n'arrivant
qu'au contact d'un arbre à concevoir son existence
propre et une existence étrangère, cette scène doit se

renouveler sourdement pour chacun de nous au début


de la vie et à l'aube de l'intelligence. Pour chacun de
nous, comme pour Adam, c'est, je crois, dans l'acte

du toucher et à la lumière de la raison qu'éclatent la

distinction du moi et du non-moi et leur certitude à

l'un et à l'autre.
Il ne faut pas s'exagérer la portée des arguments par
lesquels saint Augustin défend l'autorité des sens. Il ne
cherche pas à prouver que le monde extérieur, tel que

1
Conir. Academ., I. III, c. 41, 12.
2
Voir, dans le Dict. des Sc.phil., l'art. Sens, où M. Saisset explique
admirablement la croyance à l'extériorité par la localisation de nos
sensations.
DES -i NS. 189

sens nous le découvrent, esl réel, mais que l'idée

que nous en avons ne saurait être révoquée en doute.


Or admettre qu'il y a dans l'âme un ensemble d'images,
sans oser affirmer qu'elles aient des objets, et proposer
île donner à cel ensemble d'images le nom de monde,
ce n'est pas défendre les sens, c'est les sacrifier. Il n'est

pas d'idéaliste qui ne souscrivit des deux mains à cette


doctrine.

Aussi l'illustre Ritter admire fort les arguments que


nous venons de citer. «Saint Augustin, dit-il, ajoute
avec beaucoup de justesse que, dans cette doctrine
moine, nous sommes posés comme pleinement sûrs de
l'existence et de la vérité du monde; car nous sommes
libres de désigner par le nom de monde cette multipli-
de phénomènes qui se succèdent en nous et qui
sont d'une certitude complète 1
.» Oui, mais pourquoi
changer ainsi le sens des mots et se donner l'air, aux
yeux des lecteurs peu attentifs , de penser tout le con-
traire de ce qu'on pense? Vous voulez dire que l'exis-

tence du monde est incertaine et celle de la pensée


certaine. Dites-le donc, tout uniment, au lieu de dire :

le monde est certain; car par ce mot monde j'entends


la pensée. A quoi peut servir tout ce galimatias, sinon
à jeter de la confusion dans les esprits distraits, et à

permettre à ceux qui soutiennent de mauvaises causes


de se défendre quelque temps en s'abritant derrière des
''luivoques? 11 y a longtemps que Descartes a comparé

1
Ritter, De la philosophie chrétienne, t. II, p. 1 90. Trad. de
M. Trullard.
140 DES SENS.

les auteurs de ce genre à des aveugles qui cherche-


raient à attirer dans une cave ceux qui voient clair,

pour se battre contre eux dans des conditions moins


désavantageuses.
Je sais bien qu'Augustin accepte et développe les
arguments ingénieux par lesquels les Épicuriens s'ef-

forcent de justifier les sens des erreurs qu'on leur a de


tout temps reprochées. Mais d'abord, plusieurs de ces
arguments n'impliquent que la réalité des phénomènes
internes ; ensuite , il a Fair d'en faire lui-même bon
marché et de n'être pas sûr d'avoir raison contre ses
adversaires. Il ajoute, en effet, que si les Académiciens
réfutent ses arguments en faveur des sens, il ne s'en
met pas fort en peine ; mais qu'il les défie d'infirmer

ceux qu'il tient en réserve en faveur de l'intelligence;


car les sens, suivant beaucoup de philosophes, sont le

domaine de l'opinion ; l'intelligence seule est celui de

la science. Tous les objets que les sens corporels peu-


vent atteindre, et qu'on désigne sous le nom d'objets

sensibles, sont dans un état de mutation incessante. Or


ce qui n'a rien de permanent, ne peut être saisi d'une
prise ferme, ni être l'objet d'une connaissance vraiment

scientifique. Déplus, on ne saurait admettre une chose


quand on ne peut pas la distinguer de son image. Or il

y a tant de ressemblance entre les objets qui frappent


nos sens et les images que nous nous en formons dans
le rêve et dans le délire, que nous n'avons aucun
moyen de distinguer sûrement le rêve de la réalité.

Enfin, les corps que nos yeux voient ne sont pas plus
les vrais corps que les triangles et les carrés qui frap-
DES SENS. I il

penl dos sens ne sont les vrais triangles et les vrais


carrés. Il n'y a de vrais que ceux que l'esprit conçoit:
ceux que les sens saisissent n'en sont que d'imparfaites
et par conséquent de fausses imitations ',

On voil que la doctrine de saint Augustin, relative à


la ( erlitude des sens, est assez llottante et assez indé-
: il semble que ce qu'il leur donne d'une main , il

le retire de l'autre. C'est là un trait qui lui est commun


avec la plupart des Platoniciens et aussi avec la plu-
part des Cartésiens. S'il n'avait pas amoindri l'autorité
des sens, s'il ne les avait pas rabaissés pour élever la

raison à leurs dépens, il ne serait pas, ce qu'il est, un


intermédiaire entre le platonisme et le cartésianisme.
Platon avait dit avant lui : «Pouvons-nous dire qu'il

y ait quelque chose d'évident, selon la plus exacte vé-


rité, dans des choses dont aucune partie n'a jamais
existé, ni n'existera, ni n'existe dans le même état?
Comment aurions-nous des connaissances fixes sur ce
qui n'a aucune fixité? Ce n'est point de ces choses pas-
res dont s'occupe l'intelligence et toute science qui

s'attache à la vérité en elle-même'2 .»

Plus tard, Descartes se fonda, comme lui, sur la

mutabilité des choses sensibles et sur l'impossibilité de


distinguer la veille du sommeil, pour infirmer l'autorité

sens; comme lui, il admit l'existence de la pensée


et du sujet pensant, tout en restant un peu indécis sur
istence des objets pensés. Malebranche alla encore

1
i>< div. (I». 83, 7". '.). SoliL, I. II, c. <I8.

-
Plat., Phi èbe. Trad. de M. Cousin.
142 DES SENS.

plus loin dans cette voie et déclara nettement que l'âme


ne saisit pas directement les corps et qu'elle ne les

voit que clans l'intelligence divine qui les a conçus.

VII.

Tous les sens extérieurs qu'Augustin a si curieuse-


ment étudiés sont subordonnés, selon lui, à un sens
intérieur sur lequel il nous a laissé aussi des observa-

tions pleines d'intérêt et de finesse.

Dans un passage célèbre de ses Confessions 1


, où il

résume l'histoire de sa pensée philosophique et en re-


trace, à grands traits, la marche ascendante, saint

Augustin raconte qu'il s'éleva graduellement des corps


à l'âme qui sent par le moyen du corps, et de là à ce
sens intérieur auquel les sens corporels rapportent les

choses du dehors et qui marque la limite de l'anima-


lité. Pour lui, ce sens intérieur est, à certains égards,
le sens commun ou premier sensitif, si admirablement
décrit par Aristote; c'est, à d'autres égards, le sens
intime, qui devait tenir une place si considérable dans
la philosophie moderne tout entière.
Aristote avait remarqué que l'homme peut comparer
le blanc au doux , le noir à l'amer, et que la vue ne per-
cevant pas l'amer et le doux, le goût ne percevant pas
le noir et le blanc, la comparaison du blanc et du

Conf.,1 VII, c. 47.


DES SENS. 143
doux, du noir et do ramer, ne saurait être faite par

aucun de ces deux sens : do là, la nécessité d'un sens


commun, seul capable de faire cette comparaison,
parce que seul il sent tout ce que sentent les divers

sens particuliers, el que c'est à lui que toutes leurs dé-


positions viennent aboutir-.
Augustin est sur ce point de l'avis du Stagirite.

Parmi nos sens extérieurs, se demande-t-il , y en a-t-il


un seul par lequel nous connaissions les objets de tous
tutres, et qui soit apte à Taire le discernement de ce
qui peut être saisi par chacun d'eux en particulier, et
de ce qui tombe sous plusieurs d'entre eux? Non. La
vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le tact ont chacun une
fonction spéciale en dehors de laquelle il ne faut rien
leur demander. Au-dessus de tous les sens extérieurs
et particuliers, on est donc amené parla raison à re-

connaître un sens intérieur et en quelque sorte cen-


tral , qui préside à leurs opérations, à tous, et s'empare

de leurs données.
Tout en accordant au sens intérieur une sorte de su-
prématie sur les sens extérieurs, Aristote laissait à ces
derniers non-seulement la connaissance de leurs objets
divers, mais encore la connaissance de leurs sensations
respectives. Suivant lui, le môme sens qui nous fait

voir, nous fait aussi connaître que nous voyons. Ici, Au-
gustin se sépare complètement d'Aristote. Il ne concède
aux sens que la connaissance des objets du dehors, et

1
De cm., 1. III, c. 2, 5S *j 2 5
a - — Voir aussi le savant travail de
ami M. WaddÎDgtOD, intitulé De la psychologie cl' Aristote.
144 DES SENS.

réserve au sens intérieur seul la connaissance de cette


connaissance même. C'est faire du sens intérieur ce
qu'on nomme aujourd'hui le sens intime ou conscience
psychologique, et jeter les premiers fondements des
théories que les modernes ont depuis élevées sur ce

sujet. On n'en saurait douter en lisant les pensées sui-


vantes :

La couleur est sentie par le sens de la vue, mais la

sensation de la couleur elle-même n'est pas sentie par


ce sens. Autre chose est la couleur; autre chose la vue
que nous en avons; autre chose, enfin, le sens par le-
quel nous pouvons la saisir et qui existe en nous lors
même qu'elle ne frappe point nos yeux. De ces trois

choses, le sens, la sensation, la couleur, il n'y a que la

dernière que le sens de la vue saisisse. Le sens qui me


fait voir la couleur, ne me fait point voir la vue que
j'en ai; celui qui me fait entendre les sons, ne me fait
point entendre mon audition; celui qui me fait sentir
une odeur, ne peut me faire sentir la sensation qui en
résulte; celui qui me fait goûter une saveur, ne saurait

me faire goûter la sensation qu'elle me cause; celui


qui me fait toucher un objet, ne me fait point toucher
la sensation du toucher elle-même.
N'est-ce pas dire, en d'autres termes, que les per-
ceptions des sens ne sont pas comme leurs objets et ne
peuvent être connues de la même manière? Les per-
ceptions de la vue ne sont ni colorées ni lumineuses
pour être visibles à l'œil ; celles de l'ouïe n'ont pas de

sonorité pour être sensibles à l'oreille ; celles de l'odo-


rat ne sentent ni bon ni mauvais, et l'organe de l'odorat
Dl ^>
SI NS. 1 15

saurai! les atteindre, celles du goût n'ont aucune


saveur qui permette au palais do les apprécier; celles
du toucher ne sont ni dures, ni molles, ni froides, ni

chaudes, el sont entièrement inaccessibles à la main et

aux autres parties du corps.


A défaut des sens extérieurs, est-ce la raison qui
nous fait connaître nos sensations? Nullement; car les

animaux, qui ne sont pas doués de raison, n'ignorent


pas plus que nous les sensations qu'ils éprouvent. «La
bête ne pourrait ouvrir l'œil et diriger son regard vers
la chose qu'elle désire voir, si, quand l'œil est fermé
ou dirigé autrement, elle ne sentait pas qu'elle ne la

voit point. Mais si elle sent qu'elle ne voit point quand


elle ne voit point, elle sent nécessairement qu'elle voit
quand elle voit ,
parce que le seul fait de ne pas diriger
son regard quand elle voit de la même manière que
quand elle ne voit pas, marque assez qu'elle a le senti-

ment de ces deux états .» 1

Saint Augustin pose ici fort nettement une question


qui embarrasse encore aujourd'hui les psychologues,
et la résout, suivant moi, de la manière la plus plau-
sible. Sans doute, il paraît difficile de soutenir que
l'animal est doué du sens intime, car c'est presque
dire qu'il est doué de la réflexion ; mais il est bien

[•lus difficile de soutenir qu'il en est totalement privé,


car ce serait dire qu'il n'éprouve aucune sensation.
Qu'est-ce, en effet, qu'une sensation dont on n'a pas
conscience? N'est-il pas vraisemblable que certains

1
De lib. cirb.. ]. Il, i

i
10
446 DES SENS.

animaux, tout en ayant une âme, ont à peine un moi;


que leur conscience vague et indistincte leur fait à

peine entrevoir, comme à travers un nuage, comme


dans un rêve, leurs états divers; mais qu'à mesure
qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, cette conscience
va s'éclaircissant, jusqu'à ce qu'elle devienne dans
l'homme, et surtout dans l'homme adulte et cultivé,

cette opération merveilleuse qu'on nomme la réflexion?


Si le sens intérieur n'est pas identique à la raison,

pourquoi est-il regardé comme supérieur aux autres


sens? Ce n'est pas parce qu'il les connaît; car, à ce

compte, l'homme, connaissant la sagesse, serait par


cela même au-dessus d'elle. C'est parce qu'il joue à

l'égard des autres sens le rôle de modérateur et de


juge. Il appartient à ceux-ci d'apprécier les sons, les
couleurs et les autres choses corporelles, et de sentir
si elles sont agréables ou désagréables, tandis que c'est
le propre du sens intérieur de prononcer sur les fonc-
tions mêmes des autres sens, déjuger si elles s'accom-
plissent ou ne s'accomplissent pas , si elles s'accomplis-

sent bien ou mal 1


.

Non-seulement, suivant saint Augustin, le sens in-


térieur concentre les données des sens extérieurs et sai-
sit leurs opérations, mais encore il connaît le juste et

l'injuste: le juste, par une idée intelligible; l'injuste,


par la privation de cette idée. Ici , le langage de notre
auteur nous paraît manquer d'exactitude. La concep-
tion du juste et de l'injuste, Augustin le reconnaît ail-

De lib. arb. y
I. II, c. 3, 4, 5, 6.
SENS. 1 17

leurs, esl due à la raison. Lésons intime aperçoit cette


conception comme tous lès autres faits psychologiques,
mais il n'en esl pas le principe : il saisit le fait, mais il

ne l'engendre pi

S Ion saint Augustin, le sens intime révèle, en

outre, l'âme â elle-même. L'Ame ne peut s'ignorer,


même quand elle cherche à se connaître; car, quand
elle se cherche, elle le sait; et elle ne pourrait pas sa-
voir qu'elle le sait, si elle ne se savait pas en un cer-
tain degré. Le sens intérieur lui atteste qu'elle existe,

qu'elle le sait et qu'elle aime à la fois son existence et


la connaissance qu'elle en a.

Non-seulement je connais ces faits, mais j'en suis


certain delà certitude la plus inébranlable, car ils ne
semblent pas à ceux du dehors, qui peuvent toujours
me décevoir par une fausse apparence. Je ne perçois
ceux-ci que par le moyen de certains instruments cor-
porels, tandis que je connais ceux-là sans avoir besoin
de la prunelle de l'œil , des cavités de l'oreille , ni
d'aucun autre appareil organique. Je ne vois les uns
qu'à travers certaines images qui les découvrent à mon
lit, tandis que nulle représentation ne m'est né-
cessaire pour saisir les autres. Je suis, je connais mon
existence, j'aime mon existence et la connaissance que
j'en ai; ce sont là des faits qui sont pour moi plus
clairs que le jour. Sur ce terrain je puis défier toutes

les attaques du scepticisme. Un Académicien me dira


peut-être: Et si vous vous trompez! Mais je lui ré-

pondrai aussitôt : Si je me trompe, je suis, si fallor

sutri; car on ne peut se tromper sans être. La connais-


148 DES SENS.

sance que j'ai de mon existence et l'amour que j'ai

pour mon existence et pour ma connaissance, ne sont


pas des choses moins certaines que mon existence elle-
même, puisqu'elles me sont connues de la même ma-
nière et par la déposition de la même faculté 1
.

On a remarqué plus d'une fois l'identité du sifallor,


sum de saint Augustin, et du cogito ergo sum de Des- ,

cartes , mais en ajoutant que ces deux philosophes


n'ont pas tiré le même parti de cette vérité, et que Des-
cartes en a déduit des conséquences que saint Augus-
tin n'y avait pas aperçues. Descartes prétend que saint
Augustin s'est simplement servi du fait de la pensée
pour établir la certitude de notre être et pour s'élever

jusqu'à la Trinité divine, tandis qu'il s'en sert lui-même


pour établir la spiritualité du principe pensant. Pas-
cal, qui n'aimait pas beaucoup Descartes, soutient ce-
pendant que, lors même qu'il aurait tiré de saint Au-
gustin son cogito, ergo sttm, il ne laisserait pas d'en
être le véritable auteur ; car il y a bien de la différence
entre écrire un mot à l'aventure et faire de ce mot le

fondement de toute une métaphysique. Enfin, de nos


jours, plusieurs philosophes éminents, entre autres
MM. Bouillier etSaisset, émettent à peu près la même
opinion. Yoici comment s'exprime ce dernier, dans ce
beau et noble langage dont il a le secret: «Nous ne
conclurons pas de ces curieuses analogies que Des-
cartes soit le plagiaire de saint Augustin , ni qu'il faille
saluer dans l'auteur de la Cité de Dieu le véritable


De Gen. ad lit/., 1. VII, c. 21. De Civ. £>., 1. XI, c. 26, 27
DES SENS. I 19

père de la philosophie moderne; car quel intervalle

immense n'y a-t-il pas entre le germe à peine ébauché


d'une conception métaphysique et le riche épanouisse-
ment d'un fystème qui embrasse Dieu, l'homme et la

nature en son ample sein 1


! »

< m ne nous soupçonnera pas de cherchera dépré-


cier des autorités de cette valeur, ni de vouloir dimi-
nuer Descartes au profit de saint Augustin; mais il

nous semble que, dans la plupart des rapprochements


établis entre ces deux grands hommes sur cette ques-
tion, saint Augustin a été un peu sacrifié et que sa
part de mérite est plus grande qu'on ne la fait géné-
ralement.
D'abord, le si fallor,sum n'est point un de ces mots
écrits à l'aventure et dont l'auteur ne pénètre pas lui-
même le sens profond. Il revient sous sa plume dans
plusieurs de ses ouvrages, dans le Traité de la vraie
religion ) dans celui du Libre arbitre, dans celui de la
Trinité 1 . Il lui sert, comme à Descartes le cogilo, à
arracher au scepticisme l'existence du moi et celle du
monde moral. Il est pour lui le fondement inébran-
lable de la certitude, l'indestructible base de la logique

tout entière. C'est bien quelque chose.

11 lui sert encore à déterminer, brièvement, il est

vrai, et d'une manière trop peu explicite, ce qu'on


nous permettra d'appeler la certitude typique qui est,
pour lui comme pour Descartes, la certitude de son

Cité de Dieu. Introduction, p. LXI.


5
De verci rellg , 39. Délibéra arb., 1. Il, c. 3. De 7Wm., 1. X, c. 10
450 DES SENS.

existence personnelle. Car, s'il admet la certitude de


son amour, c'est qu'elle lui offre les mêmes caractères
que celle de son existence 1
. En d'autres termes, dans
saint Augustin comme dans Descartes, le même prin-
cipe engendre la certitude et son critérium tout à la
fois.

Une troisième conséquence du principe cartésien


c'est que l'âme nous est connue plus clairement et plus

certainement que le corps. Sur ce point, Augustin est

parfaitement d'accord avec Descartes. Par cela seul


qu'il ne doute pas du témoignage du sens intime et

qu'il doute de celui des sens extérieurs, il admet que


l'objet du premier est plus clairement et plus certaine-
ment connu que l'objet des seconds. Descartes n'a sur

saint Augustin qu'un avantage, celui de rattacher plus

fortement la conséquence à son principe.


Mais ce qui fait l'originalité de Descartes, si on veut
l'en croire, et ce qui le distingue de saint Augustin,
c'est qu'il a fait sortir du cogito , ergo sum la doctrine
de la spiritualité de l'âme. Si Descartes avait lu le

dixième livre du Traité de la Trinité, il aurait changé


d'opinion et serait convenu que saint Augustin l'avait
encore devancé sur ce point capital. Saint Augustin
avait vivement recommandé, avant Descartes, d'écar-
ter toutes les idées sensibles , et de ne pas confondre
l'imagination avec l'intelligence pure, si l'on voulait

saisir l'âme dans sa véritable essence. Quand Descartes


déclare qu'il fermera les yeux, qu'il se bouchera les

DeCiv. De/, 1. XI, c. 27.


DES SI v 1">I

oreilles, qu'il se détournera de loutes les choses sen-


sibles pour se connaître plus clairement et se rendre
plus familier à lui-même 1 , il reproduit, — peut-être
sans le savoir, — mais enfin il reproduit nue pensée
rimée plusieurs lois par saint Augustin.
Puisqu'il s'agit de la nature de l'âme, dit le grand
que, détournons notre attention de toutes les idées

qui nous viennent du dehors par les sens corporels, et


méditons plus profondément les principes précédem-
ment posés, que les âmes se connaissent elles-mêmes,
et qu'elles se connaissent d'une manière certaine 2 .»
N'est-ce pas du principe que l'âme connaît ses attri-
buts et sa substance que saint Augustin part pour éta-
blir que l'âme ne se connaissant ni comme terrestre,
ni comme aqueuse, ni comme aérienne, ni comme
ignée, et se connaissant comme douée d'intelligence,
de mémoire, de volonté, elle est simplement une
chose qui pense, qui se souvient, qui veut et qui n'a
3
rien à démêler avec les corps ?

Il est vrai que saint Augustin ne s'attache pas aussi


longtemps et aussi obstinément que Descartes à ses
doutes sur l'existence des corps, et qu'il la pose même
implicitement quand, après avoir établi la réalité de
l'intelligence, de la mémoire et de la volonté, il ajoute
qu'elles ont ce que nous appellerions aujourd'hui un
caractère objectif 4 ; mais la différence qu'il faut bien

'
Médit. 3".

- De TrinUale, 1. X, c. 10
Idem.
Jdi m
452 DES SENS.

constater ici entre saint Augustin et Descartes, est-elle


à l'avantage de ce dernier? Descartes, faisant violence
aux faits, sépare, par une abstraction contre-nature, le
sujet pensant de l'objet pensé; il croit au premier et
doute du second, sans songer qu'il nous sont donnés
simultanément, au même titre et avec la même évidence
l'un que l'autre, et se condamne à ne pouvoir combler
l'abîme qu'il a creusé entre eux que par l'intervention
d'une sorte de Deus ex machina, non moins répréhen-
sible dans un système philosophique que^dans une
pièce de théâtre. Saint Augustin, au contraire, accepte
le phénomène de la connaissance tel qu'il lui est offert

par l'observation; il l'admet dans son unité et dans son


intégrité essentielles, et n'a pas besoin de recourir à

l'arbitraire pour reconstituer un tout que l'arbitraire

n'a pas brisé. Car ce n'est pas seulement l'être et la


pensée, la volonté et la mémoire, mais encore l'âme et le
corps, le sujet et l'objet qui lui apparaissent réunis dans
la complexité d'un seul et même fait de conscience.
Quant à la connaisance de Dieu, je ne prétends pas
que saint Augustin l'ait rattachée aussi étroitement que
Descartes à leur principe commun; mais on conviendra
cependant que c'est par la connaissance de la pensée
humaine et de l'être humain qu'il y arrive. Pour lui,
comme pour Descartes, la psychologie est le chemin de
la théologie 1
. A chaque instant on trouve dans ses ou-
vrages des phrases comme celle-ci : « Garde-toi de te
répandre au dehors; rentre en toi-même; c'est dans

le ch. Ier
1
Voir du présent ouvrage ,
p. 6.
DES SENS 153
l'homme intérieur que la vérité habite 1 .) Or celte

vérité, qu'est-elle pour lui, sinon Dieu lui-même se


i ommuniquant à l'homme par la raison et taisant son
éducation intellectuelle et morale? C'est le maître inté-
rieur, comme saint Augustin l'appelle et comme Malc-
branche et Fénclon l'ont si souvent appelé après lui.

Or ce nom seul montre assez que si nous voulons con-


naître Dieu, c'est en nous-mêmes, selon saint Augus-
tin ,
que nous devons le chercher.
En résumé, Descartes a tiré plus directement que
saint Augustin toutes ses idées du fait complexe de sa
pensée et de son existence, et a plus fortement relié

ces idées entre elles; mais, s'il a composé un système


plus rigoureux, plus compacte que saint Augustin,
celui-ci lui a sans doute fourni directement ou indirec-
tement plusieurs des matériaux qu'il a mis en œuvre.
Le philosophe ancien va moins loin que le moderne,
je l'accorde; mais la distance qui les sépare n'est pas
aussi grande qu'on la fait ordinairement, sans compter
que le premier a eu le mérite de frayer la route au
second.

CHAPITRE VII

DE LA MÉMOIRE.

I.

La mémoire est, suivant saint Augustin , une faculté

qui n'appartient point à tous les êtres. Placé par son

De ver. relig.^ c. 39.


154 DE LA MÉMOIRE.
essence pure et inaltérable au-dessus de la sphère du
mouvement et de la durée, Dieu ne se souvient pas
plus qu'il ne prévoit : il voit tout dans un présent indi-
visible et immobile. C'est l'idée de Plotin. «Comment,
dit le philosophe d'Alexandrie, ce qui est identique et
immuable pourrait-il faire usage de la mémoire, puis-
qu'il ne saurait acquérir ni garder une disposition
différente, ni avoir des pensées successives, dont l'une
serait présente et l'autre serait passée à l'état de souve-

nir 4
? » — Quels sont donc les êtres qui se souviennent?
L'homme d'abord, puis les êtres intermédiaires tant
2
entre l'homme et Dieu qu'entre l'homme et les corps .

Augustin avait, dans le principe, paru disposé à refu-


ser aux premiers, c'est-à-dire aux êtres angéliques, le
don de la mémoire, pour les faire participer à l'intuition

divine. Dans ses Confessions , il nous les montre, en


effet, consacrant à Dieu toutes leurs pensées, toutes
leurs affections, et restant absorbées dans la contem-
plation de cet objet unique, au point de ne pas même
songer à leur être propre. Ils n'ont, d'après lui, ni
passé dont ils puissent se souvenir, ni avenir qu'ils puis-
sent prévoir; car ils sont, comme la divinité même,
inaccessibles aux vicissitudes du temps et du change-
ment. Aussi forment-ils, par leur réunion, ce ciel des
cieux dont il est parlé dans l'Écriture, ce ciel vivant et

intellectuel, qui, au lieu de voir, comme nous, les

choses d'une manière partielle , énigmatique et dans

x
Enn. 4, I. III, c. 25. Trad. de M. Bouillet.
2
Conf., 1. XI, c. 14, 31.
DE 1 \ MÉMOIRE. 155
leurs images, les embrasse toutes ensemble, en elles-

mêmes, el les contemple sans voiles dans les splen-

deurs d'une claire vision '.

Mais, dans la Cité de Dieu , comme on l'a très-bien


2
remarqué , Augustin revient sur ces assertions témé-
raires, < ( iKiivi'idi qu'à 1

Dieu seul l'attribut de l'immu-


tabilité. « Les anges, dit-il, ont existé de tout temps,
nuis en ce sens que le temps a été créé avec eux pour
mesurer leurs mouvements 3
.» — S'exprimer ainsi,
n'est-ce pas leur retirer l'immutabilité, et avec elle
cette éternelle intuition qu'on leur accordait tout à

l'heure, pour leur restituer la faculté de se souvenir


de ce qui est temporel ? Que les choses périssables
tiennent moins de place dans leur mémoire que dans
celle des hommes, cela doit être; mais enfin elles n'en

sont plus entièrement exclues.


Si les anges ,
qui nous surpassent, ont une mémoire
qui s'attache surtout aux choses éternelles et qui imite
l'intuition divine, les animaux, qui nous sont infé-

rieurs, en ont une qui se rapporte uniquement aux


choses passagères, et qui est d'un ordre moins relevé
que la nôtre.

Gomment douter que les animaux se souviennent?


Ne voit-on pas l'hirondelle revenir, au printemps, visiter
son nid , la chèvre regagner le bercail , comme le

poète le remarque, guidée par sa mémoire :

....ipsœ memores redeunt in tecta capellce?

/.. 1. XII, C. Il, 13.

M. Saisset. Inlrod. de la Cité de Dieu, p. \ci


De Cic. D., I. XII, c 15
156 DE LA MÉMOIRE.
Ne lit-on pas dans les poèmes homériques que le

chien d'Ulysse reconnut le héros, son maître, que ses


propres sujets, ses propres amis avaient depuis long-
temps oublié? Saint Augustin observe, comme Lucrèce
l'avait fait avant lui, que les chiens grondent pendant
leur sommeil ,
qu'ils éclatent tout à coup en aboie-
ments , et en conclut, comme cet illustre poète, que
les animaux conservent en eux-mêmes les images des
objets qu'ils ont perçus, et qu'à mesure que la mémoire
les leur représente, ils éprouvent des sentiments di-
1
vers ,

Aristote avait prétendu que certaines espèces sont


entièrement dépourvues de mémoire. Augustin n'est
pas de son avis. Il attribue de la mémoire même aux
poissons, qui sont des êtres en apparence si stupides,
et raconte à ce sujet une de ces anecdotes qui répandent
tant d'agrément sur ses dissertations les plus abstraites.
Il s'agit d'un fait dont il a été témoin , et qui s'est passé

à Bullenses Régit. Il y avait dans ce pays une grande


fontaine remplie de poissons. Tous les jours on venait
les voir, et on leur jetait des aliments dont ils se saisis-
saient avec avidité et qu'ils se disputaient entre eux.
Ces poissons se souvenaient si bien de la pitance qu'ils
avaient reçue, qu'aussitôt qu'ils s'apercevaient qu'il y
avait des hommes au bord de la fontaine, ils accou-
raient par grandes troupes et attendaient qu'on leur
2
jetât leur nourriture accoutumée .

Ces observations d'Augustin sont aussi justes que

!
De Mus., 1. I, c. 4. Contr. Epist. Man-, c. 17.

De Gen. ad lut., 1. III, c. 8.


DE i\ MÉMOIRE. lf>7

Hurmantes. Nous ne leur adresserons qu'un reproche,

-i de ne pas aller tout à fait au fond des choses.


Notre auteur a très-bien remarqué, avec plusieurs
philosophes anciens, que les animaux, bien qu'ils pos-

sèdent la mémoire proprement dite, sont dépourvus de


cette mémoire plus élevée qu'on nomme réminiscence
et i|iii dépend essentiellement de l'entendement pur. Il

a parfaitement vu qu'ils ne se souviennent que des


corps, et que leur mémoire, comme les autres facultés

de leur esprit, n'opère que sur des images. Mais il

aurait dû insister sur le caractère involontaire, ins-


tinctif et presque machinal que le souvenir affecte dans
la plupart d'entre eux. Ils ne s'avisent point, en effet,

de se graver certaines choses dans l'esprit de dessein


prémédité, dans le but de s'en souvenir plus tard, et l'on

ne s'aperçoit point qu'ils fassent effort pour retrouver


une idée absente. On se figure difficilement un animal
dans l'attitude de la méditation et se disant : il faut que
je me souvienne de ceci ou de cela demain, — ou bien
cherchant à se rappeler ce qui lui est arrivé la veille.

Il se souvient, non-seulement sans raisonner, mais


sans vouloir. Supprimez dans la mémoire de l'homme
tout ce qui tient à la raison et à la liberté, attributs

caractéristiques de notre espèce, et vous aurez la mé-


moire de l'animal.
Voilà quels sont les êtres qui se souviennent. Mais
par quelle partie d'eux-mêmes se souviennent-ils? En
est-il de mémoire comme de la vue de l'ouïe et des
la ,

autres sens? Est-elle une faculté, sinon du corps seul,


au moins du corps réuni à l'àme, du composé que
458 DE LA MÉMOIRE.

forment ces deux substances 1


? L'auteur des Ennéades
s'était posé cette question avant saint Augustin, et

l'avait résolue de la manière suivante : « On prétendra


peut-être que la mémoire aussi est commune à l'âme

et au corps, parce que sa bonté dépend de notre com-


plexion. Nous répondrons que le corps peut entraver ou
non l'exercice de la mémoire, sans que cette faculté

cesse d'être propre à l'âme. Gomment essaiera-t-on de


prouver que le souvenir des connaissances acquises par
2
l'étude appartient au composé et non à l'âme seule ?»
Saint Augustin adopte l'opinion de Plotin ; mais il la

soutient par des raisons qu'il tire de son propre fonds,


et qu'il expose de la manière la plus vive et la plus ori-
ginale. Je ne connais pas de philosophe qui ait marqué
par des traits plus expressifs le caractère purement
spirituel de la mémoire, et qui ait montré un sentiment
plus net de la vie psychologique que ne le fait en cet
endroit l'illustre Père.
Qu'on prononce en ma présence, dit-il, le nom de
Milan; aussitôt cette ville elle-même, telle qu'elle est,

dans toute son étendue, semble se dérouler devant


moi. Elle m'apparaît de la manière la plus claire et la
plus circonstanciée, ainsi que les lieux qui m'en sépa-
rent. Evidemment, je la vois, non des yeux, mais de
l'âme, et c'est là ce qu'on appelle se souvenir. Mon âme
est-elle donc en ce moment réellement présente à Milan
pour voir si distinctement cette ville? En aucune façon.

1
De Mus., 1. I, c. 4.
2
Plotin, Enn. 4, 1. III, c. 26. Trad. de M. Bouillet.
DE LA MÉM0I1 159

Si elle j était, elle saurail ce qui s'y passe actuellement,


,iu lieu qu'elle sail seulement ce qui s'y est passé autre-
fois, Ce qui lui esl présent, ce n'est <l<>nc, pas Milan,
mais son image. Cette image, <|u<
i
j'ai dans ma mé-
moire, ne saurait être corporelle, car elle ne pourrait,
immense comme elle est, être contenue dans un corps
aussi petit que le mien. Mais si elle est incorporelle,

elle doit avoir pour sujet une substance qui soit elle-
même incorporelle, c'est-à-dire une âme. — Donc, la

mémoire réside dans l'âme et non dans le corps, ni


dans le composé de l'âme et du corps '.

IL

Tels sont les êtres qui se souviennent, et telle est la


partie des êtres par laquelle s'opère le souvenir. Il s'a-

git maintenant de savoir à quoi le souvenir se rapporte


quelle en est la nature et quelle en est l'origine.
Il semble qu'il n'y ait qu'une réponse à faire à la

première question, celle du sens commun et d'Àristote :

du sens commun, qui assigne à la mémoire pour objet


le passé; d'Aristote, qui, analysant cette vue exacte,
mais confuse, rapporte le présent à la sensation et à la
science, le passé à la mémoire, et l'avenir à l'espé-

rance, à l'opinion, à la divination. C'est ainsi, en effet,

que saint Augustin résout la question dans le onzième

De Quant, aw., c. 5. Cotitr. Epist. Mankh., c. 17.


160 DE LA MÉMOIRE.

'livre des Confessions. « Nous avons, dit-il, la mémoire


du passé, la vue du présent, l'attente de l'avenir. » Puis
il ajoute, avec sa subtilité ordinaire, que le passé et
l'avenir ne sont rien, puisque l'un n'est plus et que
l'autre n'est pas encore, et que cependant les opérations
qui s'y rapportent sont quelque chose. La mémoire du
passé et l'attente de l'avenir ne sont pas moins réelles
que la vue du présent, bien que leur objet n'ait pas la

même réalité, et elles ne sont pas moins présentes, en


tant que phénomènes de l'âme, bien qu'elles concernent
1
des choses passées ou à venir .

En quoi consiste au juste le souvenir? A penser à ce


qu'on sait. Les diverses modifications de l'âme ne peu-
vent pas nous être toutes et à tout instant présentes :

de là la différence qu'il faut établir entre savoir une


chose y penser. Le musicien, remarque
et excellemment
saint Augustin, sait la musique; mais les notions rela-
tives à cet art ne lui sont point présentes au moment
où il discute sur la géométrie : il n'y pense pas. Ces no-
tions sont en lui comme à l'état latent, et il a besoin
2
d'un acte de mémoire pour les faire apparaître .

Cette observation n'était pas nouvelle du temps de


saint Augustin. Plotin avait dit avant lui : «Autre chose
est la pensée, autre chose la perception de la pensée.

Nous pensons toujours, mais nous ne percevons pas


3
toujours notre pensée .» Il semblait avoir compris que
l'effacement momentané d'une partie de nos connais-

Conf., 1. XI, c. 20.


1
De Trin., 1. XIV, c. 7.
;

Enn. 4, 1. III, c. 30. Trad. de M. Bouillei.


DE LA MÉMOIRE. 161

san ces esl nécessaire à l'acquisition de connaissances


nouvel!
Mais saint Augustin , en reproduisant l'idée de Plotin
d'une manière pins explicite, a préparé la voie au prin-

cipe cartésien que l'âme n'est jamais vide de pensées,


1
• il ,*i la doctrine leibnizienne des idées latentes qu'on
a huit de Ibis opposée à la théorie de la table rase telle
que Locke l'avait développée.
Non-seulement Augustin et Leibniz admettent éga-
lement que nous avons des idées dont nous n'avons
pas la perception actuelle, mais encore ils s'expriment
presque dans les mêmes termes sur les modifications
graduelles que ces idées éprouvent. Toute la différence
que je vois entre eux, c'est que le dernier les considère
plus particulièrement dans leur accroissement insen-
sible, et le premier dans leur lente dégradation. Il est

inutile de reproduire le morceau de Leibniz 2 ,


qui est
dans toutes les mémoires ;
je me bornerai à citer le

passage de saint Augustin ,


que je n'ai jamais vu men-
tionné nulle part, et qui me paraît admirable d'origi-

nalité et de finesse.
cil y a en nous, dit cet observateur ingénieux, beau-

coup de nombres que l'oubli efface ensemble bien que


peu à peu; car ils n'y demeurent pas un seul instant sans
altération. En effet, ce qui, par exemple, ne se trouve
plus au bout d'un an dans notre mémoire, a déjà, au

1
Voie sur les idées latentes l'excellente Logique de M. Duval-
Jouve, rc
l part., ch. 7.

Leibniz 1
Avant-propos des nouveaux essais.
F.
«
162 DE LA MÉMOIRE.

bout d'un jour, subi une diminution 1


; mais cette di-

minution est insensible ; cependant on ne se trompe


pas en conjecturant qu'elle s'opère, parce qu'il est bien
certain que le souvenir ne s'envole pas tout entier su-
bitement la veille du jour où l'année est révolue : ce

qui nous permet de comprendre qu'à dater du moment


où il s'était gravé dans notre mémoire, il avait com-
mencé à passer. De là vient que nous disons d'ordi-
naire : — Je m'en souviens un peu — ,
quand nous
nous rappelons une chose après un certain temps et
2
avant que nous l'ayons complètement oubliée .»
En même temps que saint Augustin dérobe par
avance à Descartes et à Leibniz quelques-unes de leurs
vues les plus importantes, il se montre le précurseur
de Locke lui-même. Suivant lui, comme suivant le

philosophe anglais, nous devons l'idée de temps à la

réflexion, et non à la sensation, et ce que nous rap-


pelons à notre mémoire et dont nous jugeons inté-
rieurement, ce sont moins les objets eux-mêmes que
les idées que nous en avons eues. C'est ce qui ressort

déjà assez clairement des considérations précédentes,


et ce que les développements qui vont suivre mettront
en pleine lumière.
Quand je mesure la durée des choses extérieures, ce
ne sont pas, à proprement parler, les choses exté-
rieures que je considère, mais les modifications qu'elles

1
Locke dit également que les idées subissent un certain déchet.
Essai sur Vent, humain, 1. II, c. 10.
2
De Mus., 1. VI, c. 4.
DE LA MÉMOIRE. 168
on! produites dans mon esprit 1
. Pour savoir si un son
esl long ou bref, je ne cherche pas à le saisir lorsqu'il

est encore à venir ou lorsqu'il est déjà passé; car dans


le premier cas, il n'est pas encore, et dans le second,
il n'est plus : or ce qui n'est plus et ce qui n'est pas
encore échappe également à l'examen et à l'observation.

Je ne puis pas non plus le saisir dans le temps où il

sciait entendre; car le temps est divisible à l'infini


comme l'espace, et on ne peut pas entendre dans le

même temps un son tout entier 2


. Tout son, n'eût-il

qu'une ou deux syllabes, a un commencement, un


milieu, une fin, et toutes ses parties ne peuvent pas
m'être à la fois présentes. Juger du tout à l'audition

d'une partie, ce serait prendre, non-seulement un son


présent, et partant réel, mais un son passé, un son
futur, c'est-à-dire de purs néants, pour objets de mon
appréciation. Qu'est-ce donc que je fais quand je juge

des sons? Augustin l'explique à merveille. Lorsque je


mesure la durée des sons et que je juge de leur quan-
tité, ce ne sont pas ces sons eux-mêmes que je consi-

dère, puisqu'ils sont aussi insaisissables dans le pré-


sont que chimériques dans l'avenir et dans le passé; ce

* « La réflexion que nous faisons sur cette suite de différentes idées


•lui paraissent l'une après l'autre dans notre esprit, est ce qui nous
donne l'idée de la succession; et nous appelons durée la distance qui
est entre quelques parties de cette succession, ou entre les apparences
de deux idées qui se présentent à notre esprit» (Locke, Ess. sur
l'eut, hum ,1.11, c. 4 4).

Haiio invenit lam localla quam temporalia spatia wfini lam
dfoUionem recipere; el idcirco nullius syllabx cum initio finis au-
dit >, r [De Vus., 1. VI, c. 8).
1 64 DE LA MÉMOIRE.

sont les impressions qu'ils ont faites dans mon esprit,

les souvenirs qu'ils ont laissés dans ma mémoire.


Pour faire comprendre cette analyse d'une incompa-
rable finesse, Augustin a recours à un exemple. Si l'on

prononce devant moi, dit-il , ce vers, Deas, creator om-


nium, je ne puis juger de la quantité de chacune des
syllabes qui le composent qu'autant qu'elle a été pro-

noncée, c'est-à-dire qu'elle est passée et évanouie. Je


remarque qu'il y a dans ce vers quatre syllabes brèves
et quatre longues. «Je mesure une longue par une
brève, et je vois qu'elle la contient deux fois. Mais l'une
se faisant entendre après l'autre, si la brève est la pre-
mière, la longue la dernière, comment saisirai-je la

brève et l'appliquerai-je à la longue pour la mesurer,


de manière à voir que celle-ci contient deux fois celle-

là, puisque la longue ne commence à résonner que


quand la brève a cessé de le faire? La longue elle-

même, je ne la mesure pas en tant que présente, puis-


que je ne la mesure que quand elle est finie. Or pour
elle, être finie c'est être passée 1
.» Ce n'est donc pas
cette syllabe elle-même qui est l'objet de mon attention,
quand je m'apprête à formuler mon jugement sur elle;
mais l'impression qu'elle a laissée au dedans de moi.
C'est parce que je me représente avec une certaine vi-
vacité et dans un certain ordre les impressions reçues,
que j'apprécie et la durée des sons et en général toute
espèce de durée. Si je ne conservais pas les images des
choses antérieurement senties, je ne pourrais pas pré-

1
Conf.. I. XI, c. 27.
DE LA MÉMOIRI I 65
i mi celles que jo dois sentir encore. C'est avec les cou-
leurs tristes mi gaies du passé que je me peins l'avenir
sombre ou brillant, et si j'induis, ccst parce que je
me souviens. Ainsi, de même que les rayons visuels
<|ui s'échappenl de nos yeux nous découvrent l'espace,
de même la lumière de la mémoire nous dévoile le

temps '.

Je ne veux pas rechercher en ce moment si la doc-


Lrine de saint Augustin sur le temps n'a pas un carac-
tère idéaliste un peu trop prononcé, et si ce n'est pas
refuser au temps toute réalité objective que d'en faire

un simple rapport entre les phénomènes de l'âme. Qu'il


me suffise de dire que saint Augustin, dans les mor-
ceaux qui précèdent, a revendiqué avec raison, au
profit de la mémoire, une grande partie du domaine
qu'on laisse d'ordinaire trop libéralement à la percep-
tion , et qu'il a parfaitement établi le caractère subjectif
de nos souvenirs. C'est sans doute à lui qu'il faut re-

monter pour trouver l'origine de celte doctrine si sou-


vent reproduite, non-seulement par Locke 2
, mais en-
core par Royer-Collard et d'autres philosophes, que ce
L pas des choses, mais de nous-mêmes que nous
nous souvenons, et que c'est l'interne et non l'externe
qui est l'objet de la mémoire.

1
Cou/., !. X, c. 8; 1. XI, c. 27. De Mus., I. VI, c. 8.

sai sur Vent. hum. 1. II, c. 14.


i66 DE LA MÉMOIRE.

III.

Augustin distingue néanmoins deux espèces de mé-


moire : la mémoire sensible et la mémoire intellectuelle,

susceptible elle-même de plusieurs subdivisions, et les


analyse l'une et l'autre de main de maître dans son livre
des Confessions. Tout le monde connaît ces admirables
pages où il a déployé toutes les ressources d'une intel-
ligence pénétrante, d'une brillante imagination, d'un
talent plein de souplesse, et où il s'est, en quelque sorte,
surpassé lui-même. Ce n'est pas un psychologue qui
décompose, dans un langage abstrait et sans couleur,

ces phénomènes invisibles à l'œil, insaississables à la


main, inaccessibles à tous les sens, qu'on appelle des
souvenirs; c'est un naturaliste qui nous les fait, pour
ainsi dire, voir et toucher; c'est un peintre qui décrit
les accidents de l'âme, comme il décrirait les accidents

d'un paysage, et qui les déroule devant nos yeux avec


leurs nuances les plus fugitives. A force de s'intéresser
a son sujet, il y intéresse tous ses lecteurs. L'homme
frivole, qui n'a jamais eu d'attention que pour les petits

événements de la vie sociale; le savant, qui ne s'est

jamais extasié que devant des êtres bruts et inintelligents,

se surprennent pour la première fois, en lisant Augustin,


à admirer le curieux spectacle du monde intérieur qu'ils

portent en eux-mêmes, et le merveilleux mécanisme de


leurs facultés.
Par un prodige qu'on ne saurait trop admirer, dit l'il-
DE LA MÉMOIRE. 167

lustre écrivain, mon âme, tout incorporelle qu'elle est,

contient dans -.1 mémoire les images des objets corpo-


rels. Elles sont là en foule dans les vastes champs, dans
I
(s palais immenses de ma mémoire, les unes telles que
1

les ai reçues des sens, les autres agrandies, dimi-


nuées, transformées de mille manières par le travail

intérieur de mon esprit. Quand je les appelle, celles-ci

arrivent tout de suite, celles-là se font longtemps


attendre, comme si elles étaient cachées dans quelque
recoin. 11 en est qui accourent par bandes quand j'en
appelle d'autres, et qui ont l'air de dire : — Est-ce nous
<pie vous cherchez? — Je les écarte comme de la main
jusqu'à ce que celles que je veux sortent de leurs ténè-
bres et apparaissent au grand jour. Il en est enfin qui
se présentent avec une facilité merveilleuse et dans un
<»rdre parfait, à mesure que je les réclame, les unes
cédant successivement la place aux autres, et se re-
plongeant dans leur obscurité, prèles à reparaître quand
je voudrai. En un mot, nos souvenirs, d'après saint
Augustin, sont faciles ou difficiles, volontaires ou invo-
lontaires, précis ou confus, suivant les circonstances.
Il ajoute à ces observations une remarque qui n'est

:is importance : c'est que les images qui sont en


dépôt dans notre esprit n'y sont pas accumulées con-
fusément et pêle-mêle, mais distribuées par catégories
distinctes , selon les objets auxquels elles correspondent
et selon les sens par lesquels elles sont entrées. Il en
1 êsulte que nous pouvons les retrouver plus facilement
et les passer de nouveau en revue quand il nous en
prend fantaisie. Au milieu des ténèbres les plus pro-
468 DE LA MÉMOIRE.
fondes, je fais revivre les couleurs qui ont frappé mes
yeux, je les distingue parfaitement les unes des autres,
et n'ai garde de les confondre. Pendant que je les re-
passe de la sorte en moi-même, les sons qui sont éga-
lement dans mon esprit ne se jettent point à la traverse
et ne troublent point ce travail de révision. Mais que je
vienne à les appeler à leur tour, ils arriveront sur-le-
champ dociles à mon signal. Ma langue est immobile,
mon gosier muet, et cependant je chante intérieure-
ment, et les sons les plus variés se succèdent dans ma
mémoire. Je puis repasser en moi-même, et sans ouvrir
la bouche, des vers; que dis-je? des morceaux de
poésie tout entiers. Sans que les organes du toucher,
du goût, de l'odorat soient modifiés le moins du monde,
je me rappelle, par un simple acte de mémoire, les

sensations du rude et du poli, la saveur du raisiné et


celle du miel , l'odeur de la violette et celle du lis, et

je les distingue parfaitement les unes des autres.


Voilà les images que je roule dans le vaste palais de
ma mémoire. Le ciel, la terre, la mer y sont reproduits
dans toute leur immensité, avec la multitude des objets
qui ont frappé mes sens. Quel abîme que la mémoire!
Il y a là de quoi étonner et confondre celui qui se donne
la peine d'y réfléchir. C'est une faculté de mon esprit,
c'est mon esprit même, et cependant mon esprit ne
peut s'en rendre compte: il est trop petit pour se com-
prendre, animas ad habendum seipsum angustus est.

Et les hommes vont admirer les hautes montagnes, le

cours majestueux des fleuves , les flots immenses de la

mer, le vaste circuit de l'Océan, les révolutions des


DE LA MÉMOIRE. 169

astres, el ils se laissent eux-mêmes et ne s'admirent


point ! Où vois-je cependant ces fleuves, ces ilôts, ces

astres, cet Océan, qui ne sont point là, sous mes yeux,
au moment où j'en parle? Où, sinon en moi-même,
dans les images que je m'en suis formées '?
Ce ne sont pas les objets sensibles eux-mêmes qui
se fixent dans ma mémoire, mais leurs seules images.
Qu'un son vienne à frapper mon oreille, il a déjà re-
tenti et passé, après avoir fait sur elle une certaine
impression, que ma mémoire peut encore en conserver
et en évoquer la représentation. Qu'une odeur traverse
airs et s'évanouisse après avoir affecté mon odorat,
ma mémoire en garde une image que je reproduis à

volonté. Un aliment que j'ai mangé est déjà dans mes


intestins, où il n'a plus certainement aucun goût, que
ma mémoire en conserve encore, pour ainsi dire, la

saveur. Un corps que j'ai touché avec les mains peut


être bien loin de moi, que ma mémoire l'imagine en-
core -.

Il nous arrive certainement d'éprouver en rêve de

1
Cbw/., 1. X, c. 8; 1. XI, c. 27. — Sainl Augustin, on le voit, a la

faculté de s'étonner qu'un éminent critique de nos jours regarde avec


• Mil de raison comme le principe de toute découverte. 11 faut dire de

lui comme d'un autre métaphysicien profond : «11 s'étonne de ce qui


paraît Lotit simple à la plupart des hommes, et de ce dont l'habitude
leur dissimule la complication et la merveille. Le nil admirait^ en
effet, dans le sens vulgaire, n'est pas une marque d'intelligence. La
ne qui tombe paraît toute simple au commun des hommes, elle

ne le semble pas à Newton. b (M. Sainte-Beuve, art. sur Maine de


Diran).
-CunJ. |. X,C. 9
170 DE LA MÉMOIRE.
vives souffrances; mais de croire le matin que ce sont
des corps étrangers qui ont produit sur nous de tels

effets, cela ne peut venir qu'à l'esprit d'un homme


qui rêve lui-même tout éveillé. Autrement il faudrait
regarder comme des corps réels, et non comme de
simples images, le ciel, la terre, la mer, les mon-
tagnes , les astres qui nous apparaissent durant notre
sommeil *.

Les corps restent au dehors dans le phénomène du


souvenir comme dans celui de la sensation , et nous
n'en avons en nous que les images. De plus, ces images,
bien qu'elles représentent les corps, sont elles-mêmes
incorporelles, et l'esprit, par un acte inexplicable et
qui n'a point d'analogue dans le monde physique , les
2
forme de sa propre substance .

Je ne remarquerai que deux choses sur cette admi-


rable théorie de la mémoire sensible. La première,
c'est que saint Augustin a observé, avant Dugald Ste-
3
wart ,
que notre esprit ne conserve et ne reproduit pas
seulement les images des objets visibles, mais encore
les impressions des sons, des parfums et des autres
objets qui frappent nos sens. Le philosophe écossais ne
l'aurait nullement surpris en disant qu'on peut appré-
cier l'harmonie d'une pièce de vers sans la lire, et

goûter le charme d'un air en le chantant en imagina-


tion ; car il a dit à peu près la même chose.

1
De An. et ej. orig., 1. IV, c. M.
2
De Trin.,\. X, c. 5.
3 er
Dugald-Stewart, Philos, de l'espr. hum., t. 1 , cli. 3. Trad. de
M. Peissc.
M> LA MÉMOIRE. 171

Ma seconde remarque est relative à la nature des


images dont la mémoire conserve le dépôt. Dans un
1
récent travail sur les Confessions île saint Augustin ,

on se demande si ce philosophe professe la doctrine


des idées représentatives, — c'est-à-dire sans doute

des idées considérées comme des réalités distinctes de


l'esprit et des objets, — et sans oser se prononcer
d'une manière absolue, on incline à répondre affirma-
tivement. Pour moi, je l'avoue, je suis d'un avis opposé.
D'abord saint Augustin ne regarde pas les idées sensi-

bles comme des images détachées des objets : c'est là

une opinion qu'on lui prête fort gratuitement. Il me


suffirait, pour l'établir, de sa réfutation du système de
Démocrite que j'ai précédemment analysée. Mais je
prends, parmi les deux ou trois textes que l'on invoque,

le plus favorable à l'interprétation que l'on préfère, et


je n'y vois nullement ce qu'on a cru y voir, <r Cam im-
primitur réi cujiisqae imago in memoria, prias necesse
est ut adsil res ipsa unie Ma imago possit imprimi 2 .»
On traduit : «L'impression de l'image dans la mémoire
est devancée par la présence de l'objet dont se détache
l'image.* Traduire imprimi par se détache, c'est tout
confondre. C'est identifier le système de l'émanation,
le! que Démocrite l'admet, avec celui de l'impression,
tel qu'Aristote l'expose, après avoir rejeté le système
de Démocrite. En outre, ces impressions elles-mêmes

1
Estai Conf. de S. Aug., par M. A. Desjardin, docteur ès-
su?- les

lettres, docteur en droit, avocat à la cour impériale de Paris.


1 Co>(/'„ \.
1. c. 16.
1 72 DE LA MÉMOIRE.
ces images des objets sensibles, Augustin a grand soin
de dire qu'elles sont spirituelles, que l'âme les forme
par son activité propre et de sa propre substance, à la

ibis matière et artiste dans l'œuvre qu'elle produit 1


.

Enfin , il n'a pas la prétention d'avoir levé toutes les

difficultés que l'on rencontre en abordant celte ques-


tion comme en abordant tous les faits primitifs de notre
nature. Au contraire, de tous ceux qui ont agité le
grand problème des rapports du sujet et de l'objet,
comme on dirait aujourd'hui, il en est peu qui aient
eu au même degré qu'Augustin le sentiment de son
obscurité mystérieuse. Que peut-on lui demander de
plus que ces explications d'une part, cette circonspec-
tion de l'autre, à moins de lui demander de nier un
fait positif et évident, celui de l'imagination des objets
par l'esprit? Car enfin, quand j'ai vu un triangle,
comme le remarque fort bien Bossuet 2
, et que je

ferme les yeux, je le vois encore par la pensée, de


môme couleur, de même grandeur, de même situa-

tion, et c'est ce qui s'appelle imaginer un triangle.

VI.

Après avoir décrit la mémoire sensible, saint Au-


gustin décrit la mémoire intellectuelle. Outre les idées

1
Imagines eorum convolait, cl rapit fadas* in scmetipsa de

scmetipsa. Dal cnim eis formandis quiddam subslantix suas. {De


Tri»., 1. X, c. 5.)

Bossuet. Conn. de Dieu et de soi-même, cli. 1, § 5.


DE LA MÉMOIRE. 17:1

relaiivfs aux choses extérieures, dit-il, ma mémoire


contient dans une partie de l'âme plus reculée et plus
profonde toutes les sciences que j'ai apprises, la litté-

rature, le dialectique et les diverses questions qu'elles


se posent. Elles n'y sont point à la manière des sons,
des couleurs, des formes, qui restent au dehors après
avoir modifié plus ou moins fortement mes organes, et

ne me laissent que des simulacres à l'aide desquels je


puis me les représenter: elles y sont elles-mêmes 1
.

On peut se demander sur chaque objet, s'il est, ce


qu'il est, quel il est. J'ai dans mon esprit les images

des sons qui servent à exprimer ces trois choses; mais

ces choses elles-mêmes n'ont point d'images, et mon


àme seule peut les saisir. J'ai beau passer en revue
toutes les portes par lesquelles je communique avec le

monde extérieur, je ne saurais voir par laquelle elles

sont entrées au-dedans de moi. Mes yeux me disent : si

elles sont colorées, c'est nous qui t'en avons fait le rap-
port; mes oreilles : si elles sont sonores, c'est nous qui
te les avons révélées ; mes narines : si elles ont une
odeur, c'est nous qui leur avons donné passage; mon
goût : si elles n'ont pas de saveur, ne m'interrogez pas
Bur elles; mon toucher: si elles ne sont point corpo-
2
relles, je ne les ai point touchées .

Arnauld ne s'exprime -t-il pas sur l'origine des idées

de l'être et de la pensée exactement comme saint Au-


lin sur l'origine des idées d'existence, d'essence et

Conf., I. X, c. 9.
*Conf., 1. \. c. 10.
\ 74 DE LA MÉMOIRE.
de qualité? S'il n'avait pas le passage d'Augustin sous

les yeux, il devait le savoir par cœur :

«Si donc, dit-il, on ne peut nier que nous n'ayons


en nous les idées de l'être et de la pensée, je demande
par quel sens elles sont entrées; sont-elles lumineuses
ou colorées pour être entrées par la vue? d'un son grave
ou aigu pour être entrées par l'ouïe? d'une bonne ou
mauvaise odeur pour être entrées par l'odorat? de bon
ou de mauvais goût pour entrer par le goût? froides ou
chaudes , dures ou molles pour être entrées par l'at-

touchement *?»
Les idées dont je parle, continue Augustin, sont en
quelque sorte inhérentes à ma La première fois
nature.
que je les ai eues ,
je les ai admises uniquement parce
que je les voyais en moi-même. Il est vrai qu'elles

étaient dans la partie de mon être la plus reculée et la

plus mystérieuse; mais enfin je les y ai aperçues. Faire


sortir ces idées de l'état latent pour les produire à la

lumière, les tirer de leur état de dispersion et de con-


2
fusion pour les recueillir et les grouper, c'est précisé-
ment ce qu'on appelle penser, comme l'indique le mot
3
latin cogitare, fréquentatif de cogère .

Au nombre des idées dont nous nous souvenons par


la mémoire intellectuelle, il faut placer les rapports et

les lois des nombres et des figures, en un mot, les

idées mathématiques. En effet, ces idées ne sont dues

1
Log. de Port Royal, re er .
<1 part., ch. 1

2
Conf., 1. X, c. \\.
3
Locke parle aussi quelque part d'une opération de l'esprit qu'il

nomme le recueillement.
DE LA MÉMOIRE. 175
m ,ï nos yeux, ni à oreilles, ni à aucun de nos sens.
Car il ne Faut pas les confondre avec les sons qui les
expriment : ceux-ci sont antres en grec et en latin ,
pen-
dant que celles-là sont, les mêmes en latin et en grec.
Il n'y a nulle ressemblance de nature entre les lignes

dont j'ai l'idée et les lignes du monde extérieur: si fines,

si déliées que ces dernières puissent être, elles ne sau-


raient avoir servi de modèles à celles que j'ai dans l'es-

prit, lesquelles n'ont absolument rien de corporel 1


.

Descartes et Arnauld ont renouvelé cette distinction


aussi féconde que lumineuse de l'idée de la chose et de
lidée du son qui sert à la désigner, et l'ont opposée à
l'empirisme de Ilobbes et de Gassendi:
«Qui doute, dit Descartes, qu'un Français et qu'un
Allemand ne puissent avoir mêmes pensées ou
les

raisonnements touchant les mêmes choses, quoique


néanmoins ils conçoivent des mots entièrement diffé-
2
rents ?»
«. Que si l'on objecte , dit à son tour Arnauld ,
qu'en
même temps que nous avons l'idée des choses spiri-
tuelles, comme de la pensée, nous ne laissons pas de
former quelque image corporelle, au moins du son qui
la signifie, on ne dira rien de contraire à ce que nous
avons prouvé; car cette image du son dépensée que
nous imaginons n'est point l'image de la pensée même,
mais seulement du son ; et elle ne peut servir à nous la

faire concevoir qu'autant que Fâme, s'étant accoutumée,


quand elle conçoit ce son, de concevoir aussi la pensée,

1
Conf., i. x,c. II. 12.
e
Réponse aux 3 es
object.
176 DE LA MÉMOIRE.

se forme en même temps une idée toute spirituelle de

la pensée, qui n'a aucun rapport à celle du son , mais


qui y est seulement liée par l'accoutumance 1
.))

L'âme se souvient encore des diverses passions qui


l'ont agitée, lors même qu'elle ne les éprouve plus et

qu'elle en éprouve de toutes contraires. Qu'elle se rap-

pelle, quand elle est dans la joie, la douleur que son


corps a pu souffrir, il n'y a rien là de bien étonnant,
puisque le corps et l'âme sont deux choses différentes ;

mais qu'elle se souvienne de sa tristesse quand elle est

dans la joie, ou de sa joie quand elle est dans la tris-

tesse, c'est là un fait si étrange, que, s'il n'était attesté

par une expérience journalière , on le tiendrait pour


incroyable. Gomment peut-on avoir, dit ingénieusement
saint Augustin, de la joie dans l'esprit et de la tristesse

dans la mémoire, puisqu'on dit indifféremment: telle

chose m'est sortie de l'esprit, ou telle chose m'est sor-


tie de la mémoire, et que, par conséquent, la mémoire
est l'esprit lui-même? L'esprit et la mémoire seraient-

ils donc à l'égard des connaissances ce que la bouche


et l'estomac sont à l'égard des aliments? Seraient-ils
faits, l'un pour les goûter sans les garder, l'autre pour
les garder sans les goûter? Il serait ridicule de trop

presser cette comparaison , et de voir entre ces choses


une ressemblance parfaite ; mais elles ne sont pas ce-
pendant sans une certaine analogie.
Poussant plus avant encore cette profonde analyse,
Augustin ajoute: Qui oserait nommer la crainte ou la

Log., rp
'
4 part., c. 1.
DE LA MÉMOIRE. 177

tristesse, si le seul nom de cc> sentiments suffisail

pour les exciter au dedans de lui? Et cependant, pour


que nous parlions de ces sentiments, il faut que nous
en ayons dans la mémoire, non-seulement les noms,
niais encore les idées. Ces idées sont parfaitement dis-
tinctes des images que les sons ont imprimées en
nous par l'intermédiaire des sens. Elles ne sont point
venues du dehors, mais notre àme les a tirées de l'ex-

périence de ses propres passions et s'en souvient en-


suite, qu'elle les ait ou non confiées volontairement à

sa mémoire 1
,

Suivant saint Augustin, la mémoire contient l'idée

de Dieu même, car elle contient l'idée de la vie parfai-


tement heureuse, de la félicité inaltérable. Cette idée
est commune à tous les hommes; car, bien qu'ils pla-
cent leur bonheur les uns dans une chose, les autres

dans une autre, tous désirent le bonheur parfait et


tous, par conséquent, en ont ridée : on ne désire
pas ce que l'on ne connaît pas. D'où nous vient cette
idée? Avons-nous donc connu Dieu dans une vie anté-
rieure et joui du bonheur dans sa plénitude? Avons-
nous été heureux chacun en particulier, ou l'avons-
nous été tous ensemble dans le premier homme ,
qui
portait en lui la longue série, la multitude sans nombre
de nos existences? Nous n'avons pas en ce moment à

nous en enquérir; mais une chose positive et certaine,


2
c'est que Dieu habite dans notre mémoire .

'
L'un/., \.X, c. 13, 14.

Oui/., I. V . . 17. ;>o. 21, 25.

1
i-
178 DE LA MÉMOIRE.
On voit quelle importance saint Augustin attache à

la mémoire. Elle est, à ses yeux, la faculté qui conserve

les idées relatives, non-seulement aux corps, mais à

l'âme, non-seulement aux vérités éternelles, mais à


l'être éternel lui-même. Elle ne contient pas seulement
ce que nous avons pensé, mais ce que nous savons
sans y avoir jamais pensé. Quand, par le mouvement
de notre pensée, nous avons découvert quelque vérité
importante, nous la confions à notre mémoire. Mais
c'est dans les profondeurs les plus reculées de notre
mémoire que nous avions trouvé d'abord la matière de
notre pensée elle-même. C'est là que s'engendre en
quelque sorte ce verbe intérieur qui n'appartient à au-
cune langue, science née de la science, vision née de
la vision, intelligence en acte née d'une intelligence
endormie, cachée dans la mémoire. Celte mémoire
qui est particulière à l'homme et que les animaux ne
possèdent pas , cette mémoire qui contient en elle

d'une manière mystérieuse les réalités intelligibles est,

d'après l'évêque d'Hippone, une des trois grandes fa-


cultés de l'être humain et comme le principe des deux
autres. C'est d'elle que naît l'intelligence, et la volonté

procède de l'une et de l'autre et les unit entre elles.

Ainsi, s'il est permis de comparer les choses humaines


aux choses divines, nous avons en nous une image de
l'auguste Trinité. La mémoire dans laquelle repose la
matière de la connaissance et qui est comme le lieu des
intelligibles, offre quelque ressemblance avec le Père;
l'intelligence qui en est tirée et formée, n'est pas sans
analogie avec le Fils, et l'amour ou volonté qui unit
DE LA MÉMOIRE. 17 ,>
(

l'intelligible à l'intelligence , a un certain rapport avec

Saint-Espril '.

On a pu remarquer quelle vaste carrière se donne


la pensée de saint Augustin. Après d'humbles détails
sur la mémoire presque corporelle qui nous représente
la saveur du raisiné et celle du miel, l'odeur de la vio-

lette et celle du lis, l'illustre docteur s'est élevé gra-


duellement jusqu'à une forme si haute de cette faculté
qu'elle contient Dieu lui-même et n'a d'analogue qu'en
lui. A propos d'une simple fonction de l'âme, son es-
prit est monté peu à peu de la terre jusqu'au ciel, des
vulgarités de la nature animale jusqu'aux sublimités de
la nature divine. C'est ainsi que Platon passe sans cesse
des faits transitoires aux idées immuables, du monde
réel au monde idéal qui le domine et l'explique.

V.

tînt Augustin ne s'est occupé nulle part d'une ma-


nière spéciale des causes qui peuvent rendre nos sou-
venirs plus durables ou nous en faciliter le rappel,
c'est-à-dire de ce qu'on nomme aujourd'hui les lois de
la mémoire. Cependant il y a peu de ces lois qui aient
échappé à son esprit investigateur. Seulement il en est
qu'il se borne à signaler en passant, d'un trait rapide,
tandis qu'il en est d'autres sur lesquelles il insiste da-
vantage et qu'il met en lumière avec complaisance. Je
citerai, parmi les premières, la sensibilité, l'habitude,

'
De Trin . I. \\. c. >\. il. T.\.
180 DE LA MÉMOIRE.
Tordre et la révision; parmi les secondes, le pouvoir
volontaire et l'association des idées.
C'est bien de la sensibilité qu'il parle, quand il dit

que le plaisir fixe inébranlablement dans la mémoire


ce qui a rapport à ses objets passagers 1 .

Ailleurs, il parle de l'habitude. C'est elle, suivant lui,


qui a gravé dans sa mémoire les images lubriques qui
viennent l'assaillir, soit durant la veille, soit durant le
2
sommeil .

Il reconnaît l'influence de l'ordre sur nos souvenirs,


quand il remarque qu'apprendre n'est autre chose que
grouper nos idées, de manière qu'elles soient comme
3
sous notre main et nous reviennent au premier signal .

Enfin, l'influence de la révision n'est pas moins net-


tement caractérisée dans l'endroit des Confessions où
il dit que, s'il cesse quelque temps de s'occuper de ses
souvenirs , ceux-ci s'enfoncent et s'écoulent derechef
dans les abîmes les plus profonds de son âme, de sorte
que, quand ils reparaissent, c'est à titre d'idées nou-
4 n'est pas plus explicite, lorsqu'il fait ob-
velles . Locke

1
Talis enim delectalio vehementer infigit memorix quod trahit

a {De Mus., 1. VI, c. 41.)


lubricis sensibus.
5
Sed adhuc vivunt in memoria mea de qua multa locutus sur», ,

lalium rerum imagines, quas ibi consuetudo meajixit; etoccursant


mihi vlgilanti etc. (Conf., 1. X, c. 30.)

3
...Ut tanquam ad manum posita in ipsa memoria, ubi sparsa
priés et neglecta latitabant Jam familiari intentione facile oc-

currant. (Conf., 1. X, c. 11).


4 modeslis temporum intervallis recolere desivero ita
Qux si ,

rursus demerguntur, et quasi in remotiora penetralia dilabuntur ,

ut denuo velut nova excogilanda sint indidem ilerum {Id. id.).


DE LA MÉMOIRE. 181

server que les idées gravées dans noire esprit sont


«Minuit 4
des tableaux dont les couleurs doivent être de
temps en temps rafraîchies, sans quoi elles vont peu à

peu s'effaçant*.
Une condition du souvenir plus importante encore
que les précédentes, c'est l'acte volontaire. Sans la vo-
lonté, la mémoire est aussi incapable de se souvenir
des perceptions des sens que les sens de percevoir les
objets sensibles. Il m'arrive souvent de lire une page
d'un bout à l'autre et de ne pas savoir ce que j'ai lu,
au point que je suis obligé d'en recommencer la lec-

ture. Quand je me suis promené avec distraction, je


ne sais pas par où j'ai passé. Pourtant j'ai vu où je pas-
sais, autrement je n'aurais pas pu me diriger ou j'au-
rais là té le terrain avec une attention insolite. Mais
non, je ne me suis point égaré, et je me suis promené
sans plus d'attention qu'à l'ordinaire. Il faut donc que
j'aie vu; mais ma volonté n'ayant pas appliqué ma mé-
moire aux perceptions reçues comme mes sens aux lieux
parcourus, je ne me souviens de rien 2

Il est impossible, on en conviendra, de porter pins


loin la finesse et la profondeur de l'observation psycho-
logique. A chaque phrase de cette pénétrante analyse,
on est tenté de s'écrier: Gomme c'est vrai! Où va-t-il

chercher cela?
Cependant l'influence de la volonté sur la mémoire
n'est pas illimitée. Augustin a très-bien vu et dit très-

lisur Cent. hum.. 1. II. c. iO.

Trin.. I. XI, C. S.
182 DE LA MÉMOIRE.
nettement, avant les philosophes écossais, que nous ne
pouvons nous souvenir d'une chose qu'à la condition
d'avoir déjà dans les profondeurs de notre mémoire ou
l'idée de cette chose en général, ou l'idée de quelqu'un
de ses détails en particulier. Ce qu'on a oublié de tout
point et de toute manière, on ne saurait vouloir se le

rappeler, car on ne veut pas sans savoir plus ou moins


ce que l'on veut. Pour que je me souvienne de ce que
j'ai mangé à mon souper, il faut que je me souvienne
ou de mon souper ou au moins de quelque circons-
tance qui s'y rapporte, ne serait-ce que de l'heure où je
soupe d'ordinaire. La réminiscence ne peut donc pas
s'opérer par la volonté toute seule, il faut que cette der-

nière ait pour point d'appui une idée dont nous nous
souvenons déjà et qui avait été liée dans notre mémoire
à celle que nous voulons évoquer. C'est dire que l'as-

sociation des idées joue dans la réminiscence un rôle


1
considérable .

La réminiscence tient tant de place dans les théories

psychologiques des anciens, et l'association des idées


dans celles des modernes, qu'on nous permettra d'in-
sister sur ces deux faits et de montrer plus en détail
comment saint Augustin se sert du second pour expli-

quer le premier.
De tous les philosophes qui se sont occupés de l'as-

sociation des idées, depuis Platon, qui remarque avec


tant de grâce que la vue d'une lyre réveille en nous
l'idée de la personne aimée qui a coutume de s'en ser-

1
De Trln., 1. XI, C. 7.
DE LA MÉMOIRE. 188

vir, jusqu'à Dugald Slewart,qui abonde là-dessus en


observations ingénieuses, aucun n'a mieux vu ce phé-
nomène que saint Augustin, et no l'a décrit d'une ma-
nière plus expressive.

Quand je retrouve, un objet que j'avais perdu,


dit-il,

et que je le reconnais comme mien, c'est qu'il était

perdu pour mes yeux sans l'être pour ma mémoire,


el que je pouvais rapprocher les objets qui s'offraient
à mes yeux de l'image que l'objet perdu avait laissée

dans ma mémoire.
Mais il y a des circonstances où l'objet est perdu,
non-seulement pour les yeux, mais pour la mémoire
elle-même : c'est ce qu'on appelle l'oubli. Eh bien !

même alors nous cherchons à retrouver l'objet perdu.

Où? dans notre mémoire. «Et si, par hasard, une


chose s'offre à notre esprit à la place d'une autre,
nous la rejetons jusqu'à ce que celle que nous cher-
chons se présente, et, quand elle se présente, nous
disons : la voilà. Or nous ne pouvons dire cela sans

la reconnaître, ni la reconnaître sans nous en sou-


venir. Ainsi, nous l'avions oubliée, cela est bien cer-
tain; mais n'est-il pas à croire qu'elle n'était pas sortie
tout entière de notre esprit, et que la partie qui y
restait nous faisait chercher l'autre, parce que la mé-
moire sentait quelle ne roulait pas en elle-même l'ob-
jet tout entier, suivant sa coutume, et que boiteuse,
mutilée, elle demandait qu'on lui rendît ce qui lui
manquait l
? »

Cunf.. 1. X, c. 19.
184 DE LA MÉMOIRE.
On ne saurait asssurément ni mieux observer ni

mieux dire.

«Qu'un homme que je connais, ajoute Augustin,


s'offre à mes regards ou à ma pensée, et que, ne me

souvenant pas de son nom, je me mette à le chercher,


tout autre nom qui se présente à mon esprit se lie mal
au souvenir que j'ai de cet homme, parce que je n'ai

pas coutume de l'y joindre; c'est pourquoi je le rejette

jusqu'à ce que je rencontre le nom auquel j'ai coutume


de penser en même temps qu'à cet homme, et que mon
esprit s'y repose. Et où est-ce que je le rencontre, si ce

n'est dans ma mémoire? En effet, alors même que


nous le reconnaissons sur l'indication d'un autre, c'est

dans notre mémoire que nous le trouvons. Car nous ne


le regardons pas comme un nom nouveau pour nous,
mais nous jugeons, parce que nous nous le rappelons,
que c'est bien celui qu'on vient de nous dire. Mais, s'il

était totalement effacé de notre esprit, nous ne pour-


rions nous le rappeler, même quand on nous le dirait.

Car il faut n'avoir pas encore oublié une chose de tout


point pour s'en souvenir après l'avoir oubliée. Donc
nous ne pourrons pas même chercher ce que nous
avons perdu, si nous l'avons oublié tout à fait 1 .»

Pour éclaircir ce point, Augustin se sert d'un exem-


ple : (( Quelqu'un, dit-il, que vous ne vous remettez pas
vous dit : Vous me connaissez; et, pour réveiller vos

souvenirs, il vous dit où, quand, comment vous l'avez

connu. Si, malgré toutes les indications qu'il vous


donne pour se rappeler à votre mémoire, vous conti-

*
Conf., 1. x, c. 19.
1<S
~>
DE i \ MÉMOIRE.

nue/ à ne point le reconnaître, c'est que toute idée de


cel homme esl complètement effacée de votre âme....

Hais, si vous le reconnaissez, c'est que vous rentrez


dans votre mémoire, et que vous y trouvez quelques
traces que l'oubli n'avait pas entièrement détruites 1 .»
Saint Augustin ne se borne pas à décrire, on voit
avec quelle exactitude et quel charme, le phénomène de
l'association des idées, ctà montrer combien la liaison

qui s'opère entre les idées au moment de leur acquisi-


tion et qui se maintient ensuite plus ou moins long-
temps dans l'esprit, a d'influence sur leur rappel. Il fait

plus, il signale avec une rare sagacité les principaux


rapports d'après lesquels les idées s'associent: les rap-
ports de signe à chose signifiée (c'est ainsi que la vue
d'un homme nous rappelle son nom); les rapports de
lieu, de temps, de manière (ubi, quando, quomodo);
enfin les rapports de ressemblance. Il est positif, en
effet, dit-il avec une admirable précision, que l'état

mental où nous avons été en présence d'un objet se


2
reproduit à l'aspect d'un autre objet qui lui ressemble ,

st-à-dire que l'idée de l'un est réveillée dans notre


esprit par l'idée de l'autre.

C'est là ce qu'on appelle la réminiscence. Or la ré-

miniscence a été comprise par saint Augustin à peu


près comme par Aristote. Pour lui, comme pour le

Stagirite, elle est le pouvoir que nous possédons de

1
De 7/7/;., 1 XIV, c. 13.

Recurrit auteni in cogitationejn occasione similium motus


([n'uni non extinctus, et hase est qux recurdatio dicitur. {De Mus.,
I
VI, c.
186 DE LA MÉMOIRE.

retrouver nos idées perdues, de ranimer nos sensations


évanouies, et de passer de l'oubli au ressouvenir. La
réminiscence est encore la mémoire mais une mémoire
,

qui , au lieu de conserver, recouvre , et qui a ,


par cela
même, quelque chose de plus volontaire et de plus
agissant que la mémoire proprement dite.

La réminiscence est constamment accompagnée de


la reconnaissance. C'est un fait que notre auteur a

parfaitement vu, et qu'il a exprimé aussi nettement


qu'Aristote et les philosophes écossais ont pu le faire.

Quand nous nous souvenons d'une chose, dit-il, nous


nous en souvenons, non comme d'une chose nouvelle,
mais comme d'une chose ancienne et déjà vue. Une
sourde perception nous avertit, ajoute-t-il très-bien,
que l'idée que nous avons alors ne nous vient pas, mais
nous revient (non venisse, sed redisse in cogitationem) f
,

Elle nous est plus familière, nous offre moins de diffi-

culté, nous n'avons pas besoin qu'on nous l'enseigne;


nous ne la connaissons pas, nous la reconnaissons. Nous
sentons que la disposition d'esprit où nous sommes ne
se produit pas en nous pour la première fois : l'acte par
lequel nous nous souvenons, dit admirablement saint
Augustin, comparé à notre souvenir lui-même, a une
2
tout autre fraîcheur et une tout autre vivacité .

1
De Mus,, 1. VI, c. 8.
s
Est etlam aliud tende nos sentlre arbitror prxsentem mot uni
animi aliquando jam fuisse, quod est recognoscere dum récentes ,

motus ejus actionis in qua sumus cum recordamur, qui certe vioa-
ciores sunt, cum recordabitibus jam sedalioribus quodam inte-
riore lumine comparamus et talis agnitio recognitio est et re-
; ,

cordatio. {De Mus., I. VI, c. 8).


~
DE LA MÉMOIRE 1<S

VI.

Nous avons Lâché en exposant, d'après saint Augus-


tin, celle large théorie do la mémoire, de lui conserver
sa physionomie originale et son caractère historique.
Nous avons reproduit, avec la plus scrupuleuse fidé-
lité, non-seulement les vues universelles et durables
qu'elle contient, mais encore quelques-uns des traits

particuliers et transitoires qui en font l'œuvre d'une

cntaine époque, d'un certain pays et d'un personnage


déterminé: nous voulons dire cet étonnement profond
d'un esprit vraiment philosophique au spectacle des
phénomènes intérieurs; ces mystiques mouvements
d'une àme naturellement religieuse en présence de
tant de merveilles; cette subtilité africaine qui s'ingénie

à tout expliquer, et qui se joue avec les difficultés réelles


ou verbales; cette brillante imagination qui colore les

.ibstractions elles-mêmes, et prèle aux idées la vie, le

mouvement et la parole.
Nous aurions pu resserrer en un petit nombre de
pages la théorie que nous avons si amplement dévelop-
pée mais nous aurions cru manquer à la première loi
;

l'histoire, qui est l'exactitude, si nous avions con-


densé en quelques formules froides et obscures des faits

qui sont décrits par Augustin d'une plume si animée


h lumineuse. Le premier mérite d'un moraliste est

mettre dans un beau jour des vérités que tout le


188 DE LA MÉMOIRE.
monde aperçoit confusément. Pour y parvenir, il est

obligé de recourir à l'analyse, c'est-à-dire de présenter


d'une manière successive et claire ce qui n'apparaissait
d'abord que vaguement et par grandes masses. Suppri-
mer les analyses quand on rend compte de son travail,
c'est replonger les phénomènes décrits dans leur pri-
mitive obscurité, et ôter au moraliste lui-même pres-
que tout ce qui peut le faire connaître et admirer des
lecteurs. Gela est particulièrement vrai de saint Augus-
tin et de sa théorie de la mémoire. D'autres auteurs,
Aristote chez les anciens, Dugald Stewart chez les

modernes, ont pu creuser ce sujet aussi profondément


que lui, mais ils n'ont pas donné à leurs observations

la même vivacité et le même relief; ils ont peut-être


pensé aussi bien que lui sur la mémoire; ils en ont,
suivant moi, moins bien parlé.
Le reproche le plus grave que nous ayons à faire à

notre auteur touchant cette admirable théorie, c'est


d'avoir presque entièrement négligé le côté physiolo-
gique de son sujet. Il se borne à dire que la mémoire a

son siège dans un des trois ventricules du cerveau,


entre celui qui est affecté au sentiment et celui qui
préside à la locomotion , de sorte qu'elle relie entre
1
elles ces deux fonctions importantes . Mais il ne signale
même pas les rapports qu'elle soutient avec l'état de
santé ou de maladie, de jeunesse ou de vieillesse,

d'ivresse ou de sobriété. Cependant les anciens n'igno-


raient pas plus que nous la réalité de ces rapports.

De Gen.adlitl,,l VII, c. 18.


DE LA MÉMOIRE. 189
Iristote remarquait déjà de son temps combien la mé-
moire varie avec l'âge, et cherchait même à se rendre

compte de ces variations. Il attribuait le peu de mé-


moire des vieillards et des enfants à l'état de dureté
que la matière organique affecte dans les premiers,
e( à l'état de fluidité on elle est encore dons les se-
conds. Plus tard , Pline citait un grand nombre de
faits tendant à montrer qu'une lésion cérébrale peut
déterminer un notable affaiblissement ,
quelquefois
même la destruction radicale de la mémoire. Il est à

regretter que l'hypothèse basardée par Aristole et les

faits mentionnés par Pline n'aient pas appelé l'attention

d'Augustin sur cette question capitale, et qu'il n'ait

pas vu que ces modifications spirituelles, qu'on nomme


des souvenirs, ont souvent, sinon leur cause, au moins
leur condition dans des modifications purement cor-
porelles.

Un autre reproche que nous adresserons à Augustin,


c'est d'avoir montré, sur certains points de cette théo-

rie, une assez grande indécision.


Il prétend que la mémoire est dans l'être humain ce
que le Père est dans la Trinité divine, et qu'elle contient
primitivement, à l'état latent, les idées que l'intelligence

se bornera plus tard à produire à la lumière. C'est dire


que la mémoire n'est pas seulement le dépôt, mais la

source de nos connaissances, et en faire la première de


nos facultés. Gela est évident.
Cependant il dit positivement ailleurs que Dieu n'a
pas toujours été dans sa mémoire, et qu'avant de le

connaître dans sa mémoire, il l'a connu en lui-même


190 DE LA MÉMOIRE.

dans sa vérité immuable '. De plus, il reconnaît que les

idées nécessaires sont passagères, bien que leurs objets


ne le soient pas, et que si quelqu'une d'elles échappe
à notre mémoire, nous pouvons la retrouver là où
nous l'avions trouvée d'abord , au sein de la vérité

incorporell*e qui nous éclaire*


Ainsi Augustin fait de la mémoire tantôt une faculté

d'où tout part et où tout aboutit, tantôt une faculté qui


se borne à conserver les connaissances précédemment
acquises. La première de ces deux conceptions est em-
preinte d'un caractère d'exagération si marqué qu'elle

est tout à fait inacceptable. Il ne reste qu'à se de-


mander comment saint Augustin a pu être amené à

l'admettre.
L'explication la plus naturelle qui s'offre à l'esprit,
c'est que l'étude approfondie qu'il avait faite de celte
faculté l'a porté à en étendre démesurément le do-
maine. Quand un esprit distingué se met à creuser un
sujet quel qu'il soit , il finit toujours par s'en exagérer
l'importance. Comme il y découvre une foule d'aspects
qu'il ne saurait apercevoir dans les sujets qui n'ont
point préoccupé son attention au même degré, il se

laisse aller à croire qu'il y a réellement plus de choses


là où il en a vu un plus grand nombre, et à expliquer

1
Ubi ergo te inveni ut discerem te? neque enim jam eras in
memoria mea prius quant te discerem. Ubi ergo inveni te, idsi
in te supra me? (Conf., 1. X, c. 26).
2
...Idque inveniret ubi primum invenerat, in illa scilicet incor-
porée/, veritate , underursus quasi descriptum in memoria Jigere-
tur. (De Tria., 1. XII, c. 44.}
DE ! \ MÉMOIRE. 191

une foule de phénomènes, non pas pas leur principe;

véritable, mais par le principe qui lui est le pins fami-

lier. Halebranche rapporte à l'imagination une multi-


tude de faits qui n'en dépendent qu'indirectement,
quand toutefois ils en dépendent. Adam Smith voit

dans la sympathie la raison dernière de la plupart des


jugements et des actes qui composent la vie humaine.
Enfin, de nos jours, un brillant écrivain, versé dans
l'étude de la philologie, a proposé de ramener à la

linguistique la philosophie tout entière. Ce n'est qu'an


prix de ces illusions d'optique qu'on acquiert la faculté
de voir plus loin que les autres sur un point donné.
Saint Augustin n'aurait-il pas subi la loi commune?
N'aurait-il pas trop accordé à la mémoire, parce qu'il

l'avait observée avec une sorte de complaisance et de


prédilection?
Si cette explication a priori ne paraît pas satisfai-

sante , en voici une que nous suggère l'examen des


faits, et qu'on trouvera peut-être plus plausible.
Saint Augustin, ayant subi profondément l'influence
de la philosophie néoplatonicienne, n'en répudia que
fort tard certaines doctrines peu conciliâmes avec le
ine chrétien, et surtout celle de la réminiscence.

Dans sa lettre à Nébride, il fait un grand éloge de cette

trine, et dans ses Confessions mômes nous, l'avons


m, il se demande si l'idée de Dieu ne nous vient pas
d'une vie antérieure que nous aurions vécue, ou cha-
cun en particulier, ou tous ensemble dans le premier
homme. Or on comprend que, môme après avoir rejeté
celte théorie, il n'ait pas rejeté tout à fait le langage
192 DE LA MÉMOIRE.
dont il s'était servi jusque-là pour l'exprimer, et que,
devenu chrétien par la pensée , il soit resté un peu
alexandrin par la manière de la rendre.
La mémoire qu'il compare au Père dans la Trinité
divine , n'est-elle pas celle à laquelle Plotin rapporte

les idées des choses intelligibles, et dont il dit: ((Les

anciens semblent avoir appelé mémoire et réminis-


cence (fivTJfLii], avdjLivrjoiç) l'acte par lequel l'âme pense
aux choses qu'elle possède : c'est là une espèce parti-
culière de mémoire tout à fait indépendante du temps \y>

Quant aux passages où saint Augustin fait de la mé-


moire la simple faculté de conserver les vérités déjà

découvertes , et attribue à l'intuition la connaissance


des vérités absolues, j'y vois un effort de sa pensée
pour s'élever au-dessus des doctrines de la philosophie

ancienne, et pour répudier jusqu'à son langage. Il est

alors beaucoup plus dans la vérité et dans la logique;


car il y a de l'inconséquence à admettre le dogme de la

réminiscence quand on rejette celui des existences an-


térieures, et il n'y en a pas moins, quand on rejette le

dogme de la réminiscence, à tout faire dériver de la

mémoire. Ici, comme sur d'autres points, Augustin est


un philosophe de transition. Il combat la réminiscence
de Platon, et prépare les idées innées de Descartes,
sans rejeter assez positivement la première, et sans

admettre assez nettement les secondes. Cependant ce


n'est pas pour lui une médiocre gloire d'avoir dégagé,

même imparfaitement, ce qu'on nomme aujourd'hui

l
Enn. 4, 1. III, c. 25. Trad. de M. Bouillet.
DE LA MÉMOIRE. 193
le rationalisme des hypothèses par lesquelles le plato-
nisme l'avait compromis, et d'avoir épuré une doctrine
qui devait avoir de si hautes destinées dans les âges
modernes. Cette gloire serait plus grande encore, si

Plotin n'avait pas précédé saint Augustin dans celte


voie par sa théorie de l'union de l'âme avec les intelli-

gibles, théorie qui aurait dû, comme le remarque le

Père Thomassin , le conduire tout droit à la négation


de la réminiscence.
Rien, d'ailleurs, de plus approfondi et de plus fouillé,
comme on dit aujourd'hui, que cette théorie de la

mémoire dont nous venons d'essayer l'exposition. — On


a prétendu quelquefois que le souvenir n'est qu'une
sensation continuée. Or il y a, suivant saint Augustin,
entre la sensation et le souvenir que nous en avons une
différence essentielle; car l'un de ces phénomènes est

affectif, tandis que l'autre est cognitif; et, si celui-ci

nous révèle celui-là , c'est un fait que l'on peut consta-


ter, mais dont le comment et le pourquoi nous échap-
pent. — On a souvent voulu voir dans la perception la

représentation fidèle de l'objet , et dans le souvenir


la persistance de cette représentation. Augustin, après
avoir remarqué, en traitant des sens, que la perception
n'est qu'un rapport entre l'objet perçu et le sujet perce-
vant, où ce dernier met beaucoup du sien , et qui varie

avec les circonstances soit organiques , soit psycholo-


giques, x\ugustin fait voir que le souvenir lui-même
n'est pas une représentation exacte, fixée une fois pour
toutes dans l'esprit, et n'y éprouvant aucune altération
jusqu'au moment où l'oubli l'efface à jamais, mais que
F. 13
494 DE LA MÉMOIRE.
c'est une image qui va se modifiant en nous avec le

temps, et qui n'y reste pas un seul instant la même. —


On croit encore communément que la matière du sou-
venir, si je puis employer ces termes techniques, est

fournie par les sens, et sa forme par l'esprit; que la

première est externe, et la seconde interne. Augustin


prouve admirablement que dans le souvenir tout est
interne, la matière comme la forme, et que ce n'est pas
des objets que nous nous souvenons, mais des impres-
sions qu'ils ont laissées au dedans de nous. — On se

figure généralement que la conscience et les sens sais-

sissent à la fois un ensemble plus ou moins considé-


rable, et l'on ne fait intervenir la mémoire qu'après
coup pour conserver leurs diverses acquisitions. Au-
gustin démontre très-bien que, sans la mémoire, ces
deux facultés seraient réduites à l'inaction ,
parce
qu'elles ne pourraient opérer que sur des indiscer-
nables, de sorte que, si la perception est la condition
de la mémoire, celle-ci est, à son tour, la condition de
la perception. — Enfin, beaucoup de personnes s'ima-
ginent encore, à l'exemple de Locke, qu'une idée ne
peut être dans l'esprit sans être connue, et qu'une icjée

que l'on a sans le savoir n'est rien. Augustin réfute


d'avance cette opinion. Il remarque, avant Leibniz,
qu'entre l'idée actuellement apparente et l'idée anéantie
il y a l'idée latente, la perception sourde, qui offre des
nuances infinies, et qui explique la plupart de nos
croyances irréfléchies, de nos subites résolutions et de
nos brusques réminiscences.
Quand Augustin n'aurait mis en lumière que ces
DE LA MÉMOIRE. I
(
.).")

différents points, avec la clarté, la vivacité, la profon-

deur qui le caractérisent, cela suffirait pour que sou


ii restât à jamais attaché à la théorie de la mémoire,
et lût inscrit parmi ceux des plus grands psychologues
de l'antiquité.

CHAPITRE VIII.

DE L'IMAGINATION.

Malgré le rôle important hautement avoué de


et

l'imagination dans la vie humaine, et malgré les tra-


vaux remarquables dont elle a été l'objet à diverses

époques, il est peu de facultés dont la nature soit restée


plus indéterminée et plus indécise. Les uns en ont fait

le pouvoir de reproduire purement et simplement les

données des sens, d'autres celui de les combiner d'une


manière capricieuse et fantastique, d'autres enfin celui

de les coordonner conformément aux lois du goût et

aux exigences de la raison. Il semble que le caractère


divers et ondoyant des productions dans lesquelles
cette faculté se joue, se retrouve jusque dans les théo-
ries auxquelles elle a donné lieu.
Saint Augustin essaya, non sans succès, de bien
comprendre cette faculté et d'en fixer la notion. Avant
lui, on la uniquement comme une faculté
regardait
intermédiaire entre les sens et la mémoire, et qu'on
aurait pu définir, mémoire moins la reconnaissance
la

et moins la notion du temps. Que fit saint Augustin?


496 DE l'imagination.
Tout en laissant à l'imagination la fonction de con-
server les idées, il lui attribua celle de combiner de
mille manières ces idées et les autres phénomènes de
l'âme, et d'enfanter des créations sans modèles dans la

réalité. Il plaça l'imagination, non plus seulement entre


les sens et la mémoire, mais entre la mémoire et l'en-

tendement. Il comprit qu'au-dessus des facultés qui


acquièrent ou conservent, il en est une qui s'empare
des matériaux acquis et conservés pour en former des
composés nouveaux. A la théorie de l'imagination repré-
sentative, telle qu'Aristote l'avait établie, il ajouta celle
de l'imagination créatrice, telle qu'on la comprend
aujourd'hui. C'est à lui et non pas à Descartes, comme
on le croit généralement, qu'il faut faire honneur de
cette innovation; et c'est là une des vues vraiment ori-

ginales de la psychologie augustinienne.


Que saint Augustin considère l'imagination comme
représentative ou comme créatrice, il la distingue pro-
fondément des sens, de la mémoire et de l'entende-
ment.

I.

L'exercice des sens implique trois choses : un objet

à percevoir, des sens pour le percevoir et une volonté


qui applique ces sens à leur objet, de manière à pro-
duire la perception. L'objet, nous l'avons dit ailleurs,
est corporel, les sens mixtes et la volonté spirituelle.

L'exercice de l'imagination suppose également trois


de l'imagination. 197
principes distincts, mais dune distinction moins pro-
fonde, puisqu'ils ont pour sujet commun lame cll< -
i

môme. Ces principes sont l'image de l'objet sensible,


telle qu'elle a été conservée clans la mémoire; l'imagi-
nation par laquelle cette image est saisie, et la volonté
(jui tient l'imagination fixée sur l'image. Ainsi, ce qu'un
corps situé dans un lieu est au sens corporel, l'image
contenue dans la mémoire l'est a l'imagination ; et ce

que la modification éprouvée par celui qui regarde est


au corps regardé, la modification éprouvée par celui
qui imagine l'est à l'image que la mémoire contient.
De même que le corps est distinct de l'idée que les
sens nous en donnent et pourrait exister sans elle, de
même l'idée sensible est distincte de celle qu'en tire

notre imagination , et pourrait exister dans notre mé-


moire, lors même que notre imagination n'opérerait
1
point sur elle .

On entrevoit déjà la différence que saint Augustin


établit entre l'imagination et la mémoire; mais le point
capital de sa doctrine est plus nettement développé
dans la page suivante, où il montre admirablement que
la mémoire représente les choses telles qu'elles nous
sont apparues, soit pour la quantité, soit pour la qua-
lité , et que l'imagination les modifie et les multiplie de
mille manières : ce Nous ne pouvons nous rappeler les

formes des corps, sans nous rappeler leur nombre,


leur grandeur et la manière dont elles ont affecté nos
s; car c'est par le moyen des sens que notre ame


D( Trin., 1. XI, C. i et suie.
498 de l'imagination.
les a imprimées dans notre mémoire. Quant aux repré-
sentations de l'imagination, il est vrai qu'elles sont
formées des éléments qui sont dans la mémoire ; mais
elles se multiplient et varient à l'infini. Ainsi ,
je me
souviens d'un seul soleil ,
parce que je n'en ai vu
qu'un seul, et qu'il n'y en a qu'un en réalité; cepen-
dant, si je veux, j'en imagine deux, trois, nombre
le

qu'il me plaît; mais c'est cette même mémoire par


laquelle je me souviens d'un seul, qui informe le re-

gard de mon esprit quand j'en imagine plusieurs 1


.

En outre, je me le rappelle aussi grand que je l'ai

vu.... Cependant je l'imagine à volonté plus grand ou


plus petit. Ainsi, je me le rappelle dans l'état où je
l'ai vu; mais je l'imagine courant comme je veux et

s'arrêtant où je veux venant d'où je veux et allant où je


,

veux. Il m'est, en outre, facile de l'imaginer carré, bien


que je me le rappelle rond; de n'importe quelle cou-
leur, bien que je n'aie jamais vu le soleil vert, et que,
par conséquent ,
je ne me le rappelle pas ainsi : et ce
2
que je dis du soleil , il faut le dire de tout le reste .»

Quant à l'entendement, il se distingue à la fois des


sens, qui perçoivent les corps situés dans l'espace, et
de l'imagination, qui saisit leurs images au fond de
l'esprit. C'est une faculté souveraine qui juge, non-
seulement des corps, mais de leurs simulacres eux-
mêmes, et qui leur dit: Vous n'êtes pas ce que je

1
Sedex eadem memoria qua unum memini formalur acies?nul-
los cogltantls.
2
De Trin., 1. XI, c. 8.
de l'imagination. 199

cherche; vous n'êtes pas ce principe de coordination


par lequel je mets chaeun de vous à sa place, par
lequel je juge do votre beauté et do votre laideur,
principe plus beau, sans comparaison, que les choses
auxquelles il sert do règle et de mesure, et que je
place au-dessus de vous et de tous les corps dont je
vous ai tirés '.

Jamais peut-être, avant saint Augustin, on n'avait


aussi bien caractérisé l'imagination, ni montré aussi
clairement comment elle se distingue, soit des sens et
de la mémoire qui lui fournissent ses matériaux , soit

de l'entendement qui lui fournit son idéal et sa règle,


et avec lequel on la confond encore quelquefois au-
jourd'hui.
Un des penseurs les plus éminents de notre époque 2

lui attribue, en effet, la connaissance du beau, sans


réfléchir que nos facultés se mêlent d'ordinaire, dans
leur jeu multiple et varié, et se pénètrent réciproque-

ment, si bien qu'il faut savoir faire le départ, dans les


phénomènes complexes qui en découlent, de ce qui
appartient à Tune et de ce qui est du domaine de
l'autre. Les conceptions de la raison, pour gouverner
telle ou telle de nos facultés, n'en sont pas les pro-
duits. De ce que la sensibilité a pour objet tantôt l'idée

du bien, tantôt celle du beau^ tantôt celle du vrai en


'rai, on n'en conclut pas qu'elle les engendre; de
ce que la volonté a l'idée du bien pour terme et pour
le dans ses actes divers, on n'en infère pas qu'elle

De n r. relig. y c. 39.

M. Vacherot. Uki. dts se. [/kilos., art. luiayuialïon.


°200 DE l'imagination.

est la faculté de connaître le bien. Il faut raisonner de


la même manière sur l'imagination. L'idée du beau
l'éclairé et la dirige; mais cette idée n'en vient pas plus
que celle de l'utile ou du vrai, qui parfois aussi servent

de but à son action : autrement il y aurait deux facultés


de connaître au lieu d'une.
La sensibilité, la volonté, l'imagination existent dans
l'animal comme dans l'homme. Si elles affectent dans
ce dernier un caractère à part , cela tient évidemment
à ce qu'elles sont modifiées en lui par une autre faculté
que l'animal ne possède pas, et qui imprime sa forme à
la matière qu'elles lui fournissent. C'est parce que l'a-

nimal possède l'imagination sans la raison , la matière


sans la forme, des représentations flottantes sans un
principe régulateur qui les coordonne en vue d'un but
déterminé, que l'animal ne fait pas de progrès et reste
constamment stationnaire. L'homme, au contraire,
ayant la raison qui lui fournit les conceptions d'utilité,
de vérité, de beauté et d'autres semblables, peut faire

servir à leur réalisation de plus en plus complète les

données que l'imagination lui offre , et travailler, avec

un succès croissant, à l'amélioration de son sort, au


développement de la science et au perfectionnement
des arts. Ce rôle de la raison dans les productions de
Timagination est si réel et si incontestable que si, pour
une cause ou pour une autre, elle vient à s'éclipser,

comme cela arrive dans l'ivresse, dans le rêve, dans le

délire, durant cet interrègne du pouvoir régulateur,


l'imagination n'enfante que des créations informes et
monstrueuses — œgri somnia. — Ce n'est pas qu'elle
m-: l'imagination. 201

ail rien [tordu de sa puissance : elle en a autant, ci


quelquefois plus qu'à l'ordinaire; mais c'est qu'elle

agit seule el sans avoir pour règle ces idées du beau,


du vrai ou du bien qui lui venaient d'ailleurs.
Des sens, de l'imagination et de l'entendement déri-
vent, suivant saint Augustin, trois espèces de représen-
tations ou visions qu'il importe de ne pas confondre,
et dont la réunion constitue l'ensemble de la connais-
sance humaine : les représentations corporelles, les
représentations spirituelles et les représentations intel-
lectuelles. Augustin identifie l'esprit avec l'imagination,

et en fait la cause et le sujet des images qui ont été


tirées des images sensibles. Il réserve le nom d'intellect

ou d'entendement à cette partie de l'âme qui n'a rien


de commun avec les sens 1
. Quant à la mémoire, les

phénomènes qui en découlent ne sont pas, à propre-


ment parler, des visions, et ce n'est point le nom qu'on
2
leur donne dans la langue ordinaire .

Voici un exemple dans lequel ces trois sortes de re-


présentations sont réunies. «Quand on lit ces mots :

Tu aimeras ton prochain comme toi-même — -, on voit

corporellement les lettres; on se représente spirituelle-


ment (c'est-à-dire en imagination) le prochain, et on
aperçoit intellectuellement l'amour. On peut aussi se
représenter spirituellement les lettres absentes et voir

1
Istum spiritum, qui modo quodam proprio vocalur spiritus,
".unir, qusedam mente 1nferior ubl corporalium rervm
%
simili-
tudines exprimunlur. {De Gen. ad tilt., XII, c. 9.) 1.

-
Ibi non soltt vislo dlcl , càm mémorise commendalur forma,
j'<l in .sensu cernenlis. [De Trin., 1. XI, c. (J.)
202 DE L'IMAGINATION.
cgrporellement le prochain présent; mais l'amour ne
peut ni être vu en lui-même avec les yeux, ni être re-
présenté dans l'esprit par une image semblable au
corps; il ne peut être connu et perçu que par l'âme
raisonnable, c'est-à-dire par l'entendement 1
. »

Les premières représentations sont celles par les-


quelles nous percevons le ciel, la terre, la mer et les

autres objets extérieurs quand ils sont en notre pré-


sence; les secondes, celles par lesquelles nous nous
figurons les mêmes objets, soit tels que nous les avons
vus, soit en les modifiant à volonté quand nous en
sommes éloignés ou que nous sommes dans les ténè-
bres; les troisièmes ne sont pas proprement des repré-
sentations, elles sont les choses que nous saisissons,
2
non dans leurs images, mais en elles-mêmes .

Ce qui a été perçu dans la vision corporelle est


transmis à la partie spirituelle ou imaginative de l'âme.
C'est là , remarque très-bien saint Augustin ,
que s'ar-

rête la connaissance dans les animaux; mais dans


Thomme elle va plus loin. Ce que les sens ont transmis
à l'imagination, l'imagination le transmet ensuite à
3
l'entendement ,
pour lequel les images, soit corpo-
relles, soit spirituelles, ne sont autre chose que des
signes dont il s'agit de pénétrer le sens. Saint Augustin
éclaircit cette idée par un exemple remarquable. Bal-

1
De Gen. ad UlL 1. XII, c. 11.
2 De Gen. ad litt., 1. XII, c. 6.
3
Et si quidem spiritus irrationalis est, veluti pecoris, hoc usque.
oculi nidifiant. Si autem anima rationalis est, ttiam intelleclui

nunliatur, qui et spirilul prassit. (De Gen. ad ///A, 1. XII. c. 4 1.)


|>F, L IMAGINATION. 203
Lhazar voit avec les yeux du corps une main tracer ({*>>

caractères sur le mur de la salle du festin : voilà la

vision corporelle. Cette main se relire et ces caractères

s'effacent, mais Balthazar continue à les voir en esprit :

voilà la vision spirituelle. Enfin, Daniel comprend quelle


idée est exprimée par ces caractères mystérieux : voilà
1
la vision intellectuelle .

Sans doute, en distinguant ainsi l'imagination des


autres facultés qui concourent à la connaissance, et en
distinguant les idées qui en dérivent de celles qui se
rapportent aux sens et à l'entendement, saint Augustin
n'a point fait une distinction entièrement nouvelle.
Avant lui, Aristote avait montré admirablement com-
ment l'imagination s'appuie sur la sensibilité, et l'en-

tendement sur l'imaginative, bien qu'il eût un peu di-

minué le rôle de cette dernière. Mais on ne saurait nier


que saint Augustin n'ait heureusement modifié cette

théorie, et qu'il ne l'ait exposée d'une manière à la fois

précise et intéressante. D'un autre côté, il est probable


que la lecture de ses ouvrages n'a pas moins contribué
que celle des ouvrages du Stagirite, à vulgariser cette
doctrine au dix-septième siècle. Car enfin, la division

des idées en idées adventices, en idées factices et en


idées innées, telle qu'on la trouve dans Descartes, res-
semble singulièrement à celle que nous venons de voir.

Qu'est-ce que les idées adventices, sinon les représen-


tations corporelles? Qu'est-ce que les idées factices,
sinon celles qu'Augustin nomme spirituelles et qu'il

1
De Gen., ad lia., 1. XII, c. 11.
204 de l'imagination.

fait dériver de l'imagination? Qu'est-ce que les idées


innées, si ce n'est les idées intellectuelles? Descartes
comprend, en effet, sous la dénomination d'idées in-
nées, comme saint Augustin sous celle d'idées intellec-
tuelles, les idées qu'on rapporte aujourd'hui à deux
facultés distinctes, au sens intime et à la raison, de

sorte que les deux théories se ressemblent jusque dans


leurs défauts. Malebranche, à son tour, admet, dans
sa théorie de la connaissance, les trois facultés décrites
par saint Augustin, et reproduit ses expressions elles-
mêmes. Sens, imagination, entendement pur, ce sont
là les noms que leur donne le philosophe de l'Oratoire,
comme l'évêque d'Hippone.

IL

Mais l'imagination est-elle seulement distincte des


sens? N'en serait-elle pas indépendante? — Nébride,
qui était, à ce qu'il paraît, un esprit très-curieux et
très-subtil, se préoccupait fort de cette question et con-

sultait là-dessus son ami Augustin à peu près en ces


termes : Au lieu de prétendre que l'imagination tire

toutes ses représentations des sens, pourquoi ne pas


dire qu'elle les tire d'elle-même ? Quel est le rôle des

sens dans les opérations de l'entendement? Celui de


simples moniteurs. Ils l'avertissent de considérer en
lui-même les intelligibles; mais ils ne les lui four-
nissent pas. N'en serait-il pas ainsi en ce qui concerne

l'imagination? Les sens ne se borneraient-ils pas à la


DE l'imagination. 205
mettre en éveil, et à l'avertir de contempler les images
qu'elle produit de son propre fonds et qu'ils ne sau-
raient lui donner? De là vient peut-être que l'imagina-
tion saisit des choses qui échappent aux sens : ce qui
n'arriverait pas, si elle n'avait pas comme un fonds
d'images qui lui lût propre 1
.

Augustin se refuse absolument à admettre cette opi-


nion, et combat vivement les raisons par lesquelles son
ami cherchait à la faire prévaloir. Si l'âme, dit-il, peut
imaginer les corps sans les avoir perçus, comme les

modifications propres à l'âme sont supérieures à celles


qui lui viennent de ses sens trompeurs, les pensées
d'un homme qui dort ou qui délire, doivent être mises
au-dessus des pensées d'un homme éveillé et bien por-
tant. Ainsi, le soleil qu'on voit dans le rêve et dans ia
folie, sera plus vrai que celui qu'on voit dans l'état de
veille et de santé. Ces conséquences étant absurdes, il

2
faut rejeter le principe dont elles découlent .

Ailleurs, Augustin revient sur celte question de Tin-

dépendance de l'imagination, et établit d'une manière


admirable que l'exercice de l'imagination présuppose
celui de la mémoire. Qu'on lise ce remarquable mor-
ceau, et qu'on dise si l'imagination a jamais été mieux
décrite, et si ses rapports avec la mémoire ont jamais
été mis dans un plus beau jour:
« Si nos souvenirs, dit-il, n'ont pour objets que nos
sensations , et si nos imaginations n'ont pour objets
que nos souvenirs, d'où vient que nos imaginations

1
EpUt. VI.
1
EpUt. VII.
206 de l'imagination.
sont si souvent fausses, quand nos souvenirs, se rap-
portant à nos sensations, ne sauraient être entachés
d'erreur? C'est que la volonté, qui unit et sépare les
phénomènes de ce genre, comme j'ai lâché, autant
que j'ai pu , de le faire voir, conduit à son gré l'imagi-
nation dans les champs les plus reculés de la mémoire,
et la pousse à imaginer ce qui échappe au souvenir, à
l'aide de ce qu'il lui fournit, et en prenant çà et là les

éléments dont elle se sert. Ces éléments s'unissent en


une seule représentation , et forment une conception
qu'on peut appeler fausse ,
puisqu'elle n'a point au
dehors, dans la nature des choses corporelles, de réa-
lité qui lui corresponde, et qu'elle ne paraît point tirée
de la mémoire; car nous ne nous souvenons pas d'avoir

rien senti de tel. Qui a jamais vu un cygne noir? Qui,


par conséquent, s'en souvient? Et cependant, qui ne
peut en imaginer un? Il nous est facile, en effet, de re-
couvrir cette forme que nous avons perçue par la vue,
d'une couleur noire que nous avons vue aussi, mais
dans d'autres corps; car cette forme et celte couleur
ayant toutes deux frappé nos sens, nous nous souve-
nons de l'une et de l'autre. Je n'ai pas de souvenir d'un
oiseau à quatre pieds, parce que je n'en ai jamais vu ;

mais je n'éprouve pas la moindre peine à me mettre


devant les yeux une image de ce. genre. Je n'ai besoin

pour cela que d'ajouter à un volatile quelconque, tel

que je l'ai vu, deux autres pieds, tels que ceux que j'ai

également vus. C'est pourquoi, quand nous imaginons


réunies les choses dont nous nous souvenons pour les

avoir vues séparées, nous avons l'air de ne pas imaginer


de l'imagination, 207
au moyen de nos souvenirs, bien que ce soit notre mé-
moire qui préside â cel acte, et que nous lui emprun-
tions les matériaux que nous combinons de mille ma-
nières différentes et à noire fantaisie '.»

Pour mieux apprécier cette belle analyse de l'imagi-

nation el de ses lois essentielles, qu'on la rapproche de


ce que les modernes ont écrit de plus remarquable sur
ce sujet Qu'on relise, par exemple, le morceau juste-
ment admiré 2 , où Locke fait si bien voir que notre
empire sur le petit monde de l'entendement ressemble
à notre empire sur le grand monde qui nous environne,
en ce qu'il nous est bien plus facile de combiner les
éléments qui nous sont offerts que d'en créer de nou-
veaux. On verra que le philosophe anglais reste inférieur
au philosophe africain pour la richesse des détails
sans le surpasser pour l'exactitude de la doctrine.
Saint Augustin ajoute au tableau précédent quelques
traits qui valent la peine d'être reproduits :

«Nous ne pouvons pas, dit-il, imaginer, sans le se-

cours de la mémoire, les grandeurs corporelles que


nous n'avons jamais vues. En effet, tout l'espace que
peut embrasser notre regard dans l'immensité du
monde, nous y déroulons la masse des corps, quand
nous voulons les imaginer avec toute l'étendue possible.
La raison va encore plus loin , mais l'imagination
3
ne la suit pas ; car la raison nous révèle l'infinité des
nombres, et aucune représentation de l'imagination,

1
De Trin., ]. XI, c. 10.
Essai sur Vent., I. II, c. 2.
;

Et ratio quidem pergit in ampliora, sed phaniasia nonsequitur.


208 DE L IMAGINATION.

appliquée aux choses corporelles, ne saurait la saisir.

La même raison nous enseigne que les corps, même les


plus exigus, se divisent à l'infini; cependant, lorsque
nous sommes arrivés aux corpuscules les plus petits,
les plus imperceptibles que nous nous souvenions d'a-
voir vus, nous ne pouvons nous représenter des images
plus subtiles et plus délicates, bien que la raison ne
cesse de poursuivre le cours de ses subdivisions. Ainsi,
nous ne pouvons rien imaginer de corporel que les

choses dont nous nous souvenons, ou d'après les choses


dont nous nous souvenons 1

N'y a-t-il pas quelque chose d'extrêmement ingénieux


dans cette espèce d'équation que saint Augustin établit

entre les représentations de l'imagination et les per-


ceptions des sens ? N'y a-t-il pas quelque chose de
profondément vrai dans la supériorité qu'il accorde
aux conceptions de l'entendement pur sur les données
de cette même imagination , en ce qui concerne leur
portée et leur étendue respectives? Cette idée ne con-
tient-elle pas en germe la doctrine si clairement exposée
par Descartes et les solitaires de Port-Royal à l'encontre
de Hobbes? Que l'on se souvienne des passages bien
connus où ces philosophes montrent que nous ne sau-
rions imaginer une figure de mille côtés, et que, si

nous cherchions à le faire , la figure que nous imagi-


nerions serait tellement vague et confuse qu'elle pour-
rait avoir dix mille côtés aussi bien que mille, tandis

1
lia nulla corporalia , nlsi aut ea quas meminimus , aut ex ils

quée meminimus cogitamus. {De


,
Trin., 1. XI, c. 40.)
DE L'IMAGINATION. "209

que nous concevons très-facilement une figure de ce


genre, c'est-à-dire que nous en déterminons très-net-
tement les propriétés. N'est-ce pas là abonder dans le

sens de saint Augustin , et admettre avec lui que l'ima-


gination va moins loin que la raison?
L'inspiration augustiniênne n'est pas moins sensible
dans certaines pages de Malebranche. On n'a qu'à relire,

pour s'en convaincre, son étrange et admirable chapitre


sur les erreurs de la vue et sur la divisibilité à l'infini.

11
y parle plusieurs fois de l'imagination comme d'une
faculté qui ne peut suivre la raison dans ses concep-
tions les plus claires et les plus positives, et qui est

toujours prompte à s'en effaroucher :

« L'imagination, dit-il, se perd et s'étonne à la vue


d'une si étrange petitesse; elle ne peut atteindre ni se
prendre à des parties qui n'ont point de prise pour elle;

et, quoique la raison nous convainque de ce qu'on vient


de dire , les sens et l'imagination s'y opposent, et nous
obligent souvent d'en douter.... On n'y voit qu'infinités

partout, dit-il plus loin, et non-seulement nos sens et


notre imagination sont trop limités pour les compren-
dre, mais l'esprit même, tout pur et tout dégagé qu'il
est de la matière, est trop faible et trop grossier pour
pénétrer le plus petit des ouvrages de Dieu; il se perd,
il se dissipe, il s'éblouit, il s'effraye à la vue de ce qu'on
appelle un atome selon le langage des sens 1
.))

Saint Augustin reproduit dans plusieurs de ses ou-


vrages cette brillante peinture de l'imagination et de

1
Rech. de la rr<\, 1. I c. 6.

F. 1*
210 DE l'imagination.

ses rapports avec la mémoire. Il ne varie pas sensible-


ment le fond de ses idées ; mais il les exprime chaque
fois sous une forme différente, les ornant sans effort de
quelques vives images , de quelques traits inattendus
que lui fournit libéralement cette même imagination
dont il retrace le tableau.
Imaginer, dit-il dans une de ses lettres à Nébride,
c'est donc tout simplement diminuer, agrandir, modi-
fier enfin d'une manière quelconque les images fournies
par les sens et conservées dans la mémoire. Étant don-
née l'idée d'un corbeau, qui me représente ce volatile
comme s'il était là devant mes yeux, je puis, par une
série d'additions et de retranchements, en faire une
idée qui ne corresponde à rien de ce que j'ai vu. C'est

ainsi que l'imagination arrive, en supprimant ceci, en


ajoutant cela, à créer au dedans de nous des objets que
nous n'avons vus nulle part dans leur totalité, mais
dont nous retrouvons partout au dehors les éléments
constitutifs et comme les membres épars. Bien que nous
soyons nés et que nous ayons été nourris dans l'inté-

rieur des terres, nous pouvions dès nos jeunes années


et à l'aspect d'une simple coupe pleine d'eau, nous
représenter le vaste sein des mers. Nous n'avions besoin
pour cela que d'agrandir une image déjà présente à

notre esprit. Mais nous n'aurions pu, avec la meilleure


volonté du monde, imaginer le goût des fraises avant

d'être venus en Italie, parce qu'on ne peut imaginer


que d'après ce que l'on a senti et d'après ce que l'on

se rappelle. Voilà pourquoi ceux qui ont été aveugles

dès leur enfance, quand on les interroge sur la lumière


DE L'IMAGINATION. 211
el sur les couleurs, ne savent que répondre; ils ne
peuvent se représenter des images qu'ils n'ont jamais
perçues '.

Saint Augustin s'adresse à ce sujet une objection


qu'on ne trouvera peut-être pas fort spécieuse, mais
dans la solution de laquelle il déploie un rare talent
d'observation psychologique.
Quand, dit-il, on me raconte une histoire véritable,
et que je m'en représente les différents détails, il semble
que ce n'est pas dans ma mémoire, mais dans le récit
du narrateur que mon imagination puise les matériaux
met en œuvre. Or c'est là une erreur que la
qu'elle

moindre réflexion suffit à dissiper. Je ne pourrais pas


même comprendre le narrateur, si je ne me souvenais
pas du genre de chacun des objets dont il parle, bien
qu'ils ne se soient jamais offerts à mes yeux groupés
comme ils le sont dans son récit. Quand on me parle
d'une montagne dépouillée de forêts et couverte d'oli-
viers, je ne puis savoir ce que l'on me dit, qu'à la

condition d'avoir dans ma mémoire, d'une manière


générale, l'idée de montagne, l'idée de foret et l'idée
d'olivier: sans cela, ces mots seraient de vains sons, qui
n'éveilleraient dans mon esprit aucune image. Je ne
puis rien lire ni rien entendre, je ne puis ni raconter

ce que j'ai fait, ni exposer ce que je me propose de


faire, sans recourir à rna mémoire, et sans y puiser
les images qui se succèdent alors dans mon esprit 2
.

1
\o)i enim culuratas uilas patiuntur imagines, qui senserunt
nullas. (Ep. VII.)
-De Trin., 1. XI, c. 8, 9.
212 de l'imagination.
Est-il rien de plus juste, de plus ingénieux, de plus
fin que les observations qui précèdent? Augustin met
parfaitement en lumière une chose trop peu remar-
quée, c'est que l'imagination n'agit pas seulement dans
les grandes créations de la poésie et de l'art, mais
encore dans les faits les plus humbles de la vie ordi-

naire. Nous ne pouvons rien dire ni rien faire, rien lire

ni rien entendre, sans que notre imagination entre en


jeu et emprunte à la mémoire les couleurs dont elle a
besoin pour composer ses tableaux. Ce n'est pas seule-
ment Homère qui a imaginé Achille, tous ses lecteurs

en ont fait autant; et de tant d'images, il n'en est peut-


être pas une qui ressemble à l'autre, ou qui reproduise
exactement les traits de l'Achille réel.

Augustin continue et établit très-bien le rapport de


dépendance qui existe entre l'imagination et la mé-
moire, la mémoire et les sens, les sens et les objets
sensibles. Je ne saurais, dit-il, imaginer un son, une
forme, une couleur, une odeur ou une saveur, sans me
les rappeler, de même que je saurais me les rappeler
sans les avoir auparavant senties. Si, en matière de
choses corporelles, il n'y a rien dans la mémoire qui
n'ait été d'abord dans les sens, il n'y a rien dans l'ima-

gination qui n'ait été d'abord dans la mémoire. Ainsi,


la forme du corps engendre, pour ainsi dire, celle des

sens; la forme des sens, celle de la mémoire; la forme


de la mémoire, celle de l'imagination; et chaque fois la

volonté intervient pour unir la forme génératrice à la


2
forme engendrée .

1
Idem.
de l'imagination. 218

1)1.

On le voit, l'imagination créatrice, la grande et

véritable imagination, qui avait été presque entièrement


négligée par les philosophes anciens, est celle dont
saint Augustin s'occupe de préférence, et à laquelle il

rapporte la plupart de ses observations. Cependant il

ne méconnaît pas pour cela, on a pu déjà le remar-


quer, cette forme plus humble de l'imagination qu'on
nomme imagination représentative, et il lui conserve
sa place dans la science.
En effet, il admet dans l'esprit deux espèces d'images,
qui tirent leur source de l'imagination, les unes con-
formes à leurs objets et qu'il nomme (paviaolai, les
autres formées de la combinaison de ces dernières et
qu'il appelle (pandapava. Or il est facile de voir que
les premières correspondent exactement à ce que Du-
gald Stewart nomme conceptions , et les secondes à ce
qu'il appelle imaginations , et que, si celles-ci relèvent

de l'imagination créatrice, celles-là dépendent de l'ima-


gination représentative. Les termes de saint Augustin
sont d'une remarquable précision : «Autre chose, dit-

il, est l'image de mon père que j'ai vu; autre chose,
celle de mon aïeul que je n'ai jamais vu. La première
est une phantasia, la seconde un phantasma. Je trouve
lune dans ma mémoire, l'autre dans un mouvement
214 de l'imagination.
de l'âme provoqué par les mouvements qui sont déjà
dans ma mémoire 1

Saint Augustin va plus loin : non content d'avoir fait

cette division si exacte, mais si simple, de l'imagination,


il propose une division un peu plus compliquée, qui me
paraît avoir aussi une assez grande valeur, et qui me
semble contenir en germe ce qu'on a dit depuis de plus
remarquable sur l'imagination considérée comme prin-
cipe de la fiction et comme principe de l'idéal. Dans une
de ses lettres à Nébride , il fait dériver de l'imagination
trois espèces d'images, qui s'appliquent, les unes aux
objets des sens, les autres à ceux de l'opinion, les
autres à ceux de la raison : ce qui revient à reconnaître
une imagination représentative, une imagination fan-
tastique et une imagination rationnelle, si l'on veut
bien me passer ces deux dernières dénominations.
Seulement, il faut bien le dire, il s'exprime de manière
à faire croire qu'il emprunte à un autre auteur cette
2
division ingénieuse .

J'ai vu , ajoute Augustin, la figure d'un ami ou l'ex-

térieur d'une ville, une chose qui existe encore, ou


une chose qui n'existé plus, n'importe : l'image que je
m'en forme est une image de la première catégorie. La
seconde comprend les créations des poètes : c'est ainsi

que je me représente Chrêmes ou Parménon Enée ou ,

1
Aliter enim cogito patrem meum quem ssepe vidi, aliter avum
quem nunquam vidi. Horum primum \)hanlasia est alterum phan- ,

lasma. Illud in memoria invenio, hoc in eo motu animi, qui ex


iis ortus est quos hab et memoria. (De Mus., 1. VI, c. 11.)
2
Ep. VII.
DE i 'imagination. 215
Médée avec les serpents ailés attelés à son char. Elle
comprend encore les allégories ingénieuses des philo-
sophes et les sottes rêveries des fondateurs de religions,
tels «pie le Phlégéthon et les sept cavernes de la race
de ténèbres. Elle comprend enfin les hypothèses des
savants. C'est ainsi qu'ils disent: Supposez que la terre

ait une l'orme carrée — , et d'autres choses scmhlables.


La troisième catégorie comprend les images qui réa-
lisent les conceptions de notre entendement relatives
aux nombres et aux proportions. Si mon entendement
a trouvé la vraie figure du monde, immédiatement mon
imagination m'en offre une représentation plus ou
inoins fidèle. Si j'ai conçu dans mon esprit l'idée d'une
ligure de géométrie, aussitôt cette même imagination
nie l'offre réalisée dans une image. Mais, bien que les

e<>nceptions de l'esprit soient vraies, les images que


Ton s'en fait ne laissent pasd'etre fausses : ce qui re-
vient à dire, si j'interprète bien la pensée d'Augustin,

que l'idée de perfection conçue par la raison ne peut


jamais être réalisée parfaitement, non-seulement par
sens, mais encore par l'imagination elle-même.
C'est là une proposition qui n'est pas moins incon-
te-table dans le domaine des mathématiques que dans
celui de l'art '.

Si la division que saint Augustin établit entre les

images est par elle-même digne de remarque, les dé-


tails dont il se sert pour la développer méritent aussi
une sérieuse considération. Que de pensées, pour qui

Ep. vu.
216 de l'imagination.
sait lire, dans les quelques lignes où il rattache a
l'imagination, non-seulement les œuvres de la poésie,
mais encore les fables des diverses religions et les hy-
pothèses de la science ! C'est un programme auquel
aujourd'hui même il y aurait peu de chose à changer,
et dont il suffirait d'étendre et de varier les développe-
ments. Le rôle de l'imagination dans les sciences ma-
thématiques n'est pas moins finement saisi , et les phi-
losophes du dix-septième siècle n'ont eu qu'à s'inspirer
des vues d'Augustin à ce sujet, pour s'élever aux idées
ingénieuses dont ils ont souvent enrichi leurs ou-
vrages.

IV.

Malgré le soin avec lequel saint Augustin analyse


l'imagination, il n'est pas de ceux qui exaltent outre
mesure cette faculté, et qui nous vantent sans cesse
ses productions merveilleuses : il cherche bien plutôt
à la rabaisser, elle et ses œuvres, et à nous prémunir
contre elle. Il a cela de commun avec tous les philo-
sophes idéalistes. Tous voient en elle la fille et l'auxi-

liaire des sens, et s'en défient à l'égal des sens eux-


mêmes. On se souvient que Platon, un admirable
artiste cependant, accable en toute circonstance les

artistes de ses dédains, et qu'Homère lui-même, en qui


la Grèce saluait le chantre de ses héros et son maître
d'héroïsme, ne trouve point grâce devant lui. Parmi
les modernes , Descartes oppose sans cesse aux vaines
DE L'IMAGINATION. -17

images de la Fantaisie les solides conceptions de l'en-

tendement; et Halebranche, dans ses attaques contre


la connaissance sensible, prend surtout â partie l'ima-
gination, et dirige contre elle ses traits les mieux
aiguisés et les plus perçants. Sur cette question, comme
sur beaucoup d'autres, Augustin s'est inspiré des doc-
trines platoniciennes, et a inspiré, à son tour, Descartes
peut-être, mais certainement Malcbranche.
Parmi les œuvres où l'imagination joue le principal
rôle, et qui relèvent plus particulièrement de cette

faculté, il faut citer en première ligne les œuvres litté-

raires. Or tout le monde sait de quelle manière saint


Augustin les traite dans ses Confessions. II s'étonne
qu'il y ait dans un État des hommes qui puissent im-
punément enseigner les fictions des poètes, et qui
soient môme rétribués aux frais du public pour cela l
.

Ces fictions sont, à ses yeux, tantôt des bagatelles


qu'on a grand tort de prendre au sérieux, tantôt des
productions coupables dont on devrait réprimer la li-

cence. Il reproche durement au vieil Homère, suivant


d'ailleurs en cela l'exemple de Platon et de Cicéron, de

rabaisser la majesté divine au niveau de notre huma-


nité, au lieu d'élever l'humanité au niveau de la ma-
jesté divine. Avec une sévérité, où l'on sent, il est vrai,

les restes d'une passion mal éteinte, il blâme Virgile de


faire pleurer sur les malheurs de Didon des lecteurs
auxquels leurs propres misères offrent assez de sujets
de larmes. Il accuse, avec plus de raison peut-être,

1
Cui,J\. 1. I. C . 13. 16.
218 de l'imagination.

Térence d'encourager le dérèglement des mœurs, en


mettant sur la scène un jeune homme qui s'excite au
vice par l'exemple du roi de l'Olympe, du père et du
maître des dieux. Nous ne saurions souscrire à tant de
rigueur. Condamner la poésie en général , et en parti-
culier celle du grand et chaste Homère, et celle des

deux poètes romains qui ont fait parler à la passion


émue le plus pur et le plus expressif langage, c'est
vouloir mutiler l'âme humaine et lui retrancher le noble
sentiment de la beauté et de la grâce. Cependant Au-
gustin nous plaît jusque dans ses exagérations mêmes.
C'est que ce qui perce dans ses paroles, ce n'est point

l'aigreur d'un dévot vulgaire qui s'irrite contre ce qu'il

ne comprend pas, ni la répulsion d'une âme froide qui


ne peut souffrir ce qu'elle ne sent pas : non, c'est bien

plutôt la délicatesse d'un cœur encore tout blessé des


passions et qui s'alarme à leur seul souvenir; c'est
quelque chose comme les pleurs pénitents de Racine
regrettant d'avoir composé Phèdre et Andromaque, ou
comme les gémissements contenus de La Vallière s'ac-

cusant de pleurer la mort d'un fils dont elle n'a point


encore assez pleuré la naissance.
L'influence de l'imagination n'est guère moins fu-
neste, suivant saint Augustin, dans la vie et dans la

science que dans la littérature; car c'est d'elle que


proviennent la plus grande partie de nos erreurs. Errer,
dit-il, c'est prendre ce qu'on imagine pour ce qui est.

J'ai dans l'esprit l'image de Rome; mais cette image


n'est pas Rome elle-même. Je me représente intérieu-
rement le soleil ; mais cette représentation et le soleil
i »i: l'imagination. 219
sonl deux choses bien différentes. Les erreurs où l'on
tombe sont d'autant plus grandes que les images qu'on
se représente s'éloignent plus de la réalité. Si Ton se

trompe en prenant les images qui ressemblent aux ob-


jets et qu'on nomme phantasiœ, pour les objets eux-
raêraes, que sera-ce quand on confondra avec les ob-
jets les images nommées phantasmata ,
qui ne leur
ressemblent nullement et qui sont nées des combinai-
sons les plus capricieuses? Les choses corporelles sont
réelles, les phantasiœ le sont moins, les phantasmata
sont moins réels encore. Nous repaître l'esprit des re-
présentations que l'imagination nous offre, c'est donc
nous repaître de mets somptueux, mais creux et sans

substance. Ces aliments n'ont pas plus de réalité que


ceux que l'on mange en rêve, et ne nourrissent pas
plus l'esprit que ces derniers ne nourrissent le corps.
Nous pensons, par leur moyen, soutenir et réparer nos
forces, et nous ne nous apercevons pas que nous nous
épuisons et que nous tombons en langueur.
Puisque c'est s'égarer que de regarder les images
des corps comme des corps véritables , n'est-ce pas
s'égarer bien davantage que de les considérer comme
représentations de lame, dont les corps reçoivent
la vie, et de Dieu à qui l'âme emprunte tout son être?
Dans le premier cas, on demande à l'imagination ce

que les sens seuls peuvent donner ; dans le second, on


substitue son témoignage à celui de la raison. Les
hommes, suivant saint Augustin, ne savent pas faire
la différence qu'il faut entre l'acte d'imaginer et celui
•le concevoir. Un objet qu'ils conçoivent, sans pouvoir
220 de l'imagination.
se le représenter par aucune image, leur semble un pur
néant. De là toutes ces doctrines qui assimilent l'âme
au corps, et en font, les unes du feu, les autres de l'air,

les autres un mélange des quatre éléments, comme si

ce qui n'est pas corporel n'était pas *.

Que dire de l'idée de Dieu et de la manière dont


l'imagination s'est plu à l'altérer et à la corrompre? Il

faut lire, dans les Confessions, le curieux chapitre où


saint Augustin raconte comment son esprit, d'abord
obscurci par les nuages de l'imagination, s'en dégagea
peu à peu et s'éleva jusqu'à la pure lumière de la rai-

son. Il ne pouvait comprendre d'autre substance que


celle qui frappe les yeux; cependant l'idée d'une subs-
tance corporelle lui paraissait peu conciliable avec
l'idée d'un être parfait, immuable, inaltérable, tel qu'il

concevait l'être divin. Il écartait quelquefois les fan-


tômes de son imagination, et chassait leur tumultueux
essaim voltigeant de toutes parts autour de lui; mais
celui-ci, écarté un instant, revenait bientôt plus serré
et plus compact que jamais et projetait de nouveau son
ombre sur son entendement 2 .

Augustin avait beau faire, il ne pouvait s'empêcher


d'imaginer Dieu, non pas comme un être ayant l'exté-

1
De Trin., 1. IX, c. 11 ; 1. XI, c. 4; De Ver. Rel., c. 34; De Mus.,
I. VI, c. 11 ; Conf., 1. III, c. 6 et suiv.

Clamabal violenter cor meum adversus omnia phantasmata


2

mea, et hoc uno iclu conabar abigere circumvolantem turbam im-


mundilix ab acte mentis mea?; etvix dimota in iclu oculi, ecce
conglobata rursus aderat, et irruebat in adspectum meum, et ob-
nubilabat eum. (Conf., I. VII, c. 1.)
de l'imagina riON. 224
ricin d'un homme, —
répugna toujours à celte pen-
il

sée, — mais comme une substance corporelle placée


dans l'espace immense , contenant en elle tons les

corps de l'univers et s'étendant infiniment au delà;

car une existence purement incorporelle était, à ses

yeux, moins réelle que le vide, et lui semblait iden-


tique au néant même de l'existence. Comme si , remar-
quait-il plus tard, l'activité par laquelle il pensait les
corps n'était pas bien différente des corps pensés, et
néanmoins bien réelle! Quelquefois il se représentait
Dieu comme la lumière. De même que la lumière pé-
nètre, sans la rompre, la masse de l'air et la remplit
tout entière, de même, pensait-il, Dieu pénètre et rem-
plit l'eau, la terre, le ciel, tout le vaste corps de l'uni-
vers , et c'est ainsi qu'il est présent partout et qu'il régit
toutes choses. D'autres fois, il se figurait la substance

divine enveloppant et pénétrant le monde, à peu près


comme une mer infinie dans tous les sens qui enve-
lopperait et pénétrerait une éponge immense, mais
d'une étendue bornée 1
. C'est, à peu de chose près,
l'image dont se sert Plotin quand il compare l'univers

à un vaste filet et Dieu à un océan sans limites où ce


filet serait plongé.

Augustin ne songeait pas, ainsi qu'il se le reproche


dans ses Confessions ,
que donner à Dieu une étendue
effective, c'était diviser sa substance par morceaux, en
attribuer, suivant ses expressions, au moineau une
moindre partie qu'à l'éléphant, et contredire les plus

1
Cou/., ]. VII. C. 5.
222 de l'imagination.
claires notions de la raison. Dieu, dit-il, c'est la lu-

mière, celle qui éclaire non les yeux, mais le cœur,


c'est-à-dire la vérité. Si vous concevez la vérité, tenez-

vous en là, écartez les images qui pourraient obscurcir


l'idée que vous vous en faites; car concevoir la vérité,

c'est concevoir Dieu 1


.

Pour éviter l'erreur, il importe donc de se prémunir


contre l'imagination et ses fantômes, de ne prendre ses
représentations que pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire
pour de vaines ombres. Autrement on ne s'élèvera ja-

mais de l'opinion à la science, du monde des appa-


rences à celui des réalités.
Telles sont les idées que suggère à saint Augustin
l'étude de l'imagination considérée dans son action
sur la connaissance humaine. Il classe très-bien, je

ne dis pas les causes de nos erreurs, mais nos erreurs


elles-mêmes. Prendre les images de la fantaisie soit

pour les réalités sensibles, soit pour les réalités intelli-

gibles , c'est, en effet, à ces deux points que la plupart


des illusions de notre esprit se ramènent, et il en est

peu qui ne rentrent dans l'une ou dans l'autre de ces


deux catégories. Mais Augustin ne se borne pas à clas-

ser nos erreurs; il cherche, nous l'avons vu, à en


saisir les nuances. Il est certain , en effet, que l'erreur

a des degrés, et qu'il y a quelque différence entre


croire, sur l'autorité de l'imagination, à la présence
d'un objet possible et même réel, et croire, sur la foi

de cette même faculté, à la présence d'un objet chimé-

i
De Tria., 1. VIII, c. 2.
de l'imagination, 223
rique et impossible. Un aulre point à remarquer, dans
les développements qui précèdent, c'est la pénétration

avec laquelle saint Augustin reconnaît le fondement


solide, inébranlable, sur lequel il faut asseoir et le

dogme du Dieu-Esprit, et le spiritualisme tout entier:

je veux dire le sentiment de notre activité interne, de


notre force spirituelle '.

V.

Les modernes ont rattaché, avec raison, à la théorie


de l'imagination, l'explication de la rêverie, du rêve,
de l'hallucination, de l'extase et des autres phénomènes
psj biologiques et physiologiques, qui sont en appa-
rence réfractaires à toute espèce de loi. Ils avaient été
devancés sur ce point, non-seulement par Aristote,
mais encore et surtout par saint Augustin. Ce philo-
sophe décrit d'abord, et cela avec une netteté et une
exactitude parfaites, l'état normal de l'âme, celui où
elle prend les représentations de son imagination pour
ce qu'elles sont et ne les confond pas avec les percep-
tions des sens, convaincue que les premières ne sont
que de simples modifications du sujet pensant, et que
les secondes ont au dehors un objet présent et actuel...

:
eamdem intenlionem qua Mas ipsas ima-
\ec videbam hanc
formabam non esse taie aliquid: quœ tamen ipsas nonfor-
gtiies ,

maret, nisi esset magnum aliquid. (Conf., VII, c. 4.) 1.


°224 de l'imagination.

«Quand nous sommes éveillés, dit-il, et que notre es-

prit, ne cherchant pas à s'abstraire des sens, a une


vision corporelle, nous distinguons parfaitement de
cette vision la vision spirituelle par laquelle nous pen-
sons en imagination aux corps absents, soit en nous
souvenant de ceux que nous connaissons, soit en nous
représentant tant bien que mal, par le mouvement de
notre esprit, ceux que nous ne connaissons pas et qui
existent cependant, soit en imaginant au gré de notre
opinion et de notre fantaisie ceux qui n'existent abso-
lument nulle part. Nous distinguons si bien de toutes
ces visions les choses corporelles que nous voyons et
qui sont présentes à nos sens, que nous n'hésitons pas
à regarder celles-ci comme des corps, celles-là comme
de simples images des corps eux-mêmes 1
. »

Mais il n'en est pas toujours ainsi, même dans l'état

de veille et de santé. La méditation, la rêverie, la pas-


sion peuvent quelquefois nous absorber au point de
nous faire croire à ce que nous imaginons. Lorsque,
dit saint Augustin, la volonté détourne notre esprit des
sens et des objets sensibles et le concentre sur les re-

présentations que nous portons au dedans de nous,


il nous arrive de prendre ces représentations si sem-
blables aux objets représentés, pour ces objets eux-
mêmes. Ce sont des images si vives, qu'elles nous
effrayent ou nous charment quelquefois, comme pour-
raient le faire leurs modèles extérieurs , et qu'elles nous
arrachent même des paroles soudaines. Si notre imagi-

1
De Gen. ad Utt., 1. XII, c. 12.
de l'imagination. 225
oatioo es! enflammée de quelque passion ardente, elle

prête aux images qu'elle nous offre la même netteté

et le même relief que les choses mêmes pourraient


avoir. Dans le paroxysme du désir et de la crainte, ce

que nous imaginons, nous croyons le voir et le sentir.

Sainl Augustin parle d'un homme qui se représentait


d'une manière si vive, et sous une (orme en quelque
sorte si solide, le corps d'une femme, que l'imagina-
tion produisait en lui les mêmes effets que la réalité.

Ce n'est point encore là le rêve, l'hallucination, ni l'ex-


tase; niais on conviendra que c'est un état intermé-
diaire entre l'état normal et ces états extraordinaires,

et qu'il peut servir à les expliquer.


Ce rapport n'a point échappé à saint Augustin, et on
doit lui savoir gré d'avoir réussi à le saisir et d'avoir

rattaché entre eux des phénomènes sans lien apparent


et visible. Il faut, dit-il, placer parmi les modifications
du même genre, les illusions que l'imagination produit
en nous durant notre sommeil l
: Les visions des fous,
des devins, des prophètes, furentium, divinantium,
prophetantwm, de tous ceux qui ne se possèdent pas,

pour une raison ou pour une autre, rentrent dans la

même catégorie.

En quoi, en effet, le rêve, le délire, l'extase diffèrent-

ils de la distraction provoquée par la rêverie ou la pas-


>iM]|-> En ce que, dans ce dernier état, l"âme ne
confond qu'imparfaitement et par intervalles, ses per-

1
Ex eodem génère affectionis etiam illudest, quod in somnis
imagines ludimur. {De Trin., 1. II, c. 4.)

F. 15
226 de l'imagination.
ceptions et ses conceptions, tandis que, dans les pre-
miers, la confusion est à peu près complète et cons-
tante. C'est une vérité que saint Augustin ne s'est

pas borné à pressentir : il l'a expliquée et développée


aussi nettement que devait le faire un jour Dugald
Stewart.
«Quand les images des corps, dit-il, se produisent
en nous durant le sommeil ou l'extase, nous ne les

distinguons nullement des corps eux-mêmes. C'est


seulement quand l'homme recouvre ses sens, qu'il re-

connaît qu'il a roulé dans son esprit des images que


ses sens ne lui fournissaient pas. Quel est, en effet,

celui qui, en s'éveillant, ne s'aperçoit pas tout de suite


que les objets qu'il voyait en songe étaient imaginaires,
bien qu'il ne pût, quand il les voyait en dormant, les

discerner des représentations corporelles d'un homme


1
éveillé ?»

Augustin ajoute à cette peinture une observation cu-


rieuse et qui montre avec quel intérêt et quelle finesse

il s'étudiait lui-même. Il lui est arrivé, dit-il, plus


d'une fois, lorsqu'il était livré à un demi-sommeil, de
voir des corps en rêve, et de penser que c'était en rêve
qu'il les voyait. Il était bien persuadé qu'il n'avait de-

vant les yeux que des images trompeuses, et non des


corps véritables. Il rêvait même qu'il s'entretenait avec

un ami et qu'il lui disait que c'étaient là de vains son-

ges; mais, dans le même instant où il croyait à l'inanité


de ces représentations illusoires, il croyait à la pré-

1
De Gen. ad lut., 1. XII, c. %.
de l'imagination, 227
sence réelle de cet ami auquel il pensait parler; de
sorti' que le vrai et le faux, le réel et le chimérique se
mêlaient confusément dans son esprit 1
.

Qu'on nous permette ,


pour achever ce remarquable
tableau du rêve, de traduire un passage des Confes-
sions t
i»ù les observations du psychologue se mêlent de
la manière la plus heureuse à l'examen de conscience
du prnitent, et où saint Augustin se demande curieu-
semenf quelles sont les facultés qui sont endormies
et quelles sont celles qui restent éveillées durant nos
son^'< :

ce Elles sont, dit-il, encore vivantes dans ma mé-


moire, dont j'ai parlé si longuement, les impures images
que l'habitude y a gravées. Elles se présentent à moi,
quand je veille, dépourvues de force; quand je dors, au
contraire, non -seulement elles me causent du plaisir,
mais elles me portent à une sorte de consentement et
d'action. Ces images décevantes ont tant de pouvoir et

sur mon âme et sur mon corps, que de vains fantômes


obtiennent de moi quand je dors, ce que je refuse aux
réalités quand je veille. Ne suis-je donc plus alors le

nnane homme, Seigneur mon Dieu? Quelle différence


cependant entre moi et moi-même, suivant que je suis
endormi ou éveillé ! Où est alors ma raison, qui résiste
durant la veille à toutes les tentations, et fait que sous
faction des objets eux-mêmes je reste inébranlable?

Se ferme-t-elle avec mes yeux? S'assoupit-elle avec mes


-'us corporels? D'où vient donc que, durant le som-

1
De Gen. adlitt.,1. XII, c. 2.
228 de l'imagination.
meil, il nous arrive souvent de résister, de demeurer
fidèles à nos résolutions de chasteté , et de refuser
notre consentement aux séductions du plaisir? Et ce-
pendant, nous sommes si différents de nous-mêmes
que, si nous venons à faillir, une fois éveillés nous
retrouvons le calme de notre conscience, persuadés
que ce n'est point nous qui avons fait ce qui s'est

fait en nous et dont nous éprouvons un regret sin-


cère *. »

Combien ,
je le demande , y a-t-il de personnes
pieuses que leurs scrupules religieux et le noble souci
de leur perfectionnement moral aient amenées à s'étu-
dier aussi profondément elles-mêmes? En quoi diffèrent
l'état de veille et l'état de sommeil? L'homme conserve-
t-il, dans ce dernier état, son identité et sa personna-
lité? La sensibilité et l'imagination exercent-elles alors
sur lui un empire absolu? Sa volonté et sa raison sont-
elles momentanément inactives et dorment-elles comme

les organes? Si oui, comment tenons-nous en dormant

certaines résolutions? Si non, comment manquons-


nous à d'autres, sans en éprouver aucun remords? Ces
questions, savamment agitées pour la plupart par la

philosophie de notre temps, avaient, comme on le voit,

été entrevues et même assez nettement posées par la

théologie du quatrième siècle.


Augustin décrit encore, mais plus brièvement, le

délire et l'extase, et ne voit dans ces phénomènes,


comme dans celui du rêve ,
qu'un simple tissu d'ima-

1
Conf., I. X, c. 30.
l»K l'imagination. 229
ginations. Si un homme est atteint d'un accès de délire
ou de fièvre chaude, les représentations qu'il se forme
en lui-même sont alors si vives, qu'il les prend pour
des réalités, el qu» 1
ce qu'il imagine dans son esprit, il

croit le voir avec les yeux de son corps. Si, pendant


qu'il est dans cel état, ses sens continuent à fonction-
ner, il pourra se faire qu'il parle à la fois à un homme
qui est devant ses yeux, et à un homme qui n'est pré-
sent qu'à son imagination. Saint Augustin en a vu des
exemples. '.

L'ingénieux observateur aurait pu remarquer que c'est


là un irait de ressemblance entre le délire et le rêve; car
un homme qui rêve répond quelquefois aux questions
qu'on lui adresse, et continue néanmoins à dormir et
à rêver, de sorte que son imagination et ses sens agis-
sent à la fois. Mais une autre analogie entre ces deux
étals qui ne lui a pas échappé, c'est qu'à la fin de l'ac-

cès de délire, comme à la fin du. rêve, tantôt on se


souvient, tantôt on ne se souvient pas de ce qu'on a
lai' ou éprouvé.
Si tout commerce est rompu entre l'esprit et les
.-eus, ce n'est plus simplement le délire, c'est l'extase.

;
corps sont présents, les yeux sont ouverts, et ce-
pendant les yeux ne perçoivent point les corps. L'esprit

est absorbé par les images purement intellectuelles,


ou par les images spirituelles que les corps ont pré-
cédemment gravées au dedans de lui. Les idées que
l'on a alors ne sont pas d'une autre nature que celles

1
De Gen. ad lui., 1. AU, c. 12.
230 de l'imagination.
que l'on a dans l'état de veille et de santé; toute la dif-

férence est que, dans ces derniers états, on distingue


parfaitement les images des corps , des corps eux-
mêmes par la manière dont on est modifié l
.

A l'appui de cette théorie, saint Augustin cite un


fait dont il a été témoin et qui ne manque pas d'ana-
logie avec ceux dont le magnétisme contemporain a
fait tant de bruit. Il a connu un paysan qui savait très-
bien qu'il ne dormait pas et qu'il voyait quelque chose
sans le secours des yeux du corps. «C'est mon âme
qui voit, disait-il ^ et non pas mes yeux.)) Quant à sa-

voir s'il voyait un corps réel ou une simple image, il

n'était pas assez éclairé pour faire cette distinction.


Tout ce que saint Augustin peut dire, c'est que ce
paysan était d'une bonne foi parfaite et qu'il croyait

ce qu'il disait, comme s'il l'avait vu lui-même 2


.

Mais il ne suffit pas à l'homme de savoir en quoi


consistent le délire et l'extase, il veut encore connaître
les causes d'où ces phénomènes dérivent; car il re-
cherche volontiers la raison des faits extraordinaires,
tandis que les faits journaliers n'éveillent nullement
son attention. Que je prononce en présence de quel-
qu'un, dit admirablement saint Augustin, le motels,
comme il n'y est pas habitué, il me demande sa signi-

fication et son étymologie. Si je réponds que son sens


est le même que celui iïactitus, le voilà satisfait. Mais
j'ai coutume, pour le secouer dans ses habitudes de

1
Verum hoc interest, quod eas a.pruîsentibas verisque corpori-
bus constante affectione discernunt. {De Gen. ad litt., 1. XII, c. 12.1
2 De Gen. adlitt, I. XII, c. 2.
de l'imagination. 231

routine, de lui demander à mon tour l<


i

sens «i l'éty-
mologie fïacutus lui-même. Il ne les sait pas et cepen-
danl il ne in< i

les demandait pas, parce que c'est un


mol qui lui esl Familier. Il en est des choses comme des
mots. On cherche la nature et la cause des visions qui
se produisent dans l'extase, et on ne cherche pas
celles des visions, bien plus nombreuses, qui viennent
nous assaillir pendant noire sommeil. On s'inquiète
bien moins encore d'expliquer celles qui nous assiè-
gent constamment durant la veille et que notre esprit
forme avec une facilité et une rapidité merveilleuses,
et qui ne sont pas moins incompréhensibles que les vi-

ns de l'extase et des songes. Toutes ces représenta-


tions, si différentes qu'elles paraissent au premier
abord, sont au fond de la môme nature : elles sont spi-

rituelles les unes et les autres et ne doivent point être


regardées comme des corps. La seule chose qui les

distingue, c'est leur cause. Elles viennent tantôt du


corps, tantôt de lïime: du corps, quand les organes
sont engourdis parle sommeil, troublés par la frénésie,
obstinés par une maladie quelconque; de l'âme, quand
organes étant en bon état, le sujet croit voir, par

les sens, des corps qu'il ne voit point ou que, se re-

pliant sur lui-même, il prend pour des réalités les fan-

tômes qui remplissent son imagination.


Toutefois, et saint Augustin a grand soin de le faire
remarquer, lors même que le corps est l'occasion de
ces divers états et donne lieu à ces représentations di-

ses, il n'en est point la véritable cause. Pourquoi?


Parce que ce serait le renversement d'un principe que
232 de l'imagination.
notre auteur tient pour inébranlable, à savoir, que le

corporel ne saurait engendrer le spirituel. Voici donc,


suivant lui, comment les choses se passent. La voie que
l'attention avait coutume de parcourir à partir du cer-
veau et par laquelle s'opérait la sensation, étant dans
un état d'engourdissement, de perturbation ou d'obs-
truction, l'âme, qui éprouve sans cesse Je besoin d'agir
et qui ne peut alors agir par le corps et sur le corps,
agit en elle-même et sur elle-même, ou en considérant
simplement Jes images qu'elle y trouve tracées, ou en
les combinant de mille manières. Quand les yeux sont
malades ou éteints, et que l'organe cérébral est dans
son état ordinaire, ces phénomènes ne se produisent
point; l'attention se porte instinctivement vers le de-
hors, par cela seul qu'elle ne rencontre pas d'abord un
obstacle qui la force à se réfléchir vers le dedans. Aussi
les aveugles se font-ils des représentations plus nettes
des objets durant le sommeil que durant la veille: tant

le point où l'obstacle se fait sentir a d'importance! Si

l'obstacle ne se rencontre qu'aux yeux, aux oreilles, aux


portes, pour ainsi dire, de nos différents sens, il en
résulte seulement que la perception n'a pas lieu; mais
si l'obstacle se produit dans le cerveau, d'où partent
tous les chemins qui aboutissent aux objets extérieurs,
l'âme dévoyée, mais toujours agissante, revient sur
elle-même, s'agite parmi les vains simulacres qu'elle
enfante et les prend pour les corps dont ils lui offrent
1
l'exacte représentation .

1
De Gen. ad lut., I. XII, c. 4 8, 4 9, 20, 25.
DE L IMAGINATION. 233
Sain! Augustin ne s'en tient pas à ces explications
moitié psychologiques, moitié physiologiques, aux-
quelles on ne saurait s'empêcher de reconnaître un ca-
ractère extrêmement ingénieux; il y ajoute des expli-
cations théologiques et démonologiques qui seront sans
doute moins du goût de la scienee contemporaine. Ce-
pendant, si Ton réfléchit à la place que ce genre de
considérations occupait dans la philosophie alexandrine
à laquelle saint Augustin a demandé tant d'inspira-

tions, si Ton se rappelle tant de passages de l'Écriture

où les songes sont représentés comme des avertisse-


monts de Dieu même, on ne s'étonnera pas que le

grand docteur ait admis l'élément surnaturel à côté de


l'élément naturel dans la théorie qu'il fait de ces phé-
nomènes extraordinaires.
Gomment s'y prennent les puissances célestes, lui

écrivait son ami Nébride, pour nous faire avoir des


songes? A quels moyens ont-elles recours pour pro-
duire dans notre âme l'impression de leurs propres
pensées et nous faire imaginer les mômes choses
qu'elles? K4-ce qu'elles nous les montrent exprimées
sur leurs propres corps ou gravées dans leur imagi-
nation? La première hypothèse n'est pas admissible,
car nos yeux étant fermés pendant notre sommeil,
ne sauraient voir leurs corps. La seconde ne Test pas
davantage. En effet, si les puissances célestes peuvent,
par leur seule imagination, frapper la nôtre de ma-
nière à lui faire prendre pour une vision ce qui est
réellement un songe, pourquoi ne puis-je pas, avec
mon imagination à moi, agir sur la tienne, de ma-
234 de l'imagination.

nière à y engendrer les représentations que j'ai d'a-


bord formées en moi-même ?

Ce sont là des objections qui révèlent un esprit peu


enclin au mysticisme et que, si j'en juge par le dernier

trait, le magnétisme de notre temps aurait eu de la

peine à séduire. A ces objections , Nébride ajoute


les réflexions suivantes qu'un médecin du dix-neuvième
siècle ne désavouerait pas. Qu'est-ce donc, dit-il, qui
produit les songes ? Rien autre chose que notre corps.
Une fois qu'il a éprouvé certaines modifications, nous
sommes forcés, à cause de l'union qui existe entre lui

et notre âme, de les représenter à notre imagination. Il

nous arrive quelquefois, durant notre sommeil, d'avoir


soif: nous songeons alors que nous buvons; d'avoir
faim: nous songeons alors que nous mangeons. Il en
est de même des autres impressions du corps : elles

ont presque toutes leur retentissement dans l'âme 1


.

Dans la réponse qu'il fait à cette lettre remarquable,


saint Augustin admet, avec son ami, le rapport cons-
tant du physique et du moral; mais, au lieu d'en con-
clure l'inutilité du surnaturel pour expliquer le phéno-
mène du rêve, il se fonde sur ce rapport même pour
rendre le surnaturel plus acceptable. Tous les mouve-
ments de l'âme ont, suivant lui, leur contre-coup dans
le corps, et quand ces mouvements ont une certaine
intensité, ils arrivent jusqu'aux sens. Or les esprits aé-

riens et éthérés, ayant des sens incomparablement plus


subtils et plus pénétrants que les nôtres, démêlent

Ep. VIII.
de l'imagination. 235
dans notre corps des dispositions insensibles â nos or-
ganes grossiers et qui leur révèlent exactement nos
dispositions morales. Mais, si l'âme agi! sur le corps, le

corps, à son tour, agil sur l'âme, de telle sorte qu'il n'y

aurait qu'à changer les modifications de l'un pour chan-


ger celles de l'autre et pour produire en elle à volonté
certains lèves. Les génies bons ou mauvais, connaissant
parfaitement notre corps, peuvent donc y exciter, à

noire insu, les mouvements qu'il leur plaît, de ma-


nière à faire naître dans notre àme les différents états

que ces mouvements ont coutume d'y déterminer-


Ainsi, qu'est-ce qui les empêche, par exemple, d'ex-

citer notre colère en remuant notre bile, puisque la

bile, qui est engendrée par la colère, l'engendre à son

tour 1
/

Que l'on veuille bien se placer pour un instant, si

Ton n'y est pas, au point de vue de saint Augustin,


admettre avec lui la vérité des récits bibliques, accep-
ter avec lui comme positifs les faits qui y sont consi-

gnés, et on verra qu'il est difficile de rendre compte de


ces faits (rime manière plus satisfaisante et plus plau-
sible. Ce n'est point ici un esprit d'une crédulité naïve

qui a recours au surnaturel, parce qu'il est peu habi-

tué à saisir les liaisons des choses et à remonter d'un


anneau à l'autre dans la vaste chaîne des phénomènes.
Ce n'est point un poète qui attribue à des causes mer-
veilleuses les faits de l'ordre moral, comme ceux de
l'ordre physique, et fait sortir l'essaim des songes du

1
Ep. IX.
236 de l'imagination.
fond des enfers par une porte de corne ou par une
porte d'ivoire, comme il épanche l'eau des fontaines de
l'urne des nymphes et l'ait partir la foudre de la main
de Jupiter. Non, c'est un théologien, c'est-à-dire un
esprit réfléchi et sérieux qui s'est convaincu de certains

faits et qui n'a pas de repos qu'il n'ait trouvé une théo-
rie pour les expliquer. Il ne les discute peut-être pas
tous avec l'exactitude scrupuleuse d'un savant moderne;
mais il ne les accepte pas non plus avec la simplicité

enfantine d'une âme crédule. La raison lui sert, sinon


à fonder sa foi, du moins à la légitimer. C'est déjà le

procédé de saint Anselme et du moyen âge : Fides rjnœ-


rens intellectum* .

Non content d'admettre et d'expliquer le rêve pro-


phétique, Augustin admet encore et explique la divina-
tion de l'avenir dans l'état de veille, et a recours à l'in-

tervention du surnaturel pour rendre compte du second


de ces phénomènes comme du premier. Partant de
l'idée que la divination de l'avenir est un fait incontes-
table, il ne comprend pas que l'homme la tire de lui-

même, puisque, avec le désir qu'il a de connaître l'a-

venir, s'il dépendait de lui de le connaître, il le con-


naîtrait toujours. Il ne comprend pas davantage qu'un
pur néant ou qu'un simple corps puissent nous
1

le ré-

véler. Il reste donc que la connaissance nous en soit

donnée par un esprit. Cet esprit appelle notre attention


sur certaines images qui sont déjà en nous, ou bien il

1
Voir le bel ouvrage de M. Ch. de Rémusat, intitulé : Saint An-
selme de Cantorbér >j
de l'imagination. 287
en trace en qous de nouvelles, ou bien il nous en
mohtre qui sont en lui, ou bien enfin il s'unit A nous
si intimement qu'il y a comme une identification pas-
ire entre lui • '( nous, et que c'est lui qui parle par
notre bouche. C'esl l<
i

cas des possédés du démon 1


.

l'u philosophe très-judicieux et très-distingué a re-


marqué qu'Aristote et saint Augustin, en expliquante
l'ait de l'esclavage, avaient puissamment contribué à le

2
maintenir dans les âges suivants . N'est-il pas permis
ili^ croire aussi qu'en rendant le fait de la possession
du diable plus ou moins plausible, Augustin a contri-

bué, sans le vouloir, à perpétuer cette croyance à une


époque où tout le monde conviendra qu'elle était sans

objet?
Du reste, cette théorie de l'imagination est, comme
celle de la mémoire, extrêmement remarquable. Elle
égale peut-être cette dernière pour l'étendue, la va-

riété, la profondeur, et lui est certainement supérieure


pour l'exactitude. C'est une étude où il y aurait plus à
éclaircir et à développer, qu'à critiquer et ta reprendre.
Le premier mérite d'Augustin dans ce curieux tra-

vail est d'avoir bien saisi la nature de l'imagination. Il

n'en fait ni la faculté de reproduire, ni celle d'idéali-

ser, mais celle de combiner. Il ne la met ni si bas que


les anciens ni si haut que certains modernes : il la laisse

à sa véritable place.

1
yescio qua occulta mixtura ejusdem spiritus fit, ut tanquam
unut sit patienlts et vexantis. {De Gen. ad litt., 1. XII, c. 4 3.)
2
M Janet. Histoire de la philosophie morale et politique, t. I
er
,

I. II. c. I
238 de l'imagination.
Un autre mérite de ce Père, c'est d'avoir distingué
avec une netteté admirable les représentations des sens,
celles de l'imagination et celles de la raison , sous la

triple dénomination de visions sensibles, de visions spi-

rituelles et de visions intellectuelles. Il ne lui a manqué


que d'avoir montré, comme le fit plus tard Male-
branche, qu'il y a progression descendante dans la

force avec laquelle ces visions nous frappent. Je vois un


meurtre: j'en suis bouleversé pendant huit jours. J'en
lis une vive description : je m'en préoccupe jusqu'au
soir. J'en vois quelque part l'indication sommaire et

rapide : au bout de quelques minutes, je n'y pense


plus. De là, la nécessité pour qui veut entraîner ses

semblables par l'éloquence, de ne pas se borner à par-

ler à leur entendement, mais de s'adresser aussi à leur


imagination et même, si cela est possible, à leurs yeux.

Antoine souleva les Romains en étalant devant eux la

robe de César.
Il faut aussi savoir gré à saint Augustin d'avoir bien

vu le côté intellectuel de l'imagination, mais il est à

regretter qu'il l'ait un peu trop laissé dans l'ombre. Il

n'a pas assez montré que ce n'est pas seulement aux


sens extérieurs, mais encore au sens intime, que cette
faculté emprunte les matériaux qu'elle met en œuvre.
Le poëte qui a créé les figures d'Achille et d'Agamem-
non, d'Andromaque et de Pénélope, n'a pas seulement
opéré sur la réalité physique, mais encore et surtout
sur la réalité morale; ce ne sont pas seulement des
formes, des couleurs , des vêtements d'or et de pourpre
qu'il s'est plu à associer mentalement, d'une manière
DE l 'imagination. 239
plu- un moins heureuse: ce sont, avant lout, des pas-

sions violentes el héroïques, des sentiments purs et


délicats qu'il a fondus ensemble, de manière à former
des caractères. Or qui lui révélait ces sentiments et ces

passions, sinon le sens intime?


Enfin, il faut louer principalement notre auteur d'a-
voir expliqué, par le jeu de l'imagination, le rêve, le

délire, l'extase, la plupart des séries d'idées anormales,


et d'avoir fait ressortir leur analogie avec les idées nor-

males et ordinaires, en comparant tour à tour ces deux


espèces d'idées à celles qui sont provoquées par la pas-
sion et qui tiennent à la fois des unes et des autres.
Dugald Stewart n'a pas procédé plus habilement de nos
jours : quand il a voulu se rendre compte du rêve, il l'a

rapproché de la rêverie.

CHAPITRE IX.

DE LA RAISON.
I.

Nous voici parvenu à la partie la plus élevée de


notre travail, au point culminant, pour ainsi dire, de
cette psychologie augustinienne dont nous esquissons
le tableau.

L'homme n'est pas seulement un être qui se nour-


rit, qui se reproduit comme les végétaux attachés à la

terre; il n'est pas seulement un être qui perçoit les


240 DE LA RAISON.

objets du dehors et en conserve en lui-même les vives

images, comme font les animaux les plus stupides;


c'est une créature capable de connaître l'invisible et

d'entrevoir, durant sa vie d'un jour, l'éternel et l'im-

muable. Pendant que par les degrés inférieurs de son


être, il plonge dans le monde des animaux et des
plantes, par le degré le plus haut il atteint jusqu'à la

région des esprits purs, et entre en communication


avec Dieu lui-même. Il vit, non-seulement de la vie

végétative et de la vie sensitive, mais encore de la vie


1
intellectuelle . C'est ce qui ressort de la théorie de la

raison telle que, après Platon, après Plotin et d'autres


illustres philosophes, saint Augustin l'a conçue et dé-

veloppée.
La raison (mens, ratio, intellectus, comme l'appelle
2
tour à tour saint Augustin) offre des caractères qui la

distinguent plus ou moins profondément de toutes les


autres facultés.
On connaît ce passage des Confessions , où l'auteur
raconte par quelles démarches son esprit s'est élevé de
la vue des choses corporelles à la conception des choses
invisibles, et a découvert cette vérité souveraine, qui,

semblable au souverain Bien de Platon , n'apparaît


qu'à peine à nos regards , et éclaire cependant tout le

reste de sa lumière. On y voit quelle hiérarchie le saint


docteur établissait entre les diverses puissances de
notre nature, et quelle place éminente il accordait
parmi elles à la raison.

1
De lib. arb., 1. 1, c. 3; De quant, anim., c. 33.
"
2 De Hb. arb., 1. 1, c. 8.
DE LA RAISON. 241

le m'étais, dit-il, élevé graduellement des corps à

lu partie de l'âme qui sent par le moyen des organes;


de là, à cette force plus intime, à laquelle les sens

viennent rendre compte des choses extérieures, et qui


se rencontre également dans les animaux; de là, enfin,

[le puissance raisonnante qui forme des jugements


avec les matériaux que lui fournissent les sens. Mais
cette puissance, à son tour, se sentant encore sujette
au changement , s'était élevée jusqu'à l'intelligence

pure, et, s'aifranehissant de l'habitude, s'arrachant à


ta foule des fantômes contradictoires qui l'envahis-
saient, elle avait cherché d'où lui venait cette lumière qui

l'illuminait lorsqu'elle déclarait tout haut et sans aucune


hésitation que l'immuable vaut mieux que le changeant.
Elle connaissait donc cet immuable? Car si elle ne
l'eut pas connu, elle n'eût pu le préférer avec tant de
certitude à sa propre mobilité, et parvenir à cet objet
que l'on ne contemple qu'un instant et avec des regards
tremblants ,

Il résulte de ce morceau que la raison diffère , aux


veux de saint Augustin, non-seulement des sens exté-
rieurs et du sens intérieur qui forme le plus haut de-
gré de la vie sensitive, mais encore du raisonnement
qui appartient déjà à la vie intellectuelle. Ce qui cons-
titue l'homme extérieur, l'homme animal (saint Au-
gustin l'a remarqué avant Bossuet, et Aristote l'avait

remarqué avant saint Augustin), ce n'est pas seulement

{
Conf., I. VII, c. 17. Trad. de M. Janet.
,6
F.
242 DE LA RAISON.

le corps, mais encore l'ensemble des opérations enga-


gées dans le corps . et qui ne peuvent s'accomplir sans
son concours ; tandis que l'homme intérieur, l'homme
raisonnable est tout entier dans les opérations de l'in-

telligence pure !
.

Les sens nous font connaître des choses changeantes,


passagères, qui n'ont de stable que leur instabilité, et
d'invariable que leur variabilité même, choses si fluides

qu'elles s'écoulent sans cesse, si éphémères qu'elles

traversent le présent sans s'y arrêter , et que leur être


fugitif est moins un être réel qu'un perpétuel devenir;
la raison nous découvre derrière l'apparence la réalité,

derrière le changement la permanence, derrière les

fluctuations du temps l'éternité immobile. Les sens


n'atteignent que la surface des êtres, et se bornent à
saisir les phénomènes; la raison va au fond des choses,
et rattache ces phénomènes aux causes qui les ont pro-
duits. Elle comprend, elle explique ce que les sens se
2
contentent de sentir et de percevoir .

Il est vrai que la raison offre des différences moins


nombreuses avec le sens intérieur qu'avec les sens ex-
térieurs, puisque ces deux facultés concentrent l'une et

l'autre les matériaux que les sens proprement dits leur


fournissent. Cependant il n'y a pas lieu de les con-

fondre , car elles opèrent sur ces matériaux d'une ma-


nière fort dissemblable. Le sens intérieur nous avertit

des propriétés des corps , de l'impression qu'elles pro-

* De 7Wn.,l. XH, c. t.
2 De div. quaest., 83, qu. 9.
DE LA Raison. 248
duisent 9ur nos organes, el des modifications qui s'en
suivent dans l'âme; mais il n'es! pas admissible qu'il
juge nettement de ces trois choses, et qu'il les distingue

les unes des autres. Qui oserait dire que l'animal, qui
est étranger à la raison et dont le sens intérieur est la

faculté la plus haute, se lasse une idée claire de la dis-

tinction à établir entre la couleur et la sensation de


couleur, et qu'il juge positivement que nous ne saurions
voir avec les oreilles , ni entendre avec les yeux? Il n'y

;i que la raison à laquelle il soit donné de juger et de


se prononcer sur quoi que ce soit. Aussi tout ce qui
appartient au monde extérieur et à l'homme animal,
les corps, les sens corporels, le sens intérieur lui-même,
est soumis à ses jugements et relève d'elle. Quand nous
prononçons que l'une de ces choses vaut mieux que
l'autre, et que la raison l'emporte sur tout le reste,
c'est la raison elle-même qui nous le dit. Elle est la
partie maîtresse et dirigeante de notre nature, la tête,

l'œil de l'àme l
.

Il est encore plus difficile de distinguer la raison du


raisonnement que du sens intérieur; car, si celui-ci est

le degré le plus haut de la vie sensitive, celui-là est

déjà un degré de la vie rationnelle.

La raison est aussi essentielle à l'âme que la santé


au corps : c'est pourquoi on définit l'âme une substance
douée de raison. La raison est, en effet, l'essence

même de l'homme adulte, à l'état régulier et normal.


Le raisonnement est une modification purement acci-

• Delib. arb., 1. II, c. 3, 5, 6.


244 DE LÀ RAISON.
dentelle de l'âme, à peu près comme se promener,
s'asseoir sont des modifications accidentelles du corps.
J'ai toujours ma raison, mais je ne raisonne pas tou-
jours ; car je ne vais pas toujours d'une chose accordée
et manifeste à une autre qui est contestée ou obscure; or
c'est précisément en cela que le raisonnement consiste.
La raison est, suivant Augustin, la vue de l'âme, et le

raisonnement est son regard se promenant parmi les

choses à la recherche de son objet. En langage mo-


derne , cela veut dire que la raison a un caractère in-

tuitif, et le raisonnement un caractère discursif 1


.

Il faut, selon saint Augustin, se défier des sens ex-


térieurs comme des ennemis naturels de la raison , et

bien se persuader que tout ce qu'on donne à la vie

sensitive est retranché à la vie rationnelle.

«Je n'ai qu'une loi à te prescrire, fait-il dire à la

raison. Je n'en connais pas d'autres : nous devons fuir

sans réserve tous les objets sensibles, et nous en garder


avec le plus grand soin pendant que nous animons ce
corps , de peur d'y engluer les ailes de notre âme; car
il faut qu'elles soient libres et en bon état, si nous vou-
lons nous envoler du sein de nos ténèbres vers la

lumière. Cette lumière ne daigne pas se montrer à

nous dans la caverne qui nous sert de prison , si nous


ne savons pas briser nos liens, et nous élever, comme
dans notre domaine, dans les libres régions de l'air.

1
De quant, an., c. 27; De imm. an., c. 1 ; De ord., I. II, c. \\.

— On reconnaît là la distinction platonicienne et alexandrine du vouç


et de la otavota.
DE i \ RAISON. 245
si pourquoi, quand tu seras capable de n'aimer
absolument rien de terrestre, dans ce même moment,
dans cel instant précis tu verras l'objet que tu dé-
'

sires

A ce dédain pour les choses corporelles, à ce mépris


pour les connaissances qui s'y rapportent, on reconnaît,
je ne dis pas le disciple du Christ, mais celui de Pla-
ton et surtout celui des Alexandrins. Le christianisme
n« i

maudit pas la chair; car il enseigne que le Verbe


s'est fait chair, et que nos corps ressusciteront au der-
nier jour. Le platonisme, au contraire, regarde le corps
comme un lien qu'il faut briser, comme une prison
dont il faut sortir, et si la vie du sage lui paraît une
excellente préparation à la mort, c'est que le sage
s'efforce constamment de s'isoler et de s'abstraire, dès
cette vie , des choses corporelles.
Saint Augustin et les nobles penseurs dont il a suivi

les traces eussent bien fait, s'il m'est permis de le

dire, de moins dédaigner le monde, et de mieux cher-


cher à le connaître. Ils soutenaient eux-mêmes que
l'âme et l'intelligence ne sont pas tout entières dans
l'homme, mais que l'univers est un vaste ensemble
qu'un esprit agite et qu'une intelligence règle. Gom-
ment donc ont-ils pu proscrire l'étude de ce tout vivant

et bien ordonné, où la force et la raison se manifestent

en caractères si éclatants, et révèlent, à qui sait le voir,

leur principe éternel?

Il n'en est pas du sens intérieur et du raisonnement

x
SolU., I. I. c. li.
246 DE LA RAISON.
comme des sens extérieurs. Ils ont avec la raison une
plus grande affinité, et nous préparent utilement à
recevoir sa lumière. C'est assez dire que saint Augustin
est plus favorable à ce qu'on appelle aujourd'hui la

psychologie et les mathématiques, qu'aux sciences phy-


siques et naturelles. Leur importance comme introduc-
tion à la théodicée est, en effet, incontestable, et je ne
crois pas que personne ose la révoquer en doute. Nous
replier sur nous-mêmes pour considérer les images qui
peuplent notre esprit et le mettent en relation avec les

corps, bien qu'elles soient elles-mêmes incorporelles


et en quelque sorte vides de matière; nous sentir dans
cet acte pur de notre intelligence , comme une force

qui peut fonctionner indépendamment des organes, et


qui n'a pas besoin de leur concours; opérer, par le

raisonnement, sur les notions de figure et de nombre


qui n'ont rien à démêler avec les corps, et que les sens
extérieurs ne sauraient nous fournir; en dégager des
vérités qui ne sont pas vraies seulement ici ou là, au-

jourd'hui ou demain, mais qui le sont dans tous les


temps et dans tous les lieux, c'est là la meilleure ini-
tiation à laquelle nous puissions avoir recours, si nous
voulons entrer en communication avec les réalités éter-

nelles et invisibles. Voilà sans doute pourquoi le retour


de l'âme sur elle-même et la marche dialectique ont
paru à saint Augustin, comme à Platon , les meilleurs
moyens d'épurer notre raison, et de l'élever jusqu'à la

connaissance de Dieu.
N'est-ce pas l'exercice du raisonnement comme ap-
prentissage de celui de la raison, n'est-ce pas l'étude
DE i \ RAISON Ul
des figures etnombres comme préparation à celle
des
des idées elles-mêmes, que saint Augustin recommande
dans le passage suivant, où il emprunte à Plalon non-
seulement sa pensée, mais encore son langage?
Que la lumière vulgaire, dit-il, nous apprenne,
autant que possible, la nature de cette lumière supé-
rieure! Il est des yeux si sains et si fermes qu'à peine
ouverts ils se tournent, sans baisser la paupière, vers

le soleil lui-même.... Mais d'autres sont blessés par


cette même lumière qu'ils désirent vivement aperce-
voir, et souvent retournent avec plaisir, sans l'avoir
vue, dans leurs ténèbres. 11 y a du danger pour eux,
bien qu'on puisse dire qu'ils jouissent de la santé, à
vouloir leur montrer ce qu'ils ne peuvent voir encore.
11 faut donc auparavant les exercer, nourrir leur amour
et différer, dans leur intérêt, de le satisfaire. Car on
doit commencer par leur montrer certains objets qui
ne sont pas lumineux par eux-mêmes, mais que la lu-

mière rend visibles, comme un vêtement, un mur et

d'autres choses de ce genre. On leur montrera ensuite


ceux qui, sans briller par eux-mêmes, reçoivent de la

lumière un éclat plus vif, comme l'or, l'argent et les

autres choses semblables, dont les rayons pourtant ne


blessent pas la vue. Alors peut-être on pourra leur faire
voir avec précaution le feu terrestre, puis les étoiles,

puis la lune, puis l'éclat de l'aurore quand elle com-


mence à blanchir le ciel de ses clartés f
. »

1
Solil.. 1. I, c. 13. — Rapprocher de ce morceau et du précédent
les passages bien connus du Phèdre et de la République. — Platon,
L VI, p. 48, l. X, p. 64, de la trad. du M. Cousin.
248 DE LA RAISON.

IL

Non content d'avoir distingué la raison des autres

facultés de l'âme, et d'en avoir déterminé les conditions


d'exercice et de développement, saint Augustin se de-
mande quels en sont les caractères et la nature.

Qu'est-ce que cette vérité qui récrée les yeux sains par
sa pureté et son éclat? Qu'est-ce que cette sagesse que
les yeux malades ne peuvent contempler sans une sorte
d'éblouissement? Chaque homme a-t-il une sagesse
qui lui soit particulière, ou bien n'y a-t-il qu'une seule
sagesse commune à tous les hommes, et sont-ils plus

ou moins sages suivant qu'ils participent plus ou moins


!
à sa lumière ?

Il semble d'abord que la première opinion soit seule

soutenable; car les hommes s'entendent fort peu sur


les actions et les paroles auxquelles il convient d'appli-
quer la qualification de sages. Le soldat met la sagesse

à faire la guerre; le laboureur, à cultiver, loin du


bruit des armes, son petit champ; l'homme d'argent,
à faire des spéculations lucratives; l'homme d'étude,
à poursuivre la vérité avec une ardeur inquiète et à dé-

daigner les biens que convoite le vulgaire; l'homme


d'État, à négliger la contemplation pour la vie active

1
«...Il y a un certain nombre de sages; mais la sagesse, où
ils puisent comme dans la source, et qui les fait ce qu'ils sont, est
unique.» (Fénelon. Traité de l'Exlst. de Dieu, re
<\ part., en. 2.)
DE LA RAISON. 249
el â faire triompher la justice dans les sociétés hu-
maines. S'il n'y avait qu'une seule sagesse commune *

à tous les hommes, comment leur Ferait-elle voir les

choses sous des aspects si différents et porter des juge-

ments si opposés?
L'objection, comme on voit, ne manque ni de gra-

vité, ni de force. Saint Augustin y répond de la ma-


nière la plus ingénieuse et de façon à prouver une ibis

de plus la merveilleuse souplesse de son esprit. Il s'ex-

plique cette divergence dans nos opinions par la diver-


sité des esprits que la sagesse éclaire et des objets
qu'elle leur montre. De ce que la lumière du soleil dé-
couvre à nos regards les spectacles les plus variés, des
plaines, des vallées, de vastes forêts, la mer avec sa
surlace mobile, et que l'un prend plaisir à contempler
une de ces grandes scènes; l'autre, une autre, il ne
s'ensuit pas qu'il y ait plusieurs lumières : il n'y en a

qu'une seule qui inonde de ses clartés ce panorama aux


faces multiples et changeantes. Il en est de même dans
l'ordre moral. Malgré la variété des biens que la sa-

li
sse nous découvre, malgré la diversité des senti-
'

ments que ces biens nous inspirent, il peut se faire *

que ce soit la môme sagesse qui brille pour tous les


hommes.
Augustin va plus loin. Suivant lui, non-seulement
cela peut être, mais cela est réellement. Quand j'af-

firme que tous les hommes veulent être sages et heu-


reux; qu'il faut pratiquer la justice et rendre à chacun
ion; que ce qui n'est point corrompu vaut mieux
que ce qui l'est; que l'éternel est supérieur au passa-
250 DE LA RAISON.
ger, en est-il de ces vérités générales comme des idées
particulières que j'ai dans l'esprit, et que vous ne pou-
vez connaître qu'à la condition que je vous les révèle?
Non, vous les voyez, ces vérités , vous pouvez les savoir

sans que je vous les dise. Or ce que nous voyons cha-


cun avec notre raison , nous est commun à l'un et à

l'autre, et ce que chacun des hommes voit avec sa rai-

son propre leur est commun à tous. C'est précisément


le cas des vérités citées plus haut, et de la sagesse à
laquelle elles se rapportent et qui les contient. Il y a
i donc une vérité immuable, une sagesse éclatante, qui
éclaire toutes les raisons, comme la lumière éclaire
tous les yeux, comme le son frappe toutes les oreilles.

Ce que voient les yeux de deux personnes ne peut être


les yeux ni de l'une, ni de l'autre, mais une troisième
chose sur laquelle leurs regards se fixent également.
La vérité qui éclaire toutes les intelligences ne peut
être non plus aucune de ces intelligences; elle est une
lumière dont toutes, les unes plus, les autres moins,
sont constamment éclairées 1
.

Après avoir établi avec une grande élévation de pen-


sée et une grande richesse de langage, l'universalité

des vérités rationnelles, comme nous dirions aujour-

d'hui, Augustin se pose une autre question qui n'est

1
« Nous recevons sans cesse et à tout moment une raison supé-

rieure à nous, comme nous respirons sans cesse l'air, qui est un
corps étranger, ou comme nous voyons sans cesse tous les objets
voisins de nous à la lumière du soleil, dont les rayons sont des corps
ie
étrangers à nos yeux.») (Fénel. Traité de ÏExist. de Dieu, 4 part.,

en. %.)
DE LA RAISON. 251
rien moins, sous dos formes antiques, que celle de sa-

voir si la vérité est éternelle et immuable, absolue et

divine.

La vérité, se demande-t-il, est-elle inférieure à no-


tre esprit? Lui est-elle égale? Lui est-elle supérieure
Si elle lui était inférieure, nous ne jugerions pas d'a-
près elle, nous jugerions d'elle, comme nous jugeons
des corps, et souvent des âmes elles-mêmes. Nous ju-
geons, en effet, non-seulement de ce que ces subs-
tances sont, mais de ce qu'elles doivent être. Nous
prononçons que tel corps est moins rond ou moins
carré qu'il ne faut, telle âme moins douce ou moins
forte qu'il ne convient. Au contraire, nous ne jugeons
point de ces vérités, que les choses éternelles sont pré-
férables aux temporelles, que sept et trois font dix;
nous nous bornons à les apercevoir, et c'est à leur lu-
mière que nous jugeons d'une foule d'autres choses. La
vérité est-elle égale à notre esprit? Mais nos esprits
voyant tantôt plus, tantôt moins, la vérité serait chan-
geante, ce qui est contraire à sa nature; car elle peut
bien être aperçue plus ou moins, mais elle reste tou-
jours la môme, réjouissant les yeux qui la voient, frap-

pant d'aveuglement ceux qui se détachent d'elle. 11

reste donc que la vérité soit au-dessus de l'âme hu-


maine et la surpasse {
.

Doute-t-on que la vérité soit absolue et immuable?


On n'a, pour s'en convaincre, qu'à examiner les pro-
positions suivantes: — S'il y a quatre éléments, il n'y

'
Delib. arb. t I. II, c. 9, 10, 12.
252 DE LA RAISON.
en a pas cinq; — s'il y a un seul soleil, il n'y en a pas

deux; — une âme ne peut à la fois mourir et être im-


mortelle; — ou nous veillons ou nous dormons. —
Dans les premières, qui sont des propositions condi-
tionnelles, en posant l'antécédent on pose le consé-
quent; dans les dernières, qui sont des propositions
disjonctives, en affirmant le premier membre on nie le
second, et, dans ce cas comme dans l'autre, le juge-
ment qu'on porte est vrai , absolu, nécessaire. Il en est
de même de toutes les propositions dont s'occupe la

dialectique. Ce sont des vérités supérieures aux sens et

indépendantes du monde réel, que nulle objection ne


saurait ni atteindre ni infirmer *.

Le sensible est passager, fluide, éphémère, et ne


peut être saisi d'une manière ferme et inébranlable, à
cause de la mobilité qui le caractérise. Le rationnel
au contraire, est su d'une science fixe et certaine,

parce qu'il est invariable et éternel. Si le monde péris-

sait, il serait vrai qu'il a péri; s'il était vrai qu'il a

péri, il y aurait encore quelque chose de vrai; s'il


y
avait encore quelque chose de vrai , il y aurait encore
de la vérité. Donc la vérité est indépendante du monde,
puisque, sur les débris du monde, elle subsisterait
2
encore .

Une preuve que la vérité a quelque chose d'absolu,


c'est qu'elle s'impose à ceux-là mêmes qui la nient, et
qu'ils ne sauraient contester son existence sans l'ad-

1
Contr. Acad., 1. III, c. 4 3.
2
De dh\ qu ., 83, qu. 9; Solil., 1. II, c. 2.
I > I : LA RAISON. 253
mettre implicitement. Dire qu'on ne possède pas la vé-

rité et «pu
1

nul ne peul la posséder, c'est dire que Ton


connaîl la vérité, que Ton connaît les facultés de
l'homme et que l'on voil clairement la disproportion
qu'il y a entre les facultés «le l'homme et la vérité; c'est

dire, en un mol, que Ton connaît ce dont on regarde


la connaissance comme impossible 1
.

On trouvera peut-être que tous ces raisonnements


d'Augustin sur la raison et sur la vérité, qui en est

l'objet naturel, n'ont pas une égale valeur; mais on

conviendra qu'il y a quelque chose d'ingénieux et de


solide tout ensemble dans la démonstration par la-
quelle il lâche d'établir que la négation de la vérité

suppose la connaissance de la vérité même. Le novit

insipiens sapientiam, que je lis dans le traité du Libre


arbitre, est le pendant du si fallor, sum de la Cité
de Dieu. Ce sont les deux fondements sur lesquels est

édifié, aux yeux d'Augustin, tout le système de nos


connaissances.
Mais cette vérité que notre raison saisit, où la saisit-

elle? Iléside-t-elle dans notre âme comme une rémi-


niscence lointaine d'une vie antérieure, comme une
connaissance sourde que la rencontre des objets ré-
veille, mais ne produit pas? Avons-nous vu, dans la

région des essences immuables, de splendides réa-


lités dont nous n'entrevoyons ici-bas que les ombres
fugitives? Hôtes de la caverne, reconnaissons-nous à

1
Contr. Acad., I. III, c. 44; De lib. arb., I. II, c. 15; De Trin.,

I \. c. I.
254 DE LA RAISON.
leurs pâles simulacres des objets que nous avons con-
templés jadis inondés de tous les feux du jour? Au-
gustin avait commencé par admettre cette poétique

hypothèse par laquelle le génie de Platon avait cher-


ché à se rendre compte de la connaissance rationnelle,
et il l'appelait avec respect la magnifique découverte
de Socrate 1 .

Plus tard, dans son Traité de la Trinité et dans ses


Rétractations*1 1 il rejeta cette théorie qui lui paraissait
aussi difficile à concilier avec le bon sens qu'avec le

dogme chrétien. Si je réponds pertinemment, disait-il,


aux questions que l'on m'adresse soit sur les mathéma-
tiques, soit sur d'autres sciences, il ne s'ensuit pas que
j'aie connu la solution de ces questions dans une vie
antérieure. Ce phénomène peut s'expliquer tout aussi
bien et plus raisonnablement par une mystérieuse par-
ticipation à la vérité éternelle, par une illumination
actuelle du Verbe divin constamment présent dans nos
âmes. Car, de même que le soleil est, qu'il est visible

et qu'il rend visibles tous les corps, Dieu est, il est in-
3
telligible et il rend intelligible tout le reste .

Si Augustin rejette cette partie de la théorie des idées


qu'on appelle la réminiscence, il est loin, nous le voyons,
de rejeter cette théorie en elle-même. Il cherche, au
contraire, à la fondre avec la doctrine chrétienne, et la

donne, comme Platon, pour l'explication de toute con-


naissance en même temps que de toute existence.

1
Socraticum Ulud nobilissimum invention. — Ep. VIT.
2 De Trin. s
1. XII, c. 4 5; Retr., 1. I, c. 4, 8.
3
SoliL, 1. I, c. 8; De lib. arb., 1. II, c. 14.
DE LA RAISON. 255
I. - iJtVs, dit-il, sont, pour ainsi dire, les formes
primordiales, les raisons stables <•( immuables des
choses. Elles n'ont point été formées, et subsistent par
nséquent étemelles et toujours les mêmes, dans
l'intelligence divine qui les contient. Étrangères à la

naissance et à la mort, elles sont néanmoins les types


d'après lesquels se forme tout ce qui peut naître et
mourir, et tout ce qui naît et meurt réellement f
. »

C'est bien là la doctrine platonicienne, à une seule


différence près, c'est que saint Augustin rattache net-
tement et sans hésitation à la substance divine ce
monde des idées que Platon laissait flotter d'une ma-
nière un peu indécise entre l'unité absolue et les êtres

particuliers.

Cette heureuse correction que le philosophe de Ta-


ga^e fait subir à la théorie de son maître, en croyant
se borner à l'exposer et à la reproduire, est fortement
motivée dans le passage suivant: « Qui oserait dire
que Dieu a fait les choses d'une manière irraisonnable?
Que si on aurait tort de le croire ou de le dire, il reste

que chaque chose ait eu sa raison. Et la raison de

l'homme n'est pas la môme que celle du cheval : il se-

rait absurde de le penser. Donc chaque créature a sa

raison propre. Mais ces raisons, où faut-il penser


qu'elles existent, sinon dans l'intelligence même du
Créateur? Car ce n'était pas sur un modèle placé au
dehors de lui qu'il fixait ses regards en créant ce qu'il
2
créait: le penser serait un sacrilège . »

x
De clic, qu., 83, qu. 46.
256 DE LA RAISON.
Ici encore, Augustin perfectionne, en l'exposant, la

doctrine de Platon. Ce dernier admet que la plupart


des choses du monde sensible ont leurs types dans le
monde intelligible; mais parmi les objets de cette terre
il en est de si vils et de si bas, que, suivant lui, il est

difficile de croire qu'ils aient là-haut leurs exemplaires


éternels. Saint Augustin montre plus de décision et de
logique et assigne à chaque créature, quelle qu'elle soit,
son idée propre : — « Singula propriis sunt creata ra-
tionibus. »

ce Mais , ajoute-t-il ,
parmi les choses que Dieu a

créées, il en est une qui surpasse toutes les autres:


c'est l'âme raisonnable. Elle est près de Dieu quand
elle est pure; et plus elle s'attache à lui par l'amour,

plus elle est éclairée et inondée par lui de cette lumière


intelligible, non pas par les yeux du corps, mais par
cette partie principale d'elle-même qui constitue son

excellence, je veux dire par son intelligence, et mieux


elle voit ces raisons dont la vue la comble de féli-
1
cité . »

S'exprimer ainsi, c'est reconnaître que l'âme est, sur


cette terre, unie à Dieu, et qu'elle puise directement la
vérité dans la contemplation de cette vérité suprême;
c'est admettre son union actuelle avec l'intelligible, et

rendre inutile l'hypothèse de son union avec lui dans


une vie antérieure, ainsi que celle de la réminiscence.

Ainsi, union immédiate de l'âme avec l'intelligible


et négation de la réminiscence, participation de toutes

Id.
DE LA RAISON 257
les créatures aux idées, identification du inonde intelli-
gible ci de la pensée divine, voilà trois points d'une
importance considérable sur lesquels saint Augustin se
sépare de Platon el modifie heureusement sa doctrine.
Il y a donc une sagesse, et c'est la sagesse de Dieu,
qui contient en elle toute la richesse de la vie intelli-
gible, toutes les idées invisibles et immuables dont les

choses visibles et changeantes olïrent à nos yeux la mer-


veilleuse réalisation. Pourquoi? Parce que Dieu fait

tout, et qu'il ne peut rien faire sans en avoir l'idée:


autrement il serait au-dessous de l'artisan le plus vul-

gaire. Pour que nous connaissions le monde, il faut


qu'il soit; mais pour qu'il soit, il faut que Dieu le con-
naisse. Non-seulement toutes les idées de toutes les
choses de ce monde sont en Dieu, mais elles y sont
éternelles et immuables, parce que tout ce qui est en
Dieu participe à l'éternité et à l'immutabilité divines 1
.

Parmi les intelligences créées, les plus hautes, telles


que les intelligences angéliques, connaissent les choses,

non-seulement en elles-mêmes, mais encore dans


leurs modèles. Au lieu de s'arrêter aux corps qui frap-
pent leurs regards, elles remontent jusqu'aux idées
qui résident dans le Verbe divin et dont ces corps sont
d'imparfaites imitations. Il y a bien de la différence
entre connaître par les yeux une figure tracée sur le

sable, et connaître son idée par une vision purement


rationnelle. La première de ces deux connaissances
-emble à la lumière douteuse du soir; la seconde,

De Civ. D., 1. XI, c. 10: De die. qu. 83, qu. 4C.

F.
"
258 DE LA RAISON.
à la pleine lumière du jour. Quiconque veut parvenir à
la connaissance véritable doit donc laisser les ouvrages
de Fart qui remplissent le monde, pour s'élever jus-

qu'à l'art qui les a produits; il doit se détourner des

corps pour se tourner vers Dieu qui en est le principe ;

car on ne connaît parfaitement les objets qu'autant


qu'on les connaît dans leurs causes *.

Si nous voulons nous instruire, il ne faut pas écou-


ter les hommes qui se disent nos maîtres, et qui nous
parlent extérieurement; mais le Verbe divin qui réside
au plus profond de notre âme, et qui juge souveraine-
ment de tout ce que les hommes peuvent nous dire.

Ceux-ci nous révèlent seulement les pensées qui sont


dans leur esprit; mais, pour savoir si elles sont vraies
ou fausses, nous sommes obligés de consulter ce maî-
tre intérieur que nous portons toujours en nous-mêmes
et dont les réponses ne sont jamais trompeuses 2 . Si

parfois nous nous égarons, ce n'est pas la faute de

cette lumière indéfectible qui luit constamment à nos

regards, mais celle de nos yeux qui se ferment à ses


clartés divines, ou qui ne peuvent les contempler sans
3
une sorte d'éblouissement .

Ainsi, suivant saint Augustin, la raison éternelle est


constamment présente dans nos esprits, et les éclaire

« De Cîv. £>., 1. XI, c. 29.


2
«....A proprement parler, il n'y a qu'un seul véritable maître qui
enseigne tout et sans lequel on n'apprend rien. Les autres maîtres
nous ramènent toujours dans cette école intime, où il parle seul.»
(Fén., Traité de lExist. de Dieu, 1
re part., ch. 2.)
3 De Magistro, c. 41, 44.
DE LA RAISON. 259
par son rayonnement dans les pensées qu'ils con-
çoivent el dans les jugements qu'ils portent: c'est la

lumière illuminante ; ils ne sont que des lumières illu-


minées. L'illustre Père va plus loin : il prétend que
toutes les fois que nous pensons bien, c'est l'être divin
qui pense en nous, et que par le fond de notre être
nous ne sommes que ténèbres, « Ceux qui voient par
ton esprit, dit-il, c'est toi qui vois en eux.... Ainsi, tout
ce que l'Esprit de Dieu leur fait voircomme bon, ce
n'est pas eux, c'est Dieu qui le voit comme tel \ »
On serait tenté de croire, en lisant ces lignes, que
saint Augustin absorbe la raison humaine dans la rai-

son divine, et qu'il se laisse séduire aux doctrines dé-


cevantes du panthéisme. Mais pour qui connaît l'en-
semble de sa philosophie, ce sont là des expressions
qui excèdent sa pensée, et qui lui sont arrachées par
sa piété ardente et par son vif désir de rehausser Dieu
aux dépens de l'homme. Dans maint autre endroit, il

distingue avec le soin le plus sévère la raison humaine


de la raison divine, et attribue à la première des carac-
tères qui ne sauraient convenir à la seconde.

Considère-t-il la raison humaine comme immuable,


universelle et infaillible? Nullement. Ce sont là des
attributs qu'il reconnaît à la vérité, c'est-à-dire à l'ob-

jet de la raison, mais non à la raison elle-même; ce


sont des caractères qu'il accorde au Verbe divin, mais
qu'il dénie à l'intelligence de l'homme. Immuable, elle

ne peut pas l'être. Tantôt elle se porte vers le vrai,

1
Cou/., 1. XIII, c. 31.
^GO DE LA RAISON.

tantôt elle ne s'y porte pas; tantôt elle L'atteint, tantôt


elle ne l'atteint pas, et se trouve par là même convain-
1
cue de mutabilité . Universelle, elle ne l'est pas davan-
tage. Chacun voit la vérité avec sa raison à lui, non
avec celle d'un autre, et sa raison fait partie intégrante
2
de lui-même . « L'intelligence n'est pas autre chose

que l'âme, mais elle est quelque chose de l'âme: c'est

ainsi que l'œil n'est pas autre chose que le corps, mais
quelque chose du corps. Bien que l'œil soit quelque
chose du corps, il est seul cependant à jouir de la lu-
mière : les autres organes corporels peuvent la recevoir

et ne peuvent pas en jouir, tandis que l'œil la reçoit et

en jouit tout ensemble. De même, il y a dans notre


âme quelque chose qu'on nomme intelligence. Cette

partie de l'âme, qu'on appelle intelligence et raison,


est éclairée par une lumière supérieure. Cette lumière
supérieure qui éclaire l'intelligence humaine, c'est
3
Dieu . »

La raison n'étant ni immuable, ni universelle, saint

Augustin devait en conclure qu'elle n'est pas infailli-

ble. Pourquoi, en effet, serait-elle plus infaillible que


la volonté n'est impeccable? Si la vérité, qui est l'ob-
jet de l'une, et la justice, qui est l'objet de l'autre,
sont absolues, ces deux facultés ne le sont pas pour

1
Ipsa ratio, cummodo ad verum pervenire nititur, etaliquando
pervenit, aliquando non pervenit , mutabilis esse profecto convin-
citur. (De lib. arb., 1. Iï, c. 6.)
2 Unusquisque id nec mea, nec lua, nec cvjusquam aller ius sed :

sua mente conspiciat. {De lib. arb., 1. II, c. 10.)


3
In Joan. Ec. Tract., I. XV, c. 14
DE LA RAISON 264

cela, La vérité, dit Augustin, a beau n'être susceptible


ni de diminution, ni d'accroissement: la raison In sai-

si! tantôt plus, tantôt moins, tantôt bien, tantôt mal,


el participe, par conséquent, à l'instabilité et à l'im-
1
perfection des autres éléments de notre nature .

Si ces distinctions ne paraissent pas suffisantes, et


si Ton doute encore de la différence profonde que saint
Augustin établit entre la raison humaine et la raison
divine, on n'a qu'à lire les hautes considérations qu'il
développe à ce sujet dans son Traité de la Trinité et
dans sa Cltr de Dieu, et où l'on reconnaîtra à la fois

l'inspiration de Platon et celle d'Aristote.

Le Verbe humain, dit-il, diffère du Verbe divin en


ce qu'il n'est pas, comme lui ,
permanent et sans inter-
mittence. Mon âme vit toujours et elle sait toujours
qu'elle vit; mais elle ne pense pas toujours à sa vie et

à la science qu'elle en a; car elle cesse d'y penser du


moment qu'elle pense à autre chose. Ainsi, lors même
que sa science serait éternelle, sa pensée ne le serait

pas. Or c'est cette pensée, par laquelle elle s'entretient

avec elle-même et connaît son être et son savoir ,


qui
est, à proprement parler, son Verbe. On dira peut-être
que son Verbe n'est pas la pensée en acte, mais la fa-

culté de penser, et que cette faculté est permanente


comme la science elle-même. Mais comment appeler
Verbe une faculté nue, une simple possibilité, une vir-

Mentes nostrie aliquando eam plus vident, aliquando minus,


1

et ex hoc fatentur se esse mulabiles, cum illa in se manens nec


proficiat, cum plus a nobis videlur^ nec dcjicial, cum minus. {De
fib. arb.. I. IL C. 12.)
262 DE LA RAISON.
tualité inerte et endormie? Autant vaudrait appeler
parole le simple pouvoir d'articuler des sons. Il n'y a
véritablement Verbe que du moment où la matière en-
core informe et flottante de la pensée reçoit sa forme et
sa détermination, et où la puissance passe à l'acte. En
admettant même que le Verbe humain soit, non pas
simplement la pensée actuelle, mais encore la pensée
possible, qui ne voit quelle différence il y a entre le
Verbe ainsi considéré et ce Verbe divin qui n'est jamais
simple matière et pure possibilité, mais qui est tou-

jours acte pur et forme simple, égale et coéternelle à


Dieu lui-même l
? Quel rapport y a-t-il entre une raison
qui saisit les choses d'une manière partielle, fragmen-
taire, successive, et une raison qui les embrasse toutes
à la fois dans un présent immobile? Quelle ressem-
blance peut-on apercevoir entre la sagesse humaine
qui se distingue de l'être humain, comme la qualité de
la substance, et la sagesse divine qui se confond avec
l'être divin, au point d'en être indiscernable? Dieu ne
possède ni la sagesse, ni aucun autre attribut; mais il

est la sagesse et chacun de ses attributs; et ces attri-

buts divers et multiples se fondent, pour ainsi dire,


dans l'unité et la simplicité de son être ineffable :

2
a Quce> habet, et hœc est. et ea omnia anus est . »

1
Quis non videt quanta hic sit dissimilitudo ab illo Del Verbo,
quod in forma Del sic est, ut non antea faeritformabileprius-
quam formation nec atiquando essepossit informe, sed sit forma
,

simplex et simpliciter œquaiis ei de quo est, et cui miroMliter


coxterna est? {De Trin,, 1. XV, c. 15.)
2 De Trin., 1. XV, c. 15; De Civ. D., I. XI, c. 10.

.
DE LA RAISON. 263
Il es! impossible, en présence des textes que nous
venons de citer, de prétendre, comme on l'a fait qucl-
quefois, que saint Augustin identifie la raison divine
et la raison humaine. Il maintient entre elles la même
distinction qu'entre le Créateur et la créature, et n'a
garde de confondre les attributs, quand il ne confond
pas les substances. Il nous semble qu'il est, en cela,
parfaitement conséquent, et qu'une telle confusion n'a
île sens que dans le panthéisme.

III.

La raison qui nous fait connaître Dieu, nous fait

connaître aussi le beau , le bien et le vrai ; elle nous


découvre, en même temps que les fondements de la

religion , ceux de l'art, de la morale, de la science et,


en particulier, des sciences mathématiques. Quel rap-
port y a-t-il entre la divinité et la quantité, pour que
les idées relatives à l'une et les idées relatives à l'autre
soient rapportées à une seule et môme faculté? Il m'est
assez inclinèrent de connaître tout ce qui concerne les

diverses grandeurs, tandis que la connaissance de Dieu


me remplirait de joie. Saint Augustin, qui se pose cette
question, y répond lui-môme. La ligne, dit-il, et la

sphère ne se ressemblent pas, et cependant les notions

que l'on s'en fait se ressemblent, au moins quanta leur


certitude; le ciel et la terre nous causent, quand nous
les regardons, des émotions différentes, et ce sont
264 DE LA RAISON.
néanmoins les sens qui nous donnent également con-
naissance de l'un et de l'autre. Il n'est donc pas ex-
traordinaire que la notion de Dieu et les notions ma-
thématiques, malgré la différence de leurs objets et des
sentiments qu'elles éveillent au dedans de nous , déri-
vent de la même source.
Les notions mathématiques ne peuvent provenir que
de la raison; car elles sont claires, éternelles, immua-
bles, et les sens et l'imagination sont dans une égale
impuissance de les expliquer.

Quand j'affirme qu'une ligne ne saurait être partagée


en deux dans le sens de sa largeur, mais que dans le

sens de sa longueur elle est susceptible d'être divisée à


l'infini, j'énonce des vérités évidentes, inébranlables, et
qui n'ont rien à démêler avec les sens ; car je prononce
sur des lignes idéales et non sur des lignes réelles l
.

J'ai vu des lignes d'une ténuité et d'une délicatesse


extrêmes, tracées par les mains les plus habiles et aussi
déliées que les fils de l'araignée peuvent l'être. Malgré
cela, mes affirmations n'auraient aucune valeur, si elles

portaient sur ces lignes qui ont frappé mes yeux et non
sur celles qui sont présentes à ma raison 2
.

Tout nombre est un assemblage d'unités. Qui dit un,


deux, trois, quatre, dit l'unité prise deux, trois, quatre
fois. Or d'où me vient l'idée de l'unité? Ce n'est pas.des

sens corporels; car tout objet sensible est, non pas un,
mais multiple et composé d'un nombre infini de parties.

*Solil., 1. 1, c. 4, 5.

%Conf., I X, c. 42.
DB LA RAISON. 265
Prenez un corps aussi petit qu'il vous plaira, vous y
distinguerez un côté droit et un côté gauche, un dessus
el un dessous, c'est-à-dire une multiplicité véritable.

Les corps ne peuvent doue pas vous donner l'idée de


l'unité, el pour chercher si les corps la réalisent, il

faut que vous l'ayez déjà. Où l'avez-vous prise, si ce


n'est dans votre raison? Mais l'idée de l'unité ne venant
pas des sens, l'idée du nombre ne saurait en venir,

puisque le nombre n'est autre ebose que l'unité prise

plusieurs ibis *.

Cette même raison qui nous fait connaître les nom-


bres en eux-mêmes, nous les fait connaître encore dans
les sons qu'ils mesurent, dans les mouvements qu'ils

règlent, dans les figures qu'ils déterminent et aux-


quelles ils impriment le caractère de la beauté; car le
beau consiste essentiellement dans l'ordre, et il n'y a

d'ordre que dans ce qui est fait avec nombre ,


poids et
2
mesure .

Saint Augustin s'était posé de bonne heure, et du


sein même des plaisirs où il consuma sa jeunesse, la

question de la nature du beau 3


. C'étaient — chose
singulière ! — les objets de ses plus profanes attache-
ments, qui avaient donné lieu à son esprit investigateur
de se demander en quoi consiste le beau , comment
et

il se fait qu'il maîtrise les âmes avec tant d'empire. On


comprend, en effet, que le beau agissant avec une
force souveraine sur les cœurs encore jeunes, les hom-

1
D* lib. arb , 1. II, c. 8.
1
De ver. relig. y
c. 41.

>»/., I. I\. c. 13, 15.


°2(j6 de la. raison.

mes en qui la curiosité philosophique s'allie à une vive


sensibilité, soient tout d'abord attirés par celte question
qui plaît à leur cœur par les brillantes images qu'elle
éveille, en même temps qu'elle captive leur esprit par
sa complexité et sa profondeur. Le premier ouvrage de
Platon fut, dit-on, le Phèdre, où il traite de la beauté;
le premier écrit d'Augustin fut un livre, aujourd'hui

perdu, sur le Beau et le Convenable, et ce fut aussi

par un travail sur le Beau que s'ouvrit naguère la car-


rière philosophique, trop tôt déterminée, d'un illustre
penseur contemporain.
L'essence du beau, suivant saint Augustin, réside
dans l'unité; — «omnis.... pulchrittidinis forma uni-
tas 1
.)) — Qu'est-ce qui fait la beauté du corps humain?
Ce n'est pas seulement la perfection de chacune des
parties qui le composent, mais encore et surtout l'ordre

qui préside à leur arrangement et à leur distribution


les parties doubles étant conformées et disposées exac-
tement de la même manière et se répondant entre
elles, tandis que celles qui sont uniques dans leur
genre sont placées à égale distance des autres, et satis-

font aux exigences de la symétrie la plus sévère. Un pied


considéré seul peut être beau ; une main considérée seule
peut être belle. Cependant combien ces membres ne
perdent-ils pas de leur beauté à être séparés du tronc,
et combien leur convenance avec le tout dont ils font
2
partie n'ajoute-t-elle pas à leur grâce !

D'où vient la beauté qui éclate dans la plupart des

1
Eplst. XVIII.
2
De Gen, contra Man., I. I, c. 21.
DE LA RAISON. 267
êtres vivants/ Ceux-ci sont remarquables par les pro-
portions exactes et les contours harmonieux de leurs
formes; ceux-là, par les teinte- habilement nuancées et
artistemenl fondues de leur plumage; les uns se dis-

tinguent par les mouvements aisés et rhythmiques de


leur- membres; les autres, par les notes cadencées et
pénétrantes de leur voix. Qu'est-ce que tout cela , sinon
l'unité, l'harmonie, la convenance? Qu'est-ce que la

vie réalise dans ces êtres sans raison, sinon une idée
qu'elle ignore, un type qui la surpasse, un exemplaire
qui réside dans la raison de Dieu , et que nous trouvons
aussi dans la notre * ?

Si nous considérons ces mêmes êtres, non plus en


eux-mêmes , mais dans leurs rapports les uns avec les

autres, et dans les actions diverses auxquelles ils se

livrent, nous verrons que là encore toute beauté a pour


conditions essentielles la convenance et l'unité. Pour
expliquer sa pensée, saint Augustin a recours, comme
le fait souvent Platon , son maître, à un exemple fami-
lier, mais caractéristique : il décrit un combat de coqs,
dont il a été témoin. Les deux champions sont en pré-
sence. Les voilà, la tête en avant, la chevelure hérissée
autour du cou! Quels vigoureux coups de bec; mais
aussi quelle prestesse pour les éviter! Comme tout se
fait avec convenance dans ces êtres dépourvus de rai-
son, grâce à la direction d'une raison plus haute! Et, à
la fin, quel chant de triomphe entonne le vainqueur!
Comme il fait la roue, et comme tout son extérieur res-

1
De ver. rcl., c. 31, 42.
968 DE LA RAISON.
pire l'enivrement de la victoire! Son adversaire, de son
côté, le cou déplumé, la voix timide et comme hon-
teuse, la contenance embarrassée, a aussi de la beauté
à sa manière, la beauté qui résulte de la convenance
entre l'expression et les sentiments exprimés. Tant il est
vrai qu'il n'est pas de fait si vulgaire qui n'ait sa loi

pas de désordre où l'ordre n'ait laissé sa trace ,


pas de
laideur qui n'offre un reflet de la beauté i
!

Ces considérations suffisent pour montrer que le

beau , et particulièrement le beau sensible, comme on


dirait aujourd'hui, consiste, suivant saint Augustin,
dans l'unité. Il s'agit maintenant de faire voir que le

beau sensible n'est pas saisi et apprécié par les sens


comme on serait tenté de le croire au premier abord,
mais que la seule raison le connaît et en juge. Cicéron
avait bien compris cette vérité, car il dit en parlant de
l'homme que c'est le seul animal qui connaisse l'ordre
et la beauté ,
parce que c'est avec sa raison qu'il saisit

la beauté, et que la raison est l'attribut distinctif de


2
l'homme . Bossuet, s'inspirant sans doute de saint
Augustin, exprime la même pensée d'une manière tout
aussi explicite et aussi nette, ce. ...Il appartient à l'esprit,
dit-il, c'est-à-dire à l'entendement, de juger de la

beauté, parce que juger de la beauté, c'est juger de


l'ordre, de la proportion et de la justesse, choses que
3
l'esprit seul peut apercevoir . »

4
Ubinon lex?.... Ubi non umbra Constantin? Ubi non imitatio
verissimae illius pulchritudinis? {De Ord., 1. I, c. 8.)

iDeOffic, I. I, c. 4.
3
Conn. de Dieu et de soi-même, c. 1, $ 8.
DE LA RAISON 269
H is i
n'esl ni Gicéron ni Bossuet, c'esl saint Au-
gustin qu'il faut lire^ si fou veut voir cette pensée dé-
veloppée avec ampleur el mise dans tout son jour. Il

\ a dans l«
i

Traité de la vraie religion un morceau


remarquable et souvent cite, qui montre clairement,
d'une part, quelle est la nature du beau; de l'autre,
quel es! le rôle de la raison dans nos jugements esthé-
tiques. Si je demande, dit Augustin, à un architecte
d'un esprit ordinaire, qui vient de construire une ar-
cade d'un côté d'un édifice, pourquoi il en construit
une autre du côté opposé, il me répondra que cela
plaît : il ne pourra m'en dire davantage. Mais si je m'a-
dresse à un homme qui soit doué de la vue intérieure,
du sens de l'invisible (virum intrinsecus ocalahim et in-

visibiliter videntem, dit ingénieusement saint Augustin),


il remontera plus haut dans la série des explications, et
s'instituera juge du plaisir que le beau lui procure, au
lieu de se borner à prendre ce plaisir pour règle de ses
jugements. Il ne se contentera pas de dire : Je fais ainsi
parce que cela plaît. Ce serait s'en tenir au fait; ce se-
rait ne consulter que les sens et l'expérience. Il ajou-
tera : Cela plaît parce que cela est beau, et cela est
beau à cause de la similitude des parties et de la

symétrie qui résulte de leur arrangement; en d'autres


termes, il consultera la raison; car cette vue de la

raison des choses ne peut être attribuée qu'à la raison


seule. Il ira plus loin. Que je lui demande si un corps
peut réaliser complètement l'unité qu'il imite, il me
répondra que cela est impossible. Un corps n'offre
jamais qu'une image trompeuse de l'unité, parce que
270 DE LA RAISON.
toutes ses parties sont séparables. Cependant nous
avons dans l'esprit l'idée de l'unité parfaite, sans quoi
nous ne pourrions pas juger si les corps possèdent ou
ne possèdent pas l'unité. Où l'avons-nous prise cette
idée de l'unité, sinon dans la raison à laquelle elle est
partout et toujours présente; car en même temps que
je juge que tel objet est un un autre homme porte le
,

même jugement, au fond de l'Orient, sur un objet


semblable. Saint Augustin place donc le Beau, comme
Platon, comme Plotin et plusieurs autres philosophes,
dans l'unité; et pour lui, comme pour eux, l'unité
typique et primordiale est en Dieu, est Dieu lui-
même *.

C'est donc parce que nous sommes raisonnables que


nous connaissons ce qu'il y a de rationnel dans les
corps , et que nous dégageons le beau du milieu des
éléments avec lesquels il était confondu. Mais de tous
les sens, l'ouïe et la vue sont ceux qui nous fournissent
le plus souvent l'occasion de saisir le caractère ration-
nel des choses. Quand je vois un objet dont la figure
offre de la proportion et de la symétrie, je dis qu'il y a

de la raison , et, par conséquent, de la beauté dans sa


composition. Quand j'entends un concert où toutes les
voix s'accordent à ravir, ce concert me paraît avoué

de la raison , et je le trouve délicieux : l'usage réserve


le nom de beau aux seuls objets sensibles qui frappent
la vue. Quant à l'odeur, à la saveur, à la dureté, à la

mollesse, au chaud, au froid, qui n'ont absolument

1
De ver. rel., c. 32, 36.
DE LA RAISON. 27i

rien de raliounel , il esl clair que nulle qualification


esthétique ne saurait leur convenir.
Jusqu'ici toul est pour le mieux. Mais comment se
fait-il que saint Augustin, qui a si bien montré que la

seule raison connaît le beau sensible, et qui a si net-

tement distingué le beau de l'agréable, se contredise


un peu plus loin ?

Qu'un danseur, dit-il, joue devant moi le rôle de


Vénus, avec des ailes au dos, ou celui de Cupidon,
avec un manteau sur les épaules, et qu'il déploie dans
son rôle une grâce parfaite et une souplesse merveil-
leuse, ma raison sera choquée; mais mes sens seront
ravis. Pourquoi? Parce qu'il y a là, d'une part, une
disconvenance et une laideur qu'il appartient à la raison

d'apprécier, et, de l'autre, une convenance et une


beauté dont les sens sont les véritables juges. — N'est-
ce pas là, je le demande, admettre que le beau sensible
n'est pas tout entier du ressort de la raison, et que les
sens peuvent en juger comme elle * ?

Ailleurs il étend de telle sorte l'idée de la conve-


nance, qui est, suivant lui, l'essence de la beauté, qu'il

n'est pas de choses agréables auxquelles cette idée ne


s'applique, depuis celles qui flattent la vue et le tou-
2
cher, jusqu'à celles qui chatouillent le goût et l'odorat .

Que recherchons-nous, dit-il, dans la lumière et les

couleurs, sinon leur convenance avec nos yeux? Que


recherchons-nous dans les odeurs et les saveurs, sinon

1
De Ord., I. il, c. II.
- De Mus., |. VI, c. 13.
272 DE LA RAISON.

leur convenance avec les organes de l'odorat et du


goût? C'est bien là, si je ne me trompe, confondre
l'accord de l'objet et de l'organe avec l'accord des
parties constitutives de l'objet, et identifier l'agréable

avec le beau. Pouvons-nous, ajoute-t-il, aimer autre


chose que le beau? Num possumits amare nisi pulchra?
Oui, pourrait-on lui répondre, on peut aimer une foule
d'objets fort agréables au goût et à l'odorat, mais où il

n'y a pas trace de beauté.


Il en est suivant saint Augustin de
, , la beauté morale
comme de la beauté physique: elle réside également
dans l'unité, et c'est également la raison qui nous en
procure la connaissance. Qu'est-ce, en effet, que la

beauté de l'homme intérieur, sinon la justice; et en

quoi consiste la justice, sinon dans une vie bien ordon-


née, c'est-à-dire conforme à la raison? Or qui juge de
cet ordre de la vie et de sa conformité avec la raison
si ce n'est la raison elle-même? Les stoïciens tombent
dans une contradiction manifeste quand ils prétendent,
d'une part, que le sage seul est beau; de l'autre, qu'il
n'y a de réel que ce qui est perçu par les sens. Car cette
beauté du sage qui leur paraît non-seulement une
beauté réelle, mais la seule beauté réelle, échappe à
tous nos organes, et la raison est seule capable de la

l
saisir .

C'est aussi la raison qui nous fait connaître la beauté


divine, cette unité première et ineffable que les corps
imitent sans pouvoir l'égaler, et que nos esprits pren-

1
De Civ. D., 1. VIIT, c. 7.
DE LA RAISON. 273
1

p Nir règle de leurs jugements quand ils pronon-


cent sur la beauté et sur la laideur dos choses corpo-
relles. Mais cette même raison nous révèle un principe
si semblable à cette suprême unité, qu'il la réalise de

tout point, tandis que les créatures ne la réalisent

qu'imparfaitement; et qu'il en est la véritable image,

tandis que celles-ci n'en sont que des images menson-


gères : c'est la vérité immuable, c'est le Verbe éternel
qui réside dans l'Être premier, qui est en Dieu, qui est
Dieu lui-même. Le Dieu de saint Augustin est, en effet

une unité parfaite, toujours et partout semblable à

elle-même, et cependant il n'est pas une unité vide et

morte comme celui de Plotin. Crainte de rabaisser


l'Etre divin en lui laissant quelque chose de commun
avec les créatures, Plotin le dépouille successivement
des plus beaux attributs de notre humanité. Il lui dénie
non-seulement la bonté et l'intelligence, mais encore
la vie et l'être, et en fait une unité inconcevable,
innommable, véritable néant d'où l'être ne peut sortir,

et qui ne possède pas plus la beauté qu'aucune autre


perfection. Le Dieu d'Augustin, au contraire, renferme
en lui-même, dans l'ineffable simplicité de son essence
pure, les éternelles raisons des choses passagères, et
toute la création est contenue éminemment dans son
ample sein. Les choses sensibles et périssables ne peu-
vent avoir la perfection qui convient à leur nature
qu'à la condition d'être informées par cette forme in-
telligible et immuable qui façonne les créatures inté-
rieurement et suivant des lois éternelles. C'est en elle

que subsiste cet ordre vivant qui ne s'étend point dans


18
F.
274 DE LA RAISON.
l'espace, qui ne se développe point dans la durée, el

qui domine, du sein de son immutabilité et de son


immensité, tous les temps et de tous les lieux. C'est elle

qui est l'artiste par excellence et le principe de toute


beauté ; car il n'est pas d'artiste qui soit égal à Dieu ,

pas d'art qui approche de son Verbe 1


.

Loin de posséder seulement les attributs qu'on a


appelés métaphysiques, il possède encore la bonté,
l'intelligence, la justice et les autres attributs moraux.
Sa beauté n'est incomparablement supérieure à celle

des hommes que parce que sa justice est incompara-


2
blement supérieure à la leur . Le Dieu de saint Augus-
tin est le même dont Leibniz dira un jour : « Les per-
fections de Dieu sont celles de nos âmes , mais il les

possède sans bornes: il est un océan dont nous n'avons


reçu que des gouttes ; il y a en nous quelque puissance
quelque connaissance, quelque bonté, mais elles sont
tout entières en Dieu. L'ordre, les proportions, l'har-
monie nous enchantent : la peinture et la musique en
sont des échantillons. Dieu est tout ordre; il garde tou-
jours la justesse des proportions, il fait l'harmonie
universelle : toute la beauté est un épanchement de
3
ses rayons . »

Nous ferons quelques remarques sur cette théorie


de la connaissance esthétique telle que saint Augustin
l'a exposée.

1
De ver. rel., c. 36, 55; De Clv. D. 1. XI, c. 21 ; I. XII, c. 2.

2 est incomparabiliter put-


Eoque jus forum mentlbus credendus
chrior, quo est inconiparabititer justior (Epist. 120).
3
Leibniz. Théodicée, Préface.
DE LA RAISON. 275
avouons d'abord que notre auteur y montre à un
rare degré le caractère qui distingue l'esthéticien émi-
nent du critique vulgaire. Tandis que la critique se

borne à noter, dans leur mobilité infinie et leur ca-


pricieuse variété, les émotions que produisent en nous
les merveilles dé la nature et les chefs-d'œuvre de l'art,

l'esthétique recherche les raisons dernières de ces


émotions délicieuses et leurs lois les plus générales.
Elle répond à un des besoins les plus élevés de notre
esprit, que la connaissance des phénomènes ne satis-
fait qu'à moitié, et qui ne s'arrête que quand il en a

saisi les causes. Trouver une formule qui explique les

beautés gracieuses et terribles de la mer, celles de la

terre avec ses forets et ses montagnes, celles du ciel

parsemé d'étoiles ou étincelant des feux du jour, celles

de rame humaine, soit qu'elle déchaîne ses passions,

soit qu'elle les soumette au frein du devoir, celles qui


brillent également dans les pages inspirées d'Homère
ou de Bossuet el dans les grandes œuvres de Raphaël ou
de Michel-Ange : tel est le but suprême que poursuit
la science du Beau. Saint Augustin a eu le mérite, après
Platon, il est vrai, après Aristote, après Plotin, d'en-
trevoir ce but et d'essayer de l'atteindre.
Reconnaissons, en second lieu, que la conception
générale à laquelle il cherche à ramener toutes les

beautés particulières, était une des plus fécondes et


des plus compréhensives qu'il pût choisir. Platon et
Aristote, parmi les philosophes, Cicéron et Horace,
Fénelon et Bufïbn, parmi les littérateurs, ont attaché
avec raison une importance capitale à la coordination
276 DE LA RAISON.

et à l'agencement des parties, à ce qu'on appelle d'un


seul mot , la composition. Fénelon veut que les diffé-

rentes parties d'un discours aient entre elles une telle

adhérence et concourent si nécessairement au même


but, qu'on ne puisse rien retrancher sans couper dans
le vif. Aristote s'exprime d'une manière encore plus
précise et plus heureuse: Un ouvrage, dit-il, doit être

un, comme un animal est un. —A qui n'est-il pas ar-


rivé d'entendre un discours animé des mouvements les

plus aisés et les plus naturels, relevé par les pensées les
plus fines et les plus ingénieuses, paré des couleurs
les plus fraîches et les plus brillantes, et de n'être ce-
pendant qu'à demi satisfait? Pourquoi? Parce que
toutes ses parties ne tendaient pas vers une même fin,

qu'elles ne formaient pas un véritable ensemble et en


quelque sorte un tout organique. Saint Augustin est

donc dans le vrai en faisant de l'unité une condition


essentielle de la beauté. Il est dans le vrai en expli-

quant par l'unité, non-seulement les beautés de la na-


ture et de l'art, mais encore celles de la vie morale, et
j'ai vraiment de la peine à comprendre qu'on ait si

souvent rejeté sa définition de la beauté par l'unité, en


se fondant sur ce que l'unité ne saurait rendre raison
de la beauté qui brille dans les actions humaines.
Qu'est-ce donc qu'une belle vie , sinon une vie bien
ordonnée? Qu'est-ce qu'une action laide et honteuse,
sinon une action contraire à l'ordre et qui nous choque,
suivant la remarque de Platon, comme une note fausse
dans un concert harmonieux?
L'erreur de saint Augustin n'est pas là. Elle consiste,
w
DE LA RAISON, 277

suivaol moi, en ce qu'il a fait de l'unité non-seulement


une condition, mais la soûle condition do la beauté.
N'est-il pas vrai que la ligure la plus régulière n'est
point belle, si elle est froide? .N'est-il pas vrai que le

poème le mieux ordonné ne produit aucune émotion


esthétique , si le cœur du poète ne palpite point sous le

lissu uniforme de sa composition? N'est-il pas vrai


qu'une vie qui nous offre le tableau d'une suite de

devoirs exactement , mais sèchement accomplis , ne


nous touche pas comme une vie moins régulière, mais
où éclatent de loin en loin les saillies d'une grande
âme? Qu'est-ce 'à dire, sinon que le Beau n'est pas seu-

lement l'unité, mais l'unité vivante, la force discipli-

née, l'union harmonieuse de la vie et de l'ordre *?


C'est parce que la force est, comme l'ordre, un élé-
ment de la beauté, que la force, même quand elle est
séparée de l'ordre, n'est pas d'une entière laideur et
conserve un certain prestige. Cléopâtre, dans Corneille,
Ladv Macbeth, dans Shakespeare, ne sont-elles pas de
magnifiques créations toutes resplendissantes d'une
beauté sinistre? Pourquoi quelques types du dérègle-
ment et du libertinage exercent-ils une telle fascination

sur la jeunesse de notre temps, sinon parce qu'ils sem-


blent avoir un certain caractère de grandeur et d'indé-
pendance, qui tranche avec ce qu'on nomme dédai-
gneusement la vulgarité des vertus bourgeoises? D'une

1
Consulter sur ce point le brillant et remarquable ouvrage de
If. Charles Lévêque , intitulé : Science du Beau, qui a été récemment
couronné par l'Académie des sciences morales, par l'Académie tran-
se el par l'Académie des beaux-arts.
278 DE LA RAISON.
part, c'est la force ou son apparence, sans Tordre; de
l'autre , c'est Tordre sans la force, et c'est à la force
qu'on donne la préférence. Prenons des exemples plus
élevés et plus nobles. Le héros d'Utique et le fonda-
teur de l'Union américaine étaient sans doute des âmes
mieux ordonnées que le vainqueur de Pharsale et que
le capitaine qui a rempli notre siècle de sa gloire. D'où
vient donc que ces derniers balancent les premiers, si

même ils ne les surpassent, dans l'admiration des


hommes? Qu'on y réfléchisse , et on verra que cela doit
venir de ce qu'ils ont eu une vie plus riche et plus puis-
sante.

Du reste, il ne faudrait pas croire que saint Augus-


tin méconnaisse entièrement la vie comme principe de
perfection et de beauté. Il déclare positivement, nous
1
l'avons vu plus haut ,
qu'un cheval qui s'égare est au-
dessus de la pierre qui ne peut pas s'égarer; qu'un
homme dans l'ivresse reste supérieur, malgré son état

de dégradation,un corps sans âme. Pourquoi cela?


à

Évidemment parce que l'homme et le cheval, lors


même qu'ils transgressent les lois de Tordre, conser-
vent une vie plus élevée que celle des corps bruts. Ail-
leurs, il met la lumière, le plus brillant de tous les
corps, au-dessous du dernier des insectes, parce que
celui-ci est mu par une force vivante. Ailleurs enfin, il

s'élève énergiquement contre les âmes tièdes que rien


ne saurait émouvoir, et réserve toute son admiration
pour les âmes ardentes que l'amour, c'est-à-dire la vo-
DE LA n USON 279
lonté enflammée pur la passion, anime et vivifie. Ou»'

conclure de tout cela, sinon que saini Augustin a bien


compris la nature du beau, et qu'il ne lui a manqué
que de se rendre compte un peu plus nettement tle ce
qu'il pensait lui-même pour en donner la véritable dé-
finition?

L'idée du bien se résout, suivant lui, comme celle

du beau, dans l'idée de l'ordre, du nombre, de l'unité


el finalement de l'unité suprême, dont toutes les autres
unités ne sont que d'imparfaites imitations. Suivant
lui, le bien, comme le beau, dépend de la raison et
quant à son existence et quant à la connaissance que
nous en avons, de sorte que cette faculté ne domine
pas moins souverainement dans la sphère des notions
morales que dans celle des notions esthétiques et ma-
thématiques.
Qu'est-ce que la vertu, sinon le cours harmonieux
d'une vie qui est en plein accord avec la raison 1 ? Si la
vie d'un homme offre la dissonnance la plus légère, je
n'en suis pas moins choqué que de voir une circonfé-
rence dont tous les points ne sont pas également éloi-

gnés du centre. Il importe donc que les principes infé-


rieurs de notre nature , ceux qui nous sont communs
avec les végétaux et les animaux, tels que le besoin de
se nourrir et celui de se reproduire, et ceux qui parais-
sent particuliers à l'homme, tels que l'amour du pou-
voir et l'amour de la gloire, soient assujettis à un prin-
cipe supérieur de coordination et d'harmonie. Les élé-

De qu. an., <;.1f>.


280 DE LA RAISON.
ments les meilleurs doivent prévaloir sur les moins
bons; la raison, l'entendement, l'esprit, comme on
voudra l'appeler, doit gouverner les penchants irration-
nels et aveugles de l'àme. A cette condition seulement,
l'homme sera un être convenablement ordonné et mé-
ritera le nom de sage.
La raison ne règle pas seulement par ses décisions la
vie des individus, mais encore celle des sociétés, et la

morale publique, comme la morale privée, rentre dans


son domaine. Si un peuple est plein de sagesse et si

chacun des membres qui le composent est disposé à

sacrifier son intérêt propre à l'intérêt général, ce sera

une bonne loi que celle qui permettra aux citoyens de


nommer les chefs qui doivent gérer les affaires de l'État.
Mais si ce même peuple se déprave , si ,
peu soucieux de
l'utilité publique, il vend ses suffrages au plus offrant
et livre le gouvernement de la société aux plus vils et
aux plus scélérats des hommes, ne sera-ce pas une loi

équitable que celle qui lui enlèvera le droit d'élire ses

magistrats et qui fera plier toutes ces volontés perverses


sous la volonté d'un ou de plusieurs hommes sages?
Quelle est la loi immuable et toujours identique à elle-

même où ces deux lois essentiellement passagères et


en apparence contradictoires ont leur principe et leur
unité, sinon la raison souveraine? C'est elle qui pro-
clame invariablement la justice de ces variations

mêmes, et toutes les lois particulières ne sont que des


applications à des circonstances transitoires de cette
loi générale et éternelle. C'est elle qui déclare qu'il est
juste qu'un peuple s'appartienne, quand il sait se ré-
C
DE LA RAISON. 2S l

gler, mais qu'il doit être réglé pard'autres, quand il ne


sait pas se régler lui-même ; car il faut, avant tout, que
la raison règne et que Tordre se réalise 1 .

N'est-il pas curieux de voir saint Augustin, à une


époque OÙ la philosophie politique était tombée dans le

plus complet discrédit, reprendre les grandes thèses


que Platon et Gicéron avaient soutenues, et incorporer
aux doctrines chrétiennes les idées de ces illustres
maîtres? Pendant que la littérature profane épuisée ne
s'inquiète plus que de philologie et d'érudition, et que
ses derniers représentants ne cherchent plus dans le

De republicâ que des exemples à l'appui de leurs con-


sidérations grammaticales, n'est-il pas intéressant,

comme la remarqué un écrivain célèbre 2 , de voir la

littérature sacrée, plus soucieuse des pensées que des


mots, essayer de faire revivre, au milieu d'un siècle
abâtardi et impuissant, les hautes théories de l'ancien
monde?
Non-seulement la loi morale est immuable et univer-

selle , mais encore elle est connue de tous les hommes,


et il n'y a pas de peuple qui puisse arguer de son igno-

rance pour se dispenser d'en suivre les prescriptions.

Qui ne sait, par exemple, qu'il faut pratiquer la jus-


tice; que le plus parfait doit être préféré au moins par-
fait; que le crime doit être puni et la vertu récompen-
sée; qu'une âme que les plus grands malheurs ne
peuvent faire dévier de la ligne du devoir, vaut mieux

1
Delib. arb n 1. I, c. 6, 7, 8, 9.
2
M. Yillemain, Traduct. delà Républ. de Cicéron, Introduction.
%S Ç2 DE LA RAISON.
que celle que les accidents les plus légers découragent
et jettent dans rabattement? Ce sont là des vérités évi-
dentes pour tous les hommes sans exception, parce
que la raison les révèle à tous indistinctement. Les im-
pies mêmes jugent, et souvent jugent bien, des actions
humaines 1 . Par quelles règles en jugent-ils , sinon par
celles dans lesquelles comment chacun doit
ils voient
vivre, quoique eux-mêmes vivent mal? Où les voient-
ils ? Ce n'est pas dans leurs esprits, car ces règles sont
justes et immuables, et leurs esprits sont injustes et
changeants.
ce Où sont-elles donc écrites ces règles ,
pour que l'in-

juste même puisse connaître ce qui est juste, pour qu'il


puisse voir quelles qualités il devrait avoir, lors même
qu'il ne les possède point? Où donc sont-elles écrites,

sinon dans le livre de cette lumière qu'on nomme vé-


rité, d'où toute loi juste est tirée et passe dans le cœur
de l'homme qui accomplit la justice, non par voie de
migration, mais par voie d'impression , comme la forme
passe de l'anneau à la cire sans quitter l'anneau? Mais
celui qui ne la pratique point et qui voit cependant
qu'il faudrait la pratiquer, celui-là se détourne de la
2
lumière, et néanmoins elle le frappe .»

La raison est donc la véritable maîtresse de la vie


humaine, et il s'agit ici de cette droite et parfaite raison
qui atteint son objet comme l'œil atteint le sien, quand
aucune maladie , aucune lésion ne l'altère. Or cet objet

* De lib. arb., 1. I], c. 10.


1
De Trïn., 1. XIV, c. 15.
DE LA RAISON 283
que la raison nous découvre et qu'elle nous montre
comme la Go naturelle de notre existence, c'est le sou-
verain bien. Mais ce souverain bien ne peut être ni en
nous, comme le veulent les Stoïciens, ni au-dessous de
nous, comme les Epicuriens le prétendent; ne peut il

être qu'au-dessus de nous, comme l'ont compris les dis-


ciples de Platon. Aspirer à ce bien supérieur, c'est s'é-

r; tendre vers les biens inférieurs, c'est se rabaisser


soi-même. Quel peut être ce bien souverain qui est si

Tort au-dessus de tous les autres et qui doit être la vie

de l'âme, comme l'àme est la vie du corps, sinon ce


Dieu qui n'est pas seulement le principe de l'être, mais
encore celui du connaître et du vouloir, et dont toute

existence, toute lumière, toute félicité découlent 1 ?


Ainsi, de quelque manière qu'Augustin considère
l'objet de la raison, comme vérité, comme beauté,
comme bien absolu, il voit toujours dans cet objet une
face de Dieu ou plutôt Dieu lui-même. La logique,
l'esthétique, la morale, toutes les sciences particu-
lières aboutissent dans ses écrits, comme dans ceux de
Platon, à la théologie; elles forment comme une pyra-
mide immense dont les diverses parties, fort éloignées

les unes des autres à la base, se rejoignent au sommet


et ont l'idée de Dieu pour centre et pour couronne-
ment.

Ep. CM III, C. 3.
284 DE LA RAISON.

IV.

Voilà certes une des plus belles théories de la rai-

son que la philosophie spiritualiste, si riche en travaux


de ce genre, ait jamais conçues.
Sans doute Platon avait fourni à Augustin la plupart
des matériaux de son œuvre, et il n'entre pas dans ma
pensée de comparer à celui qui créa de toutes pièces,
avec une force et une puissance qu'on n'a point égalées
la grande doctrine de l'idéal , l'esprit heureux et bril-

lant qui essaya, souvent avec succès, de la concilier


avec la doctrine chrétienne. Cependant on peut dire,
sans chercher à diminuer le philosophe athénien, que
s'il est resté incontestablement supérieur à l'évêque
d'Hippone pour la fécondité et le génie, celui-ci l'a

quelquefois surpassé pour la justesse et l'exactitude, et


qu'en purifiant sa théorie de la raison des hypothèses
qui l'altéraient, il lui a rendu une autorité qu'elle avait

perdue, et lui a donné, dans le monde chrétien, une


influence à laquelle elle ne pouvait prétendre.
Parmi les modernes, Malebranche, qui s'appuie du
reste si volontiers sur saint Augustin, a montré peut-
être plus d'originalité que lui en traitant le même su-
jet, mais on sait à quel prix. Soutenir, ainsi qu'il le

fait, que nous ne connaissons pas les corps directe-


ment, mais dans les idées, qu'il appelle de petits êtres
nullement méprisables, ou dans l'étendue intelligible,
qui le paraissait si peu au grand Arnauld, c'est professer
DE LA RAISON. 285
sur la raison une doctrine forl peu raisonnable. Quant
,'i Bossuel el à Fénelon, ils se sont contentés de repro-
duire, presque dans les mômes termes. les idées d'Au-
gustin, et d'en condenser la substance dans leurs ou-
vrages, en hommes qui s'en étaient nourris et pénétrés.
Citer, comme on le fait souvent, les belles pages que
deux écrivains illustres nous ont laissées sur la rai-

son, sans rien dire des pages éclatantes d'Augustin dont


ils se sont inspirés, c'est commettre envers ce dernier
une véritable injustice. Ajouter, comme on le fait quel-
quefois, que dans les œuvres d'Augustin la philosophie
chrétienne nous apparaît encore débile et pour ainsi
dire dans les langes, tandis que les écrits de Bossuet et
de Fénelon nous la montrent dans toute la vigueur de
sa maturité, c'est être plus injuste encore et donner à

ces grands hommes un éloge dont ils n'auraient pas


voulu. En s'appropriant la théorie de Platon et des
Alexandrins, Augustin la modifie, sinon dans son en-
semble , du moins dans quelques détads. En s'appro-
priant celle d'Augustin, Bossuet et Fénelon ne lui font
subir aucun changement, aucune amélioration; bien
plus, il leur arrive parfois de l'affaiblir ou de la muti-
ler: c'est ainsi que Bossuet se borne à effleurer la ques-
tion du beau, et que Fénelon la supprime. Je ne crains
donc pas de le dire, la théorie de la raison est à la fois
plus originale, plus complète et plus richement déve-
loppée dans saint Augustin que dans ses deux éminents
disciples.

Il est une autre théorie de laquelle on pourrait rappro-


cher celle de l'évêque d'Hippone : c'est celle qui a été
286 DE LA RAISON.

exposée parmi nous, avec un éclat incomparable, par


le plus glorieux représentant de la philosophie contem-
poraine, et qui, pendant quarante ans, a entretenu
dans les âmes, en morale, en politique, en littérature,
à travers des vicissitudes de toute sorte, le culte de
l'idéal. Ces deux théories offrent des ressemblances
nombreuses et ont entre elles comme un air de famille
qui trahit une origine commune. Dans l'une et l'autre,
le Vrai , le Beau , le Bien sont identifiés avec Dieu et con-

sidérés comme la fin suprême de l'âme; dans l'une et


l'autre , le sens est regardé comme l'occasion et non
comme la cause de la connaissance intellectuelle; dans
l'une et l'autre, le Logos est représenté comme le pré-
cepteur et le maître de chacun de nous 1 . Seulement il

existe entre elles quelques dissemblances déterminées


par les circonstances sociales au milieu desquelles elles
se sont produites, et par les besoins intellectuels qui

ont provoqué leur apparition. En face des hérésies qui


confondaient la nature divine et la nature humaine
saint Augustin dut s'attacher à distinguer soigneuse-

ment la raison de l'homme et la raison de Dieu, tout


en maintenant le rapport qui les unit et en affirmant
que l'une est sans cesse éclairée par l'autre. En présence
du scepticisme de Kant, qui se fondait sur la person-

nalité et la subjectivité de la raison, pour lui refuser

toute autorité en dehors du sujet pensant, M. Cousin a


dû s'efforcer, avant tout, de faire ressortir son carac-

1
Voir surtout le livre si justement célèbre, Du Vrai, du Beau et

du Bien, où M. Cousin développe sa théorie dans toute la variété de


ses applications et dans toute la richesse de ses conséquences.
DE LA RAISON. 287
e absolu, impersonnel, et quelques-uns de ses <lis-

ciples sonl allés encore plus loin que lui dans celte voiç.

C'est ainsi que je m'explique ce phénomène étrange, au


premier abord, d'un prêtre du cinquième siècle, d'un
Père de l'Eglise, d'un saint, naturellement enclin à tout

rapporter à Dieu, lui donnant peut-être moins de part


dans la connaissance que nous avons des premiers
principes, que les héritiers immédiats du dix-huitième
siècle, que des raisonneurs nourris au milieu des pré-
occupations toutes profanes de notre société positive.
Si j'avais à considérer la théorie de saint Augustin au
point de vue ontologique, et non au point de vue psy-
chologique, j'adresserais à cet illustre Père un reproche
qui a dû se présenter à l'esprit de plus d'un lecteur en
parcourant ce travail: c'est d'affirmer, sans l'établir par
des preuves assez concluantes, que l'objet de la raison
est Dieu, c'est-à-dire un être réel, aperçu sous plusieurs
faces différentes, et non pas simplement telle ou telle

conception générale. Avancer que l'Unité est un être,


que le Beau est un être, que le Bien est un être, ce sont

là des assertions assez extraordinaires pour qu'on tache


de les démontrer, et de les démontrer deux fois plutôt

qu'une. C'est la question de la portée objective des no-


tions rationnelles qui devait plus tard tant préoccuper
Kant et s'emparer si puissamment de ce vigoureux es-
prit. Je m'étonne qu'Augustin n'ait pas vu les difficul-
tés auxquelles elle pouvait donner lieu, et n'ait institué
à ce sujet aucune discussion sérieuse 1
.

Nous sommes heureux de nous rencontrer iei avec un des esprits


lus éminents du clergé contemporain. L'illustre évêque de Sura
288 DE LA RAISON.
Quant à la distinction qu'il établit, avec la plupart des

philosophes anciens, entre les sens et la raison, elle me


paraît aussi remarquable par son exactitude que par sa

profondeur. Loin d'avoir quelque chose d'arbitraire et


d'artificiel, elle est indiquée par la nature même, qui
nous montre les sens fonctionnant sans la raison dans
l'animal , et concurremment avec elle dans l'homme. Or
si, pour distinguer deux facultés l'une de l'autre, il

suffit de s'assurer qu'elles sont séparables entre elles 1 ,

comment trouver des facultés plus évidemment dis-


tinctes que celles qui non-seulement sont séparables,
mais qui sont, dans certains sujets, réellement sépa-
rées? C'est là une distinction qui repose sur la nature
des choses et que l'on peut (point capital) constater
expérimentalement.
La raison est donc une faculté originale, sidgeneris,

qui s'ajoute aux sens, qui est en quelque sorte greffée


sur eux, mais qui n'en vient pas. Comprendrait-on sans
cela que l'animal, ayant des sens comme nous, perce-
vant comme nous les objets, ne pût s'élever comme
nous à des connaissances véritables et transformer en
idées ses diverses perceptions? C'est ce qu'Augustin
exprime, à sa manière, en disant que notre âme est à

la fois sensitive et raisonnable, tandis que celle de l'a-

nimal est purement sensitive.

dit, en parlant de la doctrine de saint Augustin sur ce point : «...Les


raisonnements ne sont pas poussés à leur dernier terme; or. sent que
toutes ces idées pourraient être soumises à une analyse plus pro-
fonde, et présentées sous une forme plus exacte.» (Théodicée chré-
tienne, par M. Maret, professeur à la Faculté de théologie de Paris,
2 e édit., p. 172.)
1
Voir M. Garnier, Traité des facultés de l'Ame 1. II, c. 1
er
, .
DE LA RAISON. 289
La raison de l'homme est pour notre auteur la l'a-

cuité de connaître la raison des choses. Elle se meut


sans cesse des principes aux conséquences et des con-
séquences aux principes 1
, allant toujours de raison en

raison dans le domaine du connaître et dans celui de


l'être, jusqu'à ce qu'elle arrive à une raison incondi-
tionnelle qui explique tout et n'ait besoin de rien pour
l'expliquer. Mais cette opération, par laquelle la raison

saisit l'absolu , se rattache, comme les autres opérations


rationnelles, à notre substance propre et non à la subs-
tance divine : elle diffère des autres par la dignité de
son objet et non par celle de son sujet. Augustin ne fait

pas plus de l'homme un Dieu qu'une bete: il le prend


pour ce qu'il est et le laisse à sa véritable place.

Parmi nos diverses conceptions, il a principalement


approfondi celle du Vrai, celle du Beau et celle du
Bien. Il a parfaitement vu qu'elles ne dérivent point des
sens, mais de la raison, et que l'animal, qui est pure-
ment sensitif, reste étranger à des conceptions si hautes.
Il a compris qu'elles interviennent dans tous les juge-
ments que nous portons sur les pensées, les paroles,
les actions de nos semblables ;
qu'elles embrassent la

science, l'art, la vie humaine tout entière, et que, quand


elles changent dans les esprits, tout change; car cha-
cune d'elles est comme le centre où une foule de ques-
tions de détail viennent aboutir.
On dit tous les jours que l'homme est un animal et

Ratio est mentis )?iotio, ea quœ discunlur dlsthujuendi cl con-


nectendi potens. (De Ord., 1. Il, c. H.)
F 1!)
290 DE LA RAISON.

qu'il faut uniquement le considérer comme tel. — Il est

un animal sans doute, mais il est autre chose encore:


il est un être doué de raison. Voilà pourquoi il a, de

plus que l'animal, des sciences, des arts, des devoirs,


des droits; voilà pourqnoi il combat et se fait tuer

pour des principes. Ce sont là des faits de l'ordre pure-


ment humain, des faits aussi certains, aussi positifs
qu'on puisse les désirer, qu'il est permis d'opposer à

ceux de l'ordre purement animal, pour mettre notre


espèce hors de pair. Or c'est précisément tout ce monde
supérieur que saint Augustin et les anciens philosophes
ont admis implicitement, en distinguant l'homme inté-
rieur de l'homme extérieur, et en ajoutant à la vie sen-

sitive la vie rationnelle.

Il faut donc laisser la raison au sommet de la psy-


chologie, comme elle est au sommet de la vie humaine,
et l'étudier non-seulement comme une partie réelle,

maiscomme la partie la plus haute de notre nature,


comme le principe de tout progrès et de toute civilisa-

tion. Supprimez-la, et notre activité s'agite impuissante


et stérile dans le cercle où se meut sans avancer l'ins-

tinct des animaux; supprimez-la, et le penseur, l'ar-

tiste, le citoyen, l'homme moral s'évanouissent en cha-


cun de nous: il n'y reste plus que le mammifère.
DE L'AMOUR. 291

CHAPITRE X.

DE L'AMOUR.

Augustin ne se borne pas à — on


décrire a vu avec
quelle exactitude et quelle profondeur — les diverses

opérations de notre esprit, pour résoudre les grands


problèmes que toute philosophie se pose : il est encore
amené, tantôt par une question, tantôt par une autre,
à retracer les mouvements variés de notre cœur. em- Il

brasse donc, dans ses recherches, tous les phénomènes


dont la réunion constitue ce qu'on appelle de nos jours
la vie psychologique. Étudier l'esprit et lecœur de
l'homme, n'est-ce pas, en effet, étudier l'homme tout
entier, sans laisser en dehors de la science aucun des
éléments dont il se compose? N'est-ce pas remonter au
double principe d'où découlent toutes ses pensées et

tous ses actes, et essayer de surprendre, en même


temps que le secret de leur nature, celui de leur ori-
gine et de leur formation?
Mais le cœur est encore plus difficile à connaître que
l'esprit. Si les principes du raisonnement sont fixes et

invariables, ceux du sentiment, Pascal l'a remarqué,


sont ce qu'il y a au monde de plus ondoyant et de plus
mobile. L'âge, le sexe, le tempérament, le régime,
une foule de circonstances qu'il est presque impossible
de déterminer, les modifient de mille manières, et dé-
concertent à chaque instant la sagacité de l'observateur.
292 DE L'AMOUR.

Il en résulte qu'il ne trouve que des phénomènes chan-


geants et capricieux là où il cherchait des lois stables

et rationnelles, et qu'il est obligé de se borner à dé-


crire, quand il espérait pouvoir généraliser. En outre,
le philosophe, en étudiant l'intelligence, étudie une
faculté qui fonctionne constamment en lui-même de la

manière la plus variée et la plus énergique : pour la

connaître, il n'a en quelque sorte qu'à la regarder.


Mais, en étudiant ce qu'on nomme aujourd'hui la sen-
sibilité, il étudie une faculté qui agit rarement en lui
avec autant de puissance, et qui, par conséquent, se
se révèle rarement avec autant de netteté. Il peut se
faire que les phénomènes de sa vie affective soient obs-

curcis et comme étouffés par ceux de sa vie intellec-

tuelle, de sorte qu'il lui soit difficile de faire, en se


prenant pour sujet de ses propres observations, une
théorie lumineuse et complète de cette partie de notre
constitution morale. Il faut avoir pratiqué l'art d'écrire,

pour parler pertinemment de style et de littérature; il

faut avoir pratiqué la science, pour parler des diverses


méthodes autrement que d'une manière banale; de
même, il faut avoir pratiqué la vie et avoir une certaine
expérience des passions, pour en faire des peintures où
l'on sente l'impression directe et toute vive de la réalité,

et qui ne soient point de pâles reflets des peintures des


autres.

Cet avantage, qui fait quelquefois défaut aux philo-


sophes, le fils de Monique le possédait à un degré re-

marquable. Son âme saignait encore des blessures que


les passions lui avaient faites et en conservait la trace
DE L'àMOI i;. Ili)3

profonde, si bien que l'intensité des phénomènes â ob-


server, les rendant pins apparents et en quelque sorte
plus visibles, garantissait la sûreté et la netteté de l'ob-

servation. C'est ce qui explique comment on trouve dans


un évoque, dans un saint, dans un Père de l'Eglise des

peintures, je ne dirai pas si larges et si systématiques,


mais si vraies et si vivantes des passions humaines. Là
est la partie vraiment originale de sa psychologie; là il

n'emprunte rien à personne: il est lui-môme.


C'est, du reste, un travail assez difficile et assez déli-

cat que celui de résumer et de coordonner les idées

d'Augustin sur cet important sujet, et cela pour plu-


sieurs raisons. D'abord, il brille plus par la richesse des
détails que par les vues d'ensemble; ensuite il ne groupe
pas toujours les passions de la même manière et passe
volontiers d'une classification à une autre; en outre,
tout en s'attachant à connaître l'homme, il cherche
constamment à le corriger, de sorte que sa psychologie

est ordinairement engagée dans sa morale; enfin, ses


observations sont souvent mêlées au récit de certains
faits particuliers : or il faut bien dégager de ces faits les
observations en question, si l'on veut faire de la science;
mais pourtant on ne peut pas omettre entièrement ces
laits eux-mêmes, si l'on tient à conserver à la psycho-
logie augustinienne sa physionomie véritable.

Toutes les passions de l'homme , malgré la diversité

de leur nature et de leurs objets, peuvent se ramener


à un seul et même principe que saint Augustin appelle
in différemment volonté ou amour, comme le feront plus
tard saint Thomas et Malebranche , volonté quand il
294 DE l'amour.

n'a qu'un certain degré d'énergie, amour quand il a

une intensité plus grande 1


. Étudier l'amour, c'est donc
étudier à la fois les passions dans lesquelles il se diver-

sifie et la volonté dont il n'est qu'une modification.


«Les différents mouvements de cet amour, dit saint

Augustin, font toutes les passions. S'il se porte vers

quelque objet, c'est le désir; s'il en jouit, c'est la joie;

s'il s'en détourne, c'est la crainte; s'il le sent malgré


lui, c'est la tristesse 2 v ,

Saint Thomas a emprunté cette idée à saint Augus-


tin, etBossuet l'a empruntée ou à saint Augustin ou à
saint Thomas.
« Tous les autres mouvements de l'appétit, dit le doc-

teur angélique, ont leur commune racine dans l'amour.


Nul ne peut désirer que le bien qu'il aime; nul ne peut
se réjouir d'autre chose. La haine aussi n'a d'autre ob-

jet que le contraire de la chose aimée. Il en est de même


de la tristesse et des autres passions. Toutes ont leur
principe dans l'amour et peuvent se ramener à l'a-

mour 3 . »

ccOtez l'amour, dit Bossuet, il n'y a plus de passions,


4
et posez l'amour, vous les faites naître toutes . »

Ainsi saint Augustin, saint Thomas et Bossuet s'ac-


cordent à dire que tous les sentiments de l'âme naissent

1
....Amorem seu ditectionem, quœ valentior voluntas est. (De
Trin.,\. XV, c. 21.)

2 de Dieu, XIV, c. 7. Trad. de M. Saisset.


Cité 1.

3 L.
4, s. q. XX, art. 1. Trad. de M. Jourdain. Philos, de saint
Thomas, t. 1
er
, p. 330.
4 Bossuet. Connaissante de Dieu et de soi-même, c. 1 er , § 6.
DE L'AMOUR. "205

de l'amour. Telle ne semble poinl , au premier abord, l'o-

pinion d'un illustre philosophe contemporain. M. Jouf-


qous montre, dans un morceau de ses Mélanges 1 ,
d'une part, le plaisir engendrant la joie, l'amour et le

désir; de Tau ire, la peine engendrant la tristesse, la

haine et l'aversion, de sorte que tous les mouvements


«I-
1
l'âme auraient, suivant lui, leur principe dans la
sensation soit agréable, soit désagréable. Il y a entre
- deux manières de voir une contradiction qui n'est
pent-étre qu'apparente, mais dont il est bon de se rendre

compte. Est-ce la sensation qui engendre l'amour, ou


l'amour qui engendre la sensation? Aime-t-on parce
qu'on jouit, ou jouit-on parce qu'on aime?
La première opinion paraît d'abord extrêmement
plausible. Pour qu'un objet excite en moi un mouve-
ment d'amour, il faut qu'il m'ait modifié agréablement.

Je ne puis dire qne j'aime un fruit que quand je l'ai


goûté et qu'il m'a fait plaisir; je ne puis affirmer que
j'aime une personne qu'autant que son extérieur, ses
manières, sa conversation, ses qualités physiques ou
morales ont fait sur moi une impression agréable. C'est
donc soit la jouissance, soit la joie, ou, plus géné-
ralement, le plaisir qui esf ici, à ce qu'il semble, le

sentiment générateur; l'amour n'est qu'un sentiment


engendré.
Mais le mol amour ne signifie pas seulement une émo-
tion , c'est-à-dire un mode instable et passager de l'âme;
il désigne encore une inclination, c'est-à-dire une ten-
dance persistante et fixe. Or toute émotion suppose une

Mélanges philos.. 3 e édit., p. 202.


'
296 de l'amour.
inclination dont elle n'est, en quelque sorte, qu'une
modification particulière. Ainsi la joie et la tristesse ne
sont, l'une qu'une inclination satisfaite, l'autre qu'une
inclination froissée; l'une qu'un amour qui possède son
objet, l'autre qu'un amour auquel son objet échappe. ïl

est vrai de dire, dans ce dernier sens, qui est celui de


saint Augustin ,
que toutes nos émotions ou passions
naissent de l'amour. Seulement cet amour n'est pas

considéré comme en acte, mais comme en puissance;


ce n'est pas un fait qui en précède un autre; c'est une
prédisposition qui peut donner naissance à tel ou tel

fait, suivant que l'être qui la possède subira telle ou


telle action et se trouvera en rapport avec des objets
conformes ou contraires à sa nature.

Il en est des phénomènes sensibles comme des phé-


nomènes intellectuels : la sensation les précède, mais
elle ne les produit pas; elle en est la condition, mais
non la cause. Leur cause est dans cette possibilité
sourde, dans cette virtualité subjective qu'on appelle
la faculté de sentir et d'aimer, et qui contient en elle
en puissance la série des actes que le contact des objets
sensibles en fait jaillir. A ceux qui prétendaient qu'il

n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été auparavant


dans les sens, Leibniz répondait par la célèbre restric-
tion: excepté l'entendement lui-même. On pourrait ré-
pondre à ceux qui soutiendraient qu'il n'y a rien dans
le cœur qui ne vienne de la sensation : excepté le cœur,
1
nisi ipsum pectus .

1
Voir sur cette question subtile et délicate le Traité des facultés
de l'âme de M. Garnier, I. IV, c. 1.
DE l'amoi il 297
Puisque l'amour remplit une fonction si importante
dans la vie psychologique, il convient d'en étudier la

nature, les lois, les effets, les variétés, et de signaler


les principaux laits sociaux qui trouvent leur explica-
tion dans les mouvements divers de cette tendance fon-
damentale.
L'idée que saint Augustin se fait de l'amour est pleine
de grandeur et trahit un vif sentiment de l'analogie

universelle. Il commence à apercevoir, sinon l'amour,


au moins quelque chose qui lui ressemble et qui joue
un rôle fort approchant, dans le règne animal, dans le

règne végétal et jusque dans le monde des corps bruts.


Si nous étions des bêtes, dit-il, nous aimerions la vie

charnelle avec tout ce qui s'y rapporte, et nous ne son-


gerions pas à désirer autre chose. Si nous étions des
arbres, nous ne pourrions rien aimer d'un amour véri-

table, mais nous aurions sans doute comme une sourde


appétence pour tout ce qui serait propre à nous donner
une riche et libérale fécondité. Si nous étions des pierres,

des flots, du vent, de la flamme, nous aurions encore


un certain penchant vers tel ou tel endroit déterminé.
Car ce que les amours sont à l'àme, les poids le sont

au corps: ils le font tour à tour descendre et monter,


et l'emportent dans les directions les plus différentes 1 .

On reconnaît dans cette dernière pensée une idée


chère à Malebranche et que l'illustre oratorien a sans
doute puisée dans la lecture de saint Augustin, son
maître, i La différence des inclinations, dit-il, fait dans

1
De Civ. Dei, ). XI, c. 28.
298 de l'amour.
les esprits un effet assez semblable à celui que la diffé-

rence des mouvements produit dans les corps, et les


inclinations des esprits et le mouvement des corps font
ensemble toute la beauté des êtres créés 1 .»
Cette doctrine, qui n'est qu'indiquée ici, a été repro-
duite, avec de plus riches développements et un carac-
tère plus systématique, par un auteur contemporain
sous le nom de doctrine de V attraction passionnelle,
doctrine grandiose malgré la singularité des détails,
parce qu'elle ramène à un seul principe l'infinie variété

des phénomènes de l'univers et qu'elle explique le

monde physique et le monde moral par une seule et

même formule! Doctrine séduisante, parce qu'elle sa-


tisfait ce besoin d'unité qui tourmente notre espèce dans
l'ordre de la science encore plus que dans celui de l'art,

et que l'homme qui la possède croit tenir, en quelque


sorte, dans sa main la clef de la création!
Si l'on considère l'amour d'une manière plus parti-

culière et dans l'homme seulement, on verra que Tune


de ses premières conditions, l'une de ses lois essen-
tielles, c'est la connaissance de l'objet auquel il se rap-

porte. L'homme ne saurait s'attacher à ce qu'il ignore.


C'est là un point que saint Augustin traite avec une subti-
lité excessive peut-être, mais extrêmement ingénieuse.
On objectera sans doute, dit-il ,
que l'homme se prend
quelquefois de belle passion pour une science dont il

ne sait pas le premier mot, et se promet de l'étudier

avec ardeur. Or n'est-ce pas là aimer une chose incon-

!
Malebr., Rech. de la vér., 1. IV. c. 1. Voir aussi 1. I c. 1.
DE L'AMOl R. ^ .) .»
( (

nue? Augustin répond qu'on ne saurait s'éprendre


d'une science dont on ne saurait absolument rien, et

que, si on brûle de la cultiver, c'est que l'on sait

déjà, n»' serait-ce que d'une manière générale, en


quoi elle consiste. Qui s'aviserait, par exemple, de se
passionner pour la rhétorique, sans savoir au moins
qu'elle est l'art de bien parler? Ce que l'on aime dans
la rhétorique, quand on commence à l'aimer, ce ne
sont donc pas les particularités que l'on ignore encore,
mais c'est cet art lui-même pris d'une manière géné-
rale, parce qu'ainsi considéré, il paraît réellement beau
et digne de l'homme. Quelqu'un qui ne sait ni lire ni

écrire peut, en songeant combien il est utile d'être en


état communiquer ses pensées à de grandes distances
de
et en peu de temps par le moyen de certaines combi-
naisons de lettres, désirer vivement de connaître les ca-
ractères qui lui serviront à atteindre son but. Qu'est-ce
qu'il aime alors? Ce ne sont pas les lettres qu'il ne con-
naît pas et dont il ignore le sens, mais l'utilité de ré-
criture, et c'est le sentiment de cette utilité qui le

pousse à apprendre à écrire. Quand j'apprends une


langue inconnue, ce n'est pas cette langue que j'aime,
mais la beauté, l'utilité qu'il y a à la savoir de manière
à pouvoir m'enlretenir avec ceux qui la parlent et lire
les ouvrages qu'ils ont composés.
Il est question devant moi d'une personne que je n'ai
jamais vue; on vante beaucoup sa beauté et sa grâce.
Bref, je brûle de lavoir et de l'entretenir. Pourquoi cela,
puisque je ne la connais pas? Dire que je ne la connais
pas, ce n'est pas s'exprimer exactement. Je connais d'elle
300 DE l'amour.
au moins ceci, quelle est belle, et, comme j'aime la

beauté, c'est par là que cette personne m'attire. Si elle

ne répond point à l'idée que je m'en suis faite, je cesse-


rai de l'aimer; si elle y répond, je pourrai lui dire : je
t'aimais déjà; tu n'es pas pour moi une inconnue.
Ceux-là mêmes qui se livrent à l'étude de la manière
la plus désintéressée et sans penser aux avantages qu'on
en retire, n'aiment pas pour cela les choses inconnues
qu'ils recherchent, mais la connaissance de ces mêmes
choses , ce qui est bien différent. Ils aiment si peu des
choses inconnues qu'ils désirent, avant tout, qu'elles
cessent de l'être et qu'elles leur deviennent connues.
Qu'aiment-ils donc? Ils aiment le savoir. Or le savoir

n'est inconnu ni de celui qui sait , ni même de celui


qui ignore; car, même pour dire: j'ignore, il faut bien
savoir ce que c'est que savoir et distinguer le savoir de
1
l'ignorance .

Cependant si nous n'aimons que ce que nous con-


naissons, nous connaissons mieux une chose — l'illustre

docteur en tombe d'accord — à mesure que nous l'ai-

mons davantage. L'amour et la connaissance sont deux


fonctions faites pour s'entr'aider et se compléter mu-
tuellement plutôt que pour s'entraver et se nuire 2 .

Une autre loi de l'amour, suivant saint Augustin,


c'est qu'il ne se détourne d'un objet que pour se porter

vers un autre, et que, si une de nos tendances s'affaiblit


3
ou disparaît, une autre se fortifie ou prend sa place .

1
De Trin., I. X, c. 1, 2.
2
In Joann. Tract., XCVJ. c. 4.
:
> De bono viduit., c. 21.
de l'amour. 801

C'esl là, je crois, une opinion qu'oc ne saurait ad-


mettre à la rigueur; car- il y a bien de l'apparence que
la vieillesse, en énervant quelques-uns de nos prin-
cipes d'action, ne donne pas à ceux qui restent une
énergie proportionnelle; mais, telle qu'elle est et à n'y

voir qu'une vérité approximative, cette pensée me pa-


raît encore digne de remarque. Je m'étonne que les
Àugustiniens, comme Malebranche, qui comparaient
volontiers l'amour au mouvement et qui prétendaient
qu'aucun mouvement ne se perd, n'aient pas dit la

même chose de l'amour, et rapproché ainsi les lois du


monde moral de celles du monde physique.
C'est par cette loi de l'amour que je m'explique les

prodiges que l'esprit de corps a enfantés dans l'ordre


politique et dans l'ordre religieux, toutes les fois que
le corps est parvenu à absorber plus ou moins complè-
tement l'individu et à confisquer à son profit ses diverses
inclinations naturelles. Le Spartiate n'aimait tant son

pays que parce que c'était la seule chose qu'il pût ai-
mer, et que toutes ses affections, venant se perdre dans
la seule qui lui fût permise, ajoutaient à sa force celle
de chacune d'elles. 11 en était de même du moine. Ne
pouvant avoir de l'orgueil et de l'ambition pour son
propre compte , il en avait pour l'ordre auquel il ap-
partenait et dépensait pour cet être collectif l'activité
qu'il s'était interdit de dépenser pour lui-même. La
puissance et les richesses auxquelles l'homme avait
renoncé, 1e moine les retrouvait avec usure : le diable
n'y perdait rien.

Augustin ne se livre point à ces considérations so-


302 de l'amour.
ciales; mais pour être renfermées dans la sphère de la

vie privée, ses observations n'ont pas moins de prix. Il

remarque que les veuves chrétiennes ne cessent guère


de rechercher le plaisir que pour convoiter l'argent, et

que c'est d'ordinaire ce vil métal qui prend dans leur


cœur la place laissée vide par leur mari. Il en est à cet
égard, dit-il très-bien, de l'amour comme de la con-
naissance. Quand un homme devient aveugle, il ac-
quiert bientôt un tact plus subtil. La faculté de con-
naître, repoussée sur un point, semble se porter plus
vive et plus pénétrante sur un autre et cherche à res-
saisir par l'organe du toucher ce qui échappe à celui
de la De même, l'amour détourné des jouissances
vue.
du mariage demande à l'argent des jouissances d'une
autre sorte, et tend vers lui avec un redoublement de
1
force et d'ardeur .

De nos jours, on a remarqué que l'homme se porte

souvent vers certaines fins qui le repoussent pour arri-


ver à des fins ultérieures qui l'attirent: c'est ce qu'on
appelle V attraction indirecte, par opposition à l'attrac-
tion directe par laquelle nous recherchons un objet
comme fin dernière et non plus comme fin subordon-
née. Augustin avait déjà reconnu cette loi de l'amour
et l'avait nettement mise en lumière. Que fait-il, en

effet, autre chose, quand il montre que l'amour adou-


cit toutes les peines, facilite tous les travaux et fait

braver tous les périls? — ((Celui qui aime, dit-il, a

beau avoir en perspective les souffrances les plus

Idem
de l'amour. 808
amères, son imagination l'emporte au delà : au bout
du chemin, il voit briller le but. Comme c'est avec un
grand amour qu'il songe au but, c'est avec un grand
courage qu'il marche dans le chemin qui y conduit.»
Les personnes pieuses et enflammées de l'amour di-
vin ont-elles de la répugnance à prier, à jeûner, à veil-
ler, à chanter des psaumes, pour plaire au Dieu qu'elles
aiment? En aucune sorte. Ce sont là des peines qui,
non-seulement deviennent légères, mais qui se chan-
t en plaisirs sous l'influence merveilleuse de l'a-

mour, à peu près comme celles qu'endurent les chas-


seurs, les commerçants, les vendangeurs et ceux qui se
livrent au divertissement du jeu. Il serait, en effet,

honteux que l'amour fit prendre plaisir à la peine qu'on


se donne pour s'emparer d'une bête, pour remplir une
cuve de vin, pour entasser des piles d'écus ou pour
Taire sauter une paume en l'air, et qu'il n'adoucît point
les pratiques pénibles que l'on s'impose en vue de la
1
divinité .

A ces lois qui régissent les développements de l'a-

mour en général , ajoutons-en quelques autres qui se


rapportent uniquement à l'amour des êtres animés et
que Smith a retrouvées plus tard dans sa Théorie des
titnents moraux. Le meilleur moyen de se faire ai-

mer, dit Augustin, c'est d'aimer soi-même. Les âmes


les moins disposées à prévenir l'affection d'autrui, ne
sont pas assez dures pour ne pas y répondre. «Aussi
voyons-nous, ajoute-t-il avec cette expérience des pas-

De bono viduit., c. 21. Serm. LXX, c. 2.


304 de l'amour.
sions qui fait, on l'a charme de ses ou-
remarqué 1
, le

vrages, aussi voyons-nous que, dans les amours pro-


fanes, ceux qui veulent se faire payer de retour, se
bornent à découvrir et à prouver par tous les moyens
qui sont en leur pouvoir, la vivacité de leur tendresse,
et qu'invoquant ensuite un simulacre de justice, ils

supplient ceux qu'ils veulent fléchir de leur rendre


amour pour amour. Dès qu'ils sentent qu'ils ont com-
muniqué à ceux qu'ils aiment le feu qui les consume,
eux-mêmes brûlent plus ardemment. Si donc l'âme en-
gourdie se réveille en se sentant aimée, et si l'âme
déjà brûlante s'enflamme davantage en se sentant payée
de retour, il faut convenir que rien ne fait naître et

grandir l'amour comme la persuasion que l'on est

aimé ,
quand on n'aime pas encore , et l'espoir ou la

certitude qu'on est payé de retour, quand on aime déjà.

Ce qui a lieu amours illicites arrive,


quand il s'agit des

à plus forte raison dans l'amitié. Pourquoi nous gar-


,

dons-nous si fort d'offenser un ami? Parce que nous


craignons qu'il ne s'imagine que nous ne l'aimons pas
ou que nous l'aimons moins qu'il ne nous aime. Car
une telle croyance une fois établie dans son esprit, ne
manquerait pas de refroidir cette affection qui rend
2
l'intimité si délicieuse .»
Si un impudique aime une belle femme, il est, à la

vérité, touché des charmes extérieurs de sa personne,


mais il l'est aussi de& sentiments de son âme et éprouve
un vif désir de ne pas lui être indifférent. « Qu'il vienne

1
M. S. Marc Girardin, Cours de littérature dramatique.
2
De catech. rud., c. 4.

I
de l'amouh. S05
en effet, à apprendre que côtte femme le hait, est-ce que
la chaleur qu'excitait en lui cette belle personne n'est
pas sur-le-champ refroidie? Est-ce que l'impétuosité
qui remportait vers elle ne s'en détourne pas et n'est
înnie repoussée en arrière? Que dis-je? Il com-
mence à haïr celle qu'il aimait. Sa beauté est-elle donc
changée? Tous les charmes qui l'avaient séduit ne sont-
ils pas là 1 ? • Oui , tous, excepté les charmes intérieurs,
epté les sentiments de l'âme. Tant il est vrai que,

même dans les relations criminelles, l'amour ne s'adresse


pas uniquement à la beauté du corps, et qu'il a comme
des élancements vers une beauté supérieure et plus
parfaite !

Je ne voudrais pas avoir l'air d'instituer une discus-


sion solennelle sur ces matières délicates, qui étaient
autrefois du ressort des cours d'amour plutôt que du
domaine de la philosophie. Me sera-t-il toutefois per-

mis de remarquer que les observations d'Augustin,


malgré un grand fonds de justesse, ne peuvent guère
se généraliser sans restriction et n'ont que cette uni-

versalité incertaine que les anciens logiciens appelaient


-bien universalité morale? La nature humaine est

si complexe qu'il est presque impossible, en ce qui la

concerne, d formuler une loi qui ne soit pas limitée


r
par une' ai /amour augmente quand il se sent par-

i
, je le veux bien , dans la plupart des
n'ani\«;-t-il pas quelquefois qu'un triomphe
idit ce sentiment et le fait tomber en

Serm. \\\i\. c. t
: .
20
306 de l'amour.
langueur? — On cesse d'aimer quand on se sent haï.
— Encore une de ces vérités qui ne sont vraies qu'à
demi, car il peut arriver que l'amour-propre piqué fasse
tourner en passion sérieuse et durable un sentiment
frivole qui, sans cela, se serait, en peu de temps, éva-
noui de lui-même.
Une autre loi de l'amour, qui n'est pas moins re-
marquable que les précédentes , c'est celle qui résulte
de l'influence de l'habitude. «L'habitude a, en effet, dit

saint Augustin, tant de puissance sur notre âme, qu'on


a pu l'appeler, sans trop d'exagération, une seconde
nature, faite, en quelque sorte, après-coup, et s 'ajoutant
à la première *.»

Quelle espèce d'influence l'habitude exerce-t-elle sur


l'amour ? Est-ce qu'elle l'affaiblit? Est-ce qu'elle le for-

tifie? Parmi les auteurs qui se sont récemment occupés


de cette question, plusieurs admettent que l'habitude
affaiblit la sensibilité et que tout ce qui est passion s'é-

mousse par la répétition. Gela peut être vrai jusqu'à un


certain point, si par ce mot sensibilité on entend, non
pas la faculté générale d'aimer, mais simplement celle
d'éprouver du plaisir ou de la peine, et si l'on désigne
par ce mot passion, non pas une tendance qui nous
porte vers les objets et nous y attache, mais une mo-
dification qu'ils produisent au dedans de nous. Gela est

faux dans le cas contraire. Même en admettant qu'un


plaisir plusieurs fois renouvelé nous devienne moins
agréable, il faut convenir qu'il nous devient en même
1
Non enim frustra consuetudo quasi secunda et quasi ajfabri -
nata natura dicitur. (De tlJus., 1. VI, c 7.)
dt. l'amour. 807
temps plus nécessaire. Par cela seul que nous y sommes
habitués, nous avons plus de peine à nous en passer,
nous j tenons plus fortement, nous rainions davan-
tage; il esl devenu pour nous un véritable besoin et

comme un complément de notre nature. C'est ainsi


qu'Augustin l'entend. Il croit qu'une des lois de l'a-

mour, c'esl qu'il se fortifie par l'habitude, et il met par-


faitement en lumière cette vérité un peu trop négligée
peut-être par quelques psychologues contemporains.
Quand un homme jouit d'un objet qu'il aime, les

plaisirs que cet objet lui cause enfoncent dans tout son
être des impressions si vives et si profondes qu'il ne
soupire plus qu'après le moment où il les sentira se re-

nouveler, et qu'il les renouvelle le plus souvent possible.


Avec le renouvellement de ces impressions, le besoin
de les renouveler augmente encore et finit par être ir-

résistible et, pour ainsi dire, fatal. C'est ainsi que l'a-

mour devient passion, la passion habitude, l'habitude


nécessité, et que l'homme se trouve comme enlacé dans
les anneaux d'une chaîne qu'il ne peut rompre 1 .

Nul n'a décrit plus vivement que saint Augustin cet


état d'une âme qui voit le bien, qui l'aime et qui se
laisse entraîner au mal par la force d'une habitude de-
venue invincible. La raison a beau lui faire envisager
toute la beauté d'une vie pure, consacrée sans réserve
à la recherche de la vérité et à la pratique du bien , il

ne peut résister à la fatalité de la chair et du sang. Les


sens et l'habitude lui crient: Quoi! tu ne pourras plus

De Mus., I. VI, cil; Conf., I. VIII, c. 5.


DE L'AMOUR.

faire ceci! lu ne pourras plus taire cela! tu vas renon-


cer pour jamais à tous ces plaisirs où tu as trouvé jus-
qu'ici tant de délices! Il ferme l'oreille â la voix de la

raison pour écouter des paroles si don t se laisse

séduire à ces discours de sirène.


Descartes, luttant contre l'influence de l'habitude
pour s'élever à la lumière de la vérité, se compare
à un homme qui lutte contre le sommeil, mais qui
n'en triomphe un instant que pour céder de nouveau
à sa douceur 1
. Cette image par laquelle le philosophe
moderne exprime ses élans et ses défaillances dans 1;

poursuite du vrai . Augustin l'emploie pour caractéri-


sas victoires et ses défaites dans ses aspirations vers le

bien. Il était persuadé qu'il valait mieux se livrer à l'a-

mour divin que de céder à l'amour des choses péris-


sables: mais à la voix qui lui criait: — Réveille-toi!

lève-toi d'entre les morts et Dieu va l'éclairer de

lumière, — il n'avait que la force de répondre d'une


voix somnolente: — Bientôt! Encore un moment! -

Mais ce moment n'avait pas de fin. tant l'habitude do-

minait dans son âme avec ernpii


L'influence de l'habitude sur le développement des
passions n'avait pas échappé à Ans Dans le qua-
trième livre de sa PoUtiq. .
: philosophe blâme . s

unions prématurées comme peu favorables à la conti-


nence future des époux, et croit que les femmes ont

peu de retenue quand elles ont connu les hommes de

Descartes, 4 re
1
Médit.
-Conf., 1. VIII. c. o.

Arist.. Polit.. 1. IV. c. 14.


DE L AMOUR. 309
trop bonne heure. Saint Augustin exprime à peu près
la même opinion. Il remarque que la veuve a plus d'ef-
forts i faire pour être chaste que la jeune vierge; la

courtisane, que la veuve. Car les eU'orls doivent être


proportionnés à la force de la passion, qui est elle-
même déterminée par celle de l'habitude 1 .

Si nous ne venions pas nous laisser tyranniser par


habitudes, il importe de les surveiller à leur nais-

sance et d'épier leurs plus humbles


commencements.
Pour le faire voir, Augustin emprunte à ses souvenirs
de famille et aux récits de sainte Monique, sa mère,
un exemple plein d'intérêt et de naïveté.
Celle-ci avait été élevée avec ses sœurs par une vieille

domestique qui avait autrefois, comme il arrive aux


filles déjà grandelettes, porté sur son dos le père de ses
jeunes maîtresses, quand il était encore tout enfant.
Avec une sagesse bien au-dessus de sa condition, elle

s'attachait à prémunir ces jeunes personnes contre


toutes les habitudes vicieuses qu'elles auraient pu con-
tracter. Elle allait jusqu'à leur interdire de boire, même
de l'eau, dans l'intervalle des repas: ce Si je vous le per-
mets, disait-elle, vous ne boirez que de l'eau quant à

présent, parce que vous n'avez pas d'autre boisson à

votre disposition ; mais une fois mariées et maîtresses


de la cave, l'eau vous paraîtra fade et l'habitude de
boire restera.»
Malgré ces sages avis, un peu plus tard, la jeune Mo-
nique, qu'eu égard à sa sobriété, on envoyait souvent

1
Conlr. Jul. Pelacj., 1. VI, c. 18.
310 DE L'AMOUR.
à la cave, se mit un jour à effleurer du bout des lèvres,

par passe-temps et par caprice déjeune fille, les bords


du vase qu'elle avait rempli de vin , non sans faire une
petite moue en goûtant à ce liquide. Bientôt elle en but
sans répugnance, puis avec plaisir, puis avec une pas-
sion véritable, si bien qu'au lieu de quelques gouttes
dont elle s'était contentée dans le principe, ce furent
des coupes entières qu'elle absorba à l'insu de ses pa-
rents. Sans une dispute qu'elle eut avec une servante,
dans laquelle celle-ci, emportée par son humeur, se
permit de l'appeler ivrognesse, il est à croire que, cette
habitude s'enracinant en elle, elle eût toute sa vie mé-
1
rité cette ignoble qualification .

Le meilleur moyen de rompre les habitudes vicieuses


est d'en contracter de bonnes. Que l'esprit s'applique

aux choses spirituelles, et s'y applique d'une manière


suivie, l'habitude charnelle s'usera peu à peu et fera

place à une habitude contraire. Elle ne sera pas annu-


lée du premier coup, mais elle sera amoindrie; car
elle n'a d'autre force que celle que nous lui avons don-
née, et, dès que notre concours lui fera défaut, elle ne
pourra manquer d'aller s'affaiblissant 2 . C'est ainsi que
nous arriverons graduellement à concilier notre amour
avec notre raison , le principe qui meut notre vie

avec celui qui la règle, et que nous substituerons à la

lutte et aux déchirements que produisent toujours la

dualité et la discorde, la paix et le bonheur que l'unité

et l'harmonie engendrent. Qu'est-ce que la vertu, sinon

'
Conf.,1. IX, c. 8.
2
De Mus., I. VI, c. 11.
de l'amoi r. SU
l'accord de la vie avec la raison? Qu'est-ce qui peut trou-
I »ler ce! accord, sinon les passions, qu'on nomme pour
cela perturbations (perturbationes) 9 et qui ne sont pro-
pres qu'à nous rendre malheureux, en brisant l'unité

île notre rire 1


ï

II.

Non content d'exposer la nature de l'amour et d'en


déterminer les principales lois, Augustin recherche en-
core les diverses modifications dont son développement
est susceptible; en d'autres termes, il analyse ce qu'on
appelle ordinairement les passions de l'âme, et ce qu'il
vaudrait peut-être mieux nommer ses mouvements ou
ses émotions.
À l'exemple des stoïciens, il ne reconnaît dans l'âme
que quatre passions principales : la joie et la tristesse,

le désir et la crainte. C'est la classification de Cicéron


dans les Tusculanes , et aussi celle d'Horace et de Vir-
gile, s'il est permis de citer ces poètes, qui n'ont eu
sans doute, en l'adoptant, aucune intention scienti-
fique. Horace dit dans ses Épîlres:

Gaudeat an doleat, cupiat metuatve ,


quid ad rem 2 ?

et Virgile, faisant l'énumération des sentiments qui ont


leur principe dans la chair, dit à son tour dans Y Enéide:

JJinc mttuunt cupiuntque, dottnt gaudentque 3 .

Conscindunt et dissipant animum, et faclunt vitam miserri-


1

mam. [De Cen. contr. Man., 1. I, c. 20.)


-Ilor., Epist., I. 1, ép. 6, v. 12.

Virg., En., I. VI, v. 73:3.


31°2 DE l'amour.
Quoi qu'il en soit, tous ces phénomènes ne sont que
les modes divers d'une faculté unique, qui est la fa-
culté d'aimer. Augustin définit chacun d'eux de la ma-
nière la plus heureuse. Il trouve pour les caractériser
des termes expressifs que M. JoufFroy (qui sans doute
avait peu lu notre auteur) semble reproduire et com-
menter dans un des morceaux les plus célèbres de la

psychologie moderne. Quand M. JoufFroy appelle la joie


dilatation de l'âme, la tristesse contraction, l'amour
expansion, ne répète-t-il pas presque littéralement les
expressions suivantes de saint Augustin: «Lœtitia,
aninii diffusio ; tristitia , animi conlractio ; cupiditas ,
animi progressio 1 *?» Il est vrai que le dernier se borne
à jeter en passant ces indications rapides et sans y at-

tacher une grande importance, tandis que le premier


les développe, les systématise et en fait un tout savant
et bien ordonné.
Nous n'avons pas dessein de suivre saint Augustin
dans l'analyse détaillée de chacune de nos passions:
ce serait un travail qui n'offrirait qu'un intérêt mé-
diocre. Qu'il nous suffise de relever, parmi les observa-
tions que ce sujet lui suggère, quelques-unes de celles
qui offrent le plus de finesse et de profondeur.
Tout le monde a lu ce curieux passage duPhédon, où
Socrate, délivré de ses fers et remarquant qu'il éprouve
un soulagement très-agréable, se demande si le plaisir

n'a pas pour condition invariable la peine, et regrette


qu'il ne soit pas venu à l'esprit d'Ésope de faire quelque

la Joan. Evang., c. X. Tract 46.


di l'amour. 818

fable gracieuse sur ces deux compagnons si différents et

pourtant inséparables.
Augustin développe, dans ses (Ion fessions, une idée
analogue, et l'éclaircit par quelques exemples familiers
qui la incitent dans le pins beau jour. Après avoir ra-
conté avec quels transports lut accueillie parmi les
chrétiens la conversion du rhéteur Victorinus, qui s'é-
tait rendu célèbre par ses travaux sur l'école d'Alexan-
drie et par son attachement aux doctrines néoplatoni-
ciennes, il cherche la cause d'une allégresse si vive. Il

la trouve dans une loi de notre nature morale que je


n'admettrais pas sans restriction, mais dont la généra-
lité ne parait pas douteuse au philosophe de Tagaste,
st que la grandeur de nos joies est en raison de celle
de nos peines précédentes — majus gaudium
, ubiqiie

molestia majori prœceditur. — Qu'un général ba- livre

taille à l'ennemi; plus le danger aura été pressant et

la victoire disputée, plus sera grand l'enivrement du


triomphe. Voilà des navigateurs qui sont tout à coup
surpris par la tempête; les vents et les eaux se dé-
chaînent avec furie et semblent conjurés pour les en-
gloutir. Les malheureux pâlissent et frissonnent à la

pensée de leur mort prochaine. Mais bientôt le vent


tombe, le ciel sourit à travers les nuages déchirés, le

calme renaît sur la mer. Quel sentiment peuvent-ils


éprouver, sinon une allégresse immense, comme l'avait

té leur frayeur?

«Non content, ajoute Augustin, des plaisirs que lui


causent les maux imprévus et involontaires qui viennent
l'assaillir, l'homme cherche à s'en procurer d'autres en
314 DE l'amour.
se faisant souffrir volontairement et de propos délibéré.

L'on n'a point de plaisir à manger et à boire, si l'on

n'a point souffert auparavant de la faim et de la soif.

Aussi les buveurs mangent-ils salé, pour allumer en


eux une ardeur désagréable et se donner ensuite le

plaisir de l'éteindre. Enfin , la coutume veut que la jeune


fiancée ne soit pas livrée sur-le-champ à son époux,
dans la crainte qu'il ne l'apprécie pas suffisamment,
si on ne la lui a pas fait attendre et s'il n'a pas soupiré
longtemps pour elle 1

Pour compléter cette analyse délicate du plaisir et
de la joie, citons encore un morceau beaucoup moins
connu où saint Augustin réussit, en enseignant à un
prêtre la manière de faire le catéchisme, à dérober d'a-
vance à Adam Smith ses observations les plus fines sur

le caractère contagieux de la sympathie:


« On nous écoute, dit-il, avec plus de plaisir, quand
nous prenons plaisir nous-mêmes à ce que nous disons ;

car alors la trame de notre discours est comme péné-


trée de notre joie et se déroule avec plus de facilité et

d'agrément 2 . y>

Il nous est difficile, ajoute-il, d'éprouver ce senti-

ment de plaisir et cette chaleur communicative, quand


nous enseignons des choses communes et qui nous sont
depuis longtemps familières. Cependant, si nous ai-

mons véritablement nos auditeurs , l'intérêt que nous


prendrons aux personnes nous en fera prendre aux
choses. «La sympathie, en effet, a tant de force que,

1
Conf., 1. vin, c. 3.
2
De Catech. rud., c. 2.
de l'amour. 315
les auditeurs sympathisant avec nous et nous avec eux
nous vivons en quelque sorte les uns clans les autres.

Ainsi, les auditeurs disent, pour ainsi parler, en nous


ce qu'ils écoulent, et nous écoutons en eux ce que nous
leur apprenons 1 . La même chose n'arrive-t-elle pas
quand nous faisons voir de belles villes, de vastes cam-
pagnes, devant lesquelles nous passions sans plaisir
pour les avoir vues trop souvent, à des personnes qui
ne les avaient jamais vues? N'est-il pas vrai que notre
2
émotion se renouvelle au contact de la leur . »

Écoutons maintenant Adam Smith, et nous verrons


que l'économiste s'exprime exactement comme le Père
de l'Église:
«Nous pouvons, dit-il, avoir lu un poëme assez sou-
vent pour y trouver peu d'intérêt, et prendre cependant
beaucoup de plaisir à le lire à un autre. S'il a pour cet
autre les charmes de la nouveauté, nous partageons la
curiosité qu'il lui inspire, quoique nous n'en soyons
plus capables nous-mêmes; nous envisageons l'ouvrage
sous tous les rapports qu'il lui présente, de préférence
à ceux sous lesquels nous sommes parvenus à le voir,

et nous jouissons de l'intérêt qu'il ressent et qui ranime


3
le nôtre . »

1
«On soi-même dans ceux qui nous paraissent comme
se voit
transportés par de semblables objets. On devient bientôt un acteur
secret dans la tragédie on y joue sa propre passion; et la fiction au
:

dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une


vérité qui lui réponde. » (Boss., Lettre au P. Caffaro.)
2
De Catech. rud., c. 12.
:i
Théorie des sent, moraux, seel. l
rc
. eh. 2. Trad. de M" 10 Con-
dorcet.
316 DE l'amour.
Augustin n'apporte pas dans l'élude de la douleur et

de la tristesse moins de précision que dans celle du


plaisir et de la joie. Est-ce un ancien , est-ce un mo-
derne qui s'exprime ainsi ?

« Les douleurs dites corporelles sont des douleurs de

l'âme qui ont leur siège et leur principe dans le corps.


Car quelle douleur ou quel désir le corps peut-il éprou-
ver par lui-même et sans l'âme?... La douleur du corps
n'est qu'un froissement de l'âme provenant du corps et
une sorte de répulsion pour ce qu'il éprouve: comme la

douleur de l'âme, qu'on nomme tristesse, n'est qu'une


répulsion pour ce qui arrive malgré nous 1
. »

On voit que la distinction de la tristesse et de la dou-


leur, ou plus généralement du sentiment et de la sen-
sation, n'est pas aussi récente qu'on pourrait le croire,
et que les deux caractères sur lesquels elle repose, ont
été parfaitement saisis par saint Augustin. Bossuet ne
fait guère que le commenter, quand il dit :

«Le plaisir et la douleur naissent à la présence ef-

fective d'un corps qui touche et affecte les organes; ils

sont aussi ressentis en un certain endroit déterminé....


Il n'en est pas ainsi de la joie et de la tristesse, à qui
nous n'attribuons aucune place certaine. Elles peuvent
être excitées en l'absence des objets sensibles, par la

seule imagination ou par la réflexion de l'esprit 2 .»


Augustin signale un troisième caractère assez curieux
qui distingue la tristesse de la douleur, et fait d'autres
remarques qui ne manquent pas d'originalité. « La tris-

1
DeCiv. D., I. XIV, c. 15.
2 er
Conn. de Dieu et de soi-même, ch. 1 , S 2.
DE L'AMOUR. 317
•, dit-il, est ordinairement précédée de la crainte

qui réside, comme elle, dans l'àme et non dans le

corps. Quant à la douleur corporelle, elle n'est point


précédée d'une sorle de crainte corporelle qui soit res-
sent ic par le corps avant la douleur. Le plaisir, au con-
traire, est précédé d'un appétit éprouvé dans le corps
et qui en est comme le désir, tel que la faim, la soif et

le prurit des parties génitales, qu'on appelle plus parti-


culièrement concupiscence bien que ce , soit là un terme
1
L^uérique qui sert à désigner toutes les passions .»

ArisLote, qui a défini et dépeint les passions hu-


maines avec tant de supériorité, avait dit dans sa Rhé-
torique: ((La colère est le désir d'une vengeance écla-
tante pour l'injuste mépris qu'on a montré envers
quelqu'un des nôtres 2 .» C'était supposer que le mépris
est seul capable d'exciter notre colère. Or, si l'on veut
se donner la peine d'y penser, on verra que ce n'est
pas seulement en nous méprisant, c'est-à-dire en frois-
sant en nous le désir de l'estime, mais encore en heur-
tant en nous l'amour de la vie, l'amour de la propriété,
l'amour proprement dit, en un mot, l'un de nos prin-
cipes d'action quel qu'il soit, qu'on provoque en nous
ce sentiment de réaction énergique qui se nomme la

colère. Aussi Augustin me paraît avoir donné une défi-

nition de ce sentiment qui a sur celle d'Aristote l'avan-

tage d'être plus générale et plus profonde. Après avoir


remarqué que toute opposition mise à notre activité et

1
DeCic. D.,L XIV, c. 15
:
KliéL, 1. II , c. 2 ; De la psychologie d'Aristote, par M. Wadding-
ton, p. 164.
318 de l'amour.

à l'accomplissement de nos désirs allume notre colère,


il ajoute: «La colère est, d'après moi, le désir violent
de renverser les obstacles qui gênent notre action.
Aussi nous nous irritons d'ordinaire, non-seulement
contre les hommes, mais encore contre la plume qui
nous sert à écrire, nous la brisons et la mettons en
morceaux; le joueur s'emporte contre ses dés, le peintre
contre son pinceau, le premier venu contre tout ins-
trument qui paraît lui faire obstacle 1 .»

Augustin joint à ces considérations sur la nature de


la colère quelques détails physiologiques sur ses causes

et ses effets. Je les cite, parce que les détails de ce


genre se rencontrent rarement sous sa plume: ((Com-
ment, dit-il, le fiel nous pousse-t-il à la colère quand
il surabonde? Nous n'en savons rien; cependant il est

nous y pousse.... Quand notre fiel augmente,


positif qu'il

nous nous emportons facilement et presque sans rai-


son. Ainsi ce que les mouvements de l'âme ont produit
dans le corps peut réagir à son tour sur les mouve-
2
ments de l'âme .»

La colère n'a pas seulement des effets physiologiques,


elle a encore des effets moraux considérables. Les prin-
cipaux sont le plaisir qu'elle procure ordinairement et

la haine que, pour peu qu'on la caresse, elle ne manque


pas de produire. Aristote exprime avec une rare énergie
le plaisir qu'on trouve à s'irriter: «La colère, dit-il,

est accompagnée de plaisir, parce que nous nous ven-


geons déjà par la pensée. Or nous nous délectons à

1
Ep.) IX.
2 Id.
de l'amour. 819
celte image comme à celles de nos songes. Elle s'é-

i, on l'a «lit, mille fois plus douce que le miel dans


eur de l'homme '. » Augustin n'est guère moins ex-
pressif quand il explique comment nous nous complai-
sons dans la colère et la faisons tourner en haine. iLa

haine, dit-il, se glisse dans le cœur, parce qu'un


homme qui s'irrite ne s'avoue jamais qu'il a tort.

Ainsi la colère, en vieillissant, devient de la haine,


parce que la douceur d'un juste ressentiment qui s'y

mêle la retient trop longtemps dans le vase, jusqu'à ce


2
qu'elle s'aigrisse tout à fait et infecte le vase lui-même .»

CHAPITRE XL
DE L'AMOUR DU MONDE.

Il en est de l'amour comme de l'intelligence: pour


bien le connaître, il ne suffit pas d'étudier sa nature,
les lois qui le gouvernent, les modifications dont il est

susceptible; il faut encore l'envisager dans ses rap-


ports avec les objets auxquels il tend. Or l'amour,
comme l'intelligence, nous porte vers les choses pas-
sagères ou vers les choses éternelles, vers les créatures
ou vers le Créateur; il nous rabaisse au-dessous de
nous-mêmes ou nous élève au-dessus. Plus nous des-
cendons vers les choses inférieures à nous, non d'un
mouvement physique, mais d'un mouvement moral,
plus nous nous enfonçons dans l'ignorance et la mi-

\rist., Rhét., 1. IL c. 2.

Bp. XXXVIII.
320 de l'amour du monde.

sère; plus nous montons vers les choses supérieures à

nous et vers Dieu, qui en est le centre éternel, plus


nous nous rapprochons des sources de la lumière et
des régions de la béatitude. Nous attacher au corps,
c'est nous attacher à un être placé entre nous et le non-
être, à un être amoindri et appauvri, puisqu'il est
étranger à la pensée et à la vie; c'est, par conséquent,
nous amoindrir et nous appauvrir nous-mêmes, c'est

rétrogader vers le néant d'où nous sommes sortis.

Nous attacher à Dieu, c'est nous attacher au principe


de l'être et du connaître ; c'est nous agrandir et nous
enrichir en nous unissant à celui qui possède la pensée
et la vie dans leur plénitude et les communique sans
s'épuiser jamais. De là, la distinction capitale dans la

philosophie augustinienne, de la concupiscence ou


amour du monde et de la charité ou amour de Dieu.
C'est ainsi que, dans l'ordre intellectuel, Augustin op-
pose aux sens , par lesquels nous connaissons le monde
la raison par laquelle nous connaissons Dieu, et que,
dans l'ordre social, il creuse un abîme entre les hom-
mes de chair et sang qui forment la cité terrestre, et

les hommes avides du vrai et du bien qui composent


1
la cité divine .

En sa double qualité de platonicien et de chrétien,

l'évêque d'Hippone est grand partisan de l'amour et


regarde comme des âmes inertes et mortes, misérables

et haïssables, celles que ce sentiment ne remue jamais.


Mais l'amour répand autour de lui la fécondité ou la

1
De ver. relig., c. 14 ; De mor. Eecl. cath., I. I, c. 12; Eptet. III.
DE L'AMOl i; Dl MONDE. S2d

désolation, suivanj la direction qu'on lui donne et le

but qu'on lui assigne: il est fécond, quand il se porte

- le Créateur; subversif, quand il tend vers la

iture. Or on ne peut aimer le Créateur et la créa-

ture tout ensemble : l'amour de l'un nuit à celui de


l'autre.

De nos jours, des penseurs ingénieux se sont eflbr-


d'établir que ces deux amours doivent être placés

sur la même ligne, et que, depuis l'avènement de la

religion chrétienne, on a trop complètement sacrifié le

monde à Dieu, la chair à l'esprit Quelques-uns sont


même entrés, pour soutenir leur thèse, dans des dé-
tails qui font sourire et qui montrent à quel point ils

se sont préoccupés des choses corporelles. En retra-


çant l'image de l'humanité future et en dépeignant
l'idéal de bonheur et de perfection que l'avenir lui ré-
serve, ils n'oublient pas de nous promettre plusieurs
espèces de fruits encore inconnues et de nous faire es-
pérer que nous écrirons un jour avec les pieds comme
avec les mains; car l'homme ne sera point tout ce qu'il
doit être, tant qu'il n'éprouvera pas plus de sensations
qu'aujourd'hui, et que quelqu'un de ses organes de-
meurera imparfait ou inutile.

Le saint docteur n'a garde de donner dans des idées


aussi charnelles. Il sait qu'il en est du cœur comme de
l'esprit; qu'il n'a qu'une certaine capacité, et que, si

on le remplit de petites choses, il n'y reste pas déplace


pour les grandes. Se partager entre plusieurs senti-
ments, c'est se condamner à n'en éprouver aucun avec
force. Il est rare que l'on soit à la fois très-amoureux et
i. 21
322 de l'amour du monde.
très-ambitieux, et que Ton soit également passionné
pour la vérité et pour les bons morceaux.
Aussi entretenir la concupiscence c'est, suivant Au-
gustin, empoisonner la charité; diminuer la concu-
piscence, c'est augmenter la charité; détruire la con-
cupiscence, c'est donner à la charité son achèvement
et sa perfection. L'âme, embarrassée dans les liens des

amours terrestres, a comme de la glu aux ailes et ne

peut voler. Mais une fois qu'elle est dégagée de l'amour


du monde, elle prend son essor, et l'amour de Dieu et

celui du prochain la portent comme deux ailes dans le

pur espace du ciel


1
.

Augustin divise la concupiscence , comme saint

Jean , en concupiscence de la chair, concupiscence des


yeux et orgueil de la vie. C'est ce que les modernes ap-
pellent l'amour du plaisir, l'amour de la science et

l'amour de la supériorité. Il ne laisse pas toutefois de

décrire aussi d'autres sentiments, tels que l'amour de


la vie et l'amitié, qu'il serait assez difficile de ramener

à l'un des trois précédents et dont il ne précise pas


bien la place au sein de sa classification. Nous allons

le suivre dans l'étude qu'il fait de ces diverses ten-


dances.
Nous sommes obligés, remarque- t-il, de réparer
les pertes de notre corps par une alimentation journa-
lière. Nous avons faim et soif, et nous prenons plaisir
à manger et à boire. Mais il ne faut pas confondre l'ap-

pétit avec le plaisir qui l'accompagne. Nous devons sa-

1
De div. qu. 83, qu. 36; Enarr. in PsaL 121.
DE L'AMOUR DU MONDE. 323

lisfaire l'un sons rechercher l'autre. Virgile les a par-


faitement distingués. Quand il nous montre les compa-
gnons d'Énée échappés à la tempête et à la mort, et

trop heureux de trouver de quoi apaiser leur faim et


ranimer leurs membres languissants, il dit: Poslqiunx
mpta famés epulis, mensœqueremotœ. — Mais, quand
Ênée est accueilli par Évandre avec une somptuosité
royale dans un festin où les mets surabondent, le poète
ne se borne pas à dire: Postqiiam exempta famés; il

ajoute : et amor compressas edendi.


La faim et la soif sont des douleurs semblables à la

fièvre : elles tuent, si on n'y porte pas remède en temps


opportun. C'est donc pour l'homme un droit et un de-
voir tout ensemble de prendre des aliments, pourvu
toutefois qu'il les prenne comme des médicaments.
Mais, quand il veut passer de la faim qui le tourmente
à la satiété qui le calme, la concupiscence est là au
passage qui lui tend ses filets. Il s'écoute, il cherche la

volupté sous ombre de santé, et passe tout doucement


bornes du nécessaire, alléché qu'il est par l'appât
de l'agréable.
Au point de vue psychologique, on ne saurait mieux
dire; mais, au point de vue moral, notre auteur se
montre peut-êlre d'une austérité excessive. Que la

santé doive être le but principal de l'alimentation, cela


est incontestable, mais qu'il faille éviter avec une sorte
d'horreur religieuse le plaisir qui l'accompagne et se

frapper la poitrine toutes les fois qu'on a dîné avec ses


amis, c'est ce que peu de personnes, même parmi les

plus religieuses, seront disposées à admettre.


324 de l'amour du monde.

Des plaisirs du goût, Augustin passe, par une tran-


sition assez naturelle, à ceux de l'odorat. Il avoue que
le plaisir des odeurs n'exerce pas sur lui une séduction
irrésistible, et il n'y a pas lieu de s'en étonner beau-
coup. C'est généralement une passion fort modérée que
1
celle dont le nez peut être le siège .

Quant aux plaisirs de l'ouïe , ils ont sur lui plus d'em-
pire; mais il ne les traite pas avec moins de rigueur
que ceux du goût. Il se reproche dVntendre, je ne dis
pas les chants licencieux, mais les chants sacrés, avec
trop d'émotion. Il remarque avec cette finesse d'obser-
vation qui se mêle constamment à son austérité mo-
rale, que le chant finit par se faire aimer pour lui-

même, au lieu de se faire aimer pour les choses qu'il


est destiné à rendre plus touchantes. Faut-il voir ici

une inspiration platonicienne, ou bien serait-ce que


des doctrines également sévères ont fait naître dans des

esprits divers des scrupules également exagérés? Quoi


qu'il en soit, Augustin serait peu éloigné de bannir les

musiciens de l'Église, comme Platon bannissait les

poètes de la République, en les couronnant de fleurs.


On devrait, suivant lui, être touché plus vivement

des choses chantées que des chants eux-mêmes. Mal-


heureusement les chants suffisent, à eux seuls, pour
imprimer à tout notre être un ébranlement incroyable.

A chaque mouvement de l'âme, correspond dans les

sons une modulation propre à l'exciter, en vertu d'une


affinité mystérieuse. «Ce plaisir tout charnel, dit le

1
Conf., 1. X, c. 31, 32; Contr. Jul. Pclag., 1. IV, c. 44.
DE i. MI01 R l'i MONDE. 325
sainl êvéque, auquel je ue devrais pas me laisser cor-
rompre, usurpe trop de place en moi à mon insu. Le
sentiment accompagne la raison, mais il ne se résigne
Facilement à la suivre. Admis par égard pour celle-

ci, il s'efforce de prendre le pas sur elle et de se mettre


an premier rang. Ainsi, je pèche sans m'en apercevoir,
cl no m'aperçois de mon poché que quand il est com-
1
mis .»

Augustin n'exprime pas avec moins de vivacité le

plaisir que nous procurent les objets qui frappent la


vue, et ne le condamne pas moins sévèrement.
«Les formes belles et variées, dit-il, les couleurs
brillantes et agréables plaisent à mes yeux.... Elles
m'affectent durant tout le jour, quand je veille, et ne
me donnent point de relâche, comme font les sons
harmonieux qui parfois cessent tous et laissent régner
le <ilcnce. Car la lumière elle-même, cette reine des
couleurs qui inonde tous les objets que nous voyons,
m'enveloppe de toutes parts pendant le jour, en quel-
que lieu que je sois, et me flatte délicieusement, lors
même que je suis occupé d'autre chose et que je ne
nulle attention à elle. Mais elle s'insinue si bien
que, si elle m'est tout à coup ravie, je la regrette et la
redemande, et que son absence trop prolongée attriste

mon àme 2
. »

La seconde espèce de concupiscence est celle des

yeux ou curiosité. On l'appelle concupiscence des yeux,


parce que la vue est le premier des sens, et que, bien

1
Cou/., |. X, C 33.
1
hl., c. 34.
326 de l'amour du monde.
qu'elle ne soit qu'un moyen particulier de connaître,
elle se prend souvent pour la connaissance en général.
C'est ainsi qu'on dit : Vois comme cela résonne Vois !

comme cela sent ! Vois comme cela est dur bien que !

ni les sons, ni les odeurs, ni la dureté ne soient saisis-


sables à la vue.
Elle diffère de la concupiscence de la chair en ce
qu'elle n'a pas pour but la volupté des sens, mais celle
de l'esprit par le moyen des sens, et qu'elle s'ingénie à
le remplir de connaissances futiles et vaines en se pa-
rant du nom et en se drapant dans le manteau de la

science. Le.voluptueux ne cherche dans les choses que


la beauté, la douceur, le plaisir; le curieux les y
cherche si peu, qu'il y cherche parfois leurs contraires
quand ils sont utiles à ses fins, et passe par-dessus mille
sensations désagréables pour contenter son envie de
savoir. Quel plaisir y a-t-il à considérer un cadavre
blême, hideux, avec ses chairs déchirées? Et cepen-
dant qu'il y en ait un quelque part, on s'y portera en
foule et avec avidité, on s'étouffera pour le voir.

Que de fois ne nous arrive-t-il pas d'écouter des


billevesées ! D'abord c'est pour ne pas offenser les

faibles qui nous les racontent, puis insensiblement


nous y prenons un véritable plaisir. Si j'apprends, dit
Augustin, qu'un chien doit courir un lièvre dans le
cirque, je ne me dérangerai certes pas pour l'aller
voir; mais, si le même spectacle s'offre à moi dans les

champs, j'aurai peine à en détacher ma vue. Un lézard


qui poursuit des mouches, une araignée qui en prend
dans ses filets, l'incident le plus futile, la plus insigni-
de l'amour du monde. 827

fiante bagatelle suffiront pour captiver ma pensée; cl


cel esprit fait peur s'élever jusqu'au créateur do toutes
choses s'abaissera jusqu'aux plus viles créatures. Que
de gens ne songent qu'aux corps, au lieu de songer au
Dieu qui les a faits! Ils ignorent Dieu, sa nature im-
muable, sa majesté souveraine, et croient faire mer-
veille, s'ils étudient avec une attention curieuse celte
masse corporelle que nous appelons le monde. Aussi
sont-ils enflés d'un tel orgueil qu'on dirait qu'ils s'ima-
ginent habiter ce ciel sur lequel roulent la plupart de
leurs discussions. Il en résulte deux maux également
graves : le premier, c'est que leur pensée n'a pas un
objet digne d'elle, puisqu'au lieu de s'attacher à Dieu,
elle s'attache aux corps; le second, c'est que, quand
elle cherche à concevoir Dieu môme, elle est incapable
de le faire autrement qu'avec des images corporelles,
et qu'elle finit par croire qu'il n'y a que des corps f
.

Augustin est bien près, on le voit, de condamner


(Tune manière absolue l'astronomie et l'histoire natu-
relle, et il a de la peine à admettre qu'on puisse être
chrétien et physicien tout ensemble. Cela nous explique
paroles dédaigneuses que, du haut de leur dogma-
tisme théologique, les solitaires de Port-Royal et Male-
2
branche laissent tomber sur les savants qui s'occupent
des corps, qui passent leur temps à tracer des lignes,
â mesurer des angles, et restent constamment pendus

1
De Mus.. 1. VI, c. 39; Conf., 1. X, c. 35; De Mor. EccL cath..
I. I, c.24.
l.og. de Port-Royal, I" dise, prélim.; Malcbr., Rech. de la ver.,
328 de l'amour du morde.
à une lunette ou attachés à un fourneau, comme si la

vie humaine n'était pas trop courte, l'esprit de l'homme


trop grand pour de si petits objets. Le langage de ces
penseurs illustres n'était guère, comme on en peut
juger, que l'écho de celui de saint Augustin leur maître.
Sous le nom d'orgueil, d'ambition, de désir de pri-
mer, saint Augustin réunit deux sentiments qui sont
parfaitement distincts, puisqu'ils peuvent exister l'un
sans l'autre, mais qui ont néanmoins entre eux quelque
affinité : je veux parler de l'amour de la louange et de
l'amour du pouvoir.
L'observation de nos sentiments qui est, en général,
si difficile, offre encore, remarque-t-il, des difficultés
particulières, quand il s'agit de l'amour de la louange.
Si je veux savoir quel empire exerce sur moi la concu-
piscence charnelle ou la curiosité, je n'ai qu'à me pri-
ver quelque temps de leurs objets. Le degré de peine
que j'éprouverai à m'en passer mesurera exactement le

degré de force de ces deux penchants. Mais, pour con-


naître quelle intensité possède en moi l'amour de la

louange, je ne puis pas me priver de l'estime des hon-


nêtes gens : il me faudrait pour cela mener une vie

criminelle et dont la seule pensée m'inspire de l'hor-


reur.
L'âme devrait aimer le bien pour lui-même et sans
égard aux louanges des hommes; mais un désintéres-
sement aussi pur n'est pas compatible avec la faiblesse

de notre nature. Les meilleurs d'entre nous sont, non


pas ceux qui aiment le bien sans la louange, mais ceux
qui préfèrent le bien à la louange. Être loué est, du
DE [/AMOUR l'i MONDE. 829

reste, une si douce chose <|u» k


chacun de nous trouve
au fond de son cœur mille raisons, toutes plus morales
unes que les autres, de s'applaudir <l<'s louanges
qu'on lui donne et Je se contrister du blâme dont il

est Nous sommes contents des progrès du pro-


l'objet.

chain qui nous approuve, et nous concevons de lui les


meilleures espérances; quant au prochain qui nous
blâme, nous plaignons son ignorance, et ses erreurs

nous affligent.

A ces observations piquantes, Augustin en ajoute


une autre, contestable sur quelques points, mais pleine
de finesse, qu'Hume devait renouveler plus tard.

Il m'arrive quelquefois, dit-il, d'être attristé des


éloges que je reçois. C'est qu'alors on loue en moi une
chose qui me déplaît ou qu'on surfait en moi un avan-
tage médiocre. Est-ce, dans ce cas, l'erreur du pro-
chain qui me fait de la peine? N'est-ce pas plutôt qu'il
m'est désagréable de voir mon jugement sur certaines
de mes qualités démenti par un de mes semblables.
C'est mettre des restrictions désobligeantes à l'éloge de

moi-même que de ne pas approuver de tout point mon


opinion sur moi-même.
La même vanité, qui nous rend si avides de louanges,
trouve son aliment jusque dans le mal que nous disons
d'elle; car, en se glorifiant du mépris de la gloire, on
cesse par cela même de la mépriser 1
.

1
Cunf.. I. \. c. 37, 38; De Cio. Dei, 1. V, c. 19. — «....Ceux qui
écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui
le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu, et moi qui écris ceci ,

ii peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront...» (Pascal,


f>iK.. |i
j4, édit. Ilavet.)
330 de l'amour du monde.
Augustin ne décrit pas moins bien les enivrements
de l'ambition que les satisfactions de la vanité.

Il y a dans la Logique de Port-Royal un passage fort


remarquable où l'auteur, cherchant à s'expliquer le bon-
heur des puissants de la terre, le met non-seulement
dans l'empire qu'ils exercent sur les corps et dans les

services matériels qu'ils se font rendre par leurs sem-


blables, mais encore dans le sentiment qu'ils agissent
sur d'autres âmes et y produisent des mouvements d'es-
time, de respect et d'abaissement. Supposons, en effet,
qu'un homme fût seul au monde, dit l'auteur de la Lo-
gique, et qu'il eût à sa disposition une multitude d'au-
tomates. Son amour de dominer serait-il aussi satisfait

par les services qu'il pourrait tirer de ces automates et


par les révérences qu'il pourrait se faire faire par eux
que par les mêmes services rendus avec empressement,
lesmêmes révérences faites de l'air le plus respectueux
par des hommes réels ? *

Augustin avait déjà entrevu cette vérité, et ses dis-

ciples de Port-Royal n'ont eu qu'à méditer ses paroles

pour en faire sortir les curieuses réflexions qui pré-

cèdent.
«L'âme, dit-il, éprouve le besoin de tenir sous elle

d'autres âmes, non pas des âmes d'animaux, c'est un


droit que Dieu lui a concédé, mais des âmes raison-
nables , c'est-à-dire semblables à elle et vivant avec elle

sous la même loi. L'âme superbe désire agir sur elles,


et cette action lui paraît aussi supérieure à celle qu'elle

1
Log, de P. fl., 1™ part., c. 40.
DE L'AMOUR l»l MONDE. 381

exerce sur les corps que l'âme est elle-même supérieure


au corps 1 . »

L'amour de la louange et l'amour de la domination


sont, comme nous l'avons dit, aux yeux d'Augustin,

que deux formes différentes d'un même sentiment qui


BSl l'orgueil. — cEn quoi consiste l'orgueil, dit-il, si-

non à sortir du sanctuaire de sa conscience et à vou-

loir paraître au dehors ce qu'on n'est pas?» — «L'or-


gueil, dit-il ailleurs, est le désir d'une élévation con-

traire à l'ordre.» — «L'orgueil, ajoute-t-il dans un autre


endroit, fait que l'àme aime mieux rivaliser avec Dieu
que de le servir. » En d'autres termes, l'orgueil est un
sentiment qui porte l'homme à se faire le centre de
toutes choses et le but de l'univers, à se mettre à la
place de Dieu au lieu de rester à la sienne. Il ne devrait
pas même oser louer Dieu, et il veut, lui, une parcelle
imperceptible de ses ouvrages, lui qui porte en tout
lieu le poids de sa mortalité, être loué lui-même. Il

veut être indépendant, et il n'est rien par lui-même:


autrement il ne serait pas changeant, et ne subirait dans
son être ni défaillance ni diminution. D'où vient tant
d'orgueil à la cendre, tant de prétention à la pous-
sier-

Rien n'est plus funeste que le sentiment de l'orgueil.


L'orgueilleux, quand on l'offense ou qu'on le rabaisse,
est altéré de vengeance et ne songe plus qu'à punir ce-
lui qui l'a outragé, comme si on pouvait trouver un vé-

1
De Mas., |. VI, C. 43
- De ver. relig., c. 52; De Civ. Del, I. XIV, c. 13; De Mas., 1. VI,
l; Conf., 1. 1, c. i.
332 de l'amour du monde.
rilable bien dans le mal d'autrui! L'orgueilleux abonde
dans son propre sens, et se montre disposé à défendre
une opinion, moins parce qu'elle est vraie que parce
qu'elle est sienne. De là les opinions particulières qui
divisent les hommes, les hérésies qui infectent la terre.

La même contrée ne produit pas toutes les hérésies. Il

en est qui naissent en Orient, d'autres en Afrique,


d'autres en Egypte, d'autres en Mésopotamie, mais
toutes ont également pour père l'orgueil, comme le ca-
tholicisme, qui réunit par le lien d'une même foi une
grande partie du genre humain, a pour mère la cha-
rité. Tant il est vrai que la charité est un principe d'u-
nité et de paix, et l'orgueil un principe de division et
de discorde 1
!

L'orgueil, du reste, saint Augustin l'avoue, est un


principe d'action qui a fait faire aux hommes de grandes
choses, si toutefois l'on peut appeler grandes celles qui

ne sont pas inspirées par le pur amour du bien. C'est


en obéissant à ce mobile que les anciens Romains se-
couèrent le joug de leurs tyrans et se donnèrent des
chefs incapables de porter atteinte à leur liberté et de
rabaisser leurs courages, et qu'une fois maîtres d'eux-
mêmes, ils entreprirent de se rendre maîtres des autres
et d'étendre leur domination sur toute la terre; car ils

préféraient aux arts cultivés ailleurs l'art essentielle-


ment romain, de soumettre et de régir les nations:

(Œxcudent alii spirantia motlius xra.

Tu regere imperio 2wpulos, Romane, mémento. »

%
Serm. CXXV1, c. 1 ; Serm. XLVI, c. 8; Conf., 1. XII, c. 25.
DE [/àMOI R Dl UONDE. 333

Dédaignant les voluptés qui efféminent les Ames et les

ps des hommes ordinaires, ils étaient tout entiers

lés par l'amour de la gloire et les autres passions

viriles. Ce fui sous leur influence qu'ils produisirent


tant d'actes d'héroïsme qui finirent par mettre le monde
1
à leurs pieds .

II.

Les trois tendances que nous venons de décrire en


supposent une autre qu'Augustin décrit sans la classer,

et dont elles ne sont en quelque sorte que le prolonge-


ment: nous voulons parler de l'amour de la vie. N'est-
il pas clair, en effet, comme le remarque Malebranche,
que l'amour du plaisir, c'est-à-dire du bien-être, que
l'amour de la connaissance et de la supériorité, c'est-

à-dire du développement de l'être, sont comme greffés

sur l'amour de l'être lui-même?


L'amour de la vie est un sentiment si naturel au
cœur de l'homme que bien des poètes, depuis Homère
jusqu'à Gœthe, se sont complu à l'exprimer, et que les
moralistes, tant anciens que modernes, en ont fait à

l'envi la description. Qui ne connaît les plaintes d'Iphi-

génie regrettant la douce lumière du jour et reculant


avec épouvante devant les ténèbres souterraines 2
? Qui
n'a lu les vers moins poétiques, mais non moins vive-

• Dr Cir. Dei, I. V, c. 12 et suiv.


2
Voir les délicates analyses de M. Patin (Trag. grecs, 1. IV, cl). 1 er ),

et de M S. Marc Girardin (Cours de litt. dramat, ch. 2).


DE L'AMOUR DU MONDE.
mer. >:-. -
;
Qui ne sait par cœur les strop.

ailées et harmonieuses auxquelles un poète du dix-hui-


tième sièele. sur le point de quitter la vie, a confié la
dernière plainte, le suprême régi l'on cœur qui allait

r de battre
Même après ces morceaux d'une éclatante poésie, où
pression brillante et sonore donne un charme si vif

et si pénétrant aux sentiments exprimés, on ne lira

.ription d'Augustin. — Peut-on


ne f
is se :ger au bûcheron de Lafontaine et aux lazza-
.
.-._- luieu vêtus -Je la moitié d'un habit de
toile et tremblants à la moindre fumée du Vésuve 1
, en
lisant les lisnes suivantes :

cÊtre, c'est naturellement une chose si douce que


misérables mêmes ne veulent pas mourir, et quand
ils se sentent misérable- . m n'esl pas de leur être, mais
de leur misère qu'ils souhaitent l'anéantissement. Voici

hommes qui se ci ent au comble du malheur, et qui


sont en effet très-malheureux;... donnez à ces hommes le

choix ou de demeurer toujours dans cet état de mis


sans mourir, ou d'être anéantis, vous I bondir
de joie et s'arrêter au premier parti... Aussi, lorsqu'ils
près le mourir, ils regardent comme une grande
ur tout ce qu I pour leur conserver la vie

à-dire pour prolonger leur misère. Par où ils montrent


bien avec quelle allégi aient l'immortalité,

alors même qu'ils seraient certains d'être toujours mal-


heureux 2 .»

G z ad. des Romains, ch. 14.


:
CUé de Dieu. 1. XI . •:. î". Trad. de M. Saissêt.
DE L'AMOl R Dl MOND1 , 335
La vie paraît aux hommes un si grand bien qu'ils

l'ont toul pour la ( onserver: — i Us jettent quelquefois


dans la mer, pendant la tempête, jusqu'à leurs aliments,
1 1 sacrifient pour vivre les choses mêmes qui entre-
tiennent la vie... Quels tourments les médecins, avec
leurs remèdes et leurs incisions, oe font-ils pas souffrir
à leurs malades? Est-ce pour les empêcher de mourir?
Non, mais pour qu'ils meurent un peu plus tard. Ces
derniers se résignent néanmoins à mille tourments cer-
tains pour gagner quelques jours incertains, et quel-

quefois ils meurent sur-le-champ, brisés par les dou-


leurs mêmes que la crainte de la mort leur fait braver...
N guère, ajoute Augustin en reportant sa pensée sur le

plus grand événement de son époque, naguère, quand


Rome, la capitale du plus illustre empire, était envahie
et saccagée parles barbares, combien d'hommes, amou-
reux de cette vie temporelle, la rachetèrent, pour la

prolonger misérable et nue, en sacrifiant tous les tré-


- qu'ils gardaient non-seulement pour la charmer
et l'embellir, mais encore pour l'entretenir et la con-
server !

est que tous les hommes aiment la vie, et il n'y a

là rien qui doive nous étonner. Tout ce qui est, les ani-

maux, les végétaux, les corps bruts eux-mêmes, tient


à persévérer dans l'être : « Quoi! s'écrie Augustin; quoi!
les animaux mêmes privés de raison, à qui ces pensées
sont inconnues, tous, depuis les immenses reptiles jus-

qu'aux plus petits vermisseaux, ne témoignent-ils pas,

1
Ep. < wvn. c. i.
336 de l'amour du monde.
par tous les mouvements dont ils sont capables, qu'ils
veulent être, et qu'ils fuient le néant? Les arbres et les

plantes, quoique privés de sentiment, ne jettent-ils pas


des racines en terre à proportion qu'ils s'élèvent dans
l'air, afin d'assurer leur nourriture et de conserver leur
être? Enfin, les corps bruts, tout privés qu'ils sont et
de sentiment et même de vie, tantôt s'élancent vers les

régions d'en haut, tantôt descendent vers celles d'en


bas, tantôt enfin se balancent dans une région inter-
médiaire, pour se maintenir dans leur être et dans les

conditions de leur nature 1 .»


Il est un autre sentiment qui n'occupe pas une place
mieux déterminée que l'amour de la vie dans la classi-

fication un peu étroite de saint Augustin : c'est l'amitié.

Toutefois, ce sentiment rentre évidemment, à ses yeux,


dans le domaine delà concupiscence, qui nous attache
au monde et à tout ce qui est dans le monde. Aussi le

frappe-t-il d'une condamnation assez rigoureuse, mais,


en revanche, il en décrit les causes, la nature, les effets

avec une vérité parfaite et une grâce inexprimable.


C'est surtout à la fleur de l'adolescence, au milieu
des jeux et des études du premier âge, entre jeunes
gens que le même pays a vus naître, que se forment
les amitiés tendres et durables. Ainsi, Augustin avait
un ami du même âge que lui et du même municipe.
«Nous nous étions connus tout enfants, dit-il; nous
avions grandi ensemble, nous avions été ensemble à
l'école et avions joué ensemble 2 . »

i
Cité de Dieu, I. XI, c. 27. Trad. de M. Saisset.
2
Conf., 1. IV, c. 4.
DE i wnu ii m MONDE. 337

Qu'est-ce qui fiait h v


charme de Pamitié? G est un ?
cer-

tain fonds d'idées communes que diversifient agréable-

ment quelques dissidences légères; c'est une source in-

larissable de sentiments affectueux qui nous échappent


de mille manières et qui nous unissent dans une douce
et mutuelle sympathie, « Ce qui m'enchantait encore
davantage, dit saint Augustin, c'était le plaisir de causer
el de rire ensemble, de nous combler de prévenances
et d'amabilités réciproques, de lire ensemble de beaux
livres, de badiner ensemble, de nous combattre par-
Ibis sans aigreur dans nos opinions, à la manière d'un
homme qui discute avec lui-même, et d'assaisonner
par ces rares dissentiments un accord habituel. Quel
bonheur d'apprendre des autres et de leur apprendre
une foule de choses ! Avec quelle tristesse on se regret-
tait dans l'absence ! avec quels transports on se re-
voyait au retour! Ces signes d'une affection partagée

qui passaient du cœur sur le visage, sur les lèvres,


dans les yeux, et se manifestaient par mille mouve-
ments aimables, étaient comme des aliments qui em-
brasaient nos ûmes et les fondaient en une seule .» 1

Mais plus ces relations amicales ont de douceur,


plus, quand la mort les brise, elles nous laissent d'a-
mertume. On se souvient des pages touchantes où les

auteurs les plus divers, Euripide, M me de Sévigné


et
2
bien d'autres se rencontrent dans l'expression des
mômes regrets et nous montrent les objets longtemps
associés à un être chéri, nous renvoyant obstinément

1
Conf., 1. IV, c. 8.
-Chateaubriand, René; M. de Lamartine, Jocelyn, 1* époque.
F. 22
338 DE l'amour du monde.

son image et nous rappelant à chaque instant que nous


l'avons perdu. Il y a quelque chose de cela dans les

lignes où Augustin nous retrace la désolation où le

plongea la mort de son ami. Son âme, nous dit-il,

était comme obscurcie par une sombre douleur, et


tout ce qu'il voyait lui offrait des images de mort 1 . Il

était malheureux dans sa patrie, il ne pouvait souffrir


sa maison, et tous les objets au milieu desquels ils

avaient vécu ensemble, tous les plaisirs qu'ils avaient


partagés, faisaient maintenant son supplice. Ses yeux
le demandaient à tout ce qui l'environnait, et il ne
s'offrait point à leur vue. Il prenait en haine tout ce
qui l'entourait, parce que rien ne lui disait comme de
2
son vivant : Le voici ! il va venir .

Mais enfin , chose triste à dire, on se console de tout

et le temps guérit les blessures les plus cruelles. Bos-


suet le dit éloquemment, quand il parle de cette dou-
leur que le temps emporte avec tout le reste; La Fon-
taine et Voltaire le disent aussi, chacun à sa manière,

l'un dans la Jeune veuve, l'autre dans les Deux consolés.

Augustin constate, comme eux, cette disposition de


notre nature; mais il fait plus, il en cherche la raison
et la trouve dans la succession des phénomènes qui
nous traversent l'âme. «Le temps, dit-il, n'est pas sans
action sur notre âme et ne roule pas en vain à travers
nos sens: il
y produit, au contraire, des effets merveil-
leux. Les jours venaient et passaient, et en venant et

en passant, ils introduisaient en moi d'autres images

1
Quldquid aspiclebam mors erat.
-
1
Conf., 1. IV, c. 4.
de l'amour di monde. 339
et d'autres souvenirs, et cicatrisaient peu à peu mes
blessures avec le baume de mes anciens plaisirs. Ma
douleur se dissipait ainsi graduellement pour faire

place, non pas à de nouvelles douleurs, mais à de nou-


velles causes de douleurs; car d'où vient, ajoute Au-
gustin, que la douleur avait si facilement pénétré jus-
qu'à mes entrailles, sinon de ce que j'avais répandu
mon àme sur une poussière inconsistante, en aimant un
être mortel comme s'il n'avait pas dû mourir ?...»
1

III.

Du reste, l'amour du plaisir, la vaine curiosité, le

désir de la prééminence et les autres sentiments que


nous venons de décrire, ne se produisent pas dans
notre âme, suivant saint Augustin, d'une manière acci-
dentelle et sans qu'on puisse se rendre compte de leur
éelosion. Nous en apportons le germe en naissant, en
même temps que le péché de notre premier père, et ils

se manifestent, dès notre enfance, par des signes non


équivoques. L'enfant encore à la mamelle se jette sur

le sein de sa nourrice, et se gorge de son lait, avec la

même avidité déréglée qu'il se gorgera plus tard des ali-


ments que le progrès des années lui aura rendus néces-
2
saires . Dans l'état d'ignorance et de ténèbres où il est

encore plongé, et qui fait frissonner quand on y pense,


son premier mouvement n'est pas de se replier sur lui-

1
M., c. 8. —Voir M. Villemain, Tab/eau de l'éloquence chrétienne
au V siècle, édit. in-8°, p. 373.

C w/,1. I, c. 7.
540 le l'amour du monde.

andre au dehors, et d'entre:


îrnerce ave; les chose ires par le rn-;

- s ns. Rien n'égale le plaisir qu'il éprom "lis-

ta ire sa curie -
1 la promenaut sur ton
qui lui sont d'autant plus agréables qu'ils sont plu?
nouveaux pour lui. On a vu des entants couchés dans
leurs berceaux, 1; tête et le reste du corps assujetti-

manière à ne pouvoir se tourner vers la lumière lai-


la nuit dans leur appartement, diriger vers eK
regai tant d'avidité et de persistance que leurs
veux ont c a même direction qu'ils avaient pris
l'habitude de leur donner dans un âge si tendre, et
qu'ils sont demeurés louches toute leur vie '.
LrS vices
qui tiennent au sentiment exalté de iialité hu-
maine et à l'envie de primer, ne se manifestent
d'une manière moins précoce ni moins intense. Qu'on
à un enfant un objet qui pourrait lui nuire, aus-
emporte contre sa nourrice, contre ses pa-
ts contre tous ceux qui l'environnent, comme s'ils

ent faits pour ol s volontés et poui


pliera tous ses caprices. Il me quelquefois jus-
qu'à les frapper, et s'efforce autant qu'il est en lui de
leur faire du mal. S'il ne leur en fait ;

h l'innocence de son àme, mais à la faibl ie son


corps qu'il faut l'attribuer. Que l'on c : un autre
enfant en sa présence et qu'on le traite, non pas mieux,
mais aussi bien que lui. il éclatera en sangl suf-

foquera de douleur. Augustin raconte qu'il en a vu un

» De Trin.. 1 XIV.
DE L'àMOI R l'i HONDE. 34 I

que l'envie avail rendu livide, et qui jetait sur son frère
1
• le I lit dos regards pleins de haine .

Gel amour de la vie, qui joue un si grand rôle dans


l'homme fait, se manifeste dans l'enfant avant qu'il
sache ce que c'est que la mort. Il redoute tous les ac-

cidents capables de lui ravir un bien si cher, sans les

avoir jamais éprouvés et sans en eonnaitre les consé-

quences. Qui apprend au petit enfant à s'attacher à ce-


lui qui le porte (adhœrescere bajulo suo), quand celui-
i i menace de le jeter par terre? Il faut, il est vrai,

qu'il ait déjà un certain âge pour éprouver cette crainte,

niais il l'éprouve antérieurement à toute expérience 2 .

Je ne veux pas relever la grâce familière de ces de-


uils; mais je ne puis m'empocher de remarquer avec
quelle sagacité l'illustre auteur démêle le véritable ca-
ractère de l'instinct de la conservation, comme de tous
les instincts, à savoir, une sagesse non acquise et qui
s'ignore. Quand les Écossais eut voulu traiter ce sujet,
ils n'ont rien trouvé de mieux à dire.
A mesure que Tentant croit en âge et en force, ses
passions se produisent au dehors sous des formes un
peu différentes, mais le fond reste à peu près le même.
Lorsqu'Augustin adolescent volait à ses parents les

mets de leur table et les provisions de leur garde-man-


. quel était le mobile qui le poussait, sinon l'amour
du plaisir? Il voulait satisfaire sa gourmandise ou bien
attirer autour de lui les compagnons de ses jeux en
Qattant leur sensualité. Que se proposait-il, quand il

'
Conf., I. I, c. 7.

'De Gen. ad lilt.. I. Mil. c 10.


342 de l'amour du monde.
allait, à l'insu de ses parents et de ses maîtres, et en
les abusant par mille mensonges, repaître ses yeux des
spectacles les plus frivoles, sinon d'assouvir une curio-
sité puérile? D'un autre côté, quand, en jouant avec ses
camarades, il montrait tant d'ardeur pour les surpasser,

s'irritait si violemment de leurs stratagèmes et souffrait

si impatiemment qu'on lui reprochât les siens, qu'est-

ce qui le faisait agir, sinon l'indomptable besoin de la

prééminence 1
?

Platon ayant fait des reproches à un enfant qui jouait


aux noix, l'enfant lui dit : Tu me tances pour peu de
chose. — Ce n'est pas peu de chose que l'habitude,
répondit le philosophe.
«J'ai vu, dit Rousseau, d'imprudentes gouvernantes
animer la mutinerie d'un enfant, l'exciter à battre, s'en
laisser battre elles-mêmes et rire de ses faibles coups,
sans songer qu'ils étaient autant de meurtres dans l'in-

tention du petit furieux, et que celui qui veut battre


étant jeune, voudra tuer étant grand 2 d .

Augustin juge les jeux et les polissonneries de l'en-


fance avec la même sévérité que ces deux philosophes.
On a commencé, dit-il, par se faire punir par ses maî-
tres pour des noix, des balles, des moineaux; on finit

par se faire punir par les magistrats pour de l'or, des


domaines, des esclaves. La matière du délit a changé,
ainsi que la main qui le réprime; le délit est resté le

même. C'est le même fonds de perversité qu'on punis-


sait hier de la férule et que l'on punit aujourd'hui du

1
Conf.,1. 1, c. 19.

-Emile, 1. II.
DE L'àMOI R DÉ MONDE. 343
dernier supplice 1 . Ce n'était donc pas de l'ignorance
enfants, mais de leur petitesse considérée connue
un symbole d'humilité, que voulait parler Jésus quand
il disait: cLe royaume des cieux est pour ceux qui leur
^semblent*, i

Augustin, on le voit, ne se fait pas plus illusion sur


- vices de l'enfance que sur ceux de l'âge mûr, et il

porte sur les uns et les autres un regard également in-

vestigateur et sévère. Ce n'est point lui qui eût dit avec

Racine :

Cet âge est innocent: son ingénuité


N'altère point encor la simple vérité.

Il se lut bien plutôt rangé à l'avis de cet autre grand


le qui remarque durement que cet âge est sans
pitié. Aussi il a beau citer l'Évangile et chercher à con-
cilier la pensée de Jésus avec la sienne, il n'y saurait
parvenir. Son langage et celui du Sauveur ne produi-
sent pas sur nous la même
impression. Quel rapport y
a-t-il entre les observations exactes, mais chagrines,
d'un esprit pénétrant et désabusé, dont la grâce de
l'enfance ni son sourire n'ont pu désarmer la rigueur,
et les sympathiques effusions d'un cœur plein d'amour

1
«Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, cu-
rieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, men-
tons, dissimulés; ils rient et pleurent facilement; ils ont des joies
immodérées et des afflictions amères sur de très-petits sujets; ils ne
veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire. Ils sont déjà des
hommes. 9 (La Bruyère , eh. 11.)

•/»/., 1. 1, c. 19.
344 de l'amour du monde.
et de tendresse, qui s'écrie: «Laissez venir à moi les

petits enfants,» — et s'entoure, comme d'une couronne,


de ces jeunes têtes naïves et rayonnantes d'espérance?
Le langage d'Augustin me rappelle bien moins la dou-
ceur du Nouveau Testament que les colères de l'An-
cien; il semble moins un écho des paroles de Jésus que
de celles de Jéhovah déclarant l'homme mauvais dès
le sein de sa mère.

IV.

C'est par le jeu des passions que nous venons de dé-


crire et de celles qui s'y rattachent, qu'il faut expliquer

toutes les fautes et tous les crimes qui se commettent


parmi les hommes. On ne fait pas le mal simplement
pour le faire : on se propose, en le faisant, un but ulté-

rieur. Aussi, dès qu'un meurtre vient à épouvanter une


ville, nul ne s'avise de penser qu'il a été commis sans
raison; chacun, au contraire, se demande instinctive-

ment à quel sentiment a obéi le meurtrier, et quel


mobile a conduit son bras. Voulait-il s'emparer de
l'argent de sa victime, lui enlever sa femme, se venger
d'un outrage reçu? On peut n'être pas d'accord à ce
sujet; on peut ignorer si c'est la cupidité, si c'est l'a-

mour, si c'est la vengeance qui l'a fait agir; mais il


y
a une chose dont on est sûr, une chose sur laquelle il

n'y a pas de dissentiment possible , c'est que c'est à l'une

de ces passions ou à quelque autre semblable qu'il faut

remonter pour se rendre compte de sa conduite. Sou-


DE L'AMOUR DU MONDE. 345
ve.nl même il y a dos faits qui no peuvent pas s'expli-
quer par l'intervention d'un s«mi! principe, mais qui on
supposent plusieurs dont l'action combinée a seule
réussi à los produire 1
. En voici un exemple:
Tout le momie connaît le passage des Confessions où
saint Augustin raconte comment, dans sa jeunesse, il

vola des poires, sur l'arbre d'un voisin, avec quelques

polissons de son âge. Non content de se livrer à ce su-


jet à des démonstrations de repentir que beaucoup de
lecteurs trouveront peut-être hors de proportion avec

la gravité de la faute, il recherche, avec une subtilité


ingénieuse, à quel mauvais sentiment il avait cédé dans
cette circonstance. Était-ce à la gourmandise? Non; car
il avait chez lui de ces mêmes fruits en abondance, et
de meilleurs et de plus beaux, et à peine eut-il goûté
de ces fruits volés, qu'il n'eut rien de plus pressé que
de les laisser là. Ce qu'il avait recherché dans ce vol,
c'était, dit-il, le vol lui-même: il n'avait pas su résister
à l'attrait du fruit défendu.
Mais saint Augustin ne s'en tient pas à cette expli-

cation que tout le monde peut donner, et qui est au-


jourd'hui en possession d'expliquer la plupart des mé-
faits, grands ou petits. Avec une curiosité insatiable et

vraiment philosophique, par delà la raison prochaine


du fait, il cherche la raison de cette raison môme. Il se
demande pourquoi ce qui est défendu nous plaît et nous
attire. A cette question, il répond avec profondeur que
c'est parce que nous aimons à faire acte d'indépen-

1
Cottf., I. H, c. 5.
346 de l'amour du monde.

dance: il nous semble alors que nous n'avons personne


au-dessus de nous, et que nous entrons avec Dieu en
partage de sa puissance souveraine 1
.

Remarquons que saint Augustin se rencontre ici

(quelque inattendue que la rencontre puisse paraître)


avec un auteur que j'ose à peine citer dans un si grave
travail, et dont le nom n'a guère été rapproché du sien
que par notre illustre fabuliste dans un moment de dis-
traction ,
— avec Rabelais. Seulement l'écrivain de la
Renaissance, emporté par l'esprit audacieux et demi-
païen de son époque, exalte et glorifie cet amour de
l'indépendance que ravale et flétrit, dans son ascétisme
ardent, le Père du cinquième siècle.

(dceulx, dit-il, quand par vile subiection et con-


traincte, sont déprimez et asserviz destournent la noble
affection par laquelle a vertu franchement tendoyent a

déposer et enfraindre ce ioug de servitude. Car nous


entreprenons touiours choses défendues, et convoitons
ce que nous est dénié. » — Aussi ne donne-t-il à ses

Thelemites qu'une seule règle: — Fay ce que vouldras,


— et trouve-t-il que c'est la plus grande sottise du monde
de se gouverner au son d'une cloche et non au dicté du
2
bon sens et entendement .

Saint Augustin donne de sa peccadille une seconde


raison qui n'est pas moins juste que la précédente: c'est
qu'il péchait de compagnie avec d'autres enfants. Ils

riaient ensemble, dit-il, et avaient le cœur agréable-


ment chatouillé de ce qu'ils prenaient pour dupes des

1
Conf., 1. II, c. 5, 6.

'Rabelais. Gargantua, I. I, c. 57.


DE L'àMOI R i»i MONDE. 347
gens qui ne s'en doutaient guère, et qui seraient bien
is le lendemain. Certainement, s'il eût été seul, le

tour lui eût paru moins plaisant (car on ne rit guère


quand on est seul), et il n'eût pas pensé un seul instant à
le jouer. Mais, quand on est avec d'autres, la démangeai-
son »le mal l'aire, l'envie de rire, le besoin de montrer
qu'on n'est pas esclave d'une sotte retenue, tout fait

qu'on s'écrie: — Allons! en avant! et qu'on ne rougit


pins que de savoir encore rougir 1
.

Qu'il me soit permis de revenir sur cette peinture


des entraînements du jeune âge, et de chercher à dé-
mêler les sentiments divers dont elle est la vivante re-

production. J'y remarque d'abord l'envie de rire qu'Aris-


tote regarde quelque part comme un des attributs de la

jeunesse 2 ;
puis le besoin de faire des niches au pro-
chain et de lui jouer de mauvais tours, moitié sans
doute pour satisfaire notre sentiment du ridicule, moi-
tié pour avoir le plaisir de faire acte de supériorité.
J'adoucis les termes d'Augustin : il parle d'avidité de
nuire (nocemli aviditas), de besoin de mal faire (alieni

damni appetitus), et je m'assure que notre fabuliste ne

l'eût point scandalisé en disant:

Nos galants y voyaient double profit à faire:

Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.

Un autre sentiment à relever, c'est le désir de paraître


un jeune homme hardi et déniaisé, désir qui pousse tant

Cou/., I. II, c. 8, 9.
-
Arist., Mi., 1. II, c \>.
348 de l'amour du monde.
d'enfants sages et retenus à se faire plus mauvais qu'ils
ne sont. Enfin, le trait le plus frappant, suivant moi,
et le plus digne d'être signalé, c'est le caractère en quel-
que sorte contagieux qu'Augustin reconnaît à quelques-
unes de nos passions, en montrant qu'elles s'échauffent
et s'accroissent en raison du nombre de ceux qui les

éprouvent. Il semble avoir entrevu ici une des grandes


lois de la sympathie qu'Adam Smith devait formuler
plus tard avec tant de profondeur, c'est qu'en passant
d'un cœur à un autre, certaines passions fermentent,
et qu'elles transforment ceux qui en sont animés. Pris
individuellement, c'étaient des anges; pris collective-
ment, ce sont des démons. Que de faits s'expliquent
par là , depuis les plus petits et les plus vulgaires jus-
qu'aux plus grands et aux plus élevés, depuis les dés-
ordres d'une classe de collège jusqu a la révolte d'une
armée, jusqu'à l'insurrection d'une nation entière!
Il est un autre phénomène qui se produit fréquemment
dans l'âme de chacun de nous, sans que nous songions
à en rechercher la cause: je veux parler du plaisir que
nous éprouvons aux représentations théâtrales. Augus-
tin en a donné une raison extrêmement plausible. Nous
aimons le théâtre, suivant lui ,
parce qu'on y met sous
nos yeux les objets de nos passions les plus chères, et
que nous pouvons ainsi en jouir, sinon en réalité, du
moins en imagination. Nous nous identifions avec les
amants qui sont sur la scène; nous jouissons de leurs
joies, nous souffrons de leurs peines, et cette souffrance

elle-même est un plaisir. Nous éprouvons, à ces repré-

sentations, des émotions d'autant plus vives que nous


de l'amour di monde. 849
sommes nous-mêmes plus malades de la passion qu'on

j
représente 1 Nous venons là, dit-il dans
. le langage fa-

milier de rauteur du Gorgias, nous venons là en quel-


que sorte gratter les plaies qui nous rongent, et nous
curer un soulagement momentané, que nous paierons
ensuite bien cher par l'aggravation du mal qui ne manque
jamais d'en être la conséquence. Nous sommes tour-
mentés d'un tel besoin d'émotions que nous ne pouvons
souffrir les acteurs qui nous laissent indifférents, et que
i
- n'avons pas assez d'acclamations pour ceux qui font
battre notre cœur et couler nos larmes sur des périls
el des infortunes imaginaires. Bien que l'homme n'aime
pas la misère, il aime la miséricorde, et, comme la mi-
séricorde ne va pas sans douleur, il en résulte qu'il

prend plaisir à la douleur elle-même. Douleur stérile!

car au lieu de nous porter à venir en aide à nos sem-


blables par des secours effectifs, elle nous pousse seu-
lement à donner à de vains malheurs des larmes non
2
moins vaines .

On reconnaît, dans cette dernière réflexion, le trait

le plus fort que Rousseau , Stewart et les autres mo-


dernes aient dirigé contre la tragédie : c'est qu'elle

nous émeut sans nous donner occasion de bien faire


3
et émousse à la longue notre sensibilité .

Bossuet se demande aussi pourquoi nous aimons


1

le théâtre, et
répond en résumant notre auteur avec une rare énergie : «Pourquoi,
dit saint Augnstin, si ce n'est qu'on y voit, qu'on y sent l'image,
l'attrait, la pâture de ses passions?» (Lettre au P. Caffaro.)
z
Cunf.A. III, c. 2.

Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les spectacles: Dugald


Stewart, Élém, de ta phil. de l cspr. hum., cb. 8, sect. 6.
350 de l'amouk du monde.
Nous saisissons, pour ainsi dire, sur le vif, dans les

deux exemples précédents , un des procédés psycholo-


giques les plus ordinaires à saint Augustin , celui qui

consiste à aller du dehors au dedans, à partir des faits

humains , tels qu'on les trouve dans le domaine de la vie

extérieure ,
pour en chercher la raison dans le monde
de la conscience. C'est un procédé excellent, particuliè-
rement pour ceux qui commencent seulement à réfléchir

sur les phénomènes internes et à se livrer à l'étude de la

psychologie. Il en est de la réflexion comme des autres


puissances de l'esprit, elle a besoin ,
pour entrer en jeu
d'une manière un peu énergique, d'un stimulant et d'un
stimulant placé dans l'espace: l'observation est son an-
técédent naturel. Bien des esprits peu disposés à réflé-
chir pour réfléchir, réfléchiront pour se rendre compte
d'un phénomène qu'ils auront observé autour d'eux et

qui les aura frappés.

CHAPITRE XII.

DE L'AMOUR DE DIEU.

I.

L'amour de Dieu est un sentiment extrêmement com-


plexe, et qui affecte tel caractère ou tel autre, suivant
la notion que l'on s'est faite de son objet. Il est des es-

prits qui conçoivent Dieu comme le Beau pris dans sa

plus grande généralité et sa plus grande réalité tout en-


semble, et qui veulent, ainsi que l'a fait Platon dans les
de l'amour de dieu. 351

Liques du Banquet, qu'on s'élève jusqu'à lui

en aimant d'abord un beau corps en particulier, puis


beaux corps en général, puis les belles Ames, les

belles occupations, les belles connaissances, et qu'on


s'arrête enfin à la contemplation émue et ardente du
Beau suprême, abstraction laite des objets auxquels il

ommunique sans s'épuiser jamais. D'autres con-


çoivent Dieu d'une manière moins métaphysique et plus
humaine. Il est, avant tout, pour eux un consolateur
qui les soulage dans leurs peines, un sauveur qui les a

rachetés, un juge équitable, mais généreux, qui récom-


pensera largement leurs mérites au delà de la tombe, et

auquel ils doivent autant de reconnaissance que d'a-


mour.
Bien que parmi les docteurs chrétiens, les uns aient
incliné vers l'une de ces conceptions , les autres vers

l'autre, on peut dire qu'en général elles ne leur ont


point paru inconciliables. Saint Augustin, en particu-
lier, s'efforce constamment d'unir ce qu'on nous per-
mettra d'appeler le Dieu de la dialectique et celui de
l'Évangile. Cependant, quand on parcourt ses écrits,

on trouve que le premier est peut-être encore plus que


le second l'objet de ses aspirations, et que c'est vers lui

que se portent le plus ordinairement les élans de son


cœur. Dieu est, avant tout, pour cette âme avide de sa-
voir, d'agir et d'aimer, le premier Vrai, duquel toutes
vérités secondaires dépendent, le premier Bien dans
lequel tous les biens particuliers ont leur source, le

premier Beau duquel toutes les beautés terrestres sont


-les reflets et des émanations.
352 de l'amour de dieu.

Une maison, dit-il, nous paraît bonne, quand elle

est ce qu'elle doit être: régulière, vaste, bien éclairée;

un animal nous paraît bon, quand il possède à un degré


élevé les qualités de son espèce; nous appelons bonne
une nourriture à la fois saine et agréable; nous appelons
bon un ami plein de tendresse et de dévouement. Pour
que tous ces objets soient réellement bons, il faut qu'il

y ait un Bien général, essentiel, auquel chacun d'eux


participe et dont il tire sa bonté. Ce Bien dont nous
avons l'idée et qui communique sa bonté à tout le reste,

c'est Dieu lui-même. Tandis que les autres êtres ne


possèdent le bien que d'une manière empruntée et im-
parfaite, Dieu le possède par lui-même et dans toute sa

plénitude. Il n'est pas exact de dire qu'il est bon ; il

faut dire qu'il est le Bien, la Bonté même 1


. Ce qui est

simplement bon peut être bon plus ou moins, suivant


les temps, les lieux, les circonstances; mais le Bien ne
peut pas être le Bien plus ou moins: il n'admet pas de
degrés. Aussi il ne tombe point sous la loi du change-
ment, et le temps n'a sur lui aucune prise.

Pour que j'aime le Bien, il ne suffit pas qu'il soit, il


faut que j'en aie une certaine connaissance. Or peut-on

dire que je le connaisse réellement? Augustin n'en doute


pas. Quand je lis, dit-il, les épîtres de saint Paul, que
je me pénètre des paroles admirables de ce grand apôtre,
et que j'assiste aux combats qu'il a soutenus pour la foi,

A
....Bonum hoc et bonum illud : toile hoc et il'lu et', et vide ipsum
bonum, si potes : ita Deum cidebis, non alio bono bonum, sed bo-
num omnis boni. (De Trin., 1. VIII, c. 3.)
de l'amour DE DIE1 , 353
je iif puis m'empêcher d'être transporté d'amour pour
lui. Or qu'est-ce que j'aime dans cet homme illustre?

Ce d'est pas son corps que je n'ai jamais vu; c'est sim-
plement son âme qui est une âme juste. 11 faut donc
que je sache ce que c'est (prune Ame juste. Je sais ce

que c'esl qu'une àme en me repliant sur moi-même, et

par le sentiment que j'ai de la mienne. Je sais ce que


t que la justice, lors môme que je ne serais pas juste,
parce que j'ai en moi un idéal de justice et un œil inté-
rieur pour l'apercevoir. C'est parce que j'aime cet idéal
de justice en une certaine mesure, sans l'aimer assez
cependant pour être juste, que j'aime l'homme juste qui
le réalise. Quant à cet idéal, je ne l'aime pas, comme
j'aime cet homme, pour autre chose que lui , mais uni-
quement pour lui
1
. Si l'on me disait: Pourquoi aimez-
vous cette personne? — Je répondrais peut-être: Parce
qu'elle est juste; mais si on ajoutait : Pourquoi aimez-
vous la justice? — Je dirais simplement: Parce que
2
c'est la justice. Or la justice, c'est Dieu .

Il est impossible, on en conviendra, de mieux dis-


tinguer que ne le fait ici Augustin, le bien absolu du
bien relatif, celui qu'on aime pour lui-même de celui
qu'on aime pour un autre. Il n'est guère possible, non
plus, de mieux démêler l'objet précis de notre affection

1
Homo ergo qui creditur justus, ex ea forma et verilate dillgi-
i>n\ qt/am cernit et intelligit apud se ille qui diligit ipsa vero :

forma et veritas non est quomodo aliunde diliyatur. [De Trbi.,


1 Mil, C. 6.)
'-
Dominus autem justifia est. (Serm. CLIX, c. 3.) — De Trin.,
1 Mil, c. 3, 4, 5, 6; De Mor. Man., 1. II, c. «. 4.

F. 23
354 de l'amour de dieu.
dans le sentiment qui nous attache aux hommes ver-
tueux, ni de montrer plus nettement que ce n'est pas
leurs corps, que ce n'est même pas leurs âmes que
nous aimons, mais la justice qui réside en elles. Ce der-
nier point ressortira mieux encore des considérations
suivantes, où la beauté morale est décrite avec une pré-
cision et célébrée avec une noblesse que l'on n'a point
surpassée. C'est un tableau d'un spiritualisme sévère
que les Grecs , si amoureux des belles couleurs , des
belles formes, de tout ce qui enchante et ravit les sens,

auraient eu sans doute quelque peine à admirer, à moins


d'avoir passé par l'école de Platon,

Qu'est-ce que vous aimez dans un vieillard, dit Au-


gustin, sinon la beauté de la justice, beauté qui brille,

non pas aux yeux du corps, mais à ceux de l'esprit? A


ne consulter que les yeux du corps, il n'y a rien dans
ce vieillard qui puisse vous plaire. C'est un corps cassé,
un dos voûté par l'âge, une tête couverte de cheveux
blancs , une figure chargée de rides. Où trouver dans
tout cela le caractère de la beauté? Si vous consultez vos
oreilles , elles ne témoigneront pas davantage en sa fa-

veur. Peut-être chantait-il agréablement autrefois; mais


ce talent s'est envolé avec la jeunesse. Peut-être parlait-il
avec grâce; mais aujourd'hui sa bouche édentée ne laisse
plus échapper que des sons inarticulés que l'oreille a
peine à saisir. Et pourtant vous trouvez quelque chose
de beau dans ce vieillard, et vous éprouvez pour lui une
affection respectueuse. Pourquoi cela? Parce que c'est

un homme inébranlablement attaché à la justice, un


cœur généreux qui se plaît à secourir l'indigence, un
DE i AM<>I i; DE DIEU. 355
esprit expérimenté qui abonde en sages conseils, parce
qu'enfin il esl prêt à exhaler ce qui lui reste de vie pour
la défense de la vérité. V^wv qui le considère des yeux
du corps ,
qu'j a-i-il de beau en lui? Rien. Pour qui
l'eni - au contraire, des yeux de Pâme, il est tout

resplendissant de cette beauté de la justice qui est faite

plus que toute autre pour nous ravir d'amour. C'est elle,
et pas nue autre, qui nous fait aimer les martyrs jus-
que dans leurs membres en lambeaux. Quand ils sont
souillés de sang, que leurs entrailles déchirées par la

dent des bétes se répandent sur le sol, qu'offrent-ils

aux yeux de la chair sinon des objets d'horreur? Pour-


quoi donc les aimons-nous, si ce n'est parce que dans
ces membres hideux et sanglants la beauté de la justice
1
brille d'un éclat inaltérable ?

L'homme n'aime pas seulement Dieu, dit Augustin,


comme le Bien suprême, mais encore comme la suprême
Vérité, et cherche à le faire régner dans sa pensée
comme dans ses actes. Il n'est pas de vérité particulière
et changeante qui soit capable de le satisfaire. Il aspire

de toutes les puissances de son être, et comme à sa fin

naturelle, à la Vérité qui contient en elle toutes les


autres, qui est sans progrès et sans défaillance, éter-
nelle et incorruptible. Il se plaît à se nourrir de cet ali-

ment divin qui se donne à tous sans se diviser, qui nous


2
nourrit tous sans diminuer jamais . Nous ne pouvons
rien voir, si nous n'ouvrons les yeux de notre esprit à
*

Enarr. in Psalm. 64. — Voir, pour plus de détails, M Villemain,


Tabl. de l'éloq. chrét, p. 493.
"
Serm. CCCLXII, C. 28.
356 de l'amour de dieu.

cette lumière mystérieuse qui éclaire tout homme à sa

venue en ce monde; nous ne pouvons rien comprendre,


si nous ne prêtons l'oreille, dans le silence des sens et
des passions, à ce Verbe divin qui retentit au dedans
de nous; nous ne pouvons rien apprendre de personne,
si nous ne recueillons précieusement les leçons de ce
maître intérieur qui nous enseigne sans cesse. Les pa-
roles de ceux qui nous entourent sont de vains sons, qui
frappent l'oreille sans instruire l'âme, tant que nous ne
les rapprochons pas des paroles du Christ, qui a choisi
pour sa demeure le cœur des enfants des hommes 1
.

Augustin n'est pas le seul qui ait ainsi exalté la Vé-


rité. Elle a trouvé des panégyristes ardents dans les
camps les plus hostiles. Un auteur rarement d'accord
avec le mystique africain, Voltaire, met en scène quel-
que part un philosophe qui vit malheureux avec toute
sa science, et une vieille femme bornée qui vit heureuse
dans l'ignorance où elle croupit. Ce philosophe déclare
néanmoins qu'il ne voudrait pas du bonheur de sa voi-
sine, s'il fallait l'acheter au prix de son abrutissement 2 .

Gela revient à dire que l'homme a naturellement tant


d'amour pour la Vérité et tant d'aversion pour l'erreur
que, si on lui donnait le choix entre la sagesse et la fé-

licité, il préférerait la première. Telle est aussi l'opinion


d'Augustin. Que chacun, dit-il, se consulte intérieure-

ment, et il verra, à l'honneur de la nature humaine,


qui seule est capable de cet amour désintéressé du par-

1
De Magistro, c. 41, 12, 13.
2
Histoire d'un bon bramin.
de l'amour DE D1EI 357
Lut, qu'il aimerait mieux être raisonnable et malheu-
reux qu'insensé et content. Quand vous voyez un de ces
êtres dégradés en qui les ressorts de l'intelligence ne
fonctionnenl plus, rire d'un rire idiot, songez-vous, si

malheureux que vous soyez, à préférer son sort au


vôtre? Souhaitez-vous échanger votre bon sens et vos
1
larmes contre son rire et sa folie ?

C'est l'amour de la Vérité qui nous conduit dans les

lieux mêmes où le mensonge déploie tous ses prestiges.


Qu'allons-nous chercher dans les spectacles? À défaut
de la Vérité qui ne s'y trouve point , c'est son apparence
et son image. En voyant un prestidigitateur, nous pre-
nons plaisir ou à sa science ou à la nôtre: à la sienne,

s'il fait des tours qui nous étonnent et dont nous ne


parvenons point à nous rendre compte; à la nôtre, si

nous pénétrons son secret et si nous réussissons à en

faire autant que lui. Ainsi, jusque dans les exercices


qui ont la tromperie pour objet , c'est la vérité qui nous
plaît et nous enchante. Mais au lieu d'aller chercher la

vérité dans ces jeux futiles qui n'en offrent que l'ombre,
combien nous ferions mieux de chercher la vérité di-

rectement et en elle-même! Nous oublions les réalités

pour les fantômes; nous essayons inutilement de satis-


faire notre faim et de réparer nos forces avec des images
2
vaines et des mets en peinture .

En même temps que l'homme aime Dieu comme le

Bien suprême, comme la Vérité immuable, il l'aime

De Civ. Dei, 1. XI, C. 27. Serm. CL


'
De ver. rel.. c. £9, 54.
358 de l'amour de dieu.
comme la Beauté parfaite et indéfectible dont les beau-
tés imparfaites et changeantes ne sont que de grossières
imitations, des reflets éphémères. Il ne la voit pas seu-
lement dans le cœur de l'homme juste et dans la splen-
deur du bien moral ; de quelque côté qu'il se tourne
dans l'univers physique, il aperçoit les empreintes que
cette Beauté première a gravées sur ses ouvrages. Ce
sont des caractères par lesquels elle lui parle ,
quand il

se porte au dehors, pour le rappeler en lui-même et


l'élever jusqu'à elle. Elle veut que dans ces objets qui
flattent son corps, qui chatouillent ses sens, il recon-
naisse de l'ordre et de la mesure, qu'il en juge par les
règles de beauté qu'il porte au dedans de lui, et qu'il
en recherche plus haut la source et le principe.

Si l'on considère les êtres qui volent, qui rampent,


qui nagent et qui animent de leurs mouvements variés

le ciel, la terre et la mer, on verra qu'ils sont tous beaux


d'une manière ou d'une autre. Or d'où vient leur beauté,
sinon du nombre et de la mesure qui ont présidé à leur
formation, et qui ont eux-mêmes leur raison dans la

pensée divine? La Beauté des êtres corporels n'est que


l'expression de la beauté invisible , le langage dont elle

se sert pour nous attirer à elle. Mais il nous arrive quel-


quefois de nous arrêter à l'expression, au lieu de nous
élever jusqu'à la chose exprimée, semblables, dit excel-
lemment saint Augustin, aux auditeurs d'un philosophe

éloquent, qui se laisseraient enchanter par le charme


de sa voix, par l'harmonie de ses périodes, et qui né-
gligeraient les pensées profondes qu'il cherche à leur
communiquer.
m: L'AMOUR DE DIE1 . 859
1. 1 beauté des œuvres de l'art découle, comme celle

œuvres de la nature , de la Beauté première et éter-


Quand l'artiste fait une statue (Augustin le re-
nelle.

marque après Gicéron), c'est un idéal de perfection


conçu par sa raison qu'il s'efforc'e de réaliser au dehors
avec sa main et son ciseau, et c'est à des esprits qui
portent en eux un idéal semblable qu'il veut plaire à
travers les sens. Où l'artiste a-t-il pris l'idéal qui do-
mine ses créations? où les spectateurs ont-ils pris celui
qui régie leurs jugements, sinon dans la sagesse même
de Dieu, qui renferme en elle tous les types de beauté,
el qui les réalise chaque jour par la formation des êtres
innombrables de l'univers, et en particulier par celle
des animaux, ces chefs-d'œuvre merveilleux dont les
œuvres sorties des mains des hommes ne sont que de
pâles copies? Aussi l'âme ne doit-elle admirer les

œuvres de l'art, comme celles delà nature, qu'en atten-


dant que son regard soit assez ferme pour envisager sans
('bleuissement le rayonnement immortel de la beauté
invisible. Or saint Augustin pense, comme Plotin ,
que,
pour aimer le beau, il faut être beau soi-même. Une
fois que l'âme se sera réglée conformément aux lois

rhythmiques de Tordre, et qu'elle sera brillante d'har-

monie et de beauté, elle aimera Dieu d'un ineffable


amour et contemplera la beauté à sa source 1
.

Le précepte d'aimer Dieu implique celui d'aimer


ix qu'il a voulu nous donner pour frères, et que l'on
appelle communément notre prochain. Il ne faut pas

De De qu 78; De Ord.,
1

lib. arb.,\. II, c. 16; div. qu. 83, 1. II,

19.
360 de l'amour de dieu.
entendre par là ceux-là seuls qui nous sont unis par les
liens du sang et par les relations charnelles, mais tous
ceux qui entrent avec nous en partage de la raison et

qui possèdent avec nous la même nature. Quoi! des


hommes sont dits associés, s'écrie éloquemment le

saint docteur, quand ils ont en commun de For, de


l'argent, quelque vil métal, et ils seraient étrangers
les uns aux autres, quand la raison, quand le Verbe
même de Dieu est leur apanage commun? Un person-
nage de Térence ayant demandé à un autre comment
il se faisait qu'il eût le loisir de s'occuper des affaires
d'autrui, et celui-ci lui ayant fait cette réponse: ce Je
suis homme, et rien d'humain ne m'est étranger 1 ,» —
le théâtre tout entier, bien qu'il ne fût guère rempli
que de gens grossiers et sans culture, éclata en applau-
dissements. L'idée de cette société universelle des âmes
alla droit au cœur de tous, et parmi les spectateurs il

n'y en eut pas un seul qui ne se sentît le parent , le frère

de tous les autres hommes 2 .

On ne s'étonnera pas, après avoir lu ces remarquables


paroles, qu'Augustin, dans une de ses lettres, fasse un
magnifique éloge du double précepte d'aimer le Sei-

gneur de lout notre cœur, de toute notre âme, de


toutes nos forces, et le prochain comme nous-mêmes.
Ce précepte, résumé de la Loi et des prophètes, lui

paraît supérieur à tout ce qui a jamais été écrit par les


philosophes ou ordonné par les législateurs. Toute la

1
Heaut., act. 1, se. 1.
2
Ep. CLV, c. 4.
DE l'amour de dieu. 861
physique, toute la morale, toute la logique, toute la
politique lui semblent renfermées dans cette brève,
mais riche formule: la physique, car en parlant du
Seigneur on désigne la cause suprême à laquelle il faut
rattacher les causes secondes de la nature; la morale,
car la vertu tout entière consiste à aimer les choses
dans la mesure où elles doivent être aimées ; la logique,
car aimer Dieu, c'est aimer la vérité qui éclaire toute
àme raisonnable; la politique, puisque le fondement
des Etats, la garantie de la prospérité publique est

dans l'amour du bien commun, qui n'est autre chose


que Dieu, et dans l'amour des citoyens entre eux en
vue de ce bien même 1
.

L'amour de Dieu est une vertu si importante, qu'elle


comprend en elle toutes les autres, et que celles-ci

n'en sont que des modifications particulières. La tem-


pérance est l'amour qui se donne sans réserve à l'objet
aimé; le courage, l'amour qui supporte tous les maux
en vue de lui; la justice, l'amour qui n'obéit qu'à lui;
la prudence, l'amour qui discerne avec sagacité ce qui
2
peut le seconder et ce qui peut lui faire obstacle .

Il ne suffit pas d'aimer Dieu comme le Bien su-


prême, comme la Vérité immuable comme , la parfaite

Beauté, il faut encore l'aimer d'un amour désintéressé

et que nulle crainte servile ne corrompe. Sur ce sujet

1
Ep. CXXXVII, c. s.
1
De Mor. Eccl. catk., 1. 1, c 15. — Voir sur ce sujet l'estimable et
intéressant ouvrage de M. l'abbé Flottes, ancien professeur de philo-

sophie a la Faculté des lettres de Montpellier : Etudes su?- saint Au-


gustin.
362 de l'amour de dieu.
délicat, qui devait provoquer plus tard tant de lulles
ardentes et mettre aux prises des ordres aussi considé-
rables que Port-Royal et la Société de Jésus, et des
prélats aussi illustres que Bossuet et Fénelon, Augus-
tin exprime des sentiments pleins d'élévation et de no-
blesse , et émet des idées qui , sans décider la question
l'environnent d'une vive lumière.
La crainte servile, remarque le grand évêque, si dif-

férente qu'elle soit de l'amour, lui prépare les voies et


lui ouvre l'entrée de nos cœurs. Elle consiste dans la

salutaire appréhension de mal faire pour ne pas en-


courir les peines de l'autre vie et les supplices de l'en-
fer. Cette crainte est comme un poids qui contreba-
lance utilement le poids de la concupiscence, car nous
voyons que les animaux eux-mêmes sont encore plus
portés à fuir la douleur qu'à rechercher le plaisir, et

qu'à force de coups et de menaces, on les détourne de


leurs brutales jouissances. L'homme qui s'abstient de
l'adultère ou de tout autre péché par la considération
des peines éternelles, n'est pas encore louable sans
cloute, mais son sort est déjà moins déplorable qu'au-
paravant. La crainte a commencé l'œuvre de sa régé-
1
nération, l'amour fera le reste .

Qu'en partant de cette doctrine, en matière poli-


tique, on soit exposé à glisser dans l'intolérance et tenté
d'invoquer le bras séculier pour imprimer une utile
terreur aux hérétiques récalcitrants, il faut bien en

x
Serm. CLXI, c. 8, 9; De div. qu 83, qu. 36; Serra. CLVIII, c. 7;
Serm. CLXXVIII, c. 4 0.
de l'amour de dieu. 363
convenir, el l'histoire es! là malheureusement pour
l'attester. Hais il faul avouer aussi qu'à la considérer
uniquement par sou côté psychologique, elle est ingé-
nieuse el profonde.
L'amour nue lois entré dans nue Aine, continue
àugustin, la crainte mercenaire et servile se retire, et
une crainte noble et généreuse prend sa place; à la

peur d'être puni, succède celle d'offenser et de déplaire.


Un esclave ne fait point le mal sous l'œil de son
maître: il craint d'être mis aux fers, de recevoir des
coups de fouet ou d'être enfermé au moulin. Mais si

son maître vient à sortir, il fera ce qui lui est défendu


car il ne redoutait que la punition, et il peut mal faire
impunément. Voilà la crainte mercenaire.
Au contraire, si un homme est amoureux et que ses
vêtements, sa toilette ne soient point au goût de celle

qu'il aime, celle-ci n'a qu'à lui dire: «Je ne veux pas
que vous portiez cette casaque,» — il ne la porte pas;
veux que vous vous mettiez en tunique,» — il s'y

met aussitôt, lut-on au cœur de l'hiver. Pourquoi?


Parce qu'il aime mieux grelotter que de déplaire. Pour-
tant sa maîtresse ne le mettrait pas en prison, elle ne
lui infligerait aucun supplice; elle n'a ni geôliers ni

bourreaux à sa disposition. Elle lui dirait simplement:


«Je ne vous aime plus, vous ne me reverrez jamais.» —
Mais ce sont là des paroles toutes-puissantes sur un
ir vivement épris. Voilà la crainte noble et désinté-

Ce qu'une courtisane obtient de son amant, Dieu a


bien le droit de l'obtenir de nous, dit Augustin, je
364 DE l'amour de dieu.

veux dire un amour pur de tout intérêt, qui n'ait que


lui pour but et qui ne soupire qu'après sa possession.
Ce n'est pas la crainte de Dieu, mais son amour qui
devrait être le ressort de notre vie, le principe détermi-
nant de tous nos actes 1 .

Il faut que l'amour de Dieu soit pur, non-seulement


de toute crainte servile, mais encore de toute concu-
piscence et de tout désir charnel; il faut que rien
d'étranger à lui ne vienne s'y mêler et le corrompre.
On n'aimera point pour eux-mêmes les honneurs, les

plaisirs, les richesses. — Si on prend une épouse, ce


qui n'est point à souhaiter, dit Augustin ,
(car rien ne

rabaisse l'âme d'un homme comme les caresses d'une


femme), si on prend une épouse, il ne faut point, non
plus, l'aimer pour elle-même , fût-elle parée des qualités
les plus aimables. Honneurs, plaisirs, richesses, amis,
femme, enfants, rien de tout cela n'est digne d'un
cœur que Dieu a fait pour lui seul et ne peut être aimé
qu'en vue de Nous ne devons tenir à
lui. la vie elle-

même que comme à un moyen d'arriver à la vérité,


c'est-à-dire à Dieu, et si la mort nous permet de la dé-

couvrir plus sûrement, nous devons préférer la mort 2 .

C'est là, on le voit, la doctrine de l'amour pur de


Dieu, du parfait détachement de la terre, telle qu'on
essaie encore de la pratiquer sous les arceaux silen-

cieux des cloîtres, doctrine pleine à la fois d'austérité

et de grandeur, dont les profanes se sont quelquefois

1
Idem.
* Sotil., 1. 1, c. 9, 10, 11, 42.
de l'amour DE DIE1 .
365
scandalisés , faute sans doute de la bien comprendre et
d'en saisir nettement le principe.
Pour décrire cel amour exclusif, ce culte jaloux que
la Vérité suprême réclame, Augustin emploie des ex-
pressions d'un mysticisme ardent et voluptueux qu'on
ne rencontre pas ordinairement sous Ja plume sévère
des philosophes et qui semblent un écho des plaintes
enflammées de la Sulamite :

«Maintenant, fait-il dire à la raison, maintenant nous


cherchons quel amour tu éprouves pour cette sagesse
que tu désires voir d'un regard pudique, sans voile, et

pour ainsi dire toute nue, faveur qu'elle n'accorde qu'à


un petit nombre, qu'à l'élite de ses amants; caria vir-
ginale beauté de la sagesse ne se montrera à toi que si
1
tu brûles pour elle seule .»

Du reste, notre union avec la vérité est une union


purement mystique et incorporelle dont les unions ter-

restres ne peuvent donner qu'une idée grossière, de


même mouvement qui nous porte vers elle est
que le

un pur mouvement du cœur, et n'a rien de commun


avec les mouvements physiques. Nous nous rappro-
chons de Dieu et nous nous unissons à lui en l'aimant
et en lui devenant semblables. C'était la pensée de Plo-
tin, quand il écrivait ces paroles fameuses: «Fuyons
vers notre chère patrie. Là est le Père et avec lui tous

les biens. Mais quelle flotte ou quel autre moyen de


transport nous y mènera? Pour y arriver, il faut deve-
nir semblables à Dieu.» Comment lui devenir sem-

1
So/iL, 1. I, c. 3.
366 de l'amour de dieu.
blables, sinon par la continence, c'est-à-dire , comme
saint Augustin l'explique, en contenant fortement notre
âme, qui cherche à s'échapper et à se répandre sur la

multitude des objets inférieurs, et en la ramassant en


elle-même pour ,
la diriger tout entière vers la vérité qui
est souverainement une * ?

L'amour de la vérité, le culte de la beauté morale

n'est pas seulement le principe de notre perfection,


mais encore celui de notre béatitude tant dans cette vie

que dans l'autre. Les âmes les plus nobles et les plus
heureuses tout ensemble sont certainement celles qui
dédaignent les beautés périssables et qui ne s'attachent
qu'à l'éternelle Beauté. Aussi regardent-elles comme
des années perdues toutes celles qu'elles ont consa-
crées aux fragiles objets de la concupiscence, ce Je vous
ai aimée trop tard, s'écrie Augustin, beauté toujours
ancienne et toujours nouvelle, je vous ai aimée trop
tard ! Vous étiez au dedans de moi et je vous cherchais
au dehors 2 .»
La possession de la beauté, de la vérité parfaite

n'est pas possible en ce monde ; elle sera seulement le

partage des habitants de la Jérusalem sainte et sera

accompagnée du parfait bonheur qui n'est pas non


plus de ce monde. «Quoi! dit Augustin, les hommes
s'écrient qu'ils sont heureux quand ils tiennent dans
leurs bras de beaux corps ardemment désirés, leurs
épouses ou même des courtisanes, et nous, nous dou-

1
De Civ. Del, 1. IX, c. 17; Conf., 1. X, c. 29.
2
Conf., 1. X, c. 27.
DE l. AMOUR DE DIEU. 867
ferions de noire bonheur en embrassant la vérité! Les
hommes se proclamenl heureux, lorsque, le palais
desséché par la chaleur, ils arrivent à une fontaine
abondante el salutaire, ou que, mourant de faim, ils

trouvent un dîner ou un souper somptueusement et

copieusement servi, et nous, nous ne serions pas heu-


reux quand la vérité nous sert et de breuvage et d'ali-

ment 1
!
»

Suivant saint Augustin, Dieu ne se borne pas à nous


éclairer de sa lumière, il nous inspire encore son
amour, et c'est de lui, comme de leur centre commun,
que rayonnent à la fois notre vie intellectuelle et notre

vie morale. Est-il possible, en effet, que Dieu nous


illumine comme principe de toute vérité, sans nous at-
tirer à lui comme source de toute beauté? Est-il pos-
sible que l'homme tienne de Dieu la science qui est un
bien inférieur, et qu'il se donne à lui-même la charité,
qui est le premier des biens? Car il est écrit que la
2
science enfle et que la charité vivifie .

La charité, la grâce, comme l'appelle saint Augus-


tin, agit sur la volonté sans la contraindre, sur le libre
arbitre sans l'annuler, mais elle n'en vient pas. Elle a
sa source dans le sein de Dieu; elle est une effusion
de son Esprit ou plutôt elle est son Esprit même. Celui
qui aime son frère, aime Dieu; car il ne peut pas l'ai-

mer, sans aimer l'amour par lequel il l'aime, et cet

1
Delib. arb.,\. II, c. 13.
:
Op. imp. contr. Jul., 1. III, c. 406 ; Lib. de grat. et lib. arb^
t. 11).
368 de l'amour de dieu.

amour c'est Dieu. Or l'amour d'un objet nous étant

plus présent, plus intime, plus connu que son objet, il

s'ensuit que Dieu nous est plus présent, plus intime,

plus connu que notre frère même. Dieu est amour, et

celui quidemeure dans l'amour demeure en Dieu, et


Dieu demeure en lui. S'il regarde dans sa conscience,
Dieu lui apparaît. Il n'a que faire de désirer le voir assis

dans le ciel; s'il possède l'amour, il le voit dans son


propre cœur. Pour le docteur de la grâce, comme pour
le poète du stoïcisme, le cœur vertueux et le ciel sont
également le siège de la divinité, et cœlum et virtus*.

II.

On voit que saint Augustin, sans avoir composé un


livre spécial sur les sentiments de l'homme, a consigné
là-dessus, dans ses différents écrits, assez d'observa-
tions pour que leur réunion puisse être considérée
comme un traité sur cette matière. La nature de l'a-

mour, ses lois les plus importantes , les diverses modi-


fications dont il est susceptible, les principaux objets
vers lesquels il tend, ce sont là autant de points que
son heureux génie éclaire comme en se jouant, et sur

lesquels il répand une abondante lumière.


Parmi les philosophes, les uns ont considéré sur-
tout l'amour dans sa nature intime et dans les modes

1
De Trin., 1. VIII, c. 8; Serm. CLVI, c. 5; Enarr. in PsalmAtâ. —
Estne Dei sedes, nisi terra , etpontus, et aer.
Et cœlum etvirtus? (Lucain, Phars., 1. IX).
de l'amoi r de dieu. 369

qu'il affecte au sein du sujet pensant; les autres l'ont

envisagé plus particulièrement dans ses rapports avec


les objets pensés. De là, deux classifications des passions
assez différentes entre elles, dont l'une repose sur les

caractères subjectifs, l'autre sur les caractères objec-


tifs ipie les passions o firent à l'observateur. Ni l'une ni
l'autre de ces classifications n'est peut-être assez large
pour pouvoir servir de cadre au tableau des mouve-
ments multiples et variés de notre cœur : il est bon,
quand on veut le dépeindre, de le considérer tour à

tour par le dedans et par le dehors, et de l'envisager


successivement sous toutes ses faces. C'est ce qu'a es-

sayé de faire saint Augustin. Après avoir étudié l'amour


dans l'homme, il Ta étudié dans ses rapports avec le

monde et avec Dieu, qui sont ses deux grands objets;


puis dans l'amour du monde, il a distingué l'amour du
plaisir, celui de la connaissance sensible et celui de la

supériorité; et dans l'amour de Dieu, l'amour du bien,


celui du vrai, celui du beau, de manière à ne rien lais-

ser de considérable en dehors de ses investigations.


C'est ainsi qu'Aristote, quand il voulait étudiera fond

les passions humaines dans sa Rhétorique, les envisa-


geait successivement comme inclinations et comme
modes, relativement à leurs objets et en elles-mêmes,
poussant la décomposition aussi loin qu'elle pouvait
aller, et portant le flambeau de l'analyse sur tous les

aspects de cet important sujet.


Si nous voulons trouver, dans l'histoire de la pensée
humaine, les origines de cette grande théorie de l'a-
mour, si admirablement développée par saint Augu?-
24
p
370 DE l'amour de dieu.
tin, il nous faudra, comme nous l'avons déjà laissé
pressentir, remonter jusqu'à Platon. Ce philosophe
divise l'âme en deux parties dont l'une est douée de
,

raison et dont l'autre en est privée. Par la première


elle connaît et aime tout ensemble le vrai, le beau , le

bien , dont elle s'est nourrie dans une existence plus


heureuse, et s'élance avec ardeur vers ces hautes de-
meures d'où elle est descendue. Par la seconde elle

entrevoit les objets grossiers de cette terre, et, leur


attribuant une réalité qui leur manque, elle s'attache à

eux par des liens criminels, oublieuse tout à la fois de


son origine céleste et de sa céleste destinée. Ces deux
parties de l'âme sont également des principes d'amour
et de connaissance; mais dans l'une la connaissance et

l'amour s'élèvent à Dieu, dans l'autre la connaissance


et l'amour s'abaissent vers les corps.

Retranchez de cette théorie l'hypothèse de la préexis-

tence des âmes, et vous aurez exactement la théorie de


l'amour telle qu'elle a été conçue par saint Augustin :

d'une part, l'amour charnel qui correspond à la con-


naissance du sensible; de l'autre, l'amour divin qui
correspond à la connaissance de l'intelligible.

Platon subdivise la partie de l'âme qui est privée de


raison en deux autres parties, dont l'une est la source
des désirs, des convoitises, des passions sensuelles, et

dont l'autre est le principe de la colère, de l'énergie,

du courage.
Ici encore saint Augustin me semble s'inspirer,
quoique moins visiblement, des doctrines du philo-
sophe athénien. Qu'est-ce que cette tendance qu'il
DE L'AMOUR DE DIEU. :!7I

Domine avec saint Jean concupiscence de la chair,


sinon ce que Platon appelle le principe des désirs?
Qu'est-ce que la concupiscence des yeux ou curiosité,
sinon la recherche de la connaissance sensible que
Platon attribuait à l'Ame irraisonnable? Quant à l'or-

gueil, qui est la troisième des passions, d'après saint


Jean et saint Augustin , n'offre- t-il pas une grande
ressemblance avec ce sentiment exalté de la personna-
lité humaine que Platon désignait sous le nom de cou-
rage ou d'énergie? Toute la différence c'est que, dans
Platon, l'énergie fait cause commune avec la raison,
tandis que dans saint Augustin elle la combat. On re-
connaît à ce trait le sectateur de la doctrine qui prêche
l'humilité.
Pour l'amour divin, Platon et Augustin l'ont compris

d'une manière analogue, et si leurs théories offrent


quelques dissemblances de détail, elles sont au fond à
peu près identiques.
Un critique éminent, qui se plaît à agrandir le do-
maine de la littérature par des excursions fréquentes
et heureuses dans le domaine de la morale et de la

psychologie f
, a remarqué que les Pères de l'Église, à
la différence de Platon, ne regardent point l'amour
profane comme un mouvement ascensionnel qui nous
élève peu à peu vers Dieu, mais plutôt comme une
chute qui nous en éloigne. Si cette observation est

applicable aux autres Pères , c'est ce que je ne saurais


dire, mais elle l'est certainement à saint Augustin.

1
M. Saint-Marc Girardin, Cours de litt. dramatique , t. II, c. 36.
372 de l'amour de dieu.
Suivant lui, nous l'avons vu, tout ce qui nourrit la

concupiscence empoisonne la charité, et de toutes les

formes de la concupiscence la passion de l'amour est


sans contredit la plus dangereuse. Aussi il la combat
sans cesse et épuise contre elle tous ses traits.

Platon croit que l'amour est un principe de perfec-


tionnement , et prétend qu'il n'est pas de bassesse qu'on
n'évite comme le feu, pas de grande action à laquelle
on ne s'élance avec ardeur quand on est sous le regard
de l'objet aimé. Ce n'est pas l'opinion de saint Augus-
tin. Il ne voit dans l'amour que les pièges qu'il sème
sous nos pas, que les chaînes de fleurs dont il nous
enlace et qui sont plus difficiles à rompre que si elles

étaient de fer ou de diamant. Il a dit, avant le plus pa-

radoxal des philosophes contemporains, que rien ne


dégrade l'homme comme le commerce de la femme. Il

est vrai qu'il ne paraît point, quoi qu'en ait dit Chateau-
briand , s'être élevé sensiblement au-dessus de la con-
ception de l'amour physique, et que le renoncement à

l'amour lui paraît moins une privation du cœur qu'une


privation des sens. «Quoi! dit- il dans ses Confessions,
quand il est sur le point de se convertir à une vie nou-
velle; quoi! tu ne pourras plus faire ceci, ni cela! Il

faudra te l'interdire à jamais » !

Je ne veux point nier ce qu'il y a généralement d'ir-


rationnel et de périlleux dans l'amour, ni prendre parti
sans réserve pour Platon contre saint Augustin. En
vouant l'homme à cette union qu'on a appelée l'êgdime
à deux, l'amour le soustrait à cette grande loi de la

morale qui veut qu'il aime les objets dans la proportion


de l'amoi r de dieu. S73
où il- sont aimables. Son esprit, dupe de son cœur,
orne la créature la plus imparfaite de toutes les per-
fections, si bien qu'un spectateur impartial ne saurait
s'empêcher de rire de sa folie ou d'en prendre pitié.

Une ibis que son àme est ainsi prévenue et aveuglée, il

n'est pas de sacrifice qu'il ne soit prêt à consommer


pour l'idole qu'il s'est laite, jusqu'à ce que le bandeau
tombe de ses yeux, et qu'il s'aperçoive avec amertume
que c'est à un objet indigne qu'il a prodigué-, sans comp-
ter, tous les trésors de son cœur.
Cependant il faut bien admettre, si l'on ne veut pas
calomnier notre nature, que, sans sortir des limites
de ce monde, le cœur humain peut trouver à quoi se

prendre, et rencontrer des êtres qui ne soient point in-


dignes d'un noble attachement. Les Alcestes,, les Des-
demones, les Paulines ne sont certainement pas toutes
au théâtre, et, si l'on en rencontre quelqu'une dans la

vie réelle, pleine de bonté et de noblesse, de pudeur


et de grâce, ce n'est sans doute point déchoir que de
l'aimer; car c'est alors le Bien, le Beau que l'on aime
dans l'une de ses réalisations les plus charmantes.
Mais les ressemblances entre la théorie de Platon et
celle de saint Augustin se font jour même à travers les
caractères qui les différencient. Augustin ne regarde pas
l'amour profane comme un degré entre l'amour des
corps et l'amour de Dieu ; mais entre ces deux senti-
ments il reconnaît cependant des degrés comme Pla-
ton. Le principal, suivant lui, comme suivant Platon,
est le goût des sciences abstraites. Celui qui les étudie,

s'habituant à considérer des vérités qui sont indépen-


374 de l'amour de dieu.
danles de toute étendue et de toute figure particulières
et qui ne varient point avec les temps et les lieux, de-
vient ainsi capable de connaître et d'aimer la Vérité su-
prême et immuable.
L'illustre écrivain que nous citions tout à l'heure fait
une seconde remarque qui n'est pas moins impor-
tante que la première. Suivant lui, l'amour, dans Pla-
ton, ne s'adresse qu'à une idée, tandis que, dans les
Pères de l'Église, il s'adresse à un être. Par conséquent,
dans le premier cas, l'objet aimé a quelque chose de
plus abstrait, de moins saisissable, et risque à chaque
instant de s'évaporer, tandis que, dans le second, il a

plus de réalité et plus de corps pour ainsi dire; car il

est le Père des hommes et leur Providence, le Rédemp-


teur et le Sauveur de chacun d'eux. C'est pourquoi l'a-

mour chrétien est plus populaire et plus efficace que


l'amour platonique. Il n'est pas d'idée, si touchante
qu'elle soit, qui puisse avoir autant de prise sur les

âmes que le type de bonté, de douceur, de tendresse


suspendu au bois sanglant du Golgotha.
Nous admettons parfaitement, avec M. Saint-Marc Gi-
rardin, que les idées qui se réalisenl dans les faits im-
pressionnent plus fortement les cœurs que celles qui

restent à l'état de pures abstractions, et qu'un principe


tout seul n'entraîne pas les masses aussi irrésistible-
ment que l'homme qui le personnifie. Il n'appartient
qu'aux natures d'élite (Platon est le premier à le recon-
naître) d'adorer le Bien en esprit et en vérité : les en-
fants, les femmes, les gens du commun se passionnent

toujours plus pour les individus que pour les universaux.


de l'amoi r de dieu. 375
Mais l'éminen! écrivain n'interprète-l-il pas d'une ma-
nière Irop peu favorable la doctrine un peu vague, il

esl vrai, el un peu indécise de Platon, en Faisant de


l'objel le plus élevé de l'amour platonique une simple

idée générale, et en disant que l'objet de cet amour n'a


de réalité qu'à ses degrés inférieurs? Le Beau, qui est
l'objet suprême de l'amour platonique, est-il une idée
au sens ordinaire du mot? N'êst-il pas plutôt une es-

sence dépendante du Bien, et qui est à son égard ce


que l'attribut est à l'être? Aimer le Beau, dans le pla-
tonisme, ce ne serait donc pas simplement aimer l'idée
générale de beauté, ce serait aimer la Beauté divine; ce
ne serait pas' s'attacher à un produit inerte de la géné-
ralisation, mais à une intuition vivante de la raison. On
peut dire que le Dieu auquel s'élève le cœur du chré-
tien a quelque chose de plus humain que celui que le

platonicien adore; on ne peut pas dire, à ce qu'il me


semble, qu'il ait quelque chose de plus réel. Bien plus,
si le Dieu du christianisme affecte un caractère plus
humain et plus déterminé que celui du platonisme,
c'est particulièrement dans les écrits des évangélistes
et des auteurs qui les ont commentés; mais chaque fois
que la raison des philosophes chrétiens a soumis l'idée
de Dieu à une élaboration profonde, elle a abouti à une
conception assez analogue à celle de Platon. Il suffit,

pour s'en convaincre, de relire le Traité de l'existence


de Dieu de Fénelon, où l'auteur identifie constamment
Dieu avec l'être universel, et l'être universel lui-même
avec le Bien en soi. Bossuet etMalebranche s'accordent
à faire de Dieu et de la Vérité un seul et même être:
376 de l'amour de dieu.

«Ces vérités, dit Bossuet, sont quelque chose de Dieu


ou plutôt sont Dieu même.)) — «C'est connaître Dieu,
dit Malebranche, que de connaître la Vérité; et c'est

aimer Dieu que d'aimer la Vertu, ou d'aimer les choses


selon qu'elles sont aimables ou selon les règles de la

Vertu...» «Il y en a très-peu, ajoute-t-il, qui sachent


avec évidence que ce soit s'unir avec Dieu, selon les
forces naturelles, que de connaître la Vérité; que ce soit
une espèce de possession de Dieu même que de contem-
pler les véritables idées des choses, et que ces vues abs-
traites de certaines vérités générales et immuables qui
règlent toutes les vérités particulières soient des efforts
J
d'un esprit qui s'attache à Dieu et qui quitte le corps .»

Ainsi, le Dieu, je ne dis pas seulement de saint Au-


gustin, mais encore de Bossuet, de Fénelon, de Male-
branche, n'est pas moins abstrait que celui de Platon,
et l'amour de Dieu apparaît dans leurs écrits, aussi bien

que dans les siens, moins comme l'amour d'un être in-
dividuel et particulier que comme l'amour du Bien, du
Beau et du Vrai, en un mot de l'idéal en tout genre.
L'amour de Dieu étant presque tout le christianisme,
et l'amour platonique étant, au fond, identique à l'a-

mour chrétien, je ne m'étonne pas des paroles de saint


Augustin, quand il dit que les platoniciens n'auraient

eu que peu de chose à changer à leurs doctrines pour


être chrétiens. Par conséquent je ne saurais souscrire
à l'opinion de M. Saint-Marc Girardin, qui déclare que
ce peu est tout, attendu , dit-il ,
que ce qui manquait à

1
Rech. de la vér., 1. V, c. 5.
de l'amour DE DIE1 . 377
philosophes, c'était la lumière de la révélation. La
révélation n'est pas la doctrine chrétienne, mais seule-
ment l'un des moyens par lesquels elle s'est découverte
et manifestée. Or des penseurs doivent être caractéri-

. si je ne me trompe, par la nature de leurs doc-


trines plutôt que par les moyens employés pour les ob-
tenir.

Quoi qu'il en soit, saint Augustin a compris l'amour


de Dieu de la manière la plus noble et la plus élevée.
Bien différent de ces prétendus chrétiens qui ne voient
dans ce sentiment que l'amour d'un être comme un
autre, et qui le concilient avec l'exubérance de la vie
matérielle et la nullité de la vie morale, il l'a identifié
avec toutes les hautes aspirations de notre nature.
Admettez, comme le fils de Monique, l'identité du
Bien, du Vrai et du Beau avec Dieu, l'amour divin de-
vient à vos yeux le principal ressort de tous les perfec-

tionnements de la race humaine et produit les plus


merveilleux résultats dans toutes les sphères où notre
activité se déploie.

A le considérer dans la vie active, c'est ce délire sa-


cré des âmes héroïques que le platonisme préfère à la

raison tranquille des âmes vulgaires ; c'est cette folie

de la croix que le christianisme élève au-dessus de la


sagesse du monde. Et n'y a-t-il pas, en effet, plus
de noblesse à s'éprendre du Bien au point de lui tout
sacrifier qu'à l'aimer avec calme et modération ? Le
moyen âge ne s'y trompait pas, quand il mettait le prêtre
ou le chevalier emportés par le sentiment exalté du
bien au-dessus du commerçant le plus laborieux et le
378 de l'amour de dieu.
plus honnête. Les temps modernes ne s'y trompent pas
davantage, quand ils placent au premier rang parmi
les morts illustres ceux qui ont combattu toute leur vie
pour le triomphe de la justice, et qui sont tombés à la

tribune ou sur le champ de bataille en servant une


cause généreuse.
Dans l'ordre spéculatif ce sentiment devient, sous le
nom d'amour de la vérité, le principe créateur, organi-
sateur, vivifiant de la science, et soutient l'homme d'é-

tude dans ses labeurs et ses veilles. Seul il donne à ses

travaux une grande et féconde direction, et en fait à la

fois la solidité et la profondeur. Sous l'influence de l'a-

mour de la gloire, son esprit rechercherait peut-être


les hypothèses brillantes plutôt que les théories exactes,

ce qui saisit l'imagination des hommes plutôt que ce


qu'approuve la raison. Sous l'influence de l'intérêt, il

risquerait de se rabaisser aux applications de détail qui


se traduisent immédiatement en résultats visibles et

palpables; mais, avec l'amour de la vérité pour mobile,


il s'élève d'une aile puissante aux libres et vastes spé-
culations qui ouvrent au genre humain des routes nou-
velles et lui dévoilent des horizons inconnus.

N'est-ce pas lui qui, sous le nom d'amour désinté-


ressé du Beau, cœur du grand artiste,
fait tressaillir le

quand il conçoit ses œuvres immortelles? Homère ne


cherchait point à briller en homme amoureux de lui-
même, mais à satisfaire son naïf sentiment delà beauté,
quand il retraçait les passions de l'humanité encore
jeune et héroïque dans ces larges compositions qui en-
chanteront la postérité la plus lointaine. Démosthènc
DE l'AMOI R DE DIEU. 37!)

oe songeait pas à lui, mais à la beauté morale; il était

moins désireux de l'aire dire: — qu'il parle bien! - que


d'inspirer aux Athéniens des résolutions viriles, quand
il enflammait ses auditeurs par son ardente parole.
Augustin lui-même négligeait ses vaines antithèses et

jeux de mots puérils, et ne se représentait que ce


qui était noble et beau, quand il arrachait des pleurs
aux rudes marins des petites cités africaines. Tant il

fes1 vrai qu'il faut s'oublier, pour atteindre aux cimes


de l'art et de la science comme à celles de l'héroïsme !

On voit que l'amour de Dieu, entendu au sens d'Au-


gustin, est ce qu'il y a au monde de plus noble et de
plus grand. L'homme n'est pas libre de se le donner à
lui-même : il lui est inspiré par son sublime objet.
Mais de toutes les grâces d'en haut, comme disent les
théologiens, c'est certainement la plus précieuse; de
tous les les dons du ciel, c'est incontestablement le plus
magnifique. Toute la richesse de la vie morale, de la
vie intellectuelle et de la vie esthétique y est, en quel-
que sorte, renfermée. C'est de là que sont sorties toutes

les belles actions, toutes les hautes pensées, toutes les


oeuvres immortelles qui ont éclaté dans l'histoire. Si
quelque chose peut relever l'homme, durant le peu de
jours qu'il rampe sur cette planète, c'est sans contre-
dit ce sentiment qui l'emporte, loin de lui-même et de
la boue qu'il foule aux pieds, vers un idéal qui le sur-
passe, et auquel il brûle de devenir conforme.
380 DE LA LIBERTÉ.

CHAPITRE XIII.

DE LA LIBERTÉ.

Parmi les questions relatives à l'âme humaine que


l'esprit curieux et investigateur de saint Augustin a suc-

cessivement abordées , il n'en est pas une qu'il ait agi-

tée avec plus de puissance que celle de la volonté et

celle du libre arbitre qui s'y rattache étroitement. Élevé

parla grandeur du sujet qui touche aux sources mêmes


de la vie morale et religieuse, échauffé parle feu d'une
double polémique où il fut aux prises d'abord avec les

manichéens, ensuite avec les pélagiens, et où il dut éta-


blir tour à tour la liberté de l'homme et les influences

qui la modifient, son génie déploya une remarquable


vigueur et produisit des ouvrages qui ont depuis été in-
voqués par tout ce qu'il y a eu de plus éminent dans la

théologie et la philosophie chrétiennes. Raconter ses


luttes contre le pélagianisme dans la personne de Pe-
lage, de Gélestius et de Julien, et exposer l'ensemble
des travaux qui lui ont mérité le surnom de docteur de
la grâce, ce serait sans doute faire connaître la partie

la plus forte et la plus originale de sa doctrine ; mais


ce serait quitter le terrain de la philosophie pour celui
de la théologie, ce serait effleurer inutilement une ma-
tière que le siècle de Louis XIV a creusée avec tant de

profondeur, et essayer de renfermer en quelques pages


ce qui exigerait, non pas un chapitre, non pas une
DE LA LIBERTÉ. 381

thèse, mais un ouvrage toul entier. Notre incompétence


comme théologien , la nécessité de nous restreindre, la
crainte d'entrer dans une carrière tant de fois et si glo-

rieusemenl parcourue, tout nous fait une loi de cir-


conscrire rigoureusement notre sujet et de demander
seulement à saint Augustin la réponse aux principales
questions que se pose la philosophie contemporaine.
Quelles sont les preuves du libre arbitre? De quelle ma-
nière peut-on le concilier avec la prescience divine?

Quelle idée faut-il se faire de sa nature? Nous borne-


rons prudemment nos recherches à ces trois points et
nous nous garderons bien de nous aventurer dans le

vaste domaine de la grâce, car c'est, comme on l'a dit,

un océan qui n'a ni fond ni rives


1
.

I.

Tout le monde sait que les manichéens faisaient dé-

river le mal d'une substance mauvaise égale et coéter-

nelle à Dieu. Ce fut pour renverser cette doctrine, et,

pour établir que le mal est l'œuvre de l'homme, que


saint Augustin s'efforça de démontrer l'existence de la

volonté et du libre arbitre. Il s'attache à faire voir, d'une

part, que la volonté est distincte de la contrainte; de


l'autre, qu'elle est distincte de la nécessité.

1
On peut co. ulter sur cette question le brillant travail de M. Er-
nest Bersot, — Doctrine de saint Augustin sur la liberté et la Pro-
vidence — , et une thèse très-substantielle et très-forte de notre ami
M. M.uiiial, intitulée : Ortgenis de liberlale arbitra doctrina.
DE LA LIBERTE.

Rien de plus familier et de plus populaire que les

arguments qu'il emploie pour prouver ces deux vérités;


rien de plus frappant et de plus irrésistible que t'évi-

vence dont il les entoure.


Figurez-vous, dit-il, un homme qui est endormi et

des gens qui, pendant son sommeil, lui prennent dou-


cement la main et lui font tracer sur le papier des ca-
ractères criminels. Cet homme est-il coupable? Il fau-
drait être insensé pour le prétendre. Imaginez-en un
autre qui est bien éveillé, mais dont tous les membres,
excepté la main , ont été garottés , et que l'on force à

commettre un acte du même genre. Peut-on raisonna-


blement l'accuser de cet acte, sous prétexte qu'il ne
dormait pas et qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait?
En aucune sorte. Mais si le dormeur de tout à l'heure
avait su à l'avance qu'on profiterait de son sommeil pour
lui faire commettre un crime, s'il s'était endormi ex-
près pour le commettre et avait même hâté le sommeil
trop lent à son gré en buvant outre mesure; si l'homme
garotté s'était fait mettre dans cet état pour avoir une
justification toute prête, quand on lui reprocherait sa
conduite, n'est-il pas manifeste qu'ils seraient coupables
l'un et l'autre, et encourraient justement la vindicte

des lois? Pourquoi? Parce qu'il y aurait eu de leur part


acte de volonté. Il ne faut donc pas confondre les actes

qui émanent de la volonté et ceux qui sont déterminés


par la contrainte , les mouvements que nous nous im-
primons et ceux qui nous sont imprimés 1 .

1
Contr. Manich. De duab. anim., c. 10.
DE i
I i
[BER1 883
Mais de ce que nul mouvement contraint et venu du
dehors n'es! volontaire, il ne s'ensuit pas que tout mou-
veraenl qui n'est ni contraint ni venu du dehors soit

volontaire. Quand je jette une pierre en l'air, le mouve-


ment qui se produit ne vient pas de la pierre, mais
d'ailleurs; il n'esl pas naturel, mais contraint. Si je l'a-

bandonne à elle-même, et qu'elle tende en bas, comme


cela ne manque pas d'arriver, ce mouvement n'a pas de

cause extérieure à la pierre: il lui est naturel; mais il

n'est pas pour cela volontaire. Or si le mouvement de


mon âme vers le mal , sans être de lamôme espèce que
celui de la pierre qu'on lance, est de la même espèce
que celui de la pierre qui tend vers le sol, c'est, à la
vérité, un mouvement naturel, qui n'est pas le résultat

de la contrainte, mais la volonté n'en est pas le prin-


cipe. Il n'est point coupable , lors même qu'il serait sub-

versif; car il dérive d'une nécessité inhérente à mon être


et contre laquelle je ne saurais réagir. Mais un tel mou-
vement est coupable, — tout le monde en convient,
c'est une vérité claire comme la lumière du jour; —
donc il n'est pas simplement naturel, mais il est volon-

taire. Il ressemble au mouvement de la pierre de haut


en bas en ce qu'il appartient en propre à mon âme
comme ce mouvement appartient en propre à la pierre,
et que nulle cause étrangère ne le produit. Il en diffère
en ce qu'il ne dépend point de la pierre d'arrêter le

mouvement qui l'entraîne en bas, tandis que mon âme,


si elle veut, s'arrête sur la pente qui l'incline vers les
biens inférieurs. Dire que la pierre est coupable quand
elle tend en bas, c'est se montrer plus stupide qu'elle;
384 DE LA LIBERTÉ.

mais dire que l'âme ne pèche point quand elle lend vers
les biens inférieurs, c'est également renoncer à la rai-

son. Donc il y a lieu de distinguer les mouvements vo-


lontaires non-seulement de ceux qui sont le résultat de
la contrainte, mais encore de ceux dont une sorte de
nécessité physique est la source 1 .

Saint Augustin, qu'on a si souvent accusé de mé-


connaître le libre arbitre, ne se lasse point de le démon-
trer, et demande ses preuves tantôt au raisonnement,
tantôt au sentiment intérieur, tantôt au consentement
universel par lequel ce sentiment intérieur se traduit et

se manifeste.

«Si, dit-il, le mouvement par lequel la volonté se


porte tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, n'était pas vo-
lontaire, et s'il ne dépendait pas de nous , il ne faudrait
point louer ou blâmer un homme suivant qu'il dirige-

rait vers les biens supérieurs ou vers les biens inférieurs


les ressorts de sa volonté; il serait parfaitement inutile

de lui recommander de laisser là les choses périssables

el de rechercher les choses éternelles , de détourner sa


volonté du mal et de la tourner vers le bien. Or qui-
conque prétendrait qu'on ne doit pas donnera l'homme
des préceptes de ce genre, devrait être banni de la so-

ciété humaine 2 . »

Que deviendraient, dit-il ailleurs, le mérite et le

démérite qui s'attachent à la justice accomplie ou vio-

lée ; comment pourrait-on condamner le crime ou ho-

1
Delib. arb., I. III, c. \.
2
Ici. id.
DE LA LIBERTÉ. : ï S T»

norer la vertu, si l'homme ne possédail point le libre

arbitre? 11 ne saurail j avoir ni crime ni vertu là où il

n\ a poinl de volonté. Otez la volonté, et tout le sys-


tème des récompenses el «les châtiments croule par la

base '.

Augustin no s'interdit même pas les arguments ad


hominem. Ceux, dit-il, qui raisonnent contre la liberté

ne s'aperçoivent pas qu'ils raisonnent contre elle libre-

ment, et que le simple fait de la nier la suppose 2 . Si


tu ne veux pas savoir, ajoutc-t-il, il est inutile que je
t'interroge; si tu ne veux pas être heureux, tu n'as en
toi rien d'humain. Tu me réponds que tu veux toutes
ces choses: donc la volonté est une chose réelle 3 .

En même temps que je sais que je vis, je sais que je


veux vivre, et le fait de ma volonté est aussi certain à
mes yeux que celui de ma vie elle-même. Je n'ai pas
besoin de feuilleter des livres obscurs pour y trouver la
preuve que je suis libre : je sens ma liberté au dedans
de moi et ma conscience m'en rend hautement té-
moignage. C'est une vérité si claire, si palpable, que je

la vois, pour ainsi dire, et la touche du doigt, video et

quodam modo tango. Il n'est rien qui me paraisse plus


solidement établi et dont j'aie un sentiment plus intime.
Que je veuille ou que je ne veuille pas, je suis parfaite-

ment sûr que c'est moi qui veux ou qui ne veux pas, et,
si je pèche, je m'attribue mon péché à moi-même,
comme à sa véritable cause.

1
De iib. arb., 1. II, c. I.

- De qu. an., c. 3G.

De lib. arb., I. f. c. 12.

1. 25
386 DE LA LIBERTÉ.

Il en est, à cet égard, des autres hommes comme de


moi-même. Les bergers (saint Augustin l'avait dit avant
Fénelon) chantent la liberté sur leurs montagnes; les

poètes la représentent sur leurs théâtres; le peuple la

suppose dans ses assemblées; les savants l'enseignent


du haut de leurs chaires; les pontifes la prêchent dans
l'enceinte de leurs temples, et le genre humain y croit
1
sur toute la face de la terre .

Je n'ignore pas ce qu'une critique rigoureuse oppo-


serait aux arguments de saint Augustin en faveur de la

liberté de l'homme. Sans parler des grandes objections


tirées de la prescience divine et du gouvernement de la

Providence, on pourrait lui dire que, lors même que


la liberté n'existerait pas et ne serait qu'un rêve de
notre orgueil, il y aurait encore lieu de louer ou de
blâmer certaines âmes pour la beauté ou la laideur de
leurs actions, comme on loue ou on blâme certains
corps pour la beauté ou la laideur de leurs traits, bien
que la volonté n'ait certainement rien à y voir. On
pourrait soutenir, en outre, que les conseils et les re-
proches, qui fournissent à l'homme des motifs d'agir

ou de ne pas agir, ne seraient pas moins raisonnables


dans le système de la nécessité que dans celui de la

liberté. On pourrait dire la même chose des récom-


penses et des peines, et ajouter que rien n'empêcherait
de leur reconnaître une vertu perfectionnante et cura-

tive, à défaut d'une vertu rémunératrice et expiatoire.

Quant aux volontés que chacun de nous constate en

1
De ilb. arb., 1. III, c. 4 ; Conj\, 1. VU, C. 3.
DE LA LIBERTÉ. ST
-!«

lui-même, on pourrait prétendre que ce ne son! que


des désirs : désir de vivre, désir d'être heureux, désir

de savoir, et que ces désirs dépendent si peu de nous


que nous ne sommes pas plus libres de les détruire
que nous ne serions libres de nous les donner si nous
ne les avions pas.
Si Augustin n'a pas eu le mérite de prévoir et de
discuter ces objections, il a eu celui de développer, à

peu près aussi bien qu'on le ferait de nos jours, les


deux preuves principales de la liberté humaine : celle

qui se fonde sur le sentiment intérieur que nous avons,


tous, tant que nous sommes, de notre liberté, pour
affirmer son existence; et celle qui part des consé-
quences absurdes qu'entraînerait la négation de notre
liberté, pour conclure à l'absurdité de cette négation
même, en un mot, la preuve directe et la preuve indi-
recte. De plus, il a établi entre la contrainte et la

essité une distinction qui a longtemps régné dans


les écoles, et dont les philosophes de notre temps ne
tiennent peut-être pas assez de compte. La manière
dont il oppose successivement la volonté à l'un et à
l'autre de ces faits est très-propre à faire connaître le

caractère véritable de cette faculté et à éclairer celte


partie mystérieuse de notre nature morale.

H.

Parmi les objections élevées de tout temps contre le

ibre arbitre, une des plus graves est celle qui se fonde
388 DE LA LIBERTÉ.
sur l'impossibilité de le concilier avec la prescience
divine. Saint Augustin la formule et la discute à peu
près de la manière suivante :

11 y a de la contradiction à prétendre que Dieu pré-


voit tous les futurs et que nos actes futurs sont volon-
taires. En effet, si Dieu prévoit que je pécherai, il est

nécessaire que je pèche; s'il est nécessaire que je pèche,


mon péché n'est pas volontaire. Donc, ou les futurs ne
sont pas tous prévus, et alors la prescience divine est
en défaut; ou ils sont tous nécessaires, et alors il n'y

a plus de volonté libre.


Augustin remarque ingénieusement que cette objec-
tion, si elle était valable, n'irait pas seulement à dé-
truire la liberté de l'homme mais encore , celle de Dieu
même. Dieu, en effet, n'a pas seulement prévu ce que
je ferai, mais encore ce qu'il fera. Si donc la prescience
marque du caractère de la nécessité les actes auxquels
elle s'applique, cela sera vrai des actes de Dieu comme
des miens : ils seront nécessaires et dénués de toute
liberté f.

C'est là sans doute un raisonnement vigoureux, et

qui prouve très-bien le libre arbitre par l'absurde;

mais je doute qu'il ait arrêté beaucoup de philosophes


sur la voie du fatalisme. Ceux qui nient la liberté dans
l'homme sont peu disposés à l'admettre dans Dieu,
quand ils admettent un Dieu.
Voici un autre argument que Leibniz trouve un peu
identique (ce sont ses propres paroles) , mais qui nous
paraît néanmoins digne de considération.

1
De lib. arb., I. III, c. 3.
DE LA LIBER! i .
389
l ue chose esl libre quand elle est en notre pouvoir;
elleesl en notre pouvoir quand nous n'avons qu'à vou-
loir pour qu'elle arrive. Or je n'ai qu'à vouloir pour
qu'une volonté ail lieu; donc mes volontés dépendent
moi el sont entièrement en ma puissance. Ce n'est
pas par ma volonté que je vieillis, par ma volonté que
je meurs; mais c'est par ma volonté que je veux : il fau-
drait être insensé pour dire le contraire. Dieu a beau
prévoir mes volontés futures, il ne s'cwsuit pas que ce
soit pas par ma volonté que je les veux. Dieu prévoit
que je serai heureux; heureux comment? Volontaire-
ment ou malgré moi? Volontairement; car il est dans
ma nature de vouloir le bonheur. De même quand il ,

prévoit en moi une volonté coupable, il ne lui ôte point

par sa prévision son caractère de volonté.


Dieu, dit-on (c'est le troisième argument de saint
Augustin et ce n'est pas le moins subtil), Dieu a prévu
ce que je voudrai. Mais si la prescience détruit la vo-
lonté, cette proposition contient une contradiction dans
les ternies. Il n'a pas prévu ce que je voudrai, si je ne

puis rien vouloir et si tout est nécessaire. Ma volonté


supprimée, sa prescience est sans objet. Ainsi, loin de
compromettre la volonté, la prescience la garantit et
sure. Des que Dieu l'a prévue, elle ne peut pas ne
pas être.
Une quatrième preuve, non moins ingénieuse que
précédentes, qui s'est longtemps maintenue dans
renseignement et que Leibniz n'a pas dédaigné de re-
produire, a été développée par Augustin à peu près en
- terme
390 DE LA LIBERTÉ.
Si la prescience divine paraît contraire au libre ar-
bitre, évidemment ce n'est pas en tant que prescience
de Dieu, mais en tant que prescience pure et simple.
Or toi-même, tu ne nécessiterais pas un péché en le

prévoyant, bien qu'il dût infailliblement se commettre


afin que tu pusses le prévoir. Il n'y a donc pas de con-
tradiction entre la prescience d'un acte volontaire et le
caractère volontaire de cet acte. Pourquoi donc y en
aurait-il entre la prescience de Dieu et un acte volon-
taire quelconque? Pourquoi donc sa justice ne pour-
rait-elle pas punir puisque sa prescience ne contraint
pas? Que dis-je? Il en est de la prescience de Dieu comme
de ta mémoire. De même que ta mémoire ne fait pas
être ce qui n'est plus, la prescience de Dieu ne fait pas
1
être ce qui n'est pas encore .

Non content de réfuter d'une manière générale l'ob-


jection tirée de la prescience divine, Augustin la con-
sidère telle qu'elle a été exposée par Gicéron en parti-
culier, et la discute avec autant d'élévation que de
vigueur. Gicéron paraît avoir un des premiers soulevé
cette question qui devait tant agiter l'avenir. Esprit émi-

nent, éclairé, préoccupé avant tout des grands inté-


rêts sociaux, ainsi qu'Augustin le remarque, il aima
mieux sacrifier la prescience de Dieu que le libre ar-

bitre de l'homme 2 .

Dieu, suivant l'orateur romain, n'a pu connaître les

événements futurs, s'ils n'étaient pas prédéterminés, si

1
Delib. arb.,1. III, c. 3, 4.
- Vir magnus et doctus et vltœ humanas plurimum ac peritissime
consulens,
m: i.\ LIBERTÉ. 39d

leurs causes n'étaienl pas prédéterminées elles-mêmes


el si le destin n'avait pas toul réglé d'avance.
A cela saint Augustin répond: «De ce que la coor-
dination il.- toutes les causes est déterminée aux yeux
ih' Dieu, il ne s'ensuit pas que rien ne dépende de notre
libre volonté. Nos volontés sont elles-mêmes comprises
i\^n- cel enchaînement de causes qui est déterminé aux
yeux de Dieu et que sa prescience contient; car les vo-

lontés humaines sont les causes des actions humaines.


Celui qui a prévu toutes les causes n'a pu ignorer celles-
là, puisqu'elles lui apparaissent d'avance comme les

causes de nos actions 1


. »

Peut-on dire que Dieu connaît toutes les causes effi-

cientes , excepté les volontés? Mais en fait de causes ef-


Gcientes, les volontés une fois retranchées, que reste-t-
il? Cicéron distingue les causes efficientes en fortuites,
naturelles et volontaires. Mais qu'est-ce que les causes
fortuites, sinon des causes cachées, qui ne sont autres
que la volonté de Dieu et celles de certains esprits?
Qu'est-ce que les causes naturelles, sinon la volonté
permanente de l'auteur môme de la nature? Qu'est-ce
que les causes volontaires, sinon celles des hommes,
des anges ou de Dieu, principe de toutes les volontés,
à l'exception des volontés mauvaises? Il y a une cause
qui fait et qui n'a point été faite: c'est Dieu; des causes
qui font et ont été faites: ce sont les hommes et les

anges; des causes qui ont été faites plutôt qu'elles ne


font, et qui ne méritent point le nom de causes: ce sont

De Civ. Del, 1. V, C. 9.
392 DE LA LIBERTÉ,
les causes corporelles. Dire que Dieu ne connaît point
les causes volontaires, c'est dire qu'il ne connaît rien,
puisque c'est d'elles que découle l'ensemble des choses;
c'est le mutiler, c'est l'anéantir. Donc Dieu prévoit les
faits volontaires comme tous les autres 1 .

Du reste, quand saint Augustin parle de prévision,


c'est pour s'accommoder à l'infirmité du langage hu-
main. Il sait parfaitement que Dieu voit, mais ne pré-
voit pas, et nul métaphysicien n'a décrit avec plus
d'exactitude et de grandeur ce sublime côté de la na-
ture divine.
La prescience est, dit-il, un attribut qui ne saurait

convenir à l'Être suprême, et dont la notion est sur-


passée de beaucoup par la notion ineffable de la divi-

nité. Dire que Dieu possède la prescience, c'est dire


qu'il connaît d'une manière fragmentaire et succes-
sive, et non d'un seul et immobile regard; c'est dire

qu'il connaît les choses en tant que passées, que pré-


sentes et que futures , au lieu de les connaître dans un
présent continuel et indivisible; c'est le faire déchoir
des hauteurs de l'éternité et le précipiter dans le temps.
Mais il est au-dessus de tous les temps, et rien n'est fu-

tur à ses yeux. Supposons que sa connaissance des


choses soit de la prescience et non de la science, qu'est-
ce qui s'ensuivra? C'est qu'après avoir connu les choses
comme futures, quand elles n'étaient pas encore arri-
vées, il les connaîtra comme présentes au moment où
elles arriveront. Donc la connaissance divine ne sera ni

* De Civ. Dei, 1. V, c. 9, 4 0.
DE IA LIBERTÉ. 393

immuable, puisqu'elle cessera (iï'tre ce qu'elle était,


ni parfaite, puisqu'elle recevra chaque jour quelque
nouvel accroissement '.

Sainl Augustin clôt cette discussion par de remar-


quables paroles qui semblent contenir en germe le cé-
lèbre morceau où l>ossuct recommande de ne sacrifier

ni la prescience ni la liberté, lors même qu'on ne ver-


rail pas les vérités intermédiaires qui servent à les unir,
mais de s'attacher fortement aux deux bouts de la

chaîne.
«C'est pourquoi, dit Augustin, nous ne sommes nul-
lement forcés ou de supprimer le libre arbitre en con-
servant la prescience de Dieu, ou de nier (ce qui serait
un sacrilège) la prescience divine en conservant le libre

arbitre. Nous embrassons également ces deux dogmes;


nous les confessons l'un et l'autre avec la même foi et

la même vérité; celui-là, pour bien croire; celui-ci,


2
pour bien vivre . »

Sans doute, ces arguments de saint Augustin ne se-


ront pas goûtés de tout le monde, et peu de personnes
partageront la confiance superbe que quelques-uns
d'entre eux inspiraient à Leibniz, confiance qui lui fai-

sait souhaiter qu'il fût aussi facile de délivrer le corps


la fièvre que l'esprit des difficultés où le jette le

^ne de la prescience divine. Cependant il faut con-

venir que cette manière serrée et pressante de mener


une discussion est plus conforme au véritable esprit

1
De die. quiest. ad SimpL, 1. II, qu. 2.
1
De Civ. Del, 1. V, c. 10.
394 DE LA LIBERTÉ.
philosophique que l'appel, par trop commode, au sens
intime et au sens commun, par le moyen duquel on
essaie aujourd'hui de résoudre cette question comme
beaucoup d'autres. Qu'après avoir fait usage de toutes

les armes du raisonnement pour forcer dans ses der-

niers retranchements un fatalisme redoutable, on in-


voque, comme une suprême ressource, l'autorité de la

conscience et le témoignage du genre humain, rien de


mieux; mais commencer et finir par là, et renoncer à

argumenter contre des adversaires qui argumentent,


c'est livrer la place à l'ennemi et se déclarer vaincu de-
vant la science et la logique. Parmi les travaux les plus
récemment publiés sur l'accord de la liberté de l'homme
et de la prescience de Dieu, combien y en a-t-il où saint

Augustin soit dépassé, où l'on ajoute quelque argument


considérable à ceux qu'il a fait valoir, où l'on fasse, en
un mot, faire un pas à la question? Quelques auteurs
se bornent à reproduire les arguments d'Augustin et

de ses sectateurs ; d'autres , comme M. Jouffroy et

M. Jules Simon 1
, ne les reproduisent pas, à la vérité,

mais en présentent de plus faibles et semblent disposés


à trancher le nœud plutôt qu'à le dénouer. L'un propose

de sacrifier la prescience à la liberté, dans le cas où


leur conciliation paraîtrait impossible; l'autre, pour

éluder la difficulté, s'appuie sur l'incompréhensibilité


de la nature divine, sans songer que la difficulté ne vient
pas tant, comme Bayle l'a très-bien remarqué, des lu-

1
Jouffroy, Cours de droit naturel, 5 e leçon. — J. Simon. Le devoir.
r(
4 '
partie, eh. 2.
DE LA L1BERT1 395

mières qui nous manquenl que dos lumières que nous


avons.

III.

Voyons maintenant quelle est, d'après saint Augus-


tin, l'essence de la liberté. Il semble qu'à ses yeux, la

liberté n'est pas une chose et la volonté une autre,


mais qu'elles se confondent de tout point, et qu'on ne
peut rien affirmer de la première qu'on ne puisse éga-
lement affirmer de la seconde. C'est, sans doute, sinon
à saint Augustin lui-même, du moins à ceux qui l'ont

suivi, que Bossuet fait allusion dans son Traité du libre


arbitre, quand il parle de ceux qui identifient le libre

elle volontaire 1
. Cette identification ne paraît pas moins
nettement formulée dans le maître que dans les dis-
ciples.

((Notre volonté, dit Augustin, ne serait pas volonté


si elle n'était pas en notre puissance. Or, comme elle est

en notre puissance, elle est libre.» Et ailleurs: « Ou la

volonté n'est pas, ou elle est libre 2 .»


Aristote et Leibniz font consister la liberté dans
l'exemption de toute contrainte ou spontanéité, dans
l'exemption de toute nécessité et dans l'intelligence de
l'acte à faire. Saint Augustin n'a nulle part déterminé
d'une manière aussi complète les conditions de la li-

berté. Sans nier la troisième de ces conditions, c'est

1
Bossuet, Traité du libre arbitre^ en. 5.
2
Volunlas igilur noslra nec voluntas esset, nisi esset in nostra
potestate. Porro, quia est in iiotestalc, libéra est nobis. {De lib.
arh.. 1. III, c. 3.)
396 DE LA LIBERTÉ.

sur la première et la seconde qu'il insiste de préférence.


La première condition de la volonté libre est la spon-
tanéité. Or la spontanéité réside dans le pouvoir de se
mouvoir soi-même et de n'être point mu par un autre.
L'âme a en elle le principe de son mouvement, puis-

qu'elle veut et que personne ne veut pour elle: son


mouvement est spontané. Ce mouvement ne s'opère pas
d'un lieu à un autre comme celui d'un corps : il est

purement spirituel. Sans avoir un mouvement local,


c'est pourtant (chose singulière) d'un mouvement local

qu'elle meut son corps. C'est ainsi qu'un ressort, ajoute


ingénieusement saint Augustin, sans quitter l'étroite

place qu'il occupe, meut un autre corps dans un espace


1
très-grand .

La spontanéité n'appartient pas seulement à l'homme,


à Dieu, à l'ange, mais à l'animal lui-même. Les ten-
dances qui le poussent à agir, pour rechercher son bien
et éviter son mal, sont, en effet, des espèces de volontés,

si toutefois on peut appeler ainsi des mouvements qui

ne sont point éclairés et dirigés par la raison.

C'est en se plaçant à ce point de vue que saint Au-


gustin a donné de la volonté une définition qui a le tort

de ne pas s'appliquer à la volonté seule et de ne pas te-

nir compte de tous les éléments qui la constituent. «La


volonté, dit-il, est un mouvement de l'âme exempt de
toute contrainte, qui nous porte à ne point perdre ou à

2
acquérir quelque bien . »

1
De div. qn. 83, qu. 8.
non
Voluntas est animi ?notus, cogente nullo, ad aliquld vel
-

H».)
amittendum, vel adijiiscendum. (Conïr. Manich, de du. an., c.
DE LA LIBERTÉ. 397
Il peut arriver que la contrainte, au lieu d'anéantir
la liberté, se borne à l'amoindrir. De là la distinction de
la volonté imparfaite et de la volonté parfaite que saint
Augustin admet après Aristotc et que tous les philo-
sophes du moyen âge, ainsi que Leibniz, admettront
après sainl Augustin. Il y a des choses, dit saint Au-
gustin, que nous faisons malgré nous et que nous fai-
sons néanmoins volontairement: malgré nous, car nous
voudrions bien ne pas les faire; volontairement, car
nous nous décidons à les faire pour éviter un plus grand
mal. Si nous trouvons plus de mal dans Faction qu'on
nous impose que dans le châtiment dont on nous me-
nace ou qu'on nous inflige, nous résistons à la contrainte

et nous refusons d'agir. Si nous en trouvons un peu


moins, nous agissons, mais à contre-cœur, et notre

acte, bien qu'il soit libre en une certaine mesure, n'est


1
pas accompli dans une pleine et entière liberté .

Je puis me tromper; mais il me semble que cette


manière d'envisager la volonté, en tenant compte de ses
nuances et de ses dégradations, est plus conforme à

l'expérience journalière et aussi à la pratique constante


des tribunaux que l'opinion qui place la volonté dans un
point indivisible en dehors duquel la volonté n'est pas.
A considérer seulement les développements qui pré-
cèdent et la définition de la volonté que nous avons ci-
tée plus haut, on serait porté à croire que saint Augus-
tin, tout en affranchissant la volonté de la contrainte,
la laisse entièrement soumise à la nécessité. Cherchons

1
Despir. cl Ut t., c. 31.
DE LA LIBERTE.
quelle a été sur ce point sa véritable doctrine. Voici à
peu près comment il s'exprime dans un passage char-
mant de son Traité de la Irinité:
Notre communauté de nature fait, dit-il, qu'il y a
entre nous une certaine communauté de vouloir, et que
chaque individu connaît sur certains points les volon-
tés de l'espèce , tandis que sur d'autres il ignore celles
qu'un seul individu peut avoir. Un comédien ayant un
jour congédié son public en disant: — Demain vous « je

dirai, à tous, ce que vous voulez,» — une grande et

affluence s'éta-nt pressée le jour suivant au spectacle,


curieuse de voir s'il devinerait juste: — «Vous voulez,
leur dit-il, acheter à bon marché et vendre —A
cher. »
cette saillie, tous les spectateurs se mirent à applaudir.
Le comédien leur avait montré le miroir et chacun d'eux
s'y était reconnu. Ennius avait dit de même, sans crainte
de se tromper beaucoup, que tous les hommes veulent

être loués. — Cependant ces deux propositions ne sont


pas absolument certaines, remarque saint Augustin, et

il ne serait pas impossible de trouver des exceptions qui


en restreignissent la généralité. Mais une vérité incon-

testable et dont l'universalité ne saurait être révoquée

en doute, c'est que tous les hommes veulent être heu-


reux. C'est là en quelque sorte le fond de notre volonté
et son essence même que l'on retrouve sous les formes

les plus variées et sous les accidents les plus divers. Le


Bien est le but suprême de tous nos vouloirs, la fin prin-

cipale à laquelle tous les biens spéciaux sont comme


subordonnés 1
.

'De Trin., 1 III, c. 3.


DE LA LIBERTÉ. 399
li plupart des auteurs qui distinguent la volonté de
la liberté font consister la première dans la tendance
- le bien en général , el la seconde dans lechoix de
tel ou tel bien particulier. Augustin, qui identifie la vo-

lonté el la liberté, regarde naturellement comme libre,

quoique nécessaire en un certain sous, la tendance vers


le l'ion général lui-même.
On pouvait lui objecter qu'une tendance nécessaire
ne sauiait être ni volontaire ni libre. A cela Augustin

répond. «Il est absurde de dire que la volonté d'être


heureux ne dépend pas de notre volonté, parce que
nous ne pouvons pas ne pas l'avoir par je ne sais quelle
heureuse nécessité de notre nature. Oserions-nous dire
que Dieu n'est pas juste volontairement, mais néces-
sairement, parce qu'il ne peut' vouloir le mal 1

Leibniz, qui cite ce passage, l'approuve fort et s'en


sert pour établir qu'outre la nécessité métaphysique,
qui est incompatible avec la liberté, il y a une sorte

de nécessité morale qui s'accorde parfaitement avec


elle. «Ce qui porte, dit-il, la volonté au bien infail-
liblement ou certainement ne l'empêche point d'être
2
libre .»

La troisième condition de la volonté, qui est l'intel-

nce, n'est qu'indiquée dans les écrits de saint Au-


lin, mais elle l'est de la manière la plus formelle.
Il hésite, nous l'avons vu plus haut, à donner le nom
de volontés aux appétits des animaux, pour une seule

1
De nal. el grat. cont. Pilag., c. 46, 47.
Théodicée, I. III, ,S
287.
400 DE LA LIBERTÉ.
raison, parce qu'ils sont dépourvus d'intelligence 1 Ail- .

leurs il s'exprime en termes encore plus catégoriques:


«Celui qui pèche à son insu, dit-il, pèche involontai-
rement, bien qu'il ait agi volontairement 2 .)) L'acte a

été voulu, non le péché, parce qu'on ignorait que l'acte

fût un péché. C'est un péché cependant, car c'est une


violation du devoir; c'est, comme diraient les modernes,
un mal, mais non un mal moral, puisqu'il n'a pas été
accompli sciemment et volontairement. Pourquoi nos
premiers pères furent-ils repréhensibles en mangeant
du fruit défendu? Parce qu'ils agirent volontairement,

et ils agirent volontairement parce qu'ils contrevinrent


sciemment au précepte qu'ils avaient reçu. L'intelli-

gence est tellement un élément essentiel de l'acte volon-

taire que, dès qu'elle nous fait défaut et que nous sommes
plongés dans une ignorance ou une erreur invincibles,
3
nous cessons d'être responsables de notre conduite .

On lit vers la fin du Traité du libre arbitre un pas-


sage fort caractéristique sur l'intervention de l'intelli-

gence dans les phénomènes volontaires. En voici à peu

près le sens : pour que la volonté agisse, il faut qu'elle

soit attirée par quelque représentation. Elle peut sans


doute céder à l'attrait de l'une, résister à celui de l'autre;

1
De Cîv. Dei, 1. V, c. 9.
2
Qui nesciens peccavit, non incongraenter nolens peccasse clici
potest : guamvis et ipse quod nesciens fecit, voiens tamen ftcit.
(/?e/>\, 1. I,c. 15.)
3
Non tibi deputatur ad culpam, qaod invitus ignoras.... An
tanta fallacia est, ut caveri omnino non possit? Si ita est, nulla
peccata sunt: guis enim peccat in eo quodnullo modo caveri potest?
(Delib. arb., I. III, c. 18, 19.)
DE LA LIBERTÉ. W1
mais il De dépend point d'elle d'être frappée par l'une
plutôt que par l'autre. — Il est impossible de mieux
marquer que ne le fait ici saint Augustin la part de l'in-

telligence dans la liberté, et aussi celle de la fatalité

dans l'intelligence et, par suite, dans la liberté elle-

même. Nous sommes bien libres de choisir entre les


motifs présents à notre esprit; mais il ne dépend pas
toujours de nous d'évoquer et de faire apparaître ceux
que nous voulons. C'est souvent reflet des circonstances.

Supposons, ajoute-t-il, que lame n'ait aucune idée


de l'objet vers lequel elle doit se porter, et que ni les
sens ni la réflexion ne lui fournissent à cet égard au-

cune lumière, elle demeurera immobile. Suivant qu'elle


prend, parmi les représentations qu'elle se forme, les
inférieures ou les supérieures pour terme de son ac-
tion, elle s'achemine vers le malheur ou vers la béati-
1
tude .

Saint Augustin ne se borne pas à déterminera sa ma-


nière la nature de la liberté: il examine encore les idées

que d'autres auteurs, et en particulier les Pélagicns,


ont émises sur ce sujet. C'est en discutant contre eux,
qu'il arrive à voir clair dans sa propre intelligence, et à

préciser nettement ses propres doctrines. Nous ne tou-


cherons qu'à un ou deux points de cette polémique cé-
lèbre, où la théologie tient plus de place que la philo-
sophie.
Un ardent disciple de Pelage, Julien, contre lequel
Augustin a écrit plusieurs ouvrages considérables, dc-

Delib. arb., 1. III. c.


402 DE LA LIBERTÉ.
mandait ironiquement à ce dernier avec quels poètes et

dans quelle Hippocrène il s'était enivré, pour se repré-

senter le libre arbitre comme un monstre ayant pour


corps la nécessité et se couvrant seulement le visage du
nom de liberté 1
. Selon Julien, le libre arbitre ne se tait

que le pouvoir de pécher ou de ne pas pécher, c'est-à-


2
dire la faculté de choisir entre le bien et le mal .

Cette notion superficielle du libre arbitre n'est pas

exclusivement propre au pélagianisme, et n'a pas péri


avec lui. On la retrouve dans un grand nombre d'ou-
vrages modernes et en particulier dans YÉmile. Rous-
seau semble admettre, dans un morceau souvent ad-
miré, que Dieu ne pouvait pas, en créant l'homme, le

mettre dans l'impossibilité de faillir, sans le diminuer,


et sans le ravaler jusqu'à l'animal. «Quoi! s'écrie-t-il

d'un ton un peu déclamatoire ,


pour empêcher l'homme
d'être méchant, fallait-il le borner à l'instinct et le

faire bête
3
?» Non; mais Dieu pouvait le borner à la

raison et le faire ange; il pouvait l'éclairer plus qu'il


n'a fait, et lui inspirer pour le bien moral le même
amour qu'il a actuellement pour le bonheur. Il aurait

été alors libre et impeccable à la fois, comme les élus


le sont, suivant les croyances de l'Église, comme le

sage devait l'être, d'après la doctrine stoïcienne : a Non


Dieu de mon âme, ajoute Rousseau, je ne te reproche-

rai jamais de l'avoir faite à ton image, afin que je pusse

1
Op. imp. contr. /<//., 1. III, c.
J17.
s
Lïberum arbilrium non est allud quant iwssibililas peccandi et

nonpeccandi. (Id., I. VI, c. 10.)

' Emile, \.\V.


DE LA LIBERT1 10:1

être libre <


v
t heureux comme toi. » Très-bien; mais
vous pourriez lui reprocher de n'avoir pas Iracé de lui-

même en vous une image plus ressemblante, et do ne


pas vous avoir rendu ainsi plus libre, meilleur et plus
heureux, comme vous souhaitez do l'être.

La réponse que nous faisons à Rousseau est, à peu


do chose près, celle que saint Augustin adresse à Ju-
lien, a Définir le libre arbitre, dit-il, le pouvoir do po-
cher ou de ne pas pocher, c'est ôter le libre arbitre à

Dieu, qui ne peut pocher; c'est le ravir aux saints, qui


ne pourront pocher dans le ciel
1
.» — ce Tu prétends
que l'homme, dit ailleurs Augustin, est libre de pocher
ou de ne pas pécher, et qu'il est en cela l'image de
Dieu, comme si la liberté de pécher faisait partie de
l'essence divine 2
! » — ((Si la liberté suppose le double
pouvoir de vouloir le bien et le mal, Dieu n'est pas

libre; car il ne peut vouloir le mal. Tu en conviens


loi-meme, et tu as eu raison de dire : — Dieu ne peut
être que juste. — Crois-tu donc louer Dieu en lui en-
levant la liberté? ou plutôt ne dois-tu pas comprendre
qu'il y a une heureuse nécessité qui empêche Dieu
d'être injuste 3
?» — Nous retrouvons ici cette nécessité
morale ou de convenance, qui est une des croyances
d'Augustin comme de Leibniz.
Pourquoi donc l'homme n'a-t-il pas été créé avec un
libre arbitre plus parfait et placé dans des conditions
meilleures? C'est qu'il fallait (ici encore saint Augustin

1
Op. imp. contr. Jul., 1. VI, c. 10.
5
Op. imp. contr. Jul., 1. V, c. 38.

<>l>. imp. contr. Jul., I. I, c. 100


404 DE LA LIBERTÉ.
devance le philosophe de Hanovre), c'est qu'il fallait

qu'il y eût dans le monde des êtres de toute sorte, et


qu'il n'y eût pas de solution de continuité dans la vaste
1
chaîne de la création . Entre les êtres inférieurs qui
ne peuvent pas pécher, parce qu'ils ne sont ni intelli-

gents ni libres, et les êtres supérieurs qui ne peuvent


pas pécher, parce qu'ils possèdent l'intelligence et la

liberté à un degré éminent, il devait y avoir des êtres


qui eussent assez d'intelligence et de liberté pour pou-
voir ne pas pécher, mais qui n'en eussent pas assez

pour ne pas pouvoir pécher. La définition des Péla-


giens convient à l'un de ces deux genres de liberté
mais non pas à l'autre; elle se rapporte à une partie de

l'objet défini, mais non pas à l'objet défini tout entier:

elle est par conséquent vicieuse.


Loin de s'appliquer à toute espèce de liberté, la défi-

nition pélagienne ne s'applique même pas à la liberté

dont l'homme jouit actuellement, car il est bien clair,

suivant Augustin, qu'il est plus enclin au mal qu'au


bien; qu'il fait le premier, seul, sans effort, en s'aban-
donnant à sa pente naturelle, tandis qu'il ne peut faire

le second qu'avec peine, et en s'appuyant sur la grâce


divine pour résister à la concupiscence qui l'entraîne.
Cet égal pouvoir de se porter vers le bien ou vers le

mal, dont parle Julien, a été sans doute le partage du


premier homme récemment sorti des mains de Dieu,
et vivant clans l'innocence du paradis terrestre. Mais
son péché l'a fait déchoir, lui et sa postérité, de cet

1
De lib. arb., I. III, c. 9; De Ord., I. I, c. 7.
DE LA LIBERTÉ. i05

étal supérieur, el l'a rendu esclave de ses tendances


mauvaises. Il n'a d'autre plaisir, d'autre désir, d'autre

volonté que de les satisfaire. Ne Faisant volontiers que


le mal, il n'est libre que pour le mal. C'est un esclave
qui ne redevient libre qu'autant que la grâce lui inspire

l'amour du bien et lui fait trouver du plaisir à le pra-


tiquer. Ce n'est pas le libre arbitre, c'est le serf arbitre

qui semble être le fond de sa volonté 1


.

Nous sommes aussi libres, disait Julien, de ne pas


commettre un crime que de le commettre, d'obéir aux
commandements de Dieu qu'aux suggestions du diable.
Augustin convient que nous possédions cette liberté
dans le paradis; mais il soutient que la déchéance ori-

ginelle nous l'a fait perdre. Dieu nous l'avait donnée;


2
le diable l'a viciée; le Sauveur seul peut la rétablir .

Il n'y a, en effet, que la grâce divine qui donne à

l'âme la liberté de faire le bien et d'éviter le mal. Ce


n'est pas que la grâce entraîne l'âme de vive force,
comme une esclave, vers le bien; mais elle l'y incline

par la libre délectation de l'amour. Loin d'amoindrir

et d'asservir le libre arbitre, elle l'augmente et le dé-


livre de l'esclavage du péché. En opposant un contre-
poids à celui de la concupiscence, elle produit en nous
une demi-liberté, celle qui consiste à pouvoir ne pas
pécher, en attendant que, la concupiscence étant
anéantie, l'âme jouisse d'une liberté entière et ne
puisse pas pécher, semblable en cela à son divin au-

30; Conlr. JaL,


1

Enchir., c. 1. II, c. s,
1
Op. imp. coutr. Jul.t 1 111, c. 1 10,
406 DE LA. LIBERTÉ.

leur 1
. Seulement cette heureuse liberté dont Dieu
jouit et qu'il a par lui-même, nous ne la posséderons
que par grâce et ne l'aurons que par voie de partici-
pation.

Tous les actes de l'âme s'expliquent par deux mou-


vements, dont l'un la porte vers l'être qui l'a créée;
l'autre vers le non-être d'où elle est sortie. Ces deux
mouvements ont, à leur tour, le même principe; car
si l'être attire, le néant, qui n'est rien, ne saurait atti-

rer. Aussi le premier mouvement, dans lequel consiste


le bien, a-t-il seul une cause efficiente et positive; le

second, qui n'est autre que le mal, n'a qu'une cause


négative et en quelque sorte déficiente.
L'Être suprême est comme un foyer de lumière et
de chaleur, de raison et de vie. En s'approchant de lui,

lame s'éclaire et s'échauffe; en s 'éloignant de lui, elle

s'obscurcit et se glace. Celui qui lui a donné l'être peut


2
seul lui donner la perfection de l'être .

Il est curieux de voir comment cette doctrine de

saint Augustin a été appréciée par le grand Leibniz,


qui en parle souvent et qui paraît s'en être pénétré.
Après avoir signalé quelques points qui lui parais-

sent obscurs et même rebutants, suivant ses expres-


sions, il déclare qu'on pourrait s'accommoder du sys-
tème.
«L'homme tombé et non régénéré, dit-il, est sous

1
Contr. Jut., 1. III, c. 414; Op. imp. contr. /«/., 1. VI, c. 19. Pou-
voir ne pas pécher est ce que saint Augustin nomme : libertas minor;
ne pas pouvoir pécher est ce qu'il appelle : libertas major.
s
De Civ. Det\ 1» XII, c. 7; Enarr. in Psal., c. 70.
DE LA LIBERTÉ. i<>7

la domina lion du péché et de Satan, parce qu'il s'y

plaît; il est esclave volontaire par sa mauvaise concu-


piscence. C'est ainsi que le franc arbitre et le serf ar-
bitre sont une même chose *. »

c ...L'homme s'est livré au démon de la convoitise;


le plaisir qu'il trouve au mal est l'hameçon auquel il

se laisse prendre. Platon l'a déjà dit, et Gicéron le ré-

pète : Vlato voluptatent dicebat escam malorum. La


L:ràce y oppose un plaisir plus grand, comme saint

Augustin Ta remarqué -.

«...Il (Augustin) porte que de la substance de Dieu


il ne peut sortir qu'un Dieu, et qu'ainsi la créature est
tirée du néant. C'est ce qui la rend imparfaite, défec-

tueuse et corruptible. Le mal ne vient pas de la na-


ture, mais de la mauvaise volonté... Le libre arbitre ne
saurait accomplir les commandements de Dieu sans le
secours de la grâce... La volonté est proportionnée au
sentiment que nous avons du bien et en suit la préva-
lence: «Si utrumqtic tantumdem diligimus, nihil ho-
rum dabimus. Item, qaod amplins nos delectat , secun-
do, m id operemur necesse est etc. etc.
3
. »

Touchant cette dernière question, qui est celle de


l'influence des motifs sur la volonté, Augustin et Leib-
niz sont en général parfaitement d'accord. L'un et l'au-

tre proscrivent la liberté d'indifférence ou d'équilibre


que les Pélagiens admettaient et que beaucoup d'au-
tres modernes ont admise après eux, et regardent les

Leibniz, Thcodicée, 3 e partie, S 277.


5
Id., 878.
'
/</.. 284, 287.
408 DE LA LIBERTÉ.
motifs comme ayant une vertu, non pas nécessitante,
mais déterminante. Ainsi, suivant eux, Dieu ne peut
- pas faire le mal. Il en est empêché, non par une néces-
sité métaphysique, mais par une nécessité morale et de
convenance, qui lui fait regarder le bien comme seul
digne de sa nature. Pour être sage, la volonté ne cesse
pas d'être libre. L'un et l'autre soutiennent aussi que
la volonté humaine ne possède pas un égal pouvoir de
faire le bien et le mal , mais que ce pouvoir varie indé-
finiment, suivant que la concupiscence ou l'amour de
Dieu prédomine en chacun de nous. Quand ce dernier
sentiment est porté à un certain degré, l'homme, sans
perdre sa liberté, est néanmoins nécessité moralement
à faire le bien.

Mais à côté des ressemblances que nous venons de


signaler entre ces deux doctrines, se trouvent des dif-
férences assez considérables. Augustin regarde la na-
ture humaine comme tellement dégradée qu'elle n'est

capable, réduite à elle seule, d'aucune action morale.


Suivant lui, les vertus des païens n'étaient que des
péchés éclatants, splendida peccata. Leibniz a une
meilleure opinion de l'homme, et ce mot de saint Au-
gustin lui paraît une saillie peu raisonnable. Tout en
rejetant la doctrine de la liberté d'indifférence, Augus-
tin y incline quelquefois; Leibniz, jamais. Voilà deux
hommes, dit Augustin, qui voient une belle personne.
Ils sont disposés au moral et au physique exactement
de la même manière. D'où vient que l'un s'abandonne
1
à ses désirs impudiques et que l'autre y résiste ? Leib-

' De Civ. Dei, 1. XII, c. 6.


DE LA LIBERTÉ. 409
ni/, répondrai! que le fait n'est pas possible: qu'ils ne
peuvent pas agir différemment, parce que la différence

de leur manière d'agir n'aurait pas de raison suffi-


sante. Quant à Augustin, il répond que la conduite du
premier s'explique par sa volonté, qui le porte par une
pente naturelle vers le néant d'où nous sommes tirés.

Mais Leibniz répliquerait sans doute que cette pente


étant la même dans l'un que dans l'autre, il n'y a au-

cune raison pour que l'un agisse autrement que l'autre.

Je relèverai encore entre Augustin et Leibniz un


autre trait de dissemblance qui mérite d'être remarqué.
Augustin sépare d'une manière assez tranchée la con-
naissance du bien et l'amour du bien. Il faut une grâce
particulière pour posséder l'une et une grâce nouvelle
pour avoir l'autre. Il prendrait volontiers pour devise
le mot du poète: Video meliora proboque, détériora
sequor. Leibniz, au contraire, fidèle aux traditions de
la philosophie grecque, qui faisait de la sagesse le prin-
cipe générateur des autres vertus, qui prétendait que
le bien, s'il était plus clairement connu, inspirerait
d'invincibles amours, Leibniz n'admet pas cette scis-

sion de notre nature intellectuelle et de notre nature


morale. Il croit, avec Platon, qu'il suffit de voir nette-
ment le bien pour le faire et juge avec lui que les mé-
1
chants ne sont que des ignorants .

Puisque j'ai commencé à relever les analogies que


les idées d'Augustin offrent avec celle des philosophes

modernes, il me sera bien permis d'ajouter que ce

1
Voir sur ce sujet le travail de M. Maurial que nous avons men-
tionné plus haut.
410 DE LA LIBERTÉ.
principe, également admis par Bossuet el par Féne-
lon, que Dieu ne nous a pas donné seulement la faculté

de vouloir, mais qu'il produit, en un certain sens,


chacune de nos volitions et de nos actions, est tiré des

ouvrages d'Augustin sur la liberté où il revient à toutes


les pages, et qu'il fait partie intégrante de sa doctrine.
Suivant Pelage, l'homme a reçu de Dieu la faculté

de vouloir. Il ne dépend pas de lui de l'avoir ou de ne


pas l'avoir; mais l'acte de cette faculté dépend de lui.

Augustin n'admet pas cette opinion qui rapporte à Dieu


le moins parfait, la simple possibilité, et à l'homme le
1
plus parfait, l'actualité .

Quand Bossuet et Fénelon ajoutent que Dieu ne


nous a pas seulement donné la volonté, mais encore la
2
bonne volonté , ils émettent une opinion essentielle-
ment augustinienne. Le philosophe de Tagaste sou-
tient, en effet, qu'il n'est pas admissible que l'homme

se donne la bonne volonté, qui est le premier des


biens, et que Dieu ne lui ait donné que la simple vo-
lonté, qui est un bien secondaire. L'homme serait
3
ainsi plus puissant que Dieu . «Ils se confient en leur
vertu, s'écrie-t-il en parlant des Pélagiens, et disent en
quelque sorte à leur auteur: — C'est toi qui nous fis

hommes; c'est nous qui nous sommes faits justes


4
. »

Ainsi , d'après saint Augustin , Dieu produit dans

1
De nat. etgrat. contr. PeL, c. 46, 47.
2
Bossuet, Traité du libre arbitre, eh. 3; Fénelon, Traité dï
l'existence de Dieu, 4
re
partie, cli. II.

3
Delib. arb., I. II, c. 18, 19,20.
4
Ep., CLXXVII.
DE LA LIBERTÉ. 41 I

rhomme, non-seulement le pouvoir, niais encore le

vouloir et relie. Tous les actes humains, dans leur


cause, dans leur nature, dans leurs ciï'cls, s'expliquent
par l'activité infinie du Créateur, raison dernière de
tout ee qu'il y a dans les créatures '.

IV.

On ne s'attend pas à nous voir ajouter, a la fin de ce

chapitre, aux solutions innombrables qui ont été don-


nées à la question du libre arbitre une solution nouvelle.
Gomment espérer voir clair dans un sujet si obscur?
Comment espérer réussir là où une multitude d'esprits

éminents ont échoué? Tant que l'on se renferme dans


l'étude de la liberté, comme le remarque très-bien
2
II. Saisset , et que l'on fait abstraction de tout le reste,

la question n'offre pas de difficultés sérieuses, et cha-


cun est tenté de dire :— Je crois à mon libre arbitre,

parce que je le sens. — C'est le point de vue des Péla-


giens et de la plupart des esprits nets et positifs, mais
peut-être un peu étroits et superficiels. Quand on en-
visage, au contraire, la liberté dans ses rapports avec

les autres parties de la nature humaine, la question se


complique, et Ton rencontre un réseau de difficultés
3
d'où l'on a de la peine à sortir . Lorsqu'on la consi-

1
De grat. Christ., c. 4, 5.
2
Dict. des sciences philos., art. Liberté.
3
C'est un point qui a été admirablement compris et développé par
un grand esprit de notre temps. Voir M. Guizot, Histoire de la cioili-

sation en France, t. I", p. 180-180, 204-210


412 DE LA LIBERTÉ.
dère dans ses ^apports avec le monde au milieu duquel
elle se déploie, avec Dieu qui l'a produite et qui la

règle, les objections se multiplient et prennent un tel

caractère de gravité, qu'il n'est pas de génie, fût-ce


celui d'Augustin ou de Leibniz, qui puisse dissiper
les doutes et calmer l'inquiétude qu'elles font naître
dans les âmes. Ceux qui trouvent cette question simple
et facile ne prouvent qu'une chose, c'est qu'ils n'y ont

jamais mûrement réfléchi : autrement ils y verraient le

mystère le plus profond de notre nature, le véritable

abîme de la raison humaine.


Aussi, quels débats ardents, interminables, elle a

excités parmi les philosophes et les théologiens, et à

quelle diversité de systèmes elle a donné lieu! Les uns,


écrasés par l'idée de cet être qui est le principe, le

support et la fin de toutes choses, ne voient dans


l'homme qu'un mode passager de la substance divine,
et dans ses actions que les manifestations variées de
la réalité infinie dans laquelle il est comme englouti.
D'autres, les regards fixés sur ce monde extérieur qui
nous enveloppe de toutes parts et dont les phénomènes
s'engendrent les uns les autres par une série d'actions
et de réactions sans terme, prétendent que les faits de
l'ordre moral sont indissolublement liés à ceux de Tordre
physique , comme les anneaux de la même chaîne
comme les ondulations de la même mer, et que l'homme
n'est pas une partie distincte , mais une partie intégrante
de l'immense nature dans laquelle il est plongé. Les
premiers absorbent l'homme dans Dieu : ils sont pan-
théistes. Les seconds l'absorbent dans la nature : ils
DE LA LIBERTÉ. M3
sont naturalistes. A côté «I»
1

ces hardis contempteurs de

notre humanité, qui ne veulent reconnaître qu'une


réalité dans le monde et lui sacrifient toutes les autres,

il y a des esprits plus tempérants ei plus sages, qui,


sans nier la toute-puissance de l'être divin cl l'influence

des causes extérieures, s'efforcent de sauvegarder la

substantiaKté , la causalité, la volonté de l'homme: ce


sont en général des spiritualistes. Les deux premiers
systèmes ont pour auxiliaires, au fond de nos Ames,
l'invincible besoin de l'unité, et, au dehors, les phéno-
mènes de l'univers avec leurs lois inflexibles. Tous deux
peuvent invoquer en leur faveur la grande parole de
Spinoza : — Il n'y a pas d'empire dans l'empire. — et se

moquer, avec quelque apparence de raison, de ceux


qui rêvent pour l'homme un petit monde à part où la

nécessité ne l'atteint point, pendant qu'elle promène


son niveau sur tout le reste, comme s'il y avait deux
mondes, l'un pour la liberté, l'autre pour la servitude.
Par contre, le système spiritualiste a pour lui le sen-
timent toujours vivant de notre personnalité, de notre
liberté, de notre responsabilité et de tous les faits de
l'ordre moral. Si je n'admets pas que je suis libre,
quand j'ai le sentiment invincible et la claire intuition

de ma liberté, que pourrai-je admettre désormais? Que


je pense, que je sens? je n'ai pas plus de raison d'ad-
mettre ces deux derniers faits que le premier. Tous les

trois me sont donnés par la même faculté, le sens in-

time, avec le même caractère, l'évidence. Nul choix ne


m'est permis entre eux : je dois ou les accepter ou les
rejeter les uns et les autres. Il en est de môme du fait
444 DE LA LIBERTÉ.

de ma propre existence j'affirme que


: j'existe parce que
je le sens; mais en même temps que je me sens exister,
je me sens existercomme cause, comme force et comme
force libre. Le fait de ma liberté est enveloppé dans
celui de mon existence même. Il faut les accepter ou

les rejeter simultanément.


Il est évident pour moi, comme pour tout le monde,
qu'il y a des choses que je dois faire, d'autres que je
dois éviter; mais si je dois, je puis, suivant la belle

parole de Kant, car à l'impossible nul n'est obligé; et,

si je puis, je suis libre. Si tous les actes de l'homme


sont nécessités, pourquoi admirer les gens de bien;
pourquoi s'indigner contre les scélérats? Je ne m'in-
digne pas contre un volcan , contre un incendie, contre
un fleuve. Si je nie ma liberté, je dois nier le devoir,

le mérite et le démérite, et reconnaître que ces idées


qui entrent dans tous les jugements que je porte sur
mes semblables et qui composent la trame de tous mes
entretiens, sont des idées vaines et chimériques. En un
mot, la négation de la liberté entraîne celle de tout
l'ordre moral. Aussi personne ne la nie sérieusement.

On la nie si peu qu'on en distingue les degrés. Je

me sens plus libre dans certains cas, moins dans


d'autres, dans l'ivresse, dans la colère et les autres
passions, et tout le monde sent à cet égard comme moi.

Les tribunaux admettent des circonstances atténuantes


en faveur d'un criminel qui a agi sous l'empire d'un
sentiment énergique, parce qu'ils savent bien qu'il était

moins libre qu'à l'ordinaire. Qu'est-ce que ces degrés


que l'on distingue dans la liberté, si la liberté n'est rien ?
DE LA LIBERTÉ. il">

Ainsi voilà des Faits aussi positifs que ceux de l'ordre


physique qu'il faut méconnaître, si Ton méconnaît le

lait de la liberté; voilà un ensemble de jugements aussi

inhérents à notre nature que ceux des mathématiques


elles-mêmes qu'il faudra réformer, si Ton veut réformer
notre croyance à la liberté de l'homme.
De ce que la liberté est un fait essentiellement hu-
main, et qu'on n'en retrouve dans le reste du règne
animal qu'une pale ébauche, il ne s'ensuit point qu'elle
ne soit pas un fait réel. Il en est de la raison, c'est-à-
dire de cette faculté qui nous fait connaître la raison des
choses, exactement comme de la liberté: elle n'existe

que dans l'homme, et pourtant on ne s'avise guère de


prétendre qu'elle n'est pas un attribut de la nature hu-
maine ,
parce qu'on ne la trouve point ailleurs. Avec
cette manière de raisonner, et pour le plaisir de cons-
tituer une unité fantastique et artificielle, on arriverait

à nier la sensibilité dans l'animal, sous prétexte qu'elle


n'est pas dans le minéral et dans la plante, et à con-
fondre tous les êtres dans un seul genre en méconnais-
sant leurs attributs spécifiques. C'est pourquoi je crois
qu'on doit, je ne dis pas au nom de la vie pratique,
mais au nom de la science morale, de la vérité morale
qui est vérité au môme titre que toute autre vérité, re-

jeter le fatalisme.

Ce n'est pas seulement la question de l'existence de


la liberté, mais encore celle de son essence qui donne
lieu à des antinomies qui paraissent inconciliables.
Parmi les philosophes, les uns font consister la liberté

dans le pouvoir de se décider sans motifs; les autres,


416 DE LA LIBERTÉ.

dans la faculté de choisir, parmi les motifs, les plus


conformes à la raison. La première de ces deux opi-
nions a reçu le nom de doctrine de la liberté d'indif-
férence, et était professée par Pelage; la seconde, celui
de déterminisme , et saint Augustin y inclinait visible-

ment.
C'est en vain qu'on chercherait un milieu entre ces

deux manières de voir et qu'on essaierait de les conci-

lier. On ne réussirait, suivant nous, qu'à ne pas s'en-

tendre soi-même et à se perdre dans un dédale de con-


tradictions. C'est ce qui est arrivé à beaucoup d'auteurs
contemporains. La plupart attaquent de très-bonne foi

la liberté d'indifférence, sans s'apercevoir que, s'ils la

rejettent de nom, ils l'admettent en réalité. Que font-

ils, en effet, autre chose quand ils déclarent que ce


n'est pas le motif le plus fort qui nous détermine, mais
que c'est nous qui, sans raison aucune et uniquement
parce que nous le voulons, donnons à tel ou tel motif
une force prépondérante?
Nous serions fort empêché si nous avions à nous pro-
noncer entre ces deux systèmes, car ils offrent l'un et

l'autre des difficultés extrêmement graves. Sans insister


sur celles du déterminisme, qui paraissent avoir plus
particulièrement frappé les penseurs de notre temps,
nous nous permettrons d'indiquer quelques-unes de
celles qui nous frappent dans le système de la liberté

d'indifférence. Ce sera montrer ce que la doctrine d'Au-


gustin, qui contredisait ce système, avait de plausible.
Si la liberté consistait à agir sans motifs, notre li-

berté serait d'autant plus parfaite que nos actes seraient


DE LA LIBERTÉ. 417

moins motivés, el elle serait parfaite quand ils ne se-


raient pas motivés du tout. La pleine liberté consisterait
donc à agir sans raisons, c'est-à-dire capricieusement,
follement, au hasard. Mais c'est là une conséquence
désavouée par le sens intime et le sens commun, qui
nous attestent que notre liberté est d'autant plus grande
qu'elle est accompagnée de plus de réilexion et de dé-
libération. Donc la liberté ne consiste pas à agir sans
motifs.

Etre libre, c'est être en état d'agir, non pas sans mo-
tifs , mais d'après des motifs rationnels. L'animal cède à

l'impulsion des objets ou de leurs images; l'homme agit


par choix et par raison , c'est-à-dire par la considéra-
tion de la liaison des choses. L'un n'a que des mobiles;
l'autre a, en outre, des motifs et peut, en s'appuyant
sur ceux-ci, résister à ceux-là. Plus les mobiles dimi-
nuent pour faire place aux motifs, plus, en d'autres
termes, la passion baisse et la raison augmente, plus
il se sent libre. Tous les grands moralistes en con-
viennent, obéir à la passion, c'est la servitude; obéir à
la raison, c'est la liberté.
Il ne faut pas non plus mettre l'essence de la liberté

dans le pouvoir de choisir entre le bien et le mal. Dans


ce cas, Dieu ne serait pas libre, comme le dit très-bien
saint Augustin; car il ne peut pas mal faire. Mais s'il

n'était pas libre, il ne serait pas parfait, il ne serait pas


Dieu, il serait inférieur à l'homme. Donc'le pouvoir de
faire le mal n'est pas inhérent à la liberté.

Si on propose à un insensé de danser sur la place


publique, dans le costume le plus singulier, aucun
27
F.
41 8 DE LA LIBERTÉ.
motif de convenance ni de décence ne le retenant, il
y
consentira peut-être et fera ce qu'on lui demande. Un
homme sage n'aura garde d'agir ainsi et rejettera bien
loin une telle proposition. Prétendra-t-on que, dans
cette circonstance , l'insensé était libre et que le sage
ne l'était pas? Cependant ce dernier ne pouvait pas,
étant donnée sa sagesse, choisir de faire une folie; il ne
pouvait pas avec sa raison se décider à agir déraison-
nablement. Sa conduite était nécessitée, oui; mais de
cette nécessité morale, de convenance, qui laisse la li-

berté entière, et non de cette nécessité métaphysique,


absolue, qui fait que le contraire de l'acte est impos-
sible de toute façon.

Dans le système de la liberté d'indifférence (On l'a

très-justement fait remarquer) 1


, Dieu ne peut agir
sur la liberté humaine sans la détruire; car il ne sau-
rait la modifier sûrement ni par les idées ni par les sen-
timents qu'il lui suggère. Il est, par conséquent, réduit
à l'alternative de la laisser agir à son gré ou d'agir à sa

place. Il ne peut pas davantage prévoir les actes hu-


mains ; car il ne prévoit les choses que dans leurs rai-
sons, et ces actes n'en ont pas : ils sont les produits
arbitraires d'une force capricieuse et réfractaire à toute
espèce de loi.

Enfin, si l'essence de la liberté est d'être indifférente


entre tel motif et tel autre, et capable de se porter au
mal comme au bien, il doit en être, à cet égard, de la

liberté divine comme de la liberté humaine. Mais, si la

'M. Maurial, Origenis de liber tate arbiirii doctrina, 1856.


-DE LA LIBERTÉ. 411)

liberté de Dieu n'est pas subordonnée a sa bonté, à sa


sagesse et aux autres attributs qui lui fournissent (\r±

motifs d'action, qui nous assure qu'il ne punira pas


l'homme de bien, qu'il ne récompensera pas le méchant,
et qu'il ne fera pas triompher le mal du bien au sein
de l'univers? Je m'étonne que la plupart des philo-
sophes contemporains subordonnent la liberté de Dieu
à la raison divine, quand ils ne subordonnent pas la

liberté de l'homme à la raison humaine, et qu'ils ban-


nissent la liberté d'indifférence du ciel, après l'avoir

établie sur la terre.

Le système de la liberté d'indifférence offre un der-


nier inconvénient qu'on ne remarque pas assez, et qui
n'en est pas moins, suivant moi, extrêmement grave.
Il rend illégitimes et réduit à néant toutes les induc-
tions que nous tirons de nos observations sur la nature
humaine, soit pour nous guider dans la vie commune,
soit pour organiser les sciences morales et politiques.

Pourquoi recommande-t-on avec tant de soin aux en-


fants d'éviter les mauvaises compagnies et les lectures

dangereuses, sinon dans la crainte qu'ils n'y puisent


des idées et des sentiments qui, agissant comme motifs
sur leur volonté, la déterminent presque infailliblement
au mal? Comment prévoyons-nous que, si on propose à

un de nos amis , homme de cœur et d'honneur, de com-


mettre une lâcheté , une infamie , il rejettera avec in-

dignation une proposition de ce genre? Évidemment


parce que nous savons que sa volonté n'est pas une fa-
culté isolée, abstraite, indéterminée, mais qu'elle est
liée à un certain ensemble de sentiments et de prin-
420 DE LA LIBERTÉ.
cipes qui la détermineront à agir comme elle le fait.

Quand nous nous trompons dans nos précautions avec


les enfants et dans nos prévisions à l'égard des hommes
faits, cela ne vient pas de ce que leur liberté, indiffé-

rente entre le bien et le mal, a, par ses allures capri-


cieuses, déjoué nos calculs, mais de ce qu'un fait inopiné

est survenu, qui a donné aux choses un tour différent.

Si nous nous sommes mépris, ce n'est pas que la liberté

du sujet ne fût pas subordonnée à sa nature, c'est que


cette nature était trop complexe pour que nous ayons
pu la bien pénétrer, et placée dans un milieu trop com-
plexe pour que nous ayons pu l'embrasser dans son en-
semble, avec les milliers d'actions et de réactions appa-
rentes ou latentes qu'il devait exercer. L'homme est un
être si richement doué qu'il est impossible de le con-
naître parfaitement; il offre tant de particularités in-
dividuelles, et est soumis à tant d'influences diverses,

qu'on ne saurait prévoir avec certitude chacun de ses


mouvements. Si cela est vrai au point de vue physio-
logique, c'est plus vrai encore au point de vue moral.
Le cœur humain, dit Pascal, est un orgue dont nous
ne connaissons pas les tuyaux.

Comment arriver à saisir les lois de la psychologie,

de la politique, de la philosophie de l'histoire, si les

motifs n'ont pas sur la volonté une action détermi-


nante? Montesquieu prétend que l'ivrognerie augmente
graduellement de l'équateur au pôle. J'admets que cette
loi soit exacte aujourd'hui: qui m'assure qu'elle le sera
encore demain et qu'il ne faudra pas en reconnaître
une autre toute contraire? Car enfin toutes les volontés
DE LA LIBERTÉ. Vil

des hommes du Nord, <jui s'accordent aujourd'hui à


céder au besoin des liqueurs fermentées, peuvent faire
l<
i
contraire demain, puisque cç ne sont pas, dit-on,
les motifs les plus forts qui déterminent la volonté,
mais que c'est la volonté qui rend certains motifs plus
forts que les autres, et que le propre de la volonté est
di> n'avoir rien de constant ni de fixe. La statistique mo-
derne constate, à ce qu'on prétend, que le nombre des
crimes qui se commettent dans un pays est en raison
inverse de la diffusion des lumières. Gomment ce rap-
port, en supposant qu'il soit réel, pourra-t-il être érigé
en loi, si les lumières ne déterminent pas la volonté, et
si elle peut, sans savoir pourquoi, n'en pas tenir compte
et agir dans un sens opposé à leurs inspirations?
En un mot, les sciences morales et sociales étant un
ensemble de lois, c'est-à-dire de rapports constants
entre les faits, et la volonté étant une puissance fan-
tasque qui se jette à travers ces faits, sans qu'on puisse
attribuer ses mouvements ni aux sentiments qui la sol-

licitent, ni aux idées qui l'éclairent, ni à aucune autre


raison déterminable, ces sciences sont à jamais impos-
ables.
Tant qu'on n'aura pas résolu ces objections, nous
aurons de la peine à prendre parti pour le système de la

liberté d'indifférence, tel qu'il a été défendu par Epi-


cure, Pelage, Buffier, Reid, et à condamner celui que
Platon , Aristote, les stoïciens, saint Augustin ont sou-
tenu dans l'antiquité, et que Leibniz représente avec
éclat dans les âges modernes.
422 de l'immortalité de l'ame.

CHAPITRE XIV.

DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.

Saint Augustin a discuté la question de l'immortalité


de l'âme dans plusieurs de ses ouvrages, et il l'a fait

quelquefois avec une émotion contenue, qui montre


combien cette question lui tenait au cœur. Pascal n'a
pas trouvé des paroles plus énergiques pour s'exciter à
sonder les mystères de la mort, que celles qu'Augustin
place en tête du deuxième livre des Soliloques.
La raison, avec laquelle il s'entretient l'âme altérée
de vérité et les yeux en pleurs, lui demande ce qu'il
désire le plus savoir. «Si je suis immortel, répond-il

sans hésiter. — Et si tu ne peux pas le savoir dans cette


vie, continueras-tu à gémir? — Oh! alors je gémirai

sur l'inutilité de la vie *.»

Ainsi pour ce noble esprit vivre c'est penser, et


penser aux choses éternelles ; toute autre vie lui paraît
indigne d'un être intelligent.
Non-seulement il veut savoir si l'âme est immortelle,
mais encore il désire ardemment qu'elle le soit. S'il
n'est pas de ceux qui ne songent point à la mort,
il n'est pas non plus de ceux qui l'envisagent sans
frémir, et qui se consolent de la caducité et de la
mortalité de leur être propre, en reportant leur pensée

l
Solil.,\. II, c. 1.
de l'immortalité de l'ame. 428
Bur l'éternelle jeunesse el l'indéfectible vitalité de l'uni-

vers. Doué d'une (me à la fois profonde et humaine, il

i Ta ni la légèreté des uns ni le stoïcisme des autres.

cO bienheureux, s'éeric-t-il , bienheureux ceux qui


ont pu se persuader, soit par leurs propres lumières,
soil par celles d'autrui, qu'il ne faut point redouter la

mort, dùt-elle être l'anéantissement de notre Ame!


Quant à moi, malheureux! il n'est ni raisons ni livres

qui aient pu me le persuader jusqu'à ce jour i


! *

Lorsqu'un homme souffre à ce point de ses incer-

titudes sur la vie future, et qu'il ne pourrait cesser

tout à fait d'y croire sans souffrir davantage encore,


sa destinée intellectuelle est irrévocablement fixée; un
peu plus tôt, un peu plus tard, il croit à ce qu'il désire.

Son esprit ne se lasse point de fournir à son cœur des


arguments en faveur du sentiment qui lui est cher,

jusqu'à ce que ces deux maîtresses parties de lui-même


étant également satisfaites, l'homme se repose de ses

agitations passées dans le calme d'une croyance désor-


mais inébranlable.
C'est ce qui arriva à saint Augustin. Il consacra
d'abord à la question de l'immortalité de l'âme le

deuxième livre des Soliloques , auquel il ne mit pas la

dernière main puis ;


il reprit le même sujet, en ajoutant
à ses premières preuves des preuves nouvelles dans un
traité spécial, qui fut publié sans son consentement,
et qui est également resté une ébauche. Il s'inspire

ordinairement, dans ces deux ouvrages, des idées de

1
Solil., 1. II, c. 13.
424 de l'immortalité de l'ame.
Platon et de celles de Plotin. Mais il donne à ses rai-

sonnements un caractère si subtil , et les présente sous


une forme si obscure, que plus tard il avait besoin,

comme il en convient dans ses Rétractations, d'une


grande contention d'esprit pour se relire, et qu'il ne
se comprenait pas toujours lui-même *.

C'est là un aveu qui honore saint Augustin, et qui

est une preuve de plus de sa sincérité et de sa candeur


philosophiques ; mais il n'est pas fait pour nous encou-
rager dans cet aride travail. Comment espérer pénétrer
mieux que lui sa pensée , et voir plus clair que lui dans
ses propres écrits ? Cherchons pourtant, il le faut bien,
s'il y a quelque lumière derrière ces nuages, quelques
réalités solides sous ces abstractions qu'on ne peut
s'empêcher de trouver à première vue extrêmement
creuses.
Un des auteurs qui ont eu le plus d'influence sur
saint Augustin, Plotin avait dit dans ses Ennêades:
«Puisque notre âme pense les essences absolues, soit
par les notions qu'elle trouve en elle-même, soit par la

réminiscence, évidemment elle est antérieure au corps;

possédant des connaissances éternelles, elle doit être


elle-même éternelle^. »

Augustin s'empare de cet argument, en laissant de


côté la double hypothèse d'une vie antérieure et de la
réminiscence , et cherche à lui donner une forme plus
rigoureuse et en quelque sorte syllogistique.

1
Retr., 1. I, c. 5.
2
Plotin, Enn. 4 e , 1. VII, S 42. Trad. de M. Douillet.
DE L'IMMORTALITÉ DE LAME. 425
Le sujet, dit-il, doit durer au moins autant que l'at-

tribut. Or la science, qui est un attribut de l'âme, dure


toujours. Donc l'âme doit aussi durer toujours.
Pire que l'attribut peut durer plus que le sujet, ce

serait dire que l'attribut peut exister sans être l'attri-

but de rien et sans être nulle part: ce qui implique con-


tradiction. Dire que la science n'est pas un attribut de

l'âme, ce serait dire que la science peut résider dans


un être inanimé: ce qui est impossible. Dire qu'elle
n'est pas éternelle, ce serait prétendre que certaines
vérités, telles que celle-ci : — Le diamètre est plus long

que toute autre ligne menée d'un point à un autre de


la circonférence , — n'ont pas toujours été et ne seront
pas toujours: ce qui est une manifeste absurdité. Donc
il faut bien admettre que l'âme est immortelle 1
.

A travers les mailles plus ou moins serrées du syllo-

gisme on peut reconnaître là un argument que les mo-


dernes ont mis en avant plus d'une fois, en remplaçant
par des mouvements souples et aisés et par une cer-
taine parure de langage la raideur et la sévérité scho-

lastiques.

«Que si ces vérités éternelles, dit Bossuet, sont l'ob-


jet naturel de l'entendement humain parla convenance
qui se trouve entre les objets et les puissances, on voit
quelle est sa nature, et qu'étant né conforme à des
choses qui ne changent point, il a en lui un principe
2
de vie immortelle .»

1
Solil., 1. II, c. 13, 19; De imm. an., c. 1 et sq.
- Dossuet, Conn, de Dieu et de poi-méme, c. 5, g 14.
426 de l'immortalité de lame.
Je retrouve cette preuve sous la plume brillante d'un
philosophe contemporain.
«Pourquoi, dit M. Jules Simon, la science a-t-elle
pour objet ce qui est général?... Nous nous disons mor-
tels; et nous ne voulons chercher que des lois, penser
que des universaux. Notre intelligence ne se nourrit

que de l'éternité, et il faudra que l'éternité lui échappe !

Dieu aura fait l'homme tout exprès pour lutter contre


le temps et en être écrasé 1 ?... »

Cette démonstration de l'immortalité de l'âme, on le


voit, n'a pas joué un rôle sans importance dans l'his-

toire de la pensée humaine, et conserve encore aujour-


d'hui des adhérents distingués. Il n'est donc pas inutile

de l'étudier sous la forme que lui donne saint Augustin


et de la soumettre à un examen sévère.
N'est-ce pas mal raisonner et faire ce qu'on nous per-
mettra d'appeler, avec les logiciens, un syllogisme dis-

joncta vicieux, que de soutenir que la science, n'étant

pas un attribut d'un être inanimé, est nécessairement

un attribut de l'âme? Comme si elle ne pouvait pas


être un attribut d'un troisième sujet qui est Dieu! C'est
d'ailleurs ce que saint Augustin lui-même reconnut plus
tard dans le premier livre de ses Rétractions 2 .

De plus, ces attributs prétendus éternels de l'âme ne


sont pas toujours dans leur sujet; car enfin l'âme de
l'enfant et celle de l'ignorant (c'est une remarque qui
n'a pas échappé à saint Augustin) sont vides de vérités
et étrangères à la science. Est-il donc possible de fon-

1
J. Simon, Rel. naturelle, 3 e partie, ch. 1
er .

2
Rétr., 1. I, c. 5, n° 2.
DE L'IMMORTALITÉ de l ami:. 4 u27
der l'immortalité des fîmes de cette sorte sur la persis-

tance d'un attribut absent? Pour lever la difficulté, il

faudrait admettre que toute science n'est que réminis-

cence, ou au moins que toutes les Ames sont pleines


d'idées à l'état latent. Or saint Augustin, qui avait d'a-
bord emprunté au platonisme la première de ces deux
opinions , finit par la rejeter; quant à la seconde, pour
être une hypothèse plausible , elle n'est pourtant qu'une
hypothèse, de sorte qu'on ne peut asseoir là-dessus une
preuve inébranlable de notre immortalité.
Ajoutons que non-seulement le raisonnement du Père
n'est pas démonstratif, mais encore que, dans le cas où
il démontrerait quelque chose, il démontrerait trop.
Si la science est un attribut éternel, elle suppose un
sujet d'inhérence non pas immortel, mais éternel. Dès
lors il ne suffit pas de dire que l'âme ne finira point,
il faut dire encore qu'elle n'a point commencé. C'est

ce que Plotin avait parfaitement compris. Il s'est mon-


tré plus logique, ce semble, que ceux qui l'ont suivi,
en déclarant que l'âme, possédant des connaissances
éternelles, existe de toute éternité.
Saint Augustin élève lui-même contre sa propre dé-
monstration une objection sérieuse. Comment peut-on
faire résider les vérités éternelles dans l'âme? N'est-ce
pas mettre des attributs immuables dans un sujet chan-

geant? Car enfin, l'âme change et change même beau-


coup, puisqu'elle passe d'un état à un état contraire,
de la folie, par exemple, à la sagesse, et de la sagesse
à la folie? Elle éprouve des mutations qui proviennent
du corps et qui sont déterminées par l'âge, la maladie,
428 DE l'immortalité de lame.
le plaisir, la douleur; elle en éprouve qui ont leur
source en elle-même, telles que le désir et la joie, la
crainte et la tristesse, l'attention et la connaissance qui
se produisent en elle tour à tour. Mais si le sujet
change, tout ce qui est dans le sujet doit nécessaire-
ment changer.
Cela est vrai, répond Augustin, dans le cas où le

changement est radical et où le sujet perd jusqu'à son


nom; cela est faux dans tous les autres cas. Voilà de la
cire. Elle était blanche, elle est devenue noire; elle
était molle, elle est devenue dure; elle était chaude,
elle est devenue froide; elle était carrée, elle est deve-
nue ronde. Malgré tous ces changements, elle est en-
core de la cire. Les modifications ont changé; le sujet

est resté le même. Mais si le changement avait été assez

complet pour que cette cire perdît sa nature et son


nom, comme il arrive quand elle s'évapore sous l'action
de la chaleur, le sujet aurait changé; elle ne serait plus
de la cire, et on ne pourrait plus affirmer la persistance
d'aucun de ses anciens attributs. — Or quand l'âme
subit quelques-unes des modifications que nous avons
énumérées plus haut et dont les unes proviennent du
corps, les autres d'elle-même, les changements qui se
produisent en elle ne sont pas de ceux qui font qu'un
être n'est plus lui-même, et qui font perdre au sujet son
nom en même temps que sa nature. Donc l'âme res-

tant au fond immuable , malgré les changements qui


s'opèrent dans ses modifications, il n'est pas impossible
1
que les vérités immuables résident en elle .

1
De imm, an., c. 5.
DE i 'IMMORTALITÉ DE L*AME. 1*39

On a pu reconnaître, dans un passage de cette dis-


cussion ingénieuse, une pensée que Descartes a reprise
1,

el admirablement développée dans sa "2


méditation.
«Prenons, par exemple, ce morceau de cire : il vient

tou! fraîchement d'être tiré de la ruche, il n'a pas en-

core perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient

encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a

été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont


apparentes; il est dur, il est froid, il est maniable, et
si vous frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin,
toutes les choses qui peuvent distinctement faire con-
naître un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici

que pendant que je parle on l'approche du feu : ce qui

y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa cou-


leur se change, sa figure se perd, sa grandeur aug-
mente; il devient liquide, il s'échauffe, à peine le

peut-on manier, et quoique l'on frappe dessus, il ne


rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-ellc

encore après ce changement ?» 1

Du reste, dit saint Augustin, bien que la mort im-


plique le changement, et le changement le mouvement,
la réciproque n'est pas vraie : tout mouvement n'en-
traîne pas un changement, et tout changement n'est

pas suivi de la mort. Mettons les choses au pis. Sup-


posons une série de changements tels que chacun
d'eux soit une diminution de l'être, le terme de la série

ne sera pas pour cela l'anéantissement de l'être. L'être


d'un corps est en raison de sa masse. Qu'on diminue
cette masse graduellement, on diminuera graduelle-

1
Desc. — 2 e médit.
430 de l'immortalité de l'ame.

ment son être, mais on n'arrivera jamais par cette voie

à un corpuscule sans étendue , c'est-à-dire à un pur


néant. Il en est de même pour ce qui concerne l'âme :

elle peut tendre vers le non-être ; mais elle y tend avec


une éternelle impuissance d'y arriver; car il serait bien

étrange que le corps ne pût être anéanti , et que l'âme,


qui lui est supérieure, et qui le vivifie, pût cesser
d'être *.

On objectera peut-être que ce qui fait le corps, ce


n'est pas la matière, mais la forme (car plus cette
forme est belle et parfaite, plus le corps est élevé en

dignité et en excellence ;
plus elle se dégrade et se dé-
tériore, plus il s'abaisse et déchoit), et on dira qu'il

doit en être de même de l'âme. Or quand l'âme tombe


dans la folie, ne peut-il pas arriver que cette folie

augmente au point de la priver totalement de sa forme,


qui est la raison, et de la réduire ainsi au néant?
Non, car la mutabilité qui caractérise les corps ne
les modifie jamais de manière à les priver de toute
forme, mais seulement de manière à les faire passer
d'une forme à une autre. Les corps ne sauraient être
réduits au néant : ils sont maintenus dans l'être par
une force immatérielle toujours présente et toujours

agissante, qui les a faits ce qu'ils sont et qui les con-


serve. Mais si le corps ne peut perdre entièrement la

forme qui le constitue en tant que corps, l'âme, qui


lui est supérieure, ne peut perdre totalement la forme
2
qui la constitue en tant qu'âme .

1
De imm. an., c. 3, 7.
2
De imm. an., c. 8.
DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME. 4SI
Cette preuve de l'immortalité de l'âme a ceci de
commun avec la preuve discutée plus haut, qu'elle est
mieux appropriée au système platonicien, qui admet
l'éternité des choses, qu'au système chrétien, qui admet
le dogme de la création. Les Ames ne périssent jamais,
I dit saint Augustin; car les corps eux-mêmes ne pé-
rissent point. Qu'en sait-il? N'ont-ils pas été créés?
Qu'aucuu être ne doive finir, cela se conçoit dans le

système des philosophes qui prétendent qu'aucun être


n'a commencé. Mais quand on croit que tous les êtres

ont été tirés^du néant à une époque donnée, comment


peut-on être positivement sûr qu'aucun d'eux n'y ren-
trera jamais? Le passage de l'être au néant est-il plus
difficile à comprendre que celui du néant à l'être, et,

dès que l'on admet l'idée de la création , a-t-on bien le


droit de reculer devant celle de l'anéantissement?

Après avoir cherché à établir que l'âme est impéris-

sable, en se fondant sur ce que le corps lui-même ne


périt pas, Augustin se demande si elle ne peut pas être
privée, sinon de l'être, au moins de la vie. Il emprunte
à Platon et à Plotin la réponse à cette question, et la

développe de la manière suivante *.

Nulle chose ne peut être privée d'elle-même. Or


l'âme est identique à la vie; car on dit indifféremment
être animé et être vivant, rendre l'âme et perdre la vie.

Donc l'âme ne saurait perdre la vie. Pour que l'âme


pût mourir, c'est-à-dire être privée de la vie, il fau-
drait qu'elle fût, non pas la vie elle-même, mais une

1
Platon , Pkédon; Plotin , Enn. 4 e liv. VII, S 3, al. 9, 11.
432 de l'immortalité de l'ame.

chose douée de vie : ce qui n'est pas. L'âme ne saurait


craindre ce qui n'est point à craindre pour la vie, car
si l'âme mourait quand la vie l'abandonne, ce ne serait
pas la substance abandonnée par la vie qu'il faudrait
appeler âme, mais ce qui abandonnerait cette sustance.
Or cette âme, cette vie, qui abandonne ce qui meurt,
ne s'abandonnant jamais elle-même , il s'ensuit qu'elle
1
ne meurt jamais .

Saint Augustin n'avait pas toujours admis cette preuve


de l'immortalité de l'âme. Il élève contre elle, dans le

2e livre des Soliloques, une objection qu'il laisse sans


réponse.
N'en serait-il pas, dit-il, de la vie ou de l'âme, comme
on voudra l'appeler, ainsi que de la lumière? En vertu
du principe des contraires, la lumière est incompatible
avec les ténèbres, et cependant les ténèbres se pro-
duisent, non-seulement quand la lumière se retire,
mais encore quand elle s'éteint. Ne peut-il pas se faire

aussi que la mort ait lieu, non pas par suite du départ
de l'âme et de sa sortie du corps , mais par suite de son
2
extinction ?

Il en est, du reste, de cet argument comme des deux


arguments que nous avons déjà signalés : il s'adapte
mieux aux doctrines platoniciennes qu'aux doctrines
chrétiennes. Car il tend à prouver, non-seulement que
l'âme vivra toujours, mais encore qu'elle a toujours
vécu. L'âme ne peut pas plus n'avoir pas été elle-même,

1
De imm. an., c. 9.

>&>/*/., 1. II, C. 13.


DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME. 133

>t-à-dire la vie, le contraire de la mort, dans le

se, qu'elle ne peu! cesser d'être elle-même dans


l'avenir. En outre, pour être éternelle, l'âme devrait
avoir la vie, non-seulement en elle-même, mais encore
par elle-même, c'est-à-dire être Dieu.
aussi Platon, et après lui Plotin, en cela meilleurs
raisonneurs que leur illustre disciple, admettent-ils que
l'âme est placée au-dessus de la sphère changeante de
la génération, dans la région des essences immuables,
et qu'elle n'a ni commencement ni fin.
« Ce qui se meut soi-même, dit Platon, n'est autre

chose que l'âme, et l'âme n'est soumise ni à la nais-

sance ni â la mort '.»

«L'âme, dit Plotin, donne la vie au corps qu'elle


anime; mais seule elle possède la vie, sans être jamais
sujette à la perdre, parce qu'elle la possède par elle-

même. Tous les êtres, en effet, ne vivent pas d'une vie


empruntée; sinon, il faudrait remonter à l'infini de
cause en cause 2 .»
Voici encore une démonstration qui a pu être inspirée

à saint Auguslin par Platon. Platon avait prétendu


dans le dernier livre de la République, qu'une chose ne"
pouvant périr que de son propre mal, et non du mal
d'une autre chose, et que l'âme ne périssant ni de son
injustice, ni de son intempérance, ni de sa lâcheté, ni

de son ignorance, ni d'aucun des vices qui la travaillent

comme autant de maladies, ne saurait périr, à plus

1
Platon , Phèdre.
'
2
Plotin, Enn. 4. 1. 7, S 3. Trad. de M. BouillcL
28
F.
434 de l'immortalité de l'âme.
forte raison, du mal d'une aulre substance qui est le

corps. Saint Augustin exprime, sous une forme un peu


différente, des idées analogues.
Si la vérité, dit-il, fait la vie de l'âme, de telle sorte

que le sage diffère de l'insensé en ce qu'il possède la

vie avec plus de plénitude, n'est-il pas à craindre que la

vie, qu'elle tient de la vérité, lui soit ôtée par l'erreur

qui est son contraire? Nullement. L'erreur ne peut


avoir sur l'âme d'autre effet que de la faire errer; or
le fait d'errer est si loin de détruire la vie de l'âme,

qu'il la suppose; car pour errer, il faut vivre. Si donc la

vie, que l'âme tient de la vérité, ne peut lui être ôtée

par l'erreur qui est son contraire, qu'est-ce qui peut la


1
lui ravir ?

Augustin considère ensuite le contraire de la vérité,

non plus en tant que vérité, mais en tant que réalité,

et examine s'il ne pourrait pas amener l'anéantisse-


ment de l'âme. Si une essence, dit-il, en tant qu
sence, n'a point de contraire, la vérité, qui est l'essence
suprême, ne saurait en avoir. L'antécédent de cette
proposition est incontestable. Le propre de l'essence,
en effet, est d'être, et le contraire de l'être n'est rien.

Il doit en être de même du contraire de l'essence sou-


veraine, il n'est pas. Si donc l'âme tire son être de
cette essence éternelle, ce dont on ne saurait douter,
puisqu'elle ne le tire pas d'elle-même, rien ne peut le

lui faire perdre; car rien ne s'oppose à cette essence-.

1
De imm. an., c. 11.
1
De imm. an,, c. 12.
DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME. i35
i
L'âme est donc immortelle, s'écrie Augustin ravi.

Crois-en désormais tes propres raisonnements, crois-en


la vérité : elle te cric et qu'elle habite en toi, et qu'elle
est immortelle, et que sa demeure ne saurait lui être

enlevée par la mort du corps quelle 1


qu'elle soit .»
Kilo n'est point immortelle à la manière de Dieu en
qui l'immortalité, l'éternité et l'immutabilité se con-
fondent-. Elle ne possède pas l'immortalité véritable,
parce qu'elle ne possède pas la véritable réalité. Elle

dure, mais elle change; elle ne finira pas, mais elle a

commencé.
Cependant son immortalité n'est pas la simple possi-
bilité, mais l'absolue nécessité de vivre toujours; ce
n'est pas l'immortalité mineure, pour parler le langage
de saint Augustin , mais l'immortalité majeure. Nous ne
serons pas immortels comme Adam, qui pouvait sim-
plement ne pas mourir ; nous , nous ne pourrons pas
mourir ; au lieu d'une immortalité conditionnelle et

problématique, nous aurons une immortalité positive et

certaine. Pourquoi? Parce qu'à la différence du pre-


mier homme, nous ne pourrons pas pécher, et nous
ne p.ourrons pas pécher, parce que notre désir du bien
sera aussi grand que notre désir du bonheur et attein-
3
dra sûrement son objet .

Ce qui sera immortel en nous, ce ne sera pas seule-

ment l'être vide et nu, mais l'être avec l'ensemble des

1
SoliL, 1. II, c. 19.
2
Serm., LXY, c. 2.
j
Op. imp. contr. JuL, 1. VI, c. 30.
436 de l'immortalité de l'âme.
facultés qui le constituent; ce ne sera pas seulement la

substance, mais la personne tout entière. Cette immorta-


lité muette, sourde, privée de sentiment, de conscience,
de souvenir, qu'on appelle dans l'école immortalité mé-
taphysique, et que le panthéisme d'aujourd'hui oppose
à l'immortalité morale, épouvante saint Augustin et lui

arrache un cri d'effroi :

((Quelle vie éternelle (et quelle mort ne lui serait

préférable?) que celle qui consisterait à vivre comme


l'âme de l'enfant qui vient de naître ou qui gît encore
dans l'utérus * ! »

La question de l'immortalité de l'âme, on le voit,


est une de celles qu'Augustin a traitées le plus faible-

ment Les idées qu'il développe sont, pour la plupart,


des emprunts et des emprunts un peu indiscrets, faits

à la philosophie antérieure; elles ont de la peine à


faire corps avec l'ensemble des dogmes chrétiens, et
semblent être des pièces de rapport, introduites après-
coup dans l'édifice nouveau. On dirait de ces pierres
travaillées par des mains savantes que les premiers
artistes chrétiens dérobaient aux ruines des temples
merveilleux de la Grèce, pour les faire entrer tant bien
que mal dans des constructions d'un art moins achevé
et d'un style différent.

'
Solil., 1. II, c. 20.
c)
DE i \ DES im
I i: DE L'AME APRÈS LA MOUT. L >7

CHAPITRE XV.

DE LA DESTINÉE DE L'AME APRÈS LA MORT.

Non content de croire à un antre monde dont la

mort nous ouvre la porte, Augustin se demande ce que


ce monde peut être ; il s'interroge sur ces royaumes
inconnus, mystérieux, où, depuis l'origine des choses,
toutes les générations se sont précipitées. L'ame y
vivra-t-elle dans un état d'inaltérable félicité ou de
misère irrémédiable, placée en dehors de toutes les

conditions actuelles de l'existence et des fluctuations


qui la caractérisent, ne pouvant plus ni s'élever ni

déchoir, et restant éternellement immobile? Renaîtra-


t-elle à la lumière du jour, et traversera-t-elle une
série de vies nouvelles, agitées comme celle-ci, pleines

comme elle de joies et de peines, et ayant comme elle

leurs progrès et leurs défaillances?


Si notre pieux auteur avait été un simple philosophe,
il aurait peut-être hésité entre ces deux doctrines; car
ni Tune ni l'autre — tout le monde en conviendra —
ne saurait être établie d'une manière rigoureuse et par
les seules forces de la raison. Mais, en sa qualité de
théologien , il dut vivement embrasser la première qui
avait pour elle l'autorité divine des saints livres, et se
prononcer contre la seconde qui ne reposait que sur
l'autorité tout humaine des Platoniciens et des disciples

de Manès.
438 DE LA DESTINÉE DE L'AME

I.

Dieu, selon les Platoniciens, crée de toute éternité.


Prétendre le contraire, c'est prétendre qu'il a eu une
éternité de repos avant la création, et que tout à coup,
sans que l'on sache pourquoi , il s'est repenti de son
oisiveté, et s'est mis à l'œuvre.
Dieu, ajoutent-ils, agissant de toute éternité, s'il

créait toujours des êtres nouveaux, il créerait des êtres

en nombre infini , c'est-à-dire en nombre tel qu'aucune


science, pas même la science divine, ne saurait les
embrasser; en d'autres termes : Dieu agirait au jour le

jour, produisant tantôt une chose, tantôt une autre,


suivant les circonstances, au lieu de réaliser harmoni-
quement un plan éternel, et de faire passer à l'être,

avec intelligence et discernement, les idées qu'il porte


dans son sein.

Pour échapper à cette difficulté d'un Dieu créant


dans le temps , et d'un Dieu créant au hasard et réali-
sant indistinctement tous les possibles, les Platoniciens
ne voient qu'un expédient, c'est d'admettre que toutes
choses se renouvellent et finissent par revenir, après
un certain nombre de siècles, dans leur premier état,

soit que ces révolutions s'opèrent au sein du même


monde, soit que le monde lui-même périsse et renaisse

successivement. L'être humain est, comme tout le


reste, entraîné dans ce flux et reflux d'existences, et a,

comme tout le reste, ses morts et ses renaissances


APRÈS LA MORT. 430
alternatives. Les âmes qui ont bien vécu ne quittent
leurs corps que pour s'envoler plus vives, plus heu-
reuses, vers les régions du ciel, et se reposer de leurs
Fatigues terrestres au sein des étoiles ou dans quelque
autre séjour fortuné. Ayant oublié dans cette haute
demeure les maux d'ici-bas, elles finissent, au bout
d'une longue suite d'années, par souhaiter d'y revenir,
et c'est ainsi qu'elles passent tour à tour de la terre au
ciel et du ciel sur la terre, et alternent entre les mi-
es de cette vie et la béatitude de l'autre. Quant aux
âmes criminelles et impures, après avoir subi dans les
enfers les châtiments qu'elles méritent, elles entrent
dans de nouveaux corps appropriés à leurs mœurs et à

leurs habitudes, et y expient encore pendant un temps


les fautes de leur vie passée.
Augustin ne se borne pas à réfuter cette théorie de
la métempsycose, comme on le ferait peut-être aujour-
d'hui, en se fondant sur la nature morale de la peine,

qui implique la notion de l'identité personnelle et le

souvenir, il prend une à une toutes les parties de cette


doctrine, et en démontre le peu de solidité.

Il s'indigne contre ces philosophes qui mesurent à


leur sagesse bornée la sagesse de Dieu qui est sans
bornes ;
qui ne comprennent pas que ces mots avant,
après, ne s'appliquent pas à Dieu, mais à ses créatures;
que Dieu a pu vouloir que la création commençât tel

jour, à telle heure, tout en le voulant d'une volonté


immuable, éternelle, et sans agir plus ou moins à un
moment qu'à un autre.
Ces mouvements circulaires qui emportent tous les
440 DE LA DESTINÉE DE L'AME
êtres de l'univers, et qui ne manquent pas d'analogie
avec les ricorsi auxquels un philosophe moderne a

soumis les choses dé l'ordre social, ne séduisent point


l'imagination de l'illustre évêque d'Hippone, et révol-
tent à la fois sa piété et son bon Comment, dit-il,
sens.

les Platoniciens peuvent-ils prétendre qu'après un laps


de temps déterminé, les mêmes événements se repro-

duisent exactement de même manière, et tournent,


la

pour ainsi dire, dans le même cercle? Quoi! Platon n'au-


rait pas seulement enseigné la philosophie à Athènes,
à certains auditeurs, au quatrième siècle avant notre

ère, mais il l'aurait déjà plusieurs fois enseignée, dans


la même ville, aux mêmes auditeurs, des milliers d'an-
nées auparavant! Que dis-je? Il l'enseignerait encore

plusieurs fois à des époques ultérieures, aux mêmes


auditeurs et dans la même ville! C'est là une opinion
qu'il suffit d'énoncer pour en faire sentir le ridicule.

De plus, ces philosophes qui se récrient si fort con-


tre tout ce qui peut porter atteinte à la majesté de
Dieu, le font-ils donc agir d'une manière bien sage et

bien digne de lui dans la répartition des récompenses


et des peines de la vie future? Quel prix tient-il en ré-
serve, suivant eux, pour les âmes grandes et saintes

qui se sont élevées vers lui sur les ailes de là pensée et


de l'amour? Une félicité menteuse ou une misère véri-

table. Si une fois qu'elles sont parvenues dans son sein


auguste, il leur laisse ignorer les épreuves nouvelles qui
les attendent, il les rend heureuses, il est vrai, mais
il les trompe; s'il leur dévoile, au contraire, les maux
qui seront encore leur partage dans l'avenir, il ne les
iPRÈS LA MORT. 1 i I

trompe pas, mais il altère toute la douceur de leur féli-

cité présente.

Enfin , comme ni admettre que les .unes, quand elles

oui été purifiées, et qu'elles ont pris possession du


bien suprême, veuillent le quitter pour rentrer dans la
carrière de la vie temporelle, et se débattre cneore
contre la douleur, l'ignorance, la corruption dont elles
ont eu autrefois tant de peine à triompher? La jouis-
sance de la félicité, de la sagesse, de la perfection
peut-elle donc avoir pour effet de nous faire aimer
1
leurs contraires ?

Augustin ne se lasse pas d'attaquer cette doctrine,


tantôt avec les armes d'une raison sévère, tantôt avec
les traits d'une ironie piquante.
Les âmes vertueuses, s'écrie-t-il dans un de ses ser-

mons, s'envolent dans le ciel! Je ne puis que vous ap-


plaudir de leur donner une. si belle demeure. Elles ha-
bitent les étoiles et vivent dans la société des dieux

immortels! — C'est très-bien à vous de les mettre en si

bonne compagnie et dans un séjour si radieux. — Mais,


ajoutez-vous, après un certain nombre de siècles, ayant

oublié les maux de cette terre, elles éprouvent le besoin


d'y redescendre et y redescendent en effet. Ici Augustin
cesse de comprendre et d'applaudir. Elles redescendent
sur la terre, dites-vous, parce qu'elles ont oublié les
maux de la vie! — Mais, si elles les ont oubliés, elles
doivent aussi en avoir oublié les plaisirs; comment donc

De Gen. ad lilC, I. VII, c. 10, De Civ. Del, 1. X, c. 30; 1. XII,


c. 13, 17.
442 DE LA DESTINÉE DE L'AME
peuvent-elles éprouver le désir de revivre et d'animer
de nouveaux corps?
Cette doctrine a révolté le poëte même qui en a fait

l'exposition, et qui l'a mise dans la bouche d'un père


parlant à son fils au fond des enfers. Dans ce morceau
trop connu, dit pieusement Augustin, Anchise montre
à son iils Énée les âmes des illustres Romains qui
doivent un jour revêtir des corps mortels, et celui-ci

s'écrie: «0 mon père, est-il possible de croire que cer-


taines âmes retournent d'ici vers la voûte du ciel et se

remettent dans les chaînes pesantes du corps? Les mal-


heureuses! d'où leur vient cet amour forcené de la lu-

mière?» Le fils qui écoutait cette doctrine était plus


sensé que le père qui l'enseignait. Il ne pouvait s'expli-

quer ce désir d'une vie nouvelle; il le trouvait étrange,


et regardait comme malheureuses les âmes qui en
étaient possédées.

Vous élevez les âmes, ô philosophes, s'écrie le grand


évêque, à un état de pureté incomparable; mais com-
ment cette pureté produit-elle l'oubli de tous les maux,
et cet oubli le retour de ces maux eux-mêmes? Vous
vous proposez, ô Pythagore, ô Platon, ô Porphyre,
dans vos méditations philosophiques , d'arriver à la vie

heureuse. Mais comment y arriverez- vous? L'âme vit

ici-bas dans un état de malheur que tpmpère l'espoir


de la félicité future, et là-haut dans une félicité que la

crainte des maux à venir ne peut manquer de corrom-


pre. Ce bien parfait que vous cherchez et que toute
âme désire , où donc est-il l
?

1
Serm.. CCXLI, c. 4, 5, G; De Civ. Del, 1. X, c. 30.
M RÊS LA M0R1 I 18

Que dire (\c> incroyables transmigrations par les-


quelles ils dégradent l'âme raisonnable jusqu'à la faire

entrer dans un corps do brute, et exaltent l'âme irrai-


sonnable au point de l'introduire dans un corps
d'homme? Sur quel principe reposent ces métamor-
phoses singulières? Sur le principe que les resscm-
blances morales appellent et déterminent des ressem-
blances physiques correspondantes. Gomme si l'àme
d'un pourceau pouvait jamais se modifier au point
d'être plus semblable à l'âme d'un homme qu'à celle
d'un autre pourceau! Comme si l'âme d'un lion, lors
même » pi 'elle déposerait entièrement sa férocité native,
pour prendre les mœurs les plus douces et les plus
bénignes, pouvait jamais se transformer de manière à
offrir plus de rapport avec l'âme d'un homme qu'avec
celle d'un mouton ou d'un autre animal du môme
genre * !

Toutes ces difficultés, dit saint Augustin, avaient

tellement frappé le célèbre Porphyre qu'il soutint, con-


trairement à l'opinion de Platon, son maître, qu'une
fois les âmes purifiées et unies au Père, rien ne sau-
rait plus les en séparer. Plutôt que de croire quelles
ne peuvent jamais arriver à un état définitif où elles

trouvent le parfait repos et le bonheur dans toute sa


plénitude, il aima mieux renoncer au grand principe
platonicien, que la mort naît toujours de la vie, et la

vie de la mort. Il ne l'admit que pour les âmes qui


n'ont point encore subi leur purification dernière, et

1
De Gen. ad lit/.. I. VII, c. 10.
444 DE LA DESTINÉE DE L'AME
qui doivent sur nouveaux frais recommencer les luttes
de l'existence. Mais ici encore il rectifia la doctrine pla-
tonicienne, en répudiant la croyance qu'une âme cou-
pable entre, à la mort, dans le corps d'un animal : une
âme humaine ne doit animer, suivant lui, qu'un corps
humain 1
.

Ces arguments d'Augustin contre la métempsycose


platonicienne nous paraissent pour la plupart pleins de
force et de solidité, et nous ne savons pas trop ce
qu'un disciple de Platon aurait pu y répondre. Mais,
s'ils sont valables contre la métempsycose platoni-
cienne, qui place nos existences ultérieures sur le globe
que nous habitons, et les fait mouvoir dans un cercle
d'où elles ne sauraient sortir, seraient-ils également
concluants contre la métempsycose qui déroule la série

de nos vies futures au sein de l'espace infini, et les fait

tendre d'une manière régulière et progressive vers le

principe de tout bien? Nous ne le croyons pas.


Faites abstraction du dogme chrétien, tenez-vous-en
à ce que Bossuet appelle le pur philosophique, il vous
sera impossible d'établir que l'existence terrestre est
l'unique épreuve de l'âme, et que nous ne recommen-
çons pas, après la mort, dans d'autres corps et dans
d'autres conditions, la carrière de la vie. De la croyance
de ceux qui séparent entièrement l'âme du corps au
jour suprême et la conçoivent à l'état d'esprit pur, et
de l'opinion de ceux qui veulent qu'elle s'unisse à un
organisme quelconque, la dernière n'est pas la moins

De Civ. Dti, 1. X, c. 30.


APRÈS I \ MORT. 1 45

vraisemblable. Admettons que perdre Loul organistne


i «• ii»
1

soit pas pour l'âme perdre deux de ses facultés,


sensibilité fprce motrice, c'est-à-dire
i

la « t la la faculté

d'être modifiée par les objets el celle de les modifier à

son tour, c'est (chose plus grave et d'une importance


capitale!), c'esl entrer dans un état sans analogie avec

l'état présent, contrairement aux lois ordinaires delà


nature, qui ne procède pas ainsi par transitions brus-
ques et heurtées, et qui brode en quelque sorte de
mille manières un canevas unique.

II.

Après avoir réfuté les Platoniciens, Augustin prend


à partie les Manichéens, ses anciens amis, et les com-
bat aussi avec beaucoup de force et de vivacité. De tous
ceux qui se sont occupés de l'âme et de la vie future
ce sont, dit-il, ceux qui ont donné dans les plus graves
aberrations. Bien qu'ils fassent profession de christia-
nisme, ils se sont laissé aller, sur ces deux points, à

des rêveries si singulières que celles mômes des philo-


sophes païens n'en approchent pas. Ceux-ci distinguent
au moins la nature de l'âme et la nature de Dieu, tan-
dis que ceux-là les identifient. Ils vont plus loin. Gomme
ils admettent, d'un côté, que l'âme est une portion de
la substance divine, et, de l'autre, que les animaux et

les plantes sont vivifiés par une âme, ils en concluent


qu'il n'y a pas un seul brin d'herbe, pas un seul ver-
446 DE LA DESTINÉE DE L'AME
misseau, qui ne contienne quelque parcelle de la divi-

nité. En tuant un animal les philosophes n'ont à crain-


,

dre que d'égorger leur prochain; les Manichéens sont


sûrs d'égorger Dieu lui-même 1
.

Quand l'âme humaine s'échappe de l'enveloppe cor-


porelle où elle était renfermée, voici à peu près, sui-
vant eux, ce qui arrive. Les âmes qui n'ont pas bien
vécu entrent dans des animaux ou dans des végétaux,
où elles continuent à exercer les fonctions de la vie, du
sentiment, de la pensée, et où elles expient les fautes

de leur existence antérieure. Chacun de ces organismes


est pour elles un lieu de purification , un purgatoire.
Les âmes vertueuses doivent aussi animer de nouveaux
corps , mais dans des conditions beaucoup meilleures.
L'âme du Manichéen, qui était simple auditeur, des-
cend, après une vie exemplaire, dans le corps d'un
élu, ou bien elle entre dans quelqu'un des légumes
dont les élus se nourrissent. Ceux-ci la séparent, dans
l'acte de la digestion , de tout alliage impur, si bien que
la matière n'a plus de prise sur elle, et que, dégagée
désormais de tout contact avec les corps, affranchie de
la nécessité cruelle de s'unir à eux, elle s'embarque sur
les navires du ciel et vogue vers la terre de lumière où
2
réside la parfaite et impérissable béatitude .

Augustin.reproche aux Manichéens d'avoir agité avec


un esprit charnel ces questions obscures, et d'avoir été

conduits parla à des opinions fausses, nuisibles, mons-

1
De Gen. ad lilt., 1. VII, c. 11 ; Contr. Faust, 1. XX, c. 20.

2 Lib. de Hœres., c. 46; Contr. Faust., 1. V, c. 10; 1. XX, c. 21.


APRÈS LA MORT, ii7

krueuses. Il suffit, dit-il, pour les combattre, de s'at-

tacher fortemenl à ce seul principe naturellement admis


par toute créature raisonnable, que Dieu est immuable,
incorruptible, et que sa pure substance ne saurait se
partager entre tant d'êtres différents. Avec la doctrine
de la mutabilité divine tombe la religion des Mani-
chéens et la table aux mille formes qu'ils se sont éver-
1
tués à construire .

Toutefois Augustin ne s'en tient pas à cette réfuta-


tion sommaire. Avec la verve ardente et moqueuse d'un
homme autrefois séduit par cette doctrine, et qui lui

garde rancune de la fascination qu'elle avait exercée


sur lui, il la suit dans les conséquences qu'on en tire,

dans celles devant lesquelles on recule, et la livre sans

pitié aux railleries de ses lecteurs. Cet écrivain, qui est


si touchant dans l'expression de ses croyances, est ex-
trêmement sarcastique dans l'expression de son incré-
dulité. Il attaque le manichéisme avec l'ironie mordante
que Voltaire tournera un jour contre le christianisme
lui-même. Nous allons résumer cette curieuse polé-
mique en demandant grâce pour quelques détails fami-

liers qui choqueront peut-être la délicatesse du goût


contemporain.
En professant l'opinion que des âmes raisonnables
sont emprisonnées sous l'écorce des plantes, et qu'elles
sentent le mal qu'on leur fait, les Manichéens sont ame-
nés à regarder l'agriculture, le plus innocent de tous
les arts, comme un art cruel, et à mettre à sa charge

l
De Gen. adlitt., 1. VII, c. 11.
448 DE LA DESTINÉE DE l'àME
une foule d'homicides. Les élus, qui sont parmi eux
les hauts dignitaires, se garderaient bien de cueil-
lir un fruit, d'arracher une feuille d'arbre, crainte de
faire souffrir une âme. Ils attendent tranquillement
que les auditeurs leur apportent de quoi subvenir à
leurs besoins, et vivent des nombreux et épouvantables
homicides que d'autres commettent. On voit ces audi-

teurs barbares s'armer d'un couteau, d'une serpe, s'é-


lancer dans un jardin, promener le meurtre sur les

melons et les citrouilles, et apporter — ô prodige! —


leurs cadavres encore vivants aux pieds des élus. De
deux choses l'une, ô élus, dit saint Augustin, ou vos
auditeurs tuent ces cucurbitacées en les cueillant ou
ils ne les tuent pas. S'ils ne les tuent pas, pourquoi
craignez-vous de faire comme eux et de les cueillir vous-
mêmes? S'ils les tuent, comment leur reste-t-il une
âme que vous puissiez purifier en vous livrant aux
fonctions de la mastication et de la digestion? Ne sont-
elles pas mortes, mais seulement blessées? Que ne vous
contentez-vous alors de la blessure que l'auditeur leur
a faite quand il les a cueillies? Vous devriez avoir assez
bon cœur pour les avaler sans leur donner un seul coup
de dent, afin qu'elles arrivassent sans aucune lésion et
dans toute leur intégrité au laboratoire de votre panse
où vous les faites passer à l'état divin. Mais point.
Avant de les broyer avec les molaires, vous les coupez en
mille morceaux avec les incisives, pour peu que leur
goût chatouille votre palais. Les pauvres citrouilles !

vous allez jusqu'à les mettre sur le feu, et je vous laisse


à penser ce qu'elles y ont à souffrir ! Savez-vous quel
APRÈS LA MORT. 449
est le plus humain d'entre vous? C'est celui qui s'est
exercé i absorber le plus de légumes sans les faire cuire
el sans les mâcher.
Une fois en veine de raillerie, saint Augustin ne s'ar-

rête plus. Puisque vous vous permettez, dit-il, de man-


ger les citrouilles et même de les faire cuire, vous de-
vriez bien aussi les cueillir. Ce ne serait jamais qu'une
blessure de plus, et de votre main elle leur serait on ne
peut plus douce. Les fruits souffrent, je le veux bien,
quand on les détache de leur tige; mais ils ne sont pas
seulement doués de sensibilité, ils ont encore de l'in-

telligence, et devinent quelles sont les personnes qui


viennent les prendre. Aussi, à votre approche, ils se
réjouiraient au lieu de gémir, sachant bien qu'ils vont
acquérir, au prix d'une douleur passagère, une félicité

sans fin , et qu'ils échappent au malheur qui les aurait

frappés, s'ils avaient été cueillis par d'autres mains que


les vôtres.

De plus, si vous avez réellement la faculté de déli-


vrer, en digérant, âmes mêlées aux aliments qu'on
les

vous sert, il semble que vous faites mal déjeuner. Vous


ne devriez jamais laisser reposer la fournaise où l'or
spirituel se purifie du fumier qui le souille , et où la

divinité s'affranchit des nœuds qui la tenaient empri-


sonnée. Il est vrai que votre position est fort embarras-
sante. Il y a, de votre part, de la cruauté à manger,
puisque vous faites tant souffrir; mais il y a aussi de
la cruauté à jeûner, puisque vous cessez alors d'affran-
chir l'élément divin des choses 1
.

1
De Haer., c. 46; Contr. Faust., 1. VI, c. 4.
29
F
450 DE LA DESTINÉE DE L'AME
Les Manichéens s'intéressent beaucoup aux âmes des
bêtes. Ils croient qu'ils seront exclus du royaume des
cieux, si les bêtes n'y entrent pas. En attendant, ils ont
pour ellesune rare bonté sur la terre, et évitent avec
le plus grand soin de les maltraiter, de les tuer et de
lesmanger. C'est que frapper du fouet une bête de
somme pour la faire avancer, ou retourner violemment
le mors dans sa bouche pour la retenir, c'est s'exposer
à faire souffrir l'âme d'un père. Cependant les Mani-
chéens ne poussent pas leur principe jusqu'au bout. Ils

tuent sans scrupule les insectes qui peuvent les incom-


moder, sous prétexte que les âmes raisonnables n'entrent
pas dans des corps si petits. Mais qu'ils veuillent bien

nous dire quelle grandeur précise doit avoir un animal,


pour qu'une âme raisonnable puisse s'y loger. Si elle
entre dans un renard, pourquoi pas dans une belette?
Si dans une belette, pourquoi pas dans un rat? Si dans
un rat, pourquoi pas dans un lézard? Si dans un lézard,
pourquoi pas dans une sauterelle? On voit qu'à moins
de tomber dans l'arbitraire, il est impossible de s'ar-
rêter, dans cette gradation descendante, à un degré de
petitesse qui exclue l'âme raisonnable, et que, par con-
séquent, les Manichéens courent grand risque, en tuant
leurs puces, de se mettre sur la conscience des meur-
1
tres innombrables .

Pourquoi, d'ailleurs, se font-ils scrupule d'ôter la

vie aux animaux plutôt qu'aux végétaux, puisque les

mêmes âmes les animent, suivant eux, les uns et les

1
Conlr. Adim., c. 12. ,
APRÈS LA M"OUT. 451
autres? Cela vient Bans doute de ce que les animaux ne
peuvent être mangés que quand leurs âmes se sont re-
tirées de leurs corps et ne peuvent plus être purifiées
dans l'acte de la digestion. Mais n'en est-il pas de même
des végétaux? «0 bienheureux légumes! s'écrie Au-
guslin; on a beau les arracher avec la main, les cou-
per avec le 1er, les tourmenter dans la flamme et les

broyer avec les dents, ils arrivent vivants dans vos en-
trailles saintes, comme sur des autels! Malheureux,
au contraire, les animaux dont les âmes s'échappent
trop vite du sein des organes et ne peuvent entrer dans
vos corps *
! »

On trouvera peut-être que saint Augustin ne devait


pas prendre de telles rêveries au sérieux, et que ses
eiîbrts ont été hors de proportion avec l'obstacle qu'il
voulait vaincre. C'est l'illusion où l'on tombe toujours,
quand on considère à distance les luttes de la critique
rationnelle contre Tilluminisme religieux. On ne veut
pas voir que les erreurs à combattre ont alors dans les
cœurs et dans les mœurs mille racines secrètes, qu'elles
sont défendues par le sentiment et par l'habitude tout
ensemble, et que ce sont là des forces dont on ne
triomphe qu'à la condition de revenir cent fois à la

charge et d'avoir cent fois raison.


Nous avons dû toucher en passant à ces singuliers

débats , bien que la pensée moderne y ait peu de chose


à apprendre , afin de rendre exactement la physio-
nomie intellectuelle de 'notre auteur, et de reproduire

{
Contr. Faust., 1. VI, c. G.
452 DE LA DESTINÉE DE L'AME
non-seulement les traits qui lui sont communs avec les
grands philosophes de tous les temps, mais encore
quelques-uns de ceux qui en font l'homme d'une cer-
taine époque , et qui l'individualisent. A côté de l'ob-
servateur, dont les idées n'ont pas vieilli et sont aussi
jeunes aujourd'hui qu'à l'instant de leur naissance, il

y a dans saint Augustin un polémiste dont les travaux


ont eu le sort de tous les travaux de ce genre, c'est-à-
dire qu'ils ont plus frappé les contemporains, parce

qu'ils répondaient mieux aux préoccupations du mo-


ment, mais qu'ils ne peuvent intéresser autant la
postérité. Cependant quand on les place dans leur vé-

ritable jour, quand on s'identifie avec les hommes


auxquels ils étaient destinés et qu'on devient en imagi-

nation un africain des premiers siècles de l'Église, on


ne peut s'empêcher d'y reconnaître l'œuvre d'une pen-
sée ingénieuse servie par une plume brillante.

III.

A la suite de ces développements purement réfutatifs,

où donne carrière l'humeur vive et militante de saint


se
Augustin il conviendrait de résumer les passages plus
,

dogmatiques où il expose avec calme et sérénité ses


propres croyances sur l'état de l'âme après la mort.
Mais comme ses doctrines sur ce point se confondent

à peu près avec les doctrines chrétiennes , et qu'il

invoque plus souvent pour les établir l'autorité de


l'Écriture que celle de la raison, nous nous bornerons
APRÈS LA MORT. 453
à appeler l'attention sur les plus caractéristiques d'entre
elles, en dégageant, autant que faire se pourra, l'élé-

ment philosophique de l'élément théologique.


Il se pose au sujet de l'état de l'âme, à partir de
l'heure de la mort jusqu'au moment de la résurrection
Gnale, deux questions extrêmement curieuses, celle de
savoir si celte substance demeure associée à un orga-
nisme subtil, et celle de savoir si elle réside dans un
lieu corporel.

Doit -on penser que l'âme n'est point complètement


séparée à la mort de toute espèce de matière, et qu'elle

reste unie à un corpuscule éthéré, invisible, qui lui


sert comme de véhicule pour se transporter d'un lieu
à un autre? Cette opinion, qui était celle des néoplato-
niciens et de plusieurs Pères de l'Église, et que Leib-
niz et Bonnet devaient professer un jour, paraissait
sourire à Nébride et à Évode , amis de saint Augustin.
Ils étaient portés à croire que Dieu seul existe sans

être uni à aucune substance matérielle, et que l'âme


de l'homme et celle môme de l'ange ne sauraient se
concevoir sans un corps.
L'âme étant incorporelle, disaient-ils, si elle n'a

plus aucun corps , elle n'a plus rien qui l'individualise.


Elle cesse d'être une réalité particulière , et se perd

dans l'abîme de l'âme universelle. Mais alors, ajou-


taient-ils dans leurs préoccupations théologiques et
chrétiennes, où est le riche vêtu de pourpre, où est
Lazare couvert de plaies? Gomment peuvent-ils se dis-
tinguer par leurs mérites et leurs démérites, leurs joies
et leurs souffrances, s'il n'y a qu'une âme unique
454 DE LA DESTINÉE DE L'AME
formée par la réunion de toutes les autres? Il est bien

plus raisonnable de croire que les âmes restent toujours


unies à des corps suigeneris, sans lesquels elles seraient
entièrement indiscernables. Quant à la question de savoir
en quoi consiste cet organisme mystérieux que l'âme
emporte partout avec elle, elle n'est pas facile à résou-

dre. Il est seulement à présumer que le corps ,


qui est

composé de quatre éléments, n'en conservant que trois :

la terre, l'eau et l'air, car il se refroidit aussitôt après

la mort, — le feu s'envole avec l'âme quand elle quitte


nos organes, et constitue ainsi ce corpuscule qui lui

est inséparablement uni et que le temps ne saurait


dissoudre *.

Augustin ne partage point l'opinion vers laquelle


penchent ses amis , et conteste vivement l'existence de
ce corps subtil et immortel, en se fondant, il est vrai,

sur des raisons qui ne paraissent pas très-concluantes.


Toutes les choses, suivant lui, qui existent et qui sont

connues, sont du ressort de l'intelligence ou du ressort


des sens, et sont dites pour cela intelligibles ou sen-
sibles.Or dans laquelle de ces deux catégories place-
rons-nous ce corps subtil dont on fait le véhicule et
comme le char de l'âme? Dans la catégorie des choses

intelligibles? C'est impossible, puisqu'on en fait une


chose qui se meut dans l'espace comme les autres

choses corporelles. Dans la catégorie des choses sensi-

bles? Mais il faudrait pour cela qu'il fût tombé sous


les sens de quelqu'un. S'il n'est accessible ni à l'intel-

1
Epist. XIII, CLVIII.
APRÈS LA MORT. 255

ligence ni aux sens , il ne peul être ni connu ni affirmé

légitimement: il ne peut donner lieu qu'il une opinion


hasardée et puérile On voit qu'avec celle manière <l<
i

raisonner, on arriverait à établir qu'il est impossible à

un astronome de déterminer par le seul calcul, non-


seulement la place, mais encore l'existence d'un nou-
veau corps céleste.
Nous ne pouvons , ajoute le Père ,
juger des choses
que nous ne connaissons pas que d'après celles que
nous connaissons et qui offrent avec elles une certaine
analogie. Voyons donc ce qui se passe dans le sommeil,
qui est de tous les phénomèmes de la vie celui qui res-
semble le plus à la mort. Car pour l'âme, qu'est-ce que
dormir, sinon s'éloigner des organes, et en particulier
des yeux, qui sont comme les flambeaux du corps? Et
qu'est-ce que mourir, sinon s'en éloigner d'une manière
plus complète et définitive? Or, quand l'âme s'est ainsi

éloignée des organes , elle voit souvent en songe les


objets les plus divers. Qui oserait dire pourtant qu'elle

les voit uniquement parce qu'en s'éloignant des sens elle

a emporté avec elle un corps subtil et ayant des yeux


subtils? Ce qu'on n'oserait pas dire de lame quand il

s'agit du sommeil, qui est un certain éloignement des

sens, pourquoi le dirait-on de la mort, qui n'est qu'un

éloignement des sens un peu plus grand, et qui ne


diffère du sommeil que du plus au moins?
Quant aux lieux qu'habitent soit les âmes vertueuses,
soit les âmes criminelles, Augustin estime qu'il est

assez difficile d'en préciser la nature. Faut-il admettre


qu'une fois sorties du corps , elles sont encore conte-
456» DE LA DESTINÉE DE L AME
nues dans des lieux corporels? On serait tenté de le

croire en lisant dans l'Évangile que le mauvais riche


suppliait Lazare de tremper dans l'eau le bout de son
doigt pour rafraîchir sa langue desséchée. Gela est peu
probable toutefois. Qui ne voit, en effet, que si l'on

prend ce récit à la lettre, il faudra interpréter les mots


langue desséchée , goutte d'eau, doigt de Lazare, dans
leur sens propre, et qu'on sera amené à regarder comme
corporelle l'âme elle-même, et non plus seulement le

lieu qui la contient? Tout au moins devra-t-on lui attri-

buer ce corps subtil dont il a été question plus haut,


et dont l'existence est chose si contestable.

L'âme n'ayant plus de corps, pas même un corps


éthéré, depuis que la mort a brisé son union avec les
organes, ne saurait occuper un lieu corporel. Que
reste-t-il donc, sinon qu'elle occupe soit un lieu sem-
blable aux lieux corporels, soit un lieu incorporel
absolument et de tout point? On peut se faire une
idée de ces lieux semblables aux lieux corporels par
ceux qu'on voit des yeux de l'esprit pendant les songes,
et par ceux qui ont, apparu à certains hommes qui,
ravis loin de leurs organes et étendus comme des
morts, ont eu la vision d'un autre monde.
Qu'on ne dise pas que c'est décerner à l'âme des ré-
compenses vaines, et lui infliger des châtiments chi-
mériques que de la placer dans des lieux purement
imaginaires. Sans doute les choses qui l'affectent lui
paraissent corporelles sans l'être; elle-même s'apparaît
comme un corps sans être un corps , elle se prend en
quelque sorte pour objet et se regarde aller et venir;
U>RÈS LA MORT, 457
mais rien Q*es1 plus réel que les modifications qu'elle
éprouve : sa joie est une joie véritable, et sa douleur
une véritable douleur. C'est ainsi que dans le rêve,

bien que les images qui nous traversent l'ame soient


sans objet, le plaisir ou la peine qu'elles nous font
éprouver, ont quelquefois une vivacité si grande que
nous désirons ou craignons extrêmement de nous ren-
dormir.
Les images que nous roulons en nous-mêmes sont
encore plus précises et plus fortement senties dans
l'extase que dans le sommeil , et dans la mort que dans
l'extase. Être en enfer, c'est être obsédé par des visions
si intenses qu'elles produisent sur notre sensibilité un
prodigieux ébranlement, et nous agitent comme pour-
raient le faire de véritables corps. Chacun de nous
porte son enfer au dedans de lui, puisque chacun de
nous objective de simples états de son âme, et prête à

de pures représentations la réalité et la vie. Concevoir


les enfers de cette manière, ce n'est pas les nier, dit

Augustin, comme l'ont fait les poètes, qui en ont


donné des explications allégoriques , c'est seulement
leur attribuer une substance spirituelle au lieu d'une
!
substance corporelle .

Ce ne sera sans doute qu'après la résurrection des


corps que l'homme occupera un véritable lieu et subira
des peines à la fois physiques et morales.

Est ergo promis inferorum substantiel, sed eam spiritalem


arbitror esse, non corporalem. {De Gen. ad titt., 1. XII, c. 32.) /cf.,

1. Mil, c. 5; Serm. I; Enarr. in Psalm. 36; Tr. in Joann. Ev.,


r. 11, Tr. 49.
458 DE LA. DESTINÉE DE I/AME

Mais ici se présente à la pensée de notre théologien


une objection qui aurait embarrassé un esprit moins
fécond en ressources, et à laquelle il échappe avec cette
agilité et cette souplesse qui ne devaient jamais faire
défaut à ses successeurs dans des circonstances plus
graves, et en face des transformations les plus inatten-
dues de la science humaine.
Si les damnés pâtissent corporellement, et si le feu
qui les brûle est un feu physique, comment compren-
dre que les esprits de ténèbres puissent en souffrir?
Peut-être ont-ils, répond notre auteur (comme l'ont

cru de savants hommes), des corps à leur manière,


composés d'un air épais et humide, qui, étant suscep-
tible de s'échauffer, échauffe à son tour. Mais, en ad-
mettant même qu'ils soient de purs esprits, rien n'em-
pêche qu'ils ne souffrent d'un feu corporel. Le Père en
donne une raison curieuse, qui a été reproduite par

Arnauld 1
. Ils peuvent, dit-il, être unis au feu comme
nos esprits sont unis à nos corps, non de manière à
l'animer, mais de manière à souffrir par suite de cette
union. Il n'y aurait rien là de plus merveilleux que
dans l'union actuelle des esprits et des corps, union
qui constitue les animaux, les hommes eux-mêmes et

dont nous sommes si loin d'avoir pénétré le secret.

Quoi qu'il en soit, les damnés souffriront, soit au


moral, soit au physique, les tourments les plus affreux.
Privés de Dieu, qui est la vie de l'àme, comme l'âme
est la vie du corps, ils seront frappés de ce que l'Écri-

1
Log. de Porl-Royal, 1
re
part., eh. IX.
APRÈS LA MORT. 459
tare appelle énergiquement la seconde mort. En proie,
dans leur sensibilité, à des souffrances que leur vo-
lonté repoussera et contre lesquelles elles se raidira
en vain, ils seront à jamais divisés avec eux-mêmes,
et nourriront an fond de leur être une guerre éter-
4
nelle .

Les hommes vertueux, au contraire, en possession


de corps désormais immortels et incorruptibles, joui-

ront d'un bonheur tel que l'œil n'a jamais rien vu, que
l'oreille n'a jamais rien entendu qui puisse lui être com-
paré. Chacun de nous cessera d'être en guerre avec
lui-même et avec les autres, parce que Dieu comman-
dera souverainement à l'âme comme l'âme au corps.
Trouvant autant de charme dans l'obéissance que de
félicité dans le commandement, l'âme vivra, sous les

lois salutaires de l'ordre pleinement réalisées, au sein


d'une paix ineffable encore augmentée par la certitude

qu'elle ne finira point. Ce sera vraiment et dans toute


la force du terme, à la suite des six âges laborieux et

tourmentés que la humaine aura traversés depuis


race
Adam, ce sera le jour du repos éternel, le grand sabbat

qui n'aura pas de soir.


Les corps transformés et glorieux étaleront aux re-
gards des formes harmonieuses dont les types les plus
parfaits de la terrestre beauté ne peuvent donner qu'une
idée grossière. Devenus souples et dociles aux ordres
de la volonté, ils se transporteront avec une célérité

prodigieuse sur tous les points de l'espace qu'il nous

De Civ. Del. 1. XIX, C. 28; I. XXI, c. 10.


460 DE LA DESTINÉE DE L'AME
plaira de visiter, et emporteront partout avec eux les
joies du paradis 1
.

Du sein de leur bonheur, les élus se souviendront

pourtant de leurs souffrances passées, mais ils s'en sou-


viendront d'un souvenir purement intellectuel, qu'au-
cun élément sensible ne viendra altérer; ils s'en sou-
viendront sans en souffrir. C'est ainsi que le médecin
connaît les maladies lors même qu'il ne les éprouve
pas. Le contraste qu'ils verront entre leurs misères an-
térieures et leur félicité présente, leur fera savourer

cette dernière avec plus de plaisir, et les portera plus


vivement encore à louer Dieu qui en sera l'objet et le

principe.
Il est certain que la félicité de tous les élus ne sera
pas égale, et qu'elle variera avec chacun d'eux. Cepen-
dant Dieu, qui se communique à tous pour leur servir
d'aliment et pour les animer de sa vie, les unira d'une
union si intime, qu'ils ne s'envieront point les uns les

autres, pas plus que, dans l'économie de notre corps,


le pied n'envie l'œil ou que l'œil n'envie la main. Tous
les vices qui nous souillent ici-bas et qui altèrent la pu-
reté de notre nature, seront inconnus dans cette vie

nouvelle. Ils seront effacés par les effluves de la grâce


que Dieu versera sur nous, et par notre union avec cet
être ineffable, auquel nous participerons sans toutefois
nous identifier avec lui ; car Augustin cherche à sauve-

1
Ubi volet spiritus, ibi protlnus erit corpus. (De Civ. Dei\ I. XXII,
c. 30). — In ipso homine lœtitla quxdam bonx conscientix para-
disus est. (De Gen. ad litt^ 1. XII, c. 34.)
àPRÉS LA MOUT. 461

garder jusque dam le ciel la personnalité humaine,


et n'admet pas la doctrine panthéistique de l'absorp-
tion de toutes les Aines dans l'unité divine. Les élus

seront libres, et pourtant ils ne pécheront pas; car il

y a, nous l'avons vu, deux sortes de liberté: celle qui

consiste à pouvoir pécher ou ne pas pécher, et celle

qui consiste à ne pouvoir pécher. Comment serions-


nous tentés de faillir et de nous éloigner du Bien su-
prême ,
quand nous le verrons face à face et que nous
en goûterons la douce possession? Car l'Écriture nous
apprend que tous ceux qui auront le cœur pur, c'est-
!
à-dire tous les élus , verront Dieu .

Cependant nous ne pourrons pas, même alors, com-


prendre et embrasser dans toute sa plénitude l'essence
de l'être divin. Pourquoi? Parce qu'elle est sans limites,
et qu'elle se dérobe, par son immensité même, à la
capacité de notre esprit. Il y a bien de la différence,
Augustin l'a remarqué avant Descartes, entre connaître
une chose et la comprendre. Connaître une chose, c'est

la saisir tant bien que mal; la comprendre, c'est la sai-

sir tout entière et de manière qu'aucune de ses parties


ne nous échappe. Je connais Dieu , mais je ne le com-
prends pas ,
parce que mon esprit borné ne saurait
2
égaler un esprit qui est sans bornes .

Les poètes anciens n'avaient trouvé, pour décrire le

bonheur réservé à la vertu, que des traits vulgaires et

des couleurs communes. Homère et Virgile, si féconds

1
De Civ. Dei, 1. XIX, c. 27; 1. XXIF, c. 30.

'£*>., CXLV1I, c. 9.
462 DE LA DESTINÉE DE L'AME
quand il s'agit de dépeindre les peines des criminels,
sont d'une rare stérilité quand ils parlent des récom-
penses destinées aux gens de bien: ils ne savent, sui-
vant l'expression d'un écrivain illustre, que faire jouer
de la flûte ces ombres heureuses 1 Augustin, . inspiré
par une religion plus noble et plus sainte, conçoit une
autre félicité que celle des sens et d'autres plaisirs que
ceux dont ils sont la source. Il nous montre les bien-
heureux dans leur ciel mystique, revêtus de leurs corps
glorieux, vivant par l'amour et par l'intelligence, et
faisant de la lumière éternelle, de la vérité incor-
ruptible, leur unique aliment. On dirait ces figures

aériennes, éthérées, angéliques, dont la peinture du


seizième siècle a si bien rendu la beauté idéale et toute
spirituelle, ou ces ombres divines que l'imagination
chrétienne de l'auteur du Télémaque fait errer dans les

bocages païens de l'Elysée.


Toutefois il ne faut point s'y méprendre. Ces idées,
bien qu'étrangères à la poésie des peuples anciens, n'a-
vaient point été étrangères à leur philosophie. Platon
les développe dans quelques-uns de ses dialogues avec
une admirable grandeur. Il dépeint les âmes heureuses
planant avec délices dans les hauteurs de l'empyrée,
baignées de la lumière de ce soleil intelligible qui

épanche de toutes parts la fécondité et la vie, et se

nourrissant de cette vérité dont l'ambroisie n'était que


le vain emblème. Je ne sais dans quel livre sacré on
trouverait le séjour céleste représenté avec des teintes

1
Montesquieu, Lettres persannes, lettre 4 25.
\i'i;i> i.v MORT. 403
plus immatérielles, le suprême bonheur plus formelle-
ment placé dans la vie morale, Dieu et l'idéal plus com-
plètement identifiés, que dans les pages bien connues
du Phèdre. Je ne sais quel auteur hébreu a mieux parlé
de Dieu que le philosophe qui le représente comme
une essence sans couleur et sans forme, invisible et
impalpable, ne pouvant être contemplée et conçue
que par l'intelligence. C'est toujours à Platon qu'il faut
remonter, en métaphysique comme en morale, quand
on cherche l'origine des grands courants d'idées qui
traversent l'histoire. C'est vraiment l'Homère de la phi-
losophie; car c'est chez lui qu'ont puisé tous ceux qui
l'ont suivi : c'est l'Océan, comme on l'a dit, du grand
poète grec, où les fleuves et les fontaines prennent leur
source.
Quant à la question de savoir si ces spéculations sont
aussi solides que brillantes, nous ne nous chargeons
pas de la résoudre. Sans croire avec certains auteurs à
l'impuissance absolue de la raison, nous croyons à son
impuissance actuelle touchant les matières dont il

s'agit.

Que le chrétien ferme l'Évangile, que l'homme de


sentiment calme les mouvements de son cœur, que
l'homme d'habitude se dépouille de toute idée précon-

çue , et que chacun d'eux s'interroge sincèrement lui-

même. Qu'il demande à sa seule intelligence quel sera

l'état de l'àme dans la vie future, et il verra qu'à une


question si haute toute réponse certaine est impossible.
Le monde futur est un monde scellé, dont les secrets

sont interdits à notre esprit comme à nos yeux: nous


464 DE LA DESTINÉE DE L'AME APRÈS LA MORT.
ne saurions les surprendre sans mourir. Jusque-là
nous ne pouvons que répéter le monologue d'Hamlel,
et y répondre suivant les inspirations de notre cœur ou
suivant les enseignements de notre foi : la destinée de
l'âme après la mort est un objet de croyance et non de
l
science

* Voir sur ce sujet les belles considérations de M. Guizot, Médita-


morales re médit.
tions et études , \

&*&
CONÇU SION. 465

CONCLUSION.
Après avoir suivi saint Augustin dans l'élude de tous
les phénomènes qu'il a décrits et dans l'examen de
toutes les questions qu'il a traitées, il ne nous reste
plus qu'à rappeler en quelques pages les principaux
résultats, soit historiques, soit dogmatiques, auxquels

nous avons abouti.


Pour le lecteur qui attache plus d'importance à l'his-
toire des idées qu'à celle des faits, et qui tient plus
à savoir ce qu'un grand esprit a pu penser que ce qu'un
homme grossier, à la tête de quelques hommes encore
plus grossiers, a pu accomplir, il y a dans l'exposé qui
précède des observations et des vues vraiment dignes
de considération, et dont il n'est pas sans intérêt de

connaître l'origine, l'influence et la valeur.

Augustin avait étudié avec ardeur Platon et les phi-

losophes d'Alexandrie. Ils firent même sur lui (c'est

un point qui a été parfaitement établi de nos jours 1 )


une impression si profonde qu'ils contribuèrent puis-
samment à le ramener au christianisme, à cause de
l'analogie qu'il trouva entre leurs doctrines et les doc-
trines chrétiennes. Plus tard, il rejeta quelques-unes
de leurs opinions qui étaient manifestement contraires
à la religion; mais quant à celles, en beaucoup plus

1
M. Saisset, Introduction de la Cité de Dieu.
30
F.
466 CONCLUSION.

grand nombre, qui lui étaient favorables ou qui étaient


indifférentes, il les conserva toujours, et saisit toutes

les occasions de les développer comme des vérités in-


contestables.
Ainsi, pour nous en tenir à la psychologie, il com-
battit et dut combattre la théorie de la préexistence de
l'âme, ainsi que celle de la réminiscence qui lui sert de
fondement; car elles rendaient inutile le péché originel
sur lequel repose le christianisme tout entier. Il re-
poussa également la doctrine de la métempsycose, qui
se lie étroitement aux précédentes , et qui ne pouvait
s'accorder ni avec le dogme de la résurrection des corps,
ni avec celui des récompenses et des peines éternelles.

Quant à l'amour, que Platon érigeait en vertu et dont il

faisait le principe le plus efficace de notre perfection-


nement, Augustin le regarde comme un vice, et crut y

voir la source de toutes nos misères. Sur la plupart des


autres points, le saint évoque se montre platonicien, et

semble prendre à tâche d'enrichir l'Église des dépouilles

de l'Académie.
Ce qui fait la grandeur d'un psychologue et son mé-
rite éminent, c'est d'avoir une conception totale de la

vie, cette conception fût-elle fausse, parce qu'il im-


porte, au point de vue de la science comme à celui de

l'art, que les observations particulières s'accordent entre


elles et se groupent comme autour d'un certain centre
commun, de manière qu'on les saisisse à la fois en elles-
mêmes et dans leurs rapports. Augustin possède une
conception de ce genre, mais il la doit, du moins en
partie, à Platon. Se plaçant à égale distance des déistes,
ïCLUsiON. 467
ijin séparent i homme de Dieu, <
i
i des panthéistes, qui
l'absorben1 en lui, le philosophe et le Père maintiennent
l'un et l'autre la personnalité humaine eu face de la

personnalité divine, sans briser toutefois le lien qui les


unit. Venue de Dieu, suivant eux, sans être sortie de
lui , semblable à Dieu sans être identique avec lui, l'âme
ne déchoit qu'en s'éloignant de lui par les sens et par
la concupiscence, et ne se relève qu'en se portant vers
lui par la raison et par la chanté. Alors même que, dé-
livrée des misères de sa condition présente, elle est re-

venue à cet Être qui est à la fois son principe et sa fin,


elle s'unit plus intimement à lui sans se confondre avec
lui, et conserve jusque dans le sein de l'unité absolue
son caractère individuel.
Ce n'est pas seulement dans l'ensemble, mais encore
dans les détails du système, que s'accuse la filiation de
la psychologie augustinienne à l'égard de la psycholo-
gie platonicienne.

Comment Augustin conçoit-il l'âme humaine? Comme


une substance à la fois divisible et indivisible, présente
tout entière à tout le corps et à chacune de ses parties,
non d'une présence de lieu, mais d'une présence d'ac-
tion. Comment prouve-t-il qu'elle est distincte des or-

ganes? Par la nécessité d'un principe unique et central


auquel les diverses perceptions aboutissent; par l'im-
possibilité de faire résider les idées sensibles et encore
plus les idées morales dans un sujet matériel; par le

pouvoir que l 'âme possède de s'abstraire du corps, de


ie soustraire aux impressions qu'il éprouve, de le maî-
triser et au besoin de l'immoler à une croyance. Or ces
468 CONCLUSION.

idées et ces preuves sont précisément celles que Plotin


a développées dans ses Ennéades.
C'est également Plotin, si ce n'est pas Platon lui-
même, qui fournit à Augustin ses principaux arguments
en faveur de l'immortalité de l'âme, et en particulier
celui qui se fonde sur l'union de l'âme avec les vérités

éternelles, et celui qui s'appuie sur l'identité de l'âme


et de la vie. Sur cette question, nous l'avons dit, Au-
gustin est dépourvu de toute originalité.
Ses vues sur les facultés de l'âme sont aussi emprun-
tées, en grande partie, au philosophe alexandrin. Plo-
tin avait dit, avant lui, que l'âme n'est pas passive, mais
active, dans la sensation; que le corps seul pâtit et que
tout le rôle de l'âme consiste à s'en apercevoir; il avait

distingué, avant lui, la mémoire spirituelle de la mé-


moire sensible; il avait prétendu, avant lui, que l'âme
sait sans y penser et possède des idées à l'état latent; il
avait supposé, avant lui, que la mémoire sensible pour-

rait bien s'évanouir dans les essences supérieures, c'est-


à-dire , comme s'exprime Augustin , dans les élus et

dans les créatures angéliques.

C'est encore Platon et Plotin qui ont enseigné à Au-


gustin cette grande théorie des idées à laquelle il at-

tache un si haut prix , et dont il fait le centre de toute


sa philosophie. C'est dans leurs écrits qu'il a lu la

ravissante description de l'amour pur et la mystique


identification du Bien absolu avec l'Être suprême; c'est

dans les Ennéades qu'il a puisé l'importante division de


la vie de l'âme en vie de l'âme dans le corps, vie de
l'âme dans l'âme, vie de l'âme dans Dieu, ainsi que
I
n\, LUSION, \W
la curieuse théorie de la conversion qui ou est la con-
séquence.
En présence de ressemblances aussi nombreuses et
aussi Frappantes, l'historien qui cherche à classer les

hommes et les systèmes d'après leurs caractères essen-


tiels, est bien obligé de ranger saint Augustin, con-
sidéré comme psychologue, dans la catégorie des pla-
toniciens, ou plus exactement des plotiniens, tout en

reconnaissant que son plotinianisme est modifié sur


quelques points par son christianisme.
Ce n'est pas qu'Augustin soit dépourvu d'originalité,

et n'ait pas d'idées qui lui soient propres. Sa polémique


sur l'origine de l'âme révèle un esprit plein de fécon-
dité et de ressources; les preuves qui établissent son
unité paraissent plus décisives et plus concluantes sous
sa plume que sous celle de Porphyre; la manière dont
il maintient l'individualité de cette substance distingue
avantageusement ses doctrines de celles de Plotin, qui
ne sait pas envisager sans vertiges l'abîme du pan-
théisme, et qui finit par s'y engloutir. Ce n'est pas non
plus pour lui un petit mérite d'avoir aperçu peut-être
le premier le rôle créateur de l'imagination, et d'avoir
décrit son action sur le rêve, l'hallucination, l'extase et
les autres phénomènes anormaux. Quelle finesse et
quelle nouveauté tout ensemble dans son analyse de
l'association des idées, dans sa théorie des lois de la mé-
moire, et dans ses observations sur la dégradation in-
sensible de nos souvenirs ! Avec quelle vérité et quelle

vivacité tout ensemble il dépeint nos sentiments les plus


cachés et les plus intimes! Avec quelle justesse enfin
470 CONCLUSION.

et quelle solidité il appuie la connaissance humaine


tout entière sur un seul fait de conscience en procla-
mant son fameux: Si je me trompe, je suis!
Ajoutons que les doctrines que Plotin avait revêtues

d'un style abstrait, obscur, barbare , hérissé de formules


et rebutant pour le lecteur, se déroulent pleines de net-
teté, de vie et de charme sous la plume souple et bril-

lante de saint Augustin. On n'aurait qu'une idée inexacte


de la manière dont il transforme et fait valoir le philo-
sophe d'Alexandrie, si on le comparait à Malebranche
ornant de tout l'éclat d'une imagination animée et pi-

quante les spéculations sévères de Descartes; car, après


tout, Descartes était méthodique et clair. Pour en avoir
une idée juste, il faut redescendre jusqu'à notre époque,
et se représenter le plus illustre promoteur de la phi-
losophie contemporaine transformant les théories abs-
truses de Maine de Biran ou de Hegel , et jetant sur
elles toutes les grâces et tous les enchantements d'un
magnifique langage.
En s'appropriant les idées de la philosophie grecque
et surtout de la philosophie platonicienne condensées
dans les Ennéades, en y ajoutant les vues que lui four-
nissait un génie facile et heureux, et en relevant un
fonds si abondant et si riche par tous les prestiges de
l'élocution, saint Augustin a dû exercer une grande
influence sur les penseurs qui lui ont succédé. Di-
rectement ou indirectement, Descartes lui emprunte
cette méthode d'observation intérieure que personne
n'avait ni mieux pratiquée ni aussi bien décrite que
lui; il fait sortir de son Si fallor, sum, le Cogito, ergo
CONCLUSION 471

. qui contient en germe le cartésianisme tout en-


tier, e( prouve, â sou exemple, la spiritualité de l'âme
par l'idée de l'âme elle-même conçue comme une chose
qui pense. Malebranche s'appuie sur son autorité pour
établir sa grande distinction de l'union de l'âme avec
le corps et de son union avec Dieu; il lui prend, ce qui
en est la conséquence, la division de l'entendement en
sens et entendement pur, et de la volonté en passions
et inclinations; de ses principes bien ou mal interpré-
tés, que le corps ne peut pas agir sur l'âme et que l'âme
est en rapport direct avec les intelligibles, il tire sa

double hypothèse des causes occasionnelles et de la vi-

sion en Dieu , un cartésianisme mystique


et crée tout

et idéaliste qu'on ne peut mieux caractériser qu'en l'ap-


pelant cartésianisme augustinien. C'est à lui qu'Arnauld
doit, indépendamment d'une foule d'aperçus de détail,
toute sa doctrine du libre arbitre ; c'est d'après lui que
Bossuet prouve 1
la spiritualité et l'immortalité de l'âme;
que Fénelon décrit les merveilles de la mémoire; que
Leibniz imagine l'hypothèse des notions insensibles; que
tous ils proclament, sous des formes diverses, la théo-
rie de la raison et des idées innées. C'est à son école
que les solitaires de Port-Royal contractent ces habi-
tudes d'observation sagace et pénétrante, qui font si fort

goûter leurs ouvrages au dix-septième siècle et qui leur


donnent encore aujourd'hui tant de prix. C'est là peut-

être que le plus illustre d'entre eux, Pascal, puise, avec

1
L'influence que saint Augustin a exercée sur Bossuet, a été ad-
mirablement caractérisée par M. Villemain, Tabl. de l'éloq. chrét.
au quatrième siècle, p. 504.
47 w2 CONCLUSION.

l'énergique sentiment de la grandeur et des misères de


l'homme, ainsi que des ténèbres de sa destinée, ces

traits de lumière qui en éclairent si vivement les som-


bres profondeurs.
D'ailleurs, à les prendre en eux-mêmes et dans leur
ensemble, les travaux psychologiques d'Augustin sont
de la plus haute valeur, et j'en vois bien peu qu'on
puisse leur comparer. Ainsi, si je rapprochais sa psy-
chologie de celle de Descartes, ce ne serait peut-être
pas à cette dernière que je donnerais la préférence.
Elle est sans doute plus neuve et plus hardie que celle

de saint Augustin; mais est-elle aussi complète et aussi

vraie ?

Descartes a analysé les passions humaines, avec un


rare talent d'observation, dans un ouvrage spécial où

il mêle la physiologie à la psychologie, pour éclairer


toutes les faces de cet intéressant sujet. Il a traité, avec
une remarquable vigueur de génie, de la spiritualité

du principe pensant dans ses Méditations et dans ses


réponses aux objections qu'elles provoquèrent. Cepen-
dant je ne sais pas si la peinture, prise sur le vif, des
divers sentiments de l'homme, telle qu'on la trouve
dans saint Augustin, avec les détails familiers qui la

diversifient, et parfois le souffle platonicien qui l'anime

et fait éclater aux yeux les plus nobles côtés de notre


nature, ne soutient pas le parallèle avec le tableau
exact, mais un peu vulgaire tracé par Descartes, et les
hypothèses d'une physiologie surannée qui lui servent

de cadre. Quant à la spiritualité de L'âme, les preuves


nombreuses que saint Augustin apporte successivement
,
n\, LUSION. 173

i l'appui de cette vérité avec autant de clarté que de


force, produisent dans l'esprit, on en conviendra, une
conviction au moins aussi ferme que l'argument unique
par lequel Descartes prétend l'établir.

Voilà pour les passions et pour la spiritualité de


Pâme, qui sont les deux points dont Descartes, consi-
déré comme psychologue, s'est le plus occupé. Mais que
dit-il de l'origine de l'âme? Rien. De son immortalité
et de son état après cette vie? Rien ou presque rien. Il

parle quelquefois de la mémoire, de l'imagination, du


libre arbitre; mais qu'on cherche dans ses ouvrages
les éléments d'une théorie sérieuse de chacune de ces
facultés : on ne les trouvera pas. Sur l'entendement
même il émet des vues incomplètes et contradictoires;

sa théorie des idées innées manque à la fois d'étendue


1
et de profondeur , et pâlit à côté de la théorie de la
raison de l'évoque d'Hippone.
Que dire de la manière différente dont nos deux au-
teurs conçoivent la nature de l'âme? Pour Descartes,
elle est simplement une substance; pour Augustin, elle

est à la fois une substance et une force. Or c'est là une


distinction si importante, si capitale, que Leibniz se

vantera un jour d'avoir réformé toute la philosophie en

réformant l'idée de substance. Et qu'est-ce que cette


réforme de Leibniz? Un retour à l'idée de saint Au-
gustin.

Par suite de cette fausse conception de l'âme, Des-

1
C'est l'opinion de M. Bouillier qui est cependant un des plus ar-
dents admirateurs de Descartes. Consulter son Histoire de la philo-
sophie cartésienne, t. I
CI
,
p. 101.
NCLUSION.

cartes brise i unité de la vie anthropologique qu'Augus-

tin avait si bien établie, et dont il avait si eomplaisam-


rnent marqué les gradations harmonieuses. Entre l'àme
elle corps, il creuse un abîme que ses successeurs cher-
cheront plus tard à combler par d'inacceptables hypo-
thèses. A la même conception se rattache l'idée bizarre

qu'il se tait de l'animal, niant ou expliquant mécanique-


ment les actes psychologiques les plus incontestables.
et préparant, par son hypothèse de l'animal-machine,
celle de l'homme-machine qui devait en être la consé-
quence.
En un mot. sij'inten ;_; Descartes, :-:- fondateur de
la psychologie, comme on Ta si souvent appelé, sur les

principales questions que la psychologie se pose, il ne


répond qu'à un bien petit nombre, et parmi les ré-

ponses qu'il me fait, il en est qui sont aussi contraires


ou bon sens qu'à la science, tandis qu'Augustin essaie,
non sans succès, de me satisfaire sur toutes, et que
solutions, même les moins heureuses . ont encore quel-
que chose de plausible. Aussi la pensée suivante de
Fénelon, appliquée à la psychologie de ces deux au-
s. ne me semble pas uniquement inspirée par

entions d'homir. .lise : je la trouve soutenable
u'à un certain point :
< Si un homme éclairé rassem-

blait dans les livres de saint Augustin toutes les vérités

sublimes que ce Père y a répandues comme par hasard,


extrait fait av -supérieur aux Mè-
i ic Descartes, quoique c t Je
1
plus grand effort de l'esprit de ce philosophe .»

Fénelon
17")
M
11 y a quelques anné inl que le vaste mouve-
ment d'études philosophico-historiques,si puissamment
inauguré par M. Cousin, eût embrassé l'antiquité tout
entière, notre génération croyait presque avoir inventé
la psychologie, et consentait tout au plus à en faire
remonter l'origine aux philosophes écossais et à l
1

cartes. On voit cependant qu'un théologien du qua-


trième siècle, sans compter les grands philosophes de la

Grèce, avait porté dans cette science, regardée naguère


comme si nouvelle, une pénétration et une profondeur
qu'aujourd'hui même peu d'auteurs ont égalées. Que
Ton considère la psychologie dite rationnelle, qui l'ait l'é-

ternel objet des discussions des métaphysiciens, ou que


Ton envisage la psychologie expérimentale, qui est le

propre domaine des moralistes et la solide richesse que


se transmettent les sages des diverses époques, Au-
gustin a tout vu, tout examiné, tout scruté : rien d'im-
portant n'a échappé à son vaste et profond regard. Il

n'y a pas jusqu'aux idées qui paraissent les plus par-

ticulières à notre temps dont il n'ait eu, sinon la claire

connaissance, du moins la vague intuition. M. Cousin


et M. Jouffroy ont beaucoup insisté sur la connexité
des questions et des faits, sur la nécessité de passer par

l'étude de ceux-ci pour résoudre celles-là, et de faire

de la psychologie comme le vestibule de la métaphy-


sique. Or cette nouvelle méthode, que ces deux illustres

maîtres indiquaient avec confiance aux penseurs de


l'avenir, saint Augustin l'avait pratiquée, sans en don-
ner, il est vrai, la théorie. Dans quel but étudie-t-il si

profondément la sensation dans son traité De la gn -


CONCLUSION.

de l'âme? Pourquoi pousse-t-il si avant, dans


d'autres écrits, l'analyse des idées spirituelles et des
idées intellectuelles, comme il les nomme? Ce n'est pas

simplement pour connaître ces phénomènes en tant


que phénomènes; c'est pour résoudre, en les étudiant,

la question toute métaphysique de la spiritualité de


l'àme.
Bien que la philosophie moderne ait déjà puisé fort
largement dans les écrits du grand évêque d'Hippone,
comme on Ta vu par les détails qui précèdent, il y a
encore dans ses ouvrages bien des richesses précieuses
et qu'il nous serait facile de nous approprier. De ce
nombre sont les preuves de la spiritualité de l'àme par
le sentiment, par les images corporelles et par les idées

pures de l'esprit, preuves qu'il a exposées avec autant de


_ leur que de grâce. Ses vues sur la nature de l'âme
humaine et sur ses rapports avec l'àme de l'animal

me paraissent aussi mériter une sérieuse attention, et


seront chaque jour mieux appréciées à mesure que le

leibnizianisme gagnera parmi nous plus de terrain sur


un cartésianisme étroit. J'en dirai autant de sa théorie
de la mémoire et de l'imagination presque tout entière.
Il v a là un ensemble d'aperçus qui, sans être tout à

fait nouveaux, sont présentés d'une manière si natu-

relle, si vive, si inattendue, qu'ils seraient très-propres

à rajeunir ces parties intéressantes de la science de


l'homme. Ses idées sur l'amour en général, sur l'amour
du monde et sur l'amour divin en particulier ont le

même caractère.

De plus, la méthode de saint Augustin, qui consiste


NCLUSION. 477

d'ordinaire à aller du dehors au dedans, des faits exté-

rieurs aux faits intérieurs qui les expliquent, ne pour-


rait, si elle était naturalisée parmi nous, que dévelop-
per dans les jeune.- esprits l'heureuse disposition à

faire sur tout et à propos de tout, de la psychologie,


j'entends une psychologie libre, capricieuse, variée,
qui serait pour eux le plus aimable apprentissage de la

vie et qui les romprait utilement à l'exercice viril de la

réflexion.

Nous vivons à une époque où l'érudition tend à


prendre des développements de plus en plus considé-
rables, et nous ne songeons pas à nous en plaindre,
car nous croyons quelle jettera plus tard sur notre
nature de très-vives lumières. Mais nous pensons qu'à
côté d'elle, il est bon de maintenir ce que Montaigne
appelait la sagesse, c'est-à-dire cet heureux équilibre
de nos facultés qu'il opposait, par son exemple autant
que par ses préceptes, à l'érudition intempérante de
son siècle : il faut chercher à obtenir, comme le disait

ce grand moraliste, des tètes bien faites plutôt que


bien pleines : l'éducation de l'esprit est achevée, dès
que ce résultat est atteint. Or le meilleur moyen de
l'atteindre, c'est l'étude de l'homme moral, telle que
saint Augustin l'a comprise. Elle développe mieux que
toute autre la raison et la réflexion, parce qu'elle nous
force constamment à nous replier sur nous-mêmes et

à y chercher la raison des choses. C'est là la haute cul-


ture qui convient à ceux qui ne veulent pas s'enfermer
comme des manœuvres, dans l'horizon étroit d'une spé-
cialité, qui aspirent à s'élever jusqu'à la région des idées
478 CONCLUSION.

générales, et à émettre des jugements motivés sur l'en-

semble des choses humaines : c'est l'étude libérale par


excellence, celle des hommes libres.

D'ailleurs la psychologie, à l'envisager en elle-même,


vaut bien la peine qu'on s'en occupe, et qu'on exhume,
pour l'enrichir, tous les trésors du passé. On dit chaque
jour que l'un des plus grands mérites de Molière et de
Racine, de Tacite et de Saint-Simon, est la connais-
sance du cœur humain. Or la connaissance du cœur
humain est-elle une chose, et la psychologie une autre?
S'il y a entre elles quelque différence, elle est toute à
l'avantage de cette dernière. Qui dit connaissance du
cœur humain dit un certain nombre d'observations plus

ou moins justes et profondes, mais qui peuvent être iso-


lées et sans lien entre elles; qui dit psychologie dit un
ensemble d'observations qui, outre le mérite des précé-
dentes, ont encore celui d'être fortement systématisées,
de s'éclairer mutuellement, et d'éclairer tout le reste.

Dans un beau travail sur le scepticisme de Kant 1 ,

M. Maurial remarque très-bien que tout le système de


ce philosophe repose non pas, comme on le croit vul-
gairement, sur quelques antinomies usées et sur l'ar-

gument banal, qu'il est impossible de prouver la légi-

timité de la raison , mais sur une certaine théorie de la

connaissance. Cela revient à dire que c'est de sa psy-


chologie que tout dépend et que sa logique tout entière

y est engagée. Ainsi le sceptique le plus redoutable qui

1
Le scepticisme combattu dans ses principes.— Paris, chez Du-
rand, 1857.
CONCLUSION. 479
.m jamais paru a jeté sur le terrain de la psychologie
le fondement de ses spéculations, et c'est à sa psycho-
logie qu'il faut s'attaquer, si l'on veut renverser son sys-

tème.
Qu'a fait dernièrement un célèbre philosophe de
notre époque 1 , quand il a battu en brèche avec tant
d'éclat l'empirisme, le spiritualisme et l'idéalisme, afin

d'établir sur leurs ruines ce qu'il nomme la métaphy-


sique positive? Il a fait une analyse et une critique de
la sensibilité, de l'entendement et de la raison, c'est-à-
dire une étude essentiellement psychologique. Il a pensé
que c'était démontrer l'inanité de ces systèmes que de
démontrer l'inanité des théories qu'ils contiennent sur

chacune des facultés de l'âme.


Depuis Descartes jusqu'à nos jours, la psychologie
a constamment gagné du terrain. Le père de la philo-
sophie moderne s'arrête à peine aux phénomènes de
conscience : ils ne sont pour lui qu'un point d'appui
qu'il repousse bien vite pour s'élever à des spéculations
pleines à la fois de témérité et de grandeur. Locke s'y

arrête davantage, et son ouvrage est la plus admirable


tentative qui eût été faite jusqu'à lui pour asseoir la lo-

gique sur la base de la psychologie. Kant renchérit en-


core sur ces deux philosophes. Il regarde comme non
avenus les travaux de ses prédécesseurs, parce qu'ils
ont fait de l'ontologie, au lieu de faire de la psycholo-
gie, et ont pris pour centre de leurs recherches les ob-
jets pensés, et non pas le sujet pensant.

M. Vacberot, La Métaphysique et la science.


480 CONCLUSION.

C'est donc à tort que certains écrivains ne veulent


voir dans la psychologie qu'une science étroite et sté-

rile : c'est, suivant nous, de toutes les sciences philo-

sophiques la plus large et la plus féconde. C'est pour-


quoi nous croyons qu'il importe de l'organiser d'une
manière définitive en recueillant les principaux résul-
tats du passé 1 et en préparant ceux de l'avenir. L'entre-

prise peut être difficile, mais ce n'est pas une raison


pour y renoncer. Il serait honteux pour ceux qui s'oc-
cupent de la science de l'homme de désespérer d'elle
et de la croire condamnée à l'immobilité, au milieu
du mouvement de plus en plus accéléré qui emporte
autour d'eux , les sciences de la nature. L'homme est

un être comme un autre. On doit pouvoir l'étudier


comme un minéral, comme un végétal comme un , ani-
mal, et arriver sur ce sujet si important, puisqu'il est
le plus élevé en dignité et qu'il est nous-mêmes, à un
ensemble d'idées positives. Si l'on n'y réussit pas, c'est

sans doute que l'on s'y prend mal. Que faire alors? S'y

prendre mieux, c'est-à-dire adopter une autre méthode


ou améliorer celle que l'on a.

IL

L'observation intérieure qu'on a tant préconisée de


nos jours, et qui est devenue la méthode hautement

1
Consulter là-dessus les excellents Essais de logique de M. Wad-
dington, p. 416. On y verra de quelle importance est l'histoire de la

psychologie.
I ONI il SION. s
<< l

avouée 'I*' la psychologie contemporaine! offre certaine-


ment des avantages sérieux et qu'il y aurait de L'injus-
à nier. C'est la seule méthode qui nous fasse con-

nattre les phénomènes de l'âme directement et en


eux-mêmes; les autres ne nous les révèlent qu'indirec-
tement et dans leurs signes. C'est assez dire que la pre-
mière, à la considérer seulement comme un moyen de
saisir des ibits particuliers, évidents et certains, se
suffit à elle-même, tandis que les secondes ont besoin
d'elle; car l'intelligence d'un signe suppose la connais-
sance de la chose signifiée. Cette méthode est également
d'un grand secours, pour nous faire deviner ce qui se
passe dans les autres, d'après ce qui se passe en nous.
Une émotion vive que nous éprouvons, une passion vio-
lente qui s'empare de nous, nous en apprennent plus
sur les passions et les émotions de l'espèce que les plus
belles descriptions des moralistes, et éclairent, à nos

yeux , ces descriptions elles-mêmes d'un jour tout nou-


veau. Le meilleur commentaire des peintures du cœur,
c'est le cœur. Aussi, quand on relit, au bout de quel-
ques années, Montaigne ou La Bruyère, on est étonné
des découvertes qu'on y fait. Telle phrase sur laquelle
le regard avait glissé dix fois, sans s'y arrêter, se dé-
tache tout à coup à nos yeux, au milieu d'une page,
comme l'expression d'une pensée admirable de justesse

ou de profondeur. C'est que, dans l'intervalle de nos


lectures, nous avons vécu. Jeunes, nous comprenions

déjà vaguement la plupart des sentiments décrits par


le moraliste, parce que nous les avions en nous en
puissance, et que la puissance, comme Leibniz le re-
31
f.
482 CONCLUSION.

marque, ne va jamais sans quelques effets. Plus âgés,


nous avons connu ces sentiments actualisés dans notre
cœur, et nous pouvons juger, non pas par un pressen-
timent sourd, mais par une expérience positive, de
l'exactitude des peintures que Ton nous en trace. Pour
faire ces peintures, il est encore plus nécessaire d'avoir
connu en soi les sentiments dépeints que pour en juger.
Un écrivain éminent, qui a laissé échapper plus d'une
boutade contre l'observation intérieure appliquée à la

connaissance de l'homme, rend involontairement hom-


mage à la méthode qu'il dédaigne, quand il dit que,
pour écrire l'histoire des religions, il faut avoir été re-

ligieux 1 . Qu'est-ce à dire, sinon que les faits religieux

n'ont pas de sens pour qui n'en considère que le côté

extérieur et matériel, et n'en a point saisi en lui-même


le côté spirituel et intime ?

Cependant l'observation interne, réduite à elle seule,

ne suffit pas , suivant moi ,


pour constituer et achever
la science de l'homme. Elle ne peut produire des résul-
tats positifs, étendus, décisifs, qu'à la condition d'avoir
pour auxiliaires l'observation sociale et l'observation
physiologique.
L'observation intérieure porte sur un seul sujet, qui
est moi. Or, malgré les ressemblances qu'il y a entre

moi et les autres hommes, il y a aussi entre nous des


différences. Par conséquent je suis exposé, en m'obser-
vant sans les observer et sans me comparer à eux, à
généraliser des déterminations qui me sont propres, et

1
M. Ernest Renan, Etudes d'hist. religieuse, Préface.
i «iM.i.i sion. 483
à étendre à l'espèce des dispositions qui n'appartiennent
qu'à un individu. Si je suis poltron, je me représente-
rai les hommes comme incapables d'envisager la mort
en lace et comme prêts à fuir à la moindre apparence
de péril : si je suis avare, je les peindrai attachés à leur

au point de lui sacrifier leurs parents, leurs amis,


leur santé et leur vie; si je suis intempérant, je croirai

que leurs plus belles résolutions de sobriété s'éva-


nouissent à la vue d'une table somptueusement servie.

Il n'y a que le spectacle de la société qui puisse m'ap-


prendre à ne pas faire du penchant dominant de ma
nature individuelle le penchant dominant de la nature
humaine.
En même temps que l'observation interne exclusive-
ment consultée, si cette consultation exclusive était
possible, nous ferait exagérer certains sentiments, il en
est d'autres qu'elle nous porterait à méconnaître ou à
amoindrir.
Un homme d'un esprit cultivé, mais dont l'âme n'aura
jamais été remuée par le sentiment religieux, aura bien
de la peine à lui faire une place, et une place considé-
rable, dans ses théories psychologiques comme dans
ses spéculations sociales. S'il ne le regarde pas comme

une chimère, il le regardera comme une faiblesse, qui


n'existe que par la fourberie des uns et la duperie des
autres. Les enseignements de l'histoire et la vue des
grandes commotions politiques peuvent seuls lui en
révéler la vitalité et la grandeur.

Un observateur d'un caractère tranquille et débon-


naire comprendra-t-il la passion delà vengeance, avec
484 CONCLUSION.

ses emportements fougueux, ses fureurs impitoyables,


ses jouissances homicides? Se fera-t-il une idée juste
et complète de la jalousie avec ses frémissements con-
centrés, ses brusques éclats et ses soudains revirements?
Pourra-t-il deviner les rêves de grandeur qui tourbil-
lonnent dans une tête ambitieuse, les noirs projets
qu'elle conçoit, les actes sanglants qu'elle résout?
Roxane, Hermione, lady Macbeth représentent des
parties de l'âme humaine qu'il ne soupçonne pas; car
elles n'existent en lui qu'à l'état d'enveloppement. Il

faut que l'étude des livres et du monde lui apprenne


ce que l'étude de son propre cœur ne lui apprendrait
jamais.
Il en est des opérations de l'intelligence comme des
modifications de la sensibilité. Pour que le psychologue
les voie clairement au dedans de lui , il faut qu'elles y

soient visibles, c'est-à-dire qu'elles y aient acquis un


certain degré de développement; pour qu'il ne les di-

minue pas dans les autres, il faut qu'il les sente se

produire en lui avec une certaine puissance. Gomment


se rendra-t-il compte de la nature du raisonnement
inductif et du raisonnement déductif, comment calcu-
lera-t-il leurs ressources et mesurera-t-il leur portée,
s'il ne les a jamais pratiqués d'une manière suivie et

rigoureuse, et s'il est étranger aux sciences physiques


et mathématiques qui en sont les applications les plus

hautes et les plus fécondes? Évidemment, s'il veut les

analyser avec quelque exactitude, il devra les étudier

dans les ouvrages des esprits éminents qui en ont fait

un usage remarquable.
i uni i !
sion 185

Comment saura-t-il ce que c'est que L'imagination, ei

devinera-t-il les merveilles qu'elle peut produire, s'il

ae possède cette Faculté qu'à un humble degré el s'i]

n'a jamais été initié â la connaissance des grandes œu-


vres de la littérature e1 de l'art? En décrira-t-il bien
ils, s'il ne connaît que son imagination à lui,

qui est aussi réglée, aussi disciplinée que possible, et


s'il n'a jamais lu l'histoire du merveilleux, ni entendu
parler de l'influence qu'il exerce sur l'esprit des
hommes? Plus il sera positif et raisonnable, moins il

comprendra, j'ose le dire, cette faculté capricieuse et

fantasque en ne l'étudiant qu'en lui-même.


D'où vient que le villageois est enclin à trouver les
étrangers bizarres et extraordinaires dans leurs idées et
dans leurs mœurs? De ce qu'ayant peu lu et peu
voyagé, il se représente l'esprit de l'homme à peu près
comme le sien propre, et puise soit en lui, soit autour

de lui, c'est-à-dire dans l'observation intérieure et dans


une observation sociale fort restreinte, l'idée qu'il a de

l'humanité.
N'est-ce pas faute d'une instruction historique suffi-
sante que le Français a si longtemps méconnu les va-

riétés de notre nature, et qu'il a fait du type de sa na-


tion le type de l'espèce? De là les religions mises dans

la catégorie des fraudes pieuses, la poésie spontanée


des premiers âges regardée comme une œuvre artifi-

cielle, l'héroïsme de ces époques reculées traité de du-


reté et de barbarie, et un froid vernis de politesse ba-

nale étendu uniformément sur le fond de l'histoire.


L'observation intérieure m'apprend la réalité de cer-
486 CONCLUSION.

tains sentiments, mais que me dit-elle de leur origine


et de leur universalité? Rien. Je veux savoir si le patrio-

tisme, si le sentiment de l'honneur, si celui de la

pudeur sont primitifs ou acquis universels ou particu-


,

liers. Qu'est-ce que l'observation intérieure et indivi-


duelle pourra me répondre là-dessus? Pour résoudre
ces questions, c'est évidemment aux livres de voyage
et d'histoire que je devrai avoir recours. Là seulement
je pourrai apprendre si telle nation de l'Asie, par exem-
ple, est aussi dépourvue de patriotisme qu'on le pré-
tend; si ce point d'honneur qui fait que deux Euro-
péens s'égorgent pour un soufflet, pour un mot, est
inconnu aux autres nations; si les femmes de Taïti ou
de toute autre contrée sont complètement étrangères
au sentiment le plus délicat de leur sexe. En supposant
que ces diversités soient réelles, j'aurai à rechercher

quelles en sont les causes; quelle part il faut faire

dans tout cela à l'influence de la race, du climat, des


circonstances, delà culture morale et intellectuelle,
c'est-à-dire qu'au lieu de m'en tenir à la connaissance
du moi par le moi, je devrai acquérir des connaissances
élendues sur l'humanité en général.
Adam Smith a prétendu que l'intensité des passions

sociales est en raison directe du nombre des personnes


qui les éprouvent ensemble ; un réformateur célèbre a

dit dans un langage assez insolite et assez bizarre, que,


dans une société, les séries sont unies parla papil-
lonne, rivalisées par la cabaliste, surexcitées par la

composite; d'autres ont cherché à établir un rapport


fixe entre certains vices et certaines latitudes; d'autres
I
0N( 1
1 SI0N. 487
enfin ont soutenu que les lumières et la moralité sont

de leur nature intimement unies, <


i

( que la criminalité

diminue dans une agglomération d'hommes à mesure


que l'instruction j augmente. Touchant ces lois vraies

ou Fausses, mais à coup sûr Tort importantes de la na-


ture humaine, l'observation intérieure est tout à fait

muette. Au contraire, l'observation extérieure et la sta-


tistique répondent, et sur quelques points avec une
précision telle qu'il est permis d'espérer que l'on arri-
vera un jour, dans les sciences morales, à une exacti-
tude voisine de celle que l'on obtient dans les sciences
physiques,
L'observation interne devrait donc, suivant nous,
avoir pour complément l'observation sociale, c'est-à-dire
les travaux des historiens et des voyageurs, des éco-
nomistes et des géographes. Ajoutons-y ceux des ora-
teurs, des poètes, et jusqu'aux remarques que chacun
de nous peut recueillir sur les mille petits faits qui se
produisent dans le cercle où il vit. Quelle manière plus
intéressante à la fois et plus féconde d'étudier la nature
humaine, de saisir le jeu si varié de nos opérations
sensitives., que de l'étudier dans Molière et dans Ra-
cine, dans Bossuet et dans Massillon, c'est-à-dire dans

les chefs-d'œuvre littéraires qui en sont le tableau


animé, la reproduction vivante? Quelle meilleure école
de psychologie qu'un salon, qu'une assemblée poli-
tique, qu'une réunion enfin où les hommes ont des
raisons d'amour-propre ou d'intérêt de se pénétrer lés
uns les autres et en quelque sorte de se percer à jour?
L'observation est alors d'autant plus fructueuse qu'elle
488 CONCLUSION.

est plus active, et d'autant plus active qu'elle est solli-

citée par des mobiles plus énergiques et qu'elle est plus


conforme à notre nature; car notre nature nous pousse
à nous répandre au dehors bien plus qu'à nous replier
au dedans de nous. Aussi c'est dans les cours, dans les

salons, parmi les femmes et les gens du monde, que se


sont formés de tout temps les psychologues les plus

illustres. Socrate, qui fut le premier psychologue de la

Grèce, en était le plus grand causeur; Montaigne pra-


tiquait volontiers cet art de conférer dont il nous a

laissé la théorie ; La Rochefoucauld et La Bruyère vi-

vaient dans les meilleures sociétés de leur temps, et il

est probable que plus d'une précieuse observation


échappée à des lèvres féminines a été incrustée par ces
artistes éminents dans l'or pur de leur style.

Mais de tous les moyens de perfectionner et d'agran-

dir la psychologie, le plus fécond, le plus puissant,

celui que nous avons voulu pour cette raison signaler

en dernier lieu, c'est l'étude de la physiologie. La psy-

chologie sans la physiologie, nous ne craignons pas de

le dire, est une science mutilée. Est-il un seul phéno-

mène de l'âme qui soit complètement indépendant du


corps, qui n'en reçoive ou n'y produise aucune action?
La sensation, la perception, l'imagination, le senti-

ment sont modifiés par l'état des organes et le modi-


fient à leur tour. Il n'est pas jusqu'aux idées les plus

abstraites, les plus supra-sensibles dont l'élaboration

ne varie avec la manière dont s'opère la vulgaire fonc-

tion de la digestion. Pourquoi donc le philosophe, qui


fait profession de chercher en tout la raison des choses,
CONCLUSION. i89

s'arrête-t-il, dans l'étude des phénomènes psychologi-


ques, juste au point où ils commencent el à celui où

ils aboutissent, et laisse-l-il en dehors doses investiga-


tions précisément ce monde des causes qu'il revendique
comme son domaine spécial? La physiologie nous fait

connaître, non-seulement la liaison des phénomènes


physiologiques et des phénomènes moraux, mais en-
core celle des phénomènes moraux entre eux. Tel tem-

pérament étant donné, ce n'est pas seulement telle

qualité morale, mais tel groupe de qualités morales


qui s'ensuit, si bien que le psychologue versé dans la

physiologie, pourrait conclure du tempérament d'un


homme à l'ensemble de sa nature interne et de sa vie
morale, à peu près comme le naturaliste conclut de la

dent d'un animal à ses intestins, à son régime et à ses

mœurs. Y a-t-il beaucoup d'observations purement in-


térieures qui permettent d'établir entre les qualités de
l'Ame une telle corrélation, et d'en déterminer aussi
catégoriquement la loi?
Les états psychologiques anormaux et normaux,
l'ivresse et le somnambulisme, l'hallucination et la fo-

lie, la raison et la vertu môme, tiennent au corps par


quelque côté. Le psychologue qui néglige l'étude du
corps, se prive, par conséquent, d'une source pré-
cieuse de lumières. Il se condamne à ne pouvoir ni ex-

pliquer ni modifier des phénomènes qui sont plus


spécialement de sa compétence, et à rester inférieur

sur ce point à des hommes qui ne s'en occupent que


d'une manière accessoire. Ne semble-t-il pas que, si la
science de notre nature raisonnable était ce qu'elle de-
490 CONCLUSION.

vrail être, ceux qui la cultivent connaîtraient mieux


que personne tout ce qu'on peut savoir sur les pertur-
bations de la raison, et que les directeurs des maisons
d'aliénés seraient pris moins souvent parmi les physio-
logistes que parmi les psychologues?
Un penseur peu suspect, puisqu'on l'a accusé plus
d'une fois d'avoir outré le spiritualisme et d'avoir sé-

paré trop profondément le monde de l'étendue et celui


de la pensée, Descartes paraît assez favorable à notre
opinion: «L'esprit, dit-il, dépend si fort du tempéra-
ment et de la disposition des organes du corps que, s'il

est possible de trouver quelque moyen qui rende com-


munément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils
n'ont été jusqu'ici ,
je crois que c'est dans la médecine
1
qu'il faut le chercher .);

Puisque la dépendance de l'esprit à l'égard du corps


est si étroite, pourquoi observer le premier sans le se-

cond? Puisque les grandes fonctions de sagesse et de


raison, qui font l'honneur de notre nature, sont liées
si intimement aux fonctions des organes, pourquoi étu-
dier les unes en faisant abstraction des autres?

L'union de la psychologie avec la physiologie et les


antres sciences ne profiterait pas seulement, suivant
nous, à la psychologie expérimentale, mais encore à la

psychologie rationnelle. Si les faits dont s'occupe la

première, tiennent par mille fils déliés aux faits exté-

rieurs, les questions que la seconde se pose, sont dans


la plus étroite connexité avec celles que se posent les

1
Disc, dt ta Méth., 6 e part.
CONCLUSION. 4(M

sciences physiques el médicales. Toula lumière jetée


sur l'origine, la nature; l'avenir de la matière et do la

vie (si toutefois on peut j<


v
itT sur de tels sujets quel-
que lumière), se reflète nécessairement sur l'origine, la

nature el l'avenir de l'âme. Qui oserait dire qu'il est iu-

différent de connaître le principe qui végète dans la

plante et celui qui végète et sent dans ranimai, pour


connaître celui qui végète, sent et pense dans l'homme?
Ces principes diffèrent-ils en nature ou seulement en
degré? Le premier peut-il se transformer dans le se-

cond, le second dans le troisième? Sont-ils susceptibles


les uns et les autres d'un perfectionnement indéfini, ou
bien ont-ils chacun une sphère d'où ils ne peuvent sor-
tir, des bornes qu'ils ne sauraient dépasser? Ce sont là

des questions philosophiques, car Augustin, Descartes


Leibniz et bien d'autres se les sont posées. Mais ce sont
aussi des questions physiologiques, caries naturalistes

les ont agitées avec éclat sous les noms de questions de


la génération spontanée et de la fixité des espèces.
Si la psychologie veut faire des progrès sérieux, elle

doit donc, ce me semble, tout en conservant son exis-


tence distincte, sortir de son isolement, s'unir aux
autres sciences et les pénétrer toutes. Il faut que l'homme
du monde, le littérateur, médecin,
naturaliste y
le le

trouvent coordonnées, systématisées, élevées à la di-


gnité d'une vaste synthèse toutes les observations que
chacun d'eux a pu recueillir, dans sa propre sphère,
sur la nature morale de l'homme. Par là elle intéressera
toute la société, se mêlera au mouvement général des
esprits, et entrera, pour n'en plus sortir, dans le grand
492 CONCLUSION.

courant de la pensée moderne, empruntant à tous ceux


qui s'occupent de l'homme des faits, et leur rendant
des lois; recevant d'eux des théories ébauchées et par-
tielles, et leur renvoyant des théories plus larges et plus

achevées.
Du reste, ce que nous demandons, ce n'est pas tant

une réforme de la méthode psychologique qu'un re-


tour, mais un retour réfléchi, voulu, systématique, à

ce qui s'est pratiqué instinctivement, spontanément et


sans plan bien suivi à d'autres époques. Aristote n'a-
vait-il pas fait de la psychologie le couronnement de
l'histoire naturelle, et n'éclairait-il pas constamment la

science de l'homme par celle des autres espèces ani-


males? C'était bien là unir à l'observation interne l'ob-

servation physiologique. Saint Augustin lui-même n'a-


t-il pas fécondé l'étude des phénomènes qu'il constatait
au dedans de lui, par celle des phénomènes qu'il remar-
quait au dehors et dont il recherchait si curieusement
les causes? N'y a-t-il pas ajouté, autant que le permet-
tait l'état des connaissances humaines dans le siècle où
il vivait, une foule d'observations et de vues empruntées
à la science de la nature en général et à celle du corps
humain en particulier? Qu'est-ce que ses considérations
sur l'âme cosmique, sur les âmes sidérales et sur les
âmes végétatives? Qu'est-ce que ses hypothèses sur les

esprits animaux envisagés comme des intermédiaires


entre l'âme et les parties grossières du corps? Qu'est-ce
que ses aperçus touchant les ventricules du cerveau
dont il fait les organes de la sensation, de la mémoire
et du mouvement? Qu'est-ce que ses anecdotes sur le
(

conclusion. i >:>

ver de Milan, sur les poissons de Bullenses regii, sinon

des détails d'histoire naturelle et de physiologie qui,


sans éclairer la psychologie d'un jour bien vif, montrent
quelle idée Augustin avait de sa méthode et des condi-

tions à remplir pour la constituer? Aujourd'hui même,


au milieu de la prédominance excessive de l'observation
intérieure, Fauteur du Traité des facultés de l'âme et

celui de la Physiologie de la pensée font une part con-


sidérable, bien qu'inégale, à l'observation sociale et à
l'observation physiologique, et nous aimons à citer à

l'appui de notre opinion des penseurs aussi autorisés.

~<*~<jon*Si>^~
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.

RÉFACE 4

Chapitre I. De la psychologie de saint Augustin en général. 3

Chapitre II. De l'origine de l'âme 4 9

Chapitre III. De la spiritualité de l'âme 41

Chapitre IV. De la nature de l'âme 70


Chapitre V. Des facultés de l'âme. — De la vie. — Des sens. 94
Chapitre VI. Des sens 112
Chapitre VII. De la mémoire 153
Chapitre De l'imagination
VIII. . 195
Chapitre IX. De la raison . . 239
Chapitre X. De l'amour 291
Chapitre XI. De l'amour du monde 319
Chapitre XII. De l'amour de Dieu . . . 350
Chapitre XIII. De la liberté 380
Chapitre XIV. De l'immortalité de l'âme 422
Chapitre XV. De la destinée de l'âme après la mort .... 437
Conclusion 465

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