Revue Printemps 2022

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Photo A.M.O.R.C.

Comme chaque automne, les Officiers de la Grande Loge Suprême


de l’A.M.O.R.C. se sont retrouvés pour leur réunion annuelle.
Exceptionnellement, celle-ci a eu lieu à Bruxelles du lundi 4 au
jeudi 7 octobre 2021.
Photo A.M.O.R.C.
ROSE CROIX N° 281 – PRINTEMPS 2022
REVUE TRADITIONNELLE DE L’ANCIEN ET MYSTIQUE ORDRE DE LA ROSE-CROIX

SOMMAIRE
Francis Bacon, le chancelier rosicrucien, par A. Marbeuf ................... 2
L’holomatière, l’esprit au cœur de la matière, par M. Armengaud ..... 11
La spiritualité et ses pièges, par M. Schuermans ..................................... 21
La musique dans le règne animal, par F. Billieux ................................... 27
L’émotion esthétique, une voie d’accès au Sacré,
par M. Auzas-Mille .................................................................................... 35
Hypatie, une étoile dans le ciel d’Alexandrie, par J. Dejean .............. 42

COUVERTURE
P. 1 : Photo A.M.O.R.C.
P. 3 : Convention de Saint-Hyacinthe, les 24, 25 et 26 juin 2022.
P. 4 : Arbre de vie, poème de Palmine Tricoli.

Cette revue trimestrielle est publiée par la Diffusion Rosicrucienne et sous l’égide
de l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix, mondialement connu sous le sigle
« A.M.O.R.C. ». Dans tous les pays où il est actif, il est reconnu comme une Organisation
philosophique, initiatique et traditionnelle, qui perpétue la Connaissance que les Initiés se
sont transmise depuis la plus haute Antiquité. Parfois désigné sous le vocable « Ordre de la
Rose-Croix », il a pour devise : « La plus large tolérance dans la plus stricte indépendance ».
En raison même de son origine, de sa nature et de son but, l’A.M.O.R.C. n’est pas une
religion. Il n’est pas non plus une secte. De surcroît, il est totalement apolitique. Ouvert
aux hommes et aux femmes de toute confession religieuse et de tout milieu social, il
propose ses enseignements séculaires à tous ceux et à toutes celles qui s’intéressent à la
philosophie et à la spiritualité. Dans son symbole, qui n’a aucune connotation religieuse,
la croix représente le corps physique de l’homme et la rose son âme en voie d’évolution.

Publication trimestrielle Abonnement annuel : 28 €


Directeur : Serge Toussaint Le numéro : 8 €
Rédactrice : Lorelei Müller Ces prix sont valables pour la France
Sauf mention spéciale, les articles publiés et l’étranger.
dans cette revue ne représentent pas la Les abonnements peuvent être
pensée officielle de l’A.M.O.R.C. mais réglés par chèque bancaire, mandat
uniquement celle de leurs auteurs. Les ou chèque postal adressé à :
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Réalisation graphique : D.R.C. 02.32.35.39.78 27110 Le Tremblay - France
Impression : I.R.S. 02.35.77.52.31 – Papier F.S.C. Internet : www.rose-croix.org
FRANCIS BACON,
Le chancelier
rosicrucien

par Alain Marbeuf


Conférencier de l’U.R.C.I.
Section Traditions et Philosophies
Baron de Verulam et vicomte de Saint-Albans, Francis Bacon est
né le 22 janvier 1561 à Londres. Son père, Lord Garde des Sceaux
royaux – fonction qu’il exercera lui-même de 1617 à 1621 −, l’envoya
dès l’âge de douze ans au Trinity College de Cambridge. Un peu plus
tard, il rédigea un ouvrage de réfutation d’Aristote, marquant ainsi
ses préférences pour le Platonisme : « Le savoir dérivé d’Aristote, s’il
est soustrait au libre examen, ne montera pas plus haut que le savoir
qu’Aristote avait(1). »

Après un bref séjour à la cour du roi de France Henri III où il


accompagna l’ambassadeur d’Angleterre et qui lui permit de
« s’instruire des mœurs de ses provinces », il rédigera un Traité « Sur
l’état de l’Europe » alors qu’il n’a que dix-neuf ans. On sait également
qu’il étudia un temps à l’Université de Poitiers(2).

Rentré en Angleterre, il s’établit comme avocat, s’intéressant à la


jurisprudence, puis entama une carrière politique. Proche du comte
d’Essex, favori de la reine Élisabeth Ire, il devint par la suite membre
de la Chambre des communes en 1592. Mais c’est surtout avec l’avène-
ment du roi Jacques Ier que Bacon se vit confirmé dans des fonctions
politiques importantes : Solliciteur général (1607), puis Attorney

2
général (1615), membre du Conseil privé (1616), Garde des Sceaux
(1617), et finalement Grand Chancelier (1618). Cette période publique
de la vie de Francis Bacon prendra fin rapidement. En effet, malgré le
soutien du favori du roi, le duc de Buckingham − rendu célèbre au
XIXe siècle par le roman d’Alexandre Dumas père « Les Trois
Mousquetaires » −, il fut accusé de corruption par la Chambre des
Communes et fut condamné par la Chambre des Lords en 1621. Si
l’amnistie royale lui permit de retrouver la liberté, ces événements
marquèrent néanmoins la fin de sa carrière politique et lui permirent
de se consacrer entièrement à la philosophie et à l’écriture jusqu’à sa
mort en 1626.

La liste non exhaustive des publications de Francis Bacon, durant


sa vie ou parues à titre posthume, ne comporte pas moins de vingt et
un ouvrages écrits en latin ou en anglais. Les plus connus sont :
− 1605 : « Of the Proficience and Advancement of Learning Divine and
Human ».
− 1607 : « Instauratio Magna Scientiarum » (en français « Grande
Restauration »). Cet ouvrage devait comprendre six parties ; nous ne
possédons que des ébauches de la première et de la troisième, tandis
que les trois dernières ne furent jamais rédigées. La seconde partie
du traité, en revanche, est la seule à avoir été achevée : c’est le
célèbre « Novum Organum Scientarum » ou plus simplement
« Novum Organum ».
− 1620 : « Novum Organum », composé d’une introduction et de deux
parties.
− 1622-1624 : « Atlantis Nova » (en français « La nouvelle Atlantide »(3).

Avant de nous intéresser à la pensée de notre personnage,


signalons que toute l’œuvre de Francis Bacon fut appréciée dans
l’Angleterre du XVIIe siècle. C’est ainsi que Steffen Ducheyne a
démontré récemment que ce que l’on nomme « induction » en épisté-
mologie est omniprésente chez Bacon qui l’appelle parfois « anticipa-
tion », et a été largement utilisée par Isaac Newton (°1643 ; †1727)
dans toute son œuvre, en particulier pour argumenter en faveur de la
gravitation dans les « Principia » (voir l’article « Bacon’s idea and
Newton practice of induction », Philosophica 76 (2005), p. 115-128).

Au Siècle des Lumières, le philosophe allemand Emmanuel Kant


(°1724 ; †1804) n’est pas resté insensible à la rigueur de l’Anglais
puisqu’il lui dédiera sa « Critique de la Raison Pure », alors que les
Français Voltaire (°1694 ; †1778) et Jean Le Rond d’Alembert (°1717 ;

3
†1783), lui rendront un vibrant hommage, reconnaissant en lui un
précurseur de l’empirisme en science et louant ses efforts pour
classifier les connaissances et les rendre universelles tout en utilisant
la totalité des ressources disponibles. Le premier lui consacrera
toute sa « XIIe Lettre anglaise » ; évoquant le « Novum Organum », il
écrira : « Le chancelier Bacon ne connaissait pas encore la nature ;
mais il savait et indiquait tous les chemins qui mènent à elle. Il avait
méprisé de bonne heure ce que les universités appelaient la philosophie
(…). Il est le père de la philosophie expérimentale. »

Quant à d’Alembert, son « Discours Préliminaire » qui inaugure


l’« Encyclopédie » − pages 83-84 dans l’édition parisienne de 1751 −
n’est pas avare de reconnaissances, notamment à propos de la manière
de montrer l’articulation des différentes branches de la Science :
« Nous devons principalement au chancelier Bacon l’Arbre encyclopé-
dique dont nous avons déjà parlé fort au long, et que l’on trouvera à la
fin de ce Discours », ou lorsqu’il écrit : « À considérer les vues saines et
étendues de ce grand homme, la multitude d’objets sur lesquels son
esprit s’est porté, la hardiesse de son style qui réunit partout les plus
sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de
le regarder comme le plus grand, le plus universel, et le plus éloquent
des Philosophes. »

Alexandre Koiré n’est pas de cet avis. Cet épistémologiste contem-


porain considère que « “Bacon initiateur de la science moderne” est une
plaisanterie, et fort mauvaise, que répètent encore les manuels. En fait,
Bacon (…) est crédule et totalement dénué d’esprit critique. Sa mentali-
té est plus proche de l’alchimie, de la magie (il croit aux “sympathies”),
bref, de celle d’un primitif ou d’un homme de la Renaissance que de
celle d’un Galilée, ou même d’un scolastique(4). »

Cependant, indirectement, il reconnaît en Bacon le mérite d’avoir


opéré la transition, comme le fit Giordano Bruno (°1548 ; †1600), entre
d’une part les philosophes, alchimistes et penseurs de la Renaissance,
et d’autre part les scientifiques de la trempe de Kepler (°1571 ; †1630),
de Galilée (°1564 ; †1642), de Descartes (°1596 ; †1650) ou de Newton.
Koiré admettait d’ailleurs dans une de ses conférences (« De la
mystique à la science, Cours, conférences et documents, 1922-1962 »,
Nouvelle édition, revue et corrigée par Pietro Redondi, Éditions
EHESS, Paris, 2016, p. 120) que « Descartes emprunte souvent des
idées à Bacon quand Descartes parle d’expérience, il dit que Bacon est
celui qui l’a expliquée ».

4
Comme l’a avancé un autre épistémologiste, George Sarton (°1884 ;
†1955), Bacon, avec la « métaphore végétale de la croissance en
branches du savoir laquelle (…) remontait à l’imaginaire mystique et
alchimique [du] lignae vitae chrétien, [de] l’arbor scientiae de Lulle »(5).
Pour cet auteur, nous retrouvons cette idée dans l’Encyclopédie avec
d’Alembert et « l’iconographie des théories évolutionnistes, de Lamarck
à [de] Jussieu, de Darwin à Haeckel ».

Bacon est aussi connu par son alpha-


bet « bilitère », véritable ancêtre du
langage binaire de l’informatique ; il
permet de coder un texte, ce qui ne
manquera pas d’intéresser Gottfried-
Wilhelm Leibniz (°1646 ; †1716), ce
philosophe, scientifique, mathématicien
allemand, logicien, diplomate, juriste,
bibliothécaire et philologue ! Bien que
n’étant pas médecin, Bacon se prononça
en faveur de ce que nous appellerons
aujourd’hui « soins palliatifs » dans son
« De euthanasia exteriore », extrait du
« The Advancement of Learning » : « Plus
encore, j’estime que c’est la tâche du
médecin non seulement de faire retrou-
ver la santé, mais encore d’atténuer les
souffrances et les douleurs. Et ce, non pas seulement quand un tel
adoucissement est propice à la guérison, mais aussi quand il peut aider
à trépasser paisiblement et facilement. »

Dans le « Novum Organum », Bacon cite l’utilisation des lentilles


par Galilée comme permettant d’« ouvrir et entretenir un commerce
plus rapproché avec les corps célestes », et donc d’être des outils au
service de la science expérimentale (voir la traduction récente de
Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Collection « Épiméthée »,
PUF, Paris, 2014, p. 271). Signalons que l’expérimentation en science
était dans l’air du temps avec les travaux de William Gilbert sur le
magnétisme et l’électricité(6). Cependant, contrairement à ce dernier,
Bacon fut loin d’être un novateur en science, et resta même fidèle au
géocentrisme !

Si le « Novum Organum » semble reproduire les idées développées


dans ses ouvrages antérieurs, Francis Bacon y synthétise sa pensée,

5
en quelque 130 aphorismes dans le « Livre Premier », et 51 dans le
« Livre Second ». En introduction à leur traduction, M. Malherbe et
J.-M. Pousseur ont passé en revue les points essentiels du traité qui se
révèle être « l’instrument d’un nouveau savoir » tel qu’il ressort de ces
aphorismes :

− La condamnation des « sciences didactiques » et de la logique aristo-


télicienne (aphorismes 13 et 17, « Livre Premier ») ;
− L’opposition que fait Bacon entre l’« interprétation de la Nature » où
la raison est tirée des choses, et l’« anticipation de l’Esprit » quand
l’homme impose la raison à la nature (aphorisme 26, « Livre
Premier ») ;
− Le lien nécessaire avec la Nature dans le sens de sa compréhension :
« On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant » (aphorisme 3,
« Livre Premier ») ;
− « L’instrumentation, une des marches (…) pour accéder à la lumière
des axiomes » (d’après les aphorismes 104 et 122, « Livre Premier ») ;
− L’art d’interpréter la nature et la définition de la méthode de l’induc-
tion, exposés dans le « Livre Second ») : les neuf premiers aphorismes
énoncent les règles qu’ils impliquent en fonction de leur finalité, en
faisant pour cela une double distinction, l’une entre « fin spécula-
tive » et « fin opérative », l’autre entre « fin première » et « fin
secondaire ») ;
− Le rapprochement entre la métaphysique et la physique, qui fait lui
aussi appel au même type d’analyse, comme l’indique le tableau
ci-dessous (« Livre Second ») ;
− La place de l’induction, et de son corollaire l’exclusion, pour enfin
parvenir de la négation à l’affirmative dans le raisonnement (« Livre
Second »).

Tableau : la double distinction des règles ou des causes chez Francis Bacon

Règles Causes
Fin spéculative Fin opérative Fin spéculative Fin opérative
Apposition d’une
Fin Invention des
nature sur une Métaphysique Magie
première formes
matière
Invention du Transformation
progrès et du des corps
Fin seconde Physique Mécanique
schématisme concrets les uns
latents dans les autres

6
Nous en arrivons maintenant à un texte de Bacon : « La Nouvelle
Atlantide ». Dans ce roman philosophique, fleurant bon l’utopie, les
habitants de l’île de Bensalem, « fils de la Paix », (en rapport avec
l’hébreu ‫ « = שלַֹום‬paix »), sont gouvernés par une société philosophique
savante – la « Maison de Salomon –, la science y est omniprésente.
Comment ne pas penser au mythe de l’Atlantide, rapporté par Platon
dans le « Timée » et dans le « Critias » et à sa description de la société
idéale, détruite par le matérialisme et un cataclysme bien opportun :
« Sachez, mes amis, que parmi les choses excellentes accomplies par ce
roi, il en est une qui surpasse toutes les autres. Ce fut la création et
l’institution d’un Ordre ou Société que nous appelons la « Maison de
Salomon » – la plus noble fondation, selon nous, qui fût jamais sur
terre, et le flambeau de ce royaume. Elle est consacrée à l’étude des
œuvres et des créations de Dieu. (...) Je suis enclin à penser qu’elle fut
ainsi nommée en mémoire du Roi des Hébreux, célèbre chez vous, et qui
n’est pas un inconnu pour nous non plus. »

Ce qui est intéressant, ce sont les détails fournis par le chancelier,


contemporain du développement de la fraternité rosicrucienne(7) :
société se voulant européenne, sym-
bole de « la croix rouge apparaissant
sur le turban de l’intendant » et que
l’on retrouve en tant qu’emblème de
l’Ordre de la Jarretière.

Le but que se fixe la « Maison de


Salomon » semble préfigurer la « Royal
Society »(8) : la « philosophie naturelle »
était née… Dans le « The Advancement
of Learning », Bacon avait déjà abordé
la question de la « philosophie natu-
relle », expression qui deviendra
classique au XVIIe siècle pour dési-
gner l’interaction entre la philosophie,
la métaphysique, voire l’alchimie, et la
science bâtie sur l’expérimentation.

Toujours en ce qui concerne les liens entre la fraternité rosicru-


cienne et Bacon, notons l’existence d’un portrait (photo ci-dessus) dû à
Harvey Spencer Lewis (°1883 ; †1939), Imperator de l’Ancien et
Mystique Ordre de la Rose-Croix et comportant la mention latine
« Rosae Crvcis ».

7
Quant à la présence du rosicrucien
Robert Fludd (°1574 ; †1637) auprès de la
reine Élisabeth Ire (photo ci-contre) en tant que
médecin, elle incite à penser que ces deux
célébrités se sont très certainement
fréquentées. Mentionnons que Fludd était
également alchimiste et physicien expéri-
mentateur ; par ses écrits, il fut un ardent
défenseur des rosicruciens en 1616 et en
1617 : il en sera question dans un pro-
chain article. De nombreux auteurs
comme Serge Hutin (°1929 ; †1997) ou
Frances Yates (°1899 ; †1981) se sont fait l’écho des contacts entre
philosophes, scientifiques, et théologiens, échangeant dans le domaine
de la métaphysique, en Angleterre comme sur le continent, et impli-
quant les rosicruciens. F. Yates déclare pour sa part qu’« il faut étudier
Bacon comme un rosicrucien, un rosicrucien d’un type nouveau, un
rosicrucien renonçant au secret pour devenir un savant coopérant
ouvertement avec d’autres savants au sein de la future Royal Society »
(Voir « Science et Tradition hermétique », Frances Yates, trad. Boris
Donné, Éditions Allia, Paris, 2009, p. 33). En ce sens, si le chancelier se
détache en partie de son précurseur anglais John Dee (°1527 ; †1608),
mage et mathématicien inspirateur du progrès technique, chef de file
de la Renaissance élisabéthaine il en reste néanmoins proche.

Nous comprenons alors mieux la différence entre Bacon ou Fludd,


et Kepler, notamment la controverse entre le médecin anglais et le
physicien allemand (voir « La Lumière des Rose-Croix », de la même
Frances Yates, trad. M.D Delorme, Éditions Retz, Paris, 1985, p. 255).
Le physicien, pourtant associé au monde rosicrucien par sa fréquenta-
tion de la cour de l’empereur Rodolphe II(9), a accusé le médecin « de
confondre les vrais mathématiciens avec les chimistes, les hermétistes
et les paracelsistes ». Une différence cependant existe entre ce que l’on
sait des rosicruciens allemands à travers leurs trois « Manifestes », et
ce que pensait Bacon.

F. Yates note, à propos des critiques du chancelier sur Paracelse et


les alchimistes que « c’est une attaque contre la philosophie du
macro-microcosme, si fondamentale pour la théorie de l’harmonie
universelle de Fludd et des rosicruciens ». Mais elle reste convaincue
qu’« il y a d’indubitables connexions entre les deux mouvements »
contemporains. Ce constat est illustré par la parution concomitante

8
des œuvres de Bacon et des « Manifestes rosicruciens » : il y a donc un
ensemble d’indices qui vont dans le sens d’une démarche toute
rosicrucienne chez Bacon, sans qu’aucun écrit ne vînt la confirmer.

Un dernier point avant de quitter Bacon, et qui concerne une


controverse née au début du XXe siècle : le chancelier serait le
véritable auteur des pièces attribuées à William Shakespeare
(°1564 ; †1616), celui-ci n’étant qu’un prête-nom, facilement attribué
en raison de ses talents d’acteur et de sa célébrité bien au-delà de son
Angleterre natale. Bien que cette thèse n’ait pas été retenue par
certains historiens, elle reste d’actualité comme le pensent les
Rosicruciens et ne doit pas être abandonnée.

Notes
(1) : Citation extraite d’un article de Michèle Le Doeuff, « Bacon, chancelier Francis
(1560 ou 1561-1626) », paru dans https://www.universalis.fr/encyclopedie/
bacon-chancelier-francis/
(2) :Voir sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55869434/f89.item.r=uni-
versit%C3%A9.langFR le document relatant l’histoire de cette Université fait
référence à Francis Bacon à neuf reprises (p. 7, 73, 89, 92, 96, 150-151, 334 et 551)
et le mentionne fréquentant les cercles d’étudiants de 1577 à 1578.
(3) : Elle parut en 1626, après la mort de Bacon. La première traduction française
en 1702 est due à l’Abbé Gilles-Bernard Raguet (°1668 ; †1748), docteur en théolo-
gie et mathématicien, consultable sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/
bpt6k82587c/f2.item. D’autres publications se sont succédé, témoignant de l’intérêt
pour la « Nouvelle Atlantide »… Une des plus récentes provient du travail de
traduction de Michèle Le Doeuff et de Margaret Llasera (« La Nouvelle Atlantide »,
éd. Michèle Le Doeuff, Flammarion, Paris, 1995).
(4) : « Études Galiléennes », Alexandre Koiré, Hermann Éditeur, Paris, 1966, p. 12.
(5) : George Alfred Leon Sarton (°1884 ; †1955) est un chimiste et historien des
sciences américain, fondateur de la revue « Isis ». Dans sa monumentale Histoire
des sciences, il a montré comment après la période antique des Égyptiens, des
Sumériens, des Grecs, des Alexandrins, des Romains, puis des Byzantins, les
savants du monde musulman (Persans, arabes, berbères, juifs, chrétiens, musul-
mans) ont dominé, en une suite ininterrompue, de 750 à 1100. On y retrouve en
effet : le chimiste Jabir Ibn Hayyan (vers 800), l’inventeur de l’algèbre et des algo-
rithmes Al-Khawarizmi (°780 ; †850), le fondateur du premier hôpital, Rhazès
(†925), l’astronome et historien Al-Biruni (°973 ; †1050), le philosophe et médecin
Avicenne (°980 ; †1037), Omar Khayyam (°1047 ; †1122), mathématicien et poète.
À partir du XIIe siècle, émergent les savants européens dont Ramon Lulle (°1232 ;
†1315) qui doivent cependant compter avec le philosophe Averroès (°1126 ; †1198),
le médecin et théologien Maïmonide (°1135 ; †1204), le géographe et voyageur Ibn
Battûta (°1304 ; †1377), l’historien Ibn Khaldoun (°1332 ; †1406). Voir l’article de
Pietro Redondi, « Henri Berr, Hélène Metzger et Alexandre Koiré : la religion
d’Henri Berr » dans Revue de synthèse 117 (1966), p. 141).

9
(6) : L’astronome William Gilbert (° 1544 ; †1603) fut médecin de la reine Élisabeth
Ire, puis de Jacques Ier. Véritable physicien, il a découvert les premières lois rela-
tives au magnétisme (règles d’attraction et de répulsion des aimants, aimantation
d’un barreau de fer doux dans un champ magnétique) et aux propriétés de l’ambre
ou d’autres corps pouvant se charger électriquement ; le bilan de ses recherches fut
publié en 1600 dans son « De Magnete, Magneticisque Corporibus, et de Magno
Magnete Tellure ».
(7) : Les trois « Manifestes » rosicruciens sont contemporains de Bacon : la « Fama
Fraternitatis » (1614), la « Confessio Fraternitatis » (1615) et les « Noces Chymiques
de Christian Rosenkeutz » (1616), publiées en Allemagne, défendues notamment
par Robert Fludd dès 1616 (« Apologie Sommaire, lavant et nettoyant, comme par
les flots de la vérité, la Fraternité de la Rose-Croix, éclaboussée des taches de la
suspicion et de l’infamie »), et rapidement connues en Angleterre.
(8) : La « Royal Society », héritière de « Cercles » comme celui se réunissant autour
de Hartlib (°1600 ; †1662) et de l’« Invisible College », vit le jour à Londres en 1660
(voir « Newton ou l’alchimie au service de la science », Alain Marbeuf, Diffusion
Traditionnelle, Le Tremblay, 2021, p. 53-54 et p. 62-63).
(9) : Rodolphe II (°1552 ; †1612), prince de la dynastie des Habsbourg, fut roi de
Bohême et empereur du Saint Empire Romain Germanique à partir de 1576.
Furieusement épris d’ésotérisme, il s’entoura d’artistes comme les peintres
Giuseppe Arcimboldo (°1527 ; †1593) qui fit son portrait, du Caravage (°1571 ;
†1610) ou de Bartholomeus Spranger (°1546 ; †1611), des astronomes Tycho Brahé
(°1527 ; †1593) et Johannes Kepler, mais aussi d’alchimistes et d’astrologues, que
furent son médecin personnel, le rosicrucien Michael Maier (°1568 ; †1622), et le
même Kepler.

Nouvelle Année Rosicrucienne


La Tradition rosicrucienne situe la Nouvelle Année
le jour du printemps, au moment où le Soleil entre
dans le signe zodiacal du Bélier. C’est à cette date
que l’Imperator de l’Ancien et Mystique Ordre de la
Rose-Croix proclame officiellement l’ouverture des
activités rosicruciennes pour le nouveau cycle
annuel. La Nouvelle Année rosicrucienne se situera
le dimanche 20 mars 2022 et marquera le début de
l’An rosicrucien 3375.

10
L’HOLOMATIÈRE
L’esprit au cœur de la matière

par Michel Armengaud


Conférencier de l’Université Rose-Croix Internationale
Section Traditions et Philosophies

Cet article propose de montrer comment l’hypothèse de l’holo-


matière, formulée par Emmanuel Ransford, vient corroborer deux
grandes intuitions de Pierre Teilhard de Chardin, à savoir la conver-
gence de la science et de la spiritualité, et la présence d’une étincelle
d’esprit au cœur des particules élémentaires.

Nous commencerons par rappeler trois principes de base de la


physique quantique qui ont fait l’objet de vérifications par l’expérience :
la dualité onde-particule, le changement d’état, et l’intrication. Après
avoir donné les grandes lignes de l’approche d’Emmanuel Ransford,
nous verrons comment l’hypothèse de l’holomatière permet une
nouvelle compréhension de la physique quantique.

Concernant la convergence entre science et spiritualité, Teilhard


de Chardin dira : « Comme il arrive aux méridiens à l’approche du pôle,
Science, Philosophie et Religion convergent nécessairement au voisi-
nage du Tout. Elles convergent, je dis bien ; mais sans se confondre, et

11
sans cesser, jusqu’au bout, d’attaquer le Réel sous des angles et à des
plans différents(1). » Il ajoutera à cela : « Atomes, électrons, corpuscules
élémentaires, quels qu’ils soient (pourvu qu’ils soient quelque chose en
dehors de nous), doivent avoir un rudiment d’immanence, c’est-à-dire
une étincelle d’esprit(2). »

Emmanuel Ransford

Emmanuel Ransford est un physicien épistémologue qui s’efforce


d’élaborer un modèle de la réalité qui se démarque du matérialisme.
Cet article fait référence à sa notion d’holomatière, telle qu’il la
présente dans son livre intitulé « La conscience quantique et l’au-
delà »(3). Dans cet ouvrage, il montre que la conscience cérébrale
s’enracine dans la réalité quantique.

Notre approche dans le cadre de cet article ne concernera que les


particules élémentaires telles que les photons ou les électrons, qui sont
insécables. Si pour Démocrite, c’était l’atome qui représentait l’insécable,
aujourd’hui ce sont ces particules quantiques. Nous aborderons trois
points caractéristiques de ces grains de matière : la dualité onde-
particule, le changement d’état et la non-localité ou intrication quantique.

Dualité onde-particule

Prenons l’exemple de la lumière. Pour Huygens c’était un phéno-


mène ondulatoire. Pour Newton elle était de forme granulaire. Ce n’est
qu’en 1923 que le prince Louis de Broglie propose l’hypothèse de la
dualité onde-particule. Mais ces deux aspects sont inconciliables. En
effet, l’onde s’étale comme la houle sur l’océan, alors que par définition
la particule est ponctuelle. Le mouvement ondulatoire est continu,
alors que la particule est individualisée et donc discontinue. Une onde
se propage, elle peut se diffracter et elle peut interférer avec une autre
onde, alors que les particules entrent en collision. Comment résoudre
ce paradoxe nommé « superposition quantique » ?

Le changement d’état (phase parale)

L’indication phase parale n’est qu’une introduction au vocabulaire


spécifique d’Emmanuel Ransford que nous aborderons plus loin.

12
Prenons un exemple très simple. Par une belle nuit étoilée vous sortez
avec une lampe torche. Vous maintenez la lampe au-dessus de votre
tête et vous l’orientez verticalement vers le ciel. Qu’elle soit allumée
ou éteinte, rien ne change. Mais lorsque vous quittez la verticale et
réorientez la lampe vers le bas un moment viendra où le faisceau
lumineux rencontrera le toit puis les murs de votre maison, à ce
moment vous saurez si elle est allumée ou éteinte ! Nous avons là
l’illustration des deux états de la lumière. En l’absence d’obstacle, le
faisceau lumineux est dans sa phase ondulatoire, il n’est pas visible.
Lorsqu’il se heurte à un obstacle, la lumière se manifeste, sous l’aspect
de photons. Il y a donc une transition quantique onde-particule. Ce qui
fait dire aux scientifiques, qu’en dehors des mesures, la lumière est
une onde, mais dès lors que nous utilisons un détecteur elle se
manifeste sous l’aspect de particule. Ici le détecteur serait l’obstacle
que constitue le mur, lorsque le faisceau lumineux l’atteint. John
Archibald Weeler disait que « rien n’existe avant qu’on le mesure ; tout
cesse d’exister dès qu’on ne l’observe plus ».

Franchissons un nouveau pas de compréhension avec la toupie


quantique d’Emmanuel Ransford. Une toupie ordinaire tourne dans
un sens ou dans l’autre, mais cette toupie quantique a la faculté de
tourner à la fois dans les deux
sens, c’est l’illustration de la
superposition d’états, ou flou
quantique. Ce jouet est encore
plus surprenant, car si nous
l’observons, la toupie va sortir du
flou et ne tourner que dans un
seul sens. Cette image traduit
une observation vérifiée par les
scientifiques.

Nous pouvons aussi imaginer une bille qui soit à la fois bleue et
rouge, mais ni bleue ni rouge dans son état de flou quantique.
Cependant, dès qu’un observateur voudra connaître son aspect elle
deviendra soit toute bleue, soit toute rouge. Le choix de la couleur
demeure aléatoire.

Nous devons comprendre qu’en réalité la particule, dans son état


ondulatoire, n’est qu’un paquet d’ondes étendu dans l’espace. C’est
l’observation qui va provoquer l’effondrement, de ce paquet d’ondes,
qui sera alors détecté comme particule. Ce passage du flou à une

13
valeur unique est aussi appelé : réduction du paquet d’ondes. Un
nouvel éclairage nous sera donné par l’approche d’Emmanuel Ransford
et les concepts de quantition et de phase parale.

La non-localité ou intrication quantique

Imaginons maintenant deux particules ayant une origine commune.


Elles vont s’éloigner l’une de l’autre à de très grandes vitesses. Quelle
que soit leur distance elles sont intriquées, c’est-à-dire que toute
action sur l’une d’entre elles se répercute immédiatement sur l’autre.
Il n’est pas question de communication ultrarapide, mais d’instanta-
néité. On parle alors d’intrication, de non-localité ou encore de
non-séparabilité.

Voici une façon d’imager ce


principe. À la place de nos deux
photons, imaginons deux billes.
Chacune est à la fois rouge et
bleue, mais ni rouge ni bleue,
nous retrouvons le flou quantique,
ceci bien sûr, tant que personne
ne s’occupe d’elles. Alors qu’elles
sont séparées, même d’une très grande distance, si un observateur
veut connaître la couleur de l’une des billes elle devient immédiate-
ment soit bleue, soit rouge. Mais instantanément l’autre bille prend
l’autre couleur ! La dualité rouge/bleue est conservée, conformément à
la « loi de conservation collective ».

L’intrication a été vérifiée expérimentalement par Alain Aspect


en 1982 à Orsay. L’instantanéité et la non-localité induisent l’existence
d’une réalité en dehors de l’espace et du temps. La vision du monde en
est bouleversée. Un nouvel éclairage nous sera donné par l’approche
d’E. Ransford et le concept de supralité.

L’holomatière

Nous allons maintenant nous tourner vers l’hypothèse de


l’holomatière qui va nous aider à passer de l’incompréhensible à
l’intelligible par l’introduction d’une dimension qu’Emmanuel
Ransford qualifie de psychique.

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Nous remplacerons le terme de particule par celui d’holoparticule.
Nous allons entrer dans le domaine de la double causalité, c’est-à-dire
la rencontre du déterminisme et de l’aléatoire. Nous devons commen-
cer par introduire deux concepts, celui d’exo-causalité et celui
d’endo-causalité.

Exo causalité et endo-causalité

Un exemple concret en permettra la compréhension. Un piéton


arrive au passage protégé pour s’apprêter à traverser la route. Le feu
étant au rouge, il s’arrête et attend le passage au vert. Sa conduite est
dictée par une cause extérieure à lui : le feu rouge. Il obéit donc à une
cause extérieure qui illustre parfaitement l’exo-causalité.

Un autre piéton se présente,


il s’arrête aussi, mais il constate
qu’il n’y a pas de voiture en vue,
alors il décide de traverser.
Sa décision vient de lui-même,
la causalité est donc intérieure,
c’est l’illustration de l’endo-causalité. Afin de ne pas associer
l’endo-causalité à la désobéissance, nous considérerons un nouvel
exemple. Une personne a fait ses courses, elle a son chariot plein et
prend son tour dans la file d’attente de la caisse. Mais elle constate
qu’une jeune maman avec son bébé se trouve derrière elle, alors sa
petite voix intérieure lui dit de laisser passer cette jeune maman. Son
attitude est dictée par sa propre conscience, c’est donc un nouvel
exemple d’endo-causalité, mais cette fois-ci, ce n’est plus une attitude
de désobéissance mais de compassion. L’endo-causalité évoque le
concept d’immanence si cher à Teilhard de Chardin.

Pour introduire son concept, Emmanuel Ransford compare


l’holoparticule à un œuf poché. Seul le blanc est visible, il représente
l’extériorité soumise à l’exo-causalité. Le jaune, à l’intérieur est
invisible, il représente la partie endo-causale. Cette image nous sera
utile par la suite.

L’holoparticule est donc composée de deux dimensions, l’une


soumise à l’exo-causalité (exo)(4) et l’autre qui représente l’endo-
causalité (endo). Ce que nous pouvons représenter par l’égalité :
Holoparticule = exo + endo.

15
Loi de quantition et phase parale

Nous allons maintenant revenir sur la « superposition quantique ».


Souvenez-vous de la toupie quantique qui tourne dans les deux sens,
mais qui ne tourne plus que dans un sens lorsqu’on l’observe. Nous
avons aussi parlé de la bille bleue et rouge, mais ni bleue ni rouge
dans sa phase ondulatoire, qui prend une seule couleur si on l’observe.
Comment comprendre cette discontinuité aléatoire ? Cette phase de
transition qui fait sortir la particule du flou, E. Ransford la nomme
« phase parale », et il en donne une explication, en référence à la
« quantition ». La quantition interdit la partition, la particule est
insécable. C’est pourquoi il n’y a pas de fractions de photons ou
d’électrons. La quantition ne permet que le « tout ou rien ».

Imaginons un bloc de glace qui flotte. Nous approchons une lame


de scie pour le partager en deux. Voilà qu’il se met à fondre, puis
réapparaît dans son intégralité d’un côté de notre scie. Afin de ne pas
être fractionné, il a changé de nature et s’est restructuré dans son
intégralité. Nous avons là l’image d’une phase parale.

En dehors de son observation une particule est dans son état


ondulatoire, c’est un paquet d’ondes qui est étalé. L’action de mesurer
cette particule représente une
menace pour son unité. C’est
cette menace qui déclenche la
phase parale et l’onde se mani-
feste alors sous l’apparence d’une
particule. Dans le cas de notre
œuf poché, le blanc d’œuf ressent
la menace, il réveille le jaune qui
prend les commandes pour
assurer la sortie du flou et pré-
server l’intégrité de l’ensemble.

En dehors de toute menace, l’holoparticule est dans l’état suivant :


L’exo-causalité (exo) est active et l’endo-causalité (endo) est latente.
Mais lors de la phase parale, tout s’inverse : L’endo-causalité (endo)
est active et l’exo-causalité (exo) est latente. Cette phase parale est
spontanée, elle correspond à un saut quantique. Emmanuel Ransford
donne l’exemple d’un oiseau qui saute sur une branche plus haute…
Mais cet oiseau ne sera jamais entre les deux branches ! La notion
d’espace-temps s’effondre.

16
Une interrogation demeure, la toupie adopte un sens de rotation,
la bille opte pour une seule couleur, le morceau de glace passe d’un
côté de la lame de scie ; les physiciens parlent souvent de hasard, ou
d’indétermination. L’endo-causalité ouvre la porte au choix, mais bien
sûr ce n’est qu’une hypothèse.

Une autre approche


fournit un nouvel éclai-
rage. Imaginons un joueur
d’échecs qui s’apprête à
jouer le premier coup de la
partie. Vingt possibilités
s’offrent à lui, tant qu’il n’a
pas fait son choix, il est
dans le flou. Toutes les possibilités sont jouables mais aucune n’est
actée. On comprend mieux l’état de la bille rouge et bleue, mais ni
bleue ni rouge. Soudain le joueur fait son choix. Mais dès qu’il a joué il
entre dans une nouvelle phase de « flou » : que va jouer l’adversaire ?
Car lui aussi aura vingt possibilités. Ainsi une partie d’échecs est
comparable à une succession de phases parales.

La compréhension de la phase parale étant acquise, nous pouvons


aborder le phénomène d’intrication ou non-localité, qu’E. Ransford
nomme lien supral.

L’intrication et le lien supral

Nous avons déjà présenté l’intrication, ou non-localité. Voyons


maintenant comment nous pouvons l’expliquer en nous référant à
l’holomatière. Dans un premier temps, nous reprenons l’image des
œufs pochés. Nous disposons de deux œufs qui ont une origine com-
mune et se trouvent intriqués. Cela se traduit par la connexion des
deux jaunes, qui n’en forment plus qu’un seul, qui assure un lien invi-
sible entre les deux œufs, quel que soit leur éloignement. Leur aspect
matériel ne change pas, les blancs sont dissociés, mais les jaunes invi-
sibles sont unifiés. Si nous associons le blanc à l’exo-causalité et le
jaune à l’endo-causalité, cela revient à montrer que l’individualité
physique est conservée mais que l’individualité décisionnelle (endo)
est perdue, en raison de l’unification des jaunes. Ce fameux lien invi-
sible, E. Ransford le nomme lien supral, ce qui introduit la notion de
supralité pour traduire la non-séparabilité ou intrication quantique.

17
Le schéma suivant va nous permettre de mieux comprendre cette
notion de supralité ou intrication.

Les deux cercles représentent deux holoparticules intriquées.


Chacune d’elles est composée d’une dimension exo-causale (exo) et
d’une dimension endo-causale (endo).

Phase parale de l’une des holoparticules : pour chaque particule


l’interaction est possible entre leur exo et leur endo. C’est ce qui
permet la phase parale lorsque l’intégrité de la particule est menacée.
Dans notre exemple de la bille bleue/rouge la phase parale supprime
le flou (bleu/rouge) et la bille devient soit bleu soit rouge.

Phase suprale (intrication) : Le lien supral (intrication) établit la


fusion des parties endo-causales. Nous pourrions supprimer endo 1 et
endo 2 pour n’inscrire qu’Endo-global. C’est cette liaison interne qui
fait que toute phase parale de l’une des particules interagit sur l’autre.
Dit plus simplement, toute menace d’intégrité (observation) de l’une
des particules entraîne pour elle une phase parale (sortie du flou) qui
se répercute instantanément sur l’autre particule.

Extension de la supralité

Nous venons de voir les conséquences de l’intrication (supralité) de


deux holoparticules. Nous pourrions dire qu’elles sont reliées intérieu-
rement, et ceci indépendamment de leur éloignement. De plus, l’effet
de l’intrication est instantané. Il ne s’agit pas de communication ultra-
rapide. Autrement dit tout se passe en dehors de l’espace-temps
relativiste.

18
Le lien supral ne se révèle que lors d’une phase parale de l’une des
particules (réduction du paquet d’ondes). Dans la mesure où c’est
l’endo-causalité qui est le principe actif, nous pourrions dire que
l’invisible tire les ficelles du visible, ce qui évoque l’influence du
psychisme sur la matière.

Avec l’hypothèse de l’holomatière, la dualité, le changement d’état


aléatoire et l’intrication deviennent intelligibles. Mais l’aléatoire est il
le fruit du hasard ? Pourquoi ne pas imaginer que l’endo-causalité soit
une possibilité de choix ? Par exemple, sous une certaine menace
(observation) la bille bleue/rouge pourrait choisir la couleur. Bien sûr,
il ne faut pas tomber dans une dérive anthropomorphiste, il ne
s’agirait que d’un pixel de conscience.

« Le ndo, par son endo-causalité partielle, possède un reliquat


infime mais irréductible de liberté ; il possède en outre un pouvoir
d’impact sur la matière. Son rôle causal et moteur se manifeste concrè-
tement à l’issue de toute phase parale, par le produit paral(5). »

Réseau de
Emmanuel Ransford propose
hyphes une réflexion à partir des
champignons. Ceux-ci possèdent
des microfilaments (hyphes) qui
constituent un vaste réseau
souterrain pouvant établir de
nombreux contacts avec d’autres
champignons ou même d’autres
végétaux. Nous savons
aujourd’hui que la majorité des
plantes vivent en symbiose grâce
aux champignons. Certains
parlent même du « Wood Wide
Web » tellement ce réseau res-
semble à nos liaisons internet.

La supralité ne se limite pas à deux partenaires, de véritables


réseaux peuvent se constituer. Les filaments de l’endo sont compa-
rables aux hyphes des champignons, ce sont de véritables liens
suprals. Ainsi, nous pouvons imaginer l’extension de la paralité, à de
vastes ensembles macropsychiques. Ce qui fait dire à Emmanuel
Ransford : « Le cerveau est l’organe de la conscience car il sait produire
de vastes quantités de paral supralé en flux continu(6). »

19
La thèse d’Emmanuel Ransford s’inscrit bien dans la convergence
entre la science et la spiritualité. Et l’holomatière introduit bien une
part de conscience au cœur de la matière. Comme l’écrivait Teilhard de
Chardin : « Au fond de nous-mêmes, sans discussion possible, un inté-
rieur apparaît, par une déchirure, au cœur des êtres. C’en est assez pour
que, à un degré ou à un autre, cet « intérieur » s’impose comme existant
partout et depuis toujours dans la Nature. Puisque, en un point d’elle-
même, l’Étoffe de l’Univers a une face interne, c’est forcément qu’elle est
biface par structure, c’est-à-dire en toute région de l’espace et du temps,
aussi bien par exemple que granulaire : Coextensif à leur Dehors, il y a
un Dedans des Choses(7). »

Dans la mesure où l’endo-causalité est un pixel de conscience, les


concepts de paralité et de supralité ouvrent la voie à une nouvelle
compréhension de la théorie de l’Évolution conforme à la complexité-
conscience de Teilhard de Chardin.

Notes
(1) Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Seuil, 2007, p. 18.
(2) Pierre Teilhard de Chardin, Science et Christ, Seuil, 1999, p. 76.
(3) Emmanuel Ransford, La conscience quantique et l’au-delà, Trédaniel, 2019.
(4) Emmanuel Ransford utilise les termes xo et ndo, nous utiliserons les expres-
sions exo et endo qui seront plus faciles à intégrer dans le cadre de cet article.
(5) Emmanuel Ransford, La conscience quantique et l’au-delà, Trédaniel, 2019, p. 200.
(6) Ibid., p. 164.
(7) Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Seuil, 2007, p. 44.

20
La
spiritualité
et ses pièges

par Maria Schuermans

Malgré la sécularisation de notre société, la spiritualité est de nos


jours toujours bien vivante, peut-être même justement à cause de
celle-ci. Le nombre de pratiquants est probablement en baisse, cela
n’implique toutefois pas que l’homme n’est plus à la recherche de
réponse aux questions les plus existentielles. Les grandes religions
comptent de moins en moins de fidèles, mais les nouvelles ainsi que les
anciennes formes de spiritualité connaissent un regain d’intérêt
grandissant et cela, entre autres, grâce aux films grand public et les
jeux vidéo. Harry Potter, succès mondial, ou Le Seigneur des Anneaux
et La Guerre des Étoiles sont tous des contes de fées modernes conte-
nant des archétypes puissants. Les formes que prend cette spiritualité
de nos jours sont d’ailleurs une question personnelle et individuelle.
Martine Appelo, psychologue cognitif de renom, pense même que les
amateurs de football vivent une expérience spirituelle authentique
dans leur club et les commentateurs n’hésitent pas à appeler un but
une « révélation spirituelle ».

La question se pose alors de savoir ce qu’est réellement la spiritua-


lité. Il existe beaucoup de définitions de celles-ci, mais dans cet exposé,
elle est considérée comme le « lien actif et vital entre la force ou
l’essence du soi le plus profond et la source de la vie et de la conscience ».

21
Les recherches scientifiques montrent que les gens qui pratiquent
une forme de spiritualité ont certains avantages comparés aux
personnes qui professent des valeurs plus matérialistes. Grâce à leur
vision de la vie, du monde et de l’homme, ils sont mieux armés pour
faire face aux tempêtes de la vie, sont moins vite victimes de
dépressions ou d’épuisement. Ils souffrent moins du stress et jouissent
donc d’une meilleure santé ; ils sont plus reconnaissants envers tout ce
qui est positif dans leur existence et sont capables de relativiser les
difficultés. Il semblerait que, comme l’a dit Nietzsche, « celui qui pos-
sède un pourquoi qui le fait vivre peut supporter tous les comment ».

Il semblerait donc que la


spiritualité n’a que des
avantages. Mais puisque
tout est dualité dans ce
monde, tout côté positif a
inévitablement son côté
négatif. Il est frappant de
constater que certaines
personnes « spirituelles »
peuvent être de bons catho-
liques ou musulmans ou
wicca ou peu importe, mais elles ne sont pas nécessairement de bonnes
personnes. La spiritualité connaît un certain nombre de pièges, et si
l’on ne fait pas attention, on peut y tomber et s’éloigner plus que
jamais de la connexion recherchée avec le Soi supérieur et la
Conscience cosmique.

Quiconque croit que sa vérité est la seule vérité, ou pire, qu’elle doit
être la seule vérité, peut avoir le sentiment d’être meilleur que son
prochain. Ce sont en effet de vieilles âmes qui ne se demandent pas
toujours pourquoi elles sillonnent encore les routes de la vie ici-bas.
Dans le meilleur des cas, ces personnes se comportent avec une affabi-
lité un peu irritante envers les autres, avec une compassion condes-
cendante avec ceux « qui ne sont pas encore si avancés sur le sentier ».
Dans le pire des cas, l’amabilité se transforme en fanatisme, croisades
et autres génocides. Ils sont de toutes les époques et de toutes les
cultures : deux mille ans séparent les premiers chrétiens des terroristes
islamistes, leur fanatisme aveugle les unit sans faille. D’un point de vue
rosicrucien, cela s’explique par les différentes phases de l’évolution que
l’âme doit parcourir. D’abord on est un homme de foi, puis un homme de
savoir, puis un homme de connaissance, et ce n’est qu’après beaucoup

22
de vies et encore plus d’expériences que l’on devient finalement un
homme de sagesse. Il est clair que nombre d’anciennes âmes autopro-
clamées se trouvent en réalité quelque part dans la première phase.
Leur arrogance se manifeste aussi dans leur comportement.

Certaines personnes spirituelles pensent qu’elles ont plus de droits


qu’autrui et elles exigent en vertu de leur religion toute sorte de privi-
lèges. Elles ne se sentent pas obligées de respecter les règles et lois de
notre société, parce que celles-ci ne sont que l’œuvre de l’homme et
elles n’obéissent qu’à des règles reçues des messagers de Dieu. Peu
importe si ces règles ont été érigées en d’autres siècles et qu’elles ne
sont plus adaptées à la vie moderne (on a des réfrigérateurs
aujourd’hui et manger la viande de porc ne présente plus aucun risque
pour la santé), ou qu’elles soient une offense pour leurs congénères et
qu’elles bafouent l’humanité ordinaire. Bien que ces personnes parlent
sans cesse de l’amour, leur mode de vie témoigne souvent de discrimi-
nation et de haine pure et simple. Puisque ces élus ont reçu le seul vrai
message, ils pensent avoir le droit de convertir le reste du monde et de
massacrer tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Ils ne com-
prennent pas qu’il y a beaucoup de sortes de spiritualité et que c’est
impossible de décider des désirs et des besoins d’une autre personne.
Si cela est difficile à accepter, il suffit de regarder un instant rétrospec-
tivement sa propre évolution : une expérience réconfortante !

La fausse humilité et la modestie sont le signe de l’hypocrite qui


respecte toutes les petites règles et souhaite être fortement récompen-
sé en retour, pas dans une autre vie, et peut-être pas toujours en
espèces sonnantes et trébuchantes, mais au moins en gagnant le
respect et la crainte de sa communauté. Un service se doit d’être
impersonnel, mais si celui-ci exige une récompense, il s’agit alors
d’une transaction. Il est aussi incapable de résister à la tentation de
mettre en avant ses mérites dès que l’occasion se présente. Les yeux
baissés et de préférence avec beaucoup de soupirs et la voix douce,
l’entourage est mis très clairement au courant des sacrifices et des
peines énormes qu’il se donne, non pour lui-même, évidemment, mais
pour le bien de la communauté entière. Et pour un but supérieur, cela
va de soi. La Bible nous parle du pharisien du temps de Jésus, mais
cette espèce prospère toujours. Un ego démesuré est difficile à vaincre
et le narcissisme n’est pas inconnu des personnes spirituelles.

Le narcissisme n’est d’ailleurs pas le seul trouble de la personnali-


té que l’on rencontre assez souvent dans les cercles spirituels. Un des

23
buts d’une vie spirituelle est le détachement, le lâcher-prise sur les
choses et les personnes, ainsi qu’un mode de vie impersonnel. Le déta-
chement est pourtant bien souvent confondu avec les symptômes d’un
trouble de l’attachement, à savoir que ces personnes se disent
détachées parce qu’elles n’entretiennent pas de relations étroites avec
leurs congénères et n’en sentent pas non plus le besoin. Il s’agit
pourtant de choses très différentes : l’un vit de cette façon par
incapacité, tandis que le vrai adepte s’est libéré consciemment
du besoin d’attachement.
Hans ten Dam, directeur
d’un institut néerlandais
pour la formation des théra-
peutes par la régression,
disait qu’il est beaucoup plus
facile d’aimer tout le monde
que son voisin… Une pensée
à méditer !

Une autre qualité très


recherchée est celle de l’amour inconditionnel. L’amour conditionnel,
le genre ordinaire, est totalement orienté vers l’objet de notre amour.
L’amour inconditionnel part du contraire : le sujet, la personne qui
aime. Dès lors, il n’est pas orienté vers une ou un nombre limité de
personnes particulières, mais nécessairement vers tout le monde et
tout ce qui vit, dès lors qu’il ne peut être qu’impersonnel de nature.

Beaucoup de personnes utilisent la spiritualité comme refuge,


comme le prétexte parfait pour ne pas vivre la vraie vie, qu’elles
estiment trop contraignante. Elles planent et n’ont pas les pieds sur
terre. Elles ne sont pas ancrées dans la vie. On les retrouve assez sou-
vent dans des domaines ou disciplines qui déconseillent de réfléchir,
qui disent de vivre en suivant le cœur et non pas la raison, et de ne pas
s’occuper des choses matérielles. Ceci aussi est en fait un signe de
faiblesse parce que non pas basé sur un choix bien délibéré, mais basé
sur une incapacité et des manques. On n’est pas très doué, pas
tellement travailleur, pas ambitieux et un beau nuage rose semble très
séduisant. Surtout parce qu’on n’est pas même obligé de se sentir
coupable de son défaitisme, mais on prouve bien au contraire que l’on
est spécial. Forment une catégorie à part ceux qui enseignent ce choix
de vie et qui, bien qu’ils prêchent la simplicité mentale et matérielle,
habitent eux-mêmes dans des villas, demandent des montants exorbi-
tants pour une consultation et n’ont pas honte quand ils passent dans

24
leur voiture de luxe devant leurs disciples qui attendent le bus. Cela
n’a rien à voir avec le vrai mysticisme.

Un bon astrologue peut, sur la base de la date, de l’endroit et de


l’heure de naissance, donner beaucoup de renseignements sur une
personne. Malheureusement on oublie parfois qu’un horoscope est une
donnée statique qui nous explique la position des étoiles à un certain
moment, et que les informations qui en découlent ne sont pas une loi
immuable à laquelle on est soumis. Certaines personnes utilisent ces
informations pour ne rien faire de leur vie parce que, « comme vous
voyez, le domaine — difficile — des relations familiales, (heureuse-
ment) est complètement vide », et ils oublient facilement que peut-être
le but est de changer cette situation.

Nous vivons pour apprendre, c’est la seule façon de pouvoir évoluer,


l’objectif n’est pas de vouloir coûte que coûte maintenir le statu quo.
La même chose se passe plus ou moins avec une interprétation erronée
de la loi du karma. Il s’agit ici d’une loi cosmique très puissante à
laquelle tout l’univers est soumis et qui peut avoir des conséquences
gigantesques sur nombre de vies successives. Mais c’est une erreur de
penser qu’il faut subir ces conséquences de façon fataliste et que l’on
ne doit surtout pas remuer le petit doigt pour changer sa situation.
Les hindous estiment que purger stoïquement une mauvaise vie a pour
résultat quasi automatique l’obtention d’une prochaine vie favorable.
Cela s’appelle le fatalisme, et bien que cette prochaine incarnation
reste complètement incertaine, cette attitude engendre un rôle de
victime. Bien que le passé donne forme à la vie actuelle, nous sommes
capables, en réagissant adéquatement aux défis de la vie, de façonner
activement et positivement notre futur. Notre vie est et reste notre
propre responsabilité, et essayer d’échapper à cette responsabilité ne
mène à rien de positif.

Les rituels sont un


bel élément de l’affilia-
tion d’une école mys-
tique et ils peuvent
avoir des effets très
profonds, ce qui est
d’ailleurs leur but.
Mais quand les rituels
deviennent un but en
eux-mêmes et que leur

25
exécution parfaite est réclamée, alors ils ne sont plus source de
compréhension profonde, ni source d’émotion. Les rituels se doivent
d’être au service de l’homme, et non l’inverse. Il est juste que leur effet
est maximal quand ils sont exécutés aussi parfaitement que possible,
d’une manière intuitive et spontanée. Les petites erreurs dans l’exécu-
tion ne doivent jamais être source d’incompréhension ou de colère.
Dans un lointain passé, les erreurs conduisaient à de lourdes sanc-
tions, espérons que de nos jours il en est autrement.

Mais pourquoi ce genre de choses arrivent-elles, et cela chez des


personnes qui s’investissent souvent totalement pour agir correcte-
ment et pour vivre une vie qui réponde à de très hautes normes ?
Souvent, il s’agit d’une interprétation erronée ou d’une attitude sélec-
tive. Seuls les éléments qui conviennent ou qui semblent utiles ou
agréables sont mis en œuvre, tandis que l’on néglige le reste. Mais cela
n’est pas l’objectif. Personne n’a jamais dit que la vie spirituelle était
une vie facile. Très souvent on découvre que c’est bien le contraire et
l’on voit que le néophyte sur le sentier commence à attirer des pro-
blèmes complexes. Dans ce cas, il importe d’en trouver le sens et cela
n’est souvent pas évident. « Il faut d’abord détruire avant de pouvoir
commencer à bâtir quelque chose de meilleur », nous dit l’auteur
Élizabeth Gilbert. L’humanité doit choisir le bien de son propre chef et
pour lui-même, c’est probablement la seule route qui mène à un chan-
gement permanent et à une évolution durable.

La seule façon sûre d’éviter les problèmes et de rester sur le juste


sentier, est d’écouter la voix de son maître intérieur, point sur lequel la
Tradition rosicrucienne insiste tant, et
non sans raison. Même si ce Maître
intérieur dit des choses dérangeantes que
l’on préférerait ne pas entendre, ou qui ne
nous conviennent pas, qu’il vous oblige à
faire face à des choses importunes,
illogiques ou même extravagantes, ou
tout simplement si vous n’avez pas envie
de l’écouter, sachez que ce Maître n’est
pas un étranger et encore moins votre
ennemi. Il est votre soi profond, il sait
toujours sans faille où le bât blesse et il
offre en toutes circonstances une réponse
fiable. Que ceci soit pour toujours notre
objectif !

26
La musique dans le règne animal

par François Billieux


Conférencier de l’Université Rose-Croix Internationale
Section Musique

L’écriture musicale ayant pour thème les animaux a énormément


inspiré les compositeurs. Si l’on prend par exemple la symphonie n°83
la poule de Joseph Haydn ou l’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky ou bien
encore Le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, nous avons
là trois œuvres et trois compositeurs complètement différents par le
style et l’époque mais qui ont un point commun les reliant tous dans
une même unité de pensée et d’expression musicale : Les animaux !
Et il existe une multitude d’autres exemples de ce genre dans le réper-
toire musical.

Mais alors pourquoi existe-t-il un tel engouement de création


artistique vis-à-vis des animaux ? Il est facile de comprendre que l’on
écrit une musique pour décrire une émotion, raconter une histoire ou
exprimer sa passion à l’être aimé ou tout simplement pour chanter les
louanges du dieu de notre cœur ! Mais alors, les animaux auraient-ils
donc eux aussi à ce point un pouvoir, un attrait, ou une fascination qui
nous fait nous rapprocher d’eux et nous incitent à leur rendre hommage ?

27
C’est dans une démarche et une approche spiritualiste que nous allons
essayer de comprendre quelle véritable place occupent les animaux
sur notre planète et quelles sont leurs relations avec la musique.

La place de l’animal sur Terre

Chronologiquement parlant, l’univers a été créé il y a 13,7 milliards


d’années par ce que l’on appelle le big-bang. Quant à la terre, elle s’est
constituée il y a 4,55 milliards d’années sur laquelle est apparue la vie
il y a 2,7 milliards d’années, puis le règne végétal, il y a 440 millions
d’années. Chez les animaux, les mammifères apparaissent il y a
225 millions d’années en étant préalablement passés, il y a 410 millions
d’années, par le stade de petits insectes, puis sous forme de reptiles il
y a 360 millions d’années. Quant au règne humain, il prend tout son
temps pour n’apparaître que tardivement il y a 7 millions d’années. La
science va ainsi classer toutes les espèces existant sur notre terre en
cinq règnes bien définis, à savoir :
– Les procaryotes (bactéries)
– Les protistes (êtres unicellulaires)
– Les mycètes (les champignons)
– Les plantes
– Les animaux

Une classification a d’ailleurs aussi été effectuée dans la Tradition


spiritualiste, bien que la répartition des règnes soit différente, à
savoir :
– Le minéral
– Le végétal
– L’animal
– L’humain
– Le supra-humain

En comparant les deux classifications, on pourra remarquer que le


règne humain n’est pas répertorié par la science. En effet, elle consi-
dère que l’homme possède toutes les caractéristiques de l’espèce
animale et en fait donc partie.

Le classement que nous donne la Tradition nous est probablement


plus familier, sauf peut-être en ce qui concerne le dernier règne : le
supra-humain tout simplement parce que les Anciens, transmetteurs
de la Tradition primordiale et dont l’Ancien et Mystique Ordre de la

28
Rose-Croix en est un des dépositaires, nous enseignent qu’il existe un
règne supra-humain qui, d’ailleurs, est très bien défini et expliqué
dans un recueil intitulé L’Ontologie des Rose-Croix et plus précisément
dans sa 11e loi qui énonce ceci : «Il existe un règne supra-humain,
formé de toutes les âmes désincarnées qui peuplent les plans invisibles
de la Création. » Il est pour l’instant évident que la science n’est pas en
mesure de prouver l’existence de ce règne puisqu’il ne s’applique pas à
la matière proprement dite. Mais nous savons tous, par exemple, que
nos pensées ne sont pas perceptibles ou visibles et pourtant elles sont
bien réelles dans notre vie.

L’observation de la nature nous montre que toutes les espèces


cohabitent en harmonie et fonctionnent parfaitement soit individuel-
lement soit en interaction et symbiose avec les autres espèces. La
science met en évidence, par exemple, que la disparition d’une espèce
détruite par l’homme, déséquilibre le milieu dans lequel elle vivait et
nécessite des efforts importants de la part des spécialistes pour
réintroduire par la suite l’espèce en question. Animaux et humains ne
dérogent pas à cette règle et leurs caractéristiques biologiques et
mentales étant très proches, ils se côtoient depuis toujours « dans le
respect et l’amour ».

Si, d’après de nombreux mouvements philosophiques traditionnels,


l’homme a été placé « au milieu des ténèbres de la création », comme le
dit Louis-Claude de Saint-Martin, avec cette faculté sublime de faire
le lien entre les plans divins et terrestres, les animaux quant à eux,
possèdent la maîtrise d’être en parfaite harmonie avec la nature. En
fait, ils sont la nature, car ils obéissent complètement à ses lois. Leur
instinct les guide là où ils doivent être pour manifester par leur pré-
sence la mission qui leur incombe afin d’aider l’homme dans sa vie
terrestre et pour participer à l’évolution de tout ce qui existe sur terre.
Ainsi ils sont la représentation de l’image comportementale qui
devrait caractériser le genre humain. Cette vision spiritualiste qui
peut en déconcerter plus d’un, est pourtant significative eu égard à
l’attitude et aux liens profonds qui vont réunir l’homme et l’animal et
vivre intensément avec lui.

La musique dans le règne animal

De l’avis des spécialistes étudiant de près les animaux vivant près


de l’homme, ceux-ci sont très sensibles à leur environnement. Leur

29
comportement et leur santé en sont directement
affectés. Et comme pour l’homme, la musique les
apaise, mais un son d’intensité élevée sera géné-
rateur de stress.

Concernant en particulier les chats, une


étude a révélé que les musiques auxquelles ils
sont les plus sensibles et réceptifs sont celles
basées sur les ronronnements et les sons émis
par les petits lors de l’allaitement maternel.
D’ailleurs, des chercheurs de l’université du
Wisconsin ont voulu faire écouter une musique
spécialement composée pour eux (Music for cats
de David Teie) et ont fait cette expérience sur une population de 47 sujets.
L’expérience a mis en évidence que la majorité des minous s’est
approchée des enceintes pour s’y frotter avec entrain. Des travaux
similaires sont en cours de réalisation, cette fois-ci avec des chevaux.

En ce qui concerne les chiens, sur les conseils de la comportementa-


liste Deborah Wells, les refuges de l’association américaine RSPCA ont
mené une étude intéressante. Lorsque de la musique classique y était
diffusée, la population canine devenait plus calme, les aboiements
diminuaient et les visiteurs eux aussi d’ailleurs étaient plus déten-
dus ! La chercheuse a également remarqué que les chiens préféraient
de la musique douce et se montraient indifférents à de la pop ou aux
émissions de radio.

Chez les animaux d’élevage, la musique permet non seulement de


détendre les animaux, mais aussi d’améliorer leurs performances en
termes de production (augmentation par exemple de la production de
lait chez les vaches laitières ou de la ponte chez les poules). De nos jours,
il n’est plus à démontrer que la musique procure un bien-être aux ani-
maux qu’ils soient en captivité comme dans les laboratoires ou dans
les zoos, et qu’elle règle beaucoup de troubles comme l’anxiété ou lors-
qu’une séparation se produit avec leur maître. Clairement, on constate
que les animaux ont, comme nous, leurs préférences musicales.

L’homme et l’animal : une grande histoire d’amour

Certains animaux se caractérisent par un côtoiement très proche


de l’homme comme les chevaux, les chiens et les chats. Véritables

30
compagnons qui partagent la vie quotidienne de l’être humain, une
osmose va se mettre en place entre eux, à tel point que pour certains
animaux ne dira-t-on pas « qu’ils ne leur manquent que la parole ». On
peut d’ailleurs constater qu’il existe une gradation de sociabilisation
qui permet de qualifier certains
animaux de « plus ou moins
sauvages » ou de « plus ou moins
proches de l’homme ».

L’intégration d’un chat ou


d’un chien dans la vie quoti-
dienne, la forme de communica-
tion expressive entre les deux
et tout simplement la forme de présence qu’il occupe près de l’homme
sont des facteurs permettant de situer l’animal par rapport à ses
interactions dans le règne humain.

Compositeurs et animaux

Les animaux sont pour les compositeurs un formidable moyen de


raconter une histoire. En littérature, l’animal est le préféré des contes,
des légendes et des fables et c’est une démarche que l’on rencontre
naturellement en musique. Ces histoires permettent de toucher à la
fois les enfants et les adultes. Les premiers sont captivés par ce que la
nature leur raconte, et les seconds sont le plus souvent confrontés à
des leçons de morale lourdes de sens pour des remises en question
individuelles voire collectives. En fait, utiliser l’animal est souvent un
habile moyen pour parler aux hommes et ainsi dénoncer leurs défauts
sans trop les heurter.

Voici quelques exemples qui illustrent les intentions moralisatrices


des compositeurs : Dans « L’Enfant et les sortilèges » de Maurice Ravel,
l’enfant est confronté à sa méchanceté et doit rendre des comptes au
monde animal et même aux objets. Dans « La Petite Renarde rusée » du
compositeur tchèque Leoš Janáček, l’homme et les animaux sont
placés sur un pied d’égalité et leurs destins se rejoignent dans la joie
comme dans la tristesse.

Dans « Pierre et le loup », Prokofiev signe musique et texte. L’œuvre


a deux orientations majeures : tout d’abord, de par sa morale, avec du
courage et de la ruse, un enfant peut neutraliser l’objet de toutes ses

31
peurs, sans oublier l’archétype
du loup, personnage cruel et
effrayant. Cette œuvre véhi-
cule aussi un but pédago-
gique : les enfants peuvent
grâce à elle découvrir certains
instruments de l’orchestre.
Tandis que le récitant parle,
l’orchestre ponctue le récit
d’intermèdes musicaux où les
différents protagonistes sont
personnifiés par des instru-
ments. Par exemple dans cette
œuvre, le chat est représenté
par la clarinette. Mais l’ins-
trument ne va pas simuler un miaulement. C’est plutôt la démarche
douce et féline du chat qui est évoquée par le thème.

Les compositeurs évoquent également les animaux en retranscri-


vant leur cri dans la mélodie avec le timbre d’un instrument judicieu-
sement choisi suggérant leur démarche par le rythme. Leur rapidité
ou souplesse est exprimée par le tempo et leur vitesse par la virtuosité
exécutée par l’instrumentiste. Ainsi en est-il tout particulièrement des
oiseaux, dont le cri est d’ailleurs déjà appelé « chant ». Un des
exemples les plus fameux est une composition de Clément Janequin,
compositeur de la Renaissance française, intitulée justement « Le
Chant des oyseaux ». Dans cette pièce, c’est la voix qui est utilisée pour
imiter différents chants d’oiseaux par le biais d’onomatopées variées.
Dans les couplets successifs, les quatre chanteurs imiteront ensemble
l’alouette, le merle, l’étourneau et le rossignol. Le couplet final sera
consacré au coucou.

En dehors de la voix humaine, les instruments à vent sont souvent


privilégiés pour évoquer les oiseaux. La flûte traversière, notamment,
est fréquemment employée pour cet usage. C’est d’ailleurs l’instru-
ment choisi par Prokofiev dans « Pierre et le loup » pour représenter
l’oiseau ou par Richard Wagner qui, dans son opéra « Siegfried », met à
l’honneur la présence des oiseaux dans « Les Murmures de la Forêt »
en composant une subtile orchestration.

Pour un autre animal à plume, le canard, revenons à notre « Pierre


et le Loup » de Serge Prokofiev et c’est le hautbois qui va l’illustrer.

32
Dans « Le Carnaval des animaux », seules deux notes de clarinette
suffisent à Camille Saint-Saëns pour illustrer le chant du coucou dont
le dialogue est effectué par le piano.

Puis, dans un autre style, Rimski-Korsakov utilise la virtuosité des


instruments, relayés par la flûte, pour imiter « Le vol du bourdon »
dans sa pièce célèbre.

Plus près de nous, au XXe siècle, Olivier Messiaen, compositeur


profondément spiritualiste, enregistre, étudie et retranscrit le chant
des oiseaux qu’il considère comme des messagers de Dieu. Pour son
« Catalogue des Oiseaux » et ses « 8 préludes », il n’utilisera que le
piano.

Après avoir vu quelle était la place de l’animal sur terre et


comment la musique peut influer sur son comportement, nous nous
sommes intéressés à l’homme ; à l’homme compositeur et à son amour
pour les animaux. Mais pour bien saisir la profondeur des liens qui se
tissent entre eux, il est nécessaire de connaître la véritable nature de
la musique, c’est-à-dire, au regard de la Tradition et de l’enseignement
des anciens, ce qu’elle est sur un plan spirituel.

La nature spirituelle de la musique

Dans le prologue de l’Évangile selon Saint Jean il est écrit : « Au


commencement était le Verbe… ». Ce Verbe, s’élançant à travers
l’univers, lors du gigantesque big-bang, ce son d’origine que les spiri-
tualistes appellent le verbe créateur, va imprégner toute la création
jusque dans la plus petite molécule constituant la matière minérale,
végétale, animale et humaine.

Au-delà de son influence visible et sonore et conformément aux lois


de la physique qui régissent notre planète, ce son primordial va deve-
nir audible et magnifier par sa présence tous les règnes de la nature,
ce qui amènera l’homme à lui donner le nom de musique. Musique de
la nature où le bruissement des feuilles caressées par le vent se mêle
harmonieusement au clapotis chantant du petit ruisseau qui se fraie
un chemin entre les rochers. Où les aboiements du chien accueillent
son maître dans la joie et le bonheur d’une présence retrouvée et où un
musicien exprime son amour à l’être aimé en lui interprétant un chant
ensorcelant.

33
La musique, porteuse d’un message caché, sacré et subtil qui ne
peut être perçu par nos sens physiques, va accomplir sa mission inspi-
ratrice et contribuer à instaurer une harmonie parfaite entre tous les
règnes de la création. C’est ce que va percevoir consciemment ou
inconsciemment un compositeur qui agencera les sons qu’il entend
pour leur donner la forme musicale voulue. Voilà pourquoi il y en a
tant qui ont écrit de la musique dite « sacrée », comme si un besoin
impérieux de, précisément sacraliser leur art s’imposait à leur esprit
créatif. Et de la même manière, s’inspirant de ses frères du peuple
animal, ils leur rendront hommage en honorant cet amour qui les lie
depuis qu’ils sont apparus sur terre.

Comme nous l’avons vu, la musique est omniprésente sur notre


terre et se manifeste sous de multiples formes. Elle est un langage
universel qui porte en lui la clé de l’harmonie de l’univers. Par sa
nature sacrée, elle a le pouvoir de permettre à tous les règnes de la
nature d’accéder à un éveil de conscience et de spiritualiser ainsi tous
les êtres peuplant notre planète.

L’homme est par destination un médiateur entre le côté subtil et


invisible de l’univers et son expression matérielle et visible : la nature.
Il possède en plus un grand pouvoir : celui d’agencer les sons. Il le fera
en parlant, en chantant ou en jouant d’un instrument. Il exprimera
donc ainsi tout naturellement consciemment ou inconsciemment ce
langage sacré musical.

Les animaux proches de l’être humain, directement affectés par


leur activité et leur présence, iront même jusqu’à se sacrifier pour lui
en lui vouant un amour inconditionnel. C’est pour cette raison que
nous avons nous-mêmes une
énorme responsabilité en
pensée comme en actes vis-à-
vis d’eux, et que nous devons
leur apporter tout ce dont ils
ont besoin pour vivre dans le
bonheur et dans la paix.

Et si un jour votre route


croise celle d’un compagnon
à poil ou à plume, faites comme les artistes musiciens, transmettez-lui,
par votre bienveillance naturelle, l’expression et le langage de la
musique : l’Amour.

34
L’émotion esthétique,
Une voie d’accès au Sacré

par Michel Auzas-Mille

« Les échecs répétés, les souffrances, les mélancolies, les


désespoirs peuvent être dépassés au moment où, par un
effort de lucidité et de volonté, je comprends qu’ils repré-
sentent, au sens concret, immédiat du terme, une descente
aux enfers.
Dès que l’on « comprend » qu’on est en train de réaliser cet
égarement labyrinthique en enfer, on sent à nouveau,
décuplées, ces forces spirituelles que l’on croyait avoir
perdues depuis longtemps.
À cet instant-là, toute souffrance devient une « Épreuve »
initiatique, rejoignant par-là « l’Espace Sacré » de la Vie ».

Mircéa Eliade – Fragments d’un journal, Gallimard, 1973.

Comment aborder la notion de « Sacré », en dehors de toute


considération religieuse dogmatique, et dans une époque où l’on
s’évertue, par tous les moyens, à dévaloriser, nier et rejeter cette
notion en la reléguant au placard des « vieilleries » et autres modes de
pensée superstitieuse et surannée ? Le mot même de « Sacré » impli-
quait généralement, par le passé, un respect absolu, mêlé d’une sorte

35
de crainte irréfléchie vis-à-vis de la personne, de la fonction, de la
situation ou de l’objet considéré. « On ne doit pas y porter atteinte sous
peine de profanation ». Ce qui, entre nous soit dit, entretenait, en ces
temps-là, une certaine irrationalité dans les rapports humains.

D’un côté les « bons » : ceux qui adhéraient sans réserve au « Sacré »
qui leur était proposé – et quelques fois imposé – de l’autre côté les
« méchants » étiquetés « profanes » : ceux qui n’acceptaient pas la règle
du jeu, ou qui, tout simplement, émettaient quelques réserves. Cette
dichotomie, consciencieusement entretenue en ces temps reculés tend,
bien heureusement, à s’estomper, voire à disparaître dans nos sociétés
contemporaines. À tel point qu’on en est malencontreusement venus à
« jeter le bébé avec l’eau du bain ».

La notion de « Sacré » étant d’une certaine façon liée à celle de


« Spiritualité », les sciences, et surtout les technosciences actuelles,
n’accordant que très peu d’intérêt à cette dernière, ne font aucun cas
et rejettent même purement et simplement la première, ne prenant
trop souvent en compte que la matérialité des choses de la vie, ce qui
est « palpable », découpable, analysable, démontrable, prouvable…
Rien de « sacré » donc, dans ce bas monde où règne en despote absolu
le consumérisme effréné lié à un matérialisme « au ras des pâque-
rettes ». Et pourtant !

« Allons chercher les clefs des beaux chemins… au-delà des


apparences, allons chercher la vérité, la joie, le sens caché et sacré de
tout ce qui est sur cette Terre… C’est la Voie du Devenir », nous dit
Marthe Arnould dans un extrait de la préface du « Dictionnaire des
Symboles » de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. Est-ce à dire que,
quelque part dans les tréfonds de l’âme humaine, est inscrite envers et
malgré tout, une sorte de « nostalgie » de cette « sacralité » qui
semblait bien relier la personne à une dimension plus grande qu’elle ?

Au-delà de ce qui peut paraître, à notre époque percluse de


matérialité, une utopie, est-il possible pour tout un chacun de retrou-
ver le chemin de cet « espace sacré » de la vie ou, pour le moins, de Sa
propre vie ? Car si la notion de « sacré » s’est effacée du champ du
« collectif », par défection du « religieux » en tant qu’institution et par
intransigeance scientifique, souvent dogmatique, elle n’en reste pas
moins inscrite comme « moteur de recherche », souvent, sur le plan de
l’« individuel », voire quelque fois comme une véritable « Quête ». Ce
que vient, une fois de plus, nous confirmer Mircéa Eliade, lorsqu’il

36
nous dit dans son ouvrage « Le Sacré et le Profane » : « Faut-il ajouter
qu’une telle existence profane ne se rencontre jamais à l’état pur. Quel
que soit le degré de la désacralisation du Monde auquel il est arrivé,
l’homme qui a opté pour une vie profane ne réussit pas à abolir le com-
portement religieux. On verra que l’existence même la plus désacralisée,
conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du Monde ».

Au travers de tous ces mouvements de « développement personnel »


et autres « ressourcements », de « connaissance de soi », de « quête » à
connotations plus ou moins spirituelles que l’on voit fleurir à notre
époque, n’est-il pas question,
pour l’individu, d’aller « voir »
au-delà de son quotidien, ce qui
le meut en secret ? Les lois de
l’Évolution, depuis la nuit des
temps et malgré quelques
« régressions » au cours des âges
– reculer pour mieux sauter, en
quelque sorte – nous montrent
le mouvement même de
Conscientisation de la matière. Aussi, pouvons-nous considérer que le
« Chaos » que nous qualifions de « profane » ne constitue qu’une étape,
un état provisoire du monde manifesté, en attente d’information, afin
de s’élever à l’état de « Cosmos »(1).

Si l’ego ne s’en saisit que pour asseoir son emprise hégémonique,


au détriment de l’humilité incontournable pour ce genre d’entreprise
– au risque de dérive sectaire –, celui qui adhère librement et
consciemment à l’un ou plusieurs de ces mouvements, cherche, de
toute évidence, à renouer avec une dimension « spirituelle » de son
existence.

Et qui dit « spiritualité » évoque, quelque part, une certaine nostal-


gie de ces « espaces sacrés » de la vie avec lesquels nous avons souvent
perdu le contact, enfermés que nous sommes dans la matérialité de
notre quotidien. Que ce soit par une pratique de la « méditation », par
l’inscription dans une démarche « initiatique », par la fulgurance d’une
intuition, voire d’une illumination, par une « synchronicité » remar-
quable ou par une « émotion esthétique » particulièrement intense,
l’accès à un état de « conscience » différent, élargi – certains disent
« modifié » – semble permettre de se faire une idée de ce que peut
représenter cet « Espace Sacré ».

37
Mais, comme nous l’avons souligné au tout début de cet article, la
notion de « sacré » s’accompagne très souvent, pour ne pas dire
toujours, d’un respect absolu, mêlé d’une crainte irréfléchie vis-à-vis
de ce qui est entrevu en cet « Espace » : personne, fonction, situation ou
objet. Aussi, Mircéa Eliade préfère-t-il, au terme de « Sacré », utiliser
celui de « Hiérophanie »(2) car, nous dit-il dans son « Traité d’histoire
des religions » : « La hiérophanie, qui désigne la manifestation du
sacré, consiste non pas en l’irruption d’une puissance numineuse(3)
extérieure dans le domaine profane, mais s’exprime dans un regard
neuf sur ce qui nous entoure et sur nous-même, la vision pure ».

Ainsi, une clé incontournable de l’approche de cette notion de


« sacré » réside dans notre façon de « regarder » et donc de « voir » le
monde autour de nous et aussi notre propre monde intérieur : nos
représentations, nos a priori, nos jugements de valeur, nos peurs, nos
projections, nos espoirs, nos rêves…

« Connais-toi toi-
même et tu connaîtras
l’Univers et ses Dieux »
était une devise gravée

photo A.M.O.R.C.
au fronton du Temple de
Delphes dans la Grèce
ancienne. Apprendre à
se connaître soi-même, c’est apprendre à ouvrir les yeux, autant sur
ses propres aspects « Lumière » que sur ses côtés « Ombre ». C’est
accepter de se défaire des œillères que nous avons soigneusement
plaquées sur notre conscience – souvent par peur de l’inconnu. C’est
reconnaître enfin, au plus profond de soi, que la « Réalité », à laquelle
nous participons quotidiennement, est toute relative et peut voiler
d’autres dimensions auxquelles nous ne prêtons que très rarement,
sinon jamais, attention.

« La beauté de la nature, le calme d’un lac, la violence d’un torrent,


un pic neigeux, le désert de sable ou de pierre peuvent en partie suppléer
à l’absence d’un maître ; elle déclenche la conversion du regard et son
enseignement est la beauté. Par cette beauté contemplée, l’homme se
trouve transporté sur un autre niveau » nous dit à ce propos, Marie-
Madeleine Davy, dans son ouvrage « La connaissance de soi ».

L’« espace sacré » est de cet ordre, mais nous ne pouvons en appré-
hender l’ampleur, ni avec notre intellect, ni avec notre raison

38
discursive. Il s’agit d’un « tout autre ». Ce que vient nous confirmer
Rudolf Otto, dans son ouvrage « Le Sacré », en 1917 : « Le tremendum
est l’effroi ou la terreur de la divinité, dans tout ce qu’elle a d’incompré-
hensible et de mystérieux. Le mysterium est l’appréhension d’un tout
autre, altérité radicale, qui nous paralyse et nous fascine. Il prend ainsi
la forme du fascinans, celui qui « séduit, entraîne, ravit d’étonnement »,
emporte dans « le délire et
l’ivresse ».

Mais alors, que nous dit


« l’Émotion Esthétique » que
nous évoquions plus haut ?
Qu’il me soit permis ici de
livrer au lecteur, quelques-
unes de mes expériences
vécues en la matière : En
méditation devant le « Jardin
des délices » de Jérôme Bosch,
(illustration ci-contre) en écoutant,
les yeux fermés « Norma »
de Bellini, par Maria Callas, en me plongeant dans la lecture du
« Désert des Tartares » de Dino Buzzati, ou bien emporté par « les
Ailes du Désir » de Wim Wenders, dans l’obscurité de la salle de
projection… Je ressens une sorte d’« élévation » de quelque chose en
moi, que je ne peux, d’aucune façon, ni contrôler ni même comprendre
intellectuellement. Toutes ces expériences, inexplicables par la seule
raison, font naître en moi un torrent d’émotions plus intenses les unes
que les autres. Et un auteur contemporain vient m’en confirmer les
tenants : « La beauté pure dégagée par l’art et certains phénomènes de
notre quotidien est si grande qu’il est impossible de ne pas s’y perdre de
temps en temps. Ce sentiment, cette expérience si profonde qui s’empare
de nous quand nous observons une œuvre d’art, un paysage ou un
visage attirant sont causés par les émotions. En fait, si nous y réfléchis-
sons bien, l’un des objectifs les plus importants de l’Art est de susciter
des émotions, de les communiquer, de les partager ou de les réveiller
chez l’observateur. C’est pour cela qu’il existe une connexion profonde
entre les émotions et la beauté. Mais il ne s’agit pas d’émotions
quelconques : nous parlons ici d’« Émotions Esthétiques ».

Pouvoir mettre des mots sur de tels instants de « grâce » est très
difficile. Quant à tenter d’en partager la teneur avec autrui, relève
purement et simplement de l’utopie. Tous les exemples que l’on peut

39
donner ont un caractère si « personnel », voire « intime », qu’il semble
impossible d’en montrer le moindre aperçu sans provoquer, chez
l’autre, une incrédulité polie ou même, souvent, les soupçons de « mys-
ticisme » un tant soit peu « allumé ». Sauf, bien évidemment, chez des
personnes qui ont connu des situations similaires et qui peuvent donc
comprendre. Il n’est que de voir ce magnifique film – à mon avis –
récemment sorti en salle, et qui traite de la « transe chamanique » :
« Un Monde plus Grand ».

Devons-nous donc en passer systématiquement par la case


« épreuve » – tel que nous en entretenait Mircéa Eliade – pour espérer
entrevoir, dans la brume des sentiments mêlés, les contreforts de cette
« citadelle interdite » ? Tout comme dans le 16e Arcane Majeur du
Tarot de Marseille, si bien nommé « la Maison Dieu », il n’est peut-être
plus nécessaire de « tomber de haut » pour prendre conscience. Car
nous sommes, très justement, dans une époque de prises de conscience,
dans de multiples domaines de la pensée et des activités humaines sur
la planète Terre, ainsi que des rapports interindividuels.

Il en ressort – bien timidement encore – ces interrogations, non


loin d’une reconnaissance, à propos de la pluralité des niveaux de la
Réalité et des possibilités insoupçonnables, jusque-là, que cette
reconnaissance offre à tout un chacun en matière d’ouverture et
d’élévation de conscience.

André Malraux, dans « la légende du siècle » – 1972, nous l’affir-


mait déjà en son temps : « Ou le XXIe siècle sera spirituel, ou ne sera
pas ». Lui qui s’était approché de très près de ce « no man’s land ».

Sommes-nous si éloignés que cela de reconnaître et d’accepter la


nécessité de réapparier Matière et Esprit ? La Matérialité et la
Spiritualité venant se nourrir et s’enrichir l’une l’autre et ne pouvant,
en définitive, exister l’une sans l’autre.

Pendant très longtemps, nous avons placé « l’Espace Sacré » dans


les Temples de pierre. Mais avec la destruction ou la désaffectation de
ces édifices au fil du temps, il nous faut, à présent, bien comprendre
que le véritable Temple de l’Homme se situe, très exactement » dans le
Cœur, la Conscience et l’Âme de l’Homme. Que cet « Espace Sacré » est
peut-être accessible en ces lieux où s’éveille, peu à peu, l’Intimité de
l’Être. Cherchons-en nous-mêmes et si nous ne trouvons pas encore,
continuons de chercher.

40
Pour conclure, citons une dernière fois Marie-Madeleine Davy, dans
son livre « la Traversée en solitaire » : « Quand le monde invisible
s’entrouvre, le recueillement devient festif. Au-dedans, une atmosphère
de fête se déroule. Et, cette joie, propulsée dans l’espace, rejoint tous
« les mendiants de l’Absolu. »

Notes
(1) Chez les philosophes
grecs de l’Antiquité le
terme κόσμος (Cosmos)
évoque un monde clos qui
a un ordre (par opposition
au chaos). Ainsi pour
Socrate : « À ce qu’assurent
les doctes pythagoriciens,
le ciel et la terre, les dieux
et les hommes sont liés
entre eux par une commu-
nauté, faite d’amitié et de
bon arrangement, de
sagesse et d’esprit de jus-
tice, et c’est la raison pour
laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nom de cosmos, d’arrange-
ment, et non celui de dérangement non plus que de dérèglement. »
(2) Hiérophanie : de hiérophante (du grec ancien ἱερός / hierós, « sacré », et φαίνω /
phaínô, « découvrir ») est un prêtre qui explique les mystères du sacré. Dans l’Anti-
quité grecque, le mot désignait plus particulièrement le prêtre qui présidait aux
mystères d’Éleusis et instruisait les initiés.
(3) Le numineux est, selon Rudolf Otto et Carl Gustav Jung, ce qui saisit l’individu,
ce qui venant « d’ailleurs », lui donne le sentiment d’être dépendant à l’égard d’un
« tout Autre ». C’est « un sentiment de présence absolue, une présence divine. Il est à
la fois mystère et terreur, c’est ce qu’Otto appelle le mysterium tremendum ».

Bibliographie :
CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Éd. Robert
Laffont-Jupiter, collection Bouquin, 1982.
ELIADE, Mircéa, Le Sacré et le Profane, NRF Gallimard, collection Idées 1965.
ELIADE, Mircéa, Traité d’histoire des religions, Éd. Payot, Paris, 1949.
DAVY, Marie-Madeleine, La connaissance de soi, Presse Universitaire de France,
2013.
OTTO, Rudolf, Le Sacré, Petite Bibliothèque Payot, 1917.
MALRAUX, André, La légende du siècle, Téléfilm, 2e chaine TV 1972.
DAVY, Marie-Madeleine, La traversée en solitaire, Albin Michel, 2004.

41
HYPATIE
Une étoile dans le ciel
d’Alexandrie

par Jeanine Dejean

On ne peut comprendre le destin de cette femme exceptionnelle


que fut Hypatie seulement si l’on évoque d’abord la ville d’Alexandrie
où elle est née. Il faut donc, dans un premier temps, planter le décor.
Nous ne sommes plus dans l’Égypte des Ptolémée. Bien des siècles se
sont écoulés depuis qu’Alexandre le Grand a fondé cette grande cité en
331 av. J.-C. En 323 av. J.-C., à la mort d’Alexandre, un de ses généraux,
Ptolémée Sôter Ier le Sauveur, règne sur l’Égypte et fonde la dynastie
grecque des Lagides qui régnera pendant trois siècles, jusqu’au suicide
de Cléopâtre en 30 av. J.-C.

Alexandrie la Grande était une ville phare, la plus importante de la


Méditerranée ; elle comptait 500 000 habitants, d’origine et de
religions différentes : Égyptiens, Grecs, Juifs, Chrétiens. Elle rayon-
nait par sa culture, ses arts, ses poètes, ses penseurs. Elle attirait de
nombreux chercheurs qui venaient perfectionner leurs connaissances
auprès de professeurs renommés. À l’époque où vivait Hypatie, la ville
était sous domination romaine vers l’an 300 après J.-C. ; il s’est donc
écoulé environ sept siècles depuis sa fondation par Alexandre. C’était
alors une ville cosmopolite où règne alors une grande effervescence.
Tout le savoir se concentre au Muséion, le sanctuaire des Muses : les
neuf déesses des arts. C’est là que se rassemblaient les hommes les
plus éminents dans les disciplines littéraires, scientifiques, géogra-
phiques : astronomes, mathématiciens, médecins, savants. Le Muséion
se composait d’amphithéâtres, d’observatoires, de laboratoires, un

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grand réfectoire, un zoo, et on y trouvait aussi la grande bibliothèque
d’Alexandrie, fondée par le premier des Lagides, Ptolémée Sôter Ier,
en 288 av. J.-C. Cette célèbre grande bibliothèque d’Alexandrie conser-
vait les trésors (archives, manuscrits) de toutes les cultures antiques.
Celle-ci sera développée et enrichie par ses successeurs. On pense
qu’elle comptait 700 000 papyri à son apogée. Elle fut la première à
prétendre un caractère d’universalité ; c’était la première fois, dans
l’histoire, qu’une bibliothèque réunissait l’ensemble des connaissances
acquises par l’homme, ainsi que les écrits de tous les peuples. L’activité
de cette bibliothèque était telle qu’il fallut en établir une filiale, une
annexe, dans le serapeum, sanctuaire dédié au dieu Sérapis (Apis et
Osiris), on l’appelait : « La fille de la Grande ». On y mettait les
doubles. Il faut savoir, qu’en fait, la grande bibliothèque d’Alexandrie
n’avait pas été complètement brûlée par César, en 48 av. J.-C. lors de
son affrontement avec Ptolémée XIII, le frère de Cléopâtre ; César
avait fait incendier la flotte égyptienne pour éviter que l’ennemi ne s’en
emparât. Le feu n’avait atteint qu’un entrepôt où se trouvaient environ
quelque 40 000 rouleaux, vite remplacés par les 200 000 rouleaux de la
bibliothèque de Pergame offerts par Marc Antoine.

C’est dans cette Alexandrie, ville gréco-égyptienne, sous domina-


tion romaine, ville novatrice, capitale de la science, où se réunissaient
les savants les plus renommés de la Méditerranée, que naquit Hypatie.
On connaît mal l’année de sa naissance, les spécialistes mentionnent
entre l’an 350 et 370. C’était une Grecque d’Égypte ; depuis le
IVe siècle av. J.-C., les Grecs s’étaient installés dans le delta du Nil.

Elle était la fille de Théon d’Alexandrie, un des nombreux savants


du Muséion qu’il dirigea probablement. C’est dans cet environnement
de rouleaux de la bibliothèque qu’Hypatie vécut les premières années
de sa vie. Peu de femmes de cette époque de l’histoire accédaient à ce
savoir. Elles étaient considérées comme inférieures à l’homme et
seulement susceptibles de s’occuper de la maison et des enfants. On ne
sait rien sur sa mère, ni si elle avait des frères et sœurs. Très vite, elle
surpassa son père ; d’abord, elle fut initiée aux mathématiques et à
l’astronomie, et développa par la suite ses connaissances en philoso-
phie lors de son passage à Athènes.

Le courant principal, à l’époque d’Hypatie, était le néoplatonisme,


courant développé par Plotin. L’idéal de bonheur de celui-ci était de
réaliser l’union mystique avec Dieu, de réussir la contemplation de la
divinité dans l’extase. Elle se rattachait donc à cette école

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platonicienne et fut la première femme qui enseigna cette philosophie
à Alexandrie. Elle appartenait au courant le plus tolérant du
néoplatonisme : elle se voulait neutre à l’égard de la religion, ce qui lui
permettait une coexistence harmonieuse entre ses disciples chrétiens
et païens. Ses connaissances en mathématiques la firent s’intéresser à
ce courant de pensées, car pour Platon, les mathématiques étaient le
principe de la philosophie. Cette tradition philosophique défendait
l’idée que tout était issu de l’Un, et qu’il n’y avait pas de séparation
entre l’Un et le monde, ceci au contraire de la distinction entre Dieu et
sa création, défendue par les théologiens juifs et chrétiens. Parfois, les
habitants l’interpellaient dans la rue et l’interrogeaient sur la
philosophie de telle ou telle école de pensée.

Elle ouvrit, à Alexandrie, sa propre école, à la fin du IVe siècle ;


c’était une enseignante hors pair. Son enseignement était public, au
service de l’état. Elle expliquait les dialogues de Platon, les traités
d’Aristote ou de tout autre philosophe. Les cours se résumaient à des
exercices oraux, à la lecture et aux commentaires des textes de ces
philosophes. À côté des cours publics, elle organisait chez elle des
séances privées. L’oralité était la règle d’or, et la philosophe, prudente,
savait (grâce à la tradition platonicienne) que le mot écrit risquait
d’être abusé et profané par les interprètes.

Elle n’était pas chrétienne, mais tolérante envers cette religion ;


elle n’appartenait à aucune communauté religieuse, adhérait même
aux vertus spirituelles de la philosophie. Son enseignement était
ouvert et tolérant. Assistaient à ses cours des élèves issus du paga-
nisme traditionnel et d’autres du christianisme, ainsi que des notables
d’Alexandrie. Elle ne tenait pas compte de l’idéologie, de la pensée ou
de la religion de ses élèves. Elle les éduquait pour qu’ils atteignissent
une libération totale des émotions. Pour cela, ils devaient s’élever
au-dessus de ce monde matériel. La qualité de ses travaux, son
éloquence, sa sagesse font vite grandir sa réputation. Reconnue par
ses contemporains comme l’un des esprits les plus brillants de son
temps, célébrée pour sa beauté et son humanité, tout autant que pour
ses exceptionnelles qualités intellectuelles, elle devint une personnali-
té indiscutable de la vie alexandrine.

Parmi ses élèves, le disciple le plus connu était Synésios de Cyrène,


futur évêque de Ptolémaïs, cité grecque située à 120 kilomètres en
aval de Thèbes. Il éprouvait une véritable dévotion pour elle. Il la
désignait comme étant dans un état de sagesse, de réserve, de

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modestie et de dignité. C’est grâce aux sept lettres échangées entre
eux, que l’on connaît mieux la figure de la savante. Elle conseilla aussi
Oreste, alors préfet d’Égypte. On peut l’imaginer dans une salle du
Muséion, ou du serapeum, entourée d’hommes, désireux de l’écouter,
et prêts à suivre ses conseils, ou vêtue d’un simple manteau drapé,
l’habit des philosophes, mais aussi marcher en ville pour « expliquer
publiquement les écrits des grands philosophes ».

Une source tardive nous conte une anecdote : un de ses disciples


tomba amoureux d’elle. Pour le détourner de ce sentiment qu’elle ne
partageait pas, elle voulait rester chaste, elle exhiba un linge ensan-
glanté de ses menstrues en lui disant : « Voilà ce dont tu es épris, jeune
homme, et ce n’est pas quelque chose de bien beau. » Cela servit de leçon
à l’amoureux qui devient plus sage. Damascios, philosophe platoni-
cien, note qu’Hypatie est restée vierge toute sa vie et que, lorsque l’un
des hommes, venu pour entendre ses enseignements, tenta de la
séduire, elle s’efforça d’apaiser sa convoitise en lui jouant de la lyre.
L’usage de la musique pour soulager les pulsions sexuelles est un
« remède » décrit par Pythagore.

Peu d’écrits d’Hypatie en grec nous sont parvenus, sans doute ont-
ils été détruits. Le fruit de ses travaux disparut définitivement en 642,
dans le dernier incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie (il y en eut
quatre), lors de la prise de l’Égypte par les Arabes. Pour le calife Omar,
tous les livres qui ne sont pas conformes au Coran devaient être
détruits, car pernicieux. Il fit donc distribuer les manuscrits dans les
bains d’Alexandrie qu’ils ont chauffés pendant 6 mois. Malgré cela, on
a les titres de ses écrits sur l’astronomie, les mathématiques, et des
commentaires sur les œuvres scientifiques des savants de son époque.
participa avec son père aux commentaires sur
Elle partic
tables de Ptolémée, précurseur de la géogra-
les table
phie, ssur ceux de l’Almageste : une synthèse des
connaissances mathématiques et astrono-
co
miques de son temps. On sait aussi qu’elle
m
prit part à la mise au point de l’astrolabe,
construit un planisphère, un appareil
pour mesurer l’eau, et un hydromètre
pour mesurer la densité des liquides.
Donc, pour la première fois, une femme
appliquait la physique et les mathéma-
tiques à la mécanique et à la technologie
Un astrolabe pratique.
p

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Sa mort est l’aspect le plus connu de la vie d’Hypatie. Toutes les
sources s’accordent pour révéler l’atroce crime commis au cours du
mois de mars 415. Alexandrie, capitale de la culture, était alors menacée
par le fanatisme. C’était un creuset où s’affrontaient deux communau-
tés religieuses monothéistes : les Juifs et les Chrétiens La mort
d’Hypatie fut causée par le conflit qui opposa le Préfet d’Alexandrie
Oreste, gouverneur de la province romaine, et le nouveau patriarche
de la ville Cyrille (photo ci-contre) qui avait succédé
à son oncle Théophile, évêque d’Alexandrie,
celui, qui en 392, avait fait déjà détruire le
serapeum, appliquant un décret de Théodose,
autorisant la fermeture et la démolition des
temples païens. Il contenait une annexe de la
bibliothèque d’Alexandrie, ainsi que les statues
de nombreux « sages » et poètes illustres de la
Grèce, (parmi lesquels Pindare, Protagoras,
Platon, sans doute Homère, Thalès, Héraclite,
Démétrios de Phalère). Cette folie chrétienne
causa la mort de 6 000 personnes. Cyrille,
encore plus radical que son oncle, voulait sou-
mettre toutes les autorités publiques. Pour
contrer Cyrille, Oreste regroupa les opposants
chrétiens à la politique de Cyrille, et l’aristo-
cratie païenne représentée par Hypatie. La
notoriété, le rayonnement et les convictions de
celle-ci suscitèrent la colère de Cyrille et la
haine des chrétiens les plus radicaux. Des
conflits sanglants éclatèrent dans la ville.

On accusait Hypatie de pratiques « sataniques » et d’avoir inten-


tionnellement entravé l’influence de l’Église en manipulant Oreste.
Prétextant qu’elle détournait Oreste du christianisme, des hommes,
conduits par un ecclésiastique, nommé Pierre, l’auraient traînée
jusqu’au Césarium, ancien édifice religieux dédié au culte de
l’Empereur. Là, il l’aurait dévêtue et massacrée à coups de tessons de
poterie, puis ils ont démembré son corps, ont traîné ses membres muti-
lés à travers la ville et mis le feu à ses restes. Elle serait morte à 45 ans.

Voilà un témoignage de la mort d’Hypatie, le seul qui lui soit


hostile, et qui est l’œuvre de l’évêque Jean de Nikiou, au VIIe siècle :
« En ces temps apparut une femme philosophe, une païenne nommée
Hypatie, et elle se consacrait à plein temps à la magie, aux astrolabes et

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aux instruments de musique, et elle ensorcela beaucoup de gens par ses
dons sataniques. Et le gouverneur de la cité l’honorait excessivement ;
en effet, elle l’avait ensorcelé par sa magie. Et il cessa d’aller à l’église
comme c’était son habitude… Une multitude de croyants s’assembla
guidée par Pierre le magistrat – lequel était sous tous aspects un par-
fait croyant en Jésus-Christ – et ils entreprirent de trouver cette femme
païenne qui avait ensorcelé le peuple de la cité et le préfet par ses sorti-
lèges. Et quand ils apprirent où elle était, ils la trouvèrent assise et
l’ayant arrachée à son siège, ils la traînèrent jusqu’à la grande église
appelée Césarion. On était dans les jours de jeûne. Et ils déchirèrent ses
vêtements et la firent traîner (derrière un char) dans les rues de la ville
jusqu’à ce qu’elle mourût. Et ils la transportèrent à un endroit nommé
Cinaron où ils brûlèrent son corps. Et tous les gens autour du
patriarche Cyrille l’appelèrent le nouveau Théophile, car il avait
détruit les derniers restes d’idolâtrie dans la cité. »

Ce sont donc les diatribes de Cyrille contre elle, et son influence sur
les moines du désert, incultes, analphabètes, donc faciles à manipuler
dans sa croisade fanatique contre l’hérésie et le paganisme, qui appa-
raissent comme responsables de ce projet criminel. Pour beaucoup de
ces ermites du désert, la possession de livres était blâmable, donc ils
étaient réfractaires à toute philosophie. Qu’est-ce qui a pu provoquer
tant de haine de la part du patriarche Cyrille ? Ce qu’il craignait,
c’était le prestige dont elle jouissait auprès de la classe intellectuelle
d’Alexandrie, ainsi que ses qualités personnelles et intellectuelles
qui la faisaient apprécier de la classe dirigeante. Cyrille la jalousait
en voyant les personnalités de la ville, le préfet, les notables, de
nombreux chrétiens, se presser aux cours de cette philosophe païenne.
Son assassinat porta aussi un coup sévère au préfet Oreste. Ce crime
fit scandale, l’autorité municipale d’Alexandrie rédigea une plainte
contre Cyrille. L’Empereur Théodose II s’informa de l’affaire. Mais son
envoyé se laissa soudoyer et disculpa les coupables. Cyrille avait
triomphé !

Hypatie disparue, ce fut le crépuscule des femmes scientifiques


jusqu’au Siècle des Lumières, mais ce fut surtout Marie Curie qui fut
un personnage de l’envergure d’Hypatie. Toutes les femmes de
sciences qui se sont succédé sont en quelque sorte les filles d’Hypatie.

Elle est restée dans la mémoire des hommes : Dans le domaine de


la peinture, Raphaël aurait représenté Hypatie dans une première
version de sa fresque « L’école d’Athènes », au côté de philosophes et de

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penseurs de l’antiquité comme Aristote, Platon, Pythagore, Épicure
etc. Mais un cardinal aurait ordonné au peintre de la faire disparaître.
Il l’aurait donc retirée, mais pas totalement puisqu’elle aurait été
remplacée par la figure efféminée du neveu du pape Jules II. Des
tableaux et croquis ont été réalisés à son effigie ; elle apparaît aussi à
l’époque des Lumières puisqu’elle représentait pour Voltaire une
victime de la superstition et de l’ignorance. Leconte de Lisle, Gérard
de Nerval, Maurice Barrès se sont emparés du personnage tout comme
le firent Marcel Proust et Umberto Eco. Le monde du théâtre et du
cinéma a révélé au grand public l’histoire d’Hypatie ; le plus connu est
le film Agora, sorti en 2009 au Festival de Cannes ; les critiques ne lui
furent pas favorables en France ; il fut aussi mal reçu aux États-Unis
et interdit en Égypte pour insulte à la religion. À notre époque,
Hypatie est un modèle pour les féministes qui la mettent en avant à la
lumière des droits des femmes.

Quant au patriarche Cyrille, malgré ou à cause de son zèle


fanatique et violent à l’encontre des hérétiques, il est reconnu Saint
par les orthodoxes et les catholiques ; en 2007, au cours d’une audience
dans laquelle le pape Benoît XVI rappelait son œuvre, aucun mot ne
fut prononcé sur son comportement violent, et l’assassinat d’Hypatie
ne fut même pas évoqué. Ainsi, rien ne venait ternir la sainteté de
Cyrille d’Alexandrie. Mais, quoi qu’en pense l’église de Rome, Hypatie
reste bien ancrée dans la mémoire des hommes : un cratère de la lune
porte son nom, ainsi qu’une comète, entrée en collision avec la terre il
y a 28 millions d’années ; une voie à Paris lui rend aussi hommage : le
passage Hypatie-Alexandrie. Depuis l’année dernière, à Alexandrie, sa
ville natale où malheureusement renaît l’intolérance, le gouverne-
ment égyptien a érigé une statue la représentant ; on peut y voir un
espoir contre le fanatisme et l’intolérance. Quelle belle revanche de
l’histoire ! Une étoile est réapparue dans le ciel d’Alexandrie où
règnent à nouveau sa douceur et sa beauté.

Bibliographie :
BERNARD, André, Alexandrie, la Grande.
GAUDEFROY, Olivier, Hypatie, l’étoile d’Alexandrie.
HARICH-SCHWARZBAUER, Henriette, Hypatie d’Alexandrie.

48
Document A.M.O.R.C.
Arbre de vie
L’Arbre de vie
resserre nos liens
et nous maintient
dressés vers le ciel

Notre regard ébloui


suit les vagues de douceur qui déferlent
et ondoient dans les ramures
et les feuillages légers

Une armure subtile


enveloppe ainsi l’aura
d’un scintillement délicat

Halo irisé irriguant la sève de nos cellules


à chaque inspir
et battement de cœur

Présence magique
fusion alchimique
de ces instants de vie

Les volutes sacrées


de l’encens de notre sang
s’élèvent en offrande bénie
vers l’infini de l’Être
qui prie

Palmine Tricoli

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